L'expression narrative dans les arts rupestres: approches théoriques

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NOUVEAUX REGARDS THÉORIQUES 38 / LES DOSSIERS D’ARCHÉOLOGIE / n° 358 >> L’expression narrative dans les arts rupestres : approches théoriques Les créations artistiques préhistoriques qui nous sont parvenues (art mobilier, art rupestre) consti- tuent une source d’information inestimable sur les cultures de ces sociétés. L’art rupestre est l’une des constantes des sociétés sans écriture, mais nous sommes incapables d’interpréter ces mes- sages totalement étrangers à notre propre culture (E. Panofsky). Les arts post-glaciaires tels que l’art du Levant espagnol ou l’art du nord de l’Afrique nous semblent plus faciles à aborder, car l’homme y est omniprésent et participe à des actions que nous pouvons identifier (chasse, guerre, etc.). Dans l’art paléolithique, l’homme est très rarement représenté et pourtant la dynamique des représen- tations animales plaide en faveur de compositions narratives. C’est pourquoi, dans le cadre de notre projet, nous accordons un intérêt particulier à l’expression narrative dans les arts rupestres. Carole FRITZ, Tilman LENSSEN-ERZ, Georges SAUVET, Michel BARBAZA, Esther LÓPEZ-MONTALVO, Gilles TOSELLO, Marc AZÉMA >> Centre de recherche et d’étude de l’art préhistorique (CREAP-Cartailhac) e croisement des données provenant de divers domaines chronologiques et régio- naux révèle des principes universaux qui éclairent d’un jour nouveau l’art pariétal paléo- lithique, qui semble a priori très éloigné de la narra- tion au sens usuel du terme. Une narration est un ensemble complexe d’infor- mations et l’on doit s’attendre à ce que l’art rupestre, s’il est la transcription graphique de récits, présente une complexité comparable. Toute forme graphique, qu’il s’agisse d’une peinture de chevalet ou d’une L Projet de l’Agence nationale de la recherche : « Les arts de la préhistoire et la dynamique culturelle des sociétés sans écriture », ANR-10-CREA-001-1, projet PREHART Site de Ouan Bouya, plateau de Timalaïn, chaîne de la Téfedest (Algérie). Petit troupeau de bovins en marche accompagné de personnages, thème classique de l’art rupestre des massifs centraux sahariens. Relevé M. Barbaza.

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NOUVEAUX REGARDS THÉORIQUES

38 / LES DOSSIERS D’ARCHÉOLOGIE / n° 358

>> L’expression narrative dans les arts rupestres :approches théoriques

Les créations artistiques préhistoriques qui nous sont parvenues (art mobilier, art rupestre) consti-tuent une source d’information inestimable sur les cultures de ces sociétés. L’art rupestre est l’une des constantes des sociétés sans écriture, mais nous sommes incapables d’interpréter ces mes-sages totalement étrangers à notre propre culture (E. Panofsky). Les arts post-glaciaires tels que l’art du Levant espagnol ou l’art du nord de l’Afrique nous semblent plus faciles à aborder, car l’homme y est omniprésent et participe à des actions que nous pouvons identifi er (chasse, guerre, etc.). Dans l’art paléolithique, l’homme est très rarement représenté et pourtant la dynamique des représen-tations animales plaide en faveur de compositions narratives. C’est pourquoi, dans le cadre de notre projet, nous accordons un intérêt particulier à l’expression narrative dans les arts rupestres.

Carole FRITZ, Tilman LENSSEN-ERZ, Georges SAUVET, Michel BARBAZA, Esther LÓPEZ-MONTALVO,

Gilles TOSELLO, Marc AZÉMA>> Centre de recherche et d’étude de l’art préhistorique (CREAP-Cartailhac)

e croisement des données provenant de divers domaines chronologiques et régio-naux révèle des principes universaux qui

éclairent d’un jour nouveau l’art pariétal paléo-lithique, qui semble a priori très éloigné de la narra-tion au sens usuel du terme.

Une narration est un ensemble complexe d’infor-mations et l’on doit s’attendre à ce que l’art rupestre, s’il est la transcription graphique de récits, présente une complexité comparable. Toute forme graphique, qu’il s’agisse d’une peinture de chevalet ou d’une

L

Projet de l’Agence nationale de la recherche : « Les arts de la préhistoire et la dynamique culturelle des sociétés sans écriture »,

ANR-10-CREA-001-1, projet PREHART

Site de Ouan Bouya, plateau de Timalaïn, chaîne de la Téfedest (Algérie). Petit troupeau de bovins en marche accompagné de personnages, thème classique de l’art rupestre des massifs centraux sahariens. Relevé M. Barbaza.

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dans cet espace constituent une « scène ». Mais on peut donner des défi nitions plus ou moins larges d’une scène.

Scène synchroniqueDans un sens restreint, il y a scène dès lors que des

êtres vivants agissent ensemble ou interagissent : une scène décrit un événement spécifi que qui se produit à un moment donné et fait intervenir un nombre déterminé de participants. Le lien entre les acteurs est rendu explicite par l’existence d’éléments formels partagés. L’appartenance de deux fi gures à une même scène peut être estimée en comparant des traits tels que : espèce, style, posture, action, couleur, taille, élé-vation, attributs, selon qu’ils seront identiques, simi-laires ou différents. Toutefois, l’interaction directe entre les acteurs est un moyen d’identifi cation plus fort que la simple cohérence formelle.

Une scène ne peut pas raconter une histoire com-plète, car sa profondeur narrative est limitée dans le temps. Tout au plus peut-elle montrer un événement archétypique qui représente ou symbolise l’histoire complète (voir le premier des trois procédés narratifs exposés ci-dessous).

Les événements relatés dans une scène rupestre doivent être perçus et identifi és par les observateurs. Les lois de la Gestalt, qui se fondent sur l’évalua-tion d’éléments de proximité, similarité, continuité, regroupement, périodicité ou la notion de prégnance et de concision, peuvent nous aider à identifi er une

représentation peinte ou gravée dans une grotte ou un abri, ne devient intelligible qu’après être passée à travers des codes visuels qui agissent comme des fi ltres culturels (U. Eco). Ces codes sont sans doute com-muns à tous les Homo sapiens et ressortissent pro-bablement aux lois de la Gestalt 1, très utilisées de nos jours par les psychologues de la perception. La ques-tion fondamentale que les hommes préhistoriques ont dû se poser dès les temps les plus anciens est : « comment exprimer un récit qui se déroule dans le temps à l’aide d’images fi xes et bidimensionnelles ? ». Ce prodige est réalisé grâce à un petit subterfuge qui consiste à faire appel, d’une part, au bagage cultu-rel du spectateur et, d’autre part, à son imagination. Dans les arts graphiques, ce qui est donné à voir renvoie le plus souvent à des récits appartenant au patrimoine culturel du spectateur. Il suffi t que celui-ci identifi e la situation fi gurée pour que toute la nar-ration, avec son cortège d’événements, antérieurs et postérieurs, lui reviennent en mémoire. La fonction première de l’image n’est pas de montrer, mais de stimuler la mémoire. Cette propriété est inscrite dans notre cerveau au confl uent de la perception visuelle et des aires cognitives.

LES SCÈNESDans les arts rupestres, l’unité de sens correspond

souvent à une surface rocheuse délimitée constituant un « panneau ». Les éléments graphiques rassemblés

Umuab 1, Daureb/Brandberg, Namibie. Figures en action présentant d’incontestables similarités formelles. La fi gure centrale à gauche mesure 10 cm. Photo T. Lenssen-Erz.

1. Lois de la Gestalt : la psychologie de la forme (ou Gestalt) montre que toute perception est structurée et répond à des lois, la principale étant la loi dite de la « bonne forme » (tout ensemble d’éléments épars étant automatiquement perçu comme une forme). De cette loi en découlent d’autres telles que les lois de continuité, de proximité et de similitude (principes selon lesquels l’esprit organise le regroupement d’éléments), la loi du « destin commun » (attribution d’une forme à des éléments en mouvement en fonction de leur trajectoire) et la loi de familiarité (hiérarchisation des formes en fonction de leur plus ou moins grande familiarité).

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LES ÉLÉMENTS CONSTITUANT UNE SCÈNE RUPESTRE

Une scène rupestre est une structure signifi cative combinant des unités de moindre complexité que l’on nomme « motifs ». Elle comporte un « thème », un « centre d’intérêt ou focus » vers lequel l’activité dominante est dirigée et un « cadre » qui fi xe le contexte de l’action.

Thème. C’est ce qui est donné au début du mes-sage, l’information déjà connue et comprise qui va générer une information nouvelle. Ce sont les sujets habituels (animaux, humains) qui forment une entité collective à la base d’une narration. Par exemple, tout visiteur paléolithique de Rouffi gnac (Dordogne) sait reconnaître le motif « mammouth » et sa repré-sentation graphique ; la nouvelle information sera le contexte dans lequel apparaissent des mammouths et les interactions auxquelles ils participent.

Lorsque l’activité fi gurée n’a pas de but matériel évident (par exemple des personnes marchant dans la même direction), c’est l’action elle-même qui est le sujet du récit (« personnes accomplissant ensemble l’acte de marcher »).

Le thème est constitué de motifs qui sont des éléments graphiques qui peuvent être décrits séparément et désignés par des mots simples. Chaque fi gure de l’art rupestre peut être décrite en tant que motif, c’est-à-dire, pour les êtres vivants, par leur espèce ou leur genre (bouquetin, boviné, humain, femme, etc.).

Centre d’intérêt ou focus. Le focus est créé en disposant les acteurs (humains, animaux) de telle sorte que leur activité révèle leur intérêt. C’est une information nouvelle. Le focus représente ce vers quoi tend l’action commune des participants, mais ce peut être simplement une direction commune du regard, ce que les lois de la Gestalt nomment « destin commun ». Par conséquent, une scène est liée à une action qui, à son tour, génère quelque chose de nouveau.

Cadre. Le cadre saisit les conditions dans lesquelles agissent les participants d’une scène et leurs attributs. Même si elles ne contribuent pas au thème ou au focus, ces informations supplémentaires permettent, dans le cas idéal, de situer le récit dans le temps et dans l’espace (ce que Barthes appelait des « indices »). Cela peut inclure des éléments stylistiques, des activités secondaires, d’autres fi gures ou encore des éléments liés à la composition graphique, tels que des superpositions. Dans le cas de scènes ayant un focus peu complexe (tel que « direction commune de mouvement »), le cadre ajoute de la complexité et rend la scène plus distinctive.

ANALYSE D’UNE SCÈNE EXEMPLAIRE DE L’ART RUPESTRE DU BRANDBERG (NAMIBIE)

Cette scène est typique de l’art rupestre du Brandberg/Daureb. Le contenu narratif semble réduit à une fi le de personnages (des humains ne comportant aucune marque distinctive de sexe, âge, rang, statut, occupation, etc.) marchant en fi le. Seuls leurs gestes permettent de les distinguer. Le sens commun de l’action est par conséquent ce que nous appelons « destin commun » (common fate) basé ici sur la mobilité, tandis que les gestes non coordonnés n’expriment pas un message commun, mais une série de messages individuels.

Le thème est celui d’« humains non marqués » ; le focus, « direction commune de mouvement » et le cadre, « gestes différents ». Ce n’est pas un événement précis qui est raconté ici, mais un acte exemplaire de l’idéologie des chasseurs-cueilleurs du Brandberg/Daureb qui se résume à « com-munauté, égalité et mobilité » (Lenssen-Erz). La survie de cette société est basée sur l’histoire suivante : « Nous sommes une communauté d’égaux et notre atout majeur est la mobilité ; la communication entre nous est libre et non règlementée ».

Mammouths affrontés de la grotte paléolithique de Rouffi gnac. Le motif du mammouth est très fréquent dans la grotte. Le « focus » est donné ici par la disposition en face à face. Dans d’autres panneaux, l’information nouvelle est apportée par des fi les d’animaux se suivant, voire par deux fi les d’animaux marchant l’une vers l’autre. D’après J. Plassard, Rouffi gnac, Paris, 1999, fi g. 40.

Ga’aseb 16, Daureb/Brandberg, Namibie. Scène complexe dans laquelle un motif connu (« homme avec un arc », généralement un chasseur) génère une information nouvelle en participant à une action de confron-tation. Distance entre les archers extrêmes : 54 cm. Photo T. Lenssen-Erz.

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scène. Plus ces caractères sont développés, plus les éléments concernés sont perçus comme une forme cohérente constituant une scène.

Scène diachronique Mais l’art rupestre est un art monumental qui

s’inscrit dans la durée. La pérennité est d’ailleurs sa propriété essentielle. Au fi l du temps, des usagers peuvent être amenés à modifi er des graphismes anciens ne correspondant plus tout à fait à leurs besoins du moment. C’est ainsi que l’on observe parfois des réfections modifi ant quelque peu le gra-phisme initial, mais aussi des ajouts qui viennent réaffi rmer, compléter ou altérer le sens du message original. On parle alors de scène cumulative ou par accumulation (voir p. 46-51).

LES PROCÉDÉS NARRATIFS DE L’IMAGELes procédés techniques mis en œuvre pour

exprimer une narration sont probablement univer-sels, comme l’atteste leur récurrence dans l’histoire de l’art. Nous en trouvons sans diffi culté des exemples dans les arts préhistoriques.

Le procédé le plus simple, le plus fréquemment utilisé dans tous les arts graphiques, consiste à sélec-tionner un instant caractéristique d’un récit et à lui donner une forme emblématique capable d’évoquer à lui seul la totalité de l’histoire. Dans la peinture classique (et même moderne), de nombreux tableaux représentent un épisode précis d’un récit mythique ou religieux connu des spectateurs et reconnaissable à

Scène accumulative ou diachronique de l’abri de Los Arqueros Negros (Río Martín, Teruel, Espagne) qui montre l’appropriation des anciennes fi gures humaines (nématomorphes-phase 1) et leur incorporation dans un épisode d’embuscade représenté par des fi gures linéaires (phase 2). Relevé modifi é à partir de Herrero, Loscos et Martínez (1993). Photo A. Beltrán, 2005.

Hungorob 95, Daureb/Brandberg, Namibie. Le « chasseur chassé », à moins que ce ne soit un chaman attirant un léopard. Léopard : 30 cm. Photo T. Lenssen-Erz.

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quelques indices plus ou moins conventionnels. Dans la culture occidentale, des scènes telles que la fl agella-tion, la crucifi xion ou la descente de croix suffi sent à évoquer toute la vie du Christ. C’est un procédé qu’en termes modernes on appellerait « instantané photo-graphique » ou « arrêt sur image ».

L’animation n’est pas indispensable à ce type d’images, mais elle renforce singulièrement l’impres-sion que l’action a été saisie à son paroxysme. Plus la gestuelle sera exagérée et les attitudes contraintes, plus l’impression de dynamisme sera grande et l’évo-cation sera symboliquement renforcée, car plus une image est prégnante, plus son pouvoir de stimulation intellectuelle est grand. Des tableaux comme le Lao-coon du Gréco jouent pleinement sur cet effet, mais l’art des cavernes nous offre également de beaux exemples du procédé. La « vache sautant », du Diver-ticule axial de Lascaux, ou le « cheval tombant » qui se trouve dans la même galerie quelques mètres plus loin, sont sans doute des instantanés qui évoquaient pour les spectateurs avertis des morceaux choisis d’histoires connues.

Le second procédé consiste à juxtaposer des images représentant des épisodes successifs d’un récit. Les images ne sont pas nécessairement séparées comme les vignettes d’une bande dessinée. La tapisse-rie de Bayeux est l’un des exemples les plus connus de ces récits en images. Une telle situation est diffi cile à identifi er avec certitude dans l’art paléolithique, mais on peut penser que certaines portions de galeries étroites où les gravures se succèdent pratiquement Lascaux (Dordogne). Le cheval tombant du Diverticule axial.

Photo N. Aujoulat, Centre national de préhistoire,ministère de la Culture et de la Communication.

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sans interruption, comme dans la grotte des Comba-relles (Dordogne), ressortissent à ce procédé. Certains ensembles de dimensions plus restreintes sont indu-bitablement des compositions dotées de signifi ca-tions autonomes ; il est tentant d’associer ces groupes de proche en proche pour en faire la trame d’un récit se développant linéairement au fi l des galeries.

Notons que la stricte juxtaposition des fi gures comme dans la tapisserie de Bayeux ou dans la grotte des Combarelles n’est pas un critère indispensable. Des panneaux disjoints, séparés par des espaces jou-ant le rôle de ponctuation, lorsqu’ils sont localisés dans des lieux topographiquement défi nis (comme le Salon noir de Niaux en Ariège), peuvent également

Les Combarelles (Dordogne). Portion de galerie d’une longueur d’environ 10 m.

D’après les relevés de H. Breuil.

Lascaux (Dordogne). La « vache sautant » du Diverticule axial.Photo N. Aujoulat, Centre national depréhistoire, ministèrede la Culture et dela Communication.

Niaux (Ariège). Le Salon noir, composé de six panneaux dans un vaste hémicycle.

Dessins G. Tosello.

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être regardés comme constituant un récit développé dans l’espace et donc aussi dans le temps, puisque le déplacement nécessaire pour examiner chaque panneau-tableau impose un sens de lecture.

Le troisième procédé consiste à intégrer plusieurs épisodes d’un récit en une seule image en faisant fi de l’unité de temps, de lieu et d’action de chaque scène constitutive. L’assemblage des différents éléments prend alors un caractère artifi ciel et conventionnel. Le Jardin des Délices de Jérôme Bosch est un exemple de ce procédé dans lequel la relation entre les scènes juxtaposées garde encore une certaine apparence de réalité en respectant par exemple les lois de la pers-pective, mais il est possible que la relation entre les éléments assemblés devienne totalement arbitraire et irréelle comme dans certaines peintures sur écorce australiennes. On parle alors de mythogramme. De telles œuvres sont pratiquement incompréhensibles en dehors d’un contexte oral, car les éléments sont assemblés sans fi l conducteur, sans qu’il existe de liens

spatiaux ni temporels entre eux. Ils ne prennent sens que par la reconstruction mentale suggérée par un récitant qui assure l’enchaînement narratif entre les éléments épars. C’est sans doute le procédé pictural qui est le plus éloigné de la grammaire formelle à laquelle notre culture nous a habituée, mais le plus proche de la manière de penser des sociétés sans écri-ture. Il est sans doute beaucoup plus courant qu’on ne le croit dans l’art paléolithique. C’est d’ailleurs dans ce cadre qu’André Leroi-Gourhan a forgé le terme de mythogramme. Les assemblages de fi gures animales qui semblent au premier abord défi er nos lois de la composition, par leurs orientations et leurs rapports de taille arbitraires, sont probablement des mythogrammes que nous ne savons pas identifi er.

Les procédés identifi és semblent fondamenta-lement liés à l’expression de récits, mais ne nous y trompons pas : il ne s’agit sans doute pas de récits ordinaires, mais d’histoires exemplaires, d’une haute portée morale, religieuse ou idéologique. Transmises

Le Tuc d’Audoubert (Ariège). Dans cette grande grotte, l’art a investi les parois et les sols argileux sur plus de 600 m. Tout au long des d eux niveaux de galeries superposées, de fortes similitudes dans les thèmes (couples de bisons), l’orientation des animaux et la localisation des panneaux rythment le parcours et renforcent l’unité de l’ensemble. Élaboration G. Tosello et association L. Bégouën.

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>> Bibliographie

• BARTHES (R.) — Introduction à l’analyse structurale des récits, dans Communications n° 8, 1966, p. 1-27.

• GUILLAUME (P.) — La psychologie de la Forme, Paris,Flammarion, 1979.

• LENSSEN-ERZ (T.) — The Catalogue, dans Harald Pager et alii, The Rock Paintings of the Upper Brandberg, part I - Amis Gorge, Heinrich-Barth-Institut, Cologne, 1989, p. 343-502.

• LENSSEN-ERZ (T.) — Gemeinschaft - Gleichheit - Mobilität. Felsbilder im Brandberg, Namibia, und ihre Bedeutung. Grundlagen einer textuellen Felsbildarchäologie, Heinrich-Barth-Institut, Cologne, 2001.

• PAGER (H.) —The Rock Paintings of the Upper Brandberg, part II – Hungorob Gorge, Heinrich-Barth-Institut, Cologne, 1993.

de génération en génération, ces histoires ont pour vocation d’assurer la cohésion des groupes en les rassemblant autour de valeurs partagées, et il en est ainsi depuis l’émergence de l’homme moderne. Cependant, la parole est éphémère et fragile ; pour combler cette faiblesse, elle s’est rapidement adjointe le support de l’image qui lui apporte stabilité et pérennité. Il est donc sans objet de se demander si l’image peut exprimer une narration, puisqu’elle est narration. Image et narration vivent en symbiose depuis l’aube de l’humanité.

Les Trois-Frères (Ariège). Extrait du panneau de la « montée au Dieu cornu » (période magdalénienne). Animaux de taille différente harmonieusement assemblés. La minuscule silhouette d’un cheval (12 cm) est disposée le long du chanfrein d’un grand bison. D’après un relevé de H. Breuil.