Le Réel comme phénomène : étude de l'introduction de L'Etre et le Néant de Sartre.

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1 Mini-mémoire dans le cadre du séminaire du 1 er semestre de Master I en histoire de la philosophie Professeur : M. Alexander Schnell Le réel comme phénomène dans l’introduction à L'Etre et le néant de Jean-Paul Sartre. par Marie-Odile Leborgne Université de Paris-Sorbonne (Paris IV) UFR de philosophie et sociologie Année académique 2011-2012

Transcript of Le Réel comme phénomène : étude de l'introduction de L'Etre et le Néant de Sartre.

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Mini-mémoire dans le cadre du séminaire du 1er semestre de Master I

en histoire de la philosophie

Professeur : M. Alexander Schnell

Le réel comme phénomène

dans l’introduction à L'Etre et le néant

de Jean-Paul Sartre.

par

Marie-Odile Leborgne

Université de Paris-Sorbonne (Paris IV)

UFR de philosophie et sociologie

Année académique 2011-2012

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Le réel comme phénomène dans l’introduction à L'Etre et le néant de

J.-P. Sartre.

Jean-Paul Sartre débute L'Etre et le néant par une redéfinition du phénomène.

Cette redéfinition a pour conséquence non seulement d’ébranler les bases de la

métaphysique classique, si base il reste encore à la publication de cet ouvrage en 1943,

mais aussi de bouleverser la conception du réel. Tout est dit dès la première phrase de

L'Etre et le néant, et le reste de l’introduction ne fait qu’en déployer le contenu: « la

pensée moderne a réalisé un progrès considérable en réduisant l’existant à la série des

apparitions qui le manifestent »1. Sartre cherche à mettre en place une ontologie

phénoménologique, et pour ce faire annonce d’emblée sa thèse : le réel se réduit aux

phénomènes, ou plutôt à la série des phénomènes. La compréhension sartrienne du

phénomène a des répercussions dans toute sa philosophie et peut ainsi être considérée

comme la pierre angulaire de tout l’existentialisme. C’est ce que nous essayerons de

montrer dans cette étude.

J.-P. Sartre redéfinit la notion de phénomène dans l’introduction à L'Etre et le

néant, ce qui lui permet d’adopter une conception du réel évitant les écueils de

l’idéalisme et du réalisme, conception qui sert de pierre de fondation à toute sa

philosophie.

1 Jean-Paul Sartre, L'Etre et le néant, Saint-Amand, Gallimard « Tel», 1995 (première édition en 1943), p.11.

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Pour un « monisme du phénomène »2

Dans les premières pages de son ouvrage, Sartre s’inscrit dans la tradition idéaliste

même s’il prend ostensiblement ses distances avec elle. Le geste fondateur de

l’idéalisme transcendantal est de considérer que nous ne connaissons des choses que

leurs phénomènes, autrement dit que nous ne connaissons que leur apparence. Les

objets ne nous sont connus qu’en tant qu’objets-pour-nous. Sur ce plan, Sartre reste

idéaliste mais, à l’instar des phénoménologues, il va plus loin qu’E. Kant en allant

jusqu’à affirmer que le phénomène ne renvoie à rien d’autre qu’à lui-même, il n’est

l’apparence d’aucune chose en soi.

Le phénomène chez Kant

La distinction entre phénomène et chose en soi est fondamentale dans la Critique de la

Raison pure. C’est elle qui permet de répondre au scepticisme humien en rétablissant la

possibilité d’une connaissance. Mais sauver la connaissance passe par la limitation de

celle-ci. Les phénomènes des choses sont l’objet de notre intuition, c’est-à-dire des

objets pour nous, mais les choses en soi restent inconnues de nous3. Chez Kant, cette

« véritable nature de l’objet », selon les mots de Sartre, reste ainsi une « réalité

secrète », « que l’on pressentir ou supposer mais jamais atteindre parce qu’elle est

« intérieure » à l’objet considéré » 4

. Nous ne pouvons connaître cet « en soi » de la

chose car nous ne pouvons sortir de notre représentation pour connaître les choses

indépendamment des formes de notre sensibilité. Mais si nous ne pouvons connaître les

choses en soi, notre raison pratique les postule. L’existence des choses en soi est

maintenue tant bien que mal par Kant pour éviter de sombrer dans l’idéalisme

dogmatique incarné par Berkeley, mais elle n’est maintenue que comme postulat, c'est-

à-dire comme une proposition ni évidente, ni démontrée, qui ne peut être prouvée car

dépendante d’une loi pratique ayant a priori une valeur inconditionnée. On le voit bien,

il est dès lors très facile de supprimer complètement l’existence de cette chose en soi en

restant dans la logique même de Kant. La négation de la chose en soi se fait même par

Kant, en recourant, même pour la redéfinir, à la notion de phénomène qu’il établit.

Le phénomène n’est indicatif que de lui-même.

La première phrase de l’introduction est révélatrice de la démarche sartrienne. Si l’on

s’en tient aux premiers mots, elle semble s’inscrire dans la tradition kantienne en

revenant sur les progrès considérables réalisés par « la pensée moderne ». Mais cette

pensée moderne, nous dit Sartre, a réduit « l’existant à la série des apparitions qui le

manifestent ». Il s’inscrit d’emblée dans la lignée de la phénoménologie pour s’éloigner

de la vision kantienne de l’existant, car l’auteur de la Critique de la raison pure réduit la

connaissance de l’existant au phénomène, non l’existant lui-même. Sartre procède à ce

2 Ibidem. 3 « Nous ne pouvons connaître aucun objet comme chose en soi, mais seulement en tant qu’objet d’intuition sensible, c'est-à-dire en tant que phénomène », E. Kant, Critique de la raison pure, trad. A. Tremesaygues et B. Pacaud, Vendôme, PUF « Quadrige », 1993, préface de la seconde édition, p. 23. 4 J.-P. Sartre, L'Etre et le néant, Op. Cit., p. 11.

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que l’on pourrait appeler une simplification du réel, pour aboutir à ce qu’il nomme le

« monisme du phénomène ». Pour ce faire il nie tout d’abord l’existence de choses en

soi, en un premier paragraphe explicitement dirigé contre Kant. Le phénomène n’est dès

lors plus « ce qui n’est pas l’être », il n’est pas un « extérieur de l’existant », une « peau

superficielle » cachant la chose en soi, car celui-ci n’existe pas.

Si nous ne croyons plus à l’être-de-derrière-l’apparition, celle-ci devient au

contraire pleine positivité (…). L’être d’un existant c’est précisément ce qu’il

paraît5.

La suppression de la chose en soi donne une nouvelle dignité au phénomène, qui n’est

pas une simple image de la chose réelle mais est la réalité même. Il est « pleine

positivité », c'est-à-dire qu’il n’est pas un obstacle à la connaissance de l’être véritable

puisqu’il est c’est être même. Le phénomène ne se définit plus dans son rapport à l’être

ou à la chose en soi, en tant qu’il serait la privation de cet être, mais il est l’être même.

Il atteint désormais le statut de « relatif-absolu »6 : relatif en tant qu’il suppose

« quelqu’un à qui paraître » - ici Sartre garde la vision kantienne du phénomène – et

absolu au sens ou « il n’indique pas, par-dessus son épaule, un être qui serait, lui,

l’absolu »7 - et là est le point de rupture avec Kant. Il est d’ailleurs intéressant de

remarquer que Sartre privilégie les termes d’ « apparition » et de d’ « apparence » à

celui de phénomène, ce dernier terme faisant d’emblée référence à son pendant

kantien qu’est la chose en soi. Le rejet de ce dualisme est fondamental pour comprendre

la conception sartrienne du réel, et il bouleverse également la philosophie de la

connaissance : car ce qui est à connaître n’est pas dissimilé derrière le phénomène, il est

le phénomène lui-même, et ainsi il n’est que ce qui se donne comme objet-pour-nous.

Ce premier dualisme de la chose en soi et du phénomène étant supprimé, les autres

dualismes de l’acte et de la puissance ainsi que de l’essence et de l’apparence sont

également supprimés. Il s’agit moins de trois suppressions successives que d’une seule

suppression, celle du dualisme du phénomène et de la chose en soi, ayant pour

conséquence la disparition des deux autres dualismes. En effet, de même que le

phénomène ne renvoie à aucune chose en soi qui lui préexisterait, de même l’acte ne

renvoie à aucune puissance, et l’apparence à aucune essence. En quelques lignes sont

mis à bas touts les fondements de la métaphysique classique et une toute autre

conception du réel émerge. Mais dans l’introduction de L'Etre et le néant Sartre ne

justifie pas cette suppression de la chose en soi : elle est affirmée, mais aucunement

démontrée. Il considère la réduction de l’étant à la série des manifestations qui le

manifestent comme acquise et comme un fait s’imposant à tous. Sartre présente sa

conception du phénomène comme une certitude apodictique.

5 Idib., p. 12. 6 Ibidem. 7 Ibidem.

5

« Nous avons borné la réalité au phénomène »8

Puisque le phénomène est un absolu ne renvoyant à rien d’autre que lui-même, le réel

n’est pas ce qui est caché, ce qui se tient derrière le phénomène, mais il se limite au

phénomène. Un problème émerge dès lors : une telle conception du réel n’est-elle pas

un retour à ce que Kant appelle l’ « idéalisme dogmatique », qui en vient à nier

l’existence des choses en dehors de la conscience ? Pour comprendre que Sartre ne

revient pas à l’idéalisme dogmatique mais qu’il tente bien au contraire de s’en

démarquer, il faut pousser plus loin l’analyse de la notion de phénomène dans

l’introduction à L'Etre et le néant.

« Une autre solution, par delà le réalisme et l’idéalisme »

Non seulement Sartre réduit la connaissance du réel au phénomène, réitérant ainsi le

geste kantien, mais il va jusqu’à dire avec Husserl que le réel lui-même se réduit au

phénomène. Ainsi, s’il est clair que l’être du phénomène ne peut « en aucun cas agir sur

la conscience », « nous avons écarté une conception réaliste des rapports du phénomène

avec la conscience »9, poursuit Sartre. Le réel n’est qu’apparition et ne renvoie à aucune

chose en soi. Est-ce à dire que Sartre opte pour une vision idéaliste du réel ?

Puisque nous avons borné la réalité au phénomène, nous pouvons dire du

phénomène qu’il est comme il apparait. Pourquoi ne pas pousser l’idée jusqu’à

sa limite et dire que l’être de son apparition, c’est son apparaitre ? Ce qui est

simplement une façon de choisir des mots nouveaux pour habiller le vieil « esse

est percipi » de Berkeley10

.

Il fait ici référence au Principes de la connaissance humaine de George Berkeley,

philosophe et théologien anglican, qui pour combattre le matérialisme développe la

théorie de l’immatérialisme, niant l’existence de toute substance matérielle. Sa

conception du réel se condense dans la formule devenue célèbre : « esse est percipi »,

l’être est le perçu. Non seulement un sujet ne peux avoir accès aux choses autrement

que comme objet-pour lui (comme phénomène dirait Kant), mais de plus il affirme que

les choses n’existent pas en dehors du sujet. Il nie toute substance matérielle douée

d’une existence « en soi », et ainsi l’être n’existe pas en dehors de ma conscience. Il

peut ainsi affirmer que « pour ce qui est de l’existence absolue des choses (…),

existence qui serait sans relation avec le fait qu’elles sont perçues, c’est ce qui m’est

parfaitement inintelligible. Leur esse consiste dans leur percipi, et il n’est pas possible

qu’elles aient une existence quelconque hors de l’esprit qui les perçoivent »11

.

Emmanuel Kant, en opposition à l’idéalisme de Berkeley qu’il considère comme

8 Ibid., p. 16. 9 Ibid., p. 30. 10 Ibid., p. 16. 11 G. Berkeley, Principes de la connaissance humaine (1710), trad. Renouvier, Paris, A. Colin, 1920, III.

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« dogmatique », maintient l’existence des choses en soi même si l’on ne peut les

connaître. Toute philosophie qui veut prouver l’inexistence des choses en dehors de la

conscience trouve sa source chez G. Berkeley. Sartre cependant récuse la position

idéaliste de Berkeley en montrant qu’affirmer que la réalité n’est que phénoménale,

qu’elle ne renvoie à aucune chose en soi mais n’est qu’apparition pour une conscience,

n’équivaut pas à professer un idéalisme niant l’existence ces choses en dehors de la

conscience. L’idéalisme non seulement mène à la dissolution de l’objet dans la

conscience, comme l’a montré Husserl, mais il mène également à la dissolution même

de la conscience. L’objet étant considéré par l’immanentisme comme un pur produit de

la conscience, aucune distinction ne peut être établie entre la conscience et l’objet, ce

qui mène à un délitement de l’objet comme de la conscience12

. Rejet du réalisme, rejet

de l’idéalisme : Sartre semble dans une impasse. Il le souligne lui-même : « Il semble

que nous nous soyons fermé toutes les portes et que nous soyons condamné à regarder

l’être transcendant et la conscience comme deux totalités closes et sans communication

possible »13

.

L’objectivité des phénomènes : rempart contre l’idéalisme

Sartre montre pour sortir de cette opposition entre réalisme et idéalisme que si le

réel n’est qu’apparition, cette apparition est pourtant objective, elle existe en dehors de

ma conscience. Le phénomène pris isolément est bien subjectif, mais il peut cependant

acquérir le statut d’ « objectif » sans pourtant faire référence à aucun « en soi » qui

serait derrière lui. Mais cela est possible non pas dans la mesure où il renvoie à une

chose en soi, comme c’était le cas chez Kant, mais dans la mesure où il renvoie à la

série des manifestations de l’existant.

La réalité de cette tasse, c’est qu’elle est là et qu’elle n’est pas moi. Nous

traduirons cela en disant que la série des apparitions est liée par une raison qui

ne dépend pas de mon bon plaisir. Mais l’apparition réduite à elle-même et sans

recours à la série dont elle fait partie ne saurait être qu’une plénitude intuitive et

subjective. (…). Il faut que le sujet transcende l’apparition vers la série totale

dont elle est membre14

.

Ainsi un phénomène renvoie à quelque chose d’autre que lui-même, qui n’est pas la

chose en soi mais la série des manifestations de l’existant. Et c’est justement parce que

ces apparitions se succèdent et sont liées entre elles de façon indépendante de moi que

l’objectivité du phénomène est garantie. Tout en restant dans une philosophie du sujet,

sans sortir de la conscience, Sartre parvient à établir une objectivité possible du

phénomène. On peut d’ailleurs remarquer qu’E. Kant adopte un raisonnement similaire

lorsqu’il cherche à expliquer comment un sujet peut savoir que ses représentations sont

bien objectives, c'est-à-dire ici renvoient bien à une chose en soi. Il souligne qu’une

12 Sur ce point cf A. Renaut, Sartre, le dernier philosophe, Saint-Amand-Montrond, Grasset « Le Collège

de philosophie », 1993, p. 129.

13 J.-P. Sartre, L'Etre et le néant, Op. Cit., p. 30. 14 Ibid., p. 13.

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représentation est objective lorsque la succession de l’apparition des phénomènes ne

dépend pas de moi, comme ce peut être le cas lorsque j’observe un bateau descendre le

fleuve : la succession des représentations correspond au mouvement du bateau, elle

appartient à la connaissance relative à un objet et est ainsi objective. Une représentation

est subjective lorsque la raison de la série des phénomènes est contingente, comme par

exemple lorsque je regarde une maison de gauche à droite ; la succession des différentes

parties de la maison est contingente et subjective, car elle n’appartient pas à l’objet

considéré. Le raisonnement de Sartre sur l’objectivité des apparitions est similaire, à la

cela près qu’il différencie objectivité et existence des choses en soi – qui elle est

supprimée.

L’intentionnalité de la conscience, par delà le réalisme et idéalisme

Les phénomènes existent donc bien en dehors de la conscience, affirmation qui

déjà permet à Sartre de s’opposer à l’idéalisme sans cependant verser dans le réalisme.

Mais Sartre va plus loin encore, et il veut prouver l’existence des choses en dehors de la

conscience en recourant à la « preuve ontologique »15

, tout en restant encore sur le plan

de la conscience. C’est Sartre qui nomme lui-même cette preuve d’ontologique, à la

manière de la preuve de l’existence de Dieu de st Anselme et de Descartes : la définition

que l’on donne de Dieu implique en son existence, la définition était comme un appel

d’être. De même la conception de la conscience que Sartre propose implique l’existence

de choses en dehors de la conscience. Il reprend pour ce faire la théorie husserlienne de

l’intentionnalité développée par E. Husserl dans ses Recherches logiques : « la

conscience est conscience de quelque chose »16

. Ici Sartre ne fait que citer Husserl, mais

il continue avec ses propres mots : « cela signifie que la transcendance est structure

constitutive de la conscience »17

. La découverte husserlienne de l’intentionnalité de la

conscience, c'est-à-dire du fait que la conscience n’est rien en dehors d’un rapport à un

objet, a des conséquences considérables : la conscience suppose une transcendance,

quelque chose qui n’est pas elle : « la conscience en sa nature la plus profonde est

rapport à un être transcendant »18

. On pourrait ainsi résumer le raisonnement de Sartre :

si la conscience est conscience de quelque chose, alors pour qu’il y ait conscience il doit

y avoir un quelque chose en dehors d’elle. L’existence des choses est ainsi fondée sur la

conception même que nous avons de la conscience : sans existence de choses en dehors

de la conscience, il n’y a pas de conscience.

Ainsi s’ouvre une voie dépassant doublement l’opposition entre réalisme et idéalisme.

L’ « objectivité » des phénomènes, fondée sur le rapport indépendant de moi qui lie un

phénomène aux autres phénomènes de la série à laquelle il appartient, est établie.

L’existence des choses en dehors de la conscience est également déduite à partir de la

conception même que l’on se fait de la conscience. L’objet ne précède pas la

conscience, contrairement à ce qu’affirme le réalisme, mais la conscience ne précède

15 Ibid., p. 26. 16 Ibid., p. 28. 17 Ibidem. 18 Ibid., p. 27.

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pas non plus l’objet, contrairement à ce qu’affirme l’idéalisme : conscience et objet sont

contemporains l’un de l’autre. La théorie de l’intentionnalité de la conscience nous

montre qu’entre l’objet et la conscience il existe ce que l’on pourrait appeler une

causalité réciproque : l’objet – qui se réduit au phénomène pour Sartre- ne peut être sans

la conscience, et la conscience ne peut être sans objet. Sartre doit beaucoup à E. Husserl

dans ce dépassement du réalisme et de l’idéalisme. Simone de Beauvoir raconte dans La

Force de l’âge que la découverte que fit Sartre de Husserl s’est justement faite autour de

ce problème : il découvrit que « la phénoménologie répondait exactement à ses

préoccupations : dépasser l’opposition de l’idéalisme et du réalisme, affirmer à la fois la

souveraineté de la conscience et la présence du monde, tel qu’il se donne à nous »19

.

Le nouveau dualisme du fini et de l’infini

Le réel est une apparition objective, existante en dehors de ma conscience, mais cette

apparition ne renvoie à rien d’autre qu’elle-même si ce n’est à la série à laquelle elle

appartient. L’apparition, qui est finie, renvoie à un infini, la série des apparitions de

l’existant. Un nouveau dualisme du fini et de l’infini émerge de la conception

sartrienne du phénomène. Sartre dans un premier temps a mis à bas toutes les

distinctions fondamentales de toute métaphysique, mais il les refonde en quelque sorte

car elles trouvent un sens nouveau au sein du dualisme du fini et de l’infini. Sartre pose

les bases d’une nouvelle ontologie par ce nouveau dualisme, une ontologie non pas

métaphysique mais ontologique. Et l’on peut même dire que cette distinction ainsi que

la conception du phénomène qui en découle ont des conséquences dans toute la

philosophie de Sartre.

Le phénomène : pierre angulaire de l’existentialisme sartrien

La conception sartrienne du phénomène qui fait de celui-ci le réel lui-même a des

conséquences dans toute la philosophie de Sartre, et peut même être considérée comme

la pierre angulaire ou la pierre de fondation de sa philosophie. C’est du moins ce que

nous essaierons de montrer.

Pour une ontologie phénoménologique

La conception qu’a Sartre de l’homme peut être en effet considérée comme

découlant de sa conception du phénomène. Il s’agit d’ailleurs, nous dit Sartre lui-même

de mettre en place une ontologie phénoménologique, c'est-à-dire une étude de l’être non

en tant que celui-ci serait caché derrière le phénomène, mais en tant que contenu, porté

entièrement par le phénomène lui-même. De même que le phénomène ne renvoie à

aucune chose en soi qui capterait pour elle tout l’être, de même l’apparence ne renvoie à

aucune essence. Sartre définit ainsi l’essence comme la « loi manifeste qui préside à la

19 S. de Beauvoir, La Force de l’âge, Gallimard, 1950, p. 157.

9

succession de ses apparitions, c’est la raison de la série »20

. On voit clairement se

dessiner les conséquences que peuvent avoir ces quelques remarques dans la manière de

penser l’homme. L’essence de l’homme n’est qu’une loi, elle n’est pas réellement

présente dans la chose : « l’essence n’est pas dans l’objet, elle est le sens de l’objet »21

.

C’est l’existence qui est première, et l’essence n’est en quelque sorte que la liaison de la

série des manifestations de l’existant. C’est la thèse de l’existentialisme qui émane de

cette suppression de l’essence au sens où l’entend la métaphysique. Sartre dans sa

conférence du 29 octobre 1945 L’Existentialisme est un humanisme peut ainsi affirmer

que « l’existence précède l’essence » 22

. L’homme est tel qu’il se fait lui-même, aucune

essence ne vient le déterminer, car celle-ci ne se constitue justement que comme liaison

des différentes manifestations de l’existant. Du même coup tombe l’idée même de

nature humaine. D’ailleurs Sartre souligne dès la première page de l’introduction de

L'Etre et le néant que « la véritable nature de l’objet (…) n’existe pas non plus »23

.

Une philosophie de l’action

Un dernier dualisme est mis à bas par Sartre : celui de la puissance et de l’acte.

Il n’y a pas plus de puissance dans l’homme que d’essence, et ainsi « tout est en

acte »24

. Cette phrase fait tout de suite pensée à la célèbre formule de sa conférence de

1945 : l’homme « n’est rien d’autre que la somme de ses actes »25

. L’acte peut être

considéré de façon analogue au phénomène : il est ce par quoi l’homme se manifeste,

apparait pour autrui. Il ne renvoie à aucune essence, à moins que celle-ci ne soit définie

comme la liaison des actes d’un sujet. On pourrait dire que l’homme se définit par une

succession d’actions qui sont autant de points, qui liés entre eux forment une courbe que

l’on pourrait appeler l’essence de l’homme – et ainsi l’essence ne se crée qu’au fur et à

mesure de son existence. La limitation du réel au phénomène fait que l’être ne se

manifeste que par le phénomène, ce qui donne une importance considérable à l’action

dans la philosophie existentialiste, car c’est par elle que l’être se définit. L’éthique elle-

même se trouve bouleversée par la vision sartrienne du phénomène car elle pourra elle

aussi être phénoménologique, la moralité d’une action ne pouvant être cherchée dans un

au-delà de l’action.

20 J.-P. str, L'Etre et le néant, Op. Cit., p. 12. 21 Ibid., p. 15. 22 J.-P. Sartre, L’Existentialisme est un humanisme, Paris, Nagel « collection pensées », 1946, p. 21. 23 J.-P. Sartre, L'Etre et le néant, Op. Cit., p. 11. 24 Ibid., p. 12. 25 J.-P. Sartre, L’Existentialisme est un humanisme, Op. Cit., p. 55.

10

Conclusion

Le réel se réduit bien pour Jean-Paul Sartre au phénomène, à ce-qui-apparait-

pour-une-conscience, mais il n’est cependant pas pure immanence. Si le réel ne

préexiste pas au sujet, le sujet ne préexiste pas non plus au réel : ils sont contemporains

l’un de l’autre, comme nous l’avons vu avec la théorie de l’intentionnalité. La

conception que Sartre propose du réel façonne toute sa philosophie, tant sur le plan de

l’ontologie que de l’action et de l’éthique. Nous n’avons fait ici qu’esquisser les

conséquences de la conception du réel dans l’existentialisme dont Sartre se fait le

héraut, mais cela nous a permis de comprendre combien la façon dont il considère le

phénomène est centrale dans sa pensée. Le phénomène tel que Sartre le définit permet

de poser les bases de l’existentialisme sartrien.

A la lecture de sa conférence L’Existentialisme est un humanisme, on peut se

demander si la conception du phénomène qu’il propose ne fait pas que tirer les

conséquences de l’athéisme qu’il professe. « L’existentialisme athée, que je représente,

est plus cohérent » que les philosophies qui depuis le XVIIe siècle ont supprimé la

notion de Dieu tout en conservant celle de nature humaine, affirme Sartre. Cet

existentialisme athée « déclare que si Dieu n’existe pas, il existe au moins un être chez

qui l’existence précède l’essence (…), et que cet être est l’homme »26

. Si l’on supprime

la notion de Dieu, alors il n’y a pas de nature humaine, et donc pas d’essence, et par

conséquent l’homme n’est que phénomène. Nous avons dit au cours de notre

développement que le phénomène tel que Sartre le définit fonde toute sa pensée, et

nous pouvons ajouter qu’il traduit sa vision d’un monde sans Dieu.

26 J.-P. Sartre, L’Existentialisme est un humanisme, Op. Cit., p. 21.

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Bibliographie

1. Source primaire

SARTRE J.-P., L'Etre et le néant, Saint-Amand, Gallimard « Tel», 1995 ; première édition

en 1943.

SARTRE J.-P., L’Existentialisme est un humanisme, Paris, Nagel « collection pensées »,

1946.

SARTRE J.-P., Vérité et existence, Plessis-Trévise, Gallimard « nfr essais », 2008 ;

première édition 1989.

BERKELEY G., Principes de la connaissance humaine (1710), trad. Renouvier, Paris, A.

Colin, 1920.

KANT, Critique de la Raison pure (1781), trad. A. Tremesaygues et B. Pacaud,

Vendôme, PUF « Quadrige », 1993.

HUSSEL, Recherches logiques (1900), trad. Hubert Elie, Paris, PUF, 1959.

2. Sources secondaires :

DE BEAUVOIR S., La Force de l’âge, Mayenne, Gallimard, 1960.

RENAUT A., Sartre, le dernier philosophe, Saint-Amand-Montrond, Grasset « Le Collège

de philosophie », 1993.

VERNEAUX R., Histoire de la philosophie moderne, Mayenne, Beauchesne, 1968 : article

« Berkeley » (pp.118-124)

JEANSON F., Le problème moral et la pensée de Sartre, Ed. du Seuil, 1965.