Quand l'Islande joue aux dés : les enjeux de l'usage du tirage au sort en démocratie à travers...

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Quand l'Islande joue aux dés Les enjeux de l'usage du tirage au sort en démocratie au travers de l'exemple du Forum National islandais CORDIER Lionel M2 Spécialisation Globalisation & Gouvernance 2012-2013 Sous la direction de Philippe CORCUFF Jury : Philippe CORCUFF, Nathalie DOMPNIER et Jean-Louis MARIE Date de soutenance : 18 Juin 2013

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Quand l'Islande joue aux dés

Les enjeux de l'usage du tirage au sort en démocratie au travers de l'exemple du Forum National islandais

CORDIER Lionel M2 Spécialisation Globalisation & Gouvernance

2012-2013 Sous la direction de Philippe CORCUFF

Jury : Philippe CORCUFF, Nathalie DOMPNIER

et Jean-Louis MARIE Date de soutenance : 18 Juin 2013

 

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Quand l'Islande joue aux dés

Les enjeux de l'usage du tirage au sort en

démocratie au travers de l'exemple du Forum

National islandais

 

 

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"Entendre ce que démocratie veut dire, c'est entendre la bataille qui se joue dans ce mot :

non pas simplement les tonalités de colère ou de mépris dont on peut l'affecter, mais, plus

profondément, les glissements et retournements de sens qu'il autorise ou que l'on peut

s'autoriser à son égard." Rancière, La haine de la démocratie

" – Vous niez donc que la société fonctionne comme un jeu stratégique ? Le Minimax

était une brillante hypothèse. Il nous a donné une méthode scientifique, rationnelle, pour

percer à jour n'importe quelle stratégie et transformer le jeu stratégique en un jeu de

hasard auquel les méthodes statistiques des sciences exactes sont applicables.

- Quand même, marmonna Verrick, cette damnée bouteille jette un homme dehors sans

raison et élève à sa place un âne, un imbécile, un fou choisi au hasard, sans même tenir

compte de sa classe ou de ses capacités. " Philip K. Dick, Loterie solaire

 

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Remerciements  

À Philippe Corcuff, Yves Sintomer et Philippe Urfalino, pour leur aide précieuse tout au

long de l'écriture de ce mémoire

À Bjarni Snæbjörn Jónsson pour sa confiance, Guðrún Pétursdóttir pour sa gentillesse,

Ársæll Hjálmarsson pour la patience et l'aide à la traduction, et à tant d'autres Islandais

qui ont su m'aider et répondre à mes questions

À Loren dont l'aide et l'amitié m'ont été précieuses

À mon père, pour son éternel esprit de révolte et pour son aide

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Sommaire  

Sommaire  .......................................................................................................................  6  

Partie  I.  Du  député  au  jeu  de  dés  :  approche  des  théories  philosophiques  

et  sociologiques  du  hasard  en  démocratie  ......................................................  18  I.  Démocratie  :  itinéraire  philosophique  d'un  mot  face  à  l'apparente  conflictualité  

du  hasard  et  de  l'élection  .............................................................................................................  19  1.  La  démocratie  rousseauiste  :  critique  de  la  représentation  et  esquisse  d'un  système  

idéal  ....................................................................................................................................................................  19  2.  Démocratie  moderne  ou  aristocratie  élective  ?  La  prudence  de  Constant  par  l'usage  

de  la  délimitation  .........................................................................................................................................  25  3.  Dewey  et  l'indéfini  démocratique  :  refus  de  l'essentialisation  et  ouverture  d'un  

champ  d'expérimentations  ......................................................................................................................  30  II.  Apports  des  sciences  sociales  sur  le  tirage  au  sort  :  procédures,  fantasmes  et  

mutations  historiques  ...................................................................................................................  36  1.  Revisiter  l'idéal  antique  à  la  lumière  de  l'analyse  socio-­‐historique  ..................................  37  2.  Pourquoi  le  tirage  au  sort  a  disparu.  Transformations  conceptuelles  et  techniques  

des  systèmes  de  pouvoir  occidentaux  .................................................................................................  42  3.  Les  apports  des  analyses  statistiques  :  la  démocratie  est-­‐elle  un  jeu  comme  les  

autres  ?  ..............................................................................................................................................................  47  III.  Le  nouvel  esprit  du  hasard  :  critiques  de  l'élection,  mutations  démocratiques  et  

expérimentations  locales  .............................................................................................................  52  1.  Pourquoi  les  élections  ne  suffisent  plus  ?  Critiques  et  transformations  de  la  

représentation  ...............................................................................................................................................  53  2.  Expériences  et  pièges  de  la  démocratie  participative  .............................................................  58  3.  Jurys  citoyens  et    assemblées  tirées  au  sort  :  observations  et  premiers  constats  ......  62  

Partie  II.  La  révision  constitutionnelle  islandaise  et  l'expérience  du  

Forum  National  :  réveil  d'un  volcan  ou  simple  nuage  de  cendres  ?  ........  66  I.  Contexte  et  enjeux  locaux  de  l'expérience  islandaise  ....................................................  68  1.  Esquisse  de  l'héritage  historique  et  démocratique  islandais  ...............................................  69  

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2.  Les  Vikings  des  années  2000  :  néolibéralisme  à  l’islandaise  et  faillite  du  contrôle  

démocratique  .................................................................................................................................................  74  3.  Un  bourgeonnement  démocratique  ?  Renouveau  et  multitudes  des  formes  

d'engagement  politique  .............................................................................................................................  78  II.  Le  tirage  au  sort  à  l’islandaise  :  descriptif  et  premières  analyses  de  l'expérience  

du  Forum  National  .........................................................................................................................  82  1.  Aux  origines  du  Forum  National  :  acteurs,  organisateurs  et  sources  d'inspirations  .  83  2.  L'Assemblée  Nationale  de  2009  :  échos  et  limites  d'un  premier  test  ...............................  87  3.  La  machine  est  lancée  :  déroulement  du  Forum  National  et  premières  observations

 ..............................................................................................................................................................................  91  III.  Quel  avenir  pour  le  cas  islandais  ?  .....................................................................................  97  1.  Que  faire  du  fruit  du  Forum  ?  La  production  citoyenne  face  aux  institutions  

traditionnelles  ...............................................................................................................................................  97  2.  Une  constitution  inaboutie  et  dépendante  du  pouvoir  .........................................................  101  3.  Limites  du  tirage  au  sort  islandais  et  limites  de  l'expérimentation  démocratique  ..  105  

Conclusion  ................................................................................................................  108  

Bibliographie  ...........................................................................................................  110  Ouvrages  .........................................................................................................................................  110  Articles  ............................................................................................................................................  112  Ressources  internet  ....................................................................................................................  113  

Annexes  .....................................................................................................................  114  1.  Tableau  récapitulatif  de  l'actualité  islandaise  depuis  2008  ....................................  114  2.  Référendum  sur  la  Constitution  du  21  octobre  2012  .................................................  118  3.  Exemple  d'une  session  du  Forum  National  ....................................................................  119  

 

 

 

 

 

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Introduction

Democracia real, ya. S'il y avait un seul mot d'ordre à retenir parmi les

préoccupations exprimées par de larges pans de la société civile mondiale, celui-ci

figurerait en bonne position. Les Indignés espagnols ont su, par ces quelques mots,

traduire à la fois des réclamations d'ordre local propres à leur pays, et un constat

global sur l'état des systèmes politiques que nous jugeons habituellement comme les

plus avancés. Pourquoi aujourd'hui en venons-nous à réclamer une "démocratie réelle

maintenant", quelles représentations collons-nous sur ces termes lorsque nous les

entendons ? Les systèmes démocratiques sous lesquels nous vivons aujourd'hui

seraient-ils "faux", "irréels" ? Que traduit cette exigence de plus de démocratie,

quelles nouvelles utopies peuvent-elles contribuer à créer ?

Questionner le régime démocratique, ses sources de légitimité et ses

multiples variations, c'est faire également le constat de la crise actuelle des régimes

s'en réclamant au niveau global. La discussion et la remise en cause de l'idéal

démocratique censé fonder nos systèmes politiques est un sujet qui n'a jamais été

totalement évacué, mais il se pose aujourd'hui d'une façon particulièrement aigüe, et

ne se limite pas seulement aux pays occidentaux. S'agit-il d'une crise de croissance,

le système de la démocratie parlementaire continuant à essaimer dans le monde, ou

bien à l'inverse assiste-t-on à une dé-démocratisation de nos sociétés comme le

suggère Wendy Brown1 ? Qu'il s'agisse de la montée de l'extrême-droite en Europe

et aux USA, de l'avenir du mouvement des Indignés et du Printemps arabe, il semble

désormais vital de développer une véritable "ingénierie" de la démocratie, une

connaissance à la fois pragmatique et approfondie des qualités et défauts des

procédures démocratiques. Cette exigence est à distinguer des discours construits

autour du concept vaste et flou de "gouvernance". Car cette connaissance ne doit

1  BROWN  W.,  "American  Nightmare  :  Neoliberalism,  Neoconservatism,  and  De-­‐democratization",  in  Political  Theory,  vol.  34,  pp.690-­‐714,  2006      

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exclure sous aucun prétexte la question du sens mais bien au contraire se présenter

comme une forme de "philosophie appliquée". Elle doit par un jeu de miroirs

confronter les grands idéaux-types démocratiques forgées par les philosophes à

l'observation de terrain et au travail patient de la sociologie politique. C'est

notamment par ce jeu réciproque de question/réponse que nous pourrons construire

des modèles cohérents et de portée générale. L'opposition parfois faite entre théorie

et expérimentation est stérile lorsqu'elle refuse le caractère éminemment subversif de

la production de tout nouveau savoir.

L'expérimentation en démocratie possède ici un rôle clef, aux

croisées de la réflexion philosophique, de la sociologie politique et de matières aussi

diverses que l'éthologie, le management public ou la psychologie sociale. Or ce qui

nous intéresse et nous questionne dans la mise en œuvre de ces expériences se

constitue notamment des frottements entre l'innovation démocratique et les

institutions politiques traditionnelles. La recherche en science politique doit

contribuer à saisir et délimiter les terrains où les institutions publiques et les

multiples acteurs de la société civile se rencontrent, collaborent ou bien à l'inverse

s'affrontent. Sur ce point la question du tirage au sort en démocratie est

particulièrement emblématique, puisqu'après avoir été placée sous le boisseau durant

des siècles, elle ressurgit de façon nouvelle, affrontant parfois les quolibets d'une

partie de la classe politique2 mais également la curiosité des amateurs d'objets

théoriques exotiques. Le cas islandais du Forum National de 2010 reste aujourd'hui le

cas le plus récent et le plus ambitieux d'usage du tirage au sort comme processus de

décision politique. Il est fort à parier qu'il ne sera pas le dernier puisqu'il a déjà

commencé à essaimer à travers le monde, et que de nouvelles formes d'usages et

d'expérimentations du tirage au sort continueront encore à se créer et à se multiplier.

L'étude d'une technique de prise de décision politique implique aujourd'hui

d'adopter un point de vue international. D'une part il convient d'étendre le champ de

nos possibles en démultipliant le nombre d'expériences à examiner, et d'autre part

d'effectuer davantage le distinguo entre la part reproductible de chacune d'entre elles

2  La  proposition  de  jurys  citoyens  durant  la  campagne  présidentielle  de  2007  par  Ségolène  Royal  en  est  un  exemple  emblématique  

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et ce qui relève d'un contexte culturel particulier. Car enfin, à l'heure d'une

accélération du phénomène de globalisation et des échanges d'informations, le

phénomène islandais ne passe plus inaperçu et pose directement la question de sa

reproductibilité dans d'autres régions du globe.

Problématique, enjeux et hypothèses de travail

Le 22 Janvier 2009, plus de 2000 manifestants protestent devant l’Althing

(Parlement islandais) afin de réclamer la tenue de nouvelles élections et une

complète rénovation des institutions. Pour la première fois depuis 1949 et les

manifestations de protestations contre l’adhésion du pays à l’Otan, la police est

obligée de disperser les manifestants en usant de gaz lacrymogènes. Si la

mobilisation continuera de croître jusqu’à la démission effective du gouvernement

conservateur de Geir Haarde, il s’agit alors du point d’orgue des tensions entre

manifestants islandais et gouvernement, accusé d’avoir conduit le pays au bord du

gouffre économique. Après avoir développé son secteur financier de façon largement

incontrôlée, l’Islande subit de plein fouet les conséquences de la crise économique

mondiale de 2008. Explosion du chômage, faillites et appel au FMI déconsidèrent

comme jamais la classe politique aux yeux de la population.

C’est dans ce contexte exceptionnel de crise économique et politique que les

institutions publiques islandaises vont mettre en œuvre un ensemble de procédures

démocratiques inédites à l’échelle nationale, suite à une mobilisation d'une partie de

la société islandaise pendant plus de quatre mois. La Constitution islandaise de 1946,

inspirée par l’ancienne puissance colonisatrice danoise, est périodiquement l’objet de

critiques. C’est donc la question de sa réécriture qui est logiquement placé au centre

de ce processus faisant appel aux outils les plus aboutis de la démocratie participative

et délibérative, avec l’appui de la Première Ministre sociale-démocrate Johanna

Sigurdardottir et de son gouvernement. La tenue d’un "Forum national" constitué de

plus de mille citoyens tirés au sort, l’élection d’une Constituante dont le personnel

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politique est exclu, et la tenue de plusieurs référendums en sont les symboles les plus

éloquents.

C'est sur l'usage du hasard dans le jeu démocratique que nous nous

concentrerons, et plus particulièrement sur l'usage fait du tirage au sort au sein du

processus constitutionnel islandais. Autrement dit quels sont les principaux

enjeux portés par l'usage du tirage au sort en démocratie, et plus

particulièrement ceux portés par l'expérience du Forum National islandais ?

Nous nous interrogerons sur la portée politique de l'usage du hasard, sur les

transformations du concept de démocratie qu'il traduit, y compris au sein de la

société islandaise. Le tirage au sort et le Forum National qu'il a contribué à former

seront donc abordés comme étant des révélateurs des enjeux de pouvoir entre les élus

et leurs administrés, car l'ensemble du processus constitutionnel et des mobilisations

politiques depuis 2008 témoignent de relations tumultueuses entre les citoyens

islandais et leurs institutions politiques.

Mettre l'accent sur l'usage du hasard en politique implique de partir de

l'outillage théorique et philosophique mise en œuvre depuis les Lumières afin de

produire la pensée démocratique contemporaine, pour ensuite observer ce que

l'utilisation du tirage au sort révèle des changements de conception de la démocratie

en Islande. Nous nous demanderons plus globalement si ce supposé changement du

paradigme démocratique n'est pas le révélateur d'une transformation plus globale, qui

sortirait du cadre islandais. À ce titre, plusieurs hypothèses de travail guideront la

rédaction de notre mémoire. Nous pourrons notamment nous interroger sur le rôle

qu'ont eu les citoyens qui n'étaient pas issus du cénacle politique traditionnelle ni

d'une élection. S'il convient de s'interroger sur l'état des relations que le tirage au sort

traduit entre les citoyens islandais et le pouvoir politique traditionnel, il faudra aussi

s'interroger sur la nature même de ce tirage au sort. Était-il vraiment conçu comme

une procédure démocratique, ou n'était-il pas tout simplement davantage perçu

comme une forme d'échantillon de la population ?

Il faudra au cours de notre travail intellectuel ne pas croire naïvement que le

monde des idées engendre celui des faits, et qu'en matière de philosophie politique

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une connaissance approfondie des idéaux charriés par la démocratie marquerait

automatiquement les agissements de tout acteur politique. L'idée n'est pas d'opposer

de façon artificielle ce qui serait d'une part du côté de la théorie, de l'abstraction

philosophique et de l'autre du pur concret, de l'expérimentation, ici en Islande. La

réflexion par laquelle nous cheminerons tout au long de notre exposé tentera

davantage de s'orienter vers des idées et des faits de plus en plus aiguisés, de plus en

plus précis. Notre but est à chaque nouvelle étape de resserrer davantage notre

raisonnement, d'user d'une loupe là où nous observions des structures générales et

des idéaux-types et ainsi de nous rapprocher des objets "Islande" et "assemblée tirée

au sort".

Dans un premier temps nous nous intéresserons à la problématique du

tirage au sort en démocratie de façon philosophique, scientifique et globale. Nous

tenterons de porter une réflexion sur les inspirations philosophiques du tirage au sort,

et donc sur les liens étroits qu'il entretient avec certaines conceptions de la

démocratie. Car si le tirage au sort n'est en soi qu'une procédure politique, il porte en

lui davantage de significations qu'un simple tirage de papiers dans un chapeau. Il

conviendra donc de s'intéresser aux principaux idéaux-types de la démocratie forgés

par des penseurs tels que Rousseau, Constant ou Dewey. Chacun forme des images

différentes de la démocratie idéale, privilégiant tantôt le peuple, les élus, ou les

experts. En observant leurs écrits et les analyses qui en auront été faites, nous

trouverons des images symboliques de la démocratie qui continuent d'influencer le

comportement et le discours des acteurs politiques. Nous nous intéresserons par la

suite aux travaux contemporains de la science politique dans les domaines croisés de

l'innovation démocratique et des analyses faites du rôle du tirage au sort et des

élections. Enfin il conviendra d'évoquer certains cas d'expérimentations

démocratiques, de s'interroger sur la portée générale de telles expériences ainsi que

sur la notion même de démocratisation, de transformations de la démocratie à l'ère de

la globalisation.

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Dans un deuxième temps, nous nous intéresserons davantage à un cas

particulier, celui de l'Islande. Nous évoquerons tout d'abord le pays lui-même, son

histoire et la récente crise économique, politique et morale qu'il a dû traverser. Nous

nous intéresserons donc à l'arrière-plan historique, les conditions dans lesquelles s'est

construit le pays, puis il conviendra notamment d'aborder les protestations et les

débats qui ont eu lieu au cours des années 2008-2009 et d'observer sur quels

changements concrets ceux-ci ont débouché, mais également quelles visions de la

démocratie ils ont pu contribuer à porter. Nous nous intéresserons ensuite plus en

avant à la question du tirage au sort avec l'expérience faite du Forum National en

2010. Il conviendra tout d'abord de connaître ses origines, ses sources d'inspirations

en évitant absolument toute lecture qui prétendrait tracer avec certitude la généalogie

des idées qui l'auraient inspiré. Nous tenterons d'en saisir la portée et les

implications, au-delà des manifestations d'enthousiasme, d'indifférence ou de

scepticisme qu'il aura pu rencontrer. Nous essayerons d'en comprendre les

mécanismes et les inspirations. Enfin nous observerons tout simplement ce qu'il en

reste aujourd'hui, trois ans plus tard.

Thèmes abordés

Nous ne faisons ici qu'une présentation extrêmement sommaire des thèmes

qui seront travaillés plus profondément tout au long du mémoire. Il ne s'agit pour

l'instant que de les circonscrire de façon grossière pour distinguer les notions clefs

qu'ils portent avec eux et les exigences de réflexion auxquels ils nous mèneront.

Le concept de démocratie et ses représentations. Le tirage au sort interroge

directement les représentations traditionnelles que nous nous faisons de la

démocratie, de par la confusion que nous entretenons souvent entre cette dernière et

l'élection. C'est donc d'abord des différents usages du mot démocratie dont il sera

question. Par l'approche historique avec la confrontation des vues antiques et

modernes, et dans le même temps travail sur les grandes approches philosophiques

de la démocratie, en particulier au travers des œuvres de Rousseau, Dewey et

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Constant. Si Rousseau préfère calquer ses théories sur la démocratie directe antique

et sur les petits Etats, Dewey, lui, entretient une vision plus expérimentale du

système démocratique, qui ne doit sa survie qu'à sa capacité à s'adapter et se

transformer. Il sera nécessaire également d'y placer en porte-à-faux les analyses de

Constant et sa défense de la démocratie représentative et du cens.

Il est évident qu'il faudra à tout prix éviter au cours de notre réflexion

d'aligner ces réflexions offertes par la philosophie politique pour les énoncer

religieusement et ensuite clore le débat, tout comme on alignerait les pièces rares

d'un vieux musée. Nous l'avons déjà signalé, elles seront dans un premier temps

opposées, mises en contraste, comparées entre elles. Mais il restera surtout essentiel

de garder à l'esprit qu'elles ne correspondent la plupart du temps qu'à des formes

d'idéaux-types, forgées pour faciliter la compréhension humaine. Le terme d'idéal-

type est ici à prendre au sens wébérien3, c'est à dire comme une forme de modèle

théorique sensé faciliter les opérations de la pensée, une forme de "tableau de pensée

homogène"4. Il ne doit pas être confondu avec des réflexions qui feraient de la

démocratie un idéal, ici désirable, qu'il conviendrait d'atteindre. Il conviendra au

cours de notre travail de veiller à distinguer clairement ces deux lectures.

De plus au cours de notre mémoire nous distinguons la démocratie

traditionnelle, que nous qualifions parfois de "régime représentatif" en reprenant là

l'expression de Manin5, de l'idéal démocratique, que nous pourrions également

qualifier de "démocratie pure". La démocratie traditionnelle, ou représentative,

désigne donc avant tout des gouvernements se réclamant de l'idéal démocratique

mais dont les institutions restent la plupart du temps "imparfaites", voire se réclament

de procédures n'ayant originellement aucun lien avec la démocratie comme l'élection.

Nous opérons donc à trois distinctions : la démocratie comme idéal-type, la

démocratie comme idéal, et la démocratie comme institution.

Le hasard en politique et en philosophie. Dans le domaine scientifique, le hasard

3  WEBER  M.,  Essais  sur  la  théorie  de  la  science  [1904],  Plomb,  1965,  Paris    4  Ibid.,    p.181  5  MANIN  B.,  Principes  du  gouvernement  représentatif,  Calmann-­‐Lévy,  1995,  319  p.      

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reste ordinairement utilisé pour désigner une suite de causalités si complexes ou

chaotiques qu'elle reste hermétique à toute tentative de formulation et donc de

prédiction. Mais qu'en est-il dans le domaine politique ? Et quelles sont les pistes

ayant été tracées en philosophie pour aborder les thèmes du chaos et du hasard ?

Au niveau étymologique, le terme français provient de l'arabe al-zahr,

désignant le jeu de dés et se rattache donc davantage à la chance et au jeu. S'il a sans

doute emprunté à la langue castillane, les autres langues romanes usent davantage

dans leur expression courante de termes comme le sort ou la fortune. Ces mots, tout

comme l'usage de l'anglais "chance", désignent le hasard par ses résultats voire par

l'idée d'un destin, d'une volonté cachée derrière celui-ci. Une volonté qui aurait

délibérément laisser agir ce même hasard pour nous aider ou nous entraver.

Le hasard comme processus décisionnel semble ainsi relever d'un processus

"non-humain" pour reprendre Oliver Dowlen6 dont l'ensemble des qualités sont elles

mêmes des qualités "négatives". Le hasard en soi serait donc impartial, imprévisible,

dépassionné, dépourvu de toute émotion, amoral etc. Définir le hasard en des termes

positifs, qu'il s'agisse du domaine politique, philosophique ou mathématique, semble

être aujourd'hui encore une tâche extrêmement difficile.

Le recours au hasard peut également relever d'un refus volontaire de la prise

de décision : on accepte alors de laisser ce pouvoir à l'indiscernable, à l'inexplicable,

à une certaine forme de vide, cette contingence décrite par Rancière dans La Haine

de la Démocratie7. C'est cette difficile "domestication du hasard"8, pour reprendre

l'expression de Sintomer, qui peut aujourd'hui poser problème dans des démocraties

modernes qui plongent leurs racines dans l'âge des Lumières, posant la raison et la

logique comme des figures indépassables. Mais un système faisant véritablement

appel à la raison ne serait-il pas un système capable justement de prendre en compte

la part d'irrationnel dans son propre fonctionnement au lieu de la nier ? La

démocratie opère déjà par sa définition en une acceptation intrinsèque de certaines

6  DOWLEN  O.,  The  political  potential  of  sortition,  a  study  of  the  random  selection  of  citizens  for  public  office,  Imprint  Academic,  2008,  264  p.,  p.14  7  RANCIERE  J.,  La  haine  de  la  démocratie,  La  fabrique,  2005,  112p.  8  SINTOMER  Y.,  Petite  histoire  de  l'expérimentation  démocratique,  tirage  au  sort  et  politique  d'Athènes  à  nos  jours,  La  découverte,  2011,  296p.  p.39  

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formes de contradictions, l'usage du hasard n'en serait-il pas une nouvelle forme, ou

tout du moins un révélateur puissant des contradictions consubstantielles à la

démocratie ?

L'Islande. Petit pays d'Europe septentrional de 103 000 km2, l'Islande

comprend l'une des densités humaines les plus faibles au monde avec environ 3

hab/km2, et compte 300 000 habitants dont la moitié dans sa capitale, Reykjavik.

Indépendant du Danemark depuis 1944, le pays possède toutefois l'une des traditions

parlementaires les plus anciennes au monde puisque l'Althing reste le plus vieux

parlement d'Europe, fondé en 930 peu après l'arrivée des premiers Vikings sur son

sol. Mais c'est surtout par la "révolution des casseroles"9 que le pays s'est fait

connaître après la crise. Les protestations de ses citoyens ont enclenché un cycle

inédit de jugement des responsables de la crise financière et économique traversée

par le pays et la mise en place d'un processus d'un tout nouveau genre dans la

rédaction de sa nouvelle constitution.

Au niveau politique, l'Islande est aujourd'hui un régime parlementaire

monocaméral, dont le Parlement, l'Althing, est constitué de 63 députés élus tous les

quatre ans à la proportionnelle. Depuis 1944 le principal parti de droite, le Parti de

l'Indépendance ou Sjálfstæðisflokkur, a gouverné sans discontinuer, souvent par le

biais de coalitions avec le Parti du Progrès, de centre-droit, et l'Alliance, parti social-

démocrate. La majorité s'est renversée brièvement de 2009 à 2013, avec l'accession

au pouvoir d'une coalition entre les sociaux-démocrates et les écologistes dans un

contexte de crise économique et social particulièrement aigu. Le président de la

République, également élu au suffrage universel tous les quatre ans, nomme les

ministres et a le pouvoir de dissoudre l'Althing. L'étendue de ses pouvoirs reste

toutefois sujet à débats, et si Ólafur Ragnar Grímsson, élu depuis 1996, s'est plutôt

cantonné à une fonction symbolique à ses débuts il s'est montré davantage actif ces

9  Terme  utilisé  notamment  par  Jérôme  Skalski  pour  désigner  les  évènements  de  Reykjavik  entre  2008  et  2009,  elle  s’inspire  des  «  cacerolazos  »,    manifestations  typiques  d’Amérique  latine.  Voir  Skalski  J,  La  révolution  des  casseroles,  chronique  d’une  nouvelle  Constitution  pour  l’Islande,    Editions  La  Contre  Allée,  Septembre  2012,  102p.  Il  s'agit  pour  l'heure  du  seul  ouvrage  francophone  à  avoir  traité  de  la  crise  islandaise.  

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dernières années, notamment en usant de référendums et par son refus de signer

certaines lois du gouvernement de Davíð Oddsson. Le monde politique islandais

restant peu connu, nous avons cru nécessaire de placer en annexe un bref

récapitulatif des derniers évènements connus par le pays ces dernières années.

Nous le constatons, l'Islande est un pays aux caractéristiques très

particulières : île particulièrement isolée, culture scandinave et faible population. Il

sera donc essentiel d'examiner davantage ce faisceau de spécificités pour comprendre

le rôle qu'elles ont pu jouer dans le nouveau processus politique islandais. L'Islande

reste un pays peu connu et il peut être facile d'y projeter un certain nombre de clichés

éculés sur les petites nations ou sur une culture scandinave souvent très idéalisée

dans nos pays. L'ouverture d'esprit devra donc être notre qualité première, il sera

nécessaire d'accepter notre ignorance devant un certain nombre de faits, parce qu'ils

nous seront inaccessibles au niveau linguistique ou bien parce qu'ils seront

circonscrits dans une culture interne qui ne peut être pénétrée en seulement quelques

mois de travail intellectuel.

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Partie  I.  Du  député  au  jeu  de  dés  :  

approche  des  théories  philosophiques  et  

sociologiques  du  hasard  en  démocratie  

Quelles sont les liens entretenus entre la procédure du tirage au sort et la

démocratie au sens large ? Le tirage au sort est-il fondamentalement démocratique

? Si oui, qu'est-ce qu'une telle relation nous indique sur la nature même des idéaux

démocratiques ? A l'inverse, le recours au hasard peut-il être utilisé au sein de

processus ne se réclamant pas de la démocratie ? Autant de vastes questions pour

lesquelles il sera nécessaire de circonscrire avec attention les réponses, de peur de

nous perdre. Le tirage au sort comme procédure politique doit rester notre fil

rouge pour nous permettre d'appliquer par la suite les débats qu'il soulève au cas

islandais. Nous observerons donc dans un premier temps différentes conceptions

de la démocratie et la façon dont celles-ci s'accordent au tirage au sort, pour

ensuite interroger plus prosaïquement la disparition de son usage au sein des

systèmes représentatifs occidentaux. Il sera nécessaire ensuite de s'interroger

davantage sur la notion de démocratie participative, de comprendre ses enjeux

contemporains. Le Forum national islandais semble en effet directement prendre

pied au sein de cette multitude d'expériences extrêmement diverses.

19

I.  Démocratie  :  itinéraire  philosophique  d'un  mot  

face  à  l'apparente  conflictualité  du  hasard  et  de  

l'élection  

Il s'agira dans un premier temps de questionner le concept de démocratie,

une notion qui semble parfois extensible à l'infini, proche du signifiant vide, en le

reliant à celui du tirage au sort comme procédé décisionnel. Le recours au hasard et

son caractère démocratique est la source d'une bataille des idées incessante, depuis sa

condamnation par Platon, sa réhabilitation par les penseurs des Lumières jusqu'à la

nouvelle valorisation qu'en fait Rancière. Si finalement peu de philosophes abordent

de front la question du tirage au sort, beaucoup en pensant à la démocratie

réfléchissent également aux sources de sa légitimité et à ses mutations.

Il ne s'agira pas ici de faire un historique des penseurs de la démocratie ou

du tirage au sort, les ouvrages sont légion dans ce domaine, mais de soulever plutôt

les idéaux types forgés à partir de quelques penseurs qui gardent aujourd'hui toute

leur pertinence et sont à la source des débats contemporains sur le caractère

démocratique du tirage au sort. On veillera ici avant tout à comprendre les

mécanismes de pensée ayant présidé à l’émergence des démocraties modernes afin

de saisir pourquoi le tirage au sort s’y voit réserver une place aussi étroite et

singulière. C'est par la suite que l'on se concentrera davantage sur la façon dont la

sociologie et la science politique ont abordé le problème de la démocratie et du tirage

au sort pour ce début de siècle.

1.  La  démocratie  rousseauiste  :  critique  de  la  représentation  et  

esquisse  d'un  système  idéal  

On a tout dit sur Rousseau. Considéré comme le principal inspirateur de la

République française avec l'écriture du Contrat social, on l'a donc logiquement

20

accusé d'avoir justifié la Terreur et le totalitarisme en théorisant l'existence d'une

volonté générale à laquelle l'individu ne saurait résister. A contrario certaines

analyses naïves en ont fait le nostalgique d'un mythologique état de nature. Nous

tenterons de sortir de ces tableaux caricaturaux de la pensée rousseauiste et de saisir

ce que les réflexions de Rousseau, prises avec toutes leurs nuances, peuvent nous

apporter pour penser la démocratie aujourd'hui et l'expérimentation du tirage au sort.

En effet la vision de la démocratie qu'a élaboré Rousseau au sein du Contrat

social est encore aujourd'hui fertile et nourrit les critiques des systèmes

représentatifs. Rousseau prend tour à tour des positionnements ambivalents d'une

part vis-à-vis de l'institution démocratique, dont il juge "qu'un gouvernement si

parfait ne convient pas à des hommes"10, et d'autre part à propos de la figure du

législateur en démocratie puisque selon lui "il faudrait des Dieux pour donner des

lois aux hommes"11. Ces paroles ne doivent pas laisser penser à une condamnation du

régime démocratique, car Rousseau décrit davantage le système démocratique

comme un gouvernement impossible à réaliser, jugeant ainsi que "il n'a jamais existé

de véritable Démocratie, et il n'en existera jamais"12, expliquant par la suite qu'elle

est contre "l'ordre naturel". La démocratie apparaît ici comme un idéal inatteignable,

ce qui ne signifie pas pour autant qu'il n'est pas désirable. Il voit à la réalisation de la

démocratie divers obstacles, à la fois dans le domaine technique de la gestion des

foules (taille, efficacité) mais également dans la nature humaine, en reprenant

Montesquieu et l'exigence de vertu des citoyens en démocratie exprimé dans De

l'esprit des Lois. En contrepartie Rousseau n'a de cesse de fustiger les représentants

et ne voit aucun inconvénient à opérer un mélange entre vote et tirage au sort sur le

modèle de la république de Venise13.

Ainsi Rousseau voit dans l'existence de représentants ou de députés le

symptôme d'un amollissement de la vie politique, d'un désintérêt des citoyens qui

préfèrent s'occuper de leurs affaires privées plutôt que du sort de leur nation. Il y

10  ROUSSEAUJ-­‐J.,  Du  contrat  social  [1762],  Flammarion,  2011  256p.,  p.228    11  Ibid.,  p.203    12  Ibid.,  p.226    13  Ibid.,  p.264    

21

fustige également le recours à l'argent par paresse, afin de payer soldats et

représentants, au lieu de faire la guerre et la politique soi-même14. Outre ces

considérations morales, Rousseau apporte également des arguments de logique pour

nier la possibilité d'avoir un gouvernement représentatif qui pourrait en même temps

garantir la liberté de ses propres citoyens. Sur ce point le Contrat social est clair :

"La souveraineté ne peut être représentée, par la même raison qu'elle ne

peut être aliénée ; elle consiste essentiellement dans la volonté générale, et la

volonté ne se représente point : elle est la même, ou elle est autre ; il n'y a point de

milieu. Les députés du peuple ne sont donc ni ne peuvent être ses représentants, ils

ne sont que ses commissaires ; ils ne peuvent rien conclure définitivement. Toute loi

que le Peuple en personne n'a pas ratifiée est nulle ; ce n'est point une loi".15

Contrairement à Benjamin Constant comme nous le verrons par la suite,

Rousseau ne croit pas au mythe de la représentation. La volonté générale, dans sa

définition même, ne peut émaner que du corps des citoyens et de personne d'autre.

On retrouve ici les racines du débat traditionnel entre souveraineté populaire (ici

défendue par Rousseau) et souveraineté nationale (défendue par Constant comme

nous l'observerons). De quelles racines provient une telle opposition ? Il faut pour

cela saisir que chez Rousseau les concepts d'égalité et de liberté sont intrinsèquement

liés et que l'égalité défendue par Rousseau ne souffre aucune exception. L'égalité

fonde le contrat social et en est la conséquence :

"(…) c'est qu'au lieu de détruire l'égalité naturelle, le pacte fondamental

substitue au contraire une égalité morale et légitime à ce que la nature avait pu

mettre d'inégalité physique entre les hommes, et que, pouvant être inégaux en force

ou en génie, ils deviennent tous égaux par convention et de droit"16

C'est cette même égalité, par le système du contrat social proposé par

Rousseau qui permet de définir la volonté générale, unique expression d'un ensemble

d'égaux : le peuple. Il semble donc impossible qu'un groupe plus petit au sein du

peuple, quel qu'il soit, puisse se prévaloir d'être à lui seul ce même peuple, de le

14  Ibid.,  p.250-­‐251  Chapitre  XV  "des  députés  ou  représentants"  15  Ibid.,  p.251-­‐252  16  Ibid.,  p.189  

22

"représenter". Cela romprait l'égalité de droit concomitante au pacte social et

ruinerait l'édifice de Rousseau. Ce dernier n'accepte que la possibilité du mandat

impératif17 et nie toute possibilité, comme nous l'avons déjà cité, de voir émerger une

autre source de la loi que la volonté générale, considérée non pas comme une

addition de volontés particulières mais comme une "personne publique" formée par

"l'union de toutes les autres"18. La souveraineté populaire est inaliénable et

indivisible, elle ne peut se déléguer19 sans quoi le corps politique s'annihile lui-

même.

Tout comme Montesquieu, Rousseau fait toutefois partie des Lumières qui

acceptent la possibilité d'élections, notamment par le biais du tirage au sort. Le terme

d'élection est ici à prendre à sa racine, comme simple expression d'un choix, et non

pas comme le résultat d'un vote, ce que nous confondons dans le langage actuel.

Reprenant Montesquieu qui affirme que "le suffrage par le sort est de la nature de la

démocratie"20, Rousseau estime de la même façon que le tirage au sort serait la

procédure la plus juste en démocratie :

"Les élections par sort auraient peu d'inconvénient dans une véritable

Démocratie où tout étant égal, aussi bien par les mœurs et par les talents que par les

maximes et par la fortune, le choix deviendrait presque indifférent. Mais j'ai déjà dit

qu'il n'y avait point de véritable Démocratie"21

Si Rousseau continue à postuler l'impossibilité de l'existence concrète d'une

"véritable démocratie", celui-ci démontre par contre de façon très simple les liens

intrinsèques entre égalité et tirage au sort. Ainsi l'usage du tirage au sort comme

processus de prise de décision dérive du constat d'égalité entre tous les citoyens, ou

17  Voir  à  ce  titre  ROUSSEAU  J-­‐J.,  Considérations  sur  le  gouvernement  de  Pologne  et  sur  sa  réformation  projetée  [1772],  disponible  sur  rousseaustudies.free.fr  consulté  le  06.06.13  Voir  également  ROUSSEAU  J-­‐J.,  Du  contrat  Social  [1762],  op.  cit.,    p.190  Livre  II  chapitre  I  "En  effet,   s'il   n'est   pas   impossible   qu'une   volonté   particulière   s'accorde   sur   quelque   point   avec   la  volonté   générale   ;   il   est   impossible   au  moins   que   cet   accord   soit   durable   et   constant   ;   car   la  volonté  particulière  tend  par  sa  nature  aux  préférences,  et  la  volonté  générale  à  l'égalité."  18  Ibid.,  p.183  Livre  I  chapitre  VI    19  Ibid.,  p.190-­‐191    20  MONTESQUIEU,  De  l'Esprit  des  lois  [1758],  livre  II  Chapitre  II  21  ROUSSEAU  J-­‐J.,  Du  Contrat  social  [1762],  op.  cit.,  p.265  Livre  IV  Chapitre  III    

23

tout du moins de l'impossibilité de démarquer les citoyens entre eux, d'opérer à une

discrimination. Rousseau n'innove pas plus, mais l'on pourrait extrapoler, et se

demander si, au delà de l'impossibilité de la discrimination, il ne serait pas possible

également de théoriser cette fois un refus de la discrimination entre citoyens au

travers du tirage au sort. Autrement dit, pour aller plus loin que les analyses de

Rousseau et Montesquieu, nous passerions du "nous ne pouvons pas choisir" au

"nous ne voulons pas choisir", de l'expression d'une impossibilité à l'expression d'une

volonté, d'une morale publique où le choix des procédures de décision deviendrait

véritablement aveugle aux différences entre citoyens, leur accordant à tous les

mêmes capacités à gouverner. Autrement dit l'usage du sort ne serait alors plus un

choix par dépit, mais un choix réalisé volontairement, au nom de ce que le tirage au

sort "permet" et non pas de ce qu'il "empêche". Ce choix résulterait d'une forme

renouvelée du concept grec de l'iségorie, possibilité pour tout un chacun de

s'exprimer au sein d'une assemblée, et qui présuppose donc l'existence d'une

compétence politique chez chaque citoyen.

Rousseau ne considérant la démocratie que comme une sorte d'essence ou

de modèle théorique, il semble préconiser pour sa part un mélange entre vote et

tirage au sort. Le vote doit être utilisé pour les places demandant des "talents

propres"22, autrement dit des talents qui ne sont pas communs à tous les citoyens. Le

tirage au sort à l'inverse est dévolu aux tâches "où suffisent le bon sens, la justice,

l'intégrité, telles que les charges de judicature ; parce que dans un état bien

constitué ces qualités sont communes à tous les citoyens"23. Le portrait fait du bon

citoyen reste donc pour autant ambitieux. Rousseau considère qu'il est possible de

trouver chez chacun le sens de la justice et de l'intégrité. De plus s'il évoque la justice

comme domaine d'usage du sort, il ne limite pas pour autant son utilisation à ce

domaine comme cela est le cas dans nos systèmes représentatifs (l'usage du jury est

ainsi confiné à la sphère judiciaire).

22  Ibid.,  p.265  Livre  IV  Chapitre.III    23  Ibid.    

24

Il nous reste enfin, au travers de l'œuvre de Rousseau, à tordre le cou aux

accusations faites au concept de volonté générale d'être la théorisation d'une dictature

du collectif. Cette précision rejoint notre recherche concernant la vision de la

démocratie entretenue par Rousseau, puisqu'elle se lie aux concepts de majorité et de

respect de la minorité. La volonté générale ne constitue pas l'expression de la

majorité, mais bien l'expression de l'intérêt de la collectivité. Ainsi : "on doit

concevoir par là, que ce qui généralise la volonté est moins le nombre de voix, que

l'intérêt commun qui les unit : car dans cette institution chacun se soumet

nécessairement aux conditions qu'il impose aux autres"24. La volonté générale est

davantage considérée comme l'expression d'un consensus que comme une dictature

de la majorité. De plus le second fait qui apparaît dans cette affirmation est qu'il n'est

pas possible de discriminer un groupe interne participant de cette même volonté

générale car elle ne peut se concentrer sur un objet particulier. En effet, procéder à

une différenciation au sein du peuple, c'est rompre avec sa nature :"la volonté

générale pour être vraiment telle doit l'être dans son objet ainsi que dans son

essence, (qu')elle doit partir de tous pour s'appliquer à tous"25. On perçoit ici ce que

l'on nommerait aujourd'hui une forme d'universalisme, le caractère général de la loi.

Ainsi pour Rousseau, le tirage au sort se trouve justifié dans son usage

comme un moyen de résoudre la question du nombre sans rompre pour autant le

binôme essentiel liberté/égalité qui lui est si cher et fonde une grande partie de sa

philosophie. Ici le tirage au sort est résolution du problème de la taille, mais aussi, et

Rousseau le perçoit, reconnaissance pour tout un chacun d'une certaine compétence

politique.

24  Ibid.,  p.196  Livre  II  Chapitre  IV    25  Ibid.,  p.195  Livre  II  Chapitre  IV    

25

2.  Démocratie  moderne  ou  aristocratie  élective  ?  La  prudence  de  

Constant  par  l'usage  de  la  délimitation  

En sens inverse, quelles justifications ont été apportées par les penseurs

politiques quant à l'absence du tirage au sort dans les sphères de l'exécutif et du

législatif de nos systèmes actuels ? Pourquoi avoir fait de l'élection le point d'orgue

de l'esprit démocratique moderne ? Autrement dit pourquoi le régime représentatif,

hissé par les révolutions anglaise, française et américaine, est devenu le modèle le

plus abouti de démocratie aux yeux des élites occidentales ? Comment justifier un tel

glissement sémantique dans l'usage d'un mot qui était à l'origine antithétique avec

l'idée d'élection ?

La pensée politique de Benjamin Constant nous permet d'obtenir certaines

réponses à ces questionnements. Son parcours, marqué par le poids de l'expérience

politique et de la connaissance de ce qu'avait été la Terreur26 nous permet également

de saisir davantage une pensée qui peut sembler parfois datée. Si son discours sur "la

liberté des Anciens comparée à celle des Modernes"27 reste un classique de la

philosophie politique, il est plus difficile de comprendre l'actualité de ses "Principes

de politique"28 où celui-ci défend la monarchie constitutionnelle et l'usage du cens

dans la restriction du droit de vote. Pourtant l'exotisme historique ne doit pas

tromper. Nombre des raisonnements portés par Constant dans ce dernier ouvrage

résonnent étrangement avec certaines paroles actuelles. Ce sont les limites qu'elles

dessinent qui diffèrent, mais leurs chaînes logiques sont parfois identiques dans la

justification qu'elles opèrent du rôle de l'élu ou dans la défense de certaines

restrictions au droit de vote.

26  A  ce  titre,  voir  notamment  TODOROV  T.,  Benjamin  Constant;  la  passion  démocratique,  Hachette  Littératures,  1997  27  CONSTANT  B.,  De  la  liberté  des  Anciens  comparée  à  celle  des  Modernes  [1819],  Mille  et  une  nuits,  2010  28  CONSTANT  B.,  Principes  de  politique  applicables  à  tous  les  gouvernements  représentatifs  (1815),  Hachette  Pluriel,  2006  

26

L'un des mérites de la pensée de Constant est d'apporter une critique

aiguisée des systèmes de gouvernements de l'Antiquité à une époque où ils procurent

encore une certaine fascination et inspirent certains législateurs. Constant à l'inverse

y déplore l'état de guerre permanent et le peu de place laissée à l'initiative

individuelle et à la liberté personnelle. Son discours "De la liberté des Anciens

comparée à celle des Modernes", à travers la mise en évidence d'une transformation

du concept de liberté depuis l'Antiquité, apparaît comme une critique des visions de

la démocratie portées selon lui par Rousseau, Montesquieu ou l'abbé de Mably. Il est

notamment pour Constant l'occasion de critiquer la démocratie rousseauiste qui

fournirait "de funestes prétextes à plus d'un genre de tyrannie"29. Mais il opère

davantage cette critique par le biais des écrits de l'abbé de Mably, admirateur des

sociétés antiques, dont Constant affirme qu'il semblait regretter l'impossibilité pour la

loi de pouvoir régir complétement tous les aspects de la vie humaine30.

À l'inverse, Constant se présente comme un vibrant défenseur de l'individu

et de la sphère privée : "Nous sommes des Modernes, qui voulons jouir, chacun, de

nos droits ; développer, chacun, nos facultés comme bon nous semble, sans nuire à

autrui"31. Cet usage de la liberté individuelle est perçu comme étroitement liée à la

liberté politique. "La liberté individuelle (…) voilà la véritable liberté moderne. La

liberté politique en est la garantie ; la liberté politique est par conséquent

indispensable"32. L'exercice de la liberté politique constitue donc une conséquence

de l'exercice de sa liberté individuelle. Elle n'y est pas intrinsèquement liée, mais est

provoquée par la première. Voilà pour Constant le danger qui menace les systèmes

représentatifs aujourd'hui, où les citoyens accepteraient de se laisser guider par des

tyrans afin de ne pas avoir à exercer leur liberté politique et en croyant par là-même

garantir leur liberté, leurs droits individuelles. En percevant ce qu'il considère comme

un danger dans les écrits de Rousseau, la possibilité d'une souveraineté illimitée du

collectif, Constant pense la limitation du pouvoir en hissant le drapeau de la sphère

privée, et de la protection de l'individu contre le collectif.

29  CONSTANT  B.,  De  la  liberté  des  Anciens  comparée  à  celle  des  Modernes  [1819],  op.  cit.  p.24    30  Ibid.,  p.25  31  Ibid.,  p.34    32  Ibid.,  p.35    

27

Il est évident que le portrait fait de la liberté chez ses contemporains, vue

comme une "garantie des jouissances qu'il (le peuple) chérissait"33, est perçu comme

essentielle dans la vision de la démocratie qu'entretient Constant. En craignant

d'enfermer la démocratie dans une définition unique, pure et éternelle, en se méfiant

des excès des foules, Constant se fait partisan de la modération, de la défense de la

propriété individuelle, du suffrage censitaire et du système représentatif. Si l'on suit

les analyses de Todorov34, Constant tente un dépassement des analyses de Rousseau

et de Montesquieu, en reconnaissant d'une part la légitimité de la volonté générale,

comme l'exprime de son côté Rousseau, et de l'autre la nécessité également de

prévenir les excès du pouvoir, à la fois en le divisant comme le préconisait

Montesquieu, mais également en le limitant. On peut estimer que Constant ne définit

pas la démocratie par un principe mais par une combinaison subtile entre l'expression

de la volonté générale et le respect de l'individu.

Si la démocratie peut être un danger pour l'individu en tombant dans l'excès

et le contrôle tyrannique, alors il faut en quelque sorte défendre la démocratie contre

elle-même. Pour sauvegarder l'individualisme, qui constitue par ailleurs une valeur

hérité de la révolution, Constant en appelle au gouvernement des élites terriennes,

qui guidées par leur conscience des intérêts collectifs du fait même de leur statut de

propriétaires, sauront éviter les excès du gouvernement démocratique. Plus

précisément, quel est le rôle dévolu aux élites ? Si selon Constant le seul pouvoir

légitime correspond à la volonté générale35, il l'est lorsque "le pouvoir du petit

nombre (est) sanctionné par l'assentiment de tous"36, autrement dit le gouvernement

représentatif peut tout à fait prétendre exprimer la volonté générale. A partir de cette

affirmation, plusieurs nouvelles interrogations se dégagent. Tout d'abord comment

choisir et agencer le gouvernement de façon à ce qu'il soit réellement représentatif, et

qu'entend-on même par l'idée de représentation ? Car la définition du "petit nombre"

33  Ibid.,  p.27    34  TODOROV  T.,  Benjamin  Constant;  la  passion  démocratique,  op.  cit.  p.33    35  CONSTANT  B.,  Principes  de  politique  applicables  à  tous  les  gouvernements  représentatifs  (1815),  op.cit.,  p.14  36  Ibid.  

28

pour Constant répond à des critères très particuliers, et puisqu'il faut désigner ce

"petit nombre", par quel biais le faire ? L'argumentation de Constant prend alors la

tournure des nombreux défenseurs des systèmes censitaires, pour exemple :

"Cependant il est désirable que les fonctions représentatives soient

occupées, en général, par des hommes, sinon de la classe opulente, du moins dans

l'aisance. Leur point de départ est plus avantageux, leur éducation plus soignée, leur

esprit plus libre, leur intelligence mieux préparée aux lumières. "37

Comme nombre de ses contemporains, Constant établit un lien quasiment

naturel entre l'état d'aisance et la capacité à gouverner. A la fois parce que "leur point

de départ est plus avantageux", mais également parce que "leur éducation (est) plus

soignée". Il s'agit là de deux affirmations qu'il n'aura de cesse de justifier au sein de

ces Principes de politique.

Il les justifie tout d'abord sur les liens entre vertu et argent, au travers d'un

argument qui reste encore d'actualité lorsqu'il concerne la rémunération des

représentants politiques. Constant estime38 ainsi que l'indépendance politique est liée

à l'indépendance financière, que l'existence d'un salaire pour les représentants risque

d'encourager ces derniers à ne désirer leurs postes que pour ses avantages matériels et

non dans l'optique de servir leurs électeurs. L'absence de compensation financière

dans le monde politique donne ainsi logiquement la place aux rentiers et aux

propriétaires.

Le deuxième aspect par lequel Constant lie la figure du bon représentant à

celui du propriétaire est celui de l'intelligence, des facultés intellectuelles39, qu'il

distingue peu des qualités morales. À la fois car ils auront été éduqués, mais

également car ils possèdent "le loisir indispensable à l'acquisition des lumières, à la

rectitude du jugement"40, rendu possible seulement par la propriété. On pourrait

disserter longtemps sur cette notion du loisir, mais toujours est-il qu'elle oppose la

classe des propriétaires à ceux de la classe dite laborieuse dont Constant affirme

qu'ils "ne sont ni plus éclairés que des enfants, sur les affaires publiques, ni plus

37  Ibid.,  p.100    38  Ibid.,  p.99    39  Ibid.,  p.115    40  Ibid.,  p.106    

29

intéressés que des étrangers à une prospérité nationale, dont ils ne connaissent pas

les éléments"41. Les non-propriétaires directement comparés à des enfants, sont

traités ainsi en éternels mineurs, ni bons ni méchants, ignorant des véritables intérêts

de la collectivité. Si ces distinctions nous semblent aujourd'hui absconses, Constant

considère tout bonnement que l'exercice politique requiert de l'intelligence et une

forme de patriotisme, un amour pour la protection des intérêts de la collectivité. Ces

exigences sont encore d'actualité au cours de nos élections, même si nous ne

prétendons plus mesurer les qualités politiques directement à l'aune de l'argent ni les

circonscrire par le biais du suffrage censitaire42.

La description des critères permettant de repérer ces qualités reste d'ailleurs

une tâche ardue pour Constant. Celui-ci passe ainsi de nombreuses lignes à tenter

d'expliquer en quoi le propriétaire terrien est supérieur à l'étranger, au commerçant, à

l'industriel ou aux professions intellectuels. Celui-ci n'en tire que des conclusions

propres à son temps car la définition de la rectitude morale et des capacités politiques

est une source de débats constants et sans cesse changeants au cours de l'Histoire43.

Autrement dit si Constant aborde le problème du meilleur régime politique

au travers de l'élaboration d'un nouveau système inconnu des Anciens, la question de

la définition du bon représentant, elle, reste entière et n'acquiert rien de neuf. À

travers cette dernière se retrouve encore l'élaboration d'un critère objectif pour établir

une différence entre les citoyens, une vision aristocratique de l'exercice du pouvoir

sensée découler du pragmatisme libéral dont se réclame Constant. Ainsi pour lui,

seuls ceux qui sont en situation d'exercer leur liberté individuelle et politique sont en

capacité de la protéger. Cette conception de Constant, complétement incompatible

avec le tirage au sort, reste encore largement d'actualité. Les restrictions quant à la

41  Ibid.,  p.106    42  Les  débats  actuels  portant  sur  le  droit  de  vote  des  étrangers  nous  démontrent  par  ailleurs  que  la  discussion  de  ces  limites  est  finalement  toujours  d'actualité.  43  La  légitimité  pour  gouverner  est  comme  toujours  supposée  plus  importante  chez  les  forts,  les  plus  âgés  ou  les  plus  intelligents,  mais  la  ligne  de  démarcation  entre  le  fort  et  le  faible,  le  jeune  et   le  vieux  et  entre  ces  catégories  mêmes  sont   l'objet  de  discussions  qui  remontent  à  Platon  et  Les  Lois  où  celui-­‐ci  recensait  les  différents  titres  à  gouverner43.    En  énumérant  les  différentes   formes  de   légitimité  parmi   lesquels  se  trouvaient  celles   issues  de   la   filiation,  de  l'âge,  de  l'argent  ou  de  la  force,  Platon  donnait  pour  sa  part  sa  préférence  au  gouvernement  des  sages,  sages  qui  se  doivent  de  guider  les  ignorants.  Voir  PLATON,  Les  Lois,  III,  690a-­‐690c  

30

participation politique existent encore (âge, nationalité), et se retrouvent aussi dans la

construction de l'image d'une élite experte. En étudiant davantage le processus

constitutionnel islandais, nous constaterons que ces logiques ont également été à

l'œuvre, notamment au travers de conflits de légitimité dans l'élaboration de la

constitution entre spécialistes du droit et citoyens islandais.

3.  Dewey  et  l'indéfini  démocratique  :  refus  de  l'essentialisation  et  

ouverture  d'un  champ  d'expérimentations  

Nous constatons au fil de notre raisonnement que les motifs éthiques servant

à justifier l’existence des régimes se réclamant de la démocratie sont innombrables,

qu’il s’agisse de la recherche de la liberté pour Rousseau, du bonheur de tous chez

Bentham44 ou du respect des libertés individuelles pour Constant. Dans ces

conceptions, la finalité du système politique semble préexister à sa formation et

justifier à la fois son existence et sa structure. Elles peuvent ainsi argumenter en

faveur de l’élection, du tirage au sort ou du suffrage censitaire en se référant à des

principes immanents contenus dans la nature humaine. Cet usage de la nature faisait

dire à Dewey qu’elle sert trop souvent en sciences sociales à former des

raisonnements tautologiques45, et risque de rendre inefficiente et stérile la pensée

démocratique. En analysant davantage les particularités du système démocratique,

n’est-il pas possible de dégager d’autres chaînes logiques qui puissent nous permettre

d’échapper à ces circularités ? Ne faut-il pas à cet égard prendre distance par rapport

à Rousseau et Constant et supposer que les idées ne préexistent pas forcément à la

formation de tout nouveaux systèmes politiques ? Que ces derniers ne naîtraient pas

plutôt de diverses raisons matérielles, de coalitions hétéroclites d’intérêts et de

causes dont les acteurs politiques n’ont pas conscience ?

C’est ce que nous nous proposons de faire en explorant les analyses de

Dewey qui tente de décrire la démocratie comme un fait, et non comme la résultante

44  ZASK  J.,  "Introduction"  in  DEWEY  J.,  Le  public  et  ses  problèmes  [1927],  Folio,  2010  p.12    45  J.  DEWEY,  Le  public  et  ses  problèmes  [1927],  op.cit.,  p.90    

31

claire et objective d’un projet politique46. En analysant les conditions d’émergence

de la démocratie moderne, celui-ci tente de décrire également les mécanismes du

vote et relativise ainsi sa portée symbolique.

Une fois débarrassé des oripeaux d’une lecture téléologique de l’histoire de

la démocratie, nous pourrons détacher la démocratie de l’idée de progrès, de son

perfectionnement inévitable. Face à l’autoritarisme, la démocratie reste davantage

l’exception au regard de l’histoire humaine que la règle. Il en est de même pour le

tirage au sort, procédure phare de la démocratie athénienne puis placé sous le

boisseau durant des siècles. Les techniques démocratiques suivent l’agencement et la

transformation des intérêts des acteurs politiques, elles se font et se défont. Nous

devons donc éviter de voir l’usage du hasard comme l’ultime accomplissement du

"moins pire de tous les régimes", mais questionner plutôt de façon très prosaïque les

motivations et les conséquences de son usage.

La construction mythique que forment nos sociétés autour du concept de

démocratie est à peu de choses près la suivante : après avoir connue une longue

éclipse de deux mille ans, victime des vicissitudes de l’Histoire, la démocratie

ressurgit de ses cendres lors de l’époque moderne. Née d’un temps mythique où

Grecs et Romains étaient davantage vertueux, où les dimensions modestes des cités

étaient plus propices à son développement47, elle aurait été revitalisée et ré-adaptée

grâce aux réflexions des Lumières d’une part, et grâce aux révolutions nationales de

l'époque moderne d’autre part. A partir de cet instant historique, la démocratie fait

donc corps à corps avec l’idée du progrès. La démocratisation des sociétés

occidentales, puis de celles du monde semble inévitable, se confond avec l’extension

du suffrage aux masses populaires, aux noirs, puis aux femmes, le droit de vote étant

devenu son symbole le plus éminent. Les révolutions sont des accélérations

soudaines de ce mouvement, tandis que les coups d’Etat, la répression et les

dictatures sont des freins, des facteurs accidentels qui seront inévitablement aplanis

46 Ibid., p.169 47  Voir  notamment  RANCIERE  J.,  La  Haine  de  la  Démocratie,  op.  cit.    p.48  

32

par le travail du temps. Autrement dit la démocratie doit vaincre ou disparaître à

jamais.

Voilà de façon grossière la vision que nous entretenons de l’histoire de nos

institutions. C’est la même vision linéaire qui nous fait fantasmer une Antiquité

vertueuse, habile et féconde face à un Moyen-Âge obscur (et dont les contributions

aux systèmes parlementaires sont souvent oubliées). Corrélé à la notion de progrès,

cette démocratie fantasmée s’ouvre progressivement à l’expression des foules pour

répondre à l’idéal qui la fonde. Bâtie dans ses premières versions antiques par

quelques concepteurs politiques et philosophes géniaux48, elle renaît de la même

façon comme le fruit de constructions complexes des esprits des Lumières. Dans ces

vues, l’idée, l’essence démocratique préexistent à l’existence du système.

Nous pourrions signaler également qu’une telle lecture de l’Histoire reste

scandaleusement centrée sur le monde occidental, oblitérant les milliers d’autres

systèmes d’organisation du pouvoir imaginés par l’espèce humaine49. Cette remarque

n’est pas des moindres, puisque l’Occident aujourd’hui, dans sa tâche messianique de

propagation de la démocratie (ou plutôt de la conception qu’il en a) contribue encore

à propager de telles vues. Ce comportement nie l’aspect expérimental inhérent à la

démocratie et il nie également la diversité de ses formes. En Europe déjà, un bras de

mer a suffit pour voir émerger d’une part une monarchie constitutionnelle et

confessionnelle basée sur la Common Law et de l’autre une république laïque,

centralisée et basée sur le droit latin. Comment alors, avoir la naïveté de croire qu'il

n'existerait pas d'autres formes démocratiques complétement différentes d'un supposé

modèle standard occidental qui resterait aussi à définir. Autrement dit, il est sans

doute temps pour nous de prendre conscience que la "technologie démocratique"

n’est pas l’unique apanage des cultures occidentales et qu’il nous reste par exemple

énormément à apprendre des travaux de l’anthropologie politique.

48  Alors  que  l’on  sait  aujourd’hui  que  Clisthène  et  tant  d’autres  ont  surtout  rénové  et  systématisé  des  pratiques  qui  leur  préexistaient  49 Voir à ce sujet notamment CLASTRES P., La Société contre l'Etat, Editions de Minuit, 1974

33

C’est à cette tâche que nous convie Dewey. En déconstruisant et

recadrant l’histoire des systèmes démocratiques, nous sommes invités à penser la

démocratie non plus comme une "idée claire et nette"50 mais davantage comme le

fruit d’expérimentations continuelles.

Pour cela, il convient dans un premier temps pour Dewey d’isoler le fait qui

l’intéresse, et ainsi de procéder à une distinction entre ce qui serait la "démocratie

éthique" et la "démocratie politique". Comme nous l'avons écrit, il s'agit pour Dewey

d'étudier un fait, et non un concept, même s'il a conscience que les frontières sont

bien plus floues qu'il n'y paraît entre ce qui relèverait du domaine éthique et du

domaine politique. Voilà pourquoi il décrira de façon très pragmatique la démocratie

politique comme "un mode de gouvernement, une pratique spécifiée pour

sélectionner des fonctionnaires et en contrôler la conduite en tant que fonctionnaires" 51, autrement dit une définition qui "contient en gros tout ce qui est pertinent pour

une démocratie politique". Ce qui intéresse donc Dewey dans un premier temps, ce

sont davantage les procédures de gouvernement que les comportements éthiques qui

vont en découler. Et c'est cette intuition qui lui permet par là même de discuter la

question des finalités historiques de la démocratie.

Ainsi Dewey explique :

« Or les théories et les pratiques relatives à la sélection et au comportement

des fonctionnaires publics qui constituent la démocratie politique ont été établies

contre l’arrière-plan historique auquel nous venons de faire allusion. En premier

lieu, elles représentent un effort pour neutraliser les forces qui ont si lourdement lié

la possession de l’autorité à des facteurs accidentels et non pertinents ; en second

lieu, elles expriment un effort pour neutraliser la tendance à user du pouvoir

politique en faveur de finalités privées au lieu de finalités publiques. Discuter du

gouvernement démocratique en général et indépendamment de son arrière-plan

historique, c’est rater son but et rejeter tout moyen de critique intelligente. En

adoptant un point de vue distinctement historique, nous ne dérogeons pas aux

revendications importantes et mêmes supérieures de la démocratie comme idéal 50  J.  DEWEY,  Le  public  et  ses  problèmes  [1927],  op.cit.,  p.170  51  Ibid.,  p.169  

34

éthique et social. Nous limitons la discussion afin d ‘éviter « le grand mal », la

confusion de faits qui doivent être distingués." 52(je souligne)

Cet extrait est particulièrement emblématique et nous permet d'ajouter de

nouvelles branches à notre raisonnement. Dans un premier temps Dewey signale que

la distinction qu'il a opérée entre "démocratie éthique" et "démocratie politique"

n'empêche nullement de réfléchir sur le premier de ces concepts. En effet Dewey

dégage par la suite des termes essentiellement moraux en signalant notamment

qu'aucun régime politique n'incarne "quelque bien absolu et incontestable"53.

Autrement dit, considérer la démocratie, qu'elle soit éthique ou politique, comme un

régime bon en soi est une erreur. Et ce pour au moins deux raisons possibles et liées.

Premièrement la démocratie est un régime changeant, comment donc être

certain que la structure démocratique défendue est "la bonne" ou du moins "la plus

parfaite" ? Pourquoi ne pas imaginer qu'il puisse exister des régimes répondant plus

parfaitement à nos exigences ? Considérer la démocratie comme un régime à la

définition stable, autrement dit l'inclure dans un raisonnement conservateur, n'est-ce

pas prendre le risque de détruire toute possibilité d'adaptation du système en

devenant sourd aux critiques de ce même système, et le condamner à l'enkylosement,

à une dérive autoritaire voire à sa disparition54 ?

Deuxièmement parce que si la démocratie est instable c'est qu'elle n'a

pas d'essence véritable, ou tout du moins la définition même de cette essence est

source de débats et de conflits, elle est "insaisissable" pour reprendre également les

analyses de Lefort55. La démocratie constitue "un complexe de forces rivales"56, le

fruit d'intérêts divergents et conflictuels. Pour jouer sur les tautologies, on pourrait

affirmer que la démocratie possède par nature une nature changeante.

52  Ibid.,  p.169  53  Ibid.  54   L'usage   de   la   démocratie   comme   d'un   totem   ou   d'un   dieu   mériterait   d'ailleurs   d'être  davantage  exploré  dans  ses  conséquences  schizophréniques.  Un  gouvernement  menant  une  guerre  en  Irak  au  nom  de  l'extension  de  la  démocratie  peut  ainsi  en  venir  à  cautionner  des  actes  eux-­‐mêmes  contraire  à  ses  propres  "valeurs  démocratiques"…  55  Voir  à  ce  sujet  LEFORT  C.,  L'invention  démocratique,  Fayard,  1981    56  J.  DEWEY,  Le  public  et  ses  problèmes  [1927],  op.cit.,  p.170  

35

La définition stricte adoptée par Dewey se rattache au raisonnement

darwiniste qu'il souhaite y appliquer. Ainsi "c'est en vertu d'un accident politique

qu'on est parvenu à la sélection des dirigeants et leur attribution de pouvoirs"57, et

Dewey de citer d'autres formes adverses de gouvernement telles que la gérontocratie

ou le principe dynastique, ayant toujours trouvé bien plus d'échos au cours de notre

histoire. La démocratie serait donc un accident de l'Histoire mais un accident

"réussi". Adaptation évolutive, elle survit car elle répond à un certain nombre

d'intérêts au sein d'une population humaine donnée. Dewey pense la démocratie

comme système apte à la compétition par sa capacité à adapter ses propres

institutions tandis que le noyau dur de la démocratie, ici décrit par les termes "idéal

typique et social" n'est pas décrit ou nommé, Dewey s'y refusant sciemment. Et il le

fait sans doute avec raison puisque par là-même il évite de figer l'idéal démocratique

dans un marbre dont il ne pourrait plus s'extraire pour continuer à se modifier, étant

le fruit d'une expérimentation indéfinie.

57  Ibid.,    p.163  

36

II.  Apports  des  sciences  sociales  sur  le  tirage  au  sort  :  

procédures,  fantasmes  et  mutations  historiques  

Nous avons dans un premier temps décrit les apports de la philosophie

politique et illustré les positions idéologiques qui traversent les débats sur la

démocratie et le tirage au sort au travers de trois productions idéalisées. Il convient

désormais d'observer davantage quels ont été les apports des sciences sociales dans

l'analyse du tirage au sort lui-même, mais également dans la construction

mythologique qui l'entoure. L'analyse philosophique nous a permis de prendre

connaissance des batailles d'idées présentes autour du mot "démocratie". Nous

l'avons constaté, certaines de ces conceptions sont plus favorables que d'autres à

l'introduction du tirage au sort. Si Rousseau estime qu'il est des tâches où les citoyens

peuvent tous prétendre à exercer le pouvoir, Constant considère que nous ne sommes

pas égaux dans notre capacité à gouverner. Ces paris sur la nature humaine ne sont

pas du goût de Dewey. Ainsi celui-ci fait de l'expérimentation démocratique une

nécessité inhérente à la nature de ce régime.

L'usage des sciences sociales doit nous permettre désormais de nous

concentrer davantage sur le tirage au sort en tant que processus décisionnel et comme

porteur de sens. Le domaine d'étude du champ démocratique reste si vaste qu'il est

impératif de nous limiter aux effets, perceptions et usages du tirage au sort. Nous

passerons ainsi par l'analyse socio-historique et les méthodes qualitatives de la

sociologie, mais il conviendra également de comprendre les apports plus récents des

mathématiques et des études statistiques dans ce qui semble être un retour en grâce

de l'usage du tirage au sort.

Dans un premier temps nous revisiterons les images fantasmées du tirage au

sort, notamment au travers de son exemple le plus connu, à savoir le modèle grec.

Comprendre les motifs avancés de sa disparition dans des systèmes se réclamant de

la démocratie nous permettra également de connaître les représentations que le tirage

37

au sort charriait alors avec lui. Enfin nous nous intéresserons également aux apports

des sondages et de l'analyse statistique, qui ont considérablement modifié nos

perceptions et nos connaissances du comportement des foules et de la prise de

décision collective. Elles ont ainsi transformé nos perceptions de la démocratie et

initié par là la mise en œuvre de plusieurs expériences.

1.  Revisiter  l'idéal  antique  à  la  lumière  de  l'analyse  socio-­‐historique  

Nous l'avons vu, Constant se méfiait déjà de ceux qui prétendaient vouloir

imiter le modèle grec en omettant les spécificités de leur époque et de leurs

contemporains. Si l'Antiquité suscite aujourd'hui beaucoup moins d'enthousiasme

politique, Athènes par contre reste le principal et bien souvent le seul modèle connu

d'usage à grande échelle du tirage au sort en démocratie. L'usage du hasard,

systématisé et théorisé, y est vu comme l'une des procédures phares notamment au

travers des institutions de la Boulé et de l'Héliée. Bernard Manin, dans les Principes

du gouvernement représentatif58, nous montre toutefois qu'il s'agit d'un enjeu bien

plus complexe et que nous serions imprudents de projeter sur le système athénien des

conceptions politiques aux significations très différentes pour cette époque, telles que

les notions d'égalité, de réputation ou de mérite politique. En revisitant l'usage de ces

concepts, Bernard Manin nous permet également de saisir leurs effets sur notre

époque et de comprendre cet étrange retour en grâce du tirage au sort.

Nous explorerons par la suite davantage l'histoire de l'utilisation du hasard,

pour comprendre qu'il n'a jamais été limité au seul monde grec. Yves Sintomer, à

travers sa Petite histoire de l'expérimentation démocratique59, nous montre que cette

procédure a connu de nombreuses utilisations et que ses significations ont

énormément varié au fil du temps. Cette première approche du tirage au sort par les

sciences sociales doit donc nous permettre de dégonfler tout excès d'enthousiasme ou

de scepticisme à l'égard de cette procédure. Pour comprendre le tirage au sort, 58  MANIN  B.,  Principes  du  gouvernement  représentatif,  Calmann-­‐Lévy,  1995,  319  p.    59  SINTOMER  Y.,  Petite  histoire  de  l'expérimentation  démocratique,  tirage  au  sort  et  politique  d'Athènes  à  nos  jours,  La  découverte,  2011,  296p.  

38

l'observer avec honnêteté dans ses avantages et ses défauts, il convient avant tout

d'en retracer l'histoire et la multiplicité des usages. Nous comprendrons ainsi qu'une

procédure décisionnelle ne doit pas toujours être confondue avec le système politique

qui en use.

Nous ne rentrerons pas dans les détails les plus complexes du

fonctionnement de la démocratie athénienne, cela n'est pas notre propos. Il suffira de

savoir qu'aux côtés de l'Ecclésia, assemblée du peuple où les citoyens votent

directement propositions de lois, décrets et traités, les membres de l'Héliée (ou

tribunal du peuple) et de la Boulé, ou (Conseil des 500) ainsi que les Archontes sont

désignés au sort. Pour les décrire grossièrement, l'Héliée joue notamment le rôle de

tribunal pour les affaires civiles, tandis que la Boulé propose les lois et supervise

l'ensemble de la machinerie administrative athénienne. Le tirage au sort prévu pour

désigner les membres de ces institutions s'applique aux volontaires de plus de 30 ans,

désignés au sein du corps des citoyens, autrement dit les hommes libres de 20 ans et

plus60 dont sont exclus les métèques.

Or selon Bernard Manin, le principe cardinal qui préside avant tout au choix

du tirage au sort semble être la nécessité de la rotation des charges61, davantage mis

en avant que l'application stricte d'une forme d'égalité. La rotation entre gouvernants

et gouvernés doit permettre à tout membre du corps citoyen de prendre ses décisions

en envisageant la possibilité de se retrouver du côté de ceux qui devront en subir les

effets. Elle apparaît comme un outil visant à prévenir toute tyrannie, car elle détruit

toute barrière infranchissable, toute hiérarchie entre celui qui ordonne et celui qui

obéit, chacun pouvant se retrouver à la place de l'autre. Mais une telle exigence

réclame donc une rotation fréquente et une population restreinte sur laquelle

s'appliquer62, ce qui était le cas à Athènes. Le tirage au sort est préféré à l'élection

pour répondre à cet objectif, car l'élection limiterait aux individus les plus populaires

l'occasion d'accéder aux responsabilités. La possibilité de voir tout un chacun dans

60  Il  s'appuie  pour  étayer  cette  affirmation  notamment  sur  HANSEN  M.  H.,  The  Athenian  Democracy  in  the  Age  of  Demosthenes,  Blackwell,  Oxford,  1991  61  MANIN  B.,  Principes  du  gouvernement  représentatif,  op.cit.,  p.44  62  Ibid.,  p.48    

39

les deux positions de gouvernant et gouverné serait donc faussée, ce que Manin

qualifie de "conflit potentiel entre principe électif et principe de rotation"63. Le

principe de rotation est donc perçu comme le principe sous-jacent à l'usage du tirage

au sort.

Nous le percevons également au fil de notre démonstration, il existe bien

entendu un lien entre égalité et tirage au sort, mais il semble qu'il ait été beaucoup

plus difficile à démontrer pour les Grecs (et il le reste encore aujourd'hui), car encore

eût-il fallu s'entendre déjà sur le concept d'égalité. Platon et Aristote distinguent ainsi

égalité arithmétique et égalité géométrique, autrement dit une égalité où les citoyens

sont égaux "à tout égards"64 tandis que l'égalité géométrique (ou proportionnelle

pour Platon) est une distribution qui prend en compte les besoins différents de

chacun. Si le tirage au sort est lié à l'égalité, il ne s'agit d'aucune de ces formes.

Bernard Manin la rattache davantage à "l'égale probabilité d'obtenir un bien"65,

autrement dit une égalité en terme de probabilité. La probabilité ayant été

conceptualisé seulement à partir du XVIIème siècle, il n'était donc pas possible pour

les Grecs d'établir un lien clair entre tirage au sort et égalité. Il était par contre tout à

fait concevable qu'il fût impossible de calculer le mérite ou la vertu politique qui

aurait permis de différencier parmi les citoyens ceux aptes à gouverner et les autres.

C'est cette reconnaissance, critique implicite de l'élection, qui fait du tirage au sort

l'outillage le plus adapté à la répartition des charges politiques.

Nous constatons ainsi que les liens entre tirage au sort et égalité n'ont pas

toujours été clairs et évidents. D'autres principes sont parfois convoqués pour

justifier de son utilisation. Si aujourd'hui on met en avant l'aspect démocratique de

cette procédure (mais nous l'avons vu, le concept de démocratie est lui-même un

véritable champ de bataille), le tirage au sort a également été utilisé à d'autres

instants de notre histoire, et pour des motivations différentes. Cette procédure

décisionnelle, utilisée également durant le Moyen-Âge, passe alors plutôt pour être

63  Ibid.,  p.49    64  Ibid.,  p.56    65  Ibid.,  p.59    

40

un procédé de résolution des conflits. Les procédures extrêmement complexes

élaborées durant la République de Venise, mais également à Florence ou sous la

Couronne espagnole nous montrent que l'on en use aussi pour éviter les

affrontements entre factions familiales et entre groupes sociaux.

A Venise le tirage au sort est utilisé du XIIIème siècle jusqu'à la fin de la

République en 179766. Son usage atteint une complexité encore jamais renouvelée

depuis, et un savant mélange entre hasard et élections. Le Grand Conseil alterne ainsi

vote et tirage au sort pour le choix du doge, de telle sorte qu'il est impossible d'en

prévoir le résultat. C'est donc le caractère d'impartialité et de neutralité qui préside

avant tout à l'usage du tirage au sort à Venise. L'utilisation du hasard est également

observée à Florence, afin d'endiguer le chaos résultant des luttes entre familles et

entre corporations dans l'accès aux postes à responsabilités. Il semble même possible

d'y deviner l'existence d'autres principes justifiant son usage. On l'observe au travers

d'une rotation rapide des responsabilités, l'impossibilité de cumul des mandats ou

l'obligation de rendre des comptes en fin de législature67. Mais c'est surtout

l'émergence du Grand Conseil en 1494 qui voit émerger de nombreux débats dans la

cité sur les équilibres à atteindre entre élections et tirage au sort et sur les qualités

requises chez un bon gouvernant68. L'inclusion de la petite bourgeoisie, voire d'une

partie des classes populaires au sein de certaines charges publiques permet à nombre

de Florentins de s'enorgueillir de leur système politique. Mais même si l'idée selon

laquelle tous les citoyens doivent avoir le même accès aux charges publiques est

fréquemment partagée69 le gouvernement florentin reste en grande partie de caractère

oligarchique. La cooptation et la tenue de discussions en dehors des cercles officiels

du pouvoir restent la règle.

66  SINTOMER  Y.,  Petite  histoire  de  l'expérimentation  démocratique,  tirage  au  sort  et  politique  d'Athènes  à  nos  jours,  op.cit.,  p.56    67  Ibid.,  p.63    68  DOWLEN  O.,  The  political  potential  of  sortition,  a  study  of  the  random  selection  of  citizens  for  public  office,  op.cit.,  p.108    69  Ibid.,  p.115-­‐116  

41

Enfin la pratique de" l'insaculación", une forme de tirage au sort, au niveau

municipal en Espagne du XIVème au XVIIIème siècle reste à signaler70, tout comme

celle opérée à l'échelle des "Cortes", ou parlements espagnols durant le XVIème

siècle. Le système municipal, s'inspirant des techniques italiennes, relève également

d'une procédure destinée à atténuer les conflits. Mais il est également l'occasion de

permettre à chaque groupe social d'être représenté. Le tirage au sort permet de

recréer un microcosme de la communauté, pour reprendre Sintomer71. On retrouve

ici, étrangement, l'un des arguments qui est aujourd'hui à nouveau utilisé pour

justifier de l'usage du hasard : le fait que le tirage au sort permette, appliqué à un

grand nombre de citoyens, de représenter un "échantillon" de la société. Toutefois la

comparaison s'arrête là. Les Espagnols du Moyen-Âge ignoraient tout du mécanisme

de probabilité et d'échantillon représentatif, et le choix des groupes destinés à être

représentés reflétait l'organisation des guildes et des corporations d'alors, chaque

personne n'étant pas considéré dans son individualité mais par le groupe social

auquel elle appartient. La volonté de pacifier les relations sociales, elle, reste

présente.

Nous le constatons, le tirage au sort a fréquemment été utilisé tout au long

de notre histoire. Et il est probable que d'autres usages aient également eu cours hors

d'Europe et sans doute au sein de systèmes politiques variés. Car si nous pensons son

usage strict comme le plus démocratique, cela reste principalement dû aux réflexions

des philosophes. Platon, Aristote, Rousseau ou Montesquieu ont été amenés à penser

à des formes "pures" des régimes politiques, et eux-mêmes en contrepartie en

proposaient des formes mixtes. Nous constatons que le tirage au sort a eu sa place au

sein de gouvernements mixtes72, y compris dans des gouvernements à dominante

oligarchique voire, nous l'avons vu pour l'Espagne, monarchique. En soi, le tirage au

sort ne signifie rien. Il n'est qu'un procédé de gouvernement. Il convient d'observer le

dispositif général qui l'entoure, le pouvoir accordé à ceux que sa main choisit mais

70  SINTOMER  Y.,  Petite  histoire  de  l'expérimentation  démocratique,  tirage  au  sort  et  politique  d'Athènes  à  nos  jours,  op.cit.,  p.79  71  Ibid.,    p.83  72  Nous  reprenons  ici  l'expression  de  Rousseau,  voir  ROUSSEAUJ-­‐J.,  Du  contrat  social  [1762],  op.cit.,  p.235  Livre  III  Chapitre  VII  

42

aussi les desseins qu'il traduit. Sur le modèle pragmatique et expérimental de Dewey

nous éviterons donc de réduire l'idéal démocratique, à prendre ici en termes moraux,

à un procédé décisionnel.

2.  Pourquoi  le  tirage  au  sort  a  disparu.  Transformations  conceptuelles  et  

techniques  des  systèmes  de  pouvoir  occidentaux  

Dans ce cas comment comprendre la disparition totale de l'usage du hasard

dans les domaines législatif et exécutif des gouvernements occidentaux à partir du

XVIIIème siècle ? Cette disparition a-t-elle un lien avec les glissements du terme

"démocratie" dont, nous l'avons vu, il convient de ne pas le réduire trop vite à cette

procédure ? Ces interrogations amènent immanquablement à faire basculer nos

interrogations sur un autre type de procédé, à savoir le procédé électif. Toutefois il

sera nécessaire d'éviter tout élargissement imprudent. Nous devrons donc avant tout

nous demander comment les concepteurs des systèmes démocratiques modernes ont

fait triompher l'élection, et quels intérêts a pu servir l'introduction du mécanisme

électoral. Nous devons interroger à la fois le glissement sémantique, les justifications

morales et pratiques apportées par ces acteurs mais également les intérêts matériels et

sociaux qui se trouvaient promus par l'introduction du vote. Nous avions déjà pu en

percevoir certaines facettes avec le discours porté par Constant en faveur du système

représentatif et sa défense de la figure du bon propriétaire. Un tel intérêt doit nous

permettre de comprendre le caractère incongru que possèdent aujourd'hui les

propositions d'introduction du tirage au sort.

Les philosophes des Lumières n'oblitèrent pas encore le tirage au sort et

l'abordent comme un procédé de la même importance que l'élection. Rousseau ou

Montesquieu évoquent son utilisation, mais aucun n'en préconise un usage unique.

Nous l'avons vu chez Rousseau par exemple, où il suggère plutôt de le mêler à

l'élection et de le réserver surtout aux tâches politiques les plus simples73. La

confiance dans le tirage au sort reste ambivalente, semblable à celle que l'on place 73  ROUSSEAUJ-­‐J.,  Du  contrat  social  [1762],  op.cit.,  p.265  Livre  IV  Chapitre  III  

43

dans la sagesse des foules ou dans les capacités politiques de l'homme du commun.

Ainsi les révolutions anglaise, américaine et française seront venues sonner le glas de

la possibilité d'user du hasard. Celui-ci, perçu comme un système archaïque, se

trouve disqualifié pour plusieurs raisons. On y compte notamment l'invention de la

fiction de la représentation au travers de parlements élus, la disparition du principe

de rotation mais également l'émergence de professionnels de la politique.

En justifiant de l'usage du vote et de l'élection, les participants aux

révolutions du XVIIème et XVIIIème siècles consacrent le principe de souveraineté

nationale, ils affirment que la volonté générale peut se déléguer par l'intermédiaire de

représentants dont les conditions d'éligibilité apparaissent souvent plus restrictives

que celles accordés au citoyens pour voter. Nous ne referons pas ici le débat entre

souveraineté populaire et nationale, celui-ci a déjà été évoqué en décryptant les

œuvres de Rousseau et Constant. Toutefois il est à signaler que l'invention des

régimes représentatifs consacre l'affrontement entre le principe électif et le principe

de rotation, et la défaite de ce dernier. Par l'analyse de la pensée d'Harrington,

Bernard Manin montre que c'est l'élection à intervalles réguliers qui désormais est

jugée suffisante pour permettre à tous de participer à la vie politique74. Il suffit que le

système politique permette aux meilleurs parmi les citoyens d'accéder aux

responsabilités politiques et aux électeurs de pouvoir voter fréquemment. Le vote par

intervalle est perçu comme une participation politique suffisante qui convient à la

majorité des citoyens. S'y conjugue également une confiance bien plus marquée dans

la capacité des masses à pouvoir désigner les plus méritants par le biais de l'élection75

à l'inverse du hasard vu comme une procédure irrationnelle.

Mais le mouvement le plus large contrariant l'usage du hasard semble être

l'émergence d'une classe d'élus. Sa défense se mêle aux raisons évoquées

précédemment. Elle se mêle également au discours sur les liens entre vertu et aisance

des représentants. Constant justifie cette émergence en comparant les représentants à

74  MANIN  B.,  Principes  du  gouvernement  représentatif,  op.cit.,  p.95-­‐96    75  Ibid.,  p.100    

44

des intendants76 : les élus doivent être au service des citoyens qui ne peuvent pas

consacrer leur temps aux affaires politiques et préfèrent l'utiliser pour le commerce.

La politique est donc une tâche qui requiert savoir-faire et connaissance, comme

n'importe quel ouvrage industriel ou artisanal. C'est cette conception qui mènera peu

à peu à la professionnalisation du monde politique.

De plus l'élection, on le perçoit peu à peu à l'époque, a tendance à désigner

les membres des classes sociales les plus aisées77. S'il s'agit d'un lieu commun

aujourd'hui pour les sciences sociales, les mécanismes de violence symbolique et de

légitimité culturelle sont bien sûr inconnus à l'époque et le choix des électeurs est

perçu comme la désignation rationnelle des meilleurs. Ce constat de la corrélation

entre éligibilité et position sociale est d'ailleurs loin d'être évident à ses départs, ce

qui incite les concepteurs d'élections à établir des restrictions de richesse pour

pouvoir être élu représentant, comme nous l'avons vu avec Constant78. Cette

corrélation entre appartenance aux classes aisées et possibilité de se voir élu est plus

rapidement observée aux Etats-Unis79 puis son constat gagne l'Europe. Les critères

d'éligibilité tombent peu à peu au cours des siècles suivants et s'accompagnent d'un

élargissement du corps d'électeurs, l'usage de la procédure élective ayant démontré

qu'elle ne remettait pas fondamentalement en cause l'ordre social. Elle permet de

garantir ce que Manin qualifie de principe de distinction des régimes représentatifs.80

Autrement dit : la mise en place délibérée de "citoyens distingués" à la tête des

fonctions politiques durant le XVIIIème siècle. Si en Grande-Bretagne la

représentation politique est conçue comme une façon d'avaliser une autorité

"naturelle", la France révolutionnaire est le lieu des mesures les plus explicites

formulées dans l'optique d'une différenciation entre citoyens qualifiés de "passifs" et

"actifs". L'élaboration par la Constituante de 1789 du cens d'éligibilité, ou "condition

du marc d'argent", doit éviter l'accès au pouvoir de n'importe quelle personne issu du

corps d'électeurs en limitant le nombre de potentiels représentants à 1% de la 76  CONSTANT  B.,  De  la  liberté  des  Anciens  comparée  à  celle  des  Modernes  [1819],  op.  cit.  p.39    77  MANIN  B.,  Principes  du  gouvernement  représentatif,  op.cit.,  p.92    78  CONSTANT  B.,  Principes  de  politique  applicables  à  tous  les  gouvernements  représentatifs  (1815),  op.cit.,  p.105    79  MANIN  B.,  Principes  du  gouvernement  représentatif,  op.cit.,  p.169    80  Ibid.,  p.124    

45

population totale81. Il est toujours complexe de connaître les raisons menant à une

telle discrimination, les plus altruistes en appellent à la stabilité de l'Etat, mais

également à la lutte contre la corruption, toujours dans l'idée selon laquelle le citoyen

non-propriétaire serait moins vertueux, plus fasciné par l'argent et ainsi plus facile à

corrompre. Ces classes d'arguments font écho à d'autres, plus intéressants où cette

fois ce sont les propriétaires qui défendent eux-mêmes leur vertu sous prétexte qu'en

possédant la terre ceux-ci partageraient les mêmes intérêts que ceux garantissant la

permanence et la sauvegarde de l'Etat. En proclamant "l'Etat c'est nous", les

propriétaires ne mettent-ils pas en lumière des liens intrinsèques entre la nature

même de l'Etat, l'histoire de sa formation, et la position de ses dirigeants ?

Enfin et surtout, l'élection se conçoit comme l'expression d'une volonté,

tandis que le tirage au sort, par nature, n'en est issu d'aucune. Or les régimes

représentatifs semblent se rattacher à un second principe, celui de consentement82. Ce

principe, inspiré de la philosophie de Locke trouve également ses sources dans

l'établissement des assemblées médiévales et dans la réglementation progressive de

l'usage du sort opérée par l'Eglise au cours des siècles. Si les théories du contrat

social ayant inspiré le législateur se basent sur l'expression du consentement des

gouvernés, alors elles demandent bien à ces mêmes gouvernés d'exprimer une

volonté, or l'expression d'une volonté ne peut s'obtenir par l'usage du hasard.

Le principe de consentement se confond avec la notion de participation

politique et supplante l'idée de rotation sur le temps long historique. Le Moyen-Âge

voit émerger des assemblées dans les royaumes occidentaux, assemblées de plus en

plus fréquemment convoquées pour permettre aux autorités de lever plus d'impôts

par l'application du principe dit Q.O.T, quod omnes tangit, ab omnibus tractari et

approbari debet. Issu du droit romain et redécouvert au XIIème siècle, cette notion

signifie que "ce qui touche tout le monde doit être approuvé par tout le monde"83.

81  GUENIFFEY  P.,  Le  Nombre  et  la  Raison,  La  révolution  française  et  les  élections,  Editions  de  l'EHESS,  1993,  Paris,  p.100  82  MANIN  B.,  Principes  du  gouvernement  représentatif,  op.cit.,  p.115    83  ROSANVALLON  P.,  La  Contre-­‐démocratie.  La  politique  à  l'âge  de  la  méfiance,  Seuil,  Paris,  2006,  p.129    

46

Cette formule évoque une "approbation" et non une participation, ce qui permet ainsi

d'établir et justifier le glissement d'une participation aux responsabilités politiques

qui serait permise à tous sur base du tirage au sort, à l'expression régulière d'un

consentement opéré par les administrés par le biais du vote ou de l'élection de

représentants.

Enfin nous l'avons déjà signalé, le tirage au sort n'est censé être l'expression

d'aucune volonté, y compris d'une volonté surnaturelle ou fictive. Il aurait été

pourtant possible d'y voir l'expression d'une volonté divine, comme cela était le cas

lors de son usage sous la Rome antique84, mais une telle utilisation s'est vue frappée

d'interdiction par l'Eglise. L'usage du sort n'est vu comme moralement acceptable

dans les sociétés médiévales occidentales que lorsqu'il est dénué de tout caractère

religieux, autrement dit lorsque l'on ne le voit que comme la pure manifestation du

hasard. Il ne pouvait donc pas être utilisé pour le choix de ses représentants dans un

système basé en parti sur le consentement, et ce d'autant plus dans des sociétés qui en

appelle à la Raison, et déplace la source de la souveraineté de Dieu et/ou son

représentant au peuple lui-même.

Nous le constatons donc, le tirage au sort a disparu peu à peu car celui-ci

s'est vu cantonné au rôle d'une procédure d'évitement des conflits. Le caractère

égalitaire qui pouvait être décrypté dans sa fonction aura été en quelque sorte court-

circuité par la proclamation du droit de vote comme principe d'égalité et comme

expression du consentement. Ces conceptions semblent encore très prégnante dans

nos sociétés, et si la question du tirage au sort revient dans le débat démocratique, il

serait intéressant de voir si cette configuration est rediscutée ou bien si la justification

de l'usage du hasard prend d'autres chemins.

84  MANIN  B.,  Principes  du  gouvernement  représentatif,  op.cit.,  p.115    Si  nous  n'avons  pas  évoqué  le  tirage  au  sort  à  Athènes  comme  démonstration  de  la  volonté  des  dieux  c'est  qu'il  a  été  démontré  que  son  usage  n'avait  tout  simplement  rien  de  religieux,  voir  HANSEN  M.  H.,  The  Athenian  Democracy  in  the  Age  of  Demosthenes,  op.cit.  

47

3.  Les  apports  des  analyses  statistiques  :  la  démocratie  est-­‐elle  un  jeu  

comme  les  autres  ?  

Nous l'avons vu, la procédure du tirage au sort en politique a connu une

histoire mouvementée au fil des siècles en occident. Son usage s'est tari avec

l'émergence des systèmes représentatifs, à l'exception du domaine judiciaire, où il

reste encore utilisé pour la création des jurys, inspirés en France par les exemples

américain et anglais. Le tirage au sort s'est ainsi vu confiner à des tâches précises (le

jugement en cour d'assise) et exclure de celle de produire des règles générales

concernant l'ensemble de la société (domaine législatif). Nous l'avons constaté, le

procédé du tirage au sort était désomais largement engoncé dans le seul rôle de

garant d'impartialité, au détriment de la possibilité qu'il donnait aussi d'accorder à

tous l'égale probabilité d'accéder aux fonctions politiques ou de refléter plus

fidèlement l'opinion générale. La notion d'échantillon représentatif reste, elle,

inconnue jusqu'à la fin du XIXème siècle, tandis que les calculs statistiques et l'usage

des probabilités restent encore des disciplines jeunes à l'heure des révolutions du

XVIIIème siècle. Or ce sont principalement ces domaines, conjugués à l'élaboration

des premiers sondages au XXème siècle qui vont contribuer à impulser une nouvelle

réflexion sur la question du hasard en politique, voire même à sa domestication, au

travers de nouvelles expérimentations démocratiques.

Concevoir qu'une assemblée tirée au sort puisse représenter une version en

miniature de la société dans son ensemble est une idée nouvelle et sa démonstration

scientifique donne de nouveaux gages à l'utilisation du tirage au sort. Elle se lie au

débat habituel sur le rôle du représentant. Le représentant doit-il être une sorte

d'image-miroir du peuple ? Mais s'il est choisi parmi les meilleurs, n'a-t-il pas plutôt

prétention, par ses capacités jugées supérieures, à guider la nation ? Il est ici

intéressant de constater que des progrès en mathématiques ont permis par ricochet de

bousculer les représentations politiques traditionnelles. Ainsi l'extension du champ

des connaissances humaines provoque des effets contradictoire et chaotiques, la

réflexion sur les probabilités et sur le concept d'échantillon représentatif est venu

impacter certains concepts de science politique. Le développement des calculs de

48

probabilités s'appuie notamment sur les travaux de Pascal du XVIIème siècle et par

la suite sur ceux de Condorcet. Il prend par la suite son essor à partir du XVIIIème

siècle avec son application croissante aux jeux de hasard, développement qui conduit

d'ailleurs à l'élaboration des premières loteries nationales dont la Loterie royale de

France85 en 1777 qui reste jusqu'à aujourd'hui une source non négligeable de revenus

pour l'Etat.

En parallèle la comptabilisation des populations nationales prend son essor

et s'accompagne d'une amélioration des outils statistiques mis à la disposition de

l'Etat. Paradoxalement, en prétendant gérer leur population, les administrations

doivent non plus considérer leurs nationaux en ensemble de guildes, d'ordres ou de

corporations mais comme des individus, pris un par un et tous égaux en leur qualité

de simple individu. Le développement des recensements au XIXème siècle, la

tentation d'utiliser des moyennes et ce que l'on nomme alors des "échantillons

typiques" créent débat. On y trouve d'une part les partisans de l'existence d'un

individu moyen dévoilé par les statistiques comme Quételet mais aussi le docteur

Villermé, et d'autre part les partisans d'un individu dont les spécificités ne sont pas

réductibles à l'outil statistique, comme Claude Bernard86. Quételet notamment tente

d'élaborer des calculs statistiques en s'appuyant sur la loi des grands nombres de

Bernoulli, élaborée en 1713. Cette loi mathématique, à l'origine du concept

d'échantillon représentatif stipule tout simplement que si nous tirons au hasard un

grand nombre de fois par exemple des boules noires et blanches dans une urne dont

nous connaissons le rapport numérique, ce même rapport entre boules blanches et

noires s'observera également dans l'ensemble des tirages réalisés. Mais l'usage des

probabilités appliqué à la démographie humaine ne peut pas permettre de prendre en

compte les spécificités et les besoins de chaque terrain87, elle ne peut tout au plus que

servir à donner des tendances collectives impossibles à appliquer à un seul individu.

L'usage du hasard sera finalement progressivement admis dans l'étude statistique à

85  SINTOMER  Y.,  Petite  histoire  de  l'expérimentation  démocratique,  tirage  au  sort  et  politique  d'Athènes  à  nos  jours,  op.cit.,  p.140    86  DESROSIERES  A.,  La  politique  des  grands  nombres  Histoire  de  la  raison  statistique,  La  découverte,  2010,  460  p.,  p.110-­‐111  87  Ibid.,  p.114    

49

partir du début du XXème siècle88 mais sous des conditions restrictives qui excluent

notamment l'usage de quotas. Ainsi l'emploi du hasard dans les statistiques diffère

des sondages où la question de la constitution de l'échantillon représentatif par quotas

reste aujourd'hui encore sujet à débats. De même la question ou non de quotas selon

le genre ou l'origine géographique s'était posée pour le Forum National d'Islande de

2010 ou pour les expériences de tirage au sort réalisées en Colombie Britannique89.

De façon générale, l'élaboration des sondages, et l'âge d'or qu'ils connaissent

aujourd'hui ont énormément contribué à populariser l'idée selon laquelle un petit

groupe de personnes, numériquement réduit au millier la plupart du temps, pouvait

permettre d'apprendre de l'ensemble d'une population. Le succès croissant des

enquêtes d'opinion a permis aux instituts de sondage de jouer un véritable rôle

politique et de prétendre, aux côtés de l'élection et du référendum, dire la "réalité de

l'opinion publique"90.

Les premières années d'élaboration des enquêtes d'opinion auront toutefois

été laborieuses, notamment vis-à-vis du monde universitaire mais également dans

l'élaboration de méthodes statistiques fiables, élaboration qui tenait alors plus de

l'intuition que de véritables logiques mathématiques. La forme des sondages ne cesse

de varier et de suivre des méthodes différentes durant les années 4091. Pour exemple

les échantillons pris diminueront au fil du temps jusqu'à atteindre la barre

traditionnelle et symbolique de 1000 personnes (nombre qui ne connaît d'ailleurs

aucune justification statistique en soi). Par la suite les sondages gagnent peu à peu en

légitimité, notamment par la prédiction réussie de l'élection de Roosevelt en 1936. Si

jusqu'à aujourd'hui leur usage reste encore sujet à polémiques, force est de constater

qu'ils semblent avoir rempli une place jusque là laissée vacante dans nos systèmes

politiques. En prétendant donner sans cesse l'avis de ce que serait l'opinion

88  BLONDIAUX  Loïc,  La  fabrique  de  opinion  Une  histoire  sociale  des  sondages,  Le  Seuil,  1998,  Paris,  p.170-­‐171    89  SINTOMER  Y.,  Petite  histoire  de  l'expérimentation  démocratique,  tirage  au  sort  et  politique  d'Athènes  à  nos  jours,  op.cit.,  p.182    90  BLONDIAUX  Loïc,  La  fabrique  de  opinion  Une  histoire  sociale  des  sondages,  op.cit.,  p.15  91  Ibid.,  p.176    

50

publique92, ils ont sans doute contribué également à renforcer cet argument d'autorité

jusque là difficilement saisissable. En opposant incessamment les sondages et les

données de l'opinion publique face à l'argumentation des experts, à des députés qui

"connaissent le terrain", n'ont-ils pas légitimé à nouveau l'opinion du citoyen lambda

?

Enfin l'étude des nombres, outre la multiplication des expériences que nous

citerons par la suite comme les sondages délibératifs de Fishkin, donne parfois des

résultats étonnants. En prenant comme base un modèle simplifié d'assemblée et du

comportement de ses représentants, des chercheurs en statistiques, en physique, en

économie et en science politique de l'Université de Catane93, en Italie, ont tenté de

démontrer que dans certains cas l'introduction d'une part de tirage au sort dans un

système monocaméral permettait à celui-ci de prendre davantage de décisions

favorables à l'intérêt général. Cette étude reste bien entendu très expérimentale, mais

elle a le mérite de bousculer nos idées reçues. En usant d'un diagramme de Cipolla

qui répartit les individus en fonction de l'importance qu'ils donnent à leur intérêt

personnel et leur intérêt général, l'équipe de Pluchino a tenté de démontrer94 que dans

un système de bipartisme, plus la différence entre ces deux partis étaient élevée, plus

un nombre élevé de représentants tirés au sort était nécessaire afin de contrer le

principe de Peter95 et promouvoir ainsi une meilleure efficience96 de l'assemblée. En

prenant bien entendu toutes les précautions d'usage, cette étude tend ainsi à 92  Avec  toutes  les  précautions  d'usage  portant  sur  sa  réalité  ou  sa  qualité  d'artefact,  voir  BOURDIEU  P.,  «  L'opinion  publique  n'existe  pas  »,  in  Les  Temps  modernes,  29  (318),  janv.  73  :  1292-­‐1309  93   PLUCHINO   A.,   GAROFALO   C.,   RAPISARDA   A.,   SPAGANO   A.,   CASERTA   M.,   "Accidental  Politicians:   How   Randomly   Selected   Legislators   Can   Improve   Parliament   Efficiency",   in  Physica   A   390,   2011,   3944-­‐3954,     disponible   sur   arxiv.org/abs/1103.1224     consulté   le  10.06.13  Ce  groupe  s'est  également  fait  connaître  plus  récemment  en  affirmant  que  l'usage  du   hasard   dans   la   gestion   des   marchés   financiers   était   plus   efficace   que   les   décisions   de  traders.    94  Ibid.,  p.17    95   On   entend   par   principe   de   Peter   une   conséquence   perverse   des   systèmes   hiérarchique  humains  que  l'on  traduit  grossièrement  par  le  fait  que  "tout  employé  tend  à  s'élever  dans  la  hiérarchie   jusqu'à   son   niveau   d'incompétence   maximal".   Elle   désigne   ici   le   fait   que   le  système  partisan  promeut  des  décisions  que  les  représentants  n'auraient  pas  prises  de  façon  indépendantes  car  les  jugeant  trop  mauvaises.  96   Cette   étude   entend   par   "efficience"   un   plus   grand   nombre   de   décisions   favorables   à  l'intérêt  général  

51

démontrer que l'introduction de hasard dans le jeu démocratique permettrait de

"l'améliorer".

La question de l'usage du hasard a ainsi le mérite d'être posé, et il serait très

intéressant d'observer les suites qui seront données à la démonstration de l'équipe de

Pluchino, Elle montre que les modèles statistiques n'ont pas fini d'interroger nos

pratiques politiques et que c'est par un dialogue incessant entre toutes les sciences

que nous pouvons espérer faire avancer le champ de nos savoirs et améliorer nos

systèmes politiques.

52

III.  Le  nouvel  esprit  du  hasard  :  critiques  de  l'élection,  

mutations  démocratiques  et  expérimentations  

locales

La connaissance des liens entre démocratie et tirage au sort est longtemps

restée cantonnée à quelques spécialistes du système athénien et de la philosophie

grecque. Pourtant, parallèlement à une remise en question croissante des systèmes

électoraux contemporains, l'idée du tirage au sort essaime également à nouveau au

sein de certains groupes alternatifs, par exemple en France au travers des figures

d'Etienne Chouard97 ou du Mouvement Colibris98, récemment lancé par Pierre

Rabhi. Ces réclamations d'une constituante formée par tirage au sort sont

originales, au sens où elles proviennent d'une base citoyenne alors que les

améliorations se réclamant de la démocratie participative ou délibérative

proviennent plus communément des instances politiques elles-mêmes.

Nous tenterons donc de savoir tout d'abord pourquoi les systèmes se

réclament de la démocratie font aujourd'hui l'objet de critiques particulièrement

acérées, pour ensuite aborder la question de la démocratie participative et de la

gouvernance vue comme solutions à la crise politique actuelle. Il conviendra d'en

dégager les apports et les critiques, et également de comprendre les liens entre

tirage au sort et la volonté affichée par une grande diversité d'acteurs "d'améliorer

la démocratie". Cela sera également l'occasion pour nous d'évoquer les premières

expériences de tirage au sort qui ont précédé l'expérience islandaise et de

97  Voir  notamment  etienne.chouard.free.fr/Europe  consulté  le  10.06.13  Etienne  Chouard,  autodidacte  dont  les  opinions  ont  été  fortement  médiatisées  à  l'occasion  du  référendum  sur  la  Constitution  européenne,  est  depuis  devenu  un  fervent  défenseur  de  l'usage  du  tirage  au  sort.  Si  ses  propos  semblent  avoir  un  certain  écho,  certaines  de  ses  interventions  semblent  pêcher  par  excès  d'enthousiasme  et  des  explications  très  monocausales.  98  colibris-­‐lemouvement.org/revolution  consulté  le  10.06.13  

53

comprendre plus globalement le contexte général dans lequel ces expériences ont

été menés.

1.  Pourquoi  les  élections  ne  suffisent  plus  ?  Critiques  et  transformations  

de  la  représentation  

Parler de la crise de nos systèmes politiques est presque devenue un lieu

commun, crise s'ajoutant à la liste innombrable de celles que notre époque est

censée traverser. La faillite de l'esprit démocratique, l'inertie, la surdité ou la

corruption des élites politiques sont fréquemment dénoncés et vus comme des

causes patentes de la multitude d'autres défis que doivent affronter nos sociétés

post-modernes. Ces critiques relèvent parfois de cette rengaine désabusée sur la

politique et les politiciens, "tous incapables", qui finalement semble avoir toujours

existé. Mais d'autres indicateurs doivent également nous mettre la puce à l'oreille.

Il ne s'agit pas seulement d'une vieille antienne, mais également d'un véritable

trouble qui traverse nos sociétés, et notamment les sociétés occidentales.

La supposée crise des régimes représentatifs s'observe par plusieurs

indices, que nous expliquerons par trois grandes tendances observées dans

l'évolution de ces régimes. Ces tendances semblent s'appliquer autant de façon

interne, dans la structure même des systèmes représentatifs, que de façon externe,

dans les transformations du comportement des électeurs et l'émergence de

nouvelles manières de faire de la politique. De façon générale les indices qui nous

font traditionnellement diagnostiquer un affaissement des régimes représentatifs

nous font plutôt prendre conscience qu'il s'agit non pas tant d'une crise mais plutôt

d'une transformation, d'une métamorphose et d'une complexification de nos

systèmes politiques et d'un jeu démocratique qui ne se limite plus à l'élection.

Enfin ces tendances peuvent également être liées à des raisons beaucoup plus

profondes et plus pessimistes, que nous pourrions qualifier de

54

"superstructurelles", à savoir pour Wendy Brown99 ou Guy Hermet100 l'entrée de

nos sociétés dans un régime de délitement progressif de l'idéal démocratique.

La baisse tendancielle du taux de participation aux élections est la

preuve la plus ressassée de la crise du politique. Si elle témoigne notamment d'un

décrochage des classes populaires et d'un certain désintérêt pour la chose

publique, la réalité reste bien sûr beaucoup plus complexe. Les études sur

l'abstention nous montrent que la volatilité de l'électorat s'accroît et qu'elle se lie à

des comportements stratégiques chez l'électeur. Ce dernier tend ainsi à estimer

l'importance d'une élection et à ne pas voter lors de l'absence de véritables enjeux.

De façon plus large la baisse de la participation dans les instances politiques

traditionnelles se traduit aussi par ce que Bernard Manin qualifie "d'érosion des

fidélités partisanes"101. Cette érosion se manifeste par la réduction du nombre

d'adhérents dans les partis politique et un affaiblissement des attaches partisanes

mais elle ne doit pas pour autant laisser croire à un affaissement global du rôle des

partis. Ces derniers restent toujours les maîtres du jeu de la démocratie

représentative, un système qui a progressivement fait des partis ces briques

élémentaires.

Autre cause interne qui vaut aux systèmes représentatifs d'être vertement

critiqué, la composition des assemblées peine à représenter la diversité de leurs

pays. En France la part de femmes à l'Assemblée nationale en 2012 est encore

limitée à 26,9% tandis qu'au niveau local 13% des maires sont des femmes102.

Alors que les employés et ouvriers représentent la moitié de la population active,

3% seulement des députés proviennent de ces catégories socio-professionnelles103,

un constat identique à l'échelle locale. Contrairement à la représentation féminine,

la quantité d'élus issue de ces milieux n'a fait que baisser depuis un siècle. Les

99  W  BROWN,  op.cit.  100  HERMET  G.,  L'Hiver  de  la  démocratie,  Paris,  Armand  Colin,  2007  101  MANIN  B.,  Principes  du  gouvernement  représentatif,  op.cit.,  p.310    102  Voir  haut-­‐conseil-­‐egalite.gouv.fr  consulté  le  10.06.13  103  ROUBAN  L.,  Les  députés  de  2012  :  quelle  diversité  ?,  Note  de  recherche  CEVIPOF,  n°  8,  5  p.  disponible  sur  cevipof.com  consulté  le  10.06.13    

55

catégories d'âge les plus jeunes sont également sous-représentées à tous les

échelons. Enfin la représentation des "minorités visibles" reste quasiment

inexistante hormis pour les départements d'outre-mer, tout comme pour les

minorités sexuelles où seuls trois parlementaires sur plus de 900 assument leur

différence d'orientation sexuelle104. Ces inégalités au sein des assemblées sont

particulièrement aigües en France mais persistent également dans la plupart des

régimes représentatifs. L'Islande toutefois reste à la pointe en terme de parité

homme/femme, une parité rendue possible notamment grâce à l'action dans les

années 90 de la Kvenna Listin ou "Parti des femmes" qui avait fait de l'accès des

femmes au pouvoir un des points centraux de son programme et a sans doute

contribué à sensibiliser les Islandais à la question de la représentativité.

Ces contradictions nous ramènent aux débats sur la fonction de la

représentation. Si le mécanisme électoral est censé sélectionner les meilleurs et

établir ainsi un principe de distinction, ne faut-il pas accepter ces inégalités ? Cela

ne signifie-t-il donc pas que les hommes cadres âgés, blancs et hétérosexuels ne

sont pas plus aptes à gouverner ? Notre société semble se montrer de plus en plus

sensible à ces différences de traitement et refuse peu à peu une telle hypothèse.

Mais dans ce cas, cela signifie qu'il nous faut voir une autre fonction aux

assemblées élues, qui serait de représenter au sens strict le corps électoral, d'être

un miroir en miniature de ce dernier. Or nous l'avons vu, un tel objectif n'avait

jamais été prévu par les fondateurs des démocraties modernes, bien au contraire

l'extension du suffrage s'était opéré car on constatait qu'elle ne bouleversait pas la

composition des corps élus…

À ces contradictions internes au système représentatif dont nous n'avons

fait qu'effleurer les enjeux, il faut ajouter que les rapports entre les structures de

gouvernement et les nouvelles formes de militantisme politique ont aussi

fortement évolué ces dernières années. A la manière d'un contrefort, Pierre

104  ZAPPI  S.,  "Sergio  Coronado  appelle  les  députés  homosexuels  à  "sortir  du  placard"",  in  lemonde.fr,  le  05.07.12  consulté  le  10.06.13  

56

Rosanvallon décrit ainsi une "contre-démocratie"105 dont l'existence viserait à

pallier les défauts des démocraties traditionnelles et surtout à surveiller et prévenir

tout ce qui serait jugé comme un dépassement des prérogatives d'un

gouvernement supposé démocratique. Cette analyse des contre-pouvoirs permet

ainsi de mieux saisir la dynamique de nouveaux mouvements politiques, et l'on

peut par exemple citer les projets mis en œuvre par l'association islandaise

Citizens Foundation. Son projet de Skuggathing106107 ou "parlement fantôme",

permet, en plus d'améliorer l'interaction des Islandais avec leur élus, de suivre

davantage leur action, mais également de les surveiller et de pointer leurs

faiblesses. Ainsi la contre-démocratie se glisse entre les intermittences de

l'expression démocratique traditionnelle, qui ne se réalise qu'à l'occasion de

l'usage du vote. Elle est l'expression d'une défiance et d'une vigilance accrues vis à

vis des instances traditionnelles. La surveillance, ici, se hisse en valeur

démocratique lorsqu'elle est l'expression d'une inquiétude, d'un contrôle exercé

par le citoyen sur l'activité de ses parlementaires108. Elle se mêle également à un

autre fait, celui selon lequel il est tout simplement beaucoup plus simple en terme

de ressources pour de simples citoyens d'exercer une critique et un contrôle sur un

pouvoir plutôt que de tenter de le renverser et de prendre sa place. Cette action,

cette "puissance du refus" s'incarne ainsi dans une forme de "souveraineté sociale

négative"109, négative au sens où elle constitue une forme de réaction face aux

pouvoirs traditionnels.

Dans un registre plus polémique, le système représentatif est également

accusé aujourd'hui de se dessaisir progressivement de l'idéal démocratique qu'il

prétendait incarner. Les critiques de Wendy Brown à cet égard sont

particulièrement virulentes.

105  ROSANVALLON  P.,  La  Contre-­‐démocratie.  La  politique  à  l'âge  de  la  méfiance,  op.cit.  106  betraisland.is,  voir  aussi  citizens.is,  consultés  le  10.06.13  107  Ce  projet  a  notamment  été  mis  en  œuvre  par  Smári  McCarthy,  activiste  islandais  et  un  des  fondateurs  du  Parti  Pirate  Islandais  dont  les  centres  d'intérêts  portent  notamment  sur  les  nouvelles  formes  de  démocratie  et  l'usage  du  crowdsourcing.  108  ROSANVALLON  P.,  op.cit.,  p.36    109  ROSANVALLON  P.,  op.cit.,  p.20    

57

Par l'étude des dynamiques politiques étatsuniennes, celle-ci réfute l'idée

d'une démocratisation progressive des régimes représentatifs qui modifieraient le

fonctionnement de leurs institutions en conséquence. Tout comme Dewey

considère que la démocratie reste un régime soumis aux turpitudes de l'Histoire,

elle estime qu'aujourd'hui nous sommes rentrés dans une phase dite de "dé-

démocratisation". Cette phase se crée par l'addition de deux logiques politiques

qui par leurs actions défont cette dimension démocratique, à savoir les idéologies

néolibérale et néoconservatrice. Ainsi le néolibéralisme et l'entrée de la rationalité

économique dans tous les aspects de la vie impulseraient une dé-démocratisation

par quatre aspects110, à savoir une dévalorisation de la participation politique ; une

transformation des problèmes politiques en problèmes individuels auxquels le

marché saurait, lui, répondre ; l'illusion du choix entretenue chez un citoyen

considéré avant tout comme consommateur ; et enfin une re-légitimation de l'Etat

à travers une vision entrepreneuriale de ses fonctions, une application de

méthodes managériales111. C'est ce dernier aspect qui nous intéressera par la suite,

l'élaboration du Forum National islandais ayant trouvé son inspiration notamment

dans les processus de management d'entreprises. Son usage corrobore-t-il ou

réfute-t-il les observations de Brown ? Il sera nécessaire d'en parler.

Ces derniers constats et les critiques radicales qu'ils formulent appellent

bien entendu de plus amples développements. Nous les creusons déjà au long de

notre mémoire par l'évocation des critiques apportées contre le tirage au sort, nous

l'examinerons également à travers la critique de la gouvernance et la mise en place

d'une gestion rationnelle de la prise de décision collective. Dans tous les cas, nous

constatons que le principal symbole de nos régimes représentatifs, à savoir le vote,

est lui même remis en cause et source de débats.

110  BROWN  W.,  op.cit.  p.703    111  BROWN  W.,  op.cit.,  p.705    

58

2.  Expériences  et  pièges  de  la  démocratie  participative  

Nous l'avons signalé, le concept démocratique et les régimes représentatifs

sont sujets à des changements inédits en ce début de siècle. Ils sont également l'objet

de tentatives pour les transformer de l'intérieur notamment au travers

d'expérimentations dans le champ de ce que l'on nomme désormais démocratie

participative ou démocratie délibérative. De définition extrêmement imprécise, ces

termes semblent désigner aujourd'hui toute forme de participation démocratique

opérée en lien avec des institutions publiques et hors des mécanismes traditionnels

des élections et du référendum. Ces formes d'expériences se distinguent également

par le discours de reconnaissance de la compétence du citoyen, de la prétention à

vouloir accorder à tout un chacun de pouvoir participer activement à la vie

publique112. A priori les expériences de tirage au sort menées aujourd'hui relèvent de

ce champ, et pour cela il convient de comprendre les implications de ce concept tout

comme les usages qui en sont faits par les institutions politiques traditionnelles. En

effet il arrive aussi que la démocratie participative sonne comme un concept

marketing creux, utilisé afin de légitimer des décisions d'ores et déjà prises. Le

discours sur la compétence du citoyen apparaît ainsi comme ambivalent, masquant

parfois d'autres enjeux de pouvoir qu'il convient de saisir.

Aujourd'hui l'encouragement des citoyens à la participation provient ainsi

principalement d'une volonté institutionnelle, du "haut" et parcourt un mouvement

descendant. Mais l'émergence du concept de démocratie participative dans les années

60 relevait plutôt de mouvements et d'associations locales dont le but était de peser

continuellement dans le jeu politique, et non pas seulement à l'occasion des

élections113. En France, les autorités locales se sont depuis largement appropriées le

terme pour en faire un outil de gestion territorial et de consultation des habitants,

mais ce mouvement n'est en rien particulier à notre pays et traverse aujourd'hui tous

112  BLONDIAUX,  Le  Nouvel  Esprit  de  la  démocratie,  op.cit.,    p.89    113  Ibid.,  pp.15-­‐16    

59

les continents114. Pour n'en citer que l'expérience la plus connue, le Budget

Participatif de Porto Alegre au Brésil, en fonction depuis plus de 20 ans, a essaimé

jusqu'en Seine-Saint-Denis. Intégrant des outils de démocratie directe dans la gestion

d'un budget municipal, cet outil et ses limites ont depuis été analysés par des

générations de politistes et de sociologues115. Parfois confondue avec la notion de

gouvernance avec qui elle partage un certain flou, la démocratie participative

bénéficie de l'augmentation des flux d'idées et de dispositifs due à la globalisation.

Elle se caractérise également par la constitution de "professionnels de la

participation"116, et notamment d'entreprises de communication qui tentent ainsi de

se faire une place au sein d'un nouveau marché.

Les critiques portant sur les expériences de démocratie participative mettent,

elles, en avant les usages de ces procédures par les élus et les administrations

publiques. Tout d'abord, celles-ci restent la plupart du temps cantonnées à l'échelle

locale. La compétence du citoyen n'est pas jugée suffisante pour s'exercer sur des

enjeux plus globaux117. Ce manque de confiance dans la participation des citoyens

est une donnée récurrente et traduit avant tout une peur des pouvoirs publics de

"perdre le contrôle" et de se laisser ainsi dépasser par la machine qu'ils auraient eux-

mêmes enclenchée. Elle se traduit par un encadrement souvent très fort des

délibérations pour prévenir ainsi toute possibilité de débordement ou de remise en

question des autorités organisatrices de ces expériences118. La présence des citoyens

peut ainsi apparaître comme servant uniquement à donner un vernis de légitimité à

des décisions déjà prises, comme par exemple dans le cas des enquêtes publiques en

France. Ces dernières semblent se reposer avant tout sur le vieil adage "participer

c'est accepter". Cette nature ambivalente de la démocratie participative oblige ainsi

Loïc Blondiaux à établir le constat suivant :

114  Ibid.,  p.18    115  Voir  notamment  FEDOZZI L., O poder da aldeia : gênese e história do orçamento participativo de Porto Alegre, Tomo editorial, Porto Alegre, 2000 et GRET M. & SINTOMER Y., Porto Alegre. L'Espoir d'une autre démocratie, La Découverte, 2002, Paris  116  BLONDIAUX,  Le  Nouvel  Esprit  de  la  démocratie,  op.cit.,    p.22    117  Ibid.,  p.69    118  Ibid.,  p.74    

60

"Ces nouvelles formes de participation peuvent être pensées à la fois comme

des instruments de dressage et de libération, comme des technologies visant à

canaliser les mécontentements populaires et comme des lieux où une contestation de

l'ordre établi peut trouver à s'exprimer et à se renforcer"119

Nous pouvons nous demander toutefois dans quelle mesure les expériences

de démocratie participative ne pourraient pas à long terme déborder leur cadre

normatif. Si celles-ci dérivent d'une crise de la démocratie traditionnelle et d'une

mutation des valeurs qui la fondent alors elles concourent déjà à la mise en évidence

de cette même crise, elles en sont les symptômes explicites. Nous devons bien

entendu nous garder de toutes prophéties sur l'avenir de nos gouvernements

représentatifs, nous souvenir de Dewey et du fait que la démocratie reste avant tout

une expérimentation permanente en soi. Mais la démocratie participative, en

reconnaissant à chaque citoyen une compétence politique accrue, ne montre-t-elle

pas que nos conceptions du citoyen et de ses capacités apparaissent désormais en

rupture avec les conceptions portées lors de l'élaboration des premiers régimes

représentatifs ?

D'autres critiques portent sur les procédures mêmes des outils de la

démocratie participative. Car ces derniers n'échappent pas non plus à certaines

dynamiques sociales telles que l'inclusion plus importante des classes moyennes et

aisées au sein de ces dispositifs, a contrario des plus pauvres, des plus jeunes ou des

étrangers. Lorsque le dispositif tente de pallier ces différences, celles-ci se retrouvent

dans les mécanismes de prise de parole et d'argumentation. Il est évident que de tels

dynamiques ont dû se trouver aussi à l'œuvre lors de la mise en place et du

déroulement du Forum National islandais. Il sera toujours intéressant de comprendre

comment les organisateurs ont tenté de les désamorcer.

Il reste également capital de ne pas considérer comme allant de soi l'idée

que le rêve de tout citoyen serait d'avoir l'opportunité de pouvoir s'exprimer et influer 119  Ibid.,  p.48  

61

davantage sur la politique de son pays. L'idée d'une "démocratisation souhaitée et

souhaitable" ne doit pas sonner comme une évidence. Comme l'ont montré plusieurs

études120, nombreux sont les citoyens aspirant seulement à voir leurs représentants

travailler correctement. Comme Rosanvallon nous le démontre, il s'agit de distinguer

ici la volonté d'empêcher et la volonté de gouverner121. Les expériences de

démocratie participative se trouvent dans la plupart des cas être impulsées par les

institutions politiques elles-mêmes, qui croient par là répondre à une demande de

leurs administrés.

Autre donnée qu'il s'agira d'observer pour notre exemple islandais, les

tentatives pour éviter tout conflits tout comme la croyance dans l'obtention d'un

consensus général marquent les expériences de démocratie participative. Ces

dernières ne seraient que la solution à un blocage technique, un simple souci de

communication. Elles tendent ainsi à oblitérer de véritables divergences politiques,

des désaccords de fonds qui traversent également notre société comme les différentes

conceptions de l'égalité, le poids de la protection de l'environnement etc. Ces

conceptions de la délibération tendent également à opposer ce qui relèverait du

domaine de l'échange pur et rationnel d'arguments et le domaine de la rhétorique, de

l'art oratoire. En faisant de la délibération une "discussion", pour reprendre les termes

utilisés par Philippe Urfalino122, c'est-à-dire en excluant les éléments d'une

négociation, les expériences de démocratie participative et délibérative prennent le

risque d'ignorer des éléments qui restent irréductibles. Ainsi :

" (…) la délibération est plutôt l’argumentation en situation de décision

collective. Or dans une décision collective ainsi conçue, les participants ne sont pas

nécessairement égaux et tour à tour orateurs et auditeurs ; il n’est pas non plus

toujours exigé que soit respectée la force du meilleur argument. De manière

120  Notamment  HIBBING  J.  et  THEISS-­‐MORSE  E.,  Should  Work,  Cambridge,  Cambridge  University  Press,  2002,  cité  par  BLONDIAUX  L.,  Le  Nouvel  Esprit  de  la  démocratie,  op.cit.,      p.30    121  ROSANVALLON  P.,  op.cit,  p.21    122  P.  URFALINO,  «  La  délibération  n'est  pas  une  conversation  »,  in  Négociations  2/2005  (no  4),  p.  99-­‐114.  

62

générale, la situation de décision collective requiert beaucoup moins d’exigences

normatives qu’une conversation."123

Autrement dit, c'est en reconnaissant les inégalités de fait dans la

délibération publique et c'est en les codant et les cadrant que nous pourrions gagner

en transparence et en efficience dans la procédure. Un tel constat, tous comme ceux

réalisés précédemment, s'applique bien entendu aussi aux assemblées ou aux jurys

tirés au sort. Nous l'avons vu, en soi le tirage au sort n'est qu'une procédure, ses

usages peuvent être multiples et peuvent parfaitement contrevenir à la réalisation

d'idéaux démocratiques.

3.  Jurys  citoyens  et    assemblées  tirées  au  sort  :  observations  et  premiers  

constats    

L'usage du hasard pour former des assemblées ou des jurys fait partie des

procédures utilisées dans les expériences de démocratie participative. Il est donc

légitime de nous demander quelles sont les expériences ayant précédé l'élaboration

du Forum National islandais. En les décrivant et en décryptant leurs enjeux nous

saisirons mieux au passage le mécanisme de globalisation des idées et la façon dont

les expérimentations politiques peuvent essaimer et se diffuser dans les endroits les

plus inattendus. Nous devrons également veiller à ne pas outrepasser nos hypothèses

en imaginant que tels des dominos chaque expérience de tirage au sort influerait sur

la suivante. Nous le verrons par la suite, l'association Mauraþúfan (La Fourmilière)

qui a initié l'expérience islandaise n'a pas directement puisée son inspiration au sein

de ces précédents. Il faut donc plutôt les étudier afin de comprendre pour quelles

raisons les pouvoirs publics, eux, ont accepté ces expériences d'assemblées et se

demander s'il est possible d'y voir des analogies avec le cas islandais.

Il est un fait que jusqu'ici nous avons peu évoqué et qui semblait contrarier

notre affirmation selon laquelle le tirage au sort était devenu non miscible avec les 123  Ibid.,  §32  

63

régimes représentatifs. Il s'agit du fait que son usage a en réalité bien perduré au sein

de nos institutions, mais dans un unique domaine. Nous parlons bien entendu de la

tenue des jurys dans le domaine de la justice, qu'il s'agisse par exemple des jurys

d'assises en France, ou bien des jurys populaires étatsuniens, dont les membres sont

tirés au sort. Si son usage est toléré c'est parce que le rôle des jurés n'est pas de faire

la loi mais de juger, autrement dit de relier la norme générale au cas particulier du

tribunal. Or il s'agit par contre d'une compétence dont les fondateurs des démocraties

modernes ont estimé qu'elle était présente dans l'ensemble du corps électoral. Il s'agit

du sens commun124, ou la capacité à juger ses concitoyens et leurs actes. Issu de la

tradition anglaise, les jurys judiciaires se voient introduits également par les

révolutionnaires français qui s'en inspirent en 1791. Ils connaîtront surtout leur âge

d'or aux Etats-Unis où ils menacent même d'empiéter sur la loi125 pendant le XIXème

siècle. Un premier exemple qui montre qu'il est parfois bien complexe de distinguer

ce qui serait du "sens commun" et de la capacité à créer la loi…

Mais si nous évoquons ici la question des jurys, c'est d'une part parce qu'il

s'agit d'un exemple emblématique de diffusion des pratiques politiques, mais aussi

parce que les jurys restent indirectement à l'origine de nouvelles expériences d'usage

du hasard, comme celles des jurys citoyens durant les années 70. On définit un jury

citoyen comme un groupe de personnes relativement restreint (jusqu'à une vingtaine

de participants), sélectionnés par la sort et volontaires qui doivent délibérer face à

une question posée sur une période relativement courte (quelques jours tout au plus).

Ces jurys, aux formes variables, sont testés par Deniel en Allemagne, et au même

moment par Ned Crosby aux Etats-Unis, qui s'inspire directement des jurys de la

sphère judiciaire126. Les jurys citoyens se développent peu à peu, se trouvent utilisés

le temps de résoudre des problèmes précis et locaux mais prennent aussi racine de

façon plus continue, comme à Berlin entre 2001 et 2003127. Si leur champ de

124  SINTOMER  Y.,  Petite  histoire  de  l'expérimentation  démocratique,  tirage  au  sort  et  politique  d'Athènes  à  nos  jours,  op.cit.,  p.124    125  Ibid.,  p.105    126  Ibid.,  p.158-­‐159    127  A.  ROCKE  et  Y.  SINTOMER,  «  Les  jurys  de  citoyens  berlinois  »,  in  BACQUE  H.,  REY  H.  et  SINTOMER  Y.,  Gestion  de  proximité  et  démocratie  participative,  éditions  La  Découverte,  Paris,  2004  

64

compétence reste encore très limité, leur usage tend toutefois à s'étendre, notamment

dans le monde anglo-saxon. La diversité des opinions permise par l'usage du sort, la

difficulté pour les politiques de manipuler une telle procédure permettent sans nul

doute de concourir à ce succès grandissant.

La multiplication des expériences de démocratie participative a permis

également de se diriger vers des délibérations au public beaucoup plus large, par

exemple par le biais des sondages délibératifs. Ces derniers dérivent davantage des

sondages d'opinions que du système des jurys judiciaires. Leur logique diffère de

celle des sondages au sens où l'échantillon représentatif choisi (généralement

supérieur à 200 personnes) sélectionné donc de façon aléatoire (avec l'usage plus ou

moins prononcé de quotas) a cette fois l'occasion de débattre et réfléchir un temps à

la question posée. Développés par Fishkin en 1988 qui en a déposé la marque, les

sondages délibératifs128 se caractérisent par l'organisation de cercles de discussions

en petits groupes, ainsi que de sessions plénières où des questions pesées et pensées

par chaque sous-groupe sont posées à des groupes d'experts et de politiques qui

doivent y répondre. Un sondage est alors réalisé à la fin des débats et comparé à un

premier sondage ayant été réalisé en amont. Il permet ainsi de savoir ce que serait

l'opinion éclairée d'un public, et permet souvent d'observer de larges changements

dans son jugement. S'ils requièrent un financement conséquent qui se compte en

centaines de milliers de dollars, plusieurs sondages délibératifs ont été depuis réalisés

aux Etats-Unis et dans le monde, en Corée du Sud, en Bulgarie ou au Brésil129.

La première expérience d'assemblée tirée au sort à grande échelle a été

réalisée quant à elle pour la première fois en Colombie Britannique130, au Canada, en

2004. Cette procédure inédite a été mise en place dans l'optique d'un changement de

la loi électorale. Il avait été alors considéré que les représentants élus ne pouvaient

être juges et parties, et ne devaient donc pas modifier une loi qu'ils auraient pu

128  Voir  cdd.stanford.edu  consulté  le  01.06.13  129  Ibid.  130  BLONDIAUX,  Le  Nouvel  Esprit  de  la  démocratie,  op.cit.,    p.90  

65

modifier à leur propre avantage. Pour la constitution de cette assemblée l'usage de

quotas en fonction de l'âge et du genre pour le choix des 160 membres est à signaler

tout comme le choix d'y intégrer deux Amérindiens afin de satisfaire à la

représentation de cette minorité ethnique131. La tenue des réunions de travail et des

sessions plénières de l'assemblée constituée ont été particulièrement médiatisées

durant l'automne 2004 et le choix du nouveau système électoral proposé ensuite au

référendum le 17 mai 2005. Toutefois celui-ci ne fait que frôler le pourcentage

d'approbation minimum nécessaire (60% des suffrages exprimés) et se termine donc

sur un échec. Le modèle d'assemblée tirée au sort reste par contre fertile et fait naître

d'autres initiatives, par exemple en Irlande suite également à la crise financière132.

L'initiative irlandaise est particulièrement intéressante car elle semble avoir certains

points communs avec l'expérience islandaise. Née également d'une association

citoyenne, "We the citizens" en mai-juin 2011, elle a abouti notamment à la mise en

place d'une "convention constitutionnelle" comptant à la fois des parlementaires mais

aussi un nombre conséquent de citoyens tirés au sort133 dans l'optique de réviser

certains points de la constitution irlandaise. Ce processus est toujours en cours et

demandera bien sûr une attention particulière à l'avenir. Contrairement à l'Islande, il

permet ainsi à des membres tirés au sort de siéger bien plus longtemps qu'une seule

journée dans l'optique d'une révision constitutionnelle. L'expérience islandaise reste

toutefois la seule pour l'instant à avoir été réalisé jusqu'au bout à l'échelle d'un Etat,

et c'est à cette expérimentation à la fois discrète et étonnante que nous allons

désormais nous intéresser.

131  SINTOMER  Y.,  Petite  histoire  de  l'expérimentation  démocratique,  tirage  au  sort  et  politique  d'Athènes  à  nos  jours,  op.cit.,  p.182    132  wethecitizens.ie  consulté  le  02.06.13  133  constitution.ie  consulté  le  02.06.13  

66

Partie  II.  La  révision  constitutionnelle  

islandaise  et  l'expérience  du  Forum  

National  :  réveil  d'un  volcan  ou  simple  

nuage  de  cendres  ?    

Pour cette deuxième partie, il s'agira de placer en miroir les idéaux-

types face au réel, à l'expérience démocratique elle-même. C'est ici le cas de l'Islande

qui nous intéresse puisque ce pays a été la source d'un certain nombre d'innovations

démocratiques après la crise économique qu'il a dû traverser depuis 2008. Nous

pouvons citer en pagaille le jugement de politiques et banquiers jugés responsables

de la débâcle financière islandaise, des manifestations incessantes devant le

Parlement par des citoyens habituellement peu enclins à la protestation, ou l'écriture

d'une nouvelle Constitution opérée à l'aide des derniers outils de la démocratie

participative et délibérative, etc. Pour notre part, nous nous cantonnerons à la

question du Forum National puisque nous y interrogerons l'usage en son sein du

tirage au sort. Sans nier le caractère novateur de ce nouvel outil institutionnel, il

conviendra d'y porter un regard critique et de repérer ses limites. L'objet "Forum

National" apparaît d'ailleurs beaucoup plus intéressant dans les potentialités futures

qu'il dégage que dans la place qu'il prenait au sein d'un processus constitutionnel

semé d'embûches et loin d'être terminé. Il reste toutefois indissociable du processus

qu'il a initié.

Le Forum National constitue la première chaîne du processus ayant

enfanté une nouvelle constitution pour l'Islande. Née d'une collaboration entre les

autorités politiques et l'association citoyenne Mauraþúfan (surnommée la plupart du

temps the Anthill, c'est à dire la Fourmilière) elle a ainsi permis la tenue d'une

67

assemblée de 1000 citoyens sélectionnés aléatoirement dans toute la population

nationale, ce qui constitue à ce jour une première mondiale. Rassemblés pendant une

journée, ces citoyens, suivant des séquences et une organisation minutieuse qu'il

conviendra de décrire, ont produit un rapport d'environ 700 pages jouant le rôle d'un

manuel d'instruction pour le futur conseil constitutionnel. Ceux-ci ont ainsi dégagé

les grandes valeurs qu'ils souhaitaient voir inscrites au sein de la nouvelle

constitution mais ont également formé de nombreuses propositions pour pallier aux

défaillances du pays. Inspiré de travaux statistiques comme les sondages délibératifs

de Fishkin mais également des techniques de management entrepreneurial, cette

assemblée s'illustre comme une première démocratique, mais également comme une

expérience d'intelligence collective.

Pour saisir les tenants et aboutissants de cette expérience, il conviendra dans

un premier temps de saisir les enjeux propres au pays, de comprendre sa culture

politique et la façon dont celle-ci a pu aider ou entraver les nouveaux processus

décisionnels mis en œuvre. L'Islande constitue, de par sa population et son territoire,

un objet géographique et politique particulièrement atypique. Une attention

particulière sera accordée au contexte de crise économique et social que l'Islande a

connu ces dernières années, car c'est dans cette atmosphère de profonde remise en

question sur l'avenir du pays que sont nés de nouvelles pistes de réflexions et

d'actions protestataires et démocratiques.

Notre analyse se poursuivra en se concentrant davantage sur le dispositif du

Forum National. Il conviendra d'en dégager d'une part les sources d'inspirations

théoriques et d'autre part le cheminement de l'association Mauraþúfan, de la première

expérience d'assemblée à celle d'une collaboration avec le Parlement islandais. Il

nous faudra évoquer cette organisation, la mise en œuvre et les résultats de cette

assemblée, ses rapports avec le Parlement, mais également l'impact médiatique de

celle-ci dans le pays et à l'extérieur.

68

I.  Contexte  et  enjeux  locaux  de  l'expérience  

islandaise  

L'Islande reste encore un pays largement méconnu. Située aux

confins septentrionaux de l'Europe, l'île volcanique se présente plutôt comme une

destination touristique originale ou comme la terre natale de groupes post-rock

nébuleux. Peuplé de seulement 300 000 habitants dont la moitié habite dans la

capitale, Reykjavik, l'Islande mérite pourtant davantage d'attention. A la fois parce

qu'elle pourrait bien constituer, comme l'indique Tomasson134 une sorte de version

miniature de nos sociétés, ou bien à l'inverse représenter une sorte de cocktail social

original dont il serait impossible de trouver un autre mélange. Dans les deux cas, on

peut légitimement se demander si ce pays ne constituerait pas une source de

créativité pour l'ingénierie sociale et démocratique.

Que les expériences islandaises soient reproductibles ou non, elles

ont le mérite de déranger avec insolence nos cadres cognitifs et de nous obliger à

repenser, à parcourir de nouveau des sentiers réflexifs que nous croyions connus.

Pour saisir dans toute sa complexité l'esprit d'innovation islandais, il convient de

comprendre le chemin historique parcouru par cette île. De même, et pour reprendre

Dewey, il est nécessaire de saisir "l'arrière-plan historique" de l'Islande afin de

comprendre les logiques de son "gouvernement démocratique"135. Il est nécessaire

également de percevoir que les institutions islandaises sont la résultante de siècles

d'histoire particulièrement durs et tourmentés. L'Islande semble faire office de

creuset où se seraient réunis certains des éléments historiques les plus emblématiques

de notre continent, tels que la colonisation, la pauvreté et l'exploitation par la

métropole, l'empreinte de la Guerre froide et des Etats-Unis et un rapport tout

particulier à l'environnement. Ce sont ces évènements que nous tenterons notamment

de dégager afin de comprendre l'existence de cultures insulaires particulièrement

vivaces et prolifiques dans ce pays. 134  TOMASSON,  "Iceland  as  The  First  New  Nation",  in  Scandinavian  Political  Studies,  10,  1975  135  DEWEY  J.,    op.cit.,  p.169  

69

Il conviendra enfin de retracer avec précision les dernières années

agitées qu'aura vécu le pays. Nous évoquerons la bulle financière et la libéralisation

des services bancaires qu'a connu l'Islande durant les années 90 et 2000, et nous

tenterons ensuite de comprendre le déroulement de la crise socio-économique et

politique qui a suivi. La crise de 2008-2009 a mis en lumière la faillite des

institutions publiques islandaises à apporter une réponse cohérente et démocratique

face au gouffre dans lequel menaçaient de tomber les Islandais. La "révolution des

casseroles" a été une réponse puissante et massive face à l'urgence. Elle a également

impulsé un cycle original d'innovation politique dont nous ne faisons que commencer

à mesurer les conséquences.

  1.  Esquisse  de  l'héritage  historique  et  démocratique  islandais  

L'Islande figure historiquement comme le dernier pays européen à avoir

été colonisé par des êtres humains. L'île n'est peuplé qu'à partir du IXème siècle et

possède ainsi une histoire originale qui lui vaut le surnom de "First New Nation" par

Tomasson136, visage étrange d'une Amérique qui aurait été colonisée durant l'ère

médiévale…

Hormis quelques rares excursions durant l'Antiquité romaine et l'existence

de possibles communautés religieuses d'origine irlandaise, les premiers véritables

villages de Vikings ne sont présents qu'à la fin du IXème siècle. Les figures des

premiers colons d'origine norvégienne Ingólfur Arnarson et Hjörleifur Hródmarsson,

sont devenus partie prenante de l'Histoire nationale et ont droit à leurs statues dans le

centre-ville. Le pays connaît par la suite plusieurs vagues d'immigration, mêlant

colons aux origines scandinaves, écossaises et irlandaises. L'Islande devient donc le

creuset d'un mélange entre cultures vikings et celtiques, ce qui reste encore peu

souligné lorsque l'on observe le récit historique officiel offert par le Musée nationale

d'Histoire d'Islande. La religion chrétienne, elle, ne s'installe véritablement qu'en

l'année 999, où l'Althing décide d'en faire la religion officielle de l'île, mais permet la 136  TOMASSON,  op.  cit.  

70

perpétuation des pratiques païennes dans le cadre privé. Le calme apparent de la

conversion du peuple islandais contraste fortement avec les soubresauts qu'aura

connus le reste de l'Europe du nord.

Aujourd'hui encore, l'Islande se vante d'avoir à sa tête le plus ancien

Parlement au monde. De fait dès les premières années de son histoire, l'Islande se

constitue en nation mais non pas en monarchie. Les familles présentes sont

organisées autour de chefferies dont les leaders décident de former ensemble un

parlement national et indépendant en 930, l'Althing. L'Islande constitue ainsi une

forme de république médiévale, système oligarchique dominé par de grandes familles

en proie aux luttes de pouvoir. Ce système de résolution des conflits laisse une large

autonomie à chaque chefferie et fonctionne plusieurs siècles avant de voir éclater les

guerres civiles qui mèneront à l'affaiblissement du pays et à sa soumission à l'autorité

royale norvégienne.

Le pays connaît à ses débuts une période particulièrement florissante.

Tout d'abord en terme d'exploration géographique, avec l'établissement de nouvelles

colonies au Groenland et la découverte de l'Amérique par Leifur Eirksson, dit le

Chanceux. Dans le domaine intellectuel, l'Islande devient le lieu d'écriture de

nombreuses sagas et la production de documents écrits reste impressionnante par

rapport à une population d'insulaires extrêmement restreinte137.

À partir du XIIIème siècle le pays perd donc son indépendance suite à des

dissensions internes, au profit de la couronne de Norvège puis du Danemark.

L'Althing perd peu à peu toute prérogative, jusqu'à disparaître pour un temps au

XIXème siècle. L'arrivée de la peste noire au XVème siècle puis l'imposition

violente de la Réforme par la couronne danoise contribue à affaiblir le pays et le font

entrer dans une période durable d'appauvrissement. Le Danemark met en place un

monopole royal sur les échanges commerciaux de l'île et l'Islande connaît également

de violentes éruptions volcaniques des monts Katla, Helka et Laki. La mise en place

d'un système colonial de dépendance vis-à-vis de la métropole danoise, conjuguée à

cette série de violentes catastrophes naturelles entament sérieusement l'économie 137  BOYER  R.,  L'Islande  médiévale,  Editions  Les  Belles  Lettres,  2001  p.159  

71

locale et le nombre d'habitants chute à son plus bas niveau depuis la colonisation

avec environ 40 000 personnes présentes à la fin du XVIIIème siècle.

Cette situation n'empêche pas le pays de voir apparaître sur son sol de

nombreux écrivains et intellectuels138, usant de la langue islandaise et sauvegardant

le riche patrimoine culturel local que le reste de la Scandinavie tente également de

s'approprier. Le renouveau indépendantiste ne prend véritablement forme qu'à partir

du XIXème siècle, conduit par Jón Sigurðsson, héros national et leader pacifiste pour

l'indépendance du pays, dont la femme fait aujourd'hui figure de première féministe

du pays. Le roi danois Christian VIII redonne vie à l'Althing sous forme d'une

assemblée consultative en 1843, puis ses successeurs octroient à l'Islande une

première constitution laissant au pays et au Parlement une large autonomie en

matière de politique intérieure. Enfin l'Acte de l'Union de 1918 reconnaît l'Islande

comme un royaume, bien que se trouvant encore sous la tutelle danoise.

La Seconde Guerre Mondiale voit le Danemark envahi par l'Allemagne

nazie en avril 1940. L'Islande acquiert alors une position stratégique qui perdurera

jusqu'à aujourd'hui. Considérant le risque de voir les Allemands contrôler

l'Atlantique nord, l'île est envahie par les Britanniques en mai 1940 puis par l'armée

américaine en 1941. L'irruption soudaine d'un nombre de soldats correspondant à la

moitié de la population civile139 provoque un choc considérable et durable dans la

culture islandaise. En parallèle, l'Althing nomme un régent à la tête du pays puis se

prononce pour l'indépendance totale en 1942, avalisé par un référendum national en

1944 et accepté par le Danemark à la sortie de la guerre. Une nouvelle constitution

islandaise140 rentre alors en vigueur la même année. Il s'agit en réalité de la même

constitution que celle qui avait été accordée par le Danemark, elle-même très

fortement inspirée de la monarchie constitutionnelle danoise. Elle ne fait donc que

remplacer le titre de roi par celui de président et instaure une république 138  On  pourra  citer  notamment  Einar  Sigurdsson,  poète  (1538-­‐1626),  mais  également  Hallgrímur  Pétursson,  poète  également  (1614-­‐1674),  ou  Björn  Jónsson,  historien  (1574-­‐1655)  parmi  tant  d'autres.  139    HJALMARSSON  J.,  History  of  Iceland,  from  the  Settlement  to  the  Present  Day,  Forlagid,  2012  p.157  140  Disponible  en  français  sur  mjp.univ-­‐perp.fr  consulté  le  03.06.13  

72

parlementaire pourvue pour seule assemblée de l'Althing. La nature de cette

constitution, copiée sur l'ancien colonisateur danois, fera débats à plusieurs reprises,

à la fois parce qu'elle est souvent considéré comme un apport extérieur qui ne peut

donc rassembler la population islandaise autour de ses propres valeurs, mais

également parce que certaines répartitions du pouvoir restent floues. Les juristes sont

notamment partagés sur l'étendue des pouvoirs conférés au président de la

République, puisque s'il joue traditionnellement un rôle davantage symbolique

certains lui concèdent une capacité d'action bien plus importante en suivant la

constitution à la lettre141.

Au niveau international, les Etats-Unis resteront finalement présents sur

le territoire islandais jusqu'en 2006, par la gestion de la base militaire de Keflavík.

Cette installation, ainsi que l'adhésion du pays à l'Otan en 1949 à la suite de la

Norvège et du Danemark provoqueront de violentes manifestations devant le

Parlement, dont la virulence servira de point de comparaison pour les manifestations

de protestations de 2008-2009. Cette coopération de l'Islande avec les Etats-Unis

s'explique par l'absence d'une force armée nationale islandaise combinée aux tensions

récurrentes de la Guerre Froide. L'Islande, par sa position centrale dans l'Atlantique

nord, occupe tout comme le Groenland une place stratégique entre les deux

superpuissances. Il est à noter que le pays occupera sans doute à nouveau une

position particulière dans l'avenir. L'ouverture de nouvelles routes commerciales

provoquée par le réchauffement climatique et la fonte des glaces, l'exploitation de

nouveaux gisements miniers en Arctique laisse présager l'apparition d'un nouveau

Grand Jeu des puissances dans cette zone.

Enfin concernant la maîtrise de ses mers, l'Islande s'est faite remarquer à

plusieurs reprises durant les "guerres de la morue" de 1950 à 1975, ou "Cod Wars".

Le pays a repoussé à plusieurs reprises les limites de ses eaux territoriales jusqu'à

200 miles afin de lutter contre la surpêche due notamment à la présence de navires

britanniques et allemands. Après une violente confrontation avec la marine

141  Les  débats  portent  sur  l'article  26  de  la  Constitution  et  la  possibilité  pour  le  président  de  la  République  de  refuser  de  contresigner  une  loi  votée  par  le  Parlement  

73

britannique et l'intervention de la Cour Internationale de Justice, l'Islande est

reconnue dans son droit et le droit de la mer davantage précisée.

Parallèlement l'Islande connaît après la guerre le même chemin que la

plupart des Etats d'Europe occidentale. Modernisation des techniques d'agriculture et

de pêche, ouverture progressive au tourisme et nouveaux moyens de communication

ouvrent progressivement le pays au monde. L'Islande connaît une augmentation

progressive de son PIB jusqu'à atteindre dans l'avant-crise la tête des classements

internationaux en terme de richesse produite par habitant mais également par son

IDH142. Le pays connaît une augmentation de sa population, l'arrivée de migrants du

monde entier et une densification de ses villes143. La société islandaise se transforme

également, et les féministes islandaises obtiennent progressivement d'importantes

avancées de leurs droits à l'occasion de grandes manifestations en 1975 aboutissant

notamment à l'obtention du droit à l'avortement et à l'égalité salariale. Le mouvement

se constitue ensuite au sein d'un parti féministe, l'Alliance des femmes ou "Samtök

um kvennalista" qui propose des candidats féminins aux élections municipales et

parlementaires et gagnent ainsi plusieurs sièges à l'Althing et aux conseils de

Reykjavik et Akureyri durant les années 80. L'Islande sera également le premier pays

du monde à voir élue à sa tête un chef d'Etat féminin, Vigdís Finnbogadóttir en 1980.

Il ne semble pas anodin d'évoquer ici les luttes sociétales ayant eu lieu en

Islande. En effet celles-ci semblent avoir eu un impact important sur les mœurs

islandaises, et ont sans doute inspiré certains modes d'actions des protestations de

2008-2009. Par exemple si l'homosexualité est légale depuis la sécession du pays en

1940, la fin progressive de toutes discriminations légales s'opère au cours des années

1990144 jusqu'à l'adoption d'un contrat de partenariat civil en 1996 puis du mariage en

2010, illustré par un vote unanime du Parlement et le mariage de la Première ministre

Jóhanna Sigurðardóttir avec sa compagne le lendemain. Hörður Torfason, acteur

142    Voir  les  rapports  de  l'ONU  sur  hdr.undp.org/fr/statistiques  consulté  le  10.06.13  143  Jón  Hjálmarsson  parle  ainsi  d'un  "nouvel  âge  de  la  colonisation"  HJALMARSSON,  op.  cit.,  p.202    144  KRISTINSSON  Thorvaldur,  Iceland  :  Homosexuality  and  the  Law,  in  gaypride.is  consulté  le  10.06.13  

74

chanteur et activiste politique, s'illustre particulièrement dans ces combats militants.

A la fois comme première homme à avoir fait connaître publiquement son

homosexualité en 1975145 à une époque où le pays était encore marqué par le

conservatisme moral, mais également comme l'un des principaux investigateurs et

inspirateurs des protestations islandaises de 2008 et du mouvement espagnol du 15-

M146. A contrario il semble important de signaler également que l'Islande n'a

pratiquement jamais connu sur son sol la présence d'un véritable parti communiste,

peut-être en raison de l'influence des Etats-Unis. Le parti dit de l'Alliance du peuple,

qui pouvait s'en rapprocher, s'est fondu en 1998 avec les sociaux-démocrates au sein

du parti de centre-gauche Samfylkingin, l'Alliance sociale-démocrate. Il n'existe donc

a priori pas de véritable culture communiste en Islande, et les militants de l'extrême-

gauche semblent davantage marqués par les luttes environnementales et sociétales.

  2.  Les  Vikings  des  années  2000  :  néolibéralisme  à  l’islandaise  et  

faillite  du  contrôle  démocratique  

Afin de comprendre le contexte de 2008 et les mouvements politiques ayant

traversé le pays, il convient de saisir davantage l'atmosphère économique et social

qu'avait connu le pays les années précédentes. Si l'opulence semblait régner, cette

période fait aussi parfois l'objet d'un constat peu amène de la part de certains

islandais147.

L'émergence du secteur financier islandais, responsable en grande partie

de la violence de la crise supportée par l'île, s'opère progressivement à partir du début

des années 90. Quelques têtes de proue s'illustrent dans la libéralisation et la

privatisation croissante des services islandais, et gagnent le surnom de "New

145  DEL  GIGANTE  Lawrence,  "How  a  Gay  Rights  Maverick  Helped  Topple  Iceland’s  Govt"  in  ipsnews.net  consulté  le  10.06.13  146  FONTAINE  Paul,  "You  Cannot  Put  Rules  On  Love",  in  grapevine.is  le  4.08.12  consulté  le  10.06.13  147  Voir  notamment  le  reportage  de  Thibault  POMARES,  "Takk  la  crise"  sur  latelelibre.fr  consulté  le  10.06.13  

75

Vikings"148. Parmi ces figures, la plus emblématique reste celle de David Oddsson,

maire de Reykjavik puis Premier Ministre de 1991 à 2004, admirateur des politiques

de Thatcher et Reagan. Issu du Parti de l'Indépendance, le parti conservateur de

droite, il engage notamment des politiques de privatisations du secteur de la pêche,

secteur clef de l'économie du pays, ainsi qu'une réforme du système fiscal local

favorable aux hauts revenus149. Mais il ouvre surtout l'Islande à l'EEE, Espace

Economique Européen, et adapte ainsi la législation nationale aux directives

européennes concernant le secteur financier afin d'ouvrir l'Islande aux apports des

capitaux internationaux.

Le développement du secteur bancaire islandais s'accélère au cours des

années 2000, ce qui vaudra au pays le surnom de "Tigre nordique". Sous les derniers

mandats d'Oddsson la privatisation du secteur bancaire est engagée et réalisée

complétement en 2003 tandis que l'endettement des particuliers, des entreprises et

des collectivités explose150. Le recours au prêt devient une pratique courante dans la

vie quotidienne islandaise et permet aux habitants d'accéder aux standards de vie les

plus élevés tout en multipliant les marques de consommation ostentatoire. Les

secteurs de l'économie sociale comme l'éducation ou la santé restent quant à eux à

l'abri, permettant ainsi de maintenir le consensus politique sur l'action néolibérale du

gouvernement.

David Oddsson passe ensuite à la tête de la Banque centrale d'Islande, tandis

que Halldor Asgrimsson puis Geir Haarde, des deux partis de la coalition de droite,

se succèdent au poste de Premier ministre jusqu'en 2009. Cité comme un exemple de

réussite l'Islande commence pourtant à connaître ses premiers soubresauts

économiques dès 2006. Présenté comme un modèle de conversion à l'économie

financière, le modèle islandais comme à se fissurer avec une chute brutale de la

valeur de la couronne islandaise, engendrant premières faillites et chute du marché

des obligations. Mais les banques renchérissent en s'ouvrant davantage à

l'international. Landbanski propose notamment la banque en ligne Icesave à des

148  SKALSKI  J.,  La  révolution  des  casseroles,  chronique  d'une  nouvelle  Constitution  pour  l'Islande,  Editions  La  Contre  Allée,  Septembre  2012,  p.32    149  Ibid.,  p.35  150  Ibid.,  p.36    

76

contributeurs étrangers, et crée avec les principaux établissements bancaires islandais

des filiales en Europe et notamment au Luxembourg.

Le mois d'octobre 2008 voit plonger l'Islande dans la crise économique

mondiale avec une violence et une rapidité inégalée. En une dizaine de jours le pays

fait face à un tremblement de terre financier qui voit plonger les trois principales

banques du pays Glitnir, Landsbanki et Kaupthing et la mise en place d'une loi

d'urgence le 6 octobre 2008 afin de prendre temporairement le contrôle de ces

établissements par le FME (Autorité de Supervision Financière), organisme public

chargé de garantir la sécurité du marché financier national. La taille de ces banques

étant trop importante, atteignant dix fois le PIB de l'Islande, il est impossible pour

l'Etat de garantir l'ensemble des dépôts. Il se cantonnera à ceux de ses nationaux, ce

qui lui vaudra d'être placé un temps sur la liste des Etats terroristes par le

gouvernement britannique. L'économie nationale enregistre une récession de 10%

l'année suivante conjuguée à une montée en flèche de l'inflation151. Dans un même

temps le chômage passe de 3 à 10% en un an, l'émigration de premiers Islandais

commence tandis que le pays doit demander de l'aide au FMI et à l'Europe.

Comment expliquer une telle chute ? S'il a fallu agir rapidement pour sauver

ce qui pouvait l'être, les questions ont rapidement fusé, et le travail rendu public en

2010 de la Commission d'investigation sur la faillite des banques152 reste exemplaire.

Après des mois de travail, cette commission créée par le Parlement islandais a ainsi

mis en évidence un nombre élevé de dysfonctionnements au sein du secteur bancaire

islandais, mais également au cœur même de l'administration politique. Elle s'est

trouvée complétée par deux autres commissions chargées d'enquêter plus avant sur

des points sensibles de l'économie islandaise, tels que la fragilité de ses caisses de

dépôts et les mécanismes d'endettement de ses ménages153, dont les résultats restent

151  MENDEZ  PINEDO  E.,  La  revolución  de  los  vikingos,  Editorial  Planeta,  Novembre  2012  p.51    152  Rapport  disponible  en  partie  en  anglais  sur  rna.is/eldri-­‐nefndir/addragandi-­‐og-­‐orsakir-­‐falls-­‐islensku-­‐bankanna-­‐2008/skyrsla-­‐nefndarinnar/english  consulté  le  10.06.13  153  MENDEZ  PINEDO,  op.  cit.,  p.56    

77

encore à analyser, tout comme le passage en justice d'un certain nombre de

responsables bancaires à la fin de l'année 2012154.

Les milliers de pages de rapport font un constat sans appel : l'ouverture

du pays au marché financier mondial a provoqué un gonflement des banques que les

services de contrôle de l'Etat ont été incapables de suivre, ayant eux-mêmes fait

preuve d'une "extrême négligence"155. L'administration publique n'a rien fait lorsque

les indicateurs ont commencé à tourner au rouge en 2006, elle a au contraire continué

à rassurer les banques et à leur faciliter l'accès à de nouveaux marchés. Ces dernières

ont également profité d'une législation excessivement permissive, et les conflits

d'intérêts semblent avoir été légion au sein des conseils d'administration bancaires

tout comme au sein de l'administration publique chargée de leur contrôle. Quant au

reste des acteurs de l'Etat, ils n'ont eu ni la force ni le courage de s'opposer à un

secteur financier atteint par la folie des grandeurs.

Il semble ici évident que cette défaillance de contrôle provient en partie

d'un système politique dominé par des logiques oligarchiques, et où la structure

démocratique n'a pas été assez solide pour éviter le pire. L'Islande n'a pas fini de

désigner les responsables de sa crise, mais peut-on raisonnablement penser qu'il ne

s'agit là que des errements passagers d'une dizaine de fils de bonne famille ? Il est

sans doute nécessaire que l'ensemble du pays réfléchisse également, qu'il comprenne

qu'il ne s'agit pas seulement de responsabilités individuelles mais également d'une

action publique qui a failli, où le contrôle démocratique des élites a été anesthésié.

Elvira Méndez Pinedo, professeur de droit européen à l'Université d'Islande

évoque dans son livre La revolución de los vikingos publié en 2012 un pays "capturé

et fasciné par le néolibéralisme"156. Pour ce faire elle évoque notamment un récent

succès de librairie islandais, un ouvrage de Andri Snær Magnason Dreamland – A

Self Help Manual For A Frightened Nation157 où derrière l'abondance matérielle le

154  "La  justice  islandaise  va  poursuivre  d'anciens  dirigeants  de  banque"  in  lemonde.fr  le  26.03.13  consulté  le  10.06.13  155  "Islande  :  la  commission  d'enquête  sur  la  crise  bancaire  rend  son  rapport"  in  euronews,  le  12.04.10  consulté  le  10.06.13V  156  MENDEZ  PINEDO,  op.  cit.,  p.34    157  SNÆR  MAGNASON  A.,  Dreamland:  A  Self-­‐Help  Manual  for  a  Frightened  Nation,  Citizen  Press  Ltd.  London,  2008  

78

jeune écrivain fait la description d'une société désorientée et passive, où l'absence de

réflexion à long terme des citoyens islandais amène à suivre aveuglément le modèle

économique néolibéral. La multitude de reportages réalisés après les protestations

islandaises recoupe souvent cette analyse, celle d'un peuple qui se serait fait dépassé

par lui-même, entraîné par l'hybris de l'économie globalisée. Il y a sans doute dans

ces retours une forme de relecture du passé, une interprétation post-traumatique où le

peuple islandais aurait été puni par là où il aurait pêché. Il faut tout autant se méfier

de ces lectures hâtives, même si elles ont au moins le mérite d'affirmer que la crise

connue par l'Islande, par delà les dégâts occasionnées, aurait contribué également à

éveiller une conscience politique longtemps engourdie.

  3.  Un  bourgeonnement  démocratique  ?  Renouveau  et  multitudes  

des  formes  d'engagement  politique  

Lorsque nous avons abordé le parcours historique de l'Islande, nous avons

insisté à la fin de ce bref panorama sur le profil particulier qu'avaient pris les luttes

sociétales en Islande durant le dernier quart de siècle. Pour comprendre les formes de

l'engagement politique des Islandais, il conviendrait sans doute d'analyser les

rapports étroits que ces habitants semblent avoir tissé au fil du temps avec l'Europe et

l'Amérique du Nord. Une telle démarche serait trop large et nous mènerait bien trop

loin. Toutefois on peut de façon plus modeste signaler que certains militants

politiques islandais ne partaient pas de zéro et se sont inspirés de diverses formes

d'actions collectives du monde occidental.

Nous l'avons expliqué, l'entrée de l'Islande dans la crise a constitué un choc

brutal pour l'ensemble de la population. Toutefois, rapidement après l'état d'hébétude

et de comptabilisation des dégâts, une partie croissante des Islandais s'est peu à peu

interrogée, a débattu et s'est mobilisée, estimant que les institutions censées les

représenter n'avaient pas pleinement joué leur rôle et que le gouvernement se devait

de démissionner. Il serait maladroit de prêter davantage d'intentions aux milliers

d'Islandais qui se sont alors rassemblés devant le Parlement durant quatre mois en

79

signe de protestations. Les idées ont fusées, les exigences étaient multiples et l'on ne

saurait confondre la diversité des opinions alors exprimées avec une masse informe

qui aurait exigé unanimement plus de démocratie et une meilleure gestion des

finances du pays. Certes les mots d'ordre ont existé, et nous les évoquerons par la

suite, mais ils ne doivent pas faire oublier que chaque individu s'en ait saisi

différemment.

La "révolution des casseroles" ou Búsáhaldabyltingin démarre avec

l'organisation d'un "One man's protest" organisé sur la place d'Austurvöllur, faisant

face au Parlement. Des premières protestations avaient déjà eu lieu devant le siège de

la Banque nationale afin de demander la démission de son directeur David Oddsson,

mais c'est l'initiative de protestation musicale d'Hördur Torfason qui va véritablement

prendre racine, inaugurant ainsi un rendez-vous hebdomadaire où chaque samedi la

foule sera de plus en plus imposante, se réunissant notamment autour du mouvement

Raddir fólskins, Voix du peuple. En installant un micro devant le Parlement, en

incitant chacun à s'y exprimer et en réunissant autour de lui un certain nombre

d'artistes et d'intellectuels, Hördur Torfason lance ainsi une dynamique qui monte

peu à peu en importance, se conjugue aux nombreuses réunions et aux débats

organisées à travers la ville. Si de nombreuses associations et mouvements naîtront

par la suite, il n'est alors pas possible de voir émerger un mouvement unique et

homogène. De même il est possible de distinguer un certain nombre de meneurs et de

personnalités plus actives tels Hördur Torfason comme nous l'avons cité mais

également Birgitta Jonsdottir, Thorarinn Einarsson ou Katrín Oddsdóttir. Mais il

n'existe pas d'autorité naturelle lors de ces rassemblements, pas de personne

symbolisant à elle seule les mécontentements du peuple islandais.

Résolument pacifistes, les manifestations atteignent leur point d'orgue fin

janvier158 après avoir connu une brève accalmie lors des fêtes de fin d'année. Les jets

de projectiles sur le Parlement, l'entrée de groupes d'action au cœur du bâtiment, les

heurts avec une police en sous-effectifs deviennent fréquents. Le gouvernement de

Geir Haarde décide finalement de jeter l'éponge après la démission de plusieurs de

ses ministres et laisse donc la place libre. Un gouvernement provisoire de coalition 158  SKALSKI  J,  op.  cit.,  p.50  

80

entre les sociaux-démocrates et les Verts est mis en place et se trouve conforté lors

des élections législatives anticipées début février 2009 tandis que la droite perd pour

la première fois sa position majoritaire dans une défaite historique. Issu des

protestations populaires, le Mouvement des Citoyens ou Borgarahreyfingin réussit

lui à obtenir quatre députés. La question de la réforme de la Constitution fait partie

de ses exigences, tout comme pour l'ensemble des partis de gauche, même s'il

n'existe encore aucun consensus sur la méthode à employer pour cette réécriture.

Les évènements charrient avec eux débats d'idées ou borgarafundir,

et nouveaux mouvements politiques de citoyens pour qui les institutions

traditionnelles ont perdu toute légitimité. Le Théâtre National d'Islande devient le

lieu de nombreux débats politiques. La parole se libère d'elle-même après les pièces

jouées, les citoyens y voient le reflet de leur propre société et une dénonciation de la

corruption des élites locales. Il y sera réalisé également la lecture continue de

l'ensemble des 8000 pages du rapport d'investigation de la Commission chargée

d'enquêter sur la faillite des banques islandaises159, afin de porter à la connaissance

du public l'ensemble des dysfonctionnements du système économique et politique

islandais. Aussi curieux que cela puisse paraître, la crise économique a provoqué une

hausse de la fréquentation des théâtres et des lieux culturels de Reykjavik selon les

dires de Melkorka Tekla Ólafsdottir, chargée de la programmation du Théâtre

national. Il est difficile d'élaborer des hypothèses solides pour comprendre un tel

phénomène, mais l'on ne pourra s'empêcher par contre de penser à combien

l'analogie entre le jeu théâtral et le jeu politique peut être parfois pertinente, le théâtre

et le parlement ayant ici interverti leurs rôles…

Parallèlement un bourgeonnement sans pareil de souhaits de changements et

de réformes envahit le débat public. La modification de la Constitution de 1944 reste

l'action politique la plus demandée mais d'autres initiatives naissent également. Nous

pouvons citer entre autres l'Initiative Islandaise pour des Médias Modernes, ou IMMI

(aujourd'hui "International Modern Media Institute"), portée désormais par le Parti

Pirate et Birgitta Jónsdóttir. Cette initiative vise à donner à l'Islande la législation la 159  Entretien  avec  Melkorka  Tekla  Ólafsdóttir  

81

plus avancée dans la protection de la liberté d'expression et d'information et dans la

protection des lanceurs d'alertes au niveau international160. Il est possible d'évoquer

également l'Initiative Islandaise pour la Réforme Financière, qui vise à modifier et

sécuriser la gestion des flux financiers dans le pays au travers d'une dizaine de

propositions portant notamment sur la transparence des transactions, la séparation

entre banques de dépôts et d'investissements etc. La Fondation des Citoyens161, ou

"Citizens Foundation", se propose quant à elle de promouvoir la "démocratie réelle"

et la "démocratie électronique" ainsi que d'améliorer les rapports des habitants de

Reykjavik avec leur municipalité au travers de l'usage des NTIC. Elle a également

encouragé l'élaboration d'un "Shadow Parliament" ou Parlement fantôme qui permet

aux internautes d'assister et de réagir directement aux propositions de lois faites au

sein de l'Althing. Son usage progresse aujourd'hui mais elle attend encore de passer

certains seuils critiques de participation selon Smári McCarthy162, un de ses

concepteurs.

Nous voyons ici quelques exemples de participation citoyenne ayant

été provoqués par l'arrivée de la crise. Nous n'allongerons pas plus la liste ici, mais

ces initiatives montrent combien la crise islandaise a créé dans son sillage une

kyrielle de propositions visant d'une part à pallier certains défauts structurels des

institutions islandaises et d'autre part à améliorer ce qui pouvait fonctionner. La

légitimité des élus politiques et de l'Althing s'est trouvée tellement disqualifiée

qu'une multitude de simples citoyens islandais s'est vue en droit de revendiquer une

capacité de jugement et de proposition au moins égale à celle des premiers.

Autrement dit la compétence politique n'est plus la prérogative de quelques élus. En

démontrant leur incapacité à gouverner le pays ils ont placé par là-même cette

compétence politique au niveau de tout un chacun, et chacun devient en droit de

proposer et d'élaborer de nouveaux horizons politiques au pays.

160  À  l'heure  même  où  ces  lignes  sont  écrites,  Edward  Snowden,  l'ancien  employé  à  l'origine  des  révélations  sur  les  écoutes  faites  par  la  NSA  et  la  CIA,  envisage  de  demander  le  droit  d'asile  en  Islande  avec  l'aide  du  IMMI  161  Voir  citizens.is  consulté  le  10.06.13  162  Entretien  avec  Smári  McCarthy  

82

II.  Le  tirage  au  sort  à  l’islandaise  :  descriptif  et  

premières  analyses  de  l'expérience  du  Forum  National

Nous avons mis en lumière l'héritage historique dont pouvait se prévaloir

l'Islande mais également les évènements récents qui ont conduit les institutions à

tester de nouvelles formes de prises de décision collective. La révolution des

casseroles a provoqué une floraison d'idées et d'associations citoyennes, l'arrivée

d'une nouvelle coalition politique au pouvoir a ouvert une fenêtre d'occasions

inédites dans l'histoire du pays. Nous allons désormais nous intéresser au cœur de

notre propos, à savoir l'expérience d'assemblée citoyenne réalisée conjointement avec

les autorités en novembre 2011. Il s'agit d'une expérience brève mais intense, dont

l'aspect novateur et expérimental doit être examiné. Il s'agit d'en comprendre à la fois

les racines, autrement dit savoir d'où a germé une telle idée, pour ensuite connaître le

chemin qu'elle a parcouru dans les esprits pour réussir à se retrouver légitimée et

soutenue. L'élaboration de cette partie s'est trouvée face à de nombreuses difficultés,

à la fois méthodologiques mais aussi linguistiques et culturelles. Par exemple le

Forum National concerne des sujets qui relèvent avant tout de politique intérieure, ce

qui explique que la grande majorité des documents l'évoquant ne soient que rarement

traduits en anglais. De même dans un souci de clarté nous avons choisi de privilégier

les informations portant sur des faits et sur le déroulement du Forum National plutôt

que sur les représentations que s'en faisaient leurs différents acteurs. Les données

recueillies notamment par le biais d'entretiens restent trop éparses et ambivalentes

pour en tirer de véritables conclusions. S'il nous arrive de citer ces entretiens, ceux-ci

viennent seulement corroborer des informations déjà obtenues par d'autres voies et ils

doivent avant tout être considérés dans leur fonction illustrative. Les questions

soulevées ici restent ainsi encore nombreuses et appelleraient sans cesse à des

explorations plus poussées.

83

  1.  Aux  origines  du  Forum  National  :  acteurs,  organisateurs  et  

sources  d'inspirations  

Afin de comprendre et saisir l'objet "Forum National", nous souhaitons en

décrire le processus d’émergence et ses rapports avec la première assemblée tirée au

sort organisée durant l'année 2009. Il s'agit également de comprendre comment le

tout jeune gouvernement islandais a accepté d’utiliser cette expérience et de lui

permettre d'initier une révision de la Constitution.

L'idée du Forum National connaît une genèse particulièrement

mouvementée puisqu'elle naît dans le contexte de l'après-crise économique et

politique de l'Islande. Le constat d'un échec des institutions à représenter les

aspirations de leurs citoyens traverse l'esprit de plusieurs manifestants d'Austurvöllur

et les incitent à se regrouper en associations pour réfléchir à de nouvelles façons

d'organiser la prise de décision collective. C'est notamment le cas de l'association La

Fourmilière, ou Mauraþúfan, composée d'une dizaine de personnes qui se veulent de

toutes orientations politiques, qui mènera une première expérience d'assemblée tirée

au sort, celle de l'Assemblée Nationale de 2009, ou Þjóðfundur 2009, avec l'aide de

la compagnie Agora et sera ensuite rejointe par le groupe Alda163 pour la mise en

œuvre du Forum National de 2010.

Si la Fourmilière s'est constituée de façon informelle et ne compte que peu

de personnes en son sein, Agora se définit elle comme une compagnie à but non

lucratif, une "société d'innovation islandaise"164 dans le domaine notamment du

"crowdsourcing"165. Son fondateur, Guðjón Már Guðjónsson, semble être également

le principal initiateur de l'association La Fourmilière166 et surtout à l'origine d'une

partie du financement de l'expérience d'assemblée tirée au sort de 2009167, expérience

informelle ayant été menée hors du contrôle des pouvoirs publics. Guðjón Már

163  en.alda.is  consulté  le  5.06.13  164  agora.is  consulté  le  4.06.13  165  le  "crowdsourcing"  désigne  les  processus  de  travail  collaboratif  à  grande  échelle.  Wikipédia  en  est  un  exemple  bien  connu.  166  Entretiens  avec  Larús  Ymir  Oskarsson  et  Bjarni  Jonsson,  membres  de  la  Fourmilière  167  Entretien  avec  Larús  Ymir  Oskarsson

84

Guðjónsson est un entrepreneur ayant fondé un certain nombre d'entreprises de

télécommunications et de travaux publics, il est également à l'origine du "Ministère

des idées"168, ou Hugmyndaráðuneytið, un groupe de réflexion censé faciliter la

communication entre entrepreneurs et surtout à l'origine de nombreux projets

d'échanges et de forums169 disponibles en code source libre sur des sujets variés dont

notamment celui de la démocratie et de l'intelligence collective. L'un de ses projets

d'innovation pour une "démocratie active"170, datant de 2009, établit notamment un

parallèle étonnant et inattendu entre la nation islandaise et une entreprise. L'Islande

doit ainsi se pourvoir d'une "vision", tout comme General Motors dont le nombre

d'employés équivaut d'ailleurs au nombre d'habitants de l'île… Cette irruption du

discours du management entrepreneurial peut sembler surprenante, mais il est en

réalité extrêmement présent dans les deux expériences d'assemblées.

L'un des principaux élaborateurs du Forum National 2010 et de l'Assemblée

Nationale de 2009 a produit récemment un travail de recherche171 qui nous permet

d'en savoir plus sur les sources d'inspiration de ces assemblées tirées au sort. Bjarni

Jonsson évoque172 ainsi parmi elles la "Spiral dynamics theory", issu apparemment

des travaux des professeurs Beck et Cowan173. Cette théorie en psychologie

évolutionniste semble vouloir expliquer les suites de phases adaptatives par

lesquelles passerait tout groupe humain et expliciter les façons de passer à une phase

supérieure. Bjarni Jonsson cite également le concept de "structural coupling" et

d'autopoïesis parmi ses inspirations, concepts développés notamment par Maturana et

Varela174. Ces termes servent avant tout à décrire les mécanismes d'adaptation des

168  theministryofideas.is  consulté  le  4.06.13  169  Pour  exemple  l'organisation  de  conférences  TED,  voir  tedxreykjavik.com  consulté  le  5.06.13  170  Un  certain  nombre  ce  ceux-­‐ci  sont  disponibles  sous  forme  de  diapositives  sur  fr.slideshare.net/gudjon/ministry-­‐of-­‐ideas-­‐overview-­‐of-­‐grassroot-­‐projects-­‐in-­‐iceland-­‐june-­‐2009  consulté  le  5.06.13  171  SNÆBJORN  JONSSON  B.,  Public  Communicative  Engagement  and  Conscious  Evolution  of  Human  Social  Systems,  Reykjavik,  2013  Cette  thèse  ne  sera  disponible  au  grand  public  que  fin  juin  2013.  Nous  avons  eu  la  chance  de  pouvoir  accéder  à  son  contenu  avant  sa  publication  effective,  peu  de  temps  avant  le  rendu  de  ce  mémoire.  172  SNÆBJORN  JONSSON  B.,  op.  cit.,  p.13    173  BECK  D.  E.,  &  COWA  C.,  Spiral  dynamics:Mastering  values,  leadership,  and  change.  Cambridge,  MA  Blackwell  Business,  1996  174  MATURANA,  H.,  &  VARELA,  F.,  The  tree  of  knowledge:  The  biological  roots  of  human  

85

groupes humains, l'autopoïesis par exemple désignant la capacité d'un organisme à

pouvoir s'adapter à son environnement. Affirmant vouloir lier son expérience du

management et ses recherches en sciences sociales, Bjarni Jonsson souhaite ainsi

définir davantage les dynamiques et l'évolution des systèmes sociaux humains d'un

point de vue résolument holistique175 au travers de l'exemple du Forum National.

Certains aspects du discours de Bjarni Jonsson relève clairement du

vocabulaire du management entrepreneuriale, voire du développement personnel. Il

est ainsi question par exemple de sublimer "l'énergie négative du conflit"176 en

recherchant de nouvelles formes d'organisations humaines. Á travers son écrit, et

dans des échanges oraux177 il est également possible de percevoir chez Bjarni

Jonsson une forte croyance dans l'idée qu'il serait possible d'atteindre des formes de

consensus, que le conflit ne serait qu'une forme d'incompréhension qu'il s'agirait

d'éclaircir. Le challenge serait donc de trouver les formes de débats et de dialogues

les plus abouties.

Parallèlement il cite également Machiavel dans la peinture que ce dernier

fait du comportement des foules178 mais également Dewey dans un discours de 1937

où celui-ci évoque les liens entre démocratie et intelligence collective179. Cet extrait

choisi qui affirme que la démocratie relève de la "foi en l'intelligence humaine" et du

pouvoir de "l'expérience collective", nous montre qu'il peut être envisageable

d'établir des passerelles inattendues entre philosophie politique et management. Par

ailleurs ce choix de citation n'est pas anodin et nous permet directement de nous

relier aux premières réflexions de notre mémoire. Les écrits de Dewey, s'ils refusent

understanding.  Boston,  MA  Shambala,  1987  175  SNÆBJORN  JONSSON  B,  op.  cit.,  p.20    176  Ibid.,  p.26    177  Entretien  avec  Bjarni  Jonsson  178  SNÆBJORN  JONSSON  B,  op.  cit.,  p.25    179  SNÆBJORN  JONSSON  B  op.cit.,  p.58,  Conférence  de  Dewey  en  1937  “Democracy  as  a  Way  of  Life,”  :  "The   foundation  of  democracy   is   ...   faith   in  human   intelligence  and   in   the  power  of  pooled  and  cooperative  experience.  It  is  not  belief  that  these  things  are  complete  but  that,  if   given   a   show,   they  will   grow   and   be   able   to   generate   progressively   the   knowledge   and  wisdom  needed   to  guide  collective  action."   issue  de  CASPARY,  W-­‐  R.,  Dewey  on  Democracy,  Cornell  University  Press,  2000  p.  198  

86

de définir l'objet de la démocratie, encouragent par contre à tester et à comprendre les

dynamiques et les mécanismes des foules.

Si par exemple la croyance dans l'obtention irrémédiable d'un consensus

pourrait sembler naïve, force est de reconnaître qu'une telle vue a permis pourtant

d'obtenir une adhésion importante au projet du Forum National. En plaçant les débats

du Forum National dans une optique plus large que les débats politiques du

quotidien, en souhaitant dépasser les orientations politiques de ses membres, la

Fourmilière et le processus pour une nouvelle Constitution ont réussi là où l'Althing

avait échoué depuis 1944, à savoir définir une nouvelle base de valeurs pour les lois

du pays.

Il est à noter enfin que l'usage du tirage au sort et de certaines techniques de

démocratie participative l'ont été pour la rédaction d'une Constitution. Or un tel texte

se prête particulièrement au jeu. D'abord parce qu'en général il prétend provenir

directement du peuple et parler en son nom. Mais aussi parce qu'il est toujours

possible de s'interroger sur la légitimité d'une institution qui modifierait elle-même le

texte qui régit ses propres fonctions. Nous l'avons vu avec l'expérience en Colombie

Britannique, il peut être perçu comme plus logique et légitime d'éviter aux élus d'un

parlement de redéfinir eux-mêmes les termes de leur mandat et de leur élection.

Les sources d'inspirations et les modalités de la constitution du Forum

National sont diverses et variées. Elles relèvent surtout de mécanismes informels :

rencontres, discussions, choix de groupe, rencontres entre responsables politiques et

responsables d'associations. Il est difficile de qualifier leur influence, encore plus de

les répertorier. De même pour ses sources d'influence, on constate que l'idée du

Forum National était difficilement prédictible, que l'idée du tirage au sort a dû passer

par tout un chemin de légitimation scientifique.

87

  2.  L'Assemblée  Nationale  de  2009  :  échos  et  limites  d'un  premier  

test  

La première assemblée a été tenue le 14 novembre 2009. Si le

gouvernement n'a pas pris l'initiative de ce premier projet, il reste par contre à

l'origine d'environ un quart des financements d'une organisation dont le coût s'est

élevé à environ 217 000$180, le reste ayant été financé par des fonds privés et

notamment les associations cités précédemment. Sa tâche, plus large et imprécise que

celle du Forum National sera de définir "les valeurs de l'Islande" et le futur souhaité

pour le pays. Elle rassemblera environ 1200 personnes volontaires et choisies au

hasard sur l'ensemble de la population islandaise, en respectant certains quotas d'âge,

de genre et de localité. Toutefois contrairement au Forum National, les refus essuyés

n'obligent pas les organisateurs à renvoyer un courrier à une personne du même âge

et du même lieu, ce qui crée de premiers biais dans ce qui est censé être un

échantillon représentatif de la société islandaise et réduit le nombre des plus jeunes et

des plus âgés au sein de l'assemblée au profit des classes d'âges de 40 à 60 ans181. De

même, et cette fois comme le Forum National, l'existence de quotas en fonction des

revenus, de l'origine sociale, ne sont pas appliqués non plus. Aux 1200 Islandais

s'ajoute ici 300 personnes choisies, représentants d'institutions, d'entreprises et

d'associations, et notamment de celles ayant participé financièrement au projet. De

même, ce biais ne sera pas reproduit pour la deuxième expérience, peut-être

justement parce qu'il pose de sérieuses questions quant à la prétention de faire de

l'Assemblée Nationale de 2009 une "mini-Islande". A quoi bon sélectionner un

échantillon représentatif si cela implique par la suite de le modifier ? Bjarni Jonsson

semble esquisser une première réponse en affirmant qu'il s'agissait là d'une mesure

davantage stratégique, faite pour gagner le soutien des autorités économiques et

politiques du pays182.

180  Voir  participedia.net/en/cases/national-­‐assembly-­‐iceland-­‐2009#ftnt16  consulté  le  5.06.13.  Il  s'agit  d'une  contribution  de  l'association  Alda,  récapitulant  l'expérience  islandaise  181  SNÆBJORN  JONSSON  B,  op.  cit.,  p.56  182  SNÆBJORN  JONSSON  B,  op.  cit.,  p.54    

88

La critique de la composition de l'assemblée est peu présente et au contraire

on loue l'originalité et le caractère avant-gardiste du processus décisionnel ainsi que

la production de plus de 12 000 idées183 pour l'avenir de l'Islande. Si l'ensemble des

propositions est intéressant, même trié en neuf catégories il semble difficilement

utilisable et rassemble des propositions aussi diverses, larges et variées que "garantir

un congé de maternité de 12 mois", "l'indépendance énergétique", "une monnaie

stable et des médias libres" etc. L'ensemble de la production de l'Assemblée

Nationale était disponible à la fin de la journée sur internet (en islandais toutefois),

mais une véritable participation des internautes au processus semble par contre ne

pas avoir été mise en place, à l'inverse des travaux du Conseil Constitutionnel. De

façon générale les liens bâtis entre ces expériences et la sphère des nouveaux médias

sociaux sont souvent mis en avant, ce qui reste peu étonnant dans un pays

comptabilisant le plus grand nombre d'utilisateurs d'internet au monde par rapport à

sa population184.

Après avoir soutenu en partie l'Assemblée Nationale et observé l'écho

positif que celle-ci laisse derrière elle, le gouvernement de Jóhanna Sigurðardóttir

décide d'intégrer une procédure similaire à la révision de sa Constitution. Il reste

difficile de connaître les véritables liens qui ont présidé à cette ouverture

exceptionnelle d'un gouvernement sur d'autres modes d'élaboration constitutionnels.

Il semble que celle-ci se soit réalisée notamment suite aux propositions de plusieurs

députés membres de la coalition au pouvoir ayant pris contact avec La

Fourmilière185. La proposition semble avoir été faite également au gouvernement

précédent, en novembre 2008, qui n'a pas trouvé le temps d'y donner une suite avant

sa démission.

183  Voir  notamment  une  brève  présentation  en  anglais  de  la  production  de  l'Assemblée  sur  thjodfundur2009.is/english  184  The  Global  Information  Technology  Report  2010–2011,  2011  World  Economic  Forum,  p.372    chiffres  de  2009  disponible  sur  weforum.org  consulté  le  10.06.13    185  Entretien  avec  Bjarni  Jonsson  

89

Le 16 Juin 2010 l'Althing, constituée de la nouvelle coalition au pouvoir des

sociaux-démocrates et des écologistes, adopte la loi 90.2010. Cette loi186 ou Lög um

stjórnlagathing, loi pour un parlement constitutionnel, explicite les mécanismes de

révision constitutionnelle adoptés. Elle permet la création du Forum National, mais

aussi du Conseil Constitutionnel (25 à 31 membres issus de la société civile) qui

s'inspirera des propositions réalisées par le Forum. Elle crée également un Comité

constitutionnel de 7 membres, chargé de piloter l'ensemble des opérations et

d'organiser les élections du Conseil Constitutionnel, tandis qu'un Comité de

préparation est également mis en place dont le rôle sera plus explicitement

d'organiser le Forum National et de faire le lien avec le Conseil Constitutionnel. Les

membres du Forum National qui devront être sélectionnés devront être des

nationaux, en possession de leurs droits civiques et leur choix doit respecter la parité

homme/femme. Quant au but du Forum National il doit être de focaliser l'attention

du public sur la Constitution et d'aider le Parlement dans sa réflexion. Enfin le

Parlement garde la main puisque le Conseil Constitutionnel doit par la suite lui faire

parvenir sa réflexion sous forme d'une proposition de loi que celui-ci validera ou

non. Nous pouvons résumer l'ensemble du processus par le schéma suivant :

186  Le  texte  traduit  en  anglais  est  disponible  à  l'adresse  suivante  :  thjodfundur2010.is/other_files/2010/doc/Act-­‐on-­‐a-­‐Constitutional-­‐Assembly.pdf  

90

Althingi désigne l'Althing, autrement dit le Parlement islandais. Celui-ci

nomme les membres du Comité Constitutionnel, chargé d'organiser et préparer

l'ensemble du processus d'élaboration de la nouvelle Constitution. Il prépare

notamment le Forum National (désigné ici sous le terme de "National Gathering") et

les élections pour la formation du Conseil Constitutionnel, à ne pas confondre avec

notre Conseil Constitutionnel français, il s'agit bien là d'une forme d'Assemblée

constituante. Ce conseil élu a changé de dénomination en cours de procédure

(passant "d'Assemblée constitutionnelle" à "Conseil Constitutionnel") après

invalidation de la Cour suprême. Afin d'être au plus clair dans notre exposé, nous

désignons l'assemblée tirée au sort en 2010 comme le Forum National et l'assemblée

constituante élue en 2011 comme le Conseil Constitutionnel.

La formation du Forum National187 s'opère donc par sélection au tirage au

sort à partir du registre national des électeurs inscrits. Chaque électeur tiré au sort a

le droit de refuser de participer, et s'il accepte, reçoit en compensation pour la

187  Les  informations  concernant  le  déroulement  du  Forum  National  proviennent  notamment  du   document   Tháttur   Tjodfundur   2010,   disponible   sur   le   site   du   Forum   National,    thjodfundur2010.is  repéré  et  mise  à  ma  disposition  par  Gudrun  Petursdottir,  présidente  du  Comité   Constitutionnel   et   dont   la   traduction   a   été   possible   grâce   à   l'aide   de   Ársæll  Hjálmarsson,  un  ami.  

91

journée une somme de 17 500 ISK, soit environ 110 €. Le coût total du Forum

National de 2010 est ainsi estimé à 100 millions de couronnes soit environ 600 000

euros, financé par des fonds publics.

La désignation de chaque participant se fait avec la prise en compte de 4

extras par personne. Autrement dit si une personne refuse, il doit être possible de

trouver quatre personnes derrière capables de pouvoir prendre sa place. Fin

septembre deux lettres différentes sont envoyées, l'une au participant direct et l'autre

au premier remplaçant potentiel (sachant qu'il s'en trouve normalement deux autres

encore pour "remplacer le remplaçant"). Au final 478 personnes sur 1000 ont accepté

directement de participer, tandis que 1191 personnes sur 4000 ont accepté la

possibilité d'être prises comme remplaçant. Le 5 novembre 2010 les remplaçants

ayant accepté sont convoqués pour prendre la place des absents. De même ici,

aucune indication n'est donnée quant à l'utilisation ou non de quotas suivant des

critères socio-économiques, ceux-ci concernent uniquement le genre, l'âge et la

localité. Or l'on sait que les populations les plus défavorisés tendent à moins

participer politiquement. Il est donc possible de trouver ici un premier biais par

rapport à la microsociété que prétend représenter le Forum National.

  3.  La  machine  est  lancée  :  déroulement  du  Forum  National  et  

premières  observations  

Le Forum National islandais ou Þjóðfundurinn 2010 est donc issu de la loi

90.2010 élaborée par l'Althing. Sa préparation et sa constitution débuteront dès le

vote de la loi et se poursuivront sur cinq mois, de juin à novembre 2010 jusqu'à la

date de sa tenue le 6 novembre. Celui-ci est censé réunir initialement 1000 personnes

choisies au hasard, auxquels s'ajoutent 200 personnes dont le rôle sera uniquement

d'aider au processus et à la bonne tenue des débats. Ces "facilitators"188, comme ils

188  "Facilitator's  handbook"  disponible  sur  agora.is  en  Creative  Commons.  Ce  guide  constitue  une  source  d'information  particulièrement  riche  sur  l'organisation  et  le  déroulement  qui  étaient  attendus  du  Forum  National  

92

sont nommés, ne doivent pas interférer avec la parole des participants mais au

contraire veiller à ce que tout un chacun puisse s'exprimer librement. Le "facilitator"

est défini par ailleurs comme un "auditeur actif"189, qui doit prendre en compte

attentivement toutes les remarques et propositions qui seront faites au cours de cet

exercice et permettre à chacun de se sentir à la hauteur des débats. Il s'agit là d'un

point sur lequel nous reviendrons, la plupart des échos que nous avons du Forum

National mettent en avant cette mise en confiance des participants.

Le 6 novembre 2010, plus d'un millier de personnes se réunit à

Laugardalshöll, l'un des plus grands gymnases du centre de Reykjavik, afin de

discuter, proposer et débattre à propos de la Constitution islandaise et des

modifications à lui apporter. Le Forum National réunit ainsi des personnes de

l'ensemble du pays, où tous les âges sont présents, de 18 à 91 ans (le participant le

plus jeune et le plus âgé se trouvant d'ailleurs par un effet du hasard, à la même

table).

L'ensemble de la procédure doit durer huit heures, entrecoupée de pauses et

de sessions dont la durée n'excède jamais plus de 70 minutes. Le nombre de sessions

totales est de treize, chacune d'entre elles correspondant à une action précise réalisée

par chacun des groupes de huit personnes répartis en 128 tables de discussion. En

plus des "facilitators", chaque groupe de 16 tables est coordonnée par un "director of

the area", chargé de résoudre les problèmes qui pourraient subvenir et surtout de

fournir tout matériel manquant. Le plan suivant, où chaque cercle représente une

table de huit personnes, nous permet d'avoir une idée de l'organisation du débat.

189  "Facilitator's  handbook",  p.3  

93

Chaque session de temps concerne des actions telles que la présentation de

soi-même et de ses idées, l'approfondissement et la justification de valeurs choisies

mais également des actions de synthèses des échanges. Autrement dit les huit heures

passées alternent entre moments d'émulation et de sélection des idées. Les

discussions sont initiées dans la matinée avec un thème vaste, "valeurs et

représentations de la Constitution" (session 1), puis précisent peu à peu leur objet,

évoquent ensuite "ce qui doit être contenu dans la Constitution" (session 2), puis

enfin dans l'après-midi impliquent une "spécialisation, discussion et

approfondissement" (session 6). Les valeurs jugées les plus importantes sont relevées

par le groupe de discussion par le biais d'un vote pondéré. On opérera de la même

façon par la suite avec celles dont on juge qu'elles impliquent le plus de changements

ou sont les plus innovantes. La première partie des débats sur les valeurs fait naître

d'abord une forme de "nuage des valeurs" :

94

La taille du mot est fonction du nombre de ses occurrences, autrement dit

plus une "valeur" aura été citée par des participants pour qu'elle soit présente dans la

nouvelle Constitution, plus celle-ci est grande. Pour indication le terme "jafnrétti"

désigne ainsi l'égalité des droits, tandis que "lýðræði" signifie démocratie, "frelsi" la

liberté, "mannréttindi" les droits de l'Homme etc. Comme nous l'a fait remarquer

Guðrún Pétursdóttir, la présidente du Comité Constitutionnel, une telle production

peut être la proie de bien des critiques En effet, si ce nuage permet d'avoir une vue

relative des valeurs qui peuvent préoccuper les Islandais, que peut-il apporter de plus

? Cela ne risque-t-il pas de rester cantonné au rôle de "gadget" ? Nous touchons ici

du doigt les limites de certaines formes d'expériences "d'intelligence collective", car

si une foule ou un groupe d'individus peut produire des données, il faut ensuite

procéder au travail et à l'interprétation de celles-ci. C'est ce que tente de faire le

Forum National dans un second temps.

La deuxième partie du Forum constitue notamment un approfondissement

autour de huit domaines de la constitution sur lesquels vont discuter des groupes

renouvelés de huit personnes. Ces huit grands domaines, élaborés par les

"facilitators" à partir des valeurs cités par les participants dans la matinée, se divisent

sur le modèle suivant :

- Ethique et moralité

- Droits humains

- Division du pouvoir, responsabilité et transparence

- Démocratie

- Environnement, protection et mise en œuvre

95

- Justice, Etat social et égalité

- Paix et collaboration internationale

- Pays et nation.

Chacun d'entre eux constitue une entrée où vont être placés des

propositions, réalisées soit de manière individuelle, soit par le groupe de travail.

Chaque proposition est classée en arborescence, et leur ensemble forme

ainsi une liste impressionnante de recommandations pour chacun des domaines cités

précédemment190191. Par exemple dans le premier domaine portant sur l'éthique et la

moralité, la proposition I.1 indique qu'il est nécessaire d'avoir une loi pour

réglementer et changer le salaire des parlementaires. La proposition I.1.1, une sous-

partie, explicite davantage cette proposition en indiquant également que cette loi

devra spécifier que les parlementaires ne doivent accepter aucun cadeau ou don de

qui que ce soit. Autre exemple concernant cette fois les propositions en matière

d'amélioration de la démocratie islandaise, la proposition suivant laquelle la

Constitution doit garantir l'égalité de tous les parlementaires et de tous les citoyens

dans leur accès au parlement et aux élections, etc.

Enfin le Forum National se termine avant 18h par la tenue d'une conférence

de presse pour présenter les principaux sujets soulevés au cours des débats. Des

retours ont également lieu et permettre de signaler les dysfonctionnements ayant pu

être observés. Les propositions principales sont publiées sur internet le jour

suivant192. Le document reprenant l'ensemble des contributions mis également en

ligne et transmis au futur Conseil Constitutionnel représente quant à lui plus de 700

pages de recommandations.

Nous le constatons, la procédure du Forum National regroupe des outils à la

fois très complexes et simples. Ceux-ci sont complexes, car il s'agit ici de gérer un

190  Cette  liste  n'est  hélas  disponible  qu'en  islandais,  sur  le  site  thjodfundur2010.is  consulté  le  03.06.13  191  Exemples  de  propositions  disponibles  en  annexe  192  Disponible  sur  la  page  suivante  :  http://www.thjodfundur2010.is/frettir/lesa/item32858/  consultée  le  03.06.13  

96

groupe d'un millier de personnes, de coordonner et recueillir des opinions dont on

sait qu'elles seront très diverses, mais également de ne surtout pas donner

l'impression de diriger et répondre aux débats à la place des participants. Le Forum

National possède donc également une exigence de simplicité, dans le sens où il se

doit d'être accessible à tous et d'éviter de déborder des citoyens dont nombre d'entre

eux n'ont par ailleurs jamais lu la Constitution de leur pays. Il s'agit là d'une action

subtile pour garantir à la fois la simplicité du débat et l'ouverture à la parole, tout en

évitant de considérer les participants comme des inaptes au jeu démocratique.

Le document produit par le Forum National évoque à plusieurs reprises le

caractère positif de la participation, l'aspect enrichissant de la coopération et du débat

entre des Islandais venus des quatre coins du pays. De même, les organisateurs du

débat font surtout part du fait d'avoir dû accepter peu à peu de "perdre le contrôle",

de faire confiance aux citoyens présents. A de nombreuses reprises Guðrún

Pétursdóttir ou Lárus Óskarsson193 évoquent également leur confiance dans

l'intelligence des foules, le fait qu'une fois un dispositif lancé, le meilleur souci de ses

organisateurs doit être de le laisser devenir autonome. Il est intéressant de constater

que cette notion de "perte de contrôle" est récurrente, et concerne tout autant le

mécanisme de tirage au sort que la tenue même des débats du Forum National.

Discuter davantage les liens entre l'esprit pédagogique et l'esprit démocratique au

travers de cet exemple s'avèrerait être un sentier passionnant à prendre.

193  Entretien  avec  Gudrun  Petursdottir,  présidente  du  Comité  Constitutionnel  ;  Entretien  avec  Lárus  Ymir  Óskarsson,  membre  de  la  Fourmilière  

97

III.  Quel  avenir  pour  le  cas  islandais  ?  

L'expérience islandaise a-t-elle eu véritablement de l'écho ? Nous l'avons

vu, elle n'a été formée que le temps d'une journée et le fruit de son travail n'avait

aucune valeur d'obligation. Les documents produits ont toutefois été utilisés en

grande partie par le Conseil Constitutionnel et ont même été approuvés par le corps

électoral. Le Forum National islandais constitue de plus une première, à la fois dans

l'histoire du pays, mais également dans l'histoire démocratique comme étant la

première assemblée tirée au sort à l'échelle d'un pays, et formée dans l'optique d'un

processus constitutionnel. Si nous avons jusque là observé le Forum National "de

l'intérieur", avec tout ce qu'un tel processus peut porter avec lui d'enthousiasme et de

confiance dans la recherche de consensus, il convient désormais de montrer

davantage quelles en ont été les limites et les critiques, ainsi que ses conséquences à

long terme à la fois pour l'Islande et au niveau international.

  1.  Que  faire  du  fruit  du  Forum  ?  La  production  citoyenne  face  aux  

institutions  traditionnelles  

Qu'est-il advenu concrètement de la production du Forum National ? Quelle

réception a-t-elle eu dans les milieux politiques et dans le processus constitutionnel ?

Autant de questions auxquelles il convient de répondre pour savoir si le Forum

National n'aura été qu'une forme de "gadget participatif" ou aura véritablement

permis d'impacter sur la rédaction de la nouvelle Constitution. Pour comprendre cela

il convient de s'intéresser à la suite du processus constitutionnel et de saisir comment

le contenu produit par le Forum National s'est vu réapproprié par le Conseil

Constitutionnel puis par les Islandais eux-mêmes.

98

Les élections pour la formation du Conseil Constitutionnel suivent dans la

foulée la tenue du Forum National, puisque la campagne des 522 candidats qui se

présenteront commence le même mois, en novembre 2011, pour aboutir le 27

novembre à l'élection de 25 d'entre eux. Outre les critères classiques d'éligibilité, le

président, les ministres et les membres du Parlement n'étaient pas autorisés à se

présenter à cette élection, elle devait donc avant tout permettre la désignation de

citoyens issus de l'extérieur du cénacle politique habituel. La complexité de la

procédure élective, basée sur le système du vote transférable194, et le nombre de

candidats ont sans doute concouru au plus faible taux de participation jamais atteint

depuis l'existence de la République d'Islande, avec seulement 35,95% de

participation, soit le vote de 83 000 personnes. L'élection permet l'accès au Conseil

de 15 hommes et 10 femmes, issus pour la plupart de la capitale, souvent de

catégories sociales élevées195 et déjà connus au sein de la population. On y trouve

notamment des avocats, des professeurs, des journalistes, un directeur de théâtre,

mais également un syndicaliste, un pasteur, un fermier et une étudiante.

A cette faible participation qui fragilise la légitimité du Conseil

Constitutionnel, s'ajoute l'invalidation de l'élection par la Cour suprême le 25 janvier

2011 après saisine de plusieurs députés de l'opposition196. Déclarée nulle et non

avenue, elle considère que ces élections n'ont pas suivi les règles normales du jeu

parlementaire. Les motifs d'invalidation de la Cour suprême concernent surtout des

questions techniques sur la conduite du vote197. Cette décision, en plus de stopper un

temps le processus constitutionnel, fournit des motifs de méfiance vis-à-vis des

juges, considérés comme partiaux. En effet la majorité d'entre eux ont été choisis par

les partis de droite précédemment au pouvoir.

194   Explicatif   disponible   (en   anglais)   sur   electoral-­‐reform.org.uk/?PageID=483   consulté   le  10.06.13.   Le   système   de   vote   transférable   consiste   pour   l'électeur   à   établir   un   ordre   de  priorité  dans  le  choix  de  ses  candidats.  Il  désigne  ainsi  les  candidats  qu'il  souhaite  favoriser  si  le  premier  qu'il  a  choisi  n'a  pas  obtenu  suffisamment  de  voix.  195  "Iceland  Elections  Results  Announced"  in  icelandreview.com  le  01.12.10  consulté  le  10.06.13    196  "  Iceland’s  Constitutional  Assembly  Voting  Invalid"  in  icelandreview.com  le  25.01.11  consulté  le  10.06.13  197  SKALSKI  J.,  op.  cit.,  p.71  

99

Un mois plus tard, le groupe de travail formé par le Parlement pour résoudre

le blocage institutionnel recommande de transformer l'élection en nominations

directement effectuées par l'Althing. Le 24 mars l'Althing approuve la nomination

des 25 personnes qui avaient été élus, transforme l'Assemblée constitutionnelle en

Conseil Constitutionnel198. Le travail du Conseil constitutionnel commence début

avril, s'étendra sur quatre mois jusqu'à la remise solennelle de sa proposition de loi

constitutionnelle le 29 juillet à l'Althing.

Divisé en trois comités d'élaboration, le Conseil Constitutionnel travaille

notamment sur le modèle du wiki, chaque comité complétant directement un

document commun mis en ligne199. Ces trois comités suivent les trois grandes suites

de principes, à savoir : la transparence, la distribution du pouvoir et la

responsabilité200. La volonté de rendre le processus décisionnel le plus transparent

possible amène à un fort usage des NTIC, à une retransmission des réunions à la

télévision et à leur accès par internet. Les contributions faites par Facebook et

Twitter atteignent 3600 propositions, qui s'ajoutent aux 370 propositions envoyées

par lettres par des habitants islandais201.

Cette proposition de loi constitutionnelle202 reprend largement les

principales conclusions du Forum National203. Elle propose notamment un Parlement

davantage indépendant du gouvernement, tout comme par exemple l'impossibilité

pour les ministres d'être également députés, situation fréquemment rencontrée jusqu'à

aujourd'hui. Elle ouvre la possibilité de référendums citoyens, et opère à une

simplification du système de vote et à un rééquilibrage des régions qui auparavant

privilégiait les votes ruraux et avantageait les partis conservateurs. Elle introduit

également le principe de subsidiarité pour l'organisation territoriale, et opère au

198  SKALSKI  J.,  op.  cit.,  p.73  199  Par  l'usage  de  GoogleDocs  notamment,  voir  E.  BERGMANN,  "Reconstituting  Iceland  –  constitutional  reform  caught  in  a  new  critical  order  in  the  wake  of  crisis",  in  academia.edu,  January  2013,  p.8  consulté  le  10.06.13  200  E.  BERGMANN,  op.cit.,  p.7    201  Ibid.,  p.8    202  Disponible  en  anglais  à  l'adresse  suivante  stjornlagarad.is/other_files/stjornlagarad/Frumvarp-­‐enska.pdf  consulté  le  10.06.13  203  E.  BERGMANN,  op.cit.,  p.7    

100

renforcement de l'indépendance de la justice en explicitant et complexifiant le choix

des juges. Enfin tout changement constitutionnel doit également être désormais

ratifié par un référendum, qui acquiert désormais une valeur obligatoire alors que

sous le régime de la Constitution de 1944 un référendum n'oblige en rien le

gouvernement, et une modification constitutionnelle se doit d'être validée par

l'Althing sous deux mandatures différentes.

De façon plus large, le Conseil introduit les droits sociaux ou droits de

"troisième génération" au sein de sa définition des droits humains et développe des

extensions inédites au droit environnemental, introduisant notamment la propriété

collective des ressources naturelles204.

Nous ne rentrerons pas davantage dans les détails des travaux du Conseil

Constitutionnel, il mériterait à lui seul une étude bien plus approfondie. Toutefois, il

peut être intéressant de signaler juste un point, soulevé par Jón Ólafsson également,

professeur de science politiques à l'Université islandaise de Bifröst205. Celui-ci

évoque ainsi un Conseil dont les membres ont exprimé ouvertement leur hostilité

envers les élites politiques et ont chercher à éviter tout lien avec le Parlement206 et

ses partis politiques. Paradoxalement, cette absence de liens a sans doute contribué à

entraver la procédure constitutionnelle puisque le Parlement garde bien le dernier

mot dans l'adoption de la nouvelle Constitution.

Ainsi la tenue d'un référendum le 20 Octobre 2012 sur les points principaux

de la nouvelle Constitution et son succès relatif n'auront pas été suffisants. Ce

référendum posait une série de six questions sur la production du Conseil

Constitutionnel et sur son contenu, notamment sur des points tels que la

nationalisation des ressources naturelles non encore exploitées, la séparation de

l'Eglise et de l'Etat etc207. Le taux de participation frôle les 50%, le Parti de

l'Indépendance appelle au boycott, mais le référendum recueille des réponses 204  Ibid.  p.7    205  J.  OLAFSSON,  "Experiment  in  Iceland  :  Crowdsourcing  a  Constitution  ?",  in  academia.edu,  consulté  le  10.06.13  206  Ibid.,  p.6    207  P.  FONTAINE,  "Iceland  Says  Yes  To  New  Constitution"  in  grapevine.is  le  22.10.12  consulté  le  10.06.13  

101

positives pour l'ensemble des questions effectuées. Or l'on constate que l'ensemble de

ces points avaient été justement soulevés et proposés par le Forum National, qui

avaient donc su capter les exigences du corps électoral.

L'élaboration de la nouvelle Constitution islandaise, le chemin chaotique

qu'elle suit, mettent en évidence des relations de pouvoirs complexes entre les

institutions politiques traditionnelles et l'émergence d'une sphère constituée du

Forum National et du Conseil constitutionnel que nous pourrions qualifier "d'extra-

politique". Cette qualification doit être comprise dans le sens où les participants de

ces expérience prétendent s'extraire du jeu politique, se prétendent parfois apolitiques

et réalisent pourtant des tâches habituellement vouées à un processus de politisation.

Pour le professeur Eirikur Bergmann208 ce processus fait partie d'un

"moment constituant", un instant particulièrement sensible dans l'histoire d'un pays

où l'on tente de redéfinir profondément ses valeurs fondatrices dans un moment de

crise économique et politique profonde. La ré-écriture islandaise constitue-t-elle une

forme d'anomalie historique ou bien sera-t-elle le symbole d'une nouvelle façon de

concevoir nos régimes politiques ? C'est en s'interrogeant sur son avenir et sur le

possible exemple que celle-ci a pu donner que nous saurons mieux éclaircir nos

interrogations.

  2.  Une  constitution  inaboutie  et  dépendante  du  pouvoir  

Nous l'avons vu au cours de la description de ce processus, les obstacles à

l'élaboration de la nouvelle Constitution ont été nombreux. La possibilité de voir ce

nouveau texte véritablement adopté s'est considérablement réduite avec les élections

législatives du 27 avril 2013. Le retour de la droite au pouvoir, par le biais d'une

coalition entre le Parti du Progrès et le Parti de l'Indépendance menée par Sigmundur

Davíð Gunnlaugsson, laisse a priori peu de doutes sur son avenir, ces deux

formations n'ayant jamais caché leur scepticisme voire leur opposition vis à vis de ce

texte. Le Parti de l'Indépendance notamment a toujours affirmé vouloir éviter une 208  E.  BERGMANN,  op.  cit.,  p.1  

102

"révolution de la constitution", et toute "modification hâtive"209 d'un texte qu'il juge

précieux. Le Parti du Progrès en appelle également à la prudence et envisage plutôt

que le texte produit par le Conseil Constitutionnel serve de modèle pour une autre

révision constitutionnelle210, cette fois opérée par des voies plus classiques.

L'absence de débats sur le fond du texte, la dénonciation de défaillances techniques

ne permettent pas de connaître les véritables motifs (s'il y en a) d'une telle entrave à

la nouvelle Constitution de la part de l'opposition. Il semble toutefois que les

changements de modalité de vote et la simplification du système électoral211 qui

découleraient d'une constitution proclament l'égalité de tous dans la représentation

réduirait la base électorale du Parti du Progrès. En effet traditionnellement celui-ci

compte davantage d'électeurs en milieu rural, eux-mêmes surreprésentés par la

répartition des députés en fonction de leur région d'élection. Dans la même ligne, la

volonté de déclarer les ressources naturelles encore non exploitées comme "propriété

de la nation" semble problématique pour le Parti de l'Indépendance, dont les

électeurs sont en partie issus du milieu de la pêche. Le risque d'un plus grand

contrôle des ressources halieutiques n'est pas un sujet anodin pour un pays qui base

encore une importante partie de son économie sur ce secteur212.

Enfin le sujet de la Constitution n'a été que peu présent durant la campagne

électorale d'avril 2013, au profit de celui de l'adhésion à l'Union européenne, de

l'avenir de la Couronne islandaise et des critiques de la gestion économique du pays

par le gouvernement social-démocrate et écologiste. Malgré une rémission

économique plutôt rapide et des méthodes économiques peu orthodoxes, les hausses

d'impôts et la hausse des prix semblent avoir plombé la popularité du gouvernement

de Jóhanna Sigurðardóttir. Mais c'est surtout l'enclenchement de l'adhésion à l'Union

européenne ainsi que les tentatives de règlements des plans IceSave finalement

réfutés par référendum par les électeurs qui ont probablement terni la légitimité de la

coalition sociale-démocrate et écologiste. La réécriture de la constitution est donc

209  "The  Independance  Party  interviewed"  in  grapevine.is,  le  8.04.13  consulté  le  10.06.13    210  "The  Progressive  Party  interviewed"  in  grapevine.is,  le  8.04.13  consulté  le  10.06.13    211  T.  GYLFASON,  "From  Collapse  to  Constitution:  the  Case  of  Iceland",  in  CESifo  Working  Paper  NO.  3770,  June  2012,  p.21-­‐22  disponible  sur  ssrn.com  consulté  le  10.06.13  212  Statistiques  de  l'économie  islandaise  disponibles  sur  le  site  statice.is  consulté  le  10.06.13  

103

passée en second plan et les dernières élections n'ont pas permis de savoir ce que

réalisera la droite à son égard une fois au pouvoir. Toutefois l'entrée de deux

nouveaux partis au sein de l'Althing, à savoir Avenir Radieux et le Parti Pirate

Islandais, tout deux issus de la "révolution des casseroles" permet de penser que cette

question continuera à être soulevée.

La demande d'un avis213 de la Commission de Venise, du Conseil de

l'Europe, sur la nature de la nouvelle constitution créée a également ranimé les

ardeurs de ses opposants. Demandée notamment par des membres du Parti de

l'Indépendance, la Commission de Venise pointe notamment dans ce nouveau texte

le risque de tomber dans un "régime parlementaire fort", mais aussi le manque de

clarté dans l'évocation faite des droits de troisième génération. Elle estime également

que les systèmes d'équilibre des pouvoirs sont trop complexes tout comme les outils

de démocratie directe (recours au référendum), et évoque "le risque de blocages

politiques et d'instabilité qui pourraient sérieusement miner la bonne gouvernance du

pays". Elle recommande au Parlement et à la législature suivante d'apporter des

modifications au texte avant de l'adopter. Si l'interprétation de la Commission de

Venise semble parfois alarmiste, il est également difficile de comprendre pourquoi il

serait nécessaire d'affiner la définition de certains principes de la nouvelle

Constitution. Sans tomber dans un débat de constitutionnalistes, une Constitution

offre en général un texte dont l'interprétation s'affine au fil des années grâce au

travail des juristes. L'imperfection d'une Constitution (en dehors peut-être de ses

modalités de modification) n'est pas en soi un motif suffisant pour ne pas l'adopter.

Un constat d'expertise peut-il réellement tenir face à l'expression de la légitimité

populaire ?

Enfin certains participants du processus constitutionnel pointent également

l'inertie de la coalition au pouvoir mais aussi une culture démocratique beaucoup

moins prégnante qu'on ne voudrait le croire. Thorvaldur Gylfason, un des membres

élus au Conseil constitutionnel, va jusqu'à estimer que l'Islande oscille constamment 213  Avis  disponible  sur  le  site  de  la  commission,  venice.coe.int  consulté  le  10.06.13  

104

entre la démocratie occidentale et un système oligarchique "à la russe"214. Dans une

contribution à propos du cas islandais, il estime que de par ses dimensions, le pays

est particulièrement enclin à voir la cooptation, les liens amicaux et familiaux

impacter sur le fonctionnement des élites politiques et économiques. Il signale ainsi

les forts liens existant entre les avocats du pays et le Parti de l'Indépendance215, mais

également la réticence de certains experts issus de l'université à aider le Conseil

Constitutionnel dans sa tâche. Plus globalement, le comportement des grands médias

tout au long du processus constitutionnel est interprété par des partisans216 du

processus comme une preuve supplémentaire des liens importants qu'entretiennent

des titres comme Morgunblaðið, ou Fréttablaðið avec des membres de l'ancienne

opposition de droite. Il est vrai par exemple que Davíð Oddsson, ancien Premier

ministre issu du Parti de l'Indépendance, a été accepté en 2009 comme directeur de

rédaction à Morgunblaðið alors d'ailleurs qu'il était encore directeur de la Banque

centrale. De tels faits et de tels relations de pouvoir demanderaient sans doute de plus

vastes recherches.

De façon plus large, le Conseil Constitutionnel a tenté d'éviter toute réunion

spéciale avec des membres du Parlement ou du gouvernement. En souhaitant ainsi

mettre tous les contributeurs de la nouvelle Constitution sur un pied d'égalité217, le

Conseil exprime non pas tant une peur de l'influence politique, mais davantage la

volonté de gagner en légitimité et se présenter ainsi comme des "citoyens ordinaires".

Pourtant, nous le savons, le Conseil Constitutionnel regroupe plutôt des personnalités

qui étaient déjà connues au sein de la société islandaise. Thorvaldur Gylfason est lui-

même le fils d'un ancien ministre des finances. On perçoit toutefois cette volonté

récurrente, présente tout comme au sein du Forum National, de vouloir se détacher

de représentants politiques dont la proximité devient douteuse. Encore une fois il

s'agit d'incarner le véritable "citoyen islandais". La source de légitimité politique est

double et ambivalente, elle reprend finalement la schizophrénie de nos systèmes

214  Entretien  avec  Thorvaldur  Gylfason,  élu  au  Conseil  Constitutionnel  215  T.  GYLFASON,  op.cit.,  p.35    216  Entretiens  avec  Larús  Ymir  Oskarsson  membre  de  La  Fourmilière,  Thorvaldur  Gylfason  élu  au  Conseil  Constitutionnel,  et  Smari  McCarthy  du  Parti  Pirate  Islandais  217  T.  GYLFASON,  op.cit.,  p.38    

105

électoraux : l'élu est à la fois supérieur par le fait que, choisi par le vote, il se

distingue par ses qualités, et en même temps en provenant de ce que l'on nommera

"la société civile", celui-ci prétend être "comme" le citoyen islandais lambda.

  3.  Limites  du  tirage  au  sort  islandais  et  limites  de  

l'expérimentation  démocratique  

En prenant un point de vue plus générale, quelles sont les premières

conclusions sur le temps long que nous pouvons tirer de l'expérience du Forum

National ? Quelles sont les limites fréquemment citées dans la mise en œuvre de

cette procédure ?

Il est un premier point qu'il convient de discuter et qui revient fréquemment

lorsqu'est évoqué le cas islandais, à savoir celui de la taille. Le Forum National aurait

été possible en raison de la population réduite du pays. Tout comme la démocratie

directe dans sa conception rousseauiste, le tirage au sort ne conviendrait qu'à des

structures locales ou bien à de petits Etats pour des motifs d'organisation et de

contrôle. Nous pouvons en contrepartie citer Rancière évoquant le discours des

opposants au tirage au sort :

" Le tirage au sort, nous disent-ils, convenait à ces temps anciens et à ces

petites bourgades économiquement peu développées. Comment nos sociétés

modernes faites de tant de rouages délicatement imbriqués pourraient-elles être

gouvernées par des hommes choisis par le sort, ignorant la science de ces équilibres

fragiles ? (…) Mais la différence des temps et des échelles n’est pas le fond du

problème."218

Aujourd'hui l'Islande n'a plus grand chose à voir avec une "bourgade

économiquement peu développée", et l'argument de la taille reste difficilement

tenable. Certes la petitesse du pays est fréquemment mis en exergue pour évoquer

des institutions qui seraient plus "souples", à la force d'inertie moindre, qui sauraient

naviguer et innover plus facilement. Mais nous l'avons vu, l'argument de la taille 218  RANCIERE,  op.cit.,  p.48-­‐49  

106

pourrait tout à fait être retourné et vu comme une contrainte et un frein lorsque le

faible nombre d'habitants provoque des situations de cooptations, d'ententes entre

différentes sphères du pouvoir par la présence de nombreux liens du sang ou de liens

amicaux. De plus le tirage au sort, de par son fonctionnement, ne possède aucune

limite quant à la population qu'il prétend représenter. Le système du Forum National

est tout à fait applicable pour des populations dépassant les 300 000 habitants, car si

la logique grecque de la rotation y perd son sens, la logique de l'échantillon

représentatif, elle, ne change pas. Le débat devrait davantage se déplacer sur les

règles et les quotas utilisés pour la constitution de tels assemblées et les moyens de

les initier, car en soi il est tout à fait envisageable de créer des assemblés d'un millier

de personnes pour des pays comme la France, les Etats-Unis voire des macro-régions

comme l'Europe.

Certains pays et certaines régions ne s'y sont d'ailleurs pas trompés. Ainsi,

et cela nous permet également d'aborder le point de la transmission des idées,

l'Irlande et l'Ecosse semblent vouloir s'inspirer directement du Forum National et du

processus constitutionnel islandais219. Déjà évoqué pour l'Irlande, les

indépendantistes écossais évoquent également en cas de victoire du oui en 2014 la

possibilité de rédiger une Constitution "impliquant le peuple d'Ecosse et un large

panel des institutions et de la société civile écossaise"220 221.

Il est à signaler que contrairement à d'autres expériences de démocratie

participative réalisées aujourd'hui, cette volonté de mettre en place des assemblées

tirées au sort semble trouver sa base dans un mouvement provenant des citoyens eux-

mêmes. Peut-on affirmer par là que les masses se ressaisissent de la question

démocratique ? Peut-on ici constater une forme de dépassement de la contre-

démocratie de Rosanvallon, où il ne s'agit plus seulement d'empêcher mais également

de reconsidérer la forme des institutions ? Ou bien est-ce tout simplement parce 219  Nous  constatons  d'ailleurs  qu'il  s'agit  de  deux  régions  entretenant  de  forts  liens  culturels  avec  l'Islande.  220  "A  written  constitution,  drafted  by  a  new  constitutional  convention  for  Scotland,  involving  the  people  of  Scotland  and  a  wide  range  of  interests  from  across  Scotland’s  institutions  and  civic  society."  (je  traduis)  voir  scotland.gov.uk/News/Releases/2013/02/transition-­‐paper05022013  consulté  le  10.06.13  221  Voir  notamment  l'initiative  sosayscotland.org  qui  entretient  des  liens  avec  des  membres  de  la  Fourmilière.  

107

qu'une "assemblée nationale tirée au sort" paraît être un projet plus porteur,

l'expression d'une forme bâtarde, inattendue, de l'imagerie démocratique

habituellement rattachée au symbole de l'assemblée ? Il est bien trop tôt pour nous

prononcer sur de telles questions, et il faudra pour cela saisir le temps long, observer

comment évoluent de telles initiatives.

L'expérience islandaise a-t-elle été un succès ? Aujourd'hui tout porte à

croire l'inverse. Le fruit de cette expérimentation, la nouvelle Constitution créée,

semble pour l'instant condamné à rester dans les limbes administratives de l'Althing

pour au moins quelques années supplémentaires. Il semble par contre qu'elle soit déjà

devenu un sujet "exotique", et cela en très peu de temps. Nous le signalions en

introduction, les réactions des médias internationaux vis-à-vis de cette expérience ont

souvent été peu mesurées, l'Islande restant un pays plutôt discret sur la scène

médiatique. Pour la France par exemple, le relais médiatique reste sporadique, et les

ouvrages accessibles au grand public francophone sur l'expérience islandais sont

extrêmement rares222. Les informations disponibles doivent donc être davantage à

chercher du côté anglophone ou hispanophone. Il convient aussi de se méfier

énormément de la masse considérable de documents produits sur le sujet sur le web,

où les informations non vérifiées fleurissent. Le terme même de "révolution des

casseroles" semble extrêmement exagéré. Les protestations de 2008 ont certes abouti

à la démission d'un gouvernement mais n'ont pas pour autant bouleversé l'ensemble

des institutions du pays, de même pour le processus constitutionnel. Les tentatives de

raccourcis sont fréquentes face à des évènements aussi complexes. Les donner à voir

dans toute leur nuance et éviter les conclusions hâtives sont des exigences auxquelles

nous devons impérativement nous tenir.

222  L'ouvrage  de  Jérôme  Skalski  reste  pour  l'instant  le  seul  à  dresser  un  premier  tableau  de  l'expérience   islandaise   et   du   Forum   National,   mais   édité   en   septembre   2012   celui-­‐ci   se  trouve  déjà  dépassé  par   l'actualité.  Pascal  Riché  de  Rue89  a  produit  un  petit  document  sur  l'Islande   de   l'après-­‐crise,   mais   les   informations   concernant   le   tirage   au   sort   y   sont  extrêmement  parcellaires.  

108

Conclusion  

Le mot démocratie est un mot redoutable. En étant utilisé à tort et à travers,

à la fois comme idéal de morale collective, comme instance indéfinie de

gouvernement ou propriété fondamentale du monde occidental, il a acquis au fil du

temps des définitions en tiroirs. Celles-ci se recoupent, se mordent, s'opposent au

sein du même mot. Il fallait au cours de notre réflexion établir une cartographie

minutieuse de ses significations, et pour cela le tirage au sort devait être notre fil

d'Ariane. D'autant plus que les champs auquel cette procédure est liée tels que

processus électoraux, formes de légitimités démocratiques, ou débat éternel entre

souveraineté générale et souveraineté nationale constituent des puits de discussions

sans fond qui ont mobilisé des générations de philosophes et de politistes.

Notre but premier était de saisir les enjeux portés par l'usage du tirage au

sort en démocratie. L'objectif était vaste et ambitieux, peut-être même trop. Le défi

principal de ce mémoire aura été de créer un ensemble de réflexions qui prennent

leur sens ensemble, dans leurs croisements et leurs connexions. Il était impératif

d'éviter le simple ressassé, l'alignement de réflexions éparses dans un pot pourri de

concepts réunis artificiellement entre eux. Nous avons ainsi constaté que si la théorie

tend à faire du tirage au sort et de la démocratie deux mots indubitablement liés, leur

relation est plus complexe dans la réalité. Utiliser le hasard n'est pas en soi un gage

de démocratie, car il faudrait déjà savoir véritablement ce que le qualificatif de

démocratie recoupe. De plus un tirage au sort comporte toujours des biais, et ceux-ci

sont rarement innocents. Il est apparu impératif de connaître l'ensemble des

contraintes techniques reliées à cette procédure, saisir ses enjeux sous-jacents, les

éventuels conflits de légitimité qu'elle charrie avec elle. C'est ce que nous avons tenté

de faire modestement avec le cas islandais. Les questions appelées par le cas

islandais sont nombreuses, nous avons tenté tout au long de notre réflexion d'ouvrir

109

de nouvelles pistes d'exploration. Il a été frustrant de ne pas pouvoir les suivre

davantage, le risque de créer des artefacts sur de simples intuitions, des "on-dit" et

des conversations pressées était trop grand. Le but de ce mémoire aura donc été

d'ouvrir des portes, et d'apporter avec lui de nouvelles brassées de questions.

Quel accueil et quel poids l'usage du tirage au sort a-t-il eu en Islande ? La

réponse doit être honnête et froide. Son impact a été faible et semble avoir davantage

suscité l'enthousiasme des milieux alternatifs européens que des Islandais eux-

mêmes. Faut-il pour autant jeter le bébé de l'expérimentation démocratique avec l'eau

de la déception politique ? Non sans aucun doute, car si l'expérience islandaise reste

limitée, elle constitue également une première mondiale, à la fois modeste et

ambitieuse. Il serait inconcevable pour la science politique et pour tous les

chercheurs en quête de nouveaux objets de passer à côté de cet événement. A la fois

en lui même, car il est suffisamment rare de voir aboutir de telles initiatives, mais

également pour l'ensemble des espoirs et des déceptions dont les protestations et la

nouvelle constitution ont été entourés. Dans l'un de ses ouvrages, Gunnar Karisson

qualifie l'Islande de "société marginale"223. Être en marge, être à l'écart, permet

d'accéder à des positions et des points de vue que la pensée commune nous permet

difficilement d'avoir. Les idées novatrices, en rupture avec leur temps, naissent

souvent dans les recoins oubliés. Par sa position, son histoire et les nouveaux

chemins qu'elle prend, l'Islande mérite davantage notre attention.

223  KARISSON  G.,  Iceland's  1100  years:  the  history  of  a  marginal  society,  Londres,  C.  Hurst  &  Co.  Publishers,  2000,  poche,  418  p.  

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stjornlagathing.is (Conseil Constitutionnel islandais)

thjodfundur2009.is (Assemblée Nationale de 2009)

thjodfundur2010.is (Forum National de 2010)

althingi.is (Site du Parlement)

Associations et mouvements :

agora.is (Organisation organisatrice du tirage au sort et des délibérations)

en.alda.is (Association Alda)

thepeoplesvoices.org (mouvement issu des protestations de 2008)

Principaux sites d'informations :

euronews

icelandreview.com

icenews.is

ipsnews.net

grapevine.is

lemonde.fr

Autres :

statice.is (Statistiques islandaises)

mjp.univ-perp.fr (Constitution islandaise en français)

hdr.undp.org/fr/statistiques (Travaux de l'ONU, statistiques mondiales)

rna.is/eldri-nefndir/addragandi-og-orsakir-falls-islensku-bankanna-2008/skyrsla-

nefndarinnar/english (Rapport de la commission d'investigation sur la faillite bancaire)

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Annexes  

1.  Tableau  récapitulatif  de  l'actualité  islandaise  

depuis  2008  

Date Institutions Société civile Economie Politique étrangère

06.10.2008 Loi d'urgence permettant au FME (Autorité de Supervision Financière islandaise) de prendre directement le contrôle des banques sans les nationaliser.

Loi d'urgence permettant au FME (Autorité de Supervision Financière islandaise) de prendre directement le contrôle des banques sans les nationaliser.

08.10.2008 Le gouvernement britannique de Gordon Brown place l’Islande sur la liste des Etats terroristes pour bloquer les avoirs britanniques de la branche IceSave.

10.10.2008 Manifestation de 200 personnes devant la Banque centrale d’Islande pour demander la démission de David Oddsson, son directeur

11.10.2008

Initiative d’Hördur Torfason qui organise un « One man’s protest » en face de l’Althing, sur la « Place de l’Est », ou Austurvöllur.

18.10.2008 Rassemblement d’environ 2000 personnes à l’Austurvöllur

25.10.2008 * Nouveau rassemblement de 2000 personnes, de l’Austurvöllur au siège du gouvernement * Le mouvement Gauche-Vert soutient la mobilisation populaire.

08.11.2008 Rassemblement de 4000 personnes devant l’Althing

15.11.2008 Rassemblement de 8000 personnes devant l’Althing, jets d’œufs, de tomates et de papier toilette.

22.11.2008 *Suspension au balcon de l’Althing de l’affiche « FMI – Vendu » *Décoration du héros de l’indépendance islandaise Jón Sigurdsson avec des vêtements de femmes pour prendre contre-pied des discours virilistes des Néo-vikings *Manifestation devant le siège de la police pour réclamer la libération d’un militant. Il sera libéré et la foule dispersée au gaz poivre.

29.11.2008 Nouveau rassemblement de 5000 personnes

06.12.2008 1500 personnes sur Austurvöllur

08.12.2008 Entrée d’une trentaine de militants dans l’Althing, provoquant l’arrêt des travaux parlementaires. Parmi eux les « Neufs de Reykjavik sont arrêtés et poursuivis en justice.

09.12.2008 Quarante militants obstruent le passage des ministres à la maison du gouvernement.

11.12.2008 * Hördur Torfason et son mouvement, « La Voix du Peuple » porte plainte contre le gouvernement concernant le sauvetage par l’Etat de la banque Glitnir.

12.12.2008 Adoption d’un projet de loi déposé le 27.11.2008, portant sur la création d’une Commission spéciale d’investigation (SIC) avec nomination d’un procureur chargé d’examiner les malversations liées à la chute des banques islandaises.

13.12.2008 17 minutes de silences tenues par les manifestants d’Austurvöllur,

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symbolisant les 17 années au pouvoir du Parti de l’Indépendance

20.12.2008 11 minutes pour symboliser les 11 rendez-vous hebdomadaires devant l’Althing

31.12.2008 Une manifestation de plusieurs centaines de personnes contraint le traditionnel show télévisé où sont présents les leaders politiques de se réfugier ailleurs.

10.01.2009 Reprise des manifestations, on dénonce également les coupes budgétaires dans le système de santé.

17.01.2009 Nouveaux rassemblements suivis de 6 autres dans tous le pays.

20.01.2009 * Rassemblement face à la réouverture de l’Althing. 2000 personnes présentes, la police anti-émeute intervient, dispersion au gaz-poivre, immobilisations et arrestations. Allumage d’un brasier dans le jardin de l’Althing.

21.01.2009 * Alliance sociale-démocrate, deux motions sont adoptées : - retrait de la coalition gouvernementale - demande d’élections anticipées

* Nouvelles manifestations organisées devant le siège du gouvernement, jets de yaourt, œufs, peintures et boules de neige. * Geir Haarde, Premier ministre, est pris à parti lorsqu’il tente de rejoindre sa limousine. * 3000 personnes devant l’Althing, une pancarte est accrochée sur l’Althing avec « Une trahison pour cause d’imprudence reste une trahison »

22.01.2009 Manifestations devant l’Althing de 2000 personnes, usage par la police de gaz lacrymogènes.

23.01.2009 Annonce de la tenue d’élections anticipées au mois de mai par Geir Haarde, qui annonce également qu’il ne se représenterait pas.

24.01.2009 6000 personnes devant l’Althing, demandant la tenue immédiate de nouvelles élections et une « nouvelle démocratie ».

25.01.2009 Démission du ministre du commerce Ingibjorg Solrun Gisladottir

26.01.2009 Démission du Premier Ministre Geir Haarde.

27.01.2009 * Convocation par le Président de la République, Grimsson des responsables de l’opposition. * Mise en place d’un gouvernement provisoire de coalition entre l’Alliance sociale-démocrate et le Mouvement Gauche-Vert * Evocation en conférence de presse de la volonté de réécriture de la Constitution. Le projet initial défendu est celui de l’élection d’une Assemblée, d’un Parlement ou d’un Conseil Constitutionnel.

31.01.2009 Dernière manifestation à Austurvöllur, chorales et ambiance festive

01.02.2009 * Entrée en fonction officielle de la nouvelle coalition, majorité relative de 27 députés sur 63. * Parmi les orientations du nouveau pouvoir, la nouvelle Constitution est clairement évoquée.

26.02.2009 Démission de David Oddsson de son poste de directeur de la Banque centrale d’Islande

13.03.2009 Présentation de deux projets de loi pour amender la Constitution existante et réformer la législation électorale.

25.04.2009 Elections législatives anticipées. Victoire historique de la gauche à l’Althing, pour l’Alliance sociale-démocrate et le Mouvement Gauche-Vert. Entrée du Mouvement des

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citoyens 06.2009 Début de la préparation d’une

« Assemblée Nationale » organisée par l’Anthill

29.08.2009 « First Icesave bill », loi de sauvetage de la banque Icesave

« First Icesave bill », loi de sauvetage de la banque Icesave

04.11.2009 Projet de loi synthétique présenté devant l’Althing pour la réforme constitutionnelle. Evocation par Johanna Sigurdardottir de la possibilité d’une participation directe des citoyens à la prise de décision politique.

14.11.2009 Organisation de façon indépendante d’une « Assemblée nationale » par l’Anthill, préparé depuis 5 mois. Un rapport de synthèse des débats sera rendu public.

20.11.2009 Conseil ministériel décide d’un partenariat avec l’Anthill en vue d’engager un processus de révision constitutionnel

30.12.2009 « Deuxième loi Icesave » voté par l’Althing, qui prévoit déboursement de 3,8 milliards d’euros au Royaume-Uni et aux Pays-Bas

« Deuxième loi Icesave » voté par l’Althing, qui prévoit déboursement de 3,8 milliards d’euros au Royaume-Uni et aux Pays-Bas

05.01.2010 Pétition en ligne lancée par l’association « In Defence of Iceland » recueille 60 000 signatures pour récuser la « Deuxième loi Icesave »

06.03.2010 Référendum sur la « Deuxième loi Icesave », rejetée à 93%. Les épargnants britanniques et néerlandais ne seront donc pas remboursés. Le gouvernement doit renégocier avec le Royaume-Uni et les Pays-Bas.

30.04.2010 Jon Gunnar Kristinsson, du « Meilleur Parti » est élu à la mairie de Reykjavik

16.06.2010 Adoption du projet de loi portant sur l’Assemblée constituante (25 à 31 membres issus de la société civile), dite Lög um stjórnlagathing En parallèle de l’assemblée Constituante, censée compter entre 25 et 31 membres, Est créé un Comité constitutionnel de 7 membres Un Comité de préparation qui devra organiser et alimenter le Forum National et faire le lien avec l’Assemblée Constituante

Été 2010 Création d’une « Société constitutionnelle », par un groupe de militants, le Stjórnarkrárfélagi∂ ou Constitutional society, afin d’accompagner et soutenir la réforme constitutionnelle

06.11.2010 * Organisation du Forum national/Rassemblement national sur la Constitution à la Laugardalshöll Arena en conformité avec Loi sur l’Assemblée constituante * Les délibérations donnent un rapport de 700 pages avec une série de conseils d’expertises pour la future assemblée constituante et les « valeurs fondamentales » évoquées par le Forum.

11.2010 Campagne pour l’Assemblée Constituante, présentation de 522 candidats

27.11.2010 Election de l’Assemblée constituante, 36% de taux de participation. Election de 15 hommes et 10 femmes. Personnes avec une certaine notoriété et issues surtout du secteur tertiaire.

25.01.2011 Invalidation par la Cour suprême d’Islande de l’élection de l’Assemblée constituante pour raison de « lacunes dans le déroulement de l’élection »

24.02.2011 Avis du groupe de travail formé par le gouvernement pour résoudre l’invalidité posée par la Cour suprême. Suggère que les députés de l’Althing choisissent eux-mêmes les membres de l’Assemblée Constituante

24.03.2011 Approbation par l’Althing de la résolution créant un Conseil constitutionnel composé des 25 membres désignés au cours de l’élection de l’Assemblée constituante

06.04.2011 Création officielle du Conseil Constitutionnel, divisé en trois groupes de travail et interagissant avec les Islandais par internet

27.07.2011 Transmission au Comité Constitutionnel de la

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Proposition pour une nouvelle Constitution pour la République d’Islande

29.07.2011 Remise officielle de la Proposition au président de l’Althing

05.10.2011 Johanna Sigurdardottir, une semaine après la réouverture de l’Althing, se prononce en faveur d’un référendum

20.10.2012 Référendum de 6 questions concernant la nouvelle Constitution. Toutes les questions sont approuvées. Participation de 48%.

27.04.2013 Elections législatives. Le Parti du Progrès et le Parti de l'Indépendance arrivent en tête et reviennent au pouvoir en formant un gouvernement de coalition. Le Parti Pirate et le Parti de l'avenir Radieux rentrent au Parlement pour la première fois.

Ces données constituent un récapitulatif des ouvrages de Jérôme SKALSKI et

Elvira MENDEZ PINEDO.

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2.  Référendum  sur  la  Constitution  du  21  octobre  

2012    

1. Do you wish the Constitution Council's proposals to form the basis of a

new draft Constitution? Yes: 66.3% No: 33.7%

2. In the new Constitution, do you want natural resources that are not

privately owned to be declared national property? Yes: 82.5% No: 17.5%

3. Would you like to see provisions in the new Constitution on an established

(national) church in Iceland? Yes: 57.5% No: 42.5%

4. Would you like to see a provision in the new Constitution authorising the

election of particular individuals to the Althingi more than is the case at

present? Yes: 77.9% No: 22.1% (This question pertains to the ability of

unaffiliated politicians, or those from smaller parties, to run for parliament.)

5. Would you like to see a provision in the new Constitution giving equal

weight to votes cast in all parts of the country? Yes: 65.5% No: 34.5%

6. Would you like to see a provision in the new Constitution stating that a

certain proportion of the electorate is able to demand that issues are put to a

referendum? Yes: 72.8% No: 27.2%

Of the 236,941 in Iceland with the right to vote in this election, 115,814 took part,

giving a turnout of 48.9%

Source : grapevine.is

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3.  Exemple  d'une  session  du  Forum  National  

4th session: 15 min. A visit to new tables and personal introductions. Time 12:55 –

13:10

Each  participant  at  the  table  gets  one  theme  which  he/she  will  bring  over  to  a  new  table  with  new  people  who  are  addressing  the  same  theme.  

From the announcers: The facilitator prepares the participants for changing

tables. 1. There are eight zones (A-H) and one of the eight themes will be discussed in each zone. The

participants get a letter A-H which indicates which theme zone to go to. The participants at table A1 go to table B1, C1, D1 etc. One participant stays at his table.

o The participants may exchange themes between themselves if both parties agree.

o If a table is not fully occupied with eight participants, the theme that is not distributed is handed over to the zone master or runner who will take it to the right place.

From the announcers: Now the participants go to new tables where individual

themes are discussed further as well as what has been classified in the same

category. 2. The participants leave their table to go to their assigned tables. They take all their belongings

(handbags, glasses etc.).

3. The facilitator makes sure the table has been cleared and is ready for a new group.

4. The facilitator welcomes new people to his/her table. Everyone introduces himself/herself (name, where from, interests).

5. The facilitator asks the participants about their opinion of the National Assembly so far.

6. The facilitator briefly discusses the themes chosen at the meeting and especially the theme assigned to his/her table. The discussion goes on until a common understanding is reached about the essence of the theme.

Source : The "facilitator's handbook" agora.is