La raison d’État constitutionnelle. Weimar et la défense de la démocratie chez les juristes...

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La raison d’État constitutionnelle Weimar et la défense de la démocratie chez les juristes allemands émigrés AUGUSTIN SIMARD Université de Montréal Constitutional reason of state is in the last analysis a matter of ever more effectively ordering a government of “laws”. —Carl J. Friedrich, 1957 «L’histoire ne nous apprend rien» chantait jadis un rockeur idéaliste. Si le refrain se voulait critique et revendicateur, il étonne pourtant par sa trivialité. Devoir de mémoire mis à part, il y a longtemps que les histo- riens n’attendent plus de leurs patientes recherches qu’elles nous livrent des «leçons» à l’usage du présent. Historia magistra vitae : ce motif qui a donné son élan à l’historiographie moderne semble s’être bel et bien dissout sous l’effet des modes d’intelligibilité propres aux sciences sociales et d’une nouvelle conscience de l’historicité ~Koselleck, 1990 : 37! Il est cependant moins sûr que les institutions politiques, les dis- cours et les représentations qui les sous-tendent puissent se passer des «leçons» de l’histoire ou, du moins, de l’illusion d’apprendre quelque chose des échecs antérieurs. En matière de constitutionnalisme tout par- ticulièrement, Kim L. Schepelee a bien montré le rôle structurant que jouent les modèles négatifs tirés du passé récent ~2003 : 296–324!. La proposition doit s’entendre dans toute son ampleur : on trouverait, au Remerciements: Je remercie Olivier Beaud, Grégoire Mallard, Bernard Manin et Pasquale Pasquino pour avoir discuté certaines idées exposées dans le présent arti- cle. Je souhaite aussi exprimer toute ma reconnaissance à Martine Béland et aux évaluateurs anonymes de la Revue canadienne de science politique. Leurs remarques m’ont permis de retravailler des passages importants de mon argument et, je l’espère, d’en offrir une version plus cohérente. Augustin Simard, professeur adjoint, Département de science politique, Université de Montréal, Montréal, Québec, H3C 3J7, [email protected]. Canadian Journal of Political Science / Revue canadienne de science politique 45:1 (March/mars 2012) 163–184 doi:10.10170S0008423912000200 © 2012 Canadian Political Science Association ~l’Association canadienne de science politique! and0et la Société québécoise de science politique

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La raison d’État constitutionnelle

Weimar et la défense de la démocratie chez les juristesallemands émigrés

AUGUSTIN SIMARD Université de Montréal

Constitutional reason of state is in the last analysis a matter ofever more effectively ordering a government of “laws”.—Carl J. Friedrich, 1957

«L’histoire ne nous apprend rien» chantait jadis un rockeur idéaliste. Sile refrain se voulait critique et revendicateur, il étonne pourtant par satrivialité. Devoir de mémoire mis à part, il y a longtemps que les histo-riens n’attendent plus de leurs patientes recherches qu’elles nous livrentdes «leçons» à l’usage du présent. Historia magistra vitae : ce motifqui a donné son élan à l’historiographie moderne semble s’être bel etbien dissout sous l’effet des modes d’intelligibilité propres aux sciencessociales et d’une nouvelle conscience de l’historicité ~Koselleck, 1990 :37!

Il est cependant moins sûr que les institutions politiques, les dis-cours et les représentations qui les sous-tendent puissent se passer des«leçons» de l’histoire ou, du moins, de l’illusion d’apprendre quelquechose des échecs antérieurs. En matière de constitutionnalisme tout par-ticulièrement, Kim L. Schepelee a bien montré le rôle structurant quejouent les modèles négatifs tirés du passé récent ~2003 : 296–324!. Laproposition doit s’entendre dans toute son ampleur : on trouverait, au

Remerciements: Je remercie Olivier Beaud, Grégoire Mallard, Bernard Manin etPasquale Pasquino pour avoir discuté certaines idées exposées dans le présent arti-cle. Je souhaite aussi exprimer toute ma reconnaissance à Martine Béland et auxévaluateurs anonymes de la Revue canadienne de science politique. Leurs remarquesm’ont permis de retravailler des passages importants de mon argument et, je l’espère,d’en offrir une version plus cohérente.

Augustin Simard, professeur adjoint, Département de science politique, Universitéde Montréal, Montréal, Québec, H3C 3J7, [email protected].

Canadian Journal of Political Science / Revue canadienne de science politique45:1 (March/mars 2012) 163–184 doi:10.10170S0008423912000200

© 2012 Canadian Political Science Association ~l’Association canadienne de science politique!and0et la Société québécoise de science politique

sein de chaque ordre constitutionnel, un ensemble de référents qui ren-voient à des expériences catastrophiques et traumatiques et qui serventde repoussoir pour l’élaboration des normes réglant le jeu politique.Qu’elles apparaissent en toutes lettres ~dans le préambule de la constitu-tion, par exemple! ou via negativa, à la manière d’un tabou, ces référencescirculent entre les cours constitutionnelles et la production doctrinale desjuristes.

Le présent article tente, à partir d’un cas bien précis, de décrire leprocessus par lequel la doctrine constitutionnelle1 incorpore ce genre deréférences traumatiques. Prenant pour objet la République de Weimar –son échec devant la montée du nazisme et sa désintégration au début desannées trente – je voudrais montrer comment cette référence est devenueun repoussoir dans la mise en place d’une compréhension «robuste» et«défensive» de la démocratie libérale, une compréhension largement dif-fusée parmi les juristes européens et américains après 1945.

Que Weimar ait été un point de répulsion pour la Loi fondamentaleallemande ~Grundgesetz! et la jurisprudence subséquente, paraît un faitbien établi ~par exemple : Fromme, 1969!. En m’arrêtant sur les réflex-ions de juristes allemands émigrés, je voudrais néanmoins montrer que loind’être univoque, cette référence négative a agi à travers des canaux diverset a produit, par conséquent, plusieurs variantes de «robustesse» démocra-tique. Même si Weimar s’est imposée rapidement comme l’antimodèlede la démocratie constitutionnelle post-1945 ~et pas seulement en Alle-magne!, l’élaboration d’un «constitutionnalisme aversif» ~pour reprendrel’expression de Schepelee! est loin d’être une opération simple. Elle impli-que, au contraire, un effort d’imagination et de stylisation, une certainemise en forme de l’expérience du passé récent. Comme nous le verrons,le consensus qui s’est établi autour de la référence à Weimar a masqué,en réalité, la pluralité des médiations à travers lesquelles cette référence a«agi» et, par là, la diversité des réponses qu’elle a inspirées. Ces média-tions ont été d’autant plus décisives qu’elles ont, pour l’essentiel, prisla forme de transferts ou d’échanges transatlantiques, suscités parl’émigration aux États-Unis d’un nombre important de juristes allemands.Dépositaires de la sagesse posthume d’un régime défunt, plusieurs de cesémigrés vont servir de «passeur», contribuant à généraliser et à déloca-liser l’expérience de Weimar.

Afin d’illustrer la complexité de ce constitutionnalisme aversif, jem’intéresserai dans les pages qui suivent au problème de la défense de laconstitution et aux formulations qu’il a connues dès le milieu des annéestrente, dans le sillage de l’avènement du nazisme. Je présenterai tourà tour trois «programmes» de défense de la constitution développés àla faveur de l’émigration, en portant une attention toute particulière à lafaçon dont chacun d’eux combine des éléments substantiels ~une déter-mination de l’ennemi et une description des mécanismes de protection

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appropriés! et des préoccupations «existentielles» ~quant au rôle dela doctrine face aux nouvelles rationalités gouvernementales!. Dansl’élaboration de chacun de ces programmes, la confrontation avec l’œuvrede Carl Schmitt s’avère, comme nous le verrons, décisive. Comme lesuggère Müller ~2003 : 4–7!, le problème de la défense de la constitu-tion après Weimar a consisté, pour une bonne part, à retourner l’arsenaldéployé par Schmitt contre la démocratie libérale et à le mettre au ser-vice de cette dernière.

L’antipositivisme et le problème de la Verfassungsschutz

Tirer des leçons de l’échec de la Constitution de Weimar est un exerciceambigu. Le plus souvent, celui qui s’y essaie reste dominé par des cad-res et des catégories de pensée issus de la crise qu’il veut interroger.C’est que l’expérience constitutionnelle weimarienne s’est accompagnéede sa propre auto-interprétation, de son propre commentaire critique, dontles termes s’imposent de manière naturelle à l’observateur. Entre 1919et 1933, plusieurs aspects de la Weimarer Reichsverfassung ~notammentles articles 48, 76 et 109! ont fait l’objet de vives controverses qui sontautant de prises commodes pour ressaisir a posteriori le sens de son échec.Tirer des leçons de Weimar revient presque toujours, pour le juriste àtout le moins, à faire revivre ces polémiques et à choisir son camp.

La question de la défense de la constitution ne fait pas exception. Lafaçon dont les juristes ~et, plus largement, la classe politique allemande!ont envisagé les mécanismes de «protection de la constitution» ~Verfas-

Resumé Cet article examine la façon dont les constitutionnalistes allemands ont cherché àtirer leçon de l’échec de la République de Weimar, ainsi que le rôle de repoussoir que cetteréférence traumatique a joué dans la mise en place d’une compréhension «robuste» et «défen-sive» de la démocratie libérale dès les années 1930. À partir des réflexions de quelques juristesémigrés aux États-Unis, il distingue trois programmes concurrents : celui de l’antiextrémisme,qui trouve son origine dans l’antipositivisme weimarien; celui de la «démocratie militante» ~KarlLoewenstein!; et celui de la «dictature constitutionnelle» ~Carl J. Friedrich!. Au sein de chacun,la confrontation avec Carl Schmitt revêt une importance décisive, en dépit de son caractèreparfois implicite et médiatisé. Éclairer ces échanges permet de juger dans quelle mesure lesrégimes démocratiques post-1945 ont intégré les idées de Schmitt.

Abstract This paper explores the lessons drawn by German constitutional scholars from thebreakdown of the Weimar Republic, and how this traumatic experience became a starting pointat the end of the 1930s for a new conception of democracy both liberal and robust ~or “defen-sive”!. Emigré constitutional scholars devised three distinctive versions of this “democraticrobustness”: an “anti-extremist” ~which originated in Weimar legal antipositivism!; a “militantdemocracy” ~first exposed by Karl Loewenstein!; and a “constitutional dictatorship” ~Carl J.Friedrich, Frederick W. Watkins!. At the heart of each one lies a decisive debate with CarlSchmitt, even if implicit or diffracted. By reconstructing these debates one can appreciate towhat extent postwar constitutional democracies have incorporated Schmitt’s ideas.

sungsschutz! dont un État démocratique peut se prévaloir, doit beaucoupà l’antipositivisme weimarien. On sait l’importance qu’a eue, dans ladoctrine allemande de l’entre-deux-guerres, la critique du positivismejuridique2. Son rôle dans l’érosion de la légalité constitutionnelle ~à partirdu printemps 1930! et l’influence qu’elle a exercée sur les constituantsde 1949 et la Cour constitutionnelle fédérale ~BverfG! sont cependant plusdifficiles à mesurer. La trajectoire sans doute la plus significative ici estcelle de Gerhard Leibholz, d’abord jeune partisan de la fronde antiposi-tiviste sous Weimar, puis réfugié en Angleterre entre 1938 et 1947, et enfinjuge à la BverfG de 1951 à 1971 ~Wiegandt, 2004!. Parmi les juristesweimariens, Leibholz s’est signalé en défendant, dès 1927, une interpré-tation extensive du principe d’égalité devant la loi ~article 109 de la Con-stitution de Weimar!, qui invitait les juges à exercer une forme diffuse decontrôle des lois ordinaires ~Baumert, 2010 : 28–29!. Cet antipositivisme– il faut le signaler – se présentait moins comme un système jusnatura-liste cohérent, que comme une méthode d’interprétation singulière, con-sistant à dégager de la constitution des «concepts essentiels» ~par exemple,la «prohibition de l’arbitraire» dans le cas de l’article 109!, des conceptsimmanents en quelque sorte, et à s’en servir pour invalider telle ou telledisposition légale. Il n’est pas difficile de trouver les prolongements decet antipositivisme dans l’activité de Leibholz comme juge constitution-nel, quant aux méthodes privilégiées et quant à la teneur des décisionsrendues.

De façon plus générale, on trouve une relation entre la vision néga-tive de Weimar et la sympathie dont a bénéficié post festum la critiquedu positivisme, ne serait-ce que dans la façon de présenter celui-ci commele symptôme d’une Weltanschauung agnostique qu’il faut rejeter. Tout sepasse comme si, au fil des ans, le positivisme était passé du statut desimple option épistémologique parmi d’autres à celui d’«esprit», néfasteet débilitant, responsable de la paralysie de la Constitution de Weimar.Dans cette perspective, l’érection de Weimar comme antimodèle devientsolidaire d’un constat de culpabilité du positivisme. L’une de ses expres-sions les plus frappantes se trouve dans la postface que Carl Schmittajoute, en 1958, à son ouvrage Légalité et légitimité. Commentant l’essaiqu’il avait d’abord publié à l’été 1932, Schmitt le dépeint comme «uneffort désespéré @...# pour préserver les dernières chances de la Constitu-tion de Weimar face à une doctrine juridique qui refusait de poser la ques-tion de l’ami et de l’ennemi» ~1958 : 345!. Et si le positivisme évitaitcette question, poursuit Schmitt, c’est en raison de «sa foi en un législa-teur omnipotent», une foi si naïve qu’elle en est venue à masquer la con-tradiction entre les impératifs de survie de la constitution ~la légitimité!et le jeu des procédures établies par elle ~la légalité!. Conduit à son terme,le positivisme a compromis la survie de la Constitution de Weimar puisquecelle-ci, au lieu d’être sanctifiée comme loi fondamentale de la commu-

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nauté politique, s’est vue dégrader en une masse indifférenciée de dispo-sitions, toutes protégées au même titre par la procédure renforcée prévueà l’article 76 ~le pouvoir de révision!. En tant que porteurs d’une «neu-tralisation axiologique» ~à laquelle Schmitt prête une signification trans-historique!, les juristes positivistes ont oublié que dans toute constitution,il y a quelque chose qui excède la légalité positive, un noyau irréductiblefondant la légitimité de la légalité, et dont la défense suppose toujoursune décision politique.

À maints égards, la doctrine post-1949 entérine ce constat de culpa-bilité. Pour la plupart des commentateurs, la faillite de la Constitution de1919 se rapporte bel et bien à sa «neutralité axiologique» ~Wertneutra-lität!. Suivant un argument typiquement schmittien, c’est l’analyse del’article 76 que proposait Gerhard Anschütz, dans son grand commen-taire sur la Constitution de Weimar, qui permet d’établir cette culpabilité.Pour Anschütz, figure de proue du positivisme, la Constitution de Weimarne jouissait en effet d’aucun privilège par rapport à la loi ordinaire : con-stitution et loi étaient vues comme deux expressions d’un même pouvoir,le pouvoir législatif parlementaire. Ainsi, loin d’offrir une «protection» àla constitution, l’article 76 consacrait plutôt, aux yeux d’Anschütz, sonessentielle plasticité : «la constitution n’est pas au-dessus du législatif,mais demeure à sa disposition» ~Anschütz, 1933 : 401!. Phrase scan-daleuse aux oreilles de la postérité, comme elle l’était à celles de Schmitt :comment, en effet, défendre une constitution qui a d’avance renoncé à sapropre suprématie?

Dans l’architecture de la Loi fondamentale de 1949, c’est l’article 79.3qui exprime cette réaction contre le positivisme weimarien. En plaçant lesarticles 1 et 20 ~prééminence des droits fondamentaux, dignité humaine,caractère démocratique de l’État! hors de portée d’une révision, il recon-naît que la constitution est plus qu’un simple amalgame de dispositionsréglant l’organisation de la puissance publique et qu’elle reflète aussiles «principes» intangibles de la démocratie libérale. Dans la mesure oùcertaines matières se trouvent explicitement exclues de la formeconstitutionnelle, il est sans doute légitime de parler ici d’une «supra-constitutionnalité». Mais, surtout, ce décalage entre la forme ~légale-constitutionnelle! et le fond ~les «principes»! sert de pièce maîtresse à undispositif inédit de défense de la constitution, usuellement désigné parl’expression «streitbare Demokratie» : démocratie «militante» ou«engagée». «Militante» car, plutôt que de se limiter à l’impartialité, le jeudémocratique se referme : certains participants peuvent être excluslorsqu’il est avéré qu’ils militent en faveur d’une modification qui por-terait atteinte, d’une façon ou d’une autre, aux principes réputés intangi-bles. Dès lors que certaines modifications sont d’emblée interdites, on doitbannir les partis proposant de les faire advenir ~articles 9 et 21! et exclureleurs sympathisants de l’espace public ~article 18!.

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À la neutralité reprochée à la Constitution de Weimar, la streitbareDemokratie oppose donc une Wertgebundenheit, une «teneur axiologique»,dont la conséquence la plus frappante est de faire basculer du présentvers le futur la préoccupation pour la défense de la constitution. Se pro-file alors une forme inédite de constitutionnalisme aversif, un constitu-tionnalisme préventif et anticipateur. Ce changement du régime temporelapparaît très nettement avec la mise en place, en 1950, de l’Office fédéralde protection de la constitution ~Bundesamt für Verfassungsschutz!, uneagence ayant pour mandat de «surveiller les activités dirigées contrel’ordre fondamental libéral-démocratique», ce qui vise aussi bien lesgroupes politiques ~extrême-gauche, néonazis! que les sectes religieuses~l’Église de scientologie, par exemple!. Un tel «monitoring» n’a bien sûrde sens que si l’on considère nécessaire de prévoir et de prévenir l’ennemi,dans la mesure, donc, où l’hostilité envers la constitution se juge àl’intention et non à l’acte objectif. Cette orientation futuriste a d’ailleursété très tôt confirmée par la BverfG, à l’occasion d’un arrêt célèbreprononçant la dissolution du KPD ~Parti communiste!.

Il faut parer aux dangers au moment approprié, et cette action doit se justi-fier d’après la position générale du parti envers l’ordre fondamental libéral-démocratique, telle qu’elle se donne déjà à voir par les discours et lesagissements ~BverfGE 5, 85, 253 @1957# !.

C’est donc au regard des intentions qu’on lui impute qu’un groupe estmis hors-la-loi, et non en raison de ses manifestations extérieures ou desmoyens qu’il emploie. Défendre la constitution suppose une projectiondans l’avenir, l’instauration d’une distance diachronique qui n’est possi-ble que sur la base d’une supra-constitutionnalité : c’est-à-dire par la trans-figuration de la constitution ~ou d’une partie de celle-ci! en un ordreaxiologique, «eine freiheitliche demokratische Grundordnung», auquel ilest entendu que tous adhèrent.

Karl Loewenstein et les paradoxes de la militant democracy

A) L’antifascisme et la constitution comme texte

On peut se représenter l’idée de streitbare Demokratie comme la réponse«officielle» à l’échec de Weimar, «officielle» en ce qu’elle s’incarne dansun discours homologué par les autorités gouvernementales3. En tant queprogramme de défense de la constitution, elle a le mérite de dresser unportrait clair de l’ennemi : l’extrémiste, le citoyen déloyal qui exploitela neutralité de l’ordre libéral pour subvertir les valeurs qui le fondent.De plus, en recyclant une compréhension de l’échec de Weimar déjàaccréditée par l’antipositivisme et en dessinant une continuité entre

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certains juristes weimariens hétérodoxes ~Smend, Heller, Leibholz, entreautres! et l’ordre constitutionnel post-1949, elle revêt un caractèred’évidence qui est encore renforcé par la littérature en science politiqueet en droit public. Pour autant, la streitbare Demokratie n’est pas la seuleréponse possible. Sur le fond de ce discours dominant, on peut isoler etreconstruire d’autres réponses, formulées par des juristes émigrés quiont œuvré, de façon plus ou moins oblique, à la restauration de ladémocratie allemande après 1945 ~Stoffregen, 2002!. Tout en parta-geant avec le discours de la streitbare Demokratie une appréciation trèscritique de l’expérience weimarienne, ces réponses reposent sur une lec-ture assez différente de l’échec constitutionnel des années 1930–1933et de la menace qui pèse sur les démocraties libérales.

Parmi ces réponses, celle de Karl Loewenstein mérite d’être exami-née. À la fois juriste-savant et praticien du droit, Loewenstein fait par-tie d’une génération d’universitaires juifs allemands forcés à l’exil parl’avènement du nazisme, puis accueillis par l’université américaine. Sonesprit encyclopédique et ses aptitudes ont fait de lui, dès les années trente,une figure importante du droit constitutionnel comparé. Professeur auAmherst College ~Massachusetts! de 1936 jusqu’à la fin de sa vie, il aural’occasion d’agir à titre de conseiller de l’administration américaine enAllemagne ~en 1946–1947!. Selon la légende officielle ~Thiel, 2009 :109–110!, il serait aussi le grand-père de la streitbare Demokratie,l’expression n’étant que la traduction en allemand du terme «militantdemocracy» forgé par Loewenstein dans une série d’articles parus durantl’entre-deux-guerres ~Loewenstein 1937a, 1938a, 1938b!. Suivant cettegénéalogie reprise par tous les manuels allemands de science politique,le dispositif actuel de «protection de la constitution» trouverait son inspi-ration chez un exilé de Weimar, témoin et victime de la terreur nazie.

Pourtant, ce pedigree est trompeur. S’il ne fait aucun doute que leterme «militant democracy» apparaît chez Loewenstein en réaction àl’échec de Weimar et qu’il désigne bel et bien un programme de défensedes démocraties face aux mouvements extrémistes ~réunis par Loewen-stein sous le vocable de «fascisme»!, il faut bien voir que ce programme,tant par sa teneur que par ses prémisses, s’éloigne de la compréhensiondominante de la streitbare Demokratie.

D’une part, il se formule à l’indicatif plutôt qu’à l’impératif. Pourle juriste émigré, la démocratie militante représente en effet moins unidéal à atteindre qu’une évolution déjà en cours, que les juristes, empêtrésdans des catégories de pensée surannées, tardent à enregistrer. Face à lamontée du fascisme et sous la pression d’un «dynamisme nouveau», lesdémocraties européennes se sont dotées d’instruments de répressioninédits. Au départ, rappelle Loewenstein, cet arsenal s’est constitué«de façon confuse et empirique». «Avec le temps cependant, grâce àl’observation des expérimentations étrangères, et en raison de la simil-

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itude et de l’uniformité de la technique fasciste, cette législation est de-venue de plus en plus systématique et uniforme» ~1938b : 773!. Il n’estpas utile de détailler ici cet arsenal qui va du contrôle des médias à lasuppression des partis, même si Loewenstein y consacre de nombreusespages. Ce qui importe surtout, c’est la perception par le juriste en exild’un mouvement d’ensemble dans lequel s’inscrit chacune de ces mesures,un mouvement transcendant les différences nationales ~d’où l’importancede la démarche comparative pratiquée par le juriste émigré!. Loin deréférer à un modèle normatif statique, la démocratie militante s’apparenteplutôt à un processus d’apprentissage transnational et «dialectique», parlequel les démocraties s’approprient les innovations techniques issuesde la Grande Guerre ~propagande, actes de gouvernement, contrôle del’opinion! et des tentatives de planification économique ~décrets-lois,procédures législatives simplifiées!.

D’autre part, ce «devenir-militant» repose sur une caractérisationde l’ennemi très différente de celle qui a cours dans la streitbareDemokratie. Bien que Lowenstein en fasse parfois usage, le mot habi-tuel d’«extrémisme» convient mal, car il suppose l’existence d’un «cen-tre», d’un ensemble de valeurs ou de principes partagés, par rapportauquel se mesure la déviance des «extrémistes». Or, rappelle Loewen-stein, «le fait pour un mouvement politique de s’écarter des principesfondamentaux @...# exprimés dans la constitution ne suffit pas à le ren-dre subversif» ~1938b : 591!. Plutôt que de s’attacher à une définitionsubstantielle, l’ennemi doit être envisagé de façon strictement formelleet procédurale.

C’est dans cette perspective qu’il faut comprendre l’analyse très par-ticulière du «fascisme» proposée par Loewenstein, une analyse que l’ondira «fonctionnaliste» en ce qu’elle s’intéresse moins à sa teneuridéologique qu’au fonctionnement de sa «direction administrative» ~pourreprendre un terme de Max Weber, le mentor de Loewenstein!. Pour lejuriste, la spécificité du fascisme doit être recherchée non pas dans unquelconque fondement «spirituel» ~un nihilisme actif, un néopaganisme!,mais dans un type d’organisation et un modus operandi spécifique. Il s’agitavant tout, écrit-il, d’une «technique politique» ~1937a : 443!, d’une méth-ode pour déstabiliser l’État au moyen d’une organisation militarisée qui,par des manifestations ostentatoires mais toujours disciplinées, intimideles partis conventionnels. Le succès de cette technique réside avant toutdans une capacité organisationnelle qui s’expose publiquement et qui induitun mouvement centrifuge affaiblissant les institutions traditionnelles. Dèslors qu’on adopte cette définition du fascisme comme «technique poli-tique», la défense de la constitution s’identifie à un ensemble de mesures~surtout législatives! destinées à interdire les procédés et les ressourcesqui assurent le succès de cette «technique». Il s’agit donc de s’attaqueraux manifestations extérieures ~uniformes, fanions, armes, groupes para-

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militaires, rallyes, glorification des assassinats politiques!. L’ultima ratiode la démocratie militante consiste, en bout de ligne, à restreindre l’accèsà l’espace public et à empêcher la concentration d’un capital militaire ~etsymbolique! extragouvernemental. Dans l’esprit du juriste, c’est unique-ment autour de ce programme de défense «technique» qu’un regroupe-ment des forces proconstitutionnelles est possible, puisqu’il n’exige niidéologie partagée, ni consensus sur les valeurs ~1937a : 430!.

On mesure ici tout ce qui sépare l’antifascisme de Karl Loewensteinde l’idée de streitbare Demokratie qui s’imposera plus tard en Répub-lique fédérale d’Allemagne ~RFA!. En définissant l’ennemi par son modusoperandi, le juriste renonce à juger des idées et des intentions qui témoigne-raient d’une hostilité envers l’ordre constitutionnel. Il s’en tient plutôt àun Mittelverbot, à une «contre-technique» dont la visée première est«d’empêcher que l’opposition puisse se transformer en organisation mili-tarisée» ~1937a : 430!. Nulle part il n’envisage l’existence d’un «ordrefondamental» de valeurs commandant la répression préventive des partisou des groupes qui s’en éloignent. Le constitutionnalisme aversif dessinéici ne suppose donc pas la même distance diachronique que la streitbareDemokratie : il s’en tient aux menaces présentes et aux manifestations con-crètes et superficielles4.

En ce sens, on pourrait dire que Loewenstein évite de poser la ques-tion de «l’ennemi de la constitution» tel que Schmitt exhortait à le faire,et tel que le feront dès 1949 les juges et les politiques allemands. Cetteomission, loin d’être fortuite, reflète la position assez singulière que lejuriste occupait dans les débats doctrinaux weimariens. D’un côté, plutôtque de rejoindre la fronde antipositiviste, Loewenstein a défendu une posi-tion assez proche de celle d’Anschütz ~Loewenstein 1931; voir égale-ment Lang, 2007 : 136–159!. Sur la question de l’article 76 – absolumentdécisive pour la question de la défense de la constitution – Loewensteins’en prenait directement à Schmitt et rejetait son idée d’une constitution«politique» qui imposerait des limites au pouvoir de révision. Aux ter-mes de l’article 76, répétait-il à la suite d’Anschütz, le législateur dis-pose bel et bien du pouvoir illimité de modifier la constitution.

D’un autre côté, cependant, Loewenstein n’a pas ménagé ses cri-tiques envers le positivisme weimarien. Plus exactement, il lui reprochaitde déprécier le texte de la Constitution de 1919 en autorisant que des«dérogations tacites» ou des «perforations» fussent introduites dans lebut de préserver la cohérence du système juridique. Sans modifier le texteconstitutionnel comme tel, ces «perforations» permettaient au législateurde contourner une disposition constitutionnelle au moyen d’amendementsimplicites, contenus dans une loi adoptée à la majorité renforcée ~telleque prévue par l’article 76!, et de prévenir un éventuel conflit entre lesdeux normes ~la loi et la constitution!. Selon Loewenstein, l’usage répétéde cet expédient «a sapé la conscience constitutionnelle du peuple alle-

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mand et a ouvert la voie à la dictature» ~Loewenstein 1938b : 771!puisqu’il a dilué la force normative de la constitution. En survalorisant lacohérence et la systématicité, les positivistes weimariens ont sacrifié uneautre exigence, autrement importante sur le plan politique : celle de la li-sibilité et de la publicité de la constitution comme texte. Car une consti-tution est plus qu’un simple système de règles ou de normes ~une«codification»! : elle élève une prétention à la «clôture», une prétentiondécoulant de la volonté des constituants de fixer par écrit, dans un «pacte»,une «charte» ou un autre document spécifique ~Verfassungsurkund ! àl’exclusion de tout autre, la forme de la communauté politique ~Loewen-stein 1931 : 120!. Or, en brouillant les contours de la constitution et en larendant de moins en moins assimilable à un texte, la technique des per-forations bafoue cette aspiration fondamentale. Pour être licite – c’est-à-dire pour honorer l’aspiration «textualiste» du constitutionnalisme moderne– une modification de la constitution doit être expresse et délibérée, jamaistacite. Ainsi, alors même qu’il nie l’existence de quelque chose commeune «supra-constitutionnalité» qui bornerait le pouvoir de révision, Loe-wenstein s’oppose pourtant aux perforations et met en cause leur licéité.

Entre l’orthodoxie positiviste et la révolte antipositiviste, la positionoccupée par Loewenstein dans les débats weimariens éclaire la singula-rité de son programme de défense de la constitution et accentue le con-traste avec la streitbare Demokratie. Certes, ce programme fait fond surune limite au pouvoir de révision constitutionnelle, mais cette limitedemeure strictement formelle et ne relève pas de la «teneur axiologique»de la constitution. Dans cette optique, plutôt que de s’articuler à un ordrede valeurs ou de principes jugés inaltérables, la défense de la constitu-tion vise la préservation d’un texte princeps ~Loewenstein, 1931 : 118!,avec ses incertitudes et ses ambiguïtés, sans doute, mais aussi avec sespromesses à réaliser.

B) Vers la démocratie autoritaire

En dépit de ce que laissent croire les généalogies officielles, il n’y adonc pas de continuité directe entre la démocratie militante de Karl Loew-enstein et l’idée de streitbare Demokratie. On se trouve face à deux pro-grammes de défense de la constitution distinctifs, qui peuvent bien érigerWeimar en antimodèle et partager une terminologie semblable, mais quise déploient néanmoins selon des logiques incompatibles.

À y regarder de près, cette distance ne tient pas seulement aux pré-misses «textualistes» de Loewenstein, à sa caractérisation formelle del’ennemi ~le fascisme comme «technique»! et à sa stratégie en termes deMittelverbot. Elle tient aussi à l’importance que le juriste exilé accordeau pouvoir exécutif. Pour lui, la défense de la constitution ne relève pasd’un mécanisme judiciaire; elle passe par une accélération des institu-

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tions et une «rationalisation» du jeu parlementaire dont le seul bénéfici-aire est le pouvoir exécutif. Dans ses écrits des années 1930–1940,Loewenstein exalte à plusieurs reprises les pouvoirs d’exception ets’enthousiasme devant le renforcement des compétences gouvernemen-tales. Le modèle cité en exemple est d’ailleurs tout à fait révélateur : laRépublique tchécoslovaque entre 1933 et 1938. Confrontée à la menacenazie à l’intérieur et à l’extérieur de ses frontières, la démocratie tché-coslovaque s’est «disciplinée» en se dotant de «la législation antifascistela plus complète et la plus intelligente en vigueur à ce jour» ~Loewen-stein 1937a : 642!. «En abolissant les garanties et les droits constitution-nels et en faisant un usage extensif du pouvoir discrétionnaire, cettelégislation transforme l’État @...# en une unité de combat en vue d’uneguerre imminente. Elle le dote d’une loi martiale pour temps de paix @...#»~1937a : 645!.

Que la défense de la constitution soit une tâche qui revient d’abordet avant tout à l’exécutif ~le gouvernement, au sens le plus restreint!, c’estce que Loewenstein cherche à établir en employant le topos de l’état desiège. Par sa célérité, sa flexibilité et le résidu d’autorité überparteilichdont il bénéficie, seul le pouvoir exécutif lui semble à même, en contextede démocratie parlementaire, de répondre aux exigences de l’état de siège.«Même sous une constitution démocratique», rappelle Loewenstein, «l’étatde siège implique la concentration des pouvoirs entre les mains du gou-vernement et la suspension des droits fondamentaux» ~1937a : 423!. Maison aurait tort de croire que cet état de siège se limite aux pays directe-ment menacés par la montée du fascisme : il s’agit d’un état de siège « vir-tuel » ~1937a : 423! auquel sont confrontées toutes les démocratieseuropéennes, ainsi que quelques régimes sud-américains.5

C’est dans la perspective d’une démocratie «autoritaire» et «disci-plinée» ~1937a : 657!, capable de soutenir un état de siège qui se pro-longera indéfiniment, que le juriste émigré accueille toutes les «nouvellestechniques gouvernementales» susceptibles d’accroître l’autonomie et lesressources de l’exécutif. Parmi celles-ci, les délégations législatives etles lois d’habilitation ~il conserve le terme français de pleins pouvoirs!occupent une place centrale. Conçue d’abord comme un transfert de com-pétences législatives au pouvoir exécutif – transfert ponctuel, tempo-raire ou borné à une matière précise –, la technique a évolué au coursde l’entre-deux-guerres et, à mesure que se sont relâchés les contrôlespolitiques, elle s’est imposée comme un trait permanent des régimesparlementaires ~notamment en matière financière!. Pour Loewenstein, ilest urgent d’étendre et de normaliser cette procédure d’exception, endépit des réserves qu’elle soulève au sein d’une certaine orthodoxie con-stitutionnaliste. Alors que les juristes français ~Pinon 2003 : 295! et ang-lais ~Loughlin 1992 : 159–181! se divisent quant à savoir si cette nouvelletechnique législative est compatible avec la séparation des pouvoirs, Loew-

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enstein choisit de court-circuiter toute cette discussion qu’il juge «stérile»,en exposant le principe de la séparation des pouvoirs comme un«mythe» caduc. Que la doctrine s’attache à ce bibelot d’un autreâge, au moment où l’état de siège exige une nouvelle «discipline»démocratique, c’est bien le signe qu’elle est prisonnière d’«une termi-nologie obsolète, renvoyant à des attitudes et des modèles de comporte-ments qui ne correspondent plus aux conditions actuelles» ~Loewenstein1938a : 567!. L’heure est, au contraire, «à la fusion plus ou moins com-plète des fonctions législatives et exécutives» ~1938a : 567!.

Cette dépréciation de la doctrine en regard d’une «actualité» quiimpose ses propres exigences est sans doute l’un des traits les plus remar-quables des réflexions de Loewenstein sur la défense de la constitution.Elle laisse entrevoir la trame historiciste qui détermine toute son argu-mentation : tout se passe comme si les grandes notions sur lesquellesrepose la doctrine constitutionnelle se dévaluaient sous l’effet d’un vastemouvement historique auquel le juriste ne peut qu’acquiescer. Par ce biais,le propos de Loewenstein rejoint celui de son ancien collègue, CarlSchmitt. On sait que, soucieux de justifier l’autorité de l’exécutif faceà un parlement divisé, Schmitt avait défendu, au début des années trente,la thèse voulant que le président du Reich soit le seul véritable «gar-dien de la constitution» ~Schmitt 1931!. Cette thèse était éminemmentpolémique : elle cherchait à dénier aux tribunaux le pouvoir de «défen-dre la constitution», tout en recyclant la théorie du «pouvoir neutre»,développée par les libéraux du dix-neuvième siècle, au seul profit del’exécutif présidentiel par-delà cet «artifice instrumental» ~Le Divel-lec, 2007 : 36!, si Schmitt pouvait néanmoins frapper l’esprit de ses con-temporains, c’est par sa mise en scène d’une dynamique historique irré-sistible, désignée par le terme «virage vers l’État total» ~Schmitt 1931 :91!, dynamique qui non seulement invalide «les formules et les contre-formules forgées pour la monarchie constitutionnelle du XIXe siècle»,mais aboutit surtout à «une partition pluraliste de l’unité étatique par desforces sociales organisées» et à un «pluralisme des concepts de légalité»~Schmitt 1931 : 91!. Situation instable et dangereuse, insistait Schmitt,qui obligera celui qui «au bout du compte a la puissance légale en main»~c’est-à-dire l’exécutif! à s’extraire du système parlementaire et à s’érigeren Tiers neutre, défenseur de la constitution.6 Que Schmitt et Loewen-stein se soient enrôlés dans des camps diamétralement opposés7 n’enlèverien à la similitude de leur argumentation et de leur rhétorique : acqui-escement à un mouvement historique nécessaire – celui du «viragevers l’État total» ou du «devenir-militant» de la démocratie – auquell’intelligence doit se soumettre. Couverts par une aussi indiscutableautorité ~celle de l’Histoire!, l’emploi des pouvoirs d’exception etl’hégémonie de l’exécutif s’imposent d’eux-mêmes, tout inconstitution-nels qu’ils soient.

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Carl J. Friedrich et la «dictature constitutionnelle»

Ce paradoxe d’une défense inconstitutionnelle de la constitution va occu-per l’esprit d’un autre juriste weimarien émigré aux États-Unis, Carl J.Friedrich.8 Dans ses Clover Memorial Lectures, prononcées à l’UniversitéBrown en 1956, Friedrich insiste pour poser le problème en termes de«raison d’État constitutionnelle» :

Pourquoi ressusciter ce vieux vocabulaire? Pourquoi parler de «raison d’État»alors qu’une expression comme «sauvegarde de la constitution» @...# paraît beau-coup plus convenable. Parce que le concept de raison d’État permet d’aborderle véritable nœud du problème, qu’un terme comme «sauvegarde de la consti-tution» tend justement à recouvrir ~1957 : 2!.

Il n’est pas facile de savoir exactement ce que recouvre cette mystérieuseformule de «raison d’État constitutionnelle». Le propos de Friedrich estsinueux. Lorsqu’il aborde la situation contemporaine ~de façon margi-nale!, il s’empresse de renvoyer le lecteur au chapitre sur la «dictatureconstitutionnelle» de son grand ouvrage Constitutional Government andPolitics ~1937 : 208–223!, chapitre dans lequel il passe en revue les pou-voirs d’exception ~martial law, état de siège, pleins pouvoirs et loisd’habilitation! que les «gouvernements constitutionnels» déploient pourassurer leur survie dans les moments critiques. Aussi est-ce autourde cette notion de «dictature constitutionnelle» qu’il convient de cher-cher ce qui, pour Friedrich, tient lieu de programme de défense de laconstitution.

À l’instar de la streitbare Demokratie et de la militant democracy, lanotion de dictature constitutionnelle prend l’expérience de Weimar commepoint de départ et de répulsion. Si le terme «dictature» renvoie de façonsuperficielle à la Rome républicaine ~Friedrich 1937 : 210–211!, nul doutequ’il dérive en fait des controverses weimariennes sur les pouvoirsd’exception du Reichspräsident ~le fameux article 48!, et plus précisé-ment de l’effort de Carl Schmitt pour penser, au début des années vingt,ces pouvoirs comme ceux d’une «dictature de commissaire» ~2000 : 9–12!.Cette filiation se laisse retracer aussi bien sur le plan philologique queconceptuel, comme nous le verrons dans les pages qui suivent.

A) Carl Schmitt à Harvard

Au début des années trente, Carl Friedrich, alors lecturer à Harvard, avaitconsacré deux articles au développement des pouvoirs d’exception enAllemagne ~1930 et 1933!, où il adoptait et prolongeait les positionsschmittiennes. C’est à cette occasion que l’idée de «dictature constitu-tionnelle» a reçu sa première formulation, avant d’être reprise, quelquesannées plus tard, dans Constitutional Governement and Democracy

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~1941!. À peu près au même moment, Friedrich commandait à l’un deses étudiants, Frederick Watkins, une traduction de Die Diktatur deSchmitt, qui semble toutefois avoir été abandonnée assez tôt.

C’est dans le contexte de cette réception précoce mais discrète9 desthèses schmittiennes sur la dictature et les pouvoirs d’exception que CarlFriedrich construit son programme de défense de la constitution. Trèsschématiquement – ce qui suppose de faire violence à l’exposé toujourselliptique de Friedrich – on peut repérer trois éléments théoriques que lejuriste émigré emprunte à son collègue et qui lui permettent d’asseoir sapropre compréhension des pouvoirs dictatoriaux.

Le premier de ces emprunts, et sans doute le plus important, est ladistinction entre, d’une part, la mise en œuvre de pouvoirs dictatoriauxet, de l’autre, la suspension des droits fondamentaux ou des garantiesprocédurales. Il s’agit de deux types d’action – «déroger» et «suspen-dre»10 – qui doivent être contrastées, même si la plupart des dispositionssur les pouvoirs d’exception les confondent. Dans son sens «originaire»~aussi bien Schmitt que Friedrich emploient cet argument conceptuel!, ladictature désigne un acte de réalisation du droit qui s’oriente suivant «unintérêt purement technique» et qui ne connaît que les impératifs dictéspar un état de fait concret : une sédition, une discorde, un cataclysmenaturel. L’objet de la dictature est toujours «immédiat» en ce qu’il estdéterminé exclusivement, écrit Schmitt, «par l’actualité immédiate de lasituation à laquelle mettre fin» ~Schmitt, 2000 : 141!. Du coup, la dic-tature tire sa qualité «constitutionnelle» ~ou «juridique»! d’un «mandat@Vollmacht# qui n’est fondé en droit que par la situation concrète etl’atteinte du but poursuivi» ~2000 : 141, trad. modifiée!. La conséquenceévidente de cette qualification téléologique est de faire disparaître toutesles limitations juridiques et de laisser pleine latitude au dictateur dans lechoix des moyens à employer ~2000 : 30!.

Dans le contexte des débats de Weimar, cette compréhension de ladictature prenait le contrepied de l’interprétation dominante, qu’on pour-rait qualifier de «normativiste» et qui limitait les pouvoirs d’exception àla suspension de certains droits fondamentaux énumérés à l’article 48.2~propriété, secret postal et ainsi de suite!. Exposée par Hans Nawiaskyet Richard Grau ~violemment pris à partie par Schmitt!, cette interpréta-tion partait de l’idée que la constitution est «intouchable» ~unantast-bare! et qu’on devait, par conséquent, interpréter les pouvoirs d’exceptiondans le respect de la hiérarchie et de la cohérence de l’ordre normatif :tout ce que le président peut faire en état d’urgence, c’est suspendre tem-porairement l’effet des droits fondamentaux, de manière à laisser unemarge de manœuvre aux organes exécutifs et à l’administration fédérale~voir la reconstruction de Kurz, 1992 : 168–178!. À l’inverse, pour CarlSchmitt ~que la hiérarchie des normes n’émeut guère!, les pouvoirsd’exception définis à l’article 48 sont «conceptuellement autonomes» :

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ils ne dépendent pas d’une énumération d’articles que l’on peut suspen-dre, mais se superposent à celle-ci. En tant que pouvoirs dictatoriaux, ilsne sont limités par aucune disposition constitutionnelle ~2000 : 219–220; voir aussi Schmitt, 1993 : 249–250!.

En plus d’accroître de manière spectaculaire les pouvoirs présiden-tiels en situation de crise, l’idée de dictature établit une séparation étanche,que Friedrich va reprendre à son compte, entre l’action ~temporaire etimprévisible! de la «mesure» et celle ~permanente et réglée! de la loi.En lui-même, le pouvoir de dictature s’exprime par des «mesures» quine sont pas des règles de droit et qui ne doivent jamais s’élever au statutde lois ordinaires; elles demeurent fondamentalement para-légales, indif-férentes au droit en vigueur et sans effet sur lui. Il ne s’agit en sommeque d’expédients techniques visant à rétablir l’effectivité des règles dedroit ~la «situation normale»!. Lorsqu’elles produisent des effets juridiques– lorsqu’elles abrègent les formes judiciaires ou dérogent aux lois envigueur –, c’est toujours de façon incidente, secondaire et, si l’on veut,collatérale. À l’inverse des pleins pouvoirs ou du système des décrets-lois, la dictature n’est donc jamais une procédure législative auxiliaire.Voilà pourquoi Schmitt, contrairement à la majorité de ses collègues con-stitutionnalistes, va refuser au Reichspräsident le pouvoir d’émettre des«ordonnances législatives» sur la base de l’article 48.11

Enfin, une troisième conséquence que Schmitt et Friedrich tirent tousdeux de la notion de dictature touche à l’idée de compétence ~Zustän-digkeit!. Le pouvoir de dictature n’est pas une compétence. Formelle-ment, il ne dépend d’aucune habilitation; matériellement, il ne définitaucun domaine spécifique. C’est plutôt un pouvoir implicite et existen-tiel de défense de la constitution, qui tient à l’existence de facto de cetteconstitution comme totalité et qui subsiste indépendamment de sa recon-naissance par le droit positif. En ce sens, il s’apparente à «l’acte de légi-time défense» ~Schmitt 2000 : 141! – une «ré-action» ~Gegenaktion! dontla nature et l’ampleur se rapportent immédiatement à ce que tente l’ennemiici et maintenant. C’est pourquoi – et tout libéral qu’il soit, Friedrichinsiste sur ce point – la dictature constitutionnelle excède la séparationdes pouvoirs et lui résiste : c’est un pouvoir latent et «résiduaire» ~Fried-rich, 1937 : 220! qui précède logiquement la délimitation des compétenceset leur distribution par la constitution.

En combinant ces distinctions ~suspension 0 dérogation, loi 0 mesure,dictature 0 compétence!, Friedrich veut cerner les contours d’une «rai-son d’État» spécifiquement constitutionnelle. Car aussi vaste soit-il, lepouvoir de dictature est toujours borné par la nature exceptionnelle etirrégulière de sa mission : la défense de l’ordre constitutionnel hic etnunc. Il ne s’agit jamais d’un pouvoir «normal», déjà formalisé et prêt àêtre employé, et dont le modus operandi serait donné par le texte consti-tutionnel. Voilà ce que méconnaissent les constitutions libérales contem-

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poraines ~et la doctrine qui les commente! lorsqu’elles cherchent àdécomposer les pouvoirs d’exception en un faisceau de compétences etde juridictions bien circonscrites. Elles courent alors le risque de dissou-dre et de normaliser l’exception, en lui faisant perdre son caractère extraor-dinaire et en en faisant un simple instrument de régulation. De ce péril,la chute de Weimar et la décomposition du système républicain enun régime semi-autoritaire ~en 1932–1933! fournissent, pour Friedrich,l’illustration exemplaire.

B) Inactualité de la dictature

En relisant les thèses de Schmitt à la lumière des échecs constitutionnelsde l’entre-deux-guerres, Carl Friedrich y découvre donc moins un modèleinstitutionnel «clé en main» qu’une position pour engager une discus-sion critique avec le constitutionnalisme libéral et contester certainesde ses prémisses. Au premier rang de celles-ci figure le légicentrisme,«l’insistance sur la loi comme véritable foyer de l’activité gouvernemen-tale» ~Friedrich 1937 : 220!. Certes, cette préséance accordée à la légis-lation est le propre d’un régime moderne et «dynamique», qui nes’identifie plus à un ordre fixe et donné d’avance, mais à une «procé-dure» ~la méthode par laquelle cet ordre se produit et se transforme!. Pour-tant, souligne Friedrich, cette identification est dangereuse sitôt qu’ellelaisse croire que la défense de la constitution se réduit simplement àassurer la suprématie de cette procédure. L’état d’exception se voit alorsrenvoyé au domaine de l’exécutif : il ne s’agit que d’assurer une meilleureexécution de la loi ~c’est-à-dire plus efficace et plus rapide, tenant comptedes accidents et des circonstances! au moyen d’une extension, ponctuelleet provisoire, des compétences du pouvoir exécutif. Les termes mêmesde «délégation» et d’«habilitation» renforcent cette impression, en entre-tenant l’illusion qu’aucun changement décisif n’est introduit : les pou-voirs d’exception ne concernant que l’exécution, le corpus des loisdemeure inchangé et sa suprématie inentamée. Et puisque l’étatd’exception est instauré par une loi, le législateur croit en conserver lamaîtrise.

Or, poursuit Friedrich, cette maîtrise est illusoire. Ce qui échappetrop souvent au constitutionnalisme libéral, c’est justement «le fait quecette pratique aboutit, par effet de cumul, à de nouvelles configurations@...# et à une concentration du pouvoir entre les mains d’une oligarchie,bientôt représentée par un seul individu capable d’asseoir sa position»~Friedrich 1937 : 220!. Si les pouvoirs d’exception prévus par les con-stitutions libérales de l’entre-deux-guerres ont échoué de manière la-mentable et engendré des régimes autoritaires, c’est parce qu’on a refuséd’envisager leur fonctionnement comme celui d’un pouvoir véritable-ment «extraordinaire» : un pouvoir non formalisé, en excès par rapport à

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la distribution des pouvoirs «normaux». En croyant formaliser l’exception,les constituants et les juristes libéraux ont préparé un «état d’exceptionpermanent» ~Friedrich, 1937 : 221! qui a englouti les libertés qu’ils vou-laient protéger. Puisant aux «hard-headed reflections of pre-liberal polit-ical thought» ~Friedrich, 1957 : 2!, l’idée de la dictature constitutionnellepermet, à l’inverse, de garder vive la disjonction entre la situation nor-male ~la légalité, la rule of law! et l’état d’exception.

On comprend maintenant pourquoi Friedrich tenait à rattacher saréflexion sur la défense de la constitution à la thématique classique de la«raison d’État». Malgré leur sophistication technique ~ou plutôt, à caused’elle!, la streitbare Demokratie et les dispositifs antiextrémistes post-1945 n’ont pas su tirer leçon de l’expérience malheureuse des démocratiesde l’entre-deux-guerres ~de Weimar et de l’article 48, en particulier!. Enbrouillant exception et normalité, en réduisant la défense de la constitu-tion à une juridiction précise, mais en confiant à celle-ci la tâched’anticiper les menaces, ils conduisent à une redoutable banalisation del’ennemi, qui apparaît de plus en plus abstrait, et de l’état d’urgence, quitend à devenir diffus et donc omniprésent.

La même critique vaut pour la militant democracy avancée par Loew-enstein. En dépit de la communauté de pensée qui lie les deux émigrés,Friedrich s’est toujours montré méfiant à l’endroit du système deshabilitations législatives et du parlementarisme «discipliné» prônéspar Loewenstein. De son côté, celui-ci n’a pas manqué de critiquer l’idéede dictature constitutionnelle, y voyant même la trace d’une fascinationinavouée pour «la science fumeuse de Herr Carl Schmitt» ~Loewenstein1937b : 956!. Aux yeux de Loewenstein, l’idée de dictature constitution-nelle est désespérément surannée, car elle ignore tout des «nouvellestechniques gouvernementales» développées par les démocratieseuropéennes dans leur lutte contre le fascisme ~et Loewenstein de citerl’exemple des pleins pouvoirs et des mesures antifascistes telles qu’onles retrouve «tout particulièrement en Tchécoslovaquie»!. Il sembledonc, conclut Loewenstein, «que le Dr Friedrich a surtout décrit lemodèle du gouvernement constitutionnel d’avant la crise, alors quece gouvernement constitutionnel de type libéral, même en France eten Angleterre, appartient maintenant au passé» ~Loewenstein, 1937b :956!.

Mentionnons, en terminant, que cette divergence entre les deuxjuristes, loin de se limiter à leur appréciation des pouvoirs d’exceptiondans l’entre-deux-guerres, ref lète aussi des compréhensions très dif-férentes de la démocratie libérale. Pour Loewenstein, cette dernière relèved’une «religion de virtuoses» ~Weber!, hors de portée du commun desmortels. Face à l’activisme des masses, la démocratie libérale doit se doterde mécanismes de compensation et tolérer des déviations plus ou moinsautoritaires.

La raison d’État constitutionnelle 179

Peut-être le temps est-il venu d’admettre que la démocratie libérale ne convi-ent qu’aux peuples aristocratiques et qu’elle perd l’adhésion des masses. Onne peut attendre une défense de la démocratie d’un appel aux sentiments @...# ,mais seulement d’une transformation des concepts rigides et des formes obso-lètes en instruments d’une démocratie «disciplinée» et – n’ayons pas peur desmots – «autoritaire» ~1938b : 657!.

À l’inverse, aux yeux de Friedrich, la démocratie libérale est indissocia-ble d’une «belief in the common man» ~c’est le titre d’un essai qu’il rédigeen 1941, après Pearl Harbor!, d’une confiance dans le bon sens, le prag-matisme et la capacité de jugement du citoyen ordinaire. En marquanttrès clairement le hiatus entre la norme et l’exception, et en préservant lavisibilité des mesures de salut public, c’est justement cette exigence dejugement public que la dictature veut honorer. Selon une perspective clas-siquement lockéenne, le citoyen individuel doit être en mesure de jugerpar lui-même de la conformité des mesures d’exception avec la missionde l’institution, soit la préservation de la res publica.

Conclusion

En examinant la façon dont Weimar a servi de point de départ à un dis-cours de la «robustesse» démocratique, on peut dessiner à grands traitsle champ de tensions dans lequel s’est posé, au moment de la reconstruc-tion post-1945 ~et après!, le problème de la défense de la constitution.Parmi les différentes formulations possibles, la plus célèbre est sans doutecelle de l’antiextrémisme ~la streitbare Demokratie! qui voit dans la con-stitution un consensus axiologique et trouve dans le juge son principalopérateur. La tâche de constater l’hostilité et de la neutraliser revient eneffet à un tribunal, si bien que la défense de la constitution s’identifie àune juridiction au sens littéral du terme ~l’action de dire le droit!. Àl’opposé, on trouve une autre formule, suivant laquelle l’ennemi est iden-tifié non à ses «valeurs», mais à son modus operandi, à la «technique»qu’il emploie ~le fascisme!. Défendre la constitution suppose alors la miseen œuvre d’une «contre-technique», un Mittelverbot, ce qui implique uneaccélération de l’action gouvernementale et une «rationalisation» desprocédures législatives, dont le bénéficiaire est toujours le pouvoir exécu-tif. Une dernière formulation, qui se précise par son opposition aux deuxautres, est celle de la dictature constitutionnelle. La défense de la consti-tution relève ici de l’état d’exception au sens le plus fort : c’est un pou-voir qui ne se laisse pas définir juridiquement, un acte de légitime défenseentièrement dépendant d’un contexte et des possibilités d’action hic etnunc. Défendre la constitution, c’est «agir contre» – contre un ennemiqui est désigné de façon strictement indexicale et dont on ne cherche pasà produire de caractérisation générique.

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Il ne fait guère de doute que le travail de reconstruction et de généa-logie conceptuelle présenté ici puisse contribuer aux débats sur les mesuresd’exception et les dispositifs de sécurité adoptés depuis septembre 2001~par exemple : Sajó 2006; Dyzenhaus 2006!. Que la notion de streitbareDemokratie, tout comme les réflexions de Karl Loewenstein et de Carl J.Friedrich, se prêtent aujourd’hui à des prolongements intéressants, la chosene doit pas surprendre : la mondialisation de la «menace terroriste»,l’extension continue de la «gouvernance sécuritaire» et la banalisationdes ennemis «illégaux» nous plongent dans un état d’esprit qui n’est passans rappeler celui de l’entre-deux-guerres ou de l’immédiat après-guerre.Mais l’ambition du présent article était moins de tenter ce genre de réac-tualisation – tout à fait légitime, par ailleurs – que d’exposer la pluralitédes médiations suivant lesquelles un constitutionnalisme aversif post bel-lum s’est imposé. L’expérience de Weimar a certes mis en exergue leproblème de la défense de la constitution, mais elle lui a aussitôt apportédes réponses radicalement antinomiques, chacune reposant sur sa propremise en scène de l’expérience du passé. Plutôt que de trancher en faveurde telle ou telle variante, la plupart des régimes démocratiques de l’après-guerre ~la France, l’Espagne et même, à y regarder de près, l’Allemagne12!ont opté, de façon plus ou moins délibérée, pour un «bricolage». Là oùla doctrine juridique déplorera sans doute un manque de cohérence, lepolitologue pourra trouver la formule d’un étonnant succès.

Notes

1 Le terme est employé ici en son sens le plus général pour désigner la productionsavante des juristes universitaires, ce qu’on pourrait appeler la «science du droit», enanglais legal scholarship ou jurisprudence, et en allemand Rechtsstaats- ~ou Ver-fassungs-! lehre. Il ne faut donc pas envisager la «doctrine» ~au singulier! selonl’acception technique qu’elle a prise dans la plupart des pays francophones – unesystématisation dogmatique des normes en vigueur et des décisions judiciaires. Ausens où nous l’entendons, la doctrine est forcément pluraliste – comme toute disci-pline académique, elle est traversée par des débats théoriques et épistémologiquesconstants – et son apport ne se limite pas à une mise en forme dogmatique.

2 L’antipositivisme, tout comme le positivisme qu’il confronte, ne peut être ramené àune position théorique cohérente : il s’agit plutôt d’un «mouvement» hétéroclite danslequel se conjuguent une critique du formalisme ~sur le plan de la méthode juridique!,une ouverture aux apports de la philosophie néo-idéaliste et des «sciences de l’esprit»,et une forme discrète de jusnaturalisme, mais selon des dosages et des formules pro-pres à chaque protagoniste. Pour une description de la constellation antipositiviste etde son évolution, voir Caldwell ~1997! et Stolleis ~2000 : 171–186!.

3 Parmi les voies ~assez originales! de diffusion de ce constitutionnalisme aversif, men-tionnons la bande dessinée Andi. Comic für Demokratie gegen Extremismus, publiéepar le ministère de l’Intérieur du Land de Rhénanie-du-Nord-Westphalie. Voir www.andi.nrw.de0index.html ~2 juin 2011!.

4 On pense ici à la célèbre formule du juge Holmes : «a clear and present danger».Schenck v. United States, 249 U.S. 47 ~1919!.

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5 Loewenstein interviendra au début des années quarante à titre de conseiller améri-cain au Brésil et en Argentine, chargé de développer des programmes législatifs«antitotalitaires».

6 Si les jalons sont posés dans Hüter der Verfassung ~1931!, cette argumentation estdéveloppée de manière plus systématique plus tard dans Legalität und Legitimität~Schmitt, 1958 : 288–291!. Sur les stratagèmes argumentatifs de Schmitt à la fin deWeimar – notamment, en vue de «prouver» la nécessité d’un coup d’État – voirl’analyse perspicace d’Olivier Beaud ~1997!. Voir également Simard ~2009 : 284–292!.

7 En tant que conseiller de l’administration américaine en Allemagne, Loewensteinrédige en 1945 une note de service sur Carl Schmitt qui était alors détenu parles autorités militaires. Le texte, qui oscille entre l’acte d’accusation et l’exerciced’admiration, s’achève sur ce passage qu’il vaut la peine de citer aujourd’hui, aumoment où le nazisme de Schmitt devient le prétexte d’incessantes polémiques : «ondoit ajouter que si Carl Schmitt était à nouveau autorisé à publier et à enseigner, ilpourrait devenir un démocrate aussi ardent et influent que le défenseur du totalita-risme qu’il fut. Sa versatilité politique n’a d’égal que son habileté à adapter sa vasteérudition à la doctrine qui lui semble le mieux servir ses intérêts personnels» ~KarlLoewenstein, «Observations on Personality and Work of Professor Carl Schmitt»,Loewenstein Papers, boîte 28, dossier 2, Amherst College Archives and SpecialCollections!.

8 Fils d’une riche famille prussienne, Carl J. Friedrich s’est d’abord rendu aux États-Unis dans le cadre d’un programme d’échange étudiant qu’il a contribué à fonder ~etqui deviendra plus tard le DAAD!. Après avoir terminé son doctorat à Heidelberg, ilrevient à Harvard en 1926 et obtient un poste de lecturer en science politique, puisun poste de professeur dix ans plus tard. Parmi ses nombreux engagements extra-académiques, Friedrich sera, en 1946–1948, conseiller spécial de Lucius C. Clay, lechef de l’administration militaire américaine en Allemagne. Le rôle joué par Friedrichdans la fondation de la RFA est bien analysé par Spevack ~2002 : 191–194!.

9 Selon Reinhard Mehring, c’est en juin 1929, à Berlin, que Friedrich a rencontréSchmitt pour la première fois. Une correspondance existe entre les deux juristes,même si les archives de Friedrich n’en ont gardé aucune trace. En octobre 1927,Friedrich avait demandé aux éditions Duncker und Humblot un exemplaire de DieDiktatur afin d’en faire la recension ~la deuxième édition venait alors de paraître!.Voir Mehring ~2009 : 234!. La référence à Die Diktatur est ensuite progressivementrefoulée dans l’oeuvre du juriste émigré. Alors qu’en 1930, il qualifiait l’ouvragede «epoch-making discussion to which the writer is indebted for important sugges-tions» ~1930 : 129!, il révise son jugement quelques années plus tard et conclut~dans la deuxième édition de Constitutional Government and Politics! qu’il ne s’agiten fait que d’un «partisan tract».

10 Comme l’écrit Schmitt dans son style aphoristique, «il appartient au conceptd’exception de surgir sans abroger et de déroger sans suspendre» ~2000 : 221!.

11 L’ironie de l’histoire veut qu’au moment où Friedrich fait sienne l’interprétationde l’article 48 comme dictature constitutionnelle, Schmitt renonce au concept qu’ila forgé dix ans plus tôt. Afin de défendre la validité des décrets du gouvernementBrüning en matière économique, Carl Schmitt en vient, à l’été 1930, à reconnaîtrel’existence d’un pouvoir législatif ratione necessitatis, conféré au président par l’alinéa2 de l’article 48. La confusion entre l’action de la loi et celle de la mesure – confu-sion que le concept de dictature tentait justement de prévenir – lui paraît désormaisirréversible, en raison d’une «dégénérescence du concept de loi». Sur cette volte-face spectaculaire, voir Simard ~2009 : 335–338!.

12 Selon Peter Niesen ~2002!, la situation de l’Allemagne d’après-guerre se caractéri-serait par un mélange à dose variable d’antiextrémisme, de républicanisme «négatif»et de communautarisme civique «grass-roots».

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