Terray Colloque

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Colloque international « Repenser l’anthropologie aujourd’hui avec Emmanuel Terray » Mardi 25 mars Panel 1 : anthropologie et philosophie: la pensée du politique Laurent Berger Anthropologue, maître de conférences en anthropologie à l’EHESS Chers collègues, chers auditeurs, Permettez-moi de vous souhaiter la bienvenue, au nom du musée du quai Branly et de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, à ce colloque tenu en hommage à la personne et à l’œuvre d’Emmanuel Terray, et au-delà, à la pratique savante de l’anthropologie héritée des Lumières. Je tiens à remercier l’ensemble des intervenants et des auditeurs ici présents pour leur participation à cette manifestation scientifique, mais aussi à m’excuser auprès de ceux, nombreux, qui ont souhaité contribuer à cette réflexion collective, mais pour qui la place a manqué à défaut de pouvoir étirer notre rencontre sur une semaine entière. Le président de l’EHESS, Pierre-Cyrille Hautcoeur, lorsque nous lui avons fait part de l’organisation de cette manifestation scientifique, a spontanément proposé d’ouvrir celle-ci par une allocution louant le rayonnement, au sein de l’école et au-delà de ses murs, de l’un de ses membres les plus éminents, qui y a officié comme directeur d’études durant près de 20 ans, et qui plus est a dirigé le centre d’études africaines créé par Georges Balandier, avant de participer avec Marc Augé et Jean Bazin à la fondation du futur institut interdisciplinaire d’anthropologie du contemporain. Ses lourdes responsabilités et un changement inopiné d’agenda empêchent malheureusement Pierre-Cyrille d’être aujourd’hui parmi nous, sa présence étant requise à la commission électorale et à la commission d’établissement tenus en ce moment-même. Si je ne peux bien évidemment me substituer ici à sa parole institutionnelle, je peux toutefois introduire en quelques mots les raisons qui ont présidé aux présentations et aux débats qui nous réuniront ces deux jours. La principale raison est en fait un profond désaccord avec Emmanuel Terray, quant au sens même à attribuer à son œuvre protéiforme, à la plume parée de ses plus belles lettres dans celles adressées à la fugitive, comme à l’acier trempé de ses arguments les plus effilés dans l’application des catégories d’analyse du matérialisme historique à l’économie politique de l’Afrique de l’Ouest précoloniale. Loin d’être l’un des derniers combattants des légions anthropologues qui ont marché sur l’Homme, pour encercler la diversité de ses us et coutumes et y proclamer l’unité du genre humain, avant que l’empire de la raison et de l’érudition ne s’effondre sous les coups des invasions barbares, Emmanuel Terray demeure avec certains de ses pairs générationnels l’un des principaux fondateurs de la cité anthropologique du XXI e siècle, défendue aujourd’hui par des cohortes de jeunes chercheurs ; celle où l’observation participante de longue durée, multi-site, historiographique, impliquée et marquée par les revisites, en prise avec l’altérité la plus radicale, est au cœur du métier ; celle où l’ambition totalisante des fresques comparant la destinée et l’ingéniosité des peuples au prisme de leurs échanges, de leurs brassages, de leurs conflits et de leurs choix politiques est pleinement assumée ; celle où l’armature d’un cadre théorique cohérent et intégrant la multiplicité des causes, des

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Colloque international

« Repenser l’anthropologie aujourd’hui avec Emmanuel Terray » Mardi 25 mars Panel 1 : anthropologie et philosophie: la pensée du politique Laurent Berger Anthropologue, maître de conférences en anthropologie à l’EHESS Chers collègues, chers auditeurs, Permettez-moi de vous souhaiter la bienvenue, au nom du musée du quai Branly et de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, à ce colloque tenu en hommage à la personne et à l’œuvre d’Emmanuel Terray, et au-delà, à la pratique savante de l’anthropologie héritée des Lumières. Je tiens à remercier l’ensemble des intervenants et des auditeurs ici présents pour leur participation à cette manifestation scientifique, mais aussi à m’excuser auprès de ceux, nombreux, qui ont souhaité contribuer à cette réflexion collective, mais pour qui la place a manqué à défaut de pouvoir étirer notre rencontre sur une semaine entière. Le président de l’EHESS, Pierre-Cyrille Hautcoeur, lorsque nous lui avons fait part de l’organisation de cette manifestation scientifique, a spontanément proposé d’ouvrir celle-ci par une allocution louant le rayonnement, au sein de l’école et au-delà de ses murs, de l’un de ses membres les plus éminents, qui y a officié comme directeur d’études durant près de 20 ans, et qui plus est a dirigé le centre d’études africaines créé par Georges Balandier, avant de participer avec Marc Augé et Jean Bazin à la fondation du futur institut interdisciplinaire d’anthropologie du contemporain. Ses lourdes responsabilités et un changement inopiné d’agenda empêchent malheureusement Pierre-Cyrille d’être aujourd’hui parmi nous, sa présence étant requise à la commission électorale et à la commission d’établissement tenus en ce moment-même. Si je ne peux bien évidemment me substituer ici à sa parole institutionnelle, je peux toutefois introduire en quelques mots les raisons qui ont présidé aux présentations et aux débats qui nous réuniront ces deux jours. La principale raison est en fait un profond désaccord avec Emmanuel Terray, quant au sens même à attribuer à son œuvre protéiforme, à la plume parée de ses plus belles lettres dans celles adressées à la fugitive, comme à l’acier trempé de ses arguments les plus effilés dans l’application des catégories d’analyse du matérialisme historique à l’économie politique de l’Afrique de l’Ouest précoloniale. Loin d’être l’un des derniers combattants des légions anthropologues qui ont marché sur l’Homme, pour encercler la diversité de ses us et coutumes et y proclamer l’unité du genre humain, avant que l’empire de la raison et de l’érudition ne s’effondre sous les coups des invasions barbares, Emmanuel Terray demeure avec certains de ses pairs générationnels l’un des principaux fondateurs de la cité anthropologique du XXIe siècle, défendue aujourd’hui par des cohortes de jeunes chercheurs ; celle où l’observation participante de longue durée, multi-site, historiographique, impliquée et marquée par les revisites, en prise avec l’altérité la plus radicale, est au cœur du métier ; celle où l’ambition totalisante des fresques comparant la destinée et l’ingéniosité des peuples au prisme de leurs échanges, de leurs brassages, de leurs conflits et de leurs choix politiques est pleinement assumée ; celle où l’armature d’un cadre théorique cohérent et intégrant la multiplicité des causes, des

stratégies et des circonstances façonnant le cours de l’histoire est sans cesse remise sur l’ouvrage et restaurée. Repenser l’anthropologie aujourd’hui avec Emmanuel Terray, c’est donc poursuivre le dialogue entamé avec la philosophie pour penser la politique, la guerre, le juste gouvernement de soi et d’autrui, et le combat contre l’inégalité, l’oppression et la dépossession. Repenser l’anthropologie aujourd’hui, c’est aussi être attentif à la genèse, au développement et au déclin des différentes formations politiques et pratiques de souveraineté en rapport les unes avec les autres ; c’est exposer l’autonomisation et le fonctionnement des sphères politiques où sont débattues et délibérées collectivement leur avenir (à l’instar de la palabre dans les royaumes africains) ; c’est comprendre les modalités à partir desquelles elles deviennent ou cessent d’être des États, que ce soit grâce à l’esclavage productif, la guerre, l’urbanisation, le commerce de longue distance ou bien encore l’essentialisation des différences sociales entre gouvernants et gouvernés, comme nous l’enseigne l’exemple abron. Repenser l’anthropologie aujourd’hui avec Emmanuel Terray, c’est avant tout réfléchir à ses rapports avec l’histoire, sur le plan de sa méthodologie pour mieux déployer l’observation participante au cœur des jeux d’échelles et des différentes temporalités, sur le plan de ses analyses théoriques quant à la place faite aux événements et à l’agentivité humaine dans le passage du possible au réel. Repenser l’anthropologie aujourd’hui avec Emmanuel Terray, enfin, c’est interroger sa fonction critique dans l’espace public, et les liens existant entre le terrain, la conceptualisation de la vie sociale, l’action militante et la politique. On sait les conclusions auxquelles est parvenu Emmanuel Terray après avoir milité au PSU, aidé les paysans du Larzac, s’être engagé dans la bataille de l’usine d’horlogerie de Lip, avoir défendu aux Prud’hommes les ouvriers des petites entreprises, convoyé en Pologne des camions de vivres et de matériel en soutien au mouvement Solidarność, et soutenu activement la cause des sans-papiers en France : le savant et le politique peuvent coexister en chacun de nous, mais jamais au même moment ; l’anthropologue citoyen et engagé ne peut se prévaloir du don d’ubiquité ; voir ou conduire, son terrain d’un côté tel qu’il est, sa politique de l’autre telle qu’elle se fait, il faut choisir. Nous avons tous, je pense, ici, choisi durant ces deux jours de suivre Emmanuel Terray en sa cité anthropologique, Atlantis englouti selon lui, acropole futuriste pour d’autres. Je suis pour ma part ravi d’ouvrir ce colloque en laissant la parole à Jean-Louis Fabiani qui présidera le premier panel dédié aux rapports de l’anthropologie à la philosophie. Je vous remercie. Jean-Louis Fabiani Sociologue, directeur d’études à l’EHESS Merci, Laurent, de me donner la parole. C’est un honneur et un bonheur d’ouvrir ce colloque dédié à Emmanuel Terray. Laurent Berger a parlé des rapports entre histoire et anthropologie. Nous allons commencer ce matin à débattre d’une question peut-être encore plus ancienne, celle de l’articulation entre philosophie et anthropologie qui a une importance particulière et continue d’en avoir une, je crois. Frédéric Keck, l’un des organisateurs de ce colloque, qui nous donnera le plaisir d’être ensemble ces

deux jours et que je remercie, va ouvrir les débats. Frédéric Keck Philosophe et anthropologue, chargé de recherches au CNRS et directeur du département de la Recherche et de l’Enseignement au musée du quai Branly Anthropologie de la pensée conservatrice Dans Ombres berlinoises, paru en 1996, Emmanuel Terray retrace l’histoire mouvementée et sédimentée du Château situé au cœur de la capitale allemande. Construit aux XVe-XVIe siècles par les rois de Prusse, gravement endommagé durant la Seconde Guerre Mondiale, rasé en 1950, il fut remplacé par un Palais de la République édifié entre 1973 et 1976. En 1993, alors en séjour à Berlin comme chercheur invité au centre Marc Bloch, Emmanuel Terray recueille des rumeurs selon lesquelles le Château serait de retour au centre de Berlin : il découvre en effet un simulacre de Château peint sur des bâches de couleur entourant le Palais. L’histoire accélérée de Berlin a depuis donné réalité à ce simulacre : en 2002, le Parlement allemand a décidé de détruire le Palais de la République et de reconstruire le Château en vue d’accueillir les musées d’art extra-européen dans le cadre du « Forum Humboldt » dont l’ouverture est prévue en 2019. Les controverses actuelles sur l’un des plus grands chantiers architecturaux de la capitale allemande rappellent alors celles qui eurent lieu lors de la destruction de ce même Château en 1950. Emmanuel Terray évoque ainsi les propos d’un historien de l’art enseignant à Dresde citant Lénine: « On doit conserver ce qui est beau, le prendre pour modèle et s’y attacher, même si cela est vieux. » (Sur l’art, in Ombres berlinoises)

Ombres berlinoises est un point de basculement dans l’œuvre d’Emmanuel Terray. L’ethnographe et historien de la Côte d’Ivoire y exerce un regard flâneur et mélancolique sur Berlin, esquissant cette anthropologie des mondes contemporains alors proposée par Marc Augé. Mais il s’agit aussi pour lui de repérer la pluralité des temporalités historiques qui se nouent dans les « lieux de mémoire » de la capitale allemande (tombes, musées, monuments aux morts), et de méditer sur les restes de l’espérance communiste, ce que Jacques Derrida a appelé les « Spectres de Marx ». L’ambition historique de la thèse sur le royaume Abron est ici condensée dans une écriture fragmentaire et personnelle. De là vient que les péripéties d’un château royal transformé en palais républicain puis en musée d’art mondial expriment plus généralement les mouvements d’une histoire en conflit.

On peut dire alors que Berlin a joué dans la pensée anthropologique d’Emmanuel Terray un rôle équivalent à New York pour Claude Lévi-Strauss : un point où l’expérience ethnographique se reflète dans une conscience sédimentée et parvient à s’exprimer comme totalité sous une forme littéraire. En témoigne le pastiche par Terray du fameux texte ouvrant la Voie des masques dans lequel Lévi-Strauss décrit sa visite du Musée d’Histoire Naturelle de New York en 1943. Exactement cinquante ans plus tard, visitant le Musée d’ethnologie de Berlin, Terray écrit : « Il est au musée de Dahlem un petit tableau de Brueghel que je ne peux contempler sans avoir la gorge serrée. » Là où Lévi-Strauss se remémore « des animaux d’une gentillesse surhumaine joign[a]nt comme des mains leurs petites pattes », figurant le récit d’origine des Mythologiques, Terray décrit deux singes « enchaînés par la patte à un même anneau fixé au sol », annonçant ainsi le thème de la Politique dans la caverne. Le texte sur le Château de Berlin, qui suit celui sur la visite de Dahlem dans Ombres berlinoises, en anticipant sur les controverses muséales actuelles par sa capacité à saisir les échelles historiques enchevêtrées, réalise ainsi la prophétie qui ouvre Tristes tropiques et en rend possible l’écriture : « Des événements sans rapport apparent, provenant de périodes et de régions hétéroclites, glissent les uns sur les autres et soudain s’immobilisent en un semblant de castel dont un architecte plus sage que mon histoire eût médité les plans. »

Pour décrire cette expérience du temps historique qui traverse la réflexion d’Emmanuel Terray

d’Ombres berlinoises à Penser à droite, je voudrais repartir de l’étrange citation de Lénine. Qu’est-ce que conserver ? En quoi un penseur de gauche peut-il être intéressé par la conservation ? Le projet d’Ombres berlinoises est bien de saisir la façon dont le passé communiste de la RDA se conserve à travers des monuments qui ont perdu leur sens. « Quelle place faire à celle-ci dans la mémoire nationale ? écrit Terray. Quel jugement porter sur cet État et sur les hommes qui l’ont servi ? Faut-il conserver quelque chose de son héritage ? » L’exigence de justice à l’égard des actions humaines peut être en tension avec le sentiment de beauté issu de l’attachement à ce qui est vieux, pour reprendre les termes de Lénine (il n’y a pas d’article « Conservateur » dans le Dictionnaire du marxisme). Quelle conception de l’action humaine peut rendre compte de cette tension, et que permet-elle d’espérer ? Il me semble que la réflexion philosophique d’Emmanuel Terray, après Ombres berlinoises, vise à répondre à cette question, et que celle-ci distingue le marxisme de Terray de celui de Lévi-Strauss, si on les lit parallèlement comme deux anthropologues de la conservation.

Je voudrais donc saisir ici la question philosophique qui traverse les écrits d’Emmanuel Terray entre Ombres berlinoises et Penser à droite, délaissant ainsi les textes ethnographiques consacrés à l’Afrique, mais en considérant ceux-là comme un retour réflexif sur ceux-ci. Qu’est-ce que conserver l’histoire d’une société sous forme d’archives, et en quoi la lecture de ces archives permet-elle d’intervenir dans ses conflits ? Alors que l’anthropologie revient sur les pratiques d’écriture qui l’ont constituée en science des sociétés sans écriture, Emmanuel Terray s’interroge sur ce que signifie « conserver » par la pensée des sociétés prises dans les conflits de l’histoire. Dans la fascination de l’anthropologue militant pour les penseurs conservateurs, il y a sans doute la volonté de « connaître l’ennemi », comme il le dit dans Combats avec Méduse, mais il y a aussi un retour sur ses propres opérations en tant qu’il doit introduire un ordre dans une histoire en conflits.

Pour cerner ce qui singularise cette réflexion, je voudrais en venir directement à l’ouvrage qui clôt le cycle que je vais examiner, Penser à droite, en posant une question : faut-il parler de pensée réactionnaire ou conservatrice ? Emmanuel Terray refuse de décrire la pensée de droite comme réactionnaire car un tel qualificatif la rive au culte du passé : « Un cliché tenace fait de la pensée de droite une pensée attachée au passé, puisant dans le passé son inspiration et ses modèles. C’est la confondre abusivement avec la pensée ‘réactionnaire’ », écrit Terray Aussi préfère-t-il le terme de « conservatrice » pour désigner la façon dont la pensée de droite fait du présent un principe d’ordre et d’exclusion. C’est le premier axiome d’où part la démonstration du livre : « La pensée de droite accepte le réel sous condition de l’ordre. »

La démonstration de Terray développe les conséquences de cet axiome et les contradictions qu’il rencontre lorsque la pensée de droite passe de l’ontologique – ce qui est – au politique – ce qu’il faut faire. Ainsi le réalisme conduit la pensée de droite à considérer l’individu comme la seule chose existante, mais son goût pour l’ordre la fait s’incliner devant l’État. De là vient que la droite moderne ait accepté avec réticence la théorie du contrat social selon laquelle les individus renoncent à leurs droits pour les transférer à l’État. Et lorsque la libéralisation la contraint à renoncer d’encadrer l’économie, elle demande à l’État de renforcer sa surveillance sur les individus - en particulier sur les travailleurs migrants, entité qu’elle a toujours regardée avec méfiance alors même qu’elle sait que l’économie en a besoin. Terray parle ainsi de la « vigilance des sentinelles de l’ordre. » La pensée de droite est en effet attentive aux signes qui manifestent que l’ordre social est menacé, et compose, au temps du déclin de l’État-social, un État restreint aux fonctions de surveillance, étendant sa providence aux moindres actions des individus. Terray souligne ainsi que la pensée conservatrice construit un concept d’ordre social providentialiste, capable d’intégrer chaque événement futur dans un présent portant ses propres valeurs. C’est ce que Michel Foucault a appelé la biopolitique, au sens d’une extension de la surveillance aux moindres actions de la vie quotidienne.

En refusant le terme de « réactionnaire », Emmanuel Terray laisse cependant de côté le lien entre

cette pensée de l’ordre et la guerre – lien souligné par Foucault dans son analyse des récits de la « guerre des races » par les historiens de l’Ancien Régime : lorsque les récits de conflits se réduisent à une grande lutte contre la maladie et le désordre, la vie devient un ordre à protéger et non plus le siège de forces en conflits. Le terme de « réactionnaire » souligne en effet que la pensée de droite se construit toujours contre une pensée de gauche qui valorise la révolution comme action radicale accomplissant les idéaux d’égalité et de justice. Le lien entre action et réaction opéré par la guerre, et par cette forme suprême de guerre qu’est la révolution, se situe pourtant au cœur des réflexions d’Emmanuel Terray. La conservation apparaît comme une forme déguisée de réaction, remettant à une Providence assurantielle une multitude de réactions qui recomposent un ordre. Que la pensée de droite dénie ainsi son rapport à la guerre alors qu’elle se construit en réaction aux idées révolutionnaires fait partie des contradictions que repère l’anthropologue. La réflexion d’Emmanuel Terray répond ainsi à la question suivante : comment s’opère le lien entre conservation, réaction et guerre dans les sociétés contemporaines ?

Penser à droite peut être comparé avec profit à deux tentatives de caractériser la pensée réactionnaire à la fin des années 1980. Albert Hirschman, dans Deux siècles de rhétorique réactionnaire, caractérise cette pensée par trois arguments opposés aux réformes progressistes : l’effet pervers, l’inanité et la mise en péril. Il rappelle que le terme « réaction » fut introduit en politique par Benjamin Constant en 1797 pour prédire l’échec de la Révolution française du fait de l’accumulation d’effets contraires à ses intentions. Pour Hirschman, c’est ce caractère prédictif, orienté vers le futur, qui fait le succès des thèses réactionnaires, mais aussi leur fragilité puisque les réformateurs peuvent au contraire montrer que les réformes se renforcent réciproquement au lieu de s’annuler. D’un autre côté, Pierre Macherey, dans un article intitulé « Bonald et la philosophie » réédité récemment dans ses Etudes de philosophie « française », soulignait que les penseurs réactionnaires ont dû accomplir la tâche paradoxale d’inventer une nouvelle tradition, en exprimant le dogme théologique dans le vocabulaire de la nouvelle société en train d’advenir. « De manière générale, écrit-il, ces hommes ont été confrontés au dilemme propre à une position contre-révolutionnaire : ou bien revenir purement et simplement à la tradition dans sa forme antérieure, ce qui de toutes façons est impossible ; ou bien opposer au discours des ‘progressistes’ un contre-discours, dont le contenu soit spécialement élaboré à cet effet, et ainsi indirectement rentrer dans le mouvement qu’on entreprend de contrecarrer. On imagine mal comment une telle intervention, qu’elle soit pratique ou théorique, pourrait être purement conservatrice, au sens strict de ce terme ; car elle doit comporter, à un degré plus ou moins élevé, un élément d’innovation qui l’apparente aussi bien à une action transformatrice. » La pensée réactionnaire agit en inventant un ordre qu’il s’agit de conserver. Hirschman et Macherey soulignent ainsi cette capacité d’invention et d’innovation qui caractérisent la pensée réactionnaire lorsqu’elle se définit contre les actions révolutionnaires, obligeant ainsi à un surcroît d’invention pour les intégrer dans une sociologie ou une anthropologie.

Macherey reprend ainsi le diagnostic d’Auguste Comte rendant hommage à « l’admirable école rétrograde ». Selon Comte, Louis de Bonald et Joseph de Maistre ont su opposer à la conception d’un progrès dirigé par les idées métaphysiques celle d’un ordre social et mental à laquelle il manquait une détermination positive. Bruno Karsenti a plus récemment élaboré cette « politique de l’esprit » chez Auguste Comte, conçue comme une conservation dynamique, où l’action révolutionnaire se poursuit à travers les variations individuelles pensées comme autant de modifications de l’ordre social. C’est dans la façon dont les individus sont affectés par la totalité sociale où ils s’inscrivent que s’effectuent ces modifications de l’ordre. Selon Comte, la Révolution française est une crise qui affecte les individus selon leurs positions dans l’ordre social, et les constitue ainsi en sujets d’une vie double, à la fois physique et mentale. A la fin de Penser à droite, Emmanuel Terray reprend cette idée d’une « double vie » à laquelle consentent les penseurs de droite lorsqu’ils séparent l’économique et la morale. Mais il ajoute : « On peut s’étonner que des

gens épris d’ordre et de cohérence se résignent aussi aisément à une telle discordance. »

En lisant Penser à droite, je me suis demandé pourquoi Emmanuel Terray classait Auguste Comte et Claude Lévi-Strauss dans les penseurs conservateurs, alors qu’on aurait pu, suivant sa conception de l’histoire comme conflit, davantage souligner leurs relations avec la pensée réactionnaire. Il me semble que cela tient au fait que Terray utilise une méthode axiomatique qui part d’une définition de l’ordre social et rencontre les contradictions en chemin. Au contraire, en partant de la crise moderne comme conflit entre révolution et réaction, on comprend que la logique des affects échappe aux contradictions qui choquent une logique formelle. Entre Auguste Comte et Claude Lévi-Strauss, Emmanuel Terray semble placer Charles Maurras, alors que je vois davantage Emile Durkheim et Lucien Lévy-Bruhl. Si Comte et Lévi-Strauss peuvent être décrits comme des penseurs conservateurs, c’est au sens où ils se situent sur un plan où action et réaction apparaissent comme les deux faces d’une même logique des affects. C’est ce que Lévi-Strauss appelle « transformation de Boulainvilliers », au sens d’une logique des conflits historiques apparaissant dans le passage d’un niveau de généralité à une autre d’une structure feuilletée (je n’ai pas eu le temps de lire le dernier livre d’E. Terray, Politique de Retz, mais il serait intéressant de comparer sa fascination pour cet historien de la Fronde avec l’attachement de Foucault et Lévi-Strauss pour Boulainvilliers). C’est ainsi que Lévi-Strauss justifie son admiration étrange pour la politique des races de Gobineau : « Le progrès de la connaissance et la création de sciences nouvelles se font par génération d’anti-histoires, qui démontrent qu’un certain ordre, seul possible sur un plan, cesse de l’être sur un autre plan. L’anti-histoire de la Révolution française imaginée par Gobineau est contradictoire sur le plan où la Révolution française avait été pensée avant lui ; elle devient logiquement concevable si l’on se situe sur un nouveau plan, que Gobineau a maladroitement choisi. » Ce qu’il s’agit de conserver, c’est la façon dont des objets se constituent en signes en suscitant des affects chez les individus. Ainsi, dans La pensée sauvage, Lévi-Strauss rend-il hommage à Comte pour avoir décrit le fétichisme comme une logique des affects qu’il faudrait revitaliser dans la société moderne. « Jamais encore, me semble-t-il, écrit-il en 2008 dans la version modifiée de La pensée sauvage, les arts qu’on dit aujourd’hui premiers n’avaient reçu une telle marque de considération ! » Il s’agit alors pour Lévi-Strauss de protéger des objets qui ont perdu leur sens du fait de la coupure moderne : « On connaît encore des zones où la pensée sauvage, comme les espèces sauvages, se trouve relativement protégée : c’est le cas de l’art, auquel notre civilisation accorde le statut de parc national. »

En revenant ainsi au cas de la conservation en art, et de ce qu’elle signifie quant aux coupures modernes, j’espère saisir ce qui distingue l’anthropologie de la pensée conservatrice de Terray et celle de Lévi-Strauss. Chez Lévi-Strauss, il reste l’espoir que dans le passage d’un niveau à un autre des transformations, dans la circulation entre des objets porteurs de signes, émerge quelque chose comme un progrès de l’esprit humain, au sens où c’est bien une politique de l’esprit qui se joue dans la définition de ces « parcs nationaux » où les objets sont conservés pour affecter les individus. Pour Terray, et c’est le sens de sa méditation devant les ruines du château de Berlin incessamment reconstruites, le passage d’un niveau à un autre ne constitue aucun progrès, mais l’effet d’une même violence historique, ce qu’il appelle Méduse, comme invariant de l’histoire. Dans Penser à droite, la tradition anthropologique française est lue comme une pensée conservatrice parce qu’elle est mise en regard d’une généalogie allemande. La méthode axiomatique elle-même semble empruntée à un cadre kantien, ce qui la conduit à rencontrer des contradictions formelles que la pensée anthropologique française découvre dans la réalité sociale. Je voudrais donc à présent parcourir l’œuvre qui se déroule entre Ombres berlinoises et Penser à droite pour saisir la façon dont Emmanuel Terray découvre une pensée de la conservation dans la tradition allemande, qu’il pourra opposer à la tradition française. Mon hypothèse est qu’en choisissant de parler de pensée conservatrice plutôt que réactionnaire, Terray a suivi un mouvement de pensée issue de la tradition allemande qui l’a conduit à simplifier l’anthropologie française – qu’il connaît pourtant bien – pour

découvrir des ressources insoupçonnées dans la pensée allemande.

J’aborde à présent l’ouvrage qui précède Ombres berlinoises et en éclaire la genèse : Une passion allemande, paru en 1994. Ce livre se présente comme une démonstration à la fois logique et chronologique. La « passion allemande », c’est la recherche de l’Absolu : ce qui excède les limites de l’ordre établi, et s’y manifeste comme une puissance de contradiction. Terray déroule ainsi une « géographie métaphysique » des penseurs allemands qui ont approché de l’Absolu comme une cime à travers diverses stratégies. Luther découvre l’Absolu dans la conscience individuelle comme une puissance opposée aux formes établies du langage et du droit. Kant instaure une barrière entre la conscience individuelle et l’Absolu par la critique philosophique, le rendant à la fois pensable et inaccessible. Schiller introduit l’Absolu dans l’histoire par la fonction pédagogique de l’art, mais se heurte ainsi aux difficultés de ce que Hegel appelle la « belle âme ». Hölderlin tente de retrouver l’Absolu par l’écriture poétique mais est foudroyé dans sa quête d’une mythologie originaire. Kleist, enfin, adhère aux idéaux de la critique kantienne, mais la vie lui semble impossible, et l’ordre social est décrit comme un « théâtre de marionnettes » où les valeurs sont incessamment renversées. Dans la perspective de Kleist, dont Terray estime alors être le plus proche, le fossé est infranchissable entre la conservation de l’ordre et l’expérience de la beauté : « Le monde aujourd’hui est en ordre ; est-il, dites-le moi, encore beau ? Pauvres cœurs assoiffés ! Ils aimeraient accomplir de grandes et belles choses, mais personne n’a besoin d’eux, tout se passe sans leur intervention. Car depuis qu’on a inventé l’ordre, toutes les grandes vertus sont devenues inutiles. »

On voit ainsi ce qui sépare la tradition allemande – ou si l’on veut protestante – de la tradition française – ou catholique. Là où les Français s’interrogent sur le progrès comme l’émergence d’un ordre social qui se surajoute aux ordres de la nature – c’est tout le thème de la réorganisation chez Auguste Comte – les Allemands préservent une capacité à l’absolu qui rompt avec tout ordre et ouvrent à une altérité radicale. Kleist est ici le témoin d’une résistance de l’absolu à entrer dans les cadres de l’ordre kantien, alors que celui-ci a pu paraître à certains intellectuels allemands compatible avec la Révolution française. Dans un article intitulé « Les intellectuels allemands et la Révolution française », Terray conclut son examen des positions politiques par celle de Kleist exposée dans la nouvelle Michael Koolhas. Ce récit d’un marchand de chevaux du XVIe siècle qui demande réparation du tort qu’il a subi et, se heurtant à un ordre injuste, finit par déclarer la guerre à la société dans laquelle il vit, est interprété par Terray comme un diagnostic ambivalent de la Révolution française. « La raison rend l’homme plus bestial que n’importe quelle bête », dit Goethe ; « et la justice le rend capable d’être plus féroce que n’importe quel fauve », ajoute Kleist. La révolution introduit ainsi cette exigence de justice dans une histoire qui lui est réfractaire : elle est « l’effet de cette aspiration à l’absolu et de cette passion de justice qui sont les traits distinctifs et l’orgueil de l’espèce humaine. » (Combats avec Méduse) Kleist revient dans les dernières pages d’Ombres berlinoises, à travers les controverses autour de sa tombe, creusée au lieu où il s’est suicidé avec sa compagne Henriette Vogel. Terray montre que les tensions entre la gauche et la droite allemande dans l’appropriation de l’auteur du Prince de Hombourg expliquent la difficulté à faire de cette tombe un monument au sens plein du terme. « Tout se passe comme si, cent ans après sa mort, Kleist demeurait réfractaire à toute canonisation. » Le penseur du caractère irréductible de l’idéal de justice devient ainsi lui-même inassimilable dans une mémoire nationale : on est loin ici du culte rendu à Auguste Comte et Clotilde de Vaux par la Troisième République, scellant l’opposition entre art et science, ordre et progrès.

Mais alors comment comprendre que dans ce caractère irréductible de l’absolu, quelque chose se conserve historiquement ? En quoi cette passion de justice peut-elle s’inscrire dans le développement des forces sociales ? C’est sans doute pour répondre à une telle question qu’Emmanuel Terray a écrit son ouvrage sur Clausewitz en 1999. La rupture entre ce livre et Une passion allemande tient à l’engagement de l’anthropologue dans le combat aux côtés des

sans-papiers : l’exigence de justice n’est plus alors éprouvée comme extérieure au cours de l’histoire mais comme une question de stratégie. A travers Clausewitz, et en réfléchissant sur l’art de la guerre, Terray découvre une nouvelle formulation du problème de la conservation. On peut bien alors parler d’une nouvelle articulation entre conservation et réaction, car la question n’est plus celle de l’événement révolutionnaire comme introduction de l’absolu dans l’histoire, mais de tout événement guerrier en tant qu’il oppose actions et réactions, et qu’en lui quelque chose comme un ordre émerge.

L’importance du livre de Terray sur Clausewitz se mesure à l’aune des débats qu’a suscités Sur la guerre, paru en 1832, dans la pensée anthropologique française. Terray s’oppose à la lecture défendue par Raymond Aron selon laquelle la guerre absolue décrite par Clausewitz comme déchaînement de la violence et « montée aux extrêmes » reste extérieure à l’histoire, sur le modèle de l’idée régulatrice. Cette thèse, qui s’éclaire dans le cadre de la dissuasion nucléaire, laisse de côté les situations où Clausewitz découvre des cas réels de montée aux extrêmes. Pour autant, Terray n’aboutit pas à un réalisme de la violence mimétique ou contagieuse, comme celui qui sera défendu par René Girard dans Achever Clausewitz. C’est en ce sens qu’il demande à des théoriciens de la dissuasion nucléaire quelle est la signification de la peur de la bombe pour des peuples différents, avec des histoires traumatiques différentes (Combats avec Méduse) La question qui suscite sa lecture de Clausewitz, de façon proche de Benjamin et Derrida est plutôt celle-ci : comment la violence parvient-elle à conserver une situation en l’absence de toute fondation originaire ? Qu’y a-t-il dans un conflit qui parvient à rassembler les forces en friction dans une forme stable, supérieure à l’ensemble des parties qui s’opposent ? Selon une lecture plus proche de Lévi-Strauss ou de Foucault, penseurs des « anti-histoires », il s’agit de comprendre comment une force entre dans un conflit en relation avec d’autres forces de façon feuilletée, autour d’un point d’inertie qui les fait tenir ensemble. Si la guerre est, selon la célèbre formule de Clausewitz inversée par Foucault, « la politique continuée par d’autres moyens », qu’est-ce qui continue dans la guerre, et que conserve cette discontinuité apparente du conflit ?

Le lien entre conservation et réaction, sur lequel j’ai paru opposer pensée allemande et pensée française, est d’emblée mis par Terray au centre de la réflexion de Clausewitz : « Même si mon dessein n’est que de conserver, il m’oblige à réagir – donc à agir – ne serait-ce que pour faire échec aux tentatives de modifier le statu quo. » C’est là un principe de l’action humaine : pour conserver un ordre établi, il faut anticiper sa possible contestation, et donc se mettre en position de le défendre. Toute conservation est donc préventive : elle se figure un ennemi qui vient perturber de l’extérieur l’ordre établi. « La conservation de ce qui est suppose la multiplication des initiatives, des mouvements, des réformes de surface. » Mais ainsi l’ennemi entre dans un ordre supérieur composé par le couple de la défense et de l’attaque. La défense est supérieure à l’attaque parce qu’elle anticipe celle-ci. « Comme conserver ou maintenir est en soi plus facile que prendre ou transformer, il y a une supériorité de la défense. » (Clausewitz; Combats avec Méduse) L’attaque et la défense sont ainsi confrontées à ce que Terray appelle « le dilemme de la sécurité et de la vigueur » : selon un « principe de conservation » propre à la guerre, tout ce qui est obtenu dans un registre peut être perdu dans le second ; l’attaque peut être trop vigoureuse ou la défense trop sécuritaire, à tel point que la défense doit parfois se montrer audacieuse pour conserver l’ordre établi, et qu’elle puisse apparaître comme la force des faibles si elle réagit à une agression (remarquons que Terray oscille entre ces deux visions de la défense de Clausewitz à Combats avec Méduse). Ce principe de conservation supérieur est en effet différent de celui qui anime la défense : il tient compte des règles de la guerre elle-même, dont il vise à conserver l’ordre interne, en vue de le faire basculer vers la victoire. Cet ordre interne est la guerre absolue vers laquelle convergent tous les participants au conflit jusqu’à ce que ce celui qui s’en approche le plus fasse basculer le résultat. « La guerre forme un espace unique et ouvert, tel que tous les éléments s’y trouvent présents, quelle que soit leur importance, agissent et réagissent les uns sur les autres et interviennent dans la configuration finale

du tout. (…) Cette cohérence de la guerre se renforce à mesure que l’affrontement se rapproche de sa forme absolue. » Il y a donc toujours un élément démocratique qui autorise l’espérance : du fait de l’incertitude de la guerre, le plus fort ne l’est jamais suffisamment pour empêcher le plus faible de redéfinir la situation du point de vue de l’ensemble des forces en présence. La conservation, ici, devient une force démocratique.

La lecture de Clausewitz par Terray découvre ainsi un conservatisme au second degré, bien différent de la conservation d’un ordre naturel, et qui caractérise en propre selon lui la condition humaine. Pour conserver l’ordre dans un monde historiquement changeant, il s’agit de se placer au niveau où les forces en présence constituent une totalité d’un genre nouveau, qui limite de façon interne les prétentions naturelles de ces forces. « C’est à l’intérieur même du monde de la force qu’apparaît une limite à sa domination : la supériorité de la défense fixe un seuil relativement élevé en deçà duquel la loi du plus fort demeure sans effet. » Pour expliquer que cette conservation produise des frictions d’un genre nouveau, Terray cite Kleist dans Sur le théâtre des marionnettes : « L’affectation apparaît dès que l’âme (vis motrix) se trouve un autre point que le centre de gravité du mouvement. » Alors que la marionnette a son centre de gravité en un point déterminé du solide, ce qui garantit la sûreté et l’élégance du geste du montreur, le corps humain a son centre de gravité en dehors de lui, dans l’ensemble des conflits où il est engagé, ce qui le conduit à chercher en permanence une autre forme de sécurité.

On retrouve donc ici la totalité sociale qui se constitue par dédoublement de la vie humaine, telle que nous l’avions vue chez les penseurs de la tradition conservatrice française, mais en prenant comme point de départ les conflits comme ensembles d’actions et de réactions. Clausewitz peut-il être alors considéré comme fondateur des sciences sociales ? Terray le rapproche de Weber davantage que de Durkheim, au sens où la causalité qui émerge des actions et réactions ne peut être saisie que dans des singularités. La totalité qui émerge d’un conflit n’est pas une force supérieure qui viendrait mettre fin aux pathologies individuelles, mais une force parmi d’autres dans un conflit pour la conservation de ce qui est.

Terray reprend ainsi le thème du « « conservatisme du suffrage universel » qui joue un rôle central dans la « pensée de droite » (Penser à droite). On entend ainsi l’idée que le peuple n’est pas un acteur porteur en lui-même d’exigences de justice et d’égalité mais un acteur parmi d’autres, animé comme les autres par des exigences de sécurité qui prennent des formes singulières en fonction de ses conditions de vie. L’élection démocratique, dans cette perspective, est encore une guerre d’un groupe contre un autre, mais dans laquelle le peuple a été introduit comme une variable numérique. C’est ce que suggère Terray dans un article intitulé « Un anthropologue africaniste devant la cité grecque » : « Pour qu’un corps politique s’offre, si j’ose dire, le luxe d’une procédure aussi explosive que le vote, il faut qu’il soit bien sûr de son unité. » (Combats avec Méduse) Le suffrage universel est une des techniques par lesquelles le corps politique a voulu se conserver comme s’il était une mécanique dotée d’un centre de gravité, alors qu’il prend le risque à chaque élection de ranimer la flamme du conflit.

En cherchant à comprendre ce qu’Emmanuel Terray a décrit sous le terme de pensée conservatrice, j’ai posé initialement deux questions : comment la conservation relie-t-elle l’exigence de justice et l’attachement à ce qui est beau ? Comment s’articule-t-elle avec la réaction dans le cadre d’un conflit ? En suivant le parcours d’Emmanuel Terray d’Ombres berlinoises à Penser à droite, j’ai mis en contraste une tradition anthropologique française que Terray décrit comme conservation de l’ordre et une généalogie allemande qui se pense sous le signe du conflit, entre l’absolu et le réel d’abord, entre des parties dans une guerre ensuite. Le livre sur Clausewitz vient atténuer l’opposition entre penseurs de l’ordre et penseurs de l’absolu en découvrant une conservation d’un second degré, dessinant un centre de gravité au sein des forces humaines en présence. Les questions que j’ai

adressées à Penser à droite sur la « seconde vie » comme caractérisant l’ordre social trouvent ainsi leurs réponses dans la pensée du conflit découverte chez Clausewitz. Toute conservation est préventive, en ce sens qu’elle se rapporte à l’horizon d’une destruction absolue des forces en présence, qui justifie l’attachement aux objets circulant actuellement dans un champ de forces. Ces objets sont dotés d’une seconde vie, porteurs de signes qui nécessitent une vigilance constante pour maintenir l’ordre qui les constitue à travers une pluralité de conflits. Telle est peut-être, vingt ans après, l’une des leçons des méditations d’Emmanuel Terray devant le simulacre de Château à Berlin, devenu réel.

Marie Gaille Philosophe, directrice de recherches au CNRS Comment ordonner le réel « ondoyant et divers » ? De la philosophie à l’anthropologie, aller et retour Je voudrais d'abord dire la joie qui est la mienne de participer à ce colloque. Je peux ainsi évoquer le plaisir qui fut le mien d'avoir côtoyé Emmanuel Terray. La lecture de l'éblouissant chapitre de La politique dans la caverne consacré à la médecine et à la politique dans la Collection hippocratique a largement contribué à orienter mes propres travaux. Ensuite, j'ai eu l'opportunité de le rencontrer grâce à la discussion collective organisée par Etienne Balibar, à la fin des années 1990, autour de la question des sans-papiers et du port du voile par les femmes de confession musulmane en France. J'ai souhaité contribuer à notre discussion collective autour de l'oeuvre d'Emmanuel Terray en vous proposant une réflexion autour de la question suivante : Comment ordonner le réel « ondoyant et divers » ? Je l'aborderai en suivant sa réflexion sur le conflit, considérant qu'à travers elle, se noue une relation complexe entre philosophie et anthropologie. I. L’indépassable confrontation avec Méduse Le premier point que j'entends mettre en avant est l'impossibilité, pour le lecteur d'Emmanuel Terray, d'échapper au conflit et à l'idée que celui-ci, mais aussi, selon des formes diverses, le désordre, le chaos, la barbarie sont irréductiblement constitutifs de la vie sociale et des relations humaines. La métaphore de la Méduse en rend compte. Même décapitée, elle conserve sa puissance et transforme en pierre les hommes qui la regardent (Combats avec Méduse): « D’un même sentiment, selon lequel il existe, tapie au plus profond des personnes et des sociétés humaines, une puissance irréductible de désordre, de barbarie et de mort qui se conserve d’âge en âge en dépit des transformations de toute nature – économiques, sociales, politiques, culturelles – dont notre histoire est faite. Cette puissance est multiforme ; ses avatars sont innombrables ; ils changent selon les lieux et les temps ; mais l’effet produit est en dernière instance le même : les individus et les peuples se dressent les uns contre les autres ; les barrières qu’ils érigent à grand-peine contre la violence et la cruauté sont fragiles et risquent à tout moment de s’effondrer; le monde retourne périodiquement vers un chaos dont il s’efforce désespérément de s’éloigner. »

Au cas où nous voudrions refouler cette pénible pensée, et considérer qu'en démocratie, nous sommes parvenus à ériger des barrières efficaces contre la violence et le conflit, Emmanuel Terray est là pour, de nouveau, nous empêcher d'être dans le déni et plus encore, nous inviter à élucider les ambiguïtés de ces défenses que seraient la démocratie, le droit, la raison, la valorisation de la vérité. Dans sa contribution au recueil En substances. Textes pour Françoise Héritier, il s'appuie sur un parcours philosophique de Pascal à Eric Weil, en passant par Freud et H. Arendt, pour remettre en cause l'opposition entre violence et vérité, violence et droit. La vérité comporte elle aussi sa part de violence. Elle est « coercitive ». Elle supprime la discussion. Toute valorisation de l'individu recèle également sa part de violence, et s'oppose à ce qu'il nomme «l'universel raisonnable ». La conclusion est sans appel :

« Bref, nous retrouvons la violence au commencement de chacune de nos voies. Elle n’est pas un malheur qui se serait abattu sur un monde d’abord pacifique. Elle était là, donnée, dès le premier jour, et nous pouvons même nous demander si elle n’a pas déjà gagné la partie. » II. Confronter l’ambition de connaissance au réel « ondoyant et divers » Cette conviction première, d'une présence irréductible de la violence et des forces chaotiques dans la vie sociale, a, dans la réflexion d'Emmanuel Terray, la caractéristique de s'incarner dans ce que j'appellerais des situations singulières. Je voudrais maintenant insister sur ce second point. En effet, au-delà des affirmations générales que je viens de rappeler, il est frappant de constater que la diversité des formes de la violence, du conflit, du désordre est pour lui un trait intrinsèque et non un attribut secondaire de ceux-ci. C'est un aspect qui fait l'objet, de texte en texte, d'une affirmation constante, malgré des références théoriques très diverses à ce sujet. Le chapitre que j'ai évoqué, « Médecine et politique dans la Collection hippocratique », constitue un jalon important pour l'analyse de ces situations singulières. En effet, les médecins ont une conscience aiguë du caractère « ondoyant et divers » du réel : « Au total, à travers les observations dont je viens de produire un échantillon, les médecins ne font que reprendre et développer, dans le domaine du corps et de la maladie, le constat général sur l’apparence dressé par les présocratiques : elle est multiple, diverse changeante ; elle n’offre à l’intervention des hommes ni points de repère stables ni leviers solides. C’est pourtant sur elle qu’il va leur falloir agir, et avec les seuls moyens qu’elle leur propose (La politique dans la caverne). » L'essai sur Clausewitz constitue par la suite un moment essentiel de théorisation de ce positionnement théorique à l’égard de l’étude de la violence et des conflits, et cela à double titre :

d'abord parce qu’Emmanuel Terray, tout en affirmant que la pensée de Clausewitz recèle des trésors, prend lui-même la mesure de l'écart qui existe entre le moment où il s'efforce de penser la guerre, époque de « la guerre nucléaire » et l'époque, antérieure à la révolution industrielle, où Clausewitz a théorisé celle-ci, la tactique et la stratégie. Ensuite, parce qu'il s'intéresse à cet auteur qui, lui- même plus que tout autre, a été attentif aux modulations imposées par la réalité à la définition de la guerre comme duel et a fait de cette modulation un élément essentiel de cette définition :

« La guerre conjugue trois tendances ; celles-ci sont toujours présentes, mais leur poids relatif varie, et selon que l’une ou l’autre est dominante, la guerre prend telle ou telle forme particulière : ce sont donc les déplacements de la dominante qui expliquent la diversité des guerres (...) Si les enjeux sont considérables et la mobilisation intense et massive, c’est le premier élément – la passion, le peuple – qui l’emportera, et nous aurons une guerre de la première espèce ou encore une ‘vraie guerre’ ; si les enjeux sont minces et l’engagement réduit, le troisième élément - l’entendement, le gouvernement - s’imposera, et nous aurons une guerre de la deuxième espèce, une guerre édulcorée. L’hégémonie du second élément – la libre activité de l’âme, le chef de guerre et son armée - produit un type de guerre intermédiaire et instable, susceptible de verser d’un côté ou de l’autre. » Clausewitz joue, pour Emmanuel Terray, un rôle fondamental dans l'affirmation selon laquelle les situations singulières sont les objets même de l'effort de connaissance puisqu'il le présente au bout du compte comme le théoricien involontaire des sciences sociales pour lesquelles les singularités ne sont jamais de simples exemples mais les configurations même à étudier. La nécessité de penser le conflit et la violence en situation, et dans les singularités offertes par les différents lieux, époques, et formes de la vie sociale est enfin, pour Emmanuel Terray, un des apports déterminants de la rencontre avec Louis Althusser, comme il le souligne dans l'analyse de son parcours, dans « Dernière séance » : « La description de la société comme ‘totalité complexe à dominante’ va dans le même sens : elle souligne la spécificité irréductible de chaque région du social ; celles-ci possèdent leurs propres lois et doivent être étudiées dans leur singularité. (…) De même, l’idée d’une surdétermination permet de ratifier la thèse d’une multiplicité des causes en histoire, et d’envisager tout événement comme une ‘conjoncture’, c’est-à-dire la rencontre de plusieurs séries causales, qualitativement distinctes et inscrites dans des temporalités différentes. (…) Bref, Althusser crée les conditions du réalisme – chaque région du social peut être désormais scrutée dans sa teneur propre, et non pas comme masque, apparence, ou reflet – et celles de la liberté, puisque toutes les singularités peuvent maintenant être accueillies ; et qu’aucune limite a priori n’est opposée aux investigations des chercheurs. » Ce qui retient l'attention du lecteur n'est pas seulement ce leitmotiv – penser le conflit et la violence dans les situations singulières, et non indépendamment d'elles. C'est aussi qu'il coexiste

dans son propos avec une ambition très affirmée de prendre part à des débats « théoriques » et de participer à la « production d'intelligibilité ». Son enthousiasme pour l’ethnologie, dit-il dans Lettres à la fugitive, a trouvé un nouveau souffle après son premier terrain dans le fait de participer aux débats théoriques de la fin des années 1960 : « Grâce aux concepts fabriqués par les plus inventifs d’entre nous, nous allions pouvoir substituer l’ordre de la raison au chaos de l’empirie, introduire l’intelligible dans une réalité confuse et trouble ». Cette ambition le conduit à prendre position dans le champ de l'anthropologie à au moins deux reprises : « L’anthropologue ne prétend pas seulement nous aider à comprendre des cultures qui ne nous sont pas familières ; même lorsqu’il croit s’en tenir à une recherche de caractère monographique, les catégories qu’il utilise dans sa description donnent inévitablement à son travail une dimension comparative, de sorte qu’à le lire, nous apprenons quelque chose sur le social en général. Cette volonté de savoir est indissociable d’une conception réaliste de l’objet : les cultures sont des faits, des données, que nous pouvons appréhender par des méthodes appropriées, et le fruit de nos efforts, les modèles que nous construisons pour rendre compte de ces faits, sont justiciables d’une évaluation en termes d’exactitude, d’adéquation, de pertinence (« Marc Augé, défenseur de l'anthropologie »). « Dernière séance », jetant un regard rétrospectif sur le parcours accompli, réitère l'affirmation d'une ambition de connaissance du social. Emmanuel Terray dit y regretter que l'anthropologie contemporaine ne soit plus motivée par une telle ambition. Il énonce corrélativement la visée normative qui a motivé – de façon indissociable – son engagement militant et son parcours scientifique :

« J’ai écrit un jour qu’on pouvait distinguer deux anthropologies (Terray, 1988, Lettres à une fugitive): celle qui va de l’identité à la différence – qui part des similitudes apparentes pour les faire éclater et mettre en évidence la diversité du social ; celle qui part au contraire de cette diversité pour retrouver ou reconstituer, derrière les apparences multiples, une seule et même espèce humaine. Les deux volets sont complémentaires, et chaque anthropologue les utilise en alternance, mais l’accent peut être mis sur l’un ou sur l’autre. Pour moi, j’étais et je demeure un adepte résolu de la seconde variété ; le philosophe rejoint ici le militant : l’unité du genre humain est l’enjeu décisif, du point de vue scientifique comme du point de vue politique. » Que signifie cette ambition et comment l’assumer de pair avec celle d’étudier les situations singulières ? L’expression de « connaissance générale du social » peut prêter à confusion. Selon les explications d’Emmanuel Terray lui-même lors du colloque, elle n'indique pas la visée d'une montée en généralité à partir d’une situation singulière, et encore moins la prétention à connaître de façon globale le « social ». Elle indique l'ambition, pour une situation donnée, de proposer une analyse de celle-ci qui tienne compte le plus exhaustivement possible des éléments de savoir réunis à son sujet et des effets de leur combinaison.

Dans cette visée de connaissance, deux écueils sont clairement identifiés lors d'interventions épistémologiques sur la démarche anthropologique : celui du « platonisme sociologique », et celui du nominalisme. En 1989, on lit sous la plume d'Emmanuel Terray une critique sans appel de la prétention à faire de Pierre Clastres un rénovateur de l'anthropologie politique au nom du fait qu'il utilise des catégories qui ne sont rien d'autre que généralisations abusives. L'idée de « société primitive » est une sorte de « platonisme sociologique » et l'anthropologie n'a d'avenir que si elle sait « demeurer une recherche et une science des différences, considérer chaque société concrète comme une essence singulière et se garder comme la peste des abstractions, des simplifications et des assimilations sauvages qu’implique inéluctablement toute théorie des essences ». Il faut tout autant se garder de sombrer dans « l'empirisme radical » qui confond réel et immédiat, réel et apparence, confusion qu'il décèle dans la critique de l'anthropologie dite « classique » proposée par Alban Bensa dans La fin de l'exotisme (1988), sur laquelle il s'est exprimé en 2008 dans « Marc Augé, défenseur de l'anthropologie ». III. Inventer les modes de connaissance des situations singulières Au-delà de l'identification de ces écueils, l'ambition de connaissance a été assumée par Emmanuel Terray, à l'aide de différents cadres de réflexion. On repère tout d'abord chez lui une volonté de décrire et de théoriser ce mode de connaissance si exigeant qui est celui d'un réel dont on veut assumer la dimension « ondoyante et diverse ». Le chapitre « Médecine et politique dans la Collection hippocratique » en livre, nous l'avons vu, un premier élément lorsque Emmanuel Terray reprend à son compte le mot d'ordre des auteurs de cette Collection, qui est d'« ordonner le réel sans l'appauvrir (La politique dans la caverne). » Les médecins se sont en effet confrontés à cette difficulté. C'est toujours le cas aujourd'hui. A l’époque considérée par E. Terray, ils se divisent entre les partisans d'un empirisme radical et nominaliste (école de Cnide) et les « fabricants d’hypothèses prétendent réduire le corps humain à un seul élément, ou rattacher les maladies à une cause unique ». L'orientation épistémologique adoptée par le Corpus hippocratique, au-delà de sa diversité théorique intrinsèque, est un effort de classification, de l'individuel au générique. Il permet d'apporter une sorte de cohérence du regard, sans prétendre élaborer un savoir définitif et indiscutable. Les catégories générales proposées sont des cadres à partir desquels les médecins doivent être capables de penser le cas particulier qui leur est soumis.

Le problème est repris, quasiment mot pour mot, dans l'essai consacré à Clausewitz : « Le problème qu’affronte Clausewitz est tout à fait classique : comment penser de façon unifiée la diversité infinie des phénomènes, comment rassembler sous une description unique la variété illimitée de l’expérience ? La définition usuelle du concept ne nous serait ici d’aucune utilité ; selon cette définition, le concept est formé par l’assemblage de quelques traits communs à tous les individus d’une même classe, et il est le produit d’une opération d’abstraction effectuée sur ces individus. Mais, ici, la diversité des guerres réelles parcourt la totalité de la gamme des contraires : un concept qui ne serait composé que de traits communs serait donc d’une extrême pauvreté.» Clausewitz est érigé en garde-fou contre la « tentation de la science ». En effet, il a mis en cause la prétention de réduire par la connaissance la guerre à un mécanisme bien ordonné et prévisible. Il est en cela, souligne Emmanuel Terray, proche du propos que Goethe met dans la bouche de Méphisto : « Grise est tout théorie, mon ami, et vert l'arbre d'or de la vie ». De manière générale, Clausewitz a pris explicitement ses distances avec les philosophes du contrat social, qu'il dit emportés par leur esprit spéculatif. Au sujet de la guerre, il a souligné que la géométrie, la mécanique et la géographie ne sont que des disciplines auxiliaires, portant sur tel ou tel aspect particulier de celle-ci. Or, pour la connaître, il faudrait être capable de l'appréhender dans sa totalité et d'analyser la dynamique introduite par la combinaison de ses différents éléments. C'est pourquoi, dit Clausewitz, la stratégie est le royaume de l'imagination et que « les lois » que l'on peut prétendre énoncer au sujet de la guerre sont tout au plus des lois de probabilité. La médecine d'une part, la pensée de Clausewitz d'autre part, mettent donc au cœur de leur réflexion l’exigence d’ordonner le réel sans l'appauvrir : le va-et-vient constant entre le cas particulier et la catégorie générale pour la première ; le fait de se placer « délibérément aux extrémités de la gamme des contraires» et d'analyser, à partir de ces limites, le champ de l’expérience pour le second, constituent des voies pour répondre à cette exigence. Il y a donc bel et bien des manières d'élaborer une connaissance du réel ondoyant et divers. En anthropologie, le cadre posé par le marxisme althussérien, avec la place qu'il accorde à la diversité des configurations réelles, a également constitué pour Emmanuel Terray l'une des manières de répondre à cette ambition de connaissance. En témoignent les deux études publiées en 1969 sous le titre du Marxisme devant les sociétés primitives ; mais aussi la plongée dans les archives du royaume abron et le rapport à l’histoire, qui aboutit en 1995 à la publication d’Une histoire du royaume abron du Gyaman – des origines à la conquête coloniale.

IV. Appréhender des situations de conflit et de violence : les aventures de l’écriture Dans cette recherche d’une manière d’ordonner le réel conflictuel sans l’appauvrir, la liberté de style et d'écriture d’Emanuel Terray apparaît tout à fait remarquable, au regard des frontières disciplinaires et de celles qui sont censées séparer les mondes académique et extra-académique. Il opère tout d'abord de constants va-et-vient entre une réflexion anthropologique ou sur la discipline anthropologique, et des lectures et commentaires de textes relevant du corpus philosophiques. Il s'intéresse à l’anthropologie politique de la Grèce antique, elle-même au confluent de plusieurs spécialités en sciences humaines. Il fait de façon récurrente référence à la psychanalyse freudienne. Dans son parcours, la coupure entre philosophie et anthropologie paraît très relative : Emmanuel Terray n'a jamais cessé d'être philosophe. S’il affirme avoir renoncé à la carrière philosophique dans « dernière Séance », « par aspiration au réel, au vivant, à la rencontre », la philosophie incarnant un mode de vie « enfermée entre les murs de la salle de cours et ceux de la bibliothèque», l’anthropologie n’implique pas une rupture avec les questions de la philosophie : «l’anthropologie m’est apparue comme une voie détournée pour penser l’unité de l’esprit et du genre humains, le fondement du social, les logiques à l’œuvre de l’histoire ». Ce n’est pas en délaissant la philosophie pour aller vers l’anthropologie qu’on apprend à mieux connaître les situations singulières et à travers elle. Il ne faut surtout pas interpréter ce passage de la philosophie à l’anthropologie comme celui de la théorie qui, parce que théorique, est incapable de nous aider à appréhender les réalités sociales, à la connaissance empirique, qui peut, parce qu’empirique, prétendre à ce titre de connaissance. Au-delà des aspects biographiques personnels, racontés avec humour dans Lettres à la fugitive, il faut sans doute lire dans ce passage non une rupture, mais l’ambition de faire de la théorie autrement, ambition qui a rencontré une première réponse dans l’émergence et le développement d’une anthropologie politique à la mode de Georges Balandier et de l’école dite de Manchester, attentive aux contradictions, aux changements et à l’histoire. Cette orientation rend Emmanuel Terray très proche de certaines de ses références : le corpus hippocratique, Clausewitz, mais aussi Machiavel pour qui il convient d’aller à la vérité effective de la chose et dont la connaissance résulte à la fois « de la connaissance des actions des grands hommes, apprise par moi d’une longue expérience des choses modernes et d’une continuelle leçon des anciens ». Cette autre manière de faire de la théorie récuse la pertinence de généralisations obtenues au mépris de l’étude de « l’infinie diversité » des choses :

« Car, ou bien l’essence désigne une sorte de dénominateur commun obtenu par élimination des différences, mais une telle opération ne produit qu’un résidu superficiel et insignifiant qui ne nous apprend rien du fonctionnement des sociétés étudiées ; ou bien l’essence évoque un principe ou une loi fondamentale gouvernant effectivement la vie sociale, mais en ce cas on ne les découvre à l’œuvre que dans certaines sociétés, et l’on peut toujours faire état d’exemples contraires qui privent la théorie de la validité universelle qu’elle revendique («Une nouvelle anthropologie politique ?) » Ce qu’Emmanuel Terray dit de Clausewitz à ce sujet, pourrait être repris à son propos : « On aurait tort toutefois de l’accuser de pragmatisme ; ce qu’il incrimine, c’est moins la spéculation en tant que telle que sa prétention à l’indépendance et à l’autosuffisance, c’est donc la rupture entre la théorie et la pratique ». Enfin, Emmanuel Terray n'a pas toujours, loin de là, abordé ces situations singulières en tant qu’anthropologue ou exégète, mais aussi en tant qu'acteur et témoin. Ma génération connaît son engagement auprès des sans-papiers et des travailleurs immigrés sans titre de séjour. Comme citoyen et comme intellectuel, Emmanuel Terray s'est installé au cœur des conflits qui ont divisé et divisent encore l'espace social français. Or, il a fait de son engagement dans certaines situations ou de ses observations un matériau de réflexion partagé de façon raisonnée avec ses lecteurs à au moins trois reprises. Lettres à la fugitive présente, en 1988, trente ans « d’entreprises avortées et de rêves évanouis. Des engagements politiques résolus, depuis la lutte contre la guerre d’Algérie jusqu’au soutien apporté aux ouvriers de Lip et aux paysans du Larzac, des efforts prodigués sans compter qui ont sombré dans le naufrage du gauchisme à la fin des années 1970, des réserves d’intelligence et d’énergie dépensées selon toute apparence en pure perte, à moins d’admettre je ne sais quelle version athée de la communion des saints ». En 1996, Ombres berlinoises, voyage dans une autre Allemagne propose son histoire et sa géographie personnelle de ces ombres, « un témoignage loyal sur une époque incertaine (…) écho des déceptions et des attentes de notre siècle finissant, rongé de regrets quant à ses utopies perdues, anxieux à l’approche d’un avenir indéchiffrable ». Combats contre Méduse relève aussi de ce choix, en 2011, de partager trente ans

de réflexion sur « la politique, la loi, la liberté, la démocratie, la violence » dans une sorte de « journal théorique et politique d’un intellectuel qui s’est passionnément intéressé à son époque, et qui s’est engagé comme beaucoup d’autres dans plusieurs des combats qui l’ont marquée ; à diverses étapes, cet intellectuel a tenté de penser ce qu’il voyait et ce qu’il éprouvait, et c’est le résultat de ces efforts qui est ici consigné ». Cette écriture délibérément personnelle côtoie une critique de ceux qui engagent l’anthropologie du côté du récit d’une expérience personnelle. Dans « Marc Augé, défenseur de l’anthropologie », il rejette en effet l’idée selon laquelle l’enquête anthropologique serait une « expérience individuelle ineffable dont le résultat ne relèverait que d’une appréciation esthétique ou affective». Il affirme qu’elle « produit des connaissances et doit être jugée en tant que telle ». Il dénonce le propos de J. Fabian exprimé dans Le Temps et les autres (1983), qu’il perçoit comme une incitation à mal lire les résultats de l’anthropologie : « dans les travaux des anthropologues, le lecteur profane sera donc prié de ne plus chercher des connaissances générales dénoncées à l’avance comme illusoires ; il lui sera proposé des impressions locales, dont il appréciera l’authenticité, la charge émotionnelle, l’intensité. La littérature anthropologique se rapprochera ainsi de ce qu’est aujourd’hui devenue la littérature des voyages et des expéditions montagnardes ou maritimes : une succession de récits qui nous renseignent avant tout sur la personnalité et le talent de leurs auteurs ».

Y a-t-il ici contradiction entre cette critique et le choix occasionnel d'une écriture plus personnelle? Non, car Emmanuel Terray a bien pris soin de distinguer les deux registres, non seulement lorsqu’il souligne dans « Dernière séance » qu’après 1995, il n’a plus guère « fait œuvre d’anthropologue », mais aussi quand il qualifie ses textes d’« histoire » et de « géographie personnelle », de « témoignage », de « journal » ou qu’il emprunte la voie de l’écriture épistolaire, toutes formes qui distinguent fermement ces textes d’écrits anthropologiques. Cette distinction, selon moi, ne signifie pas qu’un régime de connaissance n’est pas engagé dans cette écriture plus personnelle.

De cet ensemble d’écrits émerge, au-delà du sentiment de liberté, une exigence de lucidité et de réflexivité. Cette exigence se porte notamment sur l’identification de la question directrice qui oriente l’effort de recherche, décrite par Emmanuel Terray comme une question scientifique et motif d’un engagement fondamental. Cette question directrice, on devine qu'elle n'est pas toujours claire d'entrée de jeu. Sans doute peut-on mettre toute une vie à la formuler. Plaider pour sa clarification et son explicitation peut être perçu comme mettant en danger la dimension « objective » du savoir, selon une conception de ce dernier comme épuré de toute relation avec la subjectivité et l’expérience personnelle du chercheur.

L’œuvre d’Emmanuel Terray, dans sa diversité, ses allers et venues se tient résolument à l’écart d’une telle perception et souligne combien, dans l’espace social, on ne peut prétendre qu’une connaissance est neutre, car son objet même, l’attention portée à tel ou tel phénomène pour la produire, les formes de son élaboration, sans même parler de ses effets éventuels, ne sont pas neutres du point de vue des relations entre les êtres humains et de leurs rapports de pouvoir. Je qualifierais volontiers ce style d’être et de philosophie à partir de l’idée de «responsabilité épistémique » énoncée par la philosophe américaine Eva Feder Kittay, lorsqu’elle souligne que le choix d’une forme d’argumentation n’est pas éthiquement neutre et implique de réfléchir à la manière dont on appréhende le phénomène étudié, et dont on en rend compte à travers l’écriture.

Une forme d’argumentation, un choix d’écriture peut aussi, à sa manière, faire violence à son objet et aux personnes impliquées par cet objet, comme elle l'observe à propos de certaines démarches de la philosophie morale au sujet des personnes mentalement déficientes ou handicapées. De cette violence potentielle de certains modes argumentatifs, du mensonge que peut représenter l’abstraction théorique, la pensée d’Emmanuel Terray me paraît tout à fait consciente. V. Faire de la théorie en tenant compte de l’infinie diversité des choses : une ambition « empiriste » toujours d'actualité Même si Emmanuel Terray n'entend pas être qualifié d'empiriste, il semble légitime d'associer sa réflexion à des questions qu'un certain courant empiriste, anglais et écossais, a formulées en philosophie au XVIIe et XVIIIe siècles. Contre la tentation sceptique, Bacon a en effet indiqué que la science devait « aller aux choses mêmes » dans le Novum organum, la difficulté consistant précisément à ne pas se perdre dans la richesse et la diversité de l'expérience. Aller aux choses mêmes consiste à tenir compte des particularia, et rechercher un moyen d'ordonner le réel. L'expérience joue un rôle essentiel dans cette perspective, à condition de distinguer sa forme commune (experientia) et sa forme savante (experimentum). Ce questionnement n'a rien perdu de son actualité philosophique. En témoignent l'effort accompli pour (ré-)inventer des démarches qui échappent au reproche qu'Emmanuel Terray adresse à la philosophie, du moins à une certaine manière de faire de la philosophie : spéculer à distance des pratiques, faire de la théorie sans tenir compte de cette infinie diversité des choses. En réalité,

certains objets rendent ce type de spéculation difficilement défendable, par exemple les questions associées aux pratiques de soin et à la recherche médicale, aux usages du corps qu'elles impliquent. Même si philosophie et médecine ont partie liée depuis les présocratiques, l’évolution du savoir et de ces pratiques médicales invitent en effet à ne pas demeurer enfermé dans le corpus philosophique pour les aborder, sous peine de poser de mauvaises questions, sans rapport avec la vie vécue des équipes soignantes, des patients, de leurs proches, sans prise sur les interrogations suscitées par l’évolution du savoir médical et des technologies disponibles. D’une certaine manière, on peut dire que ces objets conduisent d’eux-mêmes à renoncer à la spéculation à distance des pratiques. Ce renoncement implique de se confronter à des problèmes méthodologiques et épistémologiques épineux. Entre philosophie et sciences sociales, les frontières entre disciplines sont-elles vouées à se brouiller ? Quel usage philosophique des travaux en sciences sociales est possible, si «usage» est le terme adéquat ? L'écueil à éviter absolument est la position de surplomb, qui consiste à utiliser les écrits en sciences sociales comme du matériau pour le moulin spéculatif du philosophe. Il n'y a pas de solution facile ni immédiate, mais l'intention qui préside à cet effort d'invention consiste bien à s'inscrire dans le sillage de l’idée chère à Emmanuel Terray : la théorie ne peut s’élaborer à distance des pratiques et doit toujours être consciente de son ancrage dans la singularité d'une situation. L'écho de cette idée se fait clairement entendre dans le propos d'AnneMarie Mol (Body multiple – Ontology in medical practice): « The philosophy I engage in here is of a quite specific kind. It is explicit about its local origins. Thus, throughout the book there are snapshot-stories about a single multiple disease and the way it is dealt with in a single hospital and some of its surroundings. The disease is atherosclerosis, and more particularly altherosclerosis of the leg arteries. The hospital is a large university hospital in a medium-sized Dutch town, anonymized into hospital Z. By starting out from such a well- circumscribed site, I try to move philosophy away from that carry universalistic pretentions, but in face hide the locality to which they pertain. However, the idea is not to celebrate localism instead of universalism. Instead, it is to keep track as persistently as possible of what it is that alters when matters, terms, and aims travel from one place to another. » Je conclurai sur ces propos en disant que la philosophie s'efforce aujourd'hui de tenir compte de cette injonction que vous avez faite de cette critique et de ce rappel qu’elle a peut-être laissé de côté. J’ai, pour ma part, des difficultés à comprendre cette ambition de penser le social en général et de penser le social comme tout. Jean-Louis Fabiani Je vais donner la parole avec grand plaisir à Alain Badiou dont l’intervention a pour titre La dimension rhapsodique de l’œuvre d’Emmanuel Terray. Nous écouterons ensuite Emmanuel Terray dont nous attendons avec impatience les réactions. Alain Badiou Philosophe, romancier et dramaturge La dimension rhapsodique de l'oeuvre d'Emmanuel Terray Il y a à peu près exactement un demi-siècle, nous marchions sur une plage du Languedoc, Emmanuel Terray et moi-même, en discutant - chose particulière sur une plage - de l’œuvre de Morgan. C'était là l’un des éléments du travail préparatoire à la rédaction, par Emmanuel, d’un texte publié en

1969 dans la collection « Théorie » aux Éditions Maspero. L’avertissement de ce volume historique dit ceci - Permettez-moi cette touche narcissique - : « Ce présent ouvrage n'aurait pas vu le jour sans les conseils, les critiques et les suggestions d’Alain Badiou en ce qui concerne le premier texte, et d’Étienne Balibar en ce qui concerne le second. » En en tout cas, je voudrais saluer la permanence de ce trio et le fait que nous nous retrouvions tous les trois ici même pour former le club des anciens. Ce premier texte, Morgan et l'anthropologie contemporaine, est en fait une discussion serrée et savante du livre de Morgan sur les sociétés anciennes et je m’y réfère non seulement pour évoquer les souvenirs essentiels, mais parce que je pense que dès ce texte on voit apparaître ce que j'appellerais « la méthode » d’Emmanuel Terray, sa méthode en quatre points qu'on pourrait nommer « la singularité de son rationalisme », un rationalisme particulier. Je pense que le premier point, très tenace, est l'examen privilégié d'un cas réel en tant que ce cas réel est douteux, c’est-à-dire doté d’une sorte d’incertitude, d'ambiguïté ou provoquant une interrogation dialectique. Le caractère douteux de ce cas réel est lié comme à son horizon philosophique, finalement à des dialectiques abstraites bien connues qui sont celles de l'identité et de la différence, celles du global et du local, celles de l'ordre et de la rupture. Ces dialectiques sont à mon avis la vraie passion intellectuelle d’Emmanuel Terray et lui donnent aussi sa dimension de stabilité centre gauche. Le caractère douteux du cas est le suivant : Morgan est-il l'ancêtre du structuralisme, que salue avec ferveur à ce titre Lévi-Strauss ou Morgan a-t-il cédé à un évolutionnisme de type darwinien que vitupère le même Lévi-Strauss ? Le cas est donc doublement douteux. D’une part, il constitue une dialectique entre structuralisme et évolutionnisme ; d'autre part, il est au cœur d’une interprétation des passions intellectuelles de Lévi-Strauss lui-même. Autrement dit, Morgan est-il un penseur de la différence réelle des sociétés ou de leur inéluctable résorption dans une totalité supérieure ? Emmanuel Terray va d’abord montrer que le cas est réellement douteux, que cela n’est pas une interprétation arbitraire. C’est le deuxième point de sa méthode en quatre points. Après avoir saisi et décrit le cas douteux, il va constituer avec une extrême précision le dossier du cas, c’est-à-dire l'ensemble de ses tenants, aboutissants, éléments constitutifs. C’est un travail savant, extraordinairement attentif et constellé de citations précises. Emmanuel Terray a le génie des citations, mais c'est un génie véritable parce que la citation peut être un encombrement ou un paravent. Chez lui, elle est toujours réellement, absolument indexée à la constitution du caractère douteux du cas, à savoir un rapport intime et extraordinairement serré entre la lecture et l’écriture, plus généralement entre la perception du réel et sa transcription écrite. En vérité, pour qui le connaît, Emmanuel Terray est capable d’écrire la quasi-totalité de ce qu’il lit. Ses cahiers de lecture, qu’on entrevoit bien qu’ils soient cachés, permettent de mesurer le zèle à fixer, à écrire, à noter ce qui est par ailleurs lu, et c’est chez lui d’autant plus extraordinaire qu’il fait tout cela depuis toujours à la main et sans aucune espèce de machine ! Le troisième temps de la méthode d’Emmanuel Terray est en quelque sorte un élargissement de la scène primitive du doute. Le cas est douteux, on montre la réalité du caractère douteux de ce cas par une information détaillée, et enfin on va élargir cette scène du doute parce que, presque toujours, l’antinomie est greffée sur un troisième terme. C’est la méthode par laquelle la scène va s'éclaircir progressivement, non pas tant dans la triple répétition de la contradiction évidente qui a été

initialement posée, mais en faisant appel à un troisième terme, en la circonstance dans le cas de Morgan, le jugement d’Engels et Marx sur Morgan lui-même, qui intervient comme un élément de décentrement, d’excentrement du doute initial. À la lumière de ce troisième terme ou plus précisément à la lumière de l'élargissement de la scène du doute que constitue l'intervention de ce troisième terme, il y a la découverte de quelque chose qui a été inaperçu dans les deux interprétations antinomiques constituant le doute. Morgan a pu être interprété comme l'ancêtre du structuralisme, comme rallié finalement à un darwinisme des sociétés. Dans ces deux interprétations le fond du problème est presque inaperçu et ce n'est que dans l'élargissement de la scène que l’on va pouvoir rencontrer ce qui résout le problème et qui est d’une nouveauté radicale. Il y a le temps de l'invention et cette invention est de découvrir dans Morgan le couple conceptuel de la domination et de la détermination. La nouveauté radicale est de montrer qu’il y a en Morgan une sorte d’embryon d’Althusser, logé de façon absolument inattendue, à savoir le couple de la domination et de la détermination, couple très important parce qu'il autorise ce qu'on pourrait appeler un oxymore créateur. Cette découverte de quelque chose qui est comme un oxymore mais qui est une nouveauté et qui réoriente la pensée, c’est la conclusion très fréquente des essais d’Emmanuel Terray. En l'occurrence, l'oxymore est une pensée structurale du changement et si vous avez une pensée structurale du changement, votre pensée s'établit dans le centre gauche du doute parce qu’elle assume une position qui n'est pas gauchiste, qui n’est pas celle du changement absolu, mais qui va quand même éviter toutes les tentations du reniement et de la renégation réactionnaire. Donc, la méthode d’Emmanuel Terray est aussi, d'une certaine façon, une éthique de la pensée, une éthique de l'orientation de la pensée. Elle n’est pas simplement un protocole spontané. Ce protocole de pensée a aussi une vertu, une valeur qui explique la stabilité considérable de ses positions au cours du changement historique, qui ne sont jamais conservatrices ou rétrogrades, Au contraire, elles vont de l'avant, à travers, précisément, les découvertes successives des oxymores créateurs et permettent, comme la quille du navire, de stabiliser l'existence à la fois intellectuelle et pratique de mon ami Emmanuel Terray dans un centre gauche toujours bien venu. Morgan, finalement, est réintégré à ce moment-là dans le matérialisme historique conçu comme science. Il est réintégré dans le contemporain par résolution dialectique, au sens d’une nouveauté repérée de son interprétation. C'est ainsi qu’Emmanuel Terray va conclure son article par : « De nos jours », (parce qu’il faut tester que la position centre gauche est une position d'aujourd'hui et non pas une espèce de donnée éternelle), donc « De nos jours, les chercheurs marxistes affrontent la lourde tâche d'appliquer les catégories et les méthodes du matérialisme historique au vaste domaine des sociétés dites ‘primitives’ , domaine jusqu'à présent abandonné aux diverses idéologies anthropologiques et d'édifier une science des formations sociales que ne domine pas le mode de production capitaliste. » Le livre de Morgan, par ses succès, par ses erreurs et par ses confusions, en tant que cas douteux, constitue la meilleure des introductions. Par cette leçon méthodique, non seulement vous avez éclairé le cas douteux par son inclusion finale dans une contemporanéité positive, mais en même temps vous le gardez en tant que cas douteux comme généalogie ou comme origine du développement de la contemporanéité.

C’est délibérément que je parle du premier livre d'Emmanuel Terray. Dira-t-on qu’il a nécessairement bien changé depuis 1969, et même avant en réalité ? Certainement, en ce qui concerne le projet d’une science des formations sociales. Ce n’est pas ce point-là qui va constituer l’invariance. Dans Le troisième jour du communisme qui date de 1992, merveilleux petit livre d’ailleurs, où, bien avant moi, Emmanuel annonçait le retour obligé du signifiant communisme, Terray en vient à écrire tout un chapitre sous le titre : « Le divorce avec la science ». Donc, une vingtaine d'années après le salut à la science, c’est le divorce. Ce thème des séparations douloureuses - sur lequel je serai très discret - est aussi très présent dans son œuvre. Il écrit en particulier : « Le marxisme, comme tel, n’entretient désormais plus aucun rapport organique avec la science qui se fait. » Ce qui était salué auroralement comme l'inclusion de Morgan dans le développement de la science, du matérialisme historique et du marxisme ne l’est plus, et là congé est donné à cette figure de la scientificité. On pourrait donc penser qu'il a radicalement changé. Ma conviction est que non. Ce changement est apparent, de conjoncture, de situation mais ce n'est pas une modification, une transformation subjective. Il n'a pas changé quant à l'essentiel qui est la subjectivité œuvrante et le rapport de la pensée au réel. D’ailleurs je pense qu’une partie du calme et de l’obstination d’Emmanuel Terray qui sont des vertus très apparente de son être, lui viennent d’une sorte d'implacable fidélité. Je peux en être témoin précisément parce que j’en ai éprouvé l'existence et les effets pendant un demi-siècle et qu’on ne peut pas imaginer d’expériences beaucoup plus longues, compte tenu quand même des quelques décennies qui nous restent. Je pense que ce qui structure cette fidélité, c’est justement le maintien de la méthode en quatre points, cette manière de penser qui va d'un cas douteux à une découverte qui à la fois éclaire le cas et le conserve. J’en veux pour preuve un livre tout à fait récent, Penser à droite, publié en 2012, où l’on va retrouver exactement le même cheminement appliqué à un objet tout à fait différent. On commence par un cas douteux à savoir l'objet, la droite, la pensée à droite. Il est immédiatement constitué, exactement telle que l'était la position de Morgan, comme un cas douteux. En effet, la droite est un objet multiforme et incohérent. Ce sont ses caractéristiques premières. Je dirai même qu’Emmanuel Terray prend un malin plaisir à aggraver le cas, à le rendre encore plus douteux que peut-être il n’est, comme il le faisait pour Morgan. Il veut en quelque sorte saboter dès le début sa propre entreprise, c’est simplement montrer qu'elle est presque impossible, mais il va quand même s'avancer dans cette impossibilité. Je cite : « S'il existe quelque chose comme une pensée de droite, elle n'est rien d'autre que le conglomérat confus produit par un processus de confrontation et d'ajustement. » D’un conglomérat confus, on n’attend pas une pensée radieuse. Deuxièmement, dans la pratique, les thèses de la droite n’ont pas besoin d'être cohérentes ni même compatibles entre elles. Un magma confus et incohérent : voilà le cas douteux. Ensuite on va sortir de là par la constitution du dossier, le dossier de cette incohérence et de cette confusion. Et comme toujours, cela sera solidement fait par l'examen systématique des catégories constituantes qui vont être saisies en subjectivité : « Comment penser à droite ? » Réalisme, ordre, hiérarchie, autorité, nature, individu ; donc le conglomérat va être classifié, dans un esprit, à certains égards, anthropologique, mais classifié en catégories diverses dont chacune va avoir au contraire une sorte de robustesse et de consistance qui va venir démentir en un certain sens le caractère confus de tout cela et rendre possible son acception rationnelle. Là évidemment, il s’agit de construire en quelque sorte le penseur de droite qui au départ est inconstructible puisqu’il est en confusion et incohérence et il va faire preuve, comme d'habitude, citations à l'appui, d’une endurance savante exceptionnelle. Parce que tout de même, lire de près et

citer de façon pertinente des gens comme de Maistre, Taine, de Jouvenel, Barrès, Abel Bonnard, Maurras, Henri Massis, Tocqueville, de Bonald, Maritain, Gobineau, Léon Daudet et pire que tout Chantal Delsol, c'est la preuve d’une vertu très grande, d’un ascétisme intellectuel concentré et j’ai omis dans ma liste le plus grand d'entre eux, certainement, Auguste Comte, et puis Rivarol. De Rivarol il extrait une formule superbe dont je compte faire usage. Elle me paraît être une maxime de la politique contemporaine sous toutes ses formes : « Il y a deux vérités qu’il ne faut jamais séparer en ce monde : la première est que la souveraineté réside dans le peuple, la seconde est que le peuple ne doit jamais l’exercer. » Rivarol a dit le fond des choses et Emmanuel Terray le traduit fort justement. Nos démocraties ne sont pas conformes à l’étymologie du mot « pouvoir du peuple », mais elles forment en réalité un oxymore stable et ce thème de l’oxymore stable me paraît être une figure de la pensée d’Emmanuel Terray, à savoir une oligarchie élective. Ceci est la constitution du dossier et ce dossier va aboutir à des catégories d'examens, qui unifient l'objet fuyant, qui le construisent. Parvenus à ce point, il faut l'intervention d'un décentrement de l'objet extérieur et ce terme extérieur va être la dialectique. Ce qui était apparu comme confusions et incohérences, relève en réalité d'une évaluation dialectique, à savoir l'unité de la droite, c'est sa contradiction. Sa contradiction n’est pas une objection comme au début elle l’était, elle ne constitue pas le doute, elle l'éclaire au contraire. C’est à partir du moment où l’on a saisi cette contradiction essentielle qu'on va éclairer la chose. Fondamentalement, la droite, c'est la contradiction entre le libéralisme économique et le conservatisme social. Cela donne une belle table dialectique des catégories et nous trouvons vers la fin du livre les divisions de la droite : changement contre stabilité, innovation contre continuité, cosmopolitisme contre patrie, risque contre sécurité, compétition contre consensus ; en effet, on a là la totalité dialectique des configurations à travers laquelle la droite pense et fait sa propagande. Si l’on veut l’adapter au monde contemporain, on voit que c'est la raison pour laquelle tout gouvernement singulièrement de droite n’a à la bouche que le mot « réforme ». La réforme, c’est l'oxymore stable, c’est-à-dire la perpétuation du même dans la figure de la différence radicale. C’est la modernisation incessante pourvu que les choses restent semblables. Le personnage du Soulier de satin de Claudel, Don Léopold Auguste, explique qu’il faut être « pour le nouveau », le nouveau, mais quel nouveau ? Le nouveau conforme à la nature des choses, le nouveau qui ne prétend pas rompre avec la nature humaine dans sa réalité, le nouveau qui laisse sa stabilité à l'essentiel de ce qu’il y a ? Et il termine: « Mais du nouveau en tout point semblable à de l’ancien. » C’est la pensée à droite à l'épreuve de sa propre dialecticité puisque, d'une certaine manière, elle argue subjectivement de la tradition et de la stabilité pour faire passer en réalité son allégeance par ailleurs au libéralisme économique, c’est-à-dire aux changements, aux tourments et aux crises que ce libéralisme enveloppe nécessairement. On a donc élargi la scène, construit la dialectique qui est la sienne et on va pouvoir déboucher sur le quatrième point qui est finalement un point très subtil. On peut conquérir avec cette vision une rationalité du combat contre la droite, réouvrir sa possibilité par le biais très particulier que j’ai toujours trouvé frappant en lisant ce livre d’Emmanuel. Penser à droite, c’est penser dans les catégories de l'intérêt, propre à l'élément du capitalisme généralisé, et du côté du changement, de l’incertitude, d’où la valorisation des risques formidablement créateurs que prend dans le cadre de la libre entreprise le jeune entrepreneur performant qui expose sa vie aux risques du marché, comme une vedette considérable…

D’un autre côté, il faut contrôler le pouvoir politique malgré tout, mais ce pouvoir, on le conserve plutôt avec des motifs conservateurs : bien sûr, il y aura la réforme, mais dans la plus totale stabilité. Le point faible de la droite ultimement découvert et mis en évidence par Emmanuel Terray, c’est au fond un rapport contradictoire à la politique. La politique de droite est toujours secrètement affaiblie par le fait que le rapport générique à cette politique est un rapport de suspicion et de méfiance. En particulier l'activisme politique est dénoncé par la pensée de droite comme une pathologie. La politique consiste à laisser faire les affaires. Il ne faut pas se crisper sur des principes, des valeurs, des idées de mutation politique importantes. Premièrement, Emmanuel Terray rappelle que pour le penseur de droite, la politique - on retrouve des oxymores - est totalement inutile. Les penseurs de droite montrent toujours que les révolutionnaires et les activistes politiques ont obtenu des effets qui auraient été obtenus sans eux. Deuxièmement, elle produit toujours des effets pervers. Bien qu’inutile, elle a malgré tout cette utilité négative d’obtenir des résultats qui sont contraires à ceux souhaités au départ, c’est une polémique constante. Troisièmement, et on atteint l'autre extrémité de son inutilité, elle expose la totalité de la société à de graves périls, à des catastrophes effroyables. Donc, étant inutile, pleine d'effets pervers et exposant le tout social à des périls considérables, la politique, en dernier ressort, est suspecte. Et moins il y en a, mieux on se porte, mais en définitive, il faut quand même en faire. Ce serait mieux si l’oligarchie pouvait rester de façon stable au pouvoir sans avoir à se compromettre dans cette activité douteuse qu’est la politique, mais c’est devenu impossible, depuis la Révolution française, de se passer de politique. Depuis la construction d’un cas douteux, incohérent, on arrive à la petite considération consolante que la politique est le talon d'Achille de la droite dans certaines conditions, ou peut l’être en tout cas, d’où ce développement d’optimismes mesurés qui caractérisent la position d’Emmanuel. Autrement dit, cette méthode : examen d'un cas douteux, classification savante des termes en jeu, points d’appui extérieurs et possibilités nouvelles à la fois actives et rationnelles, explique le caractère rhapsodique de l’œuvre d’Emmanuel. Si éloignées que puissent être des publications comme les Lettres à la fugitive, d'un côté, et Une histoire du royaume d’Abron, de l'autre, traverse tout cela une constante stabilité méthodologique, qui fait que le chemin de l'obscur au plus clair est toujours un peu le même et que la conclusion par l'optimisme mesuré balance ce que le doute initial peut avoir de perturbant, de confus ou voire même de cruel. Cette rhapsodie, du coup, n’a nullement besoin d'être limitée à l'analyse sociale, à l'anthropologie ni même à la politique. Le cas extrême serait le rapport à la féminité, mais je ne veux pas trop insister sur ce point. Le cas de l’amour est typiquement un cas douteux parce qu’il comporte inévitablement dans son élan, par ailleurs absolu, des éléments de crise, de négation, de méconnaissance et de souffrance. Là aussi, l’analyse s’impose, compte rendu difficile et détaillé des obstacles. On ne va pas se servir du matérialisme historique. En revanche, on va pouvoir se servir du romanesque, se servir de Proust, de Conrad, de la Princesse de Clèves. Il faut saluer aussi en Emmanuel l’extraordinaire lecteur de romans et de poèmes. Et là encore, il a trouvé quelque chose qui n’était pas secondaire, mais au contraire absolument central parce que

c'est ce qui autorisait le moment de l'élargissement de la scène conflictuelle, le moment où l’on pouvait l’inscrire subjectivement dans une dimension plus essentielle et plus consolatrice. Littérature et poésie, c’est l’appui extérieur, c'est le terme extérieur, le troisième terme dans ce champ-là. Au quatrième temps et à la fin s'invente la nouvelle rencontre où l’on trouve le salut. Ainsi, même dans l’expérience, l’existentiel d’Emmanuel, on trouve ce même cheminement dans l'épreuve de la confusion ou de la souffrance. Rien n’illustre mieux cette capacité rhapsodique que les publications du milieu des années 1990, parce que là, la littérature, la poésie, la méditation mélancolique vont encadrer littéralement l'acharnement historique et anthropologique. Je parle des éditions, pas du labeur qui est derrière, car le labeur des choses, chez Emmanuel, remonte toujours très loin. Je vois paraître des livres dont j'ai entendu parler il y a vingt ans, vingt-cinq ans, trente ans. L'édition d’Une histoire du royaume d’Abron, de 1995, est exactement encadrée par Une passion allemande en 1994 et Ombres berlinoises en 1996. La rhapsodie est là sous sa forme quasiment immédiate, en trois ans. Une histoire du royaume d’Abron est un livre stupéfiant, et encore n’est-ce qu’une version très concentrée. Je me souviens de la soutenance de thèse. Mon ami Emmanuel Terray était le seul à avoir apporté sa thèse tellement elle était lourde. D’ailleurs, Balandier s’en est excusé dans le cours de la soutenance. Il a dit : « Finalement, je me suis contenté d'un fascicule » et tous les membres du jury ont dû s'excuser. C’est le paradoxe de la thèse. Une seule personne au monde était en état de parler du royaume d’Abron : Emmanuel Terray. Les juges venaient s’instruire et ils avaient tellement à s'instruire qu’ils succombaient d'avance à la tâche ! C’est un livre qui mérite vraiment d’être lu, une contribution décisive, une autre vision de l’Afrique, y compris aujourd’hui. La conclusion générale de cet ensemble de publications, cette Afrique encadrée par deux Allemagne, est typique de l'optimisme singulier d’Emmanuel Terray : tout est possible. Je vous lis un passage significatif d’Ombres berlinoises : « Lorsque j'ai quitté la France pour m’établir à Berlin, il y a trois ans, j’aurais pu à qui m'aurait demandé raison de ce voyage répondre comme Montaigne : « Je sais bien ce que je fuis mais non pas ce que je cherche. » À présent, j'ai compris ce que je suis venu découvrir dans l'ancienne et future capitale de l'Allemagne, parce qu’elle me l'a effectivement apporté, à la fois le signe et la preuve qu' « en dernière instance », tout reste toujours possible, tout : le pire comme le meilleur. » Le tout reste possible, c'est quand même l'ouverture nécessaire pour un optimisme minimal. Si rien n'est possible ou si le possible est si contraint qu'en fait il revient à répéter ce qu’il y a, alors l’espoir est vain. C'est l'ouverture que cette rhapsodie désigne dans la subjectivité d’Emmanuel, mais en même temps, c’est le meilleur ou le pire. Le pire est donc grevé d’une possibilité catastrophique. Nous avons dans tout cela ce que l’on pourrait appeler une traversée rationnelle du multiple avec, je pense, dans le cas d’Ombres berlinoises et même d’Une passion allemande, une sorte de dominante mélancolique très présente à l'intérieur même de l’extraordinaire loyauté d’Emmanuel Terray, une loyauté dont il faut aussi payer le prix de mélancolie, ainsi qu’une fidélité exemplaire, une fidélité dont l'épreuve du réel fait qu’elle est tenace mais difficile. Ombres berlinoises, c’est presque un poème en prose avec les cimetières, les monuments, les débris à demi ensevelis sous l'herbe du temps. À côté, Rome vu par les peintres du xviiie siècle. Berlin est vu un peu dans cette esthétique-là avec les endroits où vivaient les grands apparatchiks de la RDA et ses hiérarques, et puis la tombe de Kleist et celle d’Ulrike Meinhof… Poème en prose qui est un rapport mélancolique à l'histoire. Peut-être y a-t-il chez Emmanuel Terray un rapport secret et important à

Chateaubriand, en tant que précisément chez Chateaubriand cette note se fait toujours entendre, que l'histoire est, en un certain sens, fondamentalement mélancolique, en même temps que tout est possible. Je m'accorde subjectivement avec cette méthode, tout ce rationalisme obstiné, combiné de difficulté de vivre et de mélancolie mais ne sombrant jamais dans aucune forme de nihilisme. Je m’accorde avec tout ce qu'il dit contre le refus de voir que quelque chose de la réalité nous dévaste et pour maintenir une ouverture indestructible sur ce point. Je terminerai sur le fait que mon approbation amicale et complète de tout cela ne va pas sans un léger désaccord, léger désaccord très singulier parce qu’Emmanuel a été vraiment le compagnon invariant de ma propre existence. Nous avons exactement la même trajectoire politique, à commencer par le refus de la guerre coloniale dans les années 1960. On est maintenant sur le terrain du refus des discriminations et ségrégations de toute nature dans le cadre du capitalisme mondialisé d'aujourd'hui. Nous sommes passés par Mai 68, le maoïsme, Althusser, le structuralisme, par des histoires parallèles et en plus nous avons maintenu une amitié que je crois indéfectible. Cependant, j'ai toujours le sentiment que nous ne sommes pas toujours au même endroit - il n’y a pas de gémellité amicale - et je le vois toujours très légèrement à ma droite, pas beaucoup, mais un peu. Je voudrais essayer de vous dire de quoi il s'agit, tout en insistant d'abord sur le fait qu’il est pour moi de manière fondamentale un compagnon de route sur lequel on peut compter absolument, dans la pensée comme dans l'action. Mais quelle est la nature de cet écart ? Je le caractériserais de désaccord dans l'accord, l’accord n’étant pas de la même texture, de la même qualité intime chez l'un et l'autre. Ce n’est donc pas un désaccord opposé à un accord, c’est un désaccord intérieur, en quelque manière, à l'accord. Je pense qu’il y a d'abord un accord essentiel parce que c'est un accord existentiel, un rapport fondamental à l’époque, au temps. Je prends par exemple, presque au hasard, dans Penser à droite, la première phrase du livre : « J’atteins l'automne d'une vie qui raconte cinquante années d'engagements divers et durant toute cette période je n'ai jamais cessé de contester la société dans laquelle j’avais à vivre. » Je pourrai écrire exactement la même phrase. C'est à l'intérieur de cette phrase que se passe le désaccord léger, pas entre cette phrase et une autre. Cette phrase, je la revendique comme ma phrase. Et puis après, il y a accord plus nuancé parce que cet accord a la faiblesse d’être fondamentalement négatif. C’est un accord sur le fait que nous sommes en désaccord avec la société dans laquelle nous devrons vivre, mais sur cet élément négatif nous ne cédons ni l’un ni l’autre. Je pense que les raisons pour lesquelles il y a cette négation commencent à introduire des nuances. Nous sommes évidemment d'accord sur le fait d'avoir toujours dû résister à la figure générale de la société dans laquelle nous vivions et au fond nous sommes aussi d'accord sur l'échec d'une séquence historique ou la clôture d’une séquence historique. Je poursuis avec Penser à droite : « Si j’essaie de dresser un bilan des décennies écoulées, je dois convenir que beaucoup des espérances qui nous portaient mes camarades et moi, durant les années 1960 et 1970, ont été déçues, que nombre de nos prévisions ont été déjouées et que souvent nos calculs se sont révélés faux ». Je suis d'accord mais pas tout à fait sur les trois expressions : « espérances déçues », je n’aime pas beaucoup la thématique de la déception en réalité, parce que s’il y a une chose exigée de nous, c’est bien qu'il n'est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre. L'espérance est un motif suspect lorsqu'on commence à penser qu’elle était une dimension

subjective fondamentale de ce qui a existé. Il faut faire le bilan de ce qui a échoué dans des termes qui ne paraissent pas devoir être ceux de « l'espérance déçue ». Oui, nous sommes dans l'accord, le désaccord sera de l’ordre des inflexions subjectives concernant l'accord. « Des prévisions déjouées » : j’ai une petite réticence parce que pour moi l'art de la politique c'est de toute façon toujours l'art de l'impossible, contrairement à la formule célèbre attribuée à Mendès France : « La politique c'est l'art du possible ». Je pense qu’en définitive c’est l’art de l’impossible en ce sens où le réel c’est l’impossible, et de ce point de vue-là il s'agit toujours moins de prévoir, de faire des prévisions, mais plutôt d’être en position d'assumer avec rigueur des conséquences, conséquences de l'événement, conséquences de ce qui s'est passé, conséquences de ce qui est advenu, conséquences de ce qui a surgi. Je pense que « le prévoir », la prévision et qu’elle soit déjouée, c’est déjà en partie un argument de l'adversaire, c’est-à-dire : rien de ce qu’il avait prévu ne n’est pas passé. Oui, peut-être, mais ce n’est pas mon problème car ce n'est pas la prévision qui est le ressort fondamental de la politique révolutionnaire. Et enfin « calculs faux » : certes, mais qu’est-ce qu’un calcul exactement, en politique ou ailleurs ? Puis, après tout, s’il est un point commun à Lacan et à Mao Tsé-toung, c’est bien de penser que dans l'élément du faux se construit le vrai. Les calculs faux nous invitent simplement à les rectifier mais pas à considérer que c'est un facteur d’échec. Je suis d'accord sur le contenu mais pas entièrement sur la stylistique. « Les espérances déçues », « les prévisions déjouées », « les calculs faux ». J'entends un trop d’échos de la voix de l’adversaire dans cette manière de dire. Après, il y a un accord à la lisière du désaccord, sur les modalités des nuances de l’accord. Je prends un passage du Troisième jour du communisme, petit livre que j’aime beaucoup et que j’approuve pour 95% de son contenu : « J’ai été comme bien d'autres un fervent partisan, depuis la France, de la révolution culturelle, or je ne considère pas que ce fût là une regrettable erreur de jeunesse sur laquelle il vaudrait mieux aujourd'hui faire silence ou qu'il faudrait au contraire confesser avec ostentation. » Jusqu’ici je suis entièrement d’accord. Après, ça se gâte, à mes yeux : « Bien entendu, je sais aujourd'hui que la révolution culturelle dont nous rêvions et qui inspirait en partie notre pratique politique n'avait pas grand-chose de commun avec la révolution culturelle telle qu'elle a été vécue en Chine. Pourtant, je ne suis pas prêt à mettre mon admiration d’alors au compte de l'aberration mentale. » Cette idée que l'événement révolutionnaire est en réalité un fait mythique reconstruit de l'extérieur tout à fait indifféremment au regard de ce qu'il a été réellement, c'est quand même dangereusement proche de l'idée selon laquelle il a été une fiction inutile voire nuisible. Au fond, je pense que les conservateurs, les restaurateurs et les renégats de la Révolution française des années 1818-1820 devaient à peu près dire la même chose, que la Révolution n’avait rien à voir avec ce que les révolutionnaires continuaient à raconter à leur propos. Eux n’étaient pas dupes, ils connaissaient le réel et le réel était affreux évidemment, la réalité terrible et vous avez bâti à partir de là une fiction, une invention, une imagination ! Rester fidèle à ce fantasme est totalement absurde. Je pense qu'il n'est jamais vrai que l'enthousiasme pour un événement puisse être absolument indifférent à ce qu'il y a de réel dans cet événement. Je pense que, bien entendu, l'histoire apprend plein de choses qu’on ne connaissait pas et ça c'est toujours vrai, on ne connaît jamais tout. L'histoire apprend que l'intériorité totale d’une situation était, en un sens, le fait de personne. Même Mao Tsé-toung, à un moment donné, ne savait plus du tout ce qui se passait dans la révolution culturelle, c’est évident. En même temps, ce n’est pas une objection au fait que la ligne générale suscitée par

l'événement soit en rapport avec quelque chose comme un point réel de sa constitution. Si on lâche là-dessus, alors, d'une certaine façon, l'histoire révolutionnaire devient incohérente, parce qu’on pourrait aussi bien dire que la Commune de Paris est finalement aussi la valorisation d’un échec sanglant, anarchique. Ne parlons pas de la révolution de 1917. C’est donc une manière de faire se dissoudre, disparaître de l'horizon historique le réel révolutionnaire où je vois le spectre du révisionnisme… À la fin des fins, il y a quand même un désaccord central, explicite, formulé, sans doute à l'horizon de toutes ces nuances successives et qui concerne la relation de la politique à la notion de vérité, c’est-à-dire l'inclinaison à rejoindre ceux qui pensent que la liberté politique exige qu'on en maintienne la pensée dans la sphère de l'opinion. Car après tout, ce que tu dis sur la révolution culturelle, c’est qu’on a travaillé à partir d’une opinion dont on pouvait accepter qu’elle n’ait aucun rapport de vérité avec son réel factuel. Je vois là une inclinaison, une petite torsion du côté de cette doctrine très établie, très constituée et dont l’un des penseurs les plus caractéristiques est Hannah Arendt. La politique est dans l’élément de l’opinion et du jugement et il est toujours terrible et redoutable d’y introduire la catégorie de vérité. Je ne dis pas que ce soit exactement ce que tu penses toujours mais c’est ce que tu penses parfois et que tu systématises pour la plus grande satisfaction de gens que je considère comme des ennemis. Ce désaccord est concentré dans deux passages, principalement dans La Politique dans la caverne, de 1990, et antérieurement dans un texte de 1986 reproduit dans Combat avec Méduse, qui s'appelle La politique de la transcendance. Ton effort compréhensible et argumenté dans cette direction, c’est de penser que la politique révolutionnaire en général, la politique communiste en particulier, ont en effet constitué un cas douteux, celui du rapport entre la subjectivité politique et la subjectivité religieuse. De cette façon, tu crées le doute sur le cas en introduisant l'idée que par toutes sortes d'aspects, il y a une isomorphie historique, une quantité de déterminations de l'histoire religieuse organisée, de l’histoire des grands monothéismes, de l'histoire de la foi, de ce qu’est la conviction subjective religieuse et de ce qu’a été le communisme et sa conviction. Tu apportes de l’eau au moulin à la théorie selon laquelle ça n'a jamais été qu'une religion séculière, thème mis en œuvre, comme tu le rappelles très bien, par Voegelin, Marcel Gauchet, Raymond Aron et par beaucoup d'autres. Je suis chagriné que tu te retrouves avec ces gens-là. L’amitié est toujours très sensible au fait que l'ami connaît des gens qu’on n'aime pas. C’est fatal ! L’ensemble de ceux qui manient ce type d’isomorphie entre la subjectivité religieuse et la subjectivité révolutionnaire considèrent qu’une vérité n'est absolue qu'au prix d’être aussi totalisante. D’ailleurs, je prends ici pour exemple la conclusion de La politique de la transcendance : « La différence spécifique qui nous permet de réunir dans un même genre les politiques de la transcendance, c’est le caractère à la fois englobant et absolu de la vérité fondatrice. Le contenu de celle-ci, religieux ou politique, foi ou certitude rationnelle, est indifférent. C'est pourquoi les rapprochements auxquels j’ai procédé me semblent légitimes. » Le point en jeu est que la vérité est absolue au prix d'être nécessairement englobante. Je pense que, précisément, l’une des questions de la pensée de la politique, c'est de dissocier absolu et englobant. Plus généralement, qu’une vérité ait une valeur universelle n'est nullement lié obligatoirement au fait qu'elle est en corrélation avec une totalité, et le détachement de vérité et de totalité est crucial sur ce point, parce que si l’on pense que vérité et totalité sont liées, alors on prépare l'hégémonie de l'interprétation totalitaire des expériences communistes, totalitaire ou en religion séculière. Elles viennent entièrement, si l’on regarde de près, d’une sorte de conviction que l’absoluité d’une vérité et sa connexion intime à la totalité vont de soi. Or ce n’est pas le cas. En fait, une vérité absolue peut

parfaitement être singulière et même doit l’être, sinon on parlera d'une vérité non absolue, mais une vérité non absolue est un oxymore intenable. Ce n’est pas la peine de garder la vérité si la vérité est inapte à être absolue. À ce moment-là, une vérité non absolue est une opinion. On peut se convertir au fait qu’il n’y ait pas de vérités, que des opinions, mais le prix à payer est très grand. Mon entreprise philosophique, c'est précisément de délier absoluité et totalité, c'est-à-dire de réintroduire ou d'inscrire la pluralité des vérités, l’infinie pluralité des vérités dans une absoluité sans totalisation. À cette idée, Emmanuel Terray s’oppose un peu systématiquement dans ce qui est scellé dans l’ouvrage, La Politique dans la caverne, parce que la transcendance idéaliste du côté de Platon et l'immanence matérialiste du côté des sophistes affecte nécessairement la catégorie de vérité elle-même quant à son absoluité. La sophistique, c’est l'aptitude rhétorique à manier l'opinion, à savoir plaider de façon aussi forte deux thèses opposées à quelque distance temporelle que ce soit. Et par conséquent, il faut bien dire que c’est la pratique quotidienne du politicien parlementaire. L’injection d’une dose de platonisme me paraît inéluctable dans les circonstances d’aujourd'hui, étant entendu que ce sera un platonisme détotalisé, c’est-à-dire qui prendra au pied de la lettre le fait qu’il y a une multiplicité des idées. Généralement, on s'imagine que dès qu’on est dans l’absolu et la vérité, on est dans l’un et que les opinions c’est le multiple. Donc, la liberté c’est le multiple et ainsi la liberté d’opinions, liberté fondamentale de toute démocratie. Mais la liberté d'opinion n'a aucune particularité singulière concernant la détermination des choix politiques. Je ne crois pas qu’on puisse faire l'économie de la reconstruction d'un caractère absolu des vérités dans leur multiplicité même sans avoir à les totaliser. Ton plaidoyer pour la multiplicité matérielle des opinions, le primat de la réalité contre la transcendance idéaliste confirme le sentiment récurrent que j’ai depuis 50 ans que tu es un tout petit peu à droite. Je pense qu'il faut soutenir qu'il y a des vérités. Je prends un exemple tout à fait plat et banal : dire qu’une société égalitaire dominée par le souci du bien commun est plus juste et plus désirable qu’une société soumise à la rapacité du profit privé, ceci est tout simplement vrai. Peut-être est-ce finalement le degré d'optimisme qui nous sépare à travers ces controverses sophistiquées sur l'absoluité. Terray s’approche parfois de visions réactives voisines de celles de Glucksmann selon lesquelles la catégorie centrale est celle du mal, le seul absolu véritable est le mal. Glucksmann le soutient explicitement : toute vision du bien, donc du vrai, est vouée à la barbarie totalitaire, parce qu’elle impose le non discutable, l’autorité absolue, etc… Il en résulte que l'action humaine n’est positive que quand elle est négative, elle n’est positive que pour autant qu'elle résiste au mal, interdit le mal et combat le mal. Là est la difficulté d'un accord quand il est exclusivement négatif, qu’il peut conjoindre des divisions tout à fait différentes. Cette idée que le bien n’est jamais que résistance au mal consiste à dire que ce qui est naturel, c’est le mal et qu’il faut une volonté pour résister au mal, le contraindre. Dans Combat avec Méduse, je lis cela : « Il existe, tapie au plus profond des personnes et des sociétés humaines, une puissance irréductible de désordre, de barbarie et de mort qui se conserve d’âge en âge en dépit des transformations de toute nature (économiques, sociales, politiques, culturelles) dont notre histoire est faite. Cette puissance est multiforme, mais l’effet produit est en dernière instance le même : les individus et les peuples se dressent les uns contre les autres ; les barrières qu’ils érigent à grand-peine contre la violence et la cruauté sont fragiles et risquent à tout moment de s’effondrer ; le monde retourne périodiquement vers un chaos dont il s’efforce pourtant

désespérément de s’éloigner. » Désespérément est un mot douloureux. Est-ce que réellement l’histoire de la politique d'émancipation, de la liberté, de l’égalité, c’est l’effort désespéré de s'arracher à la dictature inéluctable du mal, de la barbarie de la mort ? J’aurais aimé au moins que tu proposes un texte qui pourrait être celui-là : « Il existe, disponible en tous sujets, individuels ou collectifs, une capacité irréductible de désintéressement, de fraternité et de participation à une vérité universelle qui se conserve d'âge en âge et soutient l'affirmation créatrice dont témoignent à tout moment les configurations artistiques, les révolutions politiques, les théories scientifiques et les vies amoureuses, etc… Mettons qu’à nous deux, nous additionnerons les deux textes. C'est après tout ce qu'on pourrait tirer de notre long compagnonnage. Simplement, je pense que c’est plutôt du deuxième texte qu’il faut partir et que toi, tu sembles penser que c’est du premier, c’est-à-dire dire le primat de la résistance au mal, du combat contre méduse est primordial, déterminant alors que moi je pars d'un sentiment tout autre, le primat de la confiance dans ce dont l'humanité est capable. C'est peut-être un malentendu en définitive entre toi-même et ta propre pensée, parce que tu es vraiment actif, courageux et rebelle et tu es aussi fidèle, loyal et confiant. Je crois que tu es inapte à soutenir longtemps les conséquences désespérées d’un certain désenchantement. Ce à quoi tu retournes n’est pas la barbarie ou le chaos, mais la confiance primordiale qui te meut en réalité depuis que tu as paru sur la scène de l’histoire. En fin de compte, c’est la fraternité qui a le dernier mot chez toi, la possibilité, la capacité de la fraternité, et de l'amitié avec elle. C’est la raison pour laquelle je vais conclure par ce texte magnifique qui est ta méditation devant la tombe d’Ulrike Meinhof, la terroriste allemande que nous pouvons, effectivement, toi et moi, considérer comme égarée par la pulsion de mort, mais qui en dépit de tout, demeure avec nous. Je lis ce texte : « Un second sentiment me vient : la certitude, envers et contre tout, d'une tenace fraternité. Une simple communauté d'idées n'aurait pas suffi à la faire naître, mais, Ulrike Meinhof, nous avons longuement nourri les mêmes passions et les mêmes hantises que toi ; les mêmes colères nous ont saisis, les mêmes doutes nous ont rongés. Pour le dire d'un mot, nous avons combattu dans le même camp. Certes, nous ne t'avons pas suivie sur la voie où tu as fini par t'engager, et tu es morte loin de nous, mais lorsqu'un éclaireur s'écarte et ne revient pas, le reste de la colonne est-il en droit de l'oublier? Aujourd'hui notre troupe est dispersée, et beaucoup ne se rappellent même plus qu'ils en ont fait partie. II faut pourtant que sa mémoire soit préservée, et tu es un fragment de cette mémoire : comment pourrions-nous t'en exclure sans nous renier nous-mêmes? » Jean-Louis Fabiani Merci beaucoup. Je voudrais maintenant donner la parole à Emmanuel Terray. Emmanuel Terray Permettez-moi d'abord de remercier très chaleureusement les organisateurs de ce colloque, Frédéric Keck et Laurent Berger, l’institution qui nous accueille, le musée du quai Branly, tous les intervenants d’aujourd'hui et de demain, et vous tous qui me faites l’amitié d’être là. Je suis extrêmement sensible, plus que je ne saurais le dire, au témoignage d'amitié qui m’est donné

de cette façon et j'ai le sentiment que, du coup, un certain nombre de choses sont en ordre. Dans Une histoire du royaume d’Abron, il y a eu un roi qui s’appelait Adingra et qui, un peu contre son gré, avait été contraint de livrer bataille au puissant royaume des Ashanti. Il n’avait guère de doute sur l’issue de cette bataille, il savait qu'il serait vaincu et que son cadavre serait jeté aux chiens. Par conséquent, pour pallier cette éventualité, il avait décidé de faire célébrer ses funérailles de son vivant et sous ses yeux, de manière à ce que les choses se passent bien. C’est un peu à quoi nous procédons aujourd’hui et ça me donne une extrême satisfaction. Quelques réflexions d'abord d’ordre global. Un moment donné, dans le texte qu’il est convenu d'appeler La Volonté de puissance, mais qui n’a jamais existé comme tel, Nietzsche dit : « Nous ignorons les motifs de l'action et nous ignorons quelles seront ses conséquences, et nous agissons tout de même. » D'une certaine façon, on pourrait dire la même chose par rapport à l'écrit. Ce que nous écrivons une fois que c'est écrit nous échappe, et devient dans l'esprit de nos lecteurs quelque chose de différent. Il est toujours très fascinant d'assister au retour de vos écrits une fois qu’ils sont passés par l'esprit et le cœur des personnes qui vous ont lus. C’est un peu le sentiment que j'ai ce matin. Je découvre des aspects, des choses que je ne croyais pas avoir dites, mais que j’ai pourtant bien dites, les preuves en ont été données, et cela me donne une image de moi-même qui me surprend, qui ne me répugne pas car vous en avez parlé avec une extrême gentillesse. J’ai toujours eu le sentiment que je ne pouvais pas prétendre avoir fait une œuvre, c'est-à-dire une succession d’étapes qui se complètent les unes les autres, qui progressent les unes par rapport aux autres et qui aboutissent à la construction d'une totalité. J’ai toujours eu le sentiment de n’avoir écrit que des livres d'occasions, suscités par telle ou telle circonstance, tel ou tel hasard de la vie, une expérience anthropologique, un séjour à Berlin, etc… Je suis donc très intéressé par les exercices qui viennent d'être faits et qui tendent à restituer une espèce de cohésion à ce qui, pour moi, paraissait surtout une série d'occasions. Vous avez écouté Frédéric, Marie et Alain qui ont apporté, chacun, des contributions extrêmement réfléchies et pesées. Il m’est difficile, ne les connaissant pas au préalable, de réagir à chaud. Je prendrai juste un certain nombre de thèmes qui, dans l’immédiat, ont suscité un écho chez moi. En ce qui concerne l'intervention de Frédéric, je dirais qu’une partie de la difficulté vient du fait que le terme de « réaction » peut avoir deux sens ; une réaction peut être une réponse à une excitation, à un stimulus quelconque, et une réaction a aussi le sens d’une régression, d’un retour en arrière. Or, ce qui est caractéristique chez les grands réactionnaires que tu as cités : Maistre, Bonald, c’est qu’ils ne croient pas du tout au retour en arrière et que les systèmes qu'ils proposent sont des systèmes utopiques d'une certaine façon. Je vois dans Maistre et Bonald quelque chose comme la symétrie des grands utopistes socialistes : Fourier, Cabet, etc… parce que la société qu'ils bâtissent ne prétend pas être un retour en arrière. Ils savent bien que c'est impossible et ce qu'ils proposent, c’est une révolution qui ne s’inscrit pas dans le progressisme de leurs contemporains. De ce point de vue, je pense que ce qu'on appelle les penseurs des réactions ne sont pas réactionnaires. En ce qui concerne l'intervention de Marie, je souscris tout à fait à l’idée selon laquelle ce qui était très important pour moi, c’était effectivement l'ordonnancement d’un « réel ondoyant et divers ». J’ai eu l’occasion de raconter à plusieurs reprises que, quand je suis rentré à l'École normale en 1956, la première année j'avais lu trois livres : Les structures élémentaires de la parenté, La science des rêves de Freud et Le Capital de Marx. D’une certaine façon, les trois livres m'avaient paru procéder de la même entreprise intellectuelle, c'est-à-dire de la mise en ordre du chaos, de l’empirie, du désordre du réel. Je pense que c’est une entreprise à laquelle j’ai souscris pendant extrêmement longtemps. Le

problème qui est posé, Marie l’a mentionné sous le titre : « penser le réel comme un tout ou penser le social en général ». Je crois que nous devons tenir à la fois, et c’est peut-être un oxymore de plus, la nécessité pour laquelle il faut essayer de penser le réel et le social comme un tout, et la conviction qu'en réalité le réel et le social ne sont pas totalisables. Mais nous ne pouvons pas ne pas essayer de les penser comme des tout, car au nom de quoi ferions-nous le tri, à l’intérieur du réel, entre un essentiel et un accessoire, faute de quoi nous retournerions à l’empirisme ? Par conséquent, nous avons une espèce d'obligation d'essayer de tenir compte et d’articuler tout ce que nous avons sous les yeux. L’exigence du rationalisme implique que le réel n'est jamais totalisable et la totalisation est une entreprise infinie. Enfin, j’en viens à la très amicale intervention d'Alain Badiou. Centre-gauche ? Oui, j'accepte tout à fait, et l’idée que je me situe un peu à ta droite est effectivement juste puisque je suppose que toi, tu te situes à gauche et non pas au centre-gauche. Mais pour me situer au centre-gauche, j’invoquerai l’autorité du Président Mao, et tu te rappelles la manière dont il définit nos tâches politiques : isoler la droite, rallier le centre, consolider la gauche. Cela se traduit par une position de centre-gauche dont, si mes souvenirs sont exacts, Mao dit que c'est la position stratégique clé de l’histoire. Tous les gens qui ont fait effectivement avancer la cause de l'émancipation se sont situés, à un moment donné, au centre-gauche. De même, « optimisme mesuré », j'accepte aussi cette idée. En général, je préfère l’exprimer autrement en me rapportant à la célèbre formule de Romain Rolland reprise par Gramsci : « Pessimisme de l’intelligence, mais optimisme de la volonté ». Il y a des personnes qui sont plus douées pour l'exploration et pour l'invention et il y a des personnes qui sont plus douées pour la consolidation, la consolidation de l’acquis, parce que chacun sait bien qu’une avancée est toujours un risque et qu’ensuite il faut consolider les fonds pour ne pas risquer d’être isolé. Je pense que je me retrouve plus volontiers dans cette tâche de la consolidation. Il me semble que ça correspond plus à mon tempérament, à mon expérience. En ce qui concerne nos divergences, oui, je les accepte. Je pense que l'une des choses qui a toujours été extrêmement importante pour moi depuis mon adolescence politique, c’est la notion de camp, c'est-à-dire l'idée que dans la société, dans l'histoire, il y a des camps. Et comme en réalité il y en a deux, le problème est de savoir dans lequel on se trouve. Je me souviens d’un très bel article d’Ignazio Silone, dans la revue Preuves, qui expliquait l'origine de son adhésion au mouvement communiste international. Il disait qu’il avait été élevé dans les Abruzzes, dans la petite bourgeoisie catholique, qu’il allait à l'église, mais qu’il y avait, hors de l'église, les ouvriers agricoles et qu’il a alors éprouvé la nécessité de sortir de l’église pour aller les rejoindre. L’histoire de l’appartenance à un camp est extrêmement importante et je me suis toujours perçu comme essayant de m'inscrire dans l’un de ces deux camps, et j'ai toujours ressenti très profondément l'espèce de solidarité avec mon camp, y compris quand la majorité de ses membres s’engageaient dans des voies inadmissibles et inacceptables. Nous vivons aujourd'hui, me semble-t-il, encore sous l’effet de ce que j'appellerais l’effondrement de l’expérience communiste, l’effondrement de l'URSS, l'effondrement des parties qui se réclamaient du communisme. J'ai vécu cet effondrement probablement de façon plus tragique que toi, parce que, d'une certaine manière, quelles que soient les erreurs, et il y en a eu d’abominables dans ce camp, je me sentais quand même solidaire et, du coup, comptable moi aussi, de ses erreurs. Tu as invoqué la notion de fidélité. Oui, je pense que c'est pour moi une valeur extrêmement importante et j'ai toujours regretté que la belle devise allemande : « Mon honneur s’appelle fidélité »

ait été confisquée par une organisation évidemment innommable. Dernier point : tu as avais très justement mis l'accent sur le rôle de l'oxymore, défini, je te cite, comme « pensée structurale du changement ». J’avais accédé à cette idée de l'importance de l'oxymore dans un texte qui avait été rédigé dans le cadre des Conférences du Perroquet, à ton invitation, en réfléchissant à l'histoire du christianisme primitif et à l'élaboration de l'orthodoxie chrétienne. J’avais essayé de montrer dans ce texte que, de proche en proche et en luttant contre des hérésies symétriques, la doctrine chrétienne en était arrivée à poser de façon parfaitement consciente, délibérée et réfléchie, un oxymore comme le cœur même de la doctrine catholique, à travers des conciles comme le concile de Nicée, l'oxymore de l’un et du multiple, - c’est la Trinité -, ou à travers le concile de Chalcédoine, la personne du Christ comme à la fois finie et infinie, mortelle et immortelle, toute puissante et limitée, etc... avec l'idée que lorsqu’on faisait d'un oxymore le cœur même d'une doctrine, on pouvait, la contradiction étant englobante, s'assurer de la maîtrise de la totalité et que, par ailleurs, on pouvait se jucher en quelque sorte sur une crête qui permettait de faire silence à tous ceux qui se trouvaient de part et d'autre de cette crête. C’était par conséquent une position de pouvoir considérable. Je pense que cette position de pouvoir a joué dans ce contexte mais on pourrait montrer que, d'une certaine façon, l'élaboration de la doctrine communiste a obéi au même schéma à travers des difficultés comme celles qui opposent le parti à la masse, etc… Ceci dit, j'espère pouvoir bientôt lire vos textes pour, le cas échéant, y réagir. Je voudrais vous remercier de les avoir faits et renouveler mes remerciements à vous tous et aux organisateurs du colloque pour m'avoir permis de vivre ce qui est pour moi un moment heureux. Jean-Louis Fabiani Merci beaucoup Emmanuel. Nous devons mettre fin à cette matinée. J’espère que nous aurons l’occasion de reparler avec vous de ces thèmes. Rendez-vous cet après-midi pour le deuxième panel de cette conférence.

« Repenser l’anthropologie aujourd’hui avec Emmanuel Terray » Mardi 25 mars

Panel 2 : anthropologie de l’Etat : guerre, esclavage et domination politique Laurent Berger Anthropologue, maître de conférences en anthropologie à l’EHESS Je vous propose de continuer ce colloque sur des bases aussi intéressantes que celles qui ont été établies ce matin. Ce second panel est consacré à l’anthropologie de l'État et abordera des phénomènes tels que la guerre, l’esclavage et la domination politique. Pour introduire ce panel, je vais prendre quelques minutes pour rappeler les principaux éléments de l’étatisation des sociétés africaines qu’Emmanuel Terray a produits afin que vous puissiez mieux entendre les angles d'attaque et de discussions que chacun des intervenants ici va développer par la suite. Cette réflexion sur la nature et l’origine de l’État, en l'occurrence un Etat secondaire qui se développe après que des Etats dans la région eurent été fondés antérieurement, repose sur trois facteurs principaux. Le premier, en hommage, on pourrait dire, à Engels, sur lequel Emmanuel insiste beaucoup, c’est l’avènement d’une fracture sociale radicale entre dominants-gouvernants et dominés-gouvernés qui est représentée dans l’essentialisation de la supériorité des premiers sur les seconds. Le deuxième élément, c’est l’apparition de relations de type contractuel entre les différentes élites - que l’on pense au serment ou au pacte. Ce qui va de pair avec le développement de ces relations contractuelles, c’est l'institutionnalisation d’une violence armée légitime à l'égard des populations assujetties, que ce soient des paysans ou des esclaves. Le troisième élément, c’est la conjonction d’une expansion des réseaux commerciaux avec la sédentarisation de bandes d’aventuriers en rupture de ban avec leur société sans Etat d’origine. Si l’on prend l’exemple abron, toute l’ingéniosité d’Emmanuel Terray a été d’intercaler, dans la chaîne causale qui relie l'expansion du commerce lointain en Afrique de l’Ouest, mais aussi dans toute l'Afrique du Nord, à la jeunesse de l’Etat secondaire, trois maillons essentiels, nécessaires à ce que ce processus d’étatisation des sociétés lignagères d’origine arrive à son terme. Le premier maillon, c’est l'apparition d'un esclavage productif en parallèle de la production domestique paysanne. L’apparition de cet esclavagisme reproductif exige un recrutement et un encadrement de la main-d'œuvre servile sur de nouvelles bases d'exercice de la violence armée justement. Deuxième point important : la création de villes cosmopolites liées à cette expansion de cultures

marchandes lettrées, liées aussi à l'expansion des diasporas mandingues, et la fondation, le développement de ces villes qui sont des relais, bien souvent, de caravanes transsahariennes, nécessite, supposent une protection militaire d'une part, et produisent, d'autre part, comme l’a développé Emmanuel, une idéologie gouvernementale et souveraine d’exercice du pouvoir politique. Troisième maillon important : la sédentarisation de bandes de guerriers, bien souvent à cheval, issus des confédérations villageoises ou des sociétés lignagères, qui s'opère par la conquête de populations paysannes généralement composites, et donc l'établissement de contrats de type rituel d’alliances matrimoniales entre ces bandes et ces populations paysannes, qui va de pair avec un partenariat privilégié établi avec ces fameuses diasporas commerçantes marchandes. Toute la subtilité de cette construction théorique est de montrer que l'État naît à la confluence de dynamiques exogènes relatives à l'échelle régionale et relatives à l’expansion de l’Empire mandingue, et de dynamiques endogènes qui sont liées à la sécrétion d'individus plus ou moins marginalisés, en tout cas en position d'être dominés dans leur propre société d'origine. Si l'on regarde plus précisément ces trois maillons, on voit que les deux premiers sont favorisés directement par l'expansion du commerce de longue distance, c’est-à-dire que les diasporas hungara à l'origine qui vont se transformer en diasporas douala, maraka, etc…, vont, depuis le XIVe siècle, partir en quête de nouvelles sources d'approvisionnement en or, en esclaves, en kola, et stimuler localement les razzias et l’esclavage productif. Ce qui est bien mis en évidence par Emmanuel, c’est le lien très ténu qui existe entre le commerce de biens de prestige et le développement de l'esclavage productif. Ces élites nouvellement étatisées se distinguent par la consommation de biens de luxe qui nécessite une exportation de biens produits par des esclaves et par les razzias qu’elle contrôle. Vous avez ces deux premiers maillons qui sont liés à l'expansion de la diaspora et le troisième et dernier maillon, c’est-à-dire la sédentarisation des bandes de guerriers et leur alliance avec les diasporas d'un côté, et les populations paysannes mélangées, de l’autre. Ce troisième et dernier maillon peut être considéré comme un « effet domino » propre au cycle d'ascension et de déclin hégémonique des Empires africains. Il y a donc tout un travail sur les échelles qui est fondamental au sens où les expéditions militaires de guerriers mandingues à la recherche de terres, d’esclaves, pour échapper, bien souvent, aux querelles de succession à l'échelle de l'Empire, provoquent, par ricochet, des mouvements de populations et de colonisations au sein même des confédérations villageoises et des sociétés lignagères d’Afrique de l'Ouest, et favorisent donc l’ouverture de carrières d'entrepreneurs politiques parmi les cadets, les soldats de fortune, les chasseurs et les colporteurs. J’ai résumé à grands traits cette théorie du processus d’étatisation en Afrique de l'Ouest afin que vous puissiez situer la nature des contributions qui vont la croiser d'une manière ou d'une autre, mais jamais dans sa globalité. Je laisse la parole à Paul Lovejoy et le remercie.

Paul E. Lovejoy Historien de la diaspora africaine, professeur à York University, Toronto Mode de production des sociétés esclavagistes Dans les années 1970, j’ai pris part aux débats sur les modes de production et sur l’esclavage en Afrique. Chez Martin Klein, à Toronto, assis dans le salon à même le sol avec une dizaine d’autres participants enthousiastes, j’ai assisté à des séminaires facultatifs, organisés hors du cadre de l’université, sur le marxisme et l’esclavage. Ensemble, nous lisions, discutions de nos lectures, formant une cellule parfaite au cœur du milieu universitaire et de la politique de gauche. Nous avons étudié Marx, d’abord Das Kapital, puis Pre-capitalist Modes of Production, et nous débattions de Terray, Meillassoux, Coquery-Vidrovitch, Rey, Amselle et Bloch. Cette réflexion sur les modes de production « précapitalistes » m’a propulsé dans l’étude de l’esclavage. C’est au Nigéria, au Niger et au Ghana que j’ai effectué mes propres recherches sur le terrain, en particulier à Kano et à Zaria, où je me suis penché sur le capital marchand dans le commerce du kola, la production et la distribution de sel, la fabrication de textiles et, surtout, l’importance des pratiques esclavagistes dans le califat de Sokoto au xixe siècle. Rappelons que le califat de Sokoto était, par la taille, le deuxième État indépendant d’Afrique à l’époque précoloniale, après Songhaï. Par la suite, j’ai participé à la restauration et à la préservation de très nombreux documents originaux, non seulement sur le califat et plus généralement l’Afrique occidentale, mais aussi sur la vaste diaspora africaine installée dans les Caraïbes, au Brésil, en Amérique hispanique et en Amérique du Nord. Le volume des données amassées au cours des divers projets auxquels j’ai été associé à une forte incidence sur la recherche et sur les questions que nous nous posons. Mes étudiants ont poursuivi nombre de mes premiers travaux sur l’esclavage et la production, et contribué à la collecte et à la sauvegarde de documents originaux en s’inspirant de mon travail et avec mon soutien. Mon marxisme s’est donc exprimé dans la formation de mes étudiants ; leur apport dans le domaine des connaissances nouvelles n’a cessé de progresser de façon exponentielle.

Que m’ont apporté ce débat marxiste sur l’esclavage et les diverses discussions sur les modes de production précapitalistes ? D’abord, un éclairage sur les « transformations dans l’esclavage », puis la prise de conscience qu’il est possible de reconstruire l’histoire de l’esclavage en Afrique et de mettre en regard l’histoire africaine et l’étude de l’esclavage en Amérique, enfin, le constat que l’histoire sociale de l’Afrique et la diaspora africaine sont étroitement liées. En 1979, lors d’une conférence, j’ai présenté les éléments fondamentaux de ma thèse qui ont été édités la même année. Une version plus étoffée a été publiée sous le titre : Transformations in Slavery: A History of Slavery in Africa par Cambridge University Press en 1983. La troisième édition de cet ouvrage, parue en 2012, a été traduite en portugais à Rio de Janeiro ; elle le sera bientôt en français, chez Karthala, et aussi, je l’espère, en espagnol.

Les travaux de Terray sur le Royaume abron ont transformé ma façon de penser l’esclavage. J’en suis venu à reconnaître le caractère central de cette pratique dans de nombreuses régions d’Afrique occidentale. Or cette centralité est difficile à concilier avec les images d’un esclavage contingent, que l’on retrouve disséminées dans les sociétés fondées sur la parenté, là où les

étrangers étaient facilement intégrés au sein des communautés. Mon objectif n’étant pas à l’époque d’étudier l’esclavage mais le commerce, je me suis rendu au Nigéria pour écrire une histoire du négoce des noix de kola. La façon qu’avait Terray de concevoir l’organisation de la société abron s’articulait sur la reconnaissance des pratiques esclavagistes comme élément fondamental des relations sociales. Bien que ce ne fût pas là l’objet de mes recherches, je fus le témoin de cette réalité dans la région des Hausa, au nord du Nigéria. Les marchands que j’étudiais alors étaient esclaves par origine, mais ayant prospéré dans le négoce du kola, ils étaient devenus des propriétaires d’esclaves à grande échelle. À l’instar de Terray dans ses travaux sur le Royaume abron, je me suis intéressé au commerce à longue distance ainsi qu’au système étatique, et j’ai découvert une économie politique qui plongeait ses racines dans l’esclavage. J’écrivais sur les plantations que j’étais en mesure d’identifier et d’étudier ; je recueillais des informations sur l’économie esclavagiste ; je découvrais la masse considérable de matériaux sur l’esclavage dans la documentation du début de la période coloniale britannique, matériaux que de nombreux chercheurs ont utilisés depuis et qui ont été copiés et numérisés. La question de la servitude y est examinée dans toute sa complexité et avec une grande richesse de détails. On y trouve notamment les biographies de quelque mille personnes pour le seul califat de Sokoto au xixe siècle.

Dans mes travaux théoriques, j’attire l’attention sur le processus de transformation qui a conduit à une intensification de l’utilisation des esclaves comme « mode de production ». Dans ce « mode de production esclavagiste », l’institutionnalisation de l’asservissement, l’officialisation de la structure de la traite et la codification de la servitude dans le droit et la coutume assuraient la centralité de l’esclavage dans le processus de production. Ce cadre conceptuel met l’accent sur cette pratique non pas en tant que simple institution, mais en tant que système, et ce afin de bien souligner la différence fondamentale qui existait entre d’un côté l’esclavage pratiqué dans les lieux diasporiques où bon nombre d’esclaves étaient amenés de force (Amérique et monde islamique au nord du Sahara notamment) et, de l’autre, l’esclavage pratiqué en Afrique subsaharienne. Si l’on trouve des Africains asservis aussi bien en Afrique intérieure qu’en Amérique et en Afrique du Nord, la différence est que les seconds n’étaient pas réduits en servitude après leur arrivée dans ces contrées lointaines, mais qu’ils étaient déjà esclaves avant d’embarquer. Je soutiens que les spécificités de l’esclavage en Afrique en tant que mode de production témoignent du couplage entre mécanismes de l’asservissement et traite et utilisation des esclaves. Le passage de la servitude en tant qu’aspect marginal à la servitude en tant qu’institution centrale de la société a eu pour effet de consolider un mode de production fondé sur l’esclavage. L’expression « mode de production » est utilisée ici pour insister sur le lien qui unit, d’un côté, l’organisation sociale et le processus productif, et, de l’autre, les moyens de pérennisation de ce lien. Ce concept permet de faire ressortir les relations sociales de la production, c’est-à-dire l’organisation de la population productive sur la base de son identité et des moyens employés pour la gérer. Cette interaction entre les relations sociales et les relations économiques de la production nécessite des conditions spécifiques à chaque mode de production qui assurent la régénération du processus productif ; sans cela, il n’y a pas de continuité historique, mais seulement un cas isolé de production. Enfin, la relation entre ce processus et sa régénération trouve son expression dans les structures idéologiques et

politiques de la société – parfois désignées sous le terme de « superstructure » – comme moyen de distinguer ces caractéristiques de la base matérialiste.

Une société se caractérise par un mode de production esclavagiste dès lors que sa structure socioéconomique comprend un système intégré d’asservissement, de traite et d’utilisation d’esclaves au sein de la société elle-même. Des esclaves devaient être employés dans la production et, par conséquent, le type de transformation mis en évidence par Moses Finley s’était nécessairement produit. En règle générale, cette transformation se traduisait par l’utilisation des esclaves dans l’agriculture et/ou l’exploration minière, mais aussi dans les transports, où ils servaient de porteurs, de commis aux stocks et de pagayeurs de pirogue. Ceux-ci pouvaient également remplir d’autres rôles (concubinage, adoption dans les groupes de parenté, sacrifice, etc.), mais ces fonctions sociales et religieuses ne devaient pas l’emporter sur les fonctions liées à la production. Par ailleurs, il fallait garantir le maintien du nombre d’esclaves. Cette régénération pouvait prendre diverses formes : enfantement au sein des populations asservies (héritage du statut d’esclave), razzias, guerres, kidnappings et autres méthodes de réduction en esclavage, mais aussi traite négrière et don d’esclaves en guise de tribut. Étant donné que la reproduction naturelle suffisait rarement à maintenir les effectifs des populations asservies, l’asservissement et la traite étaient généralement des préalables nécessaires à la consolidation d’un mode de production esclavagiste.

Il y a lieu d’insister sur la mise en place d’un système de production fondé sur l’esclavage par la reconstitution des stocks d’esclaves, car cet élément joue un rôle important dans la reconstruction de l’histoire de l’esclavage dans le contexte africain. Ce système met en lumière trois situations historiques, qui sont en partie liées et en partie indépendantes. Premièrement, il offre un axe d’analyse de l’interaction entre l’Afrique et la demande d’esclaves dans le monde islamique d’Afrique du Nord et au Moyen-Orient. Deuxièmement, il souligne les liens entre l’Afrique et le continent américain, où les esclaves africains étaient indispensables à l’exploitation des plantations et à la bonne marche du secteur minier. Troisièmement, il permet d’analyser l’utilisation très répandue des esclaves en Afrique à des fins de production, en particulier au xixe siècle, après la fin de la traite transatlantique des esclaves. Dans chacune de ces trois situations, un mode de production fondé sur l’esclavage s’est développé, chacun avec ses caractéristiques propres. Dans le cadre conceptuel que j’ai adopté, je fais la différence entre l’esclavage comme aspect marginal de la société, l’esclavage en tant qu’institution et l’esclavage comme mode de production. D’un point de vue conceptuel, cela facilite l’étude de ces trois situations différentes. Si les ouvrages théoriques qui rendent compte du débat entre marxistes et non-marxistes et aussi entre marxistes eux-mêmes ont inspiré ce cadre conceptuel, mon utilisation des expressions « mode de production » et « formation sociale » se distingue toutefois nettement de celle des autres experts du domaine. Ainsi, je me démarque catégoriquement de l’approche adoptée par Samir Amin, Barry Hindess, Paul Q. Hirst et d’autres qui s’appuient sur un cadre inspiré de l’interprétation de Louis Althusser, car, ces théoriciens l’admettent volontiers, leur analyse repose sur des constructions idéales et anhistoriques. En fait, je me rallie plutôt à la formulation d’Emmanuel Terray, dont l’objectif est de fournir un « instrument d’analyse », que je suppose être un « instrument d’analyse historique ». Dans cette optique, « mode de

production esclavagiste » se veut une expression descriptive dont la portée théorique peut être développée en examinant la place des esclaves dans la production comme première étape de la reconstruction historique. Dans mon analyse du rôle de l’esclavage dans l’économie politique africaine avant 1900, j’ai appliqué un certain nombre de concepts – « mode de production », « formation sociale », « transformation », etc. – afin d’étudier l’expansion de l’esclavage productif. Cet éclairage s’inspire de la pensée de Marx, en particulier telle qu’elle se présente dans les diverses manières d’étudier les modes de production. Les spécialistes reconnaissent aujourd’hui l’importance de la servitude dans l’économie politique de l’Afrique occidentale. Cela étant, parmi les tenants du rôle primordial de l’esclavage dans l’histoire, Terray occupait une place à part, une place déterminante. Selon lui, « une formation sociale ne peut être comprise qu’en commençant par analyser les relations de production qui en sont le fondement. »

Terray s’est concentré sur une situation historique bien particulière de l’Afrique occidentale, à savoir l’État akan du Gyaman, et aussi, par voie de conséquence, l’Asante, tout comme je me suis intéressé en priorité au califat de Sokoto et tout particulièrement aux émirats hausa d’Afrique centrale. Dans sa reconstruction de l’histoire du Gyaman et donc de l’Asante, dont le Gyaman deviendra une extension, Terray établit dans son article : « La captivité dans le royaume abron du Gyaman » : « l’importance décisive de l’exploitation des captifs dans le fonctionnement de la formation sociale. » Nous avons tenté de mettre en lumière l’existence d’une formation sociale abron dotée d’un mode de production reposant sur l’esclavage, qui régit une partie considérable du travail dans trois secteurs essentiels de l’économie : l’agriculture, l’extraction de l’or et le transport [portage]. Il faut d’emblée souligner que le renouvellement des relations sociales qui constituent ce mode de production présente des caractéristiques particulières, que nous avons déjà mentionnées et que l’on peut résumer ainsi : il n’y a pas de reproduction naturelle ni biologique des populations de captifs.

Ce dernier point occupe une place centrale dans le modèle de Terray. L’incapacité de la formation sociale à se maintenir sans l’acquisition de nouveaux esclaves illustre l’une des caractéristiques essentielles du mode de production esclavagiste : la nécessité d’un asservissement continu et de la traite pour maintenir l’ordre social et le fondement économique de l’État. Mes travaux sur le califat de Sokoto, étayés aujourd’hui par de nombreux autres spécialistes, apportent la preuve de cet asservissement continu de la population tout au long du xixe siècle et, partant, de la désertion massive des esclaves à l’époque de la conquête du califat par les Européens entre 1897 et 1903. Mais nombre d’entre eux ne prirent pas la fuite, le régime colonial modifia les relations de production et l’accent fut mis sur la propriété des terres, tandis que tous les responsables publics furent autorisés à conserver et à faire prospérer au moins une plantation. L’émir de Kano en conserva ainsi trente-six de bonne dimension, où plusieurs milliers d’esclaves ont travaillé jusqu’à une période avancée du xxe siècle.

Le concept de « mode de production » suppose donc une interaction complexe entre l’économie, la société et l’État, sous une forme qui reproduit ces relations. Ses éléments

essentiels comprennent le recours habituel au travail des esclaves dans des secteurs clés de l’économie, le développement de rapports de classes fondées sur la relégation des esclaves au bas de l’échelle sociale et l’attribution à certains d’entre eux, privilégiés, de postes d’autorité et de dépendance à la royauté en vue de renforcer le mode de production esclavagiste. Les travaux de Terray m’ont aidé à comprendre comment une infrastructure politique et commerciale pouvait être consolidée de façon à conserver ces formes d’exploitation. L’histoire nous montre clairement qu’il n’était pas nécessaire que les esclaves prédominent dans tous les secteurs de l’économie, mais ils devaient participer à la production, quelles que soient les autres fonctions qu’ils aient remplies par ailleurs. Si les propriétaires d’esclaves tiraient leurs revenus de multiples sources, très souvent, une part substantielle provenait d’activités liées à l’esclavage, à la traite et à l’appropriation du produit du travail. Ces activités tenaient une place importante dans l’économie politique quasiment partout en Afrique occidentale aux xviiie et xixe siècles, et c’est sur ce point que j’aimerais m’attarder ici. Car il faut bien que d’autres types de relations, comme celles relatives à la parenté, au tribut, à l’impôt et au pillage, aient été touchées. Le développement de liens de dépendance constituait un contrepoids à l’esclavage. Ainsi, parmi les paysans libres, les structures de parenté étaient souvent renforcées pour faire face au danger que représentaient les razzias destinées à capturer des esclaves et pour répondre au besoin de se défendre collectivement. Le paiement de tributs et d’impôts était communément une solution de substitution à la servitude, même si l’État pouvait user de son pouvoir pour sanctionner ceux qui ne maintenaient pas ces liens de subordination. Avec la coopération de Catherine Coquery-Vidrovitch, dans un ouvrage intitulé The Workers of African Trade, j’ai étudié les travailleurs esclaves africains afin de mieux comprendre le rôle du salaire versé sous forme de rémunération ainsi que les diverses modalités de confiscation du produit du travail.

Mon ouvrage, Transformations in Slavery, s’inscrivait dans le sillage de la formulation de Terray : il s’agissait de comprendre où et quand l’esclavage était un aspect fondamental de la formation sociale dans différentes sociétés africaines. En tant que construction théorique, il existait un mode de production esclavagiste chaque fois que l’esclavage était essentiel au processus productif de façon générale ou à un secteur de l’économie en particulier, notamment lorsque ce secteur était lié au commerce d’exportation. Souvent, cette condition s’accompagnait de l’exploitation du travail des esclaves à grande échelle, dans les plantations, dans les mines et pour la récolte ou le ramassage de produits naturels. Chacune de ces situations présentait des différences considérables en termes d’organisation de la production. L’emploi d’un terme conceptuel commun pour les caractériser revient à mettre l’accent sur le fondement de la division sociale de la main-d’œuvre et non sur le degré de développement du marché dans l’économie. La culture de produits agricoles dans des plantations témoignait parfois, mais pas systématiquement, d’une situation de marché très développé. Les produits de la plantation étaient destinés aux armées et aux palais, ou exportés. L’agriculture reposait sur de petites houes, des coutelas et des machettes, qui servaient à débroussailler et à créer les buttes ou les sillons dans lesquels les graines étaient plantées et qu’il fallait entretenir. Compte tenu du niveau de technologie, l’investissement était assez faible, que ce soit en termes de capital ou d’amélioration des sols. L’exploitation aurifère, dans l’Asante ou le Buré par exemple, était tournée vers le commerce. Les mines d’or exigeaient un certain investissement, d’où, outre la

main-d’œuvre servile, la nécessité d’apporter des capitaux. Mais ces améliorations étaient temporaires et quasiment réduites à néant par les pluies chaque année ; la ressource humaine était donc aussi, dans ce type de production, la variable clé. Le ramassage de produits naturels comme la gomme arabique, la cire d’abeille et le caoutchouc exigeait aussi une main-d’œuvre abondante. Si ce n’est l’achat d’outils très rudimentaires, il n’y avait pas d’investissements matériels pour maintenir ou accroître la production.

Il apparaît donc que dans toutes ces situations, la coordination de la main-d’œuvre aux fins de l’exploitation des ressources était le facteur déterminant. Le personnel constituait quasiment la seule variable d’ajustement de la production. L’esclavage était une solution efficace, différente des autres formes d’organisation de la main-d’œuvre, et, par conséquent, là où le processus productif était fortement dépendant de cette pratique, il se dégage, parmi les autres modes, un mode de production esclavagiste. Prélèvement d’un tribut auprès de paysans libres, coordination de la main-d’œuvre fondée sur la parenté, production de paysans indépendants pour faire face à une limitation des opportunités du marché, constitution d’un réservoir de main-d’œuvre par servitude pour dettes, tous ces moyens de production, et d’autres, cohabitaient avec l’esclavage. La mise en évidence d’un mode de production esclavagiste ne minimise pas l’importance de ces autres modes d’organisation, mais elle rend compte avec exactitude de la part dynamique de l’économie politique, tout au moins aux xviiie et xixe siècles. L’adoption d’une large perspective historique et géographique permet de mettre en évidence les deux conditions nécessaires à l’établissement d’un mode de production esclavagiste. Premièrement, ce mode de production nécessitait des mécanismes d’asservissement qui devaient être politiquement institutionnalisés. Certaines guerres n’étaient certes pas menées dans le seul but de se procurer des esclaves, mais il fallait néanmoins que la servitude, en tant que sort des prisonniers, devienne acceptable et, de fait, probable. La demande de rançon en échange de captifs et les raisons complexes invoquées pour justifier qui pouvait être réduit en esclavage et qui ne le pouvait pas ne font qu’apporter la preuve que ces ajustements eurent cours assez tôt partout où il était possible d’exporter des esclaves, et ailleurs également. Les méthodes légales, religieuses et économiques de l’asservissement, aussi variées soient-elles, ne font que souligner davantage l’institutionnalisation de l’esclavage. Deuxièmement, il fallait aussi que la répartition des esclaves, en particulier via la traite, atteigne un degré d’organisation comparable. Ils pouvaient être répartis comme objets de tributs ou de butins de guerre, mais le mécanisme de la traite restait essentiel. Ceux qui contrôlaient les processus de l’offre et de la transaction étaient invariablement ceux qui tiraient parti de l’esclavage en tant qu’institution. Leur position économique et politique reposait sur le contrôle des « moyens de destruction », pour reprendre la terminologie de Jack Goody, et des mécanismes des échanges commerciaux. L’asservissement et la traite étaient essentiels, car les populations d’esclaves n’assuraient pas leur propre renouvellement.

Pour reprendre la distinction capitale établie par Moses Finley, l’esclavage s’est transformé en Afrique lorsqu’il est devenu une composante importante de la production, en particulier la production agricole. L’éclairage apporté par Finley concorde avec les propos de Terray sur le mode de production esclavagiste, car ce dernier aussi insiste sur le rôle des esclaves dans le

processus productif. Je suis parti du concept défini par Finley et je l’ai développé, tout comme je l’ai fait pour le modèle de Terray. Les transformations, nombreuses, supposaient souvent des changements qui touchaient à la production dans l’acception restreinte qu’en donne Finley. Les origines et le développement de divers modèles de plantation et l’utilisation d’esclaves dans l’exploitation minière et l’industrie, mais aussi dans l’élevage du bétail sont autant de manifestations de cette transformation de l’esclavage en un instrument de production. En fait, Finley a repéré un élément fondamental dans sa reconstruction historique : l’esclavage s’est transformé et les sociétés esclavagistes sont nées. J’ai analysé cela comme une transformation qui se manifestait par le développement d’une formation sociale intégrant un mode de production esclavagiste.

Les transformations de l’esclavage en Afrique occidentale ont été plus complexes que celles, essentielles, mises en évidence par Finley dans le contexte de l’antiquité classique. Ce concept est néanmoins un outil théorique très utile pour repérer les différents types de changements qui se sont produits dans l’histoire de l’esclavage en Afrique. Le fait de mettre l’accent sur les transformations nous aide à dégager des facteurs importants de l’évolution de l’esclavage, notamment les changements survenus dans le marché extérieur, les diverses réponses apportées à la demande d’exportation et les ajustements particuliers visant à moduler le nombre d’esclaves destinés à l’exploitation locale. L’esclavage s’est transformé en une institution dévolue à la production, et, parallèlement, la formation sociale elle-même s’est inévitablement transformée de diverses manières.

Ces idées sont examinées plus en détail dans mon livre, Transformations in Slavery, que beaucoup d’entre vous connaissent certainement et qui est en cours de traduction en français en vue de sa publication dans la collection dirigée par Myriam Cottias chez Karthala. Terray et Meillassoux étaient des chefs de file dans le débat qui occupait les universitaires. C’est ainsi que je voyais et que je comprenais les choses à l’époque, dans les années 1970, chez Martin Klein à Toronto. Les diverses façons de concevoir l’esclavage et, pour moi la découverte de ce sujet, étaient au centre des collections dirigées par Meillassoux et par Miers et Kopytoff, puis par d’autres, dont je fais partie. Meillassoux a étudié l’esclavage dans le Sahel musulman, aux frontières des États issus du Jihad : dans le Sahel, où cette pratique était un élément majeur et constitutif de la société, et chez les Gouro, société décentralisée non musulmane qui comptait néanmoins des esclaves. Au cours de ses recherches dans le Sahel et dans les régions forestières, Meillassoux a été amené à traverser d’importantes frontières culturelles, étudiant ici des non-musulmans producteurs de noix de kola, là des musulmans négociants ou consommateurs de cette ressource. Mon ouvrage Transformations in Slavery témoigne de la quête dans laquelle je me suis engagé : en apprendre le plus possible sur l’esclavage dans tous ces contextes.

Lorsque je parle de « dilemme de Terray », je veux attirer l’attention sur les régions musulmanes de l’Afrique intérieure et sur la côte atlantique. Terray a soutenu l’idée, dans un article intitulé « Reflexions sur la formation du prix des esclaves à l’intérieur de l’Afrique de L’Ouest précoloniale », selon laquelle le commerce intérieur de l’Afrique occidentale et le commerce transatlantique n’étaient aucunement liés et qu’ils constituaient deux systèmes de

traite parallèles et étanches. L’analyse des structures de prix l’amène à conclure que les marchés d’esclaves interne et atlantique ne s’approvisionnaient pas aux mêmes sources ni de la même manière, et étaient donc pour l’essentiel indépendants l’un de l’autre. Dans son analyse, Terray reconnaît l’importance de la demande locale et interne dans la fixation des prix, mais ne prend pas en considération l’incidence de facteurs non économiques comme les préférences pour les esclaves hommes ou femmes ou encore les valeurs culturelles et religieuses musulmanes. Dans The Rise of African Slavery in the Americas, David Eltis, tout en admettant que des facteurs non économiques aient pu intervenir dans la détermination des prix, soutient aussi que le nombre relativement faible d’esclaves venant des régions intérieures de l’Afrique occidentale était imputable au désintérêt des Africains pour les marchandises européennes et aux coûts de transport élevés de l’intérieur du continent vers la côte. Pourtant, les commerçants africains de l’intérieur s’intéressaient bel et bien aux produits du littoral africain et aux marchandises venant d’Europe ; il y avait donc des échanges commerciaux importants entre les marchés de la côte atlantique et les marchés intérieurs. Sel, noix de kola et poisson séché étaient transportés vers l’intérieur du continent, de même que des tissus importés d’Inde et d’Europe, des barres d’acier, des armes à feu, du tabac et d’autres marchandises. D’autres produits étaient en outre acheminés par les marchés intérieurs : bassines en métal, papier, articles de verrerie et divers produits de luxe. De plus, comme le souligne James Searing dans West African Slavery and Atlantic Commerce: the Senegal River Valley, le transport de produits onéreux (or, ivoire, gomme arabique, esclaves, etc.) était assurément rentable, car les marchands intérieurs ne demandaient pas mieux que « d’acheter à bas prix et de revendre cher». Le dilemme de Terray, qui concerne l’écart de prix entre les esclaves de l’intérieur et ceux du littoral, est censé expliquer pourquoi les femmes esclaves n’étaient pas envoyées sur la côte et pourquoi elles étaient plus chères à l’intérieur du continent. Ayant poussé plus loin l’analyse, je suis aujourd’hui en mesure d’apporter des précisions. Il ne fait aucun doute qu’il existait un écart de prix entre les hommes et les femmes, sur la côte et en Afrique intérieure. Le premier élément permettant d’expliquer cette particularité a trait à la demande de rançon. En effet, les hommes qui étaient faits prisonniers pouvaient être relâchés en échange d’une rançon s’élevant à deux fois le prix d’un esclave, et ceux qui venaient de familles suffisamment fortunées étaient rachetés. Cette pratique, qui, semble-t-il, ne concernait que les hommes doit donc être prise en compte si l’on veut obtenir un prix plus réaliste. Ainsi le prix moyen d’un esclave n’était-il pas le prix du marché, mais la moyenne au prorata de ceux qui avaient été libérés contre rançon et de ceux qui étaient vendus comme esclaves. En intégrant ce paramètre, on rend compte de l’existence d’un double marché des esclaves de sexe masculin et de l’incidence de cette particularité sur la valeur moyenne réelle de ces esclaves : ceux qui pouvaient être identifiés et rachetés par leur famille valaient deux fois plus cher que les autres. Le second élément concerne les femmes : il y avait toujours un marché pour celles qui étaient en âge de procréer, pouvaient travailler aux tâches ménagères et savaient carder le coton, ce qui, du reste, s’apprenait facilement.

Cette distinction est à la base d’un ouvrage qui m’occupe actuellement et qui s’intitulera Jihad in West Africa during the Age of Revolutions. Selon moi, l’étude historique de l’ère des

révolutions ne tient pas dûment compte de l’histoire de l’Afrique occidentale. Par ère des révolutions, on entend en effet la guerre d’indépendance des États-Unis, la Révolution française, celle de Saint-Domingue et la constitution d’une Haïti indépendante, puis l’indépendance de la quasi-totalité de l’Amérique hispanique et l’émancipation des esclaves dans ces pays. Or nous savons que cette période a connu une très forte expansion de la traite aux États-Unis, à Cuba et au Brésil, de sorte que la route qui devait mener à la fin de l’esclavage a été prolongée.

Comment expliquer que l’Afrique ne soit pas intégrée à ces réflexions ? Et inversement, pourquoi les Africains arrivés à Cuba et au Brésil en tant qu’esclaves et les descendants des Africains qui ont bâti l’économie du coton aux États-Unis sont-ils pris en considération ? Est-ce parce qu’ils faisaient partie de la diaspora ? Et que se passait-il en Afrique au même moment ? La littérature universitaire reste muette sur cet aspect de l’histoire. C’est comme si le monde atlantique excluait le continent africain, alors que ses populations en étaient précisément originaires. C’est à ce second dilemme que je souhaite maintenant m’atteler, parallèlement à ce que j’ai désigné sous l’expression de « dilemme de Terray », à savoir la différence de prix des esclaves entre le marché transatlantique et celui du territoire de l’Afrique occidentale. On pourrait l’appeler le « dilemme de l’histoire atlantique ». Il soulève la question suivante : pourquoi l’Afrique, et en particulier l’Afrique occidentale, est-elle écartée des études concernant la période des révolutions ?

Si le mouvement jihadiste est intégré à la période des révolutions, il faut alors envisager une autre vision du monde, un monde musulman subordonné aux États issus du jihad. Pour mieux comprendre ce pan de l’histoire, je me suis intéressé à la vie des musulmans, à leurs activités et à leurs pensées, comparativement à ce qui se passait en Afrique occidentale. Bien qu’ils n’aient représenté qu’un faible pourcentage des esclaves envoyés en Amérique, les musulmans ont laissé de multiples témoignages qui ont résisté à l’épreuve du temps. De nombreux éléments l’attestent, les musulmans qui s’identifiaient comme tels savaient lire et écrire, du moins dans une large mesure. Gérants ou surveillants de plantations, parfois gardiens de bétail, ils sortent du lot. Les récits de ceux qui occupaient des postes de supervision ou des emplois qualifiés témoignent d’une connaissance des plantations africaines et d’une volonté de trouver une niche dans la dure réalité du système esclavagiste. Il serait prématuré de tirer des conclusions à partir de récits biographiques dont on ne sait pas s’ils sont vraiment représentatifs. On a néanmoins connaissance d’un certain nombre d’esclaves surveillant des plantations en Amérique du Nord et en Jamaïque, ce qui permet d’avancer l’existence d’un système. De plus, il y avait à Bahia des musulmans, ouvriers qualifiés, qui étaient dockers ou transporteurs de marchandises et de personnes ; ils faisaient la navette entre les docks et entrepôts du bord de mer et la ville de Salvador, qui se trouve perchée sur de hautes falaises.

Les deux dilemmes évoqués plus haut m’ont ainsi conduit à étudier le mouvement djihadiste à l’ère des révolutions. Mon objectif est d’analyser l’influence du jihad sur l’évolution de l’esclavage en Afrique et en Amérique, ainsi que dans le nord du continent africain et les domaines ottomans, et jusqu’à la Russie. Partant des modes de production, je me suis intéressé à des trajectoires de vie en me donnant pour mission de restituer les souvenirs, les

autobiographies et les connaissances historiques sur un passé qui nous est accessible. Les biographies qui s’inscrivent dans le contexte des événements survenus en Afrique et retracent l’expérience de la migration forcée renferment de nouvelles perspectives sur l’arrivée et l’intégration des captifs africains dans le monde esclavagiste de l’Amérique. Et c’est ici que j’en arrive au dilemme de Terray : comment expliquer qu’à quelques exceptions près, les esclaves originaires de régions dominées par des musulmans n’aient pas été envoyés en Amérique, en particulier les esclaves femmes de confession musulmane ?

Pour mettre cette approche en pratique, j’ai entrepris de réunir des matériaux sur la vie des esclaves. Je dispose aujourd’hui de plus de mille biographies, parmi lesquelles celles de Muhammad Kaba Saghanaghu, Mommah Gardo Baquaqua, Nicholas Sa’id, Dorugu, Abega et Ali Eisami. En rendent compte notamment l’ouvrage d’Eve Troutt-Powell intitulé Tell This in My Memory : Stories of Enslavement from Egypt, Sudan, and the Ottoman Empire ainsi que les travaux sur les « voix » menés par Martin Klein, Sandra Greene et Alicia Bellagamba. Mentionnons également le projet MSU qui concerne une base de données biographiques, le projet Tulane qui s’intéresse aux esclaves évadés, et le projet que je dirige et auquel participent Sean Kelley, Suzanne Schwarz, Kwabena Akurang-Parry, Femi Kolapo, Jane Landers, Nielson Bezerra et Jean-Pierre Le Glaunec, projet financé par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada.

Comment vit-on, en tant qu’individu, dans un mode de production esclavagiste qui a traversé l’Atlantique ainsi d’ailleurs que le Sahara et l’océan Indien ? Les régions musulmanes d’Afrique occidentale et d’Afrique orientale étaient caractérisées par la domination de l’esclavage dans la production, dans le commerce et dans l’acquisition. Cette pratique était liée aux régimes politiques, à l’idéologie religieuse et aux structures sociales. Mon intention était d’étudier le parcours des individus au sein d’un système esclavagiste. Sa’id, fils d’un esclave royal du nom de Barca Gana, avait été capturé par des guerriers touaregs en quête de victimes susceptibles d’être réduites en servitude. Rappelons que les Touaregs, alliés du califat de Sokoto, ont mené tout au long du xixe siècle une guerre ouverte, entrecoupée de périodes de trêve, et que les habitants de Borno étaient considérés comme des cibles légitimes pour l’esclavage. Le statut de Sa’id, qui était fils d’esclave, était apparemment un obstacle à sa libération en échange d’une rançon, procédure habituelle lorsque des musulmans éduqués étaient faits prisonniers. Ce type d’échange était en effet un arrangement souhaitable, car, nous l’avons dit, il rapportait deux fois plus environ que la vente sur le marché des esclaves.

Un autre esclave, du nom de Baquaqua, avait été asservi une première fois dans le Dagomba, à cette époque province du nord de l’Asante, puis libéré grâce à son frère qui l’avait acheté. Sa libération ne s’était donc pas faite en échange d’une rançon. Mais la deuxième fois, Baquaqua ne fut pas aussi chanceux. Emmené au Brésil, il eut apparemment une vie misérable. Il semble que son identité musulmane n’ait pas été reconnue et il n’en tira en tout cas aucune faveur. Il fut pourtant le serviteur personnel d’un capitaine de navire, mais les documents dont on dispose sur ce dernier n’en renvoient pas une image particulièrement tendre. Pour moi qui suis Canadien, Baquaqua a une signification toute particulière, car il écrivit son autobiographie en 1854 à Catham, qui, à cette date, faisait partie de l’Ouest canadien, aujourd’hui l’Ontario. Sauvé

de l’esclavage grâce au « chemin de fer clandestin » ou Underground Railroad, il vécut pendant deux ans à Haïti avant de suivre des études au Central College, au nord-ouest de l’État de New York.

Muhammad Kaba Saghanughu est sorti de l’esclavage en Jamaïque, où il est décédé en 1845, plus de dix ans après son émancipation. C’était aussi un musulman libre, originaire de la région située à l’est du Fouta-Djalon, dans les vallées affluentes qui forment le fleuve Niger, près du centre musulman de Dingueray. Son père possédait des terres et un troupeau de bovins dans les plaines inondables d’un affluent du Niger, à Bouka, dans le pays des Mandingues ou Malinké. La famille de Kaba descendait des Saghanughu, dont les ancêtres remontent au xive siècle. En Jamaïque, Kaba, qui était lettré, rédigea deux traités sur la prière et sa pratique. Il y confesse que s’il couche ses idées sur le papier, c’est parce qu’il est en train de perdre la mémoire. Bien que n’ayant pas accès aux textes qu’il avait un jour étudiés, il était capable de retranscrire le sens et parfois l’exacte formulation de passages lus plus de trente ans auparavant. Il savait encore écrire l’arabe sans erreur (si ce n’est quelques omissions accidentelles), alors qu’il n’eut accès à du matériel d’écriture que tardivement : il se procurera du papier auprès de missionnaires baptistes, probablement George Lewis, dont on sait que la liberté fut rachetée grâce à une collecte de fonds facilitée par Kaba lui-même, aux alentours des années 1810. On présume que Lewis aussi était musulman, tout du moins au début de sa vie. Originaire de la côte nord de la Guinée, il séjourna pendant un temps en Amérique du Nord avant d’être transporté en Jamaïque. Ses activités de missionnaire lui permettaient, même en tant qu’esclave, de diriger des circuits dans Manchester et d’autres paroisses de la Jamaïque, circuits au cours desquels il prêchait à la population asservie. Au vu de ses propos et de son association avec Kaba, lequel s’identifiait comme musulman même après avoir publiquement rejoint l’Église morave et obtenu le statut d’Aide de la Mission morave à Fairfield, Lewis continuait apparemment de pratiquer son islam.

Comment tout ceci nous ramène-t-il à Terray ? Mon intérêt pour l’esclavage en tant que système et mode de production a orienté ma réflexion : j’ai voulu comprendre la vie des personnes qui étaient déplacées en raison de leur statut d’esclave. L’asservissement, la traite des esclaves et leur utilisation dans la production, les services, l’armée et le concubinage forment un système intégré dont les répercussions doivent permettre de révéler les histoires de ceux qui en ont été les victimes. Pour diverses raisons, mon intérêt pour la biographie m’a amené à me concentrer davantage sur les musulmans, l’Afrique occidentale islamique et le mouvement djihadiste. Mais l’on s’intéresse aussi aujourd’hui à la situation outre-Atlantique, de sorte qu’il est possible de suivre les musulmans dans la diaspora. Le mode de production prenant une dimension mondiale et ses composantes étant étroitement imbriquées, la biographie apporte un éclairage centré sur l’individu. Collectivement, les biographies deviennent d’importantes sources d’information qui nous renseignent sur l’incidence du mouvement djihadiste, sur la façon dont le jihad a influencé la vie des personnes et des communautés, et sur la réaction des musulmans qui, réduits en esclavage, ont été forcés de rejoindre la diaspora.

Contrairement à Terray et Eltis, nous avons, David Richardson et moi-même, analysé la

contribution de l’Afrique intérieure à la traite transatlantique en tenant compte de facteurs non économiques. D’après Richardson, les exportations d’esclaves à partir de la Sénégambie ont fortement augmenté après 1750, mais en fait, les captifs étaient pour l’essentiel originaires des régions côtières. Selon lui, ce phénomène pourrait indiquer qu’il n’existait pas d’autorité politique capable de réglementer et de limiter l’esclavage près de la côte. Cette explication ne tient que si les autorités politiques de l’Afrique intérieure parvenaient efficacement à restreindre la traite et que, de ce fait, la pratique de l’esclavage en vue du commerce transatlantique se limitait au littoral. De même, dans mon analyse des proportions d’hommes et de femmes dans la traite négrière transsaharienne et transatlantique, je soutiens l’idée selon laquelle les gouvernements musulmans de l’intérieur s’abstenaient délibérément de participer à la traite transatlantique et tout particulièrement de vendre des esclaves à des chrétiens en raison de traditions juridiques, morales et sociales établies de longue date. Jane Guyer a mis aussi en évidence le rôle que joue l’éthique dans les décisions des négriers africains quant au choix des marchés et au calcul de la valeur marchande, mais son étude portait sur les sociétés du littoral et non sur les États musulmans de l’intérieur.

Pour moi, le dilemme de Terray a ouvert une piste de recherche et de découverte. D’après lui, si le prix qu’un acheteur était disposé à payer pour une esclave femme n’était pas le même en Afrique intérieure et sur le littoral, c’est que les marchés étaient indépendants. Il se trouve que les marchands musulmans n’étaient pas enclins à vendre des esclaves à des non-musulmans. Au demeurant, le mouvement djihadiste a été lancé en partie en raison de la question de l’esclavage : quiconque étant en mesure d’affirmer qu’il était musulman, ou dont on pouvait supposer qu’il l’était, ne pouvait être vendu à un non-musulman. Le risque d’être démasqué pour avoir vendu une personne à un non-musulman était donc un obstacle aux transactions. De plus, en vertu de la loi islamique, c’était au propriétaire d’esclaves, c’est-à-dire au marchand, qu’il revenait de prouver que la personne était effectivement tenue en servitude, et non à l’esclave de démontrer qu’il était libre. Il va de soi que les marchands ne respectaient pas toujours la loi ou l’opinion publique. Toujours est-il qu’il n’était pas possible de mettre sur pied ou de maintenir une traite d’esclaves à une échelle susceptible de satisfaire la demande du marché dans le monde atlantique.

Mais revenons au double dilemme. Au xixe siècle, l’esclavage s’est considérablement intensifié et les plantations se sont multipliées en Afrique occidentale. Vers le milieu du siècle, on comptait davantage d’esclaves dans les États musulmans, en particulier ceux issus du djihad, que sur l’ensemble du continent américain à quelque moment de l’histoire que ce soit. Dans le même temps, en Amérique, l’institution de l’esclavage était remise en question plus intensément que jamais. L’indépendance d’Haïti et l’émancipation des esclaves dans les colonies britanniques après 1833 mirent fin à l’esclavage dans certaines régions, tandis que dans le sud des États-Unis, à Cuba et au Brésil, il atteignait de nouveaux sommets. D’après Dale Tomich, l’intensification de l’esclavage a conduit à ce qu’il a appelé un « second esclavage », qui est apparu au xixe siècle, après la révolution de Saint-Domingue. On pourrait avancer que parallèlement l’Afrique occidentale aussi a connu une telle flambée et que dans cette région du monde, le mouvement djihadiste est à l’origine d’un « second esclavage », mais pour des raisons différentes et dans un autre contexte. Cette comparaison facilite le découpage en périodes historiques reflétant la

façon dont le « mode de production » esclavagiste a évolué au fil du temps. L’augmentation considérable du nombre d’esclaves en Afrique occidentale a contribué à séparer encore davantage les États islamiques du monde atlantique, car en grande majorité, les esclaves restaient en Afrique. Ces conclusions livrent une extension du modèle de formation sociale établi par Terray en montrant comment certains facteurs politiques, mais aussi écologiques et géographiques ont pesé sur les transformations survenues dans le passé, et donc comment on peut saisir le présent avec plus de justesse. Le jihad n’a pas disparu en Afrique occidentale, tant s’en faut. Ses effets se manifestent aujourd’hui par le militantisme de Boko Haram au Nigéria et par l’insurrection dans le Sahara malien.

Peter Geschiere Anthropologue, professeur à l'Université d'Amsterdam L’anthropologie marxiste en questions. Le retour contemporain énigmatique de l'esclavage dans une société segmentaire de la forêt du Cameroun Bonjour. Je suis très heureux de participer à ce colloque en l’honneur d’Emmanuel Terray. Cela me fait penser à sa première visite, il y a plus de trente ans, aux Pays-Bas. Je me souviens que j’étais profondément impressionné par son enthousiasme et sa finesse. Sur un point, il était formel. Il insistait pour disposer d’au moins deux heures de liberté afin d’aller voir les peintures de Vermeer à La Haye (je l’ai laissé en contemplation devant une peinture pendant presqu’une heure). Je suis très content que l’on m’ait invité à ce colloque. C’est pour moi une excellente occasion de renouer avec les débats d’il y a trente ans et de montrer mon intérêt pour l’anthropologie d’aujourd’hui.

Mes recherches de terrain principales ont été chez les Maka de la forêt de l’est du Cameroun, où on ne peut guère parler de formation d’État, en tout cas pas comme chez les Abron. Mais les anciens Maka utilisaient bel et bien le terme « esclavage » que j’avais toujours vu comme une traduction mal choisie du mot loua. Je croyais alors que « étranger, » ou « adopté » seraient des équivalents plus justes.

Toutefois, le retour en force récent de ce terme avec l’adoption d’une nouvelle loi sur la forêt au Cameroun, en 1994, m’a étonné et invité à réfléchir un peu plus. Cette loi est imposée au parlement camerounais par la Banque Mondiale ; dans son action pour protéger la forêt, cette banque impose en effet la création de « forêts communautaires » pour les villages concernés. C’est dans ce contexte que la notion d’esclavage chez les Maka (et d’autres groupes de la forêt) a connu une recrudescence assez inattendue.

L’idée que je veux développer concerne cette résilience d’une institution d’apparence très

marginale qui a joué un rôle clef dans l’articulation de rapports de domination plus larges.

Cette résilience permet d’explorer ce qu’on appelait, à l’époque, l’anthropologie marxiste française, et qui apparaissait aux Pays-Bas (mais ailleurs aussi) comme une sorte de

soulagement (presqu’une rédemption), mais aussi (et surtout) d’explorer l’actualité de ces idées qui sont pour moi d’autant plus prégnantes que certains courants récents de l’anthropologie risquent de nous plonger de nouveau dans un culturalisme qu’on croyait dépassé, et qu’on retrouve aujourd’hui en termes d’ontologie.

En 1971, mon informateur préféré dans le village où j’habitais me racontait une histoire qui semble résumer l’essentiel de la notion de loua pour les Maka. Ce vieil homme était un personnage clef pour moi parce qu’il prétendait être le seul, avec un ami, à avoir vu les premiers Allemands entrer au village. Ils se vantaient tous les deux d’avoir déjà environ 10 ans à cette époque. Ils se souvenaient aussi de la vie des Maka « d’avant les Blancs », autour de 1906. Ce n’était pas impossible - en 1971 ils devaient avoir presque 80 ans -, mais c’était clair que cette prétention leur donnait beaucoup de prestige. En tout cas, ils me régalaient des histoires de leur jeunesse en me disant :

• - Que les Allemands marchaient comme des singes (ils portaient des pantalons)

• - Que les Maka étaient surtout prisés pour les sachets de sel qu’ils offraient • - Que les militaires allemands utilisaient même des pratiques cannibales

comme méthodes d’interrogation.

Voici la petite histoire d’un esclave telle que le vieux Mpoande me l’a racontée :

« Un jour Mpéde, un jeune homme de Bagonkou (village / lignage) partit pour la pêche dans son bateau sur le Nyong (fleuve). Tout à coup sa sœur arriva en courant :

- Sauve-toi, c’est la guerre dans le village ; ton père et ton frère ont été massacrés par les autres.

Mpéde prit la fuite dans son bateau. La nuit, il se cacha sous des arbres. Mais tôt le matin, il fut surpris par les pêcheurs d’Angossas (autre village / lignage) et ne vit aucune possibilité de s’échapper :

• - Prenez-moi et tuez-moi si vous voulez, je suis votre proie.

Mais Mpoam, un homme d’Angossas qui n’avait pas d’enfants, s’avança et dit :

• - Non il est à moi.

Il prit Mpéde dans sa maison et, plus tard, il paya même une dot pour qu’il ait une femme. Depuis ce temps, les enfants de Mpéde habitent à Angossas.

Ce petit récit résume une idée de l’esclavage qui pourrait sembler bienveillante parce que tendant à une intégration de l’esclave dans le groupe de parenté.

Ce modèle semble correspondre exactement à la pensée de Kopytoff et Miers concernant le continuum avec la parenté dans leur livre sur l’esclavage en Afrique, pensée que surtout

Kopytoff a toujours présentée en opposition flagrante avec « l’anthropologie marxiste française » (Meillassoux, Terray et d’autres).

Mais nous verrons que cette institution de l’esclavage, qui ne semble qu’un complément de la parenté, est pleine de surprises.

D’abord une esquisse rapide du contexte historique de cette petite histoire :

• - Les Maka forment une société très segmentaire comme les autres groupes de la forêt

• - Ils sont très mobiles (semi-nomadiques) • - Ils constituent une « Big Man Society » : pas de positions de chefs héréditaires (et

certainement pas des institutions d’État comme chez les Abron) • - Ce sont en effet plutôt des « Big Men » en compétition constante pour

augmenter le nombre de leurs femmes et de leurs sujets. Chez les Maka, tout semble correspondre au principe de “wealth in people” (par contraste avec “wealth in things”). Ce principe a pris des expressions inattendues sous la dominance coloniale. Une des premières mesures des Allemands et ensuite des Français était d´installer des chefs qui utilisaient leurs nouveaux pouvoirs pour une expansion spectaculaire de la polygynie. En 1971, je pouvais encore voir un chef avec plus de 60 femmes dans sa concession. Chez leurs voisins, les Beti, certains chefs avaient même des centaines de femmes dont ils n’exigeaient pas de droits sexuels. Au contraire, bon nombre d’entre elles servaient plutôt à attirer des amants / clients pour le chef, et les enfants de ces unions appartenaient aux chefs. Cette institution de loua - des clients en dehors du patrilignage -, connaissait même un épanouissement assez spectaculaire.

Ainsi, le terme loua des Maka a des équivalents chez des groupes voisins. Cette institution de l’esclavage s’insère donc dans une configuration régionale plus large.

Les Maka vivent actuellement un peu dans l’ombre de leurs voisins au Cameroun central, les Beti, groupe connu par les livres de Philippe Laburthe-Tolra et ethnie assez prestigieuse - Paul Biya, le Président actuel, appartient à ce groupe.

Les langues beti sont clairement apparentées au maka. Mais fait remarquable : les Maka insistent pour que la langue des Ngoumba (plus loin vers l’Ouest, juste devant la côte) soit beaucoup plus proche de la leur.

En effet, selon l’histoire, les Ngoumba et les Maka auraient été séparés au cours du XIXe siècle par les grandes invasions beti de la savane vers la forêt, ce qui pourrait expliquer que les esclaves, olo, étaient plus nombreux dans les villages beti (apparemment des captifs maka / ngoumba. Les Beti, pourtant, restaient assez segmentaires dans leur organisation, sans laisser de véritables traces d’un État. Même si ces formes d’esclavage restaient assez marginales, elles participaient d’une dynamique inattendue.

Par exemple, selon mes vieux Maka, les derniers conquérants beti (juste avant la conquête coloniale, après 1900) utilisaient cette institution pour essayer de greffer des formes de dominations plus permanentes sur les villages maka. Ils parlaient surtout de la terreur que les Mpang et les Yebekolo (deux sous-groupes beti, l’un au nord du Nyong, l’autre au sud de ce fleuve) avaient semée dans la région juste avant l’arrivée des Allemands en 1905. Selon eux, les chefs de guerre redoutables de ces deux groupes avaient l’habitude de réquisitionner un tribut des villages maka en garçons (pour leur armée) et en filles (pour être intégrées dans les harems des chefs). Ensuite ils renvoyaient les fils de ces unions pour régner sur le village de leurs oncles maka : un début d’un processus de formation d’État ? Pour les Maka, cet épisode reste assez choquant et le rapport entre neveu et oncle maternel très compliqué (relation à plaisanterie). En principe, celui qui n’est pas né sur place mais qui est arrivé au village, porté par sa mère, est un loua : une exception dans l’ordre patrilinéaire. Autre preuve de la dynamique de cette institution d’apparence marginale dans l’organisation de la parenté : il y avait constamment des palabres au village, dans les années 1970, d’une intensité qui m’étonnait, avec des allusions concernant un loua, selon ce modèle répétitif: un villageois en accusait un autre de l’avoir appelé loua. Apparemment, c’était une allusion très grave. En fait, ça excluait la personne concernée du village. Les aînés essayaient le plus souvent de régler une telle affaire et d’imposer à celui qui avait commencé à propager de telles rumeurs d’apaiser la victime en lui offrant les cadeaux appropriés pour des échanges entre parents. Mais il est clair que de tels soupçons sur des origines douteuses restaient très présents dans les villages (en apparence si égalitaires).

Cette réalité plus ou moins cachée prend une autre envergure - pour moi, de nouveau assez inattendue - avec l’application de la nouvelle loi sur la forêt en 1994. Cette loi, imposée par la Banque mondiale, est l’un des grands enjeux de l’économie politique du pays de ces dernières décennies.

Après la focalisation des années 1970 et 1980 sur les régions semi-arides et sur l’irrigation dans le nord du pays, une vraie volte-face a lieu dans les années 1990. La nouvelle richesse doit être trouvée dans le Sud par l’exploitation intensifiée de la forêt. Par conséquent, tous les experts du développement se tournent du Nord vers le Sud.

Influencée par le lobby écologique, la Banque mondiale réalise une sorte de troc : le pipeline du Tchad contre la protection de la forêt. L’assemblée camerounaise est forcée de l’accepter.

Le principe de base est le suivant : intéresser les habitants de la zone à l’entretien de la forêt. Ainsi, chaque village a l’opportunité de créer des forêts communautaires. Cependant, les procédures sont très compliquées (l’administration fait tout pour contrôler ce qui se passe avec « le domaine national ») et l’idée même d’une forêt communautaire déclenche des conflits furieux sur l’appartenance, car la loi ne définit pas du tout ce qu’est la « communauté. ».

Il faut dire qu’en forêt les communautés sont extrêmement instables. Elles étaient encore semi-nomadiques dans un passé récent. Du coup, la terminologie de « l’autochthonie », en

opposition aux « allogènes », se répand dans une région avec des densités de moins de 5 personnes par km2 ! Mais ici, ceux qui sont accusés de ne pas être de vraies autochtones (donc des allogènes) sont souvent membres de la même famille. C’est dans ce contexte que de vieilles histoires resurgissent sur des ancêtres du village, des allogènes/miloua qui ne devraient pas participer à la gestion de la forêt communautaire.

Il est clair qu’il faut être prudent en voyant dans ces exemples des illustrations nettes de l’idée de Kopytoff et Miers sur l’esclavage africain comme constituant un continuum avec la parenté, idée toujours présentée comme une critique de base des études françaises par Emmanuel Terray, mais aussi Claude Meillassoux, Pierre-Philippe Rey, Georges Dupré et d’autres. Les exemples ci-dessus suggèrent plutôt que même ces formes marginales d’esclavage peuvent jouer, comme transgression de la parenté, un rôle hautement dynamique, produisant des avatars assez inattendus.

Et c’est cette dynamique continue en articulation avec des influences du dehors (des courants commerciaux nouveaux, des rapports de commandement inédits) qui a été relevée avec tant de force analytique par ce qu’on appelait pendant un certain temps « l’anthropologie marxiste française ». Peut-être ce nom n’était-il pas si bien choisi. Je n’ai jamais compris la popularité de toutes ces étiquettes de «néo» et «post» - Pauvreté historique ?

Aujourd’hui, je voudrais plutôt revenir sur la question suivante : pourquoi dans les années 1970 étions-nous tellement émerveillés par des ouvertures théoriques qui nous venaient de la France ? Évidemment cela doit mener aussi à se poser des questions sur la pertinence actuelle de ces débuts théoriques pour l’anthropologie, mais peut-être aussi pour mieux comprendre la crise continue en Afrique et ailleurs.

Au début des années 1970, l’anthropologie aux Pays-Bas était divisée entre deux tendances :

• - Une forte influence d’un structuralisme assez a-historique • - Un intérêt croissant pour les changements dans les « sociétés

anthropologiques » portés par le grand processus de « modernisation ».

Ces deux tendances avaient en commun de fixer la tradition dans le temps (ou plutôt en dehors du temps), à savoir le « traditionnel » comme l’opposé du « moderne » qui s’imposerait du dehors comme moteur de changement et l’ « authentique » qui serait voué à disparaître (la tristesse des Tropiques).

L’effet novateur des théories françaises étaient de vouloir rendre les sociétés que nous étudiions à l’histoire. Même les sociétés à parenté étaient conçues comme marquées par des contradictions internes et donc par une dynamique propre. Ainsi, la parenté (ou la tradition) n’était plus conçue comme l’opposé du moderne, mais impliquée dans une articulation dynamique avec des influences externes qui se greffaient sur des tensions locales, une articulation qui transformait aussi bien « le lignager » que l’impact capitaliste. Il s’agissait donc là d’une historicisation qui permettait de dépasser des schémas dualistes stériles. Le défi était

de suivre les trajectoires hautement variables et constamment changeantes dans ces processus d’articulation.

Dans ce contexte, les emprunts de Marx nous inspiraient parce que nos collègues français puisaient directement dans ses écrits, sans pourtant sacraliser ses notions, d’où une adaptation très créative aux réalités historiques de l’Afrique et d’ailleurs. Pour nous, ce fut si stimulant qu’on décida de créer The Amsterdam Working Group of Marxist Anthropology. L’idée était clairement d’épater nos collègues en montrant que Marx n’avait rien à dire sur des sociétés que les anthropologues étudiaient. Mais l’effet choc des premières années se dissipa rapidement. Rétrospectivement, il est étonnant que des notions comme « articulation des modes de production » soient devenues si rapidement à la mode. Un collègue arrivait, ainsi, à distinguer quinze modes de production dans un petit village en Afrique centrale. Mais déjà, vers la fin des années 1980, l’attrait pour le marxisme semblait passé.

Je dois dire que j’ai trouvé la notion de « mode de production » toujours assez difficile à travailler. En revanche, je crois que la notion d’articulation est toujours très riche pour l’anthropologie et je continue à l’utiliser, par exemple dans mes livres Autochtonie, démocratie et citoyenneté en Afrique ou Sorcellerie et modernité. C’est une notion qui permet d’explorer variabilité et transformation continue (peut-être mieux que la notion d’intersectionality –maintenant en vogue dans la littérature anglo-saxonne).

Permettez-moi de faire un saut assez téméraire dans le temps afin d’illustrer la raison pour laquelle je trouve ces notions des années 1970 toujours si importantes pour l’anthropologie.

Le meilleur livre de la dernière décennie en anthropologie est, pour moi, Friction – An Ethnography of Global Connection par l’anthropologue américaine, Anna Tsing (2005). Le grand attrait du livre est qu’elle montre que la lutte sur la forêt au Kalimantan se comprend seulement lorsqu’on est prêt à suivre les ramifications mondiales de ce qui paraît être un conflit local. Évidemment, ces ramifications l’obligent à suivre le rôle des compagnies forestières et de l’État (post-colonial, mais aussi colonial). Mais son livre devient vraiment original parce qu’elle découvre aussi des partenaires assez inattendus. Elle a, par exemple, un chapitre très beau sur l’influence directe de l’imaginaire de Marlboro sur la performance des jeunes activistes-écologistes indonésiens. Elle a aussi un chapitre assez hilarant sur un bubble financier instauré par un investisseur canadien et appuyé sur des rumeurs au sujet de mines d’or au Kalimantan. Malheureusement, ces rumeurs étaient complètement sans fondement : il n’y avait aucune trace d’or dans la forêt qui, en outre, n’était certainement plus vierge mais profondément touchée par toutes sortes de formes d’exploitation. Toutefois, ces rumeurs menaient à une ruée sur les actions de cette compagnie et à une hausse des prix pour des concessions dans la forêt.

Sur le plan théorique, Tsing développe cette vision d’une combinaison précaire de toutes sortes d’éléments/échelles pour souligner le caractère fragmentaire/contingent du capitalisme. J’aime

le ton presque moqueur de sa critique sur la notion de space-time compression de David Harvey. Pour elle, c’est une notion qui suggère faussement uniformité et unilinéarité dans le développement du capitalisme.

Le grand mérite de Friction est de montrer le caractère hétérogène de tous ces éléments différents dans l’épanouissement de l’exploitation capitaliste de la forêt. À l’encontre de l’idée de space-time compression, Tsing souligne que des échelles différentes sont impliquées : différentes conceptions du temps et de l’espace qui s’articulent souvent difficilement. Mais cette « friction » entre échelles différentes produit de nouvelles conjonctures dans l’exploitation de la forêt. Ainsi le livre devient-il un exemple éloquent de ce que Marx appelait « urspruengliche Akkumulation » (accumulation primitive ?) et surtout de son image assez vive de la naissance du « Kapital von Kopf bis Zeh, aus allen Poren, blut- und schmutztriefend » (de la tête aux pieds suant de tous ces pores du sang et de la saleté).

Une telle perspective, qui souligne l’articulation précaire des éléments hautement divers, est sans doute d’une urgence incontestable, étant donné les tournures énigmatiques du capitalisme dans le monde d’aujourd’hui et les façons étonnantes dont le néo-libéralisme semble imposer une restauration artificielle de la tradition (cf l’articulation des projets de développements néolibéraux avec des efforts pour reconstituer communautés et chefferies traditionnelles partout en Afrique).

Un plaidoyer pour une anthropologie qui prend de telles formes d’articulation et des conjonctures d’échelles différentes au sérieux s’impose d’autant plus avec le retour récent de l’ontologie dans l’anthropologie. L’ontologie est sans doute une notion très prisée chez certains philosophes (Deleuze, Latour), mais la façon dont maintenant des anthropologues s’accaparent cette notion menace d’amener un retour à un culturalisme d’antan (cf le retour d’anciens dyades (native versus academic perspective etc.) ou le retour d’une fascination pour des contrastes culturels conçus comme radicaux (ontologie mélanésienne etc.).

De telles perspectives me semblent assez dangereuses dans un monde qui est dominé par des formes d’hybridation créatives, et où toute notion d’authenticité et de pureté culturelle est si facilement réappropriée par des idéologues néo-conservateurs.

Il y a donc toutes sortes de raisons de prendre le concept d’articulation toujours au sérieux. L’œuvre d’Emanuel Terray reste une source d’inspiration à cet égard.

Rémy Bazenguissa-Ganga

Sociologue, directeur d’études à l’EHESS

L'État contemporain en Afrique : au revers du climatiseur et de la véranda

Le texte d’Emmanuel Terray évoqué ici doit, bien entendu, être considéré comme un texte

« mineur », dans la mesure où la majorité de ses recherches anthropologiques et historiques sur l’Afrique n’abordent que très rarement le contemporain, et lorsqu’il le fait, c’est plutôt en commentateur et/ou diffuseur de l’œuvre de Georges Balandier, ce qui est justement le cas de ce texte. Ainsi, sans vouloir faire dire à ce texte plus que ce qu’il ne dit, il nous permet deux choses : premièrement, de nous interroger sur les raisons qui ont poussé Emmanuel Terray à éviter le contemporain africain, mais son engagement militant de tous les instants en France, comme auprès des sans-papiers permet de dégager une réponse. Toutefois c’est plutôt à une seconde question que je vais m’attacher. En effet, ce texte d’apparence mineure, écrit pour un ouvrage en hommage à Balandier pose des questions importantes pour l’analyse de l’État contemporain en Afrique.

Entrons rapidement dans l’esprit du texte. Il présente les deux faces de l’État ; un État-Janus avec une face climatiseur et une face véranda. Le climatiseur correspond à la forme occidentale de l’État et la véranda se réfère au côté africain qui l’alimente et le norme. Il me semble pourtant qu’on reste, dans ce texte, à la surface de la chose politique en Afrique contemporaine. Il convient d’aller plus à fond en s’inspirant des propres recherches d’Emmanuel Terray sur les formes étatiques africaines anciennes : il y mobilise, en effet, la longue durée et souligne l’importance du commerce à longue distance, de la guerre, de l’esclavage, etc. Il appréhende ainsi les sociétés africaines dans toute leur complexité. La question est de savoir comment arriver à ce même type d’intelligence des choses, en ce qui concerne l’État contemporain africain ? Pour ce faire, il me semble nécessaire de retrouver le lieu qui englobe à la fois le climatiseur et la véranda. C’est dans ce lieu que se noue dans le présent historique, en variant les échelles temporelles, l’énigme du politique. Au revers du climatiseur et de la véranda, il s’agit donc de proposer une approche de l’État contemporain comme une unité significative, un lieu de fiction et d’identification collective qui travaille en profondeur les sociétés et les populations africaines. C’est ce lieu que, depuis plusieurs années, je cherche à cerner à partir de l’hypothèse des maisons et des palais. Je proposerai, par la suite, de le nommer plus simplement la « maison-palais ».

Je vous invite à faire le même voyage. Il sera scandé en trois étapes : dans un premier temps, je reviendrai sur le texte d’Emmanuel Terray, pour, dans un second temps, aborder la maison-palais comme le lieu vide du politique en Afrique contemporaine et, enfin, pour poser une question comparative sur la démocratie et ses avatars afin de comprendre la condition politique sur le continent. Parcourir ces étapes représente, me semble-t-il, un moyen de mettre à l’épreuve l’anthropologie historique d’Emmanuel Terray en prolongeant le regard. Il s’agit de mettre en œuvre tout son appareil théorique et méthodologique pour comprendre non seulement les États du passé, mais également de se tourner vers le contemporain en insistant également sur l’importance de la moyenne durée pour mieux comprendre le présent.

Filons la métaphore du climatiseur et de la véranda. Leur opposition véhicule une conception relationnelle et non substantialiste du politique.

Le climatiseur symbolise le système institutionnel officiel. Emmanuel Terray écrit dans Afrique

plurielle, Afrique actuelle : hommage à Georges Balandier, Karthala, 1986:

« Sur le devant de la scène, un premier système, inspiré – de façon voyante, appuyée même par des modèles européens ou occidentaux, comprenant donc des institutions, des normes, des rôles semblables à ceux qui nous sont familiers : une Présidence de la République, des Ministères, un Parlement, une Administration et un Parti ; une Constitution, des Lois, des règlements ; un « Père de la Nation », des « hautes personnalités », des attachés de cabinets, des secrétaires, des huissiers, des

chauffeurs, bref tous les ingrédients qui, dans le monde moderne, composent un « État » de plein exercice ». […] Tels sont les éléments dont l’assemblage forme le premier système. Ne nous fions pas aux apparences : l’ordre dans lequel nous les avons énumérés n’est pas celui de l’importance décroissante ; tout au contraire, peut-être… Car bien vite l’observateur soupçonne que la fonction principale de tout le dispositif est moins de gouverner que de représenter, moins de gérer que de signifier ».

La véranda, quant à elle, décrit là où les « vraies choses se passent ». À cet égard Emmanuel

Terray écrit dans le même ouvrage :

« Du même coup s’impose – trop facilement sans doute – l’idée que les affaires sérieuses se traitent ailleurs et autrement. De fait, il suffit d’ouvrir les yeux et les oreilles pour apercevoir qu’un second système de gouvernement opère à côté ou au-dessous de celui qui vient d’être décrit. La logique

qui le régit est non plus celle de l’efficacité, mais celle du partage. L’État apparaît comme un conglomérat de positions de pouvoir dont les occupants sont, comme tels, en mesure à la fois de s’assurer à eux-mêmes de substantiels revenus et de répandre autour d’eux places, prébendes, gratifications et services. Bien entendu, sous ces deux aspects, les possibilités s’accroissent à mesure que l’on gravit les échelons de la hiérarchie officielle, et c’est au sommet que l’on rencontre aussi bien la plus grande fortune que la plus grande générosité ».

Je me permets de soulever quelques questions ici. En effet, Emmanuel Terray pose que nous accédons à l’ordre de la véranda par les yeux, à des « images, de la visibilité », et par les oreilles, aux sons. Ne revenons-nous pas, par conséquent, au représenter/signifier ? De plus, dans quel ordre nous projette la générosité ? Ne renvoie-t-elle pas aussi, par l’ostentation qu’elle implique, au système de représentation ? L’énoncé suivant, utilisé pour décrire la véranda, « un second système de gouvernement », peut étonner. Il implique, en effet, que les différentes affirmations d’Emmanuel Terray nous enferment dans une aporie. Si la véranda est le second système de gouvernement, alors le climatiseur en est le premier. Or, cette affirmation semble contredire la précision selon laquelle Emmanuel Terray posait, plus haut, que le premier dispositif, le climatiseur, avait moins pour fonction de « gouverner ». Mais l’énoncé « prétend » qu’il gouverne quand même. Il convient donc d’en comprendre le principe : comment gouverner tout en représentant/signifiant ? Si donc la fonction du climatiseur est de représenter, il apparaît que la véranda bascule aussi dans cet ordre. (Se) représenter a des effets de « gouverner ». Nous nous retrouvons ici avec deux ordres de représentation desquels le « gouvernement » semble être un effet de leur croisement. D’ailleurs, la représentation n’est-elle pas la forme absolue du pouvoir ? Ne se concrétise-t-elle pas dans la puissance symbolique et la sacralité qui définissent les articulations du monde humain lorsque celui-ci est saisi, déterminé, par la forme politique ? Alors dans ces glissements on voit l’importance du « représenter/signifier ».

Soulignons également le sens des termes eux-mêmes : « Climatiseur » et « véranda » sont des métonymies du pouvoir politique, des objets partiels qui ne peuvent « fonctionner » isolément.

Ils ne prennent sens que par rapport à un tout, à une maison. Restons-en, pour l’instant, à ce constat. Et si on l’accepte, alors dans ce texte se noue un double paradoxe. Le climatiseur, la partie de la maison la plus cachée, est celle qui évoque la face la plus « visible » du politique. Il renvoie au côté formel, celui des règles, des uniformes, etc. Par contre, la partie la plus visible de la maison, la véranda, est, dans l’ordre politique, la plus cachée, c’est l’occulte, le clientélisme. C’est la partie la plus « africaine ». Ce double paradoxe met tout sens dessus-dessous, intérieur/extérieur et vice-versa. Convenons cependant qu’Emmanuel Terray pose tout de même une hiérarchisation entre eux. Dans le texte, la véranda apparaît comme la face la plus importante. Pour ce faire, Emmanuel Terray reprend à son compte les approches wébériennes avancées par les politistes en termes de « néo-patrimonialisme », sous-entendant ainsi que toute la société est irradiée par cette logique.

Un autre point à souligner se rapporte aux polarités : modernité/tradition, africanité/occidentalisation. La colonisation et la postcolonie(-sation) ne sont saisies que dans la logique de la reproduction. Elles reproduisent toujours les conditions de la rencontre entre Africains et Européens. Cela semble indépassable et seuls les termes qui expriment cette opposition changent. Dans les cas précis qui nous occupent ici, les termes « climatiseur/véranda » jouent ce rôle. Ainsi, tout se résout sous le signe de l’hybridation, du syncrétisme car cette différence(-iation) persiste.

Avançons un peu. Si climatiseur et véranda sont les parties d’un « tout », c’est vers ce « tout » qu’il convient d’aller pour dépasser la conception « janusienne » de l’État – État climatiseur et État véranda. Si l’on scrute, effectivement, les dynamiques manifestées par le climatiseur et la véranda, on en déduit qu’ils évoquent un lieu à remplir. C’est un contenant que des pratiques différentes contribuent à donner la fiction de remplir. Je pose, par hypothèse, que ce lieu est figuré par la « maison/palais ». C’est elle qui donne du sens à chaque élément.

Pour résumer cette première partie, je ne nie pas l’importance du climatiseur et de la véranda dans la formation de l’État, mais il me semble plus heuristique de penser qu’ils présupposent déjà l’État. Les gouvernants et gouvernés s’engagent dans ces pratiques parce qu’il existe quelques raisons supérieures au nom desquelles le climatiseur et la véranda les configurent. Ces pratiques se justifient et se réalisent en son nom. Gouvernants et gouvernés agissent en vertu d’une instance qui les dépasse, tous ensemble, et il importe d’en saisir le principe. Je propose, pour scruter ce lieu de figuration comme étant celui que (re)présente la « maison/palais » : cela permet de passer à une conception symbolique du politique de l’État contemporain en Afrique.

Puisqu’il est question de figurer l’unité du lieu du politique, il importe de scruter les conflits spécifiques qui, dans le présent historique, mettent à l’épreuve ses modalités de production et d’existence. Ces épreuves mettent en scène des dimensions qui renvoient aux moyenne et longue durées, en accord avec les analyses d’Emmanuel Terray. Ce dernier s’inspire des travaux de Karl Marx, Max Gluckman et Georges Balandier : auteurs pour qui le conflit évoque des phénomènes sociologiques intéressants et donne accès à la « vérité » d’une réalité sociale et politique.

Je ne retiendrai que les conflits qui se cristallisent clairement dans deux situations : soit dans les

moments d’installation des nouveaux promus pour incarner le pouvoir, dans des maisons de fonction adaptées à leur statut et charges sociales, soit dans le rapport que gouvernants et gouvernés entretiennent avec la matérialité même de ces maisons-palais. Pour être concret, je commencerai par évoquer quelques cas.

Venons-en, d’abord, aux moments. Le 4 avril 2012, un ami me transfère, par mail, un article intitulé « Pourquoi le président Macky Sall ne regagne-t-il pas le palais ? ». Cet article, paru sur le site de DAKARACTU.COM, rapporte l’événement suivant :

« Le président Macky Sall a pris possession du palais de la République au terme de sa passation de fonction avec son prédécesseur, Abdoulaye Wade, qu’il a pris soin de raccompagner sur le palier. Juste après qu’il a reçu les attributs de sa nouvelle charge, il a quitté l’avenue Léopold Sedar Senghor pour mettre le cap vers son domicile de Mermoz, où il n’est resté que quelques instants avant de repartir vers le King Fahd Palace où il a eu quelques audiences et participé à la réunion des chefs d’État de la CEDEAO sur la situation au Mali. Il est ensuite retourné au palais pour y tenir des réunions, avant de retourner dormir à son domicile. Les questions que l’on se pose sont multiples, et relèvent peut-être de la sécurité ou de considérations sanitaires, mais le plus vraisemblable serait d’ordre mystique. Il est de coutume pour les nouveaux arrivants au pouvoir en Afrique de « déminer » le palais, d’y effectuer d’abord quelques lectures du Coran et d’y envoyer quelques initiés pour « éclaircir » le chemin, qui on s’en doute demeure très escarpé. Il semble que le président Macky Sall ne dormira pas dans sa nouvelle demeure républicaine avant plusieurs semaines ».

La date à laquelle le président prend véritablement possession du lieu importe peu. Toutefois la pertinence de l’interrogation du journaliste mérite d’être approfondie. La question se réfère à une énigme du politique qui met en lumière la crainte d’un nouvel homme fort, pourtant élu démocratiquement, pour entrer dans le lieu consacré pour exercer le pouvoir qui lui incombe. Une des réponses avancées me paraît plus pertinente dans la mesure où elle pointe vers un axe de compréhension qui convoque des connaissances acquises comme « allant de soi ». Le journaliste l’énonce sous le mode de la vraisemblance et non de la vérité. En clair, il évoque la dimension mystique. Il ne s’agit pas ici de plaider pour un obscurantisme mais, au contraire, de souligner que cette réponse oblige à considérer comment les ordres hétérogènes, du savoir et du pouvoir, s’articulent. Le vraisemblable évoque, d’une certaine manière, une réalité profonde du politique tout en faisant mine de ne pas y toucher. Il est possible de résumer la tension, vécue par les gouvernants et les gouvernés sénégalais lors de la passation des pouvoirs, dans l’énoncé suivant : « Entrer ou non dans le palais présidentiel et, par extension, dans une maison de fonction officielle consacrée lorsqu’on a été investi de pouvoir pour cela relève de la mystique politique ». Voici, me semble-t-il, une intrigue historique très intéressante et importante.

D’autres cas illustrent autrement cette intrigue. Passons-les rapidement en revue. Commençons

par l’Éthiopie. Lorsque la rébellion prend le pouvoir à Addis-Ababa, avant que le leader, Meles Zenawi, n’arrive, la plupart des autres meneurs s’installent ailleurs que dans le palais. À son arrivée, Meles leur demande qui vit dans le palais ? Ils répondent : « Personne. » Meles s’étonne : « Pourquoi ? » Et ils justifient ainsi leur attitude : « Sinon les gens allaient croire que nous sommes venus pour prendre le pouvoir. » Il leur dit : « Alors pourquoi sommes-nous là ? Pourquoi avoir combattu ? » Puis il décide de s’y installer. Cet instant de suspens où tout le monde reste hors du palais mérite d’être observé. Bien sûr que nous n’avons pas ici affaire à des procédures électorales mais à l’usage de la violence militaire. D’ailleurs, on aurait, précisément, pu croire que cet usage justifierait même l’entrée en force dans le palais. Or les vainqueurs se trouvent obligés de marquer un temps d’arrêt afin de laisser au prétendant « plus légitime » d’entre eux le soin d’affronter son destin. Ce dernier le confronte à travers l’énigme de la mystique du pouvoir qui vise à « fonder » un nouvel ordre comme déjà anticipé dans l’ancien. Cet ordre politique à fonder est déjà là inscrit dans la défaite et la vacuité du palais. En y arrivant, la question demeure toujours de savoir « est-ce le bon corps qui y entre ? »

Je terminerai ce recensement rapide et provisoire par le cas sur lequel je travaille, depuis plusieurs années, au Congo-Brazzaville. A la suite du coup d’État militaire réussi de 1968, le chef militaire refuse de vivre dans le palais présidentiel, l’ancienne résidence du gouverneur rebaptisée à l’indépendance. Les autres leaders, ses alliés, agissent de même pour les maisons de fonction adaptées à leurs nouvelles fonctions. Ils vivent, par contre, dans les demeures « administratives » qu’ils occupaient jusque-là, et les réaménagent. Nous noterons là une dissémination à d’autres types de maison, de la logique mystique du palais. Je justifie ainsi le fait que le terme maison soit accolé à celui de palais dans mon argumentation. Je trouve un des indices de leur importance, dans la rumeur publique ou Radio-trottoir. Cette dernière les évoque comme étant des « belles maisons ». La « belle maison » apparaît donc, d’emblée, comme une réalité langagière, une « maison dite », dont le sens évolue dans le temps. Elle émerge, d’abord, comme contenant de biens prestigieux et non pas saisie par le corps qui l’investit. Par la suite, avec l’enrichissement du pays, les élites commencent à construire, à titre personnel, des « belles maisons » en lien avec les pratiques de corruption. D’ailleurs, en conformité avec cette logique, Denis Sassou, le président en exercice, fait à son tour construire, après sa réélection en 1984, un nouveau palais présidentiel face à l’ancien. Dans cette séquence, Radio trottoir épingle ces « belles maisons » comme des lieux du sacrifice des corps des gouvernés, par les gouvernants, à des fins de consolidation de leur pouvoir. En 1992, à la sortie du Parti unique, le nouveau président élu, Pascal Lissouba, s’installe dans l’ancien palais présidentiel. Cependant, lorsqu’en 1997, Denis Sassou revient au pouvoir, à la suite d’une guerre « civile », le cycle recommence. Il s’installe d’abord dans sa « demeure détournée » et, après son élection, en 2000, il se réinstalle dans le palais qu’il avait précédemment construit. Le cas congolais permet de souligner un principe de dissémination de la mystique du lieu où se noue l’énigme politique. Plus encore, le corps du prétendant, en sortant du palais, rend le corps politique captable et à sacrifier sous la forme du peuple.

Il apparaît que les ces différents moments se réfèrent soit aux effets des élections, à des coups d’État ou rébellions, ou encore à l’occupation « normale » des maisons de fonction. Ils renvoient, quelque part, à des faits d’exception liés à la force de la loi. Mieux encore, ils ont trait aux phénomènes à travers lesquels la production/fondation d’un ordre se manifeste déjà dans

sa reproduction. Ils impliquent la violence fondatrice d’un ordre. Dans un commentaire de Walter Benjamin (Force de loi, Galilée, 2005), Jacques Derrida souligne que cette violence est certes lisible, voire intelligible puisqu’elle est, dans le droit, ce qui suspend le droit. Elle interrompt le droit établi pour en fonder un autre : « Ces moments, à supposer qu’on puisse les isoler, sont des moments terrifiants. À cause de la souffrance, des crimes, des tortures qui manquent rarement de les accompagner, sans doute, mais aussi bien qu’ils sont en eux-mêmes, et dans leur violence même, ininterprétables ou indéchiffrables.»

Ce moment de suspens, ce moment fondateur ou révolutionnaire du droit est dans le droit une instance de non-droit. Ce moment a toujours lieu et n’a jamais lieu dans une présence. C’est le moment où la fondation du droit reste suspendue dans le vide ou au-dessus de l’abîme, suspendue à un acte performatif pur qui n’aurait de compte à rendre à personne et devant personne. Le sujet supposé de ce performatif pur ne serait plus devant la loi, ou plutôt il serait devant une loi encore indéterminée, devant la loi comme devant une loi encore inexistante, une loi encore à venir, encore devant et devant advenir.

Pour en cerner le sens, passons maintenant à la matérialité des maisons-palais. La relation que gouvernants et gouvernés entretiennent avec elle participe des arts de la citoyenneté car elle exprime la manière dont ils prennent part au fait de gouverner et d’être gouverné. Cette relation correspond aussi à une des modalités de la continuité du politique dans la moyenne durée et évoque également des éléments de la longue durée. J’en resterai ici au « destin » de la résidence des gouverneurs en Afrique subsaharienne de colonisation française car sa relation au palais présidentiel, en post-colonie, est très significative, comme nous avons déjà pu le percevoir, avec le cas congolais. Les maisons-palais sont, très souvent, situées dans le centre-ville dès le début de la colonisation. Durant cette phase, la décision d'édifier ce lieu n'a jamais été laissée au hasard. Les colonisateurs retenaient, le plus souvent, les hauteurs pour mieux signifier l’idée de leur pouvoir. Pour les données, je m’inspire, par la suite, d’un article d’Odile Goerg, extrait de « Le site du Palais du Gouverneur à Conakry : pouvoirs, symboles et mutation de sens » dans J.-P. Chrétien et J.-L. Triaud, Histoire d’Afrique. Les enjeux de mémoire, Karthala, 1999.

Le devenir des divers Palais de Gouverneur fut varié à l'échelle de l'Afrique, sans relation mécaniste avec les orientations politiques des nouveaux régimes en place, les moyens financiers ou la nature des liens entretenus avec l'ancienne métropole. Ainsi, le Président de la République du Sénégal occupe toujours l'ancienne résidence du gouverneur général à Dakar tandis que le Palais d’Abidjan, construit pourtant avec soin et grands frais en 1930-32, a été détruit : le bâtiment de la Présidence fut cependant édifié au même emplacement, sur le Plateau, en bord de mer. Ailleurs, la résidence connut parfois une nouvelle affectation : ainsi, à Lomé, le Palais du Gouverneur fut rénové en 1982-83 pour servir à l'accueil des hôtes de marque. À Libreville, les marques du passé colonial disparurent également grâce à la manne pétrolière; cependant, la résidence présidentielle, le « palais de Marbre », tout en conservant le site antérieur, a une allure de vraie forteresse isolée du reste de la ville.

De manière plus précise, Odile Goerg s’arrête sur le cas de la Guinée. La construction de la capitale Conakry est instructive à plus d'un titre. Les colonisateurs choisirent un endroit qui

s’intégrait faiblement aux anciens réseaux commerciaux de longue distance et était, par contre, très inséré religieusement car il représentait un lieu sacré pour les populations locales. Les impératifs de localisation des voies de communication ou des bâtiments publics répondaient à une logique guidée par l'orientation des vents, des critères d'utilité administrative ou d’emplacement par rapport au port. Les colonisateurs ont retenu, pour le palais du gouverneur, le site de bord de mer. Après l'Indépendance, le président Sékou Touré s'y installa et n'en modifia guère l'aspect : cette continuité contrastait avec la rupture, marquée pourtant par le « non au référendum de 1958 ». Plus encore, l’aspect matériel de ce palais refléta, par la suite, l’état du pouvoir. Ainsi, à l’affaiblissement physique de son occupant, correspondait sa décrépitude. Lors de l’hospitalisation de Sékou Touré, le bâtiment était en cours de réparation et, à son décès (1984), il fut brutalement démoli, comme pour effacer une trace indélébile. Pendant quelques temps, ce lieu resta en friche, avec de rares vestiges du passé colonial. La mission fut, finalement, confiée aux Chinois de reconstruire au même endroit un palais présidentiel.

Ces différents cas illustrent comment la matérialité des maisons-palais résout la question majeure de continuité de l’État en mettant en scène, de manière constante, son rapport à l’ordre colonial. Les pratiques de patrimonialisation et d’ancestralisation évoquent aussi l’importance du commerce à longue distance, le sacré, l’esclavage, etc. Dans la reproduction et la mémorialisation, les ordres de succession culminent dans des tentatives d’effacement d’un passé qui continue à resurgir dans le présent. On voit donc que la logique du cumul n’est pas mise en œuvre pour effacer le passé, mais bien pour renforcer le présent.

Restons-en là pour rappeler que les cas évoqués ici servent à exemplifier les moments où les matérialités - ces maisons-palais - apparaissent : soit à travers les conflits qu’elles résolvent, soit comme des lieux qui mettent en avant des moments de légitimation (coups d’État, élections, etc.), ou encore des continuités du pouvoir. Or, ce qui peut paraître être une opposition n’est pas simplement une reproduction, une nouvelle traduction de la bipolarité climatiseur/véranda ou africain/européen : on peut ainsi le voir comme un choix méthodologique afin d’éviter une situation paradoxale, car en effet, il ne s’agit pas seulement de reproduction mais de production d’une nouveauté – qui prend la forme de ce qui était déjà là, tout en n’étant pas le même - et donc de comprendre et voir comment cette nouveauté se reproduit continuellement. C’est à cette tâche que je m’attellerai pour conclure.

De tout ce qui vient d’être dit, il est possible de déduire que les maisons-palais se présentent comme des lieux vides. S’intéresser à cette vacuité offre tout à la fois l’opportunité de construire une approche compréhensive de l’État africain contemporain et de formuler une question comparative. En effet, ne pourrions-nous pas partir de la conception selon laquelle comme pour toute forme d’État, l’État africain contemporain repose sur un dispositif complexe de désincorporation du pouvoir ? Par conséquent, il me semble que l’anthropologie a plus de choses à dire sur le sens du monde commun lorsqu’elle attaque l’analyse des faits africains avec les mêmes présupposés que ceux utilisés habituellement par les chercheurs pour aborder l’Europe, par exemple. La différence entre ces univers continentaux doit être produite par la recherche et non par des présupposés justifiant l’usage de méthodes spécifiques - l’ethnographie par exemple - ou encore, des hypothèses alternatives.

Pour saisir la dimension de la désincorporation du pouvoir en Afrique, il suffit de s’appuyer sur certains travaux traitant des réalités contemporaines qui, en partant du présent historique, les éclairent à partir de dynamiques de longue et moyenne durées (voir entre autres : M. Mamdani, Citoyens et sujets: l’Afrique contemporaine et l’héritage du colonialisme tardif, Karthala, 2004 ; A. Mbembé, De la postcolonie : essai sur l’imagination politique dans l’Afrique contemporaine, Karthala, 2000 ; J. Onana, Le sacre des indigènes évolués, Dianoia, Paris, 2004 et J. Tonda, Le souverain moderne. Le corps du pouvoir en Afrique centrale (Congo, Gabon), Karthala, Paris, 2005). La forme contemporaine de l’État en Afrique s’est, bien entendu, mise en place dans la rencontre avec l’Occident. La richesse du sens de cet événement, configuré par l’expérience coloniale puis postcoloniale, ne devient compréhensible que par une approche comparative avec d’autres situations de colonisation européenne (Amériques, Australie, etc.). Cette approche ne doit pas, bien sûr, en rester à une vision reproductrice, mais productrice de nouveauté. Il ne suffit donc plus de retrouver l’opposition africain/européen mais de considérer que la forme de l’État a émergé d’un coup, lors de la rencontre, sous la forme d’une unité significative. Je me réfère, pour décrire ce processus de construction, d’un seul coup, d’un univers significatif, entre autres, des réflexions de C. Lévi-Strauss dans « Introduction à l’œuvre de M. Mauss » (cf. M. Mauss, Sociologie et anthropologie, PUF, 1983). Une autre référence est G. Deleuze et F. Guattari, le chapitre 3 « Sauvages, barbares, civilisés » de L’Anti Œdipe, Paris, Minuit, 1972 et le chapitre « Traité de nomadologie : la machine de guerre » dans Mille Plateaux, Paris, Minuit, 1980.

Pour saisir les modalités de construction de cette nouvelle unité, posons l’hypothèse que le colonisé n’existe que comme la production continue du colonisateur, et non de la maison-palais. L’inclusion de l’Éthiopie dans toute cette histoire comparative se révèle complexe étant donné que ce pays n’est pas un produit de la colonisation. Toutefois, comme il est apparu plus haut, la mystique du politique (pouvoir) y trouve, quand même, pleinement sa place. Plus encore, le colonisé n’est pas un autochtone, mais une différenciation produite par (dans) le colonisateur. C’est dire que pour comprendre l’expérience coloniale en Afrique, combien il s’avère heuristique de la comparer avec celles qui interviennent sur les autres continents. Cette comparaison s’explicite dans l’opposition de deux types de colonisation : d’installation ou d’exploitation. Dans le cadre de l’institution du sens d’un monde commun, ces configurations peuvent être figurées, dans l’ordre discursif, sous la forme de l’énoncé suivant : « Nous sommes tous (avons tous été) des colonisés. »

Dans le présent historique, l’expérience dans la colonie d’installation s’énonce, en référence à la longue durée, après les révolutions qui conduisent aux indépendances des colonies, sous la forme d’une République ayant coupé avec la forme de la royauté absolutiste. Dans ces républiques, l’installé investit lui-même la position de colonisé en déniant sa relation à la colonisation imposée par ses propres ascendants. Quant à certains dominés ramenés sur place sous contrainte, que ce soit à travers l’esclavage, ou toute autre forme de travail servile, leur trajectoire se trouve également réinterprétée comme une des modalités de l’expérience

coloniale. Seule la présence de l’autochtone pose problème, raison pour laquelle les « dominants » tentent de l’éradiquer. La colonisation porte, de manière latente, une forme de génocide et donc la possibilité d’instituer le désert arendtien en supprimant un point de vue sur le monde commun (H. Arendt, Qu’est-ce que la politique ?, Seuil, 1995). Or, cela n’aboutit pas à l’éradication totale. Fort de ce principe politique, car il concerne la modération de la guerre et lui empêche d’aller aux extrêmes, l’installé prend la place de gouvernant. L’expérience républicaine s’aligne, en tant qu’elle en est la face sombre, à l’histoire de l’Occident et la place vide est instituée par la désincorporation du pouvoir conforme au système démocratique (voir, entre autres, W. Mignolo, The darker side of the western modernity : global futures, decolonial options, Duke University Press, 2011).

La colonie d’exploitation prend aussi principalement la forme républicaine. Or, comme l’analyse des colonisés dans un régime colonial d’installation le souligne, il est aussi déjà un colonisateur qui dénie sa parenté. Il convient de scruter ce fait en ce qui concerne l’Afrique. Si ce n’est avec le colonisateur, il semble que la parenté déniée se réfère à la relation à l’autochtone, c’est-à-dire à celui qui vit sous menace de mort, d’éradication. Mais la situation est plus complexe. L’expérience coloniale y prend aussi la forme républicaine mais qui, cette fois, s’impose avec la présence de très peu d’Occidentaux et une forte participation d’ « Africains » - je choisis ce terme pour rendre compte de la diversité des acteurs impliqués. Henri Brunschwig notait déjà, dans ses travaux, cette réalité dans les colonies françaises (cf. Noirs et Blancs dans l’Afrique noire française ou comment le colonisé devient colonisateur (1870-1914), Flammarion, 1982).

En revanche, la République s’y appuie sur le déplacement des populations de l’intérieur vers l’extérieur, la lutte contre le système esclavagiste avec la construction des villages de liberté comme embryon des capitales, l’expérience des Retournés, la capture des réseaux précoloniaux de commerce à longue distance, etc. Ces multiples mobilités montrent que nous ne sommes pas seulement en présence d’autochtones. La parenté déniée par les colonisés ne renvoie pas ici au colonisateur comme dans le premier cas, ni, non plus, à l’autochtone du fait des mobilités. La fiction le pose comme rejeton putatif. Mais de qui ? La situation ouvre une béance. Tout ceci alors qu’il se vit lui-même sous menace de mort car descendant d’un autre que la fiction produit comme l’autochtone. La dénégation de l’autochtone rend impossible de poser le principe de la mise en œuvre de la formule génocidaire au fondement du politique. Et c’est ce hiatus qui est significatif et producteur de sens politique, producteur du politique. On est donc dans une fiction productrice de l’autochtone pour construire les continuités. En un mot, les Africains se retrouvent en mesure de revendiquer également une expérience de colon pour produire et consolider leur identité par disparition, comme par « magie », de l’autochtone, dont ils reproduisent l’identité, par contre, dans une fiction. Ainsi, tous ceux du dedans sont passés dans une autre totalité sans s’en rendre compte : alors qu’ils prétendent toujours être chez eux, ils sont déjà chez un Autre. Cette magie se réalise par le fait d’être chez soi chez l’autre et également parce que le sens de la totalité a changé. En effet, ils vivent avec l’illusion de s’ancrer toujours sur les anciens territoires de royaumes, de sociétés segmentaires, etc., alors qu’ils sont

déjà passés dans celui de l’État contemporain.

Ainsi, les Africains, en même temps qu’ils luttaient contre les colonisateurs extérieurs, se produisaient, eux-mêmes, comme les héritiers d’un territoire impérial. Espace-temps dont la loi, conférée par la prise de terre, le nomos, était autre que celui dans lequel leurs ascendants avaient vécu auparavant. Il convient, toutefois, de souligner que l’autochtone n’est pas éradiqué socialement et qu’il va servir politiquement, notamment dans les processus de mise en patrimoine du passé colonial. La comparaison montre que, par rapport à la longue durée, dans les deux types de colonisation, tout se résout dans le cumul et la réversibilité des positions avec la production des différences par la réinterprétation des expériences sociales. Différents protagonistes cumulent les positions de colonisateurs et colonisés et, la réfraction sur lui-même du « système » colonial les rend identiques. Cette co-production de la colonisation par le colonisé et/ou le colonisateur n’est pas très souvent prise en compte et elle est même évacuée en ce qui concerne l’Afrique contemporaine. L’approche comparative rend sensible ce fait. L’expérience coloniale pousse tout le monde à entreprendre un travail crucial de production symbolique d’un monde commun. Cette opération s’est déroulée en Afrique comme ailleurs. Mais elle est difficilement appréhendée car ceux qui y sont en position de résoudre le paradoxe de la logique coloniale sont demeurés sur place et se sont transformés. La machine de capture de l’État par « saut sur place », pour conquérir le territoire et son identité, à la fois contre l’envahisseur et contre son propre passé, est d’une violence extrême. C’est ce qui perdure et s’incarne dans l’ordre politique républicain africain contemporain.

Ce détour historique justifie l’idée que le colonisé n’est jamais premier, il est déjà un produit, celui du processus de colonisation. C’est, une fois encore, à cet espace-temps impérial que se réfère la maison-palais. L’autochtone, par l’impossibilité d’y mettre en œuvre la formule du génocide, ouvre la question de l’ancestralisation pour que s’institue la continuité. Et c’est la matérialité de la maison-palais qui signifie, au présent, de manière éclatante, cette insistance. Que la figure du « colonisateur du dedans » soit dominante dans toute l’expérience africaine, permet d’atténuer la pertinence des thèses en termes d’extraversion ou de syncrétisme. En effet, cette figure signifie plutôt l’appartenance à un monde commun qui n’a pas de dehors.

La richesse de l’approche comparative proposée qui permet de lire la formule de la désincorporation du pouvoir peut être également appréhendée d’une autre manière. Celle-ci implique la moyenne durée et permet de comprendre les moments mystiques de rencontre avec le lieu du politique. Elle renvoie, cette fois, aux procédures de sélection de la personne à travers laquelle la société affronte son destin politique. Ces procédures ont à voir avec l’expérience démocratique. Nous nous inspirons pour l’analyse de la démocratisation des sociétés, du travail de Claude Lefort (cf L’invention démocratique, les limites de la domination totalitaire, Paris, Fayard, 1981 et Essais politiques, Points Seuil, 1986). Il est, en effet, le premier à avoir cerner la spécificité du politique en Occident, en termes de désincorporation du pouvoir dans la révolution démocratique. Cette dernière coupe la relation à la transcendance que prônait l’absolutisme et la remplace par un dispositif impersonnel de sélection - les élections - où chacun occupe la position du pouvoir de gouverner pour une durée déterminée. Il convient de prendre à la lettre cette réflexion pour la mettre à l’épreuve des expériences africaines. En effet, l’action coloniale de prise de possession s’y déroula, d’emblée, sous le contrôle des

instances législatives et exécutives de la métropole. Le mode de gouvernement colonial entrait déjà dans le cadre démocratique (voir, par exemple, Le rapport Brazza. Mission d’enquête du Congo: rapports et documents (1905-1907) de la Mission Pierre Savorgnan de Brazza/Commission Lanessan, Le Passager clandestin, 2014.) Sous forme de subalternité, leurs voix y étaient présentes (G. C. Spivak, Les subalternes peuvent-elles parler?, Editions Amsterdam, 2006). Cette expérience se transforma à la fin de la deuxième guerre mondiale. Elle se consolida, lors du transfert des pouvoirs, dans la transformation de l’ordre colonial, en impulsant des « multipartismes ambigus » qui, aux indépendances, « dégénérèrent » souvent dans le monopartisme et ont conduit, après 1990, au retour des multipartismes. La séparation du corps et du pouvoir persista et se donna à lire sous forme de l’énigme du prétendant devant la maison-palais. Les élections n’interviennent pas comme le seul dispositif de sélection, il y a également les coups d’État. Les aléas de la révolution démocratique, en Afrique, montre que, à la suite du surgissement d’un coup d’État, la représentation-pouvoir est celle de la séparation du portrait du souverain et de sa maison-palais. Cette dernière doit être vide pour être « indéfiniment » réinvestie. Ce qui fait que l’État africain contemporain est nécessairement marqué par un lieu vide. Ainsi, à la différence des pays occidentaux, le dispositif de légitimation ne se réduit pas en Afrique à une délégation des pouvoirs. En effet, le politique n’y est pas souvent fondé sur la volonté générale. Par contre, les pratiques subsumées au nom de l’État par le climatiseur et la véranda investissent de légitimité le corps des prétendants avec le consentement tacite des gouvernés à travers un dispositif qui s’exprime par l’expérience mystique de ce corps (qu’il soit élu ou non) devant la maison-palais. En un mot, le politique semble s’y manifester sous la modalité de l’incarnation, même lorsque les corps investis ont peur d’entrer dans la maison-palais. De fait, une des réponses que je me permets de proposer par rapport au travail d’Emmanuel Terray est la suivante. Tournons un moment le dos à la division climatiseur et véranda pour considérer, comme Emmanuel Terray lui-même, l’histoire de longue et moyenne durée, mais non plus pour comprendre seulement le passé mais également le contemporain de l’Afrique. Il devient alors très important de regarder la maison-palais, lieu par excellence du politique dans toutes ses configurations. Pour argumenter dans ce sens, évoquons ici un cas exemplaire : l’inauguration à Brazzaville, en 2006, du mausolée Savorgnan de Brazza. Dans ce monument reposent les os rapatriés du fondateur colonial du Congo français et de sa famille. Ces os ont été réclamés par les gouvernants congolais à l’Algérie, où ils étaient ensevelis. Même si l’incompréhension a été totale, de la part des Congolais et des étrangers, la question importante, me semble-t-il, est de savoir si cet acte ne fait pas logiquement partie de l’histoire du Congo. Les Congolais ne sont-ils pas légitimes dans leur volonté de patrimonialiser cette expérience fondatrice de leur État ? Car en effet, quel ancêtre sont-ils en droit de réclamer ?

En interrogeant, de manière approfondie, les maisons-palais et en s’intéressant à l’une de ces formes, le mausolée, par exemple, le questionnaire sur le politique se complexifie et s’allonge. En effet, dans ce mausolée, ce bâtiment puissant, l’intérieur est climatisé et, à l’extérieur, se trouvent de petites vérandas ventilées. En y entrant, chacun se voit projeté au cœur du pouvoir et peut y sentir sa force. Le mausolée Brazza en tant que maison-palais rend explicite tous ces

sens : par son éclat, il cristallise cette (re-)production des continuités.

En conclusion générale, ces trois parties dirigent le regard pour préciser une question comparative : si, en Occident, l’expérience de l’État s’ancre sur la logique de la désincarnation du politique, alors ne peut-on pas dire qu’elle est, en Afrique, celle de l’incarnation, mais paradoxalement par un corps qui a peur de retrouver (retourner dans) son lieu ? Comment ce lieu reste-t-il vide ? Plus encore, si, dans le mausolée, trône un corps mort, un cadavre, le lieu du politique semble donc voué à rester marqué par l’absence, le vide. Cette énigme s’intensifie car le Congo partage avec plusieurs autres pays (comme le Gabon et l’Oubangui-Chari, l’actuelle Centrafrique) la même histoire coloniale. Or, si les restes du corps glorieux du colonisateur-fondateur se trouvent au Congo-Brazzaville, alors dans les autres ex-colonies fondées par le même ancêtre, le lieu du politique ne resterait-il pas à tout jamais vide ? Est-ce que les alliances matrimoniales, par exemple, pourraient combler ce vide, comme au Gabon, par exemple, qui, contrairement à la Centrafrique jouit d’une stabilité remarquable ? La réponse à ces questions permettrait d’avancer dans la compréhension de l’État africain contemporain. Plus encore, ces questions mériteraient aussi d’être abordées, de manière comparative, à partir d’autres situations coloniales : britanniques, lusophones, hispaniques, italiennes et hollandaises.

Maurice Bloch

Anthropologue, professeur (London School of Economics)

La Religion et l’effondrement de l'État

Depuis quelques années, j’essaie de tricoter une théorie ridiculement ambitieuse que je commence à présenter dans quelques articles et séminaires. Sans doute, ne peut-on se permettre ce genre d’entreprise qu’à la retraite. Elle a été néanmoins favorisée par l’inclusion d’éléments beaucoup plus solides qui doivent énormément aux travaux d’Emmanuel Terray, notamment à sa discussion sur la formation de l’État abron en Afrique occidentale.

Aujourd’hui, je souhaite, dans le court temps qui m'est imparti, vous donner une idée extrêmement schématique de ladite entreprise. Le mieux serait que vous considériez ce résumé comme une histoire « comme ça », un peu comme Kipling nous raconte comment le léopard a obtenu ses taches. Je vous présente donc une simple toile de fond qui donnera un cadre à ce que j’ai pu apprendre grâce aux analyses de Terray.

Depuis plusieurs années déjà, nous assistons à une floraison de théories anthropologiques qui cherchent à expliquer la «religion». Implicitement, pour tous leurs auteurs, la religion serait une caractéristique du genre humain, un peu comme d'avoir un pouce opposable aux autres doigts.

Bien que ces théories soient extrêmement variées, celles qui sont apparues récemment sont presque toutes dues à des chercheurs issus des sciences cognitives et se focalisent sur ce qu’ils perçoivent comme un « problème » pour la théorie de l’évolution.

L’origine de ce problème serait une approche expliquant l’esprit humain comme le résultat de la sélection naturelle, visant à permettre aux êtres de vivre dans le monde ainsi qu'il existe. Ainsi, nos capacités se seraient développées afin de rendre possible notre survie. Ce qui expliquerait que nous disposons et héritons de prédispositions sociales qui nous permettent de coopérer, de comprendre les processus biologiques de base afin de gérer notre vie, que nous possédons des connaissances de physique naïve qui font que nous savons, avant même la naissance, que deux solides ne peuvent pas passer l’un à travers l’autre, etc. Avec ce genre de perspective, il paraît fort étrange que les humains entretiennent aussi des idées paraissant, au premier abord, aller à l’encontre de ce que le monde requiert. Des idées bizarres ou religieuses proposant qu’il puisse exister des êtres vivants immortels, que des animaux puissent se transformer en personnes et vice-versa, que les fantômes puissent traverser les murs.

Les questionnements sur l’origine de telles croyances, et certaines des réponses modernes apportées pour résoudre cette apparente contradiction, ressemblent étrangement aux théories de l’anthropologie de la fin du XIXe siècle, ainsi que nous les retrouvons chez des auteurs tels que Frazer, Tylor et bien d’autres. Eux aussi s’inquiétaient de la présence de représentations d’un surnaturel bizarre ou religieux.

Tous ces auteurs, qu’ils soient anciens ou contemporains, se sont laissés doublement piéger. En premier lieu, ils ont oublié que des mots comme « religieux » ou « religion », que ce soit en anglais ou en français, concernent des phénomènes spécifiques à nos sociétés et à nos cultures d'un point de vue historique. Ils n'ont donc pas fait d'examen historique critique de tels mots permettant d'échapper au particulier qu’ils impliquent. En second lieu, ils ne semblent pas avoir réalisé que, dès que nous nous tournons vers des exemples ethnographiques, il faut prendre en compte le fait que notre espèce et ses représentations sont, simultanément, le produit de nos gènes et de notre histoire particulière. Mon point de départ est ainsi l’abandon du mot « religion » quand notre discussion se situe au niveau de l’analyse générale des caractères humains, hors d’un contexte historique particulier.

Néanmoins, ce que je critiquerai tout d’abord dans ces théories n’est pas tant ce que ces anthropologues de la religion proposent à propos des phénomènes qu’ils qualifient de bizarres ou contre-intuitifs, mais que ceux-ci se cantonnent à ce qu’ils qualifient de religieux. Bien d’autres éléments, qu’il ne leur viendrait jamais à l’idée d’appeler « religieux », partagent les mêmes caractéristiques « surnaturelles », imaginaires ou contre intuitives que celles qui, pour eux, caractérisent la religion. Comme nous le rappelle Marx, le non religieux aussi est loin d’être simplement transparent.

Si tel est le cas, le mot français ou anglais « religion » ne peut donc pas être utilisé pour identifier une caractéristique distincte de notre espèce car il présuppose la présence de quelque chose de spécifique, demandant une explication qui s’appliquerait à, et seulement à ce phénomène, alors même que nous sommes incapables de l’isoler ou de le définir.

Au contraire de ces théories de l’anthropologie de la religion, je propose que nous nous intéressions à un phénomène beaucoup plus large : le fait que le social humain, sous ses multiples formes, nécessite l’imaginaire, ou le contre-intuitif, c’est-à-dire ce que les auteurs

auxquels je viens de faire référence ne voient que dans ce qu’ils nomment le « religieux ». Car la dénomination de leur sujet de recherche les cantonne à l’intérieur d’une clôture qui, de fait, n’existe pas (Cet argument est developpé dans l’article “Why religion is nothing special but is central” Phil. Trans. R. Soc. B 12, 2008), un peu comme s’ils voulaient expliquer le vol des oiseaux en général en se limitant à un examen des caractéristiques des cormorans.

Les phénomènes sociaux auxquels je fais référence sont ceux qui intéressaient le fonctionnalisme structurel ainsi que l’anthropologie de Georges Balandier, qui a influencé Terray. Ils consistent en l’imagination d’une forme du social représenté comme stable dans le temps et qui, de ce fait, transcende l’expérience de la fluidité et de l’impermanence de la vie et de l’interaction. C’est pour cette raison que je le qualifie de « transcendantal ». Un exemple de ce genre de phénomène très familier aux anthropologues est celui des groupes, tels les clans ou les nations qui, bien que composés d’êtres humains mortels, sont représentés dans l’imaginaire comme pouvant vivre des centaines d’années, sinon plus. Ainsi, si la « religion » ne peut être considérée comme une caractéristique humaine générale, par contre, cette capacité à imaginer des entités transcendantales qui durent dans le temps et qui inclut ce que certains auteurs appellent la « religion », est bien une caractéristique générale de notre espèce. C’est cette capacité, qui nous est donnée par notre génome et que nous retrouvons dans toutes les formes de sociétés, que nous pouvons considérer comme étant une caractéristique de notre espèce.

Ainsi, utiliser le mot « religion » pour parler de phénomènes tels que les cultes des ancêtres que l’on rencontre dans des villages malgaches qui se sont toujours tenus à l’écart des différents États, précoloniaux, coloniaux ou postcoloniaux, n'entraîne que confusion. Cet emploi du terme « religion » suggère la présence de certains types de croyances et de certaines pratiques qui sont pourtant totalement absents de ce genre de sociétés.

Comment alors expliquer la présence, dans certains endroits, dans certaines sociétés, d’institutions, de pratiques et de manières de penser qui correspondent beaucoup plus exactement à ce que l’on peut appeler « religion » ? Dans cette perspective, nous ne nous demanderons pas « pourquoi la religion? » mais « Comment la religion est-elle apparue dans certaines sociétés humaines ? Et quand ? ».

Pour répondre à cette deuxième question, je propose de penser simultanément les caractéristiques générales de notre espèce et des spécificités historiques (notamment le développement des États et ce qui se passe lors de leur disparition).

Si l’on considère l'Europe, une grande partie de l'Afrique et de l'Asie, les premiers États sont apparus il y a quelques 5000 ans en Egypte et en Mésopotamie. Les changements économiques et politiques liés à ces développements ont suscité beaucoup de discussions théoriques, mais, ce qui m'intéresse ici, ce sont les aspects symboliques ayant accompagné le développement politique. Ces aspects symboliques prennent très souvent des formes étonnamment similaires. Aussi, dans ce qui suit, me laisserai-je en grande partie guider par les idées théoriques provenant des analyses de Terray à propos des royaumes de l’Ouest Africain.

Ces développements symboliques comportent un côté positif et un côté négatif. Prenons l’exemple de l’Égypte ancienne. Le côté positif est bien connu car il a produit les monuments

que les touristes vont voir et les objets qui remplissent les musées. Dans le cas égyptien, a été particulièrement élaborée la représentation dans les rituels, et dans les objets qui les accompagnaient, d’une image d’un État hiérarchique (dans le sens que lui a donné Louis Dumont) holiste, cohérente, ayant les dieux comme clef de voûte. Ces dieux forment un tout avec le pharaon et plus ou moins avec toute la population. Cette continuité substantielle et quotidienne est démontrée par des images du pharaon en compagnie des dieux avec lesquels il converse, prend des repas et mène d’autres activités, tout cela étant en lien avec la géographie et la métrologie, grâce à la relation causale qui lie les dieux, les pharaons et les crues du Nil. L’État, dans cette représentation, semble donc un système cohérent et, ce qui est peut-être plus important, hors de la temporalité quotidienne.

Cette transcendance du temps est non seulement illustrée par les objets et les rituels, mais elle possède aussi une certaine réalité représentationnelle. L’histoire politique et militaire de l’Égypte ancienne est extrêmement mouvementée. Non seulement des luttes de pouvoir et des révoltes se sont déroulées sans répit, menant à une instabilité dynastique bien documentée, mais l’Égypte a souvent été envahie, et, au cours de certaines périodes, sous le joug d'envahisseurs venant principalement du Sud et de l’Est. Par contre, la continuité artistique et représentative, qui est évidente pour n’importe quel visiteur des grands musées du monde, s'est maintenue, et se maintient toujours, depuis des siècles et des siècles.

Comment a été créée cette stabilité ? Cela nous échappe en grande partie, mais il est clair, en nous aidant d’autres exemples mieux documentés comme le cas des Abron, qu’elle a été construite par une appropriation d’éléments symboliques déjà présents chez les communautés que le royaume a absorbées et soumises durant la période prédynastique et qu'il a ensuite réinterprétés à sa façon grâce à un bricolage radical qui a créé le culte royal/divin de l’État.

Nous disposons de bien d’autres exemples de ce processus symbolique de construction. Emmanuel Terray nous en a fournis pour l’Afrique occidentale, mais il faut bien reconnaître que ce succès du bricolage symbolique de l’Égypte ancienne reste inégalé dans l’histoire de l’humanité.

Mais il existe aussi un aspect négatif à ces constructions étatiques.

Je ne parle pas simplement de la violence militaire des conquêtes nécessaires à la formation de tous les États que nous connaissons, mais aussi du côté symbolique et légal de la destruction des communautés préexistantes. L’archéologue David Wengrow a traité de la destruction ou de la réinterprétation tendancieuse des cultes locaux des entités politiques absorbées pendant la période prédynastique en Egypte. Cet aspect, nous le retrouvons aussi à Madagascar, au Japon ou dans les Empires andins. Non seulement la destruction des cultes locaux y a eu lieu, mais aussi le transfert de la capacité à donner la vie, que les rituels ancestraux représentaient, s'accompagnant de la théâtralisation de ces destructions quand, dans les grands rituels étatiques, les ennemis internes et externes étaient présentés au public, et leur soumission totale mise en scène sous la forme de sacrifices humains. S'il y a une récurrence frappante dans la construction symbolique des États anciens, c’est bien celle de ces sacrifices humains à grande échelle. Pour les premières dynasties égyptiennes, les archéologues nous parlent de milliers, si

ce n’est de dizaines de milliers de sacrifices humains occasionnés par les funérailles royales ou celles de personnages de deuxième catégorie. À Ur, en Mésopotamie, l’autre berceau de l’État occidental, nous retrouvons ces terribles massacres avec un nombre de victimes comparables.

Ainsi, la construction politique, militaire, économique et symbolique royale s'est toujours accompagnée, surtout dans les premières périodes de l’installation du royaume, d’une destruction symbolique qui se matérialise, presque toujours, sous la forme de sacrifices humains.

On aurait pu penser que, quand les Empires et les royaumes s’effondrent, ce qu’ils font inévitablement, un sentiment de soulagement se serait fait sentir dans la population. Tel n’est pas exactement le cas, car c’est précisément alors qu’un phénomène, qui a fasciné l’anthropologie depuis Frazer, et même bien avant, se manifeste. Ce phénomène est ce que l’on pourrait appeler l’apparition de « l’État fantôme ». C’est aussi alors qu'apparaît quelque chose qu’on peut faire correspondre à ce que le mot contemporain « religion » évoque. L’Afrique nous offre un grand nombre de cas de ces royaumes qui, ayant perdu toute signification politique, continuent de survivre sous une forme qui pourrait être qualifiée de rituelle. Les nombreuses et fameuses discussions concernant la royauté shilluk illustrent bien l’importance théorique de ce genre de manifestations. Madagascar nous offre également des exemples de ce type de phénomènes. Ils y ont été particulièrement bien étudiés par les anthropologues dont les analyses nous montrent que le terme survivre n’est probablement pas le bon, car nous avons affaire non seulement à une continuation, mais aussi à la création de quelque chose de totalement nouveau. Gillian Feeley-Harnik et Michael Lambek parmi d’autres (G. Feeley-Harnk, A green Estate, 1991; M. Lambek, The Weight of the past, 2002), ont étudié la manière dont les royaumes sakalava du nord-ouest de l’île continuent une sorte d’existence après que le pouvoir colonial leur eut supprimé tout pouvoir politique et militaire. Mais cette existence prend la forme de la possession de médiums par les anciens souverains. Les rois défunts et leurs conseillers continuent de vivre en tant qu’esprits dans le corps de médiums installés dans les anciens hauts lieux royaux par des rituels grandioses. Ces auteurs montrent en particulier comment on peut considérer le développement de ce phénomène en conjonction avec le processus de colonisation. L’Empire shona en est un autre exemple. Depuis le XVIIe siècle, il continue de la même manière au Zimbabwe. Cette survie n’est pas simplement fantasmagorique, elle possède une grande importance politique. Ainsi, l’alliance avec les esprits des anciens dominants, grâce au truchement des médiums, a-t-elle eu une importance clef pour le succès de la résistance de ZANU à la Rhodésie (cf. D. Lan, Guns and Rain, 1985). Il existe une multitude d’autres exemples de la survie de « l’État après l’État » en dehors de l’Afrique, notamment celle fournie par Clifford Geertz dans son étude des rituels du royaume balinais colonisé par les Hollandais (Geertz, Negara,1980) .

Comment comprendre ce phénomène de la survie de l’État après l’État ? Je crois que les suggestions de Terray sont particulièrement pertinentes. Il souligne comment l’État s’est d’abord rendu « nécessaire » sur le plan légal et politique, simplement par la destruction des institutions qui, auparavant, remplissaient ces rôles. Nous avons le même genre de phénomène sur le plan symbolique. Comme je l'ai suggéré plus haut, si ce que j’ai appelé le transcendantal est essentiel pour toute organisation sociale humaine, le transcendantal des entités sociales

conquises est en grande partie détruit par son absorption dans le transcendantal de l’État qui les remplace. Ainsi, quand ces États eux-mêmes disparaissent, ils laissent un vide qui demande à être rempli le mieux possible. Il est remplacé, de manière toujours incomplète, par l’État fantôme ou la « religion », car c’est alors qu’apparaissent des phénomènes qui correspondent un peu mieux à ce que ce mot évoque.

En guise de conclusion, il me semble que le fait que ces manifestations de l’État après l’État correspondent, à un certain point, à ce que le mot français « religion » peut évoquer n’est pas simplement dû à une illusion ethnocentrique mais serait dû aux conséquences d'événements historiques semblables. Ainsi, les trois religions abrahamiques, qui ont inévitablement informé le développement du sens du mot « religion », seraient, elles aussi, des exemples d'effets de l'effondrement de l'État.

Prenons, tout d’abord, l’histoire du Judaïsme. La plupart des historiens de cette religion seraient d’accord avec la proposition selon laquelle le Judaïsme a pris son caractère de religion monothéiste, associé à des règles d’origine divine précises concernant la pureté et la morale, pendant la période de la captivité babylonienne. Les prophètes les plus importants auraient écrit pendant leur captivité en ayant en mémoire le temple et l’État de Jérusalem qui avait été détruits par les Babyloniens. Parmi ces prophètes, le plus important est certainement Isaïe, plus particulièrement celui des versets attribués au Deutéro-Isaïe. Ainsi, le Judaïsme serait-il l'exemple d’une religion du souvenir de l’État et de ses rois disparus, mais expédiés au ciel.

L’origine du Christianisme, comme religion organisée, et centralisée partage certains de ces éléments. Constantin, à qui la création du Christianisme romain est toujours attribuée, est un empereur qui apparait immédiatement après le désastreux troisième siècle de notre ère. C’est une période où une pléthore d’empereurs se partageait les restes d’un Empire en pleine dissolution. Cet effondrement est bien illustré par le fait que Constantin, lui-même, a passé plus de temps dans le nord de l’Angleterre qu’il n’en a jamais passé à Rome.

Les commencements de l’Islam ont également une relation ambiguë avec l’État. L’Islam commence dans un no man's land du point de vue politique, dans une région passée de nombreuses fois de mains en mains entre des Empires éthiopiens, sassanides et byzantins.

Nous sommes bien ici en présence de souvenirs d’États disparus mais qui, loin de disparaître vraiment, réapparaissent transformés. Phénomène auquel appliquer le mot « religion » contient une part de vérité.

Intervention publique

Ce qui me frappe dans l’intervention de Monsieur Bloch, c’est sans doute cette extraordinaire manipulation des esprits des hommes qui ont constitué l’apparition des religions. Vous avez indiqué qu’il y avait eu beaucoup de sacrifices humains. Cela a continué. Les États s’effondrent, et l’on en fait davantage parce que l’on croit que plus on en fait, mieux les choses se porteront et c’est extraordinaire que ça ait marché. Il s’agit peut-être d’une question anthropologique sur le fonctionnement de l’esprit humain.

Maurice Bloch Je ne suis pas du tout d'accord avec vous, parce que je crois que les éléments qui ont été recueillis pour créer ces religions d'État et qui ont survécu après, sont des éléments essentiels pour l'organisation sociale humaine. C’est pour cela que j’ai donné à toute vitesse l’exemple des clans. Il ne pourrait pas y avoir de groupes ou même de notion de rôles qui ait une permanence dans le temps, tandis que notre vie est inévitablement fluide et transformative, sans cette négation du temps qui implique presque tous les systèmes sociaux humains. C'est ce qui nous rend différents des systèmes sociaux animaux. Eux sont un peu comme les nôtres, souvent assez simples, mais ils sont entièrement impermanents. Ils dépendent entièrement de l'instant. Les systèmes humains dépendent de ces imaginations contre-intuitives qui ont été utilisées pour créer les religions d'État et ce qui a suivi. Ce qui explique pourquoi, quand ces États s'effondrent, on ne peut pas revenir en arrière complètement. Jean-Paul Colleyn C’est assez frappant de voir que tous les gens qui ont voulu rendre hommage à Emmanuel Terray ont parlé d'histoire. Emmanuel est un anthropologue et il a réussi un coup formidable dans l’histoire de l'interdisciplinarité. Il a fait une œuvre qui n’a pas été contestée par les historiens, que je sache, en tout cas, je n’ai pas vu passer de critiques au nom de l’historiographie. Quelqu’un a dit ce matin qu’il avait rendu l’Afrique à son histoire, c’est bien de le souligner et c’est la preuve aussi qu'une certaine interdisciplinarité est possible dans les sciences sociales. J’avais aussi une question pour Maurice Bloch. Est-ce que vous incluez dans ces sacrifices fondateurs ceux de la Révolution française ? Maurice Bloch J’ai formé mes idées sur un terrain anthropologique, en réfléchissant à la continuité entre le culte des ancêtres et ce qu’était la parenté. Ce qu'on pourrait appeler de l'extérieur « religieux » pour le culte des ancêtres est complètement faux. Il y a un lien entre mon anthropologie des plus classiques et ma réflexion historique. Pour la Révolution française, je ne pense pas que ce soit vraiment le même genre de choses que les sacrifices humains dont parle Emmanuel pour les Ashanti, par exemple. Intervention publique Juste une remarque. Je suis spécialiste d’une sociologie de la guerre, mais j’ai été formé par Henri-Irénée Marrou à l’histoire des religions, du Bas-Empire romain en particulier. Quand on parle de Constantin et de Julien l’Apostat, effectivement, on sait qu’à partir du IIIe siècle, l’Empire romain s'effondre d'une certaine façon. Il devient donc de plus en plus religieux et, finalement, il disparaît. Malgré les bouleversements, on est obligés de raisonner pour rester en vie et pour manœuvrer contre les forces produisant de la destruction de vie, que ce soit l'alimentation ou la guerre. Je considère la religion comme une structure stratégique et ce n’est pas contradictoire avec ce que vous dites, parce qu’à partir du moment où la stratégie impériale

s’effondre, la stratégie de survie subsiste dans des problématiques qui s’appellent la salvation, la vie éternelle, etc., mais aussi dans des manœuvres pour échapper au mal et rester dans le bien. Il y a une liaison, à mon avis, entre l’État, l'Empire et la religion. Lorsque l’État, naît, il devient Empire et quand il s'effondre, il reste quelque chose de cet Empire qui est la nécessité de manœuvrer éventuellement dans l’éternité pour une salvation qui n’est plus tant politique que religieuse. Maurice Bloch Il y a beaucoup d’éléments, dans ce que vous dites, qui correspondent à mon propos. C’est parfaitement vrai que l’Empire romain du IIIe siècle a été traversé par toutes sortes de religions venant de l’Est. Les empereurs, à différents moments, essaient de les capter, pour leur construction, comme Constantin l’a fait avec le christianisme. Emmanuel Terray Ce que vient de nous dire, Maurice, me pose problème, et je pense que tu ne seras pas en désaccord avec cela. Le terme de « religion » me paraît relever de la même analyse que le terme de « totémisme » sous la plume de Lévi-Strauss, c’est-à-dire que par « religion », nous entendons un conglomérat de choses extrêmement différentes les unes des autres. Mais il semble que ce que tu nous as dit s'applique essentiellement aux religions monothéistes. J'avais écrit, il y a quelques années, un article pour l’Encyclopædia Universalis, qui m’avait été demandé, sur les religions africaines. Et j’avais envie de dire la chose suivante : on aurait pu définir les religions de l’Afrique précoloniale comme la politique dans l’invisible. Il y a la politique dans le visible où l’on essaie de s’arranger avec les forces politiques qui existent, les forces sociales, et puis, il y a aussi des forces invisibles avec lesquelles il faut passer contrat, avec lesquelles il faut faire de la diplomatie, et les deux activités sont sensiblement du même ordre. Or cela n’a rien à voir avec les religions au sens du monothéisme. Par rapport à ce que tu nous dis sur la religion et l'État, je vois très bien comment ça peut s’appliquer aux grandes religions monothéistes et aux Empires qui ont correspondu. Mais l'Empire mongol, par exemple, était d’une tolérance religieuse totale. De la même façon, quid de l’Empire chinois ? Est-ce qu’il s’appuyait sur une religion au sens propre du terme ? Je ne crois pas. Les pistes que tu ouvres sont tout à fait intéressantes, mais il faut les explorer. Je reviens un peu en arrière. J’ai beaucoup admiré l’intervention de Paul Lovejoy. Déjà, elle témoigne d’un acquis de l'anthropologie marxiste, pas seulement en France, mais aussi en Grande-Bretagne ou au Canada : prendre au sérieux la notion d’esclavage dans l’histoire de l’Afrique, car jusqu’à ce que nous intervenions dans ce domaine, il faut bien dire que l’esclavage était « l’aimable captivité de cases » des ethnologues administratifs, de Maurice Delafosse et d’autres. Le fait qu’il existe un véritable mode de production esclavagiste n’était pas pris en compte.

Dans le Royaume abron, les esclaves étaient capturés par voie militaire ou achetés sur le marché, mais le plus souvent capturés, et l’esclavage se prolongeait pendant deux générations. À la troisième génération, il y avait une intégration progressive des esclaves dans la société, ce qui impliquait des entreprises périodiques de renouvellement du stock, si je puis dire. Ces esclaves intégrés de la troisième, de la quatrième ou de la cinquième génération accédaient à un statut de liberté, qui n’était pourtant pas vraiment celui des autres, parce qu’ils restaient quand même dans la dépendance de la famille ou du chef qui avait acquis leurs ancêtres et qui continuait de les tenir. Ainsi, à l’intérieur du Royaume abron, on a assisté progressivement à l’instauration d’une espèce de système de clientèle où les clients n’étaient pas solidaires de l’ensemble du royaume, mais de l’une de ses grandes familles ou de ses grandes chefferies, d’où la propension, qu’a connue le royaume vers la fin de son existence, à la guerre civile, parce qu’il était peuplé de gens qui ne lui devaient rien et qui n’agissaient qu’en fonction de leur ancien maître. En ce qui concerne le problème du rapport entre la traite intérieure et la traite extérieure, je pense que l’erreur que j’ai faite, à ce moment-là, a été de raisonner sur une base trop étroite. Ce qui m’avait conduit à cette distinction et à fermer la dépendance réciproque des deux, c’est l’existence d’États voisins qui avaient des attitudes complètement différentes vis-à-vis de l’esclavage. Le Dahomey, par exemple, qui était un État exportateur d’esclaves, faisait des guerres pour capturer les esclaves et les vendre à l’extérieur alors que pour le Royaume ashanti ou le Royaume abron, la vente à l’extérieur était la vente de surplus. Il s’agissait de gens qu’on ne pouvait pas assimiler dans le circuit interne et, par conséquent, dont on se défaisait. Mais lorsqu’on considère le système mondial de l’esclavage, aussi bien ce qui se passe au Nigeria au moment des Jihad que ce qui se passe en Amérique ou au Brésil, et qu’on intègre le tout dans un seul système, c’est effectivement à ce niveau que l’on peut traiter correctement le sujet. Quand Paul Lovejoy ajoute à cela la prise en compte de l’économie mondiale de l’esclavage, je suis admiratif, car c’est vraiment ce qu’on peut appeler l’histoire totale. Quant à Peter Geshiere, je l’ai trouvé très sévère pour l’anthropologie marxiste et pour la notion de mode de production, qui, selon moi, n’est pas si compliquée que cela. Un mode de production, c’est un rapport de production, à savoir un rapport entre un producteur direct et un propriétaire de moyens de production, c’est la manière dont le propriétaire exporte le travail au travailleur direct et la manière dont ce rapport est reproduit. Le nombre n’est pas fixé effectivement. Il peut s’agir d’esclavage, de servage, d’un tribut, d’une corvée, en fonction de ce que nous trouvons sur le terrain. Je pense que cette notion de « mode de production » est utile, la notion d’ « articulation des modes de production » aussi. Et, me semble-t-il, l’anthropologie dite marxiste a été entraînée dans la catastrophe générale du marxisme dans les années 1980, ce que j’appelle l’effondrement de l’espérance communiste, et même avant d’avoir véritablement servi. Je suis fermement convaincu que dans les catégories du matérialisme historique, il existe toute une série d’instruments qui n’ont pas encore été vraiment mis à l’épreuve, mais qui un jour le seront parce que quelques jeunes chercheurs redécouvriront ce continent et feront la preuve de l’efficacité de ces catégories. Dernier point, par rapport à ce que tu disais, Rémy. Tu as eu bien raison de regarder Le

climatiseur et la véranda, car j’avoue avoir une certaine faiblesse pour ce texte. Il concerne la Côte d’Ivoire et a un rapport très précis avec le système ivoirien. Ensuite, tu parles de dualisme. Or, je crois avoir essayé de montrer dans ce texte qu’il y avait bien entendu deux systèmes que j’ai appelés « climatiseur » et « véranda », mais que j’aurais pu appeler l’un « système du jour » et l’autre « système de la nuit ». Il existe une articulation entre les deux systèmes dans la mesure où les positions du pouvoir sont définies à l’intérieur du système du climatiseur, c’est-à-dire du système officiel. C’est dans ce système qu’il y a la Présidence de la République, des postes ministériels et des postes de fonctionnaires, que se déroule la compétition et que se trouvent les enjeux. Même si le système officiel se passe dans le contexte de la véranda, le système de la véranda est subordonné, de ce point de vue, au système du climatiseur. J’ai beaucoup apprécié tout ce que tu as dit sur le palais, à ceci près qu’en Côte d’Ivoire il y a deux palais : le palais d’Abidjan, à l’époque d’Houphouët-Boigny - les choses aujourd’hui sont un peu différentes -, et le palais d’Yamoussoukro. Le palais d’Abidjan correspond bien au système du climatiseur et le palais d’Yamoussoukro correspond assez bien au système de la véranda. Houphouët alternait entre les deux palais. Alors que dans son palais d’Abidjan, il recevait ambassadeurs, ministres, députés, etc., la réception des chefs traditionnels, qui, dans certaines régions de la Côte d’Ivoire avaient conservé une réelle influence, se faisait à Yamoussoukro. Ensuite, l’arbitrage était rendu entre les positions exprimées à Abidjan par les députés ou les sous-préfets et à Yamoussoukro par les chefs traditionnels. Dans la plupart des cas, c’était Yamoussoukro qui l’emportait et qui faisait triompher sa position sur Abidjan. Au moins dans le cas de la Côte d’Ivoire, la dualité se retrouvait donc au niveau du palais. Je me souviens d’une formule qui manifestait assez bien la différence entre les deux systèmes. J’avais un interlocuteur avec lequel nous parlions démocratie, la question étant de savoir ce qui était le plus démocratique : le régime qui existait en France avec les élections, le parlement ou le système qui fonctionnait en Côte d’Ivoire, et l’argument de mon interlocuteur avait été le suivant : « Pour que tu ailles voir le Président, tu as besoin de combien d’intermédiaires ? » Je lui ai répondu : « C’est incommensurable, je ne peux même pas les compter, je ne verrai jamais le Président. » Il m’a dit : « Moi, j’en ai cinq : mon beau-frère qui connaît un fonctionnaire, qui en connaît un autre, puis un troisième, etc., et si je mobilise ces cinq intermédiaires, j’arrive chez le Président. Donc tu vois bien que notre système est beaucoup plus démocratique que le tien. Son raisonnement m’a laissé sans argument. Maurice Bloch Je me suis beaucoup intéressé à l’esclavage et je pense qu’il est problématique de mettre esclavage et mode de production ensemble. L’esclavage est un statut légal dans beaucoup d’endroits et il est tout à fait possible que le statut légal reste et qu’une analyse des modes de production souligne une discontinuité totale. C’est certainement le cas à Madagascar. « Esclavage » ne me paraît pas être un mot appartenant à l’analyse de modes de production à cause de son aspect légal. Emmanuel Terray

L’esclavage, en tant qu’aspect légal, déborde largement le cadre des modes de production. Cela n’interdit pas de parler d’un mode de production esclavagiste où les esclaves légaux sont utilisés à un certain nombre d’activités spécifiques qui leur sont réservées et qui forment en quelque sorte le soubassement du pouvoir des chefs et du pouvoir de l’État. Intervention publique Je voudrais évoquer la création d’un État par des esclaves, c’est-à-dire l’histoire de la République d’Haïti. La société esclavagiste de Saint-Domingue s’effondre lorsque les esclaves entreprennent une insurrection qui date du début de l’esclavage, mais qui va aboutir, au bout d’un certain nombre d’années, suite à une guerre, à la création d’un État. Il y a également dans cette création d’État un aspect religieux important : la religion vaudou qui va représenter un tiers invisible où la référence aux dieux sera un socle pour constituer cet État. Or cet État n’arrive pas jusqu’à aujourd’hui à se construire. J’aimerais peut-être que le Professeur Lovejoy me fasse quelques commentaires à ce sujet. Paul Lovejoy A traduire Maurice Bloch Quand les États construisent leurs pièces montées, ils utilisent n’importe quoi, mais avec le temps, les coutures disparaissent. C’est le cas des premières dynasties en comparaison de celles qui sont plus tardives. La continuité est un peu une illusion car il s’agit de périodes extrêmement courtes quand nous parlons du développement à Haïti. Rémy Bazenguissa-Ganga Jean-Paul Colleyn disait l'importance de l'histoire dans le travail d’Emmanuel, mais j’ai l’impression que toutes ces histoires d’esclavage, par exemple, on peut les mobiliser pour comprendre l’Afrique de maintenant. Et pour ce qui est commerce de longues distances, on retrouve, avec les problématiques des compagnies concessionnaires, comment on articulait tous ces flux. La question que je te posais était en rapport avec à la compréhension de l'Afrique. On comprend celle d’avant, mais il y a un trou entre la longue et la moyenne durée. Finalement on est, d'emblée, projetés dans le présent et puis, après, on a du mal à saisir ce passé. Je plaidais plutôt, en tant qu’Africain, pour cette moyenne durée.

« Repenser l’anthropologie aujourd’hui avec Emmanuel Terray » Mercredi 26 mars Panel 3 : fabriques de l’Histoire : temporalités, échelles et agentivités Jean-Paul Colleyn Anthropologue, directeur d’études à l’EHESS Anne-Christine Trémon n’a pas pu venir en raison d'un empêchement universitaire de dernière minute. Mais elle a nous a envoyé une vidéoconférence. On connaît bien Anne-Christine à l'École des Hautes Etudes où elle a fait sa thèse sur le monde chinois. Nous avons déjà beaucoup parlé d'histoire hier et aujourd'hui ce sera encore le cas, puisque les intervenants prévus dans ce panel sont très pointus en linguistique, et élargissent même la focale jusqu’ à considérer des processus de mondialisations anciens. Il y aura donc ce thème de variations d’échelles, mais aussi le thème de l'écriture puisqu’on sait que l'écriture de l'histoire a concerné d’autres disciplines, y compris l’anthropologie et pratiquement toutes les sciences sociales. Je profite également de cette introduction pour dire que j’ai eu l'occasion de travailler un peu avec Emmanuel Terray, car je lui avais demandé de faire un livre d'entretiens qui a été publié par les éditions Labor. C'était un exercice qui m'a vraiment passionné parce que, d'une part, j'apprenais énormément de choses, à la fois sur l'état des recherches et des rapports entre la philosophie et l'anthropologie en France, au moment où Emmanuel est arrivé dans le champ de l'anthropologie venant de la philosophie, sur les rapports de force intellectuels qui existaient à cette époque, puis aussi sur les premiers pas de l’ethnographe. Pour moi c'était très émouvant parce que je revivais mes propres expériences, souvent des expériences de désarroi face à la complexité du terrain, à l'écoulement du temps. Dans une scène qu’Emmanuel décrit, il a quasiment dû installer son tabouret dans la cour d’un monsieur qui ne voulait pas lui parler. Il a continué à venir le voir jusqu'à ce qu’un beau jour cette personne décide que, finalement, on ne pouvait pas vraiment refuser la conversation avec quelqu’un de si patient. Outre cette leçon de patience ethnographique, c'était aussi une expérience très agréable parce qu’Emmanuel a une très grande sûreté linguistique et ce n’était donc pas un travail d'enfer que de remettre ça sous forme de livre, ce qui est parfois le cas. J’ai même pris conscience, en faisant cet exercice, qu’il y a deux catégories de chercheurs aujourd'hui : ceux qui essayent de faire progresser les sciences positives qu’on peut accumuler et ceux qui passent énormément de temps à démontrer l’impossibilité de la science. Emmanuel Terray est évidemment dans la première catégorie, ce qui créait parfois des débats intéressants avec des amis, Jean Bazin et d’autres personnes. Je ne veux pas être plus long et je laisse la parole à Anne-Christine Trémon. Anne-Christine Trémon

Anthropologue, maître d'enseignement et de recherche à l’université de Lausanne Lignage, diaspora et Etat. Une enquête multi-scalaire dans un ancien village de Shenzhen Je voudrais commencer par remercier les organisateurs, Laurent Berger et Frédéric Keck, de m’avoir invitée à participer à ce colloque, dire tout mon regret de ne pas être présente parmi vous pour donner cette communication et d’avoir à vous imposer une présentation par écran interposé. Les éléments dont j’examine les interpolations : « lignage, État et diaspora », sont ceux qui ont été au cœur de l’œuvre d’Emmanuel Terray, plus particulièrement, Une histoire du royaume abron du Gyaman : des origines à la conquête coloniale. Dans cet ouvrage, Emmanuel Terray montre comment la genèse de cette entité politique, au XVIIe siècle, se joue sur un scénario déjà préfiguré par l’apparition, au siècle précédent, à l’intérieur de la Côte de l’Or, d’États formés non pas par différenciations internes, de communautés données au préalable, mais sous l’effet de la rencontre contingente de deux processus rigoureusement indépendants ; d’une part, l’action d’aventuriers migrant afin d’échapper à l’emprise de leur communauté d’origine, et d’autre part, les effets induits par l’extension du commerce longue distance entraîné par l’expansion mandé à partir du XIIIe siècle, que l’évolution européenne, n’a fait, ultérieurement, qu’amplifier. L’infiltration de marchands dyula qui acquièrent des produits (esclaves, kola, or), dont le Mali a besoin pour alimenter sa consommation intérieure, a pour conséquence l’introduction dans certaines branches de l’activité économique de rapports de productions de type esclavagiste et, de là, la formation d’unités politiques pourvues d’une structure proprement étatique. Ces unités se constituent donc lorsqu’une minorité de guerriers, assistée par des commerçants et des marabouts dyula, assoit son autorité sur une majorité de paysans dont l’origine, la langue, les coutumes sont très différentes des siennes. Emmanuel Terray montre ainsi comment l’État abron assure sa reproduction par l’articulation locale de quatre modes de production, dans le secteur lignager celui des paysans assujettis ; le mode de production domestique dominé par la valeur d’usage. Sur ce secteur pèse le rapport tributaire, le prélèvement par l’État sous forme de corvée ou de redevance ; les communautés de marchands dyula forment le secteur capitalistique dans lequel la production est orientée vers l’accumulation de valeurs d’échange et la réalisation d’un profit par la marchandisation du surplus ; et un surplus est également réalisé par l’État suivant le mode de production esclavagiste. Emmanuel Terray combine ainsi la focalisation fonctionnaliste sur une micro-unité préalablement circonscrite et la perspective évolutionniste selon laquelle l’État serait engendré par le fonctionnement même des systèmes qui l’ont précédé et par le développement de leurs contradictions spécifiques. L’évolution interne des sociétés segmentaires n’est pas, à elle seule, susceptible de conduire à la naissance des États. Étant orientée non pas vers l’accumulation de richesses, mais vers le maintien et la perpétuation de la société telle qu’elle est, il faut une intervention extérieure et la formation de nouveaux rapports de production pour qu’ait lieu la

rupture qui mène à la formation de l’État. Emmanuel Terray nous invite donc à nous tenir « aussi près que possible des communautés effectives pour dégager comment s’articulent, à différentes échelles, ces divers acteurs et leurs modes de production associés ». Dans cette présentation, j’aimerais montrer comment je m’inscris dans cette démarche, tout en indiquant en quoi la situation très différente de la Chine amène à se poser autrement la question des articulations entre lignage, diaspora et État. Le questionnement d’Emmanuel Terray est celui de l’entrée en scène de l’État sur le terrain des sociétés lignagères. Le mien serait plutôt, à l’inverse, celui du retour sur scène du lignage sur le terrain de la société étatique, ce qui semblerait suggérer que je me place à la hauteur d’Emmanuel Terray, exercice rendu nécessaire pour ce colloque, mais prétention que je ne saurais soutenir, d’autant plus que mon enquête est extrêmement récente. Depuis l’année 2011, je mène des recherches dans un ancien village mono-lignager que j’appelle Fort-les-Pins. Il est situé dans le delta de la rivière des perles dans la zone économique spéciale de Shenzhen au nord de Hong Kong. Il s’agit du village d’origine d’une grande partie des Chinois de Polynésie française auxquels j’avais auparavant consacré mes recherches de thèse. Le lignage des Chen de Fort-les-Pins a connu une résurgence dans le contexte de l’impulsion donnée par l’État chinois à la transition vers le socialisme de marché, appelé par certains le néo-socialisme. Ce n’est pas un hasard si l’ouverture de la Chine aux capitaux a été initiée dans la province d’origine de la diaspora chinoise qui est aussi celle où les communautés villageoises lignagères prévalent. Celles-ci se sont vu réserver un traitement particulier, que j’évoquerai un peu plus tard, et qui a joué en faveur de la réémergence institutionnelle et pratique du lignage. Proscrit sous l’ère maoïste, alors que les cultes ancestraux qui lui sont associés sont toujours officiellement interdits, le lignage est réapparu au grand jour en tant que communauté de culte et économie morale, assurant le bien commun de ses membres. J’étudie le rôle changeant de la diaspora dans ce processus et le rapport à l’État qu’engage cette résurgence dans le contexte des transformations socio-économiques vécues par le village. Avant de retracer ces transformations, je commencerai par noter deux différences fondamentales entre la situation examinée par Emmanuel Terray et celle de la Chine. La première est exposée à travers un ouvrage de Hill Gates qui s’intitule China’s Motor, ouvrage d’anthropologie historique dans lequel l’auteur montre qu’il est impossible d’associer nettement un mode de production à un groupe spécifique d’acteurs, les Chinois ayant mené, selon son expression : « des doubles, voire des triples vies ». À l’encontre du modèle marxiste du mode de production asiatique qui implique une force d’inertie telle de l’équilibre social que seules des forces externes peuvent mener au changement, Gates a mis en évidence la coexistence, au cours des mille dernières années de l’histoire chinoise, de deux modes de production, l’un tributaire et l’autre qu’elle nomme le « mode de production capitalistique ».

Dans la Chine impériale, le mode de production tributaire se concrétise dans l’extraction de contributions et de corvées par les officiels dans le monopole étatique sur la production de certains biens et services, dans la taxation, mais aussi le contrôle par l’État des marchés. Il coexiste avec un mode de production capitalistique, système de production privé de produits agricoles et autres marchandises, dans lequel sont engagés des unités domestiques. La propriété n’est pas privée mais détenue en commun par des entreprises familiales et lignagères que Gates nomme des « Patricorporations ». Ce mode de production demeure subordonné au mode de production tributaire. Gates voit dans le maintien du système hiérarchique de parenté, autrement dit dans le lignage, l’un des principaux rouages par lesquels cette subordination est maintenue. Mais la tension entre les deux constitue le moteur de l’histoire chinoise, en même temps que la vigueur inégale de l’un et de l’autre mode de production rend compte des variations régionales à l’échelle de la Chine. En suivant Gates, nous pouvons donc dire que le secteur lignager est à la fois semblable et différent de celui que décrit Emmanuel Terray ; semblable en ce qu’il est tributaire, c’est-à-dire particulier à l’État par le prélèvement de taxes, mais différent en ce qu’il est capitalistique, articulé au marché par la commercialisation des produits de l’agriculture. J’ajouterai toutefois qu’il est également domestique au sens où l’entend Emmanuel Terray. L’économie lignagère est orientée vers la reproduction de la communauté, les revenus des biens détenus en commun à différents niveaux de segmentation servant à financer le culte des ancêtres, mais aussi à aider ceux qui sont dans le besoin ou à financer les études des jeunes gens les plus prometteurs puisque les lignages tirent énormément de prestige de l’éventuelle entrée au service mandarinal de leur élites lettrées. Une deuxième différence tient à ce que nous sommes en Chine, du fait de la coexistence des lignages et de l’État, dispensés de formuler le problème de la même manière qu’Emmanuel Terray, tout en rejoignant sa critique des schémas évolutionnistes modélisant le passage des sociétés segmentaires et sociétés étatiques, ce que les travaux des historiens et des anthropologues de la Chine ont montré pour la région du delta de la Rivière des perles. L’anthropologue Maurice Freedman est celui qui, le premier, dans les années 1950, a introduit le paradigme lignager sur le terrain chinois en important les analyses de la littérature anthropologique africaniste. Soulignant la coexistence de l’État et des lignages, il a livré une critique explicite de la dichotomie entre société segmentaire et société étatique. La coexistence des lignages et de l’État en Chine se signale notamment par la stratification duale au sein du lignage, une hiérarchisation et une segmentation en fonction des critères d’âge, de sexe, de parenté et de descendance, et une stratification générée par la participation différenciée de ses membres aux marchés et aux positions dans la démocratie mandarinale. Par ailleurs, les travaux d’historiens tels que Patricia Ebrey ont montré que l’organisation de la société chinoise, et plus particulièrement celle du delta de la Rivière des perles, sur le modèle lignager, s’est opérée à une époque bien précise. Plusieurs études ont montré que les prémices apparaissent sous les Song, mais que le développement effectif du lignage date des Ming.

Avant les Ming, l’État et son idéologie confucéenne avait à peine pénétré le delta de la Rivière des perles dont la société était organisée autour de temples locaux, en particulier des monastères bouddhistes détenant de grandes propriétés. Vers le milieu du XVe siècle, avec la monétarisation de l’économie et l’établissement d’une taxe unique calculée en argent, les registres de populations ont été transformés en registres fonciers. Ceci a rendu possible la pratique consistant à enregistrer les terres au nom des ancêtres et à donner ainsi naissance au lignage en tant que véritable corporation. C’est ainsi que se sont développées les puissantes communautés lignagères de la Chine du Sud-Est. Les lignages se présentent alors d’autant plus comme l’entité sociale appropriée pour la levée des impôts que cette tendance entre en conjonction avec la révolution rituelle qui s’est opérée au début du XVIe siècle. Celle-ci a consisté en la généralisation, chez les roturiers, du sacrifice aux ancêtres à la citation de philosophes néo-confucéens dont les écrits datent des Song et sont alors diffusés. Gates voit dans ces écrits néo-confucéens une réaction à la rigueur croissante, sous les Song, du mode de production capitalistique. Le lignage, avec les valeurs patriarcales portées par ses règlements, assurant notamment l’exclusion des femmes du droit à l’héritage et la consolidation de la propriété sous la responsabilité de leaders lignagers qui apparaissent comme les relais locaux de l’État, assure la prédominance du mode de production tributaire. La standardisation confucéenne a opéré par des campagnes d’éradication des croyances indigènes et de destruction des temples bouddhistes, et a consisté en la généralisation, chez les roturiers, des sacrifices collectifs adressés dans les temples des ancêtres à un ancêtre plus ou moins éloigné, le plus souvent le fondateur réel ou imaginaire d’un village. Ce n’est pas un hasard si le lignage a pris de l’importance au XVIe siècle, précisément là où l’économie s’y est développée, c’est-à-dire dans le delta de la rivière des perles, mais aussi dans le delta du Yangtze. L’économie s’y est développée dans la mesure où l’État y a encouragé l’émigration et le défrichage de nouvelles terres. Les généalogies lignagères contiennent ainsi, pour la plupart, des récits fondateurs expliquant comment tel ancêtre pionnier a fait le choix de s’installer à tel endroit. À Fort-les-Pins, dominé par le lignage des Chen, la généalogie récemment rééditée, relate comment l’ancêtre fondateur, Chen Zhenneng, a migré dans le nord de la province du Guangdong pour venir s’établir, en 1751, dans le lieu devenu Fort-les-Pins, et pour y fonder, selon les vers parallèles encadrant le temple qui lui est dédié au cœur de cet ancien village, l’entreprise, le lignage des Chen. À la différence des futurs fondateurs d’États africains, ces pionniers ne quittent pas leur communauté d’origine pour échapper à son emprise dans un contexte d’abondance de terres, mais pour la perpétuer ailleurs en raison d’une pénurie de terres agricoles disponibles. Ils migrent vers le Sud pour y fonder des lignages locaux enregistrés auprès de l’État, mais qui

demeurent rituellement connectés aux communautés d’origine et le sont toujours à l’heure actuelle. Ces lignages, issus de l’émigration, deviennent à leur tour, à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, des filières d’émigration vers l’Outre-Mer ou des « agences d’émigration ». Outre la forte augmentation de la population chinoise au XVIIIe siècle, le déclin économique qui touche la région du delta de la Rivière des perles, à partir des années 1830, et la proximité avec Hong Kong, portail ouvert sur le Pacifique, sont parmi les facteurs explicatifs de cette émigration massive. L’émigration s’est poursuivie sur plus d’un siècle. Les gens de Fort-les-Pins ont quitté le village entre les années 1880 et le début des années 1930 pour se rendre en Amérique centrale, en Asie et dans le Pacifique, d’abord engagés comme travailleurs sous contrats pour construire le canal de Panama ou travailler dans les mines et plantations des colonies européennes d’Asie du Sud-Est et du Pacifique. Ils forment, en l’espace de quelques décennies, un réseau de commerçants qui jouent un rôle déterminant dans l’insertion des économies locales dans le commerce mondial et assurent ainsi dans les pays d’accueil les fonctions identifiées par Emmanuel Terray pour les Dyula. Ils alimentent le secteur domestique et capitalistique dans leur village d’origine par leurs voies de fonds. Une seule autre vague importante d’émigration a eu lieu dans les années 1960 et 1970. Les villageois traversaient illégalement la frontière avec Hong Kong. Beaucoup se sont installés là-bas, d’autres ont émigré vers l’Amérique du Nord ou la Grande-Bretagne. Des recensions conduites en 2010 à Fort-les-Pins, que j’ai pu consulter, dénombrent 1109 parents en Outre-Mer et 1429 à Hong Kong. Ces chiffres reflètent bien la chronologie des destinations. L’émigration est aujourd’hui presque réduite à zéro. La création de toutes pièces, ce que les Chinois appellent l’ouverture, au sens d’un acte pionnier de défrichage de la zone économique spéciale de Shenzhen, en août 1980, a offert des opportunités nouvelles d’emplois aux villageois dans la construction et dans le transport. Au cours des deux décennies qui ont suivi, l’économie de l’ancien village est passée de l’agriculture à une économie de rente immobilière. Le village a physiquement disparu et s’est complètement fondu dans la nouvelle agglomération urbaine. Les champs qui l’entouraient ont été recouverts d’usines louées à des entreprises multinationales et d’immeubles d’habitation loués à des migrants. La population de Fort-les-Pins a en effet explosé, passant de 3 000 habitants à la fin des années 1970, à près de 70 000 résidents, dont plus de 95% sont des migrants temporaires venus de provinces intérieures de la Chine, qui travaillent dans les usines mais tiennent également des magasins, des restaurants ou parfois leurs propres usines. Ce sont les villages ruraux, comme Fort-les-Pins, qui, dans le delta des perles, ont accueilli ces migrants de l’intérieur. En outre, un processus d’urbanisation légal a transformé les villages ruraux de Shenzhen, au terme duquel, en 2004, le statut résidentiel des anciens villageois s’est transformé en celui de

citadin, c’est-à-dire non paysan, et le village, en tant qu’entité administrative, a disparu, étant converti en communauté, la plus petite unité au sein de la grille administrative urbaine. Avec l’urbanisation, une nouvelle catégorie de populations a vu le jour, celle des yuancunmin, villageois d’origine autochtone. Ce qui les distingue des autres habitants est qu’ils ont droit de détenir une part dans les sociétés coopératives par action qui gèrent les anciennes terres communales. À Fort-les-Pins, il y a sept petites sociétés par action et une grande à l’échelle de l’ensemble du village. Leurs leaders, élus par les actionnaires, sont tous des Chen. Ces sociétés par action, qui ont pris la suite des anciens segments lignagers convertis en équipes de production sous Mao, ont été formées dans les années 1980 et 1990. Elles tirent leurs revenus de la rente locative des usines et dortoirs construits durant ces années, grâce aux investissements de leurs parents à Hong Kong et en Outre-Mer. Les bâtiments d’usines sont loués à des compagnies taïwanaises et américaines, principalement, et la grande compagnie par action est elle-même rentière immobilière. Les actionnaires reçoivent des revenus annuels sous forme de dividendes, mais également des bénéfices sociaux. Un tiers de la production mondiale de chaussures, textiles et jouets provient aujourd’hui de la province du Guangdong et plus particulièrement du delta des perles. Le lignage local, du fait de ces connexions globales, a été l’un des canaux privilégiés par lequel s’est instaurée cette mise en place des conditions, permettant la concentration de la production manufacturière mondiale dans cette région. Ce processus de création de toutes pièces d’une zone devenue l’atelier du monde est passé par l’afflux de capitaux étrangers, et notamment ceux de la diaspora, à deux niveaux : à l’échelle de l’économie dans son ensemble, et par l’incitation donnée aux investissements des compagnies taïwanaises et américaines, notamment, lesquelles ne passent pas nécessairement par des liens de parenté. Ces investissements ont été rendus possibles par la transformation opérée à l’échelle des villages lignagers du delta des perles. Dans ces villages, les investissements dans l’immobilier d’usines et de logements ont été favorisés par les liens de parenté. Plus largement, la diaspora a joué un rôle fondamental par sa contribution aux infrastructures : routes, ponts, écoles de ces communautés d’origine, suivant un processus analogue à celui qui s’est déroulé sous les Ming, lorsque les autorités étatiques ont favorisé la formation de l’entité sociale lignagère par l’impulsion donnée à la mise en culture des terres et leur enregistrement à des fins fiscales. Sous Deng Xiaoping, l’expansion économique a été favorisée par le drainage des capitaux qui circulent très largement à travers les réseaux de la parenté lignagère et ont permis ainsi le rétablissement des lignages. On constate donc que la collectivisation des terres, au début des années 1950, n’a pas détruit les communautés lignagères, et que, depuis le commencement des réformes, au début des années 1980, le maintien de l’économie collective, en même temps que l’incitation donnée à la recherche du profit, dont témoigne ce caractère hybride des sociétés coopératives par action, a favorisé la réémergence des lignages.

L’économie locale, à l’échelle de l’ancienne unité villageoise, participe, depuis les réformes, de deux modes de production : l’un, capitaliste, tourné vers la réalisation du profit à travers la gestion des actifs immobiliers, favorisant ainsi les rapports de production capitaliste à l’échelle globale ; l’autre, relevant d’une économie domestique orientée vers la reproduction du lignage. En effet, si, comme ailleurs, dans le delta des perles, l’État a laissé subsister les anciens collectifs en leur permettant d’exercer collectivement les droits d’usage sur les terres, c’est par manque de moyens ou de volonté de financer les biens publics dans ces communes en voie d’urbanisation. Celles-ci se sont donc retrouvées en charge d’assurer la provision de ces biens publics (infrastructures et bénéfices sociaux) pour leurs membres, à des degrés variables selon les moyens dont elles disposent et la générosité dont elles veulent faire preuve pour les migrants, résidents temporaires, non originaires de ces villages. Les revenus des sociétés coopératives par action sont partiellement redistribués sous forme de dividendes annuels de pensions de retraites et d’assurance maladie, de sorte à assurer la maintenance des bâtiments d’usines et des infrastructures et sont, pour le reste, réinvestis localement dans des projets d’agrandissement. De ce point de vue, la continuation de l’économie collective est un moyen de maintenir l’autonomie politique qui était celle du village avant son urbanisation. Toutefois, c’est afin de garantir cette maîtrise des ressources que l’économie lignagère, proprement dite, est financée par une fondation non enregistrée auprès des autorités. La fondation Zhenneng avait été établie à Hong Kong au début des années 1960, après la fuite de nombreux villageois vers Hong Kong, durant les années du grand bond en avant. Elle avait été établie pour réunir les cotisations des Hong Kongais et de la diaspora, afin de financer le culte aux ancêtres, et c’est elle qui finançait ce culte qui se tenait à Hong Kong durant toute la période de prohibition en Chine.

En 2004, année de l’urbanisation légale du village, la fondation a été rapatriée à Fort-les-Pins. Cette fondation est présidée par un riche Hong Kongais qui a investi dans l’immobilier d’usines au village, originaire du village évidemment, et elle est dirigée par un conseil d’administration comportant une vingtaine de membres masculins, dont plus de la moitié réside dans le village.

La fondation gère les revenus locatifs de plusieurs bâtiments. Ces revenus, assez considérables, servent à financer le culte biannuel suivi d’un repas commun offert à l’ensemble des villageois, puis ensuite, de distributions de sommes d’argent aux personnes âgées et nécessiteuses.

Alors que le lignage s’est déterritorialisé au cours d’un siècle de migrations et que les activités cultuelles ont été, pendant près de trente ans, délocalisées à Hong Kong, le retour de la fondation donne une assise institutionnelle au lignage dans le village et relocalise le centre de décision en matière d’activité lignagère.

En outre, alors que la fondation à Hong Kong était déconnectée de toute source territorialisée de revenus, le fait qu’elle tire aujourd’hui l’essentiel de ses revenus de l’immobilier au village, sur des terres gérées collectivement par les villageois, conforte encore cette tendance. Dans ce

contexte, il n’est donc pas étonnant que plusieurs leaders Chen aient souligné que les cotisations de la diaspora ne sont désormais plus autant nécessaires qu’avant.

Les investissements initiaux de la diaspora ont permis l’établissement d’une source de revenus locale. Le lignage repose donc désormais sur des bases et des ressources situées dans le village.

La période allant du milieu des années 1990 jusqu’à l’urbanisation du village en 2004 apparaît ainsi, rétrospectivement, comme un pivot dans les relations triangulaires entre l’État, le lignage et la diaspora.

Au cours de mes recherches, j’ai été frappée par la fréquence avec laquelle était invoquée l’idée de bien public par les leaders lignagers, qui sont pour la plupart des représentants locaux du parti, dans les discours portant sur l’envoi de fonds de la diaspora, mais aussi plus largement dans les discours sur les activités lignagères tant économiques que cultuelles.

Certains laissent entendre que face à un gouvernement souvent défaillant ou tout au moins lent à faire parvenir jusqu’au village les fonds nécessaires pour l’aménagement d’infrastructures, la fondation Zhenneng et la grande société par action assurent ces fonctions à la place de l’État. La communauté lignagère des Chen peut ainsi prétendre se substituer à lui, ou tout au moins relayer, voire anticiper son action, dans la provision de biens publics. Elle le fait sans contrer ni contester la légitimité de l’État, mais dans un rapport à l’État qui fait prévaloir les idéaux portés par celui-ci à travers l’action de ses membres les plus éminents.

Emmanuel Terray conclut son ouvrage sur le royaume d’Abron par la remarque suivante : « À la différence du nôtre, l’État abron n’apparaît pas comme une entité abstraite et anonyme qui s'élèverait au-dessus de la société et des classes pour les représenter et s’ériger en arbitre de leurs conflits, prétendrait défendre l’intérêt général et ne se connaîtrait pour cette raison que des serviteurs tout dévoués au bien public. Au Gyaman, de telles fictions - de telles hypocrisies - ne seraient pas soutenables ; chacun connaît la voix et le visage de l’État : ce sont ceux du roi, de ses lieutenants, de ses dignitaires et de ses agents. Ces hommes sont l’État ; en dehors d’eux, il n’a aucune réalité ; son passé se confond avec l’histoire de leurs ancêtres.»

En Chine, nous avons affaire à une situation qui relève des deux termes de cette alternative : un État qui prétend s’élever au-dessus de la société pour conduire celle-ci vers le socialisme de marché, en faisant prévaloir l’intérêt général au-dessus de ceux, locaux, des communautés villageoises et lignagères dont il s’agit toujours de supprimer les particularismes religieux et sociaux, notamment les institutions lignagères ; mais un État qui s’est en même temps servi de ces communautés et de leurs connexions à l’Outre-Mer pour créer les conditions de cette transition et qui laisse ainsi œuvrer, au sein de ces communautés lignagères, un leadership participant des échanges intérieurs de l’État et du parti, et, qui enfin entend incarner concrètement, auprès des communautés locales dont il a la charge, ces mêmes principes d’intérêt général et de bien public.

Si la communauté lignagère des Chen peut ainsi prétendre se substituer à l’État ou anticiper son action dans la provision de services publics, elle doit évidemment cette capacité au soutien financier de sa diaspora.

Ainsi, malgré les différences que j’ai soulignées pour la situation chinoise, dans l’articulation entre le lignage, la diaspora et l’État, je salue l’œuvre d’Emmanuel Terray pour l’attention qu’elle incite à porter au jeu des échelles, à la nécessité de situer toute configuration locale au regard de la longue durée historique et de la longue distance spatiale. Ce sont ces outils qui nous permettent de mieux comprendre le retour sur scène, dans le delta des perles, de la société lignagère sur le terrain étatique.

Jean-Paul Colleyn Sans tarder, on va passer à la communication suivante. Michel Naepels a aussi un itinéraire d’anthropologue assez complexe puisqu'alors qu’il est spécialiste du terrain calédonien, il a travaillé en Afrique ces dernières années. Michel Naepels Anthropologue, directeur d’études à l’EHESS Ethnographie et écriture de l'histoire J'ai intitulé mon intervention Ethnographie et écriture de l'histoire, mais je ne vais évidemment aborder que certains aspects très limités de la vaste question qu’évoque ce titre. Je vais essayer avant tout de rendre un hommage croisé à Emmanuel Terray qui m’initia à l’anthropologie, en DEA, il y a 25 ans de cela, et à son collègue et ami Jean Bazin, mon regretté directeur de thèse. Je tenterai, ce faisant, de réfléchir à l'écriture de l’anthropologie, à sa relation avec l'histoire à partir de l'expérience ethnographique et anthropologique d‘Emmanuel Terray. Je me souviens qu'à la fin de la soutenance de mon DEA, Emmanuel me donna une recommandation avec l'esprit de clarté qui le caractérise, en me disant qu'une thèse s'écrit comme un roman avec un début, une intrigue et une fin. C'est en mobilisant ce souvenir que je me sens aujourd'hui autorisé à évoquer dans mon exposé une œuvre littéraire, romanesque, celle de Claude Simon qui brouille d'ailleurs peut-être un peu, l'idée d'un début, d’une intrigue et d’une fin. Dans les travaux d'anthropologie politiques et historiques qu’ils ont menés parallèlement pendant les années 1970 et 1980, Jean Bazin et Emmanuel Terray ont partagé une conception de l'histoire - qu’ils ont d’ailleurs partagée avec d'autre africanistes durant cette période - centrée d'une part sur l'histoire de l'État, son origine, sa consolidation, sa destruction, ses moyens : l'esclavage, la guerre, la violence, le commerce, la dette. Ils ont partagé, d'autre part, une conception de l'histoire comme histoire de la lutte des classes, d'où une attention méthodique à la sociologie politique de l'État et à l’économie politique des rapports sociaux, en accordant une vigilance particulière aux cadets, aux esclaves, aux jeunes désaffiliés, aux communautés commerçantes. Ils ont montré l'importance, dans les sociétés d'Afrique de

l'Ouest qu'ils ont étudiées, de la richesse en hommes pour la guerre et en femmes pour la production et la reproduction, plus encore que de la richesse en biens. Ces extraordinaires convergences les ont conduits à diriger ensemble un volume qui fait référence sur la guerre en Afrique, Guerres de lignages et guerres d’État en Afrique. L'écriture de l'histoire produite par ces deux maîtres prend une apparence franchement différente. À la somme monographique totalisante, on n'hésitera pas à dire imposante, en plus de 1000 pages que constitue Une histoire du royaume abron du Gyaman d’Emmanuel Terray, Jean Bazin a opposé - enfin c'est moi qui l'oppose plus exactement-, une histoire du royaume de Segou, et dans une moindre mesure, l’empire du Mali qui prend la forme extrêmement fragmentaire d'une conférence publiée en 1972 et de cinq articles entre 1975 et 1988. Ces articles sont très substantiels, certes, mais ne permettent aucune totalisation et ne s’articulent nullement comme les parties d'un ouvrage en devenir. Dans l’œuvre de Bazin, on ne voit pas très bien, précisément, le début, l’intrigue et la fin. Plutôt que d'en faire le signe d'un échec, je comprends pour ma part cette forme fragmentaire comme le résultat d'une tension ou d'une évolution interne dans sa façon de penser l'écriture de l'histoire, de Marx à Machiavel, en progressant vers Wittgenstein. Ce que je voudrais proposer, c’est l'hypothèse un peu expérimentale d’une évolution parallèle, parce que c'est évidemment pour moi une question importante et ouverte de savoir pourquoi les travaux africanistes et anthropologique d’Emmanuel Terray s'arrêtent, alors même que son travail est loin de s'arrêter, et que 25 ans de réflexion peuvent être lus comme des outils pour penser l'avenir de l'anthropologie. J’essaierai donc d'éclairer la poursuite de la question d'écriture de l'histoire et de l'anthropologie à partir de la politique de Retz, à partir du dernier ouvrage d’Emmanuel Terray. De ce point de vue-là, il ne me semble pas que l'opposition fondamentale soit entre les partisans d’un savoir positif contre ceux qui défendraient l'idée d'une impossibilité de savoir, mais plutôt sur une réflexion non achevée concernant les formes que doit prendre un savoir critique. Quelques remarques sur la production du matériau, sur l'histoire orale et sur l'ethnographie. D'abord, j'aimerais dire que, bien qu'ils aient fait ensemble partie de ce qui s'appelait alors le Centre d'anthropologie des mondes contemporains, centre de recherche créé par Marc Augé, les travaux empiriques de Jean Bazin et d’Emmanuel Terray n’ont pas porté sur le monde contemporain au sens où l'entendait Augé, c'est-à-dire sur le monde d'aujourd'hui. Ils ont été tous les deux avant tout des historiens de l'État, d'États précoloniaux plutôt qu'anthropologues du contemporain. Il est vrai qu'Emmanuel Terray a commencé sa carrière d'anthropologue par un travail de terrain contemporanéiste, chez les Dida, qui a donné lieu à un ouvrage important, mais rendu un peu confidentiel par sa publication dans les annales de l'université d'Abidjan.

Les travaux de Bazin et Terray sur les États précoloniaux s'appuyèrent d'abord sur un matériau recueilli dans l'enquête ethnographique, dont l'usage donna lieu à l'élaboration d'une réflexion aiguisée sur les matériaux d'histoire orale, tels qu'ils sont produits dans et par l'enquête, réflexion parallèle à celle de Ian Gunnison, l’un des anthropologues de l’école de Manchester, qui, dès les années 1950, réfléchit aux formes d'historicité locale dans la région de Rhodésie du Nord où il travaillait, en montrant qu’il n’y avait d'histoire que mise en récit, qu'elle était toujours appropriée, toujours en perspective, réflexivité parallèle aussi à celle des travaux plus connus de Jack Goody, qui ont été largement commentés par Emmanuel et Jean, mais aussi parallèle aux réflexions progressivement systématisées de Jan Vansina sur la fiabilité de l'histoire orale. En particulier, deux articles me paraissent ressortir dans cette réflexivité partagée sur l'histoire orale : les réflexions menées par Emmanuel Terray avec Claude-Hélène Perrot sur la chronologie dans l'histoire orale, dans un article de 1977 ; et l'article assez connu de Jean Bazin : « la production d'un récit historique », en 1979, où il thématise le matériau d'histoire orale collectée dans l’enquête ethnographique, comme une « lutte des versions narratives » - il reprend ici une expression de Jean-Pierre Faye . Cet article anticipe bien des aspects de la réflexivité actuelle » au sein de la discipline historique qu'on appelle parfois « le tournant archivistique » lorsque Bazin nous donne la règle d'un usage critique des matériaux d'histoire orale. Je cite Bazin: « traités comme des produits et non plus seulement comme des « sources », ils ne disent plus seulement l'histoire, ils sont eux-mêmes une histoire sédimentée », d'où le corollaire méthodologique proposé par Bazin : « il faut se demander quand, comment, par qui et pour qui ont chance d'avoir été sélectionnés et mémorisés les éléments narratifs que combinent aujourd'hui les narrateurs que nous enregistrons ». Par comparaison avec cette remarquable réflexivité sur le matériau historique, on est frappés à la lecture des travaux ethnographiques et monographiques d’Emmanuel Terray ou de Jean Bazin par le caractère peu développé de leur description actuelle de la situation d'enquête ou des effets différés des récits collectés. On trouve quelques mots de Jean Bazin sur la condition actuelle des descendants des « rois-femmes » traoré ou sur certains rituels villageois. On trouve aussi, notamment dans les entretiens réalisés par Emmanuel Terray, un certain nombre de remarques sur les enquêtes qu'il a menées, sur les conditions dont les enquêtes ont été menées, mais d'une manière, me semble-t-il, relativement disjointe de la production monographique qu'il construit dans ses deux ouvrages sur les Dida et sur les Abron. Bref, si je résume peut-être un peu brutalement, Jean Bazin et Emmanuel Terray ne nous ont pas dit grand-chose de la situation sociale dans laquelle ils se sont insérés en Côte d'Ivoire ou au Mali. La transparence de l'enquête ethnographique semble alors, au moins implicitement dans ce premier mouvement de l'œuvre, assez peu interrogée. C'est à ce point que j’aimerais introduire le cardinal de Retz, et plus exactement certaines des conclusions de sa politique. Une parenthèse : j’ai été d'autant plus sensible à ce livre que j'aime beaucoup le cardinal de Retz et que dans l’introduction de mon dernier livre, coïncidence ou signe des temps, j'évoque très brièvement Retz et la notion de conjuration.

Dans le onzième chapitre de son dernier ouvrage, précisément intitulé « L'écriture de l'histoire », Emmanuel Terray écrit : « Plus de trois siècles se sont écoulés depuis la rédaction des mémoires (du cardinal) et depuis, la science historique a bâti son empire.» Parenthèse, cet empire, Emmanuel Terray y a apporté sa pierre sans en être l'esclave évidemment. Je poursuis la citation : « Les formules de Retz, si périmées qu'elles puissent aujourd'hui paraître, sonnent tout de même, me semble-t-il, comme une mise en garde contre une histoire où la part des acteurs serait réduite à rien. » Je laisse à d'autres, plus qualifiés que moi, le soin de lire dans ces expressions un prolongement ou un déplacement de la formule marxiste extrêmement célèbre : « Les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas arbitrairement, dans les conditions choisies par eux, mais dans des conditions directement données et héritées du passé. » Je pense qu'on pourrait confronter ces deux formules d'une manière assez intéressante. Tout en plaçant les sciences sociales devant cette exigence, ne pas réduire la part des acteurs à rien, Emmanuel Terray les confronte, et l'anthropologie en particulier, à un véritable paradoxe ou à une double contrainte ; d'un côté, citant Retz : « Qui peut donc écrire la vérité que ceux qui l'ont sentie?» Premier terme de la première contrainte, et de l'autre côté, c'est Emmanuel qui parle directement : « Des lacunes dans la trame des causes, des ruptures de liens qui unissent le motif à l'action sont inévitables. En effet, les acteurs sont aveugles sur eux-mêmes, il n'y a pas de transparence à soi du sujet. » C'est vraiment un paradoxe, une double contrainte et puis, d'autre part, relativement aux matériaux de l'entretien ethnographique, cette absence de transparence pose un problème assez sévère qu’il me semble falloir examiner. Quelle écriture pourrions-nous alors concevoir pour une histoire de l'expérience présente assumant ce paradoxe ? Je vais développer un certain nombre de propositions sur le mode interrogatif qui sont des espèces de pro domo - Cela ne suppose-t-il pas, en premier lieu, d'imaginer une anthropologie politique qui ne soit pas nécessairement commandée par une histoire de l'État ou des institutions politiques ? D'autre part, cela ne suppose-t-il pas de faire jouer à l'ethnographie un rôle qui ne soit pas seulement une collecte d'informations ? C’est en tout cas la question à laquelle je me trouve confronté dans mon travail. J'essaye de réaliser une anthropologie du conflit, de la violence et de ses suites, qui est bien évidemment une manière de suivre certains aspects de la perspective d’Emmanuel Terray. Cela passe, pour ma part, par une série de choix pour définir des lieux d'enquête, des situations sociales étudiées ethnographiquement, en l'occurrence une commune rurale de Nouvelle-Calédonie, Houaïlou, et un tout petit centre administratif au Katanga, en République démocratique du Congo, Pweto, des lieux qui ne sont pas du tout des centres ni de l'État ni de royauté précoloniale, qui ne sont des centres en aucun sens. J’ai fait aussi un certain nombre de choix d'angles d'attaque, m’interrogeant plutôt sur des micro-scènes de conflits, articulant des espaces domestiques à des espaces politiques un peu plus vastes, des choix assez focalisés sur la question foncière. Ces choix constituent une prise de position à partir des gens ordinaires, des indignes, des minables et de leurs paroles, peu ou pas entendues, ou même de leur silence, donc à partir d'individus, de sujets qui ne sont pas les plus visibles, qui comptent pour rien ou à peu près dans l'espace public, qui ne connaissent pas forcément les récits généalogiques ou

dynastiques, et ne se trouvent pas toujours maîtres des déterminations les plus lourdes qui entraînent leur vie. J'ai rencontré, il y a deux ans - c’est un privilège de l'ethnographe -, dans le cadre de l'enquête que je mène à Pweto, un pasteur réfugié en Zambie au début des années 2000, pendant ce qu'on appelle la deuxième guerre du Congo, qui est aujourd'hui responsable à Pweto d'une association de défense des droits de l'homme. Cette association cherche à démobiliser et à occuper les enfants soldats de la région, membres d'un mouvement armé aux objectifs multiples et assez opaques, pour une part une poursuite du mouvement indépendantiste takangais, mais il y a toutes sortes d’enjeux locaux au sein de la majorité présidentielle congolaise qui sont connectés à ce mouvement. Ce pasteur se trouvait, il y a six mois, à l'hôpital général de Pweto, après s’être fait tirer dessus par les miliciens qui sont à la fois des villageois et des indépendantistes, miliciens qui ne souhaitent précisément pas que leurs jeunes recrues soient démobilisées et qui ont d'ailleurs déjà tué son adjoint trois mois plus tôt. La vie politique de ce pasteur n'est pas moins noble que celle du cardinal de Retz. Elle nous concerne, me semble-t-il, tout autant, sollicite notre réflexion et notre écriture dans la continuité des analyses d’Emmanuel Terray, puisque, bien évidemment, ce qu'est un enfant soldat aujourd'hui n’est pas sans rapport avec les analyses et de l'esclavage et de la guerre qu’il a pu proposer. Je souhaiterais maintenant introduire une deuxième œuvre littéraire, celle de Claude Simon, pour examiner la manière dont cet auteur analyse la violence de l'histoire et comment son œuvre et les commentaires qu'il a proposés sur son œuvre font écho à la question que soulève la lecture de Retz par Emmanuel Terray, c’est-à-dire ce paradoxe où on se trouve tenus, avec, d'un côté, qui peut donc écrire la vérité que ceux qui l'ont sentie ? Et de l'autre côté, l'absence absolue de transparence à soi du sujet. Dans la restitution du fameux entretien avec le journaliste dans Le Jardin des Plantes, Claude Simon critique très vivement un dispositif de questionnements et d'enregistrements qui rappelle fortement le dispositif ethnographique. C’est une critique du journalisme, mais à travers la critique qu’il déploie de l'enregistreur, des questions qu’il pose, de l'incapacité du journaliste à entendre ce que veut lui dire l'interviewé, on voit bien qu’il y a quelque chose de très parallèle avec l’ethnographie. Que ce soit disséminé dans plusieurs passages du Jardin des Plantes ou plus largement dans les usages de documents, notamment d'archives, qu’il fait dans Les Géorgiques ou L’acacia, Claude Simon affirme de manière répétée l'impossibilité de restituer le passé ou plutôt d'atteindre un savoir homogène à sa propre expérience, un savoir définitif, objectif, linéaire, continu. « Les témoignages, nous dit-il, ne sont pas concordants ». Et pourtant, il nous montre aussi que quelque chose se passe dans l'entretien, quelque chose frémit dans le document, sinon il ne les mobiliserait pas dans le texte même. Il s’agit, me semble-t-il, de la version simonienne du paradoxe de Retz. Un tel constat d'incapacité ou de difficultés radicales à restituer le passé commande une exigence pour les sciences sociales, pour l’anthropologie quand elle s'appuie sur l'ethnographie.

Acceptons le fait de refuser l’idée de transparence, la transparence de l'expérience pour celui qui la vit, la transparence de la parole circulant de celui qui parle à celui qu’il hante. Évidemment, face à l'œuvre claire d’Emmanuel Terray, ce refus de la transparence est assez difficile. Comment faire avec de tels matériaux, ces énoncés produits dans l'interaction et l'entretien aussi douteux, aussi illégitime peut-être qu'il soit ? Comment faire avec un objet aussi difficilement accessible ou transmissible que la violence, que le traumatisme, que l'événement, que la révolution, bref que la manière dont l'histoire traverse ceux qui la vivent. Il me semble que le projet empiriste visant à dévoiler sans imposer un sens est essentiel si on veut rendre compte de l'expérience de la violence ou plus généralement de l'histoire dans les subjectivités qu'elle fracasse, si l’on veut restituer quelque chose, et là je cite Claude Simon : « de ce magma de sensations et de souvenirs qui est en moi et me constitue en tant qu'être sensible. » Une interview de Claude Simon était intitulée « Rendre la perception confuse, multiple et simultanée du monde ». Maurice Merleau-Ponty, commentant Claude Simon, parlait de « dévoilement du monde sans pensée » dans son œuvre. Sans renoncer au désir de savoir, je me demande ainsi, si cela : « dévoiler le monde sans pensée », ne constitue pas un programme possible pour les sciences sociales et d'une manière un peu provocatrice, il me semble que ce programme est paradoxalement proche, non pas de l'œuvre anthropologique d’Emmanuel Terray, mais de l'analyse qu'Emmanuel Terray propose de l'écriture de l'histoire à partir du cardinal de Retz. Programme qui fait certainement tomber l'ambition de la somme, de la totalité, programme qui permet aussi d'éclairer le choix d'une écriture fragmentaire dans la confrontation avec la lutte des versions narratives. Là, je tente une espèce de réconciliation Terray/Bazin qui, à titre personnel, me satisferait beaucoup. L'éloge de la description que développa Claude Simon à travers tous ses entretiens, les conférences où il parle de son œuvre, prend une résonance particulière dans un certain nombre d'évolutions récentes de la discipline anthropologique. Songeons, par exemple, à l’exposé de Paul Lovejoy passant de l’analyse des modes de production à l'analyse de biographies. Ce genre de déplacement, qui m'intéresse, mobilise des rapports d'analogies, d’intertextualités, sans nécessairement mobiliser psychologie des personnages et loi de causalité et sans nécessairement renoncer bien évidemment à la production d'un savoir empirique. Bref, il est peut-être possible d'écrire une anthropologie politique qui ne soit pas une épopée, qui ne soit pas la fable de l'État. La leçon de Claude Simon montrait les archives en flammes, les témoignages en vrac et exposait leurs discordances. Cela aussi peut constituer quelque chose comme la production d’un savoir. L’anthropologie s'ouvre alors à un projet de description de la singularité, ce qui suppose, d’après Claude Simon, qu’elle n’essaie pas d’écrire de mauvais romans réalistes, naturalistes ou socialistes, mais plus généralement qu'elle ne cherche pas du tout à écrire de romans ou à faire de la littérature.

En revanche, l’anthropologie continue à écrire des livres. Je cite les Quatre conférences de Claude Simon : « En d'autres termes, ce qui va commander l'agencement, forcément linéaire, d'une série d'événements écrits, ce qui va déterminer leur succession ou leur réapparition dans le temps du texte, ce ne sera plus la nécessité (ou la prétention) d'une démonstration exemplaire, mais, comme en peinture, ce que Baudelaire appelait les « correspondances », de sorte qu’à l'ordre chronologique traditionnel, cet ordre que l’on pourrait qualifier d’horloger, va se substituer une chronologie propre au texte lui-même. »

Il y a là une manière de considérer le livre comme la seule totalité, ce qui, j'y insiste, implique nullement pour l'anthropologie de renoncer à l'exigence de la vérité ou à une conception réaliste de l'objet, et n’implique pas plus de réduire l'anthropologie au récit d'une expérience personnelle de l’ethnographe. Dans notre métier d'anthropologue, nous ne pouvons certainement pas nous défaire de la nécessité ou de la prétention d'une démonstration. Elle n'est toutefois pas tenue par l'exigence d'établir des liens de causalité, auxquels il me semble qu’on peut substituer des airs de famille ou des correspondances. L'ambition d'une description n'est pas nécessairement naïve ou empiriste. Elle peut s'appuyer sur une pensée du montage et de la composition. C’est, pour ma part, ce que j’ai essayé de mettre en œuvre dans ce livre sur la Nouvelle-Calédonie, sur les usages de la violence physique que j'ai évoquée rapidement tout à l'heure, et c'est aussi dans ce livre que je vois, plus encore que dans cet exposé, le véritable hommage que j'ai voulu rendre à mes maîtres en anthropologie et à Emmanuel Terray en particulier, un hommage nominaliste, peut-être, mais il n’est pas sûr qu’il s'agisse d’un hommage infidèle. Jean-Paul Colleyn Merci beaucoup. Philippe, je suis très heureux que tu sois là aujourd’hui. Il y a quelques années, j'ai dû, pour le CNRS, lire l'ensemble de tes travaux, pratiquement, et j’ai été vraiment aplati d'admiration parce que tu as vraiment une œuvre considérable. Il y a plusieurs aspects que je ne connaissais pas, et j'en conclus que tu as quand même un défaut, ta très grande modestie. Tu as, plus que personne d'autre, peut-être, manié la variation d’échelles. Tes travaux vont de l’enquête linguistique pointue sur un seul terme avec une analyse très fine des champs sémantiques jusqu'aux dessins de réseaux internationaux considérables dans l'océan Indien. Il est bienvenu que tu évoques aujourd'hui l'apport d’Emmanuel Terray à l’anthropologie. Philippe Beaujard Historien et anthropologue, directeur de recherche émérite au CNRS Anthropologie historique des royaumes tañala et antemoro du sud-est de Madagascar Je voudrais dire tout d’abord que je suis heureux de pouvoir intervenir dans le cadre de ce colloque en hommage à Emmanuel Terray et j’en remercie les organisateurs.

«La fabrique de l'histoire » : évidemment, il y a au moins deux manières de comprendre l'intitulé. Les peuples, les groupes sociaux fabriquent leur histoire et puis les historiens construisent une histoire à partir d'ensembles de données avec des approches diverses. L’échelle temporelle varie du temps court au temps long, et l'échelle géographique peut aussi être variable, du local au global, et des individus aux groupes sociaux, restreints ou larges, et aux États. La fabrique de l’histoire a oscillé entre holisme, individualisme et méthodologie. Dans Une histoire du royaume abron du Gyaman, Emmanuel Terray a évidemment inscrit sa recherche dans la longue durée. C’est le cas aussi dans son étude sur la pensée de droite où il dégage une continuité de cette pensée dans le temps long. Il y a l'idée que l'analyse du passé nous aide à comprendre le temps présent, idée que j’ai voulu aussi développer dans mon livre, Les mondes de l'océan Indien. L’ouvrage sur le royaume abron a été publié en 1995. C’est une époque où j’avais un peu abandonné l'anthropologie de Madagascar pour me consacrer à des recherches linguistiques, d'une part, et, d'autre part, justement, à l'écriture d’une histoire de l'océan Indien. La relecture de cet ouvrage d’Emmanuel Terray m’a incité à revenir sur les royaumes du sud-est de Madagascar. J’ai effectué des terrains longs à partir de 1983, et plus particulièrement dans l'espace Antemoro sur lequel je prépare aujourd’hui un ouvrage. Je vais parler aujourd’hui de cette société. En Afrique de l’Ouest, on sait que les états akan se constituent au XVe siècle, à un moment où la demande internationale en or s’accroît, le royaume abron, lui, se formant plus tard au XVIIe siècle. Le travail d’Emmanuel Terray nuance ici le rôle du commerce à longue distance dans la formation de l'État, en montrant que c'est aussi l'introduction de rapports de production esclavagiste par les aristocraties guerrières, dans l'exploitation des mines d'or, l'agriculture et le transport des noix de kola, qui est à l'origine, pour une part, de la formation de l'État. Le sud-est de Madagascar n’avait pas d’or à exporter, mais le développement de relations de dépendances a joué également un rôle crucial dans les changements sociaux, en même temps que le commerce au loin. C'est également vers la fin du XVe siècle que l'on voit arriver dans le sud-ouest de Madagascar divers groupes musulmans qui quittent le nord-est, en particulier la ville de Vohémar, pour s'installer dans le sud-est à l'embouchure du fleuve Matatanana. Fait important, certains de ces migrants apportent avec eux des manuscrits qui sont écrits en caractères arabes adaptés à la langue malgache, manuscrits dont le contenu est surtout magique, et qui joueront un rôle dans le pouvoir de l'aristocratie. Ces immigrants musulmans, en effet, au début du XVIe siècle, vont se constituer en aristocratie dans un royaume que l'on appelle Antemoro. Il est possible ici de confronter tradition orale et tradition écrite puisque les

aristocrates antemoro conservent aussi des manuscrits à contenu historique. Ceci est peut-être une innovation du XVIIe siècle due au contact avec les Européens. Ces traditions parlent notamment d'un ancêtre et donnent son arrière-petit-fils, Ramarohalana, comme le fondateur du royaume antemoro. Le nom de ce petit-fils est intéressant car il signifie « seigneur aux nombreuses parcelles de rizières ». Effectivement, le développement d'une riziculture intensive sera l’un des fondements de l’essor de l'État antemoro, au même titre que ce que l'on peut observer sur les hauteurs de Madagascar, en relation avec le développement de l'esclavage. Au XVIe siècle, se produit un processus de « malgachisation » des musulmans, qui a sans doute à voir avec l'arrivée des Portugais, et qui bouleverse pour un temps les réseaux d'échanges et coupe le sud-est de Madagascar du nord de l’île. Ces migrants musulmans prétendent évidemment venir de la Mecque, mais il est à noter, curieusement, que la religion musulmane des aristocrates antemoro ignorent, en fait, trois des cinq piliers de l'Islam : les prières rituelles Salât, l’aumône Zakât et le pèlerinage à la Mecque. Ce royaume se caractérise par une division de la société en quatre pseudo-castes constituées en deux ensembles qui s'opposent dans les domaines du politique, du religieux et de l'économique. D'un côté, on a les musulmans, Silamo, des deux premières pseudo-castes, qui représentent les aristocrates détenteurs du pouvoir et, de l’autre côté, on a les « païens », Kafiry, qui comprennent les autochtones et les dépendants. Ces autochtones sont en situation de subordination et leur nom même le montre, puisqu’on peut le traduire par « pourvoyeurs de richesses ». Quant aux dépendants, ce sont généralement des esclaves obtenus par des raids dans des régions voisines. Les aristocrates eux-mêmes sont divisés entre « les gens du fleuve », détenteurs du pouvoir politique, et « les gens de la mer » qui ont la charge du religieux. On est donc dans une société qui sépare strictement politique et religieux. Le roi porte le titre de « Seigneur du fleuve », qui reflète une symbolique d'origine malaise. Il contrôle l'embouchure du fleuve, et ensuite, à partir de ce fleuve, il essaie de contrôler d'autres espaces fluviaux. Cette symbolique est héritée d'aristocraties qui sont déjà en place dans la région avant le XVIe siècle. Les groupes des nobles ont le privilège de couper la gorge des animaux. L’ensemble des autochtones est lui-même hiérarchisé, mais sans que cela n’implique d'inégalité fondamentale. Le statut des groupes est fonction de leur puissance économique et des services rendus à un roi lors des guerres. Emmanuel Terray écrivait dans un article paru en 1986 dans la revue L’Homme, et qui s’intitulait «L’État, le hasard et la nécessité » : « L’essence même de l'État, c'est l'existence dans le tissu social d'une déchirure irréductible qui introduit entre gouvernants et gouvernés comme une différence de nature. » Cette caractéristique est particulièrement éclairante pour la situation antemoro.

L’altérité de l'aristocratie antemoro est pour une part donnée d’avance puisque cette aristocratie arrive de l'extérieur en possession de l'écriture et d'un savoir magico-religieux, mais elle impose aussi l’idée d'une sacralité du roi, largement héritée d'une aristocratie antérieure. Sa domination s'appuie à la fois sur l'idéologie, le politique et l’économique. La partition sociale à laquelle je faisais allusion s'accompagne d'une relative endogamie, d'où mon utilisation de ce terme un peu barbare de « pseudo-caste», endogamie que les nobles justifient par une opposition entre le pur et l'impur et la nécessité de secrets à préserver. Le savoir magique contenu dans les manuscrits radicaux malgaches fonde en partie le pouvoir de la noblesse. Les autochtones ne peuvent épouser une femme noble et ils doivent même éviter de marcher dans son ombre, ce qui rappelle étrangement l'Inde. En revanche, on observe que les chefs politiques prennent volontiers des épouses dans les clans autochtones et ces mariages scellent des alliances politiques. Cette dissymétrie dans les mariages est fondamentale parce qu’elle permet aux nobles d'accaparer les rizières grâce à une pratique, d'origine autochtone, qui consiste en l'offrande d’une rizière pour la dot d'une jeune fille. Une différence essentielle avec l’Afrique de l’Ouest, c’est le fait que l'aristocratie antemoro conserve jalousement son savoir musulman en évitant sa diffusion, phénomène que l'on observe aussi en Afrique de l'Est. Un deuxième mode d'accaparement des rizières se fait au XVIIe siècle de manière brutale et massive, et qui accompagne les luttes de pouvoir pour le trône de la capitale, c'est la déchéance à l’état de parias de clans autochtones qui possédaient la plupart des rizières sur la rive droite du fleuve. Leur situation est pire que celles des parias en Inde, certes au bas de l'échelle sociale, mais qui sont en tout cas intégrés à la société. Les parias antemoro sont considérés comme des chiens, cela veut dire qu'ils sont absolument rejetés de la société. J'ai travaillé chez les Antemoro de 1983 à 1995 et j’ai choisi de terminer mon travail de terrain chez les parias en 1995, ce qui était considéré par les aristocrates comme une trahison. Il est intéressant de noter que cette déchéance à l’état de paria n’est absolument pas racontée dans les manuscrits sorabe. Ce processus, en tout cas, a permis aux aristocrates et à d'autres autochtones de déposséder les parias de l'essentiel de leurs terres. Au XVIIe siècle, des luttes se produisent également entre aristocrates, qui aboutissent à une partition du royaume entre trois entités pendant une partie de ce siècle, précisément à un moment où les Français installent une colonie à Fort-Dauphin dans l'extrême sud-est de l'île. Une troupe française, menée par un certain Lacaze, fait alliance avec l'un des royaumes antemoro et des raids conjoints sont menés jusque sur les hauteurs de l'île en vue d’obtenir des esclaves et des bœufs. Ensuite, au XVIIIe siècle, on assiste à une période à la fois de réunification du royaume et de prospérité. Cette prospérité est fondée, pour une large part, sur la traite des esclaves. On sait que des navires européens s'arrêtent de manière régulière à l'embouchure de la Matatanana afin de se procurer des esclaves, mais aussi du riz et des bœufs qui sont échangés contre des fusils, des munitions, des étoffes et de l'argent. Emmanuel Terray a insisté sur le fait que la quête de la richesse était l'une des clés du comportement des dirigeants akan et cette quête est également présente en pays antemoro.

Ici encore, il est à noter que la traite n'est pas mentionnée dans les manuscrits historiques, mais les traditions orales - il s'agit de l'espace social qui se trouve immédiatement à l'ouest du pays antemoro - parlent des raids servant à se procurer des esclaves. Les processus et les marques de la domination des aristocrates sont multiples. Les autochtones n'ont pas le droit de sacrifier les animaux, même les leurs, et pour chaque abattage, ils font appel à un noble et offrent aux aristocrates l’arrière-train de l'animal. Les chefs nobles s'arrogent également un droit de cuissage en passant la première nuit avec une jeune mariée d'origine autochtone. Les autochtones étaient, en outre, mis à contribution pour l'aménagement des rizières accaparées par la noblesse. En revanche, du moins avant le XIXe siècle, il ne semble pas que les nobles aient prélevé un impôt sur les récoltes ou sur les troupeaux. Je parlais des dépendants, qui vont prendre une place croissante dans cette société antemoro. Ils étaient possédés essentiellement par les nobles et affectés à des tâches domestiques, mais aussi agricoles. Le roi avait le contrôle du commerce et était le seul détenteur des butins de guerre, butins qui faisaient cependant l'objet d'un partage sur les modalités duquel, malheureusement, on est assez mal renseignés. En tout cas, il est probable que ce processus de redistribution relatif des richesses, comme d'autres facteurs - je pense à l’intériorisation par les autochtones de leur situation d'infériorité -, a permis une certaine permanence du royaume jusqu'au XIXe siècle. Puis la situation va évoluer rapidement, et d'abord du fait de changements extérieurs, parce qu’un royaume puissant s’est constitué sur les hauteurs de Madagascar, le royaume merina, qui a pour projet la conquête de l'île. Ce royaume merina passe en en 1817 et 1820 avec la Grande-Bretagne deux traités qui abolissent la traite, traités qui sont confirmés en 1865, ce qui laisse à penser que la traite peut-être, n'a jamais réellement cessé. Mais cette date est aussi à rapprocher de la conversion de la reine merina, Ranavalona II, au protestantisme, en 1863. Dès 1825, une armée merina prend le contrôle de l'espace antemoro, avec l'assentiment du roi antemoro et sur l’avis de conseillers aristocrates qui sont présents à la cour d'Antananarivo, dans un épisode qui est bien connu dans l'histoire de Madagascar. Le roi est laissé en place, mais devient finalement un sujet du souverain merina. Le contrôle du commerce avec l'extérieur, qui est fondamental, désormais lui échappe et les aristocrates, en fait, perdent une grande part des bases de leur pouvoir, avec l’impossibilité, théorique en tout cas, d'exporter des esclaves. En outre, l'administration merina instaure des impôts, et des corvées qui touchent également les aristocrates. En 1877, par ailleurs, les merinas prononcent dans tout le royaume la libération des esclaves d'origine africaine. En 1878, ils introduisent le christianisme et la scolarisation.

Ces changements considérables ont des répercussions majeures dans tout le sud-est de Madagascar et le royaume antemoro implose au cours de guerres civiles qui interviennent d'abord en 1851, puis en 1883 et 1894, à des moments qui sont aussi, il faut le noter, des moments de tension entre le royaume de Madagascar et la France. Il ne s'agit pas seulement de guerre entre aristocrates et autochtones, mais aussi de conflits entre les aristocrates eux-mêmes. La situation est donc plus compliquée qu’un simple face-à-face entre aristocrates et autochtones. Après 1894, les deux ensembles sociaux vivent de manière absolument séparée, avec, régulièrement jusqu'à aujourd'hui, des périodes de tension. Il y a, de temps en temps, des villages qui brûlent. Les devins antemoro - je fais allusion à des devins présents à la cour d'Antananarivo -, ont joué un rôle dans tout Madagascar, mais, à mon sens, ce rôle a été surévalué. Le système politique antemoro apparaît en effet profondément original dans l'ensemble malgache. Le royaume abron portait une attention soutenue à la géographie en prenant en compte diverses échelles. Le contexte géographique d'émergence de la construction des deux espaces, antemoro et tanale, est également fondamental. En effet, on a d'un côté une vallée riche qui est très tôt le siège d'un État, avec le développement d'une riziculture intensive et le développement d'un mode de production esclavagiste, en relation aussi avec le commerce au loin. De l’autre côté, on a une région montagneuse relativement enclavée qui constitue le refuge d'individus ou de groupes qui fuient des espaces étatiques, que ce soient des espaces des hauteurs ou de la région côtière. J’ai montré que la trajectoire des deux royaumes apparaît également opposée avec un mouvement vers une égalité des pouvoirs en pays tanale, qui s'exacerbe au XIXe siècle et, au contraire, une augmentation des inégalités en pays antemoro qui aboutit donc à la désintégration du royaume. Pour terminer, je voudrais dire que la réflexion sur l'origine de l'État et sa construction, à Madagascar, doit tenir compte d'un point essentiel, qui diffère, évidemment, de l'Afrique de l'Ouest -, c’est que l’île de Madagascar était pratiquement vide avant le huitième siècle, même si l’on sait aujourd'hui que des chasseurs-cueilleurs étaient présents, et les premiers migrants austronésiens, ainsi que les migrants plus récents, arrivaient en étant porteurs d’un modèle de projet étatique, qui, bien sûr, subit différentes transformations selon les contextes locaux malgaches. « On ne passe pas à Madagascar globalement des lignages au Royaume », pour reprendre l'expression et l'idée évolutionniste d’Hubert Deschamps dans Histoire de Madagascar, même s'il existe effectivement des sociétés à systèmes lignagers, à certaines périodes et dans les zones de faible peuplement. On observe souvent à Madagascar, néanmoins, que ces sociétés ont connu antérieurement des systèmes étatiques.

Jean-Paul Colleyn Nous reprenons notre colloque avec l'intervention de Romain Bertrand, qui a travaillé sur l'Indonésie, en particulier sur Java, et l'Insulinde coloniale, mais s'est aussi intéressé à l'historiographie du fait colonial. Romain Bertrand Sociologue, directeur de recherche à Sciences Po Bordeaux, membre du CERI Indicible indigène. Justice inquisitoriale et sorcellerie à Manille (1577-1625) Ce dont je vais vous entretenir aujourd’hui n’est pas le produit fini d’une recherche, il s’agit au contraire d’une nouvelle recherche dans laquelle je me suis lancé il y a maintenant trois ans. C’est une manière aussi d’essayer de vous amener avec moi dans l'atelier de l'historien, que j’entends ici avant tout comme l'atelier du conteur. Là où je me retrouve profondément en accord avec la démarche de pensée et d’écriture d’Emmanuel Terray, c’est dans cette idée que faire de l'histoire revient à raconter des histoires. Reste à savoir comment on les raconte, à quelles fins, sous quelles conditions, pour produire quels effets de connaissance ? Mais il n'empêche que je suis aussi attaché à la question de la mise en intrigue dans certains nombres de résultats de recherche, sous la forme d’un récit, pour tenter de produire des effets qui sont toujours, par définition, précaires. Je vous emmènerai aux Philippines et j’emmènerai aussi une partie de la démonstration d’Emmanuel Terray sur le Royaume abron aux Philippines. Mais, avant cela, j’aimerais évoquer ce qui a été pour moi une rencontre importante dans mon parcours de recherches, à savoir la lecture, lors de sa publication, au milieu des années 1990, de cet ouvrage sur le Royaume abron dont on a bien compris qu'il était un résumé de sa thèse. C’est un livre d’une importance tout à fait considérable pour moi, et je vais transiter vers un « nous », absolument pas de majesté, mais le « nous » d’un collectif, d’un ensemble de chercheurs qui, à l'époque, se sont engagés dans des démarches de thèses et qui essayaient de refaire de l'histoire coloniale. La lecture des œuvres d’Emmanuel Terray, au milieu des années 1990, a eu une incidence qui allait se révéler extrêmement durable sur des travaux qui débutaient à peine, de jeunes historiens, de sociologues, politistes, travaillant sur la question de la compréhension du moment colonial. Pour dire les choses évidemment de façon un peu trop lapidaire, nous étions, au milieu des années 1990, pris entre deux feux, deux incendies théoriques : d'un côté, une histoire coloniale extrêmement classique qui était, avant tout, une histoire des Européens en leurs colonies, en leurs comptoirs, une histoire de la projection impériale et qui, malheureusement, était généralement de l'ordre de la simple redite, de la simple réplique de l'archive coloniale européenne en langue européenne ; de l'autre côté, nous étions tout particulièrement fascinés par cette école dite « subalterniste » indienne dont les travaux, les écrits, les propositions théoriques étaient essaimées alors de manière rapide dans le monde académique, en particulier en France. Cette école des « Subaltern Studies », qui entendait s'intéresser à la situation de domination coloniale, était également en porte-à-faux avec ce qui allait devenir notre propre projet d'histoire coloniale, puisqu’elle aussi restait (ou en restait) à l'archive

coloniale en langue européenne. Les praticiens d’études subalternes de la première génération, dans l’entourage de Ranajit Guha, travaillaient, eux aussi, exclusivement avec l'archive coloniale britannique, à ceci près qu’ils ne cherchaient pas à la lire ou à la prendre au pied de la lettre, mais, comme ils le disaient à l'époque, « à la comprendre à rebrousse-poil» : jouer avec l'archive coloniale, essayer d'interroger ses non-dits, lire entre les lignes et la lire à rebours de son intention qui consistait à dissimuler la réalité indigène pour, au contraire, tâcher de la faire saillir. Non seulement la lecture de l’œuvre d’Emmanuel Terray, mais la relecture de tout un ensemble de travaux d'anthropologues africanistes, ayant travaillé sur l’Afrique de l’Ouest dans les années 1970, nous a été extrêmement utile. C’est une époque où nous avons beaucoup relu les ouvrages de Claude Meillassoux (Femmes, greniers et capitaux). Nous avons relu aussi Pouvoir politique et classes sociales de l'état capitaliste de Nicolas Poulantzas, comparé les textes de Bourdieu sur la pensée d‘État avec l'article d'Althusser sur les appareils idéologiques d’État, etc. Nous avons même organisé des séances de discussions collectives. Pourquoi nous sommes-nous infligés tout cela, pourquoi y a-t-il eu ce moment de néo-marxisme extrêmement fort dans la renaissance, pourrait-on dire, de l’histoire coloniale au milieu des années 1990 ? Parce que ce qui nous laissait insatisfaits dans l'espace des propositions théoriques d'alors, c'était précisément l'usage exclusif des sources en langues européennes et la question de l'autonomie relative des mondes subalternes en situation coloniale. Était-il possible d'aller au-delà ou par-delà l'archive coloniale, qui est une archive du gouvernement des populations, une archive de leur répression ? Les travaux, aussi bien d’Emmanuel Terray qu’un certain nombre d'auteurs de sa génération des années 1970, peuvent être qualifiés de néo-marxistes parce qu'il s'agissait tout de même d'amender les grands schémas de Marx, Engels, de la première génération de leurs exégètes, en particulier par la prise en compte des réflexions de Gramsci, et dans son sillage, tout un ensemble d'auteurs sur la question de l'autonomie relative de ces mondes subalternes. À partir du moment où l’on posait comme hypothèse qu'ils avaient eu une autonomie relative par rapport à ce que la domination coloniale avait essayé de leur faire ou de leur faire faire, alors il fallait essayer de restituer un monde qui n'avait été à aucun moment totalement réductible au monde du colonisateur ou du contact colonial. Je dis tout cela très vite, mais le simple fait, par exemple, d'écrire cette histoire du royaume abron du XVIIe siècle jusqu'au moment de la conquête coloniale, c’était déjà se déprendre du grand cadrage chronologique de l'histoire coloniale qui, à proprement parler, ne voit d'histoire que lorsqu'il y a de la colonisation. L’histoire coloniale est classiquement une histoire qui débute avec l'arrivée du colonisateur, et qui s'interrompt également lorsque le colonisateur, généralement contraint et forcé, quitte le lieu de ses exactions. Ces simples modifications de cadrage et toute cette réflexion, évidemment dans le cadre des sociétés africaines, sur l'usage de matériaux d'histoire orale et cette ingéniosité dans la façon dont on pouvait pallier, non pas le silence, mais le trop-plein des sources coloniales par la collecte de tout un ensemble d’indices

sur ces mondes « en bas », évidemment, nous ont beaucoup intéressés, et ont été, je crois, assez déterminants. Cela étant dit, deuxième rencontre avec l’œuvre d’Emmanuel Terray qui a une incidence plus directe sur ce dont je vais maintenant parler, ce n’est même plus l’exégèse d’une œuvre écrite, mais l’exégèse d’un propos lors d’un colloque qui a eu lieu à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, il y a quelques années déjà. Il était question de la relation d'autorité ethnographique, et Emmanuel Terray a évoqué la relation « hantée » entre l’ethnographe et ses enquêtés, ou entre l'anthropologue et ceux auxquels il destine son effort d'empathie et de compréhension. Cette idée m’a accompagné, idée selon laquelle cette relation est déjà hantée, que ni l'un ni l'autre ne peuvent d'emblée apercevoir ce que serait l’être social vrai de leur interlocuteur et que s’interposent entre eux des spectres qui sont les constructions préalables de l'autre et parfois, d’ailleurs, des choses qu’on charrie depuis très longtemps. Ce que je vous propose ici c'est quelques réflexions autour de la question du surgissement du spectre. À partir de quel moment de cette relation, qui a toujours été hantée entre celui qui veut comprendre ces mondes et ce qui se donne à comprendre de ces mondes, se sont interposés les spectres ? Nous sommes donc en octobre 1613, et je vais vous entretenir d’un procès diligenté par le Saint-Office, par le tribunal de l'inquisition en la ville de Manille, fondée en 1571, après que les troupes de Miguel López de Legazpi l’ont emporté sur les pouvoirs locaux, en particulier le Rajah Suliman, titulaire du pouvoir dans cette région. Ce qu'on appelle la conquête des Philippines, processus très graduel d'implantation par grappes et en ordre extrêmement dispersé d'Espagnols, essentiellement dans les îles du nord, débute en 1565, avec l'établissement du premier camp permanent des Espagnols dans le sud de l'île de Cebu. Ce processus se poursuit et ne connaît pas véritablement de terme, puisqu’une partie des îles et de la population de l'archipel philippin resteront, jusqu'à la démise complète des ordres coloniaux et européens successifs, en état de rébellion quasi permanente contre le pouvoir central. Pensez à Mindanao, qui, aujourd'hui encore, est une région où la relation avec le pouvoir central se négocie généralement les armes à l'épaule. Nous sommes donc à Manille en octobre 1613, moins d'un demi-siècle après la création de ce campement fortifié permanent des Espagnols. Il y a là un juge ecclésiastique, investi par le tribunal du Saint-Office de Mexico du pouvoir d'instruire des procès pour tout un ensemble de crimes et de délits qui ressortissent, d'après les textes, à la juridiction de l'inquisition. Il faut savoir que l'inquisition n'a pas autorité sur les indigènes, autrement dit, l’inquisition de Nouvelle-Espagne du Mexique n’a pas d’autorité directe sur les Indiens. Tout ce qui relève de l'idolâtrie parmi les Indiens est laissé à la juridiction de l'ordinaire ecclésial, de la juridiction de l'évêque, et, en l’absence de l’évêque, à la juridiction des provinciaux et des prieurs des ordres religieux.

Ce qui intéresse l’inquisition, ce pourquoi elle a été créée comme un outil visant à renforcer la prise du pouvoir impérial sur les territoires de Nouvelle-Espagne et des Philippines, qui dépendaient de la Nouvelle-Espagne, ce sont toutes ces conduites déviantes des populations espagnoles, métisses ou mulâtres, pour reprendre les termes des taxinomies de l'époque. Le commissaire du Saint-Office de Manille, Bernardo de Santa Catalina, qui est un frère dominicain, instruit, plusieurs mois durant, un procès en sorcellerie, en hechiceria. Dans la langue espagnole, on retrouve cette même nuance qu’Evans-Pritchard a rendue célèbre parmi les anthropologues, entre deux types de pratiques sorcières, sorcery et witchcraft : vous trouvez à l'époque moderne, tout particulièrement au XVIe siècle, la distinction entre hechiceria, l’ensorceleuse, mais aussi la petite vendeuse de sorts, et la guérisseuse qui, le cas échéant, est capable d'aller vers des versions plus malfaisantes de ces magies. Tout cela tient tout de même de la fabrique, fabrique des poudres, fabrique de supports matériels pour produire des effets d'ensorcellement, des figurines, etc. De l’autre côté, la brujeria, la figure de la sorcière au sens propre et la bruja, qui est évidemment la sorcière en ce qu'elle fait alliance avec le diable et vous avez là le discours démonologique classique : le pacte avec le diable, du moins l’un de ses représentants cornus et une sorcellerie à penser véritablement comme la pratique d'une antithèse de la foi catholique. Celle que poursuit Frère Bernardo à Manille en 1613 est accusée d’hechiceria, de sorcellerie mais au sens de petite production matérielle de moyens d'ensorcellement et le Saint-Office n'ayant de juridiction que sur les Espagnols. Elle est membre de la petite société coloniale espagnole de l'époque et s'appelle Doña Maria de Zaldivar. On ne connaît pas la sentence du procès, la fin qu'on imagine assez malheureuse. Ce qui est très intéressant, avant tout, c’est le statut de cette femme qui est poursuivie par l'inquisiteur de Manille, puisqu’il ne s'agit absolument pas de quelqu'un qui appartient aux strates pauvres et basses de la société coloniale espagnole du temps, mais qui appartient au « gratin » de cette société. Elle est la fille d'un secrétaire du gouvernement, l’un des scribes principaux du gouvernement du roi en ses colonies, et surtout, cette femme est également l'épouse de l'un des grands capitaines de l'époque, commandant de l'armada des Philippines. Elle appartient donc au premier cercle du pouvoir colonial, au premier cercle des officiers du roi. Première question : qui a-t-elle voulu ensorceler ? Rien de moins que Juan de Silva, le gouverneur lui-même, l'équivalent du vice-roi de l'Espagne, c’est-à-dire le représentant personnel du roi en ses territoires lointains, un aristocrate de haute naissance, qui débarque à Manille avec trois compagnies d'infanterie pour tenir à distance le péril d'une agression hollandaise. Et puis elle a cherché aussi, et surtout, à ensorceler, pour la conduire à la mort, une autre dame de la bonne société coloniale de Manille, Doña Magdalena de Esquinel, qui est l'épouse du secrétaire de l’Audience, tribunal de haute justice. Ainsi, les deux personnages auxquels Doña Maria destine sa malfaisance représentent-ils les deux principaux pouvoirs de Manille. Pourquoi a-t-elle voulu ensorceler et le gouverneur et ce secrétaire de l'Audience ? Parce qu’elle a eu une aventure amoureuse avec le gouverneur qui l’a immédiatement répudiée le lendemain

même de la nuit qu’il a consenti à passer avec elle. Pour ce qui est du second personnage, parce celui-ci entretenait une liaison avec elle et lui avait promis de répudier sa première femme pour convoler en justes noces avec elle et, évidemment, il ne l’a pas fait. Cette dame, d’une certaine façon, règle ses comptes amoureux dans les hauts cercles de cette petite société coloniale espagnole, mais par des moyens de sorcellerie, nous dit l’inquisiteur. Comment entend-elle mener à bien cette vengeance magique de ses déconvenues amoureuses ? En demandant à ses esclaves - et non pas ses domestiques, parce que l’esclavage sur les Indiens des Philippines était interdit. Vous pouviez avoir à votre service des Indiens considérés comme vos serviteurs avec la même appellation que vos serviteurs d'origine européenne, des membres du proche entourage domestique, d'origine indienne et d'origine espagnole. Mais là, on parle d’esclaves, qui ne sont pas des indigènes locaux, or l’une de ses esclaves qui va jouer un rôle important puisqu’elle va procurer les moyens de l’ensorcellement à donner à Doña Maria, est une javanaise. On croise la toute petite domesticité, de statut servile, dans cette histoire qui montre que dans l'arrière-cour des maisonnées des colons espagnols à l’époque, on rencontre beaucoup de gens originaires des comptoirs indiens, portugais, des îles Moluques, de Java, du nord de Bornéo, etc. Doña Maria demande donc à ses esclaves, et en particulier à cette esclave javanaise, de faire appel au diable - on entend ici la voix de l’inquisiteur, du scribe de l'inquisition qui enregistre les dépositions - afin d’ensorceler et d’emmener à leur mort ceux dont Doña Maria souhaite se venger. Je vous passe les détails du rituel en question : on sacrifie trois poules, on danse, on invoque le diable, c'est en tout cas la description que nous en offre l'archive inquisitoriale. Il y a une particularité topographique dans cette histoire, à savoir que Manille représente la pointe d’une presqu'île, c’est un comptoir fortifié avec de grandes murailles autour qui donne sur des plages. Or ce rituel, commandé par cette dame de bonne société espagnole, prend place sur l'une des plages au pied de la muraille, sans qu’elle n’ait le souci de se dérober au regard du pouvoir colonial. L'un des témoins qui habite une maison derrière la muraille explique qu'il a entendu durant la nuit des chants. L’intérêt n’est pas de rentrer dans une interprétation léchée de ce qui s'est passé ou a pu se passer, c'est simplement de me demander, à partir de ce que j'ai à ma disposition sur ma table de travail, comment je peux, ou pas, en produire une interprétation positive. Autrement dit, lorsqu'émerge dans ce texte de l'archive inquisitoriale ce mot de maganito - Doña Maria fait donner un maganito sur la plage - qu'est-ce qui me permet de dire : voilà ce dont il est question dans cette opération d'incrimination judiciaire ? Si on cherche à faire sens de ce terme, de ce qui est en jeu dans la qualification inquisitoriale, de ce qui est un délit et qui va pouvoir mener à un jugement, on a à disposition deux textes : le premier est un mémoire de description des îles Philippines, une traduction littérale que j’ai faite d’un texte rédigé par Miguel Guarta en juin 1582, qui n'a jamais été publié, et qui est toujours resté sous forme manuscrite aux archives. C’est un texte organisé comme une description île par île des Philippines. Lorsqu’on en vient à peu près à la seconde moitié du mémoire, on a le huitième chapitre, par exemple, consacré à : « De l’opinion que les naturels des îles Pintados ont

à propos du lieu où vont les âmes.» Premier léger problème, c’est que les Pintados, littéralement « les gens peints », les « peinturlurés », les « tatoués ». Cela ne renvoie pas à une seule « ethnie » et c'est assez difficilement territorialisable puisqu’on trouve des Pintados aussi bien à Luzon que sur les côtes de Cebu ou à Leyte. Pour avoir une idée de ce que sont Pintados, on a dans un document exceptionnel, le Codex Boxer, qui date du début, très probablement, des années 1590, deux illustrations de ces gens que l’on voit dénudés afin de montrer les tatouages dans toute leur étendue. Revenons à ce texte de 1582, chapitre huit : « Ces Pintados ont pour opinion que lorsque les hommes meurent, leurs âmes vont tout directement en enfer, mais que, grâce aux maganitos qui sont les sacrifices et les offrandes, ils les sauvent des dieux de l’enfer. » On poursuit, dans une autre section du chapitre huit, avec ce que les Espagnols appellent les prêtresses des naturels, des spécialistes rituels qui accomplissent tout un ensemble de maganitos pour des occasions diverses et variées. « Ils n’ont pas de lieux ou de moments spécialement dédiés à l’accomplissement de leurs sacrifices et de leurs oraisons, ils se livrent à leurs sacrifices quand l’un d’entre eux est malade, ainsi qu’à l’occasion des semailles ou d’une guerre…» Ce texte, d'une certaine façon, a une formidable modernité ethnographique. C’est un dictionnaire raisonné des us et coutumes, qui parle d’occasions rituelles. Un mot très rapide de l'homme qui écrit ce mémoire : c'est un colon espagnol, détenteur d’une encomendia, qui a le droit de prélever des tribus sur un nombre donné d'Indiens et qui doit vivre dans une solitude effroyable puisqu’il habite dans une petite ville du sud de Panay, Arevalo, en compagnie, à mon avis, d’une dizaine d’Espagnols. Les Espagnols aux Philippines, dans les années 1610, comptent, au grand maximum, en incluant les contingents roulants de soldats, 2000 personnes. Cet homme nous explique qu'il a entrepris la rédaction de ce texte de description des îles Philippines en réponse à une cellule royale. Dans les années 1570, suite à une grande réforme du gouvernement des Indes à la cour de Philippe II, et on rentre dans un programme de description raisonnée des possessions espagnoles des Amériques. Le conseil des Indes, par la voix de son puissant président, envoie quantité d'instructions pour qu'on produise, dans les audiences, dans les diocèses de Nouvelle-Espagne, des descriptions raisonnées des lieux, des populations qui les habitent, des ressources possiblement exploitables, etc. On a donc une ethnographie, au sens propre coloniale, produite par un colon qui dit qu'il a fait cela en réponse à une injonction royale. La deuxième raison pour laquelle il rédige ce texte, c’est parce qu'il a entendu dire qu'un prêtre au Mexique était en train d'écrire : « un gros volume sur l'histoire de la conquête de ces îles », que ce prêtre n'y entend en rien, alors que lui, qui est depuis dix ans au sud de cette île, sait de quoi il parle. Il veut donc restituer la vérité, avant même que l'histoire ne soit connue en Nouvelle-Espagne, au nom d’un argument extrêmement important à la fin du XVIe siècle, argument de l'expérience à la première personne opposée à la glose des Anciens ou des grands textes, qui permet à Claude Lévi-Strauss de faire de gens comme André Thévet, Jean de Léry, des précurseurs de l’autorité ethnographique,

Le deuxième document est encore plus intéressant puisqu'il est anonyme, sans date et sans lieu de production. C'est un document inséré quelques pages après le procès de Doña Maria, dans un volume des actes de l'inquisition de Manille de 1613, un mémoire « sur les maganitos qui se pratiquent parmi les naturels en cette province des Pintados » à l'écriture extrêmement serrée sur trois folios. On apprend par exemple que le maganito de l’aigle se donne à l'occasion d'une grossesse pour aider à la croissance de l'enfant, ce qu'on appellera bien plus tard des rites de passage. C’est un mémoire qui fait preuve d’une acuité ethnographique assez surprenante et dont on peut imaginer, vu qu’on le trouve quelques pages après ce procès où l’on doit incriminer cette femme pour un maganito, qu’il a été produit à la demande du juge inquisiteur comme une espèce d'aide-mémoire ethnographique pour pouvoir mieux comprendre ce dont il est question. Que faire de ces documents, étant entendu que la façon la plus facile de faire avec, serait de les passer un peu sous silence. C’est là que commence le mensonge de l'archive coloniale et de celui qui se met dans son sillage sans y prêter attention. Nous ne savons rien par ailleurs, à l’exception de ces deux documents : l’archive du procès et ces deux mémoires ethnographiques précoces. Il n'y a pas de documentation ethnographique qui nous permettrait de qualifier comme ce qu'ils étaient vraiment ces faits que l'inquisiteur, évidemment, qualifiera à sa manière, pour une raison simple et tout à fait étrange : avant la fin du XVIIe siècle, avant les années 1670, il n'y a aucun texte dont on puisse avec certitude dire qu'il a été écrit par un indigène dans une langue vernaculaire. Jusqu'aux années 1650, nous n’avons à notre disposition, pour tisser récit de ce qui s'est peut-être passé, que des documents qui sont les uns avec les autres dans des relations de connivence, ce qui nous laisse donc affronter un dilemme, à savoir que notre propre récit ne peut être que de l'ordre d'un commentaire en forme de complicité. Jean-Paul Colleyn Nous allons prendre des questions sur l’ensemble des interventions de cette matinée. Emmanuel Terray L’exposé d’Anne-Christine Trémon était très intéressant pour les africanistes, en ce qui concerne le problème du rapport entre l’État et les lignages, car la Chine, c'est l'inverse de l'Afrique. En Chine, l’État est là de toute Antiquité, à partir de ce qu’on appelle les dynasties légendaires qui se perdent dans la nuit des temps. Le travail de l’historien David Faure montrait que, jusqu’aux dynasties Song et surtout Ming, la structure lignagère était le monopole de l'aristocratie, et que la « masse paysanne », considérée comme chaotique et désordonnée, avait sans doute des ascendants et des descendants, mais n’avait pas d’ascendance et de descendance et qu’il appartenait au pouvoir de la contenir, le cas échéant, par la violence. Ce fut toute la doctrine de l’école légiste chinoise. À l’époque Song et surtout à l’époque Ming, l’Empire a décidé d’étendre la structure lignagère à l'ensemble de la société. Le lignage apparaît bien comme une création de l’État, processus en cela inverse de

celui de l’Afrique de l’Ouest qui consiste en la lente et difficile émergence de l’État, et son affranchissement par rapport à ce qu'on pourrait appeler le carcan ou la gangue lignagère. Jean-Paul Colleyn J'avais lu Claude Simon et ça m'avait un peu déprimé du point de vue du regard des sciences sociales. On est dans un univers où tout se dissout sous nos yeux. Je comprends bien qu’il ait pu être source d’inspiration, puisqu’il décrit la tâche de l'anthropologue, ou de n'importe quel chercheur en sciences sociales, qui est de créer une sorte de continuité avec des fragments, mais j’ai trouvé que sa négativité était assez forte. Michel Naepels Je ne suis pas un spécialiste de Claude Simon. J’ai essayé de le prendre comme un opérateur de notre réflexion et pas du tout comme modèle. Le monde glacé dans lequel il déploie son écriture est adéquat ou homogène à quelque chose qu'on peut rencontrer lorsqu’on travaille sur la violence. Cette espèce de glaciation est liée chez lui, explicitement dans quelques occurrences et implicitement beaucoup, à l'expérience du traumatisme ; le sien propre, le 17 mai 1940, quand il croit qu'il va mourir dans une espèce d'errance avec des officiers supérieurs. Il raconte cet épisode d'abord de façon un peu métaphorique et de plus en plus personnelle. Mais une fois de plus, je ne pense pas qu’il soit un modèle. Il pose une question d'écriture qui s'adresse également aux sciences sociales et dans des termes qui me paraissent très justes. La seule réponse qu'on puisse faire, c’est écrire des livres. Il n’y a aucune position épistémologique préalable sur la manière dont on doit les écrire. On doit les écrire et voir si ça résiste aux critiques de l'état antérieur des choses. Frédéric Keck Je voulais poser à Michel une question que Marie Gaille avait soulevée hier sur la totalité sociale puisqu'effectivement c’est une notion qui revenait dans les écrits d’Emmanuel Terray, notamment dans Clausewitz, et je me demandais s’il y avait une forme de totalisation dans l’écriture de l’histoire. Est-ce que cette notion revient dans le livre sur Retz ? Michel Naepels Je préfère qu’Emmanuel réponde sur ce qu’il a écrit. En revanche, sur la question de la totalité sociale : à partir du moment où on ne prend pas pour angle d'attaque immédiat la question de la construction de la totalité étatique, je ne peux que répondre de nouveau très empiriquement à partir de mon expérience de chercheur. Je me retrouve dans l’examen de la situation sociale, dans cette petite zone rurale de RDC, à utiliser, pour comprendre le type de rapports des gens ordinaires avec les représentants de l'État, un concept que d'autres ont pu utiliser pour décrire cette configuration entre un état très présent, qui ne remplit pas des missions de service public, mais qui est dans des relations de prédation en situation locale. L’unité que je vois clairement, c'est l'endroit où j'enquête, mais je n’arrive pas du tout à concevoir quelle totalité sociale se

dessine à partir de la perspective. Je vois à partir de cet espace la projection de différentes temporalités, de différents flux, de différentes personnes, de différents mouvements qui forment des situations sociales. Si l’on considère le concept de situation comme un concept de totalité, je le comprends, mais ne comprends rien d’autre que ça. Emmanuel Terray L’ambition de totalité ne s’étend pas nécessairement à la totalité de l’histoire, mais à partir d'une situation où l’on peut et où l’on doit avoir l'ambition de rassembler la totalité des déterminants de cette situation. La tradition monographique de l'anthropologie classique avait ce mérite, qu’en face d’une communauté qui avait une dimension limitée, elle pouvait avoir l’ambition de maîtriser l'ensemble des facteurs et des déterminants qui agissaient sur cette communauté. Je pense que l’une des évolutions regrettables de l’anthropologie d’aujourd’hui, c’est la renonciation à ce projet de totalisation. Cette totalisation est toujours à l’horizon, mais jamais atteinte parce qu’il n’y a pas l’information tout simplement. Mais au moins, on doit aller jusqu’à la limite de son information. Je reconnais que l’une des raisons du volume de mon travail sur les Abron, c’est que je voulais très délibérément utiliser toutes les informations dont je disposais. Je profite d’avoir la parole pour remercier Michel d'avoir évoqué la figure de Jean Bazin, pour toute une série de raisons. D’abord, à mon sens, Jean Bazin était incontestablement le meilleur d'entre nous, je veux dire le mieux armé pour faire ce travail d’anthropologue, le plus cultivé, le plus attentif. Le dialogue que j’ai eu avec Jean Bazin a été, tout au long de notre parcours, un dialogue permanent. Ce dialogue, même si je dois un peu caricaturer les choses, était un peu celui du positivisme et de l’hypercritique. Je pense que Jean me considérait comme un positiviste et moi j’avais tendance à le considérer comme hypercritique. Jean se proposait la construction d’un savoir anthropologique, et non pas d’un savoir historique. Il considérait la tradition comme un matériau sociologique qui renseignait sur les conflits du présent, sur les rapports de force du présent, mais il révoquait l’idée que ça puisse conduire à quelque savoir historique que ce soit, à quelque connaissance du passé. Et mon point de vue consistait à dire qu’en réalité la tradition n'invente jamais, la tradition déforme un matériau initial qui est la représentation commune que les gens peuvent avoir de tel ou tel événement, en fonction d’un certain nombre d’intérêts, de préoccupations. À partir du moment où on peut reconstituer ces intérêts, ces préoccupations, on peut rétroactivement arriver à ce qui est un noyau initial, et quand on a la possibilité de confronter ce noyau initial à d’autres sources indépendantes, et qu’il y a convergence, on peut estimer qu’on est arrivé à une espèce de vérité. Cette expérience de la rencontre, entre des témoignages d’origines tout à fait différentes et manifestement indépendants, je l’avais faite plusieurs fois dans mon travail sur le royaume abron, mais à un certain moment, le risque était que l’enquête de terrain se prenne elle-même pour objet au détriment de l'ambition positiviste. Jean-Paul Colleyn

Peut-être qu'un jour il faudra aussi retravailler les héritages de Jean Bazin. On ne peut manquer d'être frappé par la qualité incroyablement descriptive de ses notes de terrain avec des historiques de villages, des nuances sur des termes, des critiques, des ethnonymes incroyablement méticuleux qu'il n'a jamais rassemblés. On est donc obligés d'interpréter aussi cette espèce de silence d'écriture. Il avait un corpus probablement sans égal, sur la zone, dont il n'a rien fait. Emmanuel Terray À travers ce qu’il m’avait dit en ce qui concerne le rapport entre ces trois termes que sont les dirigeants, les paysans et les esclaves, Segou m’apparaissait comme le symétrique et l’inverse du royaume abron. Chez les Abron, ce sont les esclaves qui sont la cible principale de l’exploitation, et les paysans aident à les capturer, alors qu’à Segou, c’est le contraire. Jean-Paul Colleyn Oui, ce sont les esclaves qui font travailler les paysans. Emmanuel Terray Il y avait chez Jean un perfectionnisme que j’ai rarement connu chez d’autres. Voici un exemple très simple : l'introduction de Guerres de lignages et guerres d'États en Afrique que nous avons écrit en commun, en réalité, est de Jean, parce qu’à la quatrième reconstruction de ce texte, j’ai fini par baisser les bras ! Enfin, des passages que j’avais écrits ont survécu, mais le texte a finalement fait l’objet de six écritures successives. Jean-Paul Colleyn J’ai peut-être une question à poser à Romain. L’affaire des subalternes est intéressante, mais il y a une sorte de chiasme qui peut éventuellement se produire. Si l’on prend par exemple les traditions des Mandé, on a aujourd'hui des historiens tels que David C. Conrad, qui ont essayé de répondre à ce problème, qui recueillent des textes et puis travaillent comme des hellénistes. Ils ne font pas de surinterprétation, ils n'essaient pas de faire une historiographie. On a une infinité de notes de bas de page qui sont les contributions de l’anthropologue ou de l’historien, mais sans la tentation de reconstituer une histoire. À l'inverse, les intellectuels africains reconstruisent des continuités narratives complètement assertives, où il n’y a plus de doute sur la vérité historique, où la chose est affirmée. On a donc un effet en chiasme et on ne sait plus où est le subalterne, du coup. Romain Bertrand Les subalternistes eux-mêmes n’étaient plus vraiment certains, à la fin, de savoir ce qu’était le subalterne. Ce qui a provoqué l’explosion du groupe, c’est une controverse sur la notion même de « subalterne ». Était-elle purement relationnelle ou situationnelle ? Le petit exploitant titré

du nord de l’Inde, soumis à d’autres pouvoirs, n’était-il pas un subalterne qui néanmoins exploitait ? La fracture interne au groupe est liée à cela, à un effondrement politique. On a attaqué Ranajit Guha là où probablement c’était le plus douloureux. Jean-Paul Colleyn Je me souviens, en tant que jeune ethnographe en Afrique, avoir recueilli une chanson d’un type qui passait. J’étais très content et je souriais benoîtement. En fait quand j'ai traduit mot à mot le chant avec différents informateurs, il s’est avéré que c'était un ancien combattant qui disait : « Salut le voyageur, tu viens de la France, salut à toi », et il poursuivait : « Vous nous avez trahis et retrahis », allusion à l’aventure dans l'armée française. On sait beaucoup moins que ce qu’on croyait savoir. Il y a une déperdition formidable de matériaux, comme il y a eu une déperdition sur les manuscrits. Un moment donné, on ne s’intéressait pas aux manuscrits et on n’en parlait pas. Maintenant on en trouve beaucoup plus qu’on n’imaginait, même s’il reste, par exemple, une quantité énorme de manuscrits sur la zone Sahel-Soudan totalement inexploitée. Emmanuel Terray Un grand livre, prédécesseur de la littérature subalterne plus que de l’Afrique, c’est L’étrange destin de Wangrin d’Amadou Hampâté Bâ, qui est tout à fait extraordinaire en ce qui concerne le devenir d’un commissaire manipulant à la fois les administrateurs et les administrés. J’ai été tout à fait convaincu par la lecture de votre livre sur Java, Romain, d’autant plus que vous traitez en profondeur des questions que nous n’avions fait qu’effleurer. Je me souviens que le moment de la conquête pouvait être considéré comme un moment important, parce que cette conquête se passait dans le malentendu le plus total. J’ai dû raconter une fois qu’un des grands épisodes de la conquête coloniale en pays abron, c’est la visite du capitaine Binger pour la signature d’un traité, visite copieusement racontée dans ses récits de voyage, et Binger dit simplement à la fin : « J’ai fait une démonstration de tirs à la carabine sur le cocotier qui entoure le village royal, et les gens étaient très impressionnés par l’efficacité de mes carabines. » Effectivement, quand on pose la question aux interlocuteurs, c’est le seul épisode dont ils se souviennent en réalité. Pour eux, Binger était un marchand d’armes qui leur avait fait la démonstration de ses fusils, et ils ont découvert petit à petit qui se cachait derrière ce marchand d’armes. Je me souviens, par ailleurs, d’avoir contribué à un livre qui avait été édité sous la responsabilité de Marc Piault en 1987, et qui portait le titre un peu provocateur de Colonisation : rupture ou parenthèse ? L’idée était d’essayer d'apercevoir ce qu’avait signifié, effectivement, dans l'histoire de l’Afrique, la colonisation qui a duré à peu près un siècle. Est-ce que ça a été, en quelque sorte, une interruption de surface à la suite de laquelle un certain nombre de continuités se sont mises à revivre ou est-ce que ça a été vraiment une solution de continuité dans cette histoire?

Là aussi, ce que vous décrivez dans votre livre sur Java est tout à fait fascinant, parce que vous montrez bien le fait que la relation entre les Hollandais ou les Portugais d’ailleurs, et leurs interlocuteurs est une relation à quatre termes. Il y a les Hollandais, les gens qui les accueillent et l’image qu’ils se font les uns des autres. Il faut tenir compte de ce second terme fantomatique pour comprendre l’évolution de la rencontre. C’est un point extrêmement important. Romain Bertrand Dans mes précédents travaux sur Java, ce qui fonde la possibilité pratique d'une histoire qui symétrise l’ensemble, non pas des points de vue mais des expériences historiographiques en présence, c’est l'existence, à côté du corpus de l'archive impériale et coloniale européenne, d’une espèce d'immense continent textuel qui préexiste à l'arrivée des Européens, qui continue à s'enrichir, alors même qu’ils sont là, puis ne sont plus là, un continent de textes javanais remontant, au bas mot, aux grands textes du XIVe siècle jusqu'à aujourd'hui. L’intérêt est de montrer que, dans cet espace textuel javanais autonome, la rencontre coloniale n'est pensée ni comme une rencontre ni comme une conquête. Ce qui m’intéresse maintenant, c’est de prendre une situation totalement différente : quel type d'histoire fait-on lorsqu'on se trouve devant un cas où, par définition, nous n'avons pas ce continent textuel autonome ? Aux Philippines, comme je l'ai indiqué, jusqu'aux années 1670, nous n'avons pas de textes dont nous pouvons être sûrs. C’est très dur de savoir ce qu’est vraiment un texte, de le dater au plus près. Ce qui est très surprenant, aux Philippines, c’est qu’aucun texte, avant les années 1670, ne peut être tenu pour être écrit à la première personne dans une langue vernaculaire ou véhiculaire locale, par quelqu'un qui n'est pas un Espagnol, un mulâtre ou un métisse venu de Nouvelle-Espagne. Je prends une situation où véritablement il n'y a rien de l'autre côté : comment fait-on néanmoins pour ne pas répliquer le récit de la conquête ? La conquête n’est qu’un conte, elle est un fait de langage. Ce qui a lieu, ce sont des situations de contacts militaires, d'affrontements, etc. La conquête est une grande catégorie juridique et politique de l'expansion hispanique au XVIe siècle et tout cela est déjà, d'emblée, et d’une certaine façon à jamais, de l'ordre du conte. On ne peut pas se déprendre, lorsqu'on y pénètre, de la façon dont l'archive coloniale a fait récit en forme de conquête. Lorsque les Espagnols arrivent, ils ne connaissent aucun des toponymes pertinents pour leur progression. À partir du moment où on commence à stabiliser les toponymes, les rythmes de progression, on a déjà bâti l'ordre du conte de la conquête. Je prends une situation très différente de celle de Java, une situation où nous n’avons que l'archive européenne : lors même qu'elle capture des éléments d'écritures vernaculaires, ils sont aujourd'hui parfaitement indéchiffrables par les spécialistes. Au bout de l’archive coloniale, vous ne trouverez pas la réalité indigène. C’est mon pari et je suis au début de l'enquête. Ce n'est pas si facile de savoir sur quel ailleurs de savoir positif on s'appuie. Quelle extériorité documentaire vous permet de vous prononcer de cette façon-là sur la pertinence ou pas du jugement inquisitorial par rapport à des faits qualifiés par l'inquisiteur d’ « indigènes » ? Lorsqu'on cherche, on se rend compte qu’il n’y a pas d’extériorité. On peut déjà indiquer cela. D’une certaine manière, l’inquisiteur a besoin de produire pour son propre usage quelque chose qui est extérieur à sa visée immédiate de répression. L’inquisiteur qui poursuit Maria de Zaldivar a besoin qu’un prêtre, probablement un moine, lui rédige un petit mémo, et c’est dans

cet interstice entre la visée de répression immédiate de l'inquisiteur et la nécessité qu’il a, pour la mener à terme, d’avoir autre chose à côté, que naît, pour moi, cette anthropologie pratique ou ethnographie précoce qui, malheur des malheurs, est notre héritage et avec laquelle nous devons aujourd'hui encore faire. Je peux commencer à dire que l’histoire va être compliquée. L’autre grand danger, c’est la voie de l’ethnohistoire. Je comprends que ce que les spécialistes d’études africaines entendent par tradition orale, lorsqu’il est question d’histoire coloniale, porte généralement sur des durées assez brèves. Ce sont des récits transmis sur deux, trois ou quatre générations. Je peux comprendre qu'il y ait un intérêt à utiliser ces récits. Là, nous parlons de faits qui se sont produits dans les années 1580. Il y a une perversité dans le fait de penser que ces rituels sont transmis, aujourd’hui, tels quels. Est-ce qu’ils n’ont pas été formatés, en partie inventés par la façon dont ils ont été documentés ? Mais à cinq cents ans de distance, je ne crois pas à la possibilité sereine de l’ethnohistoire. Emmanuel Terray Je ne partage pas tout à fait ce scepticisme en tenant compte d’une limitation : quand les traditions orales sont la production délibérée et attentive d'un État, c’est-à-dire la construction d’une chronique qu’on enrichit de règne en règne et pour lesquelles il y a des spécialistes, le cas échéant, des modalités d'enregistrement, à ce moment-là la tradition orale peut s’inscrire dans une durée beaucoup plus longue, qui n’exclut pas les remaniements et, du coup, les déformations. La tradition officielle du royaume abron commence au début du XVIIIe siècle et est transmise depuis cette époque-là. La difficulté, c’est que la tradition orale ainsi entendue, parle toujours des dominants, des gouvernants, des États, jamais de ceux qui les subissent. Si l’on voulait évoquer la tradition orale en pays abron dans les villages des paysans, on se heurtait à une limite effectivement de trois ou quatre générations. Il fallait l’intervention d’un État pour que cette tradition existe. Un des tournants de l’histoire de l’Afrique de l’Ouest a été le moment où nos collègues britanniques, à mon avis les premiers, ceux qui travaillaient au Ghana, ont découvert que non seulement au Sahel, à Tombouctou, mais dans chacune des villes de la région des Dioula, des cités habitées par des commerçants malinké musulmans, il y avait des défauts de manuscrits. Je voulais dire aussi un mot de l'intervention de Philippe Beaujard parce qu’elle m’a confirmé dans l’opinion que Madagascar était un cas fascinant. Je me demande, Philippe, dans quelle mesure les différences, les choses que tu as évoquées, tiennent à l’influence malaise ou indienne, en ce qui concerne le monopole du savoir, la présence de parias, l’exercice de corvées. J’ajouterai aussi une différence qui me paraît importante. Si j’ai bien compris ta description, les gens que tu appelles des « autochtones » sont purement et simplement dominés, et il n’y a pas, dans le cas que tu décris, l’existence de cette structure de contre-pouvoir qui est la maîtrise de la terre. Dans l’Afrique de l'Ouest, les autochtones sont bien dominés, mais il y a aussi la maîtrise du sol, ce qui leur confère un pouvoir extrêmement efficace pour limiter les prétentions des gouvernants et l’exploitation dont ils sont victimes. Cette maîtrise du sol, c’est-à-dire le contact privilégié avec les divinités du sol d’une part, et d’autre part, la capacité permanente de s’en aller, - parce que la terre existant en abondance, ce sont les hommes qui

sont rares et par conséquent, si vraiment un maître se montre trop dur, on peut toujours aller chercher fortune plus loin - ces deux facteurs font que l’idée, chère aux premiers historiens de la colonisation, de despotisme africain est fausse. Le despotisme africain, à quelques exceptions près, n’a jamais existé. Philippe Beaujard L’espace antemoro dont j’ai parlé représente quand même un cas vraiment particulier dans l'ensemble de Madagascar. Pour beaucoup d'autres sociétés malgaches, on va retrouver ce que tu as décrit, Emmanuel, en Afrique de l'Ouest, des modalités d'un partage du pouvoir entre des aristocraties et des chefs de terre. Maîtrise du sol par les aristocrates chez les Antemoro, c’est évident, et ça se traduit par exemple par le mythe que j'ai mentionné sur le fondateur du royaume qui s'appelle Ramarohalana. Dans une des légendes, ce roi se serait enterré vivant. Cette légende est donc un peu l'inverse d'un mythe bien connu à Madagascar où, au contraire, un chef autochtone sort du sol comme la pousse d'une plante qui émerge. En revanche, et je n’ai pas eu suffisamment de temps pour développer ce point, il y avait bien des contre-pouvoirs, ceci notamment parce que, lors des luttes de pouvoir entre des groupes aristocratiques, l'appui de certains clans autochtones et l’appui guerrier étaient essentiels. On le voit au XVIIe siècle, dans les manuscrits arabico-malgaches, cet appui de certains groupes autochtones au moment de la prise du pouvoir violente par un des groupes aristocratiques, donnait à ces groupes autochtones une place particulière dans le royaume. Il y aurait donc des nuances à établir sur cette absence de contre-pouvoir. Michel Naepels Un point que tu as soulevé, Romain, et repris par Emmanuel, c’est comment faire parler des archives coloniales ou comment viser l’extériorité documentaire pour les faire parler? Ce n’est pas toujours possible, mais il y a un dispositif qui a été mis en place et je pense que tous les deux vous avez travaillé dans ce cadre, à savoir suivre d’une certaine façon l’histoire régressive, la voie tracée par Wachtel, en ce sens que lorsque dans les archives coloniales, il y a des termes vernaculaires très précis, le plus souvent associés à des pratiques rituelles, qu’on peut disposer d’artefacts et qu’on a la capacité de retracer des généalogies documentaires sur deux, trois, voire quatre siècles, comme l’a fait Philippe aux différentes époques, en partant de questionnements contemporains et de pratiques sur le terrain, on arrive alors à construire une extériorité documentaire qui permet de faire parler des archives seules, désespérément isolées, qui peuvent dater de plusieurs siècles. C’est une piste à ne pas négliger. Une de tes premières enquêtes, Philippe, c’est un terrain sur la sorcellerie en Indonésie, en milieu urbain, et je me demande jusqu’où, à partir des termes qu’on peut repérer dans les archives sur lesquelles tu travailles, des descriptions d'artefacts mobilisés qui parcourent ces siècles et qui permettent d'établir des connexions, on ne pourrait pas trouver une manière de relever tout cela pour faire parler ces archives. J’aimerais avoir votre opinion là-dessus. Romain Bertrand

Mon premier livre, séquelle des terrains d'archives pour ma thèse, est une ethnographie de ce que j’appelle des « pratiques mystiques populaires » dans un quartier du sud de Jakarta, dans les années 1990, et ça a été un peu mon seul et dernier acte d’ethnographie. Je n’y suis jamais revenu d’ailleurs. Ce que tu décris est une espèce de dispositif idéal. En termes d'ampleur de la tâche, suivre des trajectoires documentaires sur plusieurs siècles, les suivre sur dix ans, transcrire des centaines, sinon même des milliers de pages à Mexico, à l’université de Saint-Thomas à Manille, à Séville, à Valladolid, à Rome… c'est déjà colossal. Surtout, quand bien même on mettrait en place ce dispositif pour décrie quelque chose qui ressemble à un rituel, ayant un air de famille avec ce qu'on trouve dans des documentations antérieures de presque cinq siècles, il resterait toujours le petit doute selon lequel ce qu’on voit aujourd'hui ne renvoie pas à un état des choses antérieures, à l'arrivée des Espagnols et à l’inscription documentaire des pratiques locales, mais, au contraire, est un effet du normage de ces pratiques par leur répression. On peut le voir dans un certain nombre de procès inquisitoriaux, les accusés eux-mêmes, les procès se répétant dans la durée, commencent à comprendre comment fonctionnent les juges inquisitoriaux, ce qui permet de leur dire quelque chose et ils en viennent à utiliser des discours assez stéréotypés. D’une certaine manière, l'archive inquisitoriale va produire le discours indigène qu'elle va ensuite chercher à incriminer au titre d’un délit ou d’un crime. Toutes les conditions sont réunies, sauf que reste le tout petit doute que tu ne pourras jamais totalement lever en l'absence de textes. On a un blanc documentaire en termes de régimes d’inscriptions écrits de l’ordre d’un siècle. Je précise, j’ai beaucoup d’admiration pour l'ethnohistoire lorsqu'elle est faite de manière réflexive. Elle connaît un renouveau très fort dans les études nord-américaines, canadiennes, sur les Premières Nations, etc. Ce qui me gêne, c’est quand on dit qu’on fait de l’histoire à parts égales, qu’on a l'archive britannique ou française du Premier Canada d'un côté, et puis, on explique ce que sont les pratiques rituelles de scarifications des Premières Nations, de l'autre. Mais on note au début du livre que, malheureusement, on n'a pas de documentation, de description écrite de ces sociétés amérindiennes. Néanmoins, on me reconstruit leur univers rituel, et là je dois aller à la note 246, page 540 pour voir que c'est à partir d'une description folkloriste des années 1890 qu’on fait sens de ce rituel. Il faut voir le scandale si on le transpose dans le cas français. Imaginons un historien qui aujourd'hui travaille sur la Révolution française et pour cela, s’en irait recueillir des récits dans les rues de Paris : « Que pensez-vous de Danton ? » Les historiens acceptent que, justement, à hauteur de mémoire familiale sur deux ou trois générations, des événements, des choses se disent, permettant de faire jaillir des visions subalternes. Ce qui, toujours, me pose problème, c'est qu'on ne fasse jamais aux sociétés extra-européennes ce qu’on oserait faire dans nos propres sociétés. Il faut faire de l'histoire des Philippines ou de l’histoire de Java de la même façon qu'on fait de l'histoire de France, sinon on a perdu d’entrée de jeu, d’une certaine façon. Philippe Beaujard

J'aimerais dire un mot qui n’est pas une une réponse directe à ton propos mais qui lui fait écho quand même, en revenant sur la manière dont Emmanuel a opposé, dans la considération du matériau - et à mon avis ça vaut logiquement exactement de la même manière qu’on soit sur un matériau d'archives ou un matériau oral ou ethnographique -, l'idée d'un savoir positif où le matériau serait tenu comme source, à l'idée d'un savoir ou d’un désavoir critique, nous considérons le matériau comme produit. Et je suis très mal à l'aise, avec la polarisation de cette opposition, avec le positivisme de Terray et l’hypercriticisme de Bazin, parce que je pense que c’est un peu notre lot commun d'être dans l'espace intermédiaire. Il n'y a rien d'autre que ces espaces projectifs, soit dans l'interlocution, soit dans la documentation archivistique, sur quoi on puisse s’appuyer. On ne peut pas le manipuler autrement qu'avec une vigilance critique constante. Il me semble que plus on va dans cette vigilance critique, plus le savoir qu’on en retire est assuré d'un côté, et en même temps plus on s’aperçoit de son caractère extraordinairement lacunaire. Alors face à cela, on travaille tous ici, manifestement, avec une espèce de vocation obsessionnelle à essayer d'avoir la plus grande compétence sur le plus grand nombre de sujets pour pouvoir avoir un tout petit bout de savoir. Mais la question reste : qu'est-ce qu'on fait quand on a très peu de choses qui se croisent ? Soit on met ça complètement en dehors du champ des sciences sociales, soit on essaie de le considérer un petit peu. Et si on le considère un petit peu, à mon avis, ce n’est pas sur le registre de la totalisation. Effectivement, de l'air de famille où on ne dira pas que le rituel du XVIe siècle est celui du XXe siècle, mais qu’il y a un tout petit bout de l'énoncé du XVIe siècle qui ressemble, sans qu'on sache quoique ce soit d'autre, à ce qu’a pu observer un ethnographe. Cela introduit dans un champ du savoir qui n'est pas celui la totalisation. Je ne crois pas que ce soit du scepticisme. Je crois que c'est du kantisme pur, en fait, du criticisme pur, c’est-à-dire qu’il y a des choses dont on ne peut pas parler. J'étais très frappé dans l'histoire du Pacifique par le fait que des historiens aient mis en avant l'importance d’une éruption volcanique au Vanuatu au début du XVe siècle, pour la compréhension de transformations climatiques qui ont eu des effets massifs. La Nouvelle-Calédonie, c'est tout près. Il y a eu forcément des effets énormes, peut-être des tsunami, et pour moi c'était une révélation. On ne sait rien de ça. Ma question c’est : qu’est-ce qu’on fait avec le tout petit peu qu'on a ? Je trouve que radicaliser l'opposition entre positivisme et criticisme en maintenant cette exigence de totalisation ne rend pas compte de cette réalité du travail documentaire critique qu'on fait.

« Repenser l’anthropologie aujourd’hui avec Emmanuel Terray » Mercredi 26 mars Panel 4 : Une anthropologie citoyenne ? Militantisme, engagement et critique sociale Michel Agier Anthropologue, directeur d’études à l’EHESS

J'avais pensé poser deux ou trois questions à Emmanuel. Premièrement, sur l’occupation en 2001 du hall de l’ALSH (Accueil de loisirs sans hébergement) par des travailleurs sans-papiers, dont pas mal travaillaient dans la restauration dans le quartier. Tous les gens présents se disaient que la seule personne qui allait pouvoir leur parler c’était Emmanuel Terray : « allons vite le chercher ». Il est venu, il a parlé et une forme de débat a eu lieu. Je me souviens très bien qu'Emmanuel a dit une chose apparemment sans prétention : « J’ai toujours été très bien accueilli dans tous les lieux où je circulais en Afrique, et donc je considère qu'on doit rendre cette hospitalité. » Sous l’air de l'évidence, il me semble qu'il y a beaucoup de choses derrière cette simple formulation, l’hospitalité sans conditions à propos de laquelle Derrida a écrit ; et puis il y a bien sûr, selon Emmanuel Kant, le principe cosmopolite de la liberté de circuler puisque nous habitons tous la même terre et qu'il faut bien que nous nous entendions parce que la terre est ronde et que nous nous rencontrons toujours un moment ou à un autre. Le deuxième élément, plus complexe pour moi, c'est l'idée que défend souvent Emmanuel Terray, à savoir qu’il y aurait deux régimes de pensées et de pratiques : l'un qui relèverait d’un engagement, d’un militantisme, d’une idéologie, et l'autre de la recherche. Je me trouve, comme avec beaucoup de chercheurs de ma génération, et plus encore plus jeunes que ma génération, bien embêté par cette formulation, parce que j’ai l'impression que lorsqu'on définit nos problématiques de recherche, on ne les définit pas de la même façon, si on est inquiet de l'état du monde ou si on se fout de l'état du monde. Pour ma part, en 1999 précisément, dans le quartier d’Aguablanca à Cali, je me suis trouvé face à des gens dans une situation absolument incroyable, des déplacés de la violence, et à partir de là, j’ai commencé à tirer un fil en me trouvant dans des lieux d'enquête qui n'étaient jamais des villages, qui n'étaient jamais de la structure, toujours de l'anti-structure, quelque chose qui avait l’air précaire mais qui durait. Il a bien fallu que je passe d'une certaine inquiétude à une formulation de la recherche. Je pense qu’il y a là une question qui reste en suspens et j'espère que mes collègues vont y revenir. Le troisième point, très rapide aussi, je le nomme « Combats avec Méduse ». Pour moi, cet ouvrage a été un début de réponse à des questions que je me posais, c'est-à-dire oui, on peut faire en même temps un travail de chercheur et répondre à nos inquiétudes citoyennes ou répondre à l'inquiétude que nous pose l'état du monde. Je pense à ces textes absolument remarquables qui sont dans ce Combats avec Méduse, notamment cette réflexion sur les nomades et les sédentaires, et une perception de la migration comme « contre nomadisme ». On politise la question de la migration et il y a là un rapport entre les deux régimes de réflexion du chercheur et de l’engagé. Il y a évidemment cette réflexion sur l'étranger et le lignage, le fait

que dans toutes les formes sociales il faut un élément extérieur, exogame, étranger, pour qu’une dynamique soit possible, pour que l'humain soit possible, et puis cette réflexion sur la forme politique africaine qui ajoute, entre le politique et la démocratie, la politique et l’arbre à palabres et tout ce que recouvre l'expérience née de la recherche, notamment exemplifiée par le royaume abron. La politique, c'est aussi le débat. Ce sont des questions que je voudrais aussi poser à l'ensemble des intervenants. Jean-Pierre Dozon Anthropologue, directeur de recherche émérite IRD, directeur d’études à l’EHESS Emmanuel Terray sur la scène africaniste ivoirienne Il y a quelques années, avec deux doctorants qui allaient bientôt devenir des collègues, nous avons organisé au Centre d’Etudes africaines dont j’étais encore directeur, et dont Emmanuel Terray avait été directeur avant moi, un séminaire sur le thème «Généalogie de l’africanisme français ». Dans ce cadre, j’avais suggéré que l’on retrace cette généalogie à partir de scènes particulières, scènes que je qualifiais de « nationale » ou de « proto-nationale », par exemple la scène sénégalaise, la scène voltaïque ou burkinabè, la scène malienne, nigérienne, ivoirienne, malgache, etc. Il me semblait en effet, en prenant bien sûr en compte l’ancrage profondément colonial et en bonne part hexagonal de ces scènes géopolitiques, qu’à la « grande » époque de l’africanisme français, celui qui s’était développé dans les années 1960-70, il s’était forgé des sortes de communautés savantes en sciences sociales (associant principalement historiens, anthropologues et géographes, mais auxquelles œuvraient d’autres disciplines comme la démographie et l’économie), faites tout à la fois de relations personnelles, d’échanges intellectuels et de partages d’expériences. Une telle suggestion n’impliquait évidemment pas que ces communautés étaient exclusives les unes des autres puisque certains chercheurs pouvaient ressortir à deux ou trois d’entre elles, aller de la scène sénégalaise à la scène voltaïque ou ivoirienne, de la scène malienne à la scène guinéenne puis ivoirienne, et puisque tous, à des degrés divers, s’intéressaient à ce qui se passait plus largement dans le milieu africaniste et dans les diverses disciplines qu’il rassemblait. La suggestion de répartir ainsi en scènes géopolitiques l’africanisme français, qui tenait sans doute pour une bonne part à ma propre expérience, et je vais y venir dans un instant, signifiait d’abord que ledit africanisme était à l’époque suffisamment important au sein des sciences sociales et, surtout de ce qu’il était convenu d’appeler les « aires culturelles » (important aussi bien en termes de nombre de chercheurs qu’en termes de production scientifique ou encore d’influence intellectuelle) pour être en mesure de former de telles scènes ou de telles communautés. L’africanisme français l’était d’autant mieux placé pour cela que des établissements de recherche spécialisées, tels que l’IFAN (Institut français d’Afrique Noire devenu Institut Fondamental d’Afrique noire) et surtout l’ORSTOM (aujourd’hui l’IRD), le soutenaient ou l’organisaient fortement. Mais la suggestion voulait également dire que l’africanisme français des années 1960-70, tout en étant largement issu de traditions savantes

coloniales, tout en relevant de la « bibliothèque coloniale », suivant l’heureuse formule de Valentin Mudimbé, était quelque peu pris dans ce qui était désormais le destin de jeunes nations africaines et qu’il en recevait lui-même les marques singulières. Bien que façonné par le même imperium, le Sénégal était très différent du Mali ou de la Côte d’Ivoire, comme le Congo-Brazzaville pouvait l’être du Cameroun ou du Dahomey. Toutes ces ex-colonies françaises d’Afrique sur lesquelles travaillaient très majoritairement l’africanisme français, connaissaient des évolutions politiques spécifiques, les unes une certaine stabilité, les autres, plus nombreuses, des putschs militaires ou l’instauration de régimes marxistes-léninistes. Alors, si j’évoque ces scènes particulières de l’africanisme français, que je devrais plus largement qualifier de francophone, c’est que j’ai appartenu à la même qu’Emmanuel Terray, en l’occurrence à la scène ivoirienne. Une scène, oserais-je dire, doublement importante, puisque, d’un côté, elle a été le lieu d’une production scientifique assez exceptionnelle, même si bien sûr d’autres peuvent lui être tout à fait comparées. Pour ne citer que celles et ceux qui étaient mes aînés au moment où j’y entrais, elle y comptait notamment les travaux de Denise Paulme, Claude Meillassoux, Jean-Louis Boutillier, Ariane Deluz, Samir Amin, Pierre et Mona Etienne, Alfred Schwartz, Claude-Hélène Perrot, Marc Augé, Emmanuel Terray, Jean-Marie Gibbal, etc. auxquels s’étaient ajoutés ou étaient en train de s’ajouter ceux de chercheurs ivoiriens de grande envergure, spécialement de Georges Niangoran Bouah, Harris Memel Fôté et Henriette Diabaté. Mais une scène en effet doublement importante puisque, d’un autre côté, la Côte d’Ivoire était à l’époque, au début des années 1970, un pays qui passait pour un pays d’exception en Afrique (le fameux « miracle ivoirien »), qui connaissait croissance économique et stabilité politique sous la houlette de la figure autocratique d’Houphouët-Boigny, mais un pays qui, plus tard, déchantera singulièrement en étant gagné par une quasi-guerre civile dont il a, jusqu’à aujourd’hui, bien du mal à sortir. Pour résumer la scène ivoirienne des années 1960-70 sous ce double aspect, je ferais volontiers référence à deux courts textes qui ont été inclus dans l’hommage dédié à Marc Augé par la revue L’Homme de janvier-juin 2008. Le premier est précisément de Marc Augé lui-même qui, pour évoquer ses premiers pas d’anthropologue en Côte d’Ivoire, parle d’un lieu, oserais-je dire d’un haut-lieu, à savoir le Centre Orstom de Petit-Bassam où il s’est en quelque sorte formé grâce à la présence et à la connivence de plusieurs des figures que je viens d’évoquer, Boutillier, Étienne, Mémel Fôté, Terray et plusieurs autres. Le second texte est une interview de Jean-Louis Boutillier qui évoque la même époque, celle de ce même haut-lieu où les amitiés et les conversations savantes autour d’un verre étaient de rigueur, mais qui, rétrospectivement, lui a paru former comme une sorte de « bulle » : une « bulle » intéressante et confortable, mais quelque peu décalée par rapport à une réalité ivoirienne qui était déjà grosse de graves périls. Pour ma part, j’ai connu et fréquenté ce haut-lieu, le Centre Orstom de Petit-Bassam et, par conséquent, cette « bulle », mais avec une autre génération de collègues et d’amis, même si certains de mes aînés français y passaient encore de temps à autre, et si des aînés ivoiriens allaient bientôt devenir des proches.

De facto, d’Emmanuel Terray, je ne connaissais, au début des années 1970, quand je commençais mon terrain, que son livre sur les Dida, ainsi que ses réflexions théoriques, « althussériennes », oserai-je dire, dédiées notamment à L’anthropologie économique des Gouro de Meillassoux consignées dans Le marxisme devant les sociétés primitives, paru en 1972. Cependant, j’appris également assez vite qu’il avait été le premier directeur de l’Institut d’ethno-sociologie de l’Université, toute neuve, d’Abidjan où il avait été nommé Professeur en 1964, mais j’appris aussi qu’il avait eu quelques ennuis avec les autorités et qu’il n’était plus le bienvenu en Côte d’Ivoire. Pour tout dire, je ne connaissais guère personnellement Emmanuel Terray que j’avais simplement croisé au cours de l’année 1971-72 (année de mes tout débuts dans la recherche africaniste) lors des grandes et chaudes réunions qui rassemblaient les acteurs, ou ceux qui y venaient par attrait ou curiosité, de l’anthropologie marxiste, spécialement autour du fameux séminaire de Claude Meillassoux et vis-à-vis duquel on ne peut exprimer maintenant qu’une certaine nostalgie. Et je le connus également assez peu durant mes séjours en Côte d’Ivoire, ne l’apercevant que très furtivement lorsqu’il venait en mission pour travailler sur le monde abron, son deuxième terrain ivoirien donc (un terrain en partie également ghanéen). En fait, E. Terray était quelqu’un qui se devait désormais d’être discret en Côte d’Ivoire, c’est-à-dire se contenter d’aller sur son terrain et de ne pas fréquenter d’autres collègues. C’était ce que son ami Georges Niangoran Bouah avait, je crois, négocié avec les plus hautes autorités ivoiriennes pour qu’il puisse mener à bien ce qui allait devenir son grand œuvre, c’est-à-dire son anthropologie historique et politique du royaume abron. La « bulle » dont a parlé Jean-Louis Boutillier dans sa participation à l’Hommage pour M. Augé n’était donc plus de mise pour E. Terray. Et, si elle l’était encore pour moi et la nouvelle génération de chercheurs affectés ou plus ou moins liés au centre Orstom de Petit-Bassam, « le Terray » que je fréquentais en ces années 1970 était purement livresque. C’était celui qui avait fait son terrain une décennie plus tôt et dont avait résulté sa thèse de 3° cycle, L’organisation sociale des Dida de Côte d’Ivoire, publiée aux Annales de l’Université d’Abidjan en 1969. En fait, j’avais de très bonnes raisons de faire de cet ouvrage une sorte de livre de chevet, même si, plus tard, E. Terray manifestera une distance critique à son égard, estimant qu’elle représentait une monographie un peu trop alignée sur le structuralo-fonctionnalisme britannique, tel que l’avaient façonné les Radcliffe-Brown, Evans-Pritchard ou Meyer Fortes. La monographie que j’entamais était en effet dédiée à une population, les Bété, qui était voisine des Dida, mais dont, de surcroît, l’organisation sociale, la langue et, dans un sens assez vague, la culture, me sont apparues assez vite fort proches de ce qu’avait observé et analysé E. Terray dans sa propre monographie sur les Dida. Il y avait là, oserais-je dire, quelque chose d’assez embêtant pour un jeune chercheur qui n’avait pas encore fait sa thèse et qui songeait à être original et faire œuvre de découverte. Dois-je ajouter qu’assez différemment de pas mal de doctorants en anthropologie d’aujourd’hui, mon bagage dans la discipline n’était pas énorme, connaissant surtout ce qu’avaient produit quelques grands auteurs français, et spécialement ce qu’avait produit récemment l’anthropologie marxiste qui, pour certains, particulièrement C. Meillassoux, devait amener à critiquer la discipline de la même façon que Marx avait critiqué la philosophie, c’est-à-dire en

s’employant à dénoncer et à inventorier ce que Meillassoux lui-même avait appelé « misère de l’anthropologie ». En tout cas, faute d’avoir, à l’époque, beaucoup lu d’anthropologie britannique et américaine, la lecture des Dida de Terray, ainsi, fort heureusement, que celle de quelques autres monographies qui avaient tout particulièrement traité des systèmes lignagers et villageois en s’inspirant en bonne partie de l’anthropologie britannique, me servirent en quelque sorte de viatique pour tenter de réaliser à mon tour une bonne monographie ethnique. Ce qui était, comme vous le savez, la voie royale par laquelle s’était fabriquée la discipline et qui continuait à l’être en ces années 1970. Mais aujourd’hui, la monographie ethnique a presque entièrement disparu de l’horizon de la discipline. Par parenthèse, je fais sans doute partie de la dernière génération qui a réalisé des monographies ethniques en Afrique. D’aucuns sans doute y verraient la preuve qu’il s’agissait là d’un exercice ethnologique relevant d’une toute autre époque, celle d’une épistémè coloniale ou encore celle de la bibliothèque coloniale telle qu’en a traitée Mudimbé, et que nous serions donc entrés dans l’époque salutaire d’une épistémè postcoloniale. Sans doute faut-il voir les choses ainsi. Mais il n’empêche que j’ai appris le métier en faisant une monographie et que je l’ai faite en m’accompagnant de lectures d’autres monographies, particulièrement celle d’E. Terray. J’ajouterai, du reste, que c’est paradoxalement grâce à elle que j’ai été en mesure de critiquer avec d’autres collègues, J.-L. Amselle, J. Bazin, E. Mbokolo, J.-P. Chrétien, C. Vidal, la notion d’ethnie qui avait été fort peu historicisée et déconstruite par la discipline. Et, sur ce point, j’ajouterai encore que la frontière entre bété et dida m’étant apparue assez arbitraire, j’ai pu faire mon miel de la question que s’était posé Emmanuel dans sa thèse, c’est-à-dire « Existe-t-il une ethnie dida » ? Par cette seule question, il avait introduit comme un trouble dans l’exercice qu’il avait lui-même conduit. Mais à l’époque, il n’y avait pas que moi à faire de « l’organisation sociale des Dida » une précieuse nourriture intellectuelle. J’ignore si E. Terray l’a connu ou fréquenté, mais il y avait dans la principale ville du pays dida, Lakota, un centre de coopération allemande qui s’était transformé en une sorte de maison d’hôtes très chaleureuse et où il m’arrivait de me rendre pour passer un jour ou deux. C’était un centre qui faisait de l’animation rurale ou ce qu’on appellerait davantage aujourd’hui du développement local, et qui entendait le faire de façon « intelligente », assez différemment de ce que les développeurs de l’époque entendaient promouvoir, c’est-à-dire de grandes opérations de développement agricoles qui tenaient assez peu compte de la manière dont vivaient, pensaient et agissaient les sociétés locales. Or ce qui était remarquable, c’est que sa principale animatrice, une allemande très francophone, me confia que cette « intelligence », elle l’avait trouvée dans la lecture de l’organisation sociale des Dida de Terray. Pour elle, qui allait régulièrement dans les villages dida, cet ouvrage était, si Emmanuel me permet, comme une bible. Non seulement elle lui servait de grille de compréhension des réalités locales, mais en plus, compte tenu de sa propre expérience, de ses propres enquêtes, cette « animatrice » qui était devenue une amie, me disait avoir été en mesure de vérifier qu’E. Terray avait vu juste sur tel ou tel aspect de l’organisation sociale des Dida, notamment sur son organisation lignagère et ses matriclans. Encore une fois, je ne sais si

Emmanuel a eu une connaissance de cette affaire plutôt flatteuse, mais il est patent que sa monographie, loin pourtant d’avoir été conçue comme une anthropologie appliquée, a été à l’honneur au sein d’un monde plutôt sympathique du développement et non pas seulement dans celui de la recherche académique. À présent, mais toujours pour installer encore un peu plus E. Terray sur la scène africaniste ivoirienne, scène savante, mais scène, comme on va le voir, éminemment politique, je voudrais revenir sur cette affaire qui l’a catalogué comme un professeur, comme un coopérant français finalement indésirable en Côte d’Ivoire. En fait, E. Terray était sans doute surveillé bien davantage par les autorités françaises (l’ambassade), particulièrement influentes, que par les autorités ivoiriennes. Connu certainement pour ses engagements antérieurs en France, mais aussi en Côte d’Ivoire pour avoir soutenu un mouvement de contestation étudiant ainsi que le mouvement de mai 68 en France, pour avoir aussi permis que deux Ivoiriens deviennent rapidement assistants à l’Université (Niangoran Bouah et Memel Fôté), mais connu de surcroît pour ses enseignements dans lesquels le marxisme était loin d’être absent (j’ai lu, au début des années 1970, un texte d’Emmanuel traitant des classes sociales en Côte d’Ivoire et publié par le CEDETIM, le fameux centre d’études et d’initiatives de solidarité internationale créé en 1996 sous l’impulsion de militants du PSU). Connu donc pour tout cela, son contrat de coopération ne fut pas renouvelé en 1968, alors qu’il avait déjà bien entamé son nouveau terrain sur le royaume abron. Mais, de plus, il se produisit deux ans après, en 1970, un événement de toute première importance, qui aura de lourdes conséquences par la suite, et auquel le nom d’E. Terray a été associé sans y avoir été mêlé d’une quelconque façon. Cet événement, en fait, le reliait à son premier terrain en pays dida puisqu’il s’est agi d’une rébellion, menée par un certain Nragbè Kragbé, qui a démarré dans le canton guébié (canton qui remontait à l’administration coloniale), un canton, ou encore une tribu, qui pouvait ressortir aussi bien au monde dida que bété ; mais une rébellion qui, en s’élargissant à d’autres cantons, à d’autres tribus, plus nettement cataloguées bété, a été précisément mise au compte du monde bété par les autorités ivoiriennes de l’époque, au premier chef Houphouët-Boigny. Pourquoi le nom d’Emmanuel a-t-il été associé à cet événement, lui qui avait quitté le pays depuis deux ans? On n’en sait trop rien. Il s’est agi d’une rumeur, mais compte tenu de ses antécédents, compte tenu de ses fréquentations d’opposants à Houphouët, il fallait peut-être trouver une sorte d’éminence grise, une éminence « étrangère », s’immisçant dans les affaires ivoiriennes. En tout cas, j’ai eu, un peu plus tard, c’est-à-dire trois ans après sa survenue, à me pencher sur cette rébellion qui avait été durement réprimée par le pouvoir ivoirien, sans doute plusieurs centaines de tués, qui avait fait à peine un entrefilet dans Le Monde sous la plume de Philipe Decreane, mais qui avait fait l’objet d’un article qui en dénonçait la répression brutale dans la revue Partisans, une revue tiers-mondiste très connue que publiait l’éditeur François Maspero, un article intitulé « Les massacres de Gagnoa ». En fait, Nragbé Kragbé était un intellectuel ivoirien qui, auparavant, avait eu maille à partir avec le pouvoir en place parce qu’il avait créé

un parti, le PANA (parti nationaliste), alors que le multipartisme était interdit. Mais, manifestement très déterminé, à l’occasion de l’élection aux secrétariats généraux au PDCI (Parti Démocratique de Côte d’Ivoire qui était précisément le parti unique), en octobre 1970, il avait fomenté en effet une rébellion qui était partie de plusieurs cantons bété, ou dida-bété, à partir de ses propres réseaux de parenté et d’amitié. Plusieurs centaines d’hommes armés étaient montés sur la ville de Gagnoa, l’une des capitales du pays bété. Ils avaient pris d’assaut la préfecture et la mairie, et Nragbé Kragbé avait proclamé la République d’Eburnie qui, dans son esprit, devait peu ou prou conduire à la sécession d’une bonne partie de l’ouest de la Côte d’Ivoire. Plus précisément, il s’agissait de chasser du territoire bété et, au-delà, par exemple du territoire dida, tous les étrangers, plus précisément les allogènes qui s’y étaient installés depuis plusieurs décennies en participant au développement de l’économie cacaoyère et caféière ; spécialement les populations du centre ivoirien, c’est-à-dire du monde baoulé dont était originaire Houphouët-Boigny, mais aussi des gens du nord ivoirien et des Burkinabè. Cette rébellion qui, comme je l’ai indiqué, fut brutalement réprimée par l’armée ivoirienne, Nragbé Kragbé ayant lui-même été abattu, laissera de profondes traces dans le pays, en particulier dans la mémoire du monde bété. À l’époque, cependant, tout parut pouvoir s’effacer assez vite, car le pays était en pleine croissance économique. On parlait du « miracle ivoirien », et en effet il se modernisait, notamment par le biais de l’éducation, de l’urbanisation et de la formation de classes moyennes. Houphouët-Boigny avait acquis une solide réputation de grand leader africain peu susceptible d’être renversé par un coup d’État militaire comme cela se faisait de plus en plus dans les pays voisins, et qui savait assez bien redistribuer les rentes de l’économie de plantation et de l’aide bilatérale provenant de l’État français. L’époque, du reste, était celle où les Français n’avaient jamais été aussi nombreux en Côte d’ivoire, 50000 au milieu des années 1970, et elle correspondait assez bien à cette « bulle » dont parlait J.-L. Boutillier, à propos de cette communauté de chercheurs qu’il formait avec Augé, Terray, quelques autres et dans laquelle j’ai moi-même vécu avec une autre génération de chercheurs. Mais je dirais volontiers qu’avec cette répression sanglante, qui s’inscrivait elle-même dans une plus longue histoire de relative mise à l’écart du monde bété et, plus largement, des gens de l’ouest ivoirien dont les Dida, par les autorités politiques, qu’elles fussent coloniales ou postcoloniales, la « bulle » avait quelque peu craquelé. Bien sûr, en disant cela, je commets quelque anachronisme, car ce n’est que bien plus tard, alors que le « miracle ivoirien » se sera lui-même dissipé, qu’Houphouët-Boigny aura quitté la scène en permettant auparavant le retour du multipartisme, que ladite « bulle » prendra toute sa mesure de parfaite illusion. Lorsque arriva au pouvoir, en l’an 2000, Laurent Gbagbo, historien, que connut très bien le milieu africaniste français, dont C. Coquery-Vidrovitch, E. Terray, M. Augé, moi-même et quelques autres, et que connurent aussi les « camarades » du CEDETIM, les événements de 1970 prirent toute leur signification. Car Laurent Gbagbo était d’une certaine façon un héritier de Nragbé Kragbè, le leader de la rébellion. Il était originaire de la même région et, comme lui, il avait été un contestataire du régime d’Houphouët-Boigny. Il considérait que la région bété, l’ouest de la Côte d’Ivoire et, d’une certaine façon, le pays dans sa totalité devaient donner la préférence (sur les terres, les emplois, etc.) aux autochtones par rapport à tous ces allogènes, spécialement les étrangers venus en masse en Côte d’Ivoire depuis l’époque coloniale. L’ivoirité,

qui était partagée par beaucoup d’autres acteurs politiques et intellectuels ivoiriens, fut en quelque sorte le nom de cette idéologie d’autochtonie teintée de xénophobie. Il y eut donc, dans l’arrivée de Laurent Gbagbo au pouvoir, comme une revanche sur l’histoire, telle qu’elle s’était faite au cours de la période coloniale puis sous l’égide d’Houphouët-Boigny. Mais cette revanche était elle-même à hauts risques comme en ont témoigné les années 2000 qui faillirent faire basculer la Côte d’Ivoire dans une terrible guerre civile, laquelle suscita l’intervention de l’armée française bien avant celle qu’elle vient d’entreprendre au Mali et en République centrafricaine. Et, au bout du compte, encore que cette grave crise ivoirienne ne soit pas achevée, même si le pouvoir actuel prédit le retour du « miracle ivoirien » tel qu’il eut cours précisément dans les années 1970, Laurent Gbagbo, celui qui fut un collègue, parfois un proche sinon un « camarade », attend aujourd’hui son éventuel procès par la CPI à La Haye avec une mise en accusation pour « crime contre l’humanité ». Il y aurait bien sûr beaucoup et de plus précises choses à dire sur tout ceci, notamment sur les raisons qui ont fait qu’au-delà du cas de Laurent Gbagbo, un certain nombre d’intellectuels ivoiriens, des philosophes, des anthropologues, des écrivains, ont soutenu cette idéologie de l’ivoirité mettant en cause un certain cosmopolitisme de la société ivoirienne. Mais si je devais les aborder, je m’écarterais un peu trop de mon propos dédié à E. Terray. C’est pourquoi je voudrais terminer mon intervention en revenant sur cette scène africaniste ivoirienne au sein de laquelle E. Terray a occupé une place de premier plan par ses œuvres, d’abord celle consacrée aux Dida, une société traditionnellement sans État, puis celle, immense, que je n’ai pas abordée ici mais qui a été abordée par d’autres, dédiée au royaume abron, une société donc très différente, presque antithétique de la première ; à quoi s’est ajoutée toute une série de textes, d’articles et de directions d’ouvrages relatifs à la Côte d’Ivoire ou à des questions plus centrales comme l’esclavage, la guerre, l’État et d’autres encore. À l’évidence, cette scène ne fut pas qu’une scène savante, faite des disciplines qui façonnaient l’africanisme, principalement l’anthropologie, l’histoire et la géographie. Elle était aussi éminemment politique, tout particulièrement à l’heure où les relations franco-ivoiriennes étaient au plus haut et où, de ce fait, Emmanuel fut sanctionné pour les avoir entretenues à sa manière, c’est-à-dire en militant pour la promotion d’intellectuels ivoiriens et en partageant avec eux des convictions d’opposition au régime mis en place depuis l’indépendance. Mais elle fut une scène politique en un autre sens, je dirais plus complexe ou plus problématique. En m’y incluant évidemment moi-même, je dirais volontiers que, par rapport à la grave crise que vient de traverser la Côte d’Ivoire et dont elle n’est pas véritablement sortie, on ne peut qu’interroger cette scène africaniste ivoirienne. Non pas, bien sûr, pour lui une attribuer une quelconque responsabilité dans ladite crise, mais pour confronter ses travaux, ses textes, à des contextes spécifiques, les années de l’immédiate après-indépendance, les années 1970, les années 1980, etc., et à l’intérieur desquelles, à l’évidence, se tramaient, sans qu’elle les ait toujours bien repérées, de fortes tensions sociales et politiques. C’est là une tâche bien intéressante que certainement de plus jeunes chercheurs mèneront à l’avenir ou sont peut-être déjà en train de conduire.

Miriam Ticktin Anthropologue, Maître de conférences (The New School of Social Research, New York) La question des sans-papiers : perspectives françaises et américaines sur l’anthropologie engagée Au début de mes recherches sur la situation des sans-papiers en France, j’ai très vite pris connaissance du travail d’Emmanuel Terray et de son rapport de solidarité avec les sans-papiers. Par exemple, je savais qu’il avait joué un rôle clé dans la formation du Troisième Collectif des sans-papiers qui s’est constitué en août 1996, à la suite de l’occupation de l’église Saint-Bernard. Comme il le raconte, un certain nombre de sans-papiers turcs et chinois avaient voulu se joindre au mouvement et avaient demandé à être accueillis dans l’église Saint- Bernard, mais ce n’était guère possible, d’une part parce que les sans-papiers de Saint-Bernard formaient déjà une collectivité assez soudée, et, d’autre part, parce que l’église était pleine. Les gens de Saint-Bernard ont suggéré aux Chinois et aux Turcs de créer leur propre collectif, et Emmanuel Terray a aidé à sa formation – non en tant que porte-parole, étant donné que les sans-papiers avaient leurs propres voix, mais en tant que Français qui reconnaissait leur situation difficile, et qui luttait contre les problèmes d’exploitation et d’inégalité dans la société française. J’ai appris, aussi, qu’Emmanuel Terray avait fait une grève de la faim avec les sans-papiers du Troisième Collectif ; la grève répondait aux échecs du collectif, après la circulaire Chevènement (de 1997) sur la régularisation des sans-papiers – 300 adhérents du Collectif ont vu leur demande rejetée. L’objectif de la grève était de défendre l’ensemble des sans-papiers, et pas seulement ceux qui étaient directement impliqués dans l’action. C’est ainsi que Terray a pris la décision de se joindre aux 29 sans-papiers en faisant également la grève. Dans cette optique, et du fait qu’Emmanuel Terray était à la fois anthropologue et militant, je suis allée l’interviewer en avril 2000. Je voulais en savoir plus sur son militantisme avec les sans-papiers et sur sa façon d’associer le militantisme et l’anthropologie. À cette époque, dans les universités américaines (je suis de nationalité canadienne mais j’ai fait mes études aux États-Unis), l’anthropologie et le militantisme avaient fusionné de telle manière que les politiques identitaires dans les deux domaines étaient renforcées. Dans le but de reconnaître et combattre, à la fois, le rôle complice de l’anthropologie dans l’entreprise coloniale, les anthropologues avaient décidé qu’il était à la fois indésirable et impossible d’étudier « l’Autre», et ceci s’appliquait aussi à l’impossibilité d’étudier la différence. Au lieu de cela, les gens s’étaient résolus à parler d’eux-mêmes et à étudier leurs propres communautés. Seul quelqu’un faisant partie d’une communauté donnée pouvait l’étudier sans se compromettre éthiquement, Ce qui laissait peu de possibilités de faire des recherches de terrain avec des communautés différentes et encore moins de s’engager politiquement. « Pourquoi voudrait-on parler pour quelqu’un d’autre » ? C’était la question qui se posait, parce qu’on voulait éviter le paternalisme et l’impérialisme. S’engager dans la lutte d’une autre personne voulait dire se l’approprier – on s’appuyait sur les idées de Michel Foucault sur le rapport entre le savoir et le pouvoir, mais on s’engageait avec ses concepts de la manière qu’Edward Said l’avait fait avec L’ Orientalisme, afin de montrer la complicité de la production du savoir intellectuel et de la pensée impérialiste.

C’est pourquoi, en tant qu’anthropologue et militante, je m’intéressais à d’autres formes d’engagement. J’ai rencontré Emmanuel Terray dans son bureau, à l’EHESS. Il était gentil et chaleureux, mais il m’a immédiatement fait savoir qu’il ne considérait pas son travail avec les sans-papiers comme « son travail professionnel ». Cependant, il a volontiers expliqué comment un travail ethnographique sur ce genre de sujet pouvait être entrepris et, de ce fait, une anthropologie de l’État était la méthode qu’il a proposée. Il a suggéré que je me concentre sur les politiques et les services administratifs publics, comme les préfectures et la police, et il m’a fait un exposé brillant sur ce qui se passait à chaque niveau. Il a dit que la question des sans-papiers était surtout une affaire de police, ce qui n’était pas le cas dans d’autres pays ; il a expliqué comment l’attitude de la police et de la préfecture commençait à influer sur d’autres services de l’État – et en particulier l’attitude de soupçon et de méfiance par rapport aux étrangers. C’était, d’après lui, « une xénophobie cultivée ». En fait, même s’il ne pense pas que c’est son domaine professionnel, il a fait des analyses de la situation des sans-papiers très perspicaces. Il s’est inspiré de son travail très fouillé sur la relation entre la politique et la loi, de ses études sur l’esclavage comme mode de production ainsi que de sa connaissance personnelle de la situation des sans-papiers—le temps qu’il a passé avec eux, qu’on veuille ou non appeler cela de « l’ethnographie ». J’aimerais brièvement parler de certaines de ses contributions sur la situation des sans-papiers et voir comment son travail intellectuel et son engagement se nourrissent l’un de l’autre, même si on les garde bien distincts ; et ainsi montrer à quoi ressemble une anthropologie engagée dans ce cas. Ensuite, on retournera à la perspective américaine et nous verrons comment les idées qui font partie d’une anthropologie engagée à l’américaine peuvent être mises en dialogue avec le travail de Terray. Premièrement, Emmanuel Terray fait une analyse de la place des sans-papiers dans la société française. Il ne commence pas par la position selon laquelle ils sont exclus, comme beaucoup de gens qui les aidaient à lutter pour leurs droits ; tout au contraire, il se demande pourquoi et comment ils sont là, en France. Dans son article « Le travail des étrangers en situation irrégulière ou la délocalisation sur place » (1999), il examine la logique économique qui soutient le travail des étrangers en situation irrégulière. Il note que le nombre de sans-papiers est le même depuis trente ans, toujours dans les mêmes secteurs, comme l’hôtellerie-restauration, le service à la personne, le nettoyage, etc. Il déduit que les sans-papiers répondent à une demande de travail dans les secteurs non délocalisables : ils constituent ce qu’il appelle « une délocalisation sur place. » Terray souligne alors que la politique de non-régularisation a pour but de baisser les salaires en maintenant dans la peur ces travailleurs. Il montre comment une législation répressive, par rapport à l’entrée et le séjour des étrangers sur le territoire français, garde les étrangers sans titre dans la vulnérabilité administrative; soumis à un contrôle strict, ils sont en permanence l’objet de chantage, de délation et d’expulsion. Mais il rend compte qu’il y a en fait deux volets complémentaires en marche : ce qui est vraiment important, c’est que cette fragilité administrative est mise en place en combinaison avec une application souple de la

législation. Si la législation était rigoureusement appliquée, il n’y aurait qu’un très petit nombre d’étrangers sans titre, et par conséquent la délocalisation sur place serait impossible. En réalité, il identifie une application modulée et sélective de la loi, maintenant les étrangers sans titre dans l’état de vulnérabilité qui les rend exploitables. Il conclut que le travail des étrangers sans titre n’est pas un phénomène aberrant, mais l’aboutissement logique de la doctrine qui privilégie la flexibilité et la précarité de l’emploi. Pour arriver à cette conclusion, Terray analyse l’économie politique et la législation. Il puise aussi dans son expérience avec les sans-papiers eux-mêmes, ayant vu, par exemple, qu’ils vivent en permanence dans la crainte de l’expulsion, mais qu’ils se maintiennent quand même souvent pendant de longues années dans cet état de peur, et, pendant ce temps, font prospérer les employeurs illégaux. Cette connaissance de leurs vies quotidiennes l’a aidé à arriver à ces conclusions. Deuxièmement, Terray montre comment la lutte des sans-papiers dévoile une zone de non-droit au cœur de la société française. Ceci est surtout évident dans son chapitre « La lutte des sans-papiers, la démocratie et l’État de droit » (1997). En utilisant des exemples tels que les contrôles d’identité avec le plan Vigipirate, qui ont exacerbé la chasse aux sans-papiers, les centres de rétention, qui ont incarcéré les sans-papiers dans des conditions indignes, sous le double signe de l’arbitraire et du secret, et la justice, qu’il appelle plutôt des « simulacres de justice » ou « justice à la chaîne », où le magistrat se prononce sur 30 cas le matin et 27 l’après-midi, et où les situations structurelles rendent impossible l’impartialité des juges, Terray explique que les sans-papiers vivent de plus en plus dans une situation de non-droit. Son originalité est de montrer que l’administration, la police et la justice développent de mauvaises habitudes qu’ils vont reproduire dans d’autres secteurs de la vie sociale et à l’encontre d’autres catégories de citoyens. Par exemple, ce non-droit touche aux choix du conjoint, en commençant par ceux qui épousent des étrangères. Il raconte que la fonction publique a de plus en plus un devoir de délation dans tous ces domaines. Dans ce sens-là, il propose que la lutte contre l’immigration dite « clandestine » serve de prétexte et de camouflage à une dégradation substantielle des libertés pour tous. Il évoque le visage ignoble de la France au temps de Vichy ou de la guerre d’Algérie : le visage de la xénophobie, de la haine et de l’enfermement sur soi. Encore une fois, ici, Emmanuel Terray s’inspire de sa propre expérience en tant que militant avec les sans-papiers. Grâce à cela, il peut démontrer que les lois en théorie et dans la pratique sont assez différentes. Il s’est rendu aux centres de rétention pour voir les conditions ; il a accompagné les sans-papiers à la justice, et il sait comment ça marche : pas de représentation, ni d’égalité, ni même de place pour le public dans les audiences malgré le principe d’ouverture. Tout ceci confirme son analyse de l’espace grandissant du non-droit. Je ne suis pas sûre qu’il aurait pu faire ce genre d’analyse sans cette expérience. Son analyse situe les sans-papiers au cœur de la société française et révèle qu’ils sont le symptôme ou l’annonce (la sentinelle) de changements plus importants déjà en cours. Les sans-papiers font partie intégralement de l’économie tout en étant exclus légalement du système, et, de ce fait, ils sont l’illustration d’une logique de travail à la fois souple et précaire, ainsi que d’une expansion insidieuse des zones du non-droit.

Si c’est un fait que l’expérience vécue de Terray dans le mouvement des sans-papiers sous-tend son travail intellectuel, on peut aussi dire que son travail intellectuel sous-tend ses vues et ses actions dans le mouvement. Ces deux pôles d’analyse ne peuvent être séparés. Tout d’abord, les stratégies politiques qui ont intéressé Terray, dans le Troisième Collectif et dans le mouvement des sans-papiers de façon plus générale, s’accordent avec l’idée que les sans-papiers sont au cœur de la société française en tant qu’exemple et annonciateur de changements à venir. Par exemple, il indique que le Troisième Collectif a toujours insisté sur le caractère spécifique de la lutte des sans-papiers (Terray 2012). C’est-à-dire, au lieu de s’assimiler aux autres « exclus » ou « sans » – les sans-travail, les sans-logis – le Troisième Collectif a affirmé que les sans-papiers n’étaient pas exclus, par leur travail et le rôle qu’ils remplissent dans l’économie française, par l’inscription de leurs enfants dans les écoles. Au contraire, donc, les sans-papiers sont profondément intégrés dans la société. Il ne leur manque qu’un bout de papier. Autrement dit, ils sont au cœur de la société d’une manière économique, mais ils sont sans droits. Cette analyse a bien édifié les choix stratégiques et politiques du Troisième Collectif, et vice versa. De même, l’un des éléments qui distinguait le Troisième Collectif des autres collectifs des sans- papiers, était la coopération entre militants français et délégués élus par les sans-papiers. Les Français n’ont pas joué un rôle de « soutien » parce qu’ils participaient avec les sans-papiers à la lutte sur un pied d’égalité, chacun apportant sa contribution spécifique. Loin d’être paternaliste (ils voulaient explicitement s’opposer à une telle relation), ce modèle établissait la complicité des Français dans la situation des sans-papiers, également leur part de responsabilité, ainsi que le fait que la situation des sans-papiers est au cœur de la société française et pourrait bientôt être la situation de tout le monde : la condition de non-droit, et de travail précaire. Tout le monde doit donc s’investir dans la lutte. Pour cette même raison, Terray montre que le Troisième Collectif, qui était composé de 35 nationalités et qui a eu un caractère clairement international, a mieux réussi que le mouvement en général, qui a éprouvé de grandes difficultés à prendre en compte la diversité de ses composantes – les collectifs ethniques ont proliféré, en affaiblissant l’unité du mouvement et en facilitant les opérations de divisions lancées par les préfectures. Il ne faut pas se diviser mais rester unis pour changer toute la société – même le social en général, et pas seulement son groupe. Enfin, dans l’histoire qu’il raconte sur le mouvement des sans-papiers (1996-2007), Terray remarque que ce mouvement a largement laissé de côté le rôle des sans-papiers comme travailleurs (2009). La lutte a été principalement conduite au nom des droits de l’homme, du respect des droits et de la dignité des personnes en faisant appel aux ressorts de la compassion humanitaire ; même les syndicats ne considéraient pas les sans-papiers en tant que travailleurs dans le cadre des entreprises. Terray écrit cela dans le contexte de la grève de 2008-2009, qui défend les sans-papiers en tant que travailleurs. Son analyse de la délocalisation sur place influence la manière dont il comprend les succès et les échecs du mouvement ; il le voit à la base comme un problème d’économie politique. Bien qu’il y ait des logiques différentes ayant trait à l’anthropologie et au militantisme, les deux

se nourrissent l’un de l’autre. D’une part, Terray différencie la recherche historique et l’engagement militant, en disant que « dans l’activité militante, il faut repérer les amis et les ennemis. En matière de recherche je n’ai pas d’ennemis (Keck, F. « Combats avec Méduse d'Emmanuel Terray: Emmanuel Terray anthropologue de combat », Le Monde, 2011) », d’autre part, ces deux types d’engagement sont toujours en dialogue.

J’aimerais consacrer le temps qu’il me reste à la question des bénéfices qu’une perspective américaine sur l’anthropologie engagée pourrait tirer du travail de Terray et de ce qu’elle pourrait en faire. Terray propose que les recherches anthropologiques consistent à la recherche et la mise en évidence de différences. Mais il insiste sur le fait que cela n’est qu’un premier pas. Il faut toujours revenir de la différence à la similitude, pour retrouver ce qu’il appelle « le seul genre humain avec un esprit, des sentiments, des passions qui étaient largement communs, même si leur manifestation culturelle était différente » (entretien, p.10). Penser au rôle des différences de cette manière était rafraîchissant pour moi. Les réflexions américaines sur la question des catégories identitaires ont eu tendance à poser la différence comme l’objectif final de la pensée à la fois politique et intellectuelle. Ceci dit, la pensée américaine s’est intéressée à certains types de différence, comme le genre et la race, et surtout les deux ensemble, avec la catégorie de classe sociale aussi, ce qui a permis, et permet toujours, des perspectives importantes, même si on ne veut pas que ces questions soient traitées comme une fin en soi. J’aimerais observer comment on peut relier ces deux approches dans la question des sans-papiers. Tout d’abord, reprenons l’idée de Terray selon laquelle la loi est appliquée d’une manière modulée et sélective dans le but de soumettre une certaine partie de la population à une main- d’œuvre exploitable. Autrement dit, la loi est de ce fait répressive et souple. On pourrait ainsi se demander, par exemple, quelle est la logique derrière l’application sélective de la loi. La souplesse n’est pas toujours arbitraire. Ici, je trouve utile de considérer à la fois le genre et la race, non en tant qu’identités ou en tant que personnes, mais en tant que régimes de pouvoir (« gendered and racialized regimes »). Par exemple, si on se tourne vers la compassion humanitaire que Terray a définie comme dispositif utilisé par les préfectures, on peut voir une certaine logique de genre et de race. Mes propres recherches découlent de la conclusion faite par Terray : la loi est appliquée de manière sélective pour garder la plupart des sans-papiers en situation de précarité. Mais en ce qui concerne le dispositif de compassion humanitaire, plus précisément, j’ai remarqué que certains sans-papiers étaient capables d’inspirer de la compassion, ce qui leur permettait d’avoir un accès exceptionnel à la loi. Ceci a privilégié les personnes pouvant le mieux répondre aux stéréotypes de la victime pitoyable, définie principalement en termes de genre et de race, c’est-à-dire les femmes, si tant est qu’elles puissent rentrer dans le cadre « orientaliste», à la fois d’opprimées et d’exotiques. Edward Saïd, dans L’Orientalisme, présente l’image des hommes du monde arabe comme des êtres irrationnels, moins civilisés et plus violents que les autres. Dans ce contexte, les femmes ont besoin d’aide et ont besoin d’être sauvés. Dans les préfectures et à la DDASS, les victimes vues comme les plus abjectes – qui inspiraient alors le plus de compassion –, étaient généralement les femmes musulmanes ayant subi la violence de leur compagnon musulman. Le mariage forcé, les crimes d’honneur, l’excision et la polygamie étaient les violences considérées comme les

plus odieuses. Il s’agit de formes « culturelles » ou « exotisées » de violence. Comme dans la période coloniale, la reconnaissance de ce type de violence semble offrir la preuve que nos sociétés sont meilleures, qu’elles sont plus éclairées parce que « nous » traitons mieux « nos » femmes, celles qui vivent en « Occident ». Dans ce sens, on peut estimer que la compassion dépend de la circulation des récits, des images et des histoires, eux-mêmes formés par des régimes de genre et de race provenant souvent de l’histoire coloniale. Ces femmes ont eu accès à l’exception humanitaire, à la loi - je pourrai vous donner des exemples spécifiques par la suite. Cependant, elles y ont accès aux dépens de la plupart des femmes qui n’étaient pas des victimes assez convaincantes ou pitoyables, ainsi que de la majorité des sans-papiers qui sont restés dans leurs situations de vulnérabilité et de précarité, mais auxquelles ces exceptions donnaient de l’espoir. Cette application sélective et exceptionnelle de la loi a eu deux effets. Premièrement, elle a permis de renforcer les hiérarchies raciales : les femmes sans papiers, particulièrement les musulmanes, étaient perçues comme des femmes pitoyables ayant besoin d’être sauvées, sans être des citoyennes à part entière, alors que les hommes sans papiers étaient perçus comme dangereux, et souvent menaçants pour l’ordre public. L’idée de sans-papiers se fondant sur celle d’immigration, il est alors moins question de statut légal et plus de question de race. Deuxièmement, ceci a permis de dévier l’attention de la violence d’État à laquelle sont sujets tous les sans-papiers. Venir à l’aide des femmes fonctionne comme une forme de ce que Terray appelle « hystérie politique » (2004) qui permet à l’État de dire qu’il fait quelque chose alors qu’en vérité il ne fait que maintenir le statu quo. À cet égard, le recours à des outils analytiques plus courants à cette époque dans les universités américaines, tels que les régimes de genre et de race, ainsi que l’attention aux vestiges d’une rencontre coloniale dans la vie moderne, nous amènent à identifier comment certaines populations se trouvent sans droits, tout en permettant à l’État de se sentir bienveillant. Cela produit la délocalisation sur place, mais il y d’autres effets. J’aimerais enfin revenir à l’idée de Terray sur l’espace grandissant du non-droit. La contrepartie de la compassion, selon les dires de Didier Fassin ("Compassion and Repression: The Moral Economy of Immigration Policies in France", Cultural Anthropology, 2005), est la répression ; et en effet, l’envers de la pratique légale discrétionnaire de l’exception humanitaire est la pratique discrétionnaire de la surveillance et du maintien de l’ordre. Ce type de maintien de l’ordre incarne l’expansion des zones du non-droit dont parle Terray. Encore une fois, on ne peut pas penser aux pratiques policières en dehors des régimes de genre et de race, et leur prêter attention permet de comprendre comment et où ces zones se répandent. Prenons la loi de 2003 contre le « racolage passif » comme exemple. Bien que cette loi soit passée au nom de l’ordre public et de la sécurité, alors que c’était soi-disant pour aider les victimes de trafic d’êtres humains, le résultat a été un mandat général pour sanctionner les femmes qui travaillaient comme prostituées. À cette époque, 75% des prostituées qui travaillaient dans la rue étaient des immigrées. Or la plupart d’entre elles étaient sans papiers, ce qui a permis à la police de s’infiltrer dans tout un secteur de la société.

Je crois que cette perspective est vraiment complémentaire du travail de Terray ; et en ceci, son article, « La question du voile : une hystérie politique » (2004) montre bien comment le pouvoir fonctionne à travers les régimes de genre et de race et comment, au lieu d’éradiquer l’exclusion raciale et les inégalités sexuelles, l’interdiction du voile va les renforcer. Emmanuel Terray offre ce type d’argumentation précisément parce qu’il croit à l’inclusion universelle et non à la différence. Ces analyses l’amènent à constater, au cours de notre entretien, que la loi n’a jamais le dernier mot, que c’est à nous de décider si une loi est juste ou non. Je pense que le travail d’Emmanuel Terray est un modèle formidable pour aider à lutter contre l’inégalité, et pour un monde meilleur. Parfois, cette lutte prend la forme d’une analyse anthropologique, d’autres fois celle d’une grève de la faim ; son travail montre l’intérêt de ces deux formes de lutte. Alain Bertho Anthropologue, professeur à l’Université de Paris 8, Institut d’Études Européennes Chercheur engagé, chercheur impliqué La discipline exemplaire de l'orateur et de l’oratrice qui m’ont précédé me force à une rigueur que je vais essayer de tenir. Je voudrais commencer par le titre même de notre rencontre de cet après-midi et de trois mots- clés qui sont dans ce titre : « citoyen », « engagement », « militantisme ». Paradoxalement, j'ai un petit problème avec ces mots parce que, pour une part, on en connaît le sens parfois trop bien, ce sont des évidences. Ils identifient bien un certain nombre de choses, un partage d’expériences qu’Emmanuel Terray, d’autres et moi-même avons pu avoir. Mais je ne suis pas sûr, par exemple, que ces mots identifient complètement la posture que l'on peut avoir lorsque, participant et non pas seulement assistant à la constitution, à l'animation d’un collectif de sans-papiers, on pousse le partage d'expériences jusqu'à la mise en danger de soi. Je pense qu’il il y a des figures de confrontation aux questions du monde et à l'inquiétude qu'on peut avoir sur le monde, qui ne sont pas exactement du même ordre. Je proposais un partage d'expériences pour y réfléchir et pour engager le dialogue sur ces questions-là. Il existe une expérience historique et une expérience biographique. Je n'ai pas une aussi longue expérience qu’Emmanuel Terray. Il y a des moments que nous avons traversés quelquefois avec le même état d'esprit, il y a des luttes que je connais aussi : ce n’est pas le Troisième Collectif, mais c'est la coordination des sans-papiers du 93, un collectif de squatters à cent mètres de chez moi, il y a quatre ans ; ce sont les Roms aujourd’hui. Nous n’avons pas eu exactement la même posture, mais il y a des choses qui balisent notre histoire biographique et qui m'amènent à penser que nous avons vécu des ruptures. Ce qui ne veut pas dire que nous avions tort à un moment donné ou raison à un autre, on peut avoir tort et être dans la bonne posture en étant dans une posture différente à des époques différentes parce que l'époque est différente. Il y a une posture d'engagement, que nous avons pratiquée, celle de notre rapport au marxisme,

c'est-à-dire la mobilisation dans notre travail intellectuel d'un outil d'analyse et de critique sociale, d'un outil d'identification des antagonismes dans la société dans laquelle nous vivions et sur laquelle nous étions convoqués à réfléchir, qui nous permettait à la fois d’être assez aigus sur la critique et de nous adosser à une certaine conception qui allait au-delà de l'académie, de l'histoire et du rôle des antagonismes dans l’histoire. Pour reprendre le vocabulaire de mes collègues de Paris VIII, je dirai qu’il y a quelque chose peut-être en extériorité, en tout cas par rapport à ce que nous apprend l'enquête elle-même qui est le cœur de notre métier. De la même façon, concernant l'engagement intellectuel dans le travail d'analyse, la solidarité avec un mouvement, par exemple un mouvement étudiant à la fin des années 1960, ou d'autres mobilisations sociales, était pensée sur un autre registre que le registre de la recherche, sur un registre de soutien, d'adhésion historique, dirons-nous, à quelque chose qui nous était extérieur et qui se constituait de façon différente. Or, dans la question des sans-papiers et dans l'expérience que l'on fait dans un collectif de sans-papiers, il y a deux choses qui me frappent et qu’Emmanuel Terray montre bien, c'est, d'une part, que le collectif n’est pas donné d’avance et qu'on participe à la constitution d'un collectif tout à fait improbable, parfois difficile. J’ai eu des expériences moins douces entre les origines des différents sans-papiers - je me souviens d’une bataille rangée entre des Chinois et des Kabyles à la Bourse du travail de Saint-Denis, assez homérique et dangereuse -, mais on participe de cette construction du collectif et on participe de la construction de l'intellectualité du collectif face à la conflictualité à laquelle il est confronté. On ne peut donc pas d'emblée apporter dans la constitution même du collectif des éléments, des outils d’analyse marxiste, on peut rebondir dessus, mais du coup, l’outil intellectuel n’est plus le même qu'avant, il y a 30 ou 40 ans. Ce n’est plus le même marxisme. Je pense qu’on a des figures différentes qui nous engagent, en tant que chercheurs, de façon différente. C’est pour cela, par exemple, que je n’aime pas tellement le mot « citoyen » qui, dans cette affaire, convoque une sorte de partage de subjectivité possible, d'interlocution avec l’espace d’intellectualité de l'État. Dans la question des sans-papiers, on n’a pas grand-chose à partager sinon un rapport de force qui au bout du compte amènera à une autorisation de séjour d’un mois, d’une carte d’un an, d’une carte de dix ans éventuellement. On n’est donc pas dans la même situation. Mon hypothèse, c’est que l’on vit depuis une vingtaine d’années dans un changement complet de paradigme du point de vue du rapport entre le pouvoir, la conflictualité sociale, les modes de mobilisation collective, qu'on a appelée politique, et le savoir. Il y a un dispositif politique de la modernité, une représentation de la société dans l'État à travers la politique et dans sa conflictualité qui s'est effondrée entre la chute du mur de Berlin et la chute des tours de New York en 2001, et cet effondrement, pour l'instant, ne laisse pas la place à quelque chose de clair, du point de vue des rapports des mobilisations à l'état ou à la conflictualité. La science sociale, née au XIXe siècle, est une sœur siamoise de la politique, dans son rapport à la société, dans son rapport à la conflictualité sociale, sauf qu’elle s'adresse à l'État d'une façon

différente, au pouvoir de façon différente, à la société de façon différente et elle doit sans arrêt réaffirmer à la fois sa proximité et sa différence. Si le dispositif entre la politique, la société et le pouvoir, tel qu’il a fonctionné dans la modernité et s’est effondré à la fin du XXe siècle, où est la science sociale ? Quel est le statut du savoir face au pouvoir, face aux mobilisations ? Je pense qu'il faut que nous ayons la lucidité de voir que la question n'est pas tout à fait claire. D’autant plus qu’il y a d’autres petites choses qui apparaissent, qui nous déstabilisent les unes après les autres. Par exemple, j’observe depuis une bonne dizaine d'années la montée de révolte à la fois violente non stratégique, c’est-à-dire sans but face à l'État, qu'on appelle émeute. On en a eu de beaux exemples en France, en 2005, en 2007, et puis de multiples petits depuis. Ce n’est ni propre à la France, ni propre à 2005 ; en 2011, à Londres, on a eu la même chose, et globalement, la conflictualité sociale prend de plus la forme de l’émeute par faute d’interlocution avec l'État. Je tiens la comptabilité tous les jours, je peux vous en donner des nouvelles récentes. Depuis 2011, on a des mobilisations de plus grande ampleur : le Printemps arabe, Occupy Wall Street, les Indignés, qui s'inscrivent dans la durée, qui prennent de nouvelles formes et qui ont la particularité de ne porter ni une conception partagée de l’antagonisme historique, ni la même conception de la révolution que celle de la modernité. Ce ne sont pas des mouvements qui se donnent comme objectif de prendre le pouvoir. Troisième perplexité, ce sont des mouvements qui portent haut une nouvelle figure qui est celle de la nation. C'est le drapeau national qui est là, pas comme identification à l'État, mais comme concurrent à l'État. On a ce nouveau dispositif. Est-ce que l'expérience extrêmement forte, expérience fondatrice de cette nouvelle période du point de vue de l'engagement, de la lutte des sans-papiers ne nous amène pas à envisager un nouveau métier, une nouvelle conception de l'anthropologie et de la place de l'anthropologie, à la fois sur la scène de la conflictualité sociale et sur la scène intellectuelle ? Quelques collègues, dont certains sont à la tribune, en tout cas celui qui nous anime, nous proposent, dans le choix des terrains, dans le choix des objets, de porter notre regard sur ce qui fait le plus mal aujourd'hui dans le monde que nous vivons, ce qui fait le plus mal aux gens qui vivent ces situations et ce qui fait le plus mal à la volonté jamais abandonnée d’essayer d’y comprendre quelque chose ; une ethnologie et une anthropologie des situations de marges, de frontières, des situations aussi où il y a un basculement, c'est-à-dire là où des femmes et des hommes sont confrontés à quelque chose qu'ils n'avaient pas prévu, qu'ils essayent de maîtriser en inventant ensemble un autre possible . Ils n’essaient pas seulement de comprendre la situation mais de voir qu’est-ce qui serait autre dans un avenir immédiat. Et là aussi, il y a une petite rupture avec la façon dont nous avons pu penser les choses il y a 30 ou 40 ans, c'est-à-dire que l'avenir dont il est question, est un avenir immédiat, ce n'est pas pour des lendemains qui chantent, c'est pour demain matin. Les papiers, ça n’attend pas. Il y a un sentiment d'urgence. Dans son dernier ouvrage, qui est un recueil d'articles, Arjun Appadurai intitule un de ces textes « Vu de Mumbai ». Il y a aussi toute la pauvreté urbaine - tout ce qui se passe dans les favelas,

les townships, et pire en Afrique du Sud « les gens des baraques » -, qui est aujourd'hui un enjeu considérable par rapport à la rente foncière et aux enjeux promoteurs. Arjun Appadurai propose de faire du futur un nouvel objet culturel pour l’anthropologie, construction du futur mise à mal par les calculs des probabilités économiques. Est-ce que ces nouvelles situations et ces nouveaux terrains n'appellent pas, pour les anthropologues que nous sommes, une nouvelle posture de recherche et d'accompagnement de situations ? Personnellement, je suis de moins en moins en mesure de distinguer dans cette expérience partagée, dans ces situations-là, ce qui est le moment de l'engagement et le moment de l'anthropologue. On a énormément appris en participant aux collectifs des sans-papiers. Eux ont appris, nous avons appris avec eux. Ce savoir est d’un statut tout à fait particulier, qui est une compréhension de l'intérieur, d'une subjectivité et d’une culture en voie de formation. Nous apprenons et nous participons à la construction de ce savoir avec les gens. Qu'est-ce qu'on fait quand on participe à un collectif de sans-papiers, qu'est-ce qu'on fait quand on participe et qu'on accompagne une quarantaine de familles roms expulsées en 2010, errantes jusqu'à aujourd'hui, pour essayer de les aider à construire un possible et une interlocution avec les autorités ? Qu'est-ce que je vais faire vendredi quand je vais prendre l'avion pour Dakar pour aller rencontrer des collectifs des associations de banlieues de Dakar qui luttent contre les inondations, et qui essayent de se construire les moyens intellectuels d'analyse de la situation et d'interlocution avec l'État ? Ce n’est pas l'engagement, ce n’est pas simplement l'enquête ethnologique, ce n’est pas le terrain classique, ce n’est pas la citoyenneté, c’est le mot accompagnement qui me vient comme seul mot convenable pour comprendre cette situation particulière de production d'un savoir, une sorte d'engagement épistémologique, plus qu’un engagement a posteriori ou a priori, un engagement dans la recherche qui me semble un terrain tout à fait nouveau, tout à fait intéressant, pas seulement pour des raisons éthiques mais parce que ce sont les terrains d'analyse les plus aigus de la situation contemporaine, et c'est là que l’on peut comprendre ce qui se passe réellement dans le monde. Mais on ne peut le comprendre qu’en ayant, à mon sens, cette posture-là, c'est-à-dire que ce qu'on appelait l'engagement est aujourd'hui une condition de l'efficacité de l'enquête ethnologique par ses acteurs mais aussi par la difficulté de se comprendre soi-même. La dernière question que je laisse en suspens, c'est la question de la nature du savoir et de l'éthique de la responsabilité du chercheur. Qu’est-ce qu'on fait de ce savoir, de sa circulation et est-ce que la pratique elle-même n'est pas aussi importante que le résultat même, que la connaissance qu'on en tire ? Est-ce que l'idée aussi avancée par Appadurai d’un droit à la recherche pour les plus démunis n'est pas une idée que nous devons aujourd’hui défendre ? Étienne Balibar Philosophe, professeur émérite à l’Université Paris X et à l’Université de Californie à Irvine Dans la caverne, hors de la caverne ? Situation et signification d’un dilemme

Je voudrais dans cette communication, dont le titre est inspiré par celui d’un des principaux ouvrages d’Emmanuel Terray, étudier quelques aspects du rapport entre sa pensée de la politique et sa mise en œuvre dans des activités militantes dont, dans notre milieu, bien peu pourraient se prévaloir – à ceci près que lui ne s’en prévaut jamais. Je suis conscient du danger qu’il y aurait à plaquer un système, ou même une systématisation, sur les enquêtes et les navigations d’Emmanuel. Je ne recherche naturellement aucune exhaustivité. Je constituerai un parcours personnel, pour lequel j’ai relu une partie de son œuvre, à la recherche des connexions entre les questions et les thèmes qui, pour moi, ont été marquants et sont demeurés prégnants.

Je commencerai par deux longues citations, en fait des montages d’extraits de deux ouvrages de Terray. La première est tirée du chapitre conclusif de Combats avec Méduse : « La domination du plus fort et son renversement » :

« La cité commence lorsque la suprématie du plus fort est renversée et cède la place à une égalité au moins partielle. Mais ce renversement présente un caractère paradoxal et sa possibilité est problématique : en effet c’est du sein de la nature qu’il doit être opéré, puisqu’à l’origine elle seule existe (…) Pour résoudre cette difficulté, les Grecs recourent à diverses variantes d’un même procédé : ils décomposent la force en ses éléments constituants (…) De l’Antiquité, la stratégie de l’Age classique retiendra bien évidemment cette primauté du cœur et de l’intelligence, qu’elle [Jomini, Clausewitz] appellera « supériorité des forces morales ». Mais elle s’attachera aussi à une autre manière de décomposer la notion de force, en observant que la force n’opère que déployée dans l’espace et dans le temps. On peut donc distinguer la force en soi, en valeur absolue, et la force telle qu’elle se manifeste au lieu et à l’instant critiques. Or il n’y a pas de coïncidence nécessaire entre ces deux données, puisqu’elles sont séparées par tout le jeu de la manœuvre. Qui est faible sous le premier rapport peut très bien se retrouver fort sous le second, et le génie du stratège consiste précisément à réussir cette transformation (…) A certains égards les stratèges de la guerre de partisans – de Lawrence à Mao Zedong - vont généraliser cette démarche, en démontrant qu’il n’existe pas de force absolue, de supériorité qui s’exercerait dans tous les domaines et sous tous les rapports (…) La chance du faible n’est donc pas de rivaliser avec le fort sur le terrain de celui-ci ; elle consiste à utiliser pleinement les ressources de la dissymétrie (…) Entre le fort et le faible, le déséquilibre n’est pas aboli [par la dissuasion nucléaire], mais il est diminué ; le faible est donc en droit de garder espoir et son destin demeure ouvert… ».

La seconde est extraite de La Politique dans la caverne, d’abord dans l’avant-propos, ensuite dans le Chapitre 1 sur « La politique des Sophistes » (à la pensée et à l’héritage desquels l’ouvrage dans son ensemble est consacré) :

« Platon les a confondus en une seule foule d’aveugles bavards, moins prisonniers des murs de leur prison que de leurs appétits, de leurs passions et de leurs préjugés. Or il n’est pas besoin de tendre beaucoup l’oreille pour distinguer – dans la rumeur brouillée qu’il nous rapporte – des voix très différentes (…) celles des captifs qui acceptent leur captivité et refusent les mirages d’un au-delà de l’apparence, dans lequel ils ne voient qu’illusion ou mensonge : ce sont elles que je voudrais ici faire entendre. En dépit des mises en gardes de Platon, il nous est permis de rechercher, dans les paroles qu’elles prononcent, une leçon de courage et de lucidité qu’aujourd’hui, plus que jamais peut-être, nous avons besoin de recevoir (…) Soyons plus précis : par-delà la diversité des préoccupations (…) une même question – directement ou indirectement – sollicite leur attention, un même souci les habite : comment organiser, comment gouverner la vie de l’individu et celle de la cité, en l’absence d’un ordre transcendant que l’on pourrait imiter ou dont il serait tout au moins possible de s’inspirer ? (…) Il

[Protagoras, à qui Platon attribue la célèbre formule « l’homme est la mesure de toute chose »] ne pose que ce qui apparaît à chacun. Au surplus, l’abolition de la transcendance exclut une fois encore qu’un être générique puisse être ainsi objectivé, qu’un universel se voie ainsi accorder le statut d’une substance. Dans l’expérience des hommes, dans le visible et dans le sensible, on ne rencontre que des individus : eux-seuls peuvent donc jouer le rôle de mesure. Si à son tour la cité devient critère et juge unique de ses propres lois, ce ne peut être qu’en une seconde étape, en vertu d’une délégation des individus qui la composent. Précisément, l’aménagement de cette délégation et la définition de ses limites sont le problème politique par excellence (…) l’homme de Protagoras est l’individu singulier, et sa doctrine est résolument subjectiviste et sensualiste. En d’autres termes, l’être se confond avec l’apparence, et aucune différence ne peut être faite entre le phénomène et une prétendue chose en soi (…) Qu’est-ce à présent que la sensation ? Elle est tout entière rencontre (prosbolè) ; en elle s’établit une appartenance ou une implication réciproques de la chose et du sujet, si étroites que les deux termes sont inséparables (…) un mixte dont les composants sont inanalysables … ».

Notons ici d’emblée que ce n’est pas, évidemment, parce que Terray commence avec les Sophistes (et avec la restitution de leur doctrine tendancieusement présentée par Platon) une exploration de « ce qui se passait dans la caverne » (on va le voir : un déchaînement plutôt qu’un enchaînement), qu’il s’en tiendra là – y compris pour ce qui est de l’individualisme méthodologique revendiqué dans le passage précédent. De la comparaison de ces deux textes, je retiens trois propositions. Premièrement, les « apparences » sont des forces et des jeux de forces. Deuxièmement, les forces sont relationnelles, ce sont des rapports. Troisièmement, ces rapports sont instables, c’est-à-dire transformables, éventuellement inversables dans des conditions de temps et de lieu déterminées. Tel est précisément le site et l’objet de la politique, laquelle n’existe jamais que par et pour des « subjectivités » internes au rapport, c’est-à-dire constituées dans ce rapport même. Faut-il dire qu’elles sont « immanentes » à ce rapport ? Je réserve cette question pour une remarque finale. En tout cas, il est clair qu’elles ne peuvent pas être pensées comme lui étant transcendantes. Je procéderai à l’examen de la question en quatre temps. D’abord, j’examinerai la façon dont Terray analyse la domination et la « décomposition » de la force. Ensuite, je proposerai un excursus sur la « caverne » comme allégorie de la topique ou topographie des jeux de forces, d’où je reviendrai à la question des « puissances de rupture » que sont, dissymétriquement, la violence et la revendication d’égalité. Pour finir, j’évoquerai la question de la subjectivation militante à partir de l’expérience du Troisième Collectif, telle que l’a vécue et analysée Emmanuel Terray.

« Décomposition de la force »

La théorie, ou mieux, l’analytique de la politique chez Emmanuel Terray part d’une réflexion marxiste sur la domination. Elle aboutit à une conception stratégique du déplacement et du renversement des rapports de forces pour dessiner ce qu’on appellera un art des contraires. Elle est en ce sens typiquement « sophistique » plutôt que « dialectique » (ou elle en revient, délibérément, à une conception de la dialectique inspirée par les Sophistes). Sans retracer toute l’évolution des conceptions de Terray, je crois utile de désigner son point de départ dans l’usage qu’il a fait de la « topique » althussérienne des contradictions surdéterminées (telle que la présentait Althusser, dans les deux essais principaux de Pour Marx : « Contradiction et surdétermination » et « Sur la dialectique matérialiste ») plutôt que dans ses contributions à Lire le Capital.

Terray a longuement et plusieurs fois insisté sur le fait que le point essentiel pour lui avait été le réalisme particulier de la conception d’Althusser, abolissant justement l’idée d’une réalité sociale ontologiquement hiérarchisée, de sorte que l’instance économique serait « plus réelle » et les instances politiques et idéologiques, considérées comme des « reflets » de la précédente, le seraient « moins ». Tout est également réel, donc tout est également « apparent », en tant que soumis à la loi de la manifestation des causes ou des structures dans des conditions changeantes (cf. « Anthropologie et marxisme : années 1950-70 »). L’idée de la « détermination en dernière instance » doit alors s’entendre, comme l’avait notamment proposé Alain Badiou dans un article retentissant paru dans la revue Critique en mai 1967, comme distribution et redistribution des instances « dominantes ». Mais, suivant le « jeu de mots » inscrit dans la série des termes utilisés par la tradition allemande à partir de Hegel (Herr, herrschen, Herrschaft), les instances historiquement « dominantes » (ou hégémoniques) sont aussi des instances de domination. D’autre part, qu’il n’y ait pas de priorité ou d’absolu ontologique ne veut pas dire qu’il n’y ait plus de rapport à la matérialité du travail : le primat de la production ne doit pas se renverser en toute puissance des idées… Terray utilise et travaille à son tour ce jeu de mots fondamental sur lequel se fonde toute une partie de la tradition marxiste, de façon à montrer comment toute « hégémonie » institutionnelle est réalisation et transformation de la domination, dont la forme première est l’exploitation de certains hommes par d’autres dans le procès de travail. Suivant un processus de « repolitisation » du matérialisme historique qui est aussi celui d’Althusser lui-même après 1968, mais par ses voies propres, il finit par dissoudre cette équivoque, ce qui le conduit aux trois éléments qui me semblent caractéristiques de son « analytique » propre : une relecture de Marx en tant que théoricien de la domination au cœur même de l’exploitation ; une conception philosophique du primat du conflit sur la contradiction ; enfin le programme d’une phénoménologie des conflits qui mette en relief la multiplicité des types, des modes et des degrés de manifestation de la « force » auxquels ils donnent lieu. Quelques mots sur chacun de ces points.

En ce qui concerne la relecture de Marx, tout est expliqué de façon synthétique dans un grand essai écrit à l’occasion du centenaire de la mort de Marx : « Exploitation et domination dans la pensée de Marx » datant de 1983. Il est centré sur l’analyse d’un texte fondamental, mais relativement peu connu, du Livre III du Capital de Marx, où Marx énonce que « la forme économique spéciale sous laquelle le surtravail non payé est extorqué au producteur immédiat détermine le rapport de souveraineté et de dépendance (Herrschafts- und Knechtschaftsverhältnis), qui a sa source immédiate dans la production et qui à son tour réagit sur elle (…). C'est dans le rapport direct entre le propriétaire des moyens de production et le producteur immédiat (…) que nous trouvons chaque fois le secret intime, la base cachée de toute la construction sociale et par conséquent de la forme politique du rapport de souveraineté et de dépendance (Souveränitäts- und Abhängigkeitsverhältnis), en un mot de la forme de l’État. » Ce que Marx met ici en rapport immédiat, dans une sorte de « genèse commune », c’est la forme économique et la configuration politique de l’exploitation, qui structure la société tout entière. De cette thèse, qui « condense » le matérialisme historique indépendamment de la topique ou de la mécanique des « niveaux » de la formation sociale, Terray va faire une lecture strictement réciproque. Il en conclut que toute exploitation est rendue possible par un rapport de domination qui est toujours déjà « politique », et conditionne

la « soumission » (ou subsomption) de la force de travail sous la propriété des moyens de production par l’intermédiaire de leurs propriétaires. Ceci ne vaut pas seulement pour les modes de production « précapitalistes », mais aussi et peut-être surtout pour le mode de production capitaliste lui-même – thèse proche de celle des « opéraistes » italiens (Tronti plutôt que Negri) retrouvée par des moyens spécifiques, qui relèvent du comparatisme anthropologique. Ainsi « l’État » agit au cœur du procès de production, que ce soit sous les formes de l’accumulation « primitive » prolongées, ou sous les formes « tardives » de l’État « social » keynésien. La lutte de classes, avec son « rapport de forces » instable, y est aussi du même coup présente : non pas comme un « effet » ou comme une « conséquence » de l’exploitation, mais comme une composante structurale de son histoire.

On comprend alors pourquoi Terray en vient à poser un primat philosophique du conflit sur la contradiction : cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de « contradiction », mais que celle-ci, sous ses diverses formes (il vaut donc mieux parler des contradictions du capitalisme et d’autres modes de production, inégalement déterminantes dans leurs transformations historiques) est d’une certaine façon interne au développement et à l’histoire des conflits. Le conflit sous-tend toujours déjà la cristallisation des contradictions qui, elles-mêmes, comme l’avait indiqué Marx, se « résolvent » (quel que soit le mode de cette résolution, révolutionnaire ou non) à travers des conflits, c’est-à-dire des luttes. Cette fois, c’est à Gramsci qu’on peut penser comme source d’inspiration. Mais Terray fait un pas de plus en proposant une catégorie qui subsume – sans les confondre – la conflictualité et la contradiction : celle de contrariété, dont la généalogie philosophique remonte aux sophistes et, dans leur voisinage, à la médecine hippocratique dont l’importance a été soulignée ici-même par Marie Gaille. « Le réel ne connaît que des contraires ». C’est pourquoi la politique réaliste est « l’art des contraires » (La politique dans la caverne).

Il faut donc développer une phénoménologie des conflits et des rapports de forces qui les sous-tendent. Je prends « phénoménologie » dans un sens large, qui naturellement se souvient de Hegel (on vient de voir ressurgir chez Marx la dialectique du « maître et de l’esclave » : Herrschafts- und Knechtschaftsverhältnis), mais renvoie surtout aux « phénomènes », aux « apparences » en tant que manifestations et développements de rapports. Ces apparences ont une étonnante consistance : elles sont le réel même, dès lors qu’on prend congé des formes idéales conçues comme des origines ou comme des modèles. Naturellement Terray a des références, voire des « sources » pour cette phénoménologie. En un sens il n’a nullement prétendu inventer un nouveau concept de la « force » ou du « pouvoir ». Il déploie plutôt comme un fil conducteur la série des termes grecs qui diversifient l’idée de la force : iskhus (puissance matérielle), kratos (supériorité), bia (violence), hormè (passion, impulsion), pleonexia (démesure, désir d’avoir plus). Il a fait son choix dans une palette comprenant Marx, Weber, Schmitt, Benjamin, Arendt, Foucault, Bourdieu et même Derrida, mais d’abord la grande lignée classique commençant avec Thucydide, Machiavel (à qui, sous l’angle de sa « rencontre » avec Althusser il consacre un important essai), tout récemment Retz. Mais surtout Clausewitz. Et de façon plus inattendue, pourtant très insistante, Freud. La conception « relationnelle » du pouvoir comme rapport de forces s’exprime en des formules souvent très proches de celles de Foucault, comme « capacité de déterminer l’action d’autrui » (La Politique dans la caverne). Il ne s’agit pas seulement de gouvernement, mais plus généralement de régulation, sans exclure la

violence. Rien d’étonnant, s’il est vrai qu’une partie des sources (grecques) de cette conception leur est commune. Avec Thucydide, Terray note que « l’histoire est l’action de l’homme sur l’homme » dont l’intelligibilité ne requiert « aucune lumière étrangère au domaine ainsi délimité ». Penser l’historicité de la politique en ce sens, c’est mener à terme un procès de désacralisation, instaurer « le silence des dieux », ce qui n’exclut pas, mais au contraire exige qu’on sache comment « les dieux », c’est-à-dire les croyances, les « religions » et même les « religions sécularisées » interviennent dans l’histoire, que ce soit du côté des dominants ou du côté des dominés. Une telle analyse relationnelle, pour importante qu’elle soit, serait encore insuffisante. Elle privilégie le « centre » qui est le lieu mobile de la politique : lieu des distributions de l’archè comme pouvoir de commandement, autorité, institution, et de ses redistributions ou contestations permanentes. Mais il faut toujours rapporter l’archè à ce qui se passe sur ses « bords », à ses formes extrêmes qui sont, d’un côté, la domination (Herrschaft) déjà évoquée à propos de Marx et conceptualisée en termes de structures, de l’autre, la puissance (Macht, Gewalt) de transformation et de rupture. Une structure de domination, c’est toujours du pouvoir, mais invétéré, matérialisé, et aussi « intériorisé » par les dominés eux-mêmes comme une condition de leur existence. La puissance, c’est cette énergie plastique qui (à la façon d’un Trieb freudien, donc de façon plus inconsciente que consciente), se distribue entre les pôles de la guerre et de l’institution, de la violence « nue », insurrectionnelle, et de la loi, de la rationalité plus ou moins étendue pour ses agents et de la passion ou de l’irrationalité, sans lesquelles il n’y aurait en vérité ni histoire ni politique, mais seulement une logique. « Raison » et « violence » sont des « sœurs jumelles » aussi ennemies qu’inséparables. D’où la question : où la raison trouve-t-elle la puissance requise pour brider la passion ? Suivant Thucydide, c’est l’histoire qui tranche le débat en déployant « l’ordre d’un conflit et l’unité d’une antithèse » entre ces pôles. On comprend alors le privilège accordé à Clausewitz, dont les analyses sont interprétées comme une « matrice » des déplacements et des scénarios du conflit violent, dépassant le seul cas de la guerre, mais se « masquant » aussi, c’est-à-dire se réalisant dans les apparences du « commerce » ou de la « lutte des classes » ( cf. Clausewitz, 1999, le chapitre III sur « Le jeu, le commerce, la politique, la lutte des classes et la guerre »). Et, sur l’interprétation du grand théoricien classique de la stratégie, le différend avec Raymond Aron, dont l’un des enjeux est à nouveau la réfutation d’un certain idéalisme qui transite de Platon à Kant : car Terray ne se contente pas de rejeter l’idée que la « guerre absolue » illustrée à l’époque révolutionnaire par l’entrée en scène des « masses » ou des « peuples » eux-mêmes dans le champ de la guerre soit une simple « idée régulatrice » ou un type idéal qui ne saurait se réaliser historiquement, il défend l’idée que la « montée aux extrêmes » - et donc la barbarie, l’extrême violence – fait toujours elle-même partie des transformations possibles d’un rapport de forces. Je saisis l’occasion de signaler une autre source probable des réflexions de Terray (comme de toute une partie des philosophes français contemporains) sur la « décomposition de la force » : l’article de Raymond Aron, « Macht, Power, puissance : prose démocratique ou poésie démoniaque », 1964. Ici, c’est de Schmitt que Terray paraît le plus proche, ou plutôt le serait, s’il n’y avait entre eux une différence à mes yeux fondamentale : la dissymétrie. Pour Terray, il ne saurait y avoir de « symétrie » des configurations « ami-ennemi », mais une dissymétrie de la distribution de la force et de la faiblesse, qui tient précisément à ce qu’il y a toujours déjà de la domination (et

même de l’exploitation) à la racine des conflits et des guerres, qu’elles soient « civiles » ou « étrangères », stasis ou polemos.

Tel est donc, schématiquement et de manière beaucoup trop formelle, le champ de la politique comme « art des contraires », et du renversement des rapports de forces en leur contraire – du moins tel que je l’aperçois opérant dans les lectures et les analyses de Terray. Avant d’en proposer quelques implications dans l’ordre de la subjectivité militante, j’ai besoin de deux excursus.

Rentrer dans la caverne, sortir de la « topique » ?

Je voudrais maintenant revenir à la signification de l’allégorie de la caverne dans le débat qui nous occupe sur le plan philosophique. La caverne platonicienne, dont la critique des Sophistes constitue l’un des enjeux, est, on le sait, une allégorie de la condition humaine, ainsi que de son rapport à la vérité et à l’illusion, ou à la méconnaissance. Mais cette allégorie, ne l’oublions pas non plus, est solidaire d’une cosmologie, elle-même allégorisée : le « soleil du Bien » (identifié à la vérité) nous donne la connaissance comme le « soleil céleste » crée et conserve la vie sur la terre. Cette cosmologie (sans doute de provenance égyptienne plus encore que grecque, à supposer que ces deux univers de civilisation aient été véritablement séparés, ce qu’a contesté Martin Bernal) peut être conservée comme telle, formant l’arrière-plan mythique d’une histoire dont la structure typique est celle des cycles de dégénérescence et de reconnaissance de la vérité. Ou bien elle peut être incorporée philosophiquement au devenir, dans la forme d’une représentation de la transcendance comme sens immanent à l’histoire elle-même, au « temps » qu’elle ordonne en vue d’une fin : Hegel, après Saint-Augustin et Kant, aura été le grand opérateur de cette conversion du platonisme, qui en conserve un présupposé ontologique essentiel. Je soupçonne que la familiarité de Terray avec les cosmologies des civilisations non-européennes, mais aussi celles des anthropologues eux-mêmes, a contribué sur ce point à aiguiser son regard critique (cf. le grand article sur « La vision du monde de Claude Lévi-Strauss », L’Homme, 193, 2010). Il est capital de comprendre que la fameuse « topique » marxiste appliquée à l’analyse des formations sociales et de leurs lois d’évolution (Préface de la Contribution à la critique de l’économie politique, 1859) est elle-même une variante ou, si l’on préfère, une forme transformée de la caverne platonicienne, mettant en œuvre sous une autre modalité l’hypothèse d’un regard « synoptique », lui-même indissociable de la donnée d’un « lieu intelligible » qui est aussi le point de vue de l’intelligibilité, permettant de défalquer les formes de l’illusion et de l’erreur, tout en montrant leur nécessité. Ceci reste vrai même si la destination transcendante est postulée sous les formes de l’immanence, en tant que « sens de l’histoire ». Et cela reste vrai – au prix de tensions internes presque insupportables – même dans la version « structurale » de cette topique proposée par Althusser : non seulement en raison de son attachement à l’idée de la « dernière instance », mais en raison de l’idée qu’il serait possible d’assigner a priori, de façon eschatologique, le sens des tendances de la lutte des classes. Ce n’est qu’avec le « matérialisme aléatoire » de ses écrits posthumes, qui se réfèrent en particulier à Machiavel, qu’Althusser s’est dégagé de la « topique », entendue en ce sens. Dans ma contribution au colloque de 1991 à Saint-Denis sur « Philosophie et politique dans l’œuvre

de Louis Althusser », en me référant d’ailleurs à Terray, j’avais déjà signalé la généalogie platonicienne de la « topique » althussérienne, qui revient en quelque sorte au grand jour par-delà sa conversion hégélienne et marxienne. Il est, je crois, capital de comprendre que le travail d’Emmanuel Terray est une déconstruction progressive du modèle de la « topique », à travers le renversement du sens et de l’usage de l’allégorie de la caverne, dont le moteur est la recherche d’une intelligibilité des formes ou des « apparences » de la politique réelle. Mais il faut élaborer un peu plus ce point.

Le sens de l’allégorie, dans la tradition platonicienne (et même marxiste en ce sens, surtout dans un marxisme rationaliste et structuraliste, fondé sur la « critique de l’idéologie »), peut se résumer dans un impératif : de la caverne il faut sortir (ou il faudrait pouvoir sortir), pour accéder à la lumière de la vérité, à la connaissance. Or je crois lire chez Terray (et déjà dans son titre) une injonction exactement inverse : il faut rentrer dans la caverne ! Injonction qui n’est pas obscurantiste, évidemment (sauf aux yeux d’un platonicien), mais qui procède d’une autre méthode de connaissance et d’une autre conception de la rationalité. La lecture platonicienne inversée prescrirait de « rester » dans la caverne. Ceci ne suffit sans doute pas (bien que, on l’a vu, Terray valorise la solidarité des Sophistes avec ceux des « captifs qui acceptent leur captivité », non pas en ce sens qu’ils se résigneraient à l’oppression, mais en ce sens qu’ils ne cherchent aucune issue transcendante). Il faut activement « rentrer » dans la caverne parce qu’au départ on y est sans y être pleinement, on est toujours d’une certaine façon dans la « transcendance » ou dans le désir de transcendance (ici sans doute Terray garde quelque chose de la critique althussérienne de l’idéologie, qui suggère que le désir de transcendance fait partie de la vie quotidienne ou de la condition commune, mais surtout, comme le rappelait Marie Gaille, il s’inspire du précepte de Machiavel qui leur est commun : andar drieto alla verità effetuale della cosa). On voit que l’allégorie de la caverne avec ses implications « topiques » n’est pas seulement solidaire d’une cosmologie, mais aussi d’une dramaturgie. Celle-ci est très claire chez Platon, chez Marx, chez Althusser (dont la mise en scène d’une sortie de l’idéologie à partir du théâtre de Brecht et de Strehler évoque une « traversée du fantasme ») : c’est la dramaturgie de la sortie vers la lumière. Dramaturgie inverse chez Terray : entrer dans la caverne, pour voir ce qui s’y trouve, ce qui s’y « trame », ce qui s’y joue et s’y déchaîne – à quoi le platonisme est indifférent et que les philosophies de l’histoire croient avoir toujours déjà compris en lui assignant un sens « ultime ». Mais pour comprendre, il faut être partie prenante du conflit et faire l’épreuve des conséquences d’une prise de parti : c’est seulement « du point de vue de l’acteur engagé dans le conflit » qu’on peut distinguer « les variétés différentes de distorsion », correspondant au fait que « l’action échappe à son auteur, dont les buts ne sont jamais pleinement atteints. Sitôt que je pose un acte, autrui s’en empare et en modifie le sens », souligne Terray dans Politique de la caverne. Ce qui est très intéressant, c’est qu’à la faveur du renversement dramaturgique, on découvre aussi un autre genre de « topique » ou de « topographie » (celle du « champ de bataille » sur lequel « on s’avance et puis on voit » comme disait, paraît-il, Napoléon) : non pas la topographie des instances ou des « régions » du « tout social », mais celle des positions de pouvoir qui sont aussi des positions de force, qu’il faut occuper ou investir pour « apercevoir » l’enjeu des conflits, la disposition de leurs forces et l’état du rapport de forces. Machiavel, dans la célèbre Epître Dédicatoire du Prince, en avait comparé la disposition à celle d’un paysage où se font face des montagnes et des vallées, de

sorte que « de même que ceux qui veulent peindre les sommets doivent se placer dans la plaine, et ceux qui veulent avoir toute la plaine sous les yeux doivent grimper en haut des montagnes, de même pour bien connaître la nature du peuple il faut être prince et pour connaître la nature des princes, il faut être du peuple ». Mais, comme le remarque Terray dans la conclusion de son essai sur « Exploitation et domination dans la pensée de Marx », cette logique, pour être cachée, n’est pas absente de la pensée de Marx : le Marx « historien » des conflits et des luttes de classes, qui « même du point de vue de la « science » |apparaît] plus utile et fécond que le Marx des lois… » (Combats avec Méduse).

Si la caverne est le lieu du réel dans son « apparence » ou apparition même, privé de la finalité aveuglante que lui procure la lumière du Soleil, et si, pour en connaître, il faut y entrer ou y rentrer – peut-être en s’aidant du fil d’Ariane d’une hypothèse d’intelligibilité et de transformation qui est une « prise de parti » (ce qui voudrait dire que la Caverne est aussi un Labyrinthe…) –, alors il faut dire que nous ne savons pas encore, jamais encore complètement ce qui se trame dans la caverne. Nous n’avons pas atteint le fond de la caverne, qui est peut-être sans fond. Mais à divers indices (suites à de terribles expériences, instructives cependant), nous savons que dans la caverne se tient « Méduse » : elle s’y montre autant qu’elle s’y dissimule (puisque Méduse, une fois coupée sa tête, devient un masque). Mieux : ce qui nous attend dans la caverne, c’est le combat avec « Méduse », dans la multiplicité de ses formes. Or ce combat est éclairé par un principe : l’égalité, que Terray nous présente comme une demande incoercible.

Puissances de rupture : violence et égalité

Qu’on me permette de jouer encore un peu avec les possibilités allégoriques dont je viens de me servir : le « fond sans fond » de la caverne, les « bords » de la topique marxienne, ou son envers. Il y a dans Combats avec Méduse, l’essai de Terray sur le « renversement de la domination du plus fort », une phrase qui à mes yeux est une clé : « ce qui est barbare, ce n’est pas la guerre, c’est le pouvoir incontrôlé du plus fort ». Je propose de la lire ainsi : ce pouvoir incontrôlé, livré à sa propre tendance ou pulsion (hormè, pleonexia), c’est l’extrême violence – et dans toute domination qui développe sa propre logique de façon incontrôlée (ce qui, dans la logique actuelle de la domination capitaliste, s’appelle « néo-libéralisme »), il y a non seulement la virtualité mais l’effectivité de l’extrême violence. Mais attention : il n’existe certainement pas une forme unique de l’extrême violence (ou un « fond » déterminant en dernière instance qu’on pourrait ici « toucher »). Car les modalités historiques et présentes de la domination du plus fort sont par définition multiples : celles que nous connaissons déjà, celles que nous ne connaissons pas encore…

Mais on peut dire aussi avec Terray : le « parti » qui tend à mettre en échec, à contrôler ce pouvoir (si tant est qu’on puisse le « contrôler » réellement sans « décomposer les forces » qui le constituent), c’est le parti de l’égalité. « Communisme », si l’on veut, est l’un de ses noms, mais dans d’autres contextes « citoyenneté » (ou « con-citoyenneté », comme avaient dit naguère les Evêques de France dans une déclaration à propos des Sans-Papiers en lutte pour la régularisation), peut en être un aussi, et la question des modalités d’une « politique de l’égalité » n’a rien de simple. Une « méthode de l’égalité », selon l’expression de Jacques

Rancière, à coup sûr est requise, mais le fil d’Ariane d’une « manifestation » des conflits pour ce qu’ils sont déjà et peuvent encore devenir, selon Terray, c’est l’interprétation stratégique, en termes de rapports de force différentiels (et pour cette raison, changeants, historiques) entre ces deux pôles : la virtualité d’extrême violence, à la limite insupportable pour ses victimes, mais aussi potentiellement destructrice pour ses bénéficiaires et ses agents (et donc « contradictoire »), et la potentialité d’une lutte pour l’égalité, qui représente la « cité » ou la « civilisation » par opposition à la « nature » (dans le langage que Terray leur emprunte pour décrire la position des Sophistes). Il faudrait avoir le temps d’un long détour par Freud (avant tout celui du Malaise dans la Civilisation de 1929, écrit dans le trouble de la République de Weimar, précédant l’arrivée du nazisme au pouvoir à partir d’une certaine perversion des « passions allemandes »), car c’est avec lui (avec d’autres aussi, en particulier Walter Benjamin) que, de façon réitérée, Terray réfléchit à l’ambivalence de la civilisation et donc des révolutions émancipatrices elles-mêmes, en tant que luttes collectives pour l’égalité, confrontées tout à la fois à la violence de la domination et aux conséquences inattendues de leur propre contre-violence.

Appelons cette différentielle, avec Terray, la « puissance de rupture » (Politique de la caverne) qui rend possible les commencements et les fins en histoire. L’analyse de la politique devient ici réflexion (éthique autant qu’historique) sur les modalités d’une force et d’un exercice de la force dont l’énergie et la capacité de se contrôler elle-même procéderaient l’une et l’autre de « l’égalité », en sorte qu’elle deviendrait capable de se prémunir (jusqu’à un certain point : aucune précaution ne pouvant à cet égard constituer une garantie absolue, comme le montre toute l’histoire des révolutions) contre les conséquences mêmes de la violence qu’elle a besoin de « dé-chaîner » en face de la domination, et d’abord pour l’empêcher de monter elle-même aux extrêmes. Nous trouvons ici une méditation profonde sur la négativité : je dirai même une double « négativité », celle du refus et de la révolte, et celle de l’autolimitation, de ce qu’on appellerait en anglais le restraint (la « modération » ? la « mesure » ?), qui tendrait à « ne jamais permettre à la violence de sortir de son rôle de moyen ». Dans Politique dans la caverne, Terray identifie chez Thucydide une doctrine du katekhein qui « signifie tout à la fois retenir, arrêter, contenir, endiguer », ajoutant que le mot « n’est nullement péjoratif » alors même qu’il s’applique à la façon dont les dirigeants démocratiques « tiennent le peuple en main » (kateikhe to plèthos). Il ne signale pas que ce mot est aussi celui dont Schmitt a fait le cœur de sa théorie tardive de la souveraineté (dans Le Nomos de la terre, en particulier), en l’empruntant à un passage de Saint-Paul : soit qu’il ne l’ait pas connu à l’époque où il rédigeait ce livre, soit qu’il ait voulu dissocier Thucydide d’une signification « théologico-politique », incompatible avec le « silence des dieux » qu’il lui attribue et dont il se revendique lui-même en matière politique. Est-ce possible ? Rien n’est moins sûr. Clausewitz l’avait « déduit » rationnellement de sa thèse de la guerre « continuation de la politique », débouchant sur celle de la « supériorité stratégique de la défensive », et sous-tendue par une conception nationale-populaire de la guerre d’États. Et Rosa Luxemburg, en 1918, juste avant d’être elle-même engloutie par la barbarie, avait désespérément tenté de le faire comprendre à Lénine, qui ne pouvait ou ne voulait l’entendre…

Situation essentiellement tragique. Car « il n’y a pas de troisième voie » (Politique dans la caverne). Il faut la négativité de la révolte, sous toutes ses formes, parce que ce qui est « naturel » (entendons ce qui est toujours déjà là, ce qui est « invétéré », et que les Sophistes traduisaient dans le langage de la nature ou de l’état de nature (Combats avec Méduse), est la domination du fort sur le faible : c’est l’institution de la faiblesse en tant qu’assujettissement « légitime » à la force du fort, qui se dénomme officiellement « ordre » et « justice », en se renforçant du pouvoir de la loi (loi positive, éventuellement augmentée des lois « naturelles », sociologiques et anthropologiques). Frédéric Keck, ici même, a fort bien commenté ce point, en ajoutant aussi qu’aucune force des forts n’est assez grande pour réduire absolument la résistance des faibles, qui se transforme en révolte quand les circonstances le permettent. Mais il faut aussi la négativité de la limite intérieure ou de la mesure, qu’on pourrait appeler la force du faible (faite aussi de ruse, d’intelligence, anticipant les conséquences d’un combat), parce que la « montée aux extrêmes » (Clausewitz), la « démesure » (Protagoras), la « destruction mutuelle des classes en lutte » (Marx, Manifeste communiste) est une virtualité de la pratique comme conflit, dont aucune justice de leur cause ne prémunit les faibles ; avec Frédéric Keck, je souhaiterais ici me référer au commentaire de Kleist (Michael Kohlhaas) proposé par Emmanuel Terray dans Une passion allemande.

La conjonction de ces deux négativités en sens inverse (ou si l’on redoute l’incohérence de cette formule, aux effets inverses), improbable et, comme le dit Terray lui-même, en partie « utopique », constitue le modèle d’Otanès. Il l’introduit à partir du texte d’Hérodote (Histoires, III, 83) où celui-ci a construit la fiction à la fois politique et anthropologique d’un débat sur les régimes politiques en l’attribuant à celui qui, pour les Grecs, est l’autre par excellence (le Perse), en proposant déjà une comparaison avec la conception machiavélienne de la « puissance tribunitienne de la plèbe » et de son rôle dans l’expression contrôlée du désir du peuple. Il y revient dans divers textes, en particulier dans Combats avec Méduse, cette fois à propos de Proudhon et de son antiétatisme égalitaire (CM, 258 sq.). La formule par laquelle le « prince démocrate », Otanès, définit le principe littéralement an-archique de sa politique : « je ne veux ni commander ni être commandé » (oute arkhein oute arkhesthai ethelô) conjoint les deux négativités, en partant de la fin : oute arkhesthai, parce qu’il faut rétablir l’égalité en inversant le rapport de forces ; oute arkhein, parce qu’il faut toujours déjà se prémunir dans la lutte contre la virtualité d’une nouvelle domination qui – comme la « dictature du prolétariat » - résulterait de la révolte (ou de la révolution) elle-même en tant que contre-violence. D’où une généalogie idéale des penseurs de l’égalité comme « stratégie » (ou réflexivité intérieure à la stratégie de lutte contre les dominations). Partie du point d’origine inventé par Hérodote (l’élève des Sophistes et l’ami de Périclès), elle passe par Machiavel et par Proudhon, que Terray malicieusement propose de conjuguer avec Marx et Lénine, débouche aujourd’hui sur certaines thèses de Hardt et Negri (dans Empire) qu’il considère comme des néo-proudhoniens plutôt que comme des marxistes. Je pense qu’il faut leur ajouter Jacques Rancière, dont Terray se déclare souvent proche dans ses interventions orales. Tout cela, bien sûr, n’est pas purement spéculatif ou allégorique : il s’agit d’une thèse politique sur les limites et les dangers de l’utilisation de l’État dans la lutte contre les inégalités et les exclusions, alors même qu’il est impossible de s’en passer, au nom de ce qui serait une « politique pure », purement « participative » ou « an-archique ». On ne sort pas de l’univers du pouvoir. La différence de Terray avec Rancière

(et sans doute avec un Proudhon laissé à lui-même), c’est apparemment que Terray ne croit pas à la dissociation complète entre la « politique » et la « police » (qui relèverait encore du platonisme, ou d’une philosophie du « non-pouvoir »). Il me semble que cela doit être lié d’une façon ou d’une autre à sa prise en compte de l’extrême violence comme abyme intérieur à la politique.

« Troisième Collectif »

Il y a des moments où la double négativité se cristallise dans des initiatives, et même des formes d’organisation, qui constituent aussi des moments de transformation de la pratique politique, et s’accompagnent de l’invention de subjectivités révolutionnaires inédites. Ces moments ne sont pas « miraculeux », au contraire, mais déterminés par des conditions très précises. Sans doute ne sont-ils pas même « rares ». Mais ils sont certainement « fragiles », et donc nécessairement provisoires, destinés à resurgir un jour autrement, ailleurs, plutôt qu’à se répéter à l’identique. Un de ces moments, dont Terray a fait lui-même l’expérience, dont il a été un des acteurs décisifs, même s’il n’en tire aucune vanité, a été le « Troisième Collectif des sans-papiers » qui a fonctionné entre 1996 et 2006 (longueur extraordinaire pour une telle initiative regroupant des « précaires » parmi les précaires, dans les conditions de répression de l’époque) – avec un épisode dramatique : la grève de la faim de l’Eglise Réformée des Batignolles, à laquelle Emmanuel a lui-même pris part, non sans danger, pendant plus d’un mois en 1997. Noblesse oblige. Miriam Ticktin, au cours de ce colloque, vient de présenter une excellente analyse de cette expérience en la comparant avec des expériences américaines : « La question des sans-papiers : perspectives françaises et américaines sur l’anthropologie engagée ». Inévitablement je recouperai ce qu’elle a dit sur plusieurs points. Parmi les animateurs du « Troisième Collectif », figuraient, du côté français, deux chercheurs et militants, membres de la direction nationale de la Ligue des Droits de l’Homme, aujourd’hui prématurément disparus, avec qui Emmanuel entretint d’étroites relations : Elisabeth Allès, sinologue à l’EHESS, et Said Bouziri, directeur de la revue Migrance et président de l’association Génériques.

Il est tentant de jouer ici sur la signification du nom de « Troisième Collectif ». Celui-ci prit cette dénomination parce qu’il existait déjà, à l’époque, deux « collectifs » de sans-papiers en lutte pour la régularisation et le droit de séjour (dont le collectif de « Saint-Bernard », le plus connu et le plus durable). Mais on peut entendre ici également l’idée d’un collectif « du troisième type », c’est-à-dire d’un type ou d’un genre différent (comme Blanchot parle d’un « rapport du troisième genre ») par rapport aux formes de mobilisation entre lesquelles oscille traditionnellement la mobilisation militante, l’un et l’autre susceptibles d’exister à grande ou petite échelle : le genre « pétition », correspondant à des mouvements d’indignation morale plus ou moins massive et durable ; le genre « organisation », traditionnel dans le mouvement ouvrier (mais aussi ailleurs), où il reçoit génériquement le nom de parti (dans la tradition marxiste, la « forme-parti » a elle-même oscillé entre le type du « parti-conscience » et celui du « parti-organisation ») . Le Troisième collectif est « du troisième type » entre collectifs moraux et collectifs organisés, comme le conflit est « du troisième type » entre la « société des individus » (marchande) et la « communauté organique » (nation, confession, etc.). Pour ce troisième type, correspondant au problème fondamental de la politique : celui des « hommes

qui agissent de concert » (La Politique dans la caverne) dans une situation conflictuelle (et même une situation critique) donnée, il n’y a pas de nom simple. On peut dire qu’il s’agit d’une alliance égalitaire qui surmonte l’hétérogénéité des « conditions » de ceux qui la forment, sans l’abolir, c’est-à-dire sans la noyer dans une seule « conscience » de classe ou de groupe, ou dans un « programme » téléologique universalisable. Et pourtant, s’il est vrai qu’elle entreprend de créer (ou de recréer) les conditions de la politique en face d’une contrainte qui tendait au contraire à les réduire ou à les faire disparaître, en transformant localement un rapport de forces déterminé globalement par le marché et par les discriminations impérialistes, cette alliance revêt une signification universaliste, qu’on pourrait dire « intensive ». Ses initiatives ne sont pas seulement des actes de résistance, mais aussi des « actes de citoyenneté ».

Dans son analyse, proposée après-coup, Emmanuel Terray insiste sur trois points principaux :

- Le Troisième Collectif invente une nouvelle pratique internationaliste en instituant la traduction parmi ses membres (en particulier celle des projets d’accords négociés par ses représentants auprès des autorités) comme une pratique obligatoire, mettant à disposition d’immigrés de plusieurs nationalités a priori incommunicables (en l’occurrence, avant tout, des Turcs et des Chinois) les moyens de leur délibération et de leur discussion commune. C’est l’adaptation aux conditions de la mondialisation de très vieilles pratiques qui définissent la démocratie « directe », comme l’agora des Grecs et la palabre des sociétés africaines. La langue et la traduction deviennent des enjeux politiques « de base », au lieu de servir au monopole des experts.

- Le Troisième Collectif définit de façon autonome ses objectifs politiques en fonction des intérêts de ses membres hic et nunc (la régularisation), sans se laisser instrumentaliser par des stratégies hyperboliques (un mouvement général des « sans »), parce qu’il travaille sur la frontière entre l’inclusion et l’exclusion de la « cité » (les sans-papiers sont intégrés par leur travail et leur fonction à la société française, « il ne leur manque qu’un morceau de papier ». Mais dans leur combat (et particulièrement dans la grève de la faim), ils revendiquent au nom de tous les sans-papiers.

- Le Troisième Collectif n’est pas « soutenu » par des militants européens (eux-mêmes rassemblant des soutiens dans la « société civile » : artistes, intellectuels, prêtres et pasteurs). Inversement il n’est pas « encadré » par eux. Mais il réunit à égalité de droits et de devoirs des immigrés avec leurs délégués et des « militants français » qui le « dirigent » ensemble et sont responsables ensemble devant lui, mettant à profit la complémentarité de leurs compétences. Ce point ne peut manquer de frapper, non seulement en raison de la différence avec d’autres collectifs actuels, mais à cause du changement qu’il traduit par comparaison avec les modalités de la solidarité anti-impérialiste en d’autres circonstances (pensons aux « porteurs de valises » à l’époque de la Guerre d’Algérie) : autres temps, autres luttes, autres possibilités.

À ces éléments d’analyse concrète, je prendrai la liberté d’ajouter deux remarques philosophico-politiques. D’abord le Troisième Collectif est un sujet, en tout cas c’est l’expérience d’un mode de subjectivation politique. Ce mode ne transforme pas « le monde », mais il transforme bel et bien une situation, et en ce sens il est révolutionnaire. Mieux : il « transforme la transformation » (comme on avait pu parler de « révolution dans la révolution », à une autre

échelle), en lui inventant des pratiques nouvelles. Il est donc plus qu’un symptôme, celui d’une situation insupportable et de son refus. Il n’incarne pas « le sujet » révolutionnaire, qui d’ailleurs n’existe pas, sauf « hors de la caverne », dans la transcendance. Il y a d’autres sites de domination, de résistance et de renversement de la faiblesse en force. Mais aussi, et l’on retrouve l’idée du « troisième type », le mode de subjectivation qu’illustre le Troisième Collectif échappe aux essentialisations antithétiques issues de la tradition communiste. Les sans-papiers en effet ne sont pas des « nomades absolus », radicalement déterritorialisés, comme l’imaginent Hardt et Negri pour en faire les emblèmes de la « multitude ». Ils ne sont pas non plus le nouveau prolétariat qu’il s’agit de mobiliser à la place des ouvriers d’usine disparus, comme le voulaient à la même époque les anciens maoïstes de « l’Organisation politique » (A. Badiou, S. Lazarus). Ils sont… les « sans-papiers ».

Enfin, deuxième et dernière remarque, la subjectivation militante dont on a ici l’exemple (mais pas le modèle, à reproduire à l’identique) est nécessairement hybride, comme on vient de le voir. Ce fait délibérément assumé et transformé en « force » a une qualité éthique en même temps qu’il reflète une réalité historique, ou plutôt historico-géographique caractéristique de l’époque de la mondialisation. C’est ce que j’appellerai en détournant une autre expression de Terray, ou plutôt en complétant sa signification, la « délocalisation sur place ». Celle-ci est d’abord une stratégie économique et politique employée par le capital pour faire baisser le coût de la valeur de la force de travail, contourner les lois sociales et démanteler les acquis des luttes ouvrières en remplaçant les ouvriers européens par des immigrés africains, asiatiques, sud-américains, surexploitables et terrorisables à merci du fait qu’ils sont « sans droits ». Par sa réflexion sur la façon dont l’histoire transforme et relativise (voire abolit tendanciellement) les distinctions entre « politique extérieure » et « politique intérieure »), ainsi qu’aux transformations du rôle du nomadisme qui conduisent à l’émergence d’un « contre-nomadisme » (nomadisme des travailleurs contre le nomadisme du capital), Terray nous suggère de compléter sa propre formule : la « délocalisation sur place » est un concept applicable non seulement aux stratégies capitalistes, mais à la constitution des résistances et des puissances d’émancipation. « Délocalisation » devient le nom d’un rapport de forces (inhérent à une certaine domination) qui a été, et peut être « renversé » localement. Du moins est-ce la question posée concrètement par ce type de mobilisation et d’engagement collectif. La « délocalisation sur place » serait justement l’une des structures du contemporain, incorporant à la pratique un nouvel égalitarisme et un nouvel internationalisme. Elle permettrait d’esquisser une « cosmo-politique » située après (ou peut-être avant) le « cosmopolitisme », pour qui la frontière (avec l’expérience de son franchissement, de sa contestation) n’est pas seulement une limite externe, mais un différend interne à la politique. À la « topique » se substituent alors, pour analyser et transformer les rapports de forces, une « topographie », une « géographie » et une « géopolitique » des phénomènes de domination, mais toujours reflétées localement, « sur place », là où se rencontrent les acteurs potentiels d’une transformation, où se crée le différentiel des forces.

Le parcours que j’ai essayé d’effectuer à travers la « théorie » et la « pratique » de la politique que nous propose Emmanuel Terray et dont il a fait lui-même l’expérience ne permet certes pas, je le redis, d’énoncer une conclusion systématique. Du moins, tel que je le comprends, pourrait-il illustrer deux idées générales dont la portée critique me paraît grande.

D’abord, une « politique dans la caverne » exclut évidemment toute « politique de la transcendance ». Mais elle ne propose pas pour autant une « politique de l’immanence », au sens d’un renversement terme à terme. Car c’est ce couple même (typiquement « métaphysique ») qui doit être remis en question. Peut-être pourrait-on parler d’une politique de l’émergence, ou de l’invention (ce qui permettrait de préciser l’usage que Terray fait de la catégorie d’espérance). Une telle politique ne peut être que participative (comme l’enquête anthropologique du même nom). Mais elle ne saurait être normative, et a fortiori ne peut-elle être prescriptive, comme le sont trop de politiques idéales.

Ensuite, une politique dans la caverne est certes une politique désenchantée, désacralisée, où les Dieux sont réduits au silence. Pour autant, elle n’est ni cynique ni même sceptique. Son rapport critique à « l’illusion » renvoie au platonisme la charge de la preuve concernant l’illusion des apparences : le platonisme est lui-même une illusion parmi d’autres, plus ou moins utile ou efficace, suivant les circonstances et les usagers. Mais les apparences ne sont, nous l’avons vu, que le tissu même de l’expérience. Or cette expérience est inévitablement tragique. Elle a pour condition un engagement, une prise de parti sinon un « pari ». Elle débouche toujours sur la possibilité de son désastre autant que de sa victoire. C’est pourquoi je proposerais volontiers, en reprenant la formule de Gramsci (qui est censé l’avoir lui-même empruntée à Romain Rolland) dont Emmanuel Terray nous dit qu’elle a pour lui une signification privilégiée, d’en inverser le sens de lecture : « « Je suis pessimiste avec l'intelligence, mais optimiste par la volonté » ne voudrait pas dire qu’il faut essayer de surmonter par un optimisme volontariste le pessimisme inspiré par la connaissance, mais que ce qui vient d’abord, c’est la volonté ou la lutte, avec son optimisme ou son espérance propres, dont le pessimisme de l’intelligence, qui ne l’anéantit jamais, est comme le poids de réalité.

Michel Agier Je vais peut-être passer la parole tout de suite à Emmanuel. Emmanuel Terray Ce n’est pas facile de réagir à chaud après ces interventions dont j’apprécie, entre autres, la teneur amicale. En ce qui concerne ce que nous a dit Jean-Pierre Dozon, il a eu raison de rappeler que, dans une longue carrière militante, la seule fois où j’ai été taxé d’avoir provoqué une révolution, je n’y étais absolument pour rien, ce qui incite un peu à la modestie. Par ailleurs, il a rappelé ce que, personnellement, j’ai vécu comme une période heureuse, c'est-à-dire cette coopération des chercheurs qui se trouvaient en même temps en Côte d’Ivoire, ce qui n’est pas tellement fréquent dans le milieu des anthropologues, du moins à cette période où c’était un peu chacun sur son terrain et pas d’intrusion extérieure. Là, les informations s'échangeaient, les expériences s’échangeaient, et ça a été une période extrêmement précieuse.

En ce qui concerne l’intervention de Miriam Ticktin, d’abord je la remercie de l’extrême pertinence avec laquelle elle a rappelé tout cet épisode. Je n’ai pas tellement de recul sur tout cela et je lui suis reconnaissant d’avoir pris cette position un peu plus distanciée. Par rapport à ce que j'ai évoqué jusqu'à présent du Troisième Collectif, je pourrais ajouter deux points. Le premier point, c’est le fait que dans l'organisation du Troisième Collectif, et en particulier dans l’organisation de sa direction, le problème de la langue a joué un rôle fondamental. Lorsque nous posions un problème en tant que Français, il était traduit aux intéressés - les Chinois en l’occurrence -, et les intéressés se mettaient aussitôt à parler entre eux leur dialecte, plus personne d’entre nous ne comprenait, de sorte que la manipulation était impossible parce que nous ne pouvions pas intervenir dans cette discussion. La conclusion venait ensuite. C’était la même chose pour les Turcs. Aucun d’entre nous ne parlait turc et dès que les Turcs se saisissaient d’une question, ils en discutaient entre eux et nous apportaient ensuite la solution. Cela donnait ces expériences étonnantes d’assemblée générale qui durait trois heures, quatre heures, parce qu’on traduisait en trois langues. Et en même temps la langue instituait une espèce d’instance de liberté qui a été précieuse. Le second point : vous avez parlé de la zone de non-droit dans laquelle la police fait ce qu’elle veut. Je me réfère pour cela à un très beau texte de Walter Benjamin qui s’appelle Critique de la violence. Benjamin montre très bien comment, à partir de cette zone de non-droit, la police est créatrice de droit, et d’un droit qui ratifie le non-droit. Le nombre d’épisodes, depuis le début de cette lutte, au cours desquels des comportements parfaitement illégaux de la police ont ensuite été ratifiés par le législateur et transformés en droit, est considérable, en particulier en matière de contrôle d’identité. La loi a été faite et refaite de telle façon que toutes les pratiques policières se trouvent justifiées par la loi et qu’on ne puisse plus invoquer la loi contre elles et il s’agit là d’un mécanisme tout à fait redoutable. En ce qui concerne l’intervention d’Alain Bertho : je sais que l’un des propos que j’ai tenus a été extrêmement controversé et je comprends pourquoi. J’avais soutenu l’idée que, même si on ne peut pas faire de séparation absolue entre le chercheur et le militant, les deux activités ne sont pas compatibles dans le temps et dans l’espace, c’est-à-dire sur le même lieu et au même moment parce qu’elles sont animées par des logiques différentes. L’activité du militant politique est dominée par la catégorie de l’ami et de l’ennemi, la recherche des alliés par la tentative d’isoler et de détruire l’ennemi, alors que l’activité du chercheur n’est pas dominée par cette logique-là. Les activités du chercheur et du militant peuvent se nourrir l’une de l’autre, mais à distance, elles ne peuvent jamais être confondues. Je suis prêt à accepter que cette obstination avec laquelle j’ai défendu cette idée est peut-être le vestige d’un vieil objectivisme que la nouvelle génération de chercheurs engagés dépassera de façon juste. Je pense aux travaux de Michel Agier qui montrent bien que l’on peut aller plus loin. Effet de génération, donc, peut-être, mais j’ai beaucoup de mal à dépasser ce dualisme et à considérer que les deux activités peuvent être menées de front. Cela se fera après moi sous mon regard admiratif. C’est un premier point. Deuxième point, je reconnais que dans la lutte des sans-papiers, et dans les raisons de l’adhésion que je lui ai apportée, un certain nombre de perspectives étaient empruntées à la

tradition classique. Je me souviens d’analyses qui faisaient en partie écho à ce qu’avait dit Herbert Marcuse en son temps : un mode de production ne disparaît pas par l’effet de sa contradiction spécifique, c'est-à-dire que, pour dire les choses brutalement, le capitalisme n’est pas sorti de la lutte de classes entre les seigneurs et les serfs. Il en est sorti aux marges, et Marcuse avait indiqué qu’il en serait de même du capitalisme. Au fond, la classe ouvrière industrielle, classique, était trop intégrée à l'intérieur du mode de production pour pouvoir le mettre en cause, et que ce serait à partir de ces marges qu’elle sortirait. D’une certaine façon, dans l’aspect « partiellement » exclus des sans-papiers, je retrouvais quelque chose de ce genre. C’était peut-être à partir d’une lutte comme celle-là que l’on pourrait mettre en cause le système global. J’accepte tout à fait les critiques d’Étienne Balibar adressées aux textes de Negri et de Hardt. Mais lire que les sans-papiers, après tout, étaient peut-être l’avant-garde de la transformation qui vient parce qu’ils étaient effectivement distanciés ou détachés par rapport à l’enracinement national, à l’enracinement dans le terroir, découvrir trente-quatre ans après avoir commencé à travailler avec les sans-papiers que, de fait, on travaillait avec l’avant-garde, ça avait quelque chose d’un peu réconfortant. De ce point de vue, c’était des références classiques, de nature à combler un vieux militant comme moi, si je puis dire. Étienne, je te suis infiniment reconnaissant de cette intervention. J’ai dit hier que je n’avais pas le sentiment d’avoir écrit une œuvre au sens propre du terme mais plutôt une série de livres qui répondaient aux occasions ou aux circonstances que j’ai pu rencontrer. Tu as admirablement résumé, avec une rare précision, l’œuvre que j’aurais voulu écrire si j’en avais été capable. J’espère avoir ton texte parce que cela m’aidera beaucoup, même si je ne le publierai pas sous mon nom. J’aurais quantité de points à commenter, à développer. Je m’en tiendrai à deux. Premier problème, c’est celui du communisme et de l’égalité. Il y a un texte de Freud qui m’a toujours profondément impressionné dans ce domaine. Freud dit dans Malaise dans la civilisation : « il est toujours possible d’unir les uns aux autres par les liens de l’amour une plus grande masse d’hommes », première partie de la phrase qui désigne bien cette société de l’égalité et de la fraternité que nous avons entendue par « communisme », et la phrase continue par la formule suivante : « à la seule condition qu’il y en reste d’autres en dehors d’elle pour recevoir les coups. » Formule profondément pessimiste mais profondément vraie aussi. Nous sommes confrontés à ce problème de savoir si le communisme peut se construire sans ennemis, cette absence d’ennemis que désignait Le Connétable Montmorency, après la guerre des Albigeois, quand sur son lit de mort, à l’évêque qui lui demandait : « Est-ce que vous pardonnez à vos ennemis ? », il répondait : « Je ne peux pas, je les ai tous tués. » C’est un problème qui est inéluctablement le nôtre. Le deuxième texte que j’aimerais citer est extrait de la seconde lettre des Provinciales, que j’ai citée dans Combats avec Méduse, quand Pascal évoque la lutte interminable que se livrent la violence et la vérité. Pascal dit que la violence ne peut rien contre la vérité et la vérité survit à

toutes les formes de violence, mais inversement, la vérité ne peut rien contre la violence. La violence est inéluctable parce qu’elle seule peut mettre fin à la violence. Mais avons-nous le droit de poser une différence de nature entre violence et contre-violence ? Je ne le pense pas. Je profite d’avoir la parole pour renouveler ce que j’ai dit hier, à savoir les remerciements que je vous dois à tous, aux organisateurs du colloque et aux intervenants, à tous ceux qui m’ont fait l’amitié de participer à ces deux journées. Ce fut un moment extrêmement heureux pour moi et je vous suis très reconnaissant de me l’avoir procuré.

Emmanuel Terray

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