Des gravures rupestres de la Tunisie Centrale

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Des gravures rupestres de la 'I\misie centrale Jebel Oussela t Riassunto Le incisioni rupestri scoperte nei ripari di R'mada e Dar H 'ssine nel Jebel Ousselat ('funisia centra- le) sono in "stile naturalistico" e rappresentano animaH selvatici (rinoceront i, bubali. antilopi) e domestici (ov ini , bovinO. Inol tre è presente il soggetto simbolico dell'ariete con attributi cefalici. Parole chia ve : 'I\misia centrale, J ebel Ousselat, incisioni, rinoce· Tonte, buffle antique , bélier orné. lntroductinn Jaâfar B EN N ASR Summary Rock engrauings were discovered in the shelters of R'mada and Dar H 'ssine in Jebel Ousselat (central Thnisia), The art fs in a "naturalis- tic style" and represents wildlife (rhi- noceros, ancumt buffalo. antelopes) and CÙlmestic animaIs (sheep, caUle) as well as the symbolic subject of the decorated ram. Keywords : Central Thnisia, Jebel Ousselat, engravings, rhinoce- ros, buffle antique, bélier orné. Le Jebel Ousselat, aujourd' hui sous l'influence d'un bi oclimat méditer- ranéen semi-aride, est un grand anticlinal (environ 135 km 2 de super- ficie) qui fait partie de la chaîne nord-sud qui se raccorde à la Dorsale tunisienne. Il borde à l'est la vaste plaine alluviale de Kairouan, domine la plaine d'Oueslatia à l'ouest et la dépression de HatTouz au sud. Ses altitudes sont relativement inférieures à celles des grands Jebel de la Dorsale tunisienne qui se dressent plus à l'ouest (sa crête culminante at- teint 895 m à Chaib). Les calcaires atteignent au Jebel Oussel at leur plus grande épaisseur en Tunisie (plus de 200 ml, ce qui expl iq ue sa massivité et l'étroitesse de ses va ll ées taillées dans le roc (Boukadi et al., 2000 ). Nous présentons ici un inven taire détaillé de deux stations à gra- vures situées dans le secteur centre-ouest du massif à une altitude de 800 m, non loin de la tombe en ruine du marabout "Sidi Aïssa,., découvertes depuis 2003 lors de nos travaux de prospection le massif d'Ousselat. 1 Inventaire 1. I:abri de R'rruuia À R'mada (Fig. l),les gravures se développent sur deux panneaux spatialement distincts. La technique d'exécution différencie très nettement les deux compositions: trait poli et profond pour la première et trait incisé fin pour la seconde. 1. 1. Le premier panneau Le premier panneau (Fig. 2), distant de deux mètres du second, est situé à environ deux mètres du sol. Il s'étend sur trois mètres et demi de longueur. Les gravures sont exécutées sur une paroi calcaire,légèrement concave, assez dégradée suite à des destructions anthropiques. Résumé Des gravures rupestres ont été dé- couvertes dans les abris de R'mada et de Dar H'ssine au Jebel Ousse- lat ('I\misie Centrale). Elles· sont de naturaliste,. et représen- tent une faune sauvage (rhinocéros, buffle antique, antilopes) et domes- tique (ovins, bovinés) ainsi que le thème symbolique du bélier orné. Mots clés: Tunisie centrale, Jebel Ousselat, gravures, rhinocé- ros, bume antique, bélier orné. Tatao..Jlne e Carte de localisation. '" U"i /Jf: rsité de Kairouan Faculté des Lettres et des Sciences Humaines Département d'Archédogit: bennasrJaa{ar@gmaü.com SAHARA 2312012 BenNur 113

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Des gravures rupestres de la 'I\misie centrale Jebel Ousselat

Riassunto

Le incisioni rupestri scoperte nei ripari di R'mada e Dar H'ssine nel Jebel Ousselat ('funisia centra­le) sono in "stile naturalistico" e rappresentano animaH selvatici (rinoceronti, bubali. antilopi) e domestici (ovini , bovinO. Inoltre è presente il soggetto simbolico dell'ariete con attributi cefalici.

Parole chiave : 'I\misia centrale, J ebel Ousselat, incisioni, rinoce· Tonte, buffle antique, bélier orné.

lntroductinn

Jaâfar B EN N ASR •

Summary

Rock engrauings were discovered in the shelters of R'mada and Dar H 'ssine in Jebel Ousselat (central Thnisia), The art fs in a "naturalis­tic style" and represents wildlife (rhi­noceros, ancumt buffalo. antelopes) and CÙlmestic animaIs (sheep, caUle) as well as the symbolic subject of the decorated ram.

Keywords : Central Thnisia, Jebel Ousselat, engravings, rhinoce­ros, buffle antique, bélier orné.

Le Jebel Ousselat, aujourd'hui sous l'influence d'un bioclimat méditer­ranéen semi-aride, est un grand anticlinal (environ 135 km2 de super­ficie) qui fait partie de la chaîne nord-sud qui se raccorde à la Dorsale tunisienne. Il borde à l'est la vaste plaine alluviale de Kairouan, domine la plaine d'Oueslatia à l'ouest et la dépression de HatTouz au sud. Ses altitudes sont relativement inférieures à celles des grands Jebel de la Dorsale tunisienne qui se dressent plus à l'ouest (sa crête culminante at­teint 895 m à Chaib). Les calcaires atteignent au J ebel Ousselat leur plus grande épaisseur en Tunisie (plus de 200 ml, ce qui explique sa massivité et l'étroitesse de ses vallées taillées dans le roc (Boukadi et al., 2000).

Nous présentons ici un inventaire détaillé de deux stations à gra­vures situées dans le secteur centre-ouest du massif à une altitude de 800 m, non loin de la tombe en ruine du marabout "Sidi Aïssa,., découvertes depuis 2003 lors de nos travaux de prospection le massif d'Ousselat. 1

Inventaire

1. I:abri de R'rruuia

À R'mada (Fig. l),les gravures se développent sur deux panneaux spatialement distincts. La technique d'exécution différencie très nettement les deux compositions: trait poli et profond pour la première et trait incisé fin pour la seconde.

1. 1. Le premier panneau

Le premier panneau (Fig. 2), distant de deux mètres du second, est situé à environ deux mètres du sol. Il s'étend sur trois mètres et demi de longueur. Les gravures sont exécutées sur une paroi calcaire,légèrement concave, assez dégradée suite à des destructions anthropiques.

Résumé

Des gravures rupestres ont été dé­couvertes dans les abris de R'mada et de Dar H'ssine au Jebel Ousse­lat ('I\misie Centrale). Elles· sont de ~style naturaliste,. et représen­tent une faune sauvage (rhinocéros, buffle antique, antilopes) et domes­tique (ovins, bovinés) ainsi que le thème symbolique du bélier orné.

Mots clés: Tunisie centrale, Jebel Ousselat, gravures, rhinocé­ros, bume antique, bélier orné.

Tatao..Jlne e

Carte de localisation.

'" U"i/Jf:rsité de Kairouan Faculté des Lettres et

des Sciences Humaines Département d'Archédogit: bennasrJaa{ar@gmaü.com

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La composition gravée offre exclusivement les images d'une faune sauvage et de quelques personnages armés, rendues par un trait poli profond et large en «U ... La technique d'exécution correspond vraisem­blablement à une percussion à l'aide d'un burin posé sur la roche et lui-même frappé par la pierre . Les cupules sont jointives et linéaires et le t rait est régulier. Le piquetage est suivi d'un polissage consistant à frotter les cupules qui s'effacent dans un tracé uniforme. Il est sup­posé que le frottement de la roche pouvait être faci lité par la qualité abrasive du sable mouillé (Hachid, 1992 : 63). La patine est sombre se confondant avec celle de la roche support.

Ce panneau s'ouvre à gauche par la représentation de deux anti­lopes faisant face montrant des cornes droites dirigées à leurs extrémi­tés vers l'arrière (Fig. 2, sujets 1 et 2 ; Fig. 3). Les figures sont en partie détériorées et seule la partie supérieure du corps a été conservée. Les deux sujets peuvent être attribuées A une antilope de genre hippo­t rague (ou antilope chevaline). Cette antilope est citée par Hérodote (V" siècle av. J.-C.) dans sa liste des animaux sauvages qui vivaient dans la Libye des cultivateurs, c'est-A-dire les régions telliennes et plus spé­cialement le Sahel tunisien et son arrière-pays montagneux (Camps, 1989 : 65). La robe de l'une des antilopes est ornée, au niveau du cou, d'un motif en chevron (Fig. 2, sujet 2). Ce même type des hachures rempli ssant le cou de l'animal ici à R'mada, est fréquemment remar­qué sur de nombreuses figurations d'animaux attribuées à l'école de « Tazina .. en Atlas saharien (cf. Hachid, 1992 : les sites de «Amoura '", «Taouïala .. et « Atrafa Foum Foug .. , fig . 101, 135).

Une autre antilope de taille plus petite et aux cornes droites s'inter­cale entre les deux précédentes (Fig. 2, sujet 3). Juste a u dessous, nous remarquons un zoomorphe d'exécution très sommaire. Le graveur a exploité une détérioration de la roche pour représenter la ligne ven­trale de l'animal (Fig. 2, sujet 4).

À 40 cm, à droite nous distinguons un autre ensemble gravé repré­sentant une chevauchée de quatre rhinocéros dont on n'aperçoit clai­rement que trois. Le premier (1 m de longueur) est représenté avec un petit (15 cm) à l'intérieur (Fig. 2, sujets 5 et 6 ; Fig. 4). Il s'agît d'un cas de superposition volontaire répondant à un thème précis , celui de la figu­ration d'un animal adulte dans lequel se trouve un jeune animal de la même espèce. C'est une disposition qui se retrouve à plusieurs reprises dans l'art rupestre nord africain (Van Albada, 2000 : 9 ; Simoneau, 1976 : 13, fig. 6). Le petit rhinocéros relève plutôt d'un style stylisé t rès proche du style «Tazina'" : petites dimensions, extrémités et queue effilées.

Une autre gravure, également" d'esprit tazinien ", est observée sur la même composition non loin du petit rhinocéros. Elle représente la tête d'une antilope associée à des signes ovalaires allongés horizontalement

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Fig . 1. R'mada, vue générale de l'abri.

, Ces travaux, qui nous ont pennis de compléter significativement J'inventaire des sites ll1pestres déjà connus (Ben Nasr, 2003) et de découvrir d'autres plus riches et variés (Ben Nasr, 2001-2002), ont été couronnés par la soutenance, à l'Université de Provence, d'une thèse sur • le peuplement préhistorique du Jebel Ousselat . (Ben Nasr, 2007).

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et verticalement (dont un présente une séparation horizontale dans sa partie inférieure) (Fig. 2, sujet 13). Ces signes communément appelés «ovaloïdes» (Le Quellec, 1993) ont leur réplique dans l'Atlas saharien où ils pourraient entrer dans le cadre des signes géométriques de l'école de «Tazina» qui sont généralement interprétés comme des stylisations ou éléments de pièges (Hachid, 1992 : fig. 122, 145, vol. 2). Deux autres signes ovalaires sont gravés à J'intérieur du grand rhinocéros (Fig. 2, su­jet 5). L'un d'eux est marqué par une séparation médiane. Il est à ratta­cher au type des nasses (Le Quellec, 1993 : 533). Des homologues sont à signaler surtout au Sahara occidental où les nasses sont bien plus nom­breuses qu'ailleurs. Elles sont souvent au contact d'animaux (antilopes, rhinocéros, éléphants) qu'elles paraissent parfois bloquer ou empêtrer. Il s'agit vraisemblablement de véritables filets (Le Quellec, 1993 : 537).

Le premier grand rhinocéros est suivi d'un deuxième (0,75 m de lon­gueur) (Fig. 2, sujet 7). L'artiste a joué sur la multiplication de la ligne dorsale pour représenter un troisième rhinocéros dont seules les oreilles sont visibles. Les deux grands rhinocéros montrent des corps robustes portés sur des membres courts et trapus. Il est difficile de savoir avec précision, s'il s'agit du rhinocéros noir (Diceros bicornis) qui est phyllo­phage ou blanc (Ceratotherium Simum), herbivore. Les sujets montrent des têtes portant deux cornes nasales placées l'une devant l'autre. La

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Fig. 2. L'abri de R'mada, premier panneau, relevé d'ensemble.

Fig. 3. L'abri de R'mada. premier panneau: deux antilopes.

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corne antérieure est de taille supérieure à la postérieure qui est courte et droite (Fig. 5). Les deux cornes du rhinocéros noir sont généralement plus courtes que celles du rhinocéros blanc. La bosse très apparente sur la nuque du sujet nO 5 est caractéristique du rhinocéros blanc. Sur les figurations rupestres, peintes ou gravées, le seul détail graphique per­mettant d'identifier l'espèce avec une certitude absolue est la position de la queue. Chez le rhinocéros blanc, elle recourbe et prend la forme d'un anneau lorsque l'animal est alarmé ou excité. Lorsque, sur les figura­tions la queue d'un rhinocéros est recourbée, c'est donc à coup sûr qu'il s'agit d'un rhinocéros blanc (Le Quellec, 1999 : 166). Mais ce détail n'est pas toujours présent. Dans les mêmes circonstances, le rhinocéros noir relève la sienne verticalement, ce qui peut être le cas du sujet nO 7.

Le rhinocéros est un bon indicateur du milieu. C'est un animal qui exige des points d'eau abondants desquels il ne peut s'éloigner. Il indique la présence d'un milieu peu aride.

Une antilope représentée dans un style suffisamment natura­liste surcharge l'ensemble (Fig. 2, sujet 8 ; Pl. A). L'animal montre des cornes droites dirigées à leurs extrémités vers l'arrière, une face allongée donnant à la tête une forme longue et étroite, un garrot saillant et une croupe plutôt inclinée. Nous pensons qu'il s'agit d'une antilope bubale {Bubalus probubalisJ.2

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Fig. 4. L'abri de R'mada, premier panneau: rhinocéros avec son petit à l'intérieur.

Fig. 5. L'abri de R'mada, premier panneau: rhinocéros (détail).

3 Cette antilope, présente dans 29 gise­ments épipaléolithiques et dans 23 gise­ments néolithiques, fut très abondante au Maghreb et se maintiendra jusqu'à une période très récente. Au début du vingtiè­me siècle, J'antilope bubale existait encore sur les hauts plateaux du Maroc oriental. La dernière capture date de 1925 (Camps, 1989: 65).

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À un demi·mètre en bas de cet ensemble nous avons deux autres gravures. L'une, fortement endommagée, représente les membres d'un zoomorphe tandis que l'autre montre un personnage à tête presque rectangulaire (Fig. 2, sujet 9).

Enfin, à l'extrémité droite du panneau nous avons trois personnages dont deux montrent des lignes horizontales au niveau de la poitrine (Fig. 2, sujets 10 et 12), Ces hachures peuvent être interprétées comme un vêtement qui se ferme sur le devant comme l'indique un autre trait vertical. Il s'agit vraisemblablement d'une tunique, dont nous pouvons voir les franges pendre sur l'une des figures (sujet nO 10). Cette même basque qui tombe au niveau du genou droit du personnage, fait penser à une queue animale postiche flottant à l'arrière (?). Outre les traits horizontaux précédemment évoqués, nous pouvons discerner, sur le sujet n" 12, deux traits horizontaux qui compartimentent le corps au niveau du cou : le col d'une tunique?

1. 2. Le deuxième panneau

Le deuxième panneau (Fig. 6), long d'un mètre et demi, est situé à l'extrémité droite de l'abri à environ trois mètres du sol. Il montre une composition réunissant représentations humaines, animaux sauvages et domestiques. Cette composition, marquée essentiellement par la présence du Bubalus antiquus (bume antique), une espèce sauvage qui semble marquer l'étage le plus ancien de l'art rupestre nord africain, est gravée au trait incisé fin peu profond, sans polissage sur un calcaire tendre.

L'ensemble s'ouvre à gauche par la représentation de trois personnages porteurs d'un objet placé sur le dos, évoquant un carquois avec des flèches à l'intérieur (Fig. 6, sujets 1,2 et 14). Les sujets sont vus de face. Le premier montre au niveau de la poitrine le même motif en hachure remarqué sur les sujets n" 10 et 12 du premier panneau. La tête est évoquée dans sa rotondité sans représentation de visage.

Juste en bas et à droite se localisent deux autres personnages de même style, assez détériorés et desquels nous ne distinguons seulement que la partie supérieure du corps (Fig. 6, sujets 3 et 4). L'un d'eux, dont seules apparaissent les épaules et la tête, tient un objet courbe, vraisemblablement un bâton de jet en fonne de faucille (sujet n" 4).

Ces anthropomorphes sont dominés par la représentation partielle d'un Bubalus antiquus (buffle antique) (Fig. 6, sujet 5 ; Pl. B). En fait,

Fig. 6. Uabri de R'mada, deuxième panneau, relevé d'ensemble.

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l'image de cet animal est réduite à la figuration très réaliste d'une tête vue en profil absolu portant d'énormes cornes représentées de face. L'œil n'est pas figuré et une petite oreille est à distinguer à la base des cornes . Cette gravure montre certainement un bume mâle puisque les grandes cornes caractéristiques (distantes de 40 cm sur la gravure), qui illustrent l'agressivité et la puissance, se joignent sur le front par un gonflement (Gautier, 1993 : 265).

On a longtemps considéré le buffle antique comme une espèce éteinte et un bon fossile directeur pour l'art rupestre saharien le plus ancien.

Mais, la mise au point de Gautier (1990) a montré que ce bovidé appartient bien à la lignée des buffles actuels africains (Syncerus caffer) dont il représentait une très grande forme adaptée à un milieu ouvert du type steppe herbacée. L'envergure de ses cornes et la massivité de son corps ne permettent pas la fréquentation de milieux très boisés. C'est une espèce qui craint la chaleur et les marécages lui sont nécessaires.

Immédiatement à droite et un peu plus haut, se déroule dans la zone centrale du panneau, une scène complexe dans laquelle interviennent plusieurs éléments figuratifs. Nous distinguons un bélier (hauteur : 40 cm) montrant un corps longiligne porté par des membres longs et graciles. La tête est au chanfrein bombé avec une petite corne, grêle à simple courbure, incurvée, dès son départ, vers l'avant au-dessous de l'œil (Fig. 6, sujet 9). Chez le mouton sauvage, le départ des cornes se fait vers le haut (Muzzolini, 1987 : 137). La queue, mince et longue (typique des mammifères domestiques), descend le long d'un gigot plat. Aucun détail de la robe de l'animal n'est indiqué. L'ensemble de ces détails reproduits avec beaucoup de réalisme permet de reconnaître aisément des ovins domestiques appartenant à une variété de moutons à poils de l'espèce Ovis longipes Fitzinger qui a disparu aujourd'hui du Maghreb mais qui subsiste, sans grande différence, dans le Sahel depuis la Mauritanie jusqu'au Tchad sous le nom d'Qvis sodanica Sanson <Doutressoulle, 1924, cité par Camps, 1986-1989 : 169).

Mis à part la forme de la tête, qui n'est pas ni courte ni camuse, tous les autres traits morphologiques rapprochent notre sujet de la variété des béliers, identifiés par leurs sphéroïdes, les plus fréquemment représentés dans l'Atlas saharien. La tête de l'oviné est surmontée d'un «ornement>, triangulaire imposant. Encore sous la tête pendent de longs traits, qui peuvent être une partie de « l'ornement" ou des lanières (des attaches qui descendent sous la tête). Un second objet est en association avec le bélier. Il s'agit d'un collier volumineux ornant le cou. Il présente « des chevrons et des motifs cloisonnés qui font penser que cette lourde parure était tressée soit en fibres végétales soit en lanières de cuir ". Le rôle de ce type de collier est de donner à l'animal « un port altier" (Camps, 1991 : 1427) (Pl. C). Le même objet orne le cou du deuxième mouton situé en bas du panneau (Fig. 6, sujet 6).

L'identification à Jebel Ousselat de pareilles images de béliers ornés, représente l'extension de l'aire de répartition de ces figurations essentiellement concentrées à l'Atlas saharien. En effet, ce thème du « bélier à sphéroïde ", pour reprendre la dénomination classique, est bien connu dans l'Atlas qui a fourni une centaine de pareilles représentations (Lhote, 1984). Pour n'en citer que quelques exemples nous pouvons évoquer, à titre comparatif, les ovins de Zénaga, de feidjet EI-Kheil (Jebel Arnor) et de Bou Alem (Rachid, 1992: fig. 14-15) qui portent tous, outre l'attribut céphalique, un lourd collier d'épaule décoré de cheverons semblable à celui relevé sur les gravures du Jebel Ousselat.

Plusieurs exemples montrent que l'usage de faire porter des attributs sur la tête des ovins est également attesté sur les figurations rupestres du Sahara central où des béliers aux attributs ,coniques sont thématiquement très proches du bélier orné de R'mada. A Gârat Umm el-Mançur (Messak), Jean-Loïc Le Quellec (l993 : 162, fig. 38-3, 4, 8) cite" trois animaux à barbiche présentant des attributs coniques qu'il semble difficile de confondre avec des cornes, il y a un triangle élevé, très probablement à rôle décoratif ou symbolique ".

Le bélier orné de R'mada est associé, dans une attitude vraisemblablement symbolique, à un anthropomorphe (hauteur: 40 cm) dont la silhouette, tout à fait étrange, ne peut s'expliquer que par le port d'une peau-parure (Fig. 6, sujet 8). La tête de l'animal fait office de masque et la peau portée se prolonge comme une cape. La

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Pl. A L'abri de R'mada, premier panneau: antilope bubale (Bubalus probubalis).

Pl. B. L'abri de R'mada, deuxième panneau, buffle antique {Bubalus antîquus} .

Pl. C. L'abri de R'mada, deuxième panneau, bélier orné.

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gravure est suffisamment détaillée pour que nous puissions voir les pieds du porteur. Les bras, par contre, ne sont pas visibles. Le port d'une peau-parure est souvent lié à des actes ou des cérémonies d'ordre ritueP Une gravure de la station de .. Khelouat Sidi Cheikh .. (Monts des Ksours) montre la même peau-parure portée par le personnage ici décrit à R'mada (Soleilhavoup, 1997 : 68, fig. 26).

Enfin, nous remarquons un petit canidé (tête fine sans convexité marquée, un museau allongé et des oreilles dressées) superposant le bélier orné. Il s'agit vraisemblablement d'une superposition volontaire puisque les deux sujets sont de même style, exécutés avec la même technique et montrant la même convention pour la représentation des yeux (Fig. 6, sujet 10).

Dans la partie inférieure de cet ensemble nous rencontrons un personnage (hauteur: 23 cm) muni d'une corde approchant un sanglier (Sus scrofa barbarus) (Fig. 6, sujets 7 et 11). Les graveurs de l'Afrique du nord ont rarement représenté cette espèce et son image date toujours de la période naturaliste. Jean-Loïc Le Quellec (1998: 121) ne cite que quatre exemplaires et pense forcément à l'action d'un filtre culturel. De nos jours le sanglier Sus scrofa abonde au Jebel Ousselat. Le même personnage est suivi docilement par un mouton portant un collier volumineux débordant et reposant sur les épaules (Fig. 6, sujet 6). Les tailles réciproques des sujets sont respectées. La relation entre le personnage et les deux animaux n'est pas très claire dans cette scène. Le personnage, placé à droite, précède l'ovin, lui tournant le dos et s'~vance vers le sanglier (Pl. D).

A l'extrémité droite du panneau nous avons la représentation d'un autre personnage muni d'une massue et de cordes. La figure ne montre qu'une partie du corps dont le reste a été altéré par une cassure du support (Fig. 6, sujet 12 ; P l. E).

Au dessus de ce personnage figure vraisemblablement un canidé représenté de profil (Fig. 6, sujet 13 ; Pl. E). Cette figuration pourrait représenter un chacal (Canis aureus). L'an imal montre des oreilles courtes et une queue longue et tombante qui le différencie du chien domestique (queue relevée ou enroulée) (Trécolle, 1993 : 1857). Nous pourrons aussi songer à un rapprochement avec une autre espèce de canidé : le lycaon (Lycaon pictus). Mais ce sujet n'est pas vraiment convaincant avec son apparence trop massive pour cette espèce au corps efflanqué.

Il est à noter, enfin, que le dessin des ani maux est plus .. accompli .. que celui des personnages dont l'exécution reste sommaire et le style beaucoup moins naturaliste (le corps , rarement représenté dans son intégralité, se résume à un simple contour sans détails internes notamment pour les visages). Il est possible que dans l'esprit du graveur les figurations animales revêtent plus d'importance que les figurations humaines!

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Fig. 7. La cavité de Dar H'ssine, vue générale.

3 Dans les rites du carnaval des monta­gnards berbères de l'Atlas et du Sud maro­cain, L. Joleaud (1933 : 270) évoque le person­nage de ,. Boujloud, l'homme vêtu ch peaux (ch mouton ou ch ch~vre) de l'Aid el Kebir; ou Hétima, le dictipit ch l'Aid el Kebir _. D'après le même auteur, ce ~ Boujloud» peut être le .. seigneur de la rivière ., d'où l'existence d'une certaine liaison entre ce personnage et un rite de l'eau au Maghreb (rite de pluie, rite de crue des Oueds).

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Pl. D. L'abri de R'mada, deuxième panneau, mouton portant un collier volumineux, personnage muni d'une corde et un sanglier.

Pl. E. L'abri de R'mada, deuxième panneau, personnage muni d'une massue et un canidé ?

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Pl . F. Dar H'ssine, deux béliers (détail).

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2. La caviœ de Dar H'ssine

La cavité de Dar H'ssine (Fig. 7), distante de quelques centaines de mètres seulement de l'abri de R'mada, contient les gravures de deux béliers et de deux bovidés de style naturaliste figuratif de bonne qualité esthétique (Fig. 8). Dans son ensemble le dessin est assez fidèle à J'original avec l'essentiel des détails anatomiques ce qui rend l'identification zoologique très facilitée.

Sur une paroi, actuellement noircie par la fumée, les gravures, finement incisées, ont été peintes (contour au trait fin et quelques plages internes en aplat), La peinture emplit les traits gravés et l'application des couleurs a donc succédé à l'exécution des tracés . Un procédé qui diffère sensiblement de celui observé à R'marla. Le cloisonnement du pelage est fait dans le but de suggérer des variations des couleurs de la robe. Aucun attribut culturel relatif à la parure n'est représenté (Pl. F ).

Les ovins montrent en commun un front rectiligne et un chanfrein légèrement bombé. Le garrot est surélevé, la croupe est arrondie et les membres sont bien proportionnels par rapport au corps. Les oreilles, implantées derrière la nuque, sont droites (Fig. 9).

Le statut domestique des ces ovins, de la même espèce identifiée à l'abri de R'mada (Ouis longipes FitzingerJ, est certain parce que, outre le contexte dans lequel ils apparaissent (association en petit troupeau avec un bovidé), leur apparence physique est liée à l'association de quelques marqueurs géniques qui n'apparaissent pas à l'état sauvage. Outre une robe colorée, les deux sujets montrent des cornes à simples courbures situées au-devant de l'oreille et revenant, l'une vers la nuque, l'autre dans le sens inverse redressée, anormalement, au-dessus de la tête comme le serait cell e des bovidés. Il s'agit, vraisemblablement, d'un cas de déformation volontaire ou d'un graphisme conventionnel (Fig. 9). En Mrique orientale, fréquents sont les cas de déformation de cornes mais seulement sur des bovins, comme le montrent quelques représentations rupestres du Tibesti et d'Ennedi (Huard, 1959). Cette pratique est, à notre connaissance, jamais évoquée sur des ovins.

Quant aux deux bovidés, ils sont figurés avec des ft cornes incurvées vers l'auant » . La corne épaisse à la base, se dresse d'abord verticalement avant de s'incurver vers l'avant (Fig. 8). Il ne s'agit pas là d'une espèce particulière, mais d'une façon originale de présenter les cornes d'une tête vue de profil. « Du point de uue du rendu de la perspective, il y a en effet une difficulté indéniable à représenter en plan, et sur une tête vue de profil, des cornes en lyre se développant dans les trois dimensions de

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Fig. 8. Dar H'ssine, relevé d'ensemble.

l'espace. La solution la plus souvent adoptée a été de montrer les cornes comme si elles étaient vues de face ou de dessus» (Le Quellec, 1998 : 68). Ce lxeuf domestique aux «cornes incurvées vers l'avant» est identifié comme un« Bos primigenius» (Muzzolini, 1991).

Conclusion

La découverte de ces ensembles gravés vient combler une grande lacune dans nos connaissances sur l'art rupestre en 1\misie. Les gravures du Jebel Ousselat tirent en grande partie leur valeur du fait qu'elles sont les seules, de style naturaliste, connues jusqu'à maintenant sur le territoire tunisien. Ces découvertes viennent également agrandir l'aire de répartition géographique du style« Bubalin naturaliste» - au sens large - (gravures de la grande faune sauvage exécutées au contour soigné profond et poli de patine sombre du premier panneau de l'abri de R'mada) et du thème symbolique du bélier orné qui semblaient bien confinés en Atlas et au Sahara. Les gravures rupestres du Jebel Ousselat représentent donc l'intérêt d'être les plus septentrionales actuellement connues.

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