Associations musulmanes de Suisse. Diversité, précarité, respectabilité

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Chapitre premier ASSOCIATIONS MUSULMANES DE SUISSE DIVERSITÉ, PRÉCARITÉ, RESPECTABILITÉ Christophe MONNOT « Nous avons besoin d’un lieu de culte dans notre lieu de vie », déclarait Mehdi Shahini lors d’une soirée publique à Payerne. Tenue en mars 2012, quelques mois après le refus de la municipalité de changer l’affectation d’un grand local en salle de prière, la soirée était organisée par les musulmans pratiquants du bourg qui s’étaient constitués en association 1 . Plusieurs journalistes avaient cherché à comprendre les enjeux d’une telle revendication. La question fré- quemment adressée était celle de savoir s’il n’y avait pas « suf- samment » de communautés musulmanes. Ou si l’on ne comptait pas déjà « assez » de salles de prière en Suisse. Ces questions exi- gent une réponse fondée sur une analyse dépassant largement la simple opération comptable. La quantité est bien un indicateur, mais de quoi ? A Payerne, ce n’est pas le fait de compter une minorité musulmane de 13 %, mais plutôt la tentative d’une association de créer un lieu de prière qui effraie la population. Les associations musulmanes avec leurs traditions, rites et pratiques de la prière se sont installées en Suisse spécialement à partir de la seconde moitié des années 1990. Qu’est-ce que cette émergence associative de la part de ressortissants de pays musulmans – avec son corollaire reli- gieux – a de particulier ? Quelle est la part de dynamique qui se révèle dans cette émergence et dans la quantité ou le nombre d’as- sociations ? C’est ce que nous tenterons d’élucider dans ce chapitre, 1. Comptant une dizaine de personnes (sur les mille musulmans que compte la cité).

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Chapitre premier

ASSOCIATIONS MUSULMANES DE SUISSE

DIVERSITÉ, PRÉCARITÉ, RESPECTABILITÉ

Christophe MONNOT

« Nous avons besoin d’un lieu de culte dans notre lieu de vie », déclarait Mehdi Shahini lors d’une soirée publique à Payerne. Tenue en mars 2012, quelques mois après le refus de la municipalité de changer l’affectation d’un grand local en salle de prière, la soirée était organisée par les musulmans pratiquants du bourg qui s’étaient constitués en association 1. Plusieurs journalistes avaient cherché à comprendre les enjeux d’une telle revendication. La question fré-quemment adressée était celle de savoir s’il n’y avait pas « suffi -samment » de communautés musulmanes. Ou si l’on ne comptait pas déjà « assez » de salles de prière en Suisse. Ces questions exi-gent une réponse fondée sur une analyse dépassant largement la simple opération comptable. La quantité est bien un indicateur, mais de quoi ? A Payerne, ce n’est pas le fait de compter une minorité musulmane de 13 %, mais plutôt la tentative d’une association de créer un lieu de prière qui effraie la population. Les associations musulmanes avec leurs traditions, rites et pratiques de la prière se sont installées en Suisse spécialement à partir de la seconde moitié des années 1990. Qu’est-ce que cette émergence associative de la part de ressortissants de pays musulmans – avec son corollaire reli-gieux – a de particulier ? Quelle est la part de dynamique qui se révèle dans cette émergence et dans la quantité ou le nombre d’as-sociations ? C’est ce que nous tenterons d’élucider dans ce chapitre,

1. Comptant une dizaine de personnes (sur les mille musulmans que compte la cité).

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à partir des résultats d’une grande enquête sur les communautés religieuses de Suisse menée entre 2007 et 2010 2.

Dans le cas de la Suisse, les groupes islamiques sont principale-ment composés de membres sollicités comme main-d’œuvre étran-gère par différents secteurs de l’économie suisse, d’abord de Turquie, puis de Yougoslavie 3. D’autres groupes sont constitués de membres ayant trouvé une terre d’accueil en Suisse parce que opprimés dans leur pays, soit pour des raisons politiques ou reli-gieuses, soit en raison de confl its armés 4. La présence musulmane est donc multiple, diverse et en évolution 5. L’établissement des communautés dénote un premier ou un second pas vers l’installa-tion durable d’une population en cours de ce qu’il est communé-ment appelé « intégration » dans une société (même si ce terme pose de nombreux problèmes normatifs). Dans les différents réseaux de migration, la communauté culturelle ou religieuse joue un rôle de pivot 6. Nous le verrons, le collectif religieux – fréquemment désigné par centre culturel, association islamique, salle de prière, cercle (soufi ou alévi), mosquée, etc. – est essentiel pour comprendre l’implantation de l’islam en Suisse 7.

Nous amorcerons ce chapitre par l’énumération des grands axes de la recherche pour, ensuite, à partir de quelques résultats, apporter des éléments de réponse à la question de la quantité. Dans un pre-mier temps, nous discuterons du nombre et de la localisation des groupes en activité en Suisse sur la base d’un recensement. Dans un

2. Cette enquête était menée sous la direction de Jörg Stolz et Mark Chaves dans le cadre du PNR 58. Le rapport de recherche est disponible en ligne : http://www.pnr58.ch/fi les/downloads/Schlussbericht_Stolz_Chaves.pdf (consulté le 15.03.2013). Elle fait également l’objet d’une publication complète : Christophe MONNOT, Croire ensemble. Analyse institutionnelle du paysage religieux suisse, Zurich, Seismo, 2013.

3. Barbara BURRI SHARANI (éd.), La population kosovare en Suisse, Berne, Offi ce fédéral des migrations, 2010.

4. Hans-Rudolf WICKER, Rosita FIBBI et Werner HAUG (éd.), Les migrations et la Suisse, Zurich, Seismo, 2003.

5. Mallory SCHNEUWLY PURDIE, Matteo GIANNI et Magali JENNY (éd.), Musulmans d’aujourd’hui. Identités plurielles en Suisse, Genève, Labor et Fides, 2009, et Matteo GIANNI (éd.), Vie musulmane en Suisse. Profi ls identitaires, demandes et perceptions des musulmans en Suisse, Berne, Commission fédérale pour les questions de migration (CFM), 2005.

6. Peggy LEVITT, Josh DEWIND et Steven VERTOVEC, « International Perspectives on Transnational Migration : An Introduction », International Migration Review 37 (3), 2003, pp. 565-575 et Monika SALZBRUNN, « Enjeux de construction des rôles commu-nautaires dans l’espace urbain. Le cas du quartier de Belleville à Paris », Esprit critique 10 (1), 2007, pp. 1-17.

7. Patrick HAENNI, « Dynamiques sociales et rapport à l’Etat. L’institutionnalisation de l’Islam en Suisse », Revue européenne de migrations internationales, 1994, pp. 183-198.

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deuxième temps, nous traiterons du lien étroit entre fl ux migratoires et islam (qui est souvent tributaire de réseaux et coutumes liés à la région d’origine). Finalement, à partir de l’état de l’encadrement spirituel et des bâtiments des groupes, nous pourrons saisir la situa-tion structurelle des associations islamiques de Suisse. Il nous sera alors possible de dresser un tableau général des communautés musulmanes. Par-delà la question quantitative – y a-t-il suffi sam-ment de salles de prière ? –, une autre, bien plus importante, celle de la dynamique institutionnelle, autrement dit l’aspect fonctionnel plus large des associations, sera abordée. Elle concerne la qualité des services en termes d’infrastructure et d’encadrement spirituel. Derrière le dénombrement, c’est ainsi un aspect qualitatif qui per-mettra en fi n de compte de comprendre plus fi nement les enjeux d’une tradition prise entre une culture d’origine et une société d’ac-cueil, une position de catalyseur « d’intégration », de sas pour des ressortissants étrangers et de « lien » institué avec un héritage qui trouve ses racines dans une autre culture 8.

1. Méthode

L’enquête sur les paroisses et communautés religieuses de Suisse

Les différentes données de ce chapitre s’appuient sur les résultats d’une enquête dénommée National Congregations Study (NCS). Elle a été menée dans le cadre du Programme national de recherche 58 (PNR58) 9 à l’Observatoire des religions en Suisse de la Faculté de théologie et de sciences des religions de l’Université de Lau-sanne 10. Cette importante étude, qui a duré trois ans (2007-2010), n’abordait pas spécifi quement l’islam, mais toutes les composantes du paysage religieux, sans pour autant délaisser la récolte de don-nées propres à la thématique de l’islam. Pour la première fois avec cette ampleur, l’unité de recherche n’était ni l’individu ni le fi dèle, mais la communauté religieuse locale 11. Le collectif était investigué

8. Steven VERTOVEC, Transnationalism, London, Routledge, 2010, et Nilüfer GÖLE, Interpénétrations. L’Islam et l’Europe, Paris, Galaade, 2005.

9. Nous renvoyons le lecteur à l’ouvrage synthétisant les principaux résultats de ce programme : Christoph BOCHINGER (éd.), Religions, Etat et société. La Suisse entre sécularisation et diversité religieuse, Zurich, Neue Zürcher Zeitung Verlag, 2012, ainsi qu’au site très complet du projet : www.pnr58.ch (consulté le 15.03.2013).

10. www.pnr58.ch (consulté le 15.03.2013).11. Voir Martin BAUMANN, « Les collectivités religieuses en mutation », in : Christoph

BOCHINGER (éd.), op. cit., pp. 21-74.

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du point de vue de la sociologie des organisations 12, permettant une comparaison des groupes à partir de mêmes paramètres.

Une première étape de cette grande enquête exigeait un recense-ment de tous les groupes locaux en activité en Suisse. Ainsi, chaque paroisse, communauté, mosquée, salle de prière, a été listée et géo-localisée. Plusieurs observations émanant de ce recensement seront discutées plus bas.

Une seconde étape de l’enquête découlait des résultats du recen-sement, puisque 1040 communautés ont pu être ensuite sélection-nées pour l’échantillon représentatif. Les groupes minoritaires, telles les associations musulmanes, ont été surreprésentés, afi n de constituer un corpus de données suffi sant pour l’analyse. Un entre-tien téléphonique d’une heure, dans l’une des trois langues natio-nales, avec un responsable du groupe local s’ensuivait. Les quelque 250 questions étaient centrées sur des pratiques concrètes et véri-fi ables, ainsi que sur des caractéristiques observables de la commu-nauté pour lesquelles le répondant pouvait fournir facilement des informations 13. Les différentes fédérations religieuses ont soutenu le projet en encourageant les autorités locales à collaborer à l’en-quête, ce qui a permis un taux de réponse exceptionnellement élevé, soit une participation de 71,8 % 14.

La communauté religieuse

L’enquête menée s’intéressait spécifi quement aux communautés religieuses, à savoir, pour l’islam, les associations proposant régu-lièrement un rite religieux. Les mosquées, les associations cultu-relles islamiques, les associations locales musulmanes avec une salle de prière, les fondations islamiques, les différentes commu-nautés et cercles réunissant des fi dèles musulmans ont été recensés et investigués. Sur le plan théorique 15, le concept de communauté

12. Sur le modèle d’une étude similaire menée aux Etats-Unis sous la direction de Mark Chaves en 1997, puis reconduite en 2007. Les résultats de la première enquête sont disponibles dans l’ouvrage : Mark CHAVES, Congregations in America, Cambridge, Harvard University Press, 2004.

13. Pour les questions méthodologiques, voir Christophe MONNOT, op. cit., et Mark CHAVES, Mary Ellen KONIECZNY, Beyerlien KRAIG et Emily BARMAN, « The National Congregations Study : Background, Methods and Selected Results », Journal for the Scientifi c Study of Religion 38 (4), 1999, pp. 458-477.

14. Le taux de réponse correspond au Response Rate 1 (RR1), calculé selon des standards stricts défi nis par l’American Association for Public Opinion Research, « Standard Defi nitions. Final Dispositions of Case Codes and Outcome Rates for Sur-veys » (1998), Deerfi eld, AAPOR, 2009

15. Nous renvoyons le lecteur intéressé à la communauté à l’excellent ouvragede Ivan SAINSAULIEU, Monika SALZBRUNN et Laurent AMIOTTE-SUCHET (éd.), Faire

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renvoie à l’idée d’une « institution sociale dans laquelle des per-sonnes qui ne sont pas uniquement des spécialistes religieux se ras-semblent physiquement, fréquemment et à intervalles réguliers pour des activités ou des réunions qui ont un contenu et un but explicite-ment religieux ou spirituel, dans laquelle il y a continuité dans le temps pour les individus qui se rassemblent, quant au lieu de ras-semblement et quant à la nature des activités lors de chaque ren-contre » 16. Dans le cas de l’islam, il n’est pas à confondre avec le niveau global de l’oumma, un point de vue théologique qui présente les musulmans comme une communauté unique, bien que « certains arguments vont à l’encontre de cette affi rmation » 17.

En Occident, les différents courants religieux chrétiens se sont organisés en communautés locales, infl uençant ensuite la manière de structurer la religion collective pour tous les autres groupes 18. Les spécialistes observent ce phénomène de conformisme dès lors que les corporations religieuses s’installent durablement sous nos latitudes. Nancy Ammerman 19 parle d’un modèle implicite pour les rassemblements religieux 20. Stephen Warner 21 l’a décrit comme un « congregationalism de facto ». Martin Baumann 22 observe, chez les bouddhistes et hindouistes établis en Allemagne ou en Suisse, une « templéisation » de leurs rites. Pour l’islam, les auteures du prochain chapitre parlent « d’injonctions de la société majoritaire » pour que les organisations islamiques épousent des formes identiques

communauté en société. Dynamique des appartenances collectives, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010.

16. Mark CHAVES, op. cit., p. 1.17. Mallory SCHNEUWLY PURDIE, Peut-on intégrer l’islam et les musulmans en

Suisse ?, Charmey, L’Hèbe, 2011, p. 21.18. Le rapport entre institutions étatiques ou politiques et le religieux est en train de

vivre des tensions à l’intérieur même du christianisme, ainsi que le révèlent les disputes récentes vécues par la Faculté de théologie et de sciences des religions de Lausanne, cf. Philippe GONZALEZ, « Quand la théologie fait controverse. Les régulations commu-nautaires et sociétales du religieux mises à l’épreuve », in : ID. et Christophe MONNOT (éd.), Le religieux entre science et cité. Penser avec Pierre Gisel, Genève, Labor et Fides, 2012, pp. 116-135, et Pierre GISEL, Traiter du religieux à l’Université. Une dis-pute socialement révélatrice, Lausanne, Antipodes, 2011.

19. Nancy Tatom AMMERMAN, Pillars of Faith : American Congregations and their Partners, Berkeley, University of California Press, 2005, p. 3.

20. Sur le religieux, nous renvoyons aux ouvrages Pierre GISEL, Qu’est-ce qu’une religion ?, Paris, Vrin, 2007, et Pierre GISEL (éd.), Le croire au cœur des sociétés et des cultures : différences et déplacements, Tournai, Brepols, 2011.

21. R. Stephen WARNER, « The Place of the Congregation in the Contemporary Ame-rican Religious Confi guration », in : James P. WIND et James W. LEWIS (éd.), American Congregations, Chicago, University of Chicago Press, 1994, pp. 54-99.

22. Martin BAUMANN, « Templeisation : Continuity and Change of Hindu Traditions in Diaspora », Journal of Religion in Europe 2 (2), 2009, pp. 149-179, ici p. 166.

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à celles des Eglises. Toujours est-il que l’idée de « communauté religieuse » défendue ici recouvre l’unité de base de toutes les tra-ditions religieuses et spirituelles actives en Suisse. Dans plusieurs cas, comme celui des alévis, les fi dèles ou les responsables ne par-lent pas forcément de communauté religieuse, mais d’associa-tion, de cercle, de groupe. Dans d’autres situations, comme celles des soufi s, on se catégorise plutôt en termes de spirituel que de reli-gieux 23.

2. La diversité des groupes

La première étape de la recherche consistait à répertorier, donc à compter, les communautés locales. Elle permet de répondre de manière factuelle à la question de la quantité des associations isla-miques. De septembre 2008 à septembre 2009, 5734 groupes locaux de toutes religions ont été identifi és. Le recensement effectué offre a) les taux de l’offre religieuse locale et b) la localisation ou la diversité de l’offre selon les types de régions.

Diversité confessionnelle

Le recensement permet tout d’abord d’observer la diversité confessionnelle des collectivités locales actives en Suisse. Sans étonnement, les Eglises historiques représentent la moitié des groupes, avec 30,5 % de paroisses et missions linguistiques catho-liques ainsi que 19,1 % de paroisses réformées. 24,8 % des groupes sont des communautés évangéliques, ce qui peut paraître surprenant puisque les citoyens appartenant à un mouvement évangélique représentent environ 3 % de la population 24 ; il est cependant impor-tant d’avoir à l’esprit que ces communautés sont assez petites et dispersées dans une grande diversité de tendances, tandis que, pour les Eglises historiques, il n’y a qu’une seule représentation sur un

23. Pour une précision méthodologique, voir Riem SPIELHAUS, « Is there a Muslim Community ? Research among Islamic Associations in Germany », in : Ivan SAINSAU-LIEU, Monika SALZBRUNN et Laurent AMIOTTE-SUCHET (éd.), op. cit., pp. 183-202.

24. Le pourcentage des évangéliques est sujet à débat, puisque le terme « évangé-lique » ne renvoie pas à une confession. A ce sujet voir l’excellent article de Philippe GONZALEZ et Andrew BUCKLER, « Introduction : La planète évangélique », Perspectives Missionnaires 62 (2), 2011, pp. 5-17. En outre, les évangéliques ne se distinguent pas toujours des réformés dans les recensements fédéraux, voir Olivier FAVRE et Jörg STOLZ, « L’émergence des évangéliques en Suisse. Implantation, composition socioculturelle et reproduction de l’évangélisme à partir des données du recensement 2000 », Revue suisse de sociologie 35 (3), 2009, pp. 453-477.

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territoire donné. L’ensemble des communautés des autres confes-sions chrétiennes représente encore un 8 % des groupes de Suisse.

La diversité 25 déborde largement le christianisme, puisque, en Suisse, presque une communauté sur cinq (17 %) est ancrée dans une tradition qui n’est pas chrétienne. L’islam représente la plus grosse part, avec 5,5 % des communautés religieuses. Mais la diver-sité interne des 315 groupes musulmans recensés est importante 26. Sur ce point, l’islam partage avec les évangéliques la caractéristique d’une grande diversité interne avec des origines régionales et des sensibilités très diverses 27, à la différence que les associations musulmanes se reconnaissent davantage par leur origine : albano-phone, turque, bosniaque, maghrébine, que par leur « apparte-nance » 28 à telles ou telles écoles juridiques sunnites 29. Cependant, cela ne doit pas non plus complètement occulter les différences théologico-juridiques, avec la présence en Suisse de quinze groupes alévis, de quatorze cercles appartenant à un ordre soufi , de commu-nautés chiites d’Iran, chiites ismaéliennes et autres, considérées comme dissidentes par l’islam sunnite, comme les ahmadiyya (qua-torze jaamats en Suisse) 30, qui ont construit la première mosquée en Suisse à Zurich, ou les ahbaches, qui ont une grande mosquée à Lausanne. A cette part de 5,5 %, relevons encore la présence de plus de quarante groupes ne se reconnaissant pas comme musulmans, mais ayant une origine islamique, comme les baha’is (0,7 %) et les subuds (0,1 %), ou qui ont été marqués par une infl uence islamique dans leur histoire, comme les sikhs (0,8 %). En dehors de l’islam, le recensement fait état de 2,5 % de groupes bouddhistes et de 3,3 % d’hindouistes, de 0,6 % de communautés juives et de 5,2 % de

25. La diversité est un terme qui renferme plusieurs implicites, nous l’utilisons ici dans un sens de variété. Pour une discussion à ce sujet, nous renvoyons le lecteur à Monika SALZBRUNN, « Vielfalt/Diversity/Diversité », Soziologische Revue 35 (4), 2012, pp. 375-394.

26. Voir Mallory SCHNEUWLY et Stéphane LATHION, « Panorama de l’islam en Suisse », Revue romande des sciences humaines 6 (1), 2003, pp. 7-20.

27. Sur les évangéliques, voir Jörg STOLZ, Olivier FAVRE, Caroline GACHET et Emma-nuelle BUCHARD (éd.), Le phénomène évangélique. Analyses d’un milieu compétitif, Genève, Labor et Fides, 2013, et Olivier FAVRE, Eglises évangéliques de Suisse : ori-gines et identités, Genève, Labor et Fides, 2006.

28. Mallory SCHNEUWLY PURDIE, De l’étranger au musulman : immigration et inté-gration de l’islam en Suisse, Saarebruck, Ed. universitaires européennes, 2010.

29. Hanéfi tes, malékites, hanbalites, chaafi tes.30. Voir le rapport fi nal de Sarah BEYELER, Virginia SUTER REICH et Martin SÖKE-

FELD, Muslimische Gemeinschaften und Inkorporationsregimes : Ein Vergleich. Der Ahmadi- und Alevi- Diaspora in der Schweiz. Schlussbericht, Bern, SNF, 2010, en ligne : http://www.pnr58.ch/fi les/downloads/Schlussbericht_Soekefeld.pdf (consulté le 15.03.2013).

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communautés et groupes divers (science chrétienne, théosophie, spiritisme, scientologie, etc.).

Diversité géographique

Les communautés religieuses ne sont pas réparties de manière homogène sur le territoire national, la diversité confessionnelle que nous venons d’observer concerne avant tout les villes. Le recense-ment montre que les paroisses des deux Eglises historiques (réformée et catholique romaine) constituent les trois quarts des groupes en campagne et le quart de l’offre dans les centres urbains 31. Inverse-ment, les groupements non chrétiens, qui représentent 5 % des entités dans les régions de campagne, forment presque le tiers de la palette religieuse collective dans les villes. En ce qui concerne les communautés musulmanes, leur présence est donc principalement citadine. La carte ci-dessous, localisant chaque communauté musul-mane, indique une concentration en zones urbaines. Les grandes villes de Suisse sont repérables par un large disque représentant une occurrence plus forte de collectivités sur leur territoire communal. Cette carte souligne encore une densité plus importante de commu-nautés sur la partie alémanique du plateau suisse. Cette présence provient d’une conjoncture particulière de forte demande de main-d’œuvre de ressortissants (1980-1990), puis de migrants fuyant les guerres d’ex-Yougoslavie (1991-2001) 32. On ne compte pas non plus de salles de prière dans des communes de type agraire. La ville est ainsi l’environnement privilégié de la diversité religieuse, du fait de sa population très hétérogène. Sans surprise, les communautés musulmanes sont installées à proximité des zones où résident les habitants se rattachant à l’islam. Ce que la carte ne montre pas, c’est l’existence de régions comptant une importante population musul-mane sans lieux ou avec très peu de lieux de prière, comme Payerne, citée en introduction à ce chapitre.

31. Une situation qui n’est pas sans poser quelques problèmes à ces Eglises, voir Jörg STOLZ et Edmée BALLIF, L’avenir des Réformés. Les Eglises face aux changements sociaux, Genève, Labor et Fides, 2011 ; Arnd BÜNKER et Roger HUSISTEIN (éd.), Les prêtres diocésains en Suisse. Pronostics, interprétations, perspectives, St-Gall, SPI, 2011.

32. Plus de la moitié de la présence islamique en Suisse provient d’ex-Yougoslavie (OFS, 2011), principalement établie en Suisse alémanique. La Suisse romande a la par-ticularité d’abriter la petite part de ressortissants maghrébins ou naturalisés suisses d’origine maghrébine.

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3. Communautés et migrations

Des centres culturels entre deux mondes

En Suisse, la présence de l’islam est avant tout une conséquence de l’immigration. Les indicateurs qui permettent de faire voir cette situation sont ceux d’une relation avec les origines nationales des membres et des responsables spirituels. En Suisse, 67,5 % des res-ponsables de communautés religieuses sont suisses (9 % sont doubles nationaux), alors qu’ils ne sont que 17 % dans les associations musulmanes (dont 20 % de doubles nationaux) ; quant aux fi dèles, ils sont un tiers à être originaires de Suisse ou de l’Union euro-péenne, alors que la moyenne suisse se situe à 85 %. Sur ces deux taux, l’islam constitue donc actuellement l’ensemble confessionnel qui se distingue le plus fortement de la moyenne suisse, soulignant ainsi son étroite interrelation avec les fl ux migratoires des dernières décennies 33.

La migration trouve historiquement dans la ville un lieu privi-légié pour s’établir 34. Depuis les premiers travaux en sociologie s’intéressant à la réception des fl ux migratoires, dans les années 1920, avec l’ouvrage The City 35 ou – en ce qui concerne migration et communautés religieuses – Le Ghetto 36, on sait que la ville joue un rôle central dans l’absorption de la migration. La migration se fait par réseau, c’est pourquoi, par exemple, les Turcs de la Broye viennent tous de la même région au sud de la mer Noire, au départ pour les besoins de main-d’œuvre d’une fonderie. De même pour les ressortissants bosniaques d’Yverdon, qui proviennent presque exclusivement de trois villages. Il est donc important d’avoir en mémoire ces réseaux de migration pour comprendre l’installation des groupes islamiques.

33. Thomas LACROIX, Leyla SALL et Monika SALZBRUNN, « Les Marocains et Séné-galais de France, permanences et évolution des relations transnationales », Revue euro-péenne des migrations internationales 24 (2), 2008, pp. 23-43, et Remus Gabriel ANGHEL, Eva GERHARTZ, Gilberto RESCHER et Monika SALZBRUNN (éd.), The Making of World Society. Perspectives from Transnational Research. Global Studies, Bielefeld, transcript, 2008.

34. Catherine WIHTOL de WENDEN, « Ville, religion et immigration », Les Annales de la recherche urbaine 96, 2004, pp. 115-116.

35. Robert E. PARK, Ernest W. BURGESS et Roderick D. MACKENZIE, The City, Chicago, University of Chicago Press, 1925. Une traduction partielle et commentée se trouve dans l’ouvrage de Yves GRAFMEYER et Isaac JOSEPH, L’Ecole de Chicago : nais-sance de l’écologie urbaine, Paris, Champ urbain, 1979.

36. Louis WIRTH, Le Ghetto (1928), Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 2006.

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Les communautés s’organisent principalement par ressortissants de mêmes régions, de mêmes langues ou de mêmes traditions 37. La proximité des villes facilite la mise en commun de ressources pour établir un centre culturel, un lieu de prière ou un centre favorisant la transmission de l’héritage culturel et religieux de populations issues de la migration. Pour les ressortissants de l’ex-Yougoslavie, la pré-sence de personnes employées en Suisse a permis d’une part l’ac-cueil de proches pendant les guerres (principalement 1992-1995 pour la Bosnie, 1998-1999 pour le Kosovo et 2001 pour la Macé-doine) et d’autre part une prise de conscience d’une identité particu-lière à transmettre. Cet héritage s’organise au travers de centres culturels « nationaux ». Comme le raconte le responsable d’Albinfo, Bashkim Iseni 38, « le centre culturel albanophone permettait d’abord aux Kosovars de suivre les nouvelles de la situation à la télévision en albanais, puis de prendre conscience de leur situation de dias-pora, et enfi n de s’organiser en communauté avec une place pour la pratique religieuse ».

La ville est donc le lieu d’accueil de la diversité religieuse, dont l’islam. De cette manière, les musulmans peuvent maintenir un réseau avec leurs proches habitant dans les environs et avec ceux restés au pays. La communauté fonctionne comme un important nœud de communication et de transmission entre le migrant et sa culture d’appartenance. On comprend ainsi pourquoi les groupes islamiques se défi nissent d’abord par une origine ethnico-nationale, linguistique ou culturelle et rarement selon des positions théolo-giques.

Dans ces conditions, la communauté musulmane remplit un rôle de sas d’entrée dans la société d’accueil. Suivant ce que Louis Wirth avait déjà observé à la fi n des années 1920 aux Etats-Unis pour l’immigration juive, les communautés se donnent l’hospitalité, s’en-traident jusqu’à former, dans le contexte de l’Amérique urbaine naissante, des quartiers entiers d’une ville. Ces quartiers fonctionne-raient comme des ghettos positifs, c’est-à-dire comme des lieux d’accueil pour les immigrés de la première génération. Ainsi que le relève Alexandre Piettre 39 pour une banlieue de Paris :

37. Voir Ivan SAINSAULIEU et Monika SALZBRUNN, « La communauté n’est pas le communautarisme », Esprit critique 10 (1), 2007, pp. 1-12.

38. Citation d’une conférence autour du chapitre : Bashkim ISENI, « Les diasporas musulmanes des Balkans en Suisse », in : Mallory SCHNEUWLY PURDIE, Matteo GIANNI et Magali JENNY (éd.), op. cit., pp. 37-52.

39. Alexandre PIETTRE, « Islamisation d’un espace social et sémiotisation d’une colorline », in : Bé atrice TURPIN (éd.), Discours et sé miotisation de l’espace. Les repré sentations de la banlieue et de sa jeunesse, Paris, L’Harmattan, 2012, pp. 37-60.

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Nombre d’interviewés sont en effet arrivés dans le quartier par l’in-termédiaire de personnes qui y habitaient déjà, souvent en étant logées provisoirement chez elles. Mais la focale sur le mode d’ha-biter de l’attachement pour démontrer le potentiel « installant » des Tarterêts peut être source d’une erreur de perspective : conformé-ment à la tradition sociologique de Chicago, elle induit la représenta-tion d’un îlot de « contacts primaires », d’un sas qui permettrait à ses habitants de se ressourcer pour affronter les « contacts secondaires » dans le reste de l’espace urbain [suivant les observations de Wirth], et in fi ne de s’intégrer dans la société française en quittant le quar-tier 40.

Les associations islamiques remplissent un rôle de lieux de « contacts primaires » – les ressortissants de la région d’origine –, mais elles favorisent également l’entraide pour trouver un logement, joindre un artisan, un entrepreneur, etc. Cela permet ensuite d’éta-blir des « contacts secondaires » pour s’insérer dans les occupations de la société urbaine environnante. « Par le biais de leur offre lin-guistique, éducative et de conseil, de nombreuses communautés religieuses locales assument ainsi un travail d’intégration effi cace et pragmatique », relève Martin Baumann 41.

Cette fonction de lien entre deux mondes s’observe par exemple dans les activités proposées le week-end. On vient au centre pour regarder le championnat de football entre amis, sympathiser, lire, jouer, boire le thé, mais également pour y apprendre la langue du pays d’origine, les préceptes du Coran, etc. D’ailleurs, plus de huit communautés musulmanes sur dix en Suisse disposent de lieux ouverts, de réfectoires, ou cafétérias pour fraterniser. En dehors de cette confi guration de la communauté en centres de rencontre ouverts pendant la semaine, les fi dèles qui se sont déplacés pour la prière passent en moyenne encore plus d’une heure à socialiser informellement avec d’autres, avant ou après le temps de prière formel 42. A titre de comparaison, les collectifs musulmans qui ne remplissent pas de rôle dans une dynamique de diaspora, tels les groupes soufi s, ne prévoient pas de réfectoires ou de lieux de ren-contre ouverts au-delà des horaires de réunions. Ainsi, on observe une double fonction des communautés musulmanes de la diaspora : un centre de diffusion d’une tradition nationale ou régionale et

40. Voir Barbara ALLEN, « Les Tarterêts, un quartier d’accueil ? », Les Annales de la recherche urbaine 94, 2003, pp. 63-70, ici p. 67.

41. Martin BAUMANN, « Les collectivités religieuses en mutation », p. 47.42. La moyenne suisse est de 37 minutes.

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religieuse, et un centre de socialisation, un sas pour une population spécifi que de migrants.

Ainsi que le relève Charles Hirschman, « la centralité de la reli-gion pour les communautés de migrants peut être résumée par la recherche d’un refuge, de la respectabilité et de ressources » 43. Le besoin de refuge se fait sentir après le traumatisme de la séparation, ainsi que la recherche d’une collectivité offrant les conditions de se retrouver dans un second Heimat 44. La respectabilité est d’obtenir un statut social, notamment au travers des imams ou responsables de communautés qui peuvent alors représenter l’entité auprès des dirigeants locaux afi n d’acquérir une forme de reconnaissance sociale 45 et juridique 46. Les ressources sont constituées de toutes les offres formelles et informelles que le groupe peut produire par et pour ses membres (apprentissage de la langue, aide pour répondre aux formulaires de l’administration, accompagnement, etc.). Ces trois axes sont, c’est à souligner, étroitement rattachés à la religion. Les communautés musulmanes sont ainsi une passerelle, remplis-sant une double dimension, d’accueil, de refuge et d’intégration d’une part, de respectabilité et de ressources dans la société d’éta-blissement d’autre part. Ces communautés sont un lieu d’interpéné-trations, pour reprendre le terme proposé par Nilüfer Göle 47.

La langue

Un autre aspect de cette fonction d’interpénétration des commu-nautés musulmanes observable dans notre enquête est la langue principale utilisée lors de la réunion religieuse hebdomadaire. En Suisse, 87 % des communautés religieuses locales utilisent une des langues nationales comme langue principale de la célébration, alors que 85 % des communautés musulmanes utilisent principalement

43. Charles HIRSCHMAN, « The Role of Religion in the Origins and Adaptation of Immigrant Groups in the United States », International Migration Review 38 (3), 2004, pp. 1206-1233, ici p. 1228.

44. Martin Baumann et ses collaboratrices développent l’idée que, pour les ressortis-sants tamouls, le temple représente un second Heimat, une deuxième patrie : Martin BAUMANN, Brigitte LUCHESI et Annette WILKE (éd.), Tempel und Tamilen in zweiter Heimat, Würzburg, Ergon, 2003.

45. Axel HONNETH, La lutte pour la reconnaissance, Paris, Cerf, 2000, voir égale-ment le chapitre 8 du présent ouvrage.

46. René PAHUD de MORTANGES, « L’impact de la pluralisation religieuse sur l’ordre juridique de l’Etat », in : Christoph BOCHINGER (éd.), op. cit., pp. 141-169. Voir égale-ment ID. et Erwin TANNER (éd.), Muslime und Schweizerische Rechtsordnung/Les musulmans et l’ordre juridique suisse, Fribourg, Editions universitaires, 2002.

47. Nilüfer GÖLE, op. cit.

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une autre langue. Bien que l’arabe soit la langue liturgique en islam, presque deux tiers des groupes de Suisse n’y ont pas recours comme langue principale. L’arabe en constitue tout de même la part la plus importante (36 %), suivi par le turc (27 %), le bosniaque et l’alba-nais (20 %), puis fi nalement par les langues nationales suisses (15 %), principalement le français. Pour ce dernier taux, relevons qu’il s’agit surtout de l’impact des cercles soufi s des communautés maghrébines en Suisse romande. De plus, de nombreuses associa-tions s’exprimant en arabe utilisent une langue nationale suisse comme deuxième ressource.

L’aspect linguistique n’est pas à minimiser dans le paysage isla-mique suisse. Il souligne même trois facettes importantes de la réa-lité des communautés musulmanes.

Premièrement, il met encore une fois en évidence la diversité de l’islam. Les associations musulmanes de Suisse sont plurielles. Elles ne sont pas des succursales locales d’un mouvement unitaire et homo-gène, mais bien des expressions de populations particulières.

Cette spécifi cité est le deuxième point que l’aspect linguistique fait ressortir : les collectivités, comme on vient juste de le noter, ne sont pas uniquement liées à la religion (et à l’arabe liturgique), mais également à une région de provenance. Ces régions et leurs idiomes marquent fortement l’identité de la communauté, les musulmans se distinguant souvent entre eux sur le point du langage. Il n’est en effet pas rare d’entendre, quand on s’enquiert d’une communauté voisine : « Ah oui, ce sont les Albanais là-bas [comprenez : une association utilisant l’albanais comme langue principale], ah oui, ce sont les Arabes [idem], ah oui, ce sont les Bosniaques, ah oui, ce sont les Turcs ! » Cette distinction signale une organisation des communautés fortement marquée par l’appartenance ethnico-natio-nale d’origine.

Le troisième aspect mis en évidence par la langue est la diffi culté de trouver un imam formé maîtrisant une langue nationale du pays. Comme le constate une enquête récente :

La plupart des imams actifs en Suisse ont été formés en Bosnie, en Turquie ou en Egypte. Leurs études correspondent au niveau de la maturité [baccalauréat], complétées de matières religieuses, ou à des diplômes universitaires. Sauf exception, les cours dans une des lan-gues nationales suisses ne jouent aucun rôle important dans leur for-mation 48.

48. « Formations des imams, instruction religieuse islamique et autres aspects de l’islam dans la vie publique », PNR 58, cahier thématique I, Berne, FNS, 2010, p. 9. Ce

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L’offi ce fédéral a émis une directive sur les procé dures particu-lières pour le sé jour des imams en Suisse. Ces conditions sont spé-cifi ques aux imams provenant de Turquie (limités à 20), de Bosnie, du Kosovo et de Macédoine 49. La Diyanet, le ministère turc des Affaires religieuses, salarie les responsables spirituels, qui peuvent rester environ trois ans en Suisse. En Suisse, on compte 150 imams, dont 70 sont engagés à plein temps, les autres remplissant cette fonction en tant que bénévoles 50.

Ces conditions-cadres négociées avec l’Offi ce fédéral des migra-tions et les organisations faîtières en Suisse mettent en relief un point important des associations musulmanes : un cloisonnement par origine nationale ou linguistique. Effet collatéral d’une forte connexion dans un réseau de migration, ce compartimentage est maintenu quand la communauté s’institutionnalise dans le paysage religieux suisse. Ce phénomène provient du fait qu’au niveau fédéral, les collectifs ont intérêt à fortement se fédérer avec l’auto-rité du pays d’origine afi n d’obtenir des permis de travail pour leurs responsables spirituels. D’un autre côté, ce cloisonnement a pour conséquence de ralentir l’émergence d’une représentation musul-mane sur le plan cantonal, un échelon pourtant essentiel, puisque c’est là que se situe l’enjeu de la reconnaissance légale 51. Ces diffé-rentes contingences institutionnelles font l’objet du chapitre suivant.

Pour les communautés musulmanes issues de réseaux de migra-tion, l’enjeu de la langue utilisée pour les cérémonies religieuses souligne cet entre-deux-mondes. Avec d’une part un collectif implanté récemment d’une région étrangère et d’autre part l’appui d’un responsable d’origine et de culture étrangères. D’un côté, pour le groupe, le lien avec le pays d’origine est souhaité, mais quand il acquiert un caractère institutionnel, il devient aussi un poids pour les secondos, car cette institutionnalisation soutient une stratégie de

cahier peut être téléchargé : http://www.pnr58.ch/fi les/downloads/NFP58_Themen-heft01_FR_def.pdf (consulté le 15.03.2013).

49. Mounia BENNANI-CHRAÏBI, Sophie NEDJAR et Samina MESGARZADEH, L’émer-gence d’acteurs associatifs musulmans dans la sphère publique en Suisse. Rapport de recherche, Berne, FNS (PNR 58 : « Collectivités religieuses, Etats et société »), 2010, http://www.pnr58.ch/fi les/downloads/Schlussbericht_Bennani_Chraibi.pdf (consulté le 15.03.2013).

50. « Formations des imams, instruction religieuse islamique et autres aspects de l’islam dans la vie publique », p. 9.

51. Sandro CATTACIN, Cla Reto FAMOS, Michael DUTTWILER et Hans MAHNING (éd.), Etat et religion en Suisse : luttes pour la reconnaissance, formes de reconnaissance, Berne, Commission fédérale contre le racisme, 2003.

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« première génération perpétuelle » 52. Cette démarche, relève Samin Arkönül pour la France,

consiste à faire en sorte que les enfants nés sur sol français possèdent la même sorte d’islamité que leurs parents, épousent le même type de comportements conformes à l’identité musulmane. Cette stratégie impliquant l’idée d’une transmission, les agents de cette transmission doivent être fraîchement débarqués du pays d’origine, autrement dit, ils doivent être « authentiques » 53.

D’un autre côté, si ce lien n’est pas institutionnalisé, il est très diffi cile d’engager un responsable spirituel. Plusieurs communautés turques, bosniaques ou albanophones tirent un avantage certain de leur forte institutionnalisation nationale. La langue principale est un indicateur de la position d’entre-deux-mondes de la communauté issue de la migration.

4. Précarité des communautés

Après avoir brossé le tableau de la diversité des groupes en lien avec leur tradition religieuse particulière, puis plus spécifi quement avec leur lieu de provenance, un troisième aspect reste à considérer, celui de la précarité des collectifs locaux. En Suisse, le budget d’un groupe local est de 450 000 CHF (180 000 CHF si on fait abstrac-tion des paroisses reconnues, bénéfi ciant d’impôts ecclésiastiques). Le budget annuel d’un groupe musulman est en moyenne de 60 000 CHF. Ce seul chiffre offre une mesure de la précarité des associations locales islamiques. Deux indicateurs permettent cepen-dant de mieux percevoir les diffi cultés que vivent ces associations au quotidien : l’encadrement spirituel et les bâtiments.

Les responsables spirituels

La fi gure du responsable spirituel ou de l’imam peut jouer un rôle de facilitateur dans l’entre-deux-mondes dans lequel se trouvent les communautés issues de la migration. Les chiffres obtenus dans

52. Samin ARKÖNÜL, « Appartenances et altérités chez les originaires de Turquie en France : le rôle de la religion », Hommes et Migrations 1280 (1), 2009, pp. 34-49.

53. ID., « Imams en France ou imams de France : attentes de formation, réalités du terrain », in : Francis MESSNER et Anne-Laure ZWILLING (éd.), Formation des cadres religieux en France : une affaire d’Etat ?, Genève, Labor et Fides, 2010, pp. 119-128, ici p. 126.

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notre enquête montrent une situation plutôt critique sur ce point. Huit communautés musulmanes sur dix ont bien un responsable spi-rituel, mais un tiers seulement peut le salarier 54, alors que la moyenne suisse est de 74 % de responsables salariés, de 48 % hors les com-munautés reconnues. Dans sept cas sur dix, dans les communautés musulmanes, une personne prend un travail à temps partiel pour donner du temps à la direction spirituelle de l’assemblée 55. Rele-vons que cette confi guration est un trait caractéristique des commu-nautés issues de la migration. Même dans le cas des groupements chrétiens provenant de pays « riches », telles les Eglises protes-tantes réformées étrangères (Eglise danoise, Eglise néerlandaise, etc.), on ne compte en effet que très peu de pasteurs employés à temps complet. Constat identique pour les Eglises orthodoxes qui dénombrent trois paroisses sur dix avec un responsable spirituel à plein temps. Mais la différence pour l’islam est de taille : puisque l’on inventorie dix fois plus de communautés musulmanes que de paroisses orthodoxes, l’impact de cette fragilité se fait alors sentir sur une part bien plus importante de la population résidant en Suisse.

Un autre aspect de la précarité du leadership spirituel des com-munautés musulmanes provient du fait que (mis à part les groupes soufi s) la grande majorité des responsables musulmans sont de nationalité étrangère (cf. supra). Cette situation ne facilite pas le décloisonnement que nous avions relevé précédemment. Dans le sunnisme, il n’existe pas de hiérarchie théologico-juridique avec une prêtrise. Mais « dans les Etats musulmans, la puissance publique veille jalousement à la formation des cadres cultuels, qu’elle nomme et salarie ; c’est à eux que revient la mission de faire entendre la voie offi cielle d’un islam d’Etat », observe Franck Frégosi 56. Dans ces conditions, les Kosovars privilégient les imams formés à Pristina, les Macédoniens, ceux instruits à Skopje, les Bosniaques, ceux du Rijaset reconnus par le Reis de Sarajevo 57, etc.

Cette institutionnalisation par pays favorise d’une part un contrôle de la fi lière de formation et de la direction des associations locales. Cette institutionnalisation présente un certain avantage pour « les

54. Une autre enquête du PNR 58 dénombre environ 150 imams en Suisse dont 70 à 80 salariés (ce qui correspond à nos données) : « Formations des imams, instruction religieuse islamique et autres aspects de l’islam dans la vie publique », p. 9.

55. Un taux comparable aux autres communautés non reconnues.56. Franck FRÉGOSI, « La formation des imams en France : entre respect des besoins

communautaires et attentes des pouvoirs publics », in : Francis MESSNER et Anne-Laure ZWILLING (éd.), op. cit., pp. 101-118, ici p. 101.

57. « Formations des imams, instruction religieuse islamique et autres aspects de l’islam dans la vie publique », p. 9.

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pouvoirs publics [qui] sont davantage préoccupés par l’émergence d’imams professant un islam plus pragmatique voire moderniste » 58. Un vis-à-vis étatique est alors disponible en cas de besoin. Cette structure permet d’autre part aux groupes de s’organiser et de garder un système religieux conforme à leurs particularités nationales. Ainsi, les associations bosniaques ont pu aisément s’organiser en Suisse et obtenir une forme de légitimité auprès des pouvoirs publics helvétiques, à l’instar des communautés turques de la Diyanet (80 % des communautés bosniaques et 100 % des communautés turques avec un imam salarié ont une personne qui a accompli des études en sciences islamiques).

Une diffi culté apparaît pour les groupes qui ne sont pas affi liés à ce genre d’organisation. Deux cas de fi gure sont à considérer ici. Le premier est celui des groupes minoritaires dans leur pays. Evoquons le cas turc des collectivités alévies 59. Plusieurs ressortissants turcs alévis ont fui les discriminations en cherchant à s’installer en Suisse ou en Allemagne. Ils ne bénéfi cient donc d’aucun soutien de la Diyanet ici ou ailleurs pour la gestion de leur cemevi, leur commu-nauté locale 60. Cette tradition n’est pas la seule en Turquie, d’autres communautés installées sur le territoire helvétique ont des conten-tieux avec le ministère des Affaires du culte qui ne leur offre dès lors aucun support 61. Précaires et minorisés pour des affaires internes dans leur pays d’origine, ces groupes se trouvent aussi en situation de grande fragilité en Europe.

Le second cas de fi gure concerne les associations principalement maghrébines. Ces groupes ont la particularité de rassembler des fi dèles de plusieurs régions. En effet, en dehors des ressortissants des pays du Maghreb, comme l’Algérie, la Tunisie ou le Maroc, ces entités accueillent des fi dèles d’autres horizons grâce à l’usage de l’arabe et du français. Pourtant, ces associations ne peuvent s’ap-puyer sur aucun réseau institué pour engager des imams. De plus, comme « les communautés sont enclines à privilégier l’émergence d’imams compétents en sciences islamiques, qui seront garants d’une certaine orthodoxie islamique » 62, les communautés se tournent vers des personnes diplômées de l’Université d’al-Azhar au Caire,

58. Franck FRÉGOSI, art. cit., p. 102.59. Religieusement, une forme mystique (soufi e) de l’islam chiite ; politiquement, des

groupes engagés pour une Turquie laïque.60. Le canton de Bâle-Ville vient de reconnaître offi ciellement cette communauté. A

ce stade, il n’est pas encore certain que d’autres cantons suivent.61. Une communauté turque dans ce cas est celle de Wangen bei Olten qui s’est

rendue célèbre dans son combat pour obtenir le droit de construire un minaret.62. Franck FRÉGOSI, art. cit., p. 102.

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ou peut-être d’une école à La Mecque ou à Médine. Ces spécialistes de la jurisprudence islamique seront alors de langue arabe et prêcheront en arabe, entravant la fonction rassembleuse du centre islamique autour de l’usage du français. Ils ne représentent plus le groupe sous son aspect culturel. Dans cette situation, une méthode alternative est de nommer quelqu’un du cru ayant une formation supérieure à la moyenne, mais ni totale ni certifi ée, ce qui aura pour conséquence qu’il ne sera pas reconnu par les autres, ou de mettre en place les plus motivés, même si ce sont des acteurs d’un certain renouveau islamique. D’une façon ou d’une autre, les associations maghrébines, africaines subsahariennes ou les diverses communautés non affi liées à un réseau national sont dans une fragilité particulière quant à leur direction spirituelle ; c’est pour-tant elle qui, par la langue, a un grand potentiel intégrateur 63.

La question du leadership a été abordée jusqu’ici sans le para-mètre du fi nancement… Du point de vue des salaires, les associa-tions incorporées à un réseau d’Etat sont à nouveau avantagées (on pense aux communautés turques, bosniaques, à la mosquée de Genève, etc.). Soit le ministère du pays rétribue les imams à l’étranger, soit il pourvoit à une partie ou fournit une somme de départ gérée par une fondation qui permet de rémunérer une ou plu-sieurs personnes. Pour les autres groupes, le salaire d’un cadre spi-rituel dépend directement des dons des membres. Cette situation ne suscite pas un grand enthousiasme de la part des jeunes de la com-munauté pour partir suivre une formation de jurisprudence isla-mique à l’étranger (à leurs frais) et revenir conduire un groupe qui ne pourra leur offrir une rémunération décente 64. En Suisse, selon notre enquête, si on fait abstraction des communautés turques et bosniaques, il n’y a qu’un quart des entités qui salarie un respon-sable, pour une somme annuelle de 47 000 CHF en moyenne 65.

Ainsi, la responsabilité spirituelle est le « maillon faible » de nombre de communautés islamiques. Soit l’imam est diplômé, et alors souvent intégré au réseau offi ciel du culte musulman du pays d’origine et ne maîtrisant pas ou mal la langue nationale d’accueil, soit ce responsable est bénévole et sans véritable formation poussée 66. Cette situation biaise la représentation publique des

63. Voir Martin BAUMANN, « Les collectivités religieuses en mutation », pp. 45-49.64. « Formations des imams, instruction religieuse islamique et autres aspects de

l’islam dans la vie publique », p. 15.65. Dans 90 % des cas, quand une communauté musulmane salarie un imam, c’est à

plein temps.66. Une situation qui pourrait peut-être se trouver un peu modifi ée en Suisse romande

avec l’ouverture en automne 2013 à Strasbourg d’une Faculté musulmane libre offrant

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musulmans. Certains acteurs ou imams certifi és, connaissant la langue nationale, se trouvent facilement dans la position du repré-sentant des musulmans alors qu’ils font peut-être partie de groupes minoritaires, dissidents dans le sunnisme, ou qu’ils ne connaissent qu’une partie des besoins des associations locales, notamment celles de leur région de provenance ou de leur branche particulière de l’islam. Ceux qui peuvent prendre une charge comme l’aumônerie des prisons sont alors débordés de travail, à l’exemple de l’imam de prison dans le canton de Fribourg, Mohammed Batbout, qui relève : « Mon prêche dure une heure. A cela il faut ajouter trois heures de préparation et une heure de trajet. Je ne reçois aucun défraiement, même pas pour les transports. […] J’aimerais que l’Etat nous appelle [pour] voir comment nous pouvons améliorer cette offre et la ratio-naliser. » 67 On l’a vu lors des débats précédant l’initiative contre les minarets, presque aucun responsable des communautés albano-phones (pourtant largement majoritaires) ou turques n’a été invité à participer à la discussion. De manière pragmatique, les pouvoirs publics sont compréhensifs à l’endroit d’une compartimentation de l’islam en différentes sensibilités régionales selon les origines. En revanche, ils recherchent des représentants crédibles et certifi és (comme cela sera explicité au chapitre suivant). Le manque d’enca-drement formé ne fait qu’ajouter à la confusion pour les pouvoirs publics : à qui faire appel ? Qui représente qui ? Qui doit être solli-cité par l’hôpital en cas de décès ? 68 Qui peut assurer une position théologico-juridique représentative commune pour négocier un carré musulman ? 69, etc.

Les associations islamiques sont des ponts entre les racines d’une culture d’origine et une société d’accueil. Dans cette fonction, le responsable spirituel joue un rôle crucial dans la transmission d’un héritage et dans l’accès à une société d’accueil. Cette charge fonda-mentale est cependant entravée par la précarité des groupes, qui sont rares à pouvoir compter sur un encadrement spirituel. Notre enquête

un diplôme reconnu par la Diyanet turque. Cette Faculté n’est pas rattachée à l’Univer-sité de Strasbourg.

67. Mohammed BATBOUT, « La religion dans les prisons suisses : aumônerie en mutation et émergence de nouveaux acteurs », PNR 58, cahier thématique II, Berne, FNS, 2001, p. 15. Ce cahier peut être téléchargé : http://www.pnr58.ch/fi les/downloads/NFP58_Themenheft02_FR.pdf (consulté le 15.03.2013).

68. Voir également Mallory SCHNEUWLY PURDIE, « “Silence… Nous sommes en direct avec Allah” », Archives de sciences sociales des religions 153, 2011, pp. 105-121.

69. Sarah BURKHALTER, La question du cimetière musulman en Suisse, Genève, CERA, 1999.

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relève que soit les responsables connaissent peu la langue et peuvent alors diffi cilement ouvrir un accès à la société d’accueil ou repré-senter le groupe dans cette société, soit les responsables sont béné-voles et sont alors submergés par leurs responsabilités spirituelles, soit encore ils sont salariés dans un groupe, souvent important en termes de fi dèles, ce qui leur donne une position de représentation de l’islam local, mais voilant la diversité de ses composantes.

Les bâtiments

Une autre diffi culté des groupes musulmans locaux est l’accès aux bâtiments. Disposer d’une salle de prière et se retrouver entre coreligionnaires est primordial, puisque sans lieu de réunion défi ni la communauté n’existe pas. Elle est virtuelle jusqu’au moment où un réseau de personnes décide concrètement de se mettre en commun pour célébrer dans un lieu ou une salle adéquate. Cela n’est pas une caractéristique musulmane, tous les groupes religieux étant soumis à cette contrainte. Cependant, il faut reconnaître que certains sont mieux lotis que d’autres.

Les communautés issues de la migration doivent parfois se contenter de lieux provisoires ou d’une infrastructure vétuste. Une étude dans le canton de Fribourg faisait état des « Eglises d’appar-tements ou de garages » 70, montrant que certains groupes se sont rabattus sur des lieux aussi incongrus que des garages. La commu-nauté musulmane de Vevey a également racheté un garage pour en faire son lieu de culte. L’ancien hall d’exposition des voitures fait offi ce de salle de prière. Martin Baumann constate que, pour les communautés bouddhistes et hindouistes, la diaspora se réunit dans des appartements ou des sous-sols. Il faut un certain temps avant de trouver des endroits plus convenables pour enfi n établir des temples dans des emplacements satisfaisants 71. Frédéric Dejean observe qu’à Paris, les communautés pentecôtistes issues de la migration dénichent des locaux dans d’anciens supermarchés ou dans des locaux artisa-naux désaffectés en secteurs périurbains 72. Ces sites se présentent

70. Petra BLEISCH, Jeanne REY, Berno STOFFEL et Katja WALSER, Eglises, apparte-ments, garages. La diversité des communautés religieuses à Fribourg, Fribourg, Aca-demic Press, 2005.

71. Martin BAUMANN, « Templeisation : Continuity and Change of Hindu Traditions in Diaspora », p. 166.

72. Frédéric DEJEAN, « Les Eglises issues de l’immigration, entre visibilité et invisi-bilité : une approche spatiale des communautés africaines et haïtiennes », in : Sébastien FATH et Jean-Paul WILLAIME (éd.), La nouvelle France protestante : essor et recompo-sition au XXIe siècle, Genève, Labor et Fides, 2011, pp. 165-178.

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dans des « interstices » de la ville, des confi ns d’arrondissements délaissés par la planifi cation urbanistique 73, des zones artisanales situées entre deux quartiers d’habitations, ou aux limites d’une zone commerciale ou industrielle.

Pour les musulmans, un tiers des associations possèdent leur salle de prière. Là encore, les communautés affi liées à la Diyanet turque ou au Rijaset bosniaque sont privilégiées et possèdent dans huit cas sur dix des infrastructures.

La question du bâtiment permet de soulever une autre diffi culté rencontrée par bon nombre de groupes musulmans. En effet, les communautés chrétiennes peuvent se louer ou se prêter mutuelle-ment des bâtiments. Les communautés nouvelles tirent ainsi parti de la présence de « grands frères » qui peuvent leur accorder la jouis-sance d’une partie de leurs infrastructures. C’est le cas des catho-liques qui mettent à disposition leurs édifi ces aux missions linguistiques, ou des protestants et des évangéliques qui louent ou cèdent temporairement leurs temples ou salles paroissiales à des groupements protestants étrangers. Les musulmans ne peuvent pas ou peu bénéfi cier de « grands frères », car il y a moins de corpora-tions établies pouvant prêter des locaux. Le second problème que rencontrent les communautés islamiques issues de la migration est le fait qu’elles ne peuvent guère se répartir entre elles des salles pour la prière. Chez les chrétiens en effet, on peut par exemple pla-nifi er une demi-douzaine de services dans la même église un dimanche en répartissant l’heure des offi ces. Pour les musulmans, l’heure de la prière est défi nie juridiquement. Il est donc impossible de décaler les cultes sur le vendredi ou sur le week-end.

Additionnée à celle de la problématique de l’imam évoquée plus haut, cette situation conduit d’une part à l’éclatement de l’islam en origines nationales, ce qui le fragilise et le cloisonne selon de petites organisations précaires, diffi ciles ensuite à fédérer, d’autre part à la primauté des associations parlant uniquement l’arabe, puisque cette langue constitue la base commune (de plus, quand ces collectivités peuvent engager un imam formé, elles obtiennent une légitimité autant pour la société que pour la communauté musulmane). La pré-carité des groupes musulmans sur le plan des infrastructures et de l’encadrement spirituel pousse les groupements locaux dans plu-sieurs directions. La première est de s’affi lier à une organisation

73. Voir également Jean-Yves AUTHIER, Marie-Hélène BACQUÉ et France GUÉRIN-PACE (éd.), Le quartier : enjeux scientifi ques, actions politiques et pratiques sociales, Paris, La Découverte, 2007.

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nationale comme le fait une part importante des centres islamiques turcs ou bosniaques, quitte à mettre en place une modalité de « pre-mière génération perpétuelle ». La seconde est le fractionnement en petites entités selon des affi nités linguistiques ou théologiques. Ces groupes devront alors s’articuler à partir des dons des membres et recourir à un encadrement spirituel souvent bénévole. Leur esseule-ment pourra prêter le fl anc à des oppositions autour de l’accès à une salle de prière, comme on l’a observé récemment avec l’association kosovare d’Yverdon. Elle s’est fait résilier son bail suite à un article du Matin 74 révélant qu’un élu UDC 75 louait un local – ancienne-ment un loft – à une communauté musulmane. Un autre danger de l’indépendance est d’être tributaire d’un imam trop zélé ou extrême-ment mal formé. De plus, en s’établissant, les centres augmentent leur attractivité sur les familles des membres, leurs réseaux se forti-fi ent, et leurs services s’organisent. Elles se trouvent alors vite dans des endroits trop exigus pour leurs activités. La troisième direction est la stratégie de privilégier une langue consensuelle, à savoir : l’arabe. Avec ce dénominateur commun, les communautés sont plus rassembleuses, au risque de ralentir l’usage d’une des langues natio-nales suisses pour les prêches, ou d’imposer de facto une homogé-néité dans un islam helvétique polymorphe. En conséquence, c’est l’image d’une unicité islamique autour de l’idiome arabique qui s’impose – spécialement en Suisse romande – au détriment d’une mosaïque composée de plusieurs minorités et cultures musulmanes. Cette image homogène soustrait aux diverses communautés locales le rôle éminent de passerelles entre cultures, traditions et réseaux humains.

5. Conclusion : lieux d’interpénétrations des cultures

L’enquête sur les communautés religieuses locales que nous avons menée entre 2007 et 2010 permet d’éclairer la question, exprimée par plusieurs acteurs de la société, de savoir si le nombre de salles de prière n’était pas suffi sant dans notre pays. Le premier aspect important que nous avons pu relever est le fait que les 300 groupes locaux musulmans de Suisse ne correspondent pas à une offre, mais à un éventail d’offres. Cet éventail ouvre sur la

74. Fabiano CITRONI, « Le bordel est devenu un lieu du culte », Le Matin du 11 mars 2011, p. 7.

75. Union démocratique du centre, parti suisse de droite à connotation nationaliste.

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pluralité des tendances et branches religieuses s’inscrivant dans la confession musulmane en Suisse. La réalité de cette pluralité est rarement soulignée. Elle témoigne pourtant d’une cohabitation en Suisse entre des ensembles minoritaires peu reconnus dans les pays musulmans et d’autres majoritaires dans ces mêmes pays. Plus l’éventail d’offres est large, plus il permet l’intégration. En effet, il s’ouvre alors sur les différents réseaux de migration correspondant à une diversité de nœuds ou de connexions entre des régions de provenance et des territoires d’établissement. Les centres islamiques sont des lieux d’accueil qui maintiennent des racines dans une culture d’origine, tout en permettant des ponts avec la société d’ac-cueil.

Dans ce contexte de migration, les associations sont souvent fédérées par origines régionales, ce qui favorise un contexte d’indé-pendance. Les groupes sont ainsi compartimentés selon des affi lia-tions (fédérations nationales) ou des allégeances (soufi s, alévis…). Dans une ville ou une région de Suisse, les communautés musul-manes sont indépendantes les unes des autres. Elles ne peuvent offrir en conséquence une véritable vision d’ensemble de l’islam de la région ou de la Suisse. Par contre, l’imbrication des collectivités locales dans des réseaux transnationaux est forte (tels les ministères aux Affaires religieuses du pays de provenance, mais également des affi liations religieuses à l’instar des fédérations soufi es), chaque ten-dance islamique travaillant pour son secteur indépendamment d’un autre.

Ce contexte migratoire favorise une grande dépendance des groupes locaux musulmans à des réseaux. Pour s’institutionnaliser en Suisse, ils doivent justement s’appuyer fortement sur leur affi lia-tion religieuse ou leur réseau national. Ce dernier offre un environ-nement de légitimité institutionnelle permettant, au niveau fédéral, une facilité d’accès à un encadrement spirituel adéquat. Cette dépen-dance est également très liée aux membres qui viennent alors trouver dans l’association islamique quelque chose du pays, une forme « authentique » de la tradition, telle qu’elle est vécue dans la contrée d’origine. Cette double dynamique de dépendance à un réseau et d’indépendance des groupes dans une ville ou une région donnée ralentit fortement une représentation cantonale et une entrée en matière pour une demande de reconnaissance.

La précarité des situations sur le plan des bâtiments et de l’enca-drement spirituel a pour effet de renforcer cette dynamique en cercles vertueux pour les besoins immédiats des communautés. Pré-caires, elles sont astreintes à l’invisibilité pour se maintenir à fl ot et

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protéger leurs lieux de culte, les arrangements avec un réseau (de provenance ou d’affi liation) permettant en même temps à certaines collectivités de bénéfi cier d’un responsable permanent, et à d’autres temporairement (pour les fêtes). Ainsi, de nombreuses entités pas-sent inaperçues, les groupes les plus pauvres étant évidemment, dans ce contexte, les moins bien représentés. Les associations ayant un responsable engagé (même bénévolement) et maîtrisant une des langues nationales sont sollicitées dans une fonction de représenta-tion (imam en prison, à l’hôpital 76, etc.), sans pouvoir cependant obtenir de reconnaissance (puisque institutionnellement, ces acteurs se retrouvent esseulés ou ne représentent qu’un petit nombre de communautés locales) 77.

L’islam visible des associations et mosquées de Suisse n’est ainsi qu’un élément de la réalité musulmane. Une partie importante des groupes est dans une situation diffi cile, prise dans un ensemble de contingences qui ne lui permet pas de sortir d’une stratégie de survie. Le maintien du groupe en relation avec les racines et cultures qu’il incarne, la recherche d’encadrement spirituel adéquat sont des préoccupations bien plus décisives pour les communautés que celle d’apparaître dans l’espace public par une représentation commune (dès lors fédérée). Ce contexte, avec la poursuite d’objectifs immé-diats pour assurer la continuité du collectif, génère un vide dans l’espace public, que viennent occuper certains groupes ou acteurs, souvent bien malgré eux. Il crée une vision monolithique d’un islam qui aime à se percevoir comme une oumma, l’idée musulmane de la communauté indivisible des disciples du prophète, alors que la réa-lité suisse comporte une part importante d’islam invisible, diver-sifi é, précaire et en pleine évolution (sans prendre en considération l’immense part d’un islam invisible du fait de son absence même de participation aux rites et fêtes dans les associations ou commu-nautés 78).

Au terme de cette réfl exion sur les communautés musulmanes en Suisse, il nous est permis de constater que l’offre en lieux de prière musulmans est insuffi sante dans plusieurs régions. La pluralité de l’islam en Suisse conduit à une insuffi sance de l’éventail de l’offre. La précarité du statut et de l’encadrement spirituels renforce ce

76. Voir le cahier thématique II sur le sujet « La religion dans les prisons suisses : aumônerie en mutation et émergence de nouveaux acteurs », http://www.pnr58.ch/fi les/downloads/NFP58_Themenheft02_FR.pdf (consulté le 15.03.2013).

77. Voir l’« Epilogue » au présent ouvrage.78. En Suisse, plus de trois quarts des musulmans ne pratiquent pas et une bonne

moitié ne participe pas aux fêtes principales de l’islam.

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manque. Pourtant, les différentes associations forment un tissu de (re)connaissance mutuelle entre les populations, les communautés musulmanes offrant tant un lien de continuité avec une tradition de provenance qu’une socialisation dans la société d’accueil. Elles sont des lieux d’interpénétration 79 des cultures.

79. Nilüfer GÖLE, op. cit.

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