Sens Magique : une étude sur le phénomène de correspondance couleur-son dans des aphorismes...

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1 Sens Magique : une étude sur le phénomène de correspondance couleur-son dans des aphorismes sélectionnés. Université de Maurice Faculté des Sciences Sociales et Humaines Présenté par : Ian Pascal FRANCOIS ID 1112488 BA (Hons) French Year III 2013-2014 Sous la direction de: Assoc. Prof. Kumari ISSUR Ce mémoire répond à un des critères exigés pour l’obtention du BA (Hons) French Mars 2014

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Sens Magique : une étude sur le phénomène de

correspondance couleur-son dans des aphorismes

sélectionnés.

Université de Maurice

Faculté des Sciences Sociales et Humaines

Présenté par :

Ian Pascal FRANCOIS

ID 1112488

BA (Hons) French Year III

2013-2014

Sous la direction de:

Assoc. Prof. Kumari ISSUR

Ce mémoire répond à un des critères exigés pour l’obtention du BA (Hons) French

Mars 2014

2

Remerciements

D’abord je souhaite remercier le Dr Issur. Je n’y serais pas arrivé sans tous vos précieux

conseils ! Merci de m’avoir fait comprendre que la valeur d’un bon travail réside dans

l’assiduité, la discipline et la rigueur. Que la littérature n’est non seulement envolée

lyrique, territoire des émotions mais aussi l’ouverture aux réalités individuelles et

communes. Merci pour votre pragmatisme qui m’a permis de relativiser mon

raisonnement et ma réflexion : un grand pas vers la maturité. Vous êtes une femme

exceptionnelle ! Merci ! A Sabeena, ma meilleure amie des bancs de l’Université. Tu as

été présente pour moi en tout temps ! Merci pour tes mots, tes encouragements dans

mes moments de doute et de joie. Te connaître et te savoir mon amie m’est un grand

honneur ! Un merci à tous mes enseignants de ces trois années universitaires ! Merci

pour les passionnés que vous êtes ! Merci à ma mère et à ma tante Nathalie pour avoir

cru en moi ! Finalement, je tiens à remercier de tout mon cœur Robert Furlong qui m’a

transmis ce virus chazalien ! Merci pour votre passion !

3

Sommaire

Sens Magique : une étude sur le phénomène de correspondance

couleur/son dans des aphorismes sélectionnés.

Page

Introduction 4

1 Une analyse de forme et de fond 7

1.1 Vers une interprétation-analyse syntaxique et sémantique 8

1.2 Le « sens-magique » structurel ou l’ « aphorismos » magique 9

1.3 La thématisation-classification aphoristique 12

2 L’Ame de la Couleur 15

2.1 Le Symbolisme et Métaphysisme de la couleur 16

2.2 Manifestations et occurrences résiduelles colorées 18

2.3 Le clair-obscur spectral lumineux sens-magicien 20

3 Musique et sonorité résiduelle : l’orchestration chazalienne 23

3.1 L’Inhérence du Son à la Forme 24

3.2 L’ « aphorime » et l’ « aphorythme » 25

3.3 Dualisme sonore et coloré 27

Conclusion 30

Bibliographie 33

Annexe 36

4

INTRODUCTION

5

Malcolm de Chazal, ce poète mythique mauricien, est né en 1902 et est décédé en 1981.

A la fois poète, chroniqueur, philosophe inspiré, peintre et mystique, Chazal a un

chemin de vie qui s’éloigne du commun des mortels. Littérateur dans l’absolu, il écrit

des milliers de pensées et d’aphorismes, des pièces de théâtre et plus de neuf-cent

articles dans la presse locale. Il se fait connaître par ses Pensées qu’il publie en

plusieurs tomes de 1942 à 1945. Toutefois, Chazal est porté vers les plus hautes sphères

de la reconnaissance par son Sens Plastique réédité en 1948 chez Gallimard. Cette

œuvre a été traduite en plusieurs langues à travers le monde. Puis succède La vie filtrée

(1949), Petrusmok (1950), Judas (1953) et La bouche ne s’endort jamais (1976),

œuvres qui ont permis de consolider sa notoriété.

L’ouvrage qui a retenu notre attention dans le cadre de cet exposé est Sens Magique.

Initialement, Sens Magique a d’abord connu une première édition en 1957 à l’île

Maurice chez The Almadinah Printing Press basé à Port-Louis. Ensuite, une seconde

édition à Madagascar en 1958 et une troisième aux Éditions Léo Scheer, France en

2004. Cette œuvre est une suite enfantée de ses pensées sens-plasticiennes. Elle contient

au total sept-cent cinquante cinq aphorismes à géométrie variable. La genèse de son

ouvrage s’inscrit dans une île Maurice qui se construit, qui se pense autonome, qui est

se transforme, se mue comme la chenille appelée à devenir papillon.

Pour ce présent travail, nous avons décidé d’aborder et d’appréhender le phénomène de

correspondance couleur-son. Pourquoi ce choix ? A la lecture de l’œuvre, nous avons

identifié plus de cent dix-sept occurrences liées à ce phénomène. Cette thématique est à

la fois complexe mais originale. Par la suite, de ce répertoire, nous avons sélectionné les

aphorismes qui s’associent explicitement à ce que nous voulons étudier, décortiquer et

déchiffrer. La première difficulté qui s’est alors posée à nous relève de la méthodologie

à observer. Il nous a été complexe de nous référer à un modèle pré-défini en raison de

ressources limitées : ouvrages critiques, travaux, etc…

En effectuant nos recherches, nous avons opté pour une approche pluridisciplinaire qui

se situe à la croisée de la narratologie, de la peinture et de la musique. Ces dits

domaines nous ont apporté un éclairage considérable dans notre démarche.

6

De ce fait, notre exposé s’articulera sur trois principaux mouvements. Initialement, nous

tenterons une analyse structurelle et sémantique qui nous permettra une meilleure

compréhension de la poétique sens-magicienne. Puis, à travers l’étude symbolique, nous

serons amenés à saisir la valeur intrinsèque liée aux occurrences colorées. Finalement

avec l’aide des apports musicologiques et rythmiques ; nous pourrons nous orienter vers

une tentative de déchiffrage de la sonorité latente et résiduelle qui caractérise l’écriture

aphoristique chazalienne.

7

PREMIERE PARTIE

Sens Magique : une poétique de forme et de fond

8

1.1 Vers une interprétation-analyse syntaxique et sémantique.

Sens Magique, un bien étonnant titre qui mêle mystère et magie. La particularité

première de cet ouvrage, c’est « l’adoption d’une forme versifiée […] de type haïku »1

où il y a manipulation dans la disposition des mots, mots qui tordent le cou aux

conventions poétiques. Cependant, que nous confère ce titre énigmatique ? Tentons une

interprétation.

Ce qui nous frappe en premier lieu, c’est le terme ‘Sens’ qui selon le Larousse est « une

aptitude à connaître, à apprécier quelque chose de façon immédiate et intuitive » ou « ce

que quelque chose signifie, un symbole. » Ces acceptions nous renseignent précisément

sur la nature de l’œuvre. ‘Sens’ peut alors être associé aux capacités sensorielles de

l’Homme et par extension à la sensualité. Nous pouvons aussi rattacher ce terme clé à

une direction, un mouvement, une finalité mais aussi à une valeur. Sens Magique est

bien l’amalgame de toutes ces définitions pour des raisons précises qui seront

progressivement développées.

En second lieu, vient le terme ‘Magique’ qui ne peut qu’être relatif à la magie, aux

effets extraordinaires qui, d’une manière surprenante, sortent du rationnel. Pouvons-

nous alors dire que cette œuvre serait ‘magique’ ? Bien évidemment, la juxtaposition de

ces deux termes donne accès à une profusion d’interprétations possibles. Toutefois, à la

lecture des aphorismes2 sélectionnés, nous comprenons que Chazal nous expose

initialement aux sens (vue, odorat, audition, toucher, goût) puis par un savant

glissement sémantique nous entraîne vers la sensualité érotique de l’Homme et de la

Nature. Subrepticement, il nous transmet le sens3 profond de l’existence de la Vie

terrestre et cosmique, d’une vérité immuable4.

1 LAPREVOTTE, Hélène, Du spirituel dans l’art verbal à la lumière d’un verbe-fée, Thèse, Université de

Paris IV Sorbonne, 1998.

N.B : Le haïku est une forme poétique très codifiée d’origine japonaise. De forme très brève, elle vise à

exprimer l’évanescence des choses. 2 Du latin ‘aphorismus’ et du grec ‘aphoris mos’, l’aphoris me est une formule brève qui résume l’essentiel

d’une pensée, d’un principe d’une situation sous un aspect singulier. Source : Dictionnaire Larousse. 3 Ensemble d’idées.

4 Le poète nous démontre le lien intrinsèque qui se trouve dans toutes manifestations vitales et cosmiques.

9

Le poète confia en 1957 dans Advance, un journal local, « Dans Sens Magique, je me

suis dépassé, je me suis trouvé. […] Tout événement miraculeux, qui vient dans notre

vie, défie l’analyse. Sens Magique est de ceux- là. J’ai consulté mon cœur. »5 Son œuvre

dépasse toute notion d’entendement. Chazal nous parle d’une poétique qui relève du

‘miraculeux’. Sens Magique est une poétique qui vient de l’âme où l’essence de

l’inspiration est y puisée, extirpée et ce en symbiose avec l’Univers. Cet ouvrage

combine l’imagerie à la profondeur philosophique de la pensée, où l’innocence du verbe

côtoie la vigueur, la brutalité de l’Existence. Ce qui a pour effet de mener le lecteur à

l’humanisation6 des sens.

Chazal fait de son œuvre une bible, une sainte écriture des Couleurs et des Sons. Par la

magie du verbe, des images et des correspondances il anime, donne vie à tout ce qui

constitue l’univers terrestre et cosmique. Voilà tout le sens magique de la poétique

chazalienne. Comme nous le démontre ce présent aphorisme où nous percevons la

fulgurance de cette vivisection intellectuelle qui laisse éclater l’esthétique de sa

poétique.

« Le feu

Prit feu

Et devint

Un incendie

De couleurs »7

1.2 Le « sens-magique » structurel ou l’ « aphorismos » magique.

L’agencement des cent dix-sept aphorismes sélectionnés de Sens Magique laisse

transparaître une spécificité marquante. Tous les aphorismes se détachent visiblement.

Nous y observons des paramètres aléatoires, c’est-à-dire, des variations dans les vers

allant des cinq à dix lignes et d’une redondance de figures de style. Au premier abord il

nous faudrait comprendre les deux types de figures de rhétorique existantes. Nous

5 DE CHAZAL Malco lm, Comment j’ai écrit Sens Magique, Advance, 24 août 1957.

6 Voir sous-partie 1.3 pour la défin ition.

7 DXXXIII, Sens Magique, p. 189.

10

identifions la figure ‘in praesentia’ et la figure ‘in absentia’ ; l’une étant explicitement

désignée et l’autre plus implicite. Chazal use d’une rhétorique déroutante, car il joue

avec les conventions. Dans cet aphorisme :

« Le mauve

Est

Le chaud-froid. »8

Nous avons affaire à une métaphore qui a aussi pour effet de correspondance. Nous

savons que mélanger le rouge au bleu permet d’obtenir du mauve 9. D’ailleurs, si nous

portons attention à l’assertion « EST Le chaud-froid », nous partons sur l’analogie que

le rouge est synonyme de chaleur et le bleu de froideur ; du moins dans la symbolique10

qui est attribuée à ces dites couleurs. Donc, il faut faire un rapprochement entre ce qui

est explicite de ce qui ne l’est pas pour parvenir à une interprétation.

Contrairement à :

« Le diamant

Mal taillé

Pleure

Des larmes

De couleurs. »11

Ici, le poète procède à un anthropomorphisme12. Il donne au diamant la capacité de

pleurer « des larmes », propriété d’une nature vivante.

Autre phénomène marquant, c’est la rupture temporelle qui apporte une consistance

nouvelle à la poétique chazalienne. Chazal, en démiurge, joue avec la rhétorique du

temps. Leroi-Gourban définit la notion du temps comme étant « le fait humain par

8 XLVIII, Sens Magique, p. 26.

9 En peinture, quand le rouge est mélangé au bleu la résultante est le mauve.

10 Selon le système de pensée occidentale, le rouge est perçu comme source de chaleur et le b leu de fro ideur.

11 LXX, ibid , p. 32.

12 Attribution de sentiments humains. Dans ce cas, il est question de figures de style.

11

excellence. »13 L’emploi du passé-simple, de l’imparfait qui côtoie le présent permet à

Chazal d’opérer des manipulations sur la dimension et sur son ordre. Il transforme notre

représentation de la durée selon une rhétorique qui lui est propre. Il fait usage de ce que

le Groupe µ14

qualifie de « temps chaotique. »15 Cela a pour résultante le refus de situer

dans le temps un évènement causant ainsi une confusion chez le lecteur.

« Le bruit

Se croqua

Et

Laissa

Ses dents

Dans les

Touches

Du piano. »16

Ici, les isotopies se succèdent mais n’ont pas de relation explicite entre elles. Nous

notons aussi l’emploi du passé simple qui présente l’action comme révolue. Ce qui ne

nous permet guère de nous situer dans le temps.

En sus, l’utilisation du présent omnitemporel17 indique la contemporanéité de

l’évènement et énonce « des vérités éternelles ou soi-disant telles. »18 Par exemple,

« La lumière a

Pour

Cache-sexe

L’ombre. »19

13

Groupe µ, Rhétorique de la poésie, Ed itions du Seuil, 1990, p. 148. 14

Centres d’études poétiques, Université de Liège. 15

Temps qui est opposé de tout ordre, qu’il soit progressif ou répétitif, linéaire ou cyclique. 16

DVII, Sens Magique, p. 180. 17

C’est le présent où le moment de référence est illimité et perpétuel. Notion d’E. Benveniste dans Problèmes

de linguistique générale, Paris, Gallimard, vol. II. 18

FIORIN J.L, Temps :Entre la langue et le discours, Université de Sao Paulo. 19

CCCXXII, ibid., p. 114.

12

Ici, Chazal poétiquement nous fait comprendre la dualité entre l’ombre et la lumière

comme étant actuelle et perpétuelle.

Sens Magique nous confronte également à un véritable jeu diégétique. L’alternance

diégétique20 terrestre et cosmique marque l’écriture aphoristique. Il y a une sorte

d’élévation et de descente. Le terrestre est appelé à s’élever. Le cosmique coordonne

toute cette orchestration. Nous comprenons que l’Anthropos21 est en symbiose avec le

Cosmos. Cette incursion n’est pas anodine. Le terrestre est placé dans le cosmos qui à

son tour influe sur le terrestre.

« L’arc-en-ciel ?

Le collier

Qui cherche

Son cou. »22

1.3 La thématisation-classification aphorismique.

Les aphorismes sens magiciens sont particulièrement marqués par des thématiques

redondantes quasi-obsessionnelles. Nous notons un retour fréquent de mots se référant

aux Sens23, à la Nature et à la Volupté. De ce fait, nous pouvons procéder à un

recoupement afin de comprendre le pourquoi de cette constance qui jalonne cette

œuvre. Le thème-support Nature est un élément primordial, se manifestant en vingt-cinq

occurrences implicites ou explicites. Omniprésente, e lle est aussi associée à la Volupté

et au Sens comme suit :

« Les petits oiseaux

Apprennent

Le solfège

Avec les couleurs

Du printemps. »24

20

La diégèse est l’univers spatio-temporel désigné par le récit. 21

L’anthropos est un terme qui vient lat in et qui signifie ‘être humain’ ou génériquement un ‘indiv idu’. 22

Dans le Christianisme, l’arc -en-ciel est symbole d’alliance entre Dieu et l’Homme. En cherchant ‘son cou’,

serait-il question de quête d’un instrument de paix ; ou tout simplement s’agirait-il d ’une forme de volupté

inscrite dans la Nature ? 23

Sensoriel et sensuel. 24

DLXVI, Sens Magique, p. 200.

13

Dans ces vers, Chazal fait l’éloge d’une Nature harmonieuse. Solfège 25 de chants,

savant brassage d’image et de son qui provoque un sentiment de légèreté. Encore cette

Nature peut être créatrice de vie et de mort.

« Le deuil

Dans la Nature

Se porte

En gris. »26

Le poète inaugure une sorte de panthéisme exacerbé en rendant hommage à la Nature.

Implicitement, il insère sa notion de l’humanisation27 où il donne vie, crée, attribue un

substrat à ce que nous considérons comme inerte, sans essence. Son humanisation

« n’est pas un compromis »28, elle glorifie l’Homme.

« La pierre

Eut mal

Aux os

On la

Martelait. »29

Il attribue la capacité de sensation. La pierre ressent la douleur. Cette sensibilisation de

l’inerte nous amène à déposer un autre regard sur ce qui nous entoure. Les éléments de

la Nature prennent vie.

En ce qui concerne la Volupté, elle est au centre de dix-sept occurrences. Ce thème-

support n’est non seulement jouissance intellectuelle mais aussi plaisir des sens.

Notamment, Volupté rime avec un certain érotisme, une sensualité prétexte à sensation

inscrite dans la Nature : le vent, la vague. Cet accroissement est lié à l’extase qui est

représentée par une tension au niveau syntaxique et sémantique.

25

La pratique du chant ou d'un instrument. 26

CLXVI, Sens Magique, p. 63. 27

L’humanisation chez Chazal est l’attribution de la v ie à l’objet inerte. Cette philosophie vise à doter d’une

conscience à tout objet ou élément: meuble, chaise, pierre, fleurs, entre autres. 28

DE CHAZAL Malco lm, L’engagement, Advance, 1970. 29

DCXIV, Sens Magique, p.216.

14

« L’on dansait

Soudain

La femme

Se sentit

Nue de son linge

D’un seul coup

Elle sut

Qu’elle était aimée. »30

Cet aphorisme marque bien l’ascension érotique. D’abord, la danse puis la main du

partenaire qui frôle la femme, fait glisser ses mains tout le long du corps pour enfin la

rendre nue. Il y a là tension jusqu’à ce que la femme comprenne qu’elle est désirée,

voulue et aimée. Nous soulignons l’extrême érotisme présent.

La thématique Sens a aussi un rôle déterminant dans l’ensemble des aphorismes

sélectionnés. Sens nous renvoie au titre même et peut être décliné en sens relatif au

sensoriel et à la sensualité. Les sens sensoriels contribuent grandement dans la quête

altière de sensation et de valeur symbolique.

« Le blanc

Est le masseur

Universel. »31

En évoquant le massage, il est question de main donc par extension du toucher. Le

blanc qui est mélangé, masse et dilue toutes les autres couleurs32. Chazal humanise cette

couleur en lui conférant ce potentiel. Le Sens évoque la création de la vie, l’harmonie

terrestre et cosmique. Le poète inscrit profondément cet élément dans sa cosmogonie

poétique. Subséquemment, nous parvenons à comprendre que Nature, Volupté et Sens

entretiennent un véritable rapport de cohésion et de cohérence ; étant interdépendants

les uns des autres. Nature, Volupté et Sens portent Sens Magique vers les hautes sphères

de la pensée chazalienne.

30

XXII, Sens Magique, p. 15. 31

CXXXIX, Sens Magique, p. 55. 32

En peinture, le blanc est la couleur qu i permet de nuancer les autres couleurs.

15

DEUXIEME PARTIE

L’Âme de la Couleur

16

2.1 Le Symbolisme et Métaphysisme de la couleur.

Les couleurs33 sont omniprésentes autour de nous, elles sont inscrites dans la Nature,

dans le Cosmos. Newton34 en 1704 a dit que « La couleur est en nous. »35 . Chazal dans

Sens Magique soutient que :

« Les couleurs

Sont les Consistances

Principielles. »36

Nous voyons que la couleur est sujette à diverses acceptions. Il en résulte que personne

ne peut être sûr de voir les couleurs comme les voit son prochain. Dans cette partie nous

nous référerons à la perception occidentale pour soutenir notre démarche

d’interprétation.

Les philosophes pensent que la couleur le reflet d’un état d’âme, d’un sentiment. Elle

serait à la source même de toute vie. Par cet état de fait, la couleur acquiert une véritable

valeur symbolique ; une symbolique qui toutefois varie selon les pays, les cultures et les

époques. La couleur revêt donc des significations particulières.

Avant d’élaborer l’aspect symbolique, intéressons-nous au cercle chromatique37 comme

suit :

33

Le mot « couleur » v ient du latin celare, « cacher » : la couleur recouvre et occulte la réalité de choses. Elle

est une sensation. Source : DE GRIVRY., A et CHARNAY, Y., 2011 Comment regarder les couleurs dans

la peinture. Paris : Edit ion Hazan. p. 10. 34

Physicien et mathémat icien anglais. 35

Newton cité par Johann. W. Von Goethe dans Traité de la Couleur, 1810. 36

CCCLXVI, Sens Magique, p. 129. 37

Un cercle chromat ique est une roue sur laquelle se positionnent des couleurs différentes, correspondant aux

trois degrés de base de l'univers chromatique : primaire, secondaire et tertiaire. Source : Manuel de la

couleur, Paris : Ed itions Solar. p. 65.

17

Il se décompose en couleurs primaires (rouge, bleu et jaune), en couleurs secondaires

(vert, orange et violet), en couleurs tertiaires38 (vermillon, ocre, turquoise) et pour finir

en couleurs complémentaires39 (rouge orangé, bleu mordoré).

Ce cercle selon Newton imprègne notre civilisation toute entière, indépendamment de

nos origines, valeurs et croyances. Notre société est totalement influencée par cette

prédominance colorée. Toutes ces nuances teintées s’avèrent indispensables, car

considérées comme un moyen de communication, d’expression qui permet de

transmettre, de délivrer un message40. Dans l’écriture des ses aphorismes, Chazal prend

grand soin de faire usage de cette vaste palette chromatique. Avec l’utilisation d’une

couleur précise, il nous invite non seulement à visualiser sa poésie mais à décoder le

sens profond qui y est rattaché. S’agirait- il alors que les couleurs employées en un

contexte soient des déterminants du mouvement et du sens ?

Dans son Traité des couleurs écrit en 1810, J. Wolfgang Von Goethe41 oriente la notion

de la couleur sur l’expérience sensorielle. Il est d’avis que la couleur permet le regard

sur le monde. Elle est révélatrice à la fois du monde intérieur et extérieur. Chazal

abonde en ce sens, ce qui lui permet de donner une consistance magique voire quasi

métaphysique à la couleur. Il mêle l’intensité des couleurs à l’érotisme, à la quiétude du

songe, à la douceur. Il met l’âme humaine en vibration en harmonisant les couleurs et

laisse songeur son lecteur face à l’infini des nuances qui en découle.

Pour reprendre Goethe42, ce dernier considère que la couleur est allégorique et

mystique. A travers les différentes nuances colorées, il établit le fait qu’il existe une

hiérarchisation de la couleur. La couleur froide43 peut être mise en relation avec ce qui

relève du terrestre et la couleur chaude44 avec le divin. Pour résumer sa thèse, plus une

38

Couleurs obtenues par le mélange d’une couleur primaire et secondaire. op. cit. , p. 48-49. 39

Couleur s’opposant l’une à l’autre sur le cercle chromatique. Quand elles (couleurs) sont mélangées, elles

créent une nouvelle couleur. op. cit. , p. 49. 40

Par exemple, le rouge des feux de signalisation indique une mise en garde. De ce fait, la couleur trans met

un message. 41

Grand philosophe et poète allemand. 42

VON GOETHE, Johann.W., op.cit. , p. 185. 43

Ces couleurs expriment le manque de lumière, la nuit . Source : Manuel de la couleur, p. 82. 44

Ces couleurs évoquent la lumière et la p roximité. Elles suggèrent la force en donnant l’impression de

chaleur et de pesanteur. p. 83.

18

couleur se fait sombre celle-ci se rapproche du terrestre, et plus elle est vive celle-ci

monte dans les plus hautes sphères45.

C’est ce dont nous traiterons dans la partie suivante. Nous verrons comment Malcolm

de Chazal en poète de la couleur transporte son lecteur dans l’univers magique des

couleurs. « Chaque couleur […] se révèle à la conscience comme exprimant un

dynamisme…»46

2.2 Manifestations et occurrences résiduelles colorées.

En parcourant les aphorismes sélectionnés, nous avons pu établir qu’il y a un total de

quatre-vingt-deux occurrences de couleurs explicites et implicites. De ce répertoire,

nous percevons que certaines couleurs reviennent de manière constante voire

obsessionnelle. Cependant, nous relevons que cette récurrence est marquée par un

contexte qui la conditionne préalablement. Cela amène à une interprétation dépendante

et corrélée qui ne découle que d’un rapport de cohésion et de cohérence avec les autres

unités constituantes de l’ensemble.

Lors de notre analyse, nous sommes arrivé à isoler les dites occurrences colorées. Ces

dernières sont : le rouge, le bleu, le jaune, le vert, le violet (souvent décliné en

mauve), le noir, le blanc et le gris. La fréquence à laquelle nous retrouvons ces

couleurs est très élevée soit au minimum à cinq reprises pour chacune d’entre elles.

Cela doit incontestablement conférer une valeur significative bien précise. Prenons à

présent appui sur quelques exemples qui nous permettrons de mieux comprendre ce s

manifestations.

Dans la pensée occidentale le bleu est généralement associé aux sensations de froid, de

quiétude ou encore de distance. C’est ce que nous apercevons chez Chazal dans :

45

Goethe établit un ensemble complet d’oppositions, en définissant le bleu comme « froid » et le jaune

comme « chaud ». Le bleu selon lui est proche de l’ombre et le jaune proche de la lumière. Quand il nous

parle de froid et de chaud, il oriente sa notion sur l’élévation. Ombre = terrestre, lumineux = div in. Source :

DE GRIVRY., A et CHARNAY, Y., 2011. Comment regarder les couleurs dans la peinture. Paris : Edit ion

Hazan. p. 18. 46

PECOUT Noël, Une métaphysique de la couleur. Le Monde, 23 octobre 2009.

19

« Une cloche

Aux sons bleus

Sonnerait le glas

Mais appellerait

Des ailes

D’anges. »47

Là, le bleu qui est associé ‘aux sons’ nous renvoie à une sorte calme. Le ‘glas’ lui

renvoyant à la mort, à une sonorité grave est nuancé par ‘les sons bleus’ qui donnent

une toute autre teneur, une texture éthérée à cette même sonorité de mort. En ponctua nt

avec les ‘ailes d’anges’, Chazal inaugure une sérénité de l’immatérialité comme si il a

une sorte d’élévation. Puis avec son :

« Le gris

Est la robe

De la nuit. »48

Le poète nuance avec une couleur beaucoup plus froide voire terne. Ce ‘gris’ symbolise

la tristesse de la nuit, l’obscurité, l’absence de couleurs qui est propre à la nuit.

Néanmoins, dans un style suave, il féminise la nuit en lui attribuant une robe, robe qui

se fait de gris. Elle prend valeur de femme. Cette féminisation vient tempérer la

monotonie qui découle de cette teinte. La nuit prend alors une forme attirante, délicate.

La couleur, rappelons le, exprime une émotion. Chazal en poète du verbe et de la teinte

confère à la couleur la capacité de s’émouvoir, d’être sensible. Il l’humanise.

« Le blanc

Est la manière

47

LVI, Sens Magique, p. 28. 48

LXVII, Ibid., p. 31.

20

Des couleurs

De faire voir

Leurs émotions.

Le rouge

Rougit

Dans le rose. »49

Comme mentionné plus tôt50 le blanc chez Chazal n’a non seulement la capacité de

nuancer les couleurs mais aussi celle de « faire voir les émotions. » Ainsi, le blanc est

agent facilitateur dans l’expression des émotions.

Les couleurs se transforment, mutent, commutent. Le poète p lace la couleur à notre

hauteur ; il la met en symbiose avec l’Homme. Chazal use et abuse des nuances. Il joue

avec la vivacité des couleurs pour nous transmettre l’idéal, un idéal physique et

métaphysique. Avec la gravité des teintes sombres, il nous révè le la nature de notre

humanité. Il nous transmet les ‘couleurs- fées.’51

2.3 Le clair-obscur spectral lumineux sens-magicien.

La source de toute couleur se trouve dans la lumière52. La lumière est constituée de

différentes longueurs d’onde correspondant à une couleur. Chazal dans Sens Magique

associe lumière à obscurité et vice versa. Selon Goethe, lumière et obscurité, lumineux

et obscur sont les fondements même de l’existence des choses53. La lumière prend chez

Chazal une dimension intéressante, elle est matérielle, immatérielle que spirituelle.

49

CXLIII, Sens Magique, p. 56. 50

Voir note 32. 51

Couleur juxtaposée à fée retranscrit le caractère féérique voire magique que Chazal voit en la couleur. 52

La lumière est une forme d’énergie. Elle est composée de particules, les photons, qui bougent dans l’espace

sous forme d’ondes. DE GRIVRY., A et CHARNAY, Y., 2011. Op. cit. , p.8. 53

Goethe cité par SEKINGER, J.-C., Contribution au Traité des couleurs de J.W. von Goethe , 2007.

21

« Quand le jaune

Eut bu

Le bleu

Il eut soif

Du rouge

Car il était devenu

Vert

Seule par la lumière

Cessera ta soif. »54

Nous notons la gradation dans la tonalité colorée. Le jaune qui est vif à caractère

rayonnant, couleur de la puissance, devient plus sombre en virant au bleu puis au vert. Il

y a régression55. Le poète déclare en fin de vers que « seule […] la lumière cessera ta

soif. » Ces mots ont une résonnance mystérieuse quasi mystique. La ‘lumière’ devient

source d’apaisement.

Chazal utilise dans son écriture colorée une technique particulière de la peinture : le

clair-obscur56. Cette notion s’applique à son écriture poétique. Chazal fournit à son

œuvre une tonalité beaucoup plus réaliste mêlant mystère incarné à vérité profonde et

immuable. Le poète nous apporte la lumière sur des manifestations inscrites dans

l’ordre cosmique et les poétise en y incorporant toute la dimension visuelle. L’ombre,

pour sa part, n’est pas seulement perçue comme un opposé de la lumière. Elle devient

un refuge.

54

XXXI, Sens Magique, p.19 55

Goethe dans son Traité de la couleur hiérarchise la couleur : le jaune = chaud, bleu = fro id et vert = encore

plus froid. 56

Le clair-obscur est une notion-clé dans la technique de la peinture mêlant un subtil jeu de lumière nuancé

qui provoque un effet d’obscurité et de luminosité épars sur un tableau. A l’orig ine, dans l’Italie du XVIe

siècle, il désigne une variation monochromatique fondée sur l’alternance subtile de blanc et de noir. Source :

DE GRIVRY., A et CHARNAY, Y., 2011 Comment regarder les couleurs dans la peinture. Paris : Edition

Hazan. p. 158.

22

« La lumière

Avait retourné

Sa chemise

Il faisait

Noir. »57

La lumière qui représente la Vie n’est pas éternelle. C’est la réalité immuable des

choses qui sont. Il y a un temps pour tout, un temps en tout. Ici, Chazal fait allusion au

jour, explosion de couleurs, et à la nuit, absence de couleurs. Il faut y voir là un temps

de régénérescence où l’expérience du noir nourrit la couleur (la Vie) afin qu’elle puisse

briller et exploser dans son infini beauté au noir évanescent. Chazal, par le savant

contraste des couleurs claires et sombres, dans cette peinture du monde ; nous transporte

dans « l’espace où intervient puissamment la couleur. »58 , couleur qui harmonise

l’Humanité. Il décrit le monde qui l’entoure grâce par des ekphrasies59.

57

CCCCLXXIX, Sens Magique, p. 169. 58

Déclaration de L.S. Senghor lors de l’exposition du poète-peintre au Dakar. Source : SENGHOR. L.S.,

Malcolm de Chazal ou « Le Retour aux Sources ». Le Mauricien, 05 décembre 1973. 59

Vient du terme « ekphrasis » qui signifie « faire comprendre, expliquer jusqu’au bout » et désigne la

description d’un objet, d’une notion. L’ekphrasis est un morceau de virtuosité, un défi rhétorique et permet la

visualisation d’image. Source : MAURISSON, Charlotte, 2006, Ecrire sur la peinture, Ed itions Gallimard,

Paris.

23

TROISIÈME PARTIE

Musique et sonorité résiduelle : l’orchestration chazalienne.

24

3.1 L’Inhérence du Son à la Forme.

Il n’y a « pas de poésie sans qu’un être soit totalement présent dans chacune des cellules

phoniques, rythmiques, et silencieuses de son verbe. »60

La poésie obéit à des conventions spécifiques telles la versification ; longueur des vers, la

qualité des rimes, la disposition des strophes, entre autres mais aussi à la musicalité interne

qui lui est indissociable. En poésie, le lecteur a pour tâche de saisir le langage poétique

« jusque dans les moindres fibres de la substance qui engage la totalité du sens. »61 Cette

affirmation nous permet d’exprimer que le son est intrinsèque à la forme dans la poésie.

Comme le disait Chazal : « La forme […] a une corrélation avec le son. »62 Le son est la

base constituante de la forme, ce qui lui procure consistance et texture mais aussi de la

couleur. J.-Philippe Rameau63 employait la notion de « corps sonore »64 qu’il associait à la

vibration constituante d’une note de musique. Ce « corps sonore » vibrant provoque, selon

lui, des émotions ou des sentiments.

Nous pouvons appliquer cette même notion à la poésie, car chaque mot employé, chaque

terme utilisé ne relève pas de l’anodin. Le poète orchestre la mise en mots. La corrélation

des mots entre eux donne une cadence, un rythme, une sonorité aux vers. Un rapprochement

entre son à forme et forme à son est indéniable. Par ailleurs, nous identifions deux niveaux

de la manifestation sonore dans un poème ou dans le présent cas, un aphorisme. Le son peut

se manifester sur le plan : (i) syntaxique (explicite) et (ii) sémantique (implicite). La syntaxe

d’une strophe peut nous aider à dégager une tonalité, une ligne mélodiq ue qui laisse

entendre une musicalité.

« L’ombre

Est l’écho

60

Luciano Berio cité par FINCK Michèle, Poésie et poétique du Son en littérature comparée : pour une

audiocritique, Université de Strasbourg. 61

FINCK Michèle, ibid. p. 2. 62

DE CHAZAL Malco lm, ju in 1950. L’Âme de la Musique. Port-Louis : The Mauritius Printing Ltd. p. 30. 63

Grand musicien du baroque français. 64

J. Philippe Rameau cité par LONGRE Jean-Pierre, Musique et Littérature, 1994. Paris : Edit ions Bertrand-

Lacoste. p. 29.

25

De la lumière. »65

Ici, l’ombre qui est tout à fait immatérielle prend une consistance, une forme. Nous

pouvons entendre une résonnance amplifiée. En disant que « l’ombre est l’écho »,

Chazal nous permet d’associer une émission acoustique à cette « ombre » grâce au mot

« écho » qui vient contaminer l’ensemble du vers. Par effet de correspondance, nous

pouvons croire que « l’ombre » émet bien un son. En ce qui concerne la sémantique,

cette dernière réside dans le ou les termes employés qui composent la strophe. Par effet

de contagion et par analogie, nous pouvons déceler une résultante acoustique.

« La machine

A toujours

Peur de son cri. »66

Dans cet aphorisme, il nous faut saisir le sens du mot ‘cri’ pour comprendre qu’il s’agit

de bruit que fait la machine en opération. Chazal compare le bruit de la machine à un

cri. Cela ne renvoie guère à une réalité factuelle. En y associant un son vivant, il

humanise la machine. De cette volonté esthétique, Chazal, assimile forme à son et vice

versa. De cela naît une vraie poétique sonore.

3.2 L’ « aphorime » et l’ « aphorythme ».

Nombre de poètes ont tenté d’intégrer de l’harmonie dans les vers, de la musique dans

le phrasé. Cette musique, sonorité résiduelle, nous pouvons la retrouver chez les grands

poètes tels Baudelaire ou encore Rimbaud. Pour André Breton67, le poète, doit d’abord

être un auditif, détenir cette ‘conscience acoustique’68 qui se trouve dans le rythme et la

rime ; qui sont des unités constituantes du vers.

65

CLX, Sens Magique, p. 62. 66

CXCVIII, ibid., p. 73. 67

Poète et écrivain français. Connu pour être le père fondateur du Surréalis me. 68

Terme emprunté à Luciano Berio cité par FINCK Michèle, Poésie et poétique du Son en littérature

comparée : pour une audiocritique, Université de Strasbourg.

26

Originellement, la rime observe une règle précise en ce qui concerne la disposition. Elle

peut être embrassée, plate, croisée, etc… Dans l’œuvre de Malcolm de Chazal, nous

notons qu’il n’y a pas respect de ces conventions établies, ce qui ne nous permet pas de

dire qu’il s’agit bien de poésie conventionnelle. Prenons en exemple cet aphorisme :

« La fougère

Lissa

Les cheveux

Du vent

Qui la peignaient. »69

Il n’y a aucune rime apparente qui puisse correspondre à ce qui est établi. Il y a

multiplicité de rimes qui laisse penser à un foisonnement de sonorités. Ce phénomène

est récurrent dans toute l’intégralité de l’ouvrage. Nous appellerons cela : ‘l’aphorime’.

Chazal impose son style et nous démontre qu’il nous faut aller au-delà de ce qui est

établi. La véritable richesse du son n’est pas dans une mélodie morne et obstinée mais

dans une profusion sonore qui célèbre la Vie, la Nature et l’Existence.

Outre la rime, la rythmique70 vient apporter aux aphorismes une cadence tantôt lente et

langoureuse tantôt rapide et excitante. Chez le poète compositeur, musicien de la

versification, le rythme est à la fo is physique, auditif et visuel. L’aphorisme qui incarne

la notion du rythme visuel et auditif :

« La roche

Se cassa

En deux

Pour connaître

69

CCCXVII, Sens Magique, p. 113. 70

Succession et alternance de valeurs brèves et longues, faib les et fortes, sonores et silencieuses.

27

Son cri. »71

Nous présupposons qu’il y a une accélération puis une décélération qui mène à la

rupture nette de la « roche ». Pour que la roche se casse, il doit y avoir un mouvement

rapide soit de haut en bas ou par un médium qui vient causer la rupture, un coup de

massue par exemple. Le ‘cri’ final nous permet de deviner la force de fracas. Par

ailleurs, le rythme aussi contribue à la une musicalité des vers. Nous abondons dans le

sens qu’il existe des sonorités syntaxiques. Ces sonorités se manifestent souvent lors

d’une redondance de phonèmes

« Le bleu

S’avançait

Sur les mers

Se servant

De l’eau

Comme balancier. »72

Ici, le rythme se fait comme le balancier se laissant porter par l’eau’. La sifflante ‘s’est

redondante ce qui provoque une sensation de vitesse comme si le « bleu » fendait la

mer.

3.3 Dualisme sonore et coloré.

Au cours de notre lecture, nous avons constaté comment Chazal use de la technique des

correspondances73 avec génie. D’ailleurs, le poète traite de ce phénomène dans son livre

71

DXXXIV, Sens Magique, p. 189. 72

DCLVIII, Ibid. , p. 231. 73

Les correspondances sont un essai de recréation du monde sensible par les analogies entre les différentes

sensations : vue, ouïe, toucher, odorat, goût pour atteindre l’Ordre et la Beauté. Source : VIEGNES, M., et

LANDES, A., 2005.Petits poèmes en prose, Charles Baudelaire, Paris : Ed itions Hatier.

28

intitulé L’Âme de la Musique74. Il le définit en ces termes : ‘les correspondances

musicales colorées.’ Il nous livre que « la correspondance colorée est à la base même

de la musique. »75 Dans le cadre de notre analyse, nous nous sommes référés à cette

thèse pour tenter de nous renseigner sur la nature de la corrélation qu’il effectue entre

son et couleur. Prenons par exemple ces vers :

« Les petits oiseaux

Apprennent

Le solfège

Avec les couleurs

Du printemps. »76

Chazal regroupe à la fois le son et la couleur. Le son est ici ‘le solfège’ et ‘les couleurs’

une sorte d’enseignant de musique. Il y incorpore l’idée que ‘les petits oiseaux’

apprennent en harmonie avec les couleurs du printemps.

Nous parvenons à entendre « les voix de miel, éthérées évoquant l’immatériel,

l’insaisissable. »77 Voilà une magnifique orchestration ! Les ‘petits oiseaux’, orchestre

vivant, chanteurs en herbe sont aidés par les couleurs qui sont toute une palette nuancée.

Voilà une belle symphonie champêtre ! Chazal expose l’étendue de sa palette de

couleurs sonores sombres, brillantes, claires qui composent la gamme vocale et

instrumentale. En véritable panthéiste, poète de la Nature, il déclare que : « les

correspondances musicales-colorées sont là étalées dans le monde naturel, mais nous

ne nous en apercevons pas. »78

74

The Mauritius Printing, Port-Louis, 1950. 75

L’Ame de la Musique, IV, p. 21. 76

DLXVI, Sens Magique, p. 200. 77

Michel Laplénie, chef d’orchestre français. Extrait d’un entretien accordé à Pascal François en février 2014.

Voir l’intégralité en annexe. 78

L’Ame de la Musique, IV, p. 31.

29

Cette déclaration nous pousse à réévaluer notre perception et conception du monde.

Chazal nous somme de comprendre avec les sens, de voir, d’entendre, de goûter, de

toucher tout ce qui nous entoure. Il nous exhorte de nous ajuster à la fréquence

vibratoire du terrestre et du cosmique. Il nous laisse entendre que son et vérité sont liés

de même que couleur et son sont grandement liés. « Rénové en ce sens [on] connaîtrait

la valeur métaphysique des sons par la correspondance. »79 La sonorité musicale

inhérente au Tout étant « suressentielle et mystique. »80

/

79

L’Âme de la Musique. p. 35. 80

Ibid., p. 29.

30

CONCLUSION

31

A la lumière de notre analyse, nous avons tenté de comprendre l’étendue de la finesse

de la pensée chazalienne. Dans un premier temps, nous avons vu que l’intitulé en lui-

même détient toute une valeur essentielle qui a une résonnance considérable sur

l’ensemble de l’œuvre. ‘Sens’ nous est apparu non seulement comme associé à

l’expérience sensorielle du monde mais aussi à un mouvement à la fois intérieur

qu’extérieur, une véritable quête symbolique. Par un tour de prestidigitation, nous avons

vu comment Chazal humanise ce qui l’entoure. Expérience déroutante mais glorieuse !

En mêlant volupté des sens et volupté de la Nature, il nous convie dans un monde, un

univers où il ouvre les champs des possibles.

En sus, nous avons compris par quel moyen il fait éclater la véritable valeur des

couleurs qui sont à la base de tout par le vaste des nuances de sa palette. Ainsi, nous

avons pu comprendre que la couleur revêt un sens profond qui exprime et explique la

nature de l’Humanité et du Cosmos. Ensuite, par des moyens simples mais efficaces, il

nous a permis de cerner la constituante propre à tout : le son. Tout est émetteur de son,

tout produit du son. Cette vérité explose, annihile les limites de la matière. Il y a vie en

tout, il nous suffit tout juste de vouloir la voir. Chazal éclaire la vie sous un nouvel

angle. En humanisant la pierre, la machine, la couleur ; magicien du verbe et de la

couleur, il harmonise le matériel avec l’immatériel. La symphonie des couleurs et des

sons est à la base de toute la Création. « Toute l’œuvre de Malcolm tient dans ces deux

mots soudés l’un à l’autre par l’anagramme : IMAGE-MAGIE »81 déclare Magda

Mamet.

Ce que nous retenons de Sens Magique, c’est l’humanisme de la couleur et du son,

humanisme qui révèle l’innocence du poète. Finalement, nous ajoutons qu’il rassemble

l’inconscient et l’imagination en les superposant dans un rapport d’attraction et non de

répulsion. C’est là que réside la quintessence du génie chazalien. L’Homme est capable

de rendre visible l’invisible, l’immatériel matériel. Ces déclarat ions fracassantes voire

déroutantes nous amènent à reconsidérer notre expérience sensorielle du monde qui

nous entoure. Son ouvrage nous invite à cela. Quête intimiste au cœur de l’expérience

de l’Existence. Pouvons-nous dire que Sens Magique à l’instar de Sens Plastique soit

81

MAMET M., Malcolm de Chazal, Le mage de l’image, Advance, 23 ju illet 1957.

32

cette fameuse bible de la couleur et du son ? Ce qui est certain : la démesure de l’œuvre

nous incite à puiser, à sonder notre inconscience de même que notre conscience afin que

nous puissions nous ajuster à tout ce qui est. Révélation ou pure beauté esthétique ?

Tout ce qui est à savoir est partout autour de nous.

33

BIBLIOGRAPHIE

34

Texte de base :

DE CHAZAL, M., 2004. Sens Magique. Paris :. Editions Léo Scheer. Troisième ed.

Ouvrages de référence :

LAPREVOTTE, H., 1998. Du spirituel dans l’art verbal à la lumière d’un verbe-fée.

Thèse de doctorat. Université de Paris IV Sorbonne.

DE CHAZAL, M., 1950. L’Âme de la Musique. Port-Louis : The Mauritius Printing

Ltd.

Ouvrages critiques :

SUHAMY, H., 2010. Les figures de style. PUF.

GROUPE µ., 1990. Rhétorique de la poésie : Lecture linéaire – Lecture tabulaire.

Paris : Editions du Seuil.

DE GIVRY H. et CHARNAY Y., 2011. Comment regarder les couleurs dans la

peinture. Paris : Edition Hazan.

Anon, 2001. Manuel de la couleur. Traduit de l’espagnol par Olivier Meyer. Paris :

Editions de l’Homme.

LONGRE, J.P., 1994. Musique et Littérature. Paris : Editions Bertrand-Lacoste.

VIEGNES, M., et LANDES, A., Petits poèmes en prose, Charles Baudelaire. Paris :

Editions Hatier.

SEKINGER, J.-C., Contribution au Traité des couleurs de J.W. von Goethe, 2007. SENGHOR. L.S., Malcolm de Chazal ou « Le Retour aux Sources ». Le Mauricien, 05

décembre 1973.

DE CHAZAL Malcolm, Comment j’ai écrit Sens Magique, Advance, 24 août 1957.

DE CHAZAL Malcolm, L’engagement, Advance, 1970.

35

MAURISSON, Charlotte, 2006, Ecrire sur la peinture, Editions Gallimard, Paris.

MAMET M., Malcolm de Chazal, Le mage de l’image, Advance, 23 juillet 1957.

FINCK Michèle, Poésie et poétique du Son en littérature comparée : pour une

audiocritique’, Université de Strasbourg. Disponible sur : http://www.vox-

poetica.com/sflgc/biblio/finck.html [Accédé le 12 février 2014]

PAULE B., La lumière dans la peinture et dans la littérature, Ecole Polytechnique

Fédérale de Lausanne. Disponible sur :

http://sar2.epfl.ch/espace_et_lumiere/Peinture.pdf [Accédé le 10 février 2014]

36

ANNEXES

37

Entretien avec Michel Laplénie, chef d’orchestre français. Propos recueillis par Pascal

François.

"Sonorités colorées" et "couleurs sonores"

Deux notions souvent employées dans le langage courant, mais ayant une connotation

très exceptionnelle dans le langage musical.

On dit que tel orchestre a une très belle couleur! qu'entend-on par là?

Sans doute le fait que tel orchestre par la qualité de ses instrumentistes a une originalité

qui se remarque immédiatement, comme un vert peut être différent chez un peintre et

avoir des nuances très diversifiées. Tel orchestre a des couleurs ternes, brillantes,

claires, sombres.... les qualificatifs ne se comptent plus.

De même pour les voix: on est habitué à entendre l'expression :" sous le coup de

l'émotion sa voix était blanche".... le timbre de la voix, sa couleur spécifique a disparu,

et pour cela on emploi le mot "blanche" qui désigne l'absence de couleur définie

de même on dira d'un comédien qu'il a une voix noire! Ce sera tout le contraire une voix

expressive sombre, dramatique, timbrée à l'excès.

Entre ces deux extrêmes toute une palette nuancée, comme les couleurs de l'arc en ciel,

ou associée à des matières ayant une couleur très particulière une voix cuivrée, une voix

d'airain, une voix de miel, une voix éthérée, évoquant l'immatériel, l'insaisissable.

Un ensemble vocal joue toujours sur ces associations couleur-son, surtout dans la

musique baroque où les colorations sont infinies selon les affettis exprimés plus les

sentiments sont lumineux, positifs, plus les couleurs vocales devront évoquer la lumière,

le ciel, le paradis, la clarté plus les sentiments vont se voiler de doute, de peur,

d'angoisse, de brutalité, et plus les voix vont s'assombrir et descendre vers les sonorités

de poitrine qui sont souvent associées au doute, au repli sur soi, à la peur, l'angoisse.

Les voix angéliques sont confiées à des sopranos aigus lumineux, les voix infernales

sont exprimées par des voix sombres de basse profonde, aux couleurs rocailleuses!

Entre les deux toute une palette exprimant la complexité de l'être humain, la voix est le

reflet de la personne intime. Le timbre de la voix est unique, la couleur de chaque voix

est unique et ne peut se modifier complètement. L'inverse est un peu compliqué et

moins familier les correspondances couleurs-sons marchent surtout dans le sens couleur

appliqué à des sonorités. On dira plus rarement qu'un paysage a des sonorités sombres

ou qu'un tableau est une symphonie de couleurs.