Questions de communication, 33 - OpenEdition Journals
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Questions de communication
33 | 2018Le genre des controversesGender of the Controversies
Édition électroniqueURL : http://journals.openedition.org/questionsdecommunication/11968DOI : 10.4000/questionsdecommunication.11968ISSN : 2259-8901
ÉditeurPresses universitaires de Lorraine
Édition impriméeDate de publication : 1 septembre 2018ISBN : 978-2-8143-0519-9ISSN : 1633-5961
Référence électroniqueQuestions de communication, 33 | 2018, « Le genre des controverses » [En ligne], mis en ligne le 01septembre 2020, consulté le 23 janvier 2021. URL : http://journals.openedition.org/questionsdecommunication/11968 ; DOI : https://doi.org/10.4000/questionsdecommunication.11968
Ce document a été généré automatiquement le 23 janvier 2021.
Tous droits réservés
Le Dossier analyse des controverses autour du genre et montre les transformations
idéologiques et la redéfinition d’antagonismes politiques à partir de dispositifs
médiatiques qu’elles impliquent. Un point final est mis aux Échanges sur une sociologie
des valeurs. Les Notes de recherche s’intéressent à l’usage des stéréotypes dans la
communication interculturelle, à la presse privée égyptienne, à la construction-
circulation des cadrages médiatiques de deux groupes d’extrême droite, à l’altération
identitaire dans la fiction et à un nouveau modèle éditorial dans l’industrie DVD. En
VO, sont étudiés des usages nouveaux des smartphones par des réfugiés syriens en
Turquie. Le Focus est mis sur Médiarchie d’Yves Citton et sur La Raison graphique de Jack
Goody. Les Notes de lecture rendent compte de plus de 50 publications.
This Issue analyses gender controversies and show the ideological transformations and
the redefinition of political antagonisms by media dispositifs they involve. The
Exchanges on values sociology end. The Research Notes cover the use of stereotypes
in intercultural communication, the Egyptian private press, the building and flow of
media framings of two right-wing extremist groups, the identity fluctuations in
fictional devices and a new publication model in the DVD industry. In Original
Version, are examined new uses of smartphones by Syrian refugees in Turkey. The
Focus is on Médiarchie by Yves Citton and on The Domestication of the Savage Mind by Jack
Goody. The Book Reviews offer succinct overviews and analyses of publications in the
field of information and communication.
Questions de communication, 33 | 2018
1
SOMMAIRE
Comité de lecture
Dossier. Le genre des controverses
Le genre des controverses : approches féministes et queerMaxime Cervulle et Virginie Julliard
« Vous voulez réagir ? ». L’étude des controverses médiatiques au prisme des intensitésaffectivesNelly Quemener
La redéfinition des frontières de l’espace public à l’aune des controverses sur le voile :émergence d’une ségrégation « respectable » ?Fatima Khemilat
L’imbrication des rapports de pouvoir dans les dispositifs de débat télévisé à l’ère numériqueLe cas de la controverse sur le racisme en FranceFlorian Vörös
En finir avec Eddy Bellegueule dans les médiasEntre homonationalisme et ethnicisation des classes populairesMarion Dalibert
Sexe en publicLauren Berlant et Michael Warner
Les festivals queer, lieux de formation de contre-publics transnationauxKonstantinos Eleftheriadis
Échanges
Pour une sociologie axiologiqueNathalie Heinich
Notes de recherche
« Mon dépanneur est vietnamien » ou les stéréotypes à la rescousse de la communicationinterculturelle dans le contexte du QuébecChristian Agbobli
Fortune et infortune de la presse privée égyptienneSocio-histoire d’un lieu de production de l’informationBachir Benaziz
Entrer en politique par la bande médiatique ?Construction et circulation des cadrages médiatiques du Bloc identitaire et de Casapound ItaliaSamuel Bouron et Caterina Froio
Questions de communication, 33 | 2018
2
L’expérience d’oscillation identitaire dans des dispositifs fictionnelsAutour de deux degrés d’altérationHélène Crombet
Un modèle éditorial du troisième typeAdossement de l’accès numérique à l’acquisition des supports physiques dans l’industrie du DVD : le cas deVodkasterGuillaume Sire, Jean-Valère Cossu et Virginie Sonet
En VO
PrésentationAngeliki Monnier
Life, Connectivity and Integration of Syrian Refugees in Turkey: Surviving through aSmartphoneNilüfer Narli
Focus
Sur Médiarchie d’Yves CittonBernard Miège
Sur La Raison graphique. La domestication de la pensée sauvage de Jack GoodyJean-Marie Privat
Notes de lecture
Culture, esthétique
Sandra CHAMARET, dir., De la couleur (comme un code)Paris, Zeug Éd./Hear, 2016, 128 pagesAgnès Felten
Jean-Pierre COMETTI, Conserver/restaurer. L’œuvre d’art à l’époque de sa préservationtechniqueParis, Gallimard, coll. NRF essais, 2016, 320 pagesLaurent Husson
Éric DACHEUX, dir., La Planche et le billet. La monnaie au miroir de la BDSaint-Denis, Éd. Connaissances et savoirs, 2017, 166 pagesNicolas Oliveri
Emmanuelle DANBLON, Mandorla de Paul Celan. Ou l’épreuve de la prophétieLormont, Éd. Le Bord de l’eau, 2017, coll. Études de style, 2017, 96 pagesLaurent Husson
Questions de communication, 33 | 2018
3
Cécile Fries-Paiola, Julie GOTHUEY, Déborah KESSLER-BILTHAUER, Thierry PANISSET, Estelle REINERT, dirs, Étudier la culture aujourd’hui. Enjeux identitaires, numériques,artistiques et spatiaux d’un objet de rechercheNancy, PUN-Éditions universitaires de Lorraine, coll. Interculturalités, 2017, 250 pagesAlexander Frame
Pierre HALEN, Florence PARAVY, dirs, Littératures africaines et spiritualitéBordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, coll. Littératures des Afriques, 2016, 350 pagesClaude Forest
François HARTOG, La Nation, la religion, l’avenir. Sur les traces d’Ernest RenanParis, Gallimard, coll. L’Esprit de la cité, 2017, 160 pagesMarie-Ève Saint Georges
Sophie JOLLIN-BERTOCCHI, Lia KURTS-WÖSTE, Anne-Marie PAILLET et Claire STOLZ, dirs, LaSimplicité. Manifestations et enjeux culturels du simple en artParis, H. Champion, coll. Bibliothèque de grammaire et de linguistique, 2017, 542 pagesJean-François Clément
Sylvie LINDEPERG, dir., Par le fil de l’image. Cinéma, guerre, politiqueParis, Éd. de la Sorbonne, coll. Histo.art, 2017, 182 pagesMichel Cadé
Paul RASSE, Le Musée réinventé. Culture, patrimoine, médiationParis, CNRS Éd., 2017, 296 pagesValentine Châtelet
Pascal ROBERT, De l’incommunication au miroir de la bande dessinéeClermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal, coll. Communication, culture & lien social, 2017, 144 pagesLaurent Husson
Christian RUBY, Devenir spectateur ? Invention et mutation du public culturelToulouse, Éd. de l’Attribut, coll. La culture en questions, 2017, 184 pagesVincent Lambert
Léo SOUILLÉS-DEBATS, La Culture cinématographique du mouvement ciné-club. Unehistoire de cinéphilies (1944-1999)Paris, Association française de recherche sur l’histoire du cinéma, 2017, 576 pagesPascal Laborderie
Histoire, sociétés
Philippe ALDRIN, Nicolas HUBÉ, Introduction à la communication politiqueLouvain-la-Neuve, De Boeck supérieur, coll. Ouvertures politiques, 2017, 288 pagesAlexandre Eyries
Sylvain ANTICHAN, Sarah GENSBURGER, Jeanne TEBOUL, Gwendoline TORTERAT, Visitesscolaires, histoire et citoyenneté. Les expositions du centenaire de la PremièreGuerre mondialeParis, La Documentation française, coll. Musées-Mondes, 2016, 170 pagesSébastien Ledoux
Jean CAUNE, La Médiation culturelle. Expérience esthétique et construction du Vivre-ensembleGrenoble, Presses universitaires de Grenoble, coll. Communication médias et sociétés, 2017, 276 pagesJean-Charles Chabanne
François CHARBONNEAU, dir., L’Exil et l’errance. Le travail de la pensée entreenracinement et cosmopolitismeMontréal, Éd. Liber, 2016, 304 pagesAgnès Felten
Questions de communication, 33 | 2018
4
Miao CHI, Olivier DARD, Béatrice FLEURY, Jacques WALTER, dirs, La Révolution culturelle enChine et en FranceParis, Riveneuve Éd., 2017, 378 pagesVéronique Magaud
Rodolphe CHRISTIN, Philippe GODARD, Jean-Christophe GIULIANI et Bernard LEGROS, Le Travail,et après ?Montréal, Éd. Écosociété, 2017, 112 pagesGilles Rouet
Sigolène COUCHOT-SCHIEX, coord., Le GenreParis, Éd. EPS, coll. Pour l’action, 2017, 128 pagesNatacha Lapeyroux
Laurence DE COCK, dir., La Fabrique scolaire de l’histoireMarseille, Éd. Agone, coll. Passé & Présent, 2017, 216 pagesPaul-Arthur Tortosa
Didier FASSIN, Punir. Une passion contemporaineParis, Éd. Le Seuil, 2017, 208 pagesÉrik Neveu
Alain FAURE, Emmanuel NÉGRIER, dirs, La Politique à l’épreuve des émotionsRennes, Presses universitaires de Rennes, coll. Res Publica, 2017, 304 pagesGina Puică
Gamba FIORENZA, Mémoire et immortalité aux temps du numériqueParis, Éd. L’Harmattan, coll. Logiques sociales, 2016, 268 pagesKatharina Niemeyer
Patrice FLICHY, Les Nouvelles Frontières du travail à l’ère numériqueParis, Éd. Le Seuil, coll. Les Livres du nouveau monde, 2017, 432 pagesVictor Potier
Sylvie FREYERMUTH, Jean-François P. BONNOT, De l’Ancien Régime à quelques jourstranquilles de la Grande Guerre. Histoire sociale de la frontièreBruxelles, P. Lang, coll. Comparatisme et société, 2017, 474 pagesStéphanie Bertrand
Aurélia LAMY, Dominique CARRÉ, dirs, Temps, temporalité(s) et dispositifs de médiationParis, Éd. L’Harmattan, coll. Communication et médias, 2017, 166 pagesÉmilie Kohlmann
Valérie LÉPINE, Sylvie ALEMANNO, Christian LE MOËNNE, dirs, Communications &organisations. Accélérations temporellesParis, Éd. L’Harmattan, coll. SFSIC, 2017, 202 pagesLaurène Beccucci et Luc Bonneville
Susanna MAGRI, Sylvie TISSOT, dirs, Explorer la ville contemporaine par les transfertsLyon, Presses universitaires de Lyon, coll. Sociologie urbaine, 2017, 222 pagesChristian Gerini
Arnaud MERCIER, dir., La Communication politiqueNouvelle éd. revue et augm., Paris, CNRS Éd., coll. Les Essentiels d’Hermès, 2017, 274 pagesOlivier Kouassi Kouassi
Jan-Werner MÜLLER, Qu’est-ce que le populisme ? Définir enfin la menaceTraduit de l’allemand par F. Joly, Paris, Éd. Premier parallèle, 2016, 200 pagesStéphane François
Bruno POUCET, David VALENCE, dirs, La Loi Edgar Faure. Réformer l’université après 1968Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. Histoire, 2016, 256 pagesFrançoise Douay
Questions de communication, 33 | 2018
5
Arnault SKORNICKI, La Grande Soif de l’État. Michel Foucault avec les sciences socialesParis, Éd. Les Prairies ordinaires, coll. Essais, 2015, 288 pagesJean Zoungrana
Michel VOVELLE, La Bataille du bicentenaire de la Révolution françaiseParis, Éd. La Découverte, coll. Recherches, 2017, 260 pagesAlexandre de Saint-Denis
Colette ZYTNICKI, L’Algérie, terre de tourisme. Histoire d’un loisir colonialParis, Éd. Vendémiaire, coll. Empires, 2017, 280 pagesMélissa Mengue
Langue, discours
Raphaël BARONI, Les Rouages de l’intrigue. Les outils de la narratologie postclassiquepour l’analyse des textes littérairesGenève, Slatkine, coll. Érudition, 2017, 218 pagesHélène Crombet
Pierluigi BASSO-FOSSALI, Marion COLAS-BLAISE, dirs, La Notion de paradigme dans lessciences du langageLiège, Presses universitaires de Liège, coll. Signata, 2017, 412 pagesPierre Halté
PIERRE CAUSSAT, textes réunis et proposés par Driss ABLALI, Variations philosophiques etsémiotiques autour du langage. Humboldt, Saussure, Bakhtine, Jakobson, Ricœur etquelques autresLouvain-la-Neuve, Academia/Éd. L’Harmattan, coll. Sciences du langage, carrefours et points de vue, 2016, 464 pagesMaryvonne Holzem
Catherine KERBRAT-ORECCHIONI, Les Débats de l’entre-deux-tours des électionsprésidentielles françaises. Constantes et évolutions d’un genreParis, Éd. L’Harmattan, 2017, 372 pagesAlexandra Cuniţă
Micheline LEBARBIER, éd., Les Ruses de la parole. Dire et sous-entendre. Parler, chanter,écrireParis, Éd. Karthala, coll. Tradition orale, 2017, 316 pagesChristophe Cosker
Émilie NÉE, dir., Méthodes et outils informatiques pour l’analyse des discoursRennes, Presses universitaires de Rennes, coll. Didact méthodes, 2017, 250 pagesAbdelkader Sayad
Médias, technologies, information
Camille ALLOING, Julien PIERRE, Le Web affectif. Une économie numérique des émotionsBry-sur-Marne, Ina Éd., coll. Études et controverses, 2017, 124 pagesDavid Galli
Frédéric ANTOINE, dir., Analyser la radio. Méthodes et mises en pratiqueLouvain-la-Neuve, De Boeck, coll. Info com, 2016, 256 pagesBéatrice Donzelle et Aude Seurrat
Benjamin BEIL, Thomas HENSEL, Andreas RAUSCHER, Hrsg., Game StudiesWiesbaden, Springer, coll. Film, Fernsehen, Neue Medien, 2018, 402 pagesSimon Hagemann
Questions de communication, 33 | 2018
6
Florence LE CAM, Denis RUELLAN, Émotions de journalistes. Sel et sens du métierGrenoble, Presses universitaires de Grenoble, coll. Communication, médias et sociétés, 2017, 240 pagesJean-François Tétu
Brigitte LE GRIGNOU, Érik NEVEU, Sociologie de la télévisionParis, Éd. La Découverte, coll. Repères, 2017, 128 pagesGeorges Meyer
Sylvie PIERRE, Jean-Christophe Averty, une biographieParis, Ina, 2017, 340 pagesJérôme Bourdon
Pascal PLANTARD, Agnès VIGUÉ-CAMUS, dirs, Les Bibliothèques et la transition numérique.Les ateliers internet, entre injonctions sociales et constructions individuellesVilleurbanne, Presses de l’Enssib, coll. Papiers, 2017, 212 pagesFlorence Michet
Théories, méthodes
Jean-François BERT, Une histoire de la fiche éruditeVilleurbanne, Presses de l’Enssib, coll. Papiers, 2017, 144 pagesChristophe Cosker
Valérie DESHOULIÈRES, La Gouge et le scalpel. Oscillations pendulaires entre l’Art et laScienceParis, Hermann, coll. Savoir lettres, 2017, 356 pagesJean-François Clément
Yves GINGRAS, L’Impossible dialogue. Sciences et religionsParis, Presses universitaires de France, 2016, 422 pagesJean-Paul Truc
Fred HAILON, Étude(s) de cognition politique. Discours, pensée, sociétéParis, Éd. L’Harmattan, coll. Questions contemporaines, 2017, 200 pagesMichele Paolini
Michel MEYER, Qu’est-ce que le questionnement ?Paris, Vrin, coll. Chemins philosophiques, 2017, 128 pagesAlain Rabatel
Christian PLANTIN, Dictionnaire de l’argumentation. Une introduction aux étudesd’argumentationLyon, ENS Éd., coll. Langages, 2016, 633 pagesDaniel Jacobi
Marie-Laure RYAN, Narrative as Virtual Reality 2. Revisiting Immersion andInteractivity in Literature and Electronic MediaBaltimore, J. Hopkins University Press, 2015, 292 pagesIoanna Vovou
Livres reçus
Livres reçus
Questions de communication, 33 | 2018
7
Comité de lecture
Questions de communication remercie les membres du comité de lecture qui ont contribué
à cette livraison :
Yanita Andonova
Université Paris 13
François Audigier
Université de Lorraine
Christine Barats
Université Paris-Descartes
Vincent Bullich
Université Paris 13
Janik Bastien-Charlebois
Université du Québec à Montréal, Canada
Laurence Denooz
Université de Lorraine
Christine Détrez
École normale supérieure de Lyon
Hervé Glevarec
Université Paris-Dauphine, CNRS
Bernard Idelson
Université de La Réunion
Roselyne Koren
Université Bar-Ilan, Israël
Sandrine Lévêque
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Éric Macé
Université de Bordeaux
Lilian Mathieu
École normale supérieure de Lyon
Questions de communication, 33 | 2018
8
Raymond Michel
Université de Lorraine
Nathalie Nadaud-Albertini
Université de Lorraine
Alain Rabatel
Université Claude Bernard-Lyon 1
Gianfranco Rebucini
Université Brunel, Londres, Royaume-Uni
Gilles Richard
Université Rennes 2
Sébastien Rouquette
Université Clermont Auvergne
Virginie Spies
Université d’Avignon et des Pays de Vaucluse
Questions de communication, 33 | 2018
9
Maxime Cervulle et Virginie Julliard (dir.)
Dossier. Le genre des controversesIssue. Gender of the Controversies
Questions de communication, 33 | 2018
10
Le genre des controverses :approches féministes et queerMaxime Cervulle et Virginie Julliard
1 Durant les vingt dernières années, plusieurs controverses ont ouvert un espace de
conflictualité autour de la définition et des usages politiques de la « différence des
sexes ». Les controverses relatives à la loi sur la « parité », au Pacs, au port du « voile »
et de la « burqa », au « mariage pour tous » ou encore aux plans d’action publique pour
l’égalité filles-garçons à l’école ont toutes participé d’une mise en délibération des
conceptions hégémoniques des identités de genre et des rapports sociaux qui les sous-
tendent. L’instrumentalisation de l’expression « théorie du genre » à partir de 2011
témoigne ainsi d’une radicalisation des positions, avec la montée d’une « panique
morale » exprimant l’inquiétude de voir disparaître l’altérité sexuelle et les rôles
sociaux qui lui sont liés. Les controverses constituent un objet privilégié pour saisir le
caractère normatif d’un espace public où les rôles sociaux se redistribuent sous
contrainte, dans la mesure où elles ouvrent des séquences de délibération publique
mobilisant une multitude d’acteurs et d’actrices différemment positionné·e·s dans la
formation sociale. Elles donnent à voir, dans un même mouvement, les dynamiques de
transformation et de reproduction non seulement de l’espace public, mais des rapports
de genre.
2 L’entreprise d’historicisation du sexe comme objet scientifique, engagée dans le champ
de l’épistémologie et de la philosophie féministe des sciences, a démontré l’instabilité
définitionnelle du sexe et la difficulté, si ce n’est l’impossibilité, à fonder
scientifiquement la bicatégorisation par sexe (Kraus, 2000). Surtout, elle a souligné à
quel point la crise constitue le régime théorique ordinaire du sexe (Dorlin, 2005). Au
sein de l’histoire de la recherche biologique et médicale, la théorie de la
bicatégorisation sexuée est en effet perpétuellement en crise : sujette à des remises en
cause et révisions qui se manifestent par l’émergence constante de nouveaux critères
de détermination du sexe des individus (par exemple le sexe dit « hormonal »,
« chromosomique », « gonadique », « phénotypique » ou encore « génique »). La
fragilité épistémique de chacun de ces critères, autant que la valse des révisions
théoriques qu’ils ont impliquée face aux cas empiriques qui démentent leur validité,
Questions de communication, 33 | 2018
11
donnent à penser que « la crise [comme régime théorique] est l’expression même de
l’historicité d’un rapport de domination qui se modifie, mute et doit constamment
redéfinir son système catégoriel pour assurer les conditions de sa reproduction » (ibid. :
134). En transposant cette idée selon laquelle la crise peut opérer comme un moyen
d’assurer la pérennité d’un système de représentations sociales et de l’ordre qu’il
participe à fonder, nous proposons de considérer les multiples controverses relatives
au genre et à la sexualité qui se sont déployées dans l’espace public contemporain
moins comme des signes d’affaiblissement de l’ordre de genre que comme des temps de
reconfiguration permettant de garantir son maintien. Selon cette perspective, penser le
genre à partir des controverses permet de donner à voir le rôle joué par la délibération
politique et la médiation médiatique dans la reproduction des rapports et des identités
de genre. Cette reproduction opère cependant moins comme une reconduction à
l’identique que selon un principe d’itérabilité (Derrida, 1989 ; Butler, 1993), où chaque
répétition de la marque du genre la modifie et l’altère. La plasticité politique du genre
dans l’espace médiatique, tout comme la plasticité épistémique du sexe dans le champ
biomédical, sont une condition de leur permanence aussi bien que de leur possible
contestation publique.
3 Treize ans après la parution de la septième livraison de Questions de communication qui
accueillait le dossier « Espaces politiques au féminin » (Fleury, Walter, 2005), ce dossier
sur « le genre des controverses » entend contribuer au champ de réflexion ouvert au
sein des sciences de l’information et de la communication (SIC) autour de la question de
l’articulation entre genre, médias et espace public. Les recherches sur le genre dans les
SIC, qui se sont particulièrement développées à la suite des débats relatifs au Pacs et à
la parité, sont désormais bien implantées1. Elles interrogent la production du genre
dans le discours de presse (Tavernier, 2004 ; Julliard, 2012 ; Olivesi, 2012 ; Dalibert,
2013 ; Cervulle, Julliard, 2013) ou sur les réseaux socio-numériques (par exemple dans
les débats qui se déploient sur Twitter [Cervulle, Pailler, 2014 ; Julliard, 2016]). Elles
étudient l’effet des rapports de genre sur les contraintes organisationnelles du
journalisme (Damian-Gaillard, Saïtta, 2011 ; Chauvel, Le Renard, 2013), la définition
institutionnelle du genre (Hernández Orellana, Kunert, 2014) ou encore les
représentations médiatiques comme lieu de recomposition des identités de genre
(Coulomb-Gully, Méadel, 2012 ; Quemener, 2014 ; Damian-Gaillard, Montañola, Olivesi,
2014 ; Lécossais, 2014 ; Espineira, 2015). Elles se penchent également sur les modes de
régulation sociale de la sexualité tels qu’ils peuvent se saisir dans les médias. C’est le
cas par exemple des recherches de Fred Pailler (2011) sur les modes de sexualisation
des dispositifs numériques ou de Florian Vörös (2015) sur les usages genrés de la
pornographie en ligne.
4 Les nombreux travaux en SIC qui problématisent le genre manifestent la labilité du
concept. Deux acceptions se côtoient en effet dans ces travaux – un fait qui n’est pas
propre aux SIC, mais que l’on retrouve dans l’ensemble des sciences humaines et
sociales (Marignier, 2016 : 37-40). Le genre y désigne 1) un rapport social établissant des
différences entre hommes et femmes et les rendant économiquement fonctionnelles,
ainsi que 2) les identités que ce rapport fait émerger, soit les multiples formes
d’expression du masculin et du féminin qui actualisent leur version normative
idéalisée. Surtout, ces travaux s’appuient sur différentes conceptualisations de la
relation entre sexe et genre, qui manifestent différents degrés de constructivisme. Le
genre peut ainsi être conçu comme une mise en forme culturelle de ce substrat
biologique que serait le sexe ou bien comme la manière par laquelle la catégorie de sexe
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12
elle-même est socialement construite par la reproduction discursive continue du genre
(voir notamment Butler, 1990 ; De Lauretis, 1987)2. Cette seconde position ouvre des
perspectives particulièrement intéressantes pour les SIC. En conférant une place
déterminante à la performativité du genre, aux effets de signification et à la politique
des représentations, cette position situe l’étude des médias, du discours et des débats
publics au premier plan pour la compréhension des transformations historiques de la
« différence des sexes », des partages sociaux qu’elle recouvre et de leurs usages
politico-économiques.
5 Le présent dossier accompagne ce mouvement de réflexion autour des rapports entre
genre, médias et politique en mettant la question des controverses à l’épreuve des
outils critiques forgés à l’intersection des SIC, des études de genre mais aussi des études
queer. Si les études de genre infusent nombre de travaux actuels en SIC, les apports des
études queer restent encore peu mobilisés. Nées aux États-Unis sous la double impulsion
d’un féminisme d’inspiration poststructuraliste et de travaux en histoire portant sur
l’émergence et la circulation des identités sexuelles, les études queer poursuivent
l’entreprise de dénaturalisation du sexe, du genre et de la sexualité engagée par les
théories féministes. Un projet qui implique d’interroger les formes et fonctions de la
régulation de la sexualité dans l’espace public, parallèlement à la critique féministe de
l’androcentrisme de l’espace public et des théories qui le conceptualisent.
Faire et défaire les publics des controverses
6 Un point central de l’analyse des controverses consiste à identifier les publics autour
desquels et pour lesquels elles s’organisent. Comme le souligne Cyril Lemieux (2007 :
195), les controverses « ont toujours une structure triadique : [elles] renvoient à des
situations où un différend entre deux parties est mis en scène devant un public, tiers
placé dès lors en position de juge ». La définition idéal-typique de la controverse que
propose Cyril Lemieux – qui, à ce titre, ne recouvre qu’imparfaitement les cas
empiriques – insiste sur l’égale compétence de ces trois instances comme
caractéristique discriminante.
« Plus le public placé en position de juger d’un différend est strictement composé depairs, c’est-à-dire d’individus auxquels chaque partie en désaccord peut reconnaîtrela même compétence distinctive au jugement que celle qu’elle se reconnaît, plusnous semblons disposés à parler de “controverse” » (ibid. : 196).
7 Nombre de controverses sont soumises à un processus d’élargissement, d’extension
hors de leur champ initial de référence ; c’est toutefois l’essor du différend au sein d’un
milieu spécialisé et relativement autonome qui permettrait selon Cyril Lemieux de
parler de controverse. Saisies dans leur diversité, les controverses seraient cependant
soumises à la publicisation selon différents degrés (allant du confinement de la
controverse à son champ de référence jusqu’à sa médiatisation la plus intensive). De la
même façon, le degré de spécialisation du public constitué par une controverse
varierait fortement, les deux figures limites étant le public de pairs et le public profane.
Cyril Lemieux souligne enfin la nécessité, pour qui souhaiterait rendre compte de la
dimension instituante d’une controverse – c’est-à-dire de sa capacité à transformer les
institutions et les acteurs qui y sont impliqués –, de prendre pour point de départ
« l’espace institutionnel ou [le] milieu social où elle est née plutôt que […] la scène
médiatique où elle a été rendue visible au plus grand nombre » (ibid. : 201).
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8 Les controverses traitées dans ce dossier ont toutes un fort degré de visibilité
médiatique – lorsqu’elles ne sont pas directement issues d’un processus conflictuel
interne à l’espace médiatique, comme c’est par exemple le cas du conflit entre
journalistes lié au traitement de l’ouvrage Pour en finir avec Eddy Bellegueule et au statut
à lui accorder, étudié par Marion Dalibert. Les contributions à ce dossier prennent par
ailleurs le contrepied de la préconisation méthodologique de Cyril Lemieux, en partant
de la médiation médiatique plutôt que des espaces institutionnels où les controverses
trouveraient leur origine. En effet, il s’agit moins, pour ces auteur·e·s, de donner à voir
l’essor et la circulation de ces controverses que de saisir la transformation idéologique
qu’elles impliquent, les tensions discursives nouvelles qu’elles mettent en jeu et qui
participent d’une réélaboration des antagonismes politiques à partir de dispositifs de
médiation : le débat télévisé et ses réceptions dans les plateformes numériques et la
presse en ligne pour Florian Vörös ; la presse, la radio et la télévision pour Marion
Dalibert ; les festivals dans la contribution de Konstantinos Eleftheriadis. Dans une
perspective un peu différente, la proposition de Fatima Khemilat étudie la manière par
laquelle le droit est devenu l’interface privilégiée de la gestion de la visibilité féminine
du fait religieux musulman dans l’espace public, tandis que celle de Nelly Quemener
expose les enjeux méthodologiques que revêt l’étude des « intensités affectives »
propres à la médiation médiatique des controverses. Si, dans ces textes, l’enjeu est bien
d’apprécier la fonction instituante et donc performative des controverses, et non d’y
voir l’expression mécanique d’une structure sociale sous-jacente, c’est moins pour
mettre l’accent sur une réorganisation institutionnelle proprement dite que sur
l’émergence par leur biais de nouveaux modes d’interpellation des publics, de
nouveaux rapports au monde et de nouveaux régimes de sensibilité. Ce dernier point
est ainsi au cœur de la contribution de Nelly Quemener : en insistant sur la dimension
affective de la controverse, elle donne à voir combien celle-ci opère comme un
« processus social auto-réalisateur ». La redistribution de valeurs et émotions autour de
l’objet de la controverse constitue sa « force de dichotomisation » et nourrit les
injonctions à « se positionner » dans ce cadre binaire. Un tel processus ferait émerger,
selon elle, des modes de subjectivation spécifiques : la possibilité, autant pour les
acteurs et actrices de la controverse que pour ses publics, de donner des gages de
« respectabilité » et d’affiliation à un groupe donné en répondant à l’interpellation
médiatique formulée en termes de valeurs et d’émotions3.
9 On peut ainsi penser que les controverses ont la capacité à faire et défaire des publics –
ces derniers pouvant d’ailleurs être saisis comme l’entité concrète qui se manifeste en
réception aussi bien que comme une figure convoquée plus ou moins explicitement
dans le discours (Warner, 2005 : 67). Le type de public qu’une controverse fait émerger
comme instance tierce, les registres discursifs au travers desquels il est interpellé et la
fonction qui lui est assignée sont ainsi autant de manières d’apprécier le processus
conflictuel et sa portée. Les controverses fortement médiatisées ont d’ailleurs ceci de
singulier qu’elles peuvent construire leur adresse à différents publics, en fonction des
supports et de leurs propres publics imaginés, ce qui implique des cadrages différents
du conflit. Surtout, elles reposent moins sur l’égale compétence des parties en
confrontation que sur un principe de disqualification de l’une des positions,
généralement celle jugée la moins fédératrice ou la plus éloignée du public imaginé du
média qui se trouve alors renvoyé à un état d’incompétence ou d’illégitimité (Cervulle,
2017). Aussi peut-on considérer que la proposition de Cyril Lemieux selon laquelle une
controverse se caractériserait par une structure triadique où les trois acteurs seraient
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symboliquement dotés d’une égale compétence relève d’une forme de délibération
idéale, rarement rencontrée empiriquement, en particulier lorsque les controverses
engagent la mise en cause ou la conservation des rapports sociaux liés au genre, à la
race, à la classe ou au partage et à la hiérarchisation des sexualités. Dans l’espace
médiatique, la controverse semble précisément prendre appui sur un processus en
apparence paradoxal de disqualification de l’une des parties, en fonction du public
imaginé du support médiatique4. Tout en mettant en scène la confrontation entre les
parties, la structuration médiatique de la controverse consiste à ne pas les faire
apparaître tout à fait comme des pairs. On peut en dire autant du public imaginé occupant
la fonction de « juge » de la controverse. Les controverses sont des moments de
réorganisation discursive des publics, où l’enjeu réside sans doute autant dans la
résolution du conflit par la délibération que dans la distribution inégale de la
compétence, de l’expertise et de la capacité (à dire ou à faire) de différents publics.
Comme le souligne le théoricien queer Michael Warner (2005), le type de public qu’une
controverse fait émerger comme instance tierce, les registres discursifs au travers
desquels il est interpellé et la fonction qui lui est assignée sont donc autant de manières
d’apprécier le processus conflictuel.
Critiques féministes et queer de l’espace public
10 La critique féministe de la théorie habermassienne de l’espace public montre, de son
côté, combien le genre structure celui-ci notamment à travers des conditions de
participation politique inégales et l’établissement d’une ligne de partage entre
« public » et « privé ». Nancy Fraser (1985 : 56) a ainsi démontré que « la structure
institutionnelle de [l’espace public] est réalisée au moyen de rôles sociaux genrés ». La
domination masculine se manifeste dans des inégalités matérielles qui biaisent les
conditions d’égale participation, elle s’exprime dans l’impossibilité d’un dialogue entre
pairs et la disqualification de la parole des femmes, ainsi que dans le codage masculin
de la citoyenneté5. Il s’ensuit que les conditions d’une communication démocratique ne
sont pas remplies. Pour combattre les injustices sexistes, Nancy Fraser considère qu’il
faut considérer les inégalités de répartition (les théories de la justice distributive sont
appelées à considérer la pauvreté qui résulte de la division sexuée du travail, par
exemple) et les inégalités de reconnaissance (la philosophie de la reconnaissance (voir
Taylor, 1994 ; Honneth, 1992) est invitée à se pencher, notamment, sur la construction
juridique de la vie privée6 ou sur l’impérialisme culturel produit par
l’institutionnalisation des modèles d’appréciation androcentrés dans le droit ou la
médecine). La répartition des ressources matérielles entre toutes et tous, qui garantit
l’indépendance d’esprit, d’une part, et l’institutionnalisation de modèles d’appréciation
alternatifs qui assure un respect identique aux individus, d’autre part, autorise à
chacune et chacun d’interagir en tant que pairs. C’est ce que Nancy Fraser (2010)
appelle « parité participative7 ». Qui plus est, la philosophe d’inspiration francfortienne
(Fraser, 1992 : 144-145) établit que les termes « public » et « privé » sont « des
classifications culturelles et des étiquettes rhétoriques [qui,] employées dans un
discours politique, […] servent fréquemment à délégitimer certains intérêts, points de
vue et sujets et à en mettre d'autres en valeur » (avec pour conséquence de perpétuer,
au-delà des restrictions officielles sur la participation politique, « les handicaps socio-
sexués et de classe »). À cet égard, elle dénonce les usages idéologiques d’une
rhétorique de la vie privée qui soustrait les problèmes « économiques » et « familiaux »
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du champ de la contestation sociale. Audrey Benoît (2014 : 126) défend l’intérêt d’un
approfondissement constructiviste de cette position :
« “La rhétorique de la vie privée domestique” est la forme par laquelle, mais aussidans laquelle des contenus thématiques objectifs […] sont exclus du débat public. Orun tel constat appelle une analyse constructiviste : comment ces modalitésdiscursives formelles produisent-elles leurs propres objets ? Comment cette“rhétorique” crée-t-elle les conditions même de la distinction du “public” et du“privé” ?8 ».
11 Aussi Audrey Benoît considère-t-elle que la déconstruction de la « publicité » passe par
l’identification de la manière par laquelle le discours matérialise des effets de pouvoir.
La contribution à ce dossier de Fatima Khemilat, qui porte sur les controverses
françaises autour du voile et sur le fondement des changements législatifs auxquels
elles ont donné lieu, s’inscrit dans cette perspective. À propos de la controverse sur le
« voile intégral », elle montre par exemple combien la définition de l’ordre public au
principe de l’interdiction ne prend sens que dans le partage public/privé qu’instaure le
« régime de visibilité républicain », ce dernier reléguant les signes religieux ostensibles
dans la sphère privée et exigeant la disponibilité du visage aux regards au nom de la
« moralité publique » et de la « dignité humaine ».
12 La théorie queer formule trois critiques à l’égard des propositions de Nancy Fraser : la
première concerne les modalités d’inclusion, la dexuième a trait aux effets de l’usage
rhétorique des concepts de public et privé, la troisième porte sur la non-prise en
compte du caractère normatif des modalités d’intervention dans le débat public. Selon
la perspective queer, l’inclusion – ou la parité participative – ne règle pas totalement les
problèmes soulevés par la structuration genrée de l’espace public. D’abord, parce que
les « nouveaux et nouvelles entrant·e·s » seraient supposé·e·s porter la voix du groupe
qu’ils/elles sont censé·e·s représenter, ce qui risquerait de réifier les différentes
identités (alors même que chaque individu est porteur d’identités multiples et
mouvantes, parfois contradictoires)9. La mise en place de la parité en France, par
exemple, a été l’occasion de (re)produire le genre en politique : il était attendu que les
femmes s’investissent dans certaines thématiques et promeuvent certaines valeurs soi-
disant « féminines » (Dulong, Matonti, 2005 ; Achin et al., 2007 ; Julliard, 2012). Ensuite,
parce que la participation politique et l’accès à l’espace public restent conditionnés par
le consentement aux identités de genre normatives et au partage des sexualités (Clarke,
2000 ; Dalibert, Quemener, 2016 ; Cervulle, 2014 ; Espineira, 2014)10. C’est à la théorie
queer que l’on doit d’avoir approfondi la compréhension des effets de la privatisation du
sexe et de la sexualisation de la personnalité – dont Lauren Berlant et Michael Warner
(1998) rappellent qu’elles ont été mises au jour par Jürgen Habermas (1962), d’une part,
et par Michel Foucault (1976), d’autre part. Lauren Berlant et Michael Warner ont ainsi
montré que la conception de la sexualité comme propriété subjective fonde le
binarisme homo/hétérosexualité dans la mesure où elle « empêche la mise en
délibération des arrangements sociaux fondés sur [c]e binarisme » (Cervulle, 2014 :
147). Ces auteur·e·s proposent, pour leur part, d’appréhender l’hétérosexualité comme
une culture publique donnant forme à un public hégémonique. Ce dossier comporte la
traduction de leur célèbre article de 1998 « Sex in Public » qui développe cette
proposition.
13 Judith Butler (1997 : 179) interpelle quant à elle directement Nancy Fraser, estimant
que cette dernière « ne cherche pas à connaître les exclusions nécessaires à la
définition et à la naturalisation de la sphère de la reproduction ». En effet, en assumant
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l’hypothèse selon laquelle la politique queer, que Nancy Fraser (1997 ; 2010) interprète
comme une lutte pour la reconnaissance des minorités sexuelles, se situerait
exclusivement dans le champ culturel, elle dénie la part matérielle de la régulation
sociale de la sexualité, l’excluant de fait du champ de l’économie politique. Selon Judith
Butler, l’auteure de Qu’est-ce que la justice sociale ? (2005) reconduit, par là même, la
division et la hiérarchisation des oppressions, selon qu’elles relèveraient totalement
(classe et race), partiellement (genre), ou non (sexualité) du champ de l’économie
politique. Judith Butler (1997 : 178) considère pour sa part que,
« [si] les luttes pour transformer le champ social de la sexualité ne sont pas perçuescomme étant au cœur même de l’économie politique, ce n’est pas parce qu’elles [neseraient pas] directement liées à des questions de travail, mais plutôt parce qu’ellesne peuvent pas se comprendre si la sphère économique elle-même n’est pasétendue de manière à inclure à la fois la reproduction des biens et la reproductionsociale des personnes ».
14 Comme le soulignent Karl Marx (1846) et Friedrich Engels (1884), la première
production est celle d’êtres humains. Les luttes pour transformer le champ social de la
sexualité témoignent que la distinction entre sphère culturelle et sphère économique
ne tient pas : l’échange sexuel ayant des effets culturels aussi bien que matériels.
L’étude de la constitution de contre-publics féministes, gays, lesbiens ou transgenres
permet alors d’analyser la renégociation des limites du public et de l’intérêt général,
autant que les jeux de reprivatisation de la sexualité (Floyd, 2009). En France, la
controverse relative à l’ouverture du mariage aux couples de personnes du même sexe
témoigne à la fois de cette porosité des sphères (l’ouverture du mariage est défendue au
motif qu’elle autorise une égalité de droit, notamment patrimonial), du refus par
certain·e·s acteur·rice·s de débattre publiquement des arrangements sexuels particuliers
(lequel refus se justifie par une naturalisation de la famille, de la procréation et de la
filiation), et de la hiérarchisation des luttes qui travaille la doxa (il y aurait des
problèmes « plus importants à régler » que l’égalité des droits entre couples hétéro/
homosexuels en France) (Cervulle, Julliard, 2013).
15 Enfin, la théorie queer s’interroge sur les modalités de prise de parole dans le débat
public. Si Nancy Fraser (1992) a mis en avant l’existence d’une pluralité de publics et les
rapports conflictuels entre ces publics, Michael Warner (2005 : 118-119) attire
l’attention sur le fait que la théoricienne ne semble pas se dégager de la perspective
habermassienne des publics « rationnels-critiques », échouant à cerner leurs
propositions en termes de nouveaux styles de langage et registres de communication,
voire d’esthétique de la contestation. C’est cet aspect que développe tout
particulièrement Konstantinos Eleftheriadis dans ce dossier, avec une contribution
portant sur les pratiques militantes liées à l’organisation de festivals queer européens.
Des théoriciennes féministes ont plaidé pour la prise en considération de registres
d’intervention alternatifs dans l’espace public, tels que la narration (Mansbridge, 1999)
ou le récit personnel (Young, 1996), voire le sit-in, le boycott, le chant (Butler, Spivak,
2007) ou toute forme de rassemblement public troublant les formes de reconnaissance
du politique et leurs exclusions constitutives (Young, 2011 ; Butler, 2015). Cette
revalorisation de l’action directe plaide que celle-ci serait la seule à même de dévoiler
les consensus factices (préjugés ou croyances au caractère inaltérable de telle ou telle
réalité sociale) engendrés par les discours hégémoniques sur lesquels reposent les
procédures de délibération (Young, 2011).
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16 Sur ce point, tout particulièrement, l’approche communicationnelle offre des outils
précieux pour mettre au jour la normativité des modalités d’intervention dans le débat
public, que dénoncent les théories féministes et queer de l’espace public, dans la mesure
où cette approche fournit des outils conceptuels pour étudier la manière dont les
rapports de pouvoir travaillent les dispositifs de médiation11 (Julliard, 2009). La
relecture en SIC de la conceptualisation du dispositif par Michel Foucault et Gilles
Deleuze, notamment pour appréhender les dispositifs d’écriture numérique (par
exemple Bonaccorsi, Julliard, 2010 ; Monnoyer-Smith, 2013 ; Badouard, Mabi,
Monnoyer-Smith, 2016), constitue ainsi un cadre d’appréhension favorable des formes
de participation aux débats12 autant que des formations discursives autorisées, de la
reproduction des rapports de domination, ou encore des lieux de mise en visibilité de
certaines subjectivations (Julliard, 2016). La contribution de Florian Vörös au dossier
chemine également à partir de la relecture par Gilles Deleuze de la conceptualisation
foucaldienne du dispositif pour étudier l’imbrication des rapports de pouvoir dans des
dispositifs de débat télévisé mettant en scène un affrontement entre différentes
définitions du racisme (et de l’antiracisme). Le croisement d’une telle approche
communicationnelle avec les perspectives développées au sein des études de genre est
non seulement heuristique, mais permet surtout de réintroduire une attention à la
conflictualité sociale là où le recours courant au concept de dispositif en SIC a pu aussi
parfois conduire à sa dépolitisation (Gavillet, 2010).
Conclusion
17 Au-delà de leurs différences d’appréciation du processus délibératif et de ses
limitations, la théorie queer et les théories féministes y compris d’inspiration
francfortienne convergent toutefois sur un point, celui de la nécessité de rendre
compte de la co-constitution et des interactions entre les différents axes de
différenciation sociale. Ceci trouve une résonnance particulière dans le projet politique
queer de refus de l’assimilation des minorités sexuelles, celle-ci étant perçue comme
impliquant une légitimation et un renforcement des inégalités liées aux rapports de
classe et/ou à la racialisation du social (Warner, 1993 ; Duggan, 2003 ; Bassichis, Spade,
2014). Au sein des théories féministes, le principe de modélisation des relations
qu’entretiennent le genre, la sexualité, la classe et la race a donné lieu à de multiples
outils analytiques, bien que durant les deux dernières décennies les débats se soient
essentiellement focalisés sur le concept d’intersectionnalité forgé par Kimberlé
Crenshaw (1991), sa dimension heuristique, ses fondements épistémologiques et ses
limites dans l’application empirique13 (Bilge, 2009 ; Hill Collins, Bilge, 2016 ; Fassa,
Lépinard, Roca i Escoda, 2016). La plupart des contributions de ce dossier s’attachent
ainsi à étudier l’articulation de ces axes de différenciation sociale dans les modalités de
médiatisation d’une controverse. C’est notamment le cas de celle de Marion Dalibert
qui donne à voir la façon dont la réception médiatique du roman d’Édouard Louis Pour
en finir avec Eddy Bellegueule participe, à partir d’un discours sur l’expression de genre et
la sexualité du protagoniste, de la constitution des « classes populaires blanches du
nord de la France » en figure de l’altérité, en particulier dans la presse nationale.
Comme le montrent ces contributions, les relations entre les principaux axes de
différenciation sociale se manifestent dans le discours médiatique sur un mode très
complexe. Le marquage de la différence prend une forme distincte s’agissant de la
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construction du genre, de la racialisation, du partage des sexualités ou de la production
d’un ordre symbolique de classe. Il n’est cependant pas rare que le genre ou le rapport à
la sexualité opèrent comme des vecteurs de racialisation14, ou qu’une classe sociale se
voit attribuer des caractéristiques stéréotypées en termes d’identité de genre.
Autrement dit, les principaux axes de différenciation qui sous-tendent les rapports
sociaux se trouvent imbriqués sur un mode complexe dans les représentations
médiatiques et dans le débat public. Dès lors, si l’on souhaite faire émerger leur
articulation, il s’agit de prêter attention aux non-dits des discours, aux principes de
division silencieux qui les sous-tendent, à la charge affective qui les traverse, voire à la
manière dont un processus de segmentation du social s’exprime dans les termes d’un
autre.
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NOTES
1. Le nombre et la régularité des dossiers consacrés au genre publiés dans les revues de la
discipline depuis 2003 en témoignent : « Une communication sexuée ? » (Bonnafous, Jouët,
Rieffel, 2003) ; « Sexe & Communication » (Bouchard, Froissart, 2004) ; « Espaces politiques au
féminin » (Fleury, Walter, 2005) ; « Usages politiques du genre » (Desmarchelier, Rennes, 2005) ;
« Femmes et médias : le 8 mars à la Une » (Coulomb-Gully, Bonnafous, 2007) ; « Penser le genre en
sciences de l’information et de la communication et au-delà » et « Penser le genre en sciences de
l’information et de la communication et au-delà (2) » (Fleury, Walter, 2009a ; 2009b) ; « Médias : la
fabrique du Genre » (Coulomb-Gully, 2011) ; « Les langages du genre : sémiotique et
communication » (Berthelot-Guiet, Kunert, 2013) ; « Le genre dans la communication et les
médias » (Julliard, Quemener, 2014) ; « Sexualités » (Amato, Pailler, Schafer, 2014) ; « La
pornographie et ses discours » (Paveau, Perea, 2014) ou encore « Écrire le genre » (Constantin de
Chanay, Chevalier, Gardelle, 2017).
2. Pour une version matérialiste de l’idée selon laquelle, loin de traduire le sexe, le genre le
produirait, voir les travaux de Christine Delphy (2001).
3. Sur la question des valeurs, voir les échanges des précédentes livraisons de Questions de
communication (Heinich, 2017 ; Fleury, Walter, 2017 ; Kaufmann, Gonzalez, 2017 ; Quéré, 2017 ;
Martuccelli, 2017).
4. La disqualification de l’une des parties peut avoir des conséquences sur la reterritorialisation
de formations discursives propres à certaines des parties en présence vers d’autres scènes
publiques où elles sont plus audibles : par exemple le Web et les plateformes numériques plutôt
que les « médias traditionnels » pour les opposants à ladite « théorie du genre » (Julliard, 2017).
Questions de communication, 33 | 2018
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5. Le codage masculin de la citoyenneté fait dire à Carole Pateman (1988) que le contrat social est
en réalité un « contrat sexuel ». Avant C. Pateman et N. Fraser, Jean Elshtain (1981) a remis en
question le caractère soi-disant neutre de la citoyenneté, plaidant pour que les valeurs
maternelles du soin viennent remplacer la vision participative et républicaine de la citoyenneté.
Dans le sillage de N. Fraser, les réflexions sur la dimension genrée de l’espace public se sont
multipliées (Lunt, Livingstone, 1994 ; Göle, 1997 ; Rendall, 1999), ouvrant un large champ de
problématisation des rapports entre inégalités sociales, identités de genre et citoyenneté.
6. Au sujet de la construction juridique de la vie privée, voir également les travaux d’Anita Allen
(1988) sur la structuration genrée de la vie privée et les restrictions qui ont historiquement pesé
sur l’autonomie personnelle (et notamment corporelle) des femmes.
7. La parité participative se distingue de la « parité française », telle que la comprend l’auteure :
1) parce qu’elle est qualitative, plutôt que quantitative ; 2) parce qu’elle intègre les deux
dimensions de la justice sociale et non la seule dimension de la reconnaissance ; 3) parce qu’elle
déborde le seul champ du politique ; 4) parce qu’elle permet d’intégrer d’autres axes de
différenciation sociale au-delà du seul sexe ; et 5) parce qu’elle garantit une possibilité de parité,
plutôt qu’elle ne vise une parité réelle.
8. C’est l’auteure qui souligne.
9. La critique de l’inclusion a également été émise par Iris Marion Young. Selon la politiste,
l’inclusion formelle ne suffit pas, car les inégalités structurelles sont reconduites jusque dans les
procédures de délibération. Participer à ces procédures contribuerait alors à leur « conférer une
légitimité imméritée et à contribuer à la censure des outsiders » (Young, 2001 : 145). I. M. Young
(1990) prône alors une citoyenneté différenciée et une représentation des groupes sociaux
opprimés. Cette représentation doit s’accompagner du droit de proposer des politiques fondées
sur l’intérêt propre de ces groupes et d’un droit de véto à opposer aux politiques générales qui
leur porteraient atteinte.
10. Dans un autre registre, Chantal Mouffe (1999) promeut une conception agonistique de la
démocratie, laquelle se fonde sur la reconnaissance du caractère irréductible du conflit des
identités. Il s’agit, pour la théoricienne, de constituer un nous, dans un contexte de diversité et
de conflit, qui se distingue d’un eux (les adversaires qui acceptent de faire partie de l’espace
agonistique et dont il s’agit de combattre les idées). L’inclusion n’a pas de sens dès lors qu’une
distinction nous/eux compatible avec le pluralisme est établie.
11. Au sujet de l’approche communicationnelle utilisée pour appréhender les rapports de
pouvoir qui travaillent les dispositifs de médiation voir, par exemple, les travaux menés au
Centre de recherche sur les médiations (Crem, université de Lorraine) sur les notions de
« (dispositifs de) médiation » (notamment Aghababaie et al., 2010 ; Appel, Boulanger, Massou,
2010).
12. Ainsi que le souligne Laurence Monnoyer-Smith (2013 : 25), c’est « précisément parce que le
dispositif cadre la participation que certains refusent d’y entrer, considérant qu’ils participent à
la construction d’une légitimité procédurale à laquelle ils refusent d’adhérer (Mouffe, 1999) ».
13. La question des usages du concept d’intersectionnalité dans les enquêtes de terrain a été
particulièrement traitée lors de la journée d’étude organisée par le Domaine d’intérêt majeur de
la Région Île-de-France « “Genre, inégalités, discriminations” : L’intersectionnalité en pratiques :
disciplines, méthodes et enquêtes », qui s’est déroulée à l’Institut national d’études
démographiques (Ined) le 14 novembre 2014 (http://www.gid-idf.org/fr/activites/view/29/l-
intersectionnalite-en-pratiques-disciplines-methodes-et-enquetes).
14. Sur le genre comme opérateur de racialisation, voir par exemple le travail de Marion Dalibert
(2014) sur la médiatisation des Roms et des habitants de banlieue.
Questions de communication, 33 | 2018
25
AUTEURS
MAXIME CERVULLE
Centre d’études sur les médias, les technologies et l’internationalisation
Université Paris 8 Vincennes – Saint-Denis
F-93526
maxime.cervulle[at]univ-paris8.fr
VIRGINIE JULLIARD
Connaissance, organisation et systèmes techniques
Université de technologie de Compiègne
F-60203
virginie.julliard[at]utc.fr
Questions de communication, 33 | 2018
26
« Vous voulez réagir ? ». L’étude descontroverses médiatiques au prismedes intensités affectives“Would You Like to React?”. Analyzing Media Controversies as Affective
Intensities
Nelly Quemener
1 Il est des « terrains minés » (Albera, 2001), des « milieux difficiles » (Boumaza,
Campana, 2007), qui ne se laissent pas si facilement constituer en objets de recherche
tant les tensions qui les traversent rendent délicates la production et la revendication
d’un regard distancié. Certaines controverses médiatiques en font partie. Objets
« saturés de luttes de signification » (ibid) et d’affects (Ahmed, 2004 : 11), elles se
caractérisent par une intensité dont témoignent, du point de vue quantitatif, le nombre
important d’interventions publiques, de productions médiatiques et de discussions en
ligne, ainsi que, d’un point de vue qualitatif, la dichotomisation des arguments et la
cristallisation des positions en deux parties adverses (Amossy, 2014 : 46). Par le terme
intensité, il s’agit d’insister sur la mécanique double des controverses qui implique,
d’une part, des phénomènes de concentration de l’attention publique sur un sujet de
débat, un enjeu spécifique, et, d’autre part, une dissémination des logiques
confrontationnelles dans une multitude d’espaces, que nous évoquerons à travers la
notion d’arènes publiques (Fraser, 1990). Cette mécanique de concentration/
dissémination s’accompagne de jeux de redéfinition permanents des termes du débat et
des oppositions, et participe, en même temps qu’elle en est le symptôme, des rapports
de pouvoir qui structurent les hiérarchies de la sphère publique. Le terme intensité
recouvre en outre le versant polémique des controverses qui se manifeste à la fois dans
les registres discursifs d’authentification émotionnelle et les performances verbales et
corporelles qui font montre d’une certaine « affection ». Si ces registres et
performances émotionnels soutiennent les prises de position dans le débat, ils sont
aussi le terrain de luttes à travers lesquelles se joue la « bonne » manière de réagir face
à ce qui est publiquement désigné comme un problème. Ces luttes portent donc sur les
Questions de communication, 33 | 2018
27
modalités de formulation du ressenti et de la perception, c’est-à-dire des manières
d’être affecté (Amossy, 2008 : 11). Ainsi définie, l’intensité apparaît comme ce qui
expose toute personne qui évoque publiquement un sujet de controverse au risque
d’être à son tour saisie, voire « rattrapée », par ces logiques confrontationnelles et
l’injonction à prendre position. En effet, elle laisse peu de place pour l’émergence d’un
point de vue « non affecté », qui tenterait d’échapper au cadre souvent « binaire » de
l’appréhension du problème, toute évocation du sujet se trouvant happée dans et par la
dynamique affective et discursive de la controverse.
2 C’est à partir de ce risque que nous souhaitons mener une réflexion sur les enjeux
méthodologiques et épistémologiques de l’analyse des controverses. Nous proposons de
faire de cette intensité – que nous nommerons « intensité affective » en ce qu’elle
relève d’une force d’agencement des débats et d’une logique d’affection – le point
d’attention premier de l’analyse. Cette intensité est en outre ce qui préside à l’intérêt
que nous portons aux controverses relayées dans les médias : sur les sujets
controversés, on assiste à des emballements dont on peut supposer qu’ils excèdent la
« réalité » du phénomène auquel ils s’attachent tout en produisant des effets bien réels,
comme celui de faire des questions mises en débat un enjeu du pouvoir et un lieu à
investir. Autrement dit, les jeux d’intensification des controverses ont des effets
productifs en ce qu’ils participent à agencer le débat public et désignent les questions
« importantes », les enjeux « qui comptent », ainsi que les façons dont ces questions et
ces enjeux sont censés affecter. Saisir ces intensités affectives présente toutefois une
série d’obstacles méthodologiques. L’analyse de discours et de représentations
médiatiques se trouve confrontée à l’ampleur des corpus à disposition et à leur
caractère multiforme (des tribunes, reportages, entretiens, éditos dans la presse aux
commentaires pléthoriques sur YouTube en passant par les milliers de tweets), ainsi
qu’à la nature même des interventions publiques qui nourrissent les controverses dans
ces différents espaces. Car nombre de ces interventions consistent à « réagir » à ce qui
fait problème dans le cadre de la controverse, et, par ces réactions, à « performer »
certaines valeurs et l’appartenance à l’un ou l’autre camp. Dans l’article, il s’agira donc
de présenter le glissement que nous opérons depuis une analyse des discours et des
représentations vers la prise en compte des intensités affectives et de la dynamique de
réactions en chaîne qui caractérisent les controverses. Aussi nous attacherons-nous,
dans un premier temps, à présenter les apports d’une approche constructiviste qui
propose d’appréhender les controverses comme des lieux de conflictualité et de
cristallisation de tensions sociales. Cette approche ne permet pas, néanmoins, de
rendre pleinement compte du versant polémique, chargé d’affects et d’émotions, des
controverses médiatiques. Dans un deuxième temps, nous verrons dans quelle mesure
certains travaux sur les affects peuvent permettre de saisir les intensités qui
constituent les controverses médiatiques, ainsi que leur rôle dans la lutte pour
l’hégémonie et la configuration du pouvoir. L’approche par les affects ouvre la voie
pour saisir, non pas tant la dimension représentative, mais la dimension productive des
controverses. Afin de voir dans quelle mesure une telle approche peut être
opérationnelle, dans un troisième temps, nous nous concentrerons sur la notion de
« réaction », en tant qu’elle permet de penser à nouveaux frais les interventions
publiques qui nourrissent les controverses et d’articuler les intensités affectives et les
prises de position dans les rapports de pouvoir.
Questions de communication, 33 | 2018
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La production discursive des idéologies dans lesmédias
3 Dans la perspective des cultural studies, une première approche possible des
controverses consiste à interroger la construction médiatique des idéologies. Parmi les
travaux du Centre de Birmingham, l’ouvrage Policing the Crisis (Hall et al., 1978)
s’intéresse au rôle des médias dans la production sociale de « paniques morales », en
s’appuyant sur l’étude des interventions publiques à la suite d’une série d’agressions en
Grande-Bretagne. Tiré des écrits de Stan Cohen (1972), le terme « panique morale »
insiste sur la vivacité des réactions collectives, qui apparaissent en excès au regard de
la stabilité relative du phénomène. Dans cet ouvrage, on trouve les bases de ce qui
constitue l’analyse des représentations et des discours médiatiques au sein des cultural
studies : la couverture dense et émotionnellement intense qui caractérise les « paniques
morales » est comprise, d’une part, comme le produit d’une cristallisation des anxiétés
et des tensions qui traversent le monde social et, d’autre part, comme un moment de
production idéologique, de constitution d’un « consensus autoritaire » et de
légitimation de l’intervention répressive de l’État à l’égard des classes les plus
démunies. Les travaux de Stuart Hall (2008b) mêlant les héritages structuraliste et
gramscien poursuivent cette réflexion en élaborant l’armature théorique de l’analyse
des « effets » de l’idéologie dans les médias. Dans le sillage des approches
structuralistes de Claude Lévi-Strauss ou de Noam Chomsky, Stuart Hall saisit le
fonctionnement de l’idéologie au niveau des modes de classification du monde. Les
discours médiatiques ont à ce titre des effets « réels » (ibid. : 155), puisqu’ils participent
à ce que des travaux plus récents évoquent sous les termes catégorisation à travers des
systèmes de représentation parfois réducteurs, et assignation à travers l’attribution d’un
rôle, d’une identité, d’une place, qui relèvent d’autant d’attentes sociales projetées sur
une personne en fonction de sa catégorie (Damian-Gaillard, Montañola, Olivesi, 2014 :
13). Mais pour Stuart Hall, comme pour d’autres figures majeures des media studies
(Hartley, 1982 ; Fiske, 1987), les discours médiatiques intéressent également en tant
qu’ils sont à la fois le terrain d’une lutte pour l’hégémonie et le moyen de produire du
consentement, via une série d’allants-de-soi, de « chaînes de signification », qui tendent
à légitimer certaines dominations et certains rapports d’autorité. L’idéologie réside
alors dans le fait que des chaînes s’imposent et constituent le sens dominant des
phénomènes sociaux, reléguant d’autres interprétations possibles dans les marges des
discours, jusqu’à les rendre impensables et inentendables. La signification est en cela
une « force sociale », qui affecte le sens que l’on donne aux choses et les prises de
position sur les sujets les plus controversés (Hall, 2008b : 145). À partir d’une telle
approche, il est possible d’envisager les controverses comme des lieux de lutte pour la
signification et de production de l’idéologie, que l’on peut saisir par des logiques
d’interprétation dominantes et des répertoires, des lexiques, des grammaires qui
s’élaborent dans les discours médiatiques et dans l’articulation d’autres univers de
signification (Grossberg, Hall, 1996).
4 Une autre dimension de l’approche de Stuart Hall semble particulièrement pertinente
pour l’analyse des controverses. Dans le sillage des travaux de Michel Foucault (1975)
qui envisagent le sujet comme l’effet des discours régulateurs et des dispositifs
disciplinaires, Stuart Hall, 1997b) se penche sur les régimes du dicible et du visible. Ces
régimes produisent le sujet à deux niveaux : ils élaborent les figures venant
Questions de communication, 33 | 2018
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personnifier des formes particulières du savoir à une époque donnée ; via des modes
d’adresse, ils dessinent la position du sujet-lecteur·rice ou sujet-spectateur·rice qu’il est
nécessaire d’occuper pour faire sens avec les discours médiatiques. Par cette position,
les discours et représentations médiatiques imposent un certain regard et une certaine
manière d’examiner un phénomène, un problème, une pratique. En plus de proposer
une interprétation de la réalité et une vision du monde (Hall, 1974 : 216), ils
apparaissent comme des appareils discursifs qui participent de la production de
connaissance sur les phénomènes et les groupes en même temps que de la constitution
du sujet du savoir/pouvoir (ibid. : 56). Quoiqu’insistant sur la nécessaire soumission aux
règles de l’appareil discursif, Stuart Hall évite l’écueil qui consisterait à ne voir dans les
représentations et discours médiatiques qu’une force d’assujettissement. Il défend au
contraire l’idée d’une « politique du regard » qui reste largement ouverte à des formes
de contestation. Dans l’œuvre de Stuart Hall, l’appropriation de l’approche discursive
ne vient nullement remettre en cause ou contredire celle par les luttes pour la
signification. Elle permet surtout d’insister sur la dimension productive des discours et
représentations médiatiques et de mesurer la force du dit et du non-dit, du visible et de
l’invisible. Il semble que l’attention portée à cette dimension discursive a des vertus
pour l’analyse des controverses. Si l’on peut, à la suite de Ruth Amossy (2010), explorer
la façon dont chaque camp dessine un ethos, c’est-à-dire une communauté de valeurs et
de moralité à travers des modes de présentation de soi et des prises de position dans le
discours, cet ethos, qui implique un certain mode d’adresse, n’est que la partie
émergente, dicible et visible, des discours régulateurs produisant le sujet. Pour saisir
les régimes de savoir et la production du sujet, il semble donc nécessaire de considérer
le regard que dessine l’ensemble des prises de positions dicibles et visibles et des modes
d’adresse dans la controverse, et d’interroger ce que ce regard et ces modes d’adresse
laissent de côté, c’est-à-dire le hors-champ, les angles morts des discours.
5 Si l’approche de Stuart Hall paraît intéressante, c’est aussi parce qu’elle permet, avec
cette double entrée – constructiviste et discursive –, de saisir les rapports de pouvoir à
l’œuvre dans les discours et représentations médiatiques. Le point de départ de Stuart
Hall est que la société – qu’il nomme formation sociale dans la lignée de Louis
Althusser – est racialisée, et nous ajouterons, dans une perspective intersectionnelle
(Crenshaw, 1994), qu’elle peut être genrée et classisée, c’est-à-dire structurée par des
rapports de pouvoir. Ainsi, chez Stuart Hall, si la formation sociale est complexe et le
produit de déterminations multiples, elle n’en reste pas moins une « structure à
dominante », c’est-à-dire qu’elle présente une configuration spécifique, des tendances
propres en fonction des époques, et que cette structure relève des rapports de
domination et de subordination (Hall, 1985). L’auteur défend l’idée selon laquelle, dans
les sociétés post-esclavagistes, la race est le mode de hiérarchisation et de structuration
du capitalisme, dont il pointe l’exploitation de la main d’œuvre noire (Hall, 1980)
comme l’un des fondements historiques. La race ne se résume donc pas à des discours
idéologiques ; elle est aussi une structure sociale qui émerge de l’interaction entre
histoire, économie, culture, politique, et organise les relations entre les groupes1. Si la
notion de structure à dominante invite à une approche par les continuités/
discontinuités historiques, elle suppose une traduction à l’échelle discursive, c’est-à-
dire dans les discours ou représentations qui soutiennent idéologiquement les
hiérarchies qui structurent les sociétés. Ces traces discursives des rapports de pouvoir
ne sauraient bien entendu embrasser complètement la dimension structurelle, de
même qu’elles ne sont pas elles-mêmes réductibles à cette dernière. En revanche, elles
Questions de communication, 33 | 2018
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y participent, au sens où elles reproduisent et transforment la structure sociale
existante. À ce titre, Stuart Hall (1996a) explique que la race relève d’un mode
idéologique de classification du monde, qui quoique n’ayant rien de naturel, ni
biologique, joue un rôle important dans l’organisation des relations et devient le
support possible d’exclusions. Toutefois, on peut distinguer plusieurs modalités de
production de la différence raciale. Dans les écrits de Stuart Hall (1997a ; 1995) et de
Richard Dyer (2004), la différence raciale est le produit des frontières symboliques
établies entre les groupes par les discours et de la différence instaurée par les
oppositions des chaînes de signification (blanc/noir, nous/eux). Aussi Stuart Hall
montre-t-il que les noir·e·s, dans l’imagerie coloniale comme dans la presse britannique
des années 1990, sont inscrit·e·s dans un discours racialisant structuré de façon binaire
avec, d’un côté, un monde blanc civilisé et, de l’autre, un monde noir associé à la
sauvagerie et à l’impulsivité. Cette structuration binaire, qui s’apparente à la rupture
civilisationnelle entre l’Occident et l’Orient identifiée par Edward Said (1978), se
matérialise par le marquage excessif des personnes noires qui se voient ici réduites à
quelques traits naturalisés et n’incarnent plus que leur différence.
6 Une telle approche invite à porter une attention spécifique aux modes de
catégorisation dans les discours des journalistes et des acteur·rice·s des débats qui
constituent les controverses. Au-delà des procédés d’altérisation, elle propose de
donner sens au non-dit pour y déceler les rapports de pouvoir. À cet égard, le
stéréotype est indissociable d’une structure binaire enfermante, qui devient le lit de
tous les fantasmes (Hall, 1997a : 263). Ambivalent, il porte en lui la possibilité d’un
retournement du positif en négatif, de l’inoffensif en menace. Cette structure binaire
est le mécanisme discursif qui tend à faire de la race ou du genre l’implicite
déterminant toute action de la personne – c’est le cas par exemple de la figure de
l’homme noir infantilisé qui porte en elle la menace de l’hypersexualité et l’agressivité,
ou encore de celle de la femme séduisante qui se révèle vamp ou sorcière. On peut en
outre interroger les rapports de pouvoir à l’œuvre dans la production discursive d’un
« en-dehors » des champs du visible et du dicible. La théoricienne du genre Judith
Butler (1993) désigne l’invisibilité et l’absence d’adresse comme le mécanisme par
lequel certaines pratiques, certains corps, certaines individualités se voient renvoyés
du côté d’un territoire invivable et abject. Teresa de Lauretis (1987) voit, quant à elle,
dans le hors-champ des discours le lieu même de l’idéologie, en ce qu’il implique que
toute une série de pratiques et de savoirs alternatifs sur le genre sont de l’ordre de
l’irreprésentable. En ce sens, ce hors-champ désigne les espaces du « non-sujet », c’est-
à-dire des pratiques et des corps qui échappent à la reconnaissance par l’hégémonie
culturelle et ne font pas l’objet d’une interpellation. Pour l’ensemble de ces travaux, la
question reste la façon par laquelle ce hors-champ est investi. Chez Stuart Hall (1992), il
peut devenir le lieu d’élaboration de politiques de l’identité, qui oscillent entre
l’essentialisme stratégique et la complexification autour de multiples axes de
différenciation ; chez Teresa de Lauretis, il est celui des « résistances locales aux
hégémonies » et des pratiques d’autoreprésentations qui renouvellent les modalités
d’évocation du genre et les modes d’adresse. Si, chez ces deux auteur·e·s, ces luttes
définitionnelles donnent lieu à des déplacements et à une ré-articulation des modèles
hégémoniques, elles n’en restent pas moins prises dans les filets des idéologies : parler,
se rendre visible, se représenter, impliquent de se soumettre aux règles du régime
discursif et de devenir sujet selon les termes de l’impérialisme culturel (Spivak, 1988).
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Du discursif à l’affectif : intensités, émotions etréactions
7 Si les cultural studies ont privilégié une approche des idéologies et des rapports de
pouvoir au niveau discursif, elles se sont également confrontées aux freins et aux
impensés de cette appréhension textuelle de la culture (Cervulle, Quemener, 2015). À ce
titre, la vertu d’une approche constructiviste est qu’elle offre les outils pour rendre
compte des querelles de définition et des modes de classification du monde en même
temps qu’elle permet de désigner la production discursive du sujet et d’une conception
hégémonique du « nous ». Sa limite est qu’elle ne permet pas de saisir pleinement la
force idéologique du non-dit ni, comme le dirait Lawrence Grossberg (1992b : 47),
l’ensemble de ses effets. Cette limite s’observe spécifiquement dans le cadre d’une
analyse des controverses. En effet, les controverses se définissent certes par la
confrontation entre deux parties dans le cadre régulé de l’arène médiatique. Celle-ci
repose sur des modes de présentation de soi, l’échange d’arguments et des stratégies
pour convaincre qui se prêtent bien à une analyse par les discours et les
représentations (Burger, Amossy, 2011 : 19). Mais, au-delà de l’exercice de persuasion,
les controverses relèvent également d’un versant polémique (Rennes, 2016). Par ce
terme, il s’agit d’insister sur la charge émotionnelle dont les controverses sont
porteuses qui se traduit par une intensité, au sens d’une multitude d’interventions et de
marques d’affection (de l’indignation à la colère). L’intérêt de ce versant polémique est
que, selon nous, il participe aux prises de position dans les rapports de pouvoir et à la
production de l’idéologie, au même titre que les discours énoncés. La difficulté est
néanmoins que l’on ne saurait réduire ce versant à une simple expression d’émotions
ou à la mise en scène d’une indignation par exemple, saisissable au niveau discursif. Ce
versant se loge également dans l’urgence et la multiplicité des réactions, dans les effets
d’emballement et d’intensification autour d’une question. Pour notre part, nous
défendons l’idée selon laquelle cette intensité sous-tend l’avènement de la controverse :
elle en est la condition et un facteur d’organisation.
8 Une première façon de saisir ce versant « a-signifiant » (Grossberg, 1992b) des
controverses consiste à réfléchir aux intensités qui les constituent. Les approches par
les affects, qui se développent depuis une trentaine d’années au sein des cultural studies,
mettent l’accent sur les logiques d’agencement, les jeux d’intensification et les forces
de rencontre entre différents éléments de la formation sociale (Pailler, Vörös, 2017).
Étudiant les fans de musique populaire, Lawrence Grossberg (1992a, 1992b) parmi les
premiers à élaborer une théorie des affects, dans le sillage de Gilles Deleuze et Félix
Guattari, à partir d’une interrogation sur les logiques d’investissement intense dans
une pratique. Selon lui, la force des investissements relève du plaisir attendu et de la
sensation projetée sur une pratique, autrement dit du présage de l’intensité de la
rencontre avec la pratique. Elle a des effets puisqu’elle lie les gens à des pratiques et
constitue l’imaginaire et les horizons d’attentes sensibles des pratiques. Mais, pour
l’auteur, cette force n’est pas neutre ; au contraire, elle doit se comprendre dans son
articulation avec l’idéologie (Grossberg, 1992b : 54-55). Les intensités affectives
désignent en effet ce qui est significatif, les choses qui comptent, les lieux pertinents
pour construire des identités. Elles configurent en cela le champ de relations dans
lequel se logent les pratiques et constituent un mode de hiérarchisation et de
priorisation de certaines pratiques par rapport à d’autres (la musique qui prend le pas
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sur la famille pour les fans de rock par exemple). Ces intensités sont par ailleurs le
terrain de luttes de pouvoir, chacun·e tentant d’imposer sa conception de ce qui compte
et de la façon dont on est censé être affecté une fois investi dans la pratique. L’intérêt
d’une telle approche pour l’analyse des controverses est qu’elle invite à porter une
attention non plus aux seules structures de sens qui émergent des prises de position
discursive, mais aussi à la distribution des investissements et des intensités affectives
qui les constituent et ce qu’elle dit des rapports de pouvoir. À l’échelle des grands
médias, cela peut par exemple conduire à identifier les points d’intensité, c’est-à-dire
les nœuds qui relient une certaine configuration du « problème » et une attention
journalistique et/ou publique particulièrement forte. À l’échelle de la sphère publique,
cela amène à interroger la distribution de ces intensités en fonction des différentes
arènes (presse, plateformes de vidéos en ligne, réseaux sociaux). Cette approche
déplace en outre la manière d’appréhender le fonctionnement de l’idéologie dans les
médias. N’ont de force d’interpellation idéologique que les structures de sens que les
gens investissent car elles sont chargées affectivement (Grossberg, 2010 : 328). Aussi
Lawrence Grossberg prend-il ses distances avec une conception de l’effet idéologique
des médias par le biais de l’interpellation, pour envisager les forces qui président à
l’agencement entre des discours, des pratiques et des gens.
9 Au-delà de la question de l’intensité, une seconde manière d’approcher la question des
affects consiste à réfléchir à la place des émotions dans les rapports de pouvoir. L’une
des approches les plus fameuses au sein des cultural studies est celle développée par Sara
Ahmed (2004) sur la circulation des émotions. Dans une perspective
phénoménologique, cette dernière propose d’interroger la façon par laquelle certaines
émotions « collent » (« stick ») à un objet et circulent au même titre que lui. Elle
appréhende les émotions à rebours des travaux qui tendent à les psychologiser et les
définir comme le produit d’une intériorité. Il n’est pas d’émotion qui soit pleinement le
propre d’une personne. Au contraire, toutes sont aussi le fruit d’une extériorité, elles
sont structurées socialement et participent de rapports de pouvoir. Les émotions sont
en cela le terreau d’une ambivalence constitutive entre l’individualité et le social :
incorporées, appropriées, « faites nôtres », elles donnent corps et forme aux objets
auxquels elles s’accrochent, les délimitent pour en faire des objets qui circulent, en
même temps qu’elles se façonnent et se transforment au gré de cette circulation.
L’auteure évoque par exemple les discours de menace face à l’arrivée d’immigrant·e·s et
de demandeur·se·s d’asile en Grande-Bretagne (ibid. : 42-61). La « menace » tend à faire
de ses dernier·e·s des figures repoussoirs et de possibles objets de haine et de dégoût.
Cette « haine » circule en même temps que les corps auxquels elle se colle,
reconduisant et légitimant les éventuelles réponses violentes. Mais la « menace » a un
autre effet : elle participe à délimiter, rendre appréhendable et saisissable la notion
même de nation. En d’autres termes, elle donne corps à la nation menacée et la désigne
comme un objet potentiel à investir, à défendre et protéger. L’approche proposée par
Sara Ahmed ajoute selon nous un deuxième niveau à l’analyse des affects. Il s’agit
d’explorer la façon dont les discours tendent à accrocher certaines émotions aux objets
et figures qui se dessinent dans les controverses et dont ces objets ainsi que les
émotions qui y sont associées circulent dans la sphère publique. Ces émotions peuvent
être saisies dans les mots choisis par les journalistes ou acteur·rice·s public·que·s pour
qualifier certains corps ou certaines pratiques et en faire des objets susceptibles de
susciter une relation de haine, d’amour, de peur, etc. C’est là que se joue un rapport de
force, puisque ces émotions, au-delà de la logique connotative, « orientent » la relation
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à ces corps et ces pratiques lors de la rencontre. Mais, à la suite de Sara Ahmed, il
semble également possible d’envisager ces émotions comme le terrain d’une lutte. En
effet, l’auteur évoque les logiques d’intensification émotionnelle qui émerge dans la
tension entre les émotions associées à un objet et les sentiments effectivement
ressentis – ainsi que la relation de chacun·e à ces sentiments (ibid. : 11). On peut tout à
fait imaginer que les controverses soient un symptôme et la forme prise par cette
intensification au niveau de la sphère publique. Il est alors possible de voir dans quelle
mesure les objets d’émotion sont (re)dessinés au gré des querelles de définition au sein
d’une même arène publique ou dans la circulation d’une arène à une autre.
10 Comme on le voit, cette approche par les émotions nourrit une proximité avec l’analyse
de discours. Elle implique de porter attention aux émotions associées par le discours
aux figures et objets de la controverse, mais aussi à la mise en scène de la relation à ces
objets et figures. L’analyse de cette mise en scène semble offrir un dernier angle
possible pour saisir les dimensions affectives des controverses. Les travaux de Beverley
Skeggs (2009, 2010, 2018) proposent des outils intéressants pour penser le sens des
réactions et des prises de position publiques qui constituent les controverses. Ils
invitent à envisager les conséquences relationnelles de la publicité faite d’une relation
à un objet ou à une pratique et les enjeux de respectabilité afférents. À la suite de
l’auteure, on peut définir la respectabilité comme l’ensemble des valeurs, des attitudes,
des manières d’être et des relations au monde, affichées et performées pour se
constituer en « sujet de valeur ». Cette respectabilité est socialement située : elle est le
propre de groupes luttant pour leur reconnaissance à travers la promotion et la
constitution de systèmes de valeurs érigés en condition du « sujet respectable ».
Beverley Skeggs montre ainsi que les femmes de la classe populaire répondent aux
procédés de disqualification qui tendent à les renvoyer du côté de l’incapacité au
travail et de l’hypersexualité par la valorisation du care et de l’attention portée à autrui.
Dans leur analyse des réactions à la téléréalité, Beverly Skeggs et Helen Wood (2012)
élargissent toutefois cette appréhension de la respectabilité. Cette dernière se donne à
voir comme le produit de la projection que les acteur·rice·s d’une situation ou d’un
débat se font de ce qui est autorisé et valorisé dans leur groupe. Les manières de réagir
à la téléréalité dans le cadre des entretiens collectifs mis en place par les auteures sont
comprises comme le produit de la rencontre entre des affects – au sens de ressenti – et
la performance qui leur donne vie et sens. Ces réactions sont alors un mode de
codification des affects et une « performance de valeur » qui se réalise sur une scène de
contraintes normatives. Elles ont, de fait, une dimension largement relationnelle : elles
consistent à donner des gages de respectabilité via la mise en scène de la relation à un
objet ou à une pratique et une conception de soi et de son groupe. L’intérêt de cette
approche pour l’analyse des controverses réside dans le fait qu’elle invite à porter une
attention particulière aux formes hégémoniques de la sémiotisation des affects,
autrement dit à envisager les controverses médiatiques comme le produit des réactions
acceptées et acceptables pour des groupes socialement situés de l’expression d’un
ressenti, d’une relation à l’objet de controverse, en même temps qu’une performance
de valeur, au sens de Beverley Skeggs et Helen Wood (2012). On peut en outre imaginer
que ces normes de respectabilité soient l’objet de luttes, entre et dans les arènes
publiques, les réactions qui s’imposent comme les « bonnes » et la « bonne » relation à
un objet pouvant être contestées ou remises en cause par des régimes de respectabilité
alternatifs. Cette approche permet de situer plus précisément le type de conflictualité
dont les controverses sont le produit : cette conflictualité peut relever du décalage
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entre les émotions que l’on accole à un objet et l’orientation effective à cet objet, ainsi
qu’entre les réactions autorisées et le ressenti.
Régimes affectifs et résistances dans lescontroverses
11 Au fondement de cette invitation à considérer l’intensité affective des controverses se
tient une difficulté méthodologique. Quand on s’intéresse à un terrain de controverse,
quel que soit l’angle choisi pour approcher le sujet (analyse de corpus de presse, des
débats sur les réseaux sociaux), on se trouve confronté à un matériau caractérisé par un
fort degré de réactivité, c’est-à-dire composé de réactions et de réactions aux réactions
à l’objet de controverse. Faire sens avec ces corpus implique donc la prise en charge de
la part « réactive » qui les constitue. Dans quelle mesure le fait de penser les
interventions publiques qui constituent les controverses comme des réactions et des
réactions à des réactions déplace-t-il l’analyse ? On pourrait évidemment considérer
que cette succession de réactions s’attache à des problèmes bien « réels ». En attestent
plusieurs exemples de controverses publiques : de la construction de l’aéroport de
Notre-Dame-des-Landes qui met à mal, selon ses détracteur·rice·s, l’écosystème d’une
région (Mabi, 2016), au mariage de personnes de même sexe, qui cristallise des
conceptions contradictoires de la famille et du genre (Cervulle, Pailler, 2012), en
passant par l’interdiction des spectacles du comédien Dieudonné à la suite de propos
antisémites, qui interpelle à la fois sur la liberté d’expression et sur la lutte contre
l’antisémitisme. Mais acter de la « réalité » du problème ne semble pas résoudre la
question de l’intensité affective qui accompagne toute évocation publique de l’objet de
controverse, et ne doit pas détourner l’attention de la façon par laquelle la controverse
se nourrit et se légitime. C’est donc la controverse comme processus social auto-
réalisateur, et non comme produit d’actes « réels », qui nous intéresse ici. Il ne s’agit
alors plus de chercher à identifier une « cause », c’est-à-dire un élément pré-discursif, à
la controverse, mais bien d’interroger les ressorts conjoncturels et contextuels et les
forces affectives qui président à la multiplication des prises de position publiques. Dans
la partie qui suit, nous discutons des conséquences pour l’analyse des controverses
d’une approche consistant à saisir les interventions des journalistes et des acteur·rice·s
publiques comme une série de réactions. Selon cette approche, les controverses se
caractérisent par une intensité affective qui pourrait être définie par un fort degré de
réactivité à un objet et aux réactions suscitées par cet objet. Chacune de ces réactions
se traduit par la mise en scène d’une relation à cet objet et d’une manière d’être affecté,
ainsi que par une prise de position dans le débat qui se donne le plus souvent à voir
comme le produit de cette affection.
12 La première conséquence de ce nouveau statut accordé aux interventions publiques qui
constituent une controverse est qu’il conduit à penser autrement ce que les études sur
les médias évoquent en termes d’évènement médiatique. Ce dernier se caractérise selon
Érik Neveu et Louis Quéré (1996) par une médiatisation de forte intensité : ce qui se voit
érigé au rang d’évènement est ce qui atteint une certaine amplitude journalistique, une
certaine surface médiatique. Si l’événementialisation peut se jauger d’un point de vue
quantitatif, elle fait aussi l’objet d’analyses qualitatives qui insistent sur les régimes de
visibilité spécifiques à chacun des pics de médiatisation et leur rôle dans la
configuration des arènes publiques (Dalibert, 2012, 2014). L’approche par les réactions
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ne remet pas en cause la notion d’événement médiatique, mais propose d’explorer la
façon dont un phénomène, un sujet, une pratique, se donne à voir et s’impose comme
méritant attention, selon une logique performative. Ainsi la médiatisation intense et la
dissémination de la controverse dans plusieurs arènes publiques participent-elles à
désigner l’importance, et donc la valeur, des questions et enjeux qu’elle soulève. Parmi
les ressorts de cette performativité, on trouve les modalités de constitution de l’objet
même de la controverse, plus spécifiquement les procédés par lesquels l’objet se voit
associé à des « émotions », au sens de Sara Ahmed (2004), qui incitent à réagir et
légitiment les réactions qu’il suscite. Les émotions « collées » à l’objet de controverse
sont toutefois susceptibles de se transformer au gré des arènes dans lesquelles l’objet
circule, de sorte qu’elles dessinent une sorte de carte, elles proposent une configuration
à travers laquelle il est possible de saisir leur structuration. Les phénomènes
d’intensification et d’emballement des controverses relèvent en outre des modalités
d’interventions dans le débat public propres aux dispositifs médiatiques et/ou
numériques. Il s’agit alors d’explorer ces dispositifs comme des scènes de contraintes et
de possibilités sur lesquelles se déploient des performances qui mettent en scène des
manières d’être affecté et dessinent des relations à l’objet. Chacun de ces dispositifs
crée les conditions d’investissements spécifiques qui sont sensibles dans les liens
s’établissant entre les définitions du problème, les publics mobilisés, les types et degrés
de réactions. Par exemple, les plateformes participatives tel YouTube, les réseaux
sociaux tels Twitter ou Facebook, favorisent une dynamique interactive et « réactive »
et des pratiques de « micro-célébrités » (Marwick, boyd, 2010) de la part de publics
ordinaires, à travers des incitations à « liker », partager, commenter (Casilli, in : Vörös,
2017). Les grands médias participent quant à eux à circonscrire la controverse dans
certains espaces ou, au contraire, à la disséminer dans des espaces parfois inattendus
ou jusque-là protégés des polémiques. On peut noter à ce titre que, dans la lignée des
talk-shows et autres émissions de plateau marquées par le mélange des genres et le
« trouble dans l’énonciation » (Quemener, 2014), nombre de journaux d’information
incluent des séquences au sein desquelles des personnalités de tout bord sont invitées à
« réagir » ou sont interpellées sur des sujets d’actualité. Entre ces arènes et au sein de
chacune d’elles, se joue une conception différenciée de la surface de la controverse et
des groupes, des milieux et des domaines qu’elle est censée concerner et affecter. Un
rapport de force se dessine alors dans la distribution des investissements affectifs et
des réactions, ainsi que dans les formes d’interpellation dont certaines personnalités et
certains publics font l’objet, dans les différentes arènes publiques.
13 L’analyse par les réactions invite aussi à revisiter la notion de régimes de valeurs à
l’œuvre dans les phénomènes de médiatisation pour considérer les enjeux de
respectabilité. La sociologie du journalisme insiste sur les logiques normatives et
d’allocation de la valeur à l’œuvre dans la sélection de l’information : sont investis
d’une attention journalistique les faits, événements ou pratiques qui sont jugés,
collectivement, pouvoir intéresser le public, par leur dimension consensuelle ou
transgressive (Molotch, Lester, 1974). Ces travaux permettent d’interroger la façon
dont les routines journalistiques et les normes collectives président à la multiplication
des articles et des prises de position sur un sujet donné. Mais il est également possible
de voir dans la mobilisation d’une rédaction et d’un nombre important de journalistes
et d’éditorialistes le fruit d’une urgence pour ne pas se retrouver hors de la controverse
et à montrer une « sensibilité » sur un sujet collectivement désigné comme
problématique. Cette remarque peut valoir pour d’autres formes d’interventions
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publiques, lorsque des universitaires, des intellectue·le·s ou des personnalités du monde
politique ou associatif prennent d’eux·elles-mêmes l’initiative de s’exprimer et de
prendre position à travers des tribunes par exemple. Ne pas réagir, ne pas condamner
ce qui transgresse les normes ou ne pas célébrer ce qui mobilise des valeurs jugées
consensuelles auprès du public, c’est, pour une rédaction ou certaines personnalités
publiques, prendre le risque de se voir accusés d’irresponsabilité ou d’incompétence. Le
simple fait de réagir devient alors une façon de mettre en scène une relation privilégiée
à un objet et, par elle, une conception de soi et de son groupe. La réaction, en tant que
performance et prise de position, est en outre le moyen de produire une marque
d’« affection » qui n’est autre qu’une forme acceptable, dans le cadre régulé dont
relèvent les arènes publiques et la communauté d’identification, de la sémiotisation des
affects. Elle a un sens relationnel : il s’agit d’afficher les valeurs supposément partagées
par son groupe et de donner des gages de sa propre respectabilité. Aussi l’analyse des
réactions journalistiques et publiques informe-t-elle sur les régimes de respectabilité et
les conceptions de soi à l’œuvre dans différentes arènes et les attendus du « sujet
respectable » en fonction des groupes et des milieux. Elle conduit à mettre au jour les
logiques d’affirmation de valeurs, de conceptions de soi, qui relèvent d’une projection
des attendus, au sens d’identité, de rôle, de manières d’être, d’agir et d’entrer en
relation, de son groupe d’appartenance ou de sa profession. Il s’agit alors de saisir la
distribution de la parole comme autant de traces des réactions acceptables dans
l’univers de contraintes spécifique à chaque arène publique et au groupe
d’identification depuis lequel chacun·e s’exprime.
14 L’analyse par les réactions mène par ailleurs à penser à nouveaux frais la question des
rapports de pouvoir et la manière de les appréhender. Avec Stuart Hall (1980), nous
avons vu que le genre, la race et la classe opéraient à deux niveaux : le premier,
structurel, est sans doute le plus difficile à saisir car il invite à une mise en perspective
sociohistorique et macrosociologique ; le second, discursif, nécessite de rendre compte
des dits et des non-dits des discours et de la production discursive de la différence.
L’approche par les intensités médiatiques déplace l’attention des luttes de définition
vers leur distribution et l’organisation de la conflictualité dans la sphère publique. En
effet, si les intensités médiatiques envisagées comme moment de forte réactivité
cristallisent des tensions sociales sensibles dans les luttes définitionnelles qui les
constituent, elles tendent également à désigner ces luttes comme à investir, c’est-à-dire
comme des combats d’importance. Elles dessinent ainsi une échelle de valeurs des
luttes et une configuration de la conflictualité, certains sujets, certaines luttes,
certaines confrontations s’imposant au détriment d’autres. Il est alors possible de tirer
les conséquences de ce que Lawrence Grossberg (1992b) propose plus haut : l’intensité
affective de la controverse a des effets idéologiques en ce qu’elle désigne les enjeux, les
questions et les objets qui méritent une réaction, les conflits dans lesquels il est
nécessaire de s’investir et de prendre position. Elle désigne de surcroît les domaines
privilégiés de constitution de l’identité, si l’on considère, comme le suggère Stuart Hall
(1996b), que l’identité émerge et permet des prises de position dans les rapports de
pouvoir. À ce titre, l’intensité qui caractérise les controverses, au-delà de faire émerger
des « problèmes publics » (Cefaï, 1996), laisse peu de place à l’indifférence ou à la
« neutralité ». Elle opère telle une injonction à la réaction, une force désignant l’objet
de la controverse comme un enjeu par rapport auquel il est nécessaire de prendre
position dès lors qu’il est évoqué publiquement. L’idéologie se loge dans l’imposition
d’un régime affectif et dans l’horizon de réactivité que la controverse dessine, de sorte
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que, à partir du moment où le sujet est abordé, l’absence de réaction ou d’avis ne peut
être saisie autrement que comme une réaction opérant en faveur de l’un ou l’autre
camp. Il n’existe pas d’en-dehors possible à ce régime affectif qui entraîne dans son
sillage toute intervention en l’érigeant en réaction et prise de position, et l’investit d’un
pouvoir à la hauteur de l’importance de la lutte qu’elle participe à désigner et
construire. Ce régime affectif opère ainsi telle une force de dichotomisation du débat,
dans le sens où il évince la possibilité d’une réaction neutre, désengagée ou désaffectée,
et où la valeur et l’importance projetées sur les questions abordées incitent à des prises
de positions fermes. Si l’on reprend le modèle des deux niveaux, structurel et discursif,
l’analyse des régimes affectifs conduit à envisager, d’une part, la façon dont les
rapports de pouvoir (de genre, de race, de classe) opèrent telle une forme de
hiérarchisation et distribution des débats, des « problèmes » et des sujets à investir et,
d’autre part, la manière sont ils signifient, implicitement ou explicitement, la
conflictualité et les prises de positions qui constituent la controverse.
15 Il paraît néanmoins important de ne pas réduire les rapports de pouvoir qui se jouent
dans les controverses à l’imposition d’un régime affectif. Au contraire, il peut être
pertinent de considérer les résistances dont font l’objet ces régimes affectifs qui
opèrent à l’intérieur des arènes publiques et entre ces arènes publiques et les
dispositifs médiatiques afférents (Dalibert, Lamy, Quemener, 2016). Penser les
résistances implique de se confronter à une question que Stuart Hall (1982) semble
avoir laissé en suspens dans ses travaux sur les représentations et discours
médiatiques : chez cet auteur, l’idéologie est le fruit d’une lutte pour l’hégémonie dont
découlent une « lecture préférentielle » ou « unité », et une relégation du côté de
l’impensable d’un certain nombre d’interprétations possibles des évènements. Si
l’idéologie est nécessairement instable, car toujours travaillée par cette conflictualité,
peu est dit du passage entre conflictualité et unité, voire de ce qu’il reste de cette
conflictualité dans l’unité qui s’impose malgré tout, sinon qu’il s’agit d’une « unité dans
la différence » et « d’une différence dans l’unité » (Hall, 1985). Combinée à un
questionnement sur la conflictualité à l’intérieur et entre les arènes publiques,
l’approche par les intensités affectives semble pouvoir combler certains creux de cette
conception de l’idéologie chez Stuart Hall. Elle invite en effet à identifier les forces qui
organisent la conflictualité à l’intérieur et entre les arènes publiques et à rendre
compte des processus de territorialisation et déterritorialisation (Grossberg, 1991).
Dans le cas des controverses, il s’agit de voir dans quelle mesure l’attention excessive à
un phénomène, un objet, ou une pratique, détourne d’autres phénomènes et pratiques
et d’autres luttes, et la façon par laquelle cette attention se localise, se dissémine,
s’agence et se ré-agence au gré et au sein des différentes arènes publiques. À une autre
échelle, on peut aussi interroger la façon par laquelle l’intensité médiatique de certains
débats tend à valoriser certaines réactions qui sont autant de prises de positions, par le
seul fait de leur accorder une publicité. On peut émettre l’hypothèse selon laquelle les
possibilités de résistance résident dans la production d’espaces et de régimes de
respectabilité alternatifs : dans le refus, par exemple, de se constituer en public de
l’objet débattu et/ou de la controverse (Cervulle, 2017) ; dans la valorisation de
positions qui tenteraient d’échapper aux formes d’affection imposées par la
controverse. Il en résulte qu’on ne saurait se contenter d’étudier les rapports de
pouvoir à l’échelle des régimes du dicible et de l’indicible, du visible et de l’invisible,
mais qu’il parait nécessaire, dans le cas des controverses, de prendre en compte les
régimes de respectabilité et leurs effets sur les formes de subjectivation politique.
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Autrement dit, il est tout à fait possible de saisir les rapports de pouvoir par la palette
de réactions possibles en fonction d’arènes et de dispositifs qui opèrent telles des
scènes de contraintes. Ces réactions légitiment certaines manières d’être affecté·e et
certaines relations nouées à l’objet, et dessinent des communautés « réactives ».
Conclusion
16 Nous avons exposé l’ébauche d’une méthode pour la prise en compte des dimensions
affectives des controverses. On pourrait résumer comme suit les principaux points de
notre proposition :
l’intensité affective d’une controverse se traduit par la multiplication d’interventions
publiques qui sont autant de « réactions » et de « réactions aux réactions » à un objet ;
l’intensité affective d’une controverse est performative : elle relève de l’investissement dans
un objet, un domaine ou une pratique, chargé émotionnellement, et produit la réalité qu’elle
dessine – ce qui est désigné comme important et digne d’être investi le devient vraiment.
Elle participe en ce sens d’une désignation de ce qui compte et d’une hiérarchisation des
domaines d’attention, des pratiques et des luttes à investir ;
l’intensité affective d’une controverse revêt une force injonctive : elle produit l’imminence
et la valeur des réactions qui la constituent de sorte qu’il n’est pas possible de « ne pas
réagir » puisque toute absence de réaction est signifiée comme une réaction et une prise de
position ;
l’intensité affective est la force de dichotomisation de la controverse : elle se constitue
autour d’objets qui sont associés à des émotions positives ou négatives. Ces émotions sont
toutefois en permanence sujettes à des tensions, des dissonances et des rapports de force qui
redéfinissent la relation à l’objet,
l’intensité affective d’une controverse participe des processus de subjectivation en tant
qu’elle est le lieu de production de « sujets de respectabilité » : en désignant sa propre
importance, elle dessine un espace de prises de positions et de réactions qui sont autant de
performances, de mises en scène de la relation à l’objet controversé permettant de donner
des gages d’un partage de valeurs et d’appartenance à un groupe.
17 Pour autant, on ne saurait conclure sans revenir à ce qui constitue notre point de
départ. Si ces dimensions affectives semblent dignes d’attention, c’est aussi qu’elles
menacent tout·e chercheur·e s’intéressant à un sujet de controverse. L’injonction à la
réaction, et à travers ces réactions, à la prise de position, circule de sorte que le·a
chercheur·e· peut se trouver à son tour enjoint·e à prendre position et à expliciter sa
relation à l’objet de controverse – cette prise de position et explicitation devenant la
condition de l’analyse. La difficulté posée par cette injonction semble particulièrement
heuristique. Il paraît en effet difficile de répondre positivement en prenant position ou
en marquant une attraction ou un dégoût pour l’objet de controverse. Cela reviendrait
à prendre part aux régimes discursifs et affectifs que la recherche se charge justement
de déconstruire. À cette injonction, il paraît en revanche possible d’opposer une
démarche qui ne s’attache pas tant à l’objet de la controverse qu’elle ne fait de la
controverse l’objet de la recherche. Il semble en outre nécessaire de mettre en place les
conditions d’un travail réflexif. On peut pour cela s’appuyer sur la proposition de
Susanna Paasonen (2007) qui reprend à son compte les termes d’Eve K. Sedgwick (1990).
Celle-ci consiste à opérer un glissement permanent entre une lecture paranoïaque qui
cherche dans toute chose les rapports de pouvoir à l’œuvre et une lecture réparatrice
qui invite à penser les effets productifs (en termes de connaissance et d’affects) de
1.
2.
3.
4.
5.
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39
l’interaction avec l’objet. Penser le travail de recherche comme le produit de ce
glissement semble garantir une « amplification de la réflexivité » (ibid. : 64)
indispensable à l’analyse des controverses.
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NOTES
1. Pour plus de développement sur la notion de « structure à dominante », voir K. Lindner (2012)
et N. Quemener (à paraître).
RÉSUMÉS
Partant d’une difficulté théorique et méthodologique, l’article propose l’ébauche d’une méthode
qui consiste à prendre en compte les dimensions affectives des controverses médiatiques. Si une
approche constructiviste élaborée à partir des écrits des cultural studies invite à saisir les
controverses comme des lieux de conflictualité et de cristallisation de tensions sociales, elle ne
permet pas de rendre pleinement compte du versant polémique, chargé d’affect et d’émotions,
des controverses médiatiques. Aussi l’article se tourne-t-il vers les travaux sur les affects en tant
qu’ils offrent les outils pour penser les intensités affectives qui constituent les controverses
médiatiques, ainsi que leur rôle dans le fonctionnement de l’idéologie et la configuration du
pouvoir. Il s’attache enfin à montrer dans quelle mesure la notion de « réaction », utilisée pour
qualifier et appréhender les interventions publiques dans une controverse, permet d’articuler les
intensités affectives et les prises de position dans les rapports de pouvoir.
Starting with a methodological and theoretical difficulty, this article aims at elaborating a
method that considers the affective dimensions of media controversies. If a constructivist
approach, based on Cultural Studies, offers tools to seize controversies as sites of conflicts and
social tensions, it does not embrace the polemic side of media controversies, charged with affects
and emotions. This article thus turns to recent contributions to affect theory to consider the
intensities that constitute media controversies as well as their role in the ideological work and
configuration of power. At last, it draws a method that considers public interventions as
« reactions »; and shows how such a frame opens the pathway to an articulation of affective
intensities and positions in power relations.
Questions de communication, 33 | 2018
43
INDEX
Keywords : controversy, affects, public sphere, medias, reactions
Mots-clés : controverse, affects, sphère publique, médias, réactions
AUTEUR
NELLY QUEMENER
Institut de recherche médias, cultures, communication et numérique
Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3
F-75005
nellyquemener[at]gmail.com
Questions de communication, 33 | 2018
44
La redéfinition des frontières del’espace public à l’aune descontroverses sur le voile :émergence d’une ségrégation« respectable » ?Redefining the Boundaries of Public Space due to the Controversies over Islamic
Scarf: The Rise of a “Respectable” Segregation?
Fatima Khemilat
1 « Ce sont des processus de négociation et des conflits entre des acteurs et leurs intérêts
qui définissent l’espace public, lequel n’existe pas en tant que tel mais dans sa relation à
la sphère privée ». Cette définition de l’espace public par Jean-François Bayart (2012 :
35) met l’accent sur plusieurs de ses éléments constitutifs. D’abord, sa perméabilité et
sa dimension processuelle (Fraser, 2003). En proie à de continuelles redéfinitions des
territoires comme des valeurs qui le sous-tendent, l’espace public est le fruit de
rivalités entre acteurs aux intérêts divergents voire. Dès lors, il ne saurait se
comprendre sans les acteurs et actrices qui s’y meuvent et en font l’arène et l’enjeu de
leur jeu de concurrences (Cefaï, 2016). Loin d’être la seule arène existante, le qualificatif
contenu dans le syntagme espace public rappelle qu’il faut placer celui-ci face à son
pendant, l’espace privé, dans un jeu de miroir inversé.
La sphère publique : un espace de débats conflictuels
2 Dans un premier temps, l’espace public a une dimension que l’on pourrait dire
immatérielle ou philosophique. Il se comprend alors comme le faisceau de débats, de
discussions et d’échanges entre citoyens « rationnels et raisonnés » (Rawls, 2001) dont
l’existence garantit la libre formation, la diffusion d’idées et d’opinions voire, permet
l’érection de « L »’opinion publique (Habermas, 1962). C’est l’assurance que les citoyens
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45
puissent débattre de manière indépendante et autonome de sujets impliquant
l’ensemble de la société. C’est la notion même de débats publics qui prend sens et, avec
elle, une théorie de la démocratie (Habermas, 1992). La particularité de l’espace public
comme noumène – réalité non sensible – réside donc, en théorie, dans son
affranchissement vis-à-vis des normes surplombantes – telle une appartenance sociale,
politique ou religieuse – venant circonscrire la réflexion rationnelle et individuelle. Dès
lors, le citoyen privilégie son appartenance citoyenne et nationale à toute autre
filiation qui pourrait, au nom du dogmatisme, l’enfermer dans des carcans cognitifs et
intellectuels. De sorte qu’il s’agit d’« une conception substantiellement riche de valeurs
positives comme celles de la suprématie de l’autonomie sur l’allégeance, de l’individu
sur la collectivité, de la raison sur la foi ou le désir » (Baudouin, Portier, 2001 : 37). Ainsi
rendu à son libre arbitre, l’individu peut désormais choisir librement ses options
spirituelles parmi un vaste marché religieux concurrentiel rendu possible grâce au
pluralisme et à l’individualisme (Hervieu-Léger, 2010). Les conditions de publicité
(comprise comme expression publique) et de médiatisation, peu en important le
moyen, en sont les clés de voûte (Habermas, 1962 ; Benrahhal Serghini, Matuszak,
2009).
3 Néanmoins, la « conception d’un espace public consensuel, basé sur le principe d’une
entente rationnelle entre les citoyens, et d’un espace public régulé par l’État » (Göle,
2013 : 166), et sur une fructueuse délibération, tend à passer sous silence les rapports de
pouvoir sous-jacents en uniformisant artificiellement cet espace. C’est précisément là
l’un des apports majeurs de la définition de Jean-François Bayart : briser l’apparente
pacification de l’espace public. En ce sens, les controverses qui le traversent, peuvent
être appréhendées comme de précieux outils permettant de donner à voir les rapports
de force à l’œuvre dans cette arène. De cette façon, « les controverses, en tant qu’elles
ouvrent des séquences de délibération publique mobilisant une multitude d’acteurs
différemment positionnés dans la formation sociale, constituent un objet privilégié
pour saisir le caractère normatif d’un espace public où les rôles sociaux se redistribuent
sous contrainte » (Cervulle, Julliard, 2018). En ce qu’elles rendent visibles les normes
dominantes, les controverses obligent les acteurs qui les promeuvent et ceux qui les
subissent et/ou y résistent à sortir des coulisses et, dès lors, constituent un moment
propice pour l’étude des inégalités d’accès à la scène publique.
4 Tous les agents sociaux ne jouissent pas des mêmes accès à l’espace public dans sa
dimension immatérielle – la sphère médiatique et politique – et matérielle ou
phénoménologique – sa forme territoriale. Entre autres éléments, le genre joue comme
un opérateur discriminant majeur dans la distribution asymétrique des rôles et des
voies d’accès à l’espace public (Lieber, 2008). Le concept de genre s’assimile à une grille
d’analyse du monde, heuristique et « exploratoire qui aborde la différenciation de sexe
comme une construction sociale hiérarchisée » (Rochefort, Sanna, 2013 : 13). En outre,
c’est à l’occasion de controverses publiques et politiques que les résistances autour de
ce concept (Béraud, 2011) ont été rendues particulièrement visibles. En France entre
2011 et 2013, les différentes mobilisations autour de la « théorie du genre » et du
« mariage pour tous » ont joué le rôle de catalyseur des rapports de force à l’œuvre sur
la scène publique tout comme elles ont ouvert de véritables « policy window », connu en
français sous le terme « fenêtres d’opportunité »1 (Kingdon, 1984) permettant à certains
acteurs, en l’occurrence les autorités religieuses, de tenter de les renégocier. Ainsi les
controverses doivent-elles être comprises comme des « “moments effervescents” au
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46
sens de Durkheim ou, si l’on préfère, comme des occasions pour les acteurs sociaux de
remettre en question certains rapports de force et certaines croyances jusqu’alors
institués, de redistribuer entre eux “grandeurs” et positions de pouvoir, et d’inventer
de nouveaux dispositifs organisationnels et techniques appelés à contraindre
différemment leurs futures relations » (Lemieux, 2007 : 192).
5 En l’occurrence, les nombreux débats publics autour du genre constituent une occasion
paradoxale donnée aux autorités religieuses de sortir de l’espace privé (Rochefort,
Sanna, 2013) où la laïcité les avait cantonnées (Baudouin, Portier, 2001 ; Baubérot,
Milot, 2011 ; Baubérot, 2014). En effet,
« les politiques sexuelles apparaissent certes menaçantes pour les religions, maisles débats qu’elles suscitent sont une occasion, pour elles de sortir de l’espace“privé” où la sécularisation les a confinées. C’est dans cet exercice de publicisation(c’est-à-dire sortie dans l’espace public) et de confrontation discursive que lesreligions se réactualisent, s’adaptent, se repositionnent parfois diminuent ou aucontraire raffermissent leur influence » (Rochefort, Sanna, 2013 : 234).
6 Si, dans ce cas, ce sont les controverses sur le genre qui ont permis au religieux
d’investir l’espace public, il arrive également que ce soit celles sur la présence du
religieux dans l’espace public qui ravivent les débats sur l’égalité/inégalité des genres.
C’est le cas de la pléthore de controverses qui a vu le jour autour de la présence de
femmes portant un foulard dans l’espace public. Dès lors, c’est comme si le triptyque
genre, religion et espace public remettait fréquemment en cause la distribution des
« titres à parler » (Bourdieu, 1983) dans la sphère publique et des « droits à la
visibilité » sur la scène publique.
La sphère et la scène publique : les deux acceptionsde l’espace public
7 Selon Louis Quéré (1992 : 76-77),
« la notion d’espace public comporte deux idées essentielles : celle d’une sphèrepublique de libre expression, de communication et de discussion, cette sphèreconstituant une instance médiatrice entre la société civile et l’État, entre lescitoyens et le pouvoir politico-administratif ; celle d’une scène publique, c’est-à-dire d’une scène d’apparition, où accèdent à la visibilité publique aussi bien desacteurs et des actions que des événements et des problèmes sociaux » .
8 Ce cadrage théorique avec, au centre, la « visibilité » permet de lier les deux
dimensions matérielle (territoire) et immatérielle (espace de dialogue) de l’espace
public. Dans cette perspective, les domaines publics et politiques sont faits
d’apparences, c’est-à-dire de parole et d’action, ce qui rend la question de la visibilité
centrale (Arêas, 2015 : 42). Pour les acteurs sociaux, la capacité à se rendre visibles et
audibles dans les différents domaines que recoupe l’espace public est donc cruciale. Ce
sont les controverses médiatiques autour de la performance d’un acteur ou d’un groupe
d’acteurs sur la scène publique qui permettent la conversion de cette visibilité sociale
dans la sphère publique au cours de sa phase de « problématisation » médiatique et
politique (Neveu, 1999, 2015 ; Sheppard, 2010). Or, la visibilité qui, par excellence,
déclenche des controverses dans l’espace public français est, comme il l’a été
mentionné, celle des femmes arborant des signes extérieurs d’appartenance à la
religion musulmane (Göle, 2013 ; Amiraux, Fournier, 2013). Des dispositifs
réglementaires comme législatifs sont venus à la fois réduire leur droit à la visibilité
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47
sociale au sein de l’espace public matériel (comme territoire, la scène publique) et –
paradoxalement – les exposer à une hypervisibilité dans la sphère médiatique (comme
lieu de débat, la sphère publique) sans que celle-ci ne soit assortie du droit à prendre la
parole en leur nom (Deltombe, 2005 ; Chouder, Latrèche, Tévanian, 2008).
9 Plus spécifiquement, depuis 19892, la visibilité du fait religieux musulman dans l’espace
public est périodiquement au cœur des controverses. Ces dernières ont porté tour à
tour sur certains types de vêtements (voile, niqab, djellaba), sur des « techniques de
corps »3 spécifiques (port de la barbe, refus de serrer la main au sexe opposé, pratique
du jeûne, de la chasteté, port de sous-vêtements sous les douches des vestiaires de
complexes sportifs, repas dans les cantines scolaires, circoncision, pratique de la prière,
etc.), ou bien encore sur des offres cultuelles visibles dans ou depuis l’espace urbain
(mosquées, minarets, librairies). Bien que les sujets défrayant la chronique soient si
nombreux qu’ils semblent inépuisables, lorsqu’il s’agit de pratiques religieuses
musulmanes dans l’espace public, ces dernières ne trouvent pas toutes le même écho
politique et/ou médiatique. Ce sont principalement les débats concernant la frange
féminine des musulmans qui sont l’objet de controverses à travers la récurrente
« question du voile » : dans la mode, les entreprises privées, à l’Université, au sein de
l’École publique, à l’Assemblée nationale4, au cours de sorties scolaires5 ou bien dans les
métiers de la petite enfance6.
10 Cette mise sur agenda7 (Garraud, 1990) répétée du voile construit en « problème
public » (Hassenteufel, 2010 ; Cefaï, 1996) s’est traduite par une judiciarisation
(Galembert, 2007, 2008, 2014 ; Galembert, Mathias, 2014) et une politisation de la
question (Lorcerie, 2005 ; Koussens, Roy, 2014) débouchant, en 2004, sur l’adoption de la
première loi d’interdiction de signes religieux : la loi de 2004 concernant les élèves
d’écoles publiques (voir aussi la circulaire du 18 mai 2004 relative à sa mise en œuvre).
Par « problème public », nous nous référons ici au processus de « conversion d’un fait
social en objet de préoccupation et de débat, éventuellement d’action publique »
(Neveu, 2015 : 7). Le postulat étant qu’il n’existe aucun « problème social » par nature,
mais qu’ils ont fait ou font tous l’objet d’une construction sociale qui débouchera, ou
non, sur un relais médiatique et, enfin, sur une prise en charge politique (Hassenteufel,
2010 ; Cefaï, 2016).
11 Notre analyse se concentrera exclusivement sur les controverses ayant fait l’objet d’une
politisation aboutie, c’est-à-dire celles qui ont donné lieu à l’adoption de politiques
publiques8 à l’échelle locale (arrêtés) ou nationale (lois/décrets) visant à limiter la
visibilité des femmes arborant un signe extérieur de religiosité dans l’espace public9 : le
voile ou ses dérivatifs. De ce fait, le propos se concentrera sur l’étude des politiques
publiques visant le « voile » sur le territoire métropolitain (bien que très intéressantes,
les controverses autour du voile en Algérie colonisée sont exclues du propos) de 2004
(date de la première loi du genre) à l’été 2016 (date de la prise des arrêtés visant le
« burkini »). Quatre politiques publiques majeures se dégagent alors sur la période :
la loi du 15 mars 2004 qui vise à appliquer le principe de neutralité aux élèves dans les
établissements d’enseignement public ;
la loi du 11 octobre 2010 relative à l’interdiction de dissimuler son visage ;
la restriction de la liberté religieuse en entreprise, notamment avec la loi du 8 août 2016 ;
l’adoption d’arrêtés municipaux autour du « burkini » (voir note 12) en août 2016.
12 L’analyse des politiques publiques est un vaste exercice qui recoupe à la fois l’analyse
de la politisation du problème (des acteurs en présence à leur mobilisation en passant
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Questions de communication, 33 | 2018
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par le cadrage et la médiatisation du problème) et celle de la mise en œuvre de la
solution proposée (de l’étude des ressortissants de la politique publique, au choix des
dispositifs). C’est pourquoi, on bornera notre recherche à l’étude de la phase de
« problématisation », entendue comme le moment où sont définis les termes du
problème et sa solution. Plus précisément, il s’agira d’étudier les concepts que l’on
retrouve systématiquement dans les textes ou discours directement relatifs à
l’adoption des quatre politiques publiques identifiées plus haut. En effet, il existe une
véritable intertextualité (Bayart, 1985) des controverses autour du « voile », c’est-à-dire
des récurrences observables dans l’emploi de tel ou tel champ lexical qui participeront
à la façon dont sera pensé et traité l’objet de la controverse (à propos du cadrage
cognitif des problèmes : Hassenteufel, 2010 ; Muller, 2000). Dès lors, le propos se veut
avant tout le fruit d’une réflexion autour de la sociologie du droit puisque, à notre sens,
il est l’une des interfaces privilégiées de la gestion de la visibilité féminine du fait
religieux musulman dans l’espace public. Cette recherche étant encore en cours, elle se
propose aussi de livrer des questionnements, des liens et des pistes interprétatives des
notions employées durant ces controverses telles la laïcité, la neutralité, la dignité/
égalité et les valeurs fondamentales de la République. Cela n’est rendu possible que si
l’on conçoit le secteur juridique, bien que relativement autonome, comme perméable
aux controverses publiques, médiatiques et politiques qui le traversent et qui
participent à brouiller les frontières entre les secteurs qui se sont saisis de la
controverse au même moment. En ce sens, bien que le secteur juridique constitue une
scène publique à part entière, celle-ci doit se comprendre comme l’un des éléments
prenant place dans une arène publique qui la subsume. Dès lors, l’arène publique qui se
forme à l’occasion des controverses autour du voile se comprend comme une
configuration temporaire à laquelle on ne peut « assigner des frontières déjà instituées.
Elle se déploie en prenant ses appuis et en lançant des passerelles entre différentes
scènes publiques – elle fait jouer, l’une entre l’autre, publicités médiatique, judiciaire,
scientifique, politique… Elle ouvre transversalement des mondes sociaux et
institutionnels les uns aux autres » (Cefaï, 2016 : 38).
13 En d’autres termes, une controverse est une histoire que l’on construit et raconte sur le
phénomène social que l’on considère comme problématique et que l’on cherche à
monter en généralité, à diffuser très largement au-delà de son univers social. Nous
verrons de quelle manière le cadrage linguistique employé a impacté la perception du
phénomène social (port du voile dans l’espace public), sa construction en problème
public (occupation religieuse du territoire et aliénation des femmes) et a prédéterminé
les réponses politiques envisagées (l’adoption de dispositifs limitant le port du voile
dans l’espace public). En effet, les débats dans la sphère publique sur les femmes
musulmanes ont engendré une redéfinition en même temps qu’une nouvelle
délimitation de la scène publique. C’est pourquoi, la territorialité de l’espace public
constitue un postulat fort de cette recherche, avec un jeu de balancier entre espace
public/espace privé et espace profane/espace sacré traçant en filigrane la division
genrée du domaine public.
Questions de communication, 33 | 2018
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La redéfinition juridique de la scène publique à l’aunedes controverses sur le voile
14 L’extension de la définition juridique de ce qu’est l’espace public se traduira de deux
manières. D’une part, la loi du 11 octobre 2010 relative à l’interdiction de dissimulation
du visage dans l’espace public va entériner l’élargissement des territoires qui sont
considérés comme faisant partie de l’espace public ; d’autre part, les controverses sur la
question des signes religieux au travail vont être l’occasion d’étendre l’application du
principe de « neutralité » à des personnes qui ne sont pas stricto sensu des agents
publics.
Les voies, les lieux ouverts et affectés à un service public : lenouveau triptyque composant l’espace public
15 Avant la loi d’octobre 2010, l’espace public était juridiquement entendu comme
l’ensemble des voies publiques (Haut Conseil à l’intégration, 2010). Cette mesure
législative est venue accroître les espaces entendus comme publics en y ajoutant les
lieux (même privés) ouverts au public et ceux dits « affectés à un service public ». De ce
triptyque (voies, lieux ouverts et lieux affectés à un service public), peuvent être
dégagées deux catégories : d’une part, les voies et les lieux ouverts au public, décrits
par le Haut Conseil à l’intégration10 (2010) comme « espaces civils » ; d’autre part, les
espaces affectés à un service public, qui ne sont pas nécessairement rendus accessibles
à tous les citoyens mais où la neutralité est exigée des agents qui y travaillent.
16 Dans un premier temps, les voies concernées par l’interdiction de dissimuler son visage
recoupent des zones qui traditionnellement entendues comme faisant partie de
l’espace public. En clair, il s’agit des lieux de passage, de circulation et de rencontre des
riverains. Ces espaces n’appartiennent à personne, ils sont à l’usage de tous, tout en
étant anonymes, collectifs et communs. Il s’y exerce les libertés publiques de
circulation, d’expression, de parole ou encore de conscience, dans la limite des libertés
d’autrui et du respect de l’ordre public.
17 Quant aux « lieux ouverts au public », ils ne recouvrent pas uniquement les espaces
appartenant à l’État et dont l’accès serait libre. Les espaces susceptibles de recevoir du
public, même sous certaines conditions, comme les commerces, les moyens de
transports, les gares ou les aéroports sont également inclus (circulaire du 02/03/2011).
Le cinéma en est un parfait exemple : il ne constitue pas un lieu public à proprement
parler, mais son accès est possible sous réserve de disposer d’un ticket, il entre donc
dans la catégorie des espaces dits « ouverts au public ». Cela implique que, même si des
femmes portant un voile recouvrant entièrement leur visage possédaient un commerce
et souhaitaient y travailler, cela leur serait en théorie impossible. En revanche,
l’interdiction ne s’applique pas aux lieux de culte (donc aux mosquées) qui, pourtant,
correspondent à la description donnée des lieux ouverts au public (Conseil
constitutionnel, 2010 : 5e considérant).
18 Le domaine d’application de la loi de 2010 marque en droit français une transformation
majeure puisqu’il consacre une vision considérablement élargie de « l’espace public »
et, de facto, très restreinte de l’espace dit « privé ». Si, auparavant, les territoires
relevant de l’espace public étaient cités, dénombrés et donc explicitement limités,
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aujourd’hui il s’agit de tout espace qui ne relève pas de l’espace privé. Ce dernier s’est
petit à petit vu borné à l’espace « intime », comprendre le domicile des individus ou
tout au plus leur véhicule et désormais, dans une certaine mesure, les lieux de culte. En
validant l’interdiction de dissimuler son visage dans l’espace public avec pour seules
limites le domicile et les lieux de culte, le Conseil constitutionnel assimile ces deux
espaces à des espaces privatifs. L’espace privé est alors compris comme le seul espace
légitime où peut s’exprimer le religieux et, de ce fait, est protégé de la même manière.
Autrement dit, la séparation des Églises et de l’État est comprise comme la nécessité de
dissocier les espaces sacrés et profanes, les premiers renvoyant à l’espace privé et les
seconds au domaine public.
19 Par ailleurs, la loi d’octobre 2010 ne visait que de manière accessoire et périphérique les
agents publics – fonctionnaires ou contractuels – et, pour cause, ceux-ci sont déjà tenus
à une stricte neutralité au nom du principe de laïcité. En outre, plusieurs lois (art. 25 de
la loi n° 83-634 et loi n° 2016-433) et une circulaire (15/03/2017) sont venues préciser de
quelle manière le principe de laïcité et son corollaire, le principe de neutralité,
s’appliquent aux agents publics :
« Dans l’exercice de ses fonctions, [l’agent public] est tenu à l’obligation deneutralité. Le fonctionnaire exerce ses fonctions dans le respect du principe delaïcité. À ce titre, il s’abstient notamment de manifester, dans l’exercice de sesfonctions, ses opinions religieuses. Le fonctionnaire traite de façon égale toutes lespersonnes et respecte leur liberté de conscience et leur dignité » (Loi n° 83-634 du13/07/1983 : art. 25).
20 Dès lors, le principe de « neutralité » peut être entendu de deux façons : d’une part, il
s’agit d’une obligation positive, celle de traiter avec égalité les usagers du service public
indépendamment de leurs convictions religieuses ; d’autre part, il correspond à une
obligation négative, qui vient garantir la première, et qui s’applique à l’agent en
personne, celle de ne pas rendre visible ses croyances puisqu’il incarne l’État au sens
littéral, lui-même tenu à la neutralité dans un souci d’impartialité. En outre, Jean
Baubérot et Micheline Milot (2011) définissent la laïcité, dans le contexte français et
canadien, comme l’égalité de traitement entre les cultes et la garantie du libre exercice
de la liberté religieuse, aux moyens de la séparation des institutions politiques et
religieuses et de la neutralité de l’État vis-à-vis de ces dernières. La liberté religieuse se
comprend quant à elle comme subsumant à la fois la liberté de conscience
(individuelle) et la liberté de culte (publique et collective) (Poulat, 1987).
21 Or, alors même qu’elle a été initialement pensée comme le moyen de garantir l’égalité
de traitement entre les usagers indépendamment de leurs croyances, dans son
acception négative (l’interdiction faite aux agents publics de manifester leurs
croyances religieuses), l’exigence de neutralité s’est vue, petit à petit, généralisée à des
employés d’entreprises privées et aux usagers du service public eux-mêmes. Autrement
dit, l’extension juridique de ce qui est considéré comme relevant de l’espace public au
sens territorial s’est couplée d’un élargissement des publics concernés par le principe
de neutralité participant à la « neutralisation » des formes de visibilité religieuse
féminine musulmane dans l’espace public.
L’imposition graduelle de la neutralité aux usagers du service public
22 La tentation est forte d’appliquer aux usagers du service public le même principe de
neutralité que celui attaché aux fonctionnaires d’État. C’est du moins ce qui transparaît
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dans l’avis relatif à l’expression religieuse dans l’espace public rendu par le Haut
Conseil à l’intégration (2010 : en ligne) qui recommandait que les usagers fassent
« preuve de discrétion, voire de neutralité, dans l’expression de leur conviction
religieuse » ; et ce, pour « des motifs de bon fonctionnement du service ». La neutralité
devrait donc s’appliquer à celles et ceux qui ont recours aux services publics sous peine
que cette visibilité religieuse vienne causer des troubles publics. Ainsi la discrétion
serait-elle une condition à la pacification de l’espace public.
23 Cet appel à la discrétion, à la neutralité, s’est retrouvé au cours des quatre politiques
publiques identifiées au début de l’article. En 2004, mais aussi en 2010, puis lors des
controverses autour des mères accompagnatrices scolaires ou encore en 2016 avec la
controverse autour du port du « burkini »11 sur les plages. Interrogé en tant que
probable futur président de la Fondation de l’islam de France12, Jean-Pierre
Chevènement a été l’un des protagonistes de la dernière controverse citée13. En août
2016, au moment des débats sur l’interdiction du port du « burkini » sur les plages
d’une trentaine de villes en France, les déclarations qu’il a faites à la presse ont suscité
de vifs émois. Les maires de ces villes ont adopté des arrêtés municipaux selon eux en
réponse aux attentats commis les 14 et 26 juillet 2016 à Nice (86 morts sur la
promenade des Anglais) et à Saint-Étienne-du-Rouvray (qui a coûté la vie au prêtre
Jacques Hammel). Ces arrêtés ont interdit l’accès aux plages aux femmes portant ce
type de maillot et/ou étant simplement voilées. C’est dans un contexte national tendu
après les attentats que Jean-Pierre Chevènement s’est exprimé en ces termes :
« Les musulmans, comme tous les citoyens français, doivent pouvoir pratiquer leurculte en toute liberté. Mais il faut aussi qu’ils comprennent que, dans l’espace publicoù se définit l’intérêt général, tous les citoyens doivent faire l’effort de recourir à laraison naturelle. […] Le conseil que je donne dans cette période difficile – comme lerecteur de la mosquée de Bordeaux – est celui de la discrétion »14.
24 Or, force est de constater que la discrétion n’est pas exigée de la même façon de tous.
En l’occurrence, le terme discrétion renvoie à ce qui est pensé comme son opposé :
ostentatoire. Apparu pour la première fois dans un texte officiel en 1994 avec la
circulaire dite Bayrou qui préfigurait la loi de 2004 sur les signes religieux à l’école, ce
terme est revenu de manière récurrente dans les politiques publiques autour du voile :
laissant penser que la discrétion est avant tout exigée des femmes portant un foulard.
En outre, lors de la controverse sur le port du burkini, dans son arrêté, le maire de
Cannes justifia son interdiction en ces termes : « Toute tenue de plage manifestant de
manière ostentatoire une appartenance religieuse, alors que la France et les lieux de
culte religieux sont actuellement la cible d’attaques terroristes, est de nature à créer
des risques de troubles à l’ordre public (attroupements, échauffourées, etc.) qu’il est
nécessaire de prévenir » (maire de Cannes, arrêté municipal, 29/07/2016). Peu ou prou
les mêmes arguments seront utilisés par d’autres maires sur la Côte d’Azur afin de
refuser l’accès aux plages aux femmes voilées (Villeneuve-Loubet, Menton,
Roquebrune-Cap-Martin, Nice, Fréjus, Cannes-la-Bocca, etc.).
25 Les références faites à l’intérêt général par Jean-Pierre Chevènement et celle à l’ordre
public dans les arrêtés d’interdiction du burkini ne sont pas anodines. En droit français,
la liberté religieuse fait partie des libertés fondamentales particulièrement protégées,
mais limitées dans deux cas : au nom de l’intérêt général et de la préservation de
l’ordre public (Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen, 1789 : art. 10).
D’ailleurs, en 2010, l’élément juridique qui a permis la prohibition du voile dit intégral
est cette même référence à « l’ordre public ». Bien que le terme n’ait pas été inventé
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par les acteurs de la controverse, le mot burkini lui-même venant de la contraction de
burka (une forme de voile intégral) et bikini, son emploi a grandement participé à
cadrer cognitivement les débats puisque la manière dont est formulé un problème
public a toujours un impact sur les solutions qui seront proposées pour y remédier
(Kindgon, 1989 ; Neveu, 2015). Rappelons que « le combat au sujet des images
commence par être une crise de son lexique, des mots qui déterminent la lecture du
visible » (Mondzain, 2003 : 145). L’usage du terme burkini pour qualifier le port d’un
simple voile sur la plage vise donc à lire, lier et problématiser ces deux phénomènes –
port du voile sur les plages et du niqab dans l’espace public – dans un même élan. Ce
n’est donc pas un hasard si, lors de ces deux controverses, le même argumentaire
juridique a été employé pour justifier la limitation de la liberté de culte : le maintien de
l’ordre public. Lui aussi a une double dimension : à la fois matérielle et sociale. La
dimension matérielle est la plus solide et ancienne. Elle compte trois composantes : la
salubrité, la tranquillité et la sécurité publiques15. Cependant, en l’absence de troubles
avérés, graves et concrets dus au port du voile intégral, une interdiction générale était
difficile à justifier puisqu’elle se seraient fondée sur « une logique artificiellement
préventive qui n’a jamais été admise en tant que telle par la jurisprudence » (Conseil
d’État, 2010 : 33). C’est pourquoi, les députés et sénateurs ont décidé de faire reposer
l’interdiction de dissimulation du visage sur la dimension « sociale » de l’ordre public
qui inclut habituellement : la « moralité publique » (Conseil d’État, 18/12/1959, arrêt
n° 36385, Société les Films Lutétia) ou encore la « dignité de la personne humaine »
(Conseil d’État, 27/10/1995, arrêt n° 136727, Morsang-sur-Orge).
26 Pour faire reposer une interdiction générale du voile intégral sur « la moralité
publique », les parlementaires ont comparé le port du niqab à l’« l’exhibition de soi »,
car, selon eux, il est porteur de la même « violence symbolique » (Assemblée nationale,
2010). Selon Camilla Arêas, ces comparaisons « induisent à affirmer que “l’affaire de la
burqa” met en question les régimes de visibilité et de publicité républicains imposant la
transparence d’agir et la disparition des zones d’ombre/dissimulation au nom de
l’ordre et de la sécurité publique » (Arêas, 2015 : 39). Choisir de ne pas rendre visible
une partie de son corps est alors suspecté, assimilé à une volonté de dissimuler quelque
chose, rend visible des éléments considérés comme problématiques en dehors de
l’espace privé. Le voilement des femmes musulmanes dans l’espace public est alors
construit comme problématique car il remettrait en cause le régime de visibilité
républicain par la réintroduction du religieux sur la scène publique qui, par la
sécularisation, avait en quelque sorte été rendue profane.
Le processus historique de laïcisation de l’espacepublic
27 La construction du voile comme problème public nécessitant une réponse politique ne
peut se comprendre sans une prise en compte des « enjeux sociopolitiques nationaux
découlant de la publicisation des signes de l’islam dans l’espace public séculier »
(Arêas, 2015 : 33). En l’occurrence, historiquement, c’est la dissociation des sphères
sociale, politique et religieuse qui a permis l’émergence d’une société civile à part
entière circonscrivant les prétentions hégémoniques du religieux sur le politique et les
tentations d’ingérence voire de néo-gallicanisme de la part de l’État à l’égard du sacré
(Poulat, 1987 ; Portier, 2016). De sorte que « ce processus de différenciation
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institutionnelle […] conduit [les pourfendeurs de la laïcité avant l’adoption de la loi de
1905] à privatiser les appartenances communautaires et à ériger l’État en instituteur de
la conscience collective » (Baudouin, Portier, 2001 : 37). Peu surprenant donc que ce
lien entre laïcité, République et formation de l’espace public se retrouve lors de
« l’analyse lexicométrique de l’ensemble » du corpus de presse (1 703 articles portant
sur le niqab) de Jean Baudouin et Philippe Portier (ibid.) où sont dénombrées « 338
apparitions du mot “république”, 265 pour “identité” et 183 pour “laïcité” ». En outre,
ces « grandes fréquences des concepts “république” et “laïcité” s’expliquent par la
réflexion sur la place de la religion dans les sociétés séculaires, ainsi que sur le rapport
entre les sphères politique et religieuse dans celles-ci » (Arêas, 2015 : 40). Tout se passe
comme si l’arène de cette bataille séculier/sacré, l’espace public, en devenait aussi le
trophée et l’enjeu central.
28 Si les frontières de l’espace public sont processuelles, les valeurs qui le sous-tendent
sont elles aussi fluctuantes et varient en fonction des rapports de force. Les types de
visibilités dans l’espace public mis en jeu lors des controverses mettent donc en branle
ou renforcent les valeurs érigées comme fondamentales dans les médias, au parlement
ou par ceux qui font et défont l’opinion publique. C’est dans cette perspective que
« l’entrée des acteurs pieux musulmans dans l’espace public produit une infraction des
règles non avouées et une fragilisation des normes consensuelles. Sous cet angle, la
visibilité est alors une forme d’action publique, qui joue un rôle actif dans l’émergence
d’un dissensus et déploie un espace de conflit et de confrontation » (Göle, 2013 : 9). Au
terme de ce conflit, c’est le pouvoir d’édicter la norme, les valeurs et visibilités
légitimes qui se joue. Or, c’est précisément cette notion de « valeurs fondamentales de
la République » à laquelle les parlementaires et les membres du Conseil constitutionnel
vont avoir recours pour interdire le port du niqab dans l’espace public.
L’espace public et « les valeurs fondamentales » de la République
29 C’est essentiellement autour des controverses sur l’islam et le voile comme
manifestation de ce dernier que la laïcité s’est vue érigée en « bouclier » (Asad, Brown,
Butler, Mahmood, 2016) et, à ce titre, est brandie tel un « mythe fondateur qui prétend
contenir l’essence des valeurs républicaines » (Altglas, 2010 : 495). Or, la définition
juridique de cette notion est à l’origine un peu plus restrictive puisqu’elle vise, comme
on l’a vu, à garantir la liberté religieuse et l’égalité des citoyens devant la loi aux
moyens de la séparation et de la neutralité de l’État (Baubérot, Milot, 2011). De ce fait,
le concept de « laïcité » a vu son champ d’application s’étendre considérablement,
d’abord sur le plan strictement philosophique16 (Pena-Ruiz, 1999), puis sur le plan
juridique. En l’occurrence, les principes de « neutralité » et de « séparation » qui
avaient pour ambition le traitement égalitaire par l’État des différents cultes se voient
désormais appliquer aux citoyens eux-mêmes sommés de se soumettre à ses « principes
fondateurs ». Il s’agit là d’un important point de bascule, d’un impératif de neutralité
s’appliquant à l’État à travers ses agents publics à une injonction à la neutralisation de
la visibilité du religieux (en tout cas dans son expression féminine et musulmane)
applicable aux citoyens (Baubérot, Milot, 2011). Ce revirement sera définitivement
entériné par l’application du concept « de neutralité et de laïcité » aux employés du
secteur privé à l’occasion de l’affaire dite de la « crèche Baby Loup » (voir l’ouvrage de
référence sur cette question : Hennette-Vauchez, Valentin, 2014).
Questions de communication, 33 | 2018
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30 Lors de cette affaire – qui débouchera sur une politique publique à part entière, la loi
du 8 août 2016 –, les juges des différentes cours de justice, avec des visions parfois
antagonistes de la laïcité, ce sont affrontés dans ce qu’il convient de qualifier de
feuilleton judiciaire. Ce contentieux trouve son origine dans le licenciement, le 19
décembre 2008, de Fatima Afif, directrice-adjointe et salariée depuis 1997 de la crèche
associative de Chanteloup-les-Vignes « Baby Loup », au motif d’« insubordination,
menaces et faute grave ». En l’occurrence, l’employée était voilée lorsqu’elle a pris ses
fonctions, mais, lors de son congé maternité de plusieurs années, la crèche a adopté un
nouveau règlement intérieur exigeant des personnels de faire preuve de « neutralité »
dans l’expression de leurs convictions religieuses. Pourtant, la législation en vigueur à
l’époque précisait que le règlement intérieur des entreprises ne pouvait contenir des
dispositions restreignant les droits des personnes, ainsi que les libertés individuelles et
collectives sans être justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni être
proportionnées au but recherché (Code du travail, art. L. 1321-3). C’est pourquoi, le 19
mars 2013, la Chambre sociale de la Cour de cassation (arrêt n° 53617) a annulé l’arrêt de
la Cour d’appel de Versailles qui donnait raison à la directrice de la crèche, au motif que
« le principe de laïcité instauré par l’article 1er de la Constitution n’[était] pas applicable
aux salariés des employeurs de droit privé » et car, à ces mêmes salariés, était garantie
la « protection que leur assur[ai]ent les dispositions du code du travail ». De ce fait, elle
conclut que le licenciement était « discriminatoire ». Les juges de la plus haute
juridiction de l’ordre judiciaire français ont alors renvoyé l’affaire à la Cour d’appel de
Paris qui, de manière somme toute exceptionnelle dans l’histoire du droit français, a
décidé de ne pas suivre le jugement rendu par la Cour de cassation et a donné raison à
l’employeur. Après quoi, l’employée s’est à nouveau pourvue en cassation, mais la Cour
de Cassation réunie en assemblée plénière – fait lui aussi rarissime – a, dans sa décision
du 25 juin 2014, donné raison à la directrice de la crèche et rejeté le pourvoi de Laaouej
Affif. Afin d’entériner ce revirement jurisprudentiel, la loi du 8 août 2016 désormais
intégré au Code du travail mentionne que « le règlement intérieur [des entreprises
privées] peut contenir des dispositions inscrivant le principe de neutralité et
restreignant la manifestation des convictions des salariés si ces restrictions sont
justifiées […] par les nécessités du bon fonctionnement de l’entreprise et si elles sont
proportionnées au but recherché ». Le 14 mars 2017, la Cour de justice de l’Union
européenne a validé cette lecture car, selon elle, si l’obligation de « neutralité » a un
caractère général, c’est-à-dire s’applique à tous, elle ne saurait être discriminatoire.
Cette même stratégie, qui conduit aussi à considérer que si une loi s’applique à tous les
signes religieux, elle ne saurait être discriminante, a été utilisée en 2004 – loi
d’interdiction des « signes religieux ostentatoires » dans les écoles publiques – et a
poussé, en 2010, les députés à requalifier la loi contre le niqab en une interdiction plus
générale « de dissimulation du visage dans l’espace public ».
31 Néanmoins, ces stratégies discursives et juridiques de contournement ne doivent pas
faire oublier que c’est bien spécifiquement de la visibilité des femmes musulmanes dont
il est question. Selon les députés auditionnés lors de la commission de loi visant à
interdire le voile intégral en 2010, « les faits de dissimulation du visage dans l’espace
public n’entrent dans le champ d’application de la loi que s’ils peuvent être analysés
comme des actes de retrait de notre société et de refus de ses valeurs essentielles [et] le
voile intégral est l’archétype de la dissimulation interdite par le législateur » (Sénat,
2010 : 21). Ainsi les personnes se cachant intentionnellement le visage rompraient le
contrat social établi entre les citoyens en refusant de satisfaire à « l’exigence minimale
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55
de civilité nécessaire à la relation sociale »18. En revanche, selon nous, si cette
dissimulation du visage est opérée pour d’autres motifs que religieux ou d’ordre
criminel (voir décret n° 2009-724 dit « anti-cagoule » et la proposition de loi déposée en
mai 2018 visant à interdire la dissimulation du visage lors d’une manifestation sur la
voie publique19), elle reste légale. En l’occurrence, si le fait de se couvrir le visage
s’explique par des « raisons de santé ou des motifs professionnels, ou si elle s’inscrit
dans le cadre de pratiques sportives, de fêtes ou de manifestations artistiques ou
traditionnelles » (loi du 11/10/2010 : art. 2., II), il reste toléré. De cette façon, le seul fait
de se dissimuler le visage ne suffit pas à constituer l’infraction ; selon nous, il faut qu’il
y ait une intention de le faire pour des motifs religieux. Or, l’intention renvoie à une
dimension très difficilement évaluable qui offre une importante marge d’interprétation
peu compatible avec les principes de sécurité juridique. D’autant que cette précision
rompt avec l’apparente impartialité ou égalité que l’interdiction générale de
« dissimulation du visage » pouvait revêtir. Dès lors, de notre point de vue, la laïcité ne
saurait se comprendre simplement comme « une force motrice qui prédétermine une
réponse unilatérale aux cultes », mais plutôt comme « un élément plastique [qui]
implique des évaluations » voire une forme de hiérarchisation de ce qui est considéré
ou non comme « une bonne religion » (Hervieu-Léger, 2004 : 132). Par conséquent, « la
laïcité peut créer un régime implicite » où certaines pratiques cultuelles sont
considérées comme « inassimilables », au premier rang desquelles le port du voile
islamique (Hervieu-Léger, ibid.), quand d’autres, celles reconnues par le régime
concordataire, sont vues comme par nature adaptées aux valeurs républicaines (Altglas,
2010 : 494). En tout état de cause, la redéfinition de l’espace public consacre à la fois sa
définition extensive voire négative, englobant tout ce qui ne relève pas du domicile
privé, tout comme elle entérine de la même façon, l’autonomie de l’ordre public
immatériel dans sa dimension « sociale » en intégrant la laïcité, la « dignité de la
personne humaine » comme fondement.
La tentation juridique d’imposer « la dignité » aux femmes voilées
32 Pour analyser ce second point, il semble nécessaire de reprendre un des arguments
soulevés lors du vote de la loi de 2010, celui d’atteinte à la « dignité humaine ». Le fait
de dissimuler intégralement son visage peut-il être juridiquement considéré comme
une atteinte à la dignité lorsque c’est un acte volontaire, c’est-à-dire sans pression
extérieure ? Si c’est le cas, cela reviendrait à imposer, en dépit de la volonté
personnelle et de toute contrainte, le respect de sa propre dignité. En la matière, la
Cour européenne des droits de l’homme est très claire et se prononce en faveur du
« principe d’autonomie sur la sauvegarde de la “dignité subie” (Conseil d’État, 2010 :
19). Pourtant, les délégués de la commission sénatoriale (2010 : 9) ont estimé que « la
tradition républicaine considère qu’il existe “des droits inaliénables” auxquels on ne
doit pas pouvoir renoncer ». Dans cette logique, les femmes qui portent volontairement
le niqab ne peuvent prétendre à « renoncer consciemment à leur dignité » car elles
auraient trop intériorisé leur soumission pour pouvoir percevoir leur aliénation et
donc souhaiter y mettre un terme. Il faudrait alors les préserver d’elles-mêmes et
réaliser leur émancipation au motif, selon Élisabeth Badinter (Sénat, 2010 : 26), que,
« comme l’a dit Rousseau, “les deux mots esclavage et droit sont contradictoires” ». Il
en ressort une définition normative de ce que signifie être digne.
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56
Conclusion
33 L’espace public constitue l’une des sphères séminales de (re-)production des normes
car, d’une part, c’est là qu’elles sont données à voir lorsqu’elles sont discutées au
moment où elles le sont encore et, d’autre part, certaines normes sont invisibilisées,
naturalisées et incarnées bon gré, mal gré dans les corps de celles et ceux qui se
meuvent dans l’espace public comme territoire. De ce fait, l’espace public est un espace
normé et normatif dans lequel certaines valeurs sont régulièrement invoquées afin d’en
conditionner l’accès. La visibilité disruptive des femmes voilées dans les lieux publics
(sphère publique) s’est traduite par une invisibilité et une inaudibilité discursive sur la
scène publique où le droit à s’exprimer en leur nom leur est contesté. Au sein de ce
théâtre d’ombre, les femmes « voilées » sont réduites à des pantomimes dont le voile
s’est fait le porte-voix monolithique d’une parole qui ne passe pas. Si les lois, décrets et
règlements adoptés à la suite des controverses sur le voile ont considérablement
repoussé les frontières physiques des lieux publics, elles ont également redéfini les
valeurs symboliques qui le sous-tendent. C’est le même champ lexical et avec celui-ci la
même charge symbolique et le même cadrage normatif, dans un jeu d’intertextualité,
qui se retrouvera d’une politique publique à l’autre. Les concepts juridiques de laïcité,
de dignité humaine, d’égalité hommes/femmes se sont vus érigés au rang de « valeurs
fondamentales » et ont permis de justifier la mise en place de mécanismes d’accès
discriminant à l’espace public (ségrégation spatiale) et à des positions professionnelles
dans le secteur public et désormais privé (ségrégation sociale : Ajbli, 2011). À qui l’avait
peut-être oublié, cela rappelle que l’espace public est un lieu par nature conflictuel car
ouvert « à certains et interdit à d’autres » (Göle, 2013 : 172).
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Questions de communication, 33 | 2018
61
NOTES
1. J. W. Kingdon définie une « fenêtre d’opportunité » comme la rencontre de trois courants
(streams) qui favorisent l’émergence d’un problème public : le flux des « problèmes » jugés
importants par les autorités publiques, le flux des « politiques publiques », c'est-à-dire celui de
l’ensemble des solutions plausibles et disponibles et le flux « politique » (la prise en compte du
contexte d’émergence du problème social : les rapports de force politique, l’opinion publique,
etc.). Bien que contesté, ce concept est aujourd’hui toujours au cœur de l’analyse des politiques
publiques, le Dictionnaire des politiques publiques lui réserve d’ailleurs, une entrée (Boussaguet,
Jacquot, Ravinet, 2004 : 274-282).
2. En juin et en septembre 1989, on découvrait une première affaire du voile avec l’affaire de
Creil, commune de l’Oise dans laquelle trois jeunes filles avaient été expulsées de leur collège
après avoir refusé d’ôter leur voile (Khemilat, 2015). Lors de la Révolution algérienne, des
cérémonies de « dévoilement » avaient également été au cœur de débats publics (Fanon, 1959).
3. « J’entends par ce mot les façons dont les hommes, société par société, d’une façon
traditionnelle, savent se servir de leur corps » (Mauss, 1936 : 365).
4. En décembre 2015, alors qu’elle prononçait un discours lors d’une manifestation organisée par
le groupe socialiste à l’Assemblée nationale et ouverte au public, la mère de l’une des victimes de
Mohammed Merah a été huée par une partie de l’assistance en raison de son voile. Accès : http://
www.huffingtonpost.fr/2015/12/08/latifa-ibn-ziaten-mere-victime-mohammed-
merah_n_8751058.html.
5. La controverse a commencé en 2010 avec la modification du règlement intérieur de l’école
élémentaire Paul-Lafargue de Montreuil (Seine-Saint-Denis) selon laquelle « les parents
volontaires pour accompagner les sorties scolaires [devaient] respecter dans leur tenue et leurs
propos la neutralité de l’école laïque ». La même année, soutenant que cette disposition était
« discriminatoire [pour] les parents […] portant un voile », une parent d’élève a saisi le Tribunal
administratif de Montreuil pour la faire annuler, sans succès (décision n°1012015 du 22/11/2011).
En 2012, la circulaire (n° 2012-056, dite « Chatel ») du 27 mars du ministère de l’Éducation
nationale affirme aussi que « les principes de laïcité de l’enseignement et de neutralité du service
public […] des établissements scolaires publics […] permettent notamment d’empêcher que les
parents d’élèves […] manifestent, par leur tenue ou leurs propos, leurs convictions religieuses […]
lorsqu’ils accompagnent les élèves lors des sorties et voyages scolaires ». Néanmoins, ces deux
documents allaient à rebours d’un avis rendu par le Conseil d’État (22/03/1941) qui considérait
les parents accompagnateurs comme des usagers du service public non tenus par l’obligation de
neutralité, ce qu’il signale dans son étude adoptée le 19/12/2013, en même temps que la
possibilité que des exceptions soient admises soit par des « textes particuliers », soit pour des
« considérations liées à l’ordre public ou au bon fonctionnement du service ». C’est aussi ce que
soutient Najat Vallaud-Belkacem, alors ministre de l’Éducation nationale, lors de son audition par
l’Observatoire de la laïcité le 21/10/2014. Accès : https://www.politis.fr/blogs/2016/10/les-
meres-voilees-sont-autorisees-a-participer-aux-sorties-scolaires-34148/.
6. Le 7 décembre 2011, une proposition de loi avait été adoptée au Sénat. Son article 3 visait à
étendre l’« obligation de neutralité religieuse aux assistants maternels », mais a finalement été
rejeté par l’Assemblée nationale. Cela n’a pas pour autant clos la controverse puisque, en 2012 et
2015, des membres du Parti radical de Gauche ont soumis la même proposition. Elles ont toutes
deux été rejetées. Accès : http://www.liberation.fr/societe/2015/02/20/l-assemblee-a-nouveau-
a-l-offensive-contre-les-nounous-voilees_1206522.
7. P. Garraud (1990 : 27) définit l’agenda comme « l’ensemble des problèmes faisant l’objet d’un
traitement, sous quelque forme que ce soit, de la part des autorités publiques et donc
susceptibles de faire l’objet d’une ou plusieurs décisions ». Ce faisant, « la compréhension des
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62
processus de sélection des problèmes constitue […] le premier apport des analyses en termes de
mise à l’agenda » (Hassenteufel, 2010 : 50).
8. Les politiques publiques sont constituées par l’ensemble des « interventions d’une autorité
investie de puissance publique et de légitimité gouvernementale sur un domaine spécifique de la
société ou du territoire » (Thoenig, 2014 : 420).
9. Les différentes propositions de loi visant à interdire le port de signes religieux aux assistants
maternels sont exclues de l’analyse. D’une part, car ces propositions n’ont pas abouti à une
politique publique ; d’autre part, parce qu’il s’agissait de leur interdire le port du voile dans leur
domicile privé et non dans l’espace public.
10. Créé en 1989 et rattaché aux services du Premier ministre, le Haut Conseil à l’intégration
avait notamment pour ambition de traiter les questions relatives à l’intégration des immigrés ou
des personnes d’origine étrangère, ainsi que le respect de la laïcité. Il a été dissout en 2012.
11. Le mot burkini est un néologisme issu de la contraction des termes burka – qui désigne un
vêtement originaire d’Afghanistan couvrant entièrement le corps et le visage (exception faite des
yeux, à moins qu’une grille soit cousue à ce niveau afin de permettre à la personne de voir au
travers) – et bikini – un maillot de bain en deux pièces. Le terme et l’objet qu’il désigne ont été
créés par la styliste australienne Aheda Zanetti qui souhaitait proposer aux femmes
(principalement musulmanes) désirant se rendre à la plage une tenue en adéquation avec leurs
croyances religieuses. À la suite de l’attentat du 14/07/2016 à Nice, sur la promenade des Anglais,
une série de mesures ont été prises afin d’interdire l’accès aux plages aux femmes portant ce type
de maillot et/ou étant voilées.
12. La Fondation de l’islam de France a vu le jour le 6 décembre 2016 avec pour ambition de faire
connaître le fait religieux musulman au grand public, essentiellement dans sa dimension
civilisationnelle. Accès :http://fondationdelislamdefrance.fr/. Consulté le 11/06/2018.
13. Accès : https://http://www.lemonde.fr/religions/article/2016/08/16/chevenement-partage-
entre-liberte-de-porter-le-burkini-et-necessite-d-ordre-public_4983340_1653130.html. Consulté
le 11/06/2018.
14. Accès : http://www.leparisien.fr/flash-actualite-politique/aux-musulmans-chevenement-
conseille-la-discretion-dans-une-periode-difficile-15-08-2016-6042551.php.
15. Ces trois composantes ont été entérinées par la Cour de cassation le 13/03/2001, puis par la
loi sur la sécurité intérieure aboutissant à l’article L. 2212-2 du Code général des collectivités
territoriales.
16. L’année 1989 a été une année charnière, propice aux interrogations sur le concept de laïcité à
l’aune d’une actualité mouvementée : l’affaire du voile, le bicentenaire de la Révolution française,
l’affaire Rushdie, les dix ans de la Révolution islamique iranienne. Pour des éléments de mises en
contexte, voir F. Rochefort (2002).
17. Accès : http://www.courdecassation.fr/jurisprudence_2/
chambre_sociale_576/536_19_25762.html.
18. Accès : http://www.assemblee-nationale.fr/13/projets/pl2520.asp.
19. Accès : http://www.assemblee-nationale.fr/15/propositions/pion0935.asp ; http://
www.senat.fr/leg/ppl17-467.html.
Questions de communication, 33 | 2018
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RÉSUMÉS
Les controverses autour de l’islam en France ont donné lieu à une série de politiques publiques.
Qu’il s’agisse de mesures législatives ou réglementaires, celles-ci ont entraîné une expansion de
ce que recoupe habituellement « l’espace public » et un élargissement des personnes soumises à
l’impératif de « neutralité », autrefois réservé aux seuls agents de l’État. Cette volonté de limiter
la visibilité du fait religieux musulman est intrinsèquement genrée puisque, parmi les
nombreuses controverses autour de l’islam, celles débouchant sur une loi, un règlement ou un
arrêté concernent exclusivement les femmes musulmanes « voilées ». À l’aide de la sociologie du
droit et de l’action publique, l’article ambitionne d’identifier les récurrences dans l’argumentaire
juridique employé afin de légitimer l’exclusion légale des femmes voilées de la scène et sphère
publique française.
The controversies around Islam in France have given rise to a series of public policies. Both
legislative and regulatory measures have led to an expansion of what is usually called “public
space” and a generalization of the principle of “neutrality” primary reserved to public agents.
This attempt to limit the visibility of the Muslim religious fact is inherently gendered since the
controversies resulting in law or regulation were targeting Muslim women, specifically the one
with a marker of external religiosity: the veil. This article aims at using the sociology of law and
public action to deconstruct the legal concepts used to legitimize the legal foreclosure of veiled
women in private space in the name of their emancipation.
INDEX
Keywords : public space, Islam, gender, public policies, visibility
Mots-clés : espace public, islam, genre, politiques publiques, visibilité
AUTEUR
FATIMA KHEMILAT
Croyances, histoire, espaces, régulation politique et administrative
Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence
F-13625
khemilat.fatima[at]gmail.com
Questions de communication, 33 | 2018
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L’imbrication des rapports depouvoir dans les dispositifs de débattélévisé à l’ère numériqueLe cas de la controverse sur le racisme en France
Intersectional Relations of Power on TV Talk Shows in the Digital Era: The Case
of the Controversy over Racism in France
Florian Vörös
1 Aujourd’hui en France, les notions de racisme et d’antiracisme font l’objet d’un intense
conflit de définition1. L’une des formes que prend ce dernier est l’accusation de
« racisme anti-blanc » ou de « racisme inversé » adressée par des représentants de
l’antiracisme institutionnel à des collectifs qui font de l’organisation de réunions
politiques non mixtes un outil de mobilisation collective contre les violences et les
discriminations racistes. Cette accusation a notamment été portée par Gilles Clavreul –
délégué interministériel à la lutte contre le racisme et l’antisémitisme – contre la
Marche de la dignité2 et le Camp d’été décolonial 3. Cet antiracisme institutionnel
conteste la pertinence des notions de « continuum colonial » et de « racisme d’État »,
portées par les mobilisations issues de l’immigration postcoloniale contre les violences
policières, pour se revendiquer en retour d’un universalisme républicain au-delà des
« communautarismes » et des « replis identitaires ». Cette position s’inscrit notamment
en réaction à l’affirmation d’un antiracisme « autonome » et « radical » lors de la
Marche pour l’égalité et contre le racisme de 1983 (Hajjat, 2013), puis d’un antiracisme
« politique » et « décolonial » contre la loi relative au « rôle positif » de la colonisation4
et en écho aux soulèvements de 2005 dans les quartiers populaires. Cette tension
définitionnelle n’est d’ailleurs pas nouvelle et on peut la faire remonter à l’invention
même de la notion moderne de racisme au début du XXe siècle : à l’apogée du
colonialisme et de l’antisémitisme européens, la lutte contre l’oppression raciale se
voyait déjà opposer le principe d’une défense universelle de la vie humaine contre
toute forme d’hostilité (Guillaumin, 1972 : 102-106).
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2 Prenant pour objet la configuration médiatique de cette controverse, l’enquête5 dont
est issu cet article a commencé par la constitution d’un corpus de débats télévisés
traitant du racisme pendant la période 2005-2015. J’abordais ces émissions comme des
rituels de confrontation (Dayan, Katz, 1992) mettant en jeu le cadrage d’un problème
public (Cefaï, 1996). Après des journées passées à explorer ce corpus aux archives de
l’Institut national de l’audiovisuel, il m’arrivait de visionner chez moi le soir des débats
télévisés en direct, tout en suivant les commentaires dont ils faisaient l’objet sur
Facebook et Twitter. Je me rendais compte que cette participation en ligne était partie
prenante de mon expérience télévisuelle et qu’elle était prise en compte par les articles
de presse qui commentaient l’émission les jours suivants. Fruit de cette élaboration
progressive de l’objet, cet article analyse le cadrage du problème du racisme au
croisement des débats télévisés, des réseaux socio-numériques et de la presse
nationale. Il interroge en même temps ce que la sophistication visuelle des débats
télévisés et l’importance croissante des dispositifs de participation via les réseaux
socio-numériques changent aux ressorts genrés de la confrontation politique.
3 L’article s’ouvre sur une réactualisation épistémologique et méthodologique du concept
de « dispositif de débat télévisé ». Ce cadre d’analyse est ensuite mis à l’épreuve de
l’étude comparée de deux affaires médiatiques. La première se déclenche en réaction à
la dénonciation par Wiam Berhouma, enseignante du secondaire, de la banalisation de
la parole islamophobe6 sur le plateau de l’émission Des Paroles et des actes diffusée sur
France 2 le 21 janvier 2016. La seconde se déclenche en réaction à la présence de Houria
Bouteldja, porte-parole du Parti des indigènes de la République, sur le plateau de Ce Soir
(ou jamais !), émission diffusée sur la même chaîne le 18 mars 2016. À travers l’étude
comparée de ces deux affaires, l’article décrit la formation d’assemblages anti-
antiracistes7 entendus comme des ensembles hétérogènes et néanmoins articulés de
réactions hostiles à la prise de parole antiraciste, en l’occurrence par des femmes se
définissant comme musulmanes.
Une relecture matérialiste du concept de dispositif dedébat télévisé
4 En sciences de l’information et de la communication, le débat télévisé est
traditionnellement envisagé comme un « dispositif », un « outil conceptuel plastique et
protéiforme » (Lochard, Soulages, 1994 : 40) que des chercheur·e·s empruntent à partir
des années 1980 aux professionnel·le·s de la production afin d’étudier le débat tel qu’il
apparaît sur les écrans de télévision (Lochard, 1990 ; Nel, 1990). Je propose une
actualisation de cette perspective de recherche à travers un retour à la
conceptualisation des dispositifs par Michel Foucault et Gilles Deleuze et
l’incorporation d’approches critiques issues des études de genre et des études
postcoloniales.
Saisir la complexité sémiotique et technique des dispositifs dedébat
5 L’apport fondateur du concept de « dispositif de débat télévisé » est d’articuler des
niveaux d’analyse qui tendent, ailleurs, à être séparés ou isolés les uns des autres. En
effet, par la prise en compte simultanée de la scénographie, des gestes, des paroles et de
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la réalisation audiovisuelle, ce concept vise à saisir les possibilités ouvertes et les
contraintes que posent aux prises de parole les émissions de plateau consacrées au
débat, qu’elles soient catégorisées comme politiques ou culturelles. À travers un tel
concept, ces recherches interrogent d’abord le cadrage thématique (titre, questions
posées), la composition des panels d’invité·e·s, la manière dont l’« identité sociale » et
l’« identité professionnelle » de ceux·lles-ci sont mises en récit, ainsi que les paroles et
les gestes des participant·e·s au débat (animateur·rice, chroniqueur·euse·s, invité·e·s et
public). Ces enquêtes s’intéressent ensuite à la scénographie qui agence des corps
(animateur·rice, chroniqueur·euse·s, invité·e·s et public, technicien·ne·s) et des objets
(tables, fauteuils, gradins, caméras) en les répartissant dans l’espace et en les
soumettant à un éclairage qui leur donne forme et couleur. Elles prennent enfin en
compte le rôle déterminant de la réalisation audiovisuelle, notamment par
l’amplification des voix, les choix de cadrage et de montage des images, ainsi que
l’habillage graphique et sonore de l’émission.
6 Cette méthode d’analyse télévisuelle interroge les relations entre les paroles et les
gestes, les sons et les images, sans présupposer ni la correspondance, ni le sens de la
détermination entre ces différentes dimensions du débat. Les gestes et les images ne
sont pas considérés comme de simples illustrations de la parole, mais plutôt comme
une dimension à la fois déterminante et relativement autonome du débat. Tandis que
les commentaires que suscitent ces émissions tendent à se concentrer sur les énoncés
et à reléguer les images au rang de « cadre de représentation » ou de « composante
surajoutée » de la parole, Guy Lochard (1999 : 93, 100) emprunte aux études
cinématographiques des outils pour rendre compte de la construction visuelle du débat
par « l’instance de réalisation ». Parmi les multiples observations proposées par
l’auteur, deux formes d’« imposition de “points de vue” » (ibid. : 93) au regard du public
télévisé à travers des opérations de cadrage et de réalisation peuvent être soulignées.
D’abord, l’instance de réalisation peut jouer un rôle décisif dans la construction des
accords et des conflits entre les débattant·e·s, notamment via le recours au champ-
contrechamp, par exemple lorsque le téléviseur affiche « A qui regarde B » puis, sous
l’angle opposé, « B qui regarde A ». Ensuite, elle peut privilégier certains points de vue
par rapport à d’autres : dans le cas du dispositif « interrogatoire » de l’émission
Apostrophes (Antenne 2, 1975-1990), les questions aux invité·e·s sont par exemple
souvent suivies d’un plan rapproché, filmé depuis le point de vue de l’animateur. Dans
cette méthode d’analyse des débats télévisés, on trouve deux qualités couramment
prêtées aux dispositifs dans les études sur les technologies (Beuscart, Peerbaye, 2006) :
ce sont d’abord des opérateurs complexes, qui assemblent des entités hétérogènes ; ce
sont ensuite des agents qui interviennent et transforment davantage qu’ils ne
représentent ou ne reflètent.
Le débat télévisé comme technologie politique
7 L’objectif de ces émissions est de générer du débat, de faire parler, de capter
l’attention. Il s’agit en premier lieu d’un objectif commercial : les scores d’audience,
ainsi que l’intérêt suscité dans les médias d’information légitimes sont les critères à
partir desquels la valeur d’une émission est évaluée. « Faire débat » est ensuite un enjeu
« citoyen », plus volontiers mis en avant par ces émissions. Par exemple, selon Anne
Croll (1991 : 92), l’émission Apostrophes vise à acquérir une « fonction d’illustration
d’une certaine vision de la parole démocratique ». Dans le même ouvrage, Patrick
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Charaudeau (1991 : 24) élargit cette ambition à l’ensemble du genre télévisuel, pour
lequel Apostrophes a longtemps servi de référence :
« Plus que les autres types de débats, le “débat télévisé” représente la symboliquede la démocratie : la diffusion de l’information, la libre expression, et laconfrontation des différentes opinions (voire contraires) qui sont exhibées etdonnées en pâture au regard social, jouant le rôle d’un miroir susceptible de jouerun effet cathartique ».
8 Toutefois, les notions de débat pluraliste, équitable, libre et démocratique sont
traversées par un conflit de définition – une lutte pour l’hégémonie (Laclau, Mouffe,
1985 ; Dalibert, Quemener, 2017) – entre des groupes qui en défendent des conceptions
différentes. La spécificité des conceptions hégémoniques du débat public est qu’elles
bénéficient du privilège de l’évidence : elles peuvent se formuler comme allant de soi
sans avoir à énoncer leurs divergences par rapport aux conceptions concurrentes. C’est
à cette fausse neutralité d’un genre télévisuel androcentré (Coulomb-Gully, 2001) que
s’attaque par exemple le Collectif Les Insoumises dans Maso et Miso vont en bateau
(Carole Roussopoulos, Delphine Seyrig, 1976), une vidéo qui parodie l’émission
Apostrophes du 30 décembre 1975, laquelle se présente comme un bilan de l’Année
internationale de la Femme. Les vidéo-activistes s’attaquent en particulier à l’idée de
faire dialoguer, dans une ambiance conviviale et rieuse, la secrétaire d’État à la
Condition féminine Françoise Giroud avec un panel de personnalités masculines
antiféministes, que l’animateur Bernard Pivot qualifie lui-même de « fieffés
misogynes » – tout en commentant face caméra le physique de la réalisatrice de
l’émission. De fait, le principe en apparence pluraliste et équitable de faire dialoguer
des féministes et des antiféministes conduit à la reproduction du rapport de
domination que le débat télévisé est censé prendre pour objet.
9 L’analyse des dispositifs de débat télévisé gagne alors à prendre en compte, avec les
perspectives de recherche issues des cultural studies, la manière dont les rapports
sociaux façonnent les dispositifs de débat télévisé. À l’issue d’une enquête sur les
transformations de l’humour dans les talk-shows français, Nelly Quemener propose de
saisir la construction audiovisuelle des rapports de genre à l’échelle des « dispositifs
patriarcaux »8 qui organisent les échanges entre les protagonistes. Ce concept lui
permet notamment de mettre en évidence la contrainte posée sur la performance de
genre de l’humoriste par la performance de la masculinité de l’animateur, un rôle dans
lequel les hommes sont fortement surreprésentés. Richard Dyer (2015 : 17) décrit quant
à lui l’effet de l’éclairage et de la mise en scène du public dans la construction d’un
débat télévisé sur le racisme. Lors de la mise en place d’une émission sur les « émeutes
raciales » à la télévision britannique, à laquelle il participe, un régisseur s’inquiète du
fait qu’il n’y ait « pas assez de blancs » dans les gradins pour garantir une image
lumineuse. À partir de cette anecdote, l’auteur montre comment des préoccupations en
apparence purement techniques peuvent avoir des incidences politiques, en
l’occurrence la mise en contraste d’un public-citoyen blanc et de la violence noire des
émeutiers.
10 Afin de prendre en compte ces apports issus des études de genre et des études
postcoloniales, l’analyse des débats télévisés doit se confronter au problème de
l’effacement de la question du pouvoir par les usages disciplinaires du concept de
dispositif (Gavillet, 2010). Cet effacement passe par exemple par l’opposition artificielle
entre l’approche prétendument « panoptique » de Michel Foucault, pour qui le pouvoir
s’exercerait « prioritairement sur le mode de la coercition », et une approche plus
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« pragmatique, interactionniste » (Peeters, Charlier, 1999 : 18), qui serait mieux à même
de rendre compte, par le bas, de la complexité des processus communicationnels. C’est
là oublier que l’une des principales contributions de l’auteur de La Volonté de savoir
(1976 : 124) est justement d’avoir posé que « le pouvoir vient d’en bas » et que les
« grandes dominations sont les effets hégémoniques que soutient continûment
l’intensité de tous ces affrontements ».
11 Selon Michel Foucault, le pouvoir ne peut être ni possédé (postulat de la propriété), ni
situé (postulat de la localisation) dans la mesure où il est une relation, ou un ensemble
de relations. On retrouve dans cette conception anti-fondationnaliste du pouvoir et de
la communication le souci exprimé par l’analyse des dispositifs télévisuels de ne pas
préjuger du caractère déterminant, dans la configuration des termes du débat, d’un
type d’action plutôt que d’un autre. L’apport de la conception relationnelle du pouvoir
élaborée par Michel Foucault est ensuite de déplacer le regard féministe et antiraciste
sur les débats télévisés des énoncés sexistes et/ou racistes vers les réseaux de relations
sémio-matérielles au sein desquels s’actualisent des rapports de pouvoir imbriqués.
12 Contre la prétention à la neutralité et au surplomb qui caractérise souvent ce genre
télévisuel (et parfois aussi son étude scientifique), la perspective foucaldienne permet
d’envisager les débats télévisés (sur le sexisme, le racisme ou toute autre question de
société) comme des « technologies politiques » qui participent de la fabrication des
objets (« la société », « le sexisme », « le racisme », etc.) dont elles délibèrent. Ainsi, en
reprenant les termes de la relecture féministe de Michel Foucault par Teresa de
Lauretis (1987 : 42), peut-on affirmer que les débats télévisés sont des « technologies du
genre » qui participent de la construction politique des problèmes qu’ils mettent en
délibération.
La co-construction du débat télévisé par les plateformesnumériques
13 La convergence entre la télévision et les réseaux socio-numériques (Kredens, Rio, 2017)
conduit à une pluralisation des formes sous lesquelles les débats télévisés sont diffusés,
visionnés et commentés. En effet, ceux-ci existent désormais simultanément en tant
que longs formats destinés à la télévision et que courtes séquences vidéo destinées aux
réseaux socio-numériques. Aussi les vidéos numériques apparaissent-elles toujours
accompagnées des traces d’actions laissées par les internautes (nombres de vues,
« j’aime », commentaires, etc.). Quelles sont les implications de ce nouveau contexte
technologique pour l’analyse des dispositifs de débat télévisé ? Dans la relecture qu’il
propose de l’œuvre de Michel Foucault, Gilles Deleuze (1986 : 40) souligne que
l’émergence du concept de dispositif dans les années 1970, dans le cadre de recherches
sur la prison et la sexualité, s’inscrit dans une démarche de rupture avec le postulat
structuraliste d’un primat du discursif sur le non-discursif, qui avait présidé à l’écriture
de ses ouvrages antérieurs, vers une problématisation de la matérialité des corps et des
architectures. Transposé à l’étude des médias numériques (Bonaccorsi, Julliard, 2010 ;
Monnoyer-Smith, 2013), le concept foucaldien de dispositif peut alors désigner
l’ensemble des paroles, des corps, des textes, des sons, des images, des interfaces et des
appareillages techniques impliqués dans la configuration du débat public. Cela revient à
envisager le débat télévisé, tel qu’il apparaît sur nos écrans numériques, à la fois
comme un ensemble de significations et comme un précipité d’actions.
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14 Ces actions qui donnent forme et signification au débat sont non seulement celles se
déroulant sur les plateaux de télévision lors de l’enregistrement de l’émission9, mais
également celles advenant via les plateformes numériques (Matamoros-Fernández,
2017) : le découpage de séquences et leur téléversement sur YouTube, leur diffusion via
les comptes officiels Facebook et Twitter des émissions, le partage et la
recommandation par les publics, le commentaire, la capture d’écran, la création de
GIF10 animés et de remix vidéo à partir de l’émission originale, ainsi que la
(non-)modération de ces différents contenus amateurs par la plateforme. Si les études
de réception issues des cultural studies prennent traditionnellement en compte la co-
construction du sens du débat télévisé par les publics (Morley, 2008), la participation
par les plateformes numériques invite également à considérer, avec les science and
technology studies (Wajcman, Jones, 2012 : 676), le fait que la production médiatique du
débat public ne s’arrête pas aux portes de studios de télévision, mais se poursuit à
travers l’ensemble des pratiques numériques de reformatage et de recadrage du débat.
Affecter le débat : intensification du sens et (dis)qualificationémotionnelle
15 La puissance de détermination des différentes actions impliquées dans la construction
médiatique d’un débat peut être appréhendée à l’aune de son pouvoir d’affecter.
Affecter, selon la formule de Gilles Deleuze transposée à l’étude des médias
numériques, « c’est exercer une force au sein d’un champ de relations » (Cervulle,
Pailler, 2014 : en ligne). Poser la question des affects revient ici à interroger l’incidence
respective de chaque action sur le complexe de relations qui constitue le débat. Cette
démarche permet d’augmenter la proposition initiale de Patrick Charaudeau (1991 :
170) selon laquelle un débat « prend sens et est configuré à travers différents systèmes
sémiotiques qui coexistent, s’interpénètrent, se complémentent ou réagissent en écho
les uns par rapport aux autres ». Prendre pour objet les affects, c’est-à-dire les forces et
les intensités, permet de décrire la manière dont certaines actions en viennent à
acquérir une signification suffisamment forte et intense pour fixer les termes du débat.
16 Penser les affects permet en même temps d’interroger les émotions, soient les
ressentis, les expressions et les qualifications de ces intensités11. Par exemple, signifier
que l’adversaire est « trop en colère » pour participer au débat est une stratégie
courante de disqualification des subalternes qui consiste à les désigner comme la cause
de la violence du débat public. L’adéquation à une norme de bonne gestion des
émotions comme condition d’accès à la vie publique est historiquement un principe
d’exclusion des femmes, des classes populaires et des minorités ethnoraciales aussi bien
du débat public (Ahmed, 2012) que de la recherche scientifique (Haraway, 2007). Les
cultural studies sont ici précieuses en ce qu’elles ouvrent à l’analyse non moraliste et
non élitiste des enjeux politiques qui traversent l’expression médiatique des émotions.
Par contraste avec le « populisme cathodique » que Guy Lochard et Jean-Claude
Soulages (2007 : 80) attribuent à l’émission C’est mon choix, diffusée en début d’après-
midi sur France 3 de 1999 à 2004 et qui construiraient selon eux « un téléspectateur […]
comme un pur réceptacle d’affects », Sonia Livingstone et Peter Lunt (1994) montrent
comment, à travers sa mise en scène de témoignages de femmes affectées, une émission
comme The Oprah Winfrey Show permet l’émergence d’enjeux féministes, comme le viol,
ainsi que de voix de femmes issues des classes populaires et des minorités
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ethnoraciales, qu’il est rare d’entendre dans les émissions privilégiant une parole
désaffectée. Alors que les talk-shows féminins diffusés en journée sont souvent dénigrés
pour leur écart par rapport à une norme de rationalité délibérative masculine, Sonia
Livingstone et Peter Lunt envisagent les communautés de téléspectatrices qui se
forment autour de ces interventions féminines comme de potentiels « contre-publics »
au sens de Nancy Fraser (2001)12. En suivant cette perspective, les analyses qui suivent
envisagent l’expression et la qualification des émotions comme un enjeu de lutte pour
la définition des termes du débat sur le racisme.
Analyse comparée de deux dynamiques de réactionsanti-antiracistes
17 La seconde partie de l’article met ce concept de dispositif de débat télévisé à l’épreuve
de l’étude comparée de deux assemblages anti-antiracistes qui ont en commun de s’être
formés au croisement d’émissions de débat télévisé, de réseaux socio-numériques et
d’articles de la presse nationale en réaction à la prise de parole publique de femmes
catégorisées comme musulmanes.
Dénoncer l’islamophobie dans Des Paroles et des actes
18 Le 21 janvier 2016 lors de l’émission de débat politique Des Paroles et des actes (DPDA),
une membre du public, Wiam Berhouma, une « jeune femme […] de confession
musulmane […] professeure d’anglais en collège, à Noisy-le-Sec » est invitée à poser une
question « sur le sujet de la religion musulmane » au philosophe Alain Finkielkraut.
Plutôt qu’une question sur l’islam, Wiam Berhouma formule – sur France 2, un jeudi
soir, aux alentours de 22 heures – une dénonciation de la banalisation de la parole
islamophobe dans les médias. Cette intervention ne correspondant pas au format
prévu, l’animateur, David Pujadas, l’enjoint à « dialoguer » avec Alain Finkielkraut et lui
demande, sur le ton de l’étonnement, si elle a vraiment « entendu une parole raciste
ici ». Malgré une série d’interruptions, Wiam Berhouma continue sur la nécessité de
lutter contre les violences et les discriminations envers les musulman·e·s afin de
construire un « Nous français inclusif », avant de remettre en cause la légitimité d’Alain
Finkielkraut à parler de l’islam dans les quartiers populaires. Elle conclut son
intervention, « au nom de la France », en renvoyant à Alain Finkielkraut le « Taisez-
vous ! » qu’il avait adressé deux ans plus tôt à Abdel Raouf Dafri sur le plateau de
l’émission Ce Soir (ou jamais !) et qui avait fait l’objet de nombreux détournements
parodiques sur les réseaux socio-numériques. Le visage fermé, l’animateur interrompt
l’échange (« Je pense qu’on va s’arrêter là ») et enchaîne sur le thème suivant afin de
rétablir le cours normal de l’émission.
19 En même temps qu’elle subvertit le rôle genré et racialisé de la « jeune femme de
confession musulmane » auquel l’assigne le script de l’émission (Damian-Gaillard,
Montañola, Olivesi, 2014), Wiam Berhouma inscrit sa critique de l’islamophobie dans les
limites d’un cadre télévisuel patriotique. En effet, intitulée « Les deux France : le grand
débat », cette émission est présentée comme une confrontation entre « deux hommes »,
Alain Finkielkraut et Daniel Cohn-Bendit, « qui ont la France dans la peau ». Les
couleurs qui prédominent sur le plateau sont le bleu (du sol, de la table centrale et des
vêtements de l’animateur), le blanc (des spots lumineux) et le rouge (des logos de DPDA
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et de France 2). Cet habillage tricolore est occasionnellement renforcé par la projection
sur des grands écrans surélevés de drapeaux bleu-blanc-rouge (image 1). En réaction à
cette construction dominante du débat télévisé autour d’un « nous » national, blanc et
masculin, des émissions de débat alternatives telles Contrefeux ou Paroles d’honneur,
diffusées uniquement en ligne, sont animées par des femmes et se construisent autour
d’un « nous » anti-islamophobie et décolonial.
Image 1. Des Paroles et des actes, « Les deux France : le grand débat », 21/01/2016, capture d’écran
Accès : https://www.francetvinfo.fr/replay-magazine/france-2/des-paroles-et-des-actes/des-paroles-et-des-actes-du-jeudi-21-janvier-2016_1269257.html
L’individualisation et la moralisation du problème du racisme
20 Peu après l’intervention de Wiam Berhouma, un syndicaliste apparaissant comme
blanc13 pose une question sur le « problème de l’islam » au sein de la Régie autonome
des transports parisiens (RATP). Pendant sa prise de parole, la réalisation cadre à
plusieurs reprises sur le visage de Wiam Berhouma, qui est ensuite interpellée en tant
que musulmane par Daniel Cohn-Bendit au sujet de ces « grands frères ». Le
syndicaliste précise qu’il « n’est pas raciste » et déplore le fait que, « quand vous
essayez de parler de ces choses-là », « c’est vous qui passez pour le méchant ». Daniel
Cohn-Bendit le conforte en lui conférant le statut de « lanceur d’alerte », tandis
qu’Alain Finkielkraut explique que l’antiracisme a « perdu la tête » en qualifiant de
racistes tous « les gens en France qui sont inquiets » : « On a décidé au nom de
l’antiracisme qu’il n’y avait pas de problème de l’islam, qu’il n’y avait pas de problème
de flux migratoires, qu’il n’y avait qu’un problème de xénophobie et de racisme. Ce déni
de réalité ne fonctionne plus ».
21 En même temps qu’il investit une position anti-antiraciste, Alain Finkielkraut défend
une conception de l’antiracisme comme « principe moral fondamental ». Ce dernier
serait une spécificité culturelle de l’Europe, laquelle tirerait sa « force spirituelle » de
« sa capacité à se remettre en question », par contraste avec la « susceptibilité à fleur
de peau » qu’Alain Finkielkraut dit constater « parmi les musulmans ». Cette
moralisation du problème du racisme était déjà à l’œuvre lorsqu’il reprochait à Wiam
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Berhouma de vouloir le faire passer pour un « salaud ». Elle est renforcée en fin
d’émission lorsque Karim Rissouli, animateur-adjoint de l’émission, demande à Alain
Finkielkraut s’il « est » et s’il « se reconnaît » comme « islamophobe ». D’un ensemble
d’actes participant d’un système de violences et de discriminations, le racisme devient
une identité que l’on pourrait décliner à titre individuel.
22 Dans le contexte d’une arène de débat marquée par les hiérarchies sociales et le sens de
l’étiquette (Guénif-Souilamas, 2006), la construction télévisuelle du statut d’intellectuel
d’Alain Finkielkraut rend improbable la thèse de sa participation au racisme
systémique. Ce statut d’intellectuel est à la fois le produit des pratiques vestimentaires,
corporelles et langagières de l’homme et des choix éditoriaux de l’émission. Le premier
des mini-reportages ponctuant cette émission s’ouvre dans le Quartier latin, en
Sorbonne, où Alain Finkielkraut est présenté, dans son élément, comme la quintessence
de l’intellectuel français qui « aime croiser le fer ». Le reportage continue à Pierrefite,
en Seine-Saint-Denis, où « monsieur le professeur » part à la rencontre de militants
associatifs. Sur le plateau, l’instance de réalisation multiplie les gros plans sur les mains
d’Alain Finkielkraut, comme pour appuyer ses explications, ainsi que sur les blocs-
notes et ouvrages qu’il a disposé autour de lui sur la table de débat, suggérant son
érudition (image 2). L’usage éditorial de Twitter par l’émission (Atifi, Marcoccia, 2015)
vient confirmer ce statut d’intellectuel, avec l’affichage en fin d’émission de deux tweets
de téléspectatrices admiratives d’Alain Finkielkraut : « J’aimerais parler avec
#finkielkraut c’est un homme intelligent » et « #DPDA En quelques minutes, le ‘bureau’
d’Alain Finkielkraut est en désordre ! J’adore !!! ». Karim Rissouli souligne : « Vous êtes
la figure de l’intellectuel avec des papiers partout ». Les autres tweets sélectionnés par
l’équipe éditoriale qualifient l’échange entre Daniel Cohn-Bendit et lui de « courtois »,
« respectueux » et « mesuré » et déplorent que « tous les Français » n’en soient pas
capables. Tandis que l’animateur-adjoint évoque des « messages très violents » sur
Twitter, qui montrent que « les deux France ne sont pas encore tout à fait
réconciliées », David Pujadas remercie Daniel Cohn-Bendit et Alain Finkielkraut pour ce
débat « respectueux » et « instructif ».
Image 2. Des Paroles et des actes, « Les deux France : le grand débat », 21/01/2016, capture d’écran
Accès : https://www.francetvinfo.fr/replay-magazine/france-2/des-paroles-et-des-actes/des-paroles-et-des-actes-du-jeudi-21-janvier-2016_1269257.html
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Quand celle qui pointe le problème devient le problème
23 Pendant et après le direct, des réactions sur Twitter14 invoquent l’islamité de Wiam
Berhouma pour remettre en cause sa critique de l’islamophobie. Sur le site de micro-
blogging, des publications citant le mot-dièse #DPDA interpellent la chaîne et l’émission
sur son absence de vérification du « profil » de la « jeune femme musulmane » présente
sur le plateau. Contre l’affirmation pourtant exacte de David Pujadas selon laquelle
Wiam Berhouma n’est « encartée dans aucun parti », des protagonistes de l’extrême
droite nationaliste en ligne (image 3) mettent en circulation deux « preuves »
présentées comme accablantes : une liste des signataires de l’appel lancé par le collectif
de la Marche des femmes pour la dignité (Mafed) où figure son nom, ainsi qu’une photo
où elle apparaît en tête de cortège de la Marche pour la dignité et contre le racisme du
31 octobre 2015. Si ces éléments sont consultables sur les sites web de plusieurs
collectifs antiracistes (ils sont plus de 80 à se joindre à l’appel), les liens hypertextes
renvoient majoritairement vers le site du Parti des indigènes de la République (PIR),
afin d’appuyer le récit selon lequel Wiam Berhouma serait « liée au PIR », voire
« membre du PIR » et ainsi, par amalgame, « communautariste », « islamo-gauchiste »,
« antisémite », « anti-Française », « intégriste », « islamiste » voire « djihadiste », pour
reprendre les expressions de publications citant le mot-dièse #DPDA. Sur le registre de
la « réinformation15 », ces interventions visent à « rétablir la vérité ». Elles coexistent
avec des commentaires à connotation sexiste qui présentent Wiam Berhouma comme
inapte au débat public car « agressive », « hystérique », « folle », « tarée » et
« grossière ». Le fil Twitter #DPDA contient – deux ans encore après leur publication –
des insultes misogynes telles « petite conne », « pétasse » ou « bécasse haineuse »
(image 4). « Beurette », terme racialisant le plus récurrent, présente cette femme
comme télégénique, stupide et agressive. Ainsi la haine raciale s’exprime-t-elle à
travers la misogynie, tout en désignant sa cible – plutôt que ses propres structures de
sentiments – comme l’origine du problème du racisme (Ahmed, 2004). Cette hostilité
coexiste avec des expressions de soutien qui se félicitent de cette prise de parole
antiraciste tout en exprimant du dépit et de l’impuissance face à ce retour de bâton
médiatique. Dans un tweet le soir de l’émission, puis dans une tribune publiée huit jours
plus tard, Wiam Berhouma (2016) dément son appartenance au PIR, confirme sa
participation en tant que citoyenne à la Marche pour la dignité et contre le racisme,
alerte sur les amalgames et les insultes racistes, sexistes et misogynes dont elle fait
l’objet sur Twitter et revient sur le problème de la banalisation de la parole
islamophobe dans les médias.
24 Les articles16 de Lefigaro.fr, Marianne.fr, LePoint.fr et Lexpress.fr, qui commentent
l’émission dès le lendemain présentent cette opération de vérification d’identité
comme le fait de simples « tweetos » et « internautes ». La validité des « preuves » à
charge contre Wiam Berhouma n’est pas discutée et elle se voit de nouveau qualifiée de
« communautariste » et d’« islamo-gauchiste ». David Pujadas est accusé d’avoir
manqué de vigilance et d’autorité face à son « arrogance » et à sa « duplicité ».
L’enseignante et l’animateur sont désignés comme co-responsables d’une « cacophonie
polémique ». L’intervention de Wiam Berhouma est présentée comme une « violente et
interminable logorrhée » venant « polluer le débat » en le rabaissant à la « polémique »
et à l’« invective », voire comme un « guet-apens » visant une « censure » à caractère
« fasciste » et « totalitaire ». Par contraste, Alain Finkielkraut est présenté par les
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journalistes comme ayant été « agressé », « accablé » et « traîné dans la boue », sans
pour autant avoir perdu sa « dignité », son « talent », son « élégante courtoisie », sa
« mesure », son « honnêteté », sa « rigueur » et sa « classe ». Un mois plus tard, la thèse
d’un manque de transparence de Wiam Berhouma sur son identité et de vérification de
la part de l’équipe de DPDA est validée par le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA).
« Alerté par un très grand nombre de téléspectateurs », dans sa décision du 27 février
2016, le CSA adresse un rappel à l’ordre à France Télévisions pour avoir manqué à son
obligation d’assurer « la bonne compréhension des enjeux par le téléspectateur » en
n’informant pas le public de ses « engagements militants ». Les semaines suivantes,
plusieurs articles reviennent sur cette décision du CSA, mais aussi sur les attaques
contre Amine El Khatmi, cofondateur du Printemps républicain17. En effet, après avoir
critiqué l’intervention de Wiam Berhouma, sur Twitter, celui-ci a été traité de
« collabeur » par des personnes qu’il identifie comme musulmanes. Dans le cadre d’un
commentaire journalistique désormais élargi à LeMonde.fr (Van Renterghem, 2016) ainsi
qu’à Libération.fr (Gendron, 2016), le problème de l’islamophobie soulevé par Wiam
Berhouma redevient celui du « communautarisme » musulman.
Image 3. Capture d’écran réalisée sur Twitter le 22/01/2018
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Image 4. Capture d’écran réalisée sur Twitter le 22/01/2018
L’accusation de « racisme anti-blanc » sur le plateau de Ce Soir (ou
jamais !)
25 Deux mois plus tard, toujours sur France 2, l’émission Ce Soir (ou jamais !) (CSOJ) du 18
mars 2016 est intitulée « Comment réconcilier les antiracistes ? ». Comme à son
habitude, le talk-show culturel s’ouvre sur un générique qui présente, sous un filtre
sépia et bercé d’une musique jazz, un plateau à l’esthétique connotée moderne,
branchée et conviviale, dont les coulisses et l’appareillage technique sont partiellement
révélés. L’animateur, Frédéric Taddeï, ouvre l’émission en l’inscrivant dans l’actualité
de la Semaine nationale d’action et d’éducation contre le racisme et l’antisémitisme. Il
avance ensuite l’idée selon laquelle, dans les années 1980, « les antiracistes étaient unis,
ils faisaient front commun », alors qu’« aujourd’hui, ils semblent divisés et s’accusent et
se soupçonnent de tous les maux, y compris d’être racistes, ou de faire le jeu des
racistes ». La réalisation alterne entre un plan poitrine de l’animateur, qui pose la
question « Comment réconcilier les antiracistes ? », avec un plan plus large qui met en
avant les deux rangées incurvées où sont disposé·e·s les intervenant·e·s, dont le face à
face est dramatisé par le contraste entre le blanc des fauteuils et des colonnes et le noir
du sol et du plafond (image 5). Lors d’un premier tour de table, les huit invité·e·s – un
photographe, trois militantes et quatre chercheur·e·s – sont interrogé·e·s sur ce qui a
changé dans l’antiracisme au cours des dernières années. À mesure que chacun·e donne
son point de vue, la réalisation entrecoupe la parole des invité·e·s, non par des plans de
l’animateur comme dans Apostrophes, mais par des plans sur les autres intervenant·e·s,
sur le visage desquel·le·s le public est conduit à lire des premiers signes de tension et de
crispation. Par exemple, lorsque le photographe Olivero Toscani relativise l’importance
de l’esclavage, l’instance de réalisation propose de suite un plan horizontal de biais qui
permet de capter dans un même plan son visage et ceux d’Houria Bouteldja, porte-
parole du PIR, et de Maboula Soumahoro, chercheuse spécialiste de la diaspora noire,
dont les réactions sont ainsi montrées. Si l’émission se présente comme une
réconciliation, sa scénographie et sa réalisation proposent une confrontation, décrite
par des commentaires sur Twitter comme un « ring de boxe ».
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Image 5. Ce Soir (ou jamais !), « Comment réconcilier les antiracistes », 18/03/2016, capture d’écran
Accès : https://www.youtube.com/watch?v=RCtv9lnG_7U
26 Le politologue Thomas Guénolé saisit son premier tour de parole pour interpeller
Houria Bouteldja, assise en face de lui : « Je pense que ce qui a changé, et cela me fait
beaucoup peine de dire cela, c’est qu’il y a une partie de l’antiracisme qui est devenue
raciste. Je parle de vous, Madame Bouteldja ». S’ensuit une intervention de deux
minutes et demie sans interruption au cours de laquelle le politologue accuse Houria
Bouteldja successivement de racisme (« anti-blancs »), d’antisémitisme, d’homophobie
et de misogynie, dont voici un extrait :
« Dans votre livre, vous écrivez “La blanchité est une forteresse, tout blanc estbâtisseur de cette forteresse.” “Tout blanc” c’est une généralisation fondée sur lacouleur de la peau. La généralisation basée sur la couleur de la peau, surtout pourun trait négatif, c’est du racisme Madame. D’ailleurs en parlant des blancs, toujoursdans votre livre – je ne vais pas citer toutes les pages, mais mes citations sontexactes – vous écrivez : “Je n’ai jamais pu dire ‘nous’ en vous incluant – vous parlezdes Blancs – vous ne le méritez pas.”»
27 L’accusation de Thomas Guénolé est soutenue par une série d’(in)actions éditoriales.
L’instance de réalisation soutient d’abord l’accusation en alternant, à travers un
champ-contrechamp, des plans sur les pièces à conviction mises en avant par le
politologue, une photographie et des extraits du livre Les Blancs, les Juifs et nous –
Bouteldja, 2016), avec des plans sur le visage de son auteure18. Situé à l’autre extrémité
du plateau, l’animateur reste invisible et silencieux tout au long de cet échange,
pendant que l’absence de plan large construit un champ de vision étroit, restreint au
face à face instauré par Thomas Guénolé. L’association du silence de Frédéric Taddeï et
du soutien de Nicolas Ferraro (réalisateur de CSOJ) sont les conditions de possibilité de
ce déploiement d’une parole masculine blanche qui parvient à imposer
temporairement les termes du débat sur le racisme à une femme non blanche.
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L’amplification numérique du plaisir visuel de l’affrontement
28 Alors que l’émission est peu discutée par la presse nationale19, le duel télévisuel engagé
par Thomas Guénolé passionne sur les réseaux socio-numériques. Sur Facebook, la
vidéo de l’accusation comptabilise 421 000 vues, 2 522 « j’aime » et 4 627 partages,
tandis que la réponse d’Houria Bouteldja lors de cette même émission obtient 6 fois
moins de vues, 7 fois moins de « j’aime » et 13 fois moins de partages. Sur Twitter, cette
séquence s’accompagne d’une intensification du rythme des publications et d’une
multiplication des exclamations. Il s’agit d’abord d’un partage d’émotions à chaud qui
participe de la construction médiatique de l’événement (Papacharissi, 2015). Deux
communautés émotionnelles se constituent sur le moment sans interagir l’une avec
l’autre20 et tout en partageant un même sentiment de surprise. D’un côté, les
supporters d’Houria Bouteldja expriment de la stupeur, de la frustration et de la colère
face à ce qu’ils présentent comme une attaque malhonnête ; de l’autre, ses opposants
expriment leur incrédulité, leur satisfaction et leur jubilation en voyant la « vérité »
enfin « exposée au grand jour ». Ce plaisir de voir l’accusation – rendu possible par les
longs gros plans sur le visage d’Houria Bouteldja21 – se formule notamment à travers le
vocable viriliste de l’artillerie lourde. Thomas Guénolé est présenté par ses supporters
comme un homme « couillu » qui a donné une « fessée verbale », lancé un
« tomahawk », une série de « missiles tactiques », avec pour effet de « pilonner »,
« laminer », « démolir », « massacrer », « écraser à plates coutures » et laisser « KO »
son adversaire (image 6). Selon les tweets qui reprennent et amplifient l’accusation, le
caractère spectaculaire de l’intervention de Thomas Guénolé permet de « prouver » et
« démasquer » « la haine » et « l’intolérance », « le racisme, l’antisémitisme,
l’homophobie et la misogynie » d’Houria Bouteldja. Déjà à l’œuvre dans la séquence
vidéo, la rhétorique visuelle de la preuve se déploie en parallèle sur Twitter à travers la
pratique de la capture d’écran associée au surlignage des extraits de l’ouvrage d’Houria
Bouteldja censés soutenir les accusations de Thomas Guénolé.
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Image 6. Capture d’écran réalisée à partir des archives Twitter du Dépôt Légal du Web le22/01/2018
La construction visuelle de l’inaudibilité de la critique du racismesystémique
29 Dans CSOJ, comme dans DPDA, les grands écrans positionnés en surplomb du plateau
constituent un élément important de la scénographie de l’émission. Ce soir-là, ces
écrans affichent des photographies d’Olivero Toscani pour la marque Benetton, qui
sont décrites comme des représentations de l’antiracisme des années 1980, époque d’un
supposé consensus. Présent sur le plateau, à côté de ses photographies, leur auteur se
présente comme « ni raciste, ni antiraciste » car, selon lui, « on n’est pas divisé par
cela » mais par les rapports de classe. Dans ces photos, la représentation d’une diversité
multiculturelle postraciale heureuse passe paradoxalement par la réactualisation
d’archétypes raciaux hérités de la colonisation et de l’esclavage (Back, Quaade, 2008).
L’érotisation de la différence raciale (au nom de sa transcendance) passe par la
naturalisation des rôles sexuels : les femmes noires sont des nourrices (image 522), les
hommes noirs sont des étalons (une photographie montre un cheval noir s’accouplant
avec un cheval blanc), le couple hétérosexuel interracial est source de bonheur
(image 7). Montrant un homme blanc baisant la joue d’une femme noire tout en en lui
forçant le sourire avec le pouce et l’index, cette dernière image accompagne les propos
de Nadia Remadna, présidente de l’association la Brigade des mères, lorsqu’elle
explique que le « communautarisme », et non les discriminations et violences
systémiques, seraient la source de la « haine » dans les quartiers populaires.
Inversement, lorsque Houria Bouteldja et Maboula Soumahoro exposent leur définition
du racisme systémique et leur conception politique de l’antiracisme, l’instance de
réalisation affiche au premier plan une photographie représentant trois adolescents –
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un noir, un blanc, un asiatique – tirant la langue qui vient parasiter l’argumentation
des deux intervenantes. Une fois le mot évaporé23, la « race » persiste à travers une
présence énonciative et visuelle spectrale. Ainsi, la racialisation du dispositif –
intensifiée par son hétéro-sexualisation – conditionne-t-elle l’audibilité des prises de
parole, tandis que le racisme est présenté comme étranger au plateau, renvoyé vers des
ailleurs spatio-temporels.
Image 7. Ce Soir (ou jamais !), « Comment réconcilier les antiracistes », 18/03/2016, capture d’écran
Accès : https://www.youtube.com/watch?v=RCtv9lnG_7U
Conclusion
30 Le concept de dispositif peut contribuer à l’analyse intersectionnelle des médias
(Cervulle, Quemener, 2014 ; Dalibert, 2017) en déplaçant l’attention des chercheur·e·s de
la question des énoncés sexistes et racistes vers celle de la construction genrée et
racialisée des technologies de débat. Dans le cadre de la présente étude, cette méthode
d’analyse permet de penser la prise de parole télévisuelle sur le racisme en rapport
avec l’ensemble des actions qui en conditionnent la visibilité et l’audibilité : le cadrage
thématique, le casting, l’animation, la scénographie, l’habillage iconographique, la
réalisation, le découpage en séquences pour la diffusion en ligne, ainsi que le design, les
usages et la (non-)modération des plateformes numériques. En écho à ce que Nacira
Guénif-Souilamas (2016) appelle le « backlash de la prise de parole non blanche », cette
approche permet de rendre compte de la manière dont la présence critique de femmes
musulmanes sur les plateaux télévisés se voit opposer un ensemble de réactions
hostiles (interruptions, amalgames, disqualifications émotionnelles, diffamation,
injures, etc.) qui interagissent les unes avec les autres au croisement de la télévision,
des réseaux socio-numériques et de la presse nationale. Si l’intervention de Wiam
Berhouma sur le plateau de Des Paroles et des actes parvient à mettre temporairement le
problème de l’islamophobie à l’agenda d’une émission sur l’identité nationale, des
réactions lui opposent le problème de l’intolérance (musulmane) et de l’incivilité
(populaire) pour lesquelles la hauteur de vue (masculine et blanche) des intellectuels et
la foi républicaine des minorités ethnoraciales seraient les meilleurs remèdes. Par
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80
ailleurs, si le discours de promotion de Ce Soir (ou jamais !) insiste sur la diversité des
invité·e·s, l’émission offre à Thomas Guénolé un espace d’échange asymétrique lui
permettant d’administrer la « preuve » du « racisme anti-blancs » d’Houria Bouteldja.
Tandis que cette séquence d’accusation interindividuelle de racisme rassemble un large
public autour d’un affrontement spectaculaire, la critique des structures asymétriques
et des systèmes d’oppression reste en retour peu audible à la télévision et peu virale sur
les réseaux sociaux.
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NOTES
1. Sur la médiatisation de la controverse sur la définition des notions de racisme et d’antiracisme,
voir M. Dalibert (2015), S. Larcher (2015), E. Gimenez (2015) et M. Cervulle (2017).
2. La Marche de la dignité est une manifestation organisée à Paris le 31 octobre 2015 par le
collectif autonome de la Marche des femmes pour la dignité (Mafed) « en collaboration avec [d]es
personnalités et organisations de l’immigration et des quartiers populaires et/ou subissant le
racisme ». Accès : https://marchedeladignite.wordpress.com/. Consulté le 18/09/2017.
3. Tenu à deux reprises en 2016 et 2017, le Camp d’été décolonial se présente comme une
« rencontre nationale, dédiée aux personnes subissant à titre personnel le racisme d’État » et
Questions de communication, 33 | 2018
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« un moment privilégié pour échanger, se former et réfléchir à des mobilisations collectives pour
faire face aux différentes inégalités et injustices que nous subissons ». Accès : https://ce-
decolonial.org. Consulté le18/09/2017 .
4. Loi n° 2005-158 du 23 février 2005 portant reconnaissance de la Nation et contribution
nationale en faveur des Français rapatriés.
5. Cette recherche a bénéficié d’un financement postdoctoral dans le cadre du projet de création
d’un Centre de recherche et de formation contre le racisme et l’antisémitisme à l’Université Paris
8 Vincennes-Saint-Denis sous la direction de Marie-Anne Matard-Bonucci.
6. L’islamophobie est un « processus social complexe de racialisation/altérisation appuyé sur le
signe de l’appartenance (réelle ou supposée) à la religion musulmane » (Hajjat, Mohammed,
2013 : 20).
7. Relisant G. Deleuze, les Science and Technology Studies et la théorie de l’intersectionnalité, J. Puar
(2011 : en ligne) propose d’envisager la construction médiatique des rapports de pouvoir en
termes d’agencement/assemblage. L’analyse porte alors moins sur des représentations
médiatiques que sur des ensembles hétérogènes de relations sémio-matérielles dynamiques qui
assemblent des mots, des sons, des images, des technologies et des corps.
8. Par exemple, voir l’analyse comparée de N. Quemener (2014 : 64-69) du dispositif des émissions
Nulle part ailleurs et Studio Gabriel.
9. Pour une approche ethnographique des plateaux de débats télévisés, voir G. Villeneuve (2010).
10. Le Graphics Interchange Format (GIF) est un format d’image numérique couramment utilisé sur
les réseaux socio-numériques. Il permet notamment de stocker plusieurs images dans un seul
fichier et ainsi de créer des diaporamas ou des animations.
11. Sur le duo conceptuel affect-émotion, voir F. Pailler et F. Vörös (2017).
12. S. Livingstone et P. Lunt nuancent toutefois leur analyse : l’objectif commercial de captation
du public conduit parfois ces émissions à surinvestir le sensationnel au détriment de la
clarification des enjeux politiques. Aussi la pluralité des voix exprimées peut-elle conduire à un
certain relativisme selon lequel toutes les prises de position sur un problème de société se
vaudraient.
13. Les catégories de l’analyse télévisuelle « ne renvoient pas à “la vérité” des personnes (“race”,
“origine”, “ethnicité”), mais à la manière dont elles sont socialement marquées par des
opérations d’ethnoracialisation » (Macé, 2010 : 396).
14. Twitter affiche les publications selon une logique non plus de « web du stock » mais de « web
du flux », caractérisée par la démultiplication des formes sous lesquelles un même contenu peut
(ne pas) apparaître à différent·e·s abonné·e·s, sous l’effet d’algorithmes d’affichage dont les
formules ne sont pas révélées (Ertzscheid, Gallezot, Simonnot, 2013). L’observation des échanges
en direct a été complétée par la consultation des archives du web de la Bibliothèque nationale de
France, dans le cadre duquel les publications citant les mots-dièse #DPDA et #CSOJ ont été
intégralement enregistrées en direct.
15. La « réinformation » est « un mot au fort potentiel normatif pour désigner un discours
d’opinion auquel les grands médias n’accordent pas de publicité. […] En tout état de cause, la
“réinformation” est aujourd’hui très majoritairement associée à l’extrême droite et à la
circulation des théories du complot » (Jammet, Guidi, 2017 : 255).
16. L’émission Ce Soir (ou jamais !) du 21 janvier 2016 a fait l’objet de commentaires dans
16 articles de la presse quotidienne et hebdomadaire nationale (corpus établi à travers la base
données Europresse).
17. Le Printemps républicain est une association comptant plusieurs élus du Parti socialiste
parmi ses membres fondateurs qui vise à « promouvoir le commun et la laïcité dans le paysage
politique français ». Ses membres et sympathisants se mobilisent notamment via les réseaux
socio-numériques pour discréditer les initiatives se revendiquant de l’antiracisme politique et
décolonial.
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85
18. Le rôle de la réalisation a déjà été relevé par N. Guénif-Souilamas lors d’une conférence de
décryptage de l’émission organisée à la Java à Paris le 28 mars 2016. Accès : http://
www.youtube.com/watch?v=joUMkHE49p0.
19. Lexpress.fr relaie le lendemain la vidéo de la « lourde charge contre Houria Bouteldja » et
retranscrit plusieurs formules choc de T. Guénolé. Deux mois plus tard dans Liberation.fr, une
tribune de défense de l’antiracisme politique d’H. Bouteldja (Océanerosemarie, 31/05/2016)
répond à un article d’opinion déplorant sa « dérive identitaire » (Clément Ghys, 25/05/2016).
20. Comme le montre V. Julliard (2016), la co-présence sur Twitter de réseaux d’affinité
politiques antagoniques ne conduit pas nécessairement à l’interaction dialogique.
21. Lorsqu’il affirme vouloir que « les femmes soient belles » à l’écran, l’animateur lui-même
semble indiquer que son émission est organisée autour d’un plaisir visuel hétérosexuel masculin,
(Matt, 2011 : en ligne). Les articles de la presse nationale comportent également des digressions
sur la beauté, décrite comme inquiétante, du visage et des cheveux d’Houria Bouteldja.
22. Nommée Black Mamma, l’affiche diffusée sur les écrans dans l’image 5 est retirée de l’espace
public aux États-Unis en 1989 au nom du respect de la mémoire des femmes noires nourricières
exploitées au sein du système esclavagiste américain.
23. Sur l’évaporation de la « race » dans les espaces publics européens postcoloniaux, voir N.
Michel (2014 : 183-186).
RÉSUMÉS
À partir de l’étude du conflit relatif à la définition du racisme en France, l’article propose un
cadre analytique à même de rendre compte des rapports de pouvoir dans les débats télévisés à
l’heure de leur sophistication visuelle et de leur commentaire via les réseaux socio-numériques. Il
s’ouvre sur une relecture matérialiste du concept de « dispositif de débat télévisé » visant à saisir
la manière dont les technologies de débat conditionnent la visibilité et l’audibilité des
interventions publiques. Ce cadre d’analyse est ensuite mis à l’épreuve de l’étude comparée de
deux dynamiques de réactions anti-antiracistes qui se sont formées au croisement d’émissions de
débat télévisé, de réseaux socio-numériques et d’articles de la presse nationale, à la suite de la
critique du racisme systémique par des femmes musulmanes sur des plateaux télévisés.
Working from a case study of the controversy over the definition of racism in France, this article
proposes an analytical frame to account for the relations of power in TV talk shows, in a context
of visual sophistication and digital participation. The article opens up with a materialist re-
reading of the concept of “dispositif de débat televisé” in order to get hold of the gendered and
racialized technologies that determine participants’ audibility and visibility. This framework is
then put to work in order to describe and compare two anti-antiracist dynamics which developed
at the crossroads of TV shows, social media platforms and the French national press, in reaction
to the articulation of antiracist positions by Muslim women on TV sets.
INDEX
Mots-clés : débat public, télévision, réseaux socio-numériques, dispositif, affect, genre, racisme
Keywords : public debate, television, social media, apparatus, affect, gender, racism
Questions de communication, 33 | 2018
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AUTEUR
FLORIAN VÖRÖS
Groupe d’études et de recherche interdisciplinaire en information et communication
Université de Lille
F-59650
florian.voros[at]univ-lille3.fr
Questions de communication, 33 | 2018
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En finir avec Eddy Bellegueule dans lesmédiasEntre homonationalisme et ethnicisation des classes populaires
The End of Eddy in the French Media. Between homonationalism and popular
classes ethnicization
Marion Dalibert
1 En finir avec Eddy Bellegueule, premier roman d’Édouard Louis paru en janvier 2014,
raconte l’enfance et l’adolescence difficiles d’Eddy Bellegueule, jeune homme gay, dans
une campagne picarde marquée par les difficultés socio-économiques et fait
notamment état des rapports que le narrateur entretient avec sa famille, ses camarades
de collège et les habitants de son village. Édité dans un contexte post-débat public sur
l’ouverture du mariage aux couples de même sexe et en pleine controverse sur la
« théorie du genre », ce livre bénéficie d’un écho médiatique important et plutôt rare
pour la sortie d’un roman. L’une de ses particularités, beaucoup mise en avant par les
journalistes, est qu’il est autobiographique. À cet égard, les prénom et nom qui figurent
sur l’acte de naissance de l’écrivain sont en fait « Eddy Bellegueule », celui-ci ayant
décidé de les transformer en « Édouard Louis » à l’âge adulte pour rompre
symboliquement avec une enfance malheureuse.
2 Cet élément biographique, tout comme le sujet du livre, donnent ainsi l’occasion aux
professionnel·le·s des médias de parler d’homophobie – mais surtout des « classes
populaires », groupe social dont l’invisibilité politique et publique est régulièrement
soulignée en France depuis plusieurs décennies. Plus précisément, ce sont des « classes
populaires blanches » dont il est question ici, c’est-à-dire d’un groupe social donné à
voir dans les médias comme étant déterminé par la classe (ce groupe est désigné par des
termes faisant mention de son appartenance à un milieu précarisé), mais qui est
également caractérisé, implicitement, par sa « blanchité » (Dyer, 1997 ; Cervulle, 2013)
vu qu’il n’est pas « marqué » (Brekhus, 2005) par la race, en étant décrit, notamment,
comme vivant dans un territoire non affilié, dans les imaginaires sociomédiatiques, à
l’immigration1. Cette mise en visibilité soudaine des « Français blancs et pauvres »,
suscitée par le roman, fait alors l’objet d’une controverse qui s’est configurée dans deux
Questions de communication, 33 | 2018
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espaces publics médiatiques : ce que Nancy Fraser (1992) nomme la « sphère publique
globale » – que nous préférons appeler « sphère publique nationale » – à savoir l’espace
public qui bénéficie de la visibilité sociale la plus importante et qui renvoie aux grands
médias nationaux, et un (micro) espace public localisé à la presse d’information
picarde. C’est de cette controverse dont il est question ici et notamment des rapports
sociaux de classe dont elle est significative. L’objectif de cette recherche n’est ainsi pas
d’interroger les conditions de production de la presse nationale et de la presse
régionale, conditions qui pourraient peut-être permettre d’éclairer la façon dont cette
controverse s’est déployée. Notre ambition est plutôt de rendre compte de la manière
dont celle-ci est donnée à voir dans différents espaces publics médiatiques et de
questionner les enjeux idéologiques dont sa configuration sociodiscursive est
manifeste.
3 La reconnaissance distribuée au sein de la sphère publique nationale associe les
groupes qui y apparaissent à des représentations plus ou moins positives (Voirol, 2005),
représentations qui sont caractéristiques, d’un point de vue symbolique, d’une
appartenance différentielle à la communauté nationale selon le genre, la race, la classe
ou encore la sexualité. Certains sont ainsi mis en scène en tant que membres du
« Nous » tandis que d’autres sont donnés à voir comme en étant exclus, car ils ne
répondraient pas (totalement) au système de représentations de la « francité », c’est-à-
dire de l’identité nationale française2.
4 Les identités nationales sont des représentations idéologiques qui positionnent et
différencient les nations les unes par rapport aux autres (Hall, 1993). En plus d’être
définie par l’attachement aux valeurs républicaines, l’identité française se voit affiliée à
certains attributs identitaires (âge, classe sociale, etc.). Le système de représentations
de la francité est effectivement toujours imbriqué avec d’autres systèmes de
représentations, tels que celui du genre ou de la race. Les médias nationaux
fonctionnent dès lors comme des « technologies de francité », pour reprendre la notion
de « technologie de genre » de Teresa de Lauretis (1991 : chap. 1), c’est-à-dire des
technologies de pouvoir qui implantent des représentations de français·e·s « modèles »,
à la fois du point de vue des comportements et modes de vie – de l’ethnicité en somme
(Meer, 2014) – et des attributs identitaires. Les groupes associés à la blanchité, à
l’hétérosexualité ou aux classes bourgeoises sont souvent mis en scène comme
respectant les valeurs de liberté, d’égalité ou de laïcité, tandis que les minorités sont, à
l’inverse, représentées comme ne partageant pas systématiquement ces valeurs, voire
comme y étant opposées. Les « agents signifiants » (Hall, 2007 : 91) que sont les médias
sont ainsi porteurs de stratification nationale, dans le sens où les groupes sociaux qui y
sont donnés à voir sont socialement hiérarchisés. Cela ne veut néanmoins pas dire que,
dans les médias nationaux, les minoritaires ne peuvent pas être inclus symboliquement
dans la définition de la francité : ils peuvent l’être, à condition que l’ethnicité qui leur
est associée fasse la démonstration d’un attachement à la République. Mais, dans ces
cas-là, ils seront mis en scène en tant qu’exceptions.
5 À cet égard, la médiatisation du roman En finir avec Eddy Bellegueule est exemplaire :
celle-ci produit deux antagonismes qui s’articulent et qui conduisent à exclure
symboliquement les classes populaires blanches du Nous national. Ces dernières se sont
en effet vues opposées à la fois à l’homosexualité et aux classes bourgeoises. Ces deux
antagonismes s’appuient, comme nous le verrons dans une première partie, sur un
processus d’ethnicisation des Français les plus pauvres reposant sur la construction du
Questions de communication, 33 | 2018
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genre, de la race ou de la sexualité et qui va de pair avec la représentation d’Édouard
Louis en tant que sujet gay exceptionnel. Il repose également, comme nous le
montrerons dans une seconde partie, sur un processus d’authentification qui conduit à
altériser encore plus fortement les classes populaires, processus dont la contestation
est peu visible médiatiquement, mettant à jour les rapports de pouvoir à l’œuvre dans
la sphère publique nationale3.
6 Nous montrerons ainsi que, dans le récit médiatique accompagnant la sortie du roman,
les classes populaires blanches sont caractérisées comme exclusivement
hétérosexuelles et homophobes. Les bourgeois apparaissent à l’inverse comme
respectant les minorités, notamment grâce aux multiples descriptions d’Édouard Louis/
Eddy Bellegueule (désormais ÉL/EB4) le mettant en scène comme s’épanouissant dans sa
sexualité suite à un processus d’ascension sociale. Cette construction médiatique est
significative d’« homonationalisme », notion qui renvoie, pour Jasbir K. Puar (2007a ;
2007b), à la définition d’une figure de gay ou de lesbienne reconnue symboliquement
comme digne de valeur et donc incluse dans la représentation d’un Nous national. Cette
figure est restrictive attendu qu’elle se voit attachée à des catégorisations identitaires
spécifiques – de race et de classe notamment – et à une ethnicité qui fait la promotion
de normes conjugales et familiales attachées à l’hétérosexualité. La promotion d’une
homosexualité nationale est ainsi synonyme d’exclusion : d’une part, elle signifie qu’un
nombre important de minorités LGBTQ (lesbien, gay, bisexuel, transgenre ou queer) est
toujours altérisée, notamment les gays et lesbiennes racisés et/ou de classes populaires
et, d’autre part, elle participe à renforcer l’exclusion symbolique d’autres figures d’un
Nous (notamment les musulmans), figures qui seraient tenues publiquement pour
responsables de la production de l’homophobie. À la suite de Jasbir K. Puar, nous
verrons qu’en étant associé à la blanchité, aux classes bourgeoises et à une ethnicité
positive, ÉL/EB s’est vu symboliquement inclus dans la définition de la francité tout en
étant associé aux minorités sexuelles, inclusion qui a renforcé les processus
d’altérisation médiatique dont ont fait l’objet les classes populaires.
7 Ces analyses s’appuient sur un corpus plurimédiatique composé de la totalité des
émissions radiophoniques et télévisuelles à diffusion nationale ainsi que des articles de
presse (en ligne et papier) à diffusion nationale et régionale qui portent sur le roman
et/ou son auteur, et qui sont diffusés/publiés de décembre 2013 à décembre 20155. Nous
avons collecté 63 articles issus de la presse nationale généraliste et spécialisée,
38 articles de presse d’information régionale, 12 émissions de télévision et 15 de radio.
L’étude qualitative du corpus, effectuée dans une perspective constructiviste d’analyse
du discours, s’est fondée sur des données quantitatives : nous avons relevé, trié et
quantifié les syntagmes utilisés pour désigner et définir Édouard Louis, les adversaires/
opposants et alliés d’ÉL/EB donnés à voir dans les médias, et ce afin d’obtenir des
données permettant d’étudier plus finement le récit médiatique qui s’est dessiné autour
du roman6.
Questions de communication, 33 | 2018
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L’« ethnicisation » des classes populaires
Des classes populaires représentées en tant que communautéethnique
8 L’attention médiatique sur le roman d’Édouard Louis s’est cristallisée entre janvier et
mars 2014, lors de la sortie du livre et de l’activité promotionnelle qui l’a accompagnée :
au cours de cette période, sont publiés 38 articles de presse écrite nationale et
27 provenant de la presse régionale, et sont diffusées 10 émissions de télévision et de
radio (graphique 1).
Graphique 1. Nombre de productions médiatiques sur le roman publiées/diffusées par mois
9 Cette médiatisation aurait pu être beaucoup plus importante, étant donné que
l’écrivain a refusé de participer à un nombre important de talk-shows télévisuels, refus
régulièrement souligné par les professionnels des médias, à l’instar de l’émission
« Médias le magazine » de France 5 (30/03/2014) où l’un des journalistes précise
qu’Édouard Louis « a fui les projecteurs des plus importants plateaux télé comme le
“Grand journal” de Canal +, Ruquier ou Ardisson ». Édouard Louis se serait donc attaché
à répondre aux demandes d’interviews des institutions médiatiques et/ou programmes
aux parts d’audience peut-être moindre, mais à la reconnaissance sociale, culturelle et
littéraire plus importante. Du point de vue des médias nationaux, il fait par exemple
l’objet de 8 émissions de France Culture et de 4 de France Inter, il participe aux
programmes consacrés à la littérature de TF1 (« Au Field de la nuit », 13/01/2014),
France 5 (« La Grande Librairie », 09/01/2014) et France Ô (« Tropisme », 02/02/2014) et
répond aux invitations du 13h de France 2 (21/02/2014) et à celle de l’émission
d’actualité « 28 minutes » d’Arte (20/01/2014). Concernant la presse écrite, les
quotidiens et magazines qui lui consacrent le plus d’articles sont Aujourd’hui en France
(9 articles), Libération (7), Le Monde (6), Les Inrockuptibles (6), L’Express (5), Le Point (5), Le
Nouvel Obs (5), Rue 89 (5), Télérama (4) et Le Figaro (4). Il s’agit donc de titres qui
appartiennent plutôt à une presse dite « de référence » vis-à-vis du traitement de
l’information et (de la norme) de la légitimité culturelle.
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10 Le succès en librairie du roman (130 000 exemplaires écoulés en trois mois) va donc de
pair avec son succès médiatique : de janvier à mars 2014, celui-ci est le sujet d’un
nombre important de critiques élogieuses et de nombreuses interviews de l’auteur sont
réalisées. À cette période, les professionnels des médias – ainsi que l’écrivain – vont
rendre publiquement compte des conditions d’existence des « classes populaires », et
ce en faisant référence à un nombre important de passages du roman. Celles-ci sont
alors dépeintes dans la sphère publique nationale comme étant un groupe social
partageant un territoire spécifique, une langue, les mêmes significations, modes de vie,
normes et valeurs. Elles sont ainsi mises en scène en tant que véritable « communauté
ethnique » (Schnapper, 1994 ; Rex, 2006) et prennent l’apparence de l’entourage (plus
ou moins proche) d’ÉL/EB, vis-à-vis duquel elles sont différenciées et opposées. L’étude
quantitative des rôles attribués aux protagonistes donnés à voir dans le récit
médiatique du livre montre que, du point de vue des opposants ou des adversaires de
l’écrivain-narrateur, 49 % des syntagmes désignatifs et définitionnels relevés dans les
médias nationaux désignent son entourage (tableau 1).
Tableau 1. Les syntagmes désigna/défini-tionnels des opposants/adversaires d’ÉL/EB relevés dansles médias nationaux (presse écrite, radio et télévision)
Les opposants/adversaires
d’ÉL/EB désignés et définis
dans le corpus
Les personnages du
roman (les proches
d’ÉL/EB)
Les classes
populaires
Les journalistes en
reportage dans le
village d’ÉL/EB
Autres
Nombre et pourcentage de
syntagmes relevés 463 (49 %) 422 (43 %) 43 (4 %)
32
(4 %)
11 ÉL/EB apparaît dans les médias comme la victime (voire le souffre-douleur) des autres
personnages du roman, que ce soit sa famille (« une famille déshéritée de Picardie »,
« ses parents », etc.), celles et ceux qu’il fréquentait au collège (« ses harceleurs du
collège », « ses copains de classe », etc.) ou les habitants de son village (« des gens qui
sont totalement délaissés », « habitants du village de mon enfance », etc.).
12 Les professionnels des médias n’ont pas seulement mentionné les personnages pour
rendre compte du rôle qu’ils jouent dans l’intrigue, mais également parce qu’ils font
figure de « sujets d’énonciation théorique » (Jost, 2001 : 65), c’est-à-dire d’idéaux-types
des classes populaires partageant la même identité sociale, vie quotidienne,
comportements et façons de penser. L’entourage d’ÉL/EB prend dès lors la forme d’un
« sociotype7 », à savoir un groupe déterminé par la classe sociale, celle-ci étant signifiée
dans et par les syntagmes visant à le désigner. À cet égard, 43 % des syntagmes
mentionnant les opposants d’ÉL/EB relevés dans les médias nationaux renvoient aux
classes populaires en tant que groupe social et sont utilisés comme synonymes de
l’entourage de l’écrivain-narrateur (« ce milieu prolétaire », « classes populaires
rurales », etc.) (tableau 1). ÉL/EB est ainsi donné à voir comme un individu qui fait face à
une communauté caractérisée par l’appartenance de classe . L’ouvrage est présenté de
manière récurrente comme narrant le quotidien d’un jeune homosexuel, victime de
l’homophobie d’un « monde », d’une « classe », d’un « milieu », comme le montre cet
extrait du Monde (17/01/2014), où la journaliste Catherine Simon résume l’histoire du
roman à celle « d’un évadé qui […] raconte, par le menu, comment son milieu, version
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picarde et lepéniste, avec sa violence et ses codes de classe, s’est littéralement insurgé
contre lui, l’inassimilable, “le pédé” ».
Tableau 2. Les syntagmes désigna/défini-tionnels d’Édouard Louis relevés dans les médiasnationaux8
Syntagmes
désigna/défini-
tionnels
d’Édouard Louis
Écrivain Jeune UniversitaireEddy
Bellegueule
Fils,
frère…Gay Transfuge Autres
Nombre et
pourcentage de
syntagmes
relevés
123
(29 %)
78
(18 %)
64
(15 %)
57
(13 %)
32
(7 %)
26
(6 %)
23
(5 %)
28
(7 %)
13 En plus de se voir opposé, dans le récit médiatique, aux classes populaires en raison de
ses préférences sexuelles, Édouard Louis le sera également en raison de sa réussite
sociale. Il est constamment renvoyé à la figure de « transfuge de classe », que ce soit
par les termes employés (on relève en totalité 23 syntagmes désignatifs et
définitionnels – « un transfuge de classe », « celui qui est devenu si différent d’eux »,
etc. – tableau 2) ou par son association à d’autres figures d’écrivains-transfuges, comme
dans Rue 89 (25/02/2014) où la journaliste Clémentine Baron le compare à « Didier
Eribon, Annie Ernaux et même Dimitri Verhulst ». Les références multiples à cette
figure positive mettent alors en évidence que celles et ceux qui bénéficient d’une
promotion sociale, à l’instar de l’écrivain, sont des individus exceptionnels, et ce dans les
deux sens du terme : il s’agit à la fois de « contre-exemples » par rapport au groupe
d’origine et de personnes pourvues de qualités singulières et valorisées au sein de la
francité.
14 L’ascension sociale d’ÉL/EB, fortement narrée dans les médias, est à cet égard présentée
comme un chemin difficile, qui nécessite courage et ténacité, et celles et ceux qui y
parviennent comme étant des exceptions, renforçant l’aspect « communautaire » du
milieu d’origine de l’auteur. Les journalistes soulignent d’ailleurs régulièrement
l’importance de l’école et du théâtre dans son parcours de transfuge, soutenant alors
deux discours de sens commun qui s’ancrent plus globalement dans le récit public de la
francité et qui renforcent l’intégration d’Édouard Louis dans le Nous national. Le
premier, que l’on peut qualifier de « romantique », notifie que le savoir et la culture
(légitimes) sont des vecteurs d’émancipation sociale ; le second atteste quant à lui
l’adage de la méritocratie républicaine du « quand on veut, on peut », affirmant que
l’échec – tout comme la réussite – sont liés à la volonté personnelle des individus
(volonté dont serait alors dépourvue les plus précaires). Les syntagmes utilisés pour
désigner et définir les alliés de l’auteur/narrateur relevés dans le corpus donnent ainsi
à voir que c’est l’institution scolaire (« la principale du collège de Longpré », « l’école
publique », etc.) ainsi que la culture dite « savante » (« Un professeur de théâtre », « la
littérature », etc.) qui sont présentées comme les principales entités ayant permis à ÉL/
EB de quitter un milieu défavorisé (tableau 3).
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Tableau 3. Les syntagmes désigna/défini-tionnels des alliés d’ÉL/EB relevés dans les médiasnationaux
Les alliés d’Édouard Louis/Eddy
Bellegueule relevés dans le corpus
L’institution
scolaire
La culture dite « légitime »
(théâtre, littérature, etc.) Autres
Nombre et pourcentage de
syntagmes relevés
42
(64 %)
14
(22 %)
9
(14 %)
15 Outre les syntagmes désignatifs, la classe populaire est figurée par des descriptions
ethnographiques du sociotype lui-même qui va lui donner un corps, un visage, une
personnalité et surtout qui structure la pertinence de son système de représentations.
Pour le dire autrement, les multiples discours visant à décrire les classes populaires à
l’œuvre dans la médiatisation du roman conduisent à les définir et à les catégoriser. Les
« classes populaires » sont, en plus d’être associées à certains attributs identitaires (la
nationalité, la race, l’espace et la région d’habitation notamment), mises en scène en
tant que véritable communauté ethnique partageant une (sub)culture spécifique.
16 Dans la couverture médiatique de l’ouvrage, les Français les plus pauvres se sont en
effet vus affiliés à la campagne picarde, espace géographique marqué, dans les
imaginaires, par les difficultés socio-économiques, le manque de modernité associé à la
ruralité, mais également à la blanchité. Cette territorialisation des classes populaires au
nord de la France est signifiée par la répétition constante, de la part des professionnels
des médias, de l’endroit où a grandi ÉL/EB. Ce dernier est dépeint comme venant d’une
« bourgade de Picardie » (Sabine Audrerie, La Croix, 09/01/2014) ou encore d’« un
village du nord de la France » (Olivier Bellamy, « Passion classique », Radio Classique,
13/01/2014).
17 Outre le territoire, les classes populaires sont caractérisées par des pratiques
langagières distinctes d’un français « bien parlé ». La production de l’existence d’un tel
langage populaire provient de la volonté des journalistes d’aborder de façon récurrente
l’usage de l’italique que fait ÉL/EB dans son ouvrage, usage qui sert à marquer les dires
des habitants du village où se situe l’action. François Busnel souligne par exemple dans
« La Grande Librairie » (France 5, 09/01/2014) que, dans le roman, « il y a deux niveaux
de langage […], d’un côté, y’a le langage d’Édouard Louis, devenu le jeune homme qu’[il
est], passé par un bac théâtre et puis également aujourd’hui étudiant à Normale, et puis
y’a le langage plus délié, on va dire, de comment qu’on parle là-bas [sic], en Picardie ».
La manière « populaire » de s’exprimer traduit, dans les discours médiatiques, un
manque d’éducation.
18 À cet égard, le « manque », qu’il soit lié à l’argent, au travail, à la nourriture, à l’hygiène
ou encore à la santé, est fortement dépeint par les journalistes pour rendre compte de
ce sociotype et de ses conditions matérielles d’existence. En citant un passage du livre,
Vincent Josse, chroniqueur de l’émission « Le Carrefour de la culture » sur France Inter
(04/01/2014), fait par exemple état du « froid qui ronge la grand-mère, […] elle achète
des chiens en guise de couverture pour se réchauffer. […] Il y a Eddy, si honteux de
devoir supplier l’épicière de devoir faire encore crédit à la famille Bellegueule,
l’alcoolisme des hommes au dos cassé par le travail à l’usine, […] les caisses du
supermarché pour les filles, qui souffrent de douleurs articulaires très vite ».
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19 Le manque de culture est également utilisé dans les médias pour catégoriser les
Français les plus pauvres : les pratiques culturelles qui leur sont associées, en plus
d’être affiliées au visionnage en continu de la télévision, sont différenciées de
« bonnes » pratiques, rejouant alors l’opposition entre une culture jugée légitime et
associée ici à la lecture, et une culture dite populaire, caractérisée par le petit écran.
Cet antagonisme entre télévision et littérature est par exemple donné à voir dans Le
Monde (17/01/2014) où Catherine Simon met en avant qu’« il y a peu de chance pour
que les deux jeunes bourreaux d’Eddy Bellegueule […] lisent un jour l’exceptionnel
roman d’Edouard Louis […] parce qu’ils n’ouvrent jamais un livre. Ils appartiennent,
comme Eddy le narrateur, “au monde de ces enfants qui regardent la télévision le
matin au réveil” ».
20 Alcoolisme, manque d’hygiène et de culture : dans les médias, le sociotype des classes
populaires est caractérisé par une ethnicité négative.
Un processus médiatique d’ethno-classisation
21 Dans la médiatisation d’En finir avec Eddy Bellegueule, l’ethnicité associée aux classes
populaires blanches prend précisément la forme d’un « processus d’ethnicisation »
(Rudder, Poiret, Vourc’h, 2000 : 31) qui vise à les exclure symboliquement de la
définition de la francité en associant leurs pratiques et comportements à un horizon de
valeurs négatif et opposé à celui de la nation. En étant donnés à voir comme partageant
une (sub)culture repoussoir, les classes populaires blanches apparaissent dans les
médias en tant que groupe altérisé, c’est-à-dire une communauté de « parias »
(Varikas, 2007) différenciés des autres habitants de l’Hxagone. Le système de
représentations de la classe fonctionne dès lors comme celui décrit par Paul Gilroy
(1990) vis-à-vis de la race en Grande-Bretagne, système qu’il a analysé comme étant la
manifestation d’une nouvelle forme de racisme : l’altérisation d’un groupe par la
constitution, dans la sphère publique nationale, d’une ethnicité repoussoir. Les
modalités représentationnelles des classes populaires dans la médiatisation d’En finir
avec Eddy Bellegueule sont plutôt synonymes de mépris social et rappellent, d’ailleurs,
celles entourant les minorités ethnoraciales vivant en France. Ces dernières sont en
effet affiliées – en tant que groupe9 – à la banlieue et à une ethnicité négative souvent
définie par des agissements violents, machistes et/ou encore anti-laïques10. Cette
ethnicité peut d’ailleurs se voir justifiée (plus ou moins implicitement) par une
appartenance religieuse, de classe ainsi que par une hétérosexualité « rigide » qui
structurerait des masculinités et féminités repoussoirs (Dalibert, 2014a).
22 Le système de représentations médiatiques de l’ethnicité s’articule donc avec ceux de la
race, de la classe, de la francité, du territoire, du genre et de la sexualité, articulation
qui alimente fortement les processus de hiérarchisation sociale à l’œuvre dans l’espace
public national. Les classes populaires mises en scène dans la médiatisation d’En Finir
avec Eddy Bellegueule sont catégorisées par la blanchité, la ruralité du nord de la France
ainsi que, comme nous le verrons par la suite, l’hétérosexualité et une performance de
genre qui participe fortement au processus d’ethnicisation dont elles font l’objet. C’est
d’ailleurs pour cela que nous préférons parler d’ethnicisation des classes populaires
blanches – plutôt que de « racialisation » comme le propose Chris Haylett (2001 : 358) –
pour rendre compte de tels processus d’altérisation, car c’est avant tout l’ethnicité – et
non pas la race – qui caractérise et naturalise les classes populaires. À cet égard – et
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comme le montre l’exemple décrit plus haut –, la race se voit également signifiée et
catégorisée, dans les discours médiatiques, par l’ethnicité. Ces processus d’altérisation
peuvent donc être nommés « ethno-classisation » et « ethno-racialisation » car, dans
les deux cas, ce sont les comportements et traits culturels qui conduisent à définir
(respectivement) les classes populaires et les minorités ethnoraciales comme telles et à
les différencier des autres nationaux.
23 Dans la médiatisation du roman, la violence s’expose ainsi comme étant constitutive
des milieux sociaux défavorisés. Le journaliste littéraire de RTL Bernard Lehut
(« Laissez-vous tenter », 24/01/2001) présente par exemple le livre d’Édouard Louis
comme une « plongée dans des territoires et des populations minées par le chômage,
l’alcool, la haine et la violence ». Les rapports brutaux et haineux auxquels sont
associés les plus précaires sont dépeints comme se réalisant entre eux et vis-à-vis
d’autres minorités. Ils sont par exemple décrits par la journaliste Françoise Dargent
dans Le Figaro (23/01/2014) comme « raillant grossièrement les femmes, […] les Arabes,
les Noirs ». En plus d’être affilié au sexisme et au racisme – ce qui révèle, d’ailleurs, sa
blanchité –, ce sociotype est représenté comme intrinsèquement homophobe – mettant
dès lors en évidence son hétérosexualité. Charlotte Pudlowski, journaliste à Slate.fr
(08/02/2014) présente ÉL/EB comme étant originaire d’« un milieu où l’on dit “Faut les
pendre ces sales pédés, ou leur enfoncer une barre de fer dans le cul” ». Plus que
l’homosexualité, c’est avant tout la performance de genre d’Eddy Bellegueule qui est
mentionnée comme causant rejet et agressions, à l’image de cet article du Point rédigé
par Thomas Mahler (30/01/2014) : « Cette violence, Eddy Bellegueule la subit de plein
fouet, plus que les autres. Parce qu’il aime le théâtre et les poupées. Parce que ses
manières efféminées sont une insulte à la virilité ambiante ».
24 La performance de masculinité d’Eddy Bellegueule décrite comme étant « trop »
féminine pour son entourage – en raison de son homosexualité – est opposée, dans le
discours médiatique, à celle, outrageusement masculine et hétérosexuelle, des classes
populaires. Dans Aujourd’hui en France (26/01/2014), le personnage principal du livre est
par exemple présenté par Pierre Vavasseur comme « fin et féminin dans une famille de
costauds sexistes ». La masculinité populaire s’expose dans les médias comme dure,
violente, machiste et homophobe. Isabelle Curtet-Poulner du Nouveau Marianne
(07/02/2014) décrit le père du narrateur comme étant « viril », faisant « étalage de [s]a
force » et « catastrophé devant [l]es attitudes de “gonzesse” » d’Eddy Bellegueule. Cette
masculinité hyper-virile est également spécifiée par la nourriture grasse et le football, à
l’instar de cet article du Monde (17/01/2014) rédigé par Catherine Simon : « Pendant
toute son enfance, Eddy essaye “d’être comme tout le monde” : devenir “un dur”,
grossier, couillu, un bagarreur. Il se force à draguer les filles, à aimer le football, à
s’empiffrer de frites trop grasses, une “bouffe d’homme qui tient bien à l’estomac
[…]” ». Cette masculinité repoussoir identifie également les femmes marquées par la
classe qui sont dépeintes comme possédant (ou rêvant de posséder) des « couilles ». La
présidente du Front national est même présentée par Édouard Louis comme leur
modèle, justement en raison de sa masculinité, comme il le met en avant sur France
Culture (« Du jour au lendemain », 26/03/2014) : « Les femmes […] disent “moi j’ai des
couilles” et si elles votent pour Marine Le Pen, elles disent que c’est parce que Marine
Le Pen a des couilles. Et donc même les femmes veulent être des durs d’une certaine
manière ».
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25 Tout comme il l’est en ce qui concerne la race (Dalibert, 2014b), le genre s’avère
constitutif du système de représentations de la classe sociale. Il renforce la
construction d’un antagonisme de classe, attendu que la construction des masculinités
participe à ethniciser à la fois les classes populaires et les classes supérieures blanches.
La masculinité des femmes et des hommes les plus précaires est en effet différenciée
d’une performance de genre associée à la bourgeoisie. Celle-ci prend les traits d’une
masculinité non outrancière, plus sensible et qui assume une (certaine) part de
féminité. Édouard Louis explique par exemple sur France Culture (« L’invité des
matins », 31/01/2014) que les classes populaires rejettent les bourgeois en raison d’une
performance de genre qu’elles jugent trop féminine : « Dans le roman, être un vrai mec,
c’est ne pas être efféminé, un bourgeois, les bourgeois efféminés ». Cette masculinité
bourgeoise et blanche, médiatiquement valorisée, associée à la féminité, à la mesure, à
la maîtrise du corps, à la culture, à la préciosité et à la délicatesse s’incarne dans les
médias par Édouard Louis lui-même, renforçant dès lors son appartenance à la
bourgeoisie et son opposition à son milieu d’origine, comme le montre cet extrait
d’Aujourd’hui en France (26/01/2014) rédigé par Pierre Vavasseur visant à le décrire :
« Fin visage de séminariste au regard droit […], l’écrivain Édouard Louis […] semble tout
droit surgi des années 1950 avec cette diction retenue et timide, cette volonté de ne pas
abîmer la syntaxe qui évoque celle d’Yves Saint Laurent à ses débuts. Et puis ce buste
droit, ses mains croisées sur les genoux ».
26 Par la mise en scène d’une performance de genre opposée, la masculinité des classes
populaires est complètement disqualifiée dans les médias, contribuant alors à renforcer
l’inclusion d’Édouard Louis dans la définition de la francité et l’hégémonie de la
masculinité bourgeoise (Connell, 1993). La bourgeoisie est ainsi figurée comme un lieu
où l’homophobie est beaucoup moins forte qu’ailleurs, notamment parce que la
masculinité des classes supérieures s’apparente à un espace où les hommes peuvent
s’affranchir des codes de la virilité associés à la figure repoussoir de l’hétérosexualité
populaire, tout en incarnant une position de pouvoir. La masculinité bourgeoise se voit
ainsi mise en valeur, sans que son rôle dans les rapports sociaux ne fasse l’objet d’une
quelconque critique. À cet égard, la bourgeoisie est affiliée, dans le discours
médiatique, à la liberté, à la tolérance et à l’accomplissement individuel, représentation
qui met encore plus à distance son hégémonie, comme le montre cet extrait d’interview
d’Édouard Louis diffusé sur France Culture (« L’invité des matins », 31/01/2014). Le
présentateur Marc Voinchet s’adresse à l’écrivain en mettant en avant que « tout [son]
livre est une condamnation de la misère et une apologie de la bourgeoisie beaucoup
plus tolérante ! », ce à quoi Édouard Louis répondra : « Oui oui bien-sûr, […] la
bourgeoisie et les armes de la bourgeoisie étaient pour moi un moyen de
m’émanciper ».
27 En comparaison avec les classes populaires, les classes supérieures font l’objet de peu
de descriptions et de définitions. La faible visibilité médiatique octroyée aux discours
sur la bourgeoisie est néanmoins significative de son hégémonie et du fait qu’elle est
constitutive du système de représentations de la francité, celui-ci ayant la particularité
de se formaliser en creux des discours (Hall, 1993). L’ethnicité nationale est toujours
définie par contraste, par un jeu d’oppositions plus ou moins implicite qui permet de
symboliser une frontière entre un « eux » et un « nous ». En ce qui concerne la
médiatisation d’En finir avec Eddy Bellegueule, ces oppositions sémantiques se sont jouées
entre classes populaires/classes bourgeoises, ruralité/urbanité, masculinité virile/
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masculinité mesurée, sale/propre, inculte/cultivé, intolérance/tolérance, etc. Un
journaliste du « 28 Minutes » d’Arte (20/01/2014) souligne d’ailleurs ces antonymes en
rendant compte de l’ascension sociale de l’écrivain : « Adieu monde crasseux, édenté,
violent ; bonjour galaxie manucurée, courtoise et cérébrée ». La médiatisation d’En finir
avec Eddy Bellegueule donne ainsi à voir deux groupes antagonistes associés à la
blanchité, groupes qui se trouvent à l’opposé sur l’échelle de la reconnaissance sociale :
les classes populaires territorialisées dans la ruralité du nord de la France et les classes
bourgeoises habitant le centre des grandes villes. Le récit médiatique entourant le
roman d’Édouard Louis donne à voir les premières comme relevant du domaine de
l’abjection vis-à-vis duquel on voudrait fuir, tandis que les secondes incarneraient le
lieu de l’épanouissement personnel, de l’émancipation et de la tolérance.
28 Par conséquent, en étant associé, dans les médias, à la figure du transfuge de classe,
Édouard Louis fait preuve de citoyenneté modèle. L’exclusion symbolique des classes
populaires de la définition hégémonique du « Nous » national va de pair avec
l’inclusion d’un sujet gay personnifié par l’écrivain. La médiatisation d’En finir avec Eddy
Bellegueule est effectivement synonyme d’homonationalisme, car l’identité de ce qui est
défini, dans le récit médiatique, en tant que « bon » sujet homosexuel est
particulièrement restrictive : celle-ci est caractérisée par une ethnicité affiliée aux
classes bourgeoises blanches éduquées des centres-villes, renforçant dès lors le
caractère hégémonique de ces dernières. Dans la médiatisation du roman, ce sont ceux
qui, d’une part, possèdent la plupart des moyens de production et, d’autre part,
bénéficient des rapports sociaux qui sont décrits comme respectant les idéaux
républicains de liberté, d’égalité et de fraternité. À l’instar du sociotype du musulman
décrit par Jasbir K. Puar, celui des classes populaires blanches du nord de la France fait
office de paria en étant désigné comme le coupable privilégié de l’homophobie, du
sexisme et du racisme.
La controverse autour des représentations desclasses populaires
Le changement de contrat de communication de l’ouvrage
29 L’ethnicisation des classes populaires ne s’appuie pas uniquement sur un processus
d’altérisation résultant de l’agglomérat de discours définitoires et dépréciatifs portés
sur ce groupe. Celle-ci advient également parce que le sociotype décrit plus haut est
considéré, dans la sphère publique nationale, comme existant réellement dans le monde
social et pas seulement dans le roman. Cette authenticité provient du fait que, de
janvier à février 2014, les professionnels des médias et l’écrivain lui-même contribuent
au changement de « contrat de communication » du livre (Charaudeau, 2005), contrat
qui permet aux (futurs) lecteurs d’identifier notamment sa visée communicationnelle.
L’ouvrage passe ainsi publiquement du statut de « roman » au statut de « témoignage »
et à celui d’« enquête ethnographique ». Autrement dit, la « promesse » (Jost, 2001 : 19)faite aux lecteurs du livre vis-à-vis du « réel » est modifiée : ce qui est présenté comme une
fiction sur la couverture de l’ouvrage grâce à la présence du qualificatif « roman », se
transforme, dans la sphère publique, en récit authentique et « vrai ». Le processus
d’ethnicisation des classes populaires qui se réalise dans les médias s’appuie ainsi sur
des discours définitoires portés sur ce groupe donnés à voir publiquement comme
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véridiques et scientifiques. Celui-ci est dès lors mis en scène en tant que « communauté
communautariste », pour reprendre les termes de Marco Dell’Omodarme (2015 : 55),
soit un groupe incompatible avec la définition hégémonique de la francité et dont
l’ethnicité est décrite de façon quasi ethnographique.
30 Les publics des médias ne peuvent effectivement pas se tromper : tous les syntagmes
utilisés pour définir l’ouvrage authentifient son contenu. Celui-ci est tour à tour
qualifié de « témoignage, direct et sans fard » (François Busnel, L’Express, 29/01/2014),
de « roman largement autobiographique » (Emmanuel Faux, Europe 1, « Journal du
week-end », 13/12/2013) ou encore de « récit où tout est vrai » (Alain Dreyfus, Rue 89,
06/02/2014). Les professionnels des médias renforcent d’autant plus la dimension
autobiographique du livre en présentant systématiquement l’écrivain et le narrateur
comme étant la même personne. Dans « La Grande Librairie » (France 5, 09/01/2014),
François Busnel demande par exemple à l’écrivain : « Qui est-il cet Eddy Bellegueule ? ».
L’auteur répond alors : « Eddy Bellegueule, il est évident que c’était moi en fait, c’est
mon nom ». Le récit du changement de nom de l’auteur sera beaucoup conté, y compris
par Édouard Louis lui-même qui, en répondant aux questions des journalistes, explique
les raisons qui l’ont poussé à changer d’état civil.
31 La production médiatique du roman en tant que récit authentique se réalise également
par la participation des journalistes à la rédaction de son épilogue. L’ouvrage s’achève
lorsque le narrateur entre au lycée à Amiens. Les journalistes racontent alors la suite,
en insistant sur les éléments biographiques qui prouvent la réussite d’ÉL/EB, telle son
entrée à l’École normale supérieure (ENS), à l’image de Françoise Dargent du Figaro
(28/02/2014) :
« À l’université, les professeurs remarquent ce jeune homme, calme et doué. On luisuggère de se présenter à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm, à Paris, àmille lieues de son milieu d’origine. Il présente l’école en candidat libre. Normale enchoisit un par an. Ce sera lui. À 20 ans, il publie un essai sur Pierre Bourdieu. Un anplus tard, il écrit son premier roman ».
32 Cette fabrication de l’épilogue du livre permet aussi aux professionnels des médias
d’insister sur les liens multiples qu’Édouard Louis entretient avec le monde
universitaire. Ces liens, en plus de participer à la représentation de l’écrivain en tant
que sujet exceptionnel, construisent son « éthos » scientifique (Amossy, 1999) et
justifient ainsi l’autorité de sa parole dans la production de la véracité du récit
(Bourdieu, 2001 : 163-165 ; Charaudeau, 2005 : 39). L’étude des paradigmes
désignationnels et définitionnels d’Édouard Louis (tableau 2) montre que, même si
celui-ci est avant tout désigné et défini en tant qu’auteur (29 % des syntagmes relevés
dans les médias nationaux : « l’écrivain Édouard Louis », « l’auteur du livre », etc.), les
journalistes, en plus de souligner son jeune âge, font fortement mention de son
appartenance au milieu universitaire (15 % des syntagmes comptabilisés :
« Normalien », « un disciple de Pierre Bourdieu et de Didier Eribon », etc.).
33 Édouard Louis est d’ailleurs introduit dans toutes les productions médiatiques comme
étudiant en sociologie à l’ENS et spécialiste de Pierre Bourdieu – l’ouvrage qu’il a dirigé
sur le sociologue en 2013 en constituant une preuve. L’érudition scientifique de
l’écrivain est également mise en valeur dans les médias par les références constantes
aux intellectuels qui ont influencé sa pensée (Pierre Bourdieu, Didier Eribon et Michel
Foucault notamment). Dans Aujourd’hui en France (26/01/2014), Pierre Vavasseur fait
par exemple état des ouvrages qu’ÉL/EB lisait au début de sa vie étudiante :
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« Trois livres dévorés par jour et par nuit. Et pas des romans de gare. Des pointuresde la pensée. Du Pierre Bourdieu, sur lequel il a écrit et prépare désormais unethèse, du Jacques Derrida, du Friedrich Nietzsche, du Michel Foucault, duMarguerite Duras, du Jean-Paul Sartre ».
34 Édouard Louis est souvent décrit dans les médias comme un scientifique qui fait de la
sociologie avec de la littérature. Le journaliste de Télérama (01/03/2014) Olivier Pascal-
Moussellard dit par exemple de lui qu’il « manie brillamment les concepts, déconstruit
les mécanismes de domination qui écrasent les siens, minés par la pauvreté ».
L’écrivain participe fortement à la construction d’un tel éthos universitaire en
expliquant, en interview, comment la rédaction de son livre est influencée par la
sociologie bourdieusienne et notamment par les théories de l’habitus et de la
reproduction sociale. Il explique ainsi que, contrairement à ce qui est dit dans les
médias, son ouvrage n’est pas un témoignage car il ne fait pas le récit d’une histoire
personnelle qui serait la sienne, mais le récit des mécanismes de reproduction sociale
dont son histoire est un exemple parmi (beaucoup) d’autres. Il dit par exemple sur
Europe 1 (« Le journal du week-end », 13/12/2013) que « Bourdieu c’est ce qui m’a aidé
à faire de la littérature, à écrire ce roman et à ne pas faire de témoignage en fait. C’est
ce qui m’a aidé à voir les mécanismes sous-jacents, les mécanismes invisibles qui font
une vie ».
35 Cette proximité avec le milieu scientifique est en outre mise en avant par le récit du
processus d’écriture de l’ouvrage, et notamment de la méthodologie comparable à celle
des chercheurs en sciences sociales mise en place par l’écrivain pour collecter la parole
des membres de sa famille. Il explique par exemple sur France Culture (« Du jour au
lendemain », 26/03/2014) qu’il a « commencé, tout comme un sociologue, à enregistrer
[sa] mère avec un dictaphone ». Il se présente d’ailleurs lui-même en interview comme
ayant, à l’image des scientifiques, la même volonté d’objectiver le monde social en
restituant la « vérité » et la « réalité » de ce dernier par le travail de construction
littéraire. Finalement, Édouard Louis se positionne en tant qu’observateur des
interactions familiales auxquelles il a activement participé dans le passé. En finir avec
Eddy Bellegueule serait donc le résultat d’une enquête ethnographique menée tout au
long de son enfance et adolescence.
De la controverse à la polémique sur le « fact-checking »
36 Parce que le roman apparaît, dans les médias nationaux, sous les traits de la vérité et de
la scientificité, les représentations des classes populaires qui y sont données à voir font
l’objet d’une controverse. Des journalistes se rendent effectivement dans la commune
dont est originaire l’écrivain, Hallencourt, pour mettre à l’épreuve, voire contester,
l’authenticité du récit. Fabrice Julien et Gaël Rivallain, journalistes au Courrier Picard
(02/02/2014), sont les premiers à s’être déplacés et à rédiger un reportage mettant en
doute la véracité de l’ouvrage en soulignant que les membres de la famille d’ÉL/EB
rencontrés ne ressemblent pas, a priori, aux personnages mis en scène dans l’ouvrage :
« La vraie famille d’Édouard Louis n’a, à première vue, pas grand-chose à voir avec celle
à la Germinal, misérable, inculte et vulgaire, décrite dans le roman ». Les deux
journalistes proposent alors d’autres représentations des proches de l’écrivain-
narrateur, en utilisant leur témoignage pour contrecarrer les représentations mises en
scène dans le roman, comme lorsqu’ils citent la sœur d’ÉL/EB qui défend sa famille
d’être méprisante à l’égard des minorités : « Nous ne sommes ni racistes ni
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homophobes, insiste Mélanie. Nous n’avons découvert l’homosexualité d’Eddy qu’il n’y
a deux ou trois ans et franchement, dans la famille, tout le monde s’en moque ».
37 Les représentations altérisantes des classes populaires sont donc prioritairement
contestées dans un micro-espace public, la presse locale picarde, dont les lecteurs sont
les plus touchés par les représentations dépréciatives des classes populaires blanches
territorialisées en Picardie11. En outre, même si la plupart des productions des médias
nationaux activent les processus d’ethno-classisation et d’authentification décrits plus
haut (tout comme les titres de la presse régionale), ces discours altérisants à l’égard des
classes populaires y ont parfois été contredits et/ou critiqués. À l’image du Courrier
Picard, certains journalistes de rédactions nationales se sont par exemple rendus à
Hallencourt et ont restitué la parole de « témoins » cherchant à annihiler les
descriptions portées dans le roman. « Le Supplément » de Canal + (30/03/2014) diffuse
par exemple un entretien donnant à voir la mère d’une amie d’ÉL/EB qui s’oppose aux
accusations de racisme proféré par l’écrivain à l’égard de sa famille en attestant qu’elle
a laissé sa fille, racisée, plusieurs fois chez lui. Elle précise en effet que « [s]es enfants
sont métisses, pour rien au monde [elle] aurai[t] laissé [s]a fille aller dans un milieu qui
était raciste ou violent ».
38 Des positions critiques sont également visibles dans la presse nationale, par le biais de
tribunes libres. L’Humanité, quotidien d’opinion communiste sensible aux conditions
des classes populaires, n’accorde par exemple aucune visibilité à l’ouvrage, sauf via la
publication d’un article d’opinion (21/02/2014) rédigé par Pierre Brasseur, doctorant
en sociologie, mettant en cause les descriptions des milieux défavorisés qui y sont
données à voir. Rue 89 relaie un billet de blog écrit par Thibaut Willems (16/02/2014),
libraire, qui juge l’ouvrage méprisant vis-à-vis de la famille de l’auteur et Libération
publie également une tribune du journaliste David Belliard (03/03/2014) dénonçant la
hiérarchisation produite par l’écrivain entre les classes populaires et bourgeoises.
39 En dehors de ces discours mettant directement en cause la responsabilité de l’écrivain
dans les représentations qu’il donne à voir, les journalistes soulignent souvent la dureté
des descriptions qu’il fait des personnes qu’il a côtoyées dans sa jeunesse, comme
Emmanuel Faux sur Europe 1 (« Journal du week-end », 13/12/2013) : « Vous faites un
tableau qui est quand même sans aucune indulgence, sans aucune concession ».
Certains l’ont d’ailleurs interrogé sur un possible « mépris de classe » que ses
descriptions exprimeraient, à l’image de François Busnel dans « La Grande Librairie »
(France 5, 09/01/2014). Édouard Louis répond à ces interrogations en se défendant
d’instaurer un « racisme de classe » : son discours ne serait pas jugeant puisqu’il serait
celui de la « vérité ». Il explique en effet qu’il lui est nécessaire de rendre compte de la
violence d’un milieu pour illustrer – et objectiver – son habitus de classe, comme le
montre cet extrait d’une interview diffusée sur Europe 1 (« Journal du week-end »,
13/12/2013) :
« C’était une des difficultés du livre, qui était de réussir à esquisser une critique desclasses populaires sans racisme de classe. […] Et évidemment cette violence que jedécris, je ne pense pas que les individus en soient responsables. C’est une chose quiles dépasse. En fait mon livre est une tentative pour les comprendre et même unetentative pour les excuser ».
40 Édouard Louis justifie son absence de participation aux rapports de pouvoir par son
éthos d’universitaire qui est associé, dans les imaginaires collectifs, à l’objectivité et à la
neutralité. Cette posture s’apparente à celle, décrite par Donna Haraway (2007 :
310-311), du « témoin modeste », posture hégémonique qui, en se donnant les traits de
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la scientificité, ne questionne pas la position dans le champ social de celui qui l’adopte
(et l’ethnicité bourgeoise dont cette position est significative), et les conséquences que
celle-ci peut avoir dans la manière de décrire le monde.
41 La controverse liée aux représentations des classes populaires est néanmoins minime
par rapport à la polémique autour du « fact-checking » (vérification des faits), terme
utilisé par les journalistes pour nommer cette dernière et qui fait suite à la réaction
d’Édouard Louis à la publication d’une enquête menée à son sujet dans le Nouvel Obs
(06/03/2014). Sur son blog12, Édouard Louis se dit en effet « effaré, [d]es pages –
grotesques – publiées le jeudi 6 mars dans Le Nouvel Observateur » et accusera le
journaliste David Caviglioli – qualifié de « fouille-poubelle » –, de « conforter une
certaine “critique” de [son] livre, comme mensonger, raciste de classe, exagérateur ».
Le journaliste du Nouvel Obs s’est en effet rendu à Hallencourt et a questionné la
complète authenticité des faits relatés dans le roman, en concluant que ce qui y est
présenté est exagéré, même s’il y a un fond de vérité : « Hallencourt n’est pas le quart-
monde infernal que le livre dépeint, mais quelqu’un devait dire ce qui s’y passe ». Après
la publication de cet article, les journalistes partis en reportage dans le village picard
sont mis en scène en tant qu’adversaires de l’écrivain dans les médias : 43 syntagmes
désignatifs et définitionnels les qualifiant (« les journalistes locaux qui avaient évoqué la
colère de sa famille », « l’article du Nouvel Obs », etc.) sont ainsi relevés dans les médias
nationaux (tableau 1).
42 Cette polémique tend à reconfigurer le contrat de communication d’En finir avec Eddy
Bellegueule. Passé, dans un premier temps, de statut de roman à celui de témoignage et
d’enquête ethnographique, certains journalistes vont tâcher de lui donner un statut
d’œuvre littéraire associée à la fiction. À partir de mars 2014, c’est donc l’éthos de
romancier d’Édouard Louis qui est valorisé dans les médias, légitimant alors sa
possibilité (et son devoir) d’inventer son récit ou une partie. Cette position est même
partagée par David Caviglioli lui-même, qui en répondant aux critiques d’Édouard
Louis, se défend d’avoir voulu vérifier les faits énoncés dans son roman lorsqu’il s’est
rendu à Hallencourt (Nouvel Obs, 12/03/2014). Il justifie cette position sur, d’une part, le
fait qu’il a d’abord voulu faire le portrait de l’auteur (ce qui expliquerait qu’il ait dû
interroger son entourage) et, d’autre part, que le statut d’écrivain autorise Édouard
Louis à prendre des distances avec la réalité. Il dit alors n’avoir jamais procédé « à une
entreprise de “fact-checking”, qui serait non seulement impossible, mais aussi vaine :
reprocher à un auteur d’avoir transfiguré la réalité n’a aucun sens ; c’est son métier ».
Malgré la réponse de David Caviglioli, la polémique se poursuit et un certain nombre de
journalistes littéraires va prendre position contre la démarche du Nouvel Obs, mais aussi
du Courrier Picard, en affirmant l’appartenance du livre au domaine de la littérature et
de la fiction. Cela sera le cas, par exemple, de Jean Birnbaum du Monde (14/03/2014),
d’Anne Diatkine de Libération (19/03/2014) et d’Élisabeth Philipe des Inrockuptibles
(12/03/2014). La majorité des professionnels des médias prenant part à la polémique
défend l’écrivain, même si d’autres – dont la parole est beaucoup moins visible dans les
médias – ont soutenu les journalistes en pointant le changement de promesse de
l’ouvrage qui l’autorise à être mis à l’épreuve du réel, à l’image du journaliste et
écrivain Édouard Launet dans Libération (27/03/2014) où il énonce que « l’entreprise des
deux journalistes n’était pourtant pas illégitime puisque Édouard Louis […] avoue lui-
même que la couverture de son livre a bien failli être estampée du mot “récit” plutôt
que de celui de “roman” ».
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43 Cette polémique, corrélée au changement de contrat de communication de l’ouvrage,
résulte du travail de signification opéré par le champ médiatique. Or, celui-ci est
rarement mis en cause. Seul un des deux journalistes du Courrier Picard, Fabrice Julien,
reproche certains discours dépréciatifs à l’égard des habitants d’Hallencourt portés par
ses confrères. Il dit en effet sur le plateau de « Médias le magazine » de France 5
(30/03/2014) qu’il fut très surpris qu’« on reproche pas aux critiques littéraires
certaines critiques […] qui parlaient d’Hallencourt comme d’un village misérable, d’un
ghetto cerné de champs ». Alors que l’ouvrage d’Édouard Louis cristallise toutes les
critiques dans la sphère publique nationale, la participation des médias dans la
construction du sociotype des classes populaires n’a (quasiment) jamais été (d)énoncée.
Conclusion
44 La médiatisation d’En finir avec Eddy Bellegueule interroge le fonctionnement de la
sphère publique nationale quant aux représentations qui y sont portées sur les groupes
sociaux. La reconnaissance médiatique dont a fait l’objet le roman met en évidence que
les discours portés par l’auteur sur les classes populaires ont fait sens dans le champ
médiatique, en étant à la fois relayés et authentifiés, même s’ils ont parfois pu être
contestés, notamment dans la presse picarde. On peut néanmoins faire l’hypothèse que
la relative faible visibilité médiatique octroyée à ces discours critiques et
représentations contre-hégémoniques est significative d’une certaine position de classe
de celles et ceux qui travaillent dans ces espaces de production et de circulation du sens
que sont les médias.
45 En désignant des responsables privilégiés de l’homophobie, du racisme et du sexisme
comme étant pauvres, hétérosexuels, blancs et territorialisés à la campagne du nord de
l’Hexagone, les médias participent à fixer des représentations de « bons » et de
« mauvais » citoyens. Ces représentations – qui excluent symboliquement les classes
populaires de la définition du Nous national – présentent alors la France en tant que
nation « exceptionnelle » vis-à-vis de sa gestion des minorités (Puar, 2007b : 154-160).
La valorisation médiatique d’Édouard Louis participe dès lors pleinement à la
représentation implicite d’une francité définie avant tout comme blanche et de classe
bourgeoise car elle permet de contredire en amont les éventuelles critiques mettant en
cause son hégémonie. En incluant symboliquement cet écrivain gay « exceptionnel »
dans le Nous national, celle-ci fait alors preuve de sa tolérance, de son respect des
minorités et la possibilité qu’ont ces dernières de s’intégrer dans la société française13.
Or, le récit médiatique construit autour du roman d’Édouard Louis est significatif de
rapports sociaux, vu que, paradoxalement, ce sont les groupes qui possèdent le moins
de pouvoir économique, social, politique et symbolique qui sont désignés et mis en
scène comme instaurant les plus grandes inégalités à l’égard d’autres minorités, tandis
que ceux qui profitent des avantages liés aux discriminations systémiques sont donnés
à voir comme étant les plus égalitaires.
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NOTES
1. Nous effectuons cette précision car celles et ceux que les journalistes désignent souvent par le
syntagme « habitant·e·s des banlieues » – et qui renvoient, en fait, aux minorités ethnoraciales
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(Boyer, Lochard, 1998) – sont parfois défini·e·s comme les représentant·e·s des classes populaires
aujourd’hui (ce qui conduit souvent, d’ailleurs, à euphémiser la problématique raciale).
2. Les médias contribuent fortement à construire un imaginaire national ainsi que celles et ceux
qui en sont les citoyens (Anderson, 1983).
3. Le fonctionnement de la sphère publique nationale étant avant tout ce qui nous préoccupe ici,
nous avons avant tout mis en avant les résultats d’analyses effectuées sur le corpus de médias
nationaux.
4. Par commodité, nous utilisons ÉL/EB quand l’écrivain Édouard Louis et le personnage Eddy
Bellegueule se confondent dans les discours médiatiques.
5. Nous avons conservé uniquement les productions médiatiques où l’ouvrage (ou son auteur) est
le thème principal. Le corpus a été constitué par la formule-clé « En finir avec Eddy Bellegueule »
à partir de la base de données Europresse pour la presse écrite papier (nationale et régionale), de
l’application Hyperbase (Inathèque) pour les émissions de télévision et de radio, et des archives
des sites d’information pour la presse en ligne.
6. Nous nous sommes inspirée de la méthodologie développée par Marie-Françoise Mortureux
(1996).
7. Nous préférons la notion de « sociotype » à celle de « stéréotype », car cette dernière est trop
polysémique pour être facilement appréhendable. Dans le sens commun (et souvent dans le
monde universitaire), « stéréotype » est utilisé pour rendre compte d’un figement ou d’une
caricature représentationnelle. Or, pour nous, le stéréotype est simplement le produit de
discours portés sur un groupe social (Amossy, Herschberg-Pierrot, 1997). Ainsi, afin d’éviter toute
confusion, préférons-nous parler de « sociotype » pour faire référence aux processus de
catégorisation des groupes sociaux.
8. Certains syntagmes sont classés dans plusieurs catégories.
9. Les personnes non-blanches données à voir dans les médias qui ne répondent pas aux
représentations hégémoniques associées aux minorités ethnoraciales sont souvent mises en
scène en tant qu’exceptions (ou minorités) faisant face à un groupe (la majorité). À ce sujet, voir
les travaux de Mathieu Rigouste (2007).
10. Sur les représentations des minorités ethnoraciales dans les médias, voir par exemple les
travaux de Henri Boyer et Guy Lochard (1998) et d’Édouard Mills-Affif (2004).
11. Les enjeux territoriaux ne sont pas les mêmes concernant la presse quotidienne nationale
(PQN) et la presse quotidienne régionale (PQR), ce qui a de fortes conséquences quant au travail
de production du sens qui incombe aux journalistes (Noyer, Raoul, 2011). Ceux de la PQN doivent
en effet rendre compte des spécificités locales au sein desquelles les lecteurs doivent pouvoir se
reconnaître. Ces modes d’organisation du travail ont donc eu des effets sur la réception du roman
d’Édouard Louis par les journalistes de la presse locale picarde.
12. É. Louis, 06/03/2014, « A propos d’un article du Nouvel Observateur et d’un problème plus
général », Édouard Louis. Accès : https://edouardlouis.com/2014/03/06/a-propos-dun-article-du-
nouvel-observateur-et-dun-probleme-plus-general/. Consulté le 23/08/2016.
13. Sur la « masculinité hégémonique », voir les travaux de Demetrakis Z. Demetriou (2015).
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RÉSUMÉS
En s’intéressant à la controverse sur la représentation des classes populaires qui se configure
dans l’arène médiatique lors de la sortie du premier roman d’Édouard Louis, l’article interroge les
rapports sociaux de classe à l’œuvre dans la sphère publique nationale. Il montre notamment que
les classes populaires blanches ont fait l’objet d’un processus d’ethnicisation qui a conduit à les
exclure symboliquement du Nous national français. Il donne également à voir que ce processus,
très peu contesté dans les médias, est synonyme d’homonationalisme vu qu’il repose sur
l’inclusion d’un sujet gay personnifié par l’écrivain.
This article analyses the power relations between social classes in the French national public
sphere. It focuses on the controversy regarding the popular classes’ representation that has
taken place in the mainstream media during the publication of Edouard Louis’s first novel. It
shows how the white popular classes have been ethnicized and symbolically excluded from the
French national “Us”. Furthermore, it explains how this process, which has scarcely been
criticized in the media, is significant of homonationalism, insofar as it is based on the inclusion of
a gay subject who is personified by the author.
INDEX
Mots-clés : médias, espace public, homonationalisme, ethnicisation, classe sociale, classe
populaire, blanchité
Keywords : media, public sphere, homonationalism, ethnicization, social class, popular class,
whiteness
AUTEUR
MARION DALIBERT
Groupe d’études et de recherche interdisciplinaire en information et communication
Université de Lille
F-59000
marion.dalibert[at]univ-lille3.fr
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Sexe en publicSex in Public
Lauren Berlant et Michael Warner
Traduction : Maxime Cervulle et Clémence Garrot
1 « Sexe en public » : avec un titre pareil, un raisonnement aussi retors et un tel mystère
autour de son objet, notre article risque fort d’attirer l’attention1. En réalité, il ne
s’agira ici ni du sexe au sens le plus évident, ni des identités ou actes sexuels, ni d’un
quelconque instinct qui nécessiterait d’être libéré de la répression, mais plutôt du sexe
en tant qu’il est médié par différents publics2. Le lien au sexe est manifeste pour
certains publics : par exemple, ceux du cinéma pornographique, du téléphone rose, du
marché de l’imprimé « pour adulte » ou encore du strip-tease. D’autres publics
s’organisent autour du sexe, mais pas nécessairement des actes sexuels au sens
courant – que l’on pense aux espaces queer et autres mondes qui se distinguent de la
culture hétérosexuelle, mais aussi à certaines scènes plus implicitement sexuelles
comme la culture nationale officielle, qui conceptualise la vie privée de manière à
masquer le fait qu’elle sexualise l’appartenance nationale.
2 L’objectif de l’article est de décrire les aspirations radicales qui, selon nous, devraient
alimenter la construction de la culture queer : il ne s’agit pas simplement de créer un
espace protégé pour le sexe queer, mais de permettre l’émergence de nouvelles
possibilités en termes d’identité, d’intelligibilité, de publics, de culture et de sexe –
possibilités qui ne peuvent apparaître que lorsque le couple hétérosexuel n’est plus
l’exemple privilégié ou la référence de la culture sexuelle. Les pratiques sociales queer
telles le sexe et la théorie tentent de perturber les normes confuses mais puissantes –
dont le projet de normalisation qui a rendu l’hétérosexualité hégémonique fait partie –
qui sous-tendent ce privilège, ainsi que les pratiques concrètes qui participent des
hiérarchies instaurées par la propriété ou par la convenance et que l’on décrira comme
hétéronormatives (bien qu’elles ne soient pas explicitement sexuelles)3. Nous ouvrirons
le propos par deux scènes de sexe en public.
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Rien n’est plus public que le privé
Scène 1
3 En 1993, le magazine Time publiait une livraison spéciale sur l’immigration intitulée
« Le nouveau visage de l’Amérique » (« The New Face of America »)4. En couverture, un
assemblage numérique de photographies en plans rapprochés de personnes issues d’un
large éventail de groupes immigrés aux États-Unis, un amalgame de visages « moyen-
orientaux », « italiens », « africains », « vietnamiens », « anglo-saxons », « chinois » et
« hispaniques » composait un visage de femme. Ce nouveau visage de l’Amérique est
supposé représenter ce à quoi le citoyen devrait ressembler lorsque, au cours de
l’année 2004, comme le montrent les projections, les blancs ne seront plus
statistiquement majoritaires aux États-Unis. Nue, souriante, la peau d’un blanc à peine
cassé, la divine Frankenstein de Time illustre l’hégémonie de l’optimisme quant au futur
de la citoyenneté et de la nation. La théorie de Time est que, au XXIe siècle, le sexe
reproductif interracial aura pris une telle ampleur aux États-Unis que la différence
raciale elle-même sera définitivement remplacée par une sorte de sentiment familial
fondé sur les liens du sang. Au XXIe siècle, s’imagine Time, des centaines de millions de
visages hybrides effaceront ensemble le racisme américain : la nation deviendra une
monoculture raciale heureuse faite d’un seul « sang (mélangé) »5.
4 La publication de cette livraison spéciale suscita une brève vague de commentaires,
mais fut sans conséquence importante ; c’est donc la banalité de ce discours qu’il faut
interroger, les technologies qui contribuent à produire sa trivialité. Le fantasme
vulgarisé par cette image se reflète également dans le droit et dans les recoins les plus
intimes de la vie quotidienne. Son objectif est explicite : il s’agit d’aider le public à faire
face à la menace que ferait peser contre la « norme » et le « cœur » de la culture
nationale ce que l’on désigne couramment par l’expression « le problème de
l’immigration » (par exemple, voir Bennett, 1992 ; Brimelow, 1995 ; Henry III, 1994). En
réalité, cette image d’une crise de l’immigration est un mirage racial engendré par une
société dominée par les blancs. Ce mirage organise son public autour d’une phobie
spécifique de façon à ce que tout débat de fond sur l’exploitation aux États-Unis puisse
être d’abord évitée, puis reléguée à cette part de la mémoire collective que consacre
non pas la nostalgie, mais l’aversion de masse. Appelons cela l’archive de l’amnésie. S’il
fallait trouver un slogan, ce serait : la mémoire est une amnésie sélective.
5 Toutefois, dans ce tourbillon où s’entremêlent projection et refoulement, il n’y a pas
que l’exploitation et le racisme qui sont occultés. Derrière la transfiguration de
l’immigré en image nostalgique qui permet de renforcer les fondements de la culture
nationale et d’apaiser les peurs blanches provoquées par la mise en minorité, se niche
une chose qui n’ose pas dire son nom, mais dont l’empreinte est partout :
l’hétérosexualité nationale. L’hétérosexualité nationale est le mécanisme par lequel les
valeurs fondamentales de la culture nationale dessinent un espace aseptisé fait de
sentimentalisme et d’innocence, le lieu d’une citoyenneté pure. L’adoption d’une telle
conception familiale de la société permet de faire l’économie d’une reconnaissance du
racisme structurel et des autres inégalités systémiques. Cela n’est pas tout à fait
nouveau : aux États-Unis, la famille a opéré comme une forme médiatrice et une
métaphore de l’existence nationale depuis le XVIIIe siècle6. Nous affirmons que, dans son
déploiement contemporain, en distinguant les aspirations à l’appartenance nationale
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de la culture critique de la sphère publique et de la citoyenneté politique, la famille est
une assise de plus en plus forte pour la gouvernementalité de l’État-providence7. Les
crises de l’immigration ont déjà produit des icônes féminines faisant office de prothèses
de l’État – la plus célèbre étant la statue de la Liberté, qui symbolise l’assimilation
homogène d’immigrants à la métaculture des États-Unis. Sauf que, avec ce visage à la
Une du Time, ce n’est pas la féminité symbolique mais l’hétérosexualité reproductive
qui apparaît comme garante de la nation monoculturelle.
6 La promotion des valeurs nostalgiques et familialistes dans la politique contemporaine
états-unienne prescrit la privatisation de la citoyenneté et du sexe de multiples façons.
Dans le droit et l’idéologie politique, par exemple, il est frappant de voir à quel point le
fœtus et l’enfant ont été consacrés en symboles de la nation. L’État défend désormais la
promulgation de nouvelles lois pour purifier l’internet au nom de la protection des
enfants et promeut une stratégie policière fondée sur les « coups montés »8. Les
« réformes » du modèle social et de la fiscalité qui ont été votées et promulguées à
l’occasion d’un accord de circonstance entre le très familialiste Bill Clinton et le
« Contract with America » du Parti républicain9 ont eu pour objectif d’augmenter les
privilèges juridiques et les avantages économiques des couples mariés et des parents.
La privatisation de l’éducation et les aides publiques versées aux parents pour le
financement des études de leurs enfants dans le privé ont fait de l’éducation le domaine
des parents plutôt que des citoyens. Dans le même temps, des sénateurs tels Ted
Kennedy et Jesse Helms ont soutenu des amendements visant à refuser le versement de
fonds fédéraux à toute organisation qui « promeut, dissémine ou produit des textes ou
images au caractère obscène ou qui dépeignent ou décrivent, d’une manière
indiscutablement choquante, des activités ou organes sexuels ou excrétoires, ceci
incluant les descriptions obscènes de sadomasochisme, homo-érotisme, exploitation
sexuelle d’enfants ou individus engagés dans un rapport sexuel, mais ne s’y limitant
pas » (Congressional Record, 101e Congrès, première session, 1989, 135, pt. 134 : 12967).
Ces éléments épars ont en commun le fait d’organiser un public national hégémonique
autour du sexe. Ce public sexuel ne prétend officiellement agir que pour protéger
l’espace de la vie privée hétérosexuelle. Toutefois, la diabolisation spectaculaire de
toute représentation du sexe protège et conforte, dans le même temps, les institutions
du privilège économique et de la reproduction sociale qui informent les pratiques de ce
public sexuel et structurent son monde idéal.
Scène 2
7 En octobre 1995, le conseil municipal de New York a voté, par 41 voix contre 9, une
révision de la loi de « zonage urbain ». Cet amendement porte sur les établissements
« pour adultes » : librairies et vidéoclubs spécialisés, restaurants, bars et théâtres, entre
autres enseignes. Ceux-ci ne peuvent désormais être installés que dans certaines zones
définies comme non résidentielles, la plupart d’entre elles s’avérant être sur le front de
mer. Dans les nouvelles zones réservées, les établissements pour adultes doivent être
situés à plus de 150 mètres les uns des autres, et à même distance de tout lieu de culte,
école ou crèche. La loi prévoit également qu’il ne peut y avoir plus d’un établissement
par parcelle de 920 mètres carrés. Elle impose aussi des restrictions en termes de taille,
d’emplacement ou de luminosité. Tous les établissements pour adultes ne répondant
pas aux critères établis sont appelés à fermer dans un délai d’un an. Sur les quelques
Questions de communication, 33 | 2018
110
177 établissements pour adultes que compte la ville, seuls 28 n’auraient pas à fermer du
fait de cette loi. Son application est confiée à des inspecteurs du bâtiment.
8 Un recours auprès de la justice (dont l’appel était toujours en attente de jugement en
juillet 1997) a été déposée par une coalition – formée au cours du processus politique
pour s’opposer à cette loi – constituée de groupes anti-censure comme le New York
Civil Liberties Union (NYCLU), les Feminists for Free Expression, le People of the
American Way et la National Coalition Against Censorship, ainsi que d’organisations
gays et lesbiennes telles le Lambda Legal Defense Fund, l’Empire State Pride Agenda et
l’AIDS Prevention Action League. Ces derniers groupes ont rejoint les associations anti-
censure pour la simple raison que l’impact du « rezonage » sur les établissements
s’adressant aux lesbiennes et aux gays, et particulièrement à ces derniers, promet
d’être désastreux. Les cinq établissements pour adultes de la Christopher Street vont
être fermés, ainsi que les principaux lieux de rencontres sexuelles pour hommes. Aucun
de ces établissements n’a été la cible de plaintes du voisinage. Les gays en sont venus à
considérer comme acquise la disponibilité de produits à caractère sexuel, de cinémas
pornographiques ou de sex-clubs. Ainsi ont-ils appris à se trouver les uns les autres, à
cartographier un monde communément accessible, à construire l’architecture d’un
espace queer dans un environnement homophobe et, ces quinze dernières années, à
cultiver un ethos collectif du sexe à moindre risque (safer sex). Tout cela est sur le point
de changer. Maintenant, les gays cherchant des produits à caractère sexuel ou veulant
faire des rencontres sexuelles auront deux choix : ils pourront plonger dans le public
virtuel privatisé du sexe téléphonique et de l’internet ou se rendre dans des zones
réduites, inaccessibles, peu passantes, mal éclairées, loin des transports publics et des
lieux de résidence, surtout sur le front de mer, où les usagers de la pornographie
hétérosexuelle seront également relocalisés et où le risque de violence sera par
conséquent accru10. En tout état de cause, cette loi provoquera un sentiment
d’isolement et une réduction des attentes qu’ont les gays vis-à-vis de la vie
communautaire, tout comme elle diminuera sans doute les possibilités de formation
d’une communauté politique. La culture sexuelle lesbienne naissante, qui à New York
voit notamment le jour autour du Clit Club et du seul vidéoclub destiné aux lesbiennes,
disparaîtra également. Les conséquences de la purification sexuelle de New York seront
injustement subies par celles et ceux qui sont déjà les moins biens lotis en terme de
ressources publiquement accessibles.
Normativité et culture sexuelle
9 L’hétérosexualité n’est pas une chose en soi. Si nous parlons de culture hétérosexuelle
et non d’hétérosexualité, c’est que cette culture n’a jamais d’unité que provisoire
(Sedgwick, 1990). Elle n’est pas un ordre symbolique ou une idéologie unitaires, pas plus
qu’un ensemble homogène de croyances partagées11. Les conflits internes à cette
culture sont généralement peu perçus dans la pratique où les relations sexuelles
hommes-femmes sont posées comme un postulat participant de la justesse ordinaire du
monde ; sa fragilité est masquée par des démonstrations solennelles de bonne moralité.
Ils ne sont pas non plus reconnus en théorie, d’une part, du fait du travail métaculturel
que réalise la catégorie hétérosexualité elle-même qui assoit en tant que sexualité des
pratiques, normes et institutions très différentes et, d’autre part, parce que les sciences
qui portent sur le social sont elles-mêmes parties prenantes du processus de
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normalisation dont Michel Foucault affirme qu’il est l’un des fondements les plus
importants de la sexualité moderne12. Ainsi, lorsque nous affirmons que le projet de
construction d’une hétérosexualité nationale imprègne complètement les États-Unis
contemporains, nous ne voulons en aucun cas dire que l’hétérosexualité nationale
serait une simple monoculture. Les hégémonies ne sont rien d’autre que des alliances
élastiques dont le maintien et la reproduction reposent sur des stratégies dispersées et
contradictoires.
10 L’intelligibilité métaculturelle de la culture hétérosexuelle s’appuie principalement sur
les idéologies et institutions de l’intimité. Avançons ici que le domaine de la sexualité a
beau sembler composé de rapports intimes inscrits dans la vie privée des individus – ce
qui fait du « sexe en public » une chose déplacée –, l’intimité est en réalité
publiquement médiée à différents niveaux. D’abord, ses espaces conventionnels
présupposent une différentiation structurelle entre « vie personnelle », d’une part, et
travail, politique ou encore sphère publique13, d’autre part. Ensuite, la normativité de la
culture hétérosexuelle relie l’intimité aux seules institutions de la vie privée, faisant
d’elles les institutions privilégiées de la reproduction sociale, de l’accumulation et du
transfert du capital, ainsi que du développement de soi. En outre, en présentant le sexe
comme hors sujet ou en le réduisant à une affaire strictement personnelle, les
conventions hétéronormatives de l’intimité bloquent la construction de cultures
sexuelles publiques non normatives ou explicites. Pour finir, ces conventions
convoquent un mirage : le foyer d’une humanité pré-politique à partir de laquelle les
citoyens viendraient au discours politique, et à laquelle ils retourneraient dans le futur
(toujours imaginaire) de l’après-conflit politique. La vie intime est l’ailleurs sans cesse
invoqué par le discours politique public, ce paradis promis qui distrait les citoyens des
inégalités sur lesquelles reposent leurs vies sociales et économiques, qui les console de
la dégradation de l’humanité par la société de masse et qui les culpabilise à la moindre
divergence entre leur vie et une sphère intime réduite à la simple personnalité
individuelle.
11 De plus en plus, les idéologies et institutions de l’intimité élaborent le cadre de ce qui
constitue une bonne vie dans un contexte états-unien au sein duquel la citoyenneté est
à la fois profondément déstabilisée et un point de lutte. L’intimité apparaît alors
comme le seul espace (fantasmatique) depuis lequel le futur peut être pensé et désiré, le
seul lieu (imaginaire) d’où peuvent émerger de bons citoyens, à l’écart des distractions
troublantes et perturbantes ainsi que des contradictions du capitalisme et de la
politique. En effet, l’un des paradoxes inattendus de la privatisation nationale-
capitaliste a été que la culture hétérosexuelle a conduit les citoyens à s’identifier eux-
mêmes et à identifier leur politique à la vie privée. Pour les publics officiels, cela signifie
privatiser le sexe, refaire des liens du sang le fondement psychique de l’identification,
remplacer les prérogatives de l’État en termes de justice sociale par une éthique
privatisée de la responsabilité, de la charité, de la rédemption et des « valeurs », et
enfin renforcer les frontières entre les personnes morales et les agents économiques14.
12 La culture hétérosexuelle confond l’ensemble complexe que forment les pratiques
sexuelles et l’intrigue sentimentale faite d’intimité et de familialisme à laquelle il faut
adhérer pour avoir une place normale dans la société, y appartenir profondément. C’est
à travers des scènes d’intimité, de mise en couple et de parenté que la communauté
s’imagine ; la relation historique au futur se cantonne au récit générationnel et à la
reproduction15. Tout un pan des rapports sociaux devient intelligible en tant
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qu’hétérosexualité et cette culture sexuelle privatisée confère tacitement à ses
pratiques sexuelles légitimité et normalité. C’est ce sens de la légitimité – incarnée dans
tout un ensemble d’éléments qui vont bien au-delà du sexe – que nous appelons
hétéronormativité. L’hétéronormativité dépasse l’idéologie, le préjugé ou
l’homophobie ; elle se manifeste dans presque chaque aspect des formes et des
arrangements de la vie sociale : la nationalité, l’État et le droit, le commerce, la
médecine, l’éducation, aussi bien que les conventions et affects de la narrativité, du
romantisme, entre autres espaces culturels protégés. Il est difficile de voir ces champs
comme hétéronormatifs tant la culture sexuelle que les personnes hétérosexuelles
habitent est diffuse. Cette culture repose sur un mélange d’expressions à peine
développées et de conceptions pré-modernes de la sexualité si anciennes que leurs
conditions matérielles semblent profondément ancrées dans l’idée même de
personnalité individuelle.
13 Cependant, l’intimité n’a pas toujours eu la signification qu’elle a pour la culture
héténormative contemporaine. Par exemple, le spécialiste de l’Antiquité David
Halperin, qui s’inscrit dans la lignée de Michel Foucault et d’autres historiens, a montré
que, dans l’Athènes antique, le sexe était un acte transitif plutôt qu’une dimension
fondamentale de l’identité ou une expression de l’intimité. Ainsi le verbe pour décrire
l’acte sexuel apparaît-il dans un texte datant de l’Antiquité tardive qui liste les choses
qui ne sont pas faites en lien avec autrui, qui n’agissent que sur soi : « parler, chanter,
danser, se battre, concourir, se pendre, mourir, être crucifié, plonger, trouver un
trésor, faire du sexe, vomir, déféquer, dormir, rire, pleurer, parler aux dieux, etc. »
(Artémidore d’Éphèse, in : Halperin, 1989 : 49). David Halperin signale que si le sexe est
inclus dans la liste, c’est qu’il n’est pas « intriqué dans un réseau de réciprocités ». À
l’inverse, l’hétérosexualité moderne est supposée renvoyer à des rapports d’intimité et
d’identification avec d’autres personnes, et les actes sexuels sont censés relever de la
communication la plus intime d’entre toutes16. L’acte sexuel retranché dans l’intimité
est le halo affectif que la culture hétérosexuelle protège, c’est aussi de là qu’il tire son
modèle d’éthique. Toutefois, cette utopie de l’appartenance sociale se fonde aussi sur
des actes qui la prolongent et dont on reconnaît moins communément qu’ils
participent de la culture sexuelle : payer des impôts, être dégoûté, flirter, léguer,
célébrer une fête, investir pour préparer l’avenir, enseigner, s’occuper du corps d’un
mort, avoir des photos dans son portefeuille, acheter des produits au format familial,
pratiquer le népotisme, se présenter à l’élection présidentielle, divorcer, ou posséder
quoi que ce soit siglé « Lui » ou « Elle ».
14 L’élaboration de cette liste mériterait une étude plus approfondie. En même temps, il
ne s’agit pas nécessairement pour nous, en établissant une telle liste ou en s’en
moquant, de désigner telle ou telle pratique comme oppressive, ringarde ou immuable,
mais plutôt de décrire une constellation de pratiques qui partout disséminent le
privilège hétérosexuel en tant qu’indice tacite mais central de l’appartenance sociale.
Donner à voir cette constellation permet de produire ce que nous avons appelé ailleurs
un « violent sentiment de recontextualisation » (Berlant, Warner, 1995 : 345) car les
sujets sociaux, même lorsqu’ils sont gays ou lesbiennes, commencent à saisir la manière
dont ces discours, institutions et pratiques sociales et économiques que l’on n’identifie
pas spécialement comme sexuels ou familiaux participent tous de la production d’un
contexte de vie extrêmement restreint comme norme ou idéal social. Les gens, y
compris ceux qui s’identifient à la culture normative, en savent davantage sur la
cruauté de la culture de la norme à laquelle ils sont confrontés que ce que la culture
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113
hétérosexuelle pourra jamais reconnaître, valider, soutenir, incorporer ou garder en
mémoire.
15 Toutefois, cette cruauté ne passe pas inaperçue. Par exemple, l’intimité est
publiquement entourée d’une myriade de genres thérapeutiques voués à témoigner de
la faillite constante des idéologies et institutions hétérosexuelles. Chaque jour et dans
de nombreux pays désormais, les gens témoignent dans les talk-shows, dans la presse à
scandales, et même dans les journaux « de référence » de leur incapacité à reproduire
pleinement les institutions de la vie privée et, inversement, de l’échec de ces
institutions à les soutenir. Les histoires sentimentales qui ont mal tourné ont beaucoup
à nous apprendre sur la manière dont la violence quotidienne est liée aux pressions
complexes exercées par l’argent, le racisme, les expériences de violence sexuelle et les
tensions intergénérationnelles. Nous avons beaucoup à apprendre également des
demandes toujours plus fortes faites à l’amour de tenir ses promesses, de nous apporter
le bonheur. Nous avons enfin à apprendre des réactions extrêmement punitives
auxquelles se heurtent celles et ceux qui semblent ne pas souffrir assez pour leurs
transgressions et échecs.
16 Peut-être en apprendrait-on trop. Récemment, la prolifération de preuves d’échec de
l’hétérosexualité a engendré un retour de bâton contre la « thérapie de talk-show ». Elle
a même poussé le politicien républicain William Bennett à intervenir publiquement ;
mais, plutôt que de confesser ses transgressions ou en dénoncer d’autres, il a appelé au
boycott et à la suppression de l’ensemble de la culture de la thérapie hétérosexuelle. La
reconnaissance des échecs quotidiens de l’hétérosexualité l’inquiète tout autant que ses
transgressions : « Nous avons oublié que pour préserver la civilisation, il faut garder
certaines choses sous couvercle […]. Nous avons un tropisme pour le caniveau »
(Bennett, in : Dowd, 1995).
17 Mais la civilisation a-t-elle besoin de se protéger ? Ou la culture hétérosexuelle
cherche-t-elle à assurer ses arrières en banalisant l’intimité ? La croyance selon
laquelle il serait possible de mener une vie normale requiert-elle de cette culture
mesquine, visiblement inadaptée à l’intimité, de chercher l’amnésie et de produire des
stéréotypes absurdes ? Dans ces émissions, personne ne fait jamais porter la faute à
l’idéologie de l’hétérosexualité et à ses institutions. Les présentateurs de talk-shows eux-
mêmes s’étonnent quotidiennement de voir que les gens qui se sont engagés dans
l’intimité hétérosexuelle sont malgré cela malheureux. Au bout du compte, les
perspectives et promesses de la culture hétérosexuelle représentent toujours
l’optimisme pour l’optimisme, un espoir auquel les gens ont déjà prêté allégeance – du
moins en public.
18 Biddy Martin (1994 : 123) a récemment écrit que, en rejetant activement les institutions
de l’hétérosexualité qui saturent désormais l’imaginaire social, quelques spécialistes de
la théorie sociale queer n’auraient fait que proposer une antinormativité réductrice et
pseudo-radicale. Elle montre que les types d’arguments qui surgissent dans les écrits de
personnes comme Andrew Sullivan ne sont pas de simples fantasmes de la droite17 :
« Dans certains travaux queer, l’acte d’attachement en tant que tel a été rejeté entant qu’uniquement punitif et contraignant parce que toujours déjà socialementconstruit […]. L’anti-normativité radicale jette beaucoup de bébés avec beaucoupd’eau de bain. […] De cette peur immense de l’ordinaire et du normal, naissent desthèses superficielles sur l’imbrication complexe de la sexualité et des autres aspectsde la vie sociale et psychique, et une attention bien trop faible aux dilemmes quevivent les personnes ordinaires que nous sommes aussi ».
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114
19 Dans ce passage, notre amie Biddy ne cite personne en particulier, mais elle pourrait
bien parler de nous. Nous voudrions donc clarifier notre propos. Être contre
l’hétéronormativité, ce n’est pas être contre les normes. Être contre les processus de
normalisation, ce n’est pas être effrayé par l’ordinaire. Ce n’est pas prôner une
« existence sans limite » comme le font selon elle les mauvais foucaldiens (ibid.). Il ne
s’agit pas non plus de décider que les identifications sentimentales avec la famille ou les
enfants sont une perte de temps, qu’il faut s’en débarrasser ou qu’elles abîmeraient
systématiquement ceux et celles qui les vivent. Il ne s’agit pas, enfin, de dire que toutes
les pratiques qui se présentent comme une manière de « faire l’amour » n’en seraient
pas. Car quels que soient les fardeaux idéologiques et historiques que traîne la sexualité
derrière elle, ils n’excluent pas, et ont peut-être même rendu possible, le fait que le
sexe puisse relever de l’intimité et du soin. Ce que nous affirmons ici, c’est que, à force
de chercher à maintenir une métaculture normale, l’espace de la culture sexuelle est
devenu affreusement exigu. Quand Biddy Martin (ibid.) nous appelle à nous reconnaître
comme « personnes ordinaires », à nous détendre vis-à-vis d’une « peur de la
normalité » artificiellement stimulée, la notion de personne ordinaire semble
simplement descriptive. En réalité, cet ordinaire est également normatif, dans le sens
exact que Michel Foucault donnait à « normalisation » : non pas l’imposition d’une
volonté extérieure, mais une distribution autour d’une norme statistiquement
imaginée. Ce recours fallacieux à l’ordre de l’ordinaire reste hétéronormatif : il mesure
la déviance vis-à-vis de la masse. On peut aussi le voir comme rassurant, comme
l’expression du désir utopique d’une individualité située hors de tout conflit. Toutefois,
ce désir ne saurait être satisfait dans les conditions actuelles de la vie privée. Les gens
voient que le prix à payer pour appartenir à la société et se projeter dans le futur est de
s’identifier au récit de vie hétérosexuel et, alors que les fractures contemporaines des
États-Unis les culpabilisent et gâchent leur vie à chaque instant, se sentent
personnellement responsables des violences, instabilités, ambivalences et échecs qu’ils
rencontrent dans leur vie intime. L’hétérosexualité implique tant de pratiques qui ne
relèvent pas du sexe qu’un monde dans lequel cet ensemble hégémonique ne serait pas
dominant est, au point où nous en sommes, inimaginable. C’est ce monde que nous
cherchons à faire naître.
Contre-publics queer
20 Nous comprenons la culture queer comme une manière de faire des mondes. Tel le
terme public, le terme monde se distingue des notions de communauté ou de groupe
social parce qu’un monde comprend nécessairement plus de personnes que l’on ne peut
en identifier, plus d’espaces que l’on ne peut en cartographier et qui s’étendent bien
au-delà des points de repère dont on dispose, plus de modes de ressentis que l’on ne
peut en vivre et qui relèvent d’un processus d’apprentissage plus que d’un don inné. Le
monde queer est un espace d’où l’on entre et sort, où les fréquentations sont
irrégulières, où les lignes d’horizon se déplacent, où l’on peut suivre des voies typiques
ou atypiques, dont la géographie est incommensurable et pavée d’obstacles18. Que ce
soit par le biais de mots vulgaires ou de représentations véhiculées par l’imprimé, la
capacité à faire monde se distribue dans une infinité de registres qui, par définition, ne
peuvent se réaliser sous une forme communautaire ou identitaire. Chaque forme
culturelle – un roman comme une discothèque ou une conférence universitaire –
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indexe un monde social possible à travers un ensemble de moyens qui vont du
répertoire de styles et de genres discursifs à la référentialité de la métaculture. Un
roman comme Dancer from the Dance d’Andrew Holleran (1978) s’appuie bien plus sur
cette référentialité que ne le fait une discothèque, dont la survie dépend du bouche-à-
oreille et qui se trouve être parfois une scène importante précisément en raison de son
incohérence en tant que scène. Pourtant, malgré leurs différences, tous deux rendent
possible la concrétisation d’un contre-public queer. Nous soutenons cette manière queer
de faire monde, ce qui implique en premier lieu de reconnaître que la culture queer se
constitue de bien des façons, qui ne passent pas par les publics officiels organisés par la
culture d’opinion et l’État, ni par les formes privatisées normalement associées à la
sexualité. Queer ou non, les dissidents ont longtemps lutté, souvent en encourant des
risques et en suscitant le scandale, pour cultiver des relations intimes que les bonnes
gens qualifiaient de criminelles. Les relations et les récits que nous avons développés ne
sont reconnus comme intimes qu’au sein de la culture queer : copines, amies
particulières, potes de cul, michetons. La culture queer a non seulement appris
comment sexualiser ces relations et d’autres, mais elle a aussi appris à en faire des
contextes où témoigner d’intenses affects personnels tout en forgeant un socle
d’appartenance et de transformation. Pour qu’un monde queer soit possible, il a fallu
que se développent des types d’intimité sans rapport nécessaire à la domesticité, à la
parenté, au couple, à la propriété ou à la nation. Toutefois, ces types d’intimité
s’appuient nécessairement sur un contre-public – un monde toujours accessible,
conscient de sa position subalterne. Ces intimités sont caractéristiques aussi bien de
l’inventivité queer dans la manière de faire monde que de la fragilité du monde queer.
21 Les intimités non standard sembleraient moins criminelles et moins instables si,
comme cela était autrefois le cas, les types normaux d’intimité étaient plus inclusifs et
comprenaient les courtisans, amis, liaisons, partenaires et co-conspirateurs19 (Bray,
1990 ; Shannon, 1997 ; Chartier, 1999). Comme le sexe qu’elle légitime, l’intimité a été
privatisée ; les contextes discursifs où se manifesterait l’essence de la personnalité
individuelle ont été isolés de ceux qui représentent les citoyens, les travailleurs ou les
professionnels.
22 Cette transformation des formes culturelles de l’intimité est liée à la fois à l’histoire de
l’espace public moderne et au discours moderne qui a fait de la sexualité une propriété
humaine fondamentale. Dans L’Espace public, Jürgen Habermas (1962) donne à voir le
processus par lequel les institutions et les formes d’intimité domestiques ont privatisé
les personnes privées, affiliant les membres de l’espace public à la société civile plutôt
qu’au marché ou à l’État. L’intimité est devenue le fondement d’une citoyenneté
abstraite et désincarnée, en résonnance avec l’idée d’humanité universelle. Dans
Histoire de la sexualité, Michel Foucault (1973) emprunte une autre voie pour décrire
l’individualisation du sexe. Il soutient que le discours confessionnel et celui d’expertise
de la société civile présupposent l’existence d’une essence intérieure de l’individu,
qu’ils assimilent cette dernière au sexe et qu’ils inscrivent enfin ce sexe dans le petit
théâtre du secret et de sa révélation. On voit ici se profiler une convergence instructive
entre deux penseurs qui semblent par ailleurs décrire des planètes différentes20. Jürgen
Habermas néglige les dimensions administrative et normalisante de la privatisation du
sexe et leurs effets dans les sciences sociales, parce qu’il s’intéresse à l’établissement
d’une norme régulant la relation complexe entre l’État et la société civile. Michel
Foucault néglige la culture critique qui pourrait permettre la transformation du sexe et
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d’autres types de relations privatisées ; il veut montrer que, loin de faire advenir des
publics sexuels, les épistémologies modernes de la personnalité sexuelle sont des
techniques d’isolement : elles identifient des individus comme normaux ou pervers
pour les besoins d’une médicalisation et d’une administration à l’échelle de l’individu.
Les deux chercheurs désignent cependant tous deux le processus par lequel un public
est devenu hégémonique en s’appuyant sur la privatisation du sexe et la sexualisation
de la personnalité. Tous deux identifient les conditions nécessaires à une conception de
la sexualité comme propriété subjective plutôt que comme culture publique ou contre-
publique.
23 Comme la plupart des idéologies, celle de l’intimité normale n’a sans doute jamais
constitué une juste description de la manière dont les gens vivent. Dès son origine, elle
a été rendue possible par la séparation structurelle des espaces économiques et
domestiques, ainsi que par la médiation de la culture de l’opinion, de la
correspondance, des romans et des romances. Les Confessions de Jean-Jacques Rousseau
est un exemple typique de cette idéologie et de sa dépendance à l’égard des médiations
imprimées et des formes nouvelles et hybrides de récits de vie. Jürgen Habermas (1962 :
59) note que la « subjectivité qui représente la part la plus intime du domaine privé est
déjà d’emblée corrélative du public ». Il ajoute que la structure de cette intimité
comprend une relation fondamentalement contradictoire à l’économie :
« À l’indépendance dont jouit le propriétaire sur le marché, correspond au sein dela famille une libre représentation de soi-même par la personne ; et l’intimitéfamiliale, dégagée, à ce qu’il semble, des contraintes sociales, est la véritablegarantie d’une autonomie privée qui s’exerce sur le terrain de la concurrence.Autonomie privée qui, reniant son origine économique, s’exerce uniquement endehors du domaine où ceux qui prennent part au marché se croient indépendants, etqui donc confère à la famille bourgeoise cette conscience qu’elle a d’elle-même »(Habermas, 1962 : 56).
24 Que cette relation structurelle soit imparfaite en pratique ne la rend pas moins
normative. Sa force réside dans sa capacité à empêcher la reconnaissance, la mémoire,
la création ou l’institutionnalisation d’intimités non standard qui se déploient toutefois
dans la vie quotidienne. La vie affective déborde sur la vie professionnelle et sur la vie
politique ; chacun entretient des relations cruciales et auto-constitutives avec des
connaissances et des inconnus ; et chacun vit des expériences érotiques, si ce n’est
sexuelles, en dehors de la forme couple. Ces intimités frontières procurent un plaisir
intense à celles et ceux qui les vivent. Toutefois, quand ce plaisir est appelé sexualité, le
débordement de l’érotisme dans la vie sociale et quotidienne semble transgresser la
norme à un point tel qu’il provoque une aversion, un rejet hygiéniste – alors même que
les cultures consuméristes et médiatiques contemporaines ne cessent de faire glisser
leurs tropes dans le caniveau, d’éclabousser de tâches intimes les plus hautes sphères
de la culture nationale.
25 Au sein de la culture gay, les principales scènes d’intimité criminelles ont été les rues,
les parcs, les sex-clubs et les pissotières – un tropisme pour les toilettes publiques21. La
promiscuité est si fortement stigmatisée et exclue du champ de l’intimité qu’elle est
souvent qualifiée d’anonyme, y compris lorsque dans les faits des noms peuvent être
échangés. L’une des leçons les plus couramment oubliées que l’épidémie de VIH/sida
nous a pourtant apprise est que l’intimité propre à cette promiscuité peut être une
véritable ressource publique permettant de sauver des vies. Loin des experts, les gays
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ont spontanément inventé le sexe à moindre risque (safer sex). Comme l’écrit Douglas
Crimp (1987 : 253),
« nous avons pu inventer safer sex parce que nous avons toujours su que le sexe nese limite pas à la pénétration, que le contexte soit ou non celui d’une épidémie.Notre promiscuité nous a appris bien des choses, non seulement à propos desplaisirs du sexe, mais de leur infini multiplicité. C’est cette préparation psychique,cette expérimentation, ce travail conscient sur nos propres sexualités qui a permisà nombre d’entre nous de changer de façon très rapide et spectaculaire leurcomportement sexuel – ce que la violence des « thérapies comportementales » n’ajamais réussi à nous imposer durant plus d’un siècle. […] Tous ceux qui ontprétendu que la promiscuité gay n’était qu’une forme de compulsion sexuelleprocédant d’une peur de l’intimité se retrouvent désormais confrontés à une réalitéqui dément leurs préjugés. […] La promiscuité gay devrait plutôt être vue comme unmodèle positif, qui montre que les plaisirs sexuels pourraient être recherchés partout le monde et accordés à quiconque, s’ils n’étaient pas strictement confinés dansla sexualité institutionnalisée ».
26 L’épidémie de VIH/sida est un cas particulier, et ce modèle de culture sexuelle est
typiquement masculin. En outre, les formes de contre-intimité ne se limitent pas à la
pratique de la sexualité. Ce qui est important ici, c’est que de telles relations puissent
être reconnues comme intimes grâce à une connaissance pratique et critique, qu’elles
ne soient pas réduites à un relâchement futile ou à une simple transgression, qu’elles
puissent être vues comme le langage commun d’une culture de soi, d’une connaissance
partagée et d’un échange d’intériorité.
27 La culture queer a dû développer cette connaissance pratique et critique à partir de
territoires mouvants, ceux du travestissement, de la culture juvénile, de la musique, de
la danse, des défilés, de l’exhibition et de la drague. Le caractère mouvant de ces
territoires constitue à la fois leur condition de possibilité et un obstacle à leur
reconnaissance comme manières de faire monde, parce qu’ils sont extrêmement
fragiles et éphémères. Ils sont typiquement dévalorisés, ravalés au rang de « styles de
vie ». Toutefois, les comprendre uniquement comme manifestant une expression de soi
ou une demande de reconnaissance reviendrait à occulter l’intrication des formes
institutionnelles de reproduction sociale et des formes culturelles hétérosexuelles, et
donc la profonde inégalité de conditions matérielles22. Les manières queer de faire
monde prennent forme dans des contextes fugaces et parasitaires : les ragots, les
discothèques, les ligues de softball23 et ces petites annonces téléphoniques qui, de plus
en plus, soutiennent financièrement la culture de gauche médiée par l’imprimé
(Sedgwick, 1990 ; Zipter, 1988). Il est difficile de rendre textuellement compte du
monde queer en tant que culture.
28 C’est particulièrement vrai de la culture de l’intimité. Comme nous l’avons affirmé, les
formes d’intimité hétéronormatives sont soutenues par un discours référentiel
explicite – par exemple, les intrigues amoureuses et la sentimentalité –, mais elles le
sont aussi de façon matérielle par les lois relatives au mariage et à la filiation, par
l’architecture des espaces domestiques, par la territorialisation du travail et du
politique. À l’inverse, les contre-intimités de la culture queer n’ont aucune matrice
institutionnelle. En l’absence du mariage et des rituels qui organisent la vie autour de la
conjugalité, cet acte de langage qu’est l’engagement requiert toujours une dose
d’improvisation, et il en va de même pour cette pratique narrative qu’est le rendez-
vous galant ou pour des pratiques économiques qui n’apparaissent pas comme telles,
comme le compte joint. Le caractère hétéronormatif de ce genre de pratiques peut
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sembler faible ou indirect. Les couples de personnes de même sexe en ont d’ailleurs
parfois créé des variantes. Toutefois, ce faisant, ils ont épousé la forme couple et sa
symbolique propre de l’engagement personnel, laissant intactes les conditions
matérielles et idéologiques qui séparent l’intimité de l’histoire, du politique et des
publics. Le projet queer que nous portons ne revient pas seulement à dé-stigmatiser ces
intimités ordinaires ou à étendre l’accès à la sentimentalité du couple et encore moins à
affirmer le caractère privé des vies des gays et des lesbiennes24. Il tend plutôt à soutenir
des formes de vie affective, érotique et personnelle qui sont publiques, au sens où elles
sont accessibles, étayées par une activité collective et qu’elles peuvent être
remémorées.
29 Dans la mesure où la culture hétéronormative de l’intimité contraint la culture queer à
dépendre de contextes éphémères, formés dans l’espace urbain ou par la médiation de
l’imprimé, les publics queer sont particulièrement vulnérables aux initiatives telles la
nouvelle loi du maire de New York sur le zonage urbain25. La loi vise à limiter toute
culture sexuelle contre-publique en en régulant les conditions économiques. Les effets
de cette loi iront bien au-delà des commerces « pour adultes » sur lesquels elle prétend
officiellement exercer un contrôle. Certains clients des bars gays de Christopher Street
s’y rendent en raison de la réputation du quartier pour le travail du sexe. La rue est
d’autant plus propice à la drague qu’on y trouve des sex-shops. Les boutiques qui
vendent des « freedom rings »26 et des t-shirts « Don’t Panic » ont plus de clients pour les
mêmes raisons. Ceux qui migrent vers Christopher Street ou y font un pèlerinage ne
vont pas tous dans les sex-shops, mais tous profitent du fait que certains y aillent. Il est
un stade où le saut quantitatif implique un saut qualitatif. La masse devient critique. La
rue devient queer. Une culture sexuelle dense, publique et accessible émerge. Elle
devient le pivot autour duquel se développent d’autres types de commerces, comme la
librairie Oscar Wilde, et un socle politique permettant la formation d’un vote gay qui
puisse faire pression sur les élus.
30 Aucun groupe social autre que les gays et lesbiennes ne dépend si fortement de ce type
de modèle de développement urbain. Si nous n’avions pas été capables de concentrer
en un lieu une culture publique et accessible, nous aurions déjà disparu, dilués dans la
majorité. Dans la mesure où nous sommes avant tout liés par une culture sexuelle
commune, rares sont les endroits dans le monde qui ont une forte densité de
population queer en l’absence de commerces à vocation sexuelle. Même les endroits où
c’est le cas – on peut penser à la culture lesbienne de Northampton dans le
Massachussetts – attirent cette population en raison de leur proximité avec des
quartiers tels que West Village à New York, Dupont Circle à Washington, West
Hollywood à Los Angeles ou Castro à San Francisco. Les gays respectables aiment à
penser qu’ils ne doivent rien à cette subculture sexuelle qu’ils perçoivent comme
sordide. Quand bien même ils la méprisent, l’existence d’une telle culture sexuelle
publique est ce qui a rendu possible leurs succès, leur mode de vie, l’obtention de leurs
droits et même leur identité. La destruction de cette culture anéantirait la quasi-
totalité de la culture queer ou gay visible. Personne mieux que la droite ne connaît cette
connexion : les conservateurs ne contrediraient pas si manifestement leur croyance en
un marché libéré des contraintes étatiques s’ils ne voyaient pas ce type d’hyper-
régulation comme une victoire importante.
31 Il ne s’agit pas ici de dire que la politique queer profiterait d’un regain d’idéologie
libérale, mais que la stabilité de l’hétéronormativité, centrale dans les processus
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d’accumulation et de reproduction du capital, nécessite un certain interventionnisme
dans la régulation du capital. Ainsi, parmi les fantasmes sur lesquels la loi de zonage
urbain s’appuie, l’un des plus troublants est-il la conception du quartier comme une
communauté d’intérêts fondée sur la résidence et la propriété. Dans le débat actuel,
une telle idéologie ne peut être remise en cause sur le plan politique, parce que ce
débat est dominé par l’idée que les sujets sexuels ne sont que des résidents, que le sujet
pertinent de la politique sexuelle est le riverain. Pourtant, un quartier comme
Christopher Street n’est pas qu’une affaire de voisinage. La vie locale de ce quartier
repose sur la présence quotidienne de milliers de non-résidents. Ceux qui vivent
véritablement dans le quartier du West Village ne devraient pas oublier leur dette vis-
à-vis de ces pèlerins principalement queer. Et nous ne devrions pas faire l’erreur de
confondre la classe des citoyens avec celle des propriétaires fonciers. Nombre de ceux
qui se promènent dans Christopher Street – qui sont principalement jeunes, queer,
africains-américains – n’auraient pas les moyens d’y résider. L’espace urbain est
toujours un espace d’accueil. Le droit à la ville s’étend à ceux qui en font usage
(Lefebvre, 1968 ; voir aussi Castells, 1983). Il n’est pas limité aux propriétaires. Ce n’est
pas un hasard si la politique de zonage méconnaît tant le fonctionnement de l’espace
urbain ; pour la sexualité normale, une telle méconnaissance est nécessaire au maintien
de l’illusion de son humanité et à la garantie de ses applications économiques et
juridiques.
Agiter et astiquer
32 La théorie sociale queer considère la sexualité comme une catégorie indispensable aussi
bien à l’analyse qu’à l’agitation politique et à la transformation sociale. Comme les
rapports de classe – qui ne sont aujourd’hui principalement visibles que sous les traits
de formes identitaires polarisées – l’hétéronormativité est un moteur essentiel de
l’organisation sociale aux États-Unis, une condition constitutive des rapports
d’inégalité et d’exploitation, y compris au sein même de la société hétérosexuelle.
Toute théorie sociale qui ne parvient pas à comprendre le rôle que joue
l’hétéronormativité participe de la reproduction de ces rapports.
33 Penser le sexe en public n’implique pas de se cantonner aux formes de son exclusion ou
de sa suppression. Bien que la pratique sexuelle ne soit pas l’objet des études queer, le
sexe y est partout présent. Mais alors, où sont donc les soubresauts, les mouvements
d’astiquage, les va-et-vient, la salive et les frottements auxquels vous pouviez vous
attendre – ou que vous pouviez craindre – dans un article sur le sexe ? Nous terminons
ce texte sur deux scènes qui auraient pu se dérouler le même jour dans nos
déambulations dans la ville. Un après-midi, nous sommes dans le même wagon de
métro qu’un jeune couple hétérosexuel que nous connaissons. Avec précaution, et
après moult circonvolutions, il amène dans la discussion la question des vibromasseurs.
Ces deux personnes sont de celles dont la reproductivité gouverne les vies, les
aspirations, les rapports à l’argent et à la propriété ; leurs relations à tout et tout le
monde est médiée par la reproduction. Toutefois, la femme a récemment lu dans un
magazine féminin un article à propos des sextoys et d’autres types d’érotisme non
reproductif. Elle et son mari ont commandé quelques produits et se sont
progressivement engagés dans des pratiques sexuelles que la plupart qualifieraient de
queer ; leurs corps se sont désordonnés et sont redevenus excitants à leurs yeux. Ils
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nous ont dit : vous êtes les seuls à qui nous puissions en parler ; auprès de l’ensemble de
nos amis hétérosexuels, nous passerions pour des pervers. Pour ne pas se sentir
pervers, ils devaient faire de nous le public de leur sexualité.
34 La question de l’aversion et de la perversion s’est manifestée à nouveau quelques jours
plus tard. Nous étions cette fois dans un bar, un bar fétichiste habituellement tout ce
qu’il y a de plus ordinaire mais qui accueille le mercredi la soirée « Pork », consacrée à
des performances sexuelles. On y voit généralement fessées, flagellations, rasages,
marquages, lacérations, bondages, humiliations et de la lutte – pas de quoi fouetter un
chat : les pratiquants amateurs ou plus chevronnés se pavanent pour obtenir la
reconnaissance de leur pairs, un peu comme dans un colloque universitaire. Cette nuit-
là, le bruit courait que l’on assisterait à une performance de vomissement érotique.
Voilà un spectacle qui semblait susceptible de nous gâcher l’appétit. Toutefois, s’il nous
a traversé l’esprit de quitter les lieux, cette pensée fut rapidement chassée par une
simple curiosité : à quoi ressembleraient les préliminaires ? Restons jusqu’à ce que cela
devienne trop salissant. On partira ensuite.
35 Un jeune homme d’une vingtaine d’années, dans le style skateur, monte sur la scène, à
peine surélevée, adjacente au bar. Il porte un short en élasthanne et un collier de chien.
Il s’assoit à son aise dans une chaise de contention. Son partenaire monte sur scène à
son tour et incline la tête du soumis27 vers le plafond, étirant sa gorge. Derrière eux se
trouve une table pleine d’aliments. Le domi commence à verser du lait dans la bouche
du jeune homme, puis de la nourriture, puis du lait à nouveau. Le lait coule, sur son
torse et sur le sol. Un rythme s’établit entre eux, ils vont à la limite de la nausée sans
jamais la franchir. Le soumis s’évertue à en avaler plus qu’il ne peut. Le domi prend
garde de donner des quantités qui ne permettent que d’étendre sa capacité d’ingestion.
De temps en temps, une petite bouteille d’eau est offerte comme un répit, mais
rapidement le rythme s’intensifie. L’estomac du garçon est pris de soubresauts,
s’agitant de manière presque compulsive.
36 C’est à cet instant précis que nous réalisons qu’il nous est désormais impossible de
partir, que nous ne pouvons pas même détourner le regard. D’ailleurs plus personne ne
le peut. La foule est captivée par l’exposition de cette scène d’intimité, cette scène de
contrôle et d’abandon, d’intensité et d’abjection. Au sein du public, on halète
doucement en signe d’admiration, puis on siffle, on tape des pieds et on crie des
encouragements. La foule s’est pressée contre la scène, formant un petit groupe, intime
et compact. Tandis que le domi finit par enfoncer deux puis trois doigts dans la gorge
du soumis, qui offre délibérément son ventre à la vue de tous pour les climax répétés,
nous réalisons que jamais encore il ne nous avait été donné de voir une telle mise en
scène de la confiance et de sa violation. Nous avons le souffle court. Toutefois, en bons
universitaires que nous sommes, nous avons aussi quelques questions. Le bruit courait
que le garçon était hétérosexuel. Nous aimerions demander : qu’est-ce que cela signifie
pour vous, dans ce contexte ? Comment avez-vous découvert que vous vouliez faire
cela ? Comment avez-vous trouvé un homme avec qui faire cela ? Comment en êtes-
vous venu à le faire dans un bar fétichiste ? Y a-t-il d’autres endroits où vous faites
cela ? Que ressentez-vous vis-à-vis de vos nouveaux partenaires, ce public ?
37 Nous n’avons pas pu poser ces questions, mais il y en a d’autres que nous aimerions
soulever maintenant, à propos de ces scènes où le sexe paraît plus sublime que le récit
lui-même, où il ne relève ni de la rédemption ni de la transgression, où il n’est ni moral
ni immoral, ni hétérosexuel ni homosexuel, ni lié à un quelconque axe de légitimation
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sociale. Nous avons affirmé que le sexe déjoue ces normes sociales qui, pour lui
attribuer une signification, misent sur son intelligibilité statique ou son
engourdissement28. Lorsque c’est le cas, les voies de la publicité mènent à la production
de contextes corporels non hétéronormatifs. Ces derniers engendrent des mondes non
hétéronormatifs en refusant de prétendre que leur origine se trouve dans la sphère
privée ; en affirmant qu’il sont des formes de sociabilité qui écartent l’argent et la
famille de la scène de la bonne vie ; en faisant du sexe la conséquence de médiations
publiques et d’une production de soi collective qui rendent possible des plaisirs
imprévus ; en tentant de former un support pour ces pratiques ; en s’opposant au
rachat de ces plaisirs tant par le pastoralisme sexuel rédempteur que par l’amnésie
imposée qui recouvre l’échec, la honte et le dégoût29.
38 On pense habituellement la sexualité comme relevant de l’intimité et de la subjectivité.
Nous venons cependant de démontrer combien cette représentation est limitée.
Toutefois, l’hétéronormativité de la culture états-unienne ne saurait être aisément
reterritorialisée ou contestée par des actes de volonté individuels, ni par une
subversion qui, loin de constituer le socle de l’organisation d’un public, serait
uniquement personnelle. Même les moments lyriques qui peuvent interrompre le récit
culturel hostile que nous avons ici déployé ne suffisent pas à défaire
l’hétéronormativité. Si nous gardons à l’esprit l’utopie que recèle l’idée de vie intime
normale, nous n’oublions pas pour autant que nous ne sommes pas mariés à cette idée.
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NOTES
1. La version originale de ce texte est parue en 1998 dans Critical Inquiry, 24 (2),
pp. 547-566.
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125
2. Sur le sexe en public au sens courant, voir P. Califia (1994) ; sur les actes et les identités, voir J.
E. Halley (1996). L’argument politique classique pour la libération sexuelle comme condition de
l’émancipation est avancé par H. Marcuse (1955). Dans la pensée contemporaine pro-sexe
inspirée par le premier volume de l’Histoire de la sexualité de Michel Foucault (1976), la
dénonciation de « l’injustice érotique et [de] l’oppression sexuelle » porte moins sur la question
de la liberté des individus que sur l’analyse des relations normatives et coercitives entre des
« populations spécifiques » et les institutions créées pour les gérer (Rubin, 1994 : 151). 151).
3. Le terme hétéronormativité renvoie aux institutions, structures de compréhension et
orientations pratiques qui donnent à l’hétérosexualité non seulement une cohérence – le fait
qu’elle soit organisée comme une sexualité – mais également un privilège (Warner, 1991). Sa
cohérence est toujours provisoire et son privilège peut prendre plusieurs formes (parfois
contradictoires) : une forme non marquée, en tant que langage élémentaire du personnel et du
social, et une forme marquée, qui en fait un état naturel, envisagé comme un accomplissement
idéal ou moral. Il s’agit moins de normes qui pourraient être résumées en un corps de doctrines
que d’un sens de la moralité aux manifestations contradictoires – souvent inconscientes,
immanentes à la pratique ou aux institutions. Dans certains cas, le rapport avec la pratique
sexuelle est peu visible – que l’on pense au récit de vie ou à l’identité générationnelle – mais une
hétéronormativité peut être à l’œuvre ; dans d’autres, certaines pratiques sexuelles entre
hommes et femmes peuvent ne pas être hétéronormatives. Ainsi l’hétéronormativé est-il un
concept distinct de celui d’hétérosexualité. L’une des différences les plus remarquables est que,
contrairement à l’hétérosexualité qui organise l’homosexualité comme son opposé, il n’a pas de
pendant. Parce que l’homosexualité ne saurait prendre appui sur cette droiture morale tacite,
implicite et socialement instituante qu’a l’hétérosexualité, on ne saurait parler
d’« homonormativité » dans les mêmes termes.
4. L’analyse reprend des éléments d’un texte de L. Berlant (1997 : 200-208).
5. Pour une analyse de la centralité du « sang » dans le discours nationaliste états-unien, voir les
travaux de B. Honig (2003).
6. Sur la forme familiale dans la rhétorique nationale, voir J. Fliegelman (1982) et S. Samuels
(1996). À propos des fantasmes d’assimilation génétique, voir R. S. Tilton (1994 : 9-33) et E. Lemire
(1996).
7. La littérature sur la gouvernementalité de l’État-providence est en pleine expansion. Pour un
exposé concis sur cette question, voir J. Habermas (1984). M. Warner (1995) a débattu du rapport
entre l’analyse habermassienne et la culture queer.
8. [NdT] L. Berlant et M. Warner font ici référence aux tentatives policières de piéger les
internautes en utilisant de faux comptes en ligne : un policier se faisant passer pour un mineur et
demandant un rendez-vous à caractère sexuel avec un adulte qui, s’il accepte, sera arrêté et
poursuivi pour tentative de détournement de mineurs. Aux États-Unis, ces « coups montés » ont
été une pièce maîtresse du dispositif policier de lutte contre la pédophilie dans les années 1990 et
2000.
9. [NdT] « Contract with America » est le nom d’une plateforme programmatique présentée par
le Parti républicain états-unien à l’occasion des élections au Congrès de 1994, lors du mandat de
Bill Clinton.
10. La géographie politique produit des effets de violence systématiques. Les pressions combinées
qu’exercent la propriété, la stigmatisation, le placard et la régulation étatique – comme en
témoignent les lois contre l’obscénité en public – contraignent les gays à se rendre dans des lieux
peu fréquentés s’ils veulent pouvoir se rencontrer. Ces mêmes lieux sont connus des agresseurs
homophobes et autres criminels et sont négligés par la police. Ceci a pour effet de naturaliser la
violence et la négligence de la police en donnant l’impression que les gays se rendant sur ces
lieux ont le goût du danger. Comme l’illustre le film documentaire de 1997 Licensed to Kill (Arthur
Dong), il est souvent difficile de combattre la violence homophobe par les voies légales : les
Questions de communication, 33 | 2018
126
victimes sont très réticentes quand il s’agit de parler publiquement de leur agression ou de
porter plainte et les agresseurs homophobes peuvent invoquer le contexte géographique de
l’agression pour mettre en cause les victimes elles-mêmes. Le système judiciaire participe de la
production de la violence à laquelle il est censé remédier.
11. En particulier dans les sciences humaines, les études gays et lesbiennes mettent souvent
l’accent sur des modèles psychanalytiques ou d’inspiration psychanalytique pour penser la
formation du sujet. Bien que ces modèles manifestent des divergences significatives, ils ont en
commun d’occulter, d’une part, les différences entre les catégories homme/femme et, d’autre
part, le processus hétéronormatif et son projet. Trois paradigmes propositionnels sont pertinents
ici : les thèses selon lesquelles l’identité humaine est fondamentalement structurée par des
identifications de genre qui sont intériorisées durant l’enfance ; celles qui mettent en équation
les évidences de l’identité de genre et la domination d’une idéologie « straight » relativement
cohérente, stable et verticale ; celles qui se focalisent sur un ordre symbolique phallocentrique
produisant des sujets genrés qui vivent le destin associé à leur positionnement en son sein. Les
intuitions et limites psychanalytiques et philosophiques de ces modèles (qui, selon nous, ne
rendent pas suffisamment compte des pratiques, institutions et incongruités de
l’hétéronormativité) doivent faire l’objet de plus de travaux. Les analyses les plus stimulantes qui
existent à l’heure actuelle sont celles de J. Butler (1993), L. Irigaray (1974 et 1977), T. de Lauretis
(1994), K. Silverman (1992) et M. Wittig (1992). Le travail psychanalytique sur la sexualité
n’enferme pas toujours les actes et penchants dans une « identité », qu’elle soit naturelle ou
construite (Bersani, 1987, 1995).
12. Nous empruntons la notion de métaculture à G. Urban (1991, 1996). Sur la normalisation, voir
M. Foucault (1975 : 216 ; 1976 : 189) qui tire son argument des recherches de G. Canguilhem
(1943).
13. Nous sommes ici inspirés par les recherches d’E. Zaretsky (1986) et S. Coontz (1988), bien que
l’hétéronormativité ne soit pas une problématique importante dans les travaux de S. Coontz.
14. Sur la privatisation et la politique de l’intimité, voir les textes de L. Berlant (1997a, 1997b), B.
Honig (2003) et R. Pollack Petchesky (1995). Sur la privatisation et le national-capitalisme, voir les
travaux de D. Harvey (1989) et M. Davis (1992).
15. La conception de la communauté constitue une limite de l’historiographie gay. Dans des
études par ailleurs intéressantes et importantes (Newton, 1993 ; Lapovsky Kennedy, Davis, 1993 ;
Chauncey, 1995), la communauté est pensée comme un ensemble de rapports interindividuels, en
face à face – des rapports inscrits dans le local, fondés sur l’expérience directe et la proximité,
saturant l’existence. Or, les mondes queer se manifestent rarement sous cette forme. Cherry
Grove – un complexe saisonnier qui dépend grandement des habitants de New York qui viennent
y passer le week-end – est peut-être moins l’archétype de la « ville gay et lesbienne » que veut y
voir E. Newton (1993) que l’illustration du fait que les sites gays et lesbiens sont des espaces
spécialisés dans lesquels des passages peuvent faire émerger un monde alternatif. Le livre de J.
D’Emilio, Sexual Politics, Sexual Communities (1983), est un bon exemple du pouvoir d’imagination
que porte l’idéalisation de la communauté locale pour les gays et lesbiennes : il retrace
l’émergence parallèle d’un mouvement politique et d’une scène locale, notamment par les bars,
et montre que, lorsque le « mouvement » et la « sous-culture » commencent à converger à San
Francisco, il en résulte une nouvelle formation sociale fondée sur une forme d’utopie. J. D’Emilio
(1993 : 195) affirme que « c’est en réalité une “communauté” qui se formait autour de cette
orientation sexuelle commune ». L’auteur prend soin de maintenir le terme communauté entre
guillemets, y compris dans une phrase où il affirme son existence dans les faits.
16. Rares sont les travaux consacrés à l’intimité qui ne présupposent pas qu’un tel « réseau de
réciprocités » soit la nature même de l’intimité ou une valeur humaine cardinale. Les Fragments
d’un discours amoureux de R. Barthes (1977) et Amour comme passion de N. Luhmann (1982) tentent
tous deux, bien que de manières très différentes, de décrire analytiquement la production de
Questions de communication, 33 | 2018
127
l’intimité. La tentative d’A. Giddens (1992) de théoriser l’intimité comme « relation pure » est
plus typique. On constatera, non sans quelque ironie, que, dans les travaux de ce dernier, les gays
font figure de « pionniers » dans la distinction entre la « relation amoureuse pure » et ces
institutions et contextes exogènes que sont le mariage et la reproduction.
17. [NdT] A. Sullivan est un polémiste républicain, à la fois très conservateur et ouvertement gay.
Radicalement opposé à l’idée que les gays et lesbiennes devraient porter un quelconque projet de
transformation sociale, il défend une logique d’assimilation de ces derniers et de protection de
l’ordre social.
18. Le processus par lequel un monde est créé – tel que nous le décrivons ici – est vu dans
certaines traditions de la théorie sociale comme commun à l’ensemble des acteurs sociaux. Par
exemple, voir l’accent mis par A. Schütz (1932) sur les pratiques de typification et les projets
d’action impliqués dans la connaissance ordinaire du social. Cependant, dans la plupart des cas,
le monde social n’est pas tant conçu comme une construction prenant pour point de référence
des types ou des projets que comme une totalité représentée dans une forme capable de se
reproduire. La famille, l’État, un quartier, l’espèce humaine ou des institutions telles l’École et
l’Église : ces figures de l’être social ont pour caractéristique commune de renvoyer une certaine
image de plénitude que les contextes queer de création de mondes sont rarement en capacité
d’approcher. Quand bien même ces derniers pourraient ressembler aux processus ordinaires de
création de mondes, les mondes queer ne sont pas en mesure de représenter une existence sociale
considérée comme allant de soi.
19. [NdT] La traduction est littérale : « co-conspirators ». Elle renvoie, avec une pointe d’humour,
au fait que les couples homossxuels ont été – du fait de la criminalisation de ces relations –
perçus comme des « co-conspirateurs » dans l’accomplissement d’un crime ou délit (selon la
législation en vigueur).
20. Sur la question des rapports entre M. Foucault et J. Habermas, nous nous inspirons de T.
McCarthy (1991 : 43-75).
21. Sur l’importance dans la vie des hommes gays de ces espaces semi-publics que sont les
pissotières, les toilettes et les saunas, voir G. Chauncey (2003) et L. Edelman (1992). Les espaces
semi-publics où se déploient les pratiques sexuelles des gays et lesbiennes sont étudiés par D. Bell
et G. Valentine (1995).
22. Certains auteurs (Honneth, 1992 ; Taylor, 1994) ont récemment proposé la notion de demande
de reconnaissance comme mode de compréhension de la politique multiculturelle. Nous
suggérons ici que la politique queer, même si elle conteste en effet les modalités de
reconnaissance, ne saurait être réduite à une politique de reconnaissance et opposée à une
politique de redistribution. Voir la distinction proposée par N. Fraser (2011 : 13-42).
23. [NdT] Comme l’explique S. K. Cahn, entre les années 1930 et 1970, le softball – sport dérivé du
base-ball – fut un « important lieu de l’identité et de la subculture lesbienne aux États-Unis ».
Voir S. K. Cahn, 1993, « From the “Muscle Moll” to the “Butch” Ballplayer: Mannishness,
Lesbianism and Homophobia in U.S. Women’s Sport », Feminist Studies, 19 (2), pp. 356-357.
24. Cette voie politique est désormais de plus en plus préconisée au sein même du mouvement
gay. Par exemple, voir les ouvrages d’A. Sullivan (1997), M. Signorile (1997), G. Rotello (1997), W.
N. Eskridge Jr. (1996), R. M. Baird et S. E. Rosenbaum (1996) ou M. Strasser (1997).
25. [NdT] Votée en 1995 par le conseil municipal de New York, cette loi a été soutenue par le
maire Rudolph Giuliani.
26. [NdT] Les « freedom rings » sont des bagues que l’on porte, aux États-Unis, pour fêter un
événement ou un changement de vie.
27. [NdT] Ici employés pour traduire « bottom » et « top », les termes soumis et domi sont utilisés
sous cette forme dans la subculture gay pour décrire des rôles au sein de jeux érotiques mettant
en scène un rapport de pouvoir.
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28. Sur l’engourdissement comme affect et manifestation de l’aspiration à une appartenance
sociale normative, voir L. Berlant (1997 : 59-60, 79-81).
29. Cet argument classique contre le pastoralisme sexuel offrant la rédemption de l’idéologie
sexuelle normative a été formulé par L. Bersani (1987) ; pour une étude plus générale des
représentations de la rédemption, voir L. Bersani (1990).
RÉSUMÉS
À partir d’un questionnement sur les médiations de la sexualité dans l’espace public, l’article
propose une analyse critique de l’hétéronormativité inspirée aussi bien par les travaux de Jürgen
Habermas et Michel Foucault que par la théorie queer. Il donne à voir le processus de constitution
de l’hétéronormativité en une culture publique hégémonique. Bien que la culture hétérosexuelle
ne compose ni une idéologie cohérente, ni un ensemble homogène de croyances partagées, elle se
manifeste de façon diffuse dans presque chaque aspect des formes et des arrangements de la vie
sociale : la nationalité, l’État et le droit, l’économie, la médecine, l’éducation ou encore les
conventions narratives. Une telle culture publique prend appui sur l’idéologie de l’intimité et ses
institutions qui participent d’un double mouvement de privatisation du sexe et de sexualisation de la
personnalité. En excluant le sexe des objets de débat public et en le réduisant à une affaire
strictement personnelle, les conventions hétéronormatives de l’intimité empêchent la formation
de cultures sexuelles publiques non normatives.
This essay interrogates the mediations of sexuality in the public sphere and provides a critical
analysis of heteronormativity inspired by works by Jürgen Habermas, Michel Foucault and queer
theory. More specifically, it explores the construction of heteronormativity as a hegemonic
public culture. Although heterosexual culture is neither a single ideology nor a unified set of
beliefs, it manifests itself in almost every aspect of the forms and arrangements of social life:
nationality, the State, and the law; commerce; medicine; and education; as well as narrative
conventions. Such a public culture relies on the ideology and institutions of intimacy, which
contribute to a double movement of privatization of sex and sexualization of personhood. By making
sex seem irrelevant or merely personal, heteronormative conventions of intimacy block the
building of nonnormative public sexual cultures.
INDEX
Mots-clés : espace public, cultures sexuelles, hétéronormativité, théorie queer, médiations
Keywords : public sphere, sexual cultures, heteronormativity, queer theory, mediations
AUTEURS
LAUREN BERLANT
Center for the Study of Race, Politics and Culture
Center for the Study of Gender and Sexuality
University of Chicago
Questions de communication, 33 | 2018
129
USA-IL 60637
l-berlant[at]uchicago.edu
MICHAEL WARNER
Yale University
USA-CT 06520
michael.warner[at]yale.edu
Questions de communication, 33 | 2018
130
Les festivals queer, lieux deformation de contre-publicstransnationauxQueer Festivals as Spaces for the Construction of Transnational Counterpublics
Konstantinos Eleftheriadis
1 Ces dernières années, les débats sur l’histoire du mouvement et de la théorie queer, des
performances ou des production culturelles queer ont proliféré tant dans l’espace
académique anglophone (Crosby et al., 2012 ; Hall, Jagose, 2012 ; Shepard, 2009 ; Puar,
2012 ; Floyd, 2009) où ils ont émergé, que dans le contexte francophone (Bourcier,
2011 ; Cervulle, Farges, François, 2015 ; Borghi, 2014). Ces recherches ont contribué à
complexifier l’appréhension des identités sexuelles minoritaires et marginalisées ainsi
qu’à penser l’hétérosexualité (et l’homonormativité) en tant que régime politique ayant
une fonction de régulation sociale (Wittig, 1992). Elles s’appuient sur une démarche de
dénaturalisation des binarismes homme/femme et homosexuel/hétérosexuel et visent
à reconceptualiser le sujet politique à partir du dépassement de ceux-ci.
2 Cependant, les études empiriques sur le mouvement queer actuel, ses espaces, ses
répertoires d’action et ses cadres cognitifs peinent à trouver place dans ces débats, ce
qui amène souvent à réduire le mouvement queer aux seules théories issues du champ
académique. Or, une série d’actions militantes en Europe se définissant comme queer
s’est déployée depuis 1998 (avec le premier festival Queeruption) dans plusieurs centres
urbains européens ; ce qui invite à (re)penser le queer comme un mode d’organisation
militante autonome, inscrit dans des espaces précis où différents acteur·rice·s, aux
trajectoires et positions sociales diverses mettent en place des pratiques militantes
obéissant à des logiques d’action collective propres. Ainsi analyser les actions
militantes queer est-il un moyen de contextualiser les liens entre la théorie et le
mouvement queer. En effet, si cette théorie repose sur un dispositif discursif selon
lequel il n’y a pas d’identités de sexe (homme/femme) et de sexualités (homosexuelle/
hétérosexuelle) naturelles, mais « une multiplicité des corps qui s’élèvent contre les
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131
régimes qui les construisent comme “normaux” ou “anormaux” » (Preciado, 2003 : 23),
comment se traduit-elle concrètement dans l’organisation militante du mouvement ?
3 Le mouvement queer a recours à une multiplicité de répertoires d’actions, de pratiques
militantes et de dispositifs communicationnels et techniques, allant au-delà de la
théorisation queer et renvoyant plutôt à l’histoire de réseaux militants antérieurs. Par
conséquent, appréhender le militantisme queer devrait permettre de considérer les
processus de fabrication concrète du mouvement et de construction des publics qu’il
organise. Ces publics ne revendiquent pas de réformes des politiques publiques, mais se
construisent à partir de discours qui établissent « leurs relations intimes et leurs corps
sexuels […] comme des projets de transformation »1 (Warner, 2002 : 88). Si ces contre-
publics, comme les désigne Michael Warner (ibid. : 50), sont avant tout organisés par des
« espaces de discours », les formes de « sociabilité incarnée » (embodied sociability)
restent très importantes (ibid. : 89) car les contre-publics peuvent ne pas être organisés
par une réflexion rationnelle-critique, mais par des espaces performatifs où leur
expressivité créative peut se mettre en action. Pour autant, les débats sur l’espace
public et les contre-publics ont peu cherché à comprendre comment s’organisent dans
la pratique ces espaces qui donnent lieu à des « sociabilités incarnées ».
Où en sommes-nous avec les contre-publics ? Lesfestivals queer contre l’espace public dominant
4 Les contre-publics queer se forment à partir de revendications discursives et de
modalités de prise de parole ou d’intervention dans le débat articulées autour de
normes alternatives à celles de l’espace public dominant quant à ce qui peut être dit ou
fait et comment. Ces contre-publics entretiennent une conscience de leur statut
subordonné et marquent leur différence non seulement vis-à-vis du public général,
mais aussi du public dominant. Ainsi Michael Warner s’inscrit-il dans une série de
travaux critiques vis-à-vis de la neutralité supposée de « l’espace public » telle que
posée par Jürgen Habermas (1962). Nancy Fraser fut l’une des premières à développer
une théorie centrée sur les espaces publics « subalternes ». À partir de l’exemple des
mouvements féministes, elle a mis en avant le caractère exclusif de l’espace public, tel
qu’il est conçu dans la proposition de Jürgen Habermas :
« Non seulement il a toujours existé une pluralité de publics concurrents, mais lesrapports entre les publics bourgeois et les autres ont toujours été conflictuels. Lescontre-publics ont en effet contesté les normes exclusives du public bourgeoisquasiment dès l’origine, élaborant de nouveaux styles de comportements politiqueset de nouvelles normes de discours public » (Fraser, 2001 : 133).
5 L’analyse de Nancy Fraser a elle-même fait l’objet de critiques. Pour Michael Warner
(2002 : 86), le sens donné aux contre-publics devrait être « plus fort que s’il s’agissait
simplement de subalternes avec un agenda réformiste ». Ainsi met-il en garde contre la
perspective « rationnelle-critique » que Nancy Fraser emploie pour décrire ces
« contre-publics subalternes » en raison de son ancrage dans le registre habermassien :
« La description par Fraser de ce que font les contre-publics […] donne l’impression
d’être une description habermassienne classique des publics rationnels-critiques,
devant laquelle on aurait rajouté le mot oppositionnel » (Warner, 2002 : 85).
6 Au-delà du discours critique que les contre-publics produisent, ces derniers mettent
également en jeu les styles du discours et de la communication. Dans cette perspective,
Questions de communication, 33 | 2018
132
les travaux de la philosophe féministe Iris Marion Young constituent un cadre
pertinent pour penser la communication au-delà de son cadre rationnel-critique. Ainsi
ont-ils discuté les pratiques d’inclusion dans une situation de « démocratie
délibérative » en se concentrant non uniquement sur le contenu de ce qui est dit, de ce
qui est condensé sous la forme d’un discours politique classique avec des arguments
bien identifiés, mais aussi sur les modes de communication « générateurs
d’exclusions ». Iris Marion Young (2000 : 53) en identifie trois : la salutation (greeting), la
rhétorique (rhetoric) et la narration (narrative). La salutation est présentée comme la
reconnaissance publique de l’interlocuteur·rice qui mène à l’instauration d’une éthique
de confiance. La rhétorique est définie comme l’ensemble des modes d’expression d’un
argument qui conduit à la persuasion. L’argument ne prend pas uniquement la forme
d’un monologue, mais se présente souvent comme une performance ou un slogan
humoristique, voire ironique (Young, 2011 : 140). Enfin, la narration permet aux
groupes privés de ressources de s’assumer publiquement à travers, par exemple, le
récit d’une expérience (Young, 2000 : 53). Ces trois paramètres contribuent à la
construction de publics à partir de la mise en place d’affinités collectives (ibid. : 72).
Ainsi le conflit porté par les contre-publics peut-il concerner non seulement les
contenus des arguments, mais également les modes d’adresse et les moyens sur lesquels
ils reposent. Les contre-publics déploient donc dans l’espace public des protocoles de
langage distincts de ceux du public dominant – parmi lesquels se trouvent notamment
la rhétorique théâtrale et la narration underground. Selon Iris Marion Young (2011 :
155), ces modes de communication « ne visent pas à susciter l’assentiment, mais à
perturber les idées reçues ».
7 Pour Michael Warner, le contre-public queer apparaît justement afin de « perturber » le
mouvement gay et lesbien américain mainstream du début des années 19902. Inspiré lui-
même par les groupes queer de cette époque, l’auteur engage une réflexion sur leur
apport aux débats sur l’espace public, sur les identités et sur les mouvements sociaux
(Warner, 1993). D’après lui, les discours que génère ce nouveau mouvement ne sont pas
uniquement des idiomes différents ou alternatifs (comme Nancy Fraser aurait pu le
soutenir), mais des styles de langage qui peuvent être vus avec hostilité et dans lesquels
le langage revêt un caractère poétique-expressif (Warner, 2002 : 86). Prenons l’exemple
de Queer Nation, ce groupe crée par des militant·e·s d’ACT-UP à New York en 1990. Dans
ses tracts et fanzines, dont Michael Warner avait certainement connaissance, Queer
Nation utilise une rhétorique ne relevant pas d’un style désincarné et détaché tel qu’il
peut être utilisé dans un discours politique classique (Young, 2000 : 63). Dans leur
production discursive, les membres de Queer Nation mettent largement en avant des
récits de leurs expériences. Dans un premier temps, les ravages du sida ont une
influence majeure sur la formulation d’une colère contre la société et l’État, ce dernier
étant vu comme laissant « mourir » les personnes malades : « En tant que queer vivant-e
et en bonne santé, tu es un-e révolutionnaire. Il n’y a rien sur cette planète qui
reconnaisse, protège ou encourage ton existence. C’est un miracle que tu sois là à lire
ces mots. Selon toute logique, tu devrais être mort-e » (Queer Nation, 1990).
8 Dans un deuxième temps, le groupe s’en prend directement à l’État qui soutient
l’hétérosexualité comme régime dominant : « Je réclame un moratoire sur le mariage
hétéro, sur les bébés, sur les démonstrations publiques d’affections envers le sexe
opposé et les images médiatiques qui promeuvent l’hétérosexualité » (ibid.). De même,
il s’en prend aux individus hétérosexuels avec des phrases comme « Les hétéros sont
ton ennemi » (ibid.). Nous pouvons croire que ces rhétoriques se sont heurtées
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133
directement aux normes qui régissaient (et régissent toujours) l’espace public
américain.
9 Par ailleurs, au-delà de leur contexte local, les contre-publics sont soumis aux
transformations liées au processus de transnationalisation de l’espace public. En 2007,
Nancy Fraser a relevé ce paramètre négligé par Jürgen Habermas qui conçoit l’espace
public dans un contexte essentiellement national. Selon elle, la transnationalisation
renvoie précisément à l’extension de la communication hors du cadre national. Il s’agit
d’un processus aidant à comprendre les reconfigurations successives à la perte de
souveraineté des États-nations face à l’importance accrue des institutions
supranationales (comme l’Union européenne) et face à l’émergence de problèmes
publics globaux appelant des réponses globales (comme la lutte contre le
réchauffement climatique ou le terrorisme). Cette nouvelle conceptualisation
transnationalisée de l’espace public n’a pas conduit à une reformulation du concept de
« contre-public subalterne ». Néanmoins, nous pouvons facilement déduire que si
l’espace public se transnationalise, les contre-publics également, du moins, participent-
ils aussi de ce processus. Les analyses de Nancy Fraser, Iris Marion Young et Michael
Warner invitent donc, dans un premier temps, à repenser les contre-publics à partir de
leurs pratiques et modes d’organisation, au-delà de leurs discours critiques. Dans un
second temps, ces analyses permettent d’interroger les contre-publics en considérant la
transnationalisation qu’ils vivent, et la manière dont ils s’emparent de ce processus à
travers leurs pratiques de communication.
10 Pour aborder ces questions, il paraît important de décrire et analyser les pratiques
militantes des différentes composantes du mouvement queer. En analysant ces pratiques,
nous clarifierons la manière dont le mouvement traduit la théorie queer et notamment
la manière dont il construit ses publics militants. Nous centrerons en particulier
l’analyse sur les pratiques d’organisation et de communication. Ce sont ces pratiques qui
permettent aux acteur·rice·s queer de construire des arènes publiques à partir
desquelles il·elle·s pourront situer leurs identités et leurs discours en position de conflit
avec l’espace public dominant – ce dernier étant constitué sur la base d’une exclusion
des personnes ne correspondant pas aux conceptions normatives du binarisme sexuel
et de genre. L’analyse des pratiques militantes, notamment celles de communication
externe et interne dans le cadre de festivals queer, nous conduira à voir la construction
de publics transnationaux. En s’adressant à leurs publics par divers moyens, les
festivals queer s’inscrivent dans un processus de dépassement des frontières : celles de
genre et de sexualité, mais aussi celles des États-nations.
11 L’enquête est construite à partir d’un terrain d’observation participante dans cinq
festivals queer . Les témoignages sont issus de 30 entretiens (récits de vie) avec des
organisateur·rice·s et des participant·e·s. Nous utilisons également des matériaux
produits par des organisateur·rice·s, sur support papier et numérique. Les festivals
queer analysés ont eu lieu dans cinq capitales européennes entre 2011 et 2013 :
le Copenhagen Queer Festival (25-30 juillet 2011, Copenhague, Danemark) ;
le quEAR! (5-7 août 2011, Berlin, Allemagne) ;
le Oslo Queer Festival (22-25 septembre 2011, Oslo, Norvège) ;
le Querristan (18-20 mai 2012, Amsterdam, Pays-Bas) ;
le Da Mieli a Queer : Culture e pratiche LGBTI in movimento (« De Mieli au Queer : cultures et
pratiques LGBTI en mouvement »3, 4-7 avril 2013, Rome, Italie) ;
le Querristan (30 mai-2 juin 2013, Amsterdam, Pays-Bas).
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Questions de communication, 33 | 2018
134
12 Dans la partie suivante, nous étudierons les pratiques d’organisation. Par la suite, nous
nous focaliserons sur celles de communication déployées avant et pendant les festivals.
Nous conclurons avec une mise en perspective des « contre-publics transnationaux » et
une analyse sur la façon dont les festivals queer permettent de penser la jonction entre
pratiques militantes et déstabilisation des identités de genre et de sexualité.
La construction des contre-publics à travers lespratiques d’organisation
13 Le mouvement queer et les discussions théoriques développées à partir des textes
anglophones ont eu un impact sur la politisation des identités sexuelles et de genre en
Europe. Héritier du mouvement d’altermondialisation et du réseau Queeruption des
années 2000 (Brown, 2007 : 2685), le mouvement queer européen s’est cristallisé autour
de différents répertoires de pratiques, le plus important étant le festival. Les festivals
queer sont « des sites politiques qui génèrent de nouvelles identités collectives, en
mettant en avant l’idée de rupture de la binarité de genres et de sexualité sur lesquels
les sociétés ont été construites : homme/femme, gay/hétéro, cis4/trans »
(Eleftheriadis, 2014 : 146). Les festivals sont des scènes sur lesquelles la circulation d’un
certain type de discours est permise : un discours centré sur la fluidité du genre et sur
l’expressivité du désir homo/transgenre. En outre, ils s’organisent autour de la mise en
place d’une série de pratiques organisationnelles spécifiques : squat, horizontalité du
processus décisionnel, Do It Yourself (DIY). Ces pratiques permettent de comprendre le
type d’éthos véhiculé par les festivals à leurs participant·e·s, qui les distingue des
mouvements gays et lesbiens : un éthos anarchiste et anti-commercial. Ces pratiques
s’inscrivent dans la tradition des mouvements autonomes qui ont proliféré dans les
squats militants des centres urbains européens5, centrés sur la politisation immanente
aux modes de vie. Gavin Brown (2007 : 2686-2687) rappelle que les mouvements queer
anticapitalistes des années 2000 ont été anti-assimilationnistes et n’ont pas cherché à
constituer la « normalité » en base de revendication pour l’égalité.
14 Les festivals queer soutiennent une économie politique et symbolique spécifique à
travers certaines pratiques organisationnelles. Dans un premier temps, ceux-ci
fonctionneraient de façon à se tenir en dehors du système de production commerciale.
Des pratiques comme le DIY, le dumpster-diving (« faire les poubelles ») ou encore la
cuisine végane permettent l’élaboration d’un projet collectif qui ne répondrait pas aux
impératifs de consommation du système capitaliste. Ces pratiques contribuent à la
différenciation des publics queer par rapport à ceux de la scène gay et lesbienne, perçue
comme saturée par des produits commerciaux et où la consommation de biens et
d’expériences participerait de la confirmation même de l’identité gay ou lesbienne. Au
niveau symbolique, ces pratiques organisationnelles constituent un marqueur
inscrivant les publics dans le militantisme d’extrême gauche extra-parlementaire. Elles
confirment les liens avec les sous-cultures et mouvements anarchistes à travers la
promotion d’un éthos et d’un style de vie libertaire.
15 En outre, les festivals queer ont des modes d’organisation antihiérarchiques puisant
dans des répertoires de fonctionnement de la démocratie délibérative (Young, 2000).
Tou·te·s les participant·e·s sont invité·e·s à contribuer aux processus de prise de
décisions pour que ces dernières puissent être considérées comme le résultat d’un large
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135
consensus. Ainsi les festivals organisent-ils des assemblées plénières et des assemblées
thématiques, tenues une fois par jour. Pendant celles-ci, les organisateur·rice·s
présentent les questions du jour, alors que les participant·e·s commentent, suggèrent et
critiquent les événements de la veille. Ces assemblées peuvent se dérouler le matin ou
l’après-midi et donnent souvent lieu à la formation de nombreux sous-comités
thématiques se chargeant des activités collectives : cuisine, sex parties6, ateliers,
nettoyage. Cependant, cette éthique de la communication quotidienne (Young, 2000 :
59) se heurte au manque d’engagement de certain·e·s participant·e·s qui ne s’inscrivent
pas pleinement dans le caractère DIY de ces festivals. Par exemple, il peut manquer des
volontaires pour le nettoyage ou des « vigiles » de nuit, problèmes particulièrement
soulignés par les organisateur·rice·s.
16 Dans cette économie politique et symbolique, nous pouvons aussi ajouter que ces
pratiques d’organisation relèvent d’une politique préfigurative. Comme l’indique Darcy
K. Leach (2013), une politique préfigurative est un type de projet politique dont les fins
sont « fondamentalement façonnées par les moyens ». Les militant·e·s queer choisissent
donc des moyens qui matérialisent ou préfigurent le type de société qu’ils veulent
créer. Par conséquent, les festivals, qui durent trois à sept jours, permettent la mise en
œuvre et la réalisation d’expériences éphémères de « fabrication d’un monde » (world-
making) (Warner, 2002 : 87).
17 Il est important de noter que les pratiques organisationnelles et le projet de
préfiguration empruntent à des logiques que l’on retrouve dans d’autres mouvements
« horizontaux ». Nous pensons en particulier aux mouvements féministes (Fillieule,
Masclet, 2013 : 350), au mouvement altermondialiste (Sommier, 2003) ou encore aux
mouvements des places (par exemple, les Indignados, Nez, 2012). C’est à partir des
pratiques d’organisation horizontales (assemblées, recherche du consensus, ateliers,
cuisine collective, etc.) que les festivals queer créent des scènes où les
organisateur·rice·s et participant·e·s se donnent l’espace et le temps pour proposer des
interprétations de leurs identités, intérêts et besoins en opposition à celles ayant cours
dans l’espace public dominant qui est régi par des normes démocratiques libérales et
hiérarchiques.
18 En s’adressant à un nombre infini et indéfini de participant·e·s, les festivals queer visent
à créer des publics traversés par la prolifération des identités de genre et des
sexualités, telle que conçue par les théories queer. Au-delà donc des répertoires et
pratiques empruntés à des mouvements horizontaux, ces festivals souhaitent
également insuffler une touche de sexualité « perverse » et de genre « déstabilisé ». Par
exemple, mentionnons les sex parties (Copenhagen Queer Festival et Queeristan),
comme des moments où les militant·e·s et participant·e·s ont pu expérimenter de
nouvelles pratiques sexuelles ou simplement s’engager dans des jeux de plaisir.
L’organisation des sex parties prend également en compte les sensibilités de genre.
Ainsi, parallèlement aux zones ouvertes à tou·te·s les participant·e·s, indépendamment
de leur genre, des zones non mixtes sont prévues pour des personnes transgenres ou
pour des femmes cis. Le but est de disposer d’un safe space où ces personnes minorisées
dans l’espace public dominant ne se sentent pas (une fois de plus) menacées ou
agressées. C’est d’ailleurs dans cet esprit que l’accès aux sex parties est régulé. Au
festival de Copenhague, le comité d’organisation des sex parties a collé des affiches
précisant les « codes » à respecter afin que les consignes soient accessibles à tou·te·s les
participant·e·s. Ainsi, à l’entrée, des « vigiles » (membres du comité d’organisation)
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posaient-ils des questions aux entrant·e·s et leur permettaient l’accès en fonction de
leurs réponses. Par exemple, la question qui m’a été posée faisait référence à la division
de l’espace en quatre zones. Les « vigiles » à la porte m’ont demandé d’énumérer et
d’expliquer les quatre zones préétablies afin de s’assurer que j’avais bien compris la
logique de cette séparation. Au Queeristan, la veille de la sex party, les organisatrices ont
distribué des prospectus détaillant ses codes. Ce document a constitué le laissez-passer à
la fête. Ainsi les personnes intéressées devaient-elles le présenter aux « vigiles » pour y
accéder. Malgré la formalisation de l’entrée à ces lieux, il faut noter que la socialisation
et les affinités avec des organisatrices facilitaient le contournement des procédures
avec, par exemple, la possibilité d’appeler une organisatrice pour lui demander le code
ou son rappel.
19 L’installation des espaces sexuels et la promotion des expériences sexuelles constituent
cette touche distincte qui construit partiellement les publics des festivals comme
« queer ». La question du genre, avec notamment celle de sa déstabilisation, se pose
également dans les pratiques des festivals et constituent l’autre paramètre qui
construit performativement ces espaces comme « queer ». En dépit de sa non-
autorisation par les autorités, la tenue à Rome d’une Slutwalk (« marche des salopes »)
le 6 avril 2013 dans le cadre du festival Da Mieli a Queer s’inscrit dans une démarche de
revendication d’une identité féministe pro-sex. La SlutWalk se conçoit comme un
répertoire d’actions qui, tout en empruntant aux mouvements de gauche la forme
traditionnelle de la manifestation, l’enrichit en se focalisant sur l’inversion du stigmate
et la célébration de l’insulte slut7. Cette stratégie discursive s’inscrit dans le sillage
d’autres détournements identitaires, dont le terme queer constitue un cas exemplaire.
L’organisation d’une telle marche dans le centre de la capitale italienne n’a pas
uniquement fourni aux participant·e·s du festival une perspective pro-sex, mais elle a
également contribué à construire ses publics à partir de cadrages et de symboles
généralement perçus comme menaçant la morale de l’espace public (Warner, 2002 : 86).
Nous faisons notamment référence aux tenues des manifestant·e·s : des garçons portant
des vêtements traditionnellement féminins, voire exagérément féminins ; des filles
portant des mini-jupes et des blousons transparents, faisant référence à des corps
hypersexualisés, raison pour laquelle certaines féministes ont par ailleurs, à plusieurs
reprises, critiqué ce type d’actions (Bilge, 2015). Les festivals queer empruntent donc
des répertoires d’actions à d’autres mouvements sociaux (manifestations, squats, etc.),
mais les enrichissent avec leur propre touche politique et esthétique qui propose de
nouvelles identifications de genre et de sexualité8.
20 Les festivals queer s’efforcent de créer des publics via aussi certains idiomes. Ainsi
établissent-ils des protocoles de langage sur ce qui peut être dit ou sur ce qui va de soi
vis-à-vis de la sexualité et du genre. Être présent dans un festival queer offre donc, par
exemple, la possibilité de ne plus devoir faire son coming-out. La présomption
d’hétérosexualité qui, dans le langage ordinaire, reconstitue quotidiennement le
placard est suspendue. La question « es-tu une femme ou un homme ? » semble
également hors de propos, les festivals mettant en place des protocoles permettant que
cette question soit peu posée. Ainsi, dans plusieurs festivals, la mise en place d’un
dispositif de rubans colorés est-elle prévue, les participant·e·s pouvant choisir de porter
un ou plusieurs rubans de leur choix. Chaque couleur représente une appellation de
genre différente, ce qui permet aux autres participant·e·s de reconnaître l’association
de la couleur avec un genre spécifique et d’appeler ainsi les personnes selon la couleur
(et donc le genre) de leur choix. Par exemple, si le vert correspond au prénom anglais
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he, les participant·e·s s’adressent à cette personne au masculin. D’autres couleurs (et
donc genres) sont à disposition, par exemple she, it, they, les deux derniers fonctionnant
comme un moyen d’échapper au binarisme homme/femme.
21 Le discours queer et les protocoles de langage qui l’accompagnent (suspension des
questions sur le « vrai » sexe des participant·e·s, choix des pronoms, safe space, etc.)
informent sur les conventions discursives et leur circulation dans les festivals. C’est à
partir de ces conventions que les participant·e·s se voient protégé·e·s d’un espace public
hétéronormé et genré. Dans la mesure où ils s’opposent à ce dernier, les publics
constitués par les festivals sont donc des contre-publics.
22 Ceci dit, ce n’est pas parce que les festivals queer s’opposent à la normativité qu’ils sont
le résultat d’un consensus irénique. Plusieurs controverses portent souvent sur les
limites du mode d’organisation horizontale où la quête du consensus semble parfois
être imposée plus que débattue. Nous pouvons faire référence au caractère végan des
festivals qui est souvent perçus par certain·e·s participant·e·s comme imposé par une
culture de classe moyenne blanche. De même, certaines personnes se plaignent
couramment du fait d’être appelées par leur genre assumé, ce qui est perçu comme du
sexisme ou de la transphobie, ou encore du leadership informel de certains garçons cis. À
ce propos, le cas de la Slutwalk de Rome est riche d’enseignements. À sa fin, des
critiques virulentes ont dénoncé le rôle de leader que certains garçons cis s’étaient
attribués pendant son déroulement. Par ailleurs, le manque de minorités visibles dans
l’organisation active des festivals (à l’exception du Queeristan) ainsi que l’absence de
dispositifs d’accompagnement pour les personnes en situation de handicap physique a
déjà suscité des conflits sur le caractère potentiellement discriminatoire de ces
événements. Ainsi les codes et normes de ces festivals sont-ils souvent critiqués comme
s’ils n’étaient appropriés qu’à des militant·e·s blanc·he·s de classe moyenne et valides9.
23 Nous avons examiné le rôle des pratiques d’organisation des festivals queer. Ceux-ci
fonctionnent comme des laboratoires de formation des contre-publics qui, à travers
leurs pratiques, mettent en exergue leur caractère oppositionnel aux normes sexuelles
et de genre régissant l’espace public. Ils empruntent à d’autres mouvements des
répertoires d’actions et des pratiques, mais leur attribuent une dimension queer avec
des activités promouvant la déstabilisation des binarismes de genre et de sexualité.
Nous étudierons maintenant les pratiques de communication des militant·e·s queer et la
manière dont celles-ci contribuent à la construction de contre-publics transnationaux.
Le rôle des pratiques de communication dans laconstruction de contre-publics « transnationaux »
24 Au-delà des pratiques d’organisation des festivals queer, le mode de communication de
ceux-ci renseigne également sur les types de publics qu’ils constituent. Une analyse de
leurs pratiques communicationnelles permet de réaliser que les festivals queer visent
des publics transnationaux. Nous analysons ces pratiques à partir de quatre entrées :
les langues ; la tactique de composition hétérogène et la stratégie discursive
d’inclusion ; les réseaux militants transfrontaliers ; la communication numérique.
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Les langues
25 Un dispositif primaire de la communication interne et externe des festivals queer est
l’utilisation de l’anglais comme lingua franca. Bien que l’anglais ne soit la langue
officielle d’aucun des pays où les festivals étudiés ont eu lieu, son utilisation est promue
afin d’attirer un public étranger ; ce qui montre la volonté d’internationaliser les
événements. L’utilisation de cette langue répond également à un autre impératif, celui
de la composition internationale des comités d’organisation. Par exemple, le festival de
Copenhague compte en son sein beaucoup de membres venant d’Allemagne,
d’Angleterre, de Pologne ou des pays scandinaves. Ainsi plusieurs des membres
étrangers de l’organisation vivaient-ils à Copenhague sans nécessairement parler le
danois. Des configurations similaires ont été identifiées pour les autres festivals (par
exemple à Amsterdam ou Oslo). Dans le cadre de la communication interne, l’utilisation
de l’anglais comme langue d’organisation configure aussi son usage comme langue de
sociabilité entre les participant·e·s une fois que les activités du festival commencent.
26 Cependant, cette primauté de l’anglais n’est pas considérée par les organisateur·rice·s
comme une fatalité due à l’« impérialisme linguistique » anglophone. La plupart des
festivals ont mis à disposition des ressources en d’autres langues comme le Queeristan,
en 2012, dont le programme et l’appel à participation étaient disponibles en italien,
espagnol, allemand, arabe et turc. Aussi, pendant les festivals, nombre de
participant·e·s, locaux·les ou étranger·ère·s, ne maîtrisent pas nécessairement l’anglais.
Cette confrontation à des difficultés linguistiques devient évidente notamment lors des
ateliers, des débats ou des assemblées. Dans ces situations, les tentatives d’inclusion
linguistique passent surtout par la proposition d’autres participant·e·s se portant
volontaires pour traduire. Par exemple, au cours des ateliers, des traductions
simultanées en d’autres langues peuvent être proposées. C’était le cas au festival de
Rome où chaque événement se déroulait à la fois en italien et en anglais, le
transformant en un véritable espace militant bilingue.
27 La mise en place d’une lingua franca et l’organisation de dispositifs de traduction
simultanée peuvent être considérés comme des pratiques fonctionnant non seulement
comme des outils auxiliaires au bon déroulement des festivals, mais aussi comme des
pratiques indispensables aux objectifs politiques qui les sous-tendent, notamment celui
de constituer des coalitions de solidarité entre acteur·rice·s locaux·les et
internationaux·les. Ces dispositifs linguistiques reflètent également la volonté de
s’adresser à des publics étrangers, dans le double sens du terme : des individus
provenant d’autres pays et des inconnu·e·s du contexte local.
28 Ce développement renvoie à ce que Nancy Fraser (2007 : 18) préconise sur la
transnationalisation de l’espace public :
« L’anglais est devenu la lingua franca de l’économie globale et du divertissement demasse, sans parler de son utilisation en milieu universitaire. C’est pourquoi ilconvient de constater que des sphères publiques à caractère westphalien-nationalet unilingue échouent lorsqu’il s’agit de créer une communauté de communicationincluant tous les citoyens. Dans la mesure où des sphères publiques correspondentcependant à des communautés linguistiques, ils sont en même tempsgéographiquement disséminés et ne correspondent pas à une citoyennetéquelconque ».
29 Il semble donc important de ne pas négliger le renforcement de l’anglais comme lingua
franca dans des espaces politiques considérés comme ouverts et inclusifs et de
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reconnaître les limites d’un tel choix en termes d’inclusion des individus et des groupes
qui ne maîtrisent pas cette langue. Ainsi les participant·e·s ne parlant pas bien l’anglais
soulignent-ils·elles les difficultés impliquées pour leur participation aux comités
d’organisation d’un festival, ou même pour l’établissement d’une communication avec
des participant·e·s étranger·ère·s ne maîtrisant pas la langue locale.
La tactique de composition hétérogène et la stratégie discursive« anti-frontières »
30 Une caractéristique commune aux comités d’organisation des festivals queer est leur
composition hétérogène concernant les origines nationales de leurs membres. Cette
configuration fait partie d’un processus observable dans les actions collectives en
Europe qui correspond à la participation croissante des jeunes Européen·ne·s dans la vie
militante et politique des villes qu’ils·elles habitent. Cette européanisation a une autre
conséquence : la participation politique dans une ville dans laquelle les acteur·rice·s ne
résident pas nécessairement. Ainsi les festivals queer constituent-ils un autre mode de
mobilité intra-européenne, au-delà de la mobilité des étudiant·e·s et/ou travailleur·e·s.
31 Cette ouverture à de nouvelles personnes, venant ou non du contexte local, est
encouragée et promue par les organisateur·rice·s. C’est pourquoi, pendant l’été 2011,
sur le site web du festival d’Oslo, on pouvait lire : « Veux-tu participer à la construction
du festival de cette année ? Nous devons décider où nous voudrions que le festival ait
lieu. Viens et aide-nous à décider »10. Le festival Queeristan a suivi une politique
similaire : « Nous commençons à nous organiser pour 2013. [S]i l’organiser avec nous
t’intéresse, viens à notre réunion demain »11. Ces exemples montrent la volonté des
festivals d’engager dans l’organisation autant de personnes que possible sans préjuger
de leurs origines. Comme le souligne Tobin (doctorant, 25 ans, membre du comité
d’organisation du Queeristan) : « Le groupe est plutôt international. Beaucoup des
membres n’ont pas la citoyenneté hollandaise, la plupart étant des étudiant·e·s, ils·elles
sont là pour un semestre ou deux »12. Au-delà du statut étudiant que beaucoup de
membres des comités d’organisation partagent, les festivals queer s’appuient sur des
personnes dont le profil pourrait être brièvement décrit comme jeune, précaire,
nomade et éduqué. Dans ce processus de transnationalisation et d’européanisation, les
festivals queer trouvent une source fertile de militant·e·s. Ainsi, avec leur savoir-faire
propre et leurs compétences sociales et militantes de nomades/cosmopolites, ces
dernier·ère·s contribuent-ils·elles largement au caractère transnational des festivals.
32 La composition internationale des comités d’organisation est l’un des deux volets de la
transnationalisation des festivals queer. Le second concerne les participant·e·s mêmes,
c’est-à-dire les personnes voyageant pour y assister ou se porter volontaires. Certaines
choisissent de prendre des congés et de passer leurs vacances dans les festivals queer,
d’autres s’y rendent en tant qu’artistes pour y proposer des performances. Cette
tendance est attestée par le questionnaire que nous avons administré lors du festival
d’Oslo (2011). Selon ses résultats, un·e participant·e sur deux ne vivait pas dans cette
ville, moins des deux tiers vivait en Norvège et 33 % vivaient dans un pays étranger13.
33 Les origines nationales diverses des participant·e·s et des organisateur·rice·s attestent
de la capacité des festivals queer à organiser des contre-publics transnationaux, non
seulement parce que cela suit une tendance générale macroprocessuelle – que nous
pourrions attribuer, par exemple, à l’européanisation de mouvements sociaux (Gobin,
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2002) –, mais aussi parce que la transnationalisation est explicitement posée et promue
par les festivals comme une stratégie discursive d’abolition des frontières : frontières
créées par les identités de genre et de sexualité, mais aussi frontières créées par les
États. Le Queeristan en particulier avait une approche très orientée vers l’idée de
« trouble dans les frontières ». Le comité a organisé une manifestation non autorisée
dans le centre d’Amsterdam le 2 juin 2013. L’appel communiqué aux participant·e·s et
publié sur les réseaux sociaux s’est focalisé sur le soutien aux sans-papiers : « No one is
illegal ». Largement répandu dans les milieux militants anti-frontières européens
(notamment dans le réseau No Borders), ce slogan a été réapproprié par le Queeristan
pour dénoncer « les politiques d’exclusion et de criminalisation continue aux Pays-
Bas » (Queeristant, 2013) qui seraient menées par les autorités nationales. Mais les
militant·e·s du festival ont ajouté une dimension queer au cadrage de cette
manifestation en soulignant l’instrumentalisation du discours sur les droits LGBT par
les partis de droite pour établir des politiques anti-migratoires :
« Ces groupes veulent nous faire croire que “la société progressiste néerlandaise” setrouve sous la menace des migrants homophobes et que c’est pour ça qu’on a besoindes politiques migratoires strictes. Nous résistons à cette fausse dualité ; les Pays-Bas ne sont pas un paradis queer et l’homophobie n’est pas un phénomène qui arriveavec l’immigration » (ibid.).
34 Dans cette logique de dépassement de toutes sortes de frontières, les acteur·rice·s queer
aspirent à revêtir leurs festivals d’une dimension internationale pouvant constituer la
base de solidarités et identités transnationales. Comment cela peut-il devenir possible
dans la pratique ? Selon l’appel du Queeristan : « Queeristan n’est pas un (autre) pays.
Derrière ce nom se trouve un collectif nomade d’activistes basés à Amsterdam dont les
intérêts ne riment pas avec la mise en place de nouvelles frontières »14. Ainsi les
acteur·rice·s queer démontrent-ils·elles la volonté de construire des liens par-delà les
frontières nationales, c’est-à-dire « de transcender les territoires nationaux et les
modes d’appartenance qu’ils imposent » (Dufour, Goyer, 2009 : 121). Cette volonté est
liée à l’élaboration de la « binarisation » des identités en un problème public global qui
n’affecte pas uniquement telle ou telle ville, mais tout l’espace européen (et au-delà).
Cette conception théorique et militante conduit les acteur·rice·s queer à créer des liens
dans le cadre des rencontres permises par les festivals et d’échanger sur les bonnes
pratiques, les innovations discursives, la formation et la consolidation des idées
politiques ainsi que sur la socialisation et la construction d’identités communes.
Les réseaux transnationaux : une culture politique partagée
35 De façon similaire à d’autres mouvements sociaux se développant à partir de 2010 en
Europe (Blockupy, Indignados…), les festivals queer s’inscrivent dans une histoire de
partages militants qui dépassent les frontières nationales. Les organisateur·rice·s des
festivals s’appuient largement sur des ressources sociales et militantes qu’ils·elles ont
développées pendant leurs expériences préalables dans d’autres festivals, mobilisations
ou dans le cadre de sociabilités queer. Les organisateurs du festival Da Mieli a Queer ont
pu inviter une équipe du Queeristan et lui donner la possibilité de présenter ses projets
militants15. L’invitation a été lancée par l’un des membres organisateurs du festival
romain qui avait participé au Queeristan un an auparavant. De même, au festival de
Copenhague, on pouvait trouver des tracts et affiches promouvant le festival de
Berlin et vice versa.
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36 Cette sociabilité militante internationale facilite la construction de contre-publics
transnationaux, ce qui est aussi attesté par les trajectoires des activistes et
participant·e·s. Leurs histoires révèlent leur positionnement dans des réseaux culturels
et militants transnationaux : des expériences politiques obtenues à partir de
participations dans des espaces militants de nombreux pays, mais aussi dans d’autres
mouvements d’extrême gauche ou dans les sous-cultures punks. Les militant·e·s ont
tendance à maintenir active leur participation dans ces réseaux transnationaux.
Étudiante polonaise de 23 ans habitant à Copenhague, Zoé expliquait ses rapports
ambigus aux capitales danoise et polonaise par sa participation aux scènes punk et
queer des deux villes : « Je fais des allers-retours avec la bande. Je ne sais pas comment
cela marchera maintenant parce que j’ai décidé de m’installer à Copenhague »16.
Membre du réseau militant BDS (Boycott-désinvestissement- sanctions : notre réponse
à l’apartheid, la colonisation et l’occupation israélienne), du Queeristan et participant
au Copenhagen Queer Festival, Robin (employé dans une organisation internationale,
29 ans) disait : « Aux Pays-Bas, je propose des ateliers sur la situation palestinienne.
Mais maintenant avec le queer, c’est très nouveau, et c’est ici où je me retrouve le
plus »17. Militant écologiste turc, Sergio (étudiant, 27 ans) raconte comment la scène de
squats d’Amsterdam l’a incité à s’y installer après ses études à Strasbourg : « J’ai
commencé à aller dans des squats ici pour la première fois. Et les gens de Climate
Justice Action se rencontraient ici, et on pouvait s’organiser mieux »18.
37 Ces histoires se croisent au sein des festivals queer permettant la circulation du savoir
militant, la consolidation des réseaux transnationaux et l’inscription des acteur·rice·s
dans des espaces politiques autonomes où se retrouvent également d’autres cultures
militantes transnationales.
Les pratiques numériques
38 Les outils de communication numérique et les réseaux sociaux sont d’une importance
spécifique pour les festivals queer ; et cela, pour trois raisons principales. D’abord, ils
permettent l’élaboration de stratégies militantes avec des membres ne vivant pas dans
la ville où le festival a lieu. Ainsi les acteur·rice·s se trouvant dans d’autres pays peuvent
échanger à propos de l’organisation, des campagnes et du contenu des ateliers et des
performances. Ensuite, ils permettent aux organisateur·rice·s de diffuser les
informations relatives aux événements auprès de publics distincts, à l’échelle locale ou
internationale. Tobin du Queeristan expliquait que « le collectif dispose d’un réseau
international très large. Nous diffusons l’annonce et après nous avons un comité de
propagande standard ». L’une des stratégies les plus efficaces pour la communication
des festivals est leur apparition sur le web avec leurs propres sites. Cette existence
numérique leur permet de promouvoir et d’afficher leurs conceptions des festivals et
de ce qu’ils représentent. Sur le site du festival de Copenhague, on peut trouver son
manifeste ainsi que des photos et des historiques des festivals précédents19. Nous
pouvons en déduire que les sites des festivals fonctionnent comme des plateformes
idéologiques où leurs principes sont affichés (politique du safe space, véganisme, etc.) et
sont censés donner aux participant·e·s potentiel·le·s une idée de ce qu’ils·elles
pourraient y trouver. Enfin, les dispositifs de communication numérique facilitent le
maintien des sociabilités se formant et se développant au cours des festivals. Les
réseaux sociaux (en particulier Facebook, Youtube et Myspace20) sont plutôt investis
pour entretenir ces sociabilités, par exemple en publiant des photographies prises
Questions de communication, 33 | 2018
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pendant les festivals ou des chansons ou vidéos de performances qui ont eu lieu dans
ces espaces.
39 Au-delà de la visibilité que les festivals veulent établir en employant les technologies
numériques, ces dernières sont aussi utilisées par les organisateur·rice·s et les
participant·e·s pour en garder une mémoire vivante. Ainsi une certaine forme
d’archivage est-elle collectivement produite. Cette collecte des documents visuels et
audiovisuels permet de défier le caractère éphémère des festivals. La technologie
numérique constitue un facteur crucial pour la pérennité des festivals et leurs
« solidarités transnationales » (Dufour, 2010) dans le temps.
Conclusion
40 L’article a porté sur l’analyse des pratiques d’organisation et de communication des
festivals queer et sur la manière dont ceux-ci s’en saisissent pour construire des contre-
publics transnationaux définis comme des arènes alternatives à l’espace public
européen genré et hétéronormé. Nous avons montré l’importance d’examiner les
contre-publics à partir de leurs pratiques ; et à plusieurs niveaux : organisationnel et
communicationnel. Alors que ces contre-publics sont souvent perçus comme des
entités discursives, une focalisation sur les pratiques a permis d’étudier les manières
dont les militant·e·s se saisissent de ressources militantes et théoriques afin de
construire leurs propres espaces politiques et de la sorte donner naissance à des
contre-publics queer. Dans cette démarche, nous avons été encouragé par la proposition
de Michael Warner de considérer les contre-publics non comme de seules formations
discursives « réformatrices », mais aussi comme des publics poétiques pensant un autre
monde et tentant de le mettre en œuvre via leurs styles, leurs pratiques et, comme Iris
Marion Young le suggère, via des rhétoriques et narrations souvent appréciées dans
l’espace public comme antirationnelles. Cette analyse des pratiques tient donc
largement aux critiques adressées à l’idéalisation de l’espace public tel que défini par
Jürgen Habermas. Les critiques féministes de Nancy Fraser et d’Iris Marion Young ainsi
que celles de Michael Warner permettent d’envisager les contre-publics comme des
arènes discursives, mais aussi matérielles, comme des dispositifs spatio-temporels
concrets donnant naissance au mouvement queer actuel et permettant d’éclairer les
revendications de militant·e·s traversant les frontières pour vivre et participer à la
construction collective de ces expériences.
41 Par conséquent, les festivals queer permettent de penser la formation des sociabilités où
la circulation des discours textuels et performatifs dépasse les limites institutionnelles.
En réalité, avec leurs propres pratiques militantes, les acteur·rice·s queer participent à la
construction d’un espace public européen par le bas. Ainsi, à l’idée de Nancy Fraser
selon laquelle l’espace public deviendrait de plus en plus transnational, pourrions-nous
rajouter que les contre-publics se formant en relation dialectique vis-à-vis de l’espace
public dominant, deviennent également transnationaux. Les mouvements sociaux
s’adaptent à ces processus de transnationalisation en exploitant les ressources et outils
mis à disposition par les acteur·rice·s et leurs trajectoires militant·e·s, ainsi que les
moyens de communication numérique.
42 Cependant, cette construction ne devrait pas être perçue comme une conséquence d’un
processus politique unilatéral qui serait celui de la globalisation inévitable des rapports
sociaux et, par conséquent comme non réflexive pour les acteur·rice·s. Les militant·e·s
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queer s’inscrivent dans des réseaux transnationaux, se renseignent via les plateformes
numériques et interagissent entre eux·elles dans différentes régions en Europe. En
effet, nous avons montré que les contre-publics queer s’informent de l’idée de « trouble
dans les frontières » (White, 2014) telle qu’elle est développée dans la théorie queer. Au-
delà des limites des frontières nationales et des logiques territorialisées restreintes, les
contre-publics queer répondent avec des stratégies de dépassement et d’ouverture vers
des imaginations transnationales malgré l’inscription spatiale des festivals dans le
contexte national et local où ils ont lieu.
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NOTES
1. Dans l’article, sauf mention contraire, nous traduisons.
Questions de communication, 33 | 2018
145
2. Dans son livre, Fear of a Queer Planet. Queer Politics and Social Theory (1993), M. Warner analyse la
naissance des mouvements queer américains, marqués par l’activisme d’AIDS Coaltion to Unleash
Power (ACT UP) à New York. Ce dernier, comme d’ailleurs Queer Nation et Sex Panic!, ont mis en
avant des répertoires d’action peu traditionnels, comme le sit-in et les actions directes. Influencés
par l’émergence de la théorie queer, ils portent une critique de l’institutionnalisation du
mouvement gay et lesbien de l’époque et une revendication de re-sexualisation de l’espace public
et des identités.
3. Nous traduisons.
4. Le terme cis fait référence aux personnes dont le genre assigné à la naissance correspond à
celui qu’elles performent actuellement.
5. En France, le peu de témoignages existants font notamment référence à des projets similaires,
mais situés à la campagne. Voir le projet des anarchistes gays « La croisière » (Michels, 2005)
6. La sex party est une occasion sociale dans laquelle des participant·e·s sont encouragé·e·s à se
sentir libres à s’engager à des actes sexuels publics ou encore à des comportements BDSM
(bondage et discipline, domination et soumission, sadisme et masochisme), souvent dans des
espaces restreints, créés à cette occasion.
7. Le cadrage de la Slutwalk met en avant le détournement de l’injure salope d’une position de
honte vers une position de fierté. Les manifestantes protestent contre le viol et les agressions
sexuelles dans l’espace public en utilisant souvent comme tactique le dénuement ou le port d’une
tenue sexy. Elle a été initiée à Toronto en 2011, par suite de la provocation d’un policier qui avait
déclaré que les femmes devraient éviter de s’habiller comme des « salopes » afin d’éviter les
agressions sexuelles. Depuis, plus de 200 Slutwalks dans plus de 40 pays sont répertoriées
(Mercier, 2016). Les festivals queer européens sont globalement favorables au cadrage de la
positivité sexuelle, hérité entre autres de leurs homologues américains Queer Nation et Sex
Panic!
8. Des processus similaires ont été observés au Québec où les militant·e·s queer font souvent la
jonction entre les répertoires d’actions de la gauche radicale et une touche particulière sur la
sexualité (par exemple, le déploiement d’une « sodo-mobile » dans les rues de Montréal, Pagé,
2017 : 552).
9. Cette critique interne aux festivals renvoie à ce que S. Bilge (2015) décrit comme un
« blanchiment » de la Slutwalk par des féministes blanches et de classe moyenne.
10. Accès : http://www.hausmania.org/portal/index.php?
option=com_content&task=view&id=215&Itemid=1. Consulté le 02/01/2017.
11. Accès : https://queeristan.org/volunteering-at-queeristan/. Consulté le 05/01/2017.
12. Entretien avec l’auteur, Amsterdam, 29/05/2012. Dans cet article, tous les prénoms ont été
modifiés.
13. Questionnaire administré en 2013 sur le site SurveyMonkey, Oslo Queer Festival.
14. Queeristan, « Call for contributions to Queeristan », 2012 http://trikster.net/blog/?p=574.
Consulté le 05/01/2017.
15. L’intervention de l’équipe du Queeristan a eu lieu au sein d’un atelier intitulé Bridging the gap :
Beyond the dichotomy theory /practice (« Combler l’écart, le fossé : au-delà de la dichotomie théorie/
pratique »).
16. Entretien avec l’auteur, Copenhague, 27/07/2011.
17. Entretien avec l’auteur, Copenhague, 25/07/2011.
18. Entretien avec l’auteur, Amsterdam, 28/07/2012.
19. Accès : http://www.queerfestival.org/. Consulté le 01/06/2016.
20. À l’époque de l’enquête de terrain, Twitter était peu utilisé ; depuis, Myspace est tombé en
désuétude.
Questions de communication, 33 | 2018
146
RÉSUMÉS
L’article examine la formation de contre-publics transnationaux en analysant les pratiques
d’organisation et de communication des festivals queer. Les contre-publics sont généralement
définis comme des entités discursives opposées aux idées dominantes de l’espace public. L’article
élargit cette conception en soulignant l’importance des pratiques militantes dans la production
des contre-publics. Les festivals queer constituent un cas exemplaire de cette approche. Au-delà
des théories queer sur la fluidité des identités de genre, ils permettent d’appréhender les
manières dont des publics sont formés à travers des dispositifs organisationnels et
communicationnels spécifiques. On verra ensuite en quoi ces derniers renseignent sur la
transnationalisation du mouvement queer, en écho avec la notion de dépassement des frontières
(liées au sexe, à la sexualité, à la nation). L’enquête a été menée dans des festivals de cinq
capitales européennes entre 2011 et 2013.
This article studies the formation of transnational contrepublics drawing upon the analysis of
organizational and communicational practices of queer festivals. While we usually think of
counter-publics as discursive entities in opposition to the dominant ideas of the public sphere,
the article broadens this conception by highlighting the activist practices, as constitutive to the
counter-publics that unfold in the public space. Queer festivals are an exemplary case for this
approach. Beyond queer theories about the fluidity of gender identities, festivals allow us to
understand the ways in which their publics are addressed. In a second step, activist practices
inform us about the transnationalization of the queer movement, which is in line with the idea of
moving beyond all borders (gender, sexual, national). The fieldwork took place in festivals of five
European capitals between 2011 and 2013.
INDEX
Keywords : counterpublics, transnational, public sphere, queer, gender, activist practices
Mots-clés : contre-publics, transnational, espace public, queer, genre, pratiques militantes
AUTEUR
KONSTANTINOS ELEFTHERIADIS
Centre d’étude des mouvements sociaux
Institut Marcel Mauss
École des hautes études en sciences sociales
F-75006
konstantinos.eleftheriadis[at]sciencespo.fr
Questions de communication, 33 | 2018
147
Pour une sociologie axiologiqueToward an Axiological Sociology
Nathalie Heinich
NOTE DE L’ÉDITEUR
L’article de Nathalie Heinich, « Dix propositions sur les valeurs » (31, 2017), a donné
lieu à des « Échanges » (32, 2017). Il revient donc à celle-ci de répondre aux chercheurs
qui ont discuté ses propositions.
1 Paru au printemps 2017, mon livre Des valeurs. Une approche sociologique (Heinich, 2017a)
a d’emblée bénéficié d’un certain écho dans la presse, notamment en raison de la
campagne électorale qui incitait les journalistes à le lire à la lumière de l’actualité
politique, en particulier l’affaire Fillon, où un candidat à la présidence de la République
a été accusé de détournement de fonds publics au profit de membres de sa famille1. Ont
suivi un certain nombre de comptes rendus sur les sites spécialisés ou dans les revues
savantes2. Parmi celles-ci, Questions de communication m’a rapidement demandé – et j’en
remercie très chaleureusement Jacques Walter et Béatrice Fleury – de soumettre un
résumé développé (Heinich, 2017b) à plusieurs collègues, qui ont pris la peine – et je les
en remercie tout aussi vivement – d’y répondre par de longs et riches commentaires
(Kaufmann, Gonzalez, 2017 ; Martuccelli, 2017 ; Quéré, 2017)3. C’est à ces trois textes
que je vais répondre ici à mon tour, selon un dispositif d’échanges original qui avait
déjà été expérimenté à propos de la question de la neutralité axiologique4, et dont on
aimerait qu’il soit plus souvent proposé aux chercheurs.
Questions de vocabulaire
2 Je commencerai par quelques clarifications concernant le vocabulaire, car certaines
objections me paraissent relever essentiellement de divergences quant au choix des
termes, la plupart sans grandes conséquences.
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149
3 J’ai beaucoup apprécié les termes qu’ont choisis Laurence Kaufmann et Philippe
Gonzalez pour décrire mon projet : « déplier les valeurs implicites » (Kaufmann,
Gonzalez, 2017 : 170), « enquête inférentielle » (« cette enquête inférentielle vise à
reconstituer, depuis leur point de vue, les valeurs qui motivent les acteurs » [ibid.]),
« déconfinement » des valeurs lors des controverses qui « mettent fin à l’incorporation
tacite des valeurs dans les normes ». Voilà qui qualifie avec beaucoup de pertinence
mon programme de « sociologie axiologique » (ibid.).
4 Faut-il par ailleurs, comme le suggère Louis Quéré (2017 : 205), préférer l’expression
« conceptions du désirable » à celle de « principes axiologiques » ? Pour ma part, je ne
vois pas d’incompatibilité entre ces deux qualificatifs. La bonté est bien une conception
du désirable, au sens de ce qu’il faut viser ; elle est aussi, dans mon modèle, un principe
axiologique, c’est-à-dire un principe d’attribution d’une valeur positive, ici à une
personne ou à une action. Simplement, « conception » renvoie plutôt à ce que l’on peut
supposer présent dans la tête des acteurs, alors que « principe » renvoie plutôt à une
structure formelle organisant le répertoire des jugements. Dans le premier cas, on se
place dans une perspective de psychologie cognitive, et, dans le second, dans une
perspective structurale. Mais l’objet me paraît, peu ou prou, le même.
5 À propos de la triade des formes de l’évaluation (mesure-attachement-jugement), je ne
suis pas certaine de l’intérêt qu’il y aurait, comme le suggèrent Laurence Kaufmann et
Philippe Gonzalez, à faire des deux premières des « instanciations particulières », plus
ou moins détachées ou proches, du jugement de valeur. Peut-être n’est-ce qu’une
question d’accord sur le vocabulaire, mais j’ai choisi le terme de « jugement » pour
rester au plus près de l’acte énonciatif, dans le souci de respecter la contrainte
pragmatique d’appui sur du matériel empirique.
6 Concernant les « valeurs publiques », et la tension qu’elles impliquent entre
engagement et dégagement, je suis d’accord avec l’idée de Laurence Kaufmann et
Philippe Gonzalez de traduire « valeurs publiques » par « raisons d’agir » et « valeurs
privées » par « motifs effectifs » ; toutefois mon vocabulaire permet de rester au plus
près de l’observation pragmatique des situations d’énonciation selon qu’elles sont plus
ou moins publiques ou privées, permettant ainsi de faire l’économie d’hypothèses
concernant le psychisme des acteurs (j’y reviendrai). J’apprécie pleinement la
justification qu’ils proposent de ma distinction entre les unes et les autres par le poids
normatif des valeurs publiques et leur composante émotionnelle. Ils ont par ailleurs
tout à fait raison de qualifier de « moment d’égarement » l’équivalence que j’ai risquée
entre valeurs publiques et « langue de bois » : en fait celle-ci ne représente que le pôle
extrême des valeurs publiques, lorsqu’elles se situent (et sont perçues) au maximum de
conventionalité et de distance par rapport aux valeurs privées.
7 En revanche, je ne suis pas certaine, comme ils le suggèrent, que le terme de « méta-
valeurs » soit préférable à celui de « valeurs fondamentales », que j’utilise : en effet,
tout le problème est de savoir comment décider que telle valeur est de niveau « méta ».
C’est pourquoi j’ai utilisé un critère purement descriptif, à savoir l’absence d’anti-
valeurs (il y a valeur fondamentale lorsqu’on ne peut pas lui trouver d’anti-valeur,
autrement dit lorsque l’opposé de cette valeur n’est jamais positif). Ce passage obligé
par l’observation (voir plus loin, § 8) conduit en outre à contextualiser la « nature » des
valeurs, de sorte que leur caractère « méta » ou « fondamental » n’est pas inscrit dans
la valeur elle-même, mais dans son usage en contexte. À mes yeux, c’est là une
condition fondamentale de l’approche pragmatique, pour laquelle le contexte est un
Questions de communication, 33 | 2018
150
paramètre tout aussi constitutif de l’évaluation que le sujet évaluateur et l’objet évalué
(j’y reviendrai aussi).
8 Certains chercheurs récusent toute différence entre « normes » et « valeurs » (tel Hervé
Glevarec [2017] dans son compte rendu de mon livre) alors que, comme je l’ai précisé
dans la postface (« Humanités et sciences sociales à l’épreuve des valeurs » [Heinich,
2017a : 349-390]), les deux termes obéissent à des définitions précises, le second
impliquant une prescription pour l’action alors que le premier ne fait qu’opérer une
évaluation. L’enjeu de cette distinction est tout sauf secondaire : contrairement à ce
que prétendent les adeptes d’une interprétation des contraintes par la « domination »
qui pèserait inconditionnellement sur certaines catégories d’acteurs, les normes sont
aisément vulnérables à un impératif de justification par les valeurs qui les sous-
tendent, et c’est même là une grande partie du sens de l’intense activité critique à
laquelle se livrent les acteurs5. Cette distinction essentielle entre normes et valeurs est
bien acceptée en revanche par Laurence Kaufmann et Philippe Gonzalez, qui font en
outre, à ce sujet, une proposition très intéressante : compléter le couple normes-
valeurs par la triade normes-régularités-valeurs. En effet, la prise en compte des
régularités, inscrites dans des routines partagées, est indispensable à la compréhension
d’un bon fonctionnement de l’articulation entre la dimension principielle des valeurs et
leur activation dans des normes, qui n’ont pas forcément besoin d’être explicitées et
rappelées pour contraindre effectivement les actions.
Questions de pertinence
9 J’en arrive à présent à des objections qui m’ont paru poser des problèmes de pertinence
par rapport à ma problématique.
10 La première concerne le classique topos de l’opposition entre nature et culture. Louis
Quéré m’objecte qu’une part de l’expérience humaine a une base biologique, que ne
prend pas en compte ma définition des valeurs comme représentations mentales plus
ou moins partagées. Or, il me semble que c’est un truisme : nous sommes faits de tissus,
os, chairs, etc. Mais cela suffit-il à faire de notre expérience un « fait de nature » ?
Toute forme d’expérience humaine est faite de nature et de culture, dans des
proportions variables. Aussi tout réductionnisme, qu’il soit naturaliste ou culturaliste,
me paraît n’être qu’une forme savante d’idéologie (Heinich, 2011). Au demeurant, je ne
vois pas l’intérêt épistémique qu’il y aurait à « naturaliser le champ de la valeur », sauf
à chercher à celle-ci un fondement transcendantal, comme l’ont fait un grand nombre
d’auteurs : pour ma part, je cherche au contraire à inscrire résolument la sociologie des
valeurs hors de la philosophie morale et de la sociologie morale et, corrélativement,
hors de toute perspective métaphysique et normative.
11 C’est pourquoi je ne comprends pas ce que signifie ce « réalisme sociologique des
valeurs » que m’impute Hervé Glevarec (2017 : 499), alors qu’il ne correspond en rien à
ma perspective : que des « représentations » soient « consistantes pour les individus »
n’en fait pas des entités réelles ; leur réalité (comme leur universalité) relève
uniquement des représentations que s’en font les acteurs. Toute ma démonstration est
foncièrement anti-réaliste, de sorte que des expressions comme « réalisme
systémique » (ibid. : 500), « réalisme abstrait » (ibid.) ou « réalisme normatif » (ibid. :
501) sont hors de propos et trompeuses, surtout étant donné les connotations très
chargées qui sont attachées à ce terme. De même, je ne pose pas une « anthropologie
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151
axiologique au fondement de l’activité humaine » (ibid. : 500) : l’idée de rechercher un
« fondement » n’a aucun intérêt – comme l’avait bien démontré Ferdinand de Saussure
à propos des théories sur « l’origine du langage » – et ne se justifie, me semble-t-il, que
d’une visée d’ordre théologique.
12 Et à propos, justement, de théologie, la question du « sacré » fait également partie de
ces problématiques qui me paraissent trompeuses, propres à nous égarer sur des voies
sans issue. Ainsi Louis Quéré propose-t-il d’en revenir à la réduction durkheimienne des
valeurs au sacré. Or, j’ai précisé dans l’introduction de mon livre que cette
« sacralisation » des valeurs est plutôt un empêcheur de penser, car elle arrête la
réflexion en faisant de « la religion » une matrice explicative avant même qu’on ait
analysé de quoi il s’agit. On peut chercher à comprendre, certes, à quelles conditions,
pour quelles raisons, avec quels effets les acteurs eux-mêmes en viennent à invoquer la
« sacralité » des valeurs ; mais de là à endosser une telle interprétation, il y a toute la
différence entre le discours des acteurs et le discours sur le discours des acteurs – thème
typiquement wittgensteinien. Que les valeurs soient des visées idéales partagées
(valeurs-principes) ou des objets valorisés (valeurs-objets) n’en fait pas pour autant des
phénomènes « religieux » – ou alors tout idéal serait religieux ! En matière de
« religieux », de « religion » ou de « sacré » (comme, dans un autre domaine, d’« art »),
je reste adepte d’une conception strictement nominaliste, qui me paraît le fondement
de toute approche spécifiquement sociologique. Car ce qui fait l’autorité des valeurs (ce
en quoi elles ne sont pas de simples « préférences », sauf lorsqu’elles se présentent sous
forme de « valeurs privées »), ce n’est pas un quelconque fondement métaphysique,
mais la conviction qu’elles sont partagées et, plus précisément, universalisables – même
si elles sont, de fait, relatives. C’est donc bien en tant que représentations (ce que
Charles Taylor [1992] nomme un « imaginaire social ») qu’elles existent comme valeurs,
et qu’elles sont efficaces, c’est-à-dire à la fois contraignantes et gratifiantes.
La prise en compte des émotions
13 Je suis reconnaissante à Laurence Kaufmann et Philippe Gonzalez (2017 : 177) d’avoir
souligné le lien entre valeurs privées et engagement émotionnel, et d’avoir approfondi
comme j’aurais dû le faire la question, essentielle, des émotions, qui permet
d’introduire une distinction tout à fait pertinente entre perceptions de valeurs et
jugements de valeurs, et aussi de résoudre le « problème méthodologique que
l’invisibilité potentielle des attachements privés pose à la sociologie axiologique »,
selon leur juste formulation. Leur insistance sur les « engagements axiologiques »
prolonge aussi de façon très utile une question que je n’ai fait qu’esquisser dans le livre,
notamment en permettant de mettre en évidence la nature dynamique et pas
seulement passive de l’attachement.
14 En effet, loin de moi l’idée d’ignorer le rôle des émotions dans le rapport aux valeurs,
comme me le reproche Louis Quéré : je l’ai souligné dans le livre, même si je ne l’ai sans
doute pas suffisamment développé, en renvoyant à la littérature philosophique et
sociologique concernant le lien entre émotions et valeurs. Quant à son affirmation
selon laquelle « ce sont les fins idéales de la conviction morale qui suscitent des
émotions, et non l’inverse » (Quéré, 2017 : 212), elle correspond exactement à ce que je
soutiens à propos des émotions comme manifestations du rapport aux valeurs – à ceci
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152
près que la réduction des valeurs à la seule dimension morale me paraît une des
impasses les plus ravageuses de la philosophie des valeurs.
15 Et à ce sujet, Laurence Kaufmann et Philippe Gonzalez ont raison de regretter,
concernant la spécificité de l’axiologie des valeurs morales, que je n’aie pas développé
la différence entre maximalisme et minimalisme moral. Ce dernier s’appuie sur le
critère du « tort fait à autrui », qui m’a paru être le point commun de toutes les valeurs
relevant du registre éthique. Or, il suffit – me semble-t-il – d’étendre les frontières de
cet « autrui » à un collectif abstrait, ou bien encore à soi-même, pour retrouver le
maximalisme moral contre lequel s’est battu Ruwen Ogien (2007). Une fois de plus, c’est
l’extension de l’objet d’attribution de valeur qui est à la base du différend : mon modèle
me paraît donc à même d’intégrer cette problématique du maximalisme ou du
minimalisme moral, à condition du moins que l’on en reste à une posture analytique de
description de la façon dont les acteurs investissent cette alternative, à l’exclusion de
toute option normative pour l’un ou l’autre de ses termes – celle-ci ne pouvant relever
que de la philosophie morale et non pas de la sociologie axiologique.
Le statut de la « valuation » : attester ou conférer desvaleurs ?
16 En revanche, je reconnais mal mon modèle dans « l’oscillation » que me prêtent
Laurence Kaufmann et Philippe Gonzalez (2017 : 180) entre l’évaluation comme
« création de valeur » et comme « mise en valeur d’une propriété qui se trouverait dès
le départ dans la “chose visée” ». Je montre comment l’application à un objet d’un
critère (ou propriété) satisfaisant une valeur-principe, grâce aux « prises » offertes par
l’objet et aux critères mis en œuvre par les sujets, fait de l’attribution de valeur un
processus à la fois objectif (au sens d’objectal : c’est la « mise en valeur d’une
propriété ») et représentationnel (c’est la « création de valeur »), à proportions
variables. C’est pourquoi « l’hypothèse des affordances axiologiques » (ibid.) (ou des
« prises ») ne fait basculer le modèle vers l’objectivisme (et non vers « l’universalisme »,
comme ils le suggèrent) que de façon partielle, car les critères ou propriétés
permettant d’utiliser ces prises relèvent, eux, d’un équipement axiologique inscrit dans
l’habitus de l’évaluateur. Bref, mon modèle « n’oscille » pas entre des options
théoriques contradictoires (objectivisme vs constructivisme), mais il montre comment
les processus évaluatifs les intègrent et les articulent – nuance.
17 Une autre façon de poser cette question consiste à se demander dans quelle mesure
l’attribution de valeur (« valuation ») « atteste » ou « confère » de la valeur. Or, je
maintiens, en dépit des objections de Laurence Kaufmann et Philippe Gonzalez, ma
distinction entre le point de vue des acteurs, pour qui l’évaluation « atteste » de la
valeur, et le point de vue des chercheurs, pour qui elle la « confère ». En effet, je
considère que, premièrement, le sociologue possède une avance sur les acteurs, issue de
son travail d’observation, de recueil de données, d’expérimentation, de réflexion, etc.
(sinon, je ne vois d’ailleurs pas pourquoi nous serions payés pour produire un savoir
que les acteurs possèderaient déjà) ; et que, deuxièmement, « conférer » relève de
l’observation pragmatique (observer les opérations d’attribution de valeur), alors que
« attester » relève de l’hypothèse métaphysique (il existerait une valeur transcendante
aux opérations d’évaluation). Or, j’estime que cette hypothèse, si elle est nécessaire aux
acteurs pour faire fonctionner les valeurs comme telles, ne l’est nullement aux
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153
chercheurs pour analyser le rapport des acteurs à ces représentations particulières que
sont les valeurs. J’applique donc le « rasoir d’Occam » nominaliste : ce que je ne peux
observer ou inférer à partir de l’expérience, j’en fais l’économie. Si je peux observer les
« prises » axiologiques et les actes évaluatifs, si je peux inférer les principes
axiologiques à partir de la logique des actes d’énonciation, en revanche rien ne me
donne accès à une « valeur intrinsèque » des objets telle que postulée par les acteurs.
Dans ces conditions, rien ne justifie que j’aille au-delà de l’hypothèse selon laquelle la
valeur résulte de (est « conférée » par) l’association entre propriétés objectales et
représentations axiologiques.
18 Corrélativement (mais c’est un point marginal de désaccord avec mes deux collègues),
je ne pense pas qu’une variation n’apparaîtrait que « sur la base d’un
invariant » (Kaufmann, Gonzalez, 2017 : 180) : bien plutôt apparaît-elle dans la
comparaison entre deux états successifs d’une même entité, celle-ci conservant son
identité aux yeux des acteurs en dépit de ces variations. En d’autres termes, l’identité
n’est pas un invariant mais, davantage, une entité de moindre variation. On peut donc,
encore une fois, étudier les variations sans avoir à postuler une quelconque entité
transcendantale, donc invariante.
Le statut de la « grammaire » : explication oucompréhension ?
19 Revenons à présent sur le projet « grammatical » qui occupe la troisième partie de mon
livre. Je commencerai par un point d’accord avec Louis Quéré, qui appelle à prendre en
considération la pluralité des valeurs et des « régimes de valeurs » : tout l’ouvrage
développe cette observation, en tentant de mettre en évidence l’architecture de ce
« répertoire axiologique » mobilisé par les acteurs. Il n’est pas de « grammaire » qui
tienne sans une pluralité ordonnée d’entités.
20 En revanche, je ne suis pas d’accord avec l’idée émise par Laurence Kaufmann et
Philippe Gonzalez selon laquelle cette mise en évidence, par le chercheur, du
« répertoire grammatical » aboutirait à une « réification » de celui-ci. Le fait qu’il existe
un « code » quelconque n’implique nullement, premièrement, qu’il soit inamovible et,
deuxièmement, qu’il soit sciemment « appliqué », tel quel, par les acteurs – on le voit
bien avec le code linguistique. C’est l’argument du « sens pratique » que Pierre
Bourdieu (1980) avait eu raison d’opposer à un structuralisme trop rigide.
21 Par ailleurs, il me semble que le projet grammatical est en rapport avec la perspective
compréhensive, consistant à mettre en lumière les raisons des acteurs plutôt que les
causes externes de leurs actes. Du même coup, je n’adhère pas non plus à l’idée de
Laurence Kaufmann et Philippe Gonzalez selon laquelle la posture compréhensive
signifierait le renoncement à expliquer (au sens proposé par Paul Ricœur [1990] :
« Rapporter l’agir aux états mentaux de l’agent ») : elle implique simplement la priorité
explicative donnée aux raisons des acteurs sur les causes externes – les unes et les
autres ne s’excluant d’ailleurs nullement.
22 En tout cas, il est clair que mon projet s’inscrit dans une perspective très différente de
la sociologie explicative déterministe à laquelle, si j’ai bien compris, Louis Quéré
voudrait réduire l’ambition sociologique dès lors que celle-ci aurait abandonné toute
prétention normative, à savoir l’analyse des « conditionnements » socio-historiques du
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rapport aux valeurs. Il me semble que c’est un peu comme si l’on demandait à un
linguiste de se cantonner à l’analyse des conditions socio-historiques d’acquisition du
langage, en se désintéressant de la description de celui-ci. Une telle réduction me paraît
une régression vers un programme explicatif assez pauvre (quoique malheureusement
très répandu), auquel j’ai cherché à échapper en proposant un programme
grammatical, inspiré d’une sociologie compréhensive, visant à expliciter les ressources
et les raisons des acteurs : en l’occurrence, leurs ressources axiologiques (quelles que
soient par ailleurs leurs modes de transmission) et les raisons (et non pas les causes
extérieures, notamment les « conditionnements ») qui y sont associées.
Historicité des valeurs et prise en compte descontextes
23 La perspective synchronique constitutive du programme grammatical n’interdit
nullement la prise en compte de la perspective diachronique et, en particulier, de
l’historicité du système de valeurs mis au jour. Certes, celle-ci contredit l’hypothèse
ordinaire de l’universalité et de la pérennité des valeurs, dont j’ai montré dans mon
livre qu’elle définit la nature même des valeurs aux yeux des acteurs : celles-ci, pour
fonctionner comme valeurs, doivent être considérées par les producteurs de jugements
comme universelles et intemporelles, même si l’enquête montre qu’elles sont, de fait,
vulnérables aux contextes. C’est dire que – contrairement à ce qu’affirme Hervé
Glevarec – je ne définis pas la valeur par son universalité « en soi », mais seulement par
son universalité aux yeux des acteurs ; il n’existe donc dans mon modèle aucune
« domination probablement objective d’un registre » : tout est contextualisable. Et cette
dimension contextuelle peut s’envisager tant au plus haut niveau de généralité – l’état
d’une « culture » – qu’à un niveau plus « micro » : celui qui permet de qualifier les
différentes « arènes » et de parcourir le continuum allant du « trouble » au
« problème » et au « problème public », selon le modèle pragmatiste finement exposé
par Daniel Cefaï dans un récent article (2016).
24 Dans sa réponse à mes propositions, Danilo Martuccelli a insisté avec raison sur cette
question de l’historicité. Je suis entièrement d’accord avec lui sur l’historicité non
seulement du contenu des valeurs, mais aussi de la problématique même des valeurs :
j’en dis quelques mots dans l’introduction, à propos de l’affaiblissement du poids des
institutions, qui explique en grande partie la montée en puissance de l’argument des
valeurs dans l’espace politique actuel. Par ailleurs, le chapitre huit, consacré aux
« valeurs-objets », balaie (très rapidement certes) un certain nombre de contributions
majeures illustrant la variabilité historique des valeurs dans différents domaines. Je
suis bien consciente également que la capacité à suspendre l’engagement dans les
valeurs (capacité nécessaire à l’analyse axiologique, comme le souligne Danilo
Martuccelli) n’est pas également accessible à tous les acteurs, notamment en fonction
des contextes historiques ; mais justement, le chercheur n’est pas et, selon moi, n’a pas
à être, dans l’exercice de ses fonctions, un acteur : son analyse n’a pas vocation à
modifier le monde (lequel doit être, disait Ludwig Wittgenstein, « laissé en l’état »),
mais à l’éclairer. Ce constat n’enlève d’ailleurs rien à la brillante analyse de Danilo
Martuccelli sur l’instauration d’un nouveau rapport à la vérité dans la modernité :
simplement, cette analyse concerne le rapport ordinaire au monde social, mais pas le
rapport – épistémiquement orienté – du chercheur au monde scientifique.
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25 Toujours à propos de l’historicité du contexte, j’estime que toutes les controverses
n’ont pas vocation à être tranchées par la science, en particulier les controverses
morales ou politiques ; ce pourquoi il n’y a pas à choisir entre un relativisme post-
moderne (« tout se vaut ») et une prétention scientiste à réguler « scientifiquement »
les faits de société, comme le voudrait la sociologie morale. À mes yeux, le vrai choix
consiste à discriminer entre ce qui relève du vrai/faux (scientifiquement prouvable ou
réfutable) et ce qui relève du acceptable/inacceptable (objet d’opinions, de discussions,
d’actions). Autrement dit, je plaide pour une claire distinction des « arènes »,
scientifique d’un côté, politico-sociale de l’autre. Probablement, est-ce là l’effet d’un
certain état du développement des sciences sociales (davantage, me semble-t-il, que
d’un certain état du monde social), et je ne le nie pas : au contraire, je milite pour que la
position que je défends devienne une position dominante en sociologie ! Je suis donc
parfaitement consciente que mon combat épistémique est bien un combat
historiquement situé. Mais encore une fois, comme je le montre dans le livre, le fait
qu’une valeur soit factuellement relative ne l’empêche pas d’être considérée et traitée
par les acteurs comme devant être universalisée.
26 Enfin, toujours en matière d’historicité des contextes, je suis tout à fait d’accord avec
l’incitation de Danilo Martuccelli à ouvrir la voie d’une sociologie historique des
attachements à la vie sociale. Mais ne s’agit-il pas simplement de prendre acte de
l’extension géographique et topographique (et ce pour des raisons essentiellement
technologiques : radio, télévision puis internet) de la sphère d’implication des
individus, au-delà de la sphère familiale, de la sphère villageoise, de la sphère de
quartier, qui bornaient traditionnellement leurs intérêts ? Jadis la circulation des
ragots était un élément fondamental de la vie à la fois sociale et affective ; aujourd’hui,
il en va de même, mais avec l’énorme accélération dans le temps et extension dans
l’espace que permettent les moyens modernes de communication. Ce n’est donc pas
qu’il y ait davantage d’attachements à la vie sociale dans la modernité : simplement,
leur rayon de pertinence s’est étendu, et leurs manifestations se sont également
étendues et accélérées – et je renvoie ici à De la visibilité (Heinich, 2012) où je développe
longuement cette question de la technologie comme cause première de modification de
nos attachements. La perspective diachronique que propose Danilo Martuccelli me
paraît donc complémentaire de ma perspective synchronique : vive la pluralité et la
complémentarité des approches !
La sociologie des rapports de force
27 Un autre thème de discussion abordé par Danilo Martuccelli concerne la sociologie des
rapports de force : ils sont au centre de l’analyse stratégique, qui est elle-même au
fondement de la sociologie de la décision, alors qu’ils sont quasiment absents de la
sociologie de l’évaluation telle que je la propose. Là encore, ce sont à mes yeux des
perspectives complémentaires et non pas exclusives l’une de l’autre. D’ailleurs, j’ai moi-
même multiplié les observations de situations de décisions (observations de
commissions, que j’évoque notamment dans la première partie) : je ne pense pas être
passée à côté de cette problématique, même si je ne l’ai pas approfondie. Quant à
l’anecdote du vieux sac à main, que Danilo Martuccelli propose d’analyser à la lumière
de l’analyse décisionnelle, je reconnais que celle-ci est parfaitement pertinente ici, avec
la focalisation sur les contraintes propres à la situation ; mais elle ne s’oppose pas à une
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analyse axiologique, d’autant que cet épisode figure là où il est placé (chapitre « La
valeur des choses ») pour illustrer non pas un conflit de valeurs, mais un changement
d’état d’une chose, entre objet usuel, bien marchand, fétiche, relique, doudou…
28 En d’autres termes, la sociologie de l’évaluation que je propose constitue non pas une
perspective de substitution, mais une perspective complémentaire à l’analyse
décisionnelle : conjointement aux rapports de force, et aux processus stratégiques, il
existe aussi dans les situations de décisions collectives des ordres de contraintes qui ne
se réduisent pas aux rapports de force interindividuels (sociologie de la domination), ni
aux finalités propres à la situation (sociologie de la décision), mais qui relèvent du
partage d’un même système de valeurs, et des règles implicites de sa mise en œuvre.
Encore une fois, il ne s’agit pas d’exclure une problématique au détriment de l’autre,
mais de mettre en œuvre l’une et l’autre ; simplement, la question des contraintes
axiologiques a été, jusqu’à présent, tellement écrasée par le courant dominant de la
sociologie des rapports de force, qu’il me semble plus intéressant aujourd’hui, parce
que plus novateur, de privilégier l’autre focale.
29 D’ailleurs, il serait passionnant de mettre en évidence les conditions d’explicitation par
les acteurs de leurs références axiologiques, puisqu’elles n’interviennent pas forcément
ou pas n’importe quand dans un processus de décision : j’ai esquissé cette question dans
les enregistrements de conversations entre chercheurs de l’Inventaire du patrimoine
lorsqu’ils étaient en désaccord sur une décision à prendre (Heinich, 2009), mais c’est un
programme qu’il faudrait développer. Je ne suis pas certaine que l’activation des
valeurs concerne seulement le moment de justification de ses propres positions et de
persuasion d’autrui : la focalisation sur ce moment particulier n’est-elle pas avant tout
un biais méthodologique, privilégiant ce dont l’acteur est réflexivement conscient, au
détriment d’une intériorisation du système de valeurs qui guide aussi ses choix mais
dont il est moins conscient ? On retrouve là le problème du niveau de réflexivité, inégal
selon la nature des motivations : fort pour les intérêts, moindre pour l’espace des
positions, et sans doute plus faible encore pour le répertoire axiologique. D’où, soit dit
en passant, l’intérêt des observations plutôt que des entretiens, qui privilégient
forcément les opérations à haut niveau de réflexivité.
La prise en compte des comportements etl’observabilité empirique
30 Cette question de méthode, essentielle, se pose aussi à propos de la prise en compte des
comportements dans la problématique axiologique – prise en compte sur laquelle
insiste à juste titre Louis Quéré, même si elle me paraît contenue dans la notion
d’« attachement » telle que je la propose comme forme d’attribution de valeur,
parallèlement à la mesure et au jugement. Mais nous divergeons probablement sur ce
que nous entendons l’un et l’autre par ce « pragmatisme » auquel il adosse sa critique
de mes propositions, du fait qu’à mes yeux le pragmatisme devrait être moins une
position philosophique qu’une contrainte méthodologique. Je m’explique.
31 Je serais presque d’accord avec l’idée de Louis Quéré (2017 : 215) selon laquelle « ce sont
les pratiques et les institutions de la vie sociale, et non pas la tête des gens, qui sont le
lieu premier des significations, des normes et des valeurs », à ceci près que je ne suis
pas certaine qu’il y ait un lieu « premier » ; je dirais plutôt que ces éléments existent à
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la fois dans les instances collectives et dans les instances individuelles. Mais le
problème n’est pas tant celui de la priorité ontologique que celui de l’observabilité
empirique : où peut-on observer les valeurs au plus près lorsqu’on entend faire de la
sociologie pragmatique ? Le reste ne relève à mes yeux que de la spéculation.
32 C’est là, me semble-t-il, que commencent les vrais désaccords avec Louis Quéré. Le
premier porte sur le privilège que j’accorde, selon lui, aux « actes évaluatifs et [aux]
opérations d’évaluation sous-tendant les jugements » (ibid. : 198), au détriment de la
dimension cognitive. Mais c’est simplement que je suis une sociologue empiriste, qui
n’analyse mes objets qu’à travers des enquêtes ; et que l’enquête (par observation ou
par entretien) ne peut reposer, par définition, que sur des éléments observables, tels
des actes (ne serait-ce que des actes de langage) ou des objets, et non sur des pensées.
Cela n’implique en rien que je nie la part des ressources cognitives : simplement, je ne
peux que les inférer à partir de l’expérience, comme je le fais d’ailleurs à propos de ces
« représentations mentales » que sont les principes axiologiques. Pour le dire
autrement : la méthode pragmatiste, consistant à s’intéresser avant tout aux actes en
situation effective, n’implique nullement qu’on présume qu’il n’y ait que des actes : elle
prétend juste que c’est par eux qu’il faut passer pour accéder à des réalités moins
directement observables, en particulier les réalités d’ordre psychique.
33 Dans le même ordre d’idées, j’entends par « expérience axiologique » les modes
d’attribution de valeur manifestés par des mesures, des attachements ou des
jugements, exprimés par des sujets dans certains contextes à propos de certains objets,
et plus ou moins pris en charge par des conventions, des institutions, des collectifs. Ce
sont là des éléments de réalité observables, alors que, me semble-t-il, les « valuations »
que privilégie Louis Quéré à la suite de John Dewey (1939) sont des hypothèses,
plausibles certes, mais en grande partie spéculatives car inaccessibles à l’observation,
donc à l’analyse. C’est sans doute un problème mineur pour un philosophe (tels William
James ou John Dewey), mais pour un sociologue travaillant sur une base empirique,
c’est un obstacle majeur.
34 Un autre point de désaccord porte sur ma définition de la valeur (au troisième sens :
principe axiologique) comme « butée de l’argumentation » : contrairement à ce
qu’affirme Louis Quéré (2017 : 207), cela n’entraîne nullement le risque d’en faire une
chose « ultime, suprême, absolue », car il s’agit là d’un critère purement pragmatique,
fondé sur l’observation du fonctionnement effectif des argumentations utilisées par les
acteurs. En aucun cas il ne permet d’en inférer des entités métaphysiques, qui à mes
yeux ne font pas partie du programme de la sociologie. Au demeurant, ayant défini les
valeurs comme des représentations mentales partagées, je ne vois pas ce qui
autoriserait le saut ontologique consistant à en faire des « choses », et moins encore des
absolus.
35 Louis Quéré (ibid. : 204) m’objecte enfin que « le jugement requiert des critères, plutôt
que des standards et des étalons de mesure » : nous sommes presque d’accord, à
condition de tenir compte des contextes de production de ces jugements, puisque selon
les cas ils peuvent requérir tous ces éléments – ou pas. Le standard ou l’étalon de
mesure n’est qu’une forme particulière d’équipement du jugement par objectivation et
standardisation du critère, propre à certaines situations. Retour, donc, à l’analyse
empirique des actions en contexte…
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Et toujours la neutralité…
36 Il est remarquable que, quinze ans après l’échange publié par Questions de communication
sur la neutralité axiologique (Fleury, Walter, 2002 ; 2003), cette question soit encore,
aujourd’hui, l’objet de désaccords majeurs avec mes collègues à propos de la sociologie
des valeurs. C’est par ce point décidément nodal que je terminerai.
37 Je ne peux pas suivre l’argumentation de Laurence Kaufmann et Philippe Gonzalez à
propos de la neutralité limitée qu’aurait forcément le travail grammatical du
sociologue. Celui-ci peut mettre en évidence les « conditions de félicité » d’un acte –
qu’il soit linguistique ou axiologique – à travers l’adéquation entre les opérations et
leur cadre de référence, sans pour autant faire quoi que ce soit à cet acte : l’arène
scientifique de la description (entre chercheurs et lecteurs) est étrangère à l’arène
ordinaire de l’évaluation (entre acteurs), et moins encore de la prescription. Pour que
le travail descriptif et analytique du chercheur devienne normatif ou prescriptif, il
faudrait qu’il prenne place dans un contexte qui confère une « agentivité » axiologique
à son énonciation. Soit dit en passant, cette prise en compte de la spécificité des
contextes énonciatifs ne semble pas être faite par John Dewey, qui met en équivalence
les différentes catégories d’énonciations, soit épistémiques (revue scientifique, ouvrage
savant), soit ordinaires (interactions, édictions de normes), au mépris de l’exigence
pragmatique d’attention aux contextes…
38 J’en dirai autant de la symétrisation latourienne (Latour, 1991) évoquée par Laurence
Kaufmann et Philippe Gonzalez, dont je ne pense pas, là encore, qu’elle transgresse
l’impératif de neutralité : elle n’a pas le même sens dans le cadre épistémique (c’est une
méthode d’analyse du traitement des objets par les acteurs) et dans le cadre de
l’interaction ordinaire (c’est une méthode de traitement des objets). En mettant sur le
même plan « l’enquête » du sociologue et celle des acteurs, sans voir qu’elles se
déploient dans des arènes spécifiques, on contrevient encore au principe pragmatiste
de prise en compte des situations concrètes (et, en l’occurrence, des supports de
publication ou d’expression des énonciations, avec leurs contraintes et leurs conditions
d’efficacité respectives).
39 Exprimant ses réserves à propos de la neutralité, Danilo Martuccelli affirme que notre
rôle de chercheurs serait de produire de la « vérité ». C’est peut-être une argutie
sémantique, mais je dirais plutôt que notre rôle est de produire et de transmettre du
savoir, des connaissances. En effet, la notion de « vérité » peut renvoyer à l’authenticité
d’une vision du monde subjective (par exemple un engagement), sans pour autant
constituer un savoir objectif, partageable, cumulable. Autre point de vocabulaire : je ne
crois pas que ce soit la « passion » qui soit problématique chez un chercheur, comme il
le suggère, mais plutôt une passion qui irait au-delà de la « passion épistémique », de la
passion du savoir (et quelle passion il a dû falloir à Max Weber ou à Norbert Elias pour
consacrer toute leur vie à leurs recherches !), jusqu’à se mettre passionnément au
service de causes morales ou politiques. Enfin, si je pose en conclusion de mon livre la
question « à quoi ça sert ? », et si je suggère que la sociologie axiologique peut avoir un
intérêt pratique, ce n’est pas pour subordonner, comme le faisait Émile Durkheim, la
visée épistémique à la visée pratique, éthique ou politique : celle-ci est une plus-value
de la recherche, et non sa justification. La Civilisation des mœurs (Elias, 1939) ne nous sert
à rien dans la vie sociale : ce livre magnifique nous sert juste à savoir, à comprendre. Si,
en plus, il peut être mis au service d’un meilleur usage de la civilité, tant mieux – mais
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c’est un profit incertain, et aléatoire par rapport aux longues heures de travail qu’a
coûtées cette recherche.
40 Il y a bien là un problème propre à la sociologie : si les conflits d’intérêts dans les
sciences « dures » sont des conflits de position dans l’arène scientifique et non pas des
conflits entre acteurs ou entre acteurs et savants, en revanche le sociologue traite
d’objets qui sont investis par les acteurs concernés – d’où une nécessité accrue de
vigilance propre à maintenir une position d’observateur et non pas de participant à la
controverse. On pourrait d’ailleurs retourner la question : quel serait l’intérêt
proprement épistémique d’introduire dans l’arène scientifique des positions
normatives, morales ou politiques ? Je n’en vois aucun, mais je vois bien le risque d’un
manque de clairvoyance dû à ces positions. À l’inverse, je vois bien les profits de tous
ordres – des meilleurs aux pires – que l’on peut tirer à introduire dans l’arène politique
des apports scientifiques : au mieux, certes, un profit d’efficacité rationnelle dans la
résolution des problèmes ; mais aussi, au pire, un profit stratégique de court-circuitage
des arguments proprement politiques ou éthiques, à l’abri du prestige de la science – et
c’est là un vrai danger d’abus scientiste.
41 Enfin, je ne vois pas en quoi, comme le craignent Laurence Kaufmann et Philippe
Gonzalez (2017 : 189), le « renoncement au positionnement éthique » menacerait la
portée du métier de sociologue, dès lors que celui-ci est défini par la production d’un
savoir : on retrouve là le débat Lévy-Bruhl/Durkheim que j’évoque dans le livre, et par
rapport auquel l’ambition normative qu’Émile Durkheim persiste à attribuer à la
sociologie me paraît n’être rien d’autre qu’un résidu de la vieille philosophie morale,
justement stigmatisé par un Lévy-Bruhl autrement plus moderne et plus conscient de la
rupture épistémologique fondamentale opérée par la sociologie (Merllié, 2004).
42 Pour finir, je tiens à défendre, contre l’opinion de Louis Quéré, ma position selon
laquelle « la sociologie des valeurs n’a rien à voir avec une quelconque éthique ». Ce
n’est pas parce que les « valuations » des acteurs ont des effets pratiques et
éventuellement éthiques que la sociologie qui les étudie possède elle-même de tels
effets : encore une fois, on ne peut pas confondre le niveau ordinaire de l’expérience et
le niveau épistémique de l’analyse de l’expérience, qui est celui où se situe ma
recherche. Du reste, il est étrange que ce soit dans le domaine des valeurs et de la
normativité – et lui seul, apparemment – que cette distinction ait tant de mal à
s’imposer auprès des sociologues depuis le débat Lévy-Bruhl/Durkheim : débat qui,
manifestement, n’est toujours pas refermé, comme en témoigne la récurrence des
interrogations sur la neutralité axiologique en matière d’analyse des valeurs, présentes
chez mes trois commentateurs – commentateurs que je remercie encore, très
sincèrement, pour ces très stimulants échanges6.
BIBLIOGRAPHIE
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NOTES
1. Notamment dans Libération (9 mars 2017), Télérama (22 mars), L’Humanité (21 avril), Le Monde
diplomatique (27 avril), La Croix (4 mai), Le Monde (4 mai), Sciences humaines (16 mai), Le Magazine
littéraire (22 mai), Le Point (25 mai)… L’attribution en mai du prix Pétrarque de l’essai France
Culture/Le Monde a contribué ensuite à une petite relance des articles et émissions de radio.
2. Notamment Lectures.org (22 avril), Association française des enseignants en sociologie (26
mai), Nonfiction.fr (2 décembre)…
3. Pour un résumé de l’ensemble de ces contributions, voir B. Fleury, J. Walter (2017).
4. Voir Questions de communication, 2 (2002), et 5 (2004).
5. Cette question est au cœur du travail effectué par Luc Boltanski et Laurent Thévenot dans De la
justification. Les économies de la grandeur (1991), même s’ils se sont refusés à utiliser explicitement
le vocabulaire des « valeurs » – comme je le souligne dans le développement que j’ai consacré
dans mon livre à la comparaison entre leur modélisation de la justification des actions et ma
propre modélisation des jugements de valeur.
6. Parallèlement aux discussions consécutives à mon livre, menées à l’occasion d’entretiens, de
conférences, de séminaires, de colloques dans différentes disciplines (sociologie, histoire,
philosophie, droit, anthropologie, communication, management, politiques publiques…), un
atelier mensuel « modélisation des valeurs » a lieu dans les locaux du Centre de recherches sur
les arts et le langage (Cral, EHESS/CNRS) afin de soumettre à l’application empirique, par des
chercheurs de toutes disciplines, le modèle exposé dans la troisième partie du livre.
RÉSUMÉS
Ayant proposé à la discussion de ses collègues un résumé en dix points de son livre Des valeurs.
Une approche sociologique, Nathalie Heinich répond aux commentaires de Laurence Kaufmann et
Philippe Gonzalez, de Danilo Martuccelli, et de Louis Quéré, ainsi qu’au compte rendu publié dans
la même livraison de Questions de communication par Hervé Glevarec. Sont ainsi abordées
successivement neuf thématiques : les questions de vocabulaire, les questions de pertinence ou
de non-pertinence de certaines problématiques (la nature, la religion), la question des émotions,
le statut ontologique de l’attribution de valeur, le statut de la « grammaire » axiologique et sa
visée explicative ou compréhensive, l’historicité des valeurs et la prise en compte des contextes,
la place de la sociologie des rapports de force, la prise en compte des comportements et de
l’observabilité empirique, et, enfin, la controverse sur la neutralité axiologique.
Having proposed a ten-point summary of her book Des valeurs. Une approche sociologique, Nathalie
Heinich responds to the comments of Laurence Kaufmann and Philippe Gonzalez, Danilo
Martuccelli, and Louis Quéré, as well as to Hervé Glevarec’s review published in the same issue of
Questions de communication. Nine themes are successively addressed: issues of vocabulary,
relevance or irrelevance of certain problems (nature, religion), the issue of emotions, the
ontological status of valuation, the epistemological status of the “axiological grammar” and its
explanatory or comprehensive purpose, the historicality and contextuality of values, the place of
the sociology of power relations, the issue of behaviour and empirical observability, and, finally,
the controversy on “axiological neutrality”.
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162
INDEX
Keywords : axiology, emotions, grammar, methods, neutrality, pragmatism, sociology, values
Mots-clés : axiologie, émotions, grammaire, méthodologie, neutralité, pragmatisme, sociologie,
valeurs
AUTEUR
NATHALIE HEINICH
Centre de recherches sur les arts et le langage
École des hautes études en sciences sociales
Centre national de la recherche scientifique
F-75006
heinich[at]ehess.fr
Questions de communication, 33 | 2018
163
« Mon dépanneur est vietnamien »ou les stéréotypes à la rescousse dela communication interculturelledans le contexte du Québec“My Seller is Vietnamese” or Stereotypes to the Rescue of Intercultural
Communication in Quebec
Christian Agbobli
1 Le 25 janvier 2006, une série télévisée intitulée Pure laine faisait son apparition sur la
chaîne publique québécoise Télé-Québec. Lors de sa sortie, Pure laine reçut un accueil
plutôt favorable du milieu médiatique. Cette série de vingt-six épisodes, qui a duré deux
saisons, présente de manière humoristique la diversité ethnoculturelle au Québec. Dans
la société, lorsque la question de l’interculturalité est abordée, des interrogations quant
à la nature de la rencontre entre les cultures en présence apparaissent
immanquablement. On s’interroge sur l’« autre » et ses caractéristiques et la rencontre
avec l’Autre peut engendrer du pire comme du meilleur. Comme le souligne Tzvetan
Todorov (1989 : 8) :
« L’histoire du discours sur l’autre est accablante. De tout temps les hommes ontcru qu’ils étaient mieux que leurs voisins. […] On peint donc le portrait de l’autre enprojetant sur lui nos propres faiblesses ; il nous est à la fois semblable et inférieur.Ce qu’on lui a refusé avant tout, c’est d’être différent : ni inférieur ni (même)supérieur, mais autre, justement ».
2 La présente contribution vise à enrichir les pistes théoriques explorées dans la
recherche en communication interculturelle en s’appuyant sur le cas de la série Pure
laine. La question qui nous préoccupe est la suivante : comment les théories en
communication interculturelle permettent-elles d’analyser la série Pure laine qui met en
vedette des acteurs issus des communautés culturelles ? À travers le cas de cette série,
nous cherchons à comprendre le traitement de la diversité par les médias et nous
Questions de communication, 33 | 2018
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interrogeons le rôle de ces derniers dans le processus de communication
interculturelle.
3 Les recherches sur les médias et la communication interculturelle se sont développées
dans plusieurs régions du monde, particulièrement au Royaume-Uni, au Canada, en
Australie, en Israël, en France, en Allemagne ou en Finlande (Larrazet, Rigoni, 2014) et
les cultural studies ont contribué à la réflexion autour de cette problématique (Albertini,
Pélissier, 2009 ; Maigret, 2013 ; 2014). Ce domaine de recherche soulève une série de
défis parmi lesquels l’affinage des concepts d’analyse et des méthodes d’investigation
(Guyot, 2006), la reconnaissance (Malonga, 2008), la représentation et la
représentativité (Macé, 2007 ; Rigoni, 2007 ; Ghosn, 2015). On peut néanmoins avancer
que les recherches sur les médias et la communication interculturelle gravitent autour
de trois axes principaux. Les travaux du premier axe se concentrent sur l’analyse
sémiologique des images et cherchent à interpréter le langage ainsi que les signes en
fonction d’un contexte précis (Hartmann, Husband, 1974 ; Croteau, Hoynes, 1997) ; dans
ce cas-ci, la signification des images traitant de la différence ethnoculturelle permet de
saisir les significations et représentations associées à cette différence. Le deuxième axe
de recherche se concentre sur l’économie politique des médias et y inclut tant
l’idéologie des médias que les rapports de force entre immigrants et société d’accueil
(Cottle, 1997 ; Gandy, 1991). Cet axe analyse la communication interculturelle et
médiatique sous l’angle des structures économico-politiques. Le troisième axe part du
point de vue du récepteur (parfois issu des communautés ethnoculturelles) pour
comprendre le décodage ainsi que la manière dont il s’approprie les médias dans son
processus de communication interculturelle (Thompson, 1995 ; Hallam, Sreet, 2000).
4 Tout en tenant compte des travaux s’inscrivant dans la lignée de ces axes, notre
réflexion vise davantage, de manière non instrumentale, à analyser théoriquement
cette série en s’inspirant des images véhiculées par Pure laine et du contexte plus global
dans lequel elle s’insère. S’appuyant sur une méthodologie qualitative reposant sur
l’étude de cas, ce travail vise à comprendre le contenu de cette série sans suivre une
logique séquentielle d’analyse de contenu. Cette interrogation critique fondée sur
l’analyse d’une série de fiction a recours à la méthode constructiviste par le biais d’une
analyse construite à partir de certains épisodes et certaines séquences significatives.
Pour ce faire, en premier lieu, sont présentés la série, ses caractéristiques et son
contexte d’émergence. Ensuite, l’idéologie et la rhétorique discursive de Pure laine sont
abordées. La communication interculturelle, ses obstacles et les nouvelles frontières
médiatiques clôturent la réflexion.
La série Pure laine, ses caractéristiques et soncontexte d’émergence
5 Dominique Michel est le personnage central de l’émission. D’origine haïtienne, ayant
immigré au Québec, il est professeur de Collège d’enseignement général et
professionnel (Cégep). Il partage sa vie avec Chantal Arsenault, une Québécoise « pure
laine1 » qui vient des Îles de la Madeleine et qu’il a rencontrée dans une boîte de nuit.
Elle est avocate de profession. Leur rencontre et l’amour qui en résulta leur firent
adopter la petite Ming. Ming Michel, âgée de dix ans, est d’origine chinoise. Comme
tous les enfants de son âge, elle pose des questions auxquelles il n’est pas toujours aisé
de répondre. À ces trois personnages principaux s’ajoute Nykol, la meilleure amie de
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Chantal. Celle-ci est une célibataire toujours en quête d’amour. Elle le rencontre avec
un immigrant dont l’origine change avec les épisodes ; celui-ci est tour à tour allemand,
cubain, africain, etc. Autour de ces quatre personnages gravitent d’autres personnages
secondaires, mais tout aussi importants : la directrice d’école de Dominique, Suzanne,
une Québécoise « pure laine », soucieuse d’accueillir les nouveaux arrivants non sans
avoir des sentiments contradictoires ou des préjugés à leur égard ; Maurice Richard,
chauffeur de taxi d’origine haïtienne et ami de Dominique.
6 De manière générale, comme trame narrative, Dominique prend à témoin un
personnage inconnu pour lui expliquer ce qu’est le Québec. L’écoute du personnage et
ses relances permettent à Dominique d’approfondir le thème de prédilection assigné à
chaque épisode.
7 Voici sous forme de tableau les titres de chacun des épisodes des deux saisons de Pure
laine.
Tableau 1. Épisodes de Pure laine
Première saison (2006) Deuxième saison (2007)
« Toutes couleurs unies » « La chasse »
« Le téléroman » « Le déménagement »
« Le surnom » « L’Halloween »
« Le secret de Fatima » « La revanche des berceaux »
« Le kirpan et le crucifix » « Je me souviens »
« L’hiver » « La douane »
« Un ethnique nommé Claude Ouellette » « L’enterrement de vie de garçon »
« Visite libre » « Moi et l’autre »
« N’oublie pas mon petit soulier » « Bureau des passeports »
« Vision globale » « Devine qui vient dîner ? »
« Canada de fantaisie »
« Le tour de taxi »
« Variétés Thibodeau »
« La cabane à sucre »
« Un tout petit mundial de rien »
« Races de monde »
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8 Certains des titres renvoient à des symboles culturels ou à des caractéristiques du
Québec. Par exemple, « Vision globale » fait référence à une organisation qui lutte
contre la pauvreté et l’injustice dans le monde et qui présente des publicités de longue
durée qui sont diffusées à la télévision généraliste québécoise et financées par
l’organisation « Vision mondiale » ; il s’agit de la plus grosse organisation non
gouvernementale (ONG) canadienne (Rodriguez, 2006). On y voit des enfants africains
dénudés et entourés de mouches ou des enfants latino-américains pauvres. Le but de la
publicité est de convaincre le public de parrainer ou de financer ces enfants pauvres. La
« cabane à sucre » est l’endroit où on fabrique les produits de l’érable. Elle représente
aussi un restaurant où sont servis les plats traditionnels québécois faits de gras, de
porc, de fèves au lard enrobés d’érable. La cabane à sucre est un rituel du Québec : à la
fin de l’hiver, les Québécois vont dans une cabane à sucre en guise d’activité familiale
ou amicale. Le déménagement est une institution au Québec puisque la grande majorité
des Québécois a pour habitude de déménager le 1er juillet (date de la fête du Canada) et
cette date est considérée comme le jour du déménagement national au Québec. Quant
au titre « Devine qui vient dîner ? », il fait référence au film éponyme sorti en 1967 (et
intitulé en Anglais Guess who’s coming to dinner) dans lequel jouait Sidney Poitier (un
Noir) qui voulait se marier avec une Blanche dans un contexte de lutte contre la
discrimination raciale.
9 Pure laine a occupé une place particulière dans le paysage médiatique québécois. D’une
part, il a été scénarisé par Martin Forget et réalisé par Jean Bourbonnais qui sont deux
cinéastes québécois qui cherchaient à présenter sur un mode humoristique les
paradoxes et les contradictions de la société québécoise face à l’accueil et l’intégration
des immigrants. D’ailleurs, Pure laine a obtenu le prix du multiculturalisme du Gala des
Gémeaux qui distingue l’excellence de la télévision francophone au Canada. D’autre
part, la série Pure laine se distingue par le fait que le personnage principal est issu des
communautés culturelles2. La notion de « communautés culturelles » est une
expression qui s’est généralisée depuis la création du ministère de l’Immigration en
1968. Selon le gouvernement du Québec et particulièrement le Comité d’implantation
du Plan à l’intention des communautés culturelles (1982, cité par Labelle, Field, Icart,
2007 : 6), « les membres des communautés culturelles se reconnaissent par l’un ou
l’autre des critères suivants : 1. Lieu de naissance à l’extérieur du Canada, ou lieu de
naissance de l’un des parents à l’extérieur du Canada et connaissance de la langue de la
communauté d’origine ou connaissance de la langue (autre que le français) de la
communauté d’origine ; 2. Langue maternelle autre que le français ; 3. Appartenance à
une communauté visible ; 4. Appartenance à un groupe ethnique ou culturel, le groupe
étant défini comme un ensemble caractérisé par des traits ethniques ou culturels
communs ». Cette expression a souvent été critiquée parce qu’elle insinue l’idée de
différentes catégories de citoyens. Mais pour le gouvernement (repris par Labelle, Field,
Icart, 2007), cette expression veut rendre compte de l’attachement de certaines
communautés à leur culture d’origine ainsi que des problèmes qui leur sont spécifiques.
10 La tension entre la prétention du Québec d’être une société d’accueil ouverte aux
immigrants (Armony, 2007) et les obstacles communicationnels que vivent les membres
des communautés culturelles (Bérubé, 2009) fait ressortir la pertinence de la présente
réflexion sur Pure laine. En effet, sur le plan médiatique, des études antérieures avaient
déjà révélé les difficultés d’insertion et de représentations des membres des
communautés culturelles dans les médias québécois (Jacob, 1991 ; Dupont, Niemi,
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Campestre, 1994). Des études plus récentes démontrent toujours que les membres des
communautés culturelles sont très peu représentés dans les médias (Bouchard, Taylor,
2008 ; Conseil des relations interculturelles, 2009) ou y sont stéréotypés (Proulx,
Bélanger, 2001). Ces recherches démontraient l’inaccessibilité des médias pour les
individus issus de communautés culturelles. En misant sur un personnage principal
(ainsi que sur plusieurs personnages secondaires) provenant des communautés
culturelles et en traitant des relations interculturelles, la série a fait le double pari
d’attaquer frontalement l’épineuse question des relations entre personnes de cultures
différentes et de réduire le déséquilibre de la représentation des communautés
culturelles dans les médias québécois. Bien que les relations interculturelles y
constituent la trame narrative, la série traite cependant d’autres sujets tels que
l’homosexualité, la consommation, la citoyenneté, la politique, le sport, l’emploi, etc.
Ces enjeux dépassent le seul cadre de l’émission et touchent directement au rôle des
médias dans la société.
11 En effet, la question de la représentation des minorités à la télévision dépasse le seul
cadre médiatique, mais les médias sont souvent accusés de mettre en place un régime
de monstration télévisuelle où l’Autre est caractérisé par sa non-intégration
médiatique. Or, dans le cas de la série Pure laine, la monstration repose sur une
surreprésentation et une intégration médiatique de l’Autre. Néanmoins, cette présence
médiatique s’expose dans une certaine idéologie.
L’idéologie et les médias : de la rhétorique discursive àPure laine
12 L’avènement des médias – et particulièrement de la télévision – est considéré comme
un temps fort de construction de l’identité culturelle et l’évolution des médias tend à
démontrer que ceux-ci reflètent davantage une société du spectacle (Debord, 1967),
dans le sens où la société est mise en scène par le biais des médias. Cette dimension
apparaît clairement dans l’analyse de Patrick J. Brunet (2004 : 11) sur la
spectacularisation du monde à la télévision en lien avec la logique de consommation qui
la caractérise : « La mise en image du réel aboutit pour les spectateurs que nous
sommes, à une mise en spectacle du réel. […] Si le réel montré par la lucarne
télévisuelle devient spectacle, le phénomène de déréalisation qui s’ensuit se traduit
alors par une modification de la perception des notions de temps, d’espace et
d’existence ». Dans ce contexte, le contenu télévisuel laisse apparaître un mélange de
genres auquel n’échappe pas la série Pure laine.
13 La série Pure laine est donc une fiction fondée sur le divertissement qui s’inspire du réel.
Dans une précédente recherche comparant la série Pure laine à la série Turkisch fur
Anfanger, Christoph Vatter (2009) expliquait que la série québécoise abordait
directement le thème du multiculturalisme3. Pour notre part, nous considérons que
cette série traite d’enjeux spécifiques au Québec en s’inspirant du réel. On y aborde
certaines questions habituellement traitées dans l’actualité telles que le profilage racial
ou la non-reconnaissance des diplômes pour certains immigrants. Mais on traite aussi
des enjeux liés au genre et aux défis de l’hiver, lesquels sujets relèvent du vécu de la
majorité des Québécois. En effet, les préoccupations liées aux différences
ethnoculturelles sont présentes dans les productions médiatiques québécoises, qu’il
s’agisse d’émissions d’informations ou de divertissement. Dans ce sens, la série reflète
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une sorte de normativité présente dans les médias et leurs contenus (De la garde, 1992).
Selon Véronique Nguyên-Duy et Suzanne Cotte (1995 : 202), « il est en effet de plus en
plus fréquent de retrouver dans des téléromans des intrigues reliées à divers problèmes
sociaux ». Pure laine n’échappe pas à ce constat surtout lorsqu’il s’agit d’aborder les
idéologies qui sont véhiculées par ce type de contenu.
Le fonctionnement de l’idéologie
14 L’idéologie est l’un des concepts les plus mobilisés en sciences sociales et loin d’être
neutre, il contient une charge affective qui guide nombre de chercheurs – et dans leur
sillage, nombre de sociétés. Ce concept recouvre plusieurs acceptions. Faisant une
synthèse des recherches effectuées sur l’idéologie, Robert Fossaert (1983 : 18) souligne
que la plupart des auteurs conçoivent l’idéologie « comme un système d’idées orientées
vers la dissimulation, la justification ou la valorisation de quelque intérêt social ». Il
définit l’idéologie comme « l’ensemble des pratiques sociales, en tant qu’elles
participent de la représentation du monde, propre aux formes de la société considérée ;
c’est donc aussi l’ensemble des structures sociales où ces pratiques s’inscrivent » (ibid. :
43).
15 Si on adopte une posture marxiste, les différentes visions de l’idéologie ont pour point
commun d’affirmer la volonté d’une classe d’assurer son pouvoir sur les autres classes
de la société. Pour Philippe Breton et Serge Proulx (1989 : 179), le média « est un
appareil social de “manipulation idéologique”, théoriquement facile à contrôler ».
Robert Fossaert (1983 : 38) affine l’analyse en affirmant : « Les pratiques qui ont pour
siège l’école, l’église, le laboratoire ou la rédaction d’un journal ont beau relever toutes
de l’idéologie – puisqu’elles participent des activités sociales par lesquelles les hommes-
en-société se représentent leur monde – ce n’en sont pas moins des pratiques bien
distinctes dans l’idéologie ». Si les médias restent un moyen d’excellence visant la
diffusion et le partage de l’idéologie et sont des pratiques de l’idéologie, la diversité
culturelle reflétée (ou non) dans les médias reste le domaine dans lequel l’idéologie de
la classe dominante tente de se perpétuer et de se renforcer.
16 Pourtant, si l’ambition de la série Pure laine diffusée à Télé-Québec repose sur une
volonté de s’éloigner de l’idéologie, l’analyse de certaines séquences donne un résultat
plus contrasté. En effet, la société Télé-Québec a pour objet « d’exploiter une entreprise
de télédiffusion éducative et culturelle afin d’assurer, par tout mode de diffusion,
l’accessibilité de ses produits au public. […] Ces activités ont particulièrement pour but
de développer le goût du savoir, de favoriser l’acquisition de connaissances, de
promouvoir la vie artistique et culturelle et de refléter les réalités régionales et la
diversité de la société québécoise4 ». Télé-Québec est donc avant tout une chaîne
publique visant à refléter la société québécoise dans sa diversité. Son caractère public
l’oblige dès lors à privilégier une représentation de la société la plus adéquate possible
tout en étant soumise aux mêmes impératifs que les médias privés, à savoir les taux
d’audience et le profit. En s’éloignant de la perspective classique sur l’idéologie, on peut
dès lors affirmer que Télé-Québec pratique une idéologie qui se veut le reflet d’une
société pluraliste et diversifiée. Quant à la série, à première vue, elle ne semble pas non
plus imposer un schéma idéologique de domination d’un groupe ethnoculturel sur un
autre puisque le personnage principal bien qu’issu des communautés culturelles a un
rôle positif. Cette absence d’idéologie de domination d’un groupe sur l’autre peut être
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170
constatée lorsque Dominique, parlant à sa fille Ming dans le premier épisode lui dit :
« Ta mère est originaire des Îles de la Madeleine. En termes d’heures de trajet, elle vient
de plus loin que moi. […] Les îles, c’est loin de Montréal et presque plus près de Port-au-
Prince, à certains égards, par le rythme, la chaleur humaine ». Dans cette séquence, une
Québécoise « pure laine » est comparée à un Haïtien et cette comparaison entraîne une
forme d’égalité sociale et même un rapprochement culturel par rapport à un milieu qui
leur est différent : la vie montréalaise.
17 Pourtant, les statistiques semblent indiquer que le choix du personnage principal
d’origine haïtienne n’est pas anodin. Comme la société canadienne est multiculturelle
et la société québécoise est interculturelle5, les statistiques ethniques sont possibles.
Selon Statistiques Canada (2003), les membres des minorités ethniques renvoient à ceux
qui ont des origines autres que française et britannique ainsi que les peuples
autochtones. On considère que les Canadiens dont les ancêtres sont des Français ou des
Britanniques ne font pas partie des minorités ethniques. Ces dernières regroupent des
personnes aux origines suivantes : arabe, est-asiatique et sud-est-asiatique, latino-
américaine, africaine, italienne, allemande, est-européenne, espagnole, juive, etc. À
côté de cette appartenance ethnique existe une autre catégorie qui est celle des
minorités visibles. Celles-ci concernent les Asiatiques, les Arabes, les Latino-Américains
et les Noirs. Au sein des minorités visibles noires, la communauté haïtienne est la plus
importante. Si l’on dénombre 243 625 Noirs au Québec (Statistique Canada, 2013), la
communauté haïtienne à elle seule s’élève à 119 185, soit près de la moitié de cette
population au Québec. Dans ce sens, le personnage central, Dominique Michel (joué par
un acteur d’origine haïtienne, Didier Lucien), fait partie du groupe majoritaire au sein
des communautés culturelles, susceptible d’être reconnu par la majorité québécoise
d’origine canadienne-française. Ainsi Pure laine reproduit-il l’idéologie en représentant
la société québécoise comme un lieu où les Haïtiens sont effectivement majoritaires au
sein des communautés culturelles et en s’assurant d’avoir une audience élevée sans
déstabiliser le public avec la présence d’une minorité non représentative des minorités
habituellement connues.
18 De plus, l’idéologie en tant que re-présentation du monde est bien reflétée dans la série
puisque les thèmes abordés, les constats avancés constituent une interprétation de
certains éléments tirés de faits de société. Ainsi, dans l’épisode 3 « Le surnom »,
Dominique arrive dans sa nouvelle classe. La directrice, Suzanne, lui présente Rajiv, le
concierge d’origine indienne. Celui-ci se plaint de sa situation : médecin de son état, ses
compétences ne lui sont pas reconnues et tout le monde s’efforce de lui parler anglais
alors qu’il cherche à maîtriser le français. Dans le même épisode, Dominique demande
aux étudiants de lui donner un surnom. Par le biais des surnoms (voleur de job,
M. Cannibale, bronzé, noiraud, basané, bougalou, Uncle Ben’s) qui lui sont accolés par
les étudiants, il aborde la question des stéréotypes. Aussi, il part à la recherche de celui
à qui il a « volé le job » (son prédécesseur) pour le lui restituer et constate que ce
dernier a fait une vraie-fausse dépression (burn-out) pour profiter des avantages
(pécuniaires) du congé maladie. On comprend alors qu’un stéréotype combattu en
renforce un autre. Si la séquence permet de comprendre que les immigrants ne sont
pas des « voleurs de job », elle renforce toutefois l’idée que la dépression n’est pas
vraiment une maladie puisqu’on peut la simuler, renforçant le stéréotype que les
personnes en burn-out ne sont pas vraiment malades et veulent profiter du bon temps
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au détriment des autres qui continuent à travailler. Mais c’est dans le discours que
l’idéologie se révèle le plus.
La rhétorique discursive de l’idéologie
19 Dans son ouvrage The Interpretation of Culture, Clifford Geertz (1973) estime que les
sociologues marxistes et non marxistes ont en commun une attention exclusive aux
déterminations de l’idéologie, c’est-à-dire à ses causes et à ses origines. Mais ce qu’ils
évitent d’interroger, c’est précisément comment l’idéologie opère. Il soutient donc qu’il
est nécessaire de se référer à l’importance de la rhétorique dans l’idéologie. Pour lui, il
s’agit de la possibilité de comparer une idéologie avec les procédés rhétoriques du
discours. Clifford Geertz (ibid. : 209) affirme : « Sans idée de la manière dont la
métaphore, l’analogie, l’ironie, l’ambiguïté, le jeu de mots, le paradoxe, l’hyperbole, le
rythme, et tous les autres éléments de ce que nous appelons improprement le “style”
fonctionnent […] dans la projection des attitudes personnelles sous leur forme
publique, nous ne pouvons analyser l’importance des assertions idéologiques6 ».
20 Le discours fait partie des axes de réflexion des cultural studies tout comme une série
d’autres éléments. Si Stuart Hall (1992 : 18) estime que « les cultural studies sont une
formation discursive », il reconnaît aussi qu’elles ont été influencées par les questions
de pouvoir, de classe, de savoir critique et de production du savoir. Dans ce sens, l’un
des principaux points de rupture au Centre for Contemporary Cultural Studies (CCCS)
tourne autour de la question de la race avec notamment des réflexions sur les nouvelles
dimensions de la culture avec des enjeux d’idéologie, de pouvoir culturel et de
domination. La rhétorique discursive présente dans Pure laine ne peut donc faire fi des
analyses de Stuart Hall (voir la vidéo Representation & the media [1997]) notamment
lorsqu’il explique les procédés rhétoriques de représentation et souligne que les termes
comme violents, suspects, criminels, en fuite, deviennent une seconde identité collée
aux Noirs.
21 La série se caractérise aussi par des intertitres dactylographiés en blanc sur un fond
noir. Quelques-uns de ces intertitres sont les suivants : « Sommes-nous tous pareils ? »,
« Est-ce que “Diaspora” est un nom de maladie ? », « Qu’est-ce qu’un choc culturel ? »,
« Qu’est-ce que l’exotisme ? », « Qu’est-ce que la souveraineté-association ? », « Les
immigrants sont-ils des voleurs de jobs ? », « Les Québécois seront-ils assimilés un
jour ? », « Que signifie être politiquement correct ? », « Quel est le secret de Fatima ? »,
« Qu’est-ce que l’âme slave ? », « Comment dit-on “Ma cabane au Canada” en Créole ? »,
« Le cosmopolitisme est-il une richesse ? », « La banlieue est-elle un exil ? », etc. On
notera au passage que ces intertitres produisent une pause dans la trame narrative. De
même, leur forme interrogative démontre une volonté d’apporter une réponse à ces
questions. Plusieurs constats peuvent être avancés. D’une part, le recours à des
intertitres entre les séquences permet d’indiquer au spectateur le contenu qui suit. À
raison de deux à quatre par épisode, ces intertitres attirent le regard et activent
l’intérêt du spectateur par des contenus qui le surprennent. D’autre part, le personnage
principal fait également une narration de ses constats et expose ses analyses à travers
les exemples qu’il avance. Le recours à des analogies et à des hyperboles est présent.
22 Le premier épisode intitulé « Toutes couleurs unies » introduit le contexte de la
rencontre entre Dominique et Chantal, les interrogations de leur fille Ming sur son
identité québécoise malgré son adoption. Un jour, Ming rentre de l’école et est dépitée.
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Sa professeure lui dit qu’elle pourrait se forcer : elle a des A et des B et devrait n’avoir
que des A. Selon la professeure, en tant qu’Asiatique, elle devrait être la meilleure.
Dominique lui explique alors qu’il danse mal alors que tout le monde dit que les Noirs
dansent bien. Quelques images plus loin, on voit Dominique Michel se déhancher sur la
piste de danse en vrai Dieu de la scène. Le procédé rhétorique d’échange entre les
personnages montre que le discours combat les stéréotypes alors que l’image confirme
le stéréotype du Noir dansant, appuyant ainsi Clifford Geertz dans sa définition de la
manière dont opère l’idéologie. Un autre exemple en atteste. Dans le même épisode,
Dominique raconte des anecdotes sur son patronyme. Ainsi, lorsqu’on lui demande son
nom et qu’il répond Dominique Michel7, ses interlocuteurs sont surpris. Si Chantal reste
interloquée, un policier lui rétorque « est-ce que tu me niaises en plus le smart ? », et
un chauffeur de taxi rigole. Quant à sa fille Ming, elle ne comprend pas ces différentes
réactions et l’exprime par la question suivante : « Y a-t-il quelqu’un d’autre qui
s’appelle de même ? ». Poser la question, c’est y répondre, la séquence montre que le
symbole Dominique Michel ne peut souffrir d’ambiguïté : il n’y en a qu’une seule et
l’identité du personnage central représente en elle-même une allusion humoristique.
23 La série utilise donc les stéréotypes pour les critiquer. Or, une telle stratégie discursive
ne modifie pas le stéréotype lui-même puisque le stéréotype cadre avec l’idéologie
dominante selon laquelle les Asiatiques sont excellents à l’école et qu’un Noir ne peut
s’appeler Dominique Michel.
24 Aussi, un pan de la littérature sur les médias et l’identité met de l’avant le rôle des
discours et les stratégies médiatiques dans la construction ou le renforcement d’un
certain regard idéologique par le biais de stéréotypes et de préjugés. Ainsi Éric Macé
(2007) propose-t-il plusieurs régimes de monstration articulés autour des
non‑stéréotypes, des stéréotypes positifs ou négatifs, des contre‑stéréotypes et des
anti-stéréotypes qu’on retrouve dans la série Pure laine. On y retrouve les
caractéristiques de l’anti-stéréotype à travers le personnage central Dominique Michel,
un enseignant de collège, qui déstabilise le récepteur davantage habitué à la
représentation d’un Haïtien comme un criminel, un trafiquant de drogue ou comme un
chauffeur de taxi. Dans le même temps, la série adopte la stratégie du contre-
stéréotype puisque Dominique Michel fait partie de la classe moyenne. Dominique
Michel a un métier valorisant de professeur dans une école secondaire, possède une
belle maison et une belle voiture, loin de l’image de l’immigrant ayant des difficultés
financières. Par le recours aux stéréotypes et à ses diverses variantes, la série utilise des
procédés rhétoriques pour expliquer l’identité québécoise. Ce mélange de vrai et de
faux, qui introduit dans le jeu des stéréotypes et des préjugés, entretient le doute dans
l’esprit du téléspectateur. Néanmoins Pure laine fournit une réponse aux questions
qu’elle pose tout en laissant au téléspectateur le soin d’y répondre en s’appuyant sur
ses propres catégories d’analyse même si les inégalités ou les stéréotypes et préjugés
constatés au sein de la société québécoise ne s’estompent pas.
La communication interculturelle et les nouvellesfrontières médiatiques
25 La série Pure laine repose sur une volonté de jouer des stéréotypes pour contrer les
stéréotypes, dans le but non déclaré de parvenir à une communication interculturelle
réussie entre les membres des communautés culturelles et les Québécois de souche
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173
(autrement appelés « pures laines »). Certes, la communication interculturelle est par
définition « une communication entre des êtres humains de différentes cultures
(Maletzke, 1970 : 477) qui est un processus qu’on retrouve à différents niveaux : la
communication interpersonnelle, l’efficacité de la communication interculturelle à
travers les compétences ou l’adaptation interculturelle et les médias.
26 L’une des chefs de file de la communication interculturelle anglo-saxonne, Young Yun
Kim (1977, 1982, 1988), définit l’acculturation communicationnelle comme un processus
où l’on apprend à communiquer avec une autre culture. En ce sens, Young Yun Kim
propose quatre systèmes communicationnels interconnectés liés à l’intégration : la
communication intrapersonnelle, la communication interpersonnelle, le
comportement des médias de masse et l’environnement de communication. La
dimension médiatique constitue un aspect important de la communication
interculturelle. Les médias sont ici présentés comme incontournables dans l’intégration
des immigrants. Même si le modèle critiqué de l’influence des médias sur les individus
est à l’œuvre avec différentes théories comme celles de l’agenda setting ou la piqûre
hypodermique, Farrah Bérubé (2009 : 179) soutient qu’« en contexte d’insertion des
immigrants, les médias sont des agents d’information, d’immersion linguistique et de
socialisation ». Ce faisant, les médias jouent donc un rôle important dans le processus
de communication interculturelle. Pourtant, plusieurs obstacles existent dans cette
logique visant à avoir recours aux médias pour favoriser la communication
interculturelle.
Les obstacles au recours médiatique de la communicationinterculturelle
27 Malgré ses prétentions visant à permettre aux individus de communiquer réellement
entre eux, la communication interculturelle est un processus délicat à réaliser en
raison de son caractère idéalisé et de sa dimension instrumentale. Une séquence de
Pure laine illustre ce constat.
28 Dans l’épisode 14 où Dominique Michel joue le rôle d’un serveur dans une cabane à
sucre, avec la chemise à carreaux et la ceinture fléchée, la série souhaite déconstruire
le modèle type du Québécois. Ainsi, le spectateur est censé comprendre qu’être
Québécois ne signifie pas nécessairement être d’origine française, avec des ancêtres
arrivés en Nouvelle France au XVIIe siècle. On y décèle une définition de l’identité
québécoise en lien avec le modèle de l’interculturalisme choisi par le Québec : il
contribue à créer la société québécoise diversifiée et cohérente grâce à la langue
française. Dominique est donc un Québécois, malgré ses origines autres que
canadienne-française. Il en a les caractéristiques culturelles et en porte les symboles. Ce
faisant, la séquence souhaite déboulonner la représentation classique des Québécois.
Or, il n’est pas aisé de traduire cette volonté médiatique dans la vie quotidienne, car la
représentation typique du Québécois ne se retrouve pas dans celle présentée dans la
série. Comment, dans ce cas, envisager une communication interculturelle lorsque le
contenu médiatique ne reflète pas nécessairement le vécu des citoyens ?
29 Dans un autre épisode, Dominique rencontre son ami Maurice Richard. Les deux
parlent assez fort. Suit une question posée par Ming : « Pourquoi parlez-vous fort ? ».
Les réactions de Nykol et Chantal introduisent spontanément une distinction entre Eux
(les Haïtiens) et Nous (les Québécois) puisqu’elles acquiescent en expliquant qu’au
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Québec les gens sont plus discrets contrairement aux Haïtiens. Un autre épisode relate
la volonté de Suzanne, la directrice d’école, de célébrer la fête de tous les élèves
étrangers de l’école. Encore là, son injonction « ils doivent se sentir comme chez eux »
reflète une rhétorique visant à distinguer un Québécois d’un étranger.
30 Dans ces deux exemples, malgré une volonté de rapprochement propre à l’idéal de la
communication interculturelle, la série retombe dans la dichotomie classique entre
« Nous » et « Eux ». La stratégie discursive employée par Pure laine visant à mieux
rendre compte de la société québécoise semble ainsi s’autoannuler. En effet, l’idée
d’utiliser les stéréotypes pour lutter contre les stéréotypes est audacieuse. Pourtant,
rien ne justifie que cette stratégie soit la meilleure, ni sur le plan médiatique ni sur le
plan psychosocial. Sur le plan médiatique, les théories sont partagées entre 1) une
influence des médias sur les récepteurs comme l’École de Francfort le soutenait et 2)
une activité du récepteur comme l’avancent les cultural studies. Or, le recours aux
médias dans la prétention de la communication interculturelle fait l’impasse sur
certains éléments théoriques fondamentaux de la recherche en communication,
notamment l’absence d’influence directe des médias sur le téléspectateur. Sur le plan
psychosocial, les chercheurs évitent de survaloriser le rôle des médias. Ainsi, pour
atténuer les stéréotypes, d’aucuns, comme Richard Y. Bourhis et André Gagnon (1994 :
759) privilégient l’hypothèse du contact intergroupe. Hypothèse partiellement partagée
par les communicologues pour qui le rôle des médias dans la société est fondamental
dans la construction des stéréotypes (Stoiciu, 2006 ; Stoiciu, Brosseau, 1989).
Néanmoins une interrogation demeure sur la manière dont il faut s’y prendre pour
déconstruire les stéréotypes : faudrait-il sortir des théories habituellement mobilisées
dans la recherche sur les médias et la communication interculturelle ?
Les nouvelles frontières médiatiques de la communicationinterculturelle
31 Une première piste pour saisir les nouvelles frontières médiatiques de la
communication interculturelle consiste à cerner le rôle important joué par les médias
dans l’insertion des immigrants et dont la série Pure laine a ici été prise en exemple. Ce
rôle porte sur une nécessaire décentration entre Soi et l’Autre et entre Soi et le dispositif
médiatique. En nous inspirant du concept de Jean Piaget (concernant les enfants), nous
sommes d’avis que, pour qu’elle puisse aboutir, la communication interculturelle doit
pouvoir se réaliser dans la décentration en reconnaissant l’Autre comme différent et
égal.
32 Une deuxième piste conduit à avancer que l’expérience humaine laisse apparaître le
fait que la décentration ne peut se réaliser qu’à travers la prise de conscience du
caractère endo-centrique de la communication interculturelle. L’endo-centricité
provient de la contraction entre « endogène » et « centricité ». Selon le Petit Larousse
(2010 : 367) endogène, signifie « qui prend naissance à l’intérieur d’une structure, d’un
organisme, d’une société, sous l’influence de causes strictement internes ». La centricité
est inspirée de Molefi Kete Asante (1980) qui a inventé la notion d’afro-centricité. L’idée
de centricité provient d’une attention portée sur les centres d’intérêts des individus et
de leurs groupes d’appartenance. L’endo-centricité est donc le processus par lequel les
individus ou les groupes d’appartenance mettent en pratique la communication
interculturelle. Ainsi, celle-ci part avant tout d’un intérêt pour les choses/objets sur
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175
lesquels nous centrons notre attention ; de cet intérêt découlent des interactions, des
relations avec l’Autre en fonction d’une quête humaine qui nous anime selon nos
besoins. La communication interculturelle apparaît dès lors comme un phénomène qui
existe en dépit de l’autre : celui-ci est moins primordial que notre quête. L’endo-
centricité est donc un obstacle particulièrement important à la communication
interculturelle puisque les participants à cette communication restent dans une logique
centrée à la fois sur soi (en tant qu’individu) et sur eux (en tant que groupe).
Paradoxalement, l’aboutissement du processus de communication interculturelle se
situe dans l’exo-centricité, ce processus par lequel l’attention ou l’intérêt sont centrés
sur l’alter : l’Autre. Les nouvelles pratiques médiatiques devraient donc tendre vers une
forme d’exo-centricité, caractérisée par la décentration, favorisant l’ouverture à l’autre
et à ses caractéristiques en sortant des contraintes de l’idéologie et des stéréotypes. Si
une telle posture représente un défi théorique et pratique, ce défi peut être relevé en
misant sur de nouvelles formes de représentation de l’Autre dans les médias.
33 Ces formes reposent sur des mises en scène de « nouvelles ethnicités », définies par
Stuart Hall (1989) comme des expériences subjectives du monde, marquées par une
socialisation souvent hybride où prennent place l’histoire, la langue et la culture tout
en re-théorisant le concept de différence en prenant en compte les dimensions de classe,
de genre, de sexualité et d’ethnicité. Ce faisant, le recours à l’hybridation devient
central. Néstor García Canclini (1990 : 17) se penche à cet égard sur la « façon dont les
études sur l’hybridation ont modifié la façon de parler de l’identité, de la culture, de la
différence, de l’inégalité, de la multiculturalité et des couples organisateurs des conflits
dans les sciences sociales : tradition-modernité, nord-sud, local-global ». Dans un
contexte d’hybridation, « les médias électroniques font preuve d’une remarquable
continuité avec les cultures populaires traditionnelles, et tous deux sont des
théâtralisations imaginaires du social » (ibid. : 268). Il serait ainsi pertinent de réfléchir
à la manière dont les séries télévisées rendent populaire le marginal, l’immigrant,
l’hybride. Or le populaire réside « dans ce qui lui est accessible, ce qu’il aime, ce qui
mérite son adhésion ou qu’il utilise fréquemment » (ibid. : 270). Pour ce faire, la
communication interculturelle, tout en visant à interroger les enjeux de sous-
représentations, de discrimination, de stéréotypes entourant les membres des
minorités gagnerait à investir de nouveaux champs de réflexion portés par
l’hybridation et la mondialisation en les rendant populaires.
Conclusion
34 Comme le souligne Stuart Hall (1997), le concept de représentation est pertinent pour
expliquer le rôle des médias dans leur vision de la diversité culturelle. En effet, si les
médias tendent à représenter la réalité, ils font croire qu’ils effectuent une photocopie
de la réalité. Ils se situent dans l’impossibilité apparente de développer une empathie
reliée à la position de l’Autre. Comme l’individu n’a pas d’expérience directe de la
réalité, les médias procèdent à une re-présentation, c’est-à-dire une reconstruction de
la réalité fondée sur les enjeux d’intérêts de la classe dominante qui possède les
médias ; cette expérience se réalise à travers des catégories symboliques. L’analyse de
la série Pure laine révèle que les médias et leurs contenus, tout en étant en phase avec la
société, éprouvent de la difficulté dans le processus de communication interculturelle.
De plus, le fait que cette série ait été diffusée sur la chaîne Télé-Québec illustre les
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obstacles à l’influence de cette série. En effet, les taux d’audience de Télé-Québec
étaient relativement faibles, autour de 1 % de part de marché, c’est-à-dire, près de
50 000 téléspectateurs regardaient cette série alors que d’autres chaînes concurrentes
frôlaient ou dépassaient le million pour leur contenu.
35 Au-delà du cas spécifique de la série Pure laine, les théories en communication
interculturelle reflètent également tout un champ de recherches qui s’est constitué
autour des travaux concernant les médias et les minorités ethnoculturelles à l’intérieur
des sciences de l’information et de la communication, qu’il s’agisse du développement
ou de la production des médias ethniques, de la consommation des médias (étrangers)
par les immigrants ou les membres des communautés culturelles, du racisme dans les
médias, des médias dans un contexte de diaspora ou des représentations des
immigrants ou des membres des communautés culturelles dans les médias.
Parallèlement à ces orientations théoriques, le contexte socio-politique a évolué et
entraîne des changements dans les perceptions et les représentations. Les controverses
entourant le vivre-ensemble se mondialisent : ainsi, les questions de voile, de burkini
ou de radicalisation traversent les débats dans les espaces publics nationaux et
internationaux et le Québec n’échappe pas à ces discussions. Ces sujets qui mettent en
scène les communautés culturelles nécessitent de nouvelles problématisations
scientifiques qui militent pour l’ouverture de nouveaux champs dans le domaine de la
communication interculturelle et de la représentation de l’Autre dans les médias. Cette
réflexion soulève l’urgence de se concentrer sur l’endo-centricité (et l’exo-centricité, son
pendant) ainsi que sur les processus d’hybridation qui caractérisent la communication
interculturelle. Le pari de la série Pure laine fut ambitieux, mais les enjeux qu’elle a
ciblés font toujours l’objet de débats féconds en communication interculturelle.
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NOTES
1. Au Québec, l’expression « Québécois pure laine » désigne les Québécois (Canadiens-français)
dont les ancêtres sont arrivés au moment de la colonie. Cette expression est utilisée pour les
distinguer des autres Québécois dont l’immigration est plus récente. L’explicitation de cette
expression permet de saisir l’ironie du titre de la série.
2. Le seul exemple précédent fut la série Jasmine, diffusée en 1996 au Québec et qui traitait des
relations entre la police et les communautés noires. Le personnage principal était une métisse
(mulâtre en français du Québec).
3. Le multiculturalisme, modèle de gestion de la diversité, qui domine au Canada depuis 1971 a
pour objectif de faire la promotion du patrimoine ethnoculturel tout en mettant l’accent sur la
pleine participation de tous les citoyens à la société canadienne quelles que soient leurs origines.
4. Article 16 de la Loi sur la Société de télédiffusion du Québec et modifiant la Loi sur la programmation
éducative et d’autres dispositions législatives). Accès : http://www.telequebec.tv/corporatif/. Consulté
le 20/01/2011.
5. Par son statut de seule province francophone, le Québec est une société distincte à l’intérieur
du Canada. Dans ce sens, elle a construit un modèle spécifique de gestion de la diversité,
l’interculturalisme, qui valorise à la fois la culture majoritaire et sur les cultures minoritaires
tout en reconnaissant la primauté des Canadiens d’origine française (Bouchard, 2012).
L’interculturalisme québécois est défini comme « l’interpénétration entre les cultures sans
gommer l’identité spécifique de chacune d’elles, mettant le multiculturel en mouvement pour le
transformer véritablement en interculturel, avec tout le dynamisme que cela implique »
(Legault, Rachédi, 2000 : 25). Toutefois, même si la notion d’interculturalisme est elle-même
contestée (Emongo, White, 2014), sa distinction avec le multiculturalisme repose entre autres sur
la langue ainsi que sur la place des minorités dans la société. L’interculturalisme se situe quelque
part entre le multiculturalisme et l’assimilationnisme.
6. « With no notion of how metaphor, analogy, irony, ambiguity, pun, paradox, hyperbole, rhythm, and all
the other elements of what we lamely call “style” operate – even, in a majority of cases, with no recognition
that these devices are of any importance in casting personal attitudes into public form […] It is not
therefore surprising that they evade the problem of construing the import of ideological assertions ».
7. Dominique Michel est une humoriste et comédienne populaire au Québec. Elle a joué, par
exemple, dans Le Déclin de l’empire américain (1986) et dans Les Invasions barbares (2003) de Denys
Arcand.
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RÉSUMÉS
Le 25 janvier 2006, une série télévisée intitulée Pure laine faisait son apparition sur la chaîne
publique québécoise Télé-Québec. Lors de sa sortie, Pure laine reçut un accueil plutôt favorable du
milieu médiatique. Cette série de vingt-six épisodes, qui a duré deux saisons, présente de manière
humoristique la diversité ethnoculturelle au Québec. La présente contribution vise à enrichir les
pistes théoriques explorées dans la recherche en communication interculturelle en s’appuyant
sur la série Pure laine. À travers le cas de cette série, on cherche à comprendre le traitement de la
diversité par les médias et on interroge le rôle de ces derniers dans le processus de
communication interculturelle.
On 25 January 2006, a television series called Pure laine (Pure Wool) made its appearance on the
Quebec public broadcaster Télé-Québec. Upon its release, Pure laine received a generally favorable
reception from the media environment. This series of twenty-six episodes, which lasted two
seasons, showed in a humorous way, the ethnocultural diversity that prevails in Quebec. This
paper aims to enrich the theoretical avenues explored in intercultural communication research
based on the case of the series Pure laine. Through the case of this series, we seek to understand
the treatment of diversity in the media and we question the role of the latter in the process of
intercultural communication.
INDEX
Mots-clés : médias, minorités, série, Pure laine, communication interculturelle, idéologie,
Québec
Keywords : media, minorities, series, Pure laine, intercultural communication, ideology, Quebec
AUTEUR
CHRISTIAN AGBOBLI
Groupe d’études et de recherches axées sur la communication internationale et interculturelle
Université du Québec à Montréal
CA-H3C 3P8
agbobli.christian[at]uqam.ca
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Fortune et infortune de la presseprivée égyptienneSocio-histoire d’un lieu de production de l’information
Fortune and misfortune of the Egyptian private press. Sociohistory of a place of
production of information
Bachir Benaziz
1 L’émergence au milieu des années 1990 d’une presse financée par des hommes
d’affaires marque le passage en Égypte d’une presse « d’État », dépendante du pouvoir
politique et héritière de la période des « nationalisations » durant les années 1960, à un
nouveau type de journalisme qui place les transformations de la société au centre du
processus de production de l’information. Les principaux indicateurs de cette rupture
journalistique renvoient essentiellement à la place accordée par cette presse naissante
à des problématiques sociales longtemps occultées par les médias du régime, au poids
des sources non officielles dans la définition du sens donné aux événements, au recours
à une narrativité journalistique qui emprunte au langage du quotidien, mais surtout, à
la couverture intensive et bienveillante des mouvements de protestation. Des journaux
comme al-Dustûr (2005-2010) et al-Badîl (2007-2009), ont bâti leurs projets
journalistiques sur la valorisation médiatique de l’action collective. Comment expliquer
que des hommes d’affaires, ayant été pour la plupart proches du régime de Hosni
Moubarak, aient pu prendre le risque d’investir dans des médias qui développent un
journalisme d’opposition ? Couvrir les activités des mouvements de revendication
politique ou des grèves ouvrières, publier les révélations de juges sur le trucage
d’élections, donner la parole aux opposants les plus engagés contre le projet de
transmission héréditaire du pouvoir, pouvaient en toute probabilité contredire les
intérêts du monde des affaires dont ils font partie, mais surtout ceux du régime
politique. Or, tous ont maintes fois déclaré avoir « payé très cher » la nature du
journalisme défendu par les structures qu’ils contrôlent. Au sein même du milieu
journalistique égyptien, les rumeurs et informations contradictoires abondent sur
l’identité et les trajectoires de certains hommes d’affaires qui ont investi dans les
médias. Des rumeurs alimentées aussi par l’implication grandissante de ces derniers
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dans la vie politique égyptienne après le 25 janvier 2011, jusqu’à devenir une arme de
décrédibilisation professionnelle dans la concurrence que se livrent les protagonistes
de l’Égypte post-Moubarak. On dira ainsi que c’est le journal de Salah Diab (le quotidien
al-Massry al-Youm) ou la chaîne télé d’Ahmad Bahgat (Dream TV) pour réduire la
structure médiatique aux intérêts du propriétaire. La thèse de ce travail, qui s’appuie
sur les résultats d’une enquête de terrain menée entre 2012 et 2015, est que les
transformations que la presse écrite égyptienne va connaître avec l’avènement du
financement privé, doivent être analysées dans le cadre de formation d’un nouveau lieu
de production médiatique. L’étude de ce lieu de production suppose d’être attentif au
contexte politique et social, aux conditions de production, au mode de gestion et de
financement, à l’organisation du travail journalistique, à la diversité des profils et des
motivations des hommes d’affaires qui ont investi dans les médias au temps de Hosni
Moubarak, ainsi qu’aux parcours professionnels des principaux acteurs concernés, les
journalistes.
2 Dans un premier et un deuxième temps, il s’agira de préciser les contours de cette
notion de « lieu de production », empruntée à l’historien et anthropologue Michel de
Certeau (1975), avant de traiter brièvement l’évolution de la législation égyptienne en
matière de création de journaux. Dans un troisième temps, il conviendra surtout de
revenir sur les principales expériences journalistiques privées durant la période qui
s’étale de 1995 à la révolution du 25 janvier 2011 : al-Dustûr (1995-1998, puis 2005-2010),
al-Massry al-Youm (2004) et al-Badîl (2007-2009). En élargissant l’analyse aux chaînes
satellitaires privées, on voudrait insister aussi dans l’histoire de ces structures sur
certains éléments qui ont contribué à la définition des caractéristiques de ce lieu de
production, ainsi que les transformations, toujours à l’œuvre, de la profession de
journaliste et de ses rapports à la société et au régime. Le choix d’intégrer à l’analyse
l’émergence des premières chaînes satellitaires privées s’explique aussi par la forte
complémentarité en Égypte entre ces deux types de médias, ou ce que Sarah Ben
Néfissa (2014) appelle « le binôme presse privée-télévision satellitaire ». En effet, le
développement des chaînes de télévision privées à partir de 2001 n’a pas conduit à un
affaiblissement de la presse écrite, du fait notamment de la centralité de cette dernière
dans la production de l’information et du prestige dont elle jouit au sein du milieu
journalistique et intellectuel égyptien. De la même manière, les émissions et
notamment les talk-shows des chaînes satellitaires privées, dont beaucoup sont animées
par des figures de la presse écrite, ont offert une forte visibilité aux publications des
journaux privés qui constituent jusqu’à aujourd’hui la matière première sur laquelle
travaillent les journalistes de la télévision.
Une situation historique nouvelle
3 La notion de « lieu de production » est empruntée à Michel de Certeau. Dans le cadre
d’une réflexion épistémologique sur la production du savoir historiographique, elle
renvoie à l’ancrage de la recherche scientifique dans la réalité socio-historique et
culturelle de sa production. L’œuvre historienne, c’est-à-dire celle « qui peut être située
dans un ensemble opératoire » (Certeau, 1975 : 73) est moins l’effet d’options
subjectives de chercheurs que le « résultat et le symptôme » d’une « institution de
savoir », complexe de fabrication qui articule un type de discours au « corps social ». La
naissance des disciplines ou des écoles de pensée, l’évolution des approches ou des
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183
problématiques de recherche, répondent non seulement à une logique de « groupe »
qui fonctionne en laboratoire (type de financement et de recrutement psychosocial,
style d’organisation du travail, système de hiérarchisation, caractéristiques d’une
clientèle, etc.), mais aussi à l’inscription de l’énonciation dans une situation historique
particulière qui conditionne les orientations et les problématiques (im)posées à un
moment donné à la recherche. En ce qui concerne l’émergence de cette unité sociale de
production journalistique que constitue la presse privée, la situation historique
nouvelle est celle d’abord de l’Égypte des années 1990, marquée par une clôture
croissante du système de représentation officiel, partisan notamment (Ben Néfissa,
1996). La fermeture du système de représentation mis en place dans les décennies
1970/1980, a pour corollaire dans la société une désaffection et un exit généralisé des
canaux historiques d’expression des demandes politiques et sociales, que sont la presse
d’État, les partis autorisés par le régime et les syndicats. L’Égypte des années 1990, c’est
aussi une période où une grande partie de la société, celle que l’écrivain égyptien Bilal
Fadl (2009) appelle « les premiers habitants de l’Égypte », accentue son « émigration
spirituelle » (Certeau, 1974) loin de toute forme de représentation ou de participation
officielle. D’ailleurs, l’apport majeur de cette nouvelle presse est d’avoir entrepris de
traduire ou d’exprimer par le journalisme les formes que va prendre ce mouvement
migratoire de la population. L’introduction du dialecte égyptien dans l’écriture
journalistique, l’utilisation de la satire et de l’ironie populaires, ainsi que l’attention de
ces journaux aux groupes sociaux les plus marginalisés s’inscrivent dans cette
perspective.
4 Sur le plan politique, la désaffection de l’« officiel » et l’« émigration spirituelle » se
traduisent par un repositionnement de l’opposition égyptienne vers la presse écrite, le
travail associatif, la justice, les organisations des droits de l’homme, les centres de
recherche, et bien sûr vers le mouvement social. Les années 2000 témoignent d’un
véritable cycle de mobilisations politiques et sociales. Outre la diversité des catégories
sociales et des motifs de revendication, les protestations collectives avaient touché tous
les gouvernorats d’Égypte. À la fin des années 2000, une Égypte anti-régime avait déjà
sa propre presse, ses journalistes, ses syndicats indépendants (Al-Azbaoui, 2011), ses
mouvements sociaux, ses juges (Bernard-Maugiron, 2007), ses avocats, ses lieux de
rassemblement, ses maisons d’édition et une littérature propre. Cette Égypte résistante
avait même son propre territoire, un espace urbain central, historique, où sont
condensés la plupart des centres de commandement qu’est Le Caire khédivial, fondé au
milieu du XIXe siècle et situé sur la rive est du Nil, espace plus connu en Égypte par
Down-Town ou Wasat al-balad (le centre-ville) (El Kadi, 2012). Par une singulière
« coïncidence » de l’histoire, quasiment tous les grands acteurs et espaces de
production de la révolution égyptienne se trouvent réunis dans ce Caire khédivial qui a
pour point central la place Tahrir. Les partis politiques, les grands journaux, les sièges
des syndicats, les centres de droits de l’homme, les cafés du centre-ville (ceux
notamment qui jouxtent la bourse du Caire), les nouveaux lieux culturels comme
« Town House » (Monqid, 2011), se trouvent réunis autour de quatre ou cinq grands
boulevards. À la veille du 25 janvier 2011, cet espace urbain, théâtre principal des
affrontements entre manifestants et forces de l’ordre, est quasiment tout acquis à la
cause révolutionnaire. La presse privée égyptienne est née dans ce Caire subversif, et
l’action des fondateurs sera de l’inscrire dès le départ au mouvement de ces différents
acteurs. L’importance de cette dimension spatiale dans la production de l’information
transparaît essentiellement ici à travers deux questions intimement liées : celle des
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réseaux de sociabilité des journalistes de la presse privée et la problématique des
sources d’information.
5 Un système de représentation parallèle ou alternative se met donc en place face à un
régime politique qui – lui aussi – se réorganise à sa manière, à travers notamment
l’accélération du processus de passation du pouvoir au fils du président, Gamal
Moubarak, et tout ce que cela va impliquer sur le plan politique et économique, ainsi
que les réorganisations qui vont toucher la coalition dirigeante. La rupture introduite
par la presse privée indique, d’une part, une place particulière dans un mouvement de
réorganisation globale de la société ; et d’autre part, l’instauration d’une nouvelle
pratique journalistique indissociable d’un lieu de production qui la surdétermine en
tant que relation au « corps social ».
6 L’émergence de la presse privée égyptienne résulte aussi de l’association entre des
hommes d’affaires, pour la plupart étrangers au milieu médiatique, et une génération
de journalistes égyptiens, celle de fondateurs, porteuse de conceptions journalistiques
novatrices mais incapables de s’épanouir dans le cadre professionnel de la presse d’État
dont la gestion s’apparente à celle des administrations publiques. Les différents
témoignages réunis sur les conditions de travail au sein de ces structures, qu’il s’agisse
d’entretiens, d’archives journalistiques, de textes littéraires (Eissa, 1993b), de mémoires
de journalistes (Hamamou, 2012), insistent notamment sur le poids de l’ingérence du
pouvoir politique et des appareils sécuritaires dans le fonctionnement et le choix des
dirigeants des journaux étatiques. La forte connivence entre l’élite gouvernante et les
directeurs de la presse « nationale », dont beaucoup furent aussi membre du PND1, le
monopole des espaces de rédaction par les journalistes proches du pouvoir, le rôle de la
« Sûreté de l’État » (amn al-dawlat) dans l’accès aux postes à responsabilité, ainsi que la
forte bureaucratisation due au gonflement constant des effectifs, semblent être les
principales raisons qui vont pousser toute une génération de journalistes égyptiens à
tenter l’aventure de la presse privée.
Des origines politiques et juridiques
7 L’Égypte a connu par le passé, avant la « révolution » de 1952, une vie journalistique
florissante et fort diversifiée. En septembre 1951, Le Caire comptait ainsi un total de 321
publications en langue arabe, dont 21 quotidiens, 122 journaux et revues
hebdomadaires, 132 revues mensuelles et 46 autres périodiques (Saleh, 1995). La
plupart de ces publications étaient au départ des propriétés individuelles ou familiales.
Toutes les grandes institutions journalistiques aujourd’hui « propriété privée » de
l’État, excepté al-Gomhouriyat, créée par les « officiers libres » le 7 décembre 1953,
furent fondées par des particuliers. La propriété individuelle ou familiale de journaux,
garantie par la constitution de 1923 et la « loi sur les publications » de 1936, étant la
forme dominante des modes de propriété des publications dans l’Égypte d’avant 1952
(ibid.). C’est l’article 209 de la constitution de 19712, ainsi que loi no 148 de 1980 sur « le
pouvoir de la presse », qui vont restreindre pour la première fois le droit de créer des
journaux à l’État, représenté par le conseil consultatif, aux partis politiques et aux
personnes morales, publiques et privées.
8 Pour certains juristes égyptiens, la loi no 148 de 1980 sur « le pouvoir de la presse »
avait deux objectifs principaux, intimement liés. Il fallait tout d’abord trouver une
formule ou solution juridique pour maintenir les grandes institutions journalistiques
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185
sous la coupe de l’État, après le démantèlement de l’Union socialiste arabe et le retour
au « multipartisme ». La création du conseil consultatif en 1980, qui n’a en matière
législative qu’un pouvoir de consultation, répondait apparemment à ce besoin. En
second lieu, imposer une lecture restrictive à l’article 47 de la constitution de 1971 qui
permet à de simples particuliers de créer des journaux : « La liberté d’opinion est
garantie, toute personne a le droit d’exprimer son opinion et de le propager par la
parole, par écrit, par l’image ou par tout autre moyen d’expression dans les limites de
la loi ».
9 Un des principaux arguments mis en avant par la commission chargée de rédiger le
texte législatif contre la propriété individuelle de journaux, était la crainte de
l’investissement du grand capital dans la presse (ibid.). Or, compte tenu de la somme
d’argent exigée à l’époque aux personnes morales, uniquement sous forme de
coopératives et de sociétés anonymes, il était évident que seules des personnes
fortunées pouvaient se permettre de se lancer dans la création d’un journal. La loi
no 148 de 1980 relative au « pouvoir de la presse », exige en effet aux personnes morales
que le capital de la société soit détenu par des Égyptiens et s’élever au montant
minimum de 250 000 livres égyptiennes pour les quotidiens, et 100 000 pour les
hebdomadaires. Par ailleurs, la part de chaque actionnaire ne doit pas dépasser les
500 livres pour les quotidiens, et 200 livres pour les hebdomadaires, c’est-à-dire que le
nombre d’actionnaires requis pour la création d’un quotidien s’élève à 500 personnes,
et 200 pour les hebdomadaires. La nouveauté de la loi 96 de 1996 relative à
l’organisation de la presse se situe à ce niveau : même si l’amendement législatif a
augmenté le montant du capital nécessaire à un million de livres égyptiennes3, pour les
quotidiens, il a aussi élevé la part minimale des actionnaires requis à 10 %, réduisant
ainsi le nombre d’actionnaires (article 52).
10 Une fois l’entreprise de presse constituée, il faut encore obtenir une licence. L’article 14
de la loi de 1980 relatif au « pouvoir de la presse », prévoit qu’une « notification » écrite
doit être présentée au Haut Conseil de la presse (HCP). Contrairement à la loi de 1936
sur les publications qui avait restreint le rôle de l’administration à la vérification de
l’exactitude des données présentées dans la notification, la loi de 1980 n’a précisé aucun
critère pour l’accord ou le refus du HCP. Ce qui veut dire qu’il s’agit bien de l’obtention
d’une « licence » de publication et non pas seulement, comme c’est écrit dans
l’article 14, d’une simple « notification ». Quant à la composition du HCP, créé en 1975
et confirmé par l’amendement constitutionnel de 1980, tout laisse à penser qu’il s’agit
bien d’un organe administratif de censure et de contrôle politique. La domination dans
sa composition de personnalités proches ou désignées par le pouvoir, laisse peu de
doute sur l’emprise du régime de Hosni Moubarak sur les décisions du Conseil relatives
à la délivrance ou non de licences de publication, surtout si les demandes proviennent
de personnalités critiques vis-à-vis du régime. De 1981 à 2004, date de fondation du
quotidien al-Massry al-Youm, le HCP n’a délivré que très peu de licences de publication
pour des journaux d’information privés4 (Chouman, 2007).
11 Le retour à une forme limitée de multipartisme vers la fin des années 1970 aurait pu
constituer une brèche légale pour l’investissement du capital privé dans la presse.
L’article 15 de la loi no 40 de 1977 sur les partis politiques et ses divers amendements,
autorise en effet les partis légaux, c’est-à-dire ceux ayant obtenu l’aval de la
« commission des partis politiques », de fonder un ou plusieurs journaux sans avoir à
passer par le HCP. De la fin des années 1970 jusqu’au milieu des années 2000, plus d’une
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trentaine de journaux et revues ont été ainsi créés par des partis politiques,
représentant 10 % du total des publications journalistiques égyptiennes (Mennissi,
2007). Mais, outre la censure, les caractéristiques du système partisan en Égypte
interdisent en fait toute initiative de ce genre. En effet, l’offre journalistique des partis
de l’opposition fut lourdement conditionnée par l’autoritarisme du régime de Hosni
Moubarak qui exerce alors une étroite surveillance sur les activités des partis à travers
la « commission des partis politiques ». Cette commission dont la majorité des membres
appartenaient au parti au pouvoir, est créée par la loi no 40 de 1977 sur « les affaires
partisanes ». Sa mission principale est de statuer sur les demandes de création des
partis politiques ainsi que des éventuels conflits internes, suivant des principes et des
conditions contenues dans ladite loi. En cas de suspension des activités du parti ou le
manquement à une des conditions exigées, la commission des partis politiques est aussi
autorisée à fermer l’organe du parti. Pour Ahmad Mennissi (2007), chercheur au Centre
des études politiques et stratégiques d’al-Ahram, cette situation est la principale raison
de l’échec relatif de la presse partisane en Égypte. D’une part, afin de garder le contrôle
sur les publications des partis de l’opposition, le régime est parvenu à travers la loi de
1977 à lier le sort de cette presse à celui des partis politiques. De nombreuses
publications ont été ainsi obligées de fermer avec le gel des activités du parti par la
commission des affaires partisanes. C’est entre autres cas, celui du journal al-Sha’b (Le
Peuple, du parti du Travail, 1978-2000), une des principales expériences journalistiques
partisanes dans les années 1990 ; l’hebdomadaire Jeune Égypte (du parti Jeune Égypte,
1990-1993) ; Le Monde de la démocratie (du parti Le Peuple démocratique, 1992-1999) ; al-
Kharar (La Décision, du parti al-Wifâk al-Kawmî 2000-2002). D’autre part, les contraintes
politiques, juridiques et policières imposées sur le travail partisan tendent à réduire le
champ d’action des partis de l’opposition au seul périmètre du journal, unique voie par
laquelle ces derniers s’adressent à l’État et à la société. Le contrôle du journal devenant
alors l’objet principal des luttes internes, souvent féroces, pour « la définition légitime
du parti et pour le droit de parler au nom de l’entité et de la marque collective »
(Offerlé, 1987 : 15).
12 Face à la sévérité de la réglementation en matière de création des journaux et les
contraintes politiques et policières qui pèsent sur le travail partisan, les Égyptiens
désireux d’investir dans un journal se tournent vers les États-Unis et les capitales
européennes, Londres et Paris notamment, pour obtenir des licences de publication de
journaux destinés au marché égyptien. Toutefois c’est surtout à Chypre que s’adressent
la plupart des investisseurs, du fait de la proximité géographique avec l’Égypte et d’une
fiscalité avantageuse concernant les ressources publicitaires. Le phénomène de la
« presse chypriote » se développe au début des années 1990 et connaît un formidable
essor à partir de 1997 pour atteindre un nombre important de titres (tous les titres
possèdent une licence chypriote, mais sont imprimés en Égypte, voir le journal al-Sharq
al-Awsat, 12/06/2001). La simplicité et la rapidité de la procédure de publication
constituent aussi des éléments déterminants dans la multiplication prolifique du
nombre de ces journaux (Kassem, 2005 : 353-359). Mais devant les pressions de l’État
égyptien, qui était selon toute vraisemblance dépassé par l’expansion du nombre de ces
journaux et les techniques toujours plus astucieuses de contournement de la censure
du bureau des publications étrangères, les autorités chypriotes durcissent les
conditions d’obtention des licences (Al-Ahram, 17/07/2001).
13 À notre connaissance, il n’existe aucune étude ou rapport établissant l’identité ou les
caractéristiques des fondateurs de ces journaux, mais beaucoup furent des journalistes,
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des éditeurs ou des avocats (ibid.). Quant à la nature de ces imprimés, il s’agit pour la
plupart de revues spécialisées (économie, santé, sport, etc.) (ibid.). Une expérience
d’investissement dans la presse écrite à partir d’une licence chypriote préfigure
l’avènement de la presse privée en Égypte : le journal al-Dustûr (La Constitution).
La fortune du privé
14 Il y a dans l’histoire de la presse écrite égyptienne un avant et un après al-Dustûr. Ce
journal privé, fondé au milieu des années 1990 (le premier exemplaire sort le
13/12/1995) par l’éditeur Issam Ismaïl Fahmy, et un jeune rédacteur de la revue
étatique Rose al-Youssef, Ibrahim Eissa, marque une césure avec les productions
journalistiques dominantes de l’époque et annonce une profonde mutation des médias
égyptiens. Publié avec une licence chypriote, afin de contourner les restrictions
imposées à la création des périodiques en Égypte, il est le premier journal
d’information politique indépendant de l’État et des partis politiques depuis les années
1950. Formé pourtant par des journalistes de la presse d’État, le journal va constituer
un choc à la fois journalistique, intellectuel et politique (El-Khawaga, 2000). Son
principal financeur, Issam Ismaïl Fahmy, fait partie d’une catégorie d’hommes
d’affaires dont l’activité principale est centrée sur la production culturelle. « Fin
connaisseur de la presse et lecteur professionnel des journaux », témoigne Ibrahim
Eissa5. Il fonde au milieu des années 1980 une société de production musicale appelée
Sound of America, dont le principal succès est d’avoir fait découvrir le célèbre chanteur
égyptien Munir. Mais c’est surtout son association en 1995 avec Ibrahim Eissa, alors à
peine âgé de 30 ans, à travers le journal al-Dustûr, qui va faire la notoriété de l’éditeur6.
Ce dernier est alors le chef de file de ce qu’on désigne comme « la promotion dorée de
la presse écrite égyptienne », diplômée en journalisme à la fin des années 1980
(université du Caire), et qui forme aujourd’hui l’élite médiatique égyptienne. Ibrahim
Eissa intègre la revue hebdomadaire Rose al-Youssef dès sa première année d’étude de
journalisme, au milieu des années 1980. La revue, fondée en 1925 par l’actrice libanaise
Fatma al-Youssef, ne connaît pas à l’époque un sort différent des autres structures
journalistiques « nationalisées » en 1960. L’ingérence du pouvoir politique et des
appareils sécuritaires dans le fonctionnement et le choix des dirigeants, entre autres
facteurs, ont conduit à la dégradation des conditions et des rapports de travail au sein
de la revue et à une importante chute d’audience. Mais Rose al-Youssef, qui se targue
d’avoir réuni par le passé la plupart des grandes figures de la presse et de la littérature
égyptienne, attire encore dans les années 1980 les jeunes étudiants ou diplômés en
journalisme. Spécialisé au départ dans la critique d’art, le théâtre et la littérature
notamment, ce qu’on appelle communément en Égypte « l’école journalistique de Rose
al-Youssef », renvoie essentiellement et historiquement au privilège donné par la revue
à l’expression artistique et littéraire dans le traitement de l’actualité générale et les
sujets de société, la recherche du style dans l’écriture journalistique et une utilisation
importante de la photographie et de la caricature. L’hebdomadaire glisse vers la
politique dès la fin des années 1920, et une grande partie de sa légende est construite
sur ses combats durant la première moitié du XXe siècle pour l’indépendance de
l’Égypte, la démocratisation de la vie politique et la liberté d’expression. Mais comme
l’indique l’historien Ibrahim Abdo (1961), les problématiques liées au développement
des arts et la culture dans la société, voire la libéralisation des mœurs, sont restées
durablement la préoccupation centrale de la revue. Le roman d’apprentissage
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d’Ibrahim Eissa (1993b), Mariam la dernière apparition, portant sur ses débuts dans le
journalisme, témoigne de la période de déclin du journal Rose al-Youssef. Le roman
raconte les désillusions d’un jeune étudiant venu de la province à la capitale pour faire
carrière face à la « perversité » et au « cynisme » du milieu journalistique de la revue,
un monde qu’il décrit comme étant sans morale ni valeurs, symbolisé par la
banalisation au sein de la rédaction de la pratique du journaliste/informateur pour le
compte de la police politique (Amn al-dawlat). Désillusions aussi du jeune rédacteur face
à l’impossibilité de développer un journalisme critique de la situation politique et
sociale du pays, freiné par les censures et l’opportunisme d’une direction qu’il juge sans
talent, mais imposée et toujours soutenue par le pouvoir politique. Dans Mariam la
dernière apparition la question de la mission de la presse et son implication dans la
construction du mensonge collectif, du légendaire et de l’imposture dans une société
gouvernée par le despotisme est en vérité le cœur du sujet. En effet, le roman intervient
après une série d’articles, enquêtes et travaux publiés par Ibrahim Eissa entre la fin des
années 1980 et le début des années 1990 sur le phénomène de la starisation des
prédicateurs et leurs rôles dans la radicalisation religieuse en Égypte. Les thèses
principales de ces travaux sont réunies dans un livre intitulé : La Guerre avec le voile
intégral. Sur le phénomène du voile des actrices et l’Islam saoudien en Égypte (Eissa, 1993a).
Dans le contexte général de la montée des attaques djihadistes en Égypte, l’auteur
étudie les origines sociologiques, politiques et idéelles du terrorisme. Pour Ibrahim
Eissa le combat contre la radicalisation religieuse ne peut se limiter à sa seule
manifestation violente. Le développement en Égypte des « mouvements djihadistes »
plonge ses racines dans un « terrorisme intellectuel ou jurisprudentiel » (Eissa, 1993a :
9) exercé par une nouvelle catégorie de prêcheurs « télémédiatisés » et populaires qui
monopolisent le discours sur la religion. Le journaliste insiste à ce titre sur la
« sainteté » et la « sacralité » d’un nouveau genre qu’ont acquis des prédicateurs au
talent oratoire comme Mohamad al-Shaaraoui et Omar Abd al-Kafi grâce à la télévision,
rendant leurs prêches et leurs discours impossibles à la critique et au débat. Le succès
médiatique de ces prédicateurs en Égypte a été aussi facilité par les voyages religieux et
l’émigration massive des Égyptiens durant les années 1970/80 vers l’Arabie saoudite, et
dont la plupart sont revenus profondément imprégnées par le « wahhabisme ». À un
islam « égyptien », « modéré », « pluriel » et « ouvert » s’est substituée
progressivement dans la société une conception de la religion musulmane que l’auteur
qualifie de « saoudienne », « fermée », « radicale » et « superficielle ». Dans le texte, les
adjectifs qui cherchent à rappeler le caractère local ou géopolitique du wahhabisme
contre ses prétentions d’universalité sont nombreux : « islam bédouin »,
« jurisprudence du désert », « Islam pétrolier », « Islam des apparences ». Pour Ibrahim
Eissa, la conquête de l’image médiatique de certains prédicateurs comme Mohamad al-
Shaaraoui fait partie d’une offensive politique globale dirigée et financée par l’Arabie
saoudite pour mettre fin au leadership égyptien en matière de production artistique et
médiatique. D’où la focalisation constante de ces prédicateurs sur la femme (travail,
scolarisation, présence dans l’espace public, tenue vestimentaire, etc.) et l’univers des
arts, car il s’agit avant tout, selon l’auteur, d’étouffer toute sensibilité ou expression
artistique dans la société égyptienne.
15 Le projet éditorial de l’hebdomadaire al-Dustûr des années 1990 représente, en partie, le
prolongement des réflexions et des écrits d’Ibrahim Eissa durant son passage à la revue
Rose al-Youssef. Il s’agit de proposer une contre-offensive intellectuelle et médiatique au
projet politique et sociétal de l’Arabie saoudite, dans le but de ramener la société
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égyptienne à elle-même. Ce qui explique l’attention particulière du journal à des
thématiques relevant de l’histoire politique et religieuse, la place de la femme dans la
société, le développement des arts en Égypte et la collaboration avec des figures
importantes de la littérature égyptienne. Pour constituer l’équipe de rédaction du
Dustûr, Ibrahim Eissa s’adresse essentiellement à d’anciens collègues de la presse
nationale, à des caricaturistes et une dizaine de chroniqueurs parmi les poètes,
romanciers, et scénaristes, dont le célèbre scénariste Oussama Anouar Okacha. Mais
Ibrahim Eissa recrute aussi et surtout un jeune stagiaire de Rose al-Youssef, Bilal Fadl,
qui prend rapidement la tête du secrétariat de rédaction et est chargé, entre autres
fonctions, de la réécriture des articles soumis à la publication. Bilal Fadl est plus connu
aujourd’hui pour ses talents de nouvelliste et de scénariste que pour son passé de
rédacteur. Sa carrière dans la presse prend fin des années après la fermeture du Dustûr
en 1998. Il enchaîne par la suite quelques expériences très éphémères – notamment au
journal al-Gîl (La Génération) en 1999 et al-Khahira (Le Caire) en 2004 – avant de quitter
définitivement la profession, incapable de retrouver les conditions de travail du Dustûr.
Même lorsqu’en 2005 la publication du journal reprend, il n’y participe plus que comme
collaborateur et n’y tient aucune responsabilité directive. Cependant, en dépit de la
brièveté de son parcours de journaliste, on retrouve dans ses travaux – dont la plupart
furent d’abord publiés dans les journaux privés – quelques-unes des préoccupations
centrales de cette presse naissante : la démocratie, la dignité humaine, la misère, la
justice sociale, l’homme « ordinaire » et l’écart qui le sépare de toutes les formes de
représentation imposées, qu’elles soient politiques, sociales ou médiatiques, et sa
solitude face à un environnement profondément écrasant (Fadl, 2009, 2010, 2011a). Ses
écrits sur les populations pauvres, dont il est issu, renferment une dénonciation
cinglante du régime égyptien à qui il attribue la responsabilité première de tous les
malheurs de la société. Les Premiers Habitants de l’Égypte, recueil de nouvelles où
s’entremêlent arabe littéraire et dialecte égyptien et qui dépeint le déchirement du
tissu culturel égyptien sous Hosni Moubarak, s’achève d’ailleurs par une action
collective, par la description d’une étincelle : « Les péripéties d’un soulèvement
populaire à Masr El-Jadida qui n’a pu aboutir » (Fadl, 2009 : 295-307).
16 Durant cette première expérience des années 1990, marquée notamment par les
préoccupations d’Ibrahim Eissa face aux « dégâts culturels » liés au développement de
l’idéologie islamiste dans de la société égyptienne, le journal al-Dustûr a manifestement
moins pour ambition d’informer que d’« éclairer ». Il se donne pour projet médiatique,
comme on peut lire dans la livraison de lancement :
« [La] purification de l’espace politique et culturel égyptien de l’obscurantisme quipousse le citoyen vers les ténèbres, vers la fin. Les participants promettent la luttecontre l’extrémisme qui n’est pas seulement armée, mais aussi un extrémismedoctrinal qu’exercent des fois des institutions officielles ou gouvernementales, etdes hommes de religion presque tout le temps » (Al-Dustûr, 13/12/1995).
17 Al-Dustûr surprend alors par la nature des sujets débattus (sexualité, religion,
institution présidentielle, répression policière, problématique copte, autant de
thématiques fortement censurées à l’époque), mais surtout par sa façon d’écrire et les
techniques de mises en page qui tranchent avec les formats classiques de production
journalistique. Son langage mêle satire, ironie, et mélange délibérément arabe littéraire
et dialecte égyptien. Souvent accompagnés de caricatures, ses textes visent à
désacraliser en ridiculisant. Al-Dustûr critique ou dénonce une injustice par le réemploi
d’un langage populaire satirique : « Ils ont tapé dans les aides (américaines) », titre Bilal
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Fadl dans une enquête sur une affaire de corruption (Al-Dustûr, « Ils ont tapé dans les
aides (américaines) », 28/02/1996). Sous la direction d’Ibrahim Eissa et Bilal Fadl,
l’apport principal du journal fut certainement d’avoir fourni une expression
médiatique à la désaffection silencieuse de la société à l’égard d’« autorités » devenues
profondément déphasées. La formule journalistique inventée par les fondateurs du
Dustûr et permise par un nouveau type de financement et de gestion, fonde
brusquement « un langage sensé », crédible, signifiant, entre un discours médiatique et
les catégories sociales destinées à le recevoir. « Quand on ouvrait un journal de l’État,
al-Ahram ou autre, on n’y comprenait rien, ils racontaient des histoires (hawadiths) !
Pourquoi, parce qu’ils étaient concentrés sur une seule chose : Hosni Moubarak »,
témoigne Mahmoud Afifi, ancien porte-parole du mouvement « Les jeunes de 6 avril »7.
Le succès du Dustûr, à la fois journalistique et politique, indique déjà que quelque chose
avait changé en Égypte, et explique aussi les différentes formes de censure qui ont
marqué l’expérience du Dustûr (El-Khawaga, 2000), puis finalement son retrait des
marchés par le régime après deux ans et quelques mois d’existence.
18 Au début des années 2000, l’État égyptien abandonne, en partie, son monopole sur la
production télévisuelle et octroie des licences de création de chaînes de télévision
satellitaires à deux hommes d’affaires proches du régime, deux symboles de ce qu’on
appelle le « capitalisme des copains » (Gobe, 2005), issus de la politique économique de
l’« ouverture » lancée par le président Anouar Sadate durant les années 1970 et
poursuivie par Hosni Moubarak. Le secteur médiatique constituant un des derniers
volets du processus de libéralisation partielle de certains segments stratégiques de
l’économie égyptienne. Et comme pour les autres secteurs d’activité, les licences furent
octroyées à des hommes d’affaires très proches des hautes instances dirigeantes et/ou
possédant le capital social et le réseau bureaucratique nécessaire pour obtenir l’aval du
régime. Il s’agit des hommes d’affaires Ahmed Bahgat, fondateur du groupe médiatique
Dream TV, et Hassan Rateb, fondateur de la chaîne de télévision al-Mehwar. Tous deux
ont construit leurs fortunes sous l’œil et la protection du régime. Cette libéralisation
relative du secteur s’inscrivait dans le cadre d’un processus global de modernisation de
l’industrie audiovisuelle égyptienne (El-Khawaga, 2002), processus qui comprend
notamment la création de la première chaîne satellitaire ESC1 en 1991, et le lancement
à la fin des années 1990 des satellites de communication Nilesat. Pour le régime de
Hosni Moubarak, la démonopolisation de la télévision avait pour objectif, premier et
direct, de faire passer les mêmes messages politiques des chaînes publiques mais avec
des moyens et des techniques plus attractives, plus modernes, afin d’attirer des publics
qui désertent de plus en plus les chaînes de télévision nationales au profit des stations
régionales (Guaaybess, 2005). Mais, comme pour le journal al-Dustûr, l’association du
secteur privé et des journalistes de la presse ou la télévision d’État bouleverse les
méthodes et l’offre médiatique classique, conduisant à l’instauration d’un journalisme
plus en phase avec les transformations profondes que connaissait la société égyptienne.
Le succès médiatique et commercial de ces chaînes de télévision, concomitant à
l’affaiblissement du régime et à la montée de la contestation politique et sociale,
bouleverse aussi la nature des rapports qui se sont établis entre certains hommes
d’affaires qui ont investi dans les médias et le régime de Moubarak. Le cas d’Ahmed
Bahgat est à ce titre exemplaire. Ce dernier est titulaire d’un diplôme d’ingénieur au
début des années 1980 obtenu de l’université du Caire, avant de partir aux États-Unis
pour terminer ses études, à l’institut Georgia Tech à Atlanta. C’est durant son séjour
aux États-Unis qu’il fait apparemment la rencontre de Hosni Moubarak qui lui demande
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alors de revenir travailler en Égypte8. Au retour, il fonde une société d’assemblage
d’appareils électroménagers. Grâce à ses rapports privilégiés avec l’administration et le
pouvoir politique, le groupe Bahgat est dans les années 1990 le principal producteur de
téléviseur en Égypte (Gobe, 2005). En 2001, il fonde les premières chaînes satellitaires
privées, Dream TV 1 et 2, et confie la direction du groupe à une ancienne journaliste de
la télévision publique et de la presse magazine, Hala Sarhane, personnage central dans
l’histoire médiatique arabe, aujourd’hui à la tête du puissant groupe de production et
de distribution audiovisuelle Rotana. Dream TV se démarque rapidement des chaînes
du secteur public par l’originalité et la diversité des programmes proposés. Les
émissions et talk-shows qui se focalisent sur des problématiques accrocheuses et
censurables, les moyens techniques mobilisés par les producteurs, le style souvent
inquisiteur, agressif et libéré des animateurs, notamment Hala Sarhane, tranchent avec
ceux des chaînes nationales et présentent toutes les apparences de « modernité » et
d’« indépendance ». Significativement, c’est durant cette période que les rapports
d’Ahmed Bahgat avec le régime se détériorent, notamment après la rediffusion d’une
conférence du journaliste Mohammad Hassanayn Haykal à l’université américaine
du Caire, au cours de laquelle il prédit la chute du régime (ibid.). Ahmed Bahgat
déclarera par la suite que tous les problèmes qu’il eut avec le régime et la justice
égyptienne étaient dus aux émissions politiques et sociales de la chaîne Dream TV, qui
connaît au milieu des années 2000 un très grand succès (ibid.).
« Tous ces hommes d’affaires qui ont investi dans les chaînes de télévisionsatellitaires furent proches du régime de Moubarak. Le but était d’ouvrir le secteurdes médias aux investissements privés, et l’occasion fut donnée aux hommesd’affaires qui étaient proches du régime. L’investissement dans les chaînes detélévision était à l’époque très rentable. Dream TV a immédiatement réussi carc’était une marchandise rare sur le marché, sans concurrence. Les annonceursdécouvraient une chaîne avec une « belle gueule » et sur laquelle on dépensait del’argent, ils ont donc aussitôt abandonné les chaînes publiques. Et même quand al-Mehwar fit son apparition, la concurrence entre les deux était très limitée. Quand lachaîne al-Hayat est apparue, elles ont certes perdu de leur éclat, et la chaîne ONTV,fondée par le milliardaire Naguib Sawiris vers la fin des années 2000, n’a pas eudroit au même succès. […] Ces chaînes de télévision ont aussi cherché à gagner lesfaveurs du public en collant à l’actualité de l’époque, et l’actualité de l’époquec’était la montée des protestations collectives, ils vont même chercher à lesaccentuer, afin d’apparaître comme des héros. Certains étaient sincères, certes,d’autres ne faisaient que suivre la vague. Tous ces facteurs vont se combiner pourfaire réussir l’expérience des chaînes privées jusqu’à devenir aujourd’hui un acteurpolitique fondamental, même si elles perdent de l’argent, elles restent trèsinfluentes et leur existence est un fait accompli9 ».
19 Le quotidien d’information politique et général, al-Massry al-Youm, est né en 2004 avec
une licence de publication égyptienne, c’est-à-dire en ayant obtenu l’aval du HCP. Le
principal investisseur est l’homme d’affaires Salah Diab, président du conseil de
direction de la compagnie Pico, groupe d’entreprises qui englobe une série d’activités
dont les principales sont la pâtisserie, le pétrole et l’agriculture. Il est diplômé
ingénieur de l’Université Aïn Chams, au Caire, où il travaille une année en tant que
maître de conférences, avant de se lancer dans les affaires au début des années 1970 en
fondant la société de pâtisserie La Poire10. L’histoire de l’investissement de Salah Diab
dans un journal remonte au début des années 2000, avec l’achat d’une licence de
publication d’un journaliste d’al-Ahram11. Questionné sur les raisons qui l’ont poussé à
fonder un journal, Salah Diab évoque une profonde passion pour le monde de la presse,
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hérité du passé journalistique « glorieux » de son père, et la réalisation d’un rêve
familiale de refonder un journal et retrouver ainsi les gloires d’antan (ibid.). Pour ce
faire, Salah Diab fait appel à trois actionnaires principaux, tous des hommes d’affaires :
Naguib Onsy Sawiris, l’ancien propriétaire et fondateur de la chaîne de télévision
ONTV, Ahmad Bahgat et Akmal Ortam, son propre neveu.
20 Comme pour ce qui est du journal al-Dustûr, la création du Massry al-Youm est due
d’abord à une rencontre, celle entre Salah Diab et l’éditeur Hicham Kassem qui s’était
déjà forgé une certaine réputation dans le milieu journalistique égyptien à travers le
Cairo Times, un hebdomadaire anglophone publié avec une licence chypriote et destiné
essentiellement aux élites du pays. Quelques personnages journalistiques importants
font partie alors de l’équipe chargée de faire le journal : Anouar al-Hawary, Magdy al-
Gallad, Charles al-Massry, Mahmoud Mossalam, et Mohammad al-Sayyed Saleh, l’actuel
rédacteur en chef du Massry al-Youm. Tous sont formés et ont travaillé dans les
institutions médiatiques étatiques, à al-Ahram notamment, ne possèdent aucune
affiliation partisane et sont loin d’une quelconque forme d’activisme politique. Ces
profils étaient en affinité avec les méthodes de travail et les projets de l’éditeur Hicham
Kassem, dont l’ambition première était de remplacer le journal officieux al-Ahram
comme principale source d’information en Égypte. Engagé par Salah Diab « pour
fabriquer un journal populaire »12 afin de cibler les « masses », Hicham Kassem pose
finalement les fondations d’un « journal de prestige »13. Séparation rigoureuse entre
« information » et « commentaire », soumission aux faits et rigueur de l’écriture sont
autant de caractéristiques qui vont assurer le rapide succès du quotidien, en même
temps que s’instaure sous sa direction l’institutionnalisation du journal. Grâce à
l’établissement d’un puissant réseau de correspondants, al-Massry al-Youm élargit son
champ de couverture aux autres gouvernorats d’Égypte et se démarque d’une presse
généralement très centrée sur Le Caire. Mais là n’est pas le cœur de la formule
journalistique du Massry al-Youm. L’attention portée par le quotidien aux
problématiques ou groupes sociaux généralement marginalisés par la presse d’État
(partis d’opposition, mouvements islamistes, mouvements de protestation, rapports des
centres de recherche, etc.) et le privilège accordé aux sources non officielles dans la
définition du sens donné aux événements, marquent un renversement des hiérarchies
médiatiques en Égypte. Le temps médiatique n’est plus articulé comme avant sur les
seules activités du pouvoir politique, mais surtout sur celles des acteurs de la « société
civile ». Dans le cadre des exigences d’une parution quotidienne et du monopole des
sources institutionnelles par les journalistes de la presse nationale, l’information ou
l’actualité sera désormais aussi tributaire de l’action de la « rue » et du réseau
d’informations à la disponibilité de jeunes rédacteurs globalement nouveaux dans la
profession14. Dans cette perspective, la colère de parents d’élèves contre la fermeture
d’une école ou la grève des enseignants contre l’adoption d’une loi, ont plus de chance
de faire la Une du journal que les déclarations de tel ou tel responsable administratif.
Ce système s’appuie aussi dès le départ sur une organisation du travail journalistique
par « secteur » ou par « dossier », et où chaque rédacteur s’occupe du traitement d’une
problématique dans sa globalité et non pas, comme c’est le cas au sein des journaux du
gouvernement, limité à une « couverture de ministères » pour reprendre l’expression
de Charles al-Massry, journaliste du quotidien.
21 Cet éloignement d’un journalisme d’opposition, dominant à l’époque au sein de la
presse égyptienne, a eu des effets politiques redoutables pour le régime de Hosni
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Moubarak. La valorisation du travail d’enquête et la stricte observation des faits
permettent au quotidien de gagner en crédibilité et d’accompagner médiatiquement la
montée de la contestation en Égypte. Al-Massry al-Youm a été ainsi le premier quotidien
d’information égyptien, probablement depuis l’arrivée de Hosni Moubarak au pouvoir,
à offrir une couverture journalistique à une manifestation politique : celle du
mouvement « Kifayat » (Ben Néfissa, 2007), le 4 décembre 2004, lorsqu’une centaine de
manifestants réussissent à échapper au quadrillage sécuritaire et marcher quelques
mètres jusqu’à la Cour Suprême, en plein centre du Caire, en criant « Non à la
réélection de Moubarak et non à la transmission héréditaire du pouvoir ». C’est aussi à
al-Massry al-Youm que la juge Noha al-Zini s’adresse pour témoigner sur le trucage des
élections législatives en 2005 (Al-Massry al-Youm, 24/12/2005). Et c’est encore al-Massry
al-Youm qui consacre sa Une à la grève du complexe de textile et de tissage Ghazl al-
Mahalla, dont les mobilisations forment avec celles des fonctionnaires de l’impôt
foncier le moteur des protestations salariales des années 2000 (Duboc, 2012), où le
8 décembre 2006 plus de 15 000 ouvriers protestent contre la médiocrité de leurs
salaires et les conditions de travail (Al-Massry al-Youm, 08/12/2006). La couverture
journalistique des mobilisations ouvrières est alors quotidienne, intensive et conjugue
articles, dossiers spéciaux, enquêtes et reportages quasi ethnographiques sur les
conditions des travailleurs. L’intrusion d’un journal d’information comme al-Massry al-
Youm dans le processus protestataire, une première dans l’histoire politique de
l’Égypte15, a été certainement un élément déterminant dans le déclenchement du cycle
de mobilisations sociales que connaît l’Égypte au milieu des années 2000. D’autant plus
que la réputation du sérieux du Massry al-Youm y compris auprès de ses confrères
étrangers, oblige progressivement les responsables politiques à intervenir dans les
pages du journal et atteste – de facto – de la prise en compte par le régime des
revendications des manifestants. Un témoignage de l’éditeur Hicham Kassem sur le
projet de création du quotidien al-Massry al-Youm résume parfaitement comment dans
l’Égypte des années 2000, l’émergence d’un quotidien d’information privé avait
reformulé les rôles de la presse écrite dans ses rapports à l’État et à la société.
« Mon idée était de faire un journal purement informationnel, fuir la polarisationqui gouverne la presse égyptienne entre le régime et l’opposition et s’introduiredans une zone complètement vide qui est celle de l’information. Et ce fut trèsdifficile de convaincre les propriétaires et mes collègues d’une telle conception. Lepremier rédacteur en chef que j’ai engagé était Anwar al-Hawary. J’avais une trèsmauvaise relation avec lui. Je constatais qu’il essayait de s’éloigner de l’idée dujournal d’information. J’ai trouvé par exemple qu’il avait mis un titre du genre : “Lamaudite décision d’unification des appels à la prière”. Je lui ai dit : non, moi je neveux pas ton opinion, moi je veux savoir si cette décision va s’appliquer à toutes lesmosquées ou non, comment ils vont s’organiser, bref des informations et on laisseau lecteur décider lui-même si c’est cette décision est maudite ou pas. Après 6 mois,il y a eu une grande dispute entre nous sur une question d’annonce publicitaire etqui s’est terminée par sa démission. En même temps, le régime n’était pas content.Souvent Magdy al-Gallad, qui a pris la place d’Anwar al-Hawary, venait me prévenirque la police de l’État était très en colère contre tel ou tel article. Je répondais qu’icion ne fait pas de politique, on réunit des informations, on les traite, puis on lesvend. Tant que l’information est bonne, il n’y a plus de place pour desconsidérations politiques. Dis-leur de regarder ce que les journaux d’oppositionécrivent, on est plus sérieux. Il me répondait que pour eux c’était ça le problème,les gens nous croient. En fait, au regard de mon passé d’opposant politique, de mescombats pour la protection des droits de l’homme, ils pensaient que j’allais amenerle journal vers la voie de l’opposition au régime. Ils se sont dit : ce n’est pas grave, il
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y a beaucoup de journaux d’opposition qui protestent, mais lorsqu’ils ont découvertque c’était un journal d’information, ils étaient surpris. Ils n’ont pas imaginé quej’allais fonder un journal d’information et que les gens puissent nous croire »(Entretien avec l’éditeur Hicham Kassem, Le Caire, 2013).
22 Après sept années de censure, le journal al-Dustûr réapparaît en 2005 par décision de
justice et après plusieurs tentatives de publication, sous la direction du même
rédacteur en chef, Ibrahim Eissa, et du même propriétaire, Issam Ismail Fahmy
(Benaziz, 2015). Pour reconstruire le journal, Ibrahim Eissa s’appuie alors sur une
équipe de jeunes caricaturistes, jusqu’alors peu connus et qui forment le noyau dur de
la rédaction du Dustûr16. Le journal se veut d’information politique et générale, mais
pour insister sur la dimension satirique et critique dans le traitement de l’actualité,
Ibrahim Eissa fait appel aussi à l’écrivain et scénariste Bilal Fadl pour co-animer une
page satirique avec le caricaturiste Amrou Slim, page appelée ironiquement « Deux
gifles ». Ces pages hebdomadaires (2005-2007) dans lesquelles Bilal Fadl publiait
certains de ses écrits sous forme de feuilleton sont réunies en deux livres édités par la
maison d’édition Dar Meret : Deux gifles (Fadl, 2007) et L’Oscar de l’hypocrisie (Fadl,
2011b). Dans ce dernier, il s’amuse à décerner chaque semaine un « oscar » au
journaliste à « l’article le plus flatteur » envers Hosni Moubarak – dont la plupart sont
des journalistes de la presse d’État, cibles privilégiées des rédacteurs du Dustûr. C’est
l’âge d’or de la satire politique en Égypte. De 2005 à 2010, al-Dustûr assure une
couverture intensive et bienveillante des mobilisations contestataires contre le régime
de Hosni Moubarak, et conduit au fil des ans un discours politique cohérent, offensif et
révolutionnaire. Depuis l’institution présidentielle, le parti au pouvoir, en passant par
la presse d’État et les institutions religieuses officielles, les journalistes du Dustûr
s’attaquent systématiquement aux symboles et aux appareils du régime, souvent
réduits à quelques personnages clés et durables que les journalistes du Dustûr
mobilisent à chaque événement ou situation. Une idée centrale articule alors
l’ensemble de l’argumentation de Dustûr, c’est que tous les problèmes dont souffre
l’Égypte sont dus à la nature despotique du régime et à l’absence de démocratie. Dans
cette perspective, la politique éditoriale du journal consistera à mettre en cause en
permanence l’organisation autoritaire du pouvoir et la « sacralisation du président ».
Quasiment tous les numéros de l’hebdomadaire al-Dustûr que nous avons analysé,
publiés entre le 30 mars 2005 et le 1er août 2007, comportent ainsi des enquêtes qui
traitent de Hosni Moubarak et de sa famille : salaire, santé, voyages, fortune, le statut et
les prérogatives de l’épouse du président (Susanne Moubarak), le passé politique et
militaire de Hosni Moubarak, entre autres. L’objectif premier des journalistes du Dustûr
n’est pas tant d’informer ou d’apporter des révélations sur la vie du président. En
s’attaquant à des sujets habituellement intouchables, il s’agit en fait d’enlever le
caractère sacré du pouvoir présidentiel, d’« humaniser Moubarak »17 afin de rendre ce
dernier critiquable et politiquement responsable. La banalisation de ce type de
thématiques par le journal al-Dustûr vise aussi à produire dans la société un état de
choc, d’interrogation et de réflexion sur ce qui semble relever de l’évidence ou de
l’allant de soi. Par exemple, c’est le cas d’une enquête sur « les voyages du président »
où les journalistes du Dustûr s’interrogent sur le budget consacré par l’État pour couvrir
les visites officielles de Hosni Moubarak à l’étranger, sur l’utilité de ces déplacements
pour le pays et leurs retombées économiques. En l’absence d’informations et de
documents officiels sur la question, les auteurs du Dustûr supposent des chiffres,
interrogent des chercheurs et des juristes, rappellent le nombre élevé de ces voyages et
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des accompagnateurs du président, opèrent des comparaisons avec les pays
démocratiques et s’indignent du peu d’intérêts manifesté par Hosni Moubarak pour les
villes égyptiennes (Al-Dustûr, « Le président volant », 90, 06/12/2006). Ce type
d’enquêtes, outre qu’il attire fortement la curiosité du lecteur, peu habitué à voir ces
sujets traités dans les médias égyptiens, vise à dénoncer l’arbitraire du pouvoir et à
rappeler la nature élective de la fonction présidentielle et sa soumission au droit. Pour
Ibrahim Eissa (2012 : 225-226), dont tous les articles publiés entre 2005 et 2010 portent
sur Hosni Moubarak, c’est la force de la répression et des « appareils » médiatiques et
politiques au service du régime, avec la complicité de l’opposition officielle, d’avoir
réussi à installer durablement dans la société ce qu’il appelle « un état de crainte et
d’hypocrisie générale », consistant à détacher en permanence l’institution
présidentielle du débat politique. À travers des enquêtes sur la corruption, la torture
dans les prisons, le trucage des élections ou encore le développement des inégalités
sociales en Égypte, les journalistes du Dustûr cherchent ainsi à dénoncer les
conséquences du « gouvernement d’un seul », mais aussi et surtout à replacer l’ex-
président au centre du jeu politique.
« Un second point important, est que, dans une société en pleine stagnation,bloquée, l’arrivée du journal al-Dustûr fit l’effet d’un électrochoc, dans la mesure oùil a cassé tous les tabous, à la manière de : “j’ai vu le roi nu”, un président quepersonne ne pouvait voir, approcher ou lui parler, donc al-Dustûr a créé un chocpsychosocial qui a permis de rabaisser et de désacraliser Moubarak. Je peux direque l’une des grandes réussites du journal al-Dustûr est qu’il a constitué la premièretroupe de martyrs pour faire descendre Moubarak de la classe des pharaons à celledes présidents, et c’est ce qui nous a permis alors de se révolter contre lui. Ce qui abrisé cette sacralisation, ce sont bien les articles et les caricatures des journalistesdu Dustûr. On dessinait la nuque du président !18 On disait “Moubarak” ! Nous avonsparlé de tout ce qui concernait Moubarak sans crainte et avec audace ; nous avonspayé le prix certes, mais à la fin nous avons réussi, on a réussi à préparerpsychologiquement le citoyen égyptien à s’insurger contre le despote. On a brisé lapeur et les craintes. On a fait comme le prophète Ibrahim lorsqu’il a brisé les idolesdu temple et a mis la hache entre les mains du grand dieu du temple. Et ceci seproduisait parallèlement avec les mobilisations de Kifayat et du 6 avril, etc. Tout cecia donc participé à libérer le peuple égyptien » (Entretien avec Ibrahim Eissa,Le Caire, 2013).
23 Le travail des caricaturistes ne se limite pas à accompagner les textes écrits du Dustûr,
mais ils investissent dès les premières livraisons des possibilités graphiques et
symboliques qui échappent au texte, jusqu’à formuler des messages plus complexes.
C’est le cas notamment des dessins de Walid Taher dont la thématique centrale tourne
autour de la « dégénérescence » de « l’homme égyptien ». La plupart de ses travaux
marquent, à première vue, un souci de représentation d’une société en profonde
dépression. Mais compris dans le cadre révolutionnaire du message politique recherché
par al-Dustûr, ces dessins ont en vérité un objectif de provocation. Le caricaturiste
soulève l’inertie, la soumission résignée et humiliante d’une société qui préfère
toujours contenir ses malaises et ses colères au lieu de se révolter contre le régime, à
l’origine pourtant de toutes ses souffrances19.
24 Le journal al-Badîl ( L’Alternative) émerge sur la scène médiatique égyptienne en
juillet 2007. Il est né du développement des mouvements sociaux en Égypte et pour leur
soutien20. Dans une étude qui insiste sur la dimension « singulière » et « originale » de
l’expérience du journal al-Badîl, Marianna Ghiglia (2015) offre une des premières
enquêtes monographiques sur un journal privé égyptien. Fondé par des activistes des
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droits de l’homme en rupture avec les structures traditionnelles de militantisme de la
gauche égyptienne, géré par des journalistes/intellectuels et financé par un groupe
d’hommes d’affaires « désintéressés » financièrement, al-Badîl représente, pour
l’auteure, une expérience particulière dans l’histoire de la presse écrite égyptienne.
Cette nature « hybride » d’al-Badîl l’éloignerait, en effet, à la fois du journalisme
proposé par la presse d’État, des journaux organes de partis politiques21, ainsi que de la
presse privée, du fait de l’ancrage idéologique des financeurs d’al-Badîl à gauche. Un
projet politique appelé « gauche démocratique » anime et fédère les participants au
lancement du journal, projet « fondé sur la jonction entre les principes de la
démocratie et les droits de l’homme d’un côté, et celui de la justice sociale de l’autre »
(ibid. : 4). Dans le contexte de l’effervescence politique et sociale des années 2000, il
s’agit de proposer une alternative « civile » à la mouvance islamiste et à l’autoritarisme
du régime. Ainsi, contrairement à la plupart des journaux privés de cette période, les
ambitions et motivations premières des fondateurs d’al-Badîl ne sont-elles pas
proprement journalistiques. Il s’agit plutôt d’accéder à la scène politique légale en
passant par la presse écrite. Devant la fermeture des canaux institutionnels
d’expression politique, le journal est pensé comme un moyen de substitution. Est-ce la
raison qui explique « l’effondrement financier » d’al-Badîl et son retrait des marchés en
2009 ? C’est ce que semble penser Ahmad Abd Al-Tawab, journaliste égyptien et
directeur de publication de l’institution journalistique étatique al-Ahram :
« L’expérience d’al-Badîl est différente de celle du journal al-Dustûr. Al-Badîl avaitéchoué professionnellement. Al-Badîl a été incapable de produire une formulejournalistique pour un lecteur. On peut être porteur d’un projet médiatique nobleet courageux, mais cela ne détermine pas le succès car le journal a été incapabled’accéder au public. Al-Badîl était un groupe d’activistes politiques, respectables,honnêtes, mais qui ignoraient tout du travail journalistique, ils ne disposaient pasde journalistes capables de traduire le message politique en une formulejournalistique acceptable par le public » (Entretien, 2013).
25 Un entretien avec Khaled al-Balchy, ancien journaliste de la revue étatique Rose al-
Youssef et du Dustûr, un des fondateurs d’al-Badîl et son rédacteur en chef d’octobre 2008
à sa fermeture en avril 2009, apporte un autre éclairage sur les raisons de l’arrêt du
journal et qui semble compléter plutôt qu’il ne contredit les propos d’Ahmad Abd al-
Tawab.
« Al-Badîl a fermé en avril en 2009. Les financeurs du journal ont déclaré que c’étaitpour des raisons financières. Moi je pense que ce n’est pas la vraie raison. Je penseque c’est plutôt pour des raisons politiques. Le journal al-Badîl est un journal degauche, il est né pour couvrir et soutenir les mouvements sociaux, notamment lemouvement ouvrier. Il devait être l’expression profonde et sincère de cemouvement social que connaît la société égyptienne durant les années 2000. Et lesprincipaux financeurs du journal ont investi dans le journal al-Badîl par convictionpour ce projet. Mais je pense qu’ils n’ont pas mesuré ou sous-estimé le prix à payerpour exprimer ce mouvement protestataire de la société, surtout qu’al-Badîl était lejournal le plus radical dans la critique du régime » (Entretien, 2014).
26 Depuis sa fondation jusqu’à sa fermeture en 2009, al-Badîl se spécialise dans la
couverture des mobilisations collectives, les affaires de droits de l’homme, la
publication des rapports des centres de recherche, et ouvre grandement ses pages aux
activistes et opposants politiques du régime. Mais le journal est traversé aussi par une
professionnalisation progressive, perceptible, selon Marianna Ghliglia (2015 : 8), au
niveau de la mise en forme du journal :
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« La maquette du quotidien se transforme progressivement pour accroître sonattractivité, la Une devient au fur et à mesure plus lisible et organisée, et lestitrailles se font plus accrocheuses à travers l’emploi généralisé d’expressionsdialectales. Autrement dit, le quotidien change de personnalité et prend une allureplus dynamique et captivante, même si, ce faisant, il perd en sobriété ».
27 Or, ces transformations de forme traduisent, et c’est bien l’idée principale de l’auteure,
l’ascension dans la direction du journal d’une jeune génération de journalistes dont les
caractéristiques socioprofessionnelles et les trajectoires de politisation diffèrent de
celles des pères fondateurs d’al-Badîl. Aux militants et intellectuels de la « génération
politique » dite des « seventies » (El-Khawaga, 2003), celle socialisée par les structures
de gauche nassériennes, se substitue progressivement au niveau des postes de
responsabilité une nouvelle catégorie d’acteurs, journalistes de formation pour la
plupart et n’affichant aucune affiliation idéologique précise. Contrairement à leurs
aînés, ce dernier groupe ne conçoit pas le journalisme comme un moyen de lutte
politique « par défaut ». Comme la plupart des jeunes journalistes de la presse privée,
ils intègrent la vie professionnelle dans le cadre d’une double particularité historique :
le développement prolifique des mouvements de protestation, et la démonopolisation
du champ médiatique égyptien, avec la multiplication des journaux et chaînes de
télévision privées. Travailler pour un journal comme al-Badîl ou al-Dustûr, offre donc à
la fois la possibilité de protester contre l’ordre établi, mais aussi la promesse de réussite
et d’ascension professionnelles.
Conclusion
28 Le formidable essor des médias privés au temps de Hosni Moubarak prouve que les
Égyptiens étaient tout à fait prédisposés à lire ou voir autre chose que les publications
du gouvernement et les programmes des chaînes publiques. Cet essor est le résultat
d’une conjonction très complexe entre une multitude de processus, de volontés et de
logiques d’intérêts : un contexte historique caractérisé notamment par la montée des
mobilisations sociales et des protestations collectives contre le régime ; un nouveau
type de financement des structures médiatiques permettant un nouveau type de
gestion, de recrutement professionnel et d’organisation du travail journalistique ; et
une génération de journalistes égyptiens porteuse de conceptions journalistiques
innovantes et qui trouve dans le secteur privé les moyens et les conditions pour les
réaliser. De son côté, le régime de Hosni Moubarak semble ne pas avoir mesuré toutes
les conséquences d’une libéralisation même relative de la télévision satellitaire.
L’association réussie entre des hommes d’affaires dont les intérêts ont évolué avec
l’effervescence politique et médiatique des années 2000, et des journalistes de la presse
d’État, a permis finalement l’instauration d’un journalisme plus attentif aux demandes
de changement politique en Égypte.
Questions de communication, 33 | 2018
198
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NOTES
1. Le Parti national démocratique (PND) est au pouvoir au temps de H. Moubarak.
2. L’article 209 est en fait ajouté à la constitution de 1971 le 30 avril 1980.
3. Un million de livres égyptiennes équivaut à peu près aujourd’hui à 60 000 euros. La livre
égyptienne a subi une lourde dévaluation puisqu’en 1996 un euro équivalait à 6 ou 7 livre contre
17 livres en 2017.
4. Il s’agit du journal al-Maydan (1995, date de l’obtention de l’autorisation du HCP), al-Nabaa al-
watany (1996), al-Osbu’ (1997), et Sawt al-Umma (1997).
Questions de communication, 33 | 2018
200
5. Accès : http://www.e3lam.org/2015/01/17/13479.
6. Voir ici un très important témoignage de B. Fadl (2016) sur cette première expérience du
Dustûr et aussi sur le développement de l’influence politique de l’éditeur I. I. Fahmy avec le succès
que va connaître le journal.
7. Entretien avec M. Afifi, Le Caire, 2014.
8. Entretien d’A. Bahgat avec l’animateur A. El-Leithy sur la chaine de télévision al-Hayat, 2014.
9. Entretien avec M. Saïd Mahfouz, ancien présentateur et fondateur de l’émission Kalam el nass
sur la chaîne satellitaire CBC extra, professeur à l’université du Caire et président de l’Institut
régional d’al-Ahram pour la presse, Le Caire, 2014.
10. Entretien de S. Diab avec I. Eissa sur la chaine satellitaire ON TV, 2015.
11. Entretien de S. Diab avec la rédaction du Massry al-Youm, al-Massry al-Youm TV, juin 2013.
12. Entretien avec H. Kassem, Le Caire, 2013.
13. Sur la notion de « presse de prestige » voir J.-G Padioleau (1985).
14. Entretien avec C. al-Massry, directeur exécutif du journal al-Massry al-Youm, Le Caire, 2013.
15. Entretien avec K. Abass, fondateur et coordinateur du Centre de services pour les syndicats et
les ouvriers, Le Caire, 2014.
16. Il s’agit notamment d’Amrou Slim, Walid Taher, Ahmad Makhlouf, Doaà Eladl, Mohammad
Khandil, Abdallah Ahmad, Hicham Rahmat et Hany Chams. I. Eissa mobilise aussi le célèbre
peintre égyptien Hilmi al-Touni et les dessins politiques de Bahgat Othman, célèbre caricaturiste
des années 1970.
17. Entretien avec I. Eissa au siège du quotidien al-Tahrîr, Le Caire, 2013.
18. La « nuque de Moubarak » est probablement la trouvaille majeure du caricaturiste A. Slim.
Son prodigieux succès à l’époque s’explique par sa forte capacité de condensation du discours
satirique et son caractère très dynamique qui fait participer le lecteur à la construction de
l’ironie. La métaphore de la « nuque », symbole de la répression en Égypte, synthétise aussi tous
les éléments du régime politique de H. Moubarak, fonctionnant alors comme un raccourci visuel
d’un temps ou d’un état social.
19. Voir à titre d’exemple un dessin de Walid Taher intitulé « Tofranil », al-Dustûr, 31/01/2007.
20. Entretien avec K. al-Balchy, ancien rédacteur en chef du journal al-Badîl et un des fondateurs
du journal. Le Caire, 2014.
21. Il s’agit surtout de l’hebdomadaire al-Ahaly, principal organe journalistique du parti socialiste
égyptien Al-Tagammu’.
RÉSUMÉS
L’émergence au milieu des années 1990 d’une presse financée par des hommes d’affaires marque
le passage en Égypte d’une presse « d’État », dépendante du pouvoir politique, héritière de la
période des « nationalisations » durant les années 1960, à un nouveau type de journalisme qui
place les transformations de la société au centre du processus de production de l’information. La
thèse de cet article, qui s’appuie sur les résultats d’une enquête de terrain menée entre 2012 et
2015, est que les transformations que la presse écrite égyptienne va connaître avec l’avènement
du financement privé, doivent être analysées dans le cadre de formation d’un nouveau « lieu de
production » de l’information. L’étude de ce lieu de production suppose d’être attentif au
contexte politique et social, aux conditions de production, au mode de gestion et de financement,
Questions de communication, 33 | 2018
201
à l’organisation du travail journalistique, à la diversité des profits et des motivations des hommes
d’affaires qui ont investi dans les médias au temps de Hosni Moubarak, ainsi qu’aux parcours
professionnels des principaux acteurs concernés, les journalistes.
The emergence in the mid-1990s of a press financed by businessmen marks the passage in Egypt
of a “state” press, dependent on political power, heir to the period of "“nationalization” during
the years 1960, to a new type of journalism that places the transformations of society at the
center of the process of production of information. The thesis of this article, based on the results
of a field survey carried out between 2012 and 2015, is that the transformations that the Egyptian
press is going to experience with the advent of private funding, must be analyzed within the
framework of a new “place of production” of information. The study of this place of production
presupposes to be attentive to the political and social context, the conditions of production, the
way of management and financing, the organization of journalistic work, the diversity of profits
and motivations of businessmen who invested in the media in Hosni Mubarak’s time, and the
career paths of the main actors concerned, journalists.
INDEX
Mots-clés : presse privée, Égypte, lieu de production, Al-Dustûr, Al-Massry al-Youm, Al-Badîl
Keywords : private press, Egypt, place of production, Al-Dustûr, Al-Massry al-Youm, Al-Badîl
AUTEUR
BACHIR BENAZIZ
Développement et sociétés
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne/Institut de recherche pour le développement
F-94736
bachir.benaziz7[at]gmail.com
Questions de communication, 33 | 2018
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Entrer en politique par la bandemédiatique ?Construction et circulation des cadrages médiatiques du Bloc identitaireet de Casapound Italia
Doing politics through the media? Construction and use of media frames by the
Bloc Identaire and CasaPound Italia
Samuel Bouron et Caterina Froio
1 Plusieurs organisations réactionnaires telles que le Bloc identitaire (BI) ou CasaPound
Italia (CPI)1 en Italie investissent fortement les techniques d’information et de
communication pour accéder à une visibilité médiatique. Pour ces organisations, le
contrôle des médias est au cœur d’une stratégie de conquête d’une légitimité politique,
à tel point qu’elles orientent presque exclusivement leur action vers les médias, en
délaissant d’autres sphères politiques comme le jeu électoral (Davis, Seymour, 2014).
Or, les études qui questionnent la façon dont les militants mobilisent les médias ont
surtout été portées sur des groupes plutôt classés à gauche (Gamson, 1992 ; Gitlin, 1980 ;
Marchetti, 1998 ; Mattoni, 2012 ; Ferron, 2015), orientés vers la promotion de sociétés
plus égalitaires (Hirsch-Hoefler, Mudde, 2013). Elles ont notamment montré comment
ces organisations construisent des « cadrages » dont la vocation est de faire partager le
plus largement possible leur vision du monde et plus particulièrement de sensibiliser à
ce qu’elles considèrent être des injustices (Gamson, 1992). Ces discours politiques sont
fortement consensuels et rencontrent peu d’adversaires, comme c’est le cas par
exemple de la communication des groupes humanitaires (Juhem, 2001). Toutes les
formations politiques, de gauche comme de droite, tendent à s’accorder a minima pour
déplorer les misères de condition des plus pauvres. À l’inverse, il existe des discours qui
sont quasi unanimement rejetés par des formations politiques parce qu’ils seraient
antinomiques avec les droits de l’homme et les valeurs revendiquées de la « démocratie
libérale ». Les discours xénophobes font partie de ceux qui ont tendance à susciter un
rejet de la part des autres formations politiques. De la même manière que l’extrême
droite2 peut avoir intérêt à susciter et à mettre en scène l’indignation, en retour les
groupes politiques opposés peuvent avoir intérêt à se mobiliser contre l’extrême droite
Questions de communication, 33 | 2018
203
pour associer leur image à un combat universaliste dont on sait qu’il est une condition
pour grandir la cause (Boltanski, Darré, Schiltz, 1984) : respect des droits de l’homme,
antiracisme, etc. Ce rejet a longtemps été une entrave à ce que les groupes d’extrême
droite aient accès à l’espace public. Mais il semble que des figures comme celle de Jean-
Marie Le Pen aient accédé à l’espace public – notamment par la télévision (Darras, 1998)
– à un moment où l’ordre politique traditionnel s’est trouvé davantage dévalué et
fragmenté (François, Neveu, 1999), matérialisé notamment par une domination accrue
de la télévision sur la presse écrite dans l’imposition de l’agenda médiatique (Bourdieu,
1996). On peut se demander si cette configuration n’a pas favorisé l’émergence
progressive dans les médias les plus soumis aux contraintes de l’audimat de discours
qui apparaissent transgressifs et qui suscitent l’indignation. Par exemple, Alain Soral et
Éric Zemmour ont connu une ascension médiatique et politique par leurs passages
répétés dans des talk-shows comme C’est mon choix, Ce soir ou jamais, Tout le monde en
parle, On n’est pas couché, etc. Ils trouvent dans ces lieux médiatiques les conditions
idéales pour opposer à l’autorité des savants leurs opinions fondées sur le « bon sens »
et ainsi paraître transgressifs pour le public (Chauveau, 2014 ; Sapiro, 2015).
2 Les idées étiquetées à l’extrême droite empruntent un circuit médiatique spécifique
qu’il s’agit de caractériser. À cet effet, l’étude propose d’appréhender aussi bien les
stratégies d’ajustement aux médias de deux groupes d’extrême droite, le BI en France
et Casapound en Italie, que leur traitement médiatique systématique.
3 Ce projet d’effectuer une comparaison du BI et de Casapound Italia nous est venu après
avoir constaté au cours de deux enquêtes de terrain séparées la similitude des
stratégies politiques menées par les deux groupes en France et en Italie3. La première
enquête par observation participante non dissimulée avait consisté à observer les
différentes actions, concerts et événements de CP ainsi qu’à mener des entretiens avec
des militants dans différentes villes en Italie en deux temps : d’abord entre 2012 et 2013
et puis entre 2015 et 2016 (dont 19 ont pu être enregistrés). L’autre enquête avait été
menée en 2010 par observation participante et de façon dissimulée afin d’observer les
coulisses de l’organisation militante : camp de formation des « cadres » du mouvement,
réunions militantes, contacts informels entre les membres du BI, soirées festives, etc.
Or, ces deux mouvements présentent des similitudes dans leurs stratégies militantes.
Malgré les différences en termes de taille – avec CP qui a une présence sur le territoire
italien plus importante que le BI et un nombre de militants plus élevé4 – les deux
groupes partagent une interprétation du militantisme qui devrait selon eux surmonter
le clivage classique gauche-droite, en s’inspirant notamment des logiques esthétiques
de la culture musicale et cinématographique grand public, style défini par les
journalistes comme un « fascisme pop ». Tous les deux ont investi à cet effet un squat à
Rome pour CP et des « maisons de l’identité » en France, lieux de production de
différentes activités culturelles – entre autres des sports de combat, dégustation de
produits « du terroir », formations militantes – qui dépassent le cadre stricto sensu de la
politique et qui s’inscrivent, selon leur propre terme, dans une stratégie
« métapolitique », selon laquelle l’hégémonie culturelle préparerait la victoire politique
(Cahuzac, François, 2013).
4 Ces mouvements s’inscrivent dans la continuité de la nouvelle droite, en cherchant à ne
pas se limiter au domaine strictement politique où l’extrême droite tend
historiquement à être stigmatisée et en investissant des territoires culturels qui les font
apparaître transgressifs et attrayants, en particulier pour une partie de la jeunesse. Les
Questions de communication, 33 | 2018
204
Identitaires et Casapound, qui sont des outsiders par rapport à des formations mieux
établies comme le Front national (FN) et la Ligue du Nord, préfèrent investir des
territoires culturels qui intéressent le grand public plutôt que de seulement s’engager
dans une compétition électorale dans laquelle ils n’ont que peu de chances d’atteindre
des scores élevés.
5 Cette position militante est rejointe dans l’espace intellectuel par plusieurs revues qui
constituent des références pour les mouvements identitaires et pour CP comme
Éléments, fondé en 1973 par le Grece (Groupement de recherche et d’études pour la
civilisation européenne), et Réfléchir et Agir, fondée en 1993. Cette stratégie
« métapolitique » tend à s’étendre vers d’autres réseaux de la droite conservatrice, à
l’image de revues et magazines fondés plus récemment comme L’Incorrect, soutenu par
des sympathisants de Marion Maréchal-Le Pen, ou Limites, qui tente de mêler les
problématiques écologiques et l’éthique chrétienne.
6 Ces tentatives affichées de conquérir un plus large public nous ont ainsi conduit à nous
intéresser à la médiatisation des Identitaires et de Casapound. C’est pourquoi nous
avons réalisé, à la suite des observations des deux groupes, une analyse du contenu des
interventions publiques initiées par les deux organisations, de 2003, la date de création
des deux mouvements, à 2015, à partir des articles de trois titres de presse dans chacun
des deux pays, Le Monde, Le Figaro et Le Parisien en France, La Repubblica, le Corriere della
Sera et Il Messaggero en Italie. Au total, nous avons collecté 602 articles (387 pour l’Italie
et 215 pour la France) qui traitent du BI ou CPI dans la période observée5. La presse
d’information générale et politique, comme Le Monde ou La Repubblica, a fondé sa
réputation sur un « sérieux » journalistique qui se traduit dans le cas du traitement de
l’extrême droite par des connaissances spécifiques sur le sujet, relatives à l’histoire de
ces groupes militants, aux trajectoires sociales et politiques de leurs leaders ou encore
aux relations qu’ils entretiennent avec les autres formations politiques. C’est pourquoi
au Monde, par exemple, l’extrême droite est encore aujourd’hui traitée par des
journalistes spécialisés6. Il en va autrement de la presse quotidienne régionale où
l’extrême droite n’est pas considérée selon des connaissances spécifiques, ce qui
explique que le sujet ne soit pas toujours traité par le même journaliste, qui est parfois
un pigiste. Celui-ci fonde d’abord ses connaissances sur ce qu’en disent les autres
médias, mais aussi sur le discours porté par les « sources » elles-mêmes, ce qui le rend
plus dépendant d’elles (Bouron, 2014) pour traiter le sujet. Il nous est ainsi paru
pertinent de sélectionner également deux journaux de diffusion locale, Le Parisien en
France et Il Messaggero en Italie, qui couvrent l’actualité des deux capitales et dont
l’agenda médiatique se situe donc moins dans un cadre national que celui des autres
quotidiens. Pour analyser le contenu des articles de presse, nous suivons la méthode de
l’analyse politique de la revendication (political claim analysis) suggérée par Ruud
Koopmans et Paul Statham (1999). Dans notre cas, l’unité de mesure renvoie à chaque
intervention du BI et de CPI relayée dans ces six journaux. Pour les caractériser, nous
nous sommes servis d’une grille de codage permettant de distinguer le type d’action et
le thème de l’intervention publique reportés dans l’article. En ce qui concerne le type
d’action, le codage permet de distinguer entre des actions de type conventionnel ou des
actions protestataires. Les actions conventionnelles incluent toutes les interventions
verbales (déclarations publiques ou dans les médias et entretiens), mais aussi celles
effectuées au sein d’organes représentatifs (pétitions et campagnes électorales). Les
actions protestataires correspondent à des événements de type démonstratif non
violent (manifestations et rassemblements) et violent (qui impliquent des violences
Questions de communication, 33 | 2018
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physiques ou symboliques contre des objets ou des personnes). Pour identifier les
thèmes de chaque intervention publique du BI et de CPI, nous avons suivi la grille de
codage proposée par Hanspeter Kriesi et al. en 2012 et adaptée par Pietro Castelli
Gattinara et Caterina Froio (2017) à l’étude des mobilisations d’extrême droite.
7 Nous avons aussi identifié neuf thèmes récurrents dans les interventions publiques de
ces acteurs : défense et sécurité, droits civils, écologie, économie, éducation, élections
et activités sportives et culturelles à visée idéologique (musique, sports et
commémorations), immigration, politique institutionnelle, Union européenne7. Nous
avons ajouté à cela des variables qui nous informent sur la longueur de l’article
(calculée sur la base du nombre de mots), le ton (en distinguant s’il s’agit d’une
description purement factuelle, d’une analyse, ou d’une combinaison des deux) et le
nom de l’auteur de l’article. L’analyse des interventions publiques du BI et de CPI a eu
pour but de caractériser les façons dont les différents journaux reprennent ou non les
cadrages de l’actualité repérés dans un premier temps dans nos enquêtes de terrain
respectives. Si ces titres de presse constituent le cœur de l’analyse des interventions
publiques et de leur contenu thématique, nous avons aussi pris en compte le traitement
médiatique de certaines actions par la télévision et leur portée sur les réseaux sociaux
afin d’appréhender leurs interdépendances avec les médias plus traditionnels.
8 Trois questions permettront de décomposer plus spécifiquement la relation entre les
militants et les médias. Dans un premier temps, comment ces groupes s’organisent-ils
en coulisse pour être médiatisés ? Ensuite, qui les médiatise et comment les
informations circulent-elles d’un titre journalistique à l’autre dans le champ
médiatique ? Enfin, dans quelle mesure cette médiatisation leur permet-elle de
s’installer durablement en politique, autrement dit dans quelle mesure les ressources
médiatiques accumulées peuvent-elles être converties en politique ?
Une communication de professionnels ajustée auxmédias grand public
9 Les Identitaires et CP tentent d’accéder à une manifestation « de second degré » : elles
ne sont pas tant destinées au public présent au moment et sur les lieux de la
manifestation qu’aux journalistes dans le but d’être médiatisées et de circuler dans
l’espace médiatique (Champagne, 1984), ainsi qu’aux autres militants et sympathisants
qui les suivent sur les réseaux sociaux. Ceci tient en partie, dans le cas étudié ici, aux
ressources des principaux leaders de ces mouvements, qui reconvertissent directement
leurs compétences professionnelles dans leurs organisations. Les fondateurs du BI et de
CP ont une forte proximité avec la science politique et avec le domaine professionnel de
la communication, ce qui est moins une caractéristique de l’extrême droite qu’une
transformation globale de la profession politique (Georgakakis, 1995). Fabrice Robert et
Philippe Vardon, qui ont été les deux principaux entrepreneurs du mouvement, ont
respectivement une maîtrise et un diplôme d’études supérieures spécialisées en science
politique. Le premier est consultant multimédia et le second est consultant en
communication. De même, le président et le vice-président de CP – Gianluca Iannone et
Simone di Stefano – avaient travaillé, avant de rejoindre l’organisation, dans le
domaine de la publicité, de la bande dessinée et du graphisme. Le vice-président est
aussi le responsable de la communication et de la propagande de CPI qui est en charge
de diffuser tout le matériel produit par l’organisation. Ces compétences leur ont permis
Questions de communication, 33 | 2018
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de développer des supports dont la forme est similaire à ce que produisent les
journalistes et les communicants professionnels. Fabrice Robert a notamment été
l’initiateur d’une agence de presse – Novopress – dont les codes graphiques participent à
l’idée d’un sérieux technique qui remplit l’une des conditions pour que les informations
soient reprises par les journalistes. L’idée même de l’agence de presse contribue à la
volonté de diffuser des éléments d’information vers l’extérieur du groupe militant. De
même, depuis octobre 2009, CP a développé une veille médias sur le site de
l’organisation qui est mis à jour presque quotidiennement8. Son but est non seulement
d’informer sur les activités du groupe, mais aussi d’offrir des commentaires sur
l’actualité et donc de diffuser parmi les militants, les sympathisants et les visiteurs du
site des clés d’interprétation pour comprendre les nouvelles les plus importantes du
jour. Le groupe dispose également de différentes plateformes médiatiques autogérées
telles qu’une chaîne de télévision à diffusion nationale (Tortuga TV) et une radio à
diffusion domestique et internationale (Radio Bandiera Nera). Il investit aussi fortement
les réseaux sociaux tels que Facebook et Twitter. Les pages Facebook de Génération
identitaire, qui regroupe les jeunes activistes du mouvement, et de Casapound Italia,
sont suivies en 2018 respectivement par plus de 120 000 et 230 000 personnes. En
comparaison, la page Facebook du Front national de la jeunesse (FNJ) est suivie par
moins de 90 000 personnes et celle du mouvement des jeunes pour la Ligue du Nord
(Giovani Padani, GP) par un peu plus de 13 000 personnes. Sur Twitter, en 2018, 20 000
comptes environ suivent ceux de Génération identitaire et de CP, légèrement plus que
le FNJ et beaucoup plus que le GP qui compte environ 3 500 suivis. Les réseaux sociaux
offrent un espace d’expression moins contrôlé que la presse traditionnelle, ce qui
explique que les sympathisants de l’extrême droite y aient d’autant plus trouvé
l’opportunité d’y partager leurs idées et de tisser des sociabilités que leur discours se
présente sous une forme radicale (Gimenez, Voirol, 2017).
10 Les réseaux sociaux constituent le support de la mise en scène de l’activisme de ces
militants, qui publient systématiquement des photos et des vidéos de leurs actions. Un
collage d’affiches sert ainsi aussi bien à marquer un territoire local qu’à alimenter leurs
supports web. CP gère aussi les relations avec les médias par le biais d’un bureau de
presse organisé dans un réseau d’attachés de presse régionale, qui organisent des
initiatives locales et qui sont reliés par la coordination nationale. Cette coordinatrice
nationale du bureau de presse de CPI est aussi une journaliste professionnelle
travaillant pour l’agence de presse italienne Adnkronos.
11 Ces compétences en communication se traduisent par le choix de symboles « neutres »
qui permettent à CPI et au BI d’être, d’un côté, facilement identifiables par le public et,
de l’autre, de se distinguer par rapport à d’autres groupuscules concurrents en France
et en Italie. Ainsi les symboles conventionnels de l’extrême droite dans les deux pays,
tels que la flamme tricolore, sont-ils abandonnés (au moins en public) et les deux
mouvements adoptent respectivement un sanglier et une tortue stylisés.
Questions de communication, 33 | 2018
207
Figure 1a. Le symbole du Bloc identitaire
Figure 1b. Le symbole de CasaPound Italia
12 Ces logos apparaissent sur des marchandises autoproduites par les deux organisations,
telles que des bonnets, t-shirts, porte-clés, etc., selon une logique similaire à celle du
« branding » qui témoigne de la professionnalisation des campagnes électorales des
partis de gouvernement (Lilleker, 2006). Les symboles militants sont produits selon la
même logique que les objets marketing, dans le but de toucher le public le plus large
possible, au-delà des seuls militants des groupes d’extrême droite.
13 Dans ce contexte, la « vieille » génération d’extrême droite, étroitement liée au mythe
du fascisme historique européen, à ses symboles classiques et à ses formes de
mobilisation principalement violentes, peu professionnalisée en communication
politique – car stigmatisée et exclue des médias – semble progressivement s’effacer au
profit d’une « nouvelle génération » qui renouvelle les références, les outils discursifs,
les symboles et souvent ses leaders (Ignazi, 1994 : 201 ; Matonti, 2013 ; Richard, 2017 ;
Vervaecke, 2012) et parvient ainsi à donner une image plus consensuelle – et selon
certains « normalisée » – de ces mouvements (voir Igounet, 2014 ; Crépon, 2012 ; Dézé,
2012). Ceci passe par un investissement dans des domaines culturels où ils ne sont pas
renvoyés à leur positionnement idéologique objectif comme l’environnement, la
distribution de nourriture pour les populations locales, les expositions
photographiques, le sport, les nouvelles technologies, le cinéma ou encore
l’expérimentation musicale. Les militants organisent leurs emplois du temps et leurs
activités de loisirs en fonction de l’offre de la communauté. Par ce biais, boire une
bière, porter certains vêtements, participer à un entraînement de boxe ou à la
Questions de communication, 33 | 2018
208
projection d’un film, deviennent des formes d’engagement qui leur offrent des
gratifications symboliques immédiates. Dans ces organisations, les connaissances
idéologiques préalables ne sont pas nécessaires et les nouveaux venus trouvent dans la
camaraderie militante une forme d’engagement politique. Apprendre à se battre,
marquer son corps d’éléments esthétiques perçus comme radicaux, faire des pogos
pendant des concerts, participent de la construction d’un style de vie qu’ils perçoivent
comme anticonformiste et radical et qu’ils souhaitent promouvoir vers l’extérieur.
Pour résumer, l’investissement du BI et de CP dans la communication et la culture
visent à brouiller les clivages politiques traditionnels. Ils ne jouent plus l’opposition
entre l’extrême droite et l’extrême gauche mais plutôt le clivage entre l’avant-garde et
l’arrière-garde (Grignon, 1977).
14 En interne, le discours idéologique est assez flou. Ces groupes agrègent différentes
références intellectuelles qui ne forment pas un tout cohérent et dont certaines
peuvent même être classées à gauche, comme c’est par exemple le cas de Serge
Latouche et de la décroissance pour les Identitaires, ou de Che Guevara, Hugo Chavez et
Karl Marx pour CP. Il ne s’agit pas tant de refuser ce qui provient des adversaires
politiques et de l’industrie de masse (cinéma, musique) que de les réinterpréter pour
leur donner un sens nouveau. En France, Act-Up, Greenpeace et le mouvement squat
peuvent tout autant servir de référence que les différents mouvements d’extrême
droite européens. En Italie, Paola Concia, une parlementaire du Parti démocrate et
activiste pour les droits LGBTQ (lesbien, gay, bisexuel, transgenre, queer), a donné une
conférence sur ce thème dans le squat romain de CP le 30 septembre 2009. Dans la
même salle, plus tard, les représentants du parti néo-nazi Aube Dorée ont aussi été
invités à discuter de la crise de l’euro (29 novembre 2013) tout comme les représentants
de la communauté chinoise de Rome pour discuter d’immigration (20 décembre 2011).
15 L’intérêt des deux groupes pour la communication se traduit dans la formation des
militants. L’observation du camp de formation des Identitaires a notamment montré
que l’apprentissage de ce militantisme ne s’apprend pas tant par les textes que par la
façon en elle-même de manifester l’indignation. Apprendre à écrire un communiqué de
presse, à réaliser une bannière ou un site internet, à prendre la parole en public, à
maîtriser les codes de la photographie, etc., constituent le socle commun des savoirs
militants et sont la clé d’une ascension plus rapide dans l’organisation militante
(Bouron, 2017). Dans le cas de CP, la socialisation militante s’effectue au sein d’une
structure très hiérarchique et centralisée. L’apprentissage passe par la production, la
diffusion et les études des textes écrits par le responsable culture de CPI qui sont aussi
publiés par la maison d’édition de l’organisation (Albanese et al., 2015). Ceux-ci
contiennent un résumé de l’idéologie du groupe, « prêt-à-penser » pour les militants.
L’un de ces ouvrages est structuré comme un dictionnaire (il s’agit de Scianca, 2011). Le
militant a seulement besoin de chercher le mot qui l’intéresse parmi les quarante
disponibles pour apprendre et pour pouvoir reproduire le discours de l’organisation sur
l’antifascisme, la différence, le fascisme, la violence, etc. Comme pour les Identitaires,
les relations avec les médias demeurent une prérogative limitée aux seuls militants
ayant une expertise dans ce domaine. Ainsi, pendant l’enquête de terrain lors de la
manifestation du 24 novembre 2012 à Rome contre le gouvernement technique de
Mario Monti, les militants de CP nous ont-ils expliqué qu’ils n’avaient pas la permission
de parler avec les journalistes et que ces derniers devaient s’adresser au président ou
vice-président de CPI pour obtenir des entretiens ou pour trouver un interlocuteur.
Questions de communication, 33 | 2018
209
Après la tuerie de Florence en novembre 20119, le seul militant de CP qui a pu être
interviewé a été le président, Gianluca Iannone.
16 Nos observations montrent ainsi que l’ouverture aux médias du BI et de CP relève
surtout de la professionnalisation de quelques militants occupant une position de
dirigeants au sein de ces mouvements et qui disposent déjà de compétences spécifiques.
La réflexivité des Identitaires et de CP en matière de communication les prédispose à
anticiper le potentiel médiatique de leurs actions. On constate ainsi que la
professionnalisation de ces militants ne consiste pas dans l’apprentissage approfondi
des théories politiques, qui consisterait à entrer frontalement dans le débat politique et
intellectuel en passant par des supports médiatiques qui seraient susceptibles de ne pas
accepter le débat. Devenir un militant de ces organisations consiste à apprendre à
communiquer dans des formes qui sont censées les rendre moins facilement repérables
sur l’échiquier politique traditionnel, favorisant leur réception par des supports
médiatiques qui hybrident davantage l’information et le divertissement, tels que la
presse gratuite, les réseaux sociaux, les chaînes d’information en continu ou la presse
locale.
La politique du fait divers
17 Ces compétences en communication permettent aux militants de mettre en scène leur
idéologie sans jamais véritablement l’expliciter. Le parcours médiatique de deux
actions du BI et de CP montre comment cette stratégie semble fonctionner auprès d’une
partie des journalistes. En 2004, les Identitaires promeuvent la distribution d’une soupe
au cochon, qui exclut de fait les SDF de confession musulmane. De même, en 2003, CP
s’engage dans l’occupation d’un immeuble (qui deviendra par la suite le quartier
général du groupe) pour demander « un crédit social » (mutuo sociale) pour les familles
italiennes, qui exclut de fait les non-Italiens du quartier chinois de Rome où le bâtiment
se situe. Dans ces deux cas, les militants ne disent pas directement ce qu’il faut en
penser et ils justifient leur action de façon consensuelle en promouvant les valeurs de
la charité et du droit à vivre de manière digne. Pour les journalistes du Parisien, cette
action du BI a un fort potentiel médiatique. Elle a un faible coût, dans la mesure où les
médias sont invités à faire un reportage et les militants sont disponibles pour réaliser
des interviews. Surtout, cette action est sujette à polémique dans la mesure où elle
discrimine une partie de la population. De même, pour les journalistes d’Il Messaggero,
l’occupation de l’immeuble par CP a aussi un potentiel médiatique important en
considérant que le thème du logement est particulièrement saillant dans le débat
politique de la ville de Rome et que son ampleur a augmenté suite à la crise des
subprimes aux États-Unis qui a contribué à déclencher la « crise » de la zone euro. Cette
action est polémique car elle oppose non seulement les propriétaires et les non
propriétaires, mais aussi les locataires italiens aux étrangers. Elle est également
spectaculaire parce que l’occupation ne rentre pas dans le répertoire d’action typique
de l’extrême droite. Elle prend la forme d’un happening plutôt que celle d’une
manifestation classique et elle s’accompagne d’une campagne d’affiches10. Dans les deux
pays, la couverture médiatique des journaux locaux diffère de celle des autres titres de
presse. Les articles des journaux locaux limitent souvent le contenu à leur dimension
factuelle, c’est-à-dire que le lead contient l’information principale de l’article, qui est
détaillée dans les paragraphes suivants. Le contenu se termine fréquemment par les
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210
réactions des adversaires politiques. Toutefois, les articles sont faiblement réflexifs,
c’est-à-dire que les cadrages qui sont offerts par les « sources » qui, dans notre cas, sont
les militants d’extrême droite, sont fréquemment repris en l’état par les journalistes,
sans que ceux-ci analysent la dimension tactique et stratégique de l’émetteur. Au
Parisien, neuf articles sur dix sont factuels, contre seulement quatre sur dix au Monde. À
l’inverse, dans ce journal, les prises de position des Identitaires sont souvent analysées
en relation aux autres partis d’extrême droite, en particulier le FN, afin de décrire une
lutte de pouvoir entre les différents groupes politiques. Pour résumer, Le Monde resitue
davantage les actions et prises de position du BI dans le champ politique, à travers les
rapports qu’entretiennent entre eux les différents protagonistes (Iyengar, 1991).
18 Le traitement de l’information de ces deux journaux s’explique par leur position
respective dans la division du travail journalistique. Dans un premier temps, Le Parisien
et Il Messaggero valorisent surtout la nouveauté de l’événement, en le relatant dans un
style proche de celui des dépêches d’agence. Dans le cas de la distribution de soupe au
cochon aux sans domicile fixe, dont la pratique exclut les personnes dont la confession
interdit la consommation de viande de porc, c’est Le Parisien qui le premier effectue un
reportage publié le 15 mai 2004. On apprend peu de choses sur le positionnement
politique du BI, si ce n’est qu’il est un « groupuscule xénophobe d’extrême droite ». Le
Monde parlera pour la première fois de la soupe au cochon le 31 décembre 2005, soit six
mois plus tard. Le journaliste y décrit brièvement l’action, avant de questionner sa
possible interdiction, puis de préciser que la polémique juridique qu’elle suscite est
l’objectif des dirigeants du BI. Ce traitement traduit aussi le positionnement du journal,
inquiet de voir la montée électorale des partis de l’extrême droite. En Italie, La
Repubblica propose moins systématiquement une mise en contexte des actions de CPI,
mais lorsque c’est le cas celle-ci suit des logiques assez similaires à celles du Monde. Les
journalistes analysent les positions de CP en relation aux autres partis d’extrême droite
(le Mouvement social italien-Flamme tricolore [MSI-FT], Forza Nuova et plus
récemment Frères d’Italie, Alliance nationale et la Ligue du Nord) mais aussi avec
l’héritage idéologique du fascisme mussolinien et des événements remontant à la
dictature ou aux années de plomb (anni di piombo)11.
19 L’occupation du bâtiment à côté de la gare Termini à Rome par CPI est d’abord relayée
de manière simultanée par Il Messaggero et La Repubblica le 26 décembre 2003 avec des
articles courts et factuels qui se limitent à la description des événements et ensuite à la
description de ses protagonistes.
20 Dans les premiers articles consacrés à ces événements entre le 26 et le 27 décembre
2003, La Repubblica et de Il Messaggero construisent leurs articles autour de la violence
entre la police et les sympathisants de CPI. Les deux journaux reportent de manière
factuelle et dans des articles courts des « affrontements avec la police lors d’une
occupation à côté de la Gare Termini » (La Repubblica, 89 mots) et des « tensions entre
militants et force de l’ordre lors d’une occupation » (Il Messaggero, 75 mots). Quelques
jours après (à partir du 28 décembre 2003), tant La Repubblica qu’ Il Messaggero
commencent à s’interroger, de manière toujours factuelle, sur l’identité du groupe et
sur ses objectifs. Ainsi Il Messaggero demande-t-il « Qu’est-ce que c’est CP ? » (120 mots),
si leur intention est de créer « le premier squat d’extrême droite » (130 mots) et La
Repubblica questionne les origines du groupe en demandant si CP est l’« héritier du
Mouvement social italien-Flamme tricolore » (30 décembre 2003, 230 mots). Dans les
deux titres de presse italienne étudiés, la représentation médiatique de CPI commence
Questions de communication, 33 | 2018
211
donc de manière simultanée et évolue en parallèle, c’est-à-dire que dans les premières
semaines des faits, une chronique/compte rendu des événements liés à l’occupation
d’un bâtiment laisse progressivement la place à une chronologie plutôt factuelle de
l’histoire de CP et de ses repères idéologiques, chemin emprunté par les deux titres de
presse.
21 À la différence de l’Italie, la couverture médiatique du BI ne s’est pas construite
simultanément dans les deux journaux. Elle a circulé du Parisien vers Le Monde selon des
modalités qu’il est nécessaire de préciser. Le Parisien couvre les événements initiés par
le BI de la même manière qu’un feuilleton, où chaque épisode fait avancer l’histoire. Le
3 juin 2004, soit un peu plus de deux semaines après le premier reportage, le journal
annonce que les Verts souhaitent faire interdire la distribution de soupe organisée par
le BI. L’action de ce groupe politique n’est donc plus considérée comme un fait divers.
Les réactions publiques de ses adversaires politisent le cadrage construit par les
Identitaires en entrant dans la polémique. Même si leur discours est critique, les Verts
donnent effectivement une dimension plus générale à l’événement (Boltanski, Darré,
Schiltz, 1984), facilitant ainsi la diffusion du message dans l’espace public. Deux articles
sous forme de brève le 9 juin 2004 puis deux autres plus longs le 11 juin 2004 et le
8 janvier 2005 annoncent finalement l’interdiction de la distribution de la « soupe au
cochon ». Cinq épisodes auront finalement été publiés sur cette « soupe au cochon » et
sur son interdiction, contre deux pour Le Monde et aucun pour Le Figaro dans son édition
papier. En 2010, le BI utilise le même modèle que celui de la « soupe au cochon » en
organisant un « apéro saucisson-pinard », auquel Le Parisien consacre huit articles dans
quatre éditions.
Tableau 1. L’épisode de « l’apéro saucisson-pinard » dans Le Parisien
15 juin 2010 : « L’apéro saucisson-pinard qui inquiète » (507 mots)
15 juin 2010 : « Une organisatrice “anonyme” » (287 mots)
16 juin 2010 : « L’apéro antimusulman interdit à la Goutte-d’Or » (430 mots)
16 juin 2010 : « Mais qui est donc cette Sylvie François ? » (257 mots)
18 juin 2010 : « Apéro “saucisson pinard” : rassemblement d’extrême droite… et riposte de la
gauche » (209 mots)
18 juin 2010 : « Apéro saucisson et pinard : pro et anti manifestent » (91 mots)
19 juin 2010 : « Le flop de l’apéro saucisson-pinard à Barbès » (294 mots)
19 juin 2010 : « À l’Étoile, on a chanté “la Marseillaise” » (205 mots)
22 Dans le même temps, Le Monde consacre deux articles, une brève de 148 mots pour
annoncer l’interdiction de l’événement le 17 juin 2010, puis un éditorial de Caroline
Fourest deux jours plus tard.
23 Dans les cas présentés, la polémique se construit dans les médias dont l’économie
repose sur une forte audience et qui sont représentés ici par Le Parisien ainsi que par les
journaux télévisés (TF1, France 2) et les chaînes d’information continue, les journaux
Questions de communication, 33 | 2018
212
radio mais aussi les réseaux sociaux, les blogs et les sites internet d’extrême droite, où
le public réagit fortement. Progressivement, l’action du BI prend une charge politique
et pénètre plus largement l’espace public. Cette « circulation circulaire de
l’information » se caractérise ainsi par une domination des médias les plus soumis à la
logique de l’audimat sur ceux qui tiennent leur légitimité de la « qualité » de leur
contenu (Bourdieu, 1996). Dans cette circulation de l’information, les réseaux sociaux
constituent une importante nouveauté dans la mesure où ils donnent la possibilité aux
militants de diffuser eux-mêmes les vidéos qu’ils réalisent en gardant la main sur leur
ligne éditoriale. Une vidéo qui « fait le buzz » a toutes les chances d’être reprise par les
journalistes se sentant autorisés à commenter l’activité des réseaux sociaux.
24 L’opposition entre Le Monde et Le Parisien ne doit toutefois pas masquer les autres
différences entre les journaux les plus proches du monde intellectuel et politique que
sont, pour la France, Le Monde et Le Figaro, et pour l’Italie, Il Corriere della Serra et La
Repubblica. D’abord, Le Figaro se montre assez peu poreux aux informations qui ont été
traitées dans un premier temps par Le Parisien. Sur l’ensemble de la période analysée,
seulement 25 articles comportant le nom Bloc identitaire ont été recensés. Le BI est
représenté dans la plupart des articles sous le prisme de la violence et de la radicalité.
Ils sont qualifiés « d’extrémistes » ou « d’ultradroite », façon de les disqualifier de la
même manière que pour « l’ultragauche ». L’auteur qui traite le plus du BI est
Christophe Cornevin, directeur-adjoint de la rédaction et spécialiste des questions de
sécurité. Il puise ses informations au ministère de l’Intérieur, des renseignements
généraux et plus généralement des forces de l’ordre. Ce faisant, Le Figaro parle surtout
des Identitaires quand ces derniers sont mêlés à des mises en examen judiciaires. Par
rapport à celle du Parisien, l’analyse de contenu du Figaro donne à voir une autre forme
de dépendance journalistique, analysée par Patrick Champagne (2016), qui repose
moins sur les contraintes d’audimat que sur certaines sources officielles dont les
journalistes ne s’extraient jamais tout à fait sous peine de perdre une partie de leur
crédit et de paraître moins sérieux. Ce mode de construction de l’information a toutes
les chances de ne pas médiatiser les actions des outsiders politiques, si ce n’est sous
l’angle de la condamnation de leur radicalité.
25 En dehors du traitement de l’information par le prisme juridique, les thématiques
relayées par le journal semblent relativement en phase avec la ligne éditoriale du
journal qui se situe plus à droite politiquement que Le Monde sur l’échiquier politique.
Aussi le journal relaie-t-il en 2013 l’action de Génération identitaire12 qui a consisté à
déployer une banderole au siège du Parti socialiste (PS), rue de Solférino – deux articles
dont un reportage –, quand Le Monde se limite à une brève. De la même manière, les
Identitaires sont pris au sérieux par Le Figaro dans le débat sur les minarets, que relaie
également l’Union pour un mouvement populaire (UMP). Plus généralement, les prises
de position d’éditorialistes du Figaro, comme Ivan Rioufol, mettent en avant l’idée d’une
« fracture identitaire » qui comporte quelques accointances avec le cadrage médiatique
du BI. On voit ainsi que les titres de presse générale et politique retraduisent les actions
des groupes d’extrême droite en fonction de leur ligne éditoriale.
26 L’analyse des thèmes des interventions publiques (Tableau 2) confirme que les chances
d’apparaître dans les journaux nationaux ne sont pas les mêmes pour toutes les
thématiques abordées par le BI et CPI.
Questions de communication, 33 | 2018
213
Tableau 2. Les thèmes des interventions publiques du BI et de CPI dans les journaux français etitaliens (%) (sources : éditions digitalisées par Lexis Nexis et Factiva, élaborations des auteurs)13
27 Les résultats montrent que les thématiques médiatisées ne sont pas seulement les
enjeux classiques « law and order » que l’on s’attendrait à retrouver à l’extrême droite
(Ignazi, 1996). Si dans les deux pays le BI et CPI bénéficient d’une importante
couverture médiatique lorsqu’ils se mobilisent pour organiser et participer à des
commémorations (15 % de tous les articles qui portent sur le BI et 31 % pour CPI
entre 2003 et 2015), ils parviennent à s’imposer dans l’agenda médiatique sur des
thèmes assez hétérogènes, en particulier pour CPI. Le BI y parvient surtout sur les
questions anti-islam et sur l’immigration (27 % des articles) dans un contexte où
l’échiquier politique français se clive sur ces questions. La mobilisation dans les
domaines des droits civiques, contre le « mariage pour tous » est un autre moment où
les Identitaires collaborent avec la droite et notamment avec son syndicat étudiant,
l’Union nationale inter-universitaire (UNI) (8 % des articles). Le BI réussit aussi à attirer
l’attention des médias lorsque l’on discute des choix électoraux du FN ou de certains de
ses militants qui quittent l’organisation pour rejoindre les lignes du FN notamment au
niveau régional14. De son côté, CPI capte l’attention des journalistes sur un éventail plus
large d’enjeux, ce qui parait indiquer une pénétration plus large de l’organisation dans
l’espace médiatique et politique italien. L’enjeu auquel CPI est plus souvent associé dans
la presse italienne est l’économie qui inclut aussi les politiques de logements dans un
contexte où une partie de la population s’est retrouvée dans l’impossibilité de payer ses
crédits (38 % des articles). Au-delà des politiques du logement, la politisation d’autres
thèmes liés à l’économie s’explique aussi par l’histoire du groupe qui se veut le porte-
parole de la « tradition du fascisme social italien »15, une tradition idéologique initiée
avec le corporatisme fasciste et la RSI (République sociale italienne) et qui continue
dans l’extrême droite italienne jusqu’à nos jours16. La pénétration de CPI dans l’espace
médiatique italien à travers différents enjeux ne signifie cependant pas que
l’ethnocentrisme et l’identité nationale ont perdu de l’importance dans l’idéologie du
Questions de communication, 33 | 2018
214
groupe, au contraire. Dans la stratégie de communication de CPI, l’ethnocentrisme ne
se manifeste pas seulement par la politisation des questions migratoires ou de sécurité
comme ce fut traditionnellement le cas à l’extrême droite par le passé, mais par
l’association d’un leitmotiv ethnocentriste et identitaire dans des revendications plus
variées (Froio, 2016) : le droit au logement (pour les Italiens) ; l’abolition des frais de
scolarité (pour les Italiens) ; le respect des droits des animaux (contre l’abatage hallal
ou casher), etc. Les stratégies de communication identifiées précédemment permettent
ainsi à ces groupes de s’imposer sur des sujets politiques qui, comme c’est le cas du
logement social, étaient initialement réservés aux partis de gauche, afin de contester
leur territoire politique. L’enjeu pour eux consiste à obtenir le monopole de la
représentation du « peuple » afin d’être perçus comme les seuls à promouvoir une
politique subversive.
Trouver des alliés pour exister en politique
28 La circulation des actions du BI et de CP a aussi des implications, en retour, sur l’image
de ces deux mouvements. Lors de leur création en 2003, le BI et CP sont d’abord
considérés par les journalistes sous l’angle de la violence et de la dangerosité. Le nom
des groupes apparaît le plus souvent dans des faits divers liés à des affaires de bagarres,
voire de meurtres. Lorsqu’ils tentent d’organiser des actions militantes, comme en 2005
pour le tractage contre le projet de « mariage homosexuel » de Bègles, ou en Italie en
2008 pour protester contre la réforme de l’éducation Moratti en Piazza Navona à Rome,
ils doivent faire face à des groupes antifascistes radicaux qui ont pour mode d’action la
confrontation directe et violente. Les journalistes choisissent alors de traiter leur
article sous l’angle des incidents entre deux groupes militants rivaux puis de suivre les
actions judiciaires qui s’ensuivent. Le public est assez peu renseigné sur le
positionnement idéologique spécifique de ces deux groupes. Ils sont simplement classés
à l’extrême droite, sans que l’on sache les différencier d’autres groupuscules également
considérés comme violents, comme le Groupe union défense ou les Jeunesses
nationalistes révolutionnaires dont le BI est présenté comme l’héritier. Le seul élément
de recontextualisation historique qui est donné presque systématiquement par les
journalistes est la tentative d’assassinat en 2002 du Président Jacques Chirac par
Maxime Brunerie, qui était alors membre d’Unité radicale, parti dissous puis recomposé
un an plus tard sous la bannière du BI. Dans le cas italien, la remise en contexte se
limite à réinscrire CP dans l’espace des groupes néo-fascistes italiens et du MSI-FT d’où
CPI a été expulsée en 2006. Le BI et CP sont alors constamment rejetés en-dehors des
frontières de l’espace public.
29 En dehors des faits de violence, le BI et CPI se situent à un emplacement secondaire de
la trame des articles de journaux, pour traiter par exemple dans le journal Le Monde de
leur alliance pour les élections municipales avec Jacques Bompart, alors maire d’Orange
et Président de la Ligue du sud, un parti d’extrême droite proche idéologiquement du
Bloc identitaire. Ce mode de traitement explique aussi la grande quantité d’articles où
le BI est seulement cité sans faire véritablement l’objet principale du contenu, ou, dans
le cas de CPI, des initiatives de collecte de signatures pour des pétitions, ou le soutien
de candidats locaux dans La Repubblica. À partir de 2009 et l’affaire de l’apéro saucisson-
pinard pour le BI, tout comme pour Casapound, les groupes militants parviennent à
Questions de communication, 33 | 2018
215
plusieurs reprises à s’imposer dans l’agenda médiatique et ainsi à contraindre les autres
organisations politiques à se situer par rapport à elles.
30 De manière générale, pour la période étudiée, CP bénéficie d’une couverture
médiatique de ses actions plus élevée que celle du BI. Malgré cette différence, dans les
deux cas les entrées dans les journaux les plus légitimes politiquement se répètent
d’autant plus que le cadrage des Identitaires et de CP est partiellement repris par les
autres partis politiques. Le FN apparaît souvent dans les mêmes articles où le BI est cité
(dans 42 articles sur 215) et principalement dans des articles sur l’immigration ou sur
des élections à venir. En Italie, le nom de CasaPound est souvent associé à celui de la
Ligue du Nord (50 sur 387) dans des articles ou des manifestations ou des faits divers
donnent lieu à des discussions sur l’économie ou l’immigration. En France, la porosité
entre le BI et le FN et l’UMP – désormais Les Républicains – reste toutefois limitée. Le BI
continue d’être mis en marge des partis de gouvernement et le FN refuse de dialoguer
avec eux, à l’exception de cooptations individuelles. Philippe Vardon a par exemple été
inscrit sur la liste de Marion Maréchal-Le Pen pour l’élection de la région Provence-
Alpes-Côte d’Azur de décembre 2015, avant de devenir adhérent du FN. La
configuration italienne est assez différente. CP trouve un écho plus important – bien
que sporadique – auprès d’abord du Mouvement 5 étoiles et par la suite de la Ligue du
Nord. En effet, en janvier 2013 CP fait la une des médias nationaux suite à une
déclaration du leader du parti, Beppe Grillo, qui affirme ne pas « s’opposer à la
participation de CPI au Mouvement 5 étoiles ; car certaines idées sont communes ».
Même si cet accord ne s’est finalement jamais conclu, cette ouverture a permis à CPI de
gagner en visibilité pendant toute la campagne électorale. Lors des élections
européennes de mai 2014, CPI décide de soutenir une nouvelle fois un candidat de la
Ligue du Nord au Parlement européen17. Depuis cette première étape lors des derniers
mois de 2014, CPI a créé « Souveraineté », une nouvelle association de soutien au
nouveau secrétaire de la Ligue du Nord, Matteo Salvini (Castelli Gattinara, Froio, 2014).
Le groupe participe désormais régulièrement aux mobilisations anti-immigration
(spécialement anti-Rom) organisées par la Ligue du Nord. Ce rapprochement entre la
Ligue et CP a nourri la curiosité des journalistes italiens et lors d’une émission de
grande audience, à la question « Salvini, êtes-vous un antifasciste ? », le secrétaire de la
Ligue a répondu : « En ce qui me concerne, discuter du fascisme, de l’antifascisme et du
communisme aujourd’hui signifie regarder vers le passé. […] Si CasaPound respecte les
lois je n’ai aucun problème. Le problème ce sont ceux à Bruxelles en costard et cravate
qui sont les pires dictateurs et exploiteurs des peuples18 ». La proximité avec la Ligue du
Nord a aussi produit un changement de l’agenda interne de CPI. Si la plupart des
mobilisations initiales du groupe portaient sur des thèmes économiques – les mesures
d’austérité, le coût du loyer, la perte des maisons –, le rapprochement avec la Ligue a
nourri une politisation plus importante des enjeux migratoires et notamment anti-
Rom : des thèmes au cœur de l’offre électorale de la Ligue du Nord (Vitale, Claps,
Arrigoni, 2008 ; Castelli Gattinara, 2016). L’alliance entre la Ligue et CPI paraît
cependant s’affaiblir dans la période plus récente19. Cette volatilité dans l’idéologie de
CP qui parait s’adapter assez facilement aux priorités qui émergent dans l’espace public
peut s’apparenter à du « fascisme à la carte » (Albanese et al., 2015). Malgré leurs
stratégies de communication relativement similaires, le BI et CPI ont connu des destins
assez discordants. Ces trajectoires tiennent aussi aux configurations historiques des
deux pays. Les travaux de Stéphanie Dechezelles (2011) sur le militantisme d’extrême
droite en Italie montrent les tentatives de prolongement de certaines organisations
Questions de communication, 33 | 2018
216
avec le passé fasciste, quand ces référentiels sont moins autorisés en France, où il est
plus difficile de se revendiquer du fascisme tout en restant crédible politiquement. On
voit dès lors que la visibilité et la circulation de la communication du BI et de CP dans le
champ médiatique sont indissociables des rapports de force politique locaux.
Conclusion
31 Au terme de cette enquête, il est possible de saisir la façon dont certaines organisations
réactionnaires apprennent à jouer avec leur image sulfureuse et radicale. Ils mettent en
scène des actions spectaculaires qui se trouvent particulièrement ajustées aux médias
grand public, lesquels les couvrent comme des faits divers. Toutefois, leur
médiatisation se réalise dans l’espace médiatique le plus distant du monde politique
légitime et, au contraire des organisations humanitaires qui font consensus pour eux,
les militants d’extrême droite font consensus contre eux. Les journalistes les
dépeignent sous le vocable de la radicalité et de la violence, termes largement
illégitimes en politique. La professionnalisation en communication de ces organisations
ne leur permet donc pas de conquérir la politique par la seule voie médiatique.
Néanmoins, des alliés ou à l’inverse des concurrents politiques peuvent se saisir de
l’opportunité offerte par les Identitaires ou par CP d’affirmer leur propre cadrage. Les
mobilisations de l’extrême droite à destination des médias nous donnent alors à voir
une division du travail de médiatisation complexe où l’extrême droite ne doit pas à elle
seule son entrée en politique et où elle profite d’une structure médiatique dont elle
apprend à tirer profit.
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NOTES
1. CasaPound Italia née comme « CasaPound » (CP) en 2003 changera son nom en « CasaPound
Italia » en 2008. Pour une genèse du groupe voire M. Albanese et al. (2015 : 21-36.) Cette recherche
a été partiellement financée par VOX-Pol. VOX-Pol est un réseau de recherche financé par
l’Union européenne par le septième programme-cadre pour la recherche et le développement
technologique (financement No. 312827). Les auteurs remercient les deux relecteurs qui ont
contribué, par leurs commentaires et suggestions, à améliorer cette publication. Toute erreur
éventuelle procède toutefois de la responsabilité des auteurs.
2. Il existe plusieurs manières de nommer les formations qui se situent à l’extrême droite de
l’échiquier politique (voir pour une discussion J.-Y. Camus, N. Lebourg [2015 : 30‑35] ;
F. Germinario [2005]). Malgré ces différences, un consensus parmi les chercheur·e·s permet de
qualifier d’extrême droite (far right dans la littérature anglo-saxonne) des organisations qui
placent au cœur de leur message politique l’ethnocentrisme, l’autoritarisme et une vision
populiste de la vie politique (Mudde, 1996 ; 2007). C’est dans cette acception que le terme
« extrême droite » sera utilisé dans la contribution pour qualifier le BI et CPI. De même, par
rapport aux partis politiques mieux connus qui occupent cette partie de l’échiquier politique, le
rapport à la violence militante du BI et de CPI en constitue un marqueur distinctif. Pour une
analyse approfondie du rapport à la violence de CP voir P. Castelli Gattinara et C. Froio (2014).
Pour approfondir le rapport à la violence dans l’extrême droite voir G. Panvini (2009).
3. Pour une discussion approfondie sur les liens historiques entre l’extrême droite française et
italienne voir P. Picco (2016).
4. Il est difficile de chiffrer le poids des militants de ces deux organisations car ces données
viennent souvent des organisations mêmes et elles sont donc peu fiables (Crépon, Lebourg, 2015).
Pour CP en 2015 M. Albanese et al. (2015) estiment que CPI ne compte pas plus de 5 000 adhérents.
En 2017, le chef de l’organisation (Gianluca Iannone) donne le chiffre de 10 000 adhérents.
Cependant la validité de ce dernier chiffre reste difficile à vérifier. En France, Génération
identitaire qui concentre l’essentiel des militants des Identitaires, revendiquait en 2016 2 000
adhérents. Chaque année, plus d’une centaine de militants se regroupe à l’occasion du stage
d’été, afin d’être formés à encadrer les adhérents et à développer les différents groupes locaux.
5. Les articles ont été extraits à partir des versions digitalisées des six titres de presse disponibles
sur Lexis Nexis et Factiva. Suivant la méthode proposée par R. Koopmans et P. Statham (1999), un
Questions de communication, 33 | 2018
220
article peut contenir une ou plusieurs interventions publiques qui ont été codées séparément. Au
total, nous avons répertorié 780 interventions publiques. Il Messaggero ne dispose pas de version
digitalisée pour l’année 2008. Cependant, une recherche dans les archives du quotidien nous a
permis de compléter la base de données.
6. Les journalistes du Monde spécialisés sur l’extrême droite déclinent leurs informations sur un
blog, « Droite(s) extrême(s) ». Parmi les transformations du champ journalistique expliquées ci-
dessus, il faut préciser que les années 1980-1990 voient le déclin des rubriques spécialisées au
profit d’un journalisme omnibus qu’accompagne les transformations des profils des journalistes,
plus souvent diplômés d’écoles de journalisme et formés aux techniques d’écriture plutôt qu’à la
connaissance experte des sujets traités.
7. La catégorie « Autre » (code 99) qui est très peu représentée dans les données médias a été
écartée des analyses.
8. Accès : http://www.casapounditalia.org (consulté le 09/09/2017).
9. Le 11 novembre 2011, au marché de San Lorenzo à Florence, Gianluca Casseri, un sympathisant
de CP, a tué deux vendeurs de rue sénégalais et il en a blessé trois, avant de se suicider. Voir
http://firenze.repubblica.it/cronaca/2011/12/13/news/
il_killer_era_iscritto_a_casa_pound-26544957 (consulté le 08/11/2017).
10. On voit un chat noir et on lit « un chat a été perdu. Son nom est Pound. Si vous avez des
nouvelles, contactez-nous. Bonne récompense ».
11. L’expression « anni di piombo » fait référence aux années entre 1969 et 1980 quand l’Italie était
exposée à des actions violentes initiées par des formations d’extrême gauche et d’extrême droite.
Voir I. Sommier (2003) et F. Ferraresi (1995).
12. Les jeunes Identitaires ont connu une évolution sémantique. Ils se sont d’abord appelés les
Jeunesses identitaires puis le Réseau identités et enfin Génération identitaire.
13. Le codage thématique permet de connaître la part des articles dans les six titres de presse
consacrée à chacun des neuf thèmes des interventions publiques. Les pourcentages ont été
calculés sur le nombre total d’articles qui citent BI et CPI entre 2003 et 2015. Par exemple, le
graphique montre que 27 % de tous les articles sur le BI portent sur des interventions publiques
qui politisent des enjeux liés à l’immigration.
14. Sur les rapports entre le FN et le BI voir N. Lebourg (2015).
15. Entretien avec Francesco, Rome le 27/04/2015, traduction de l’auteur.
16. À partir des années 1980 les idées issues de la tradition de la « droite sociale » italienne ont
été reprises par le MSI-FT et surtout par l’un des courants internes au parti, celui des proches de
Pino Rauti (voir Caldiron, 2009 ; Tarchi, 1995). CP privilégie dans son discours l’économie et le
social au nom de l’importance que selon le groupe, la législation sociale avait eu pendant la
dictature de Mussolini. Ils font notamment référence à deux sources principales. D’une part, la
Charte du Travail (Carta del Lavoro de 1927) qui résumait la doctrine économique du fascisme, le
corporatisme et l’éthique du syndicalisme fasciste (l’élimination des syndicats non fascistes
inclue). D’autre part, le Manifeste de Vérone (Manifesto di Verona de 1943) qui est considéré par les
historiens comme l’acte fondateur de la RSI et de la création du Parti fasciste républicain (né
après la dissolution du Parti national fasciste en juillet 1943). Il contient en 18 points le plan du
programme du gouvernement et des mesures pour la socialisation de l’économie, jamais
réalisées.
17. Il s’agissait de Mario Borghezio actuellement élu au Parlement européen pour la Ligue du
Nord.
18. Le titre de l’émission est « PiazzaPulita ». La vidéo est disponible sur youtube : https://
www.youtube.com/watch?v=F4IJ0S4aCDY (consulté le 20/05/2016).
19. Si l’alliance entre la Ligue et CPI semble s’affaiblir, c’est notamment suite à l’impossibilité de
trouver un candidat commun pour les élections municipales de Rome de juin 2016.
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221
RÉSUMÉS
Le Bloc identitaire en France et Casapound en Italie ont en commun d’avoir développé un jeu
politique orienté vers les médias. En combinant deux enquêtes de terrain au sein de ces
organisations et une analyse du contenu des interventions publiques dans six titres de presse (Le
Monde, Le Figaro, Le Parisien, La Repubblica, Il Corriere della Sera et Il Messaggero entre 2003 et 2015),
les résultats montrent que pour y parvenir, leurs militants mobilisent des compétences
professionnelles en matière de communication et ils élaborent un dispositif médiatique qui
s’étend au-delà du domaine purement politique. Cette mobilisation n’est toutefois pas suffisante
pour que leurs cadrages médiatiques circulent dans l’ensemble du champ journalistique.
L’analyse de contenu de six titres de presse écrite montre qu’ils trouvent dans les médias les plus
contraints par les logiques commerciales un espace pour que soient médiatisées leurs actions
perçues comme radicales et spectaculaires. Toutefois, ils se trouvent d’autant plus médiatisés que
leurs cadrages perdent de leur charge politique. Pour limiter cet effet pervers, ils doivent réaliser
des alliances avec d’autres organisations plus légitimes en politique.
Irrelevant in the ballots, the Bloc Identitaire (BI) and CasaPound Italia (CPI) invest much effort in
gaining media access. For them, media visibility is crucial to ensure survival and build political
legitimacy. But is all publicity good publicity? Do they adapt to media logics to craft visibility? To
examine the complex interplay between media coverage and success of far right organizations,
we use a mixed-methods approach to compare similar political organizations active in different
media systems since 2003. A political claim analysis based on the content of six national and local
newspapers (Le Monde, Le Figaro, Le Parisien, La Repubblica, Il Corriere della Sera and Il Messaggero)
maps the visibility of BI and CPI and of the issues that they politicize. An in-depth qualitative
analysis of the content of all articles illustrates how information about the groups diffuses in the
media field as well as the tone of the coverage. Participant observation was used to explore how
leaders and activists professionalize offline and online communication to target journalists.
INDEX
Keywords : far right, media, professionalization, dependence, France, Italy
Mots-clés : extrême droite, médias, professionnalisation, dépendance, France, Italie
AUTEURS
SAMUEL BOURON
Institut de recherche interdisciplinaire en sciences sociales
Université Paris-Dauphine/CNRS
F-75016
samuel.bouron[at]dauphine.fr
CATERINA FROIO
Université catholique de Lille/École européenne de sciences politiques et sociales
F-59800
caterina.froio[at]eui.eu
Questions de communication, 33 | 2018
222
L’expérience d’oscillationidentitaire dans des dispositifsfictionnelsAutour de deux degrés d’altération
The Experience of Identity Fluctuation in Fictionnal Devices. About Two Degrees
of Alienation
Hélène Crombet
1 Nombreux sont les dispositifs fictionnels qui proposent des expériences de
dépersonnalisation tenant du rêve, du fantasme ou de l’hallucination, dans une
suspension de la réalité « [offrant] à la réalité psychique un espace plus vaste pour se
déployer » (Tisseron, 2005 : non paginé). Ces expériences s’élaborent à la faveur d’un
rapport à des altérités qui projette le sujet dans une situation troublante, susceptible de
faire vaciller tous ses repères : elles peuvent constituer des moments de fluctuations
voire de turbulences, qui mettent à l’épreuve les frontières liminaires de son identité.
2 L’interrogation porte sur les enjeux liés à ces expériences d’altération identitaire dans
des dispositifs fictionnels : en parcourant la littérature scientifique, on remarque que
celle-ci s’est emparée de ces situations de flottement susceptibles d’interroger la lisière
entre le moi et le non-moi, à travers une dissolution des limites de l’identité qui
confronte le sujet au risque de l’effondrement de ses repères. Peut-on faire alors
émerger des degrés d’intensité de vacillement différents ? Aussi, quels sont les enjeux
ontologiques induits par de telles expériences d’oscillation, rendues possibles via des
dispositifs fictionnels ? Que révèlent-elles d’une dynamique identitaire ? Que faut-il
entendre par ailleurs par « dispositif » ?
3 On peut alors se demander comment une partie de la littérature scientifique s’est
attachée à analyser des niveaux d’oscillation identitaire permise par la pratique de
dispositifs fictionnels, notamment romanesques et filmiques, qui fait émerger des
moments de battements pendulaires entre dessaisissement et ressaisissement de soi.
Ces expériences de déstabilisation seront envisagées dans une approche
interdisciplinaire qui puise son inspiration dans la narratologie, l’anthropologie, la
Questions de communication, 33 | 2018
223
psychanalyse et la neuroesthétique dont la « mise en réseau » et l’« échange »
apparaissent fructueux (Marti, 2017 : 212). Sera émise l’hypothèse suivant laquelle le
sujet, conduit à s’immerger dans des univers fictionnels plus ou moins vertigineux, est
susceptible d’expérimenter deux degrés d’oscillation identitaire : l’un viendrait
inquiéter sa stabilité dans une forme de trouble relevant d’un flottement de l’attention,
tandis que l’autre, nettement plus turbulent, occasionnerait la possibilité d’une
véritable déprise du sujet vis-à-vis d’une altérité qui viendrait elle-même se réfléchir en
lui, dans un processus d’interversion que l’on pourrait traduire par la métaphore du
chiasme. On émettra également le postulat suivant lequel la pratique de ces dispositifs
révèle une dimension fondamentale du sujet. À l’instar d’André Berten (1999 : 39), le
terme de « dispositif » sera entendu à travers une perspective qui fera essentiellement
émerger la notion de « médiation », dans une dimension fondamentalement
autoréflexive : « Il y a un aspect de la fréquentation des objets, des mots, des personnes
qui touche à la constitution de l’identité, qui établit une médiation affective et
corporelle entre soi-même et le monde, entre soi-même et autrui, et finalement entre
soi et soi ». Le dispositif renvoie effectivement l’individu à une manière d’être au monde
qui fait émerger une ontologie duale, liée à une construction identitaire perpétuelle de
soi : il élabore une « stylisation » entendue comme une « opération générale par
laquelle un individu ressaisit d’une façon partiellement intentionnelle son
individualité, répète toutes sortes de modèles mais aussi les module, redirige, infléchit
des traits, dans le maintien et la transformation desquels cet individu s’atteste et se
reconnaît activement, en s’exposant, en engageant son identité dans la façon même de
le dégager » (Macé, 2011 : 166). Il repose sur le principe d’une construction dynamique
de l’individuation, saisie dans une compréhension du moi tout en tensions, et qui
interroge une relation de l’individu au monde, marquée par une interaction
ambivalente entre dépossession et repossession de soi. Proposant ainsi différentes
acceptions pour le terme de « dispositif », Hugues Peeters et Philippe Charlier (1999 :
19) soulignent en particulier l’idée d’une vacillation flottante entre dehors et dedans : « Les
frontières entre intérieur et extérieur sont temporairement suspendues, ce qui ouvre à
une articulation de ces deux mondes. Dans ces espaces, le registre de l’imaginaire peut
se déployer pour représenter la réalité et lui donner du sens ». Aussi le dispositif
constitue-t-il le « concept par excellence de l’entre-deux » (ibid. : 21), étant entendu que
celui-ci « ne dissout pas les pôles, il les met en relation. Le dispositif désigne le lieu
d’une dialectique qui demande à être traitée » (ibid. : 22). Le « dispositif » ne sera donc
pas envisagé en termes de technologie normative d’exercice d’un pouvoir, de
« technique de coercition des individus » (Foucault, 1975 : 154-155) mais comme
« instrument de captation et de compréhension des processus de médiation et des
situations […] de communication » (Appel, Boulanger, Massou, 2010 : 10), dans une
perspective centrée sur une forme d’interaction qui peut dévoiler du sujet une
dimension identitaire.
4 Dans une approche opératoire, seront mis en relief deux degrés d’oscillation exposés
dans la revue de la littérature consacrée à la pratique de dispositifs fictionnels,
notamment romanesques et cinématographiques ; certes, les conditions de
fonctionnement de ces dispositifs ainsi que l’accès qu’ils offrent à des univers fictifs ne
sont pas semblables, mais c’est la part constitutivement hétérogène à l’élaboration identitaire
du sujet que révèle leur pratique qui seront examinés. Dans une première partie, sera
envisagée une expérience de vacillation identitaire relative, en faisant ressortir un
processus d’« hallucination paradoxale » ; dans une deuxième, sera mise en relief une
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expérience oscillant entre dépossession et repossession autrement plus redoutable qui
prend la forme d’une altération radicale, en venant bousculer les frontières liminaires
de l’identité du sujet. Dans une troisième partie, on fera émerger les enjeux liés à ces
expériences de vacillation identitaire dans une perspective ontologique, en montrant
qu’elles peuvent avoir partie liée avec un processus d’autonomisation entendu comme
fondamental au sujet conduit à se constituer perpétuellement à partir de situations
d’hétéronomie.
Une expérience d’oscillation relative : le processusd’hallucination paradoxale
5 On mettra ici en lumière les enjeux liés à un premier degré d’oscillation identitaire
exposé dans la revue de la littérature scientifique consacrée à des dispositifs
fictionnels : sera envisagée une forme d’altération qui vient troubler le sujet en lui
permettant de réaliser un processus d’« hallucination paradoxale », par sa pratique
d’un dispositif fictionnel. Émergera ainsi un premier degré de basculement du sujet
entre dépossession et repossession de soi, marqué par sa relativité.
6 Sigmund Freud est le premier à établir un lien entre l’état de sommeil et la pratique
d’un dispositif fictionnel, à savoir une œuvre littéraire. Dans une certaine mesure, son
auteur devait transmettre au lecteur l’état de vertige dans lequel le plonge son « ars
poetica » (Freud, 1933 : 10). Cette situation de flottement pourrait entraîner, pour
Vincent Jouve (1992 : 80-81), une « situation de compromis entre veille et sommeil ».
Aussi le lecteur serait-il susceptible de se projeter à travers l’univers fictionnel d’un
roman par le biais d’un « moi fictionnel » qui participe à l’histoire relatée et, par
conséquent, « assiste aux événements imaginaires » (Pavel, 1988 : 109-110). L’on serait
de la sorte renvoyé à un dispositif qui « se sert de la simulation d’événements
intramondains comme vecteur d’immersion », plaçant le récepteur en situation
d’« observateur » (Schaeffer, 1999 : 249-251). Dans cette mesure, le sujet serait projeté
dans un monde fictionnel à la faveur d’un type d’imagination que Kendall Walton
(1990 : 29) appelle « imagining de se », telle une « représentation imaginaire de soi-
même en train de faire ou d’expérimenter quelque chose »1. Aussi les lecteurs
deviendraient-ils alternativement des « accessoires » (« props »), des objets de leur
propre imagination : ces constructions réflexives leur proposeraient de participer à la
fiction en « génér[a]nt des vérités fictionnelles à leur propre sujet2 » (ibid. : 173).
7 Dans l’article « Le film de fiction et son spectateur », Christian Metz (1975) rapproche
l’état de sommeil d’un flottement de l’attention que subit le sujet immergé dans la salle
obscure, à travers l’émergence d’une expérience de vacillation de ses frontières
identitaires. Le dispositif filmique le conduit effectivement à « confondre des niveaux
de réalité distincts » au cours d’instants de déprise « par un léger flottement
temporaire dans le jeu de l’épreuve de réalité en tant que fiction du moi » (ibid. : 110).
Aussi le récepteur est-il susceptible de faire l’expérience de courts moments
d’endormissement et de déconnexion vis-à-vis de la réalité pouvant occasionner un
« abaissement relatif de [s]a vigilance » (ibid. : 130), par une anesthésie partielle de ses
capacités de réflexion ; le dispositif cinématographique est en effet conçu pour
favoriser cette projection du spectateur dans l’image, qui est installé dans une position
favorisant un phénomène d’amoindrissement temporaire de ses capacités critiques.
L’individu est alors susceptible de surinvestir la perception offerte par la pratique du
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dispositif cinématographique « jusqu’à en faire l’amorce d’une
hallucination paradoxale », à travers de « courts instants de basculement mental […] qui
lui font faire un pas en direction de l’illusion vraie, le rapprochant d’un type fort (ou
plus fort) de croyance à la diégèse » (ibid. : 109). Cependant l’hallucination n’est
qu’amorcée et, en cela, elle n’est que « paradoxale » : certes, le sujet est susceptible de
se laisser aller à la « rêverie » à travers un « début de régrédience », mais celui-ci ne
saurait être confondu avec une forme d’« hallucination véritable » (ibid. : 110). À la
différence d’une situation onirique ou pleinement hallucinatoire qui correspondrait à
une forme de dépossession totale, les impulsions sensibles provoquées par la posture
spectatorielle sont effectivement de l’ordre de perceptions externes, et non
d’impulsions internes : cette opposition renvoie précisément à la distinction entre
représentations mentales et impressions (sensibles) qu’opère l’épreuve de réalité ou
entre la représentation, qui est de l’ordre d’une évocation de l’imagination, et la
perception, « qu’elle soit interne ou externe » (Green, 1993 : 267). Par conséquent,
l’hallucination n’est qu’amorcée, elle ne parvient pas à son terme et demeure en cela
paradoxale, puisque la posture spectatorielle n’est pas de l’ordre du rêve, mais du
« rêve éveillé » (Metz, 1975 : 129). Dans cette perspective, l’immersion du sujet dans
l’univers fictionnel déployé par le dispositif ne serait pas totale, parce que les
impulsions emprunteraient une « voie progrédiente » en provenant de l’extérieur et
non de l’intérieur de l’appareil psychique, pour atteindre précisément l’intérieur de
l’appareil mental ; aussi si le sujet a le « sentiment de “se réveiller” […] c’est qu’il était
furtivement engagé dans l’état de sommeil et de rêve » (ibid. : 109).
8 Ce processus de projection flottante s’opèrerait de manière temporaire, consciente et
limitée. Pour Jean-Marie Schaeffer (1999 : 175-176), l’immersion dans un univers
fictionnel constitue effectivement une expérience ludique qui entraîne, à travers un
cadre communicationnel particulier et momentané, une suspension de la réalité
extérieure : « La fiction naît comme espace de jeu, c’est-à-dire qu’elle naît dans cette
portion très particulière de la réalité où les règles de la réalité sont suspendues ». Cet
espace permettrait à « l’autostimulation imaginative » de se développer, « sans pour
autant contaminer les mécanismes de régulation épistémiques […] qui commandent les
interactions “basiques” avec la réalité » (ibid.) : une telle pratique s’accompagnerait de
la conscience de l’illusion référentielle propre à la fiction. Dans cette mesure, le
récepteur ferait l’expérience d’une sensation qui tiendrait de la « mimicry » dans la
typologie des ordres de jeux proposée par Roger Caillois (1958 : 47), à la faveur de
l’endossement intentionnel d’un rôle mimétique : la « mimicry » consiste à « devenir soi-
même un personnage illusoire et à se conduire en conséquence », dans le cadre d’une
situation spatio-temporelle ponctuelle, réglée et régulée qui conduit le sujet « à croire,
à se faire croire, ou à faire croire aux autres qu’il est un autre que lui-même. Il oublie,
déguise, dépouille passagèrement sa personnalité pour en feindre une autre » (ibid. :
61-62). La posture mise en jeu consisterait donc en une « illusion » représentée dans un
espace-temps bien délimité, qui ne parviendrait pas à prendre la place de la réalité, à la
contaminer (Baudrillard, 1981). Une forme de résistance ou d’empêchement ferait
obstacle à un processus de régrédience permettant ainsi au sujet de ne pas sombrer
dans une situation d’évanouissement de ses repères.
9 La revue de la littérature scientifique consacrée à la pratique de dispositifs fictionnels a
mis en exergue un premier degré d’altération identitaire marqué par une forme
d’« oscillation » qui conduit le sujet à faire l’expérience d’un processus
d’« hallucination paradoxale », caractérisé par sa relativité. Ce premier degré
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d’altération renverrait à la rencontre du sujet avec une simple « inquiétante
étrangeté », favorisant l’expérience de moments de battements entre déprise et reprise
de soi, entre progrédience et régrédience. Un tel processus induit par la pratique de
dispositifs fictionnels serait marqué par une dualité mettant en jeu une tension
relative, caractérisée par des moments alternatifs entre dessaisissement et
ressaisissement de soi. Ainsi s’opèrerait un processus d’« hallucination paradoxale » qui
endormirait partiellement les facultés critiques du sujet placé dans une situation
temporaire de vacillement identitaire où, à terme, il reprendrait littéralement ses
esprits dans une forme de « rêverie » qui ne saurait être assimilée ni à un état de veille,
ni à un état de sommeil. Dans la suite de notre propos, émergera un second degré
d’oscillation mis en relief par la revue de la littérature critique consacrée à l’étude de
dispositifs fictionnels ; ce second degré de vacillation serait nettement plus radical,
dans la mesure où il tend à faire basculer les frontières liminaires de l’identité du sujet.
Une expérience d’oscillation radicale : le processusd’hallucination négative
10 L’expérience d’un dispositif fictionnel est susceptible d’entraîner un phénomène de
vertige s’il est dénué d’un « “frein”, qui empêche les stimulations imaginatives de
contaminer les représentations cognitives contrôlant nos interactions directes avec la
réalité » (Schaeffer, 1999 : 175). Ce phénomène de ravissement qui met en question les
limites entre réalité et fiction ne saurait être compris dans les termes de l’« inquiétante
étrangeté » qui viendrait culbuter légèrement le processus de la réception en le
contrariant, en le bousculant à peine. La pratique d’un dispositif profondément altérant
soulèverait une rencontre avec une forme d’hétérogénéité de l’ordre de l’extrême, à
travers un bouleversement qui s’opère dans le renversement d’une confrontation
particulièrement malaisée. Elle ferait chavirer les frontières de l’identité du sujet,
subissant une chute brutale et frontale dans un territoire profondément déstabilisant.
Le récepteur entrerait effectivement en collision avec l’abîme d’une expérience qui
tiendrait d’un phénomène d’altération radicale, ébranlant catégoriquement les
frontières liminaires de son identité : ce second degré d’oscillation identitaire serait
marqué par sa bipolarité extrême et tyrannique, à la faveur d’un double mouvement de
dépossession et de repossession de soi, qui se caractériserait par le tiraillement
écartelant qu’elle susciterait.
11 De la sorte, sera mis en lumière un second degré d’oscillation exposé dans la revue de la
littérature consacrée à des dispositifs fictionnels, qui interroge les frontières de
l’identité du sujet à travers une rupture de la lisière entre moi et non-moi, entre l’autre
et moi, entre dedans et dehors, entre fiction et réalité. Les limites identitaires du
récepteur seraient radicalement mises à l’épreuve dans le cadre d’une seconde
expérience d’aliénation où défaillirait la consistance de son identité soumise à une
chute dans un espace profondément perturbant. Dans cette mesure, on fera émerger un
processus d’« hallucination négative » qui met en tension des moments de battements
pendulaires entre dessaisissement et ressaisissement de soi.
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Se perdre
12 Jean-Marie Schaeffer (ibid. : 52) soulève la part de danger relative à certaines
expériences d’univers fictionnels, en ce qu’elles « font courir le risque de retomber
dans une attitude “prélogique” », dans un processus d’« aliénation de notre identité
rationnelle ». Il souligne le rôle tout-puissant des mécanismes de projection qui, s’ils
nous (dé)prennent trop pleinement, nous introduisent dans une forme d’« immersion
totale » (ibid. : 60). Aussi le sujet pourrait-il être pris, dépris de lui-même par une
altérité qui viendrait se réfléchir en lui, dans un phénomène de permutation en miroir. À
travers une forme de « relation spéculaire » entre l’œuvre et le lecteur, « je (lecteur,
auteur) me précipite dans le personnage comme l’animal sur le bout de “chiffon”
ressemblant qu’on lui tend », explique Daniel Bougnoux (1991 : 192) pour décrire le
processus qui saisit et dessaisit le lecteur confronté à un personnage de fiction
littéraire apte à le dissocier de lui-même. Dans cette perspective, « notre relation au
personnage serait de trans- : objet de transition et de transfert, quasi-objet de la
possession et de la transe » (ibid.). Aussi ces moments de dépossession, au cours
desquels le sujet s’évanouirait irrésistiblement, font-ils côtoyer l’instance du « lisant »
telle la « part du lecteur victime de l’illusion romanesque » et celle du « lu » (Jouve,
1992 : 32)3. Il serait conduit à développer des « re-présentations » articulées autour
d’une « valeur régressive » qui, renvoyant à un principe de « régression à un état
antérieur » (Glaudes, 2000 : V), se déploieraient de manière autonome : « Les
représentations imaginaires spontanées sont indépendantes de notre volonté […].
Parfois […], il semble que nous n’ayons pas même de pouvoir, de contrôle disponible
vis-à-vis de ce que nous imaginons4 » (Walton, 1990 : 14-16). Béatrice Bloch (2010 : 341)
soulève en ces termes la puissance du phénomène d’immersion dans un texte de fiction
romanesque, où l’imaginaire détient une fonction essentielle : « Il nous faut imaginer
que le lecteur dissocie son être réel, son “ipséité”, de son existence en tant que psycho-
somesthésie purement artefactuelle, tandis qu’il endosse un rôle pendant la lecture ».
Le corps du lecteur serait capable d’habiter un espace-temps différent, à la faveur d’une
« capacité autonoétique qui permet de promener son moi et de se synthétiser comme
persistant dans le temps » (ibid. : 341). Dans une perspective neuroesthétique, Pierre-
Louis Patoine (2015 : 37) utilise le concept de « genre corporel » issu des études
cinématographiques pour mettre en exergue le principe d’un tel « corps entre-deux »
qui relève d’une simulation au niveau neuronal et qui peut se faire le lieu d’une
expérience de décentrement : ce corps entre-deux constitue « le site privilégié de
l’expérience empathique du texte littéraire, comme une forme corporelle prosthétique
faisant interface entre le sémiotique et le somatique ». La lecture empathique
consisterait en une « sortie hors de soi », dans un phénomène de décentrement qui
conduit le sujet à « faire l’expérience de différents “points de sentir” » (ibid. : 84).
L’empathie, complexe, consisterait en la « simulation de la situation émotionnelle de
l’autre » fondée sur la « perception d’indices émotionnels » (De Vignemont, 2008 : non
paginé). Viscéral, ce phénomène d’empathie saisirait le sujet dans une dimension
éminemment somesthésique, son « corps vécu » étant pleinement mobilisé à un niveau
affectif (Larrivé, 2015 : non paginé). Dans cette mesure, la fiction littéraire pourrait-elle
être comprise « comme une véritable technique de simulation : simulation d’une parole
et d’une pensée étrangère, donc d’un esprit et d’un corps parlant, pensant et
ressentant » (Patoine, 2015 : 199) ?
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13 Le sujet serait donc soumis à l’expérience d’une extase dans sa pratique de dispositifs
fictionnels tenant de la « paidia » plutôt que du « ludus » : le pôle de la paidia renvoie
effectivement à un « principe commun de divertissement, de turbulence,
d’improvisation libre et d’épanouissement insouciant, par où se manifeste une certaine
fantaisie incontrôlée » (Caillois, 1958 : 48). Dans cette perspective, il ferait l’expérience
de l’« ilinx » qui aurait pour fondement « la poursuite du vertige », à travers « une
tentative de détruire pour un instant la stabilité de la perception et d’infliger à la
conscience lucide une sorte de panique voluptueuse » (ibid.). Ils donneraient l’accès « à
une sorte de spasme, de transe ou d’étourdissement qui anéantit la réalité dans une
souveraine brusquerie » (ibid. : 67-74). Mimicry et ilinx pourraient s’associer dans le
cadre de ce processus de dépersonnalisation malaisé qu’expérimente le récepteur,
soumis à une forme de fascination subjuguée dans ces moments particulièrement
vertigineux :
« Une situation fatale est créée par le fait que le simulacre, par lui-même, estgénérateur de vertige et de dédoublement, source de panique. Feindre d’être unautre aliène et transporte […]. Elle provoque de tels accès, elle atteint de telsparoxysmes que le monde réel se trouve passagèrement anéanti dans la consciencehallucinée du possédé » (ibid. : 111).
14 Cette pratique ouvrirait à une expérience de déterritorialisation où évoluerait le sujet,
tel un pur électron libre projeté dans un espace aux limites fondamentalement
poreuses et instables, tel un « quatrième espace » qui ne correspondrait pas à l’espace
externe, ni à l’espace interne, ni à l’espace d’un entre-deux. Il s’agirait d’un territoire
dans lequel le sujet serait conduit à déambuler, sans repères : « Non délimité et non
délimitable, mais plutôt dehors […]. Point de pesanteur : les objets s’y déplacent sans
effort. Point non plus de perspective : le proche et le lointain s’y confondent »
(Racamier, 2000 : 824-825). Dépourvu de limites originaires comme de fin(s), purement
chaotique, ce territoire essentiellement mouvant « se déprend des pesanteurs
(salutaires) de la réalité et des freinages (salutaires) de l’attraction psychique » (ibid. :
826). Ayant perdu toute consistance solide relativement aux frontières de son identité,
fasciné, le sujet se laisserait entraîner dans ce quatrième espace « indéfini ;
indéfinissable ; éminemment propice aux circulations interpersonnelles » (ibid. : 828).
Une telle expérience de dispositifs fictionnels fait advenir le principe d’une
contamination du réel par l’irréel par un phénomène d’« immixtion », de « présence
virale » de la simulation qui ne laisserait pas intact le principe de réalité (Baudrillard,
1981 : 53). Une forme de dépersonnalisation radicale guetterait alors le sujet
fréquentant de manière « lisse » un espace « deterritorialisé », qui se caractérise par un
aspect essentiellement vectoriel où « les points sont subordonnés au trajet » (Deleuze,
Guattari, 1980 : 597), et atopique, dans une forme de « distribution très spéciale, sans
partage, dans un espace sans frontières ni clôture » qui se caractérise par son aspect
« ouvert, indéfini, non communiquant » (ibid. : 472). Le sujet s’égarerait dans un espace
régressif aux frontières poreuses, qui le conduirait à subir une forme de désorientation
tenant de l’illimité.
15 L’expérience de tels dispositifs fictionnels occasionnerait la possibilité d’un processus
de dépersonnalisation du sujet qui se laisserait déborder, (dé)posséder de lui-même,
sortir de ses gonds. Il pourrait de la sorte être conduit à connaître des moments de
dépersonnalisation, des moments de déconnexion vis-à-vis du monde extérieur qui le
déprendraient de lui-même.
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Se regarder
16 André Green met en exergue un phénomène de permutation qui saisit le sujet dans son
rapport à la scène du spectacle : dans un premier retournement, le regard du
spectateur est renvoyé à lui-même, ce qui lui permet de prendre la « mesure de
l’altérité fondamentale ». Mais un deuxième retournement s’enchaîne au premier qui
permet au sujet d’entrer en relation avec le spectacle, au moyen d’un troisième regard
– l’œil en trop – « du point où le spectateur est lui-même regardé par son objet » (Green,
1969 : 13-14). Ainsi vient se constituer l’« hallucination négative », dans la mesure où le
sujet « voit tous les éléments du décor qui l’environne, hormis la propre image de sa
personne » ; l’« opposition du théâtre et du monde » devient l’« opposition dont le
spectateur est le théâtre » (ibid. : 15-16). Dans cette mesure, « c’est maintenant le texte
qui le regarde – aux deux sens du terme –, puisque, ce qu’il voit de cette seconde vue,
c’est en lui qu’il le voit, non dans le texte » (Green, 1992 : 26). Aussi la scène du
spectacle vient-elle se constituer en miroir du récepteur devenu surface de projection de la
scène elle-même : « Montre-moi », dirait le lecteur, au moment où il rencontrerait cet
appel de l’écrivain : « Regarde-toi » (ibid. : 26-28). S’opèrerait de la sorte une négation
provisoire du lecteur qui habité, hanté par le personnage ferait l’expérience d’un
dispositif simulant des actes mentaux, qui le place dans une situation d’« intériorité
subjective » (Schaeffer, 1999 : 245). À partir de la lecture particulièrement déroutante
du soliloque de Benjy dans le roman Le Bruit et la fureur de William Faulkner, François
Richard (2009) met en exergue un processus d’« hallucination négative » marqué par
son ambivalence, via la lecture d’un texte littéraire. Celle-ci se caractériserait par son
aspect extatique : le sujet serait soumis à un processus de dépersonnalisation qui l’altère
et l’oblige à s’extraire de soi, à la faveur de son incursion dans les méandres idéels d’un
« semblable néanmoins différent ». Conduit à prendre en marche une pensée en train de
se faire, marquée par son aspect inchoatif et opaque qui fait coïncidence avec son
propre for intérieur quoiqu’elle lui soit différente, il est conduit à faire l’expérience
d’une lecture hallucinatoire qui le met en présence d’une altérité en pleine errance, en
pleine déshérence qui lui ressemble car elle comprend une part qui lui est opaquement
constitutive. Aussi le personnage peut-il apparaître comme un « objet transnarcissique »
qui le dépossède de lui-même, dans un phénomène d’extase : il serait littéralement
concerné par ce qu’il découvre en l’autre entendu comme un « semblable néanmoins
différent ».
17 À partir du mythe de la Gorgone, Jean Clair (1988) souligne le risque que représente le
regard comme ravisement par le ravissement, dans une forme de retour en arrière qui
tient d’une médusation : cette idée renvoie à un phénomène de subjugation fascinée
reposant sur un principe de « scopophilie » du sujet qui déborde de soi, qui s’excède hors
de ses gonds, pétrifié par le retournement de son regard dans un mouvement de
désintrication qui s’accompagnerait immanquablement d’un éclat – qui serait aussi
éclatement : « Celui qui regarde en arrière n’y découvre pas ce qu’il désire ou ce qu’il
cherche : il s’y laisse surprendre par ce qui l’attendait depuis toujours, et cette surprise
est de l’ordre de l’épouvante. C’est la tête de Gorgô » (ibid. : 154). Via la pratique
oscillante de dispositifs fictionnels évoqués ici, les éléments du cadre régissant le
monde fictif déployé sembleraient contaminer fortement le « hors-cadre », le monde
réel. Marcel Proust (1905 : 38) relate dans cette mesure le sentiment de frustration
éprouvé à la fermeture du livre amenant un phénomène d’irruption, brutale, d’un
« point » comme un pont de traverse qui suscite l’expérience d’une hétérogénéité
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radicale5. Le récepteur serait soumis au dépassement de la seule expérience d’une
absorption rêveuse et méditative, le texte semblant alors ouvrir à l’invisible :
« Quiconque est fasciné, on peut dire de lui qu’il n’aperçoit aucun objet réel, aucune
figure réelle, car ce qu’il voit n’appartient pas au monde de la réalité, mais au milieu
indéterminé de la fascination » (Blanchot, 1955 : 29). Dans une dialectique entre contact
et distance, l’expérience hypnotisante engendrée par de tels dispositifs garde le lecteur
en retrait de ce point, tenant d’un espace ouvrant à l’aveuglement de soi-même :
« La fascination, écrit Maurice Blanchot, est fondamentalement liée à la présenceneutre, impersonnelle, le On indéterminé, l’immense Quelqu’un sans figure. Elle estla relation que le regard entretient, relation elle-même neutre et impersonnelle,avec la profondeur sans regard et sans contour, l’absence qu’on voit parcequ’aveuglante » (ibid. : 30).
18 Le processus d’« hallucination négative » soumettrait le sujet à un phénomène de
dépersonnalisation qui le dépossèderait de lui-même. Ce processus se distinguerait de
la simple « rêverie » inhérente au processus d’« hallucination paradoxale » : par
l’élaboration de ce processus, le sujet est dépossédé de lui-même à la faveur d’un
phénomène de dépersonnalisation extatique, qui le contraint à se laisser coloniser par
un autre semblable : il se prendrait pour objet de son propre regard, le dispositif
fictionnel en jeu semblant constituer un « objet transnarcissique » (Green, 1992). Ainsi,
il serait conduit à faire l’expérience de sa propre, ou de son impropre complexité. Tout se
passe comme si le sujet devenait lui-même une surface de projection dans une
opération de brouillage des limites de son identité, tandis qu’il devient un « regardant
regardé », opération qui le conduirait à ne plus distinguer précisément dedans et
dehors : Pascal Quignard (1976 : 111-112) soulève de la sorte l’émergence de cette
autoréflexivité du lecteur lui-même devenu objet du spectacle qu’il lit : « Dans la trêve
obscure et amère du livre il découvrit l’expérience de chacun immergée sans baptême
en spectacle, en démonie visible ». Dans cette perspective, on peut parler d’espace
réversible du dispositif fictionnel dans une troublante réversibilité de l’œuvre qui fait
osciller les limites entre réalité et fiction, à travers une forme de bilatéralité « de la
veille et du rêve, du réel et de l’imaginaire, de la sagesse et de la folie » (Genette, 1966 :
18). On en arrive à l’aspect essentiellement ambivalent qui caractérise le processus de
cette expérience d’altérité radicale : celle-ci ordonnerait effectivement un phénomène
de repossession du lecteur qui reviendrait à lui, qui reprendrait littéralement ses esprits.
Se mettre à distance de soi-même
19 Ce second degré d’altération identitaire serait caractérisé par son ambivalence, dans un
double mouvement entre dessaisissement et ressaisissement de soi. À la faveur de ce
processus d’« hallucination négative » le récepteur est effectivement conduit à une
pratique de dispositifs fictionnels caractérisée par sa bipolarité, entre deux forces
d’entraînement contraires. Un deuxième retournement, un mouvement de
resubjectivation s’élabore dans sa rencontre avec la représentation de l’« hallucinatoire
négatif » (Richard, 2009) entendue comme « absence de représentation » : s’opère
effectivement un mouvement de ressaisissement du sujet conduit à objectiver une part
opaque, une absence qu’il reconnaît en lui-même. Par le biais de ce processus
d’objectivation de points d’obscurité qui lui sont essentiels, le sujet fait l’expérience
d’un nouveau renversement l’invitant à une « rencontre » avec une hétérogénéité en
l’autre, et en lui-même ; rencontre qui, dans une situation d’extase purement
Questions de communication, 33 | 2018
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hallucinatoire, ne saurait effectivement se réaliser puisqu’il demeurerait dans un
rapport d’altérité radicale au dispositif.
20 Récapitulons les différents moments du processus d’« hallucination négative » : par un
processus de désubjectivation, le récepteur est conduit à se déprendre de lui-même, à
travers un phénomène d’extase quasi-hallucinatoire. D’une certaine façon, c’est le
récepteur qui devient le théâtre de et pour cette expérience, regardé par son propre
regard, en seconde vue. Il est ainsi proprement concerné par ce qu’il lit, conduit à
s’appréhender lui-même dans un rapport d’altérité radicale, puisqu’il se représente en
lui-même cette absence de représentations, ce « point aveugle » : au moment où il se
voit semblable et différent s’effectue ce nouveau phénomène de permutation, puisqu’il
est susceptible de prendre pour objet ce qu’il découvre, dévoile en lui-même.
21 La revue de la littérature scientifique consacrée à l’analyse de dispositifs fictionnels fait
émerger un second degré d’oscillation identitaire articulé autour d’un double
mouvement de battements ondulatoires entre dépossession et repossession de soi. À la
faveur de ce processus d’« hallucination négative », le sujet verrait vaciller les
frontières liminaires de son identité dans un phénomène de dessaisissement et de
ressaisissement au cours duquel il serait conduit à se représenter en lui-même une part
d’opacité, un point aveugle, une absence de représentations ; il serait momentanément
envahi par un autre, par un hôte qui le concernerait et le regarderait en lui donnant
l’occasion de faire l’expérience de ses frontières liminaires. Aussi serait-il soumis à un
processus de déprise, décroché de soi (Lavocat, 2016 : 175) par sa pratique de dispositifs
fictionnels en faisant l’expérience des confins de son identité, mais également de
reprise de soi, qui passerait nécessairement par ce moment de négation de et à soi-
même.
22 Dans la suite de notre propos, l’interrogation portera sur ce processus dual de
dépossession et de repossession de soi, dans une perspective ontologique. On émettra
l’hypothèse suivant laquelle l’oscillation identitaire dont le sujet fait l’expérience dans
sa pratique de dispositifs fictionnels ferait écho à un processus ontologique
d’autonomisation : ce double mouvement de vacillation serait en lien avec l’idée d’une
construction identitaire dynamique, qui consisterait pour le sujet à constituer
perpétuellement son propre discours à travers une forme d’hétéronomisation qui
s’autonomise sans cesse. Il s’agirait de concevoir l’expérience fondamentale du sujet
avec lui-même dans un écartèlement entre un phénomène de confusion ou
d’indifférenciation et un phénomène de séparation ou de différenciation, entrant en jeu
dans une forme d’identification narrative perpétuelle à autrui.
Une expérience d’oscillation identitaire fondamentale
23 Dans la perspective de saisir les enjeux relatifs à l’ontologie du sujet, sera d’abord émise
l’hypothèse suivant laquelle le processus d’oscillation identitaire exposé précédemment
relève d’une expérience fondamentale du sujet : ce double mouvement de dépossession
et de repossession de soi tiendrait d’une expérience autoréflexive, renvoyant à un
processus d’autonomisation entendu comme vacillation perpétuelle et dynamique du
sujet. On se demandera si cette expérience d’oscillation pourrait être mise en relation
avec un phénomène originaire d’intrication et de désintrication du sujet avec lui-
même ; puis on posera le principe d’une ontologie du sujet comprise dans un processus
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d’autonomisation, à travers une forme d’élaboration de soi-même qui s’opère à la
faveur de mouvements de différenciation et d’indifférenciation perpétuels.
Une expérience d’oscillation originaire ?
24 On pourrait penser que cette expérience d’oscillation permise par la pratique de
dispositifs fictionnels renverrait à un processus littéralement nostalgique tout se
passant comme si le sujet, dans le cadre de ces épreuves de dépersonnalisation, revivait
un moment d’intrication et de désintrication qu’il aurait déjà vécu. Placé dans une
situation de vacillation entre deux pôles contraires, il serait ainsi conduit à revivre
l’expérience d’une épreuve originaire.
25 Pour Julia Kristeva (1980), cette dualité entre deux pôles extrêmes, renvoyant à deux
sentiments absolument antagonistes, entretiendrait un rapport étroit avec le conflit
que le sujet aurait vécu jadis dans la relation duelle qu’il entretiendrait avec la figure
maternelle. Ce phénomène, nécessairement brutal, serait à la mesure de ce
« démarquage violent et maladroit » vis-à-vis d’un « pouvoir aussi sécurisant
qu’étouffant » (ibid. : 20). Le sujet serait donc placé dans une situation de nostalgie
ambivalente entre deux bords radicalement opposés, ses limites oscillant dans une
remise en question de sa propre identité, qui introduisent dans leur incertitude la
difficulté déjà connue d’une délimitation originaire entre dedans et dehors. Aussi les
difficultés inhérentes à un processus de différenciation seraient-elles soulevées par
cette expérience qui conduit le sujet à faire l’épreuve de ses propres fondements
identitaires, de son territoire (im)propre, en lui faisant revivre ce processus marqué par
son ambiguïté. Dans cette expérience, il mettrait à l’épreuve ses limites identitaires, en
revivant ce moment originaire et fondamental au cours duquel il ne se serait pas
encore constitué comme sujet. Il ferait ainsi l’expérience de la « sublimation la plus
fragile et la plus archaïque » (ibid.) en revenant à un état originaire qui relèverait d’une
forme de confusion, de la difficulté d’une différenciation. Le choc suscité par la
pratique de dispositifs fictionnels conduisant à des expériences d’altération serait à la
mesure de la violence de la séparation constitutive, renvoyant à une « sorte de crise
narcissique » (ibid. : 22) : le sujet serait invité à faire l’épreuve régressive de territoires
instables et poreux, qui pourrait être renvoyée à un processus originaire où les limites
de soi ne se seraient pas encore posées comme telles : « Face à l’étranger que je refuse
et auquel je m’identifie à la fois, je perds mes limites, je n’ai plus de contenant, les
souvenirs des expériences où on m’avait laissé tomber me submergent, je perds
contenance. Je me sens “perdue”, “vague”, “brumeuse” » (Kristeva, 1988 : 276). Le sujet
se trouverait projeté aux confins de son identité à travers une situation conflictuelle entre
le propre et l’impropre, caractérisée par son aspect incertain, ballotant, non déterminé.
Son identité relèverait ainsi d’une temporaire négativité de soi qui néanmoins ne serait
pas appréhendée en termes d’absolu, dans la mesure où elle renverrait à l’acception du
négatif entendu que celui-ci n’est pourtant pas que négatif car il renvoie à « “l’ayant été
n’étant plus”, à moins de supposer qu’il ne se réfère à un “n’étant jamais parvenu à
l’existence” » (Green, 1993 : 33).
26 Par sa pratique de tels dispositifs fictionnels aliénants, le sujet revivrait ce moment au
cours duquel ne se serait pas encore opérée cette différenciation de ses propres limites.
Cette expérience se révèlerait particulièrement angoissante pour le sujet à nouveau
soumis à cette instabilité refoulée, à cette guerre conflictuelle entre lui et l’autre qui
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ébranlerait tous ses repères en matière de temporalité et de spatialité ; elle se
caractériserait par son aspect extrêmement évanouissant, où le sujet serait
effectivement confronté à un oubli du « point de départ » : il accèderait effectivement à
un « univers second, décalé de celui où “je” suis : délectation et perte » (Kristeva, 1980 :
19). Ce vertige saisissant correspondrait à un phénomène de projection du sujet dans
un « moment » déjà vécu où la construction identitaire de soi ne se serait pas amorcée.
Il serait ainsi invité à reconnaître ce « narcissisme primaire » caractérisé par son aspect
fuyant, instable et précaire, dénué de consistance et de stabilité, où le moi était défini
comme « incertain, fragile, menacé, tout autant soumis que son non-objet à
l’ambivalence spatiale (incertitude dedans/dehors) » (ibid. : 77). Cette déambulation
inconstante, qui ébranle les limites de son identité, placerait le Moi dans une situation
profondément malaisée, quand (où) il serait soumis à une « nostalgie » (au sens
étymologique, comprise au sens d’un « retour ») (Quignard, 2002) fondamentale, qu’il
prendrait le risque de reconnaître dans l’émergence d’une forme à la fois familière et
lointaine. Cet espace se situerait « à cette limite du refoulement originaire », dans des
« territoires instables où un “je” n’arrête pas de s’égarer » (Kristeva, 1980 : 18), où « je »
revient à un intervalle, à un entre-deux vacillant et délié.
27 Dans le cadre de cette expérience caractérisée par la dangerosité de la tension qu’elle
opère, le sujet en arrive à revivre un processus qu’il aurait déjà connu, à travers
l’ambivalence de moments d’indifférenciation et de différenciation de soi – et de soi
vis-à-vis de l’autre ; un processus régressif, marqué par une dualité profondément
malaisée.
28 Néanmoins, cette tension entre indifférenciation et différenciation du moi – et de
l’autre vis-à-vis de moi – ne constitue-t-elle que le symptôme d’un refoulement relevant
de ce processus originaire, archaïque, où la constitution identitaire du sujet ne se serait
pas encore amorcée comme telle, ou ferait-elle écho à un processus d’autonomisation du
sujet qui se constituerait perpétuellement dans l’ambivalence de moments de dépossession et de
repossession de soi ?
La représentation d’un sujet qui s’autonomise
29 Par la pratique de tels dispositifs fictionnels qui le confrontent à une tension entre
dessaisissement et ressaisissement de soi, le sujet serait conduit à faire l’expérience
d’une oscillation identitaire qui semblerait avoir partie liée avec un processus de
subjectivation. On avait d’abord évoqué l’idée que le sujet revivrait ce moment où il ne
s’était pas encore constitué comme tel, au cours duquel les frontières de son identité ne
seraient pas encore établies. Pourtant sera défendue l’hypothèse selon laquelle cette
expérience d’une vacillation ferait écho à un processus qu’il s’agirait d’appréhender en
termes d’autonomisation, et non pas d’autonomie. Il ne saurait effectivement être
question de concevoir l’élaboration du sujet à travers le principe d’une seule
expérience originaire. Bien plutôt, ce processus de subjectivation entretiendrait un
rapport étroit avec le principe d’une construction identitaire qui s’opère tout au long
de l’existence, l’« individu » ne cessant de remettre en question sa propre individuation
dans la répétition d’un processus de différenciation où il devrait s’appréhender dans un
rapport autoréflexif d’altérité radicale vis-à-vis de lui-même. En ce sens, il s’agirait de
concevoir le principe d’une perspective ontologique du sujet en termes de répétition,
certes ; mais surtout à l’aune de répétitions toujours dissemblables à elles-mêmes. Ainsi le
processus d’individuation de l’individu (si tant est qu’on puisse le nommer de la sorte)
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ne renverrait-il pas seulement à ce premier conflit avec soi-même, mais bien plutôt à
l’idée d’une tension qui s’élaborerait dans la répétition d’une discontinuité toujours
comprise dans un processus d’écart vis-à-vis d’elle-même ; c’est-à-dire dans une
expérience d’oscillation fondamentale toujours hétérogène à sa propre hétérogénéité,
dans la rupture incessante d’un mouvement caractérisé par sa continuité.
30 Dans Le Cinéma ou l’homme imaginaire, Edgar Morin (1956 : 93) devait concevoir « la plus
banale “projection” sur autrui – le “je me mets à sa place” » telle une « identification de
moi à lui qui facilite et appelle l’identification de lui à moi ». Ce processus de
dépossession serait au fondement de l’expérience humaine, qui aurait rapport avec
toute phase de dépersonnalisation :
« Le double rôde encore […] avec les revenants du folklore, le corps astral spirite,les fantômes littéraires. Il s’éveille à chaque sommeil. Il surgit dans l’hallucination,où également nous les croyons extérieures, ces images qui sont en nous. Le doubleest bien plus qu’un fantasme des premiers âges. Il erre autour de nous, et s’imposeau moindre relâchement, à la première terreur, à la suprême ferveur » (ibid. : 38).
31 Edgar Morin (1951 : 153) rapporte dans cette perspective ce « double » dont le sujet fait
la rencontre à un « ego alter, que le vivant ressent en lui, à la fois extérieur et intérieur,
tout le long de son existence ». Le processus de projection à travers une telle image
serait effectivement essentiel au sujet, car elle tiendrait de l’« une des premières
manifestations d’humanité » (Morin, 1956 : 35)6. Edgar Morin (ibid. : 33) procède de la
sorte à un parallèle entre ce « double » et l’« image fondamentale de l’homme,
antérieure à la conscience intime qu’il a de lui-même, reconnue dans le reflet ou
l’ombre, projetée dans le rêve, l’hallucination comme dans la représentation peinte ou
sculptée, fétichisée et magnifiée dans les croyances en la survie, les cultes et les
religions » : l’expérience d’une projection en ce « double archaïque » constituerait
« l’expérience originaire et fondamentale qu’a l’homme de lui-même », dans la mesure où il
ne se connaîtrait que comme fondamentalement séparé, « que comme “autre”, c’est-à-
dire projeté et aliéné » (Morin, 1951 : 153).
32 Pour Donald W. Winnicott (1970 : 28-29), le sujet s’actualise effectivement tout au long
de sa vie à travers ce qu’il appelle un processus d’« individuation », jalonné par
l’appropriation-désappropriation d’« objets transitionnels » entrant en je(u) dans la
construction identitaire de soi. Il serait ainsi conduit à faire l’expérience d’un processus
de constitution identitaire entre dépossession et repossession par le biais de laquelle,
au cours de son existence, il se désubjectiverait et se resubjectiverait à la faveur de la
compréhension et de la non-compréhension de sujets qui lui sont extérieurs et intérieurs.
Par la reviviscence sans cesse réactualisée de ces moments oscillant entre discrétion et
concrétion, le sujet ne cesserait de faire l’expérience d’une hétérogénéité dissemblable
d’elle-même : chaque nouvelle expérience de dépersonnalisation se positionnerait en
rupture, dans une forme d’écart caractérisé par sa discontinuité, la répétition de cette
tension duelle entre différenciation et indifférenciation devant être nécessairement
envisagée par le prisme d’une différenciation toujours différentielle à elle-même.
33 Les dispositifs fictionnels permettant une expérience d’oscillation constitueraient, pour
le sujet, l’occasion de vivre une expérience fondamentale de dépossession-repossession
avec lui-même, liéé à une construction identitaire de soi perpétuelle entrant dans un
processus dynamique de « personnation » de soi. Le sujet revivrait ainsi, toujours
différente, cette expérience d’une vacillation, d’un ébranlement, dans l’appréhension
de « sujets-autres-que-moi » à la faveur d’un « espace intermédiaire » comme zone
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limite que Michel de M’Uzan (2005 : 18) nomme « spectre d’identité » : il s’agirait d’une
sorte d’espace liminaire à travers lequel le « je, le Moi-Je se spécifie aléatoirement […],
et en fonction des déplacements de la libido narcissique, tout au long des franges de ce
spectre, depuis un pôle interne occupé par la représentation du sujet lui-même jusqu’à
un pôle externe qui coïncide avec l’image de l’autre ». Existerait un « être basal des tout
premiers temps de la vie » comme « soi-même archaïque », essentiel et fondamental,
comme « entité syncrétique confuse » et chaotique, tel un « jumeau paraphrénique »
qui ferait son apparition « lors d’expériences de dépersonnalisation » (ibid. : 20-21).
Cette image du double émargerait effectivement au cours de ces moments de
dépersonnalisation, permettant le soulèvement d’un « lieu paraphrénique » renvoyant
à une identité archaïque et fondamentale (ibid. : 29-30)7, mais qui se répèterait, sous
différentes formes, durant toute l’existence. Ce « soi-même et son double » entreraient
dans la problématique d’un « programme général de création, de développement et de
préservation » (ibid. : 24). La pensée du « s. j. e. m. »8 définie par Michel de M’Uzan
soulève précisément cet état permanent d’incertitude vis-à-vis de soi-même : le sujet ne
se situerait jamais dans une absolue similitude à son être (M’Uzan, 1977 : 162-163). C’est-à-
dire que la pratique oscillante du dispositif renverrait l’individu à sa vérité ontologique
qui résiderait dans un irrémédiable décalage, qui convoquerait un irrévocable
« désastre », comme non-présence à soi-même, relevant de ce qui n’« a pas de temps ni
d’espace où il s’accomplisse » (Blanchot, 1980 : 8). La constitution du sujet caractérisée
par son aspect dés-astré, relèverait ainsi d’une sorte d’à-côté perpétuel, permanent : il se
rapprocherait de l’« exote », c’est-à-dire de « celui […] qui cherche à maintenir une
distance de l’étrangeté tout en se délectant de la différence » (Baudrillard, Guillaume,
1994 : 87). Aussi serait-il compris dans cette oscillation entre extase et compréhension
de l’écart. Tel un passant curieux, il prend le risque de « circuler dans le désir des
autres, dans la relation aux autres » (ibid. : 92).
34 Le sujet ferait de la sorte l’expérience fondamentale d’un processus d’autonomisation qui
lui permettrait, incessamment, de mettre en doute en la constituant sa propre
subjectivation à partir de situations d’hétéronomie, « Je » subsumant toujours une part
d’Autre qui s’autonomise :
« Il y a toujours la possibilité permanente et en permanence actualisable deregarder, objectiver, mettre à distance, détacher et finalement transformer lediscours de l’Autre en discours de sujet […]. Cette activité du sujet qui “travaille surlui-même” rencontre comme son objet la foule des contenus (le discours de l’Autre)avec laquelle elle n’a jamais fini ; et, sans cet objet, elle n’est tout simplement pas »(Castoriadis, 1975 : 155).
35 De ce discours d’autrui telle une « pensée inconsciente et agissante » qui pourrait
trouver un substrat dans la voix d’un personnage, Martine de Gaudemar (2011 : 191-192)
écrit que « chacun de nous a une part inconnue qui vit en quelque sorte une existence
autonome, produit des effets sur autrui, et donc indirectement sur soi ». Aussi cette
« part inconnue » serait-elle liée à une « représentation partagée qui mène une vie à
elle dans les esprits et les conversations, ce qu’on appelle la culture » (ibid. : 193). Le
processus d’autonomisation du sujet serait ainsi à entendre comme identification
narrative à autrui tel un processus qui ne saurait être conçu comme solitaire, mais qui se
transforme en permanence à la faveur de formes d’altération renouvelées.
36 À la faveur de ce processus d’oscillation identitaire, le lecteur se saisit de lui-même en
se dessaisissant : il se saisit comme fondamentalement dessaisi, séparé de lui-même,
dans un processus de déprise et de reprise de soi qui lui donne l’occasion de revivre ces
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moments, profondément malaisés, où ne s’était pas encore amorcé un processus
d’individuation constitutif. Néanmoins, le récepteur serait également conduit à faire
l’expérience de sa propre subjectivation à travers un processus d’autonomisation
caractérisé par sa permanente hétéronomie. Le sujet serait ainsi invité à s’appréhender
dans un rapport fondamentalement hétérogène : c’est-à-dire que cette expérience ne
lui permettrait pas uniquement de mettre à l’épreuve ses frontières identitaires dans
un processus d’individuation qu’il aurait déjà connu, à la faveur d’une « nostalgie »
marquée par une tension entre confusion et séparation, mais qu’il devrait
s’appréhender perpétuellement dans un rapport autoréflexif d’altérité radicale, tel un
étrange étranger (Blanchot, 1958 : 673-683)9.
Conclusion
37 En parcourant succinctement la revue de la littérature consacrée à des expériences
d’altération dans des dispositifs fictionnels, on a déterminé un premier degré
d’oscillation identitaire marqué par des moments de battements entre dépossession et
repossession de soi, à la faveur d’un processus d’« hallucination paradoxale ». On a
ensuite fait émerger un second degré de vacillation par le biais d’un processus
d’« hallucination négative » au cours duquel le sujet, dans un double retournement,
serait conduit à appréhender en lui-même une part d’opacité qui lui est constitutive. Ce
second degré d’oscillation se caractériserait par une forme d’altération radicale,
mettant à l’épreuve les frontières liminaires de son identité.
38 Puis on a mis au jour les enjeux ontologiques de ces expériences d’oscillation
identitaire et montré qu’elles pouvaient faire écho à un processus de dépossession et de
repossession fondamental : a ainsi été posé le principe d’une constitution identitaire du
sujet fondée sur une forme d’autonomisation, à travers le principe d’une construction
de soi qui se différencierait continûment d’elle-même. Cette subjectivation s’opèrerait
en advenant toujours différente à elle-même, dans la répétition de la différenciation
d’une différenciation ; autrement dit, dans un processus de jalonnement autoréflexif
d’écart ou de rupture, émargeant de manière perpétuellement différentielle. C’est-à-
dire que cette expérience d’oscillation identitaire constituerait la répétition d’un
processus de différenciation, qui ne s’élaborerait néanmoins jamais à l’identique : elle
relèverait de la répétition de la différenciation d’une différenciation.
39 Le sujet est « pleins du discours d’autrui », via lequel il cherche son chemin de traverse.
S’il veut bien se risquer à un voyage exploratoire dans le labyrinthe du multiple, il
construit son identité perpétuellement en travaillant et en se laissant travailler par
d’autres territoires, d’autres mondes, d’autres modes d’être, qui constituent la
possibilité de son (im)propre autonomisation.
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NOTES
1. « Imagining from the inside is one variety of what I will call “imagining de se”, a form of self-imagining
characteristically described as imagining doing or experiencing something ». Notre traduction :
« Imaginer de l’intérieur est l’une des possibilités de ce que j’appellerai “imaginer de se”, une
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forme d’auto-imagination qui consiste de manière spécifique à imaginer accomplir ou
expérimenter quelque chose ».
2. « They generate fictional truths about themselves ».
3. Par une tripartition des « régimes de croyance », V. Jouve (1992 : 82) met en exergue l’instance
du « lisant » entre la posture du « lectant », lecteur doué d’expertise qui « appréhende le
personnage comme un instrument entrant dans un double projet narratif et sémantique » et la
posture du « lu », pour lequel la représentation littéraire se fait régression, qui « appréhende le
personnage comme un prétexte lui permettant de vivre par procuration certaines situations
fantasmatiques ».
4. « Spontaneous imaginings have a life of their own […]. Sometimes […], we seem not to have even
potential, unexercised control over what we imagine ».
5. « Alors, afin de donner aux tumultes depuis trop longtemps déchaînés en moi pour pouvoir se
calmer ainsi d’autres mouvements à diriger, je me levais, je me mettais à marcher le long de mon
lit, les yeux encore fixés à quelque point qu’on aurait vainement cherché dans la chambre ou
dehors, car il n’était situé qu’à une distance d’âme, une de ces distances qui ne se mesurent pas
par mètres et par lieues, comme les autres, et qu’il est d’ailleurs impossible de confondre avec
elles quand on regarde les yeux “lointains” de ceux qui pensent “à autre chose” ».
6. E. Morin (ibid. : 34) remarque que l’émergence de ce double peut s’effectuer au cours de la vie
endormie et éveillée : « Autre et supérieur, le double détient la force magique. Il se dissocie de
l’homme qui dort pour aller vivre la vie littéralement sur-réelle des rêves. Chez l’homme éveillé, le
double peut s’éloigner, accomplir meurtres et exploits. L’archaïque est littéralement doublé […]
tout au long de sa vie, pour être finalement laissé sur place, loque, cadavre, au moment de sa
mort ».
7. L’émergence de ce double surviendrait au cours de ces instants pendant lesquels la pleine
attention ferait défaut, où défaillirait la stabilité identitaire de soi : « Lorsque la conscience
simplement vacille fugacement entre veille et sommeil, ou face au déploiement sans limite de
certains paysages, mais aussi lors du “saisissement artistique”, lorsque le sujet est confronté avec
l’essence précise de lui-même » (ibid. : 29-30).
8. « S. j. e. m. » signifie « Si J’Étais Mort ». M. de M’Uzan décrit ainsi ces expériences
momentanées de dépersonnalisation où le sujet se pose la question de ce que serait l’abîme
absolu. Ces expériences seraient liées à son impossibilité d’accéder jamais « à une pleine
identité », comme essentiellement séparés de lui-même, dans un rapport irrémédiablement et
perpétuellement autres à soi.
9. Tel un étrange étranger à soi-même, le lecteur est conduit à faire l’expérience de l’étrangeté la
plus radicale, la littérature présentifiant cette forme d’absence relevant d’une altérité
impersonnelle dissolvant, dissipant toute identité.
RÉSUMÉS
En passant en revue une partie de la littérature consacrée à des dispositifs fictionnels,
notamment romanesques et cinématographiques, notre article met en évidence l’émergence de
deux degrés d’oscillation identitaire. En effet, le sujet peut être invité à faire la rencontre d’une
hétérogénéité soit relative soit radicale, à travers des moments de battements alternatifs entre
dépossession et repossession qui mettent à l’épreuve les frontières liminaires de son identité. Ces
expériences sont susceptibles de faire émerger une ontologie dynamique résidant dans une
Questions de communication, 33 | 2018
240
forme de vacillation pour le sujet, conduit à s’appréhender dans un rapport autoréflexif d’altérité
radicale à la faveur de situations d’hétéronomie qui s’autonomisent sans cesse.
Going through a part of the literature dedicated to fictional devices namely novelistic and cinema
ones we shall emphasize the fact that our article brings to the fore the emergence of two degrees
in identity fluctuations. Indeed the subject may be induced to face a heterogeneousness – either a
relative one or a radical one – through moments of alternative pulses between dispossession and
repossession which put the introductory frontiers of his identity to the test. These experiences of
alienation are likely to let emerge a dynamic ontology lying in a kind of wavering for the subject
brought to conceive himself in an autoreflexive relation of radical otherness owing to
heteronomy situations which endlessly fall apart from one another.
INDEX
Mots-clés : expérience, réception, dispositif, oscillation, identité, altération
Keywords : experience, reception, device, fluctuation, identity, alienation
AUTEUR
HÉLÈNE CROMBET
Médiation, information, communication, arts
Université Bordeaux Montaigne
F-33607
helene.crombet[at]gmail.com
Questions de communication, 33 | 2018
241
Un modèle éditorial du troisièmetypeAdossement de l’accès numérique à l’acquisition des supports physiquesdans l’industrie du DVD : le cas de Vodkaster
The Third Type of Publishing Model. Backing Digital Access to Physical Carriers’
Acquisition in the DVD’s Industry: The Case of Vodkaster
Guillaume Sire, Jean-Valère Cossu et Virginie Sonet
1 La notion de « modèle socioéconomique » permet d’appréhender les principes
essentiels de fonctionnement des industries culturelles et d’en comprendre les
mutations. Chaque modèle désigne un ensemble de « règles du jeu » propre à un type
de produit culturel en particulier (Miège, 2000 ; Moeglin, 2007 ; Perticoz, 2012). Dans le
domaine de l’exploitation des œuvres cinématographiques, le « modèle éditorial »
prévaut, caractérisé par un paiement à la pièce d’une œuvre en particulier (Flichy,
1980).
2 La numérisation n’a pas engendré de transition vers un autre modèle, cependant il se
trouve que pour les consommateurs le passage d’un marché autrefois fondé sur
l’acquisition d’un support physique à un marché fondé sur l’accès en ligne n’est pas
sans conséquence. Pour des raisons que nous expliquerons en détail, les règles ayant
cours sur le marché de la vidéo à la demande (Video on Demand, VOD) ne sont pas
exactement les mêmes que celles qui prévalaient sur le marché des supports physiques,
et profitent davantage aux ayant-droit, lesquels brandissent l’argument du manque à
gagner causé par le piratage aussitôt que leur est reproché ce déséquilibre. Or il se
trouve qu’un service nommé « Vodkaster » ayant existé en France entre 2014 et 2016 –
et dont la particularité était de proposer à ses utilisateurs de numériser puis de stocker
leurs DVD (Digital Versatile Disc) et de les lire à distance depuis n’importe quel terminal
connecté – a tenté de revenir à des règles du jeu plus proches des règles historiques du
marché en garantissant aux utilisateurs un certain nombre de droits propres à la
possession d’un support physique, tout en proposant à ses utilisateurs de profiter des
mêmes avantages que ceux des autres services de visionnage accessibles par l’internet.
Questions de communication, 33 | 2018
242
C’est cette mise en tension, et cette tentative de reconfiguration du modèle éditorial
que nous avons souhaité étudier.
3 Après avoir analysé les différences socioéconomiques en France entre le marché des
DVD et le marché de la VOD, et identifié les avantages dont jouissaient les
consommateurs au sein du modèle éditorial des supports physiques et dont ils sont
dépourvus dans le modèle éditorial de la VOD, nous décrypterons le dispositif techno-
économique de Vodkaster. Nous expliquerons comment ses concepteurs ont joué sur
les différences entre les deux modèles dans le but d’offrir aux usagers les avantages de
l’un et de l’autre. Nous analyserons plus spécifiquement comment cette hybridation
renouvelle le modèle socioéconomique du DVD, dont il se différencie en termes de
compatibilité et de portabilité. Et comment il renouvelle celui de la VOD, puisque le
consommateur jouit d’une pleine disposition du bien, lui conférant notamment le
pouvoir de donner, prêter ou revendre le bien culturel qu’il a acheté. La réflexion est
fondée sur l’analyse statistique des données relatives à l’activité de Vodkaster pour la
période allant d’avril 2014 à avril 2016 (le service a fermé en avril 2016 puis Vodkaster a
été racheté par Télérama). Plus précisément, nous nous appuyons sur un traitement des
données associées à 37 449 comptes utilisateurs et 36 272 transactions enregistrées sur
la période. Cette base de données exhaustive a été exportée après avoir passé avec
Vodkaster un accord d’utilisation à des fins de recherches scientifiques non
commerciales. Pour chaque transaction, nous avons eu accès à des informations telles
que le compte associé, la nature (achat ou vente), le prix de la transaction et le moment
et le lieu de sa réalisation.
Les différences en France entre le marché du DVD etcelui de la VOD
4 En 2014, les trois quarts des consommateurs français préféraient acheter des films sur
support physique DVD/Blu-ray plutôt que de consommer ces contenus par le biais
d’une plateforme numérique de VOD (CNC, 2015). Mais le marché du DVD/Blu-ray
s’amoindrissait, le chiffre d’affaires de la vidéo physique ayant été divisé par deux entre
2010 (1,38 milliard d’euros) et 2015 (680 millions d’euros) et la tendance au repli étant
nette depuis 2004, avec une baisse des ventes de supports physiques de 14,7 %.
Entre 2004 et 2015, les Français avaient malgré tout dépensé plus de 15,7 milliards
d’euros pour des supports physiques. Rien qu’entre 2010 et 2015, en dépit de la baisse,
ils avaient dépensé plus de six milliards d’euros. Dès lors qu’on estime que le prix de
référence de 19,99 euros fournit une bonne moyenne du prix des DVD, cela ferait une
approximation de 785 millions de DVD mis en circulation dans l’hexagone entre 2004
et 2015. Bref, tout comme les Américains (Dugan, 2014), les Français ont encore des
DVD chez eux. Et il semble prématuré de prétendre que la VOD finira par supplanter
définitivement les supports physiques. En effet, le DVD – que certains chercheurs
présentent comme le dernier objet médiatique matériel (Benzon, 2013 : 90) – détient au
moins deux avantages qui pour l’instant rendent nécessaire son existence : une qualité
supérieure d’image et de son à celle de la VOD et un public de collectionneurs attachés
à sa matérialité.
Questions de communication, 33 | 2018
243
La chronologie des médias
5 En France, le marché du cinéma est régulé par la chronologie des médias. Sa version
révisée en 2009 harmonise les marchés du DVD et de la VOD. Elle prévoit que la fenêtre
de diffusion des ventes et des locations de films sur support physique et en VOD s’ouvre
quatre mois après la fenêtre du cinéma. Autrement dit, il faut attendre quatre mois
après la sortie nationale d’un film en salle pour pouvoir vendre et louer des DVD et un
accès en VOD. Comme sur le marché physique, il existe un type de VOD qui consiste à
acheter le film à un prix indexé sur le DVD physique (entre 14,99 et 19,99 euros), et qui
se nomme Electronic Sell Through (EST) auquel cas le fichier numérique est téléchargé
par le consommateur1 ; et un type de VOD qui consiste à louer l’accès au film pour une
durée limitée, à un prix variant en général entre 0,99 et 5,99 euros, sans que le
consommateur ne s’approprie le fichier correspondant. Une fois ouvertes, la fenêtre de
vente et de location des supports physiques (DVD et Blu-ray) et celle de l’EST ne se
fermeront jamais. La fenêtre de location en VOD, en revanche, se refermera, en
moyenne six mois après s’être ouverte, pour que puisse s’ouvrir la fenêtre des chaînes
de télévision payantes en fonction de ce qui a été prévu dans les accords passés par ces
chaînes avec les ayants droit. Cela constitue une différence majeure entre le marché des
supports physiques et celui de la VOD : un produit lancé sur le premier l’est une fois
pour toutes alors qu’un produit peut être lancé puis retiré du second.
Des restrictions plus nombreuses et moins de souplesse pour laVOD
6 N’importe quel commerçant peut distribuer des DVD/Blu-ray et ce, dans les mêmes
conditions tarifaires que tous les autres, puisqu’il n’y a pas d’exclusivité sur ce marché,
alors que la VOD, à la vente comme à la location, exige qu’un accord soit passé entre le
distributeur et l’ayant-droit, et donne par conséquent à ce dernier le pouvoir de refuser
cet accord ou d’en négocier les termes au cas par cas (Gomez, 2011). Le DVD peut
ensuite être emporté par celui qui l’a acheté et visionné dès lors que celui-ci possède le
matériel adéquat, notamment en cas de changement de zone géographique (si un
consommateur français achète un DVD en zone no 2 (Europe sauf Ukraine et
Biélorussie, Moyen-Orient, Japon, Afrique du Sud, Swaziland, Lesotho, France d'outre-
mer, Groenland), lisible avec son ordinateur portable, et qu’il voyage en zone no 3 (Asie
du Sud-Est, Corée du Sud, Taïwan, Hong Kong, Macao), il devra y emporter son propre
ordinateur ou lecteur de zone no 2 pour visionner le DVD).
7 Les services de VOD sont soumis à des restrictions géographiques plus difficilement
contournables : par exemple un utilisateur américain d’iTunes n’aura plus accès au
même service s’il se connecte depuis la France. Mais, au-delà de la dimension
territoriale, c’est surtout l’usage et la circulation des titres qui sont restreints. Cela
passe notamment par des formats propriétaires, visant à rendre le contenu illisible sur
le matériel ou les logiciels de visionnage avec lesquels l’ayant droit n’a pas noué de
partenariat. Le cas exemplaire est iTunes, dont la particularité est d’additionner les
couches d’exclusivités (matériel et logiciel interdépendants, boutiques exclusives de
contenus, formats vidéo propriétaires, etc.). Même si Apple est sans doute le champion
en la matière, force est de constater qu’il n’est pas simple non plus pour un utilisateur
Questions de communication, 33 | 2018
244
d’un service comme MyTF1 de visionner ou de transférer un film en dehors de la
plateforme idoine.
8 Ces écosystèmes visant à tenir enfermé l’utilisateur dans des « jardins murés » (walled
garden) ont pour conséquence de limiter la marge de manœuvre dont jouissaient les
consommateurs sur le marché des supports physiques. Par exemple, la possibilité de se
rétracter après un achat est difficile sinon impossible sur une plateforme VOD. Or, dans
de nombreux pays, y compris en France, l’achat d’un bien culturel est normalement
assorti d’une période de rétractation. Cela permet de préserver l’intégrité du marché
en évitant les effets liés aux achats compulsifs. Ce délai de rétractation existe pour les
biens culturels vendus sur supports physiques (on peut retourner un DVD acheté en
France du moment que l’emballage plastique n’a pas été ouvert), mais ne serait
envisageable dans le cas des fichiers numériques vendus en EST que si l’on pouvait
forcer le consommateur à effacer de la mémoire de son ordinateur le fichier téléchargé
et s’assurer qu’il n’a pas vu le film entre le moment de l’achat et celui du retour. Il
faudrait donc mettre en place un système de Digital Right Management (DRM) qui
permettrait dans le cas de l’EST « d’ajouter un degré de tangibilité au média digital qui,
sinon, est trop immatériel » (Mattioli, 2010 : 238). C’est ainsi qu’un service comme
Tiscali Music Group pouvait vendre des fichiers audio en rendant possible la rétractation
pendant une période de sept jours (Evans, 2004). Cette solution reste malgré tout très
imparfaite, en raison des pratiques visant à contourner les DRM, ce qui explique
pourquoi les ayants droit sont très réticents à la mettre en place.
La possibilité de remettre en circulation les supports physiques
9 Dernière différence majeure : sur le marché du DVD, contrairement à celui de la VOD, le
consommateur peut donner le produit qu’il a acquis. Il peut l’offrir sans rien demander
en échange, le transmettre à sa mort à ses héritiers, le prêter gratuitement ou encore le
revendre. Les trois premières options ne constituent pas des échanges marchands, mais
peuvent contribuer à amoindrir les revenus des ayants droit en se substituant à des
actes d’achat, puisque des consommateurs qui auraient peut-être payé pour voir le film
réussissent grâce à un don, un héritage ou un prêt à y accéder gratuitement. La
quatrième, quant à elle, donne lieu à un marché parallèle à celui du neuf : le marché de
l’occasion. Même s’il est très difficile d’avoir des chiffres concernant ce marché, une
étude Opinion Way réalisée en 20132 concluait que les produits culturels, dont le DVD,
arrivaient en tête des produits les plus achetés et vendus sur le marché de l’occasion
français avec 56 % des sondés ayant acheté des produits culturels d’occasion plusieurs
fois dans l’année et 53 % en ayant vendus. Nous pouvons donc raisonnablement estimer
que les Français sont nombreux à se saisir de cette possibilité de revente/rachat,
d’autant que le marché de l’occasion a été dopé par les plateformes de vente en ligne
(Hsunchi, Shuling, 2007 ; Zhao et al., 2013), notamment Amazon, où il est aisé de
référencer les DVD que l’on possède afin de les revendre à d’autres particuliers. Les
ayants droit ont intérêt à ce que le marché de l’occasion soit le moins vivace possible, à
cause du principe d’épuisement des droits selon lequel le contrôle de la distribution
d’un film et les revenus afférents ne s’étendent pas au-delà du premier acte d’achat
(Gomez, 2011 ; Hubac, 2011 ; Farchy, Jutant, 2015). Autrement dit, le producteur d’un
film ne perçoit un revenu que sur la vente du DVD neuf, et pas sur la vente du DVD
d’occasion, alors même qu’il perçoit un revenu sur l’ensemble des transactions en VOD.
Dans une étude datant de 2008, des chercheurs ont montré que 86 % des DVD revendus
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sur le marché de l’occasion « cannibalisaient » le marché du neuf étant donné des actes
de rachat qui, sans marché de l’occasion, auraient donné lieu à des achats sur le marché
du neuf (Smith, Telang, 2008).
Les quatre avantages du marché de l’occasion
10 Du point de vue des consommateurs, l’existence d’un marché de l’occasion a plusieurs
avantages : la concurrence entre le marché du neuf et celui de l’occasion tire les prix du
neuf vers un niveau permettant à l’offre et à la demande de se rencontrer (Mattioli,
2010). Deuxième avantage : la possibilité de revendre les produits achetés encourage
l’achat, puisque les consommateurs espèrent récupérer une partie de l’argent dépensé
– voire la totalité – ce qui stimule le dynamisme du marché (ibid.). En outre, comme
l’expliquent Joëlle Farchy et Camille Jutant (2015 : 12), les échanges d’occasion
procurent aux vendeurs « un revenu supplémentaire qu’ils peuvent considérer comme
un moyen pour acheter une quantité plus importante de biens neufs ». Troisième
avantage, au moins sur un plan hypothétique : le dynamisme du marché de l’occasion
peut faire parler d’un produit dont les copies neuves deviennent d’autant plus
attrayantes, étant donné un effet d’appel ou d’échantillonnage qui viendrait dans ce cas
contrebalancer l’effet de substitution. Quatrième avantage (hypothétique lui aussi) : les
ayants droit peuvent se servir du marché de l’occasion comme d’un indicateur leur
permettant de savoir s’ils ont intérêt à relancer un produit dont pour l’instant les
stocks sont épuisés.
Vodkaster : fonctionnement et modèle économique
11 Vodkaster est un service français fondé par Cyril Barthet, David Honnorat et Benoît de
Malartic. Lancé en 2010, ce fut d’abord un réseau social dont l’originalité était de
permettre à ses adhérents d’échanger et de commenter des extraits de films. Il reposait
sur le principe de la « microcritique » : une critique cinématographique de la taille d’un
tweet. À partir d’avril 2014 et jusqu’en avril 2016, le site a également proposé l’achat et
la vente de DVD neufs et d’occasion. Pendant cette période, la particularité de
Vodkaster, par rapport à un vendeur de DVD en ligne comme La Fnac ou Amazon, était
de proposer aux clients un choix : soit le DVD qu’ils avaient acheté leur était envoyé par
voie postale, soit Vodkaster le conservait pour eux et leur donnait dans ce cas accès à
son contenu par l’intermédiaire d’un « casier numérique » (digital locker). Le premier
cas renvoie au e-commerce classique, mais le deuxième est plus original. Le client, dès
lors qu’il était devenu propriétaire d’une copie du DVD, stockée physiquement et
numérisée, pouvait accéder à distance à son contenu depuis l’interface de Vodkaster,
autant qu’il le souhaitait, et depuis n’importe quel terminal pourvu qu’il fût connecté
(en l’absence d’un accord contractuel avec l’ayant droit il était impossible, ou en tout
cas hasardeux au regard de la jurisprudence, de laisser les clients télécharger une copie
numérique des DVD, c’est pourquoi ils devaient obligatoirement être connectés à
l’internet pour accéder au contenu). L’interface à laquelle le consommateur accédait
dans ce cas était exactement celle du DVD : film, chapitre, langues, sous-titres, bonus,
etc. Il s’était ainsi approprié durablement un support physique, au contenu duquel il
avait accès à distance, alors que sur un service de VOD classique, il eût payé pour
accéder à un fichier numérique pendant une période limitée. Le client pouvait
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demander à tout moment à ce que le film soit finalement retiré du stock pour lui être
envoyé par voie postale, auquel cas il n’avait plus accès au DVD via son casier
numérique. À noter également la possibilité pour le client de Vodkaster de voir des
DVD sur des supports ne disposant pas de lecteur DVD, par exemple des ordinateurs
extra-plats, des tablettes ou des mobiles.
12 Après avoir acheté un DVD et à condition d’avoir choisi l’option du casier numérique, le
client de Vodkaster pouvait le revendre à un prix qu’il avait lui-même fixé. Il lui était
donc possible d’acheter, d’utiliser et de revendre le support physique sans jamais
l’avoir eu entre les mains, et sans que le DVD eût même été déplacé dans le stock de
Vodkaster. En revanche, cela ne fonctionnait qu’avec les DVD, le format Blu-ray étant
trop lourd pour être supporté, d’une part, et, d’autre part, à cause de contraintes
techniques liées aux clés de cryptage.
13 Du point de vue économique, Vodkaster réalisait la même marge sur les ventes de DVD
neufs que les commerçants des circuits de distribution classiques, et percevait une
commission de 0,99 centime d’euro sur chaque vente de DVD d’occasion. Vodkaster
payait la taxe sur la vidéo physique collectée par le Centre national du cinéma et de
l’image animée (CNC), comme n’importe quel vendeur de DVD neufs.
Archivage des collections
14 En plus de proposer une place de marché virtuelle, où les amateurs de cinéma ou de
séries pouvaient acheter des DVD et les lire à distance, un autre service avait été
développé afin d’alimenter la place de marché. Les membres de la plateforme pouvaient
envoyer les DVD qu’ils possédaient chez eux pour qu’ils fussent ajoutés à leurs
catalogues respectifs. Des employés de Vodkaster s’occupaient dans ce cas de stocker et
d’indexer les supports, après quoi le client pouvait y avoir accès via le casier numérique
comme pour les DVD qu’il avait directement achetés. Il pouvait également revendre les
DVD envoyés en fixant un prix pour chacun d’entre eux. À tout moment, il pouvait
récupérer ces biens-là, comme les autres directement achetés, en payant pour les frais
de port. D’ici là, sa collection était protégée, accessible à distance dans son intégralité,
et plus facile à revendre que sur une plateforme comme Amazon, où le vendeur doit
emballer et envoyer chaque DVD dès qu’il l’a vendu. L’archivage des collections par
Vodkaster avait pour but de créer de l’offre sur le marché de l’occasion, qui elle-même
alimentait la demande sur les marchés du neuf et de l’occasion.
Un bien culturel immobile, mais accessible partout
15 Sur Vodkaster, le service est celui d’une plateforme numérique accessible en ligne, mais
la consommation est organisée à partir du support physique. Dans les faits, le DVD
devient un bien culturel immobile, stocké en un lieu dont il ne sera pas déplacé tant
qu’aucun client n’aura demandé qu’on le lui fasse parvenir par voie postale. Comme
une sorte de notaire, Vodkaster organise les transferts de propriété sans que cela
n’occasionne le déplacement de l’objet. Il ne s’agit donc pas de dématérialisation,
puisqu’il y a bien un support physique, mais d’immobilisation, de lecture à distance (à
partir d’un terminal qui n’est pas forcément équipé d’un lecteur), de gestion des stocks
et de transfert de propriété. Risquant moins d’être abîmé ou perdu, le DVD peut être
archivé et échangé selon les mêmes modalités qu’un fichier numérique, mais selon des
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dispositions légales et des modalités économiques propres au marché des supports
physiques. Tandis que les plateformes de e-commerce comme La Fnac ou Amazon
permettent simplement de numériser les actes d’achat, de vente et de revente,
Vodkaster permet de numériser l’acte de lecture, et ainsi d’adosser l’accès numérique à
l’acquisition en propre des supports physiques. La matérialité devient un référent
juridique et économique, sans pour autant qu’il y ait tangibilité : le consommateur
possède un DVD et c’est bien un DVD qu’il achète et revend, ce qui le place dans le droit
relatif aux DVD (chronologie des médias, épuisement des droits), pourtant il ne touche
jamais l’objet qu’il possède. Aussi dans ce cas le DVD est-il assimilable à un bien
informationnel pur (Shapiro, Varian, 1998). Évidemment, l’opérateur de la plateforme
doit posséder autant de copies du film qu’il y a de propriétaires, et peut donc se trouver
en rupture de stock, contrairement à une plateforme de VOD qui n’est en aucun cas en
rupture puisque c’est l’accès à un seul fichier numérique qui est monétisé et que celui-
ci est non rival – l’achat par un consommateur ne diminue pas la quantité disponible
pour les autres (Gabszewicz, Sonnac, 2010). Nous allons voir ci-dessous que cette
stratégie a plusieurs conséquences susceptibles d’intéresser l’ensemble des acteurs du
secteur, que nous décrirons en détail grâce à l’analyse des données concernant 36 272
transactions enregistrées sur Vodkaster entre avril 2014 et avril 2016.
Apport au modèle éditorial du DVD : compatibilité etportabilité
16 La fusion des modèles éditoriaux du DVD et de la VOD dans le cas de Vodkaster aboutit
à un nouveau type de modèle éditorial qui, contrairement à celui du DVD, permet la
compatibilité et la portabilité des droits.
La compatibilité
17 Il devient possible de lire les DVD avec des dispositifs qui, normalement, n’ont pas été
prévus à cet effet, notamment les tablettes et les smartphones. En effet, le support
physique est disponible selon les modalités que, dans le secteur, on nomme « atawad »
(AnyTime, AnyWhere, AnyDevice). Entre avril 2014 et avril 2016, il y a eu en moyenne
18 % de connexions à la plateforme Vodkaster depuis des mobiles et 9 % depuis des
tablettes. Et l’augmentation a été significative, car en avril 2016 les parts étaient de
23 % pour les mobiles et 13 % pour les tablettes, contre 12 % et 8 % en avril 2014. La
mise à distance des supports physiques contribue donc au phénomène de convergence
puisque tous les terminaux connectés à l’internet, quel que soit leur équipement en
termes de lecteurs, peuvent lire les DVD qu’autrefois on ne pouvait regarder qu’à
condition d’être équipé d’un terminal lui-même équipé d’un lecteur spécifique, ou bien
qu’on devait brancher à un lecteur externe. Les modalités d’accès s’en trouvent
fluidifiées.
La portabilité des droits
18 Vodkaster permet de résoudre les problèmes liés aux codes de région des DVD (Elkins,
2016), puisqu’il suffira à l’usager d’accéder à l’internet, n’importe où dans le monde, et
sur n’importe quel terminal, pour lire le DVD acheté en France, dans la zone no 2.
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Autrement dit, cela contribue à augmenter ce que certains nomment le côté « poreux »
du marché de la vidéo en raison des différentes manières de contourner les régulations
techniques des pays et d’en faciliter la circulation internationale (O’Regan, 1991 ;
McDonald, 2007).
19 Sur Vodkaster, il a été observé à de nombreuses reprises des visionnages depuis
l’étranger. Plusieurs utilisateurs avaient même déclaré vivre en dehors de la zone no 2,
celle de la France. Par exemple, 19 utilisateurs visionnaient depuis le Canada, et 39
depuis les États-Unis, qui sont deux pays en zone no 1, et 29 utilisateurs visionnaient
depuis la Chine, qui est en zone no 6. Ces utilisateurs avaient une pratique d’achat et de
revente d’articles physiques non disponibles dans les pays où ils se trouvaient, et
impossible à lire sur les lecteurs DVD de ces pays.
Apport au modèle éditorial de la VOD : la pleinedisposition du bien
20 L’existence d’un support physique, même mis à distance et auquel on accède par
l’internet, augmente quant à elle le degré de liberté dont les consommateurs peuvent
jouir sur les plateformes de VOD, en leur permettant notamment : la portabilité des
droits, une chronologie des médias prise à contre-pied, la rétractation, le don, le prêt,
l’occasion.
La portabilité des droits
21 Là encore, Vodkaster permet d’éviter les problèmes propres aux spécifications
géographiques de diffusion sur le marché de la VOD, où un client qui paye pour un
accès numérique à un film en France n’a en général pas le droit de regarder ce film s’il
se connecte au service depuis l’Espagne.
Une chronologie des médias prise à contre-pied
22 Nous avons expliqué que l’une des différences majeures entre le marché des supports
physiques et celui de la VOD était liée au fait qu’un produit lancé sur le premier l’était
une fois pour toutes alors qu’un produit pouvait être lancé puis retiré du second.
Vodkaster étant un service de commercialisation des supports physiques, le service
permettait donc aux consommateurs de continuer à acheter et à accéder à certains
films via l’internet alors que la fenêtre VOD de la chronologie des médias s’était
refermée et que ces films n’étaient donc plus disponibles sur aucune plateforme VOD.
La rétractation
23 Avec Vodkaster, le « degré de tangibilité » (Mattioli, 2010 : 238) nécessaire au délai de
rétractation était présent sans que fût nécessaire l’ajout d’un DRM. Le délai pouvait (et
devait, légalement) être mis en place, car sur les DVD, il existe un délai de sept jours en
France, à condition que l’emballage plastique du DVD n’ait pas été ouvert (art. L. 121-20-2 et L. 121-20-4 du code de la consommation). Dans le cas de Vodkaster, il aurait
suffi de savoir si oui ou non le DVD avait été vu par l’utilisateur pour lui permettre de
se rétracter pendant sept jours à condition qu’il ne l’ait jamais vu. Il y a eu quelques
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rares cas de rétractations, mais cela n’était possible qu’en contactant le service client
au téléphone ou par courriel, aucune fonction n’ayant spécifiquement été paramétrée à
cet effet (ce qui explique pourquoi nous n’avons pas les données exactes concernant
ladite pratique). Il semblerait donc que cela soit resté marginal, même si l’adossement
de l’accès numérique à l’acquisition des supports physiques a bel et bien ajouté cette
possibilité dans le cas de Vodkaster comparativement aux services classiques de VOD
où les achats sont effectués sans rétractation possible.
Le don
24 On ne peut pas donner ce qu’on a acheté en son nom propre, via un compte authentifié,
sur un service de VOD classique, cependant rien n’interdit de donner un DVD dès lors
qu’on en est le propriétaire. C’est ce que permettait la fonction « don/cadeau » sur
Vodkaster. Celle-ci a été utilisée 1 038 fois entre avril 2014 et avril 2016, puis a été
maintenue deux mois après la fermeture des fonctions d’achat/vente, entre avril et
juillet 2016, et a donné lieu à 596 dons pendant cette période. Ce n’était pas des ventes à
prix nul, car Vodkaster ne touchait pas de commission, mais bel et bien des dons. Même
si ce fut très marginal, une pratique malveillante a été observée : certains internautes
ont créé de faux comptes, de manière à bénéficier des avantages consécutifs à la
création d’un compte, en général 5 € de bons d’achat offerts par Vodkaster aux
nouveaux inscrits. Ensuite, ils achetaient des DVD avec cette cagnotte offerte puis se les
offraient à eux-mêmes, de manière à les rapatrier sur leur compte principal.
25 Se pose également la question de la transmission, qui est une forme de don
particulière : peut-on léguer les biens culturels acquis sous format numérique ? En
2012, plusieurs agences de presse ont annoncé que le célèbre acteur américain Bruce
Willis souhaitait poursuivre Apple étant donné l’impossibilité qu’il avait de léguer à ses
enfants, après sa mort, la collection de titres musicaux achetés sur la plateforme
iTunes. L’histoire était fausse mais elle a intéressé plusieurs chercheurs qui ont montré
qu’il était en effet impossible, ou en tout cas très difficile, de donner ou de léguer des
biens culturels numériques (Chevallier, 2012 ; Phelps, 2014 ; Guillemot et al., 2015), la
seule possibilité consistant à léguer le dispositif physique (iPod, Kindle) sur lequel le
bien a été téléchargé (Wong, 2013). Là encore, l’adossement de l’accès numérique à
l’acquisition des supports physiques devrait permettre de régler ce problème :
l’existence matérielle du bien permet de léguer, dans le cas d’un décès, le bien culturel.
Même si Vodkaster n’a pas existé assez longtemps pour que la question de l’héritage se
fût posée, on peut tout à fait imaginer qu’un héritier, dans le cas d’un décès, ait reçu la
propriété du compte, ou alors l’ensemble des DVD par voie postale chez lui, ou bien
encore le transfert de propriété de l’ensemble des DVD présents sur le compte
Vodkaster du légataire vers un compte que l’héritier aurait lui-même possédé.
Le prêt
26 Pour les biens culturels, le prêt est une pratique courante : albums, livres, DVD
circulent dans le cercle des proches. C’est toutefois plus compliqué avec la VOD. Même
s’il existe des dispositifs comme le « partage familial » d’iTunes permettant d’associer
plusieurs comptes utilisateurs, et même s’il existe des pratiques consistant à
communiquer son nom d’utilisateur et son mot de passe pour permettre à des amis de
visionner un film depuis son propre compte, l’accès en général est individuel. L’acte
Questions de communication, 33 | 2018
250
d’achat est associé à un compte, une adresse courriel et un mot de passe. Or, en théorie,
l’adossement du service numérique à l’acquisition des supports physiques devrait
permettre aux utilisateurs de se prêter les films les uns aux autres, puisque,
juridiquement, rien n’interdit de prêter un support physique à quelqu’un d’autre, du
moment que ce prêt n’est pas conditionné par un prix (auquel cas il s’agirait d’une
location).
27 Sur Vodkaster, il n’y avait pas de fonction « prêt » à proprement parler, cependant, en
observant les données, on s’aperçoit que sur les 1 634 dons enregistrés, 571, donc plus
d’un tiers, renvoient à des DVD donnés par un consommateur A à un consommateur B
puis rendus par ce dernier au consommateur A. Il s’agissait donc bel et bien d’utiliser la
fonction « don/cadeau » pour effectuer des prêts.
28 En outre, lorsque la fonction « don/cadeau » a été désactivée en juin 2016, il s’est
trouvé que plusieurs utilisateurs (nous ignorons combien) ont contacté le service client
par téléphone ou par mail pour demander à ce que tel ou tel DVD qu’ils avaient donné,
leur soit rendu, avec l’accord du destinataire du don, car il se trouvait que ces DVD
avaient été prêtés dans la perspective d’être rendus. Ils demandaient donc à ce que ces
DVD réintègrent leurs comptes ou bien qu’on les leur envoie par voie postale. Les
utilisateurs avaient ainsi détourné l’usage de la fonction « offrir » pour créer un usage
non prévu par les concepteurs de la plateforme.
L’occasion
29 La VOD ne permet pas d’établir un marché de l’occasion, dont l’ouverture pourrait
pourtant être souhaitable du point de vue économique (Turan, 2011). Pour les ayants
droit, si les fichiers numériques remplaçaient définitivement les supports physiques,
cela voudrait dire qu’ils toucheraient de l’argent sur l’ensemble des transactions
réalisées légalement concernant leurs œuvres. Quant aux consommateurs, cela
signifierait que chaque euro dépensé pour voir un film serait non récupérable. Cela
généraliserait le système d’Amazon qui, pour son Kindle, demande à ses
consommateurs d’accepter des conditions d’utilisation interdisant l’usage commercial
des fichiers, de manière à empêcher qu’un marché de l’occasion ne puisse se mettre en
place et à limiter les effets négatifs d’un tel marché pour les ayants droit (Mattioli,
2010 : 243). Les casiers numériques adossés à des supports physiques permettent de
contrecarrer cette dynamique en instituant un marché de l’occasion, sur lequel les
propriétaires de supports physiques peuvent fixer un prix de revente. C’est une
différence considérable entre le modèle de Vodkaster et les plateformes de VOD.
D’autre part, il est important de noter que c’est parce que Vodkaster, contrairement
aux services de VOD, n’avait pas besoin de procéder à des accords contractuels avec les
ayants droit, que les concepteurs du service ont pu organiser sereinement ce marché de
l’occasion, auquel les ayants droit auraient sans doute tenté de mettre un frein s’il avait
été nécessaire de négocier des accords.
30 2 862 utilisateurs de Vodkaster n’ont fait qu’acheter des DVD sans jamais en vendre,
1 810 n’ont fait que vendre et 2 246 ont à la fois acheté et vendu. Le marché de
l’occasion a donc été dynamique, malgré le fait qu’une proportion non négligeable
d’utilisateurs, une fois qu’ils avaient acheté un DVD neuf ou d’occasion, le conservaient
dans une logique de collection tandis que les autres avaient des pratiques plus proches
d’une logique de consommation (ils ne souhaitaient pas forcément conserver une copie
Questions de communication, 33 | 2018
251
des films qu’ils avaient vus). Au total, 9 300 DVD n’ont été l’objet que d’une seule
transaction sur le marché de l’occasion. D’autres chiffres sont intéressants à considérer.
Le prix moyen de la revente sur le marché de l’occasion était de 2,52 euros. Et le temps
moyen entre l’achat et la vente, de 19 jours. Ce dernier chiffre semble indiquer que le
marché de l’occasion était plus « rapide » sur Vodkaster que le marché de l’occasion
traditionnel où, même si nous n’avons pas de chiffre pour l’attester, il nous semble peu
probable que la durée moyenne de conservation d’un DVD après l’achat soit de 19 jours.
Ainsi pouvons-nous formuler l’hypothèse selon laquelle l’adossement de l’accès
numérique à l’acquisition des supports physiques aurait tendance non pas seulement à
étendre le marché de l’occasion, mais aussi à l’accélérer.
31 Il y a également eu sur Vodkaster des stratégies de spéculation. Le DVD n’est plus
simplement un objet de consommation ou de collection, il peut être également un
investissement. Ce n’est plus forcément de la gratuité des produits culturels dont il
s’agit pour certains consommateurs mais de leur rentabilité. Au total,
6 130 transactions ont eu lieu sur le marché de l’occasion avec un prix de vente plus
élevé qu’à l’achat, pour un gain moyen de 0,80 euro par transaction. Si l’on s’intéresse
aux gains supérieurs à un euro, c’est-à-dire aux transactions qui couvrent les coûts de
transaction (la commission de Vodkaster étant fixée à un euro), il y a eu 1 450
transactions rentables, pour un gain moyen de 2,20 euros. 28 personnes ont vendu à un
prix supérieur d’au moins 5 euros au prix d’achat, et réussi, étant donné un phénomène
de rareté.
32 Nous avons aussi observé la moyenne des prix réels des DVD sur Vodkaster, c’est-à-dire
l’argent réellement dépensé [(« prix du vendeur » +1 € de commission)*nombre
d’achats] auquel on soustrait l’argent récupéré à la revente [« prix du
vendeur »*nombre de vente]. Nous obtenons un prix réel par DVD de 2,44 euros, qui est
donc beaucoup moins élevé que celui pratiqué par les plateformes VOD.
Conclusion
33 Grâce à l’analyse du service Vodkaster, nous avons expliqué comment et pourquoi
l’adossement de l’accès numérique à l’acquisition des supports physiques ouvre la voie
à un troisième type de modèle éditorial dans l’industrie des films et des séries, au sein
duquel les consommateurs bénéficient, d’une part, d’une compatibilité du service avec
des terminaux n’étant pas équipés de lecteurs DVD, d’autre part, d’une portabilité des
droits dont ils ne bénéficient ni dans le modèle socioéconomique du DVD ni dans celui
de la VOD, et d’autre part enfin d’une pleine disposition du bien dont ils ne disposent
pas dans le modèle socioéconomique de la VOD.
34 À notre avis, ce troisième type de modèle éditorial est exemplaire du renouvellement
des logiques propriétaires dans les industries culturelles. Alors qu’il n’est pas rare
d’entendre dire que nous vivons un « âge de l’accès » au sein duquel les consommateurs
bénéficient de technologies leur permettant de jouir d’un bien qu’ils n’ont pas eu à
acquérir (Rifkin, 2000), notre analyse montre au contraire qu’ils peuvent encore avoir
intérêt à posséder le support physique, et qu’ils peuvent même coupler les avantages
que cela leur procure avec les avantages des services numériques.
35 Dans le cas où un tel modèle éditorial viendrait à se généraliser, les ayants droit des
filières DVD et VOD seraient, quant à eux, pénalisés. En effet, le marché de l’occasion
représente pour eux un manque à gagner dans la mesure où les achats de produits
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252
d’occasion, sur lesquels ils ne touchent rien, se substituent aux achats de DVD neufs ou
d’accès en VOD. Par ailleurs, l’absence de restriction temporelle dans l’accès en ligne
aux contenus concurrence les fenêtres de la chronologie des médias succédant à la
VOD, notamment celle des télévisions payantes. Un service comme Vodkaster est
également en concurrence directe avec les boutiques d’occasion comme O’CD dont la
variété du catalogue est directement dépendante des supports physiques présents dans
les rayons, contraignant de surcroît l’utilisateur à se déplacer. Nous pensons que les
supports physiques sont moins appelés à disparaître – étant donné le nombre de ces
supports encore en circulation et les sommes faramineuses dépensées dans les
dernières décennies pour se les approprier – qu’à voir leurs modes de consommation
réinventés. C’est en tout cas ce que laisse penser la stratégie analysée ici qui consiste à
adosser l’accès numérique à la possession d’un support physique, et qui pourrait, en se
généralisant, aboutir à une meilleure conservation des supports, à une fluidification de
la circulation des titres de propriété ainsi qu’à une augmentation en volume et à une
accélération du marché de l’occasion. D’autres industries culturelles pourraient être
concernées, notamment, les disques, les jeux vidéo et le livre, pour lesquels il est
possible d’imaginer des stratégies inspirées de l’exemple de Vodkaster : immobilisation
du support matériel, possibilité de transfert numérique des titres de propriété, et accès
au contenu depuis n’importe quel terminal connecté. Cependant, ces stratégies auront
du mal à se mettre en place si les ayants droit n’y trouvent pas leur compte, ce qui,
nous l’avons vu, est fort probable étant donné le peu d’intérêt qu’ils ont à ce qu’un
marché de l’occasion trop vivace ne puisse s’organiser.
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Questions de communication, 33 | 2018
254
NOTES
1. L’EST ou téléchargement définitif représente 23 % du chiffre d’affaires des actes de VOD en
2014, 25 % en 2015 (Bilan 2016 du CNC. Accès : http://www.cnc.fr/web/fr/bilans/-/ressources/
11870403. Consulté le 10/05/2017).
2. « Les Français et le marché de l'occasion Une démarche durable en temps de crise », Sofinscope.
Accès : https://www.sofinscope.sofinco.fr/les-francais-le-marche-de-loccasion/ (consulté le
21/01/2018).
RÉSUMÉS
Après avoir comparé le modèle socioéconomique du DVD et celui de la VOD, qui sont tous les
deux des modèles « éditoriaux » mais présentent des différences significatives, nous décrivons le
modèle de Vodkaster, une entreprise française ayant procédé à une expérience originale en
hybridant l’intangibilité du service VOD et la matérialité du produit DVD. Nous expliquons
comment et pourquoi un troisième type de modèle éditorial a ainsi vu le jour, différent du
modèle du DVD en matière de compatibilité et de portabilité, et différent du modèle de la VOD,
puisque le consommateur y jouit d’une pleine disposition lui permettant de pouvoir donner,
prêter ou revendre le bien qu’il s’est procuré. En conclusion, nous expliquons pourquoi ce
troisième type de modèle éditorial est à notre avis exemplaire du renouvellement des logiques
propriétaires dans les industries culturelles.
After having compared the DVD and the VOD socioeconomics models, which are both
“publishing” models but have significant differences, we describe the Vodkaster’s case, a French
company that carried out an original experience by hybridizing the intangibility of the VOD
service and the materiality of the DVD product. We explain why and how a third type of
publishing model was therefore created, which is characterized by compatibility, portability and
the full disposition of property. In conclusion, we explain why this third type of publishing model
provides an illustration of what we believe is a resurgence of the proprietary logics within the
cultural industries.
INDEX
Mots-clés : industries culturelles, DVD, VOD, accès à distance, casier numérique, marché de
l’occasion
Keywords : cultural industries, DVD, VOD, cloud computing, digital locker, second hand market
AUTEURS
GUILLAUME SIRE
Institut de droit de l’espace, des territoires, de la culture et de la communication
Université Toulouse 1 Capitole
Questions de communication, 33 | 2018
255
F-31000
guillaume.sire[at]ut-capitole.fr
JEAN-VALÈRE COSSU
Vodkaster
F-75020
jvcossu[at]gmail.com
VIRGINIE SONET
Histoire des arts et des représentations
Université Paris-Nanterre
F-92210
virginie.sonet[at]gmail.com
Questions de communication, 33 | 2018
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PrésentationAngeliki Monnier
1 La guerre civile qui a débuté en Syrie en 2011 a engendré une énorme vague de
migration, principalement vers et à travers les frontières turques, libanaises et
jordaniennes du pays. Plus de cinq millions de réfugiés ont fui leur foyer, beaucoup se
réfugiant dans ces pays voisins et d’autres se rendant en Europe ou aux États-Unis. La
question de savoir ce qui arrive aux Syriens réfugiés en Turquie, comment ils survivent
à cette crise de déplacement et comment ils s’adaptent aux conditions sociales et de vie
du pays hôte, préoccupe tant les universitaires que les décideurs.
2 Nilufer Narli, professeure de sociologie à l’Université Bahçeşehir d’Istanbul, se penche
ici sur les usages des smartphones par des réfugiés syriens vivant à Zeytinburnu,
quartier d’Istanbul. Son enquête éclaire les manières diverses dont les réfugiés utilisent
ces dispositifs pendant le conflit, le déplacement et la réinstallation. Elle montre
comment l’utilisation des smartphones affecte leur vie quotidienne, leur sociabilité et
leur intégration. Elle révèle les usages inventés en tant que stratégies de survie et
d’intégration. Les données de son enquête ont été recueillies lors d’un travail immersif
sur le terrain, à Zeytinburnu (mai 2016-septembre 2017), et par le biais d’une enquête
par questionnaire (août 2016-juillet 2017) auprès de 380 Syriens vivant à cet endroit.
L’étude s’est également appuyée sur des discussions avec des chefs de quartiers élus,
ainsi que sur des visites de villes turques limitrophes de la Syrie, notamment Urfa,
Gaziantep, Hatay et Kilis, et d’un camp de réfugiés (décembre 2015-février 2016).
3 Il s’avère qu’au-delà des diverses utilisations courantes, allant de la navigation sur
l’internet à la publication sur les réseaux sociaux, l’usage du smartphone par les
réfugiés syriens se comprend au sein de trois contextes, qui forment trois cadres
symboliques interconnectés mais différents : la fuite de la guerre et le déplacement, la
construction d’une mémoire de guerre, l’installation et la reconstruction d’une
nouvelle vie.
4 Plus particulièrement, les smartphones assurent la sécurité des réfugiés, leur
permettant de préparer la migration et d’alerter les autorités ou la famille en cas de
danger ou d’urgence. Ils entretiennent les liens sociaux de ceux-ci, leur offrant des
moyens pour partager leur douleur et apaiser leurs souffrances, en se connectant aux
proches pour parler et « se sentir en vie ». Dans un autre registre, les smartphones
Questions de communication, 33 | 2018
258
deviennent des plateformes pour recevoir et diffuser des informations et des images du
conflit syrien (par exemple, des photos de cadavres de soldats ennemis ou des images
héroïques des soldats de leur camp). Grâce à des applications, notamment la
publication de visuels, ces appareils connectent virtuellement les populations
migrantes à la guerre et permettent de constituer une archive numérique de celle-ci.
Enfin, les réfugiés syriens utilisent le smartphone pour enregistrer leurs déplacements
et leur nouvelle vie en Turquie, mais aussi pour acquérir les capacités requises pour
leur intégration au sein de ce pays. L’une de ces compétences est l’apprentissage du
turc. Dans le domaine des droits sociaux, ces appareils proposent aussi des services qui
permettent aux réfugiés d’apprendre leurs droits, d’obtenir des informations sur les
opportunités d’emploi et d’accéder à l’aide sociale, éléments indispensables pour
surmonter les barrières culturelles et structurelles qui entravent leur intégration. Dans
ce cas aussi, le smartphone est un outil pour former des liens sociaux au sein de la
communauté locale.
5 En somme, l’étude portant sur l’utilisation des smartphones par les réfugiés syriens
dans le contexte plus large du déplacement, de la réinstallation et de l’intégration dans
la société turque montre que le smartphone est un dispositif « existentiel » dans le sens
où il habilite stratégiquement ces personnes à travers divers usages de la connectivité.
La façon dont les réfugiés s’approprient le smartphone indique leur inventivité
perpétuelle. Ils l’utilisent comme un GPS pour naviguer en mer ou sur terre ; comme un
espace « diasporique » pour se connecter afin de trouver un abri ou du travail au sein
de la société d’accueil ; comme un moyen qui permet de s’informer sur la situation à la
maison. Le smartphone est à la fois une bouée de sauvetage virtuelle et un outil pour la
sécurité et la survie dans les situations d’urgence ; un support d’apprentissage, d’aide
sociale et d’intégration ; enfin, une plateforme de construction d’archives de guerre.
Les migrants modifient les diverses fonctions des smartphones selon leurs besoins
situationnels et s’autonomisent stratégiquement en inventant de nouvelles pratiques.
Pour ces réfugiés syriens vivant en Turquie, l’utilisation des smartphones et des
applications évolue continuellement dans une interaction constante avec leurs besoins
et motivations contextuels.
AUTEUR
ANGELIKI MONNIER
Centre de recherche sur les médiations
Université de Lorraine
F-57000
angeliki.monnier[at]univ-lorraine.fr
Questions de communication, 33 | 2018
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Life, Connectivity and Integration ofSyrian Refugees in Turkey: Surviving through a SmartphoneVie, connectivité et intégration des réfugiés syriens en Turquie : survivre grâce à
un smartphone
Nilüfer Narli
1 The civil war that began in Syria in 2011 generated a huge wave of migration, mostly
toward and across the country’s Turkish, Lebanese and Jordanian borders. More than
five million refugees fled their homes, with many taking refuge in these neighboring
countries, and others making their way to Europe or the United States (UNHCR, 2017).
The first refugees, a group of 300 Syrians, broke through the wire fence at the Turkish-
Syrian border gate of Hatay and entered Turkey to request asylum on April 29, 2011
(Directorate General of Migration Management, 2013). At first scattered in border
towns and then all over Turkey, the registered Syrian refuge population has reached
more than three million (3,222,000) as of early October 2017 (UNHCR, 2017), although
the large number of unregistered Syrians means that the true figure is even larger. At
the beginning of the crisis, the Turkish authorities described the Syrian refugees as
“Syrian brothers and sisters” and “guests” until the introduction of the Temporary
Protection Regulation in October 2014, which defines the registered Syrian refugees as
people under the “temporary protection regime.1 It grants them access to health,
education and social welfare services (Coşkun, Emin, 2016), and the “right” to work,
establish businesses, buy property and travel (Tunç, 2015).
2 The question of what is happening to the displaced Syrians who took refuge in Turkey
and how they have survived this displacement crisis and adapted themselves to the
living and social conditions of the host country are concerns for both academia and
policy makers. My recent survey research, which has focused on such questions and
investigated the living conditions of Syrian refugees in Zeytinburnu (a district of
Istanbul), led me to formulate a new research question after observing that most of
them have the latest brands of smartphone despite having no furniture except a worn-
Questions de communication, 33 | 2018
260
out carpet. I expanded my research scope to investigate these agents’ desire for
smartphones in the context of displacement and immigration to Zeytinburnu, a district
of Istanbul that has become highly populated with Syrians (Genç, Özdemirkıran, 2015;
Erdoğan, 2017).2 Addressing the lives and connectivity of these refugees, this paper
investigates how they have been using communication technologies, particularly
smartphones, during the conflict, displacement and resettlement; how the use of
smartphones affects their daily lives, social connections and integration; and what type
of new uses for smartphone they have discovered as survival and integration strategies.
This study also examines the response of Turkish mobile phone companies to the
Syrian refugee crisis and the refugees’ need for connectivity, and how Syrian refugees
use the telecom services according to their emerging needs in the Turkish and regional
context.
3 In order to understand the diverse use of smartphones by refugees in the global,
regional and local (Syrian refugees and telecommunication companies in Turkey and
Zeytinburnu specifically) contexts, it is necessary to explore the patterns of Syrian
refugee survival strategies during their displacement and resettling, and the coping
mechanisms used to deal with the difficulties they experience in everyday life in
Istanbul and Zeytinburnu. Hence, this paper is an interdisciplinary research project
that combines explorative qualitative and quantitative research methods through a
survey study merged with intensive field work. The qualitative research adopted a
Grounded Theory approach (Strauss, Corbin, 1994) because this methodology is very
relevant to our study; its inductive strategies allow to generate conceptual categories
to define uses of smartphones in various domains of integration. The qualitative data
was collected from intensive and extensive field work in Zeytinburnu (May 2016-
September 2017), which included immersion in the daily lives and routines of the
Syrians residents and visiting Syrian NGO representatives and schools. The quantitative
data was obtained from a questionnaire (August 2016-July 2017), which sampled
380 Syrians living in Zeytinburnu to investigate the trajectories of their journeys from
the war situation in Syria to Zeytinburnu, their living and working conditions, access to
public services (e.g. housing, education), stress and trauma coping strategies, social
network-building mechanisms and perceived security issues.
4 For a better understanding of the Zeytinburnu social context, the qualitative research
targeted the local mukhtars (directly-elected heads of neighborhood wards). A focus
group discussion with 11 mukhtars was held in Zeytinburnu (May 9, 2016), and
individual in-depth interviews were conducted with 13 mukhtars (May-June, 2016). They
were asked how they see Syrian refugees in general, and what they know about the
daily lives, housing and working conditions of Syrians living in the neighborhood. To
understand the wider social context, Turkish cities bordering Syria, including Urfa,
Gaziantep, Hatay and Kilis, and a refugee camp were also visited (December 2015-
February 2016) for ethnographic observations and informal interviews with Syrians
living there. Data on Turkish telecommunication companies’ responses to Syrian
refugees and their needs were obtained from a semi-structured interview with a
Turkcell company official. This company was selected due to its prompt response to the
refugee crisis by providing services and several apps for Syrian refugees.
Questions de communication, 33 | 2018
261
Conceptual Framework and Definitions
5 The paper aims at combining Foucauldian studies of power and dispositif with a
sociology of refugee and forced migration, and the use of communication technologies,
particularly smartphones. Forced migration involves both refugees and asylum seekers
(Castles, 2003), and broadly refers to the movements of refugees, and internally and
externally displaced people due to political, economic and social causes or civil wars.
Integration, a contested concept, means the need for refugees and the diaspora to
“become part” of their “host culture” (Ager, Strang, 2008).
6 A smartphone is a mobile device, “a device armed with computing power, mobility and
downloadable apps” (Franko, Tirrell, 2012: 1), a virtual toolbox with a solution for
almost every need. As its purpose has shifted from a verbal communication tool to a
multimedia tool, it is a dynamic node rather than just a phone, which is designed to be
constantly developing (Julier, 2000) if people use it innovatively (Park, Chen, 2007).
Smartphones have penetrated many aspects of everyday life (Wang, Xiang, Fesenmaier,
2014) while their use has shifted from merely making phone calls to surfing the web,
checking emails, taking photos and updating social media statuses. Smartphone apps
enable users to expand their repertoire of uses across many settings, including
education and healthcare (Payne, Wharrad, Watts, 2012).
7 Given the diverse and evolving uses of smartphones, this study conceptualizes them as
apparatus (dispositif in French) in the Foucauldian and Agamben terms. Michel Foucault
defines the dispositif as an apparatus that carries strong implications of an ability to
control (Legg, 2011). According to Michel Foucault, it is a configuration of
heterogeneous elements and the system of relations between them. The latter are
relations of power that constitute humans as subjects of knowledge, which is power
itself (Foucault, 1980: 94). Because of the multiplicity of force relations (Foucault, 1998:
93), the dispositif is performative power, produced from one moment to the next, from
below. Capillary power pervades the social field, stretching deep into the construction
of the micro practices of its subjects and the “hermeneutics of the psyche” embedded
in the “politics of the everyday life” (Fraser, 1989: 23). The exercise of power is
strategic (O’Farrell, 2005). Reviewing Michel Foucault’s concept of dispositif and going
beyond the prison and the panopticon, whose connection with power is evident,
Giorgio Agamben (2006: 14) defines power as “literally anything that has in some way
the capacity to capture, orient, determine, intercept, model, control, or secure the
gestures, behaviors, opinions, or discourses of living beings”. Of relevance to this study,
Giorgio Agamben also refers to computers and cellular phones in discussing the
concept of dispositif.
8 Moving from defining smartphones as a dispositif, and focusing on the Syrian refugees’
use of smartphones, this study examines the following propositions: smartphone use is
context dependent (Do, Blom, Gatica-Perez, 2011); smartphone users constantly modify
their diverse use options depending on their motivations, contingency needs, and
survival strategies, which are conditioned by social context and power relations; and
the interaction between human (refugee) and non-human (smartphone) produces new
ways of acting and new practices of using smartphones.
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262
Syrian Refugees in the Turkish Context: DemographicProfile and Refugee Policies
9 The dramatic growth in Turkey’s registered Syrian refugee population began in early
2012. It rose from around 9,500 to 300,000 in April 2013, to more than a million by
December 2014, and over two million in December 2016 (UNHCR, 2017). The Turkish
authorities responded to the emergency by settling the fleeing Syrians in camps
established by AFAD (Turkish Disaster and Emergency Management Presidency),
partnering with the Turkish Red Crescent Society, UN agencies and line ministries,
including the Ministry of Health. Institutional capacity was expanded, and new
directories were established (e.g. Directorate General of Migration Management in
2013) to provide basic social services to the refugees. Besides the state agencies
humanitarian efforts, civil society and professional associations (e.g. doctors’
associations, humanitarian NGOs) entered the field to meet the refugees’ food, shelter,
education and health needs.
10 10% of the registered Syrians are living in 28 government-run camps where the
majority has full access to health and education services. The rest live outside the
camps, largely in border cities, including Şanlıurfa, Gaziantep, Kilis, Mardin, Malatya,
Hatay, Adana and Mersin, but with huge numbers also settling in the three main
metropolises of Istanbul, Ankara and İzmir (Özden, 2013; İçduygu, 2015). The growing
urban Syrian refugee population, particularly since 2015 (Erdoğan, 2017), has put stress
on Turkey’s education and health systems, and complicated the challenges in living
conditions that Syrians face outside the camps. An AFAD (2014) report on housing of
Syrian women outside the camps shows that 27% face hardship, with 16% living in
uncompleted or rundown buildings, 10% living in temporary or plastic shelters, and 1%
living in tents. The rest live in small, uncomfortable and unsuitable flats (ibid.: 44).
11 The Syrian refugee population is young, with children constituting more than 50% in
2013 (AFAD, 2013). Moreover, 20% of the more than 1.3 million children under 18 years
old are between 0-4 years old (Erdoğan, Ünver, 2015). Their need for care and formal
education (UNICEF, 2017) has forced Turkey to introduce new refugee policies. The
Ministry of Education, for example, has implemented various regulations on refugee
education since 2012, including the Education Memorandum (MoNE Circular No.
2014/21), titled “Education Services for Foreign Nationals” (September 23, 2014). It
grants refugee children under “temporary protection” access to Turkish primary and
secondary schools and education in temporary education institutions inside the camps
or in residential areas. The temporary education centers,3 which followed a revised
Syrian curriculum in Arabic, were closed, in order to standardize the education
program and integrate Syrian children into Turkey’s education system. As part of this
education policy, the Ministry of Education introduced the Strategic Plan 2015-2019 for
educating refugees (Coşkun, Emin, 2016). Consequently, more than 90% of the Syrian
refugee children in the camps are enrolled in primary or secondary schools. Outside
the camps, however, around 40% of school-aged children remain out of school,
particularly in urban areas (UNICEF, 2017), despite the enrollment of 660,000 Syrian
children in state schools as of September 2017.4
12 The language barrier, with most children only speaking Arabic, is the major
educational challenge (Kanat, Üstün, 2015). This has motivated the Turkish government
to focus on Turkish language learning for Syrian students and adults. Another
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educational challenge is female illiteracy rates of around 20% (AFAD, 2014). This is
linked to gender issues faced by Syrian women, particularly child marriage, which
involves forcing a female child to marry an adult male, even an elderly man, to avoid
sexual violence and escape poverty (Freedman, Kivilcim, 2017). Early marriage is an
education and gender issue for Syrian refugees. It is prevalent in the region, as shown
by a study in Jordan (Doedens et al., 2013). Given the high pre-war (2011) school
enrollment ratio (more than 90%, with a balanced gender ratio of school attendance),5
it is likely that the dire conditions of displacement and poverty has forced displaced
Syrian girls into early marriages.
13 Another education challenge is the result of Syrians experiencing war, displacement
and terrorism trauma (Quosh, Eloul, Ajlani, 2013). A large number (79%) of children
have experienced death within the family (Sirin, Rogers-Sirin, 2015), while many Syrian
women and children have been separated from their male family members, who were
either killed in the war (AFAD, 2014), imprisoned in Syria or stayed there to fight (ibid.).
Studies of Syrian children show that many live with traumatized parents, which is a
critical factor making refugee children vulnerable to mental disorders (Daud, af
Klinteberg, Rydelius, 2008). Syrian children’s drawings often reveal this war trauma
and their vulnerability to mental illness (Özer, Şirin, Oppedal, 2013; Sirin, Rogers-Sirin,
2015). This has harmed the academic success of Syrian children experiencing
displacement, as shown by an Adana-based survey that compared Syrian students’
grades before and after the war (Ulum, Kara, 2016). Poverty complicates all these
education problems by creating structural limitations for most urban Syrian families,
who often cannot even pay for transportation and supplies for their children’s
education.
Zeytinburnu: A Micro Context of Immigration,Displacement and Refugee Resettlement
14 Chosen as the micro context of the Syrian immigration study, Zeytinburnu has received
waves of immigrants from a diverse geography over six decades, in addition to internal
rural-urban migration starting in the 1970s. It thus includes several groups of
immigrants of Turkish origin: Turks from the Balkans, including Bulgarian Turks, who
arrived in the second half of the 20th century (Bosswick, 2009); Turkmen and Ozbeks
from Afganistan in the 1980s, who formed a large diaspora in the district (Özservet,
2013; 2014); the Uyghurs from the Xinjiang region of China, and Kazakhs from
Afghanistan (Shichor, 2003; Çakırer, 2012). Immigrants of Turkish origin are called
“kindreds” (soydaşlar); treated therefore as being in line with the 1934 Law on
Settlement, they have the right to migrate to Turkey because of their “Turkish descent
and culture” (Öner, Genç, 2015: 26). However, Zeytinburnu’s previous trend of receiving
foreign ethnic Turkish immigrants has changed with the arrival of Syrians since 2013.
15 Syrians fleeing to Turkey have been attracted to Zeytinburnu because low income
immigrants can work in its textile and manufacturing workshops. Syrian men currently
make up the majority of Zeytinburnus’ textile workforce while women contribute to
garment and diverse textile industries doing home-based work, as observed by the
researchers. Syrians in our sample made their way to Zeytinburnu directly from the
Syrian border6 by bus (72.9%), car (10.5%) or on foot (21%). 7 Most surveyed Syrians
(64%) were attracted to Zeytinburnu for “finding a good job there”, which was
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mentioned as the primary reason8 for living there. Having family members and
relatives also pulled many Syrians (25%) to this district. According to the mukhtars in
the focus group discussion and individual interviews, “Syrians prefer Zeytinburnu
because it is central and accessible by public transport facilities” (Mukhtar 6); “there is
work here in the textile factories” (Mukhtar 2 and 4); “they (Syrians) populated all the
textile factories” (Mukhtar 2). Not only Syrian labor, but also capital has moved to
Zeytinburnu, where small-scale Syrian business, groceries and small shops have
multiplied, thanks to the tax exemption privilege granted to Syrians under Turkey’s
temporary protection regime. The mukhtars also talked about growing Syrian business:
“They (Syrians) do not pay tax, so they can sell things at a lower price” (Mukhtar 2);
“this is not fair”, “we (Turkish people) lost order and peace here” (Zeytinburnu), “our
neighborhoods complain a lot” (Mukhtar 5). These negative opinions of Syrians,
according to Daniel J. Hopkins (2010), could be the result of “sudden demographic
changes” in local communities due to the huge number of Syrians taking refuge in
Zeytinburnu over a very short time.
16 Confronting prejudice in Zeytinburnu further complicates the life of Syrians facing dire
conditions of poverty and displacement. Most of the Syrian families surveyed tend to
live in low rent basement or top floor apartments that often lack sufficient facilities for
sleep, personal hygiene, food preparation and storage, and an environment for
comfortable relaxation and learning. Lack of privacy creates extra stress for women
and young girls, who constantly worry about covering their body properly so as not to
“provoke” their men-folk. The observed Syrian children showed signs of challenging
changes in their lives. Older male children are forced to grow up fast to contribute to
the household budget and help the family survive: they are both bread-winners and the
liaison between the family and public institutions as to translate conversations from
Arabic into Turkish. In coping with desperate circumstances, female children above
12 years old are often expected to mature quickly to be ready to become a wife and
mother. Child marriage and its causes were difficult to discuss with the respondents in
Zeytinburnu. However, the fieldwork data demonstrates the reality: almost one fourth
of the Syrian homes visited by the researchers had young children living with the
parents, yet hardly any teenage girls. Perhaps, this suggests that young females had
been married off by the parents, as a means to reduce the financial and moral burden
on the family, which is also a common practice among Syrian refugee families in Jordan
and Lebanon (Smith, 2017).
17 The early marriage and motherhood of Syrian girls apparently alarms the host
community in Zeytinburnu as the mukhtars frequently mentioned the high fertility rate
of Syrians: “there are too many Syrians, who have many children” (Mukhtar 1)’
“women, even young women as young as 14, give birth every year” (Mukhtar 2); “we will
be a minority in our country” (Mukhtar 4). They think that the Syrian refugee
population is constantly increasing, becoming a threat to the country’s demographic
composition. The perception that Syrians overwhelmingly populate districts in Istanbul
is also noted by Deniz Genç and Merve Özdemirkıran (2015), who interviewed mukhtars
in several districts of Istanbul. While seen as a threat by many in the host community,
Syrians in Zeytinburnu also perceive risks, particularly a fear of criminal involvement,
with 26% thinking that there is a risk of being pushed into crime. In addition, a
significant minority (25-33%) worry about being targeted by human smugglers,
extremist groups, drug traffickers or criminal networks abducting children.
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Diverse Uses of Smartphones by Syrian Refugees forSurvival and Integration: Global, Regional and LocalTurkish Contexts
18 Among the diverse purposes of using smartphones, ranging from surfing the Internet
to social media posting, the device has also become a safety tool for everyone, but
particularly for women (Lindsay et al., 2013; Rahman et al., 2015). The increasing
refugee crisis has made it essential to refugees’ safety, as shown by UNHCR report
(2016). Looking at the larger regional context, several media reports reveal how
smartphones are becoming a tool of safe travel for Syrian refugees under conditions of
war and displacement, helping them survive perilous situations when they cross
borders, legally or illegally. For example, Syrian refugees crossing the Aegean Sea from
Turkey to Greece with the help of human smugglers were reportedly using their
phones to reach Greek Coast Guards to be rescued from deadly seas after their boats
ran into trouble (Kingsley, Kirchgaessner, 2016).9 Another example of smartphones
saving lives is the story of Al Beni and six of his friends from the southern Syrian city of
Sweida, who had all landed on the coast of Lesbos in September (2015). When their boat
ran into trouble at sea, Al Beni and his friends called the Greek coast guard on their cell
phone. He said: “We have all of their numbers. We have GPS in our cell phones. We
contact them via WhatsApp and they come and save us” (Watson, Nagel, Bilginsoy,
2015). Refugees also plot their journeys from Syria to Europe using tools like Google
Maps. Thus, the high level of smartphone ownership among refugees (nearly 87%) has
enabled many to arrive safely in Europe (Mchugh, 2016).
19 In Turkey, smartphone ownership by many Syrian refugees in the camps was
noticeable to government agencies (AFAD, 2014), which reported that 90% of Syrian
women in Turkey owned a mobile telephone, while 91% of Syrian women inside and
outside the camps used a mobile phone to communicate with their relatives (ibid.).
Separated from their husband and other relatives, many Syrian women living in Turkey
were able to remain connected to relatives outside Turkey via smartphone, thanks to
telecommunication companies that recognized the connectivity needs of Syrians
refugees and promptly improved their infrastructure. Amongst them, Turkcell
Company erected cell towers to provide connectivity in over 25 camps while employing
Arabic-speaking staff at Turkcell shops in the border area. To deal with Syrian refugees
spreading from border cities deeper into the country, including areas without previous
cross-cultural experience and insufficient bilingual retail staff, the company built an
Arabic-language call center (2014).
Smartphone, Life and Survival in the Zeytinburnu Context
20 Syrians living in Zeytinburnu have one important thing in order to survive: a
smartphone. Even though there was no furniture and even no carpet in most of the
flats surveyed (May 2016-March 2017), refugees had Wi-Fi connections, many children
had tablets, and adults had the latest branded smartphones. Their smartphones
deployed a wide range of technologies and platforms for communication, enabling
calls, text messages, Skype, Google Maps, Facebook, Yahoo Messenger, WhatsApp and
so forth. To them, the smartphone means “life” and “hands and feet”, as described in
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an informal interview. One Syrian woman said: “Fortunately, we have the smartphone
to communicate… My husband can call and see how the children and I are doing; we
can also reach family members in Syria and learn about their living conditions… the
children play with the smartphone and also use it for their homework”.
21 The diverse yet related categories of smartphone uses by Syrian refugees should be
apprehended in three major settings or processes: war and displacement; settling and
rebuilding a new life; virtual connection to the war and the construction of a war
memory (Chart 1).
Chart 1. Conceptual Categories of the Diverse Use of Smartphones by Syrian Refugees inZeytinburnu, Istanbul, in Three Settings or Processes
22 In the context of war, displacement and life-building settings, smartphones have
enhanced security by giving the Syrian refugees an address where they can exist while
navigating their way to safety. Given these diverse security concerns, the smartphone
is a safety tool for reaching other family members in an emergency and checking if
someone outside the home is safe. The smartphone is also a tool of socialization and
social connection for many Syrian women, who face social isolation due to their staying
at home to take care of young children. The smartphone also helps both Syrian women
and men to ease tensions, to share pain and feel better by connecting with loved ones
in and outside Turkey in order to talk, and feel that they are alive. As a young Syrian
woman interviewed in Zeytinburnu put it: “A smartphone is a must for me and for my
grandmother who lives in Aleppo. We chat by using smartphone apps, exchange
pictures on social media.” This shows how smartphones connect Syrians to their
diasporic networks, their country of origin and communities in Turkey. It is a tool of
connectivity for diaspora communities (Karim, 2004), forming a “virtual diasporic
space” (Mitra, Schwartz, 2001).
23 Syrian refugees also use their smartphones to record their journeys of displacement
and new life in Turkey, as well as to receive and spread Syrian war news and images
(e.g. photos of enemy soldiers’ corpses or their own soldiers’ heroic images); that is, a
visualization of the war. Through their apps, smartphones virtually connect Syrian
refugees to the war, which is also a de-territorialized combat, enabling them to know
how the “enemy” and “our” soldiers or groups are doing. The smartphone is a “new
medium of war information”, where war and displacement events are reported (May,
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Hearn, 2005). The use of smartphones for building a digital archive of the Syrian war
and displacement, and for providing evidence and memory is important. Given that
archives are political spaces of contested memory and knowledge, controlling them is
important: “there is no political power without control of the archive” (Derrida, 2002:
46).
Innovative Uses of Smartphones and Integration of Syrian Refugeesin Zeytinburnu and Turkey
24 Much of the literature investigating the integration of the migrants and refugees
indicates that key issues are employment (Castles et al., 2001), housing (Phillips, 2006),
language (McBrien, 2005; Warriner, 2007), education (McDonald, 1995; Gidley et al.,
2010; Taylor, Sidhu, 2012), and health (Duke, Sales, Gregory, 1999; Ager, Strang, 2008).
Before analyzing the Syrian refugees’ use of smartphones for integration, the term
itself needs to be defined. Four themes are critical to the key domains of integration:
“achievement and access across the sectors of employment, housing, education and
health; assumptions and practices regarding citizenship and rights; processes of social
connection within and between groups within the community; and structural barriers
to such connection related to language, culture and the local environment” (Ager,
Strang, 2008: 166). Refugees therefore need to acquire skills and knowledge to flourish
in these domains.
25 In Turkey, observation data showed that Syrians have developed their own strategies of
integration using various smartphone communication instruments and have thrived in
these four domains of integration. First, Syrian refugees in Zeytinburnu access job and
professional opportunities by communicating on Facebook and WhatsApp. Regarding
language and education, many Syrians use the smartphone as a learning tool (e.g. for
children’s homework or language learning). In general, Syrians with smartphones
benefit from Turkcell’s apps to meet the requirements of integration, including
learning language, advancing in education, accessing critical information to cope with
daily life challenges and getting access to public services (e.g. health, education, legal
aid). For example, the “Hello Hope” app helps them get information about how to
register at the nearest service points, and how to access various public services. More
specifically, it helps locate “nearby sources of services and support via GPS technology,
and contains an FAQ tab which includes information on essential processes such as
registration, obtaining official papers and access to health and education services”.10 It
also teaches basic Turkish words and expressions in both written and spoken formats.11
Moreover, it connects users to an Arabic call center with just one click, which is often
used by Syrians for emergency counseling. As the Turkcell manager interviewed here
noted, this is “thanks to the operators, who help the Syrian refugees waiting anxiously
on the phone and answer all types of questions”.12 Thus, the functions of the Arabic call
center go beyond its originally planned translation services due to the way Syrians use
it and the way the operators show flexibility as a gesture of humanitarian kindness. A
common example of demanding emergency information is asking for help to contact
Turkish hospital doctors. Other counseling examples have saved people’s life, as seen in
the case of a Syrian in Çanakkale who called the center just before boarding a boat to
cross the Aegean (2015). By warning him about the risks associated with this illegal
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journey, the operator convinced him to cancel his “unsafe” journey to Europe. The next
day, the man called the center and thanked the operator for “saving his life”.
26 Based on the above analysis of the qualitative and documentary data and following the
Grounded Theory approach, we developed a conceptual framework defining the core
domains of integration. We thus described how Syrian refugees innovatively use the
smartphone to acquire the abilities required in these domains (Chart 2). One such skill
is learning Turkish, which is critical for the social integration of Syrian adults and
children (Tunç, 2015).13 In the domain of social rights, smartphone app services enable
Syrian refugees to learn their rights, to reach information on employment
opportunities and to access social assistance, which are all essential as to overcome the
cultural and structural barriers hindering their integration. The smartphone is also a
tool for forming social connections within and between groups within the community –
one of the “key domains of integration for the refugees” (Ager, Strang, 2008: 166). This
finding is consistent with other studies showing how communication technologies
enhance integration (Blommaert, 2016).
Chart 2. Conceptual Framework Outlining the Uses of Smartphone and TelecommunicationServices by Syrian Refugees in Zeytinburnu, Istanbul, in the Core Domains of Integration
Conclusion
27 The study focusing on the Syrian refugees’ uses of smartphones in the larger context of
displacement, resettlement, and integration into the Turkish society shows that the
smartphone is an existential dispositif in the sense that it strategically empowers these
people through diverse uses of connectivity and in making homes away from home.
The refugees’ way of using smartphones indicates their perpetual inventiveness: they
use it as a GPS to navigate at sea or on land, as a diasporic space to connect for finding
shelter and work and to be informed about the situation at home, as a learning tool, as
a dispositif for building a war archive, and as a social assistance tool for integration.
28 Despite being a non-human entity, a smartphone is part of the refugees’ lives, a virtual
lifeline and tool for safety and survival. In coping with their everyday life difficulties
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and struggling to survive in emergencies, the refugees invent new links with the
powers of life, which respond to their contingency needs created by each immediate
situation (e.g. needing translation in a hospital). They shift from the intended purpose
of Turkcell services and modify the diverse functions of smartphones depending on
their situational needs. They empower themselves strategically by inventing new
practices with their smartphones in order to integrate the host society by learning the
language, and to access education and work. For these Syrian refugees living in Turkey
the use of smartphones and apps is continuously evolving in a constant interplay with
their contextual needs and motivations of.
29 At the same time, some refugees also use smartphones for illegal activities (e.g.
navigating illegal journeys with the assistance of smugglers), which makes the device a
dispositif to counter technologies of domination and surveillance. This could be a topic
for further research.
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NOTES
1. “Registered Syrian refugees” refers to those who are given the status of people under the
“temporary protection regime”.
2. Most of the 540,000 Syrians in Istanbul are concentrated in Esenyurt, Başakşehir, Sultangazi,
Küçükçekmece, Bağcılar, Zeytinburnu and Fatih districts (Erdoğan, 2017).
3. The Turkish government decided to close these schools in 2016 (Erkuş, 2016).
4. Reported in Theirworld (Watt, 2017).
5. Prior to the war, the Syrian government prioritized girls’ enrollment nationwide, and the girls’
school enrollment in Syria was 80%, with over 93% of children enrolled in primary school with
gender parity (Onishi, 2013).
6. The majority (96%) in the sample did not stay in any of the refugee camps.
7. Out of a total number of 380 respondents, only 2.3% took a flight to Istanbul. Others did not
answer the question, probably meaning hiding an illegal entry method.
8. An open-ended survey question was asked to find out the reasons for settling in Zeytinburnu.
9. During 2015, more than one million refugees reached the EU via the Aegean Sea.
10. GSMA, 2016. “Refugees and Connectivity”, GSMA. Com. Access: https://www.gsma.com/
refugee-connectivity/case-study-turkcell-refugees-as-valued-customers/.
11. The menu of “Learn Turkish” provides support in the form of instant audio translation: the
user speaks Arabic into the handset and the phone provides a translation into spoken Turkish.
12. This information was given in the interview held on November 15, 2016.
13. Most Syrian women (84%) wish to learn Turkish (Tunç, 2015).
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ABSTRACTS
This paper addresses the life and connectivity of Syrian refugees in Turkey. It is founded on an
interdisciplinary research project that combines explorative qualitative methods and a Grounded
Theory approach with a survey of 380 Syrian participants living in Zeytinburnu, Istanbul. It
examines these refugees’ trajectories from the war situation in Syria to Zeytinburnu, and
investigates how they have been using smartphones during the conflict, displacement and
resettlement; how the use of smartphones affects their daily lives, social connections and
integration; and the type of new uses they have discovered as survival and integration strategies.
The author builds conceptual categories to describe how the smartphone has become a dispositif
and a tool for survival and integration for the Syrian refugees in Turkey. This study also
examines the response of Turkish mobile phone companies to the Syrian refugee crisis and the
refugees’ need for connectivity, and how Syrian refugees use these telecom services according to
their emerging needs in the Turkish and regional context.
Cet article traite de la vie et de la connectivité des réfugiés syriens en Turquie. Fondé sur un
projet de recherche interdisciplinaire combinant des méthodes qualitatives et quantitatives avec
une enquête auprès de 380 participants syriens vivant à Zeytinburnu, Istanbul, il examine les
trajectoires de ces réfugiés de guerre. Il étudie comment les réfugiés syriens ont utilisé des
smartphones pendant le conflit, le déplacement et la réinstallation ; comment l’utilisation des
smartphones affecte leur vie quotidienne, leurs connexions sociales et leur intégration ; et quels
types de nouveaux usages du smartphone ils ont découverts en tant que stratégies de survie et
d’intégration. L’auteure construit des catégories conceptuelles pour décrire comment le
smartphone est devenu un dispositif et un outil de survie et d’intégration pour les réfugiés syriens
en Turquie. Cette étude examine également la réponse des entreprises turques de téléphonie
mobile à la crise des réfugiés syriens et au besoin de connectivité des réfugiés, et comment les
réfugiés syriens utilisent ces services de télécommunication en fonction de leurs besoins
émergents dans le contexte turc et régional.
INDEX
Mots-clés: dispositif, téléphone intelligent, réfugié, intégration
Keywords: dispositif, smartphone, refugee, integration
AUTHOR
NILÜFER NARLI
Bahçesehir University
TR-34353
nilufer.narli[at]eas.bau.edu.tr
Questions de communication, 33 | 2018
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Sur Médiarchie d’Yves CittonOn Médiarchie by Yves Citton
Bernard Miège
RÉFÉRENCE
Yves CITTON, Médiarchie, Paris, Éd. Le Seuil, 2017, coll. La couleur des idées, 416 pages
NOTE DE L’ÉDITEUR
La nouvelle rubrique « Focus » propose une lecture approfondie d’une œuvre récente,
ici Médiarchie d’Yves Citton, et d’une œuvre plus ancienne, La Raison graphique de Jack
Goody.
1 « Notice critique », ou « note critique » ou « note de lecture » ou encore « book review »,
cette rubrique a fait sa place dans les revues de sciences humaines et sociales, sans pour
autant que sa fonction soit clairement fixée : entre le simple compte rendu ou la
discussion théorique approfondie, s’échelonnent toute une série de modalités
intermédiaires, laissées plus souvent au choix des auteurs de ces notices que
dépendantes de la politique éditoriale des revues. Pour ma part, s’il m’est arrivé à
intervalles plus ou moins réguliers de publier des notices, celles-ci se retrouvaient
généralement du côté des discussions critiques ; il s’agissait surtout de textes critiques,
appuyés sur une argumentation aussi développée que possible et non de recensions
polémiques (pour autant que je puisse en juger) ; et ce, parce qu’engagé avec d’autres
dans l’édification d’une discipline, sur un plan autant épistémologique
qu’institutionnel, il m’apparaissait nécessaire de cibler des auteurs et des travaux qui
faisaient écran à cette construction intellectuelle. Puisque la revue Questions de
communication, obligeamment, me donne la possibilité de chroniquer l’ouvrage cité en
exergue et paru dans une collection de sciences humaines soucieuse
d’interdisciplinarité (comptant à son catalogue des auteurs comme Paul Ricœur,
Abdelwahab Meddeb, Francisco Varela et Alain Touraine), en m’offrant même un
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espace dépassant les normes habituelles, j’ai repris la balle au bond et, me plaçant sur
le terrain de la discussion théorique argumentée, je vais tenter d’expliquer ce que sont
mes points de désaccord qui s’avèrent plus nombreux et plus décisifs que mes points
d’accord (parmi ceux-ci je citerai ce que l’auteur appelle le « soin des médiations »). Ce
faisant, en tant que chercheur (en sciences de l’information et de la communication –
SIC), je me place délibérément du côté de l’activité réflexive, essentielle en effet à
l’avancée des connaissances dans tout champ du savoir, essentielle mais à condition
qu’on lui adjoigne d’autres modes de production de connaissances : par exemple des
élaborations théoriques résultant de l’application de méthodologies de recherche
appropriées sur des corpus empiriques, et bien d’autres approches reconnues pour
scientifiques. En d’autres termes, l’activité réflexive est à elle seule insuffisante et
source d’incomplétude, ayant le plus souvent du mal à se démarquer des écrits des
experts, des publicistes ou des journalistes spécialisés.
2 Il est cependant une autre motivation à ma démarche critique : à la lecture de
Médiarchie, j’ai cru progressivement, et surtout dans la dernière partie, y trouver
comme une tentative de formalisation de perceptions et de représentations assez
largement répandues dans des cercles spécialisés, actifs et fortement intéressés par
tout ce qui touche au développement du numérique, et même au-delà de ces cercles
auprès de consommateurs-usagers des techniques numériques. Professionnels et
usagers du numérique me sont apparus comme les cibles premières de l’ouvrage, et
l’auteur ne dissimule pas ses objectifs principaux dans les trois derniers chapitres :
« Qu’est-ce cette numérisation fait à nos médiarchies ? Quelles transformationsfaut-il y repérer ou en attendre ? Quels espoirs et quelles craintes peut-ellesusciter ? […] Le premier [chapitre] tentera de caractériser très sommairement lesaspects les plus novateurs de la passe numérique [distincte radicalement desanciens médias]. Le suivant essaiera de faire apparaître quelques-unes desstructures qui régissent la médiarchie numérique de l’intérieur […]. Le dernierpassera en revue certaines pratiques et certaines attitudes porteuses detransformations possibles » (Citton, 2017 : 291-292).
3 Ainsi, dans cet ouvrage, Yves Citton entend-il non seulement donner des clés de lecture
et de compréhension conceptuelles du devenir des médias à la supposée « ère
numérique », mais il ne s’interdit pas de tracer des perspectives d’accompagnement et
de prolongement par les acteurs sociaux eux-mêmes (je reviendrai sur ce qu’il qualifie
de médianarchisme et de médiartivisme). Et c’est bien ainsi que son livre, sorti au
milieu de 2017, a été interprété et compris par les journalistes qui l’ont interviewé.
4 Avant de passer à l’analyse de l’ouvrage, encore convient-il de donner quelques brèves
indications d’ordre biographique sur la trajectoire d’Yves Citton. Éric Loret (2017),
journaliste au Monde qui rend compte de son ouvrage, le qualifie comme suit :
« Il est passé de la littérature du XVIIIe siècle à l’économie de l’attention et, de là,aux “envoûtements médiatiques” […] avant d’être professeur de littérature àl’université de Grenoble-Alpes [donc de 2003 à 2017] et, depuis cette rentrée [deseptembre 2017], professeur de “littérature et media” à Paris-VIII-Saint-Denis ».
5 On apportera trois autres précisions : spécialiste du XVIIIe siècle, il s’est également
intéressé à Montaigne, à Spinoza (dans la France des Lumières) et à Stendhal ; le livre
collectif qu’il a dirigé sur l’économie de l’attention (Citton, 2014) portait sur
l’émergence d’une nouvelle économie, nouvel horizon du capitalisme, où l’attention
devenait la principale rareté, supplantant les échanges de biens matériels (cette
proposition faisait suite à sa lecture littéraire de la physiocratie) ; cofondateur de la
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revue Multitudes, il se veut pourtant plus pragmatique que politique. Et pour l’avoir
côtoyé pendant plusieurs années dans la même université (nous appartenions
cependant à des départements différents et éloignés géographiquement) et pour avoir
pris part à des séminaires dont il était l’organisateur (il ne me semble pas que l’inverse
se soit produit), j’ai gardé le souvenir que mes questionnements (par exemple sur la
question des médias) sont restés sans réponses, en dépit de sa courtoisie. Ce dialogue
scientifique défaillant trouve dans le présent ouvrage son explicitation ; au terme de
cette chronique, la démarche d’Yves Citton apparaîtra davantage comme le travail
personnel d’un intellectuel intéressé à l’importation des réflexions propres à
l’« archéologie des media » que comme celui d’un chercheur intéressé par une
approche interdisciplinaire. On y trouvera également des relents d’un dialogue manqué
et rarement approfondi avec les études littéraires qui furent pourtant, en France du
moins, souvent à l’origine des premières filières d’information et communication, mais
non sans incompréhensions et conflits ouverts jamais refermés (sur ce point voir les
travaux de Jean-François Tétu [2002]).
Des sources multiples, mais plus juxtaposées quemises en cohérence
6 Dans l’ouvrage d’Yves Citton, ce qui frappe c’est d’abord l’accumulation des références
(plus de 500, ce qui est considérable dans un texte de dimension moyenne avec 14
chapitres et un certain nombre d’interludes ayant pour but d’illustrer ou de compléter
l’argumentation des chapitres). Mais dans leur majorité, ces références ne sont pas
mises à profit et visent seulement à montrer que l’auteur les connaît, plus qu’il ne les a
utilisées. En revanche, un certain nombre d’auteurs semblent essentiels à sa
démonstration, et ils sont souvent cités et semblent réellement pour l’auteur des
sources d’inspiration ; le principal est Marshall McLuhan (qualifié de « père
fondateur »), et dans une moindre mesure Jean Baudrillard, Guy Debord, Gilles Deleuze
et Pierre Lévy :
« Les media […] étirent les capacités sensorielles des êtres humains, dans le tempset dans l’espace. [Pour Marshall McLuhan, ils] sont des “prolongements del’humain” […] avec l’idée que le réseau des relais de poste, les lignes téléphoniques,les antennes hertziennes, les satellites et les câbles sous-marins de fibre optique ontconstitué progressivement une sorte d’énorme système nerveux transindividueltransmettant nos irritations sensibles à travers toute la planète » (Citton, 2017 : 38).
7 Jean Baudrillard, ayant l’impression de participer à une vibration commune avec les
médias : « Nous ne sommes qu’épisodiquement conducteurs de sens, pour l’essentiel
nous faisons masse en profondeur, vivant la plupart du temps sur un mode panique ou
aléatoire, en deçà ou au-delà du sens » (cité par Citton, 2017 : 129).
Guy Debord : « Une version plus radicale donne toutefois à la publicité un statutplus hégémonique et structurant au sein du complexe médiatique. À la suite desaphorismes de Guy Debord, des artistes comme Richard Serra et des économistescomme Dallas W. Smythe [la relation ici, est improbable] ont dès le début desannées 1970 dénoncé l’ensemble des médias de masse comme un vaste appareilsocial d’endoctrinement consumériste, au sein duquel la fonction publicitaire joueun rôle clairement dominant » (ibid. : 159).Gilles Deleuze : « Les réalités sociopolitiques de nos innovations technologiquescontemporaines nous font plutôt voir ce que Deleuze et Guattari appelaient des« agencements machiniques » – à savoir des structures d’accouplement humain-
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machine au sein desquelles le capitalisme se sert des individus au moins autant queceux-ci se servent des machines » (ibid. : 113).Pierre Lévy : « Nos programmations médiées par ordinateurs génèrent des modèles dont la force de reconfiguration de nos réalités et de nos comportements à venirdemeure encore largement impensée et impensable – selon la puissance propre dece que Pierre Lévy analysait très bien dès 1995 sous la catégorie du “virtuel” »(ibid. : 225).
8 Des rapprochements avec la médiologie sont effectués à plusieurs reprises, mais non
sans indiquer une différence :
« C’est ce détour par l’étranger qui marquera aussi la différence entre le projetd’exploration de la médiarchie esquissé par ce livre et le projet d’enquêtes sur lesmédiasphères mené en France, depuis plus de vingt ans par l’École de médiologieréunie autour de Daniel Bougnoux, Régis Debray et Louise Merzeau » (ibid. : 30).
9 Mais d’une façon générale, les philosophes, parmi lesquels il ne faut pas oublier
Bernard Stiegler, et les spécialistes de sciences humaines emportent nettement la
préférence par rapport aux spécialistes de sciences sociales, le principal de ces derniers
étant Niklas Luhmann pour sa théorie de l’autoréférentialité des médias de masse.
10 On saura gré à Yves Citton d’avoir largement puisé dans les productions d’auteurs non
francophones, philosophes de la technique comme Günther Anders, ou des
technologies de l’image tel Vilém Flusser, mais surtout spécialistes de culture
médiatique numérique à l’image de Karen Barad, de Wendy Hui Kyong Chun, Jussi
Parikka ou de Siegfried Zielinski, ainsi que d’un théoricien de la littérature et des
médias comme Friedrich Kittler ; s’il les met souvent longuement à contribution, c’est
parce qu’il partage nombre de leurs propositions théoriques, et qu’ils sont des
représentants d’un courant disciplinaire dont on reparlera, à savoir l’archéologie des
media.
11 Si avec les premiers auteurs cités (Marshall McLuhan, Jean Baudrillard, Guy Debord,
Gilles Deleuze, Pierre Lévy, les médiologues), le lecteur pouvait non sans raison avoir
l’impression de retrouver des débats qui étaient déjà intervenus dans la dernière partie
du XXe siècle à propos des médias et des médiations médiatisées, ce n’est évidemment
pas le cas avec les derniers, non pas tant parce qu’ils seraient peu connus des
chercheurs francophones (ce qui n’est pas contestable et à cet égard l’entreprise d’Yves
Citton comble un vide dans la diffusion de pensées peu connues en langue française et
qui commencent seulement à être accessibles), mais surtout parce qu’à leur manière,
différente, ils interviennent sur le terrain très actuel des médias numériques, même si
c’est dans le prolongement de travaux sur les médias antérieurement développés. Ce
constat est essentiel, et il est difficile à percevoir tout au long du livre tant les
approches sont mêlées, mixées même, mais on ne peut faire le reproche à Yves Citton
comme à d’autres auteurs contemporains de se positionner uniquement dans le temps
court ; il y aurait d’ailleurs là comme une incongruité vis-à-vis d’un professeur en
« littérature et media ».
Des apports conceptuels critiquables
12 L’examen des principales sources reprises, et parfois abondamment, par Yves Citton
dans son ouvrage, a déjà permis de pénétrer dans l’univers théorique de l’auteur et
d’esquisser quelques interrogations. Il nous faut maintenant aller au cœur de
l’argumentation de l’auteur, en reprenant successivement les éléments clé de cette
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argumentation, mais dans un ordre ne suivant pas le texte, pour une raison qui
apparaîtra progressivement.
Media or not médias ?
13 En bon historien de la littérature, Yves Citton emploie le terme media dans la majeure
partie de son ouvrage, sauf au tout début (vis-à-vis des associations de critique des
médias et des… SIC), dans la deuxième partie et dans la prière d’insérer. Ce n’est pas
tant qu’il ignore que le substantif média(s) est d’un usage reconnu depuis plus de trois
décennies, mais c’est qu’il entend voir différemment, faire autre chose comme il l’écrit,
et quoiqu’il s’en prémunisse faire mieux, voire de plus haut en embrassant l’ensemble
du champ des médias (aujourd’hui complexe et fort différencié) avec un regard qu’il
considère comme critique, en prenant argument sur des travaux développés dans les
mondes anglo-saxons et germaniques, et en refusant autant les actions militantes
dénonciatrices que les travaux empirico-théoriques menés dans le cadre universitaire.
On peut évidemment lui répondre que la critique traverse également les travaux
universitaires, que les mondes anglo-saxons ou germaniques sont également divisés par
les mêmes tendances (et quelques autres), et qu’en revenir à Marshall McLuhan tenu
pour un inspirateur théorique principal, en ce qu’il a proposé : « Une tentative d’élaborer
une vision contre-intuitive, aidant à percevoir (ainsi qu’à concevoir) une dimension inhabituelle
de nos réalités [de façon] à décontenancer nos habitudes, en lançant des affirmations
paradoxales ou des formules énigmatiques qui, dans le meilleur des cas, ne
commencent à faire sens qu’au prix d’un dérèglement systématique de nos repères
coutumiers » (Citton, 2017 : 28-29) est peu innovant.
14 Très clairement, en ouvrant largement le domaine médiatique et en l’abordant (doit-on
écrire de façon surplombante) dans sa globalité, il s’interdit d’appréhender les médias,
de masse ou non, dans leur complexité et leur diversité, il feint d’ignorer les tentatives
visant à les définir et à les préciser, pour s’en remettre à une approche littéraire-
culturelle. Et, de fait, l’ensemble de son livre est traversé par une vision que l’on peut
qualifier de « liquidatrice » des médias de masse, qu’il partage avec des publicistes
promoteurs des nouveaux médias et de la culture de la convergence, dont Henry
Jenkins à qui il donne expressément son approbation et avec qui il tend à exemplarifier
l’internet et les techniques numériques (« Les possibilités de communication
bidirectionnelle ré-instaurées grâce à Internet, après le long tunnel de diffusion
unidirectionnelle, caractéristique des médias dominants du XXe siècle, ont
effectivement multiplié les niches de diversité, permettant aux voix les plus marginales
de s’exposer à une visibilité potentielle ») (ibid. : 148). Comme si on pouvait en rester
présentement à cette opposition binaire !
Médialité
15 C’est ensuite vers ce concept peu usité et les analyses de l’historien américain Marshall
T. Poe qu’il se tourne pour en préciser les attributs : accessibilité, confidentialité,
fidélité, volume, vélocité, portée, persistance, explorabilité. Le tableau qu’il en donne,
avec notamment les effets en relation avec ces attributs ainsi que leur combinatoire ;
besoin ( !) humain, pratiques sociales, et valeurs culturelles, ne déparerait pas dans un
ouvrage de sociologie fonctionnaliste. Toutefois, cette médialité s’est imposée à partir
de la dernière partie du XIXe siècle par l’entremise de toute une série d’appareillages
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successifs qu’il décrit ; elle s’est même amplifiée et massifiée. Ici, Yves Citton se
revendique « archéologue des media ». Cette archéologie des media, en vogue depuis
quelques années et en particulier outre-Rhin, se caractérise par une approche
davantage philosophique et littéraire que socio-historique et communicationnelle,
cherchant à relier techniques médiatiques passées et sensibilités, affects et esthétiques
de ces objets. De ce fait, Yves Citton affirme que l’émergence des médias de masse s’est
réalisée au détriment des médias occultes, dont le but était d’assurer la médiation de ce
qui est inaccessible aux sens ou de faire accéder à des angles morts ou à des points
aveugles ; les media occultes, écrit-il, ont subi une véritable excommunication
« nullement propre aux seuls genres du fantastique ou de l’horreur » (ibid. : 263). En
effet, on reconnaîtra là une proposition de l’archéologie des media. Mais c’est ce qui lui
permet également de mettre l’accent sur le rôle fondamental de Marshall McLuhan,
lequel insiste à la fois sur le fait que les media façonnent une perception commune et
redimensionnent notre rapport au temps et à l’espace. C’est aussi ce qui va justifier la
recherche d’un effet global des médias historiques du siècle précédent, ce qui le conduit
à s’intéresser, avec de timides réserves, à la prophétie du « monde comme fantôme »
émanant de Günther Anders, autrement dit la zombification croissante de chaque
nouvelle génération :
« Il n’est certes pas démontré que les nouveaux media successivement répandus aucours du siècle [dernier] aient été les principaux responsables de ce bilancalamiteux. Mais un ouvrage consacré à la médiarchie serait bien mal placé pourdisculper trop rapidement nos dispositifs de médialité de leur responsabilité dansnos catastrophes de socialité » (ibid. : 282).
16 Il s’agit là d’une esquive, assurément peu convaincante à ce niveau de généralité.
Médiarchie(s)
17 Le livre porte ce titre au singulier, mais il aurait tout aussi bien être intitulé : Médialité.
Il est vrai que le terme « médiarchie » est beaucoup plus fréquemment employé et que,
pour l’auteur, il a sans doute un pouvoir de conviction supérieur. Mais comment le
définit-il ?
« Nos [sic] médiarchies doivent donc être comprises comme des régimes de pouvoirau sein desquels les media sont des vecteurs d’affections opérant ponctuellementcomme des catalyseurs d’affects. En tant qu’agents politiques individuels, noussommes mus, émus, mobilisés par les affections qui atteignent nos sens depuis lemonde extérieur. En tant que sujets sociaux, nous sommes emportés par lesmouvements collectifs d’imitation et d’opposition des affects qui structurent noscommunautés. En tant que vecteurs d’affections et en tant que catalyseurs d’affects,les media sont tout à la fois à la source, au cœur et à l’horizon de ce qui faitpolitique parmi nous » (ibid. : 97).
18 Convenons que l’horizon est plus vaste que le/la politique et inclut des faits de société
et des composantes d’ordre culturel ainsi que des conceptions psycho-mentales. Dans
l’approche d’Yves Citton, les affects et les affections sont centraux et même exclusifs.
Où sont les opinions, les représentations (qui certes peuvent être mentales mais sont
tout autant socialisées), ainsi que les pratiques sociales dont bien des travaux de
sociologues ou de politistes ont montré que, pour partie, elles sont au principe de nos
actions individuelles (voir parmi d’autres Bernard Lahire) ? Chez l’auteur de Médiarchie,
tout tourne autour des affects et des émotions (et à partir de là des hallucinations, des
hantises et des fantasmagories) d’une part, des appareillages techniques reconfigurant
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les temporalités et les agentivités, terminologie préférée à actions humaines-sociales
(depuis Athanasius Kircher, puis le premier télégraphe jusqu’aux techniques
numériques) d’autre part. La caractérisation des médiarchies comme des relations de
pouvoir était une proposition engageante mais en la restreignant finalement au couple
affects/appareillages, le livre ne peut en donner qu’une approche simplificatrice,
mutilée même. D’autres éléments, signalés ci-après, viendront en complément de cette
critique première.
Une archéologie des media principalement a-historique
19 On ne peut faire grief à Yves Citton, comme à beaucoup d’autres analystes et
observateurs contemporains, de limiter son approche des médias à ce qu’il est convenu
de désigner comme une « ère numérique » ; les éléments sur lesquels il s’appuie ont
pour origine le milieu du XVIIIe siècle et s’échelonnent dès lors sur deux siècles et demi.
Pourtant, ce serait une erreur de considérer que ces constats successifs suffisent à
inscrire les médias envisagés dans l’histoire des sociétés, et donc des actions sociales et
humaines : dans la vie de travail des hommes, dans la sphère domestique, dans la
sphère publique et politique, dans les conflits internationaux, etc., de tout cela il n’est
pratiquement pas question. Les médias (et encore pas tous comme on va le voir) n’ont
de relations qu’avec des hommes abstraits, génériques en quelque sorte. Il est ainsi
amené à distinguer quatre phases, également qualifiées de périodes (Citton, 2017 : 268
sq.), mais ce parce qu’elles « permettent de mieux identifier les strates dont se
constituent nos angoisses actuelles sur les méfaits des jeux vidéo, des réseaux sociaux
et du numérique ubiquitaire ». La première, allant de 1840 à 1880, est dominée par la
technologie du télégraphe ; la seconde, allant de 1880 à 1920, correspond à la
communication sans fil, et aux pratiques de la radio amateurs ; la troisième de 1920 à
1960 installe le corporate broadcasting : la diffusion centralisée de programmes imposés
d’en haut ; et la quatrième, de 1960 à 2000, est celle de la colonisation télévisuelle des
ménages. Ce n’est pas tant cette catégorisation approximative et réellement peu
rigoureuse qui est discutable, mais c’est tout ce qu’elle laisse de côté, et qui se trouve
pourtant être au cœur du fonctionnement des sociétés et de la vie des hommes, dans
leur grande diversité mais de manière de plus en plus prégnante. À quoi s’intéresse
centralement cette archéologie des media ? Yves Citton s’en explique : « C’est surtout
une autre façon d’approcher dans le long terme la matérialité physique des modes de
communication […]. C’est dans le fonctionnement matériel, généralement caché, des
appareils qu’il convient d’aller chercher la raison des qualités occultes qui en
émanent » (ibid. : 194). Si son insistance sur la nécessité de regarder du côté de la
matérialité des appareillages est effectivement à prendre en considération, ce n’est
assurément pas dans les seules perspectives indiquées dans cet ouvrage ; et depuis
Raymond Williams et ses travaux sur la télévision, c’est une orientation largement
partagée dans les études de communication. Et donc, comment ne pas y voir un
aveuglement volontaire de l’auteur sur la production scientifique concernant son
objet ?
Des media confinés aux médias audiovisuels et numériques
20 La médiarchie envisagée depuis plus de deux siècles ne laisse aucune place à
l’information, et particulièrement à l’information de presse, ainsi qu’aux industries
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culturelles (édition de livres, musique enregistrée, cinéma, programmes télévisuels,
spectacles industrialisés, etc.). Seuls les jeux vidéo sont cités, rapidement et sans
aménité. Ce repliement sur les seules techniques audiovisuelles et numériques, ne
laisse pas d’étonner de la part d’un spécialiste du XVIIIe siècle. Ce raccourci humanités
classiques – humanités numériques laisse ainsi dans l’ombre les enjeux fondamentaux
de l’essor des cultures populaires en lien avec les technicisations médiatiques
successives. Si on le retrouve chez nombre d’experts, de technologues ou de publicistes,
et par irrigation chez diverses catégories d’usagers-consommateurs, les approches
généralistes des médias ne font plus l’économie de cette vision que nous qualifierons en
première approximation de systémique, tant les interactions sont nombreuses, les
influences réciproques et les dominations significatives. Point besoin d’insister.
Des carences méthodologiques et un penchant peumaîtrisé (conceptuellement et stratégiquement) pourla numérisation
21 L’ouvrage Médiarchie est avant tout la production d’un penseur (ce que d’ailleurs Yves
Citton n’hésite pas à revendiquer en certaines circonstances) puisant à des sources que
l’on peut aisément identifier, d’abord un certain nombre de penseurs actifs sur la scène
des idées dans la dernière partie du XXe siècle, et ensuite plus particulièrement un
courant disciplinaire se présentant sous l’appellation d’archéologie des media, et se
donnant pour objectif de « revisiter le contemporain [de ce kaléidoscope que sont les
media] avec un regard rafraîchi d’exotisme archaïque [en proposant] des abstractions
sensibles (plis, strates, coupes, modulations, vibrations, résonances, zombies) » (Citton,
2017 : 20).
22 De là, peut être dressé le constat de carence de toute méthodologie de recherche
affichée. On chercherait vainement un recours au traitement de matériaux historiques
conséquents pour appuyer les analyses de long terme qu’il appelle de ses vœux. Et
l’auteur se positionne explicitement « par contraste avec les généralisations
sociologiques ou avec les catégorisations sémiologiques favorisées par les sciences
françaises de la communication » (ibid.). Il précise même :
« Voilà plusieurs décennies que les sciences de l’information et de lacommunication accumulent ainsi des données et des analyses donnant une vue bienplus nuancée et différenciée de l’influence, importante mais limitée, qu’ont diverstypes de “médias” sur divers types d’audiences. Ce qui fait la vertu de tellesrecherches – leur humilité empirique, leur caractère “appliqué” et leursconclusions “mesurées” – les rend toutefois souvent quelque peu frustrantes pourqui souhaite comprendre plus globalement ce que sont et ce que font les “médias”,en tant que modalités spécifiques de l’interagir humain » (ibid. : 27).
23 Si ces enquêtes documentent certains mécanismes précis, « [elles] donnent parfois
l’impression de tourner en rond au sein de vérités difficilement contestables, mais
finalement peu instructives » (ibid. : 28). Une caractérisation qui ne va pas sans
perfidie ! Et qui repose sur des constats discutables : 1) en quoi se limite-t-elle à la
recherche française ? ; 2) se vérifie-t-il que cette tradition de recherche remonte à
plusieurs décennies alors que l’édification des sciences visées est somme toute bien plus
récente, et n’allait pas de soi (et par exemple au sein des universités littéraires) ; 3)
dans le domaine médiatique traversé par autant d’influences et aussi controversé, les
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résultats obtenus, a priori peu contestés par Yves Citton, sont-ils opposables s’ils ne sont
pas confortés par des méthodologies de recherche précisées et reconnues au sein de la
communauté scientifique concernée ? La posture intellectuelle généralisante d’Yves
Citton le pousse à exclure d’emblée les travaux et résultats de plusieurs disciplines
fortement impliquées sur son objet, fondant de fait sa pensée sur une absence de
connaissances validées par des méthodologies reconnues et, comme il se doit, dans
toute production scientifique, patiemment établies.
24 Les médiarchies, en tant que régime de pouvoir et vecteurs d’affections, se sont donc
imposées par la domination des médias de masse, et pour expliquer celle-ci, il n’est que
rarement fait référence aux stratégies économiques et politiques, et de rapports de
domination relevant du capitalisme global ; de même, les Gafam (Google, Apple,
Facebook, Amazon, Microsoft) et les Natu (Netflix, Airbnb, Tesla, Uber) sont-elles
quasiment absentes de la phase actuelle (une seule mention page 349, avec le Crédit
Suisse et Goldman Sachs). En tout cas, présentement, il s’agit de « digitaliser la
médiarchie » en place, et cela passe d’abord par la désintermédiation engagée, faut-il le
signaler, par les géants du numérique, essentiellement via les plateformes. « Si le
numérique paraît dissoudre la médialité en la faisant pénétrer dans tous les interstices
de nos existences, il aide ainsi peut-être à faire apparaître ce qui a toujours été la
nature profonde de toute médialité » (ibid. : 339) et qui remonte aux langues naturelles.
Confiance donc dans les médialités nouvelles, autrement dit les médialités digitales, et
cette confiance s’accompagne de propositions concrètes (voir notamment ibid. :
340-342) dont on doit mettre en doute les conditions réelles de possibilité. Ainsi, notre
attention collective étant un bien commun,
« l’accès aux biens culturels (informations, connaissances, discours, spectacles,images, sons, récits, interprétations, etc.) en mode pull – caractérisé par le fait quele récepteur va chercher de son propre mouvement les documents là où ils setrouvent – doit en principe être libre et gratuit pour les individus et les associationsà but non lucratif [et] financé par la collectivité dans le respect de la soutenabilitéécologique des technologies de communication » (ibid. : 341).
25 Le financement en serait assuré par une redevance « sur le modèle esquissé par le
copyfarleft [voir également p. 315] [qui] devrait être minimale pour ceux qui utilisent les
biens culturels à des fins d’épanouissement personnel (créatif) ou de coopération
sociale, et maximale pour ceux qui se les approprient à des fins de profit commercial »
(ibid. : 341). Quant à la publicité, elle devrait faire l’objet d’une taxation lourde : « Une
taxe initialement fixée à 30 % de toutes les dépenses affectées à des opérations de push
rapporterait des sommes suffisantes pour développer de très nombreuses activités de
création et de diffusion » (ibid. : 342). Est également prévue la reconnaissance juridique
des big data comme biens communs, en ce qu’ils contiennent des richesses
d’information, et permettraient d’instaurer de nouveaux rapports économiques, en
imposant aux grandes entreprises commerciales un devoir de transparence et d’accès
ouvert (ibid. : 314, 316 et 342). Toutes mesures qui, à l’échelle nationale comme
internationale, paraissent – dans un avenir prévisible – très largement hors de portée
des revendications individuelles-sociales et des mouvements sociaux. Rien en tout cas
ne permet d’inférer de l’argumentation conduite par Yves Citton qu’il doute de leur
applicabilité à l’avenir. Et il ne se compte pas parmi ceux qui ont déjà « une attitude
désillusionnée envers les promesses trahies (parce que naïves) de la “révolution
numérique” » (ibid. : 344). Il marque sa confiance dans les actions qui « peuvent
contribuer aujourd’hui à réorienter l’évolution de nos médiarchies numériques » (ibid.).
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26 Au titre de ces actions, Yves Citton décrit longuement les différentes sortes de surprises
et surprenances (opérationnelles, sensibles, interprétatives, médiatiques) émanant des
hackers mais aussi les exploits de repentis comme Edward Snowden, ainsi que le
piratage de données. Il ne manque pas d’y ajouter le « médiartivisme » et l’« art-
activisme ». Mais on ne peut que se montrer surpris de le voir relier ces perspectives
avec la théorie du virtuel et celle de l’intelligence collective mise en avant par Pierre
Lévy dans la dernière décennie du siècle précédent. Il nous avait échappé – et c’est
toujours le cas – que « la virtualisation est profondément médianarchiste », mais pas
que « l’archéologie des media est anarchiste en acte » (ibid. : 381).
27 Ce que je retiens de cette discussion critique des thèses d’Yves Citton (que j’ai tenue à
mener au plus près du texte de son livre publié en 2017), qui est publiée dans une revue
de SIC, ce n’est pas tant de savoir si la thématique de l’« humanisme numérique » qui
agite nombre d’universités à travers le monde au cours de ces dernières années est
pertinente (à mon sens, elle ne l’est pas si on est intéressé prioritairement à des
connaissances produites selon des méthodologies scientifiques reconnues), mais plutôt
qu’il est essentiel de poursuivre une réflexion commune approfondie sur la
contribution des technologies de l’information et de la communication numériques aux
changements/mutations/révolutions des pratiques et des stratégies dans les sociétés
contemporaines ; et cela en se démarquant effectivement des discours d’annonces ou
des généralisations actuellement dominantes, ô combien encombrantes pour la
compréhension des phénomènes en cours et entravant de fait l’avancée des résistances
aux nouvelles dominations. À cette perspective exigeante mais dont on peut attendre
qu’elle soit éclairante et en tout cas productive de connaissances, Médiarchie ajoute
surtout du bruit et même de la confusion.
BIBLIOGRAPHIE
Citton Y., dir., 2014, L’Économie de l’attention. Nouvel horizon du capitalisme ?, Paris, Éd. La
Découverte.
Citton Y., 2017, Médiarchie, Paris, Éd. Le Seuil.
Loret É., 2017, « Hackeur des médias », Le Monde, 13 oct. p. 10.
Tétu J.-F., 2002, « Sur les origines littéraires des sciences de l’information et de la
communication », pp. 71-93, in : Boure R., éd., Les Origines des sciences de l’information et de la
communication. Regards croisés, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion.
RÉSUMÉS
Conduit du point de vue des sciences de l’information et de la communication, cet article se veut
une discussion critique en profondeur d’un ouvrage paru en 2017, et qui, dans le contexte
complexe et controversé de l’avènement des médias sociaux et de l’implantation perturbante des
réseaux sociaux-numériques, entend repenser la question des médias. Sont d’abord discutés les
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concepts centraux sur lesquels s’appuie l’ouvrage et particulièrement : media, médialité et
médiarchie, ainsi que leur relation avec des penseurs considérés comme des « fondateurs » au
cours de la dernière partie du XXe siècle, mais surtout leur filiation directe avec un courant
théorique peu diffusé dans l’espace francophone : l’archéologie des media. Ensuite, sont mises en
évidence les carences méthodologiques de cette approche, tant historiques que
communicationnelles ou socio-économiques. On peut considérer cette démarche réflexive
comme une contribution à la prise de distance avec une notion aussi peu fondée que celle
d’humanités numériques.
This article, written from the point of view of the information-communication studies, is an in-
depth critical discussion of a book published in 2017, which in the complex and controversial
context of the advent of social media and disruptive implantation of social-digital networks,
intends to rethink the question of the media. The central concepts on which the book is based are
particularly discussed: media, mediality and mediarchy, as well as their relationship with
thinkers considered as “founders” during the last part of the twentieth century but especially
their direct filiation with a theoretical current that has not been widely diffused in the French-
speaking world: the archeology of the media. Then, the methodological shortcomings of this
approach, both historical and communicational or socio-economic, are highlighted. This
reflective approach can be considered as a contribution to distance from a notion as unfounded
as that of digital humanities.
INDEX
Keywords : archeology of the media, media history, media, research methodologies, digital,
information and communication studies
Mots-clés : archéologie des media, histoire des médias, media, médias, méthodologies de
recherche, numérique, sciences de l’information et de la communication
AUTEURS
BERNARD MIÈGE
Groupe de recherche sur les enjeux de la communication
Université Grenoble Alpes
F-38000
Bernard.Miege[at]univ-grenoble-alpes.fr
Questions de communication, 33 | 2018
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Sur La Raison graphique. Ladomestication de la pensée sauvage deJack GoodyOn The Domestication of the Savage Mind by Jack Goody
Jean-Marie Privat
RÉFÉRENCE
Jack Goody, La Raison graphique. La domestication de la pensée sauvage, trad. de l’anglais
par J. Bazin et A. Bensa, Paris, Éd. de Minuit, 1979 [1977], 274 pages
NOTE DE L’ÉDITEUR
La nouvelle rubrique « Focus » propose une lecture approfondie d’une œuvre récente,
Médiarchie d’Yves Citton, et d’une œuvre plus ancienne, ici La Raison graphique de Jack
Goody.
1 Jack Goody (1919-2015) n’aura eu de cesse de comprendre le monde, les mondes. Dans le
lointain héritage de l’anthropologie comparée britannique – on songe à
l’encyclopédisme de James Frazer – ou dans la proximité ethnographique de
l’africaniste Edward E. Evans-Pritchard, Jack Goody a publié des livres sur des sujets
aussi divers que les coutumes culinaires et les imaginaires amoureux, sur les cultures
iconophiles et les civilisations iconophobes, les univers eurasiens et les échanges entre
Orient et Occident, le culte des fleurs et ses usages rituels, l’anthropologie historique de
la famille, etc. Mais ses travaux les plus fameux et les plus connus concernent l’écriture.
C’est ainsi que La Raison graphique est devenue de fait un classique des sciences sociales
et singulièrement de l’anthropologie de l’écrit. Son retentissement dans la
communauté intellectuelle et éducative fit date et son questionnement demeure
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toujours aussi profond voire vif, sinon à vif. L’enjeu est d’importance : la culture n’est-
elle pas « une série d’actes de communication » (Goody, 1977a : 86) ?
2 L’ouvrage a été très rapidement publié en français dans la fameuse collection « Le sens
commun », créée en 1966 et dirigée par Pierre Bourdieu aux éditions de Minuit,
collection dont le projet intellectuel ambitieux était de favoriser la rencontre de
recherches majeures voire fondatrices en anthropologie sociale et culturelle, en
philosophie du langage comme en linguistique générale, en sociologie de l’école ou en
histoire de l’alphabétisation, en ethnographie de la parole mais aussi en histoire de l’art
et de l’esthétique.
3 Jack Goody, lui, se proposait d’approfondir ses premiers travaux et de « pousser plus
loin l’analyse des effets de l’écriture sur les “modes de pensée” (ou sur les processus
cognitifs) d’une part, sur les institutions sociales les plus importantes d’autre part »
(ibid. : 31-32). Une double interrogation sur l’écrit comme pouvoir de configuration
d’une culture et comme mode spécifique du cogito. Une nette rupture épistémologique
se dessine ainsi par rapport aux habituelles conceptions purement instrumentales ou
fonctionnelles du langage sous forme écrite ou sous forme orale. Il n’est plus question de
forme justement – mais de format de la pensée et de conformation spécifique du monde
sous régime scriptural. Sous wor(l)d, today…
4 Ce livre est composé de huit chapitres d’une trentaine de pages chacun1 dans lesquels
Jack Goody analyse avec acuité et alacrité un « immense domaine » dont il reconnaît
volontiers qu’il n’a pu aborder que « les marges » (ibid.). Les marges…, propos en partie
rhétorique et prudent, mais comme on sait aussi c’est dans les marges dans les
manuscrits médiévaux que se glissaient des lézards et c’est dans les marges des
brouillons d’hier et d’aujourd’hui que se dessinent parfois quelques lézardes qui
remettent en question le bel ordre anthropographique d’une culture.
Le code et le mode
5 Jack Goody avait d’abord commencé à aborder ces problématiques du statut sémiotique
spécifique de l’écrit et de ses effets propres dans l’histoire des sociétés et des individus
en compagnonnage avec un autre chercheur anglais, l’ami Ian Watt (Stanford
University) (Goody, Watt, 1963a)2 ; et quelques années plus tard, cette exploration se
poursuivait dans la direction magistrale d’un important ouvrage collectif
d’anthropologie linguistique sociale et comparée – Literacy in Traditional Societies (1968).
Jack Goody ne cessera dès lors d’approfondir sa réflexion et d’essayer d’en démontrer la
puissance heuristique intrinsèque comme la variété des champs d’application (Goody,
1986 ; 1987 ; 2000 ; 2007 ; 2010b).
6 La Raison graphique a sans doute fasciné par son style d’écriture à la fois savant et
plaisant – comme si le texte tutoyait l’intelligence de son lecteur – et plus
profondément par ses effets de dévoilement des modes et des mondes de l’homo
graphicus. À vrai dire, les hypothèses et analyses de Jack Goody ne nous arrivaient pas
dans un désert de réflexions sur le sujet, en particulier à propos du passage des cultures
orales aux cultures écrites, y compris en Europe occidentale3. Mais des formules comme
« technologie de l’intellect4 » ou « théorie du grand partage » ou encore « réduction
graphique de la parole » et « littératie restreinte/élargie » firent mouche, au risque
d’un usage demi-savant de ces notions. La force d’argumentation sinon de conviction
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de Jack Goody tenait aussi au prestige de la collection, au prestige du signataire
(Professor of Social Anthropology – University of Cambridge) et non moins au dense
avant-propos (Goody, 1977a : 7-29) cosigné par deux jeunes et brillants anthropologues
bourdieusiens, Jean Bazin (tôt disparu) et Alban Bensa (Bensa, Bourmeau, 2017). On
arrachait se faisant la théorie de l’écrit aux seuls spécialistes traditionnels de l’écriture
(pédagogues, psychologues, linguistes) et aux sciences historiques.
7 Quels sont les points saillants de l’analyse goodienne si l’on part du principe général
que « l’écriture favorise des formes spéciales d’activité linguistique et développe
certaines manières de poser et de résoudre les problèmes : la liste, la formule et le
tableau jouent à cet égard un rôle décisif » (Goody, 1977a : 267) ? À l’évidence, toutes les
modalisations sémantiques ont ici leur importance (favoriser, développer, manières),
mais soulignons que pour Jack Goody écrire c’est spécifiquement inscrire une
information dans une espace graphique, offrir à la vue du langage spatialement
ordonné. Il devient clair que ces dispositifs scripturaux sont sui generis par rapport à
l’oral. En effet, quels seraient les correspondants oraux d’un index, d’un glossaire, d’un
schéma, d’une carte, d’un diagramme, d’une formule, etc. ? Il y a bien un savoir (une
saveur) propre à l’ordre graphique, une autonomie sémiotique et pratique significative.
Et, plus généralement, « même si l’on ne peut raisonnablement pas réduire un message
au moyen matériel de sa transmission », tout changement dans le système de
communication a « nécessairement d’importants effets sur les contenus transmis »
(ibid. : 46)5. Ainsi, mettre l’accent sur les dispositifs matériels de la communication c’est
nécessairement interroger leurs effets sur les modes de pensée, les modes de relations à
soi, aux autres, au monde. Et aussi, bien entendu, sur les rapports distanciés à la langue
et ses usages spécifiques. Loin de tout ethnocentrisme et/ou de tout relativisme
culturel.
8 Jack Goody entend bien situer ses analyses loin de tout scriptocentrisme occidental
(voir les définitions privatives des sociétés orales décrites comme sans écriture, des
populations exotiques perçues jadis comme analphabètes ou des sujets sociaux
contemporains réduits parfois au seul statut d’illettrés)6 comme, à l’inverse, d’un
nostalgique sinon populiste retournement des stigmates de la dévalorisation :
« Ces sociétés traditionnelles sont fondées sur des relations personnelles, sur desrapports concrets entre individus […]. Dans les sociétés de l’homme moderne […],les relations avec autrui ne sont plus que de façon occasionnelle et fragmentairefondées sur cette expérience globale, cette appréhension concrète d’un sujet par unautre. Elles résultent, pour une large part, de reconstructions indirectes, à traversdes documents écrits […]. Nous communiquons par toutes sortes d’intermédiairesqui élargissent sans doute immensément nos contacts, mais leur confèrent enmême temps un caractère d’inauthenticité » (Lévi-Strauss, 1973 : 425-426).
9 À propos de ces niveaux d’authenticité, rappelons ce que le célèbre anthropologue
ajoutait alors, non sans une pointe de provocation peu pensable aujourd’hui à la vérité :
« Nous n’entendons pas nous livrer au paradoxe, et définir de façon négative l’immense
révolution introduite par l’invention de l’écriture. Mais il est indispensable de se
rendre compte qu’elle a retiré à l’humanité quelque chose d’essentiel » (ibid. : 426-427).
10 Ainsi Jack Goody s’oppose-t-il par principe théorique à tout évolutionnisme historique
comme à tout romantisme culturel. Il rejette donc toute forme de relativisme culturel
qui au nom de l’indifférence de principe aux hiérarchies araserait les différences
inhérentes aux systèmes de communication :
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« La variation des modes de communication est souvent aussi importante que cellesdes modes de production, car elle implique un développement tant des relationsentre individus que des possibilités de stockage, d’analyse et de création dansl’ordre du savoir […] : accroître le champ de l’activité critique, favoriser larationalité, l’attitude sceptique, la pensée logique » (Goody, 1977a : 86).
11 On voit que cette approche des praxis langagières – fortement teintée ici de
matérialisme historique marxiste comme gage probable d’analyse concrète d’une
donnée concrète7 – ne saurait se satisfaire d’un relativisme diffus ( ibid. : 106) qui
s’aveuglerait en fait sur ce que le langage sous forme écrite peut faire pratiquement à
l’exercice de la pensée. Ainsi,
« quand un énoncé est mis par écrit, il peut être examiné bien plus en détail, priscomme un tout ou décomposé en éléments, manipulé en tous sens, extrait ou nonde son contexte. […] il peut être soumis à un tout autre type d’analyse et de critiquequ’un énoncé purement verbal […]. Le discours n’est plus solidaire d’une personne ;mis sur papier, il devient plus abstrait, plus dépersonnalisé » (ibid. : 96-97).
12 L’écriture visualise le langage et de facto tend à objectiver le discours (vs immédiateté
de l’interaction interpersonnelle et du flux de la parole échangée viva voce), jusqu’aux
manipulations savantes ou plaisantes de symboles purement graphiques (cartographie,
algèbre, géométrie et autres logiques formelles, algorithmiques ou pas). Jack Goody
peut alors conclure de ce différentiel structurel et comme scalaire entre « écrit » et
« oral » que « les sociétés “traditionnelles” se distinguent non pas tant par le manque
de pensée réflexive que par le manque d’outils appropriés à cet exercice de rumination
constructive » (ibid. : 97).
L’ordre graphique
13 Cette mise au point épistémologique n’exclut pas l’examen attentif des procédures
propres à la raison graphique, cette technologie de l’intellect que je préférerais désigner
comme des technographies du langage. On se doute bien qu’il faudrait inscrire la culture
graphique dans une histoire longue (écriture en Babylonie, alphabet en Grèce ancienne,
imprimerie en Europe occidentale, écriture numérique mondialisée). Ce n’est pas le
propos principal de ce livre, à plus forte raison l’écrit électronique dont Jack Goody n’a
jamais vraiment essayé de penser la (trop sidérante ?) nouveauté.
14 La force heuristique et pédagogique de la démonstration repose concrètement sur
l’examen de quatre scénographies très communes de l’écrit : le tableau, la liste, la
formule, la recette. Prenons l’exemple du tableau à double entrée dont la forme
matricielle est constituée par l’entrecroisement orthogonal et régulier de colonnes
verticales isomorphes et de lignes horizontales équidistantes. En effet, la disposition à
la fois linéaire et tabulaire des données ne saurait avoir d’équivalent à l’oral. Ce
quadrillage des données langagières est une systématique et méthodique mise en ordre
graphique de l’intelligence du monde, une formalisation toujours plus poussée de sa
compréhension et de sa mémoire. On comprend que les Lumières et l’École aient voué
un culte particulier aux tables et aux tableaux, aux cahiers et aux fichiers, etc., quitte à
« figer un énoncé solidaire d’un contexte en un système immuable d’oppositions »
(ibid. : 139). Pierre Bourdieu – contre un certain structuralisme formel – retiendra la
leçon pour les sciences humaines et sociales8.
15 Soit encore la liste, liste selon l’ordre alphabétique de l’index par exemple (Vinson,
2006). Cette technique scripturale de sélection et de présentation des données ne serait
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avoir d’équivalent à l’oral. Elle permet une consultation à la fois rapide et critique des
contenus d’un ouvrage. Il suffirait de regarder de près l’index de La Raison graphique…
pour y lire comme à livre ouvert justement combien la structure sémantique de
l’espace graphique institue à la fois la liberté critique du lecteur (présence/absence des
items ; neutralité stricte de l’ordre alphabétique ; standardisation des références,
ordonnancement elliptique des entrées et sous-entrées, etc.) et combien son
infrastructure formelle manifeste en quelque façon le triomphe de la culture
graphique. Ici triomphent abréviations multiples et codées, signes diacritiques,
succession énumérative de renvois chiffrés, autorité de la ponctuation, économie des
tirets longs typographiques qui se substituent aux mots, voire tirets grammaticalisés
sur le modèle –s ou même mots sectionnés en bout de ligne selon les stricts impératifs
de la colonne (figure 1).
Figure 1. Jack Goody, 1979, La Raison graphique, p. 269
16 Ainsi dans l’un et l’autre cas (tableau, liste, mais aussi dictionnaire, catalogue,
calendrier, inventaire, organigramme, arborescence, diagramme, etc.), l’écriture est un
stockage raisonné et spécifique de l’information, et une configuration spatiale et comme
discontinuée de la langue. C’est cette forme d’abstraction et de mémorisation élective
qui contribue à singulariser le langage dans sa version écrite, à l’autonomiser toujours
plus du bariolage de la pensée sauvage… Il s’agit moins d’une simple habileté technique
ou mnémotechnique que d’une nouvelle aptitude cognitive générale (Goody, 1977a : 193)
qui engendre une conscience plus grande des « formes » de l’expression verbale et de la
« formalisation » cumulative des pratiques, notamment scientifiques (ibid. : 221).
17 C’est dans un ouvrage ultérieur – La Logique de l’écriture (1986) – que Jack Goody passera
en revue les complexes implications9 de l’apparition de l’écriture dans des domaines
aussi cruciaux que ceux du sacré (Parole de Dieu/Religions du Livre), de l’économie et
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de la culture (livres de comptes/contes), de l’organisation bureaucratique des États et
de l’administration des sociétés, du monde judiciaire enfin (pacte oral et Code civil).
Notre anthropologue clôturera son exploration en soulignant – depuis Platon et
Rousseau le thème est présent – l’hégémonie qu’exerce la civilisation de l’écriture. Une
hégémonie sociale et symbolique liée à la très inégale distribution de la maîtrise des
pouvoirs multiformes de l’écrit et des savoirs graphiques (Goody, 2000).
18 En somme, l’écrit ordonne et subordonne. Mais la raison graphique arraisonne aussi les
cultures orales. C’est le cas des modes de domination des oralités exotiques qui se sont
pliées bon gré mal gré à l’époque moderne à l’ordre alphabétique occidental ; c’est aussi
le cas des oralités paléolithiques qui ont été effacées par l’entrée dans l’Histoire des
civilisations antiques à écriture10. C’est le cas enfin et plus continûment de l’empire et de
l’emprise de l’écrit sur cette fameuse pensée sauvage. Qu’est-ce à dire ?
La pensée sauvage (et sa domestication)
19 À dire vrai, il arrive que dans la bonne ou mauvaise fortune des publications la
traduction ait sa part. Or, il se trouve que dans sa version originale le seul et unique
titre donné par Jack Goody à son livre est The Domestication of the Savage Mind11. Ce n’est
sans doute pas un hasard si la traduction française a relégué au second plan ce titre
original pour lui substituer avec le succès que l’on sait La Raison graphique (figure 2).
Figure 2. Couverture de l’édition française de La Raison graphique (Paris, Éd. de Minuit, 1979)
20 Ce nouveau titre satisfait certes notre pensée des Lumières12, mais il s’expose à associer
sur un mode univoque pratiques scripturales et rationalité. Alors que le titre princeps
résonne (raisonne ?) lui comme la sobre proclamation d’un processus culturel doublée
peut-être d’un implicite procès. Pour Jack Goody c’est bien un processus
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anthropologique complexe souvent conflictuel et à coup sûr jamais terminé qui lie
structurellement la domestication scripturale et sa mise à distance, temps de résistance
ou de rébellion plus ou moins ouverte face à l’écrit perçu comme l’institution de la
légitimité culturelle même, l’ensignement du ratio studiorum : « Nous étions à l’Étude
quand le Proviseur entra, suivi d’un nouveau habillé en bourgeois et d’un garçon de
classe qui portait un grand pupitre. Ceux qui dormaient se réveillèrent, et chacun se
leva comme surpris dans son travail » (Flaubert, 1857 : 3).
Figure 3. Couverture de l’édition anglaise de La Raison graphique : The Domestication of the SavageMind, Cambridge, Cambridge University Press, 1977
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Figure 4. Couverture de l’édition espagnole de La Raison graphique : La domesticación delpensamiento salvaje, Madrid, Éd. Akal, 2008
21 Nous sommes (de plus en plus précocement, continument et massivement) à l’Étude
même si – l’observation est capitale – plusieurs mondes de pensée (et modes de
communication) « se rencontrent non seulement dans une même société mais aussi
dans un même individu » (Goody, 1977a : 248). Là est le point nodal du propos original.
Gustave Flaubert l’avait décrit pour son temps avec une extrême acuité anthropoétique,
si je puis dire :
« C’était l’époque où le père Rouault [paysan normand] envoyait sa dinde, ensouvenir de sa jambe remise. Le cadeau arrivait toujours avec une lettre. Emmacoupa la corde qui la retenait au panier, et lut les lignes suivantes : “Mes chersenfants […].” Elle resta quelques minutes à tenir entre ses doigts ce gros papier. Les fautesd’orthographe s’y enlaçaient les unes aux autres, et Emma poursuivait la penséedouce qui caquetait tout au travers comme une poule à demi cachée dans une haied’épines. On avait séché l’écriture avec les cendres du foyer, car un peu de poussièregrise glissa de la lettre sur sa robe, et elle crut presque apercevoir son père secourbant vers l’âtre pour saisir les pincettes » (Flaubert, 1857 : 175-177 ; Privat,2014a et 2014b).
22 Mais revenons à l’anthropologie proprement dite. Si le titre donné par Jack Goody fait
référence à la pensée sauvage c’est sans doute et d’abord à la définition lévi-straussienne
(1962 : 263) canonique de la notion : « La pensée sauvage se définit à la fois par une
dévorante ambition symbolique, et telle que l’humanité n’en a plus jamais éprouvé de
semblable, et par une attention scrupuleuse entièrement tournée vers le concret ».
23 Mais, selon nous, c’est moins l’opposition de principe entre pensée analogique et
pensée analytique que les tensions historiques et ethnologiques entre pensée orale et
pensée écrite qui intéressent Jack Goody 13. Ainsi, quoiqu’il ne cesse de souligner la
conquête humaine décisive que représente l’accès à l’écriture (sa puissance de
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capitalisation d’un héritage de savoirs, sa vertu d’affranchissement critique, son
inventivité même et sa créativité propre), Jack Goody n’en souligne pas moins les
dangers d’une sorte de servitude volontaire à l’égard du fétichisme scribal. Un habitus
scriptural, aussi institué, objectivé et incorporé soit-il (Privat, 2006) ne saurait en effet
censurer durablement les expériences orales du monde, « une ample mélodie, tissée de
mille voix » si l’on est romantique (Rilke, 1898 : 25).
24 La pensée (à l’état) sauvage ou les pensées sauvages ? La pensée de nos mythes, de nos
croyances et de nos rites, de nos lapsus et de nos jeux, de nos rêves et peut-être de nos
« je » aussi, s’il est vrai que « nous sommes de l’étoffe dont les songes sont faits »…
(Shakespeare, 1611 : 297). Ce sont quelques-unes de ces hétérophonies constitutives et
plus ou moins manifestes que Michel de Certeau a analysées dans « nos sociétés
scripturaires » où s’imbriquent depuis longtemps oralité et écriture, culture de la
parole et écriture de la culture. Et dans cet univers scripturaire la page blanche est bien
ce lieu physique et symbolique « désensorcelé des ambiguïtés du monde […] et séparé
d’un cosmos où le sujet reste comme possédé par les voix du monde » (Certeau, 1980 :
231-235). Dès le XVIIIe siècle, la modernité c’est l’écriture. En contrepoint de la raison
officielle et savante, les oralités coutumières sont comme portées par « l’énergie de
l’expression »14, performent un engagement politique redouté ou informent le babil
existentiel envié de la langue et du corps (Certeau, 1975a et 1975b ; Abram, 1996). C’est
la voix de l’autre, sa déraison orale en quelque façon (Zumthor, 2008)15.
25 C’est ce retour du refoulé « sauvage », à tout le moins ce malaise dans la civilisation
écrite, que le professeur de Cambridge n’a eu de cesse d’éprouver et de signifier à sa
façon, à l’instar de Claude Lévi-Strauss en fait16… C’est ainsi qu’il s’intéressera toujours
à la littérature comme pensée sauvage dans/de la culture écrite occidentale (Goody,
2010a : 155-160 ; Privat, Scarpa, 2010) et que précocement Goody l’africaniste
interrogera de longues années durant la narrativité orale africaine – le fameux mythe
du Bagré des LoDagaa (Goody, Gandah, 1980 ; Goody, 2010b : 67-72) 17. En fait c’est
l’ethnographe en personne qui sera comme interrogé par ce radical dépaysement
culturel qu’introduisait dans son univers british cette oralité mythico-poïétique, sa
créativité, sa transmission, sa mémoire entre incorporalité de la mémoire et
instrumentalité du mémoire (Goody, 1977b : 29-52 ; Goody, 2004 ; Detienne, 1981 :
50-86)18. Cet intérêt pour l’ensauvagement symbolique se manifestera régulièrement, y
compris dans la perspective d’une forme de raisonnable modulation des pratiques
éducatives, entre cosmologies et cosmographies :
« Je vois maintenant mes enfants apprendre la botanique dans un livre et parvenir àconnaître la flore et les fleurs. Les fleurs sont des dessins sur des assiettes, desmotifs sur des tissus, au mieux des bouquets dans un vase. L’étude de la botaniquerepose sur des manuels qui représentent avec des schémas la structure d’une fleur[…]. La plus grande part de nos connaissances est médiatisée par les livres, lesrevues, les journaux […]. Il ne s’agit pas de retourner à la “sauvagerie” mais deréviser nos concessions à la civilisation du livre19 » (Goody, 1980 : 195-196).
26 Jack Goody expliquait ainsi volontiers combien l’expérience inverse d’univers sociaux
qui méconnaissent ou tiennent à distance l’écrit lui fut précieuse, tant vers la fin sa vie
auprès de ses méditerranéens amis ostréiculteurs de l’Étang de Thau (près Sète) dont la
socialité populaire goûtait assez peu les écritures (Goody, 2007) que pendant sa
jeunesse militaire, lorsqu’à la fin de la guerre il fut fait prisonnier mais put échapper et
trouver un refuge provisoire auprès des bergers analphabètes des Abruzzes… (Goody,
2004).
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27 Cette expérience de l’altérité relative du proche remit en cause la tranquille évidence
de son propre univers saturé d’écrit : comment diable ces gens (ces diables de gens ?)
« sans papier ni crayon » perçoivent-ils/vivent-ils le monde ? Et dans La Raison
graphique cette raison pratique orale est directement évoquée et valorisée quand Jack
Goody s’amuse (chap. 7) à citer des expériences personnelles de scription et de
prescription (le menu et la liste pour le dîner des Fellows du St John’s College) ou au
contraire à décrire avec gourmandise le bouche à oreille dans la transmission de la
cuisine paysanne française en milieu rural, cuisine maison plus débrouillarde et
subjective que l’assujettissement à des recettes calibrées et uniformisées par un
« savoir livresque » synonyme de « restriction de la spontanéité » (Goody, 1977a :
222-244 et 2003 : 4-12). On le sait, ce rousseauisme est le partage de très grands noms de
l’élite intellectuelle européenne, du très prometteur sociologue qui depuis les
tranchées de la guerre de 14 écrit à sa chère épouse Alice combien il est fasciné par la
vivacité, l’adresse et l’intelligence du geste artisanal de « ses » poilus de Mayenne et
combien il souhaiterait que leurs petits échappent à « l’hypertrophie de l’intelligence
abstraite » (Hertz, 2002 : 92) et ne restent point « prisonniers de la tradition citadine,
livresque et bourgeoise » (ibid. : 68)20 jusqu’à la rébellion graphique et créatrice de
l’artiste qui clame que lui aussi lui vint l’envie de « participer au monde par des lignes
[…], une ligne plutôt que des lignes […], une seule que sans relâcher le crayon de dessus
le papier je laisse courir » (Michaux, 1972 : 11).
La domestication de/par la pensée écrite
28 Mais on voit bien que s’inscrire dans cette problématique relationnelle (et non
substantielle – au sens d’un grand partage entre « eux » et « nous ») c’est plus
généralement pouvoir inverser les termes du débat et réfléchir à une double
dynamique : la domestication par la pensée écrite et de la pensée écrite.
La domestication par la pensée écrite
29 La domestication par la pensée écrite peut s’entendre de plusieurs façons, du plus
tragique au plus culturel. La tragique déraison graphique c’est par exemple l’usage
totalitaire et sauvage que les régimes fascistes peuvent faire de la bureaucratie. On
songe aux travaux historiques de Raul Hilberg (1961) sur les structures de la destruction
des Juifs d’Europe et « la méticuleuse conscience bureaucratique » des appareils de
l’État nazi, « vaste machine administrative » et scripturale dressée à la discipline
militaire et assignée à la froide comptabilité des hommes et des biens (ibid. : 100-113).
Primo Levi (1947 : 27 et 53) décrira de l’intérieur la « folie géométrique » des camps et
leur « funèbre sciences des numéros […] gravés sous la peau en signes bleuâtres ».
30 Cette domestication se comprend aussi – autre exemple, sans commune mesure –
comme l’initiation à l’ordre alphabétique et plus encore à une perception lexicographique
du langage. Le dictionnaire – ce monument graphique et langagier – serait l’exemple
paradigmatique à la fois d’une stricte mise en liste et en colonnes des mots d’une
langue. Toutefois, cette formalisation qui conduit à hiérarchiser visuellement les
acceptions lexicales ne s’opère qu’au prix d’arbitraires cognitifs que la structuration de
la notice manifeste. Soit l’item « sabot ». Le premier type d’arbitraire qui fait violence à
la langue vivante est du côté du lexicographe qui se doit d’organiser
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typographiquement les différents sens du terme. Il arrive ainsi très régulièrement que
sabot/chaussure soit placé en tête et – pour simplifier – que celui de sabot/cheval
vienne ensuite. Qui ne sait pourtant que depuis longtemps les chevaux ont des sabots…
– et qu’en discours oral ordinaire nul ne se préoccupe de préséance historique ou
d’antécédence logique ? Mais si l’écriture structure la morphologie de la notice, elle
induit non moins sa lecture. Cet anthropocentrisme lexicologique très fréquent se
double en effet d’un second arbitraire, plus culturel et plus troublant. Le paradoxe veut
qu’entrer en lexicologie ce soit inévitablement entrer en cosmologie(s)… Ce tangage
dans le langage, cet ensauvagement subliminal est d’abord, tout bonnement, dans la
cartographie lexicale du mot. L’approche synoptique des usages établit de facto un halo
de continuité sémantique entre sabot de paysan, sabot de cheval et sabot d’enrayage. C’est
ainsi que le dictionnaire facilite sinon active la rêverie linguistique… L’autre point qui
sollicite l’imaginaire langagier réside dans les gloses grammaticales elles-mêmes
(expression familière, au figuré, par analogie) et dans les métonymies qui « ensauvagent »
la langue et surdéterminent son imagerie sociale. Ainsi, là où manque la finesse et où
les intentions sont cousues de fil blanc, « on entend venir le bonhomme avec ses gros
sabots » ; et tel qui arrive pour la première fois à la ville « symbolise » bon gré mal gré
« le peuple, une origine simple, pauvre, modeste21 ». Autrement dit, avec la langue on
n’a jamais les deux pieds dans le même sabot…
La domestication de la pensée écrite
31 La domestication de la pensée écrite cette fois et de ses innombrables artefacts c’est
l’acculturation obligée et continuée à la graphosphère (lire-écrire-compter vs… dire-
rire-chanter), à ses rationalités disciplinaires (géographie, ethnographie, chorégraphie,
autobiographie, etc.) et formelles (Coquery, Menant, Weber, 2006). C’est le travail
d’apprivoisement du monde et de nous-même(s) par l’objectivation graphique. C’est
dans le même temps l’obéissance plus ou moins docile ou inventive aux normes
scripturales habituelles, et désormais aux infinies possibilités du rigoureusement
nommé traitement de texte.
32 Mais c’est aussi inversement la ludique ou festive déliaison graphique que recherchent
les vacanciers. Cette quête d’une aura d’oralité vacancière serait comme un symptôme
de la lassitude scripturale de l’homo scribens contemporain qui se donne périodiquement
vacance d’écrit. Et il n’est peut-être pas indifférent que ce retournement de la
domestication et ce déni de l’agenda se manifestent par des rêves d’horizons
ultramarins vierges (d’écrits) ou se concrétisent par des désirs d’affiliation à des
sociabilités parleuses et à des imaginaires d’expériences d’ensauvagement par corps,
fussent-elles des injonctions de l’imagerie publicitaire. Pour les moins fortunés des
vacanciers, ce sera sur leur fond d’écran…
33 La domestication de la pensée écrite c’est encore, plus officiellement, la signature, geste
graphématique et sémiotique qui signifie l’accès à une identité scripturale maitrisée
(Fraenkel, 1998). La signature c’est en effet notre griffe personnelle (grafein c’est griffer,
dessiner, écrire), une performance graphique singulière, mémoire incorporée du geste
vif et miroir idiolectal d’une subjectivité scripturale légale. La signature comme
emblème en quelque façon de cette dialectique de la pulsion/impulsion somatique
contenue et de l’expressivité sémiotique ritualisée – le jeune enfant scolarisé en
assomption d’une signature propre en sait quelque chose.
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34 Cette belligérance interne à la raison graphique – cette coalescence du sensible et de
l’intelligible pour faire écho à la praxis sauvage selon Claude Lévi-Strauss – c’est enfin
l’art (et l’émotion graphique) qui peut la manifester sous nos yeux22. C’est Christian
Dotremont (2004 : 107) – « agile à courir la langue, le pinceau dansant à la crête du
papier » – qui invente ses logogrammes, « manuscrits de premier jet, sans souci
d’alignement, de distribution grammaticale, de proportions, de régularité ordinaire, les
lettres s’agglomérant, se distendant, sans souci de lisibilité […]. Après coup le texte est
récrit, en très petites lettres lisibles, près du logogramme » (ibid. : 109). Ainsi l’écrit peint
ure de l’artiste ensauvage l’immense papeterie avec quelques signes noirs, ouverts à
l’insu voire à l’inconscient : « J’écris pour voir » dit-il (ibid. : 112, 117). Voir ce que
l’écriture courante dérobe ordinairement à son scripteur comme à son lecteur, le signe
plastique du signifiant graphique, cette exaltation de la lettre/mot en ses formes
conformes, informes, difformes (voir aussi Christin, 2000 et 2001). Ce pourrait être tout
aussi bien l’homme abécédé de James Joyce (1939 : 19 et 923-924), du début à la fin :
« erre-revie, pass’Evant notre Adame, d’erre rive en rêvière […]. Mes feuilles se sontdispersées. Toutes. Mais il en est une encore qui s’accroche à moi. Je la porterai surmoi. Pour me rappeler les. Lff ! Il est si doux notre matin […]. Hâte-toi,enmemémore-moi. […] Au large vire ettiens-bon lof pour lof la barque au l’onde del’… »
La culture écrite… écrit
35 Il serait toutefois particulièrement déraisonnable de penser que La Raison graphique
reste hors de toute critique. Et d’abord par son auteur même. En effet, Jack Goody est
revenu très régulièrement sur ses analyses, soit pour les documenter et les tester sur
d’autres terrains (Goody, 1987)23, soit pour les replacer dans des perspectives
comparatistes moins européo-centrées. C’est ainsi que dans la grande tradition de
l’anthropologie britannique, Goody l’historien européaniste et Goody l’ethnographe
africaniste et indianiste n’a cessé de réévaluer le primat de l’alphabet sur d’autres
systèmes d’écriture et de tempérer l’helléno-centrisme culturel des premières études
(Goody, 1977a : 141-157 ; 1987 : 71-132)24. On peut se faire une bonne idée synthétique
de ces autocritiques et répliques aux contradicteurs en se reportant directement à
« Objections et réfutations » (Goody, 2000 : 17-49) et à l’entretien accordé à la revue
Pratiques voici quelques années (2006 : 69-75).
36 C’est sans doute la déconstruction de la notion de grand partage (les artistes de
Lascaux… vs les alphabétisés) si douteuse sur le plan épistémologique (les mentalités ?)
et si périlleuse sur le plan anthropologique (les primitifs ?) qui semble ne pas être
clairement argumentée et tenue jusqu’à son terme (Olson, Torrance, 1991 ; Olson,
2006b). Il suffit de se reporter à l’index de… La Raison graphique pour constater que Jack
Goody revient à plusieurs reprises – comme un problème mal réglé précisément – sur
ce thème, et ce dans trois chapitres différents, le dernier étant entièrement dédié à un
« Retour au grand partage » (la formulation anglaise est moins ambiguë – « The Grand
Dichotomy reconsidered »). Les dernières phrases de son ouvrage – relativement
composite en fait25 – sont cependant explicites sinon définitives :
« L’écriture n’est pas un simple enregistrement phonographique de la parole […].Dans des conditions sociales et technologiques qui peuvent varier, l’écriturefavorise des formes spéciales d’activité linguistique et développe certainesmanières de poser et de résoudre les problèmes : la liste, la formule et le tableau
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jouent à cet égard un rôle décisif. Si l’on accepte de parler d’une “pensée sauvage”,voilà ce que furent les instruments de sa domestication » (Goody, 1977a : 267).
37 Jack Goody revendique ainsi le principe d’une « approche socio-historique concrète »
(Goody, 2010 : 76), fût-elle toujours à préciser, moduler, diversifier, réinterroger en
évitant de confondre – par ethnocentrisme scriptural – performance cognitive
différenciée et logique culturelle propre ou tout simplement richesse humaine : « Je
constate des différences entre les sociétés sans écriture et celles qui en sont dotées, y
compris des différences dans leurs formes orales […]. Il est difficile de comprendre
comment une histoire de la culture humaine serait possible sans prendre en compte ces
changements dans les modes de communication » (ibid. : 80).
38 La valeur scientifique d’une thèse c’est le changement de paradigme scientifique qu’elle
dessine et plus encore sa vertu heuristique en ScriptOralie. La fortune d’une pensée
oscille ainsi entre vulgarisation et nouveaux programmes de recherche.
39 La vulgate d’abord. La réception distraite ou la vulgarisation sommaire de La Raison
pratique, spécialement dans l’univers des institutions scolaires et éducatives, ont cru
trouver un bénéfice commode à considérer comme synonyme oral (code linguistique)26
et oralité (univers social et symbolique) ou encore à tenir pour équivalent literacy (mode
de structuration écrite d’une société) et alphabétisation (savoir lire et écrire). Ce sont des
abus de langage, qui brouillent la compréhension des phénomènes en question27. Et ce,
malgré le travail de continuateurs de la pensée goodienne (Ong, 1982 et 2002 ; Olson,
1994 et 2006a).
40 La poursuite du dialogue critique et de la controverse scientifique ensuite. En fait, on
s’en doute, le livre de Jack Goody s’inscrivait dans une mouvance de recherche – teintée
de goodisme parfois – sur les usages historiques et sociaux de la diffusion progressive de
l’écrit, en particulier ses effets politiques dans la Cité et ses potentialités
anthropologiques pour le sujet moderne, bon gré mal gré :
« La culture orale est publique, collective ; la culture écrite est secrète etpersonnelle. C’est dans ce grand silence que l’individu s’aménage une sphère privéeet libre. La culture écrite organise, au profit de qui en maitrise l’économie, unrapport nouveau au temps et à l’espace […].L’écrit attache l’individu à un ensemble humain plus vaste que le groupe avec lequelil partage la tradition orale de la communauté. Le face-à-face de la parole échangéesuppose le voisinage proche, alors que le texte écrit multiplie, uniformisel’information pour un monde individualisé et physiquement dispersé […]. Lediscours n’est plus lié aux occasions empiriques qui le font naître : il est abstrait,général, cumulatif […].Ce qui garantit les rapports interindividuels n’est plus la parole immémoriale desanciens, gardienne d’une jurisprudence locale, mais la double autorité du marché etde l’État, scellée par l’écriture, incarnée par le contrat et par la loi » (Furet, Ozouf,1977 : 358-360).
41 Mais, quels que soient les enseignements que l’on puisse tirer d’un regard éloigné sur
l’acculturation scripturale, c’est la tentation de généraliser les retentissements
cognitifs et sociaux de la culture écrite sur les sociétés et les individus qui a
logiquement suscité des réserves, en tout premier lieu parmi les ethnographes de la
communication. Ainsi la modélisation a priori des dissonances entre habitus oral et
habitus écrit a-t-elle été contestée – par certains (Maxwell, 1983 ; Seydou, 1989 ; Mbodj,
2004 ; Halverson, 1992) qui y entendent une thèse oraliste (le cri de la raison orale en
quelque façon), par d’autres (Street, 1984) qui y lisent une thèse littérariste (l’écrit
comme horizon indépassable). Puis avec les New Literacy Studies sont venues des
Questions de communication, 33 | 2018
300
enquêtes de terrain qui ont privilégié une approche résolument contextualisée des
usages de l’écrit. Il est alors question de discriminer les effets de l’alphabétisation de
ceux de la scolarisation, de distinguer différents types de littératies (vernaculaires vs
nationales, ordinaires vs disciplinaires ou professionnelles) ou encore d’observer in situ
le travail de « médiateurs de littératie » insérés dans des échanges oraux et des jeux de
pouvoirs locaux (Fraenkel, Mbodj, 2010).
42 Au-delà de cette indispensable ethnographie des événements langagiers, y compris les
plus quotidiens (Fabre, 1993 et 1997), prolonger un questionnement ou diverger d’une
problématique c’est en tester les principes sur des corpus nouveaux. Ainsi la raison
numérique fait-elle de plus en plus l’objet d’investigations pour prendre la mesure des
mutations que le passage du manuscrit à l’imprimé puis de l’imprimé à l’écran modifie
ou accentue voire exacerbe dans les protocoles des manipulations textuelles (Longhi,
2017). Jack Goody aurait pu y vérifier la richesse exponentielle des potentialités
scripturales (Christin, 2011) et particulièrement le rôle des formats et des fichiers, des
lignes et des colonnes, des liens et des hiérarchies, des stratégies et des hégémonies (le
bricoleur et/ou l’ingénieur). En somme, le règne peu contesté d’Excel et de PowerPoint.
Et observer toujours mieux les incessantes hybridations des e-oralités et des e-
scripturalités, elles-mêmes mixées avec d’autres intermédialités. Et interroger du point
de vue d’une anthropologie du symbolique pourquoi toute cette hyper-formalisation
numérique et spatiale des données se combine avec un imaginaire lexical du corps
(culture digitale, écran tactile, navigation, liens, mémoire vive, souris) et un
irrépressible désir de coprésence (imaginaire de la communauté numérique, de l’hyper-
interactivité et de la socialité réticulaire des forums ou plus prosaïquement être
connecté.e et ami.e – forcément ami.e, actualiser sa photo sur sa page face-book, jouer
des émoticônes, smileys et autres frimousses, rester en ligne, liker, préférer le live,
chatter, goûter une écriture augmentée, etc.).
43 On peut regretter aussi que Jack Goody se soit si peu intéressé à la culture scolaire et
aux problèmes des apprentissages langagiers dans le monde contemporain. L’entrée
dans l’univers de l’écrit désigne-t-elle un autre processus qu’une domestication de la
pensée sauvage des enfants, ce fugace âge d’oralité et de corp/oralité ?
« Que veux-tu que je te lise, mon chéri ? Les Fées ? […]. Cette histoire m’étaitfamilière : ma mère me la racontait souvent, quand elle me débarbouillait, ens’interrompant pour me frictionner à l’eau de Cologne, pour ramasser, sous labaignoire, le savon qui lui avait glissé des mains et j’écoutais distraitement le récittrop connu […]. Je me plaisais à ses phrases inachevées, à ses mots toujours enretard, à sa brusque assurance vivement défaite et qui se tournait en déroute pourdisparaître dans un effilochement mélodieux […]. L’histoire ça venait par-dessus lemarché […]. Anne-Marie [la mère] me fit asseoir en face d’elle, sur ma petite chaise ;elle se pencha, baissa les paupières […]. Elle s’était absentée. De ce visage de pierresortit une voix de plâtre […]. Au bout d’un instant j’avais compris : c’était le livrequi parlait. Des phrases en sortaient qui me faisaient peur : c’étaient de vrais mille-pattes, elles grouillaient de syllabes et de lettres […]. Quand elle cessa de lire, je luirepris vivement les livres et les emportai sous mon bras sans dire merci » (Sartre,1964 : 40-41).
44 La sauvagerie n’est pas toujours où l’on croit… Il y a de fait pour les didacticiens de
l’écrit un champ très vaste qui commence à être travaillé en profondeur du point de
vue de la raison graphique (Reuter, 2006 ; Lahire, 2008), mais des pans entiers seraient
encore à explorer, notamment pour décrire les imbrications contemporaines des
mondes oraux et écrits, en particulier chez les jeunes (Joigneaux, 2013). Signalons
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cependant ici l’existence de travaux originaux qui s’aventurent dans l’observation de la
matérialité des pratiques pédagogiques et qui, entre oralité et littératie (Blanc, 1997 ;
Laparra, 2006 ; Delaborde, 2010 ; Laparra, Margolinas, 2016), focalisent la recherche sur
le rôle des corps et de la parole dans la domestication des univers de la numération.
Plus largement encore s’ouvrent les territoires sans limite des littératies numériques
(Guichard, 2012) ou multimodales (Jewitt, Kress, 2003), l’articulation complexe des trois
écritures (Herrenschmidt, 2007), l’univers du compter/mesurer (Coquery, Menant,
Weber, 2006), le rituel de l’ABC des démonstrations mathématiques (Dhombres, 2016)
ou encore – asservitude volontaire ? – la démiurgie administrative : « […] Pour le RIB il
me faut une version scannée pour la joindre au service qui va vous créer. Pouvez-vous
le télécharger et me l’envoyer par e-mail ? » [message « personnel » reçu ce jour].
45 Enfin, dans des perspectives souvent post-goodiennes, des chercheurs considèrent de
plus en plus qu’au-delà du visible language cher à Jack Goody, la littératie est elle aussi
constituée comme toute praxis sociale d’un système d’instances (lieux, objets,
institutions, valeurs, pratiques, langages, etc.)28 qui tend à instituer de véritables
habitus intériorisés (Bourdieu, 1967 ; Privat, 2006) qui structurent le monde et le sujet
en profondeur : « Nous sommes dans l’écriture et l’écriture est en nous, il n’y a pas de
grand partage qui séparerait deux mondes […]. L’écriture […] n’est pas une compétence
extérieure, un savoir-faire facultatif, une injonction discontinue […]. Aucun espace ne
lui est étranger » (Fabre, 1997 : 5).
46 Aucun espace ne lui est étranger, pas plus l’espace des expériences bio/graphiques
personnelles (la mémoire graphique d’un arbre généalogique et l’affiliation objectivée
au passé) que l’espace académique des disciplines (la carte n’est pas le territoire),
comme Claude Lévi-Strauss (1962 : 345) lui-même le signifiait – schéma à l’appui… – à
propos de la connaissance historique qui « opère au moyen d’une matrice
rectangulaire :
« …………………….…………………….…………………….…………………….…………………….…………………….…………………….…………………….…………………….…………………….…………………….…………………….où chaque ligne représente des classes de dates […] annuelles, séculaires,millénaires, etc. qui forment à elles seules tout un ensemble discontinu. Dans unsystème de ce type, la prétendue continuité historique n’est assurée qu’au moyende tracés frauduleux ».
47 Aucun espace ne lui est étranger, pas plus le transfert des schèmes formels de l’écriture
(linéarité, parallélisme, équidistance, orthogonalité, tabularité, hiérarchisation, etc.)
qui tendent à informer notre monde concret comme frappé d’alignement – « la
civilisation du rectangle » selon la formule de Roland Barthes (2002 : 158 ; Harris,
1993 : 223-242 ; Privat, 2000) – et, hégémonie suprême, l’écrit lui-même comme lieu
d’ensauvagement imaginaire, du grimoire manuscrit à la magie du livre imprimé et à la
mythique ubiquité instantanée des e-scriptures « tous à tous » ou des cryptiques
formules d’engendrement dans la fenêtre de la pensée écranique d’un monde
désormais alphanumérique :
content [if IE]> <style type="text/css" media="print"> @import url(/
fileadmin/templates/css/print_IE.css) </style> <![endif] [if lt IE
7]> <style type="text/css" media="print"> body{font-size: 12px ;}
#main_content, #tabArticle{ width: 600px ; margin:0; border :
none ; display: block ; line-height: 1.2; padding-left:
10px} .media{font-size: 12px ;} </style> <![endif]
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302
Et voici des pensées, c’est pour la pensée
48 Toute raison graphique articule ainsi une habileté cognitive, une technique du corps, une
affiliation socio-symbolique. Jack Goody n’est bien sûr pas le seul à souligner et même à
surligner combien cet artefact est constitutif de notre culture, la plus quotidienne
comme la plus intime : « Nous vivons dans la civilisation du livre, du livre lu, du livre
écrit, de l’écriture et de la lecture. Notre pensée est constamment, à quelque niveau que
ce soit, informée d’écriture » (Benveniste, 2012 : 91).
49 Mais ce qui est saillant sous la plume de Jack Goody, et tout particulièrement dans cet
ouvrage-ci, c’est l’accent mis sur les tensions structurelles qui nouent peu ou prou
pensée « sauvage » et pensée « écrite ». L’historien de l’alphabétisation moderne le
disait naguère, sans ambages et peut-être avec clairvoyance :
« Le type de rationalité qu’introduit dans les esprits l’apprentissage scolaire nedéfinit pas la civilisation contemporaine dans ses profondeurs […]. Il se peut eneffet que ce type de rationalité, et le modèle de comportement social qu’ilrecommande, s’ajuste assez mal à la socialisation traditionnelle de l’individu […]dans des institutions beaucoup plus anciennes que l’école, comme la famille, legroupe villageois, la communauté de loisir ou de travail […]. L’histoire est ainsi faiteà l’intérieur des individus comme à l’intérieur des sociétés d’une superposition decomportements qui correspondent à des niveaux d’acculturation […]. Le mondedécouvre aujourd’hui des modes d’apprentissage et de communication quiretrouvent, sinon la vertu d’échange, du moins l’homogénéité, le caractère collectifde la culture orale » (Furet, Ozouf, 1977 : 11-12).
50 Il y aurait ainsi comme une exigence de vigilance épistémologique, politique et
éducative à tenir compte de ces interférences. Et pour ce faire, il me semble que pour
qui voudrait s’initier plus avant il pourrait être de bonne méthode de suivre le
cheminement réflexif, probe et subtil, d’un philosophe d’aujourd’hui qui commente
longuement sur son blog sa découverte de Oralité et écriture de Walter Ong (enfin traduit
en français). On pourra y réfléchir avec Pierre Macherey (2014) aux modes historiques
de coexistence des cosmologies écrites et orales, et aux diverses négociations
symboliques et pratiques entre ces deux polarités communicationnelles29 :
« Si l’invention de la technologie nouvelle de l’écriture a restructuré de fond encomble le fonctionnement de la pensée, elle n’a pas pour autant fait disparaître lerégime antérieur de l’oralité primaire qui, même si elle a été marginalisée, n’a paspour autant cessé d’exister, ne serait-ce qu’au titre d’un bruit de fond […]. Notreprésent culturel est toujours marqué par une oralité latente qui, ayant été refoulée,peut à tout moment remonter à la surface, en se composant avec les modes defiguration installés par les mécanismes de l’écriture ».
51 Enfin, pourquoi ne pas s’aventurer le temps d’un ensauvagement fictionnel avec nous-
même dans un polar ethnologique qui met en scène dans le bush australien un brave
sergent de police – Marshall – et l’inspecteur Bony partis sur les traces d’un criminel.
L’inspecteur est un métis en qui cohabite culture aborigène native et culture blanche
acquise. Or, c’est très exactement la coopération ou mieux la coalescence de la science
traditionnelle du concret et de la logique linéaire de la modernité qui fait de Bony un
extraordinaire observateur et raisonneur d’indices (et du récit d’Arthur Upfield une
plaisante initiation à une emblématique « broussologie »)30 :
« Pour un œil non averti, l’ensemble du tableau qui s’offre aujourd’hui à nous neprésente aucune ligne droite, sauf celles qui ont été faites par l’homme : cabane,
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plates-formes des réservoirs, moulins et rangées d’abreuvoirs […]. – Regardez le soljuste à gauche de l’allumette. Que voyez-vous ? – Rien, le sol est lisse. – Moi, je voisdes lignes droites juste à gauche de l’allumette, et aussi derrière […]. Bonys’accroupit et le sergent se baissa près de lui. Avec la pointe de l’allumette, Bonyindiqua des lignes si fines que même alors, Marshall eut du mal à les suivre […]. Iln’y a pas de lignes droites dans la nature, répéta Bony. C’est pourquoi je peuxaffirmer que ces traces ont été laissées par un homme […], qui n’a pu s’empêcher detracer des lignes droites avec son fléau. Attendez que je déchiffre ce nouveaupassage du Livre de la Brousse […]. Un homme est parti à reculons, effaçantsoigneusement ses traces avec des morceaux de toile à sac attachés au bout de sonbâton » (Upfield, 1945 : 83).
52 Le lecteur broussologue comprendra plus tard que le traceur n’est autre qu’un certain
Jason, troublant fonctionnaire de justice :
« Le juge de paix monta sur l’estrade […]. Il arrangea la pile de papier ministre, à sagauche, en préleva une feuille qu’il mit sur le sous-main, devant lui, essuya un stylo,le reposa, puis s’appuya au dossier de son fauteuil pour dévisager l’assistance […]. Ilsemble que le décédé ait été étranglé avec une bande de toile à sac – De toile à sac,répéta tout haut M. Jason dont la voix avait perdu toute sa plénitude […]. Lericanement du martin-pêcheur aurait été le bienvenu dans le silence de mort quis’abattit sur le tribunal. Le stylo furieux de M. Jason ne semblait pas faire plus debruit qu’un serpent qui siffle au fond d’un puits […]. Personne ne bougea dans lasalle, hormis M. Jason qui, avec une gravité délibérée, rassembla ses papiers et lesrangea dans un attaché-case » (ibid. : 121-125).
53 Toute ressemblance avec notre brousse cognitive et civilisationnelle ne saurait être
purement fortuite ou imaginaire…
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Vinson M.-C., 2006, « L’index, une technologie de l’intellect », Pratiques, 131-132, pp. 199-216.
Waquet F., 2003, « La raison orale », pp. 359-396, in : Waquet F., Parler comme un livre. L’oralité et le
savoir (XVIe-XXe siècle), Paris, A. Michel.
Zumthor P., 2008, « Oralité », Intermédialités. Histoire et théorie des arts, des lettres et des techniques,
12, pp. 169-202. Accès : https://www.erudit.org/fr/revues/im/2008-n12-im3626/039239ar.pdf.
NOTES
1. Les huit chapitres s’intitulent : « Évolution et communication » ; « Des intellectuels dans les
sociétés sans écriture » ; « Écriture, esprit critique et progrès de la connaissance » ; « Écriture et
classification ou l’art de jouer sur les tableaux » ; « Que contient une liste ? » ; « Selon la
formule » ; « Recette, prescription, expérimentation » ; « Retour au grand partage ».
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308
2. « The Consequences of Literacy », texte fondateur à propos de quelques effets majeurs de la
culture littératienne est disponible en traduction française dans Pratiques (Goody, Watt, 1963b).
3. La même année, pour exemple, Elizabeth L. Eisenstein (Michigan University) publiait The
Printing Press as an agent of change. Communication and cultural transformation in early modern Europe.
Pour une très intéressante présentation/montage de ce livre, voir Revel, 1982.4. L’introduction rédigée par Jack Goody (1968 : 1-26) à Literacy in Traditional Societies, s’intitulait
déjà « The Technology of the intellect ».
5. On songe bien sûr à la fameuse formule de Marshall McLuhan (1964 : 25-40) – quoique non cité
expressément par J. Goody ici – « Le message, c’est le médium ».
6. À l’École pratique des hautes études, Claude Lévi-Strauss occupa à partir de 1951 une chaire
créée en 1888 sous l’intitulé « Religions des peuples non civilisés », chaire qu’il rebaptisa
« Religions comparées des peuples sans écriture » dès1954, argumentant avec pertinence (mais
non sans une surprenante inconséquence, pour nous aujourd’hui, en tout cas) « qu’on ne doit pas
définir une culture quelconque par ce qu’on lui refuse, mais plutôt par ce qu’on lui reconnaît de
propre à justifier l’attention qu’on lui prête » (Lévi-Strauss, 1973 : 78).
7. J. Goody (ibid. : 100) marxise volontiers à l’occasion : « On ne peut pas vraiment séparer […] les
moyens de communication des rapports de communication, qui pris ensemble constituent le
mode de communication ».
8. Pierre Bourdieu (1980 : 37) souligne que « c’est le mérite de Jack Goody d’avoir rappelé que les
différentes formations sociales sont séparées par des différences considérables du point de vue
des techniques d’objectivation (à commencer par l’écriture et tout ce qui rend possible “la raison
graphique”, donc des conditions génériques d’accès à la logique qui s’arme de ces techniques ».
Sur un plan plus épistémologique P. Bourdieu (ibid. : 24) avoue qu’il a été très long à
« comprendre que l’on ne peut saisir la logique de la pratique que par des constructions qui la
détruisent en tant que telle aussi longtemps que l’on ne s’est pas interrogé sur ce que sont, ou
mieux, ce que font les instruments de l’objectivation, généalogies, schémas, cartes, plans […], à
quoi j’ai ajouté depuis, grâce aux travaux de Jack Goody, la simple transcription écrite ».
9. Implications est un mot que J. Goody finira par préférer à conséquences – qui induit des
représentations trop mécaniques et presque univoques.
10. Nos catégories courantes et représentations communes établissent comme on sait une
coupure significative entre la pré/histoire (avant l’écriture) et l’histoire (avec l’écriture).
11. L’auteur fait évidemment allusion à C. Lévi-Strauss (1962), La Pensée sauvage, contribution
majeure pour l’anthropologie culturelle contemporaine (trad. en anglais en 1966). La
monographie de J. Goody est elle aussi régulièrement réimprimée et les traductions dans d’autres
langues – sous le titre d’origine – sont nombreuses, en espagnol, italien, allemand, japonais,
portugais, plus récemment en turc (voir illustrations 3 et 4).
12. Dans leur avant-propos les traducteurs s’abstiennent de citer l’ouvrage de C. Lévi-Strauss
auquel J. Goody fait pourtant littéralement allusion. Toutefois, hommage paradoxal au
mythologue, nous ferions volontiers l’hypothèse que l’expression raison graphique condense
comme dans la pensée mythique (et les imaginaires idéologiques de l’époque) deux schèmes dont
le compagnonnage est ordinairement perçu comme contradictoires, la rationalité du pur intellect
(ou des intellectuels) et la matérialité du beau geste technique (ou des manuels qualifiés)… Ce
mythème de l’artisanat scriptural en son prestige intellectuel a son histoire sans doute – à faire :
« L’écriture, à sa façon, emmanche la pensée. Elle l’appréhende. Elle la prend en main. La pensée
qui, sans elle, passerait sur la tête des hommes comme une nuée chassée par le vent »… (Febvre,
1935 : 18.02-6).
13. Selon J. Goody (1977a : 35-60), l’anthropologie pratiquée par C. Lévi-Strauss est sourde à
l’oralité de ses propres sources et ce faisant s’aveugle nécessairement sur les processus de
domestication et en l’occurrence de distorsion cognitive et de biais culturel induits par sa pensée
graphique.
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309
14. Ces formules sont ambivalentes et peuvent même chez quelques penseurs importants
instruire le procès en usurpation de l’écrit : « L’écriture, qui semble devoir fixer la langue, est
précisément ce qui l’altère ; elle n’en change pas les mots, mais le génie ; elle substitue
l’exactitude à l’expression […]. Il n’est pas possible qu’une langue qu’on écrit garde longtemps la
vivacité de celle qui n’est que parlée […]. En disant tout comme on l’écrirait, on ne fait plus que
lire en parlant » (Rousseau, 1781 : 73).
15. On trouverait de telles partitions entre élite lettrée et sauvageon·ne·s d’une rare violence
symbolique dans la pensée (évolutionniste, primitiviste ou littératienne, c’est tout un) de
quelques-uns des sociologues français les plus en vue à la fin du XIXe siècle : « Parmi les
caractères spéciaux des foules, il en est plusieurs, tels que l’impulsivité, l’irritabilité, l’incapacité
de raisonner, l’absence de jugement et d’esprit critique, l’exagération des sentiments, et d’autres
encore, que l’on observe également chez les êtres appartenant à des formes inférieures
d’évolution, tels que la femme, le sauvage et l’enfant » (Le Bon, 1895 : 26). La mention de
« femmes » a disparu [ ?] dans l’édition publiée aux Presses universitaires de France (1963). Voir
aussi Privat, 2016.
16. On le sait, l’auteur de La Pensée sauvage lui-même n’aura de cesse de s’intéresser non
seulement aux mythologies amérindiennes mais aussi aux arts occidentaux (peinture, littérature,
musique), tout comme à la logique des rites oraux et à leur efficacité symbolique. C. Lévi-Strauss
évoquait volontiers sa nostalgie d’un monde qui savait/saurait aussi faire du sens avec du
sensible et où l’homme ne se résignerait pas à sacrifier la part sauvage qui le constitue. Il n’est
d’ailleurs pas sans intérêt de noter que La Pensée sauvage est dédiée « À la mémoire de Maurice
Merleau-Ponty », le phénoménologue de l’être « sauvage » et du logos.
17. Traduit de l’anglais, Mythe, rite & oralité est un recueil d’articles écrits sur une période qui va
de 1961 à 2010. C’est dire la constance de l’intérêt de son auteur pour l’oralité sous toutes ses
formes.
18. Une anthropologie structurale du lexique français et de son imaginaire culturel propre
établirait aisément que les principales acceptions du substantif masculin mémoire renvoient à des
pratiques écrites sérieuses (mémoires littéraires ou historiques, mémoires de plaideurs,
mémoires de chimie ou de mathématiques, mémoires universitaires de licence, mémoires de
frais, aide-mémoire) alors que les acceptions de mémoire au féminin concernent la mémoire
incorporée, ses données psychosomatiques, les affects subjectifs et les valeurs sociales afférentes
(perdre la mémoire, trou de mémoire, jouer de mémoire, mémoire de linotte, mémoire du cœur,
rafraîchir la mémoire, mémoire involontaire, honorer la mémoire, boire à la mémoire de, paix à
sa mémoire, mémoire affective, gustative, auditive, etc.).
19. L’utopie graphique et même autographique, voire littéralement auto-bio-graphique de
penseurs et didacticiens de l’âge classique pouvait s’énoncer en des termes enthousiastes… qui
auraient sans doute fort inquiété J. Goody : « Le but de l’art typographique est que les concepts de
l’esprit puissent être imprimés sur du papier en un court laps de temps et publiés en grande
quantité. Le but de la typographie vivante sera que les mêmes concepts puissent être rapidement
imprimés dans les esprits et la République emplie d’Hommes savants » (Comenius, 1657 : 22 ; voir
aussi McLuhan [1962]).
20. Le sergent Hertz (ibid. : 225) qui pratique autant que faire se peut l’ethnographie auprès de
ses hommes serait un très bel exemple, parmi mille autres, d’un habitus culturel moderne qui
greffe une technologie graphique sur une attention sensible à l’oralité du monde : « Je t’envoie un
supplément à ma collection de dictons. Tu voudras bien ranger ces petites fiches à leur place
dans le cahier que je t’ai envoyé. J’ai eu particulièrement du plaisir à recueillir les discours des
oiseaux […]. Tu te rappelles, une fois je t’ai rapporté de la Bibliothèque quelques notes sur le
chant des oiseaux, extraites du livre de Rolland sur la Faune populaire de la France. Mais comme
c’est différent de les accueillir de la bouche même des campagnards, de cueillir les fleurs toutes
fraîches au lieu de les extraire, pâlies et séchées, d’un herbier poudreux ».
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21. Tous mes exemples viennent de l’entrée « sabot » du Trésor de la langue française.
22. Les anthropologues considèrent volontiers qu’un transfert de sacralité des mythes et des rites
vers l’art s’est opéré dans les cultures modernes.
23. Entre l’oralité et l’écriture se compose de douze chapitres répartis en quatre grandes parties :
« L’écriture et l’alphabet » ; « L’influence des premières formes d’écriture » ; « Cultures orales et
cultures écrites en Afrique occidentale » ; « L’écriture et son influence sur les individus dans la
société ».
24. J. Goody (1977a : 87) reconnaît volontiers à ce sujet sa dépendance première par rapport aux
travaux fondateurs de Eric A. Havelock (1963) ainsi que sa filiation intellectuelle avec Pierre de La
Ramée (ou Ramus), l’un des plus précieux humanistes de la Renaissance, initiateur de la réflexion
sur la géométrisation de la pensée à l’ère de l’imprimerie (Goody, 1977a : 137-138).
25. Les chapitres qui composent La Raison graphique ont été pensés pour divers publics et publiés
sous diverses formes, entre 1963 et 1976 (Goody, 1977a : 31-33).
26. L’histoire lexicologique du mot oral lui-même serait à examiner de près. Signalons
simplement à titre d’exemple que jusqu’à la fin du XVIIIe siècle les dictionnaires français qui
mentionnent le terme le définissent dans une perspective médiologique comme ce « Qui passe de
bouche en bouche ». Le commentaire, à la croisée du grammatical et de l’anthropologique,
est non moins intéressant : « Il n’est guère d’usage qu’au féminin, et dans ces deux phrases, Loi
orale, tradition orale , qui signifient, Une Loi, une tradition non écrite, mais qui se transmet de
bouche en bouche » (ici, Dictionnaire de l’Académie française, 1798). Voir aussi Privat, 2017.
27. La notice détaillée du catalogue Système universitaire de documentation (Sudoc : http://
www.sudoc.fr/000240028) propose sept « sujets » pour marquer les affiliations disciplinaires ou
thématiques de La Raison graphique : ethnolinguistique ; ethnopsychologie ; écriture ; sociologie ;
linguistique cognitive ; langage et culture ; graphologie (sic). Le moins qu’on puisse dire est que
font cruellement défaut des items tels que : anthropologie sociale ; modes de communication ;
culture écrite ; rationalité graphique ; technologie intellectuelle ; pensée sauvage ; processus de
domestication, etc.
28. Il est aisé de saisir le principe de ce type de dynamique cognitive « sauvage » à l’œuvre dans
les homologies sémantiques qui configurent un polyèdre lexical. Ainsi style classique se dit aussi
bien pour un écrit que pour un meuble, une peinture, une coiffure, une architecture, un jardin,
un comportement, etc. Ainsi, bureau est sans solution de continuité un lieu et un temps, un
meuble, un ensemble d’objets, une organisation du travail, un groupe de personnes, un pouvoir
administratif, associatif ou politique, un néologisme de la bureautique, etc. Ainsi de rosa, nom de
fleur, prénom féminin, exemple de grammaire latine ou évidemment de viola tricolor, pensée
sauvage, pensée des champs, herbe de la pensée, herbe de la Trinité, petite marâtre et en
français… titre d’ouvrage savant (Lévi-Strauss, 1962 : 281-285 et 358-360).
29. Sur le rôle important du savoir oral dans le monde universitaire voir aussi Françoise Waquet
(2003).
30. Après tout c’est bien un Prix Nobel de Littérature – J. M. G. Le Clézio – qui intitule « The
Savage Detective » la nécrologie qu’il rédige pour The New York Times (07/11/2009), lors de la
disparition de C. Lévi-Strauss. Il fait remarquer que La Pensée Sauvage se traduit en anglais par
l’univoque The Savage Mind (Keck, 2008 : 1799-1801) alors qu’en français ce titre peut aussi
suggérer la fleur appelée « wild forget-me-not »… On songe à la fameuse offrande d’Ophélie –
« And there is pansies, that for thoughts » (Shakespeare, 1603 : 327).
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RÉSUMÉS
L’ouvrage de Jack Goody, La Raison graphique. La domestication de la pensée sauvage (1979 [1977a]),
est très rapidement devenu un classique des sciences sociales – sciences scripturales avant tout.
Or, l’anthropologue propose de considérer le langage écrit moins comme un code fonctionnel
plus ou moins sophistiqué de transcription de la parole que comme un mode de (re-)production
spécifique de la pensée. Les analyses de cet ordre graphique (manuscrit, imprimé, numérique)
tendent à mettre en évidence comment la structuration tabulaire et l’ordonnancement
hiérarchique de la page (graphique, tableau, index, liste, etc.) informent un rapport inédit à la
langue et au monde (objectivation, abstraction, distanciation, mémorisation, etc.). Toutefois,
comme l’indique le titre original du livre – The Domestication of the Savage Mind, cette emprise
exponentielle et multiforme de la communication écrite se fait dans des logiques d’hybridations
langagières permanentes et au prix d’une nécessaire et souvent rude domestication de la pensée
sauvage. La présente contribution examine quelques aspects de ces processus, historiques et
éducatifs, cognitifs et sémiotiques, culturels et symboliques, en s’efforçant de clarifier ce que l’on
peut entendre et attendre de cette fameuse pensée sauvage (Lévi-Strauss, 1962), largement
synonyme de (dé-)raison orale.
Jack Goody’s book The Domestication of the savage mind (1977) quickly became a classic in social
science – scriptural science first of all. However, the anthropologist suggests to consider written
language less as a – more or less sophisticated – functional code of speech transcription than as a
specific mode of (re-)production of thought. Analyzes of this graphic order (manuscript, printed,
digital) tend to highlight how the tabular structure and the hierarchical ordering of the page
(graph, table, index, list, etc.) inform a new report to the language and to the world
(objectification, abstraction, distancing, memorization, etc.). Yet, as the original title of the book
indicates, this exponential and multiform influence of written communication takes place in
logics of permanent linguistic hybridizations and at the cost of a necessary and often harsh
domestication of the savage mind. The present contribution examines some aspects of historical
and educational, cognitive and semiotic, cultural and symbolic processes, trying to clarify what
we can hear and expect from this famous savage mind (Lévi-Strauss, 1962), largely synonymous
with oral (de-)reason.
INDEX
Mots-clés : Jack Goody, raison graphique, pensée sauvage, domestication, technologie de
l’intellect, culture orale, ensauvagement symbolique, configurations anthropologiques
Keywords : Jack Goody, graphical reason, savage mind, domestication, technology of the
intellect, oral culture, symbolic ensavagement, anthropological configurations
AUTEURS
JEAN-MARIE PRIVAT
Centre de recherche sur les médiations
Université de Lorraine
F-57000
jean-marie.privat[at]univ-lorraine.fr
Questions de communication, 33 | 2018
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Sandra CHAMARET, dir., De la couleur(comme un code)Paris, Zeug Éd./Hear, 2016, 128 pages
Agnès Felten
RÉFÉRENCE
Sandra CHAMARET, dir., De la couleur (comme un code), Paris, Zeug Éd./Hear, 2016,
128 pages
1 De la couleur (comme un code) se présente comme l’alternance de points de vue
d’enseignants-chercheurs et de designers. Le thème choisi est celui de la couleur
comme code. Chaque article se propose donc de présenter une approche de la notion de
couleur d’un point de vue différent à chaque fois. Il s’agit d’appréhender la couleur au
sens large et de la considérer comme un code. Dans l’introduction de l’ouvrage, Sandra
Chamaret (pp. 4-7) distingue trois grands axes. La couleur est une interprète, mais elle
est aussi traductrice car elle est surtout un guide pour les lecteurs/spectateurs. La
couleur doit être apprise mais elle apprend aussi. Elle connaît donc une fonction
didactique. Le designer a, lui aussi, une fonction importante en rapport avec les
couleurs. Il lui incombe la tâche de se positionner selon le contexte. De la sorte, est-il
un auteur, un chercheur ou encore un codeur ? Quoi qu’il en soit, le designer doit se
concentrer sur les éléments qui sont la base de son travail ; il s’agit, principalement, des
composants visuels, qui sont une catégorie qui permet d’appréhender la couleur dans
sa globalité. La couleur est un terme polysémique ; il englobe aussi bien la teinte, les
diverses opportunités concernant le reflet et la nuance. Pour définir une image, on peut
s’intéresser à sa stature, à saturation, mais aussi à sa texture. La couleur est difficile à
appréhender de manière objective ; dans certains cas, elle est une aide précieuse pour
un usager afin de retrouver son chemin, ou de comprendre un schéma, une carte.
2 L’objectivité est un des premiers standards épistémiques pour les scientifiques. Elle
repose à la fois sur une fonction normative et un certain flou définitoire. Pour
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appréhender la différence entre objectivité et subjectivité, Catherine Allamel-Raffin
(pp. 32-42) se concentre sur les liens qui s’établissent entre objectivité et images
scientifiques. Selon elle, pour définir l’objectivité on peut choisir une approche
générique ou une approche téléologique. L’opposition objectivité/subjectivité se
présente de manière asymétrique, les deux termes n’étant pas forcément antonymes.
L’objectivité peut se concevoir comme un dosage particulier des modalités
objectivantes. La subjectivité n’intéresse que très peu les scientifiques, les philosophes
des sciences, voire les sociologues, qui pourtant devraient être plutôt ouverts sur le
sujet. Elle suppose d’abord un recours inévitable à une perspective située, ensuite elle
propose la possibilité de faire des choix ou de créer une liste infinie de déterminations
subjectives, comme les types d’intelligence mobilisés ou les goûts de chaque
scientifique. Pour rendre compte de l’objectivité, on peut mettre en place une stratégie
afin d’obtenir des images scientifiques adéquates. Il faut aussi se pencher sur la phase
de production des images afin de mieux comprendre leur fonctionnement ou leur
lisibilité. La couleur contribue à établir le degré d’objectivité d’une image donnée, car
elle fonctionne sur la base des codes. En ce sens, son apport relève de la mobilité
objectivante, appelée formalisation. Il existe cependant une marge de manœuvre pour
ceux qui réalisent les images. C’est ce qui relève du pouvoir de la subjectivité.
3 Un article signé Fabrice Sabatier (pp. 45-48) définit la démarche du design. Pour
l’auteur, il faut revoir cet aspect à chaque nouveau projet. Il s’agit de réfléchir à la place
que prend la couleur dans le processus de création. Bien entendu, cette place varie d’un
projet à l’autre. L’article est fondé sur la problématique suivante : que nous apportent
les visualisations de données dans chaque projet portant sur une étude de la couleur ?
D’abord, la couleur intervient dans un processus de création. Elle est ensuite considérée
comme une donnée. Visualiser des données, c’est les incarner dans les formes au sens
propre. S’intéresser à la couleur, c’est donner de la chair. La couleur est un élément
important dans l’innovation, donc dans le design. Mais surtout, elle est le vecteur
essentiel de cette incarnation. Elle existe en tant qu’opération. Elle est une nécessité
dans la prise de recul nécessaire à toute création. La couleur doit être impliquée dans
l’élaboration de nouveaux logiciels. Lorsqu’un graphiste effectue une création, il doit
assumer le fait que l’image et la couleur sont des données. Enfin, la couleur participe à
la recherche et elle est liée au design par la préposition dans ou pour. Le terrain du
designer graphique est le visuel et il n’aborde la recherche que par cette notion. Il
travaille du point de vue de la forme, du motif, de la position et bien sûr de la couleur.
Sa manière d’exprimer un corpus se passe de la statistique, des calculs et des moyens. Il
privilégie l’affichage et la spatialisation des éléments du corps. Une autre fonction du
designer graphique est d’ordonner les signes, l’information ou les connaissances que le
monde produit. Il faut rendre visibles ces domaines et agencer le sens à travers des
projections graphiques. S’il est difficile de généraliser une méthode d’utilisation de la
couleur, il est cependant aisé de définir les 4 objectifs de la visualisation des données :
comprendre, explorer, analyser et transmettre. Le choix et le traitement de la couleur
peuvent se résumer à l’image du designer lui-même, à des critères subjectifs et à
l’application de règles ou de méthodes prédéfinies. La négociation entre la machine,
l’œil et la langue redémarre à chaque projet. En définitive, comme le poète qui maîtrise
le verbe à la perfection, le designer graphique joue avec la beauté, la plasticité, la
tonalité et la dynamique des mots et du langage. Le graphiste concilie donc le langage
graphique et la couleur.
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4 Pour sa part, Olivier Deloignon (pp. 64-70) affirme que la contemporanéité considère la
couleur comme un caractère sensible, un phénomène physique. La qualité de la lumière
que renvoie un objet et qui permet à l’œil de le distinguer des autres objets
indépendamment de sa nature et de sa forme. Ainsi, pour concevoir la question de la
couleur dans la période pré-moderne, il convient de prendre en compte que les anciens
ne mettaient pas de côté certains canons du visible afin de réduire la sensation visuelle
à ses attributs les plus importants et les mieux quantifiables qui sont aussi les plus
abstraits. L’espace chromatique ancien est défini par une trilogie. Les images
médiévales sont polychromiques, ainsi que certaines statues de l’Antiquité. En outre,
les premières impressions sont noires ; la polychromie date de Erhard Ratdolt qui ouvre
un atelier à Venise en 1474 et qui envisage trois couleurs de base : le blanc, le noir et le
rouge ; même si, pour beaucoup de systèmes, le blanc et le noir ne sont pas considérés
comme des couleurs, Erhard Ratdolt part du postulat qu’elles sont considérées comme
des couleurs. Le blanc reproduit l’incolore, la sincérité et la lumière, en association avec
le divin. Le noir est considéré comme l’inverse du rouge. Il symbolise le funeste, le
mélancolique. Lorsqu’il est terne, le noir peut être envisagé comme agréable. Quand il
est éclatant, il est mêlé de rouge. D’ailleurs, ce dernier est la couleur par excellence, et
même la seule digne de ce nom. Elle est le symbole du sang versé par le Christ, mais
aussi du sang du péché et des flammes de l’Enfer. La raison de son omniprésence tient à
l’importance des textes religieux imprimés à cette époque. Erhard Ratdolt se lance dans
une démarche chromolâtre et envisage même de décliner les couleurs majeures de la
palette antique dans ses publications, reconnaissant l’existence de douze couleurs
majeures. Cette posture s’oppose au chromoclasme, mouvement idéologique qui
s’oppose à l’adoration de couleurs particulières. Erhard Ratdolt exalte donc la
matérialité par la couleur. Quand le papier devient le principal support, le blanc n’est
plus que considéré comme le degré zéro des couleurs. C’est ainsi que s’impose la dualité
moderne fondée sur le blanc et le noir, qui vient remplacer la trilogie originelle. Erhard
Ratdolt crée son propre système de couleurs qui impose de respecter les questions de la
matérialité des choses représentées. Ainsi la crise entre iconoclastes et chromoclastes
montre-t-elle que la couleur appartient au domaine de la subjectivité.
5 Le studio des Signes (pp. 93-99) offre une réflexion intéressante sur la notion de couleur
intuitive. Celle-ci peut se définir empiriquement, car elle tente de « re-transcrire »
l’émotion liée au sujet. La couleur est considérée comme un élément fondamental dans
le domaine du graphisme. Elle est un signalement qui évoque inconsciemment d’autres
signifiés et instaure un second langage. La couleur ne possède pas toujours le même
statut dans chaque création. Son usage peut se diviser en trois catégories : l’utilité pure,
l’usage identitaire et la fonction valorisante. La première relève de la signalétique, de la
hiérarchisation des contenus et reste prisonnière de nombreuses contraintes. La
deuxième concerne le langage formel, notamment la typographie, l’iconographie et la
mise en page. Le choix de la palette doit prendre en compte la signification inhérente à
chacune de ces couleurs et relève d’une question de visibilité. La troisième se fonde sur
la fonction valorisante qui sert à rehausser les documents, à leur donner plus de
prestige, voire d’intérêt. Elle fait ressentir les aspects les moins évidents. Par
conséquent, le travail de la couleur se situe entre fonctionnalité et harmonie. Le refus
d’utiliser la couleur de façon décorative est prôné par les designers du studio des Signes
qui réaffirment par là même le statut crucial de la composition graphique qui se veut la
recherche d’un équilibre entre le fonctionnel et le sensible, en rupture avec les codes
habituels des lieux et des institutions. Donc la couleur est utilisée comme un langage à
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part entière. Elle est un outil riche en nuances dont la maîtrise, d’un point de vue
technique, peut se révéler difficile.
6 De son côté, Annie Mollard-Desfour (pp. 101-108) s’attache à définir la couleur à partir
de plusieurs entrées. Elle tente de mettre en lumière les différentes conceptions de la
couleur du point de vue des représentations physiques et symboliques, dans le temps et
l’espace. Elle s’intéresse au caractère évolutif et contradictoire des couleurs. La couleur
appartient à un continuum que chaque langage segmente et classe arbitrairement. Il
existe de très anciennes représentations polychromiques. Dans l’Antiquité, la
Renaissance et au Moyen Âge, les couleurs ne possèdent pas toujours la même fonction.
Aristote, par exemple, établit un ordre des couleurs organisé selon un axe qui tourne
autour du blanc et du noir. Il considère, d’ailleurs, toutes les autres couleurs comme
médianes. Le rouge se trouve au milieu ; le vert est proche du rouge, et le bleu
n’apparaît qu’au Moyen Âge. L’évolution met l’accent sur la luminosité, la brillance et
l’éclat. Au XVIIe siècle apparaît un nouvel ordre des couleurs. Le blanc et le noir se
trouvent exclus et ne sont plus considérés comme des couleurs véritables. Le bleu et le
vert récupèrent des places d’importance. À notre époque contemporaine, il existe onze
grandes divisions du champ chromatique. On distingue couleurs directes et couleurs
indirectes, qui tiennent compte des nuances. De plus, les noms des couleurs évoluent en
tenant compte des référents matériels et concrets mais aussi des référents abstraits.
Ainsi la variabilité, l’ambivalence et la relativité des couleurs sont-elles les échos de
l’évolution sociétale. Le jeu des couleurs symboliques est à mettre en rapport avec des
contextes spatiaux et temporels bien délimités. En conséquence, les couleurs sont des
constructions culturelles, liées à une époque et une société. Dans une même culture, on
peut trouver des différences, des écarts et des variations par rapport aux conceptions
des couleurs. Les couleurs appartiennent à un univers constamment changeant et
relèvent d’une impossible subjectivité.
7 L’article de Jessie Martin (pp. 72-80) envisage le problème central du recueil qui est de
faire le distinguo entre objectivité et subjectivé en ce qui concerne les couleurs. Aucun
système de cinéma ne peut représenter entièrement. Donc un réalisme
cinématographique ne peut être complètement envisagé. Quelles sont les modalités du
réalisme chromatique ? D’un point de vue chronologique, on peut estimer qu’il existe
trois périodes. La première est celle des procédés primitifs, avec peu d’effets, qui sont
ceux utilisés à l’origine du cinéma. La deuxième concerne les couleurs naturelles dans
un système appelé Technicolor. En général, on l’appelle le « Technicolor flamboyant »
et il est très éloigné de la réalité, même s’il porte une grande attention au caractère
conventionnel et culturel de la notion de réalisme. On peut considérer un double
mouvement : d’une part, la restriction de la couleur, d’autre part, l’ajout de quelques
touches de couleur. La troisième correspond à une période plus moderne, où la couleur
devient plus naturelle. Cette conversion à la couleur marque l’avènement du réalisme
critique, notamment à partir des années 1960. Elle devient vraiment un élément naturel
de l’image cinématographique. Donc la couleur a été pensée selon deux modalités au
cinéma : d’un côté, elle est vue comme un composant naturel ou naturalisé de l’image.
Ici il s’agit d’une couleur ontologique. D’un autre côté, la couleur est un moyen
d’expression au même titre que d’autres effets du langage cinématographique qui sert
d’appui au récit comme fiction ou discours sur le monde. Ici, la couleur devient
instrumentale. La couleur est instrumentalisée à des fins plastiques et critiques. Elle
rend compte des grands changements de la société. L’usage non naturaliste de la
Questions de communication, 33 | 2018
318
couleur sert le réel à travers le prisme de l’analyse critique. En définitive, la couleur est
un outil pour éclairer le réel mais aussi pour le critiquer.
8 Ce recueil apporte un éclairage intéressant et contemporain sur l’utilisation de la
couleur dans différents domaines. L’intérêt est que les articles fournissent des points de
vue différents, même si on peut regrouper les essais en trois grands axes. D’abord, la
perspective scientifique effectue un bilan sur le naturalisme, l’anatomie ou encore sur
l’utilité des images scientifiques dans les ouvrages de référence. Ensuite, les articles
convergent autour d’un élément clé, celui de subjectivité. Enfin, deux articles portent
sur des expériences plus concrètes encore, telles que le cinéma, ou la typographie.
L’une des questions essentielles soulevées par cet ouvrage collectif, outre la
redéfinition de la couleur est bel et bien l’opposition entre objectivité et subjectivité.
AUTEURS
AGNÈS FELTEN
Université d’Anvers
agnes.felten[at]gmail.com
Questions de communication, 33 | 2018
319
Jean-Pierre COMETTI, Conserver/restaurer. L’œuvre d’art à l’époque de sa préservation techniqueParis, Gallimard, coll. NRF essais, 2016, 320 pages
Laurent Husson
RÉFÉRENCE
Jean-Pierre COMETTI, Conserver/restaurer. L’œuvre d’art à l’époque de sa préservation
technique, Paris, Gallimard, coll. NRF essais, 2016, 320 pages
1 Comme l’indique l’auteur lui-même (décédé en 2016), le présent ouvrage s’appuie sur
une expérience de trois années au sein de l’École supérieure d’Art d’Avignon (ESAA)
(p. 237) et certains extraits en ont été publiés sur le carnet de l’unité de recherche
interdisciplinaire en et sur la conservation-restauration d’œuvres d’art contemporain
et d’artefacts ethnographiques à l’ESAA (https://seminesaa.hypotheses.org/9456). Jean-
Pierre Cometti pose la question de la perte d’évidence et du devenir de la
« conservation » et de la « restauration » après l’époque classique de l’œuvre d’art
unique et autographe. Cette fin d’époque et de paradigme est en même temps
révélation des présupposés existants alors. De ce changement les thèses classiques de
Walter Benjamin dans L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique (1939, trad.
de l’allemand par M. de Gandillac, trad. rev. par R. Rochlitz, Paris, Gallimard, 2007) –
auquel fait écho le titre – en sont un des premiers constats et la problématique s’en est
d’autant plus complexifiée avec les mutations de l’art contemporain et la part prise par
le fonctionnement et l’usage, l’art comme expérience, par opposition à l’œuvre d’art
comme objet, ce dont peuvent témoigner l’installation comme la performance,
exemples repris en conclusion de l’ouvrage.
2 Celui-ci – qui bénéficie d’un riche appareil de note et d’un index conséquent des noms
et des notions – apparaît au terme de sa lecture, comme curieusement construit et
Questions de communication, 33 | 2018
320
rédigé. En effet, la position philosophique et les enjeux de la question de la
restauration, le sens même des interrogations développées tout au long des huit
premiers chapitres du livre, ne se révèlent qu’au neuvième « Philosophie(s) de la
restauration » (pp. 181-199), par ailleurs disponible sur l’internet depuis juin 2016
(https://seminesaa.hypotheses.org/6405, consulté le 17/09/2017). C’est ce que
manifeste notamment la place donnée à Cesare Brandi et à son œuvre (pp. 186-187), des
sujets qui auraient dû être développés et placés au début de l’œuvre. De manière plus
générale, derrière le cas particulier de la question de la restauration, il semble que ce
soit une attitude et une méthode beaucoup plus générales qui soient visées au travers
de cet analyseur qu’est la restauration conservation : la critique de toute démarche
fondée sur un a priori. En effet, l’« intérêt de la conservation-restauration, pour le
philosophe, consiste à mettre en lumière la précarité de tout a priori et à soumettre les
concepts à l’épreuve du singulier, c’est-à-dire d’objets singuliers […] et de situations
singulières pour lesquelles on ne peut pas s’en remettre purement et simplement à des
recettes, si éprouvées soient-elles » (p. 184), ce qui nous montre que « tous les a priori
sont funestes » (p. 214). Ainsi chaque cas demande-t-il un examen particulier (p. 79). Ce
qui induit, pour le conservateur/restaurateur, la construction d’hypothèse d’action
dans un contexte de discussion (p. 81) et un processus « d’enquête » (p. 172) dont relève
également la procédure de « constat d’état » (p. 224).
3 Il ne faut donc pas attendre de l’ouvrage de nouvelles règles pour la conservation et la
restauration, mais on doit comprendre le sens des analyses qui nous sont présentées
dans les chapitres précédents comme autant d’exercices socratiques ayant surtout une
valeur propédeutique négative. De même, si l’art contemporain, terme auquel l’auteur
consacre une partie (chapitre IV, pp. 86-101) est convoqué – et cela dès le premier
chapitre –, si les objets ethnologiques sont également pris en compte et analysés
(chapitre V, « Les objets ethnologiques », pp. 102-103), c’est en raison de leur statut
d’objet problématique au regard des ontologies classiques et de leur capacité de mettre
face à l’exigence d’une démarche attentive au singulier. Au regard de tels objets et des
différentes manifestations artistiques déjouant l’ontologie classique de l’œuvre support
de propriété, l’ontologie de l’objet doit être abandonnée pour une ontologie
privilégiant l’expérience, au sens pragmatiste du terme, Jean-Pierre Cometti étant un
spécialiste de ce domaine et l’un des premiers à avoir insisté sur l’importance de
l’esthétique pragmatiste.
4 L’ouvrage commence donc par revenir sur la déstabilisation du « paradigme » (p. 15)
classique – le terme est choisi en écho aux travaux de Thomas Kuhn en épistémologie –
de l’ontologie classique de l’œuvre d’art, telle que cette remise en cause est induite par
la « variété des pratiques artistiques » (p. 13). Il discute ainsi et remet en cause la
pertinence de certains concepts, à la fois fondateurs et indiscutés de ce paradigme,
comme celui de « propriétés » de l’œuvre d’art, celui de la subsomption des parties sous
une totalité, ou bien encore celui de l’intention de l’artiste comme étant fondateur du
regard sur l’œuvre.
5 Par conséquent, certaines notions guidant l’activité de restauration ne sont pas
opérantes, comme celle d’authenticité, en raison de la manière dont elle accentue le
rapport au passé (p. 57). Les notions d’identité et de préservation de l’identité (p. 59)
apparaissent plus pertinentes et elles sont au fondement de l’intégrité et de
l’authenticité, à condition que l’identité intègre l’Histoire et se comprenne comme
identité relative. À la lumière de ces considérations, reconstruire et restaurer sont deux
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choses différentes (p. 72), retrouver un « hypothétique état originel » (p. 73) s’avérant
ne plus avoir de sens. Le problème se complique encore dès lors qu’on dépasse le cas
des œuvres autographes et qu’on s’inscrit dans le paradigme de l’usage. On est dans des
situations hybrides où on ne peut opposer technique et esthétique mais où chaque cas
demande un examen particulier (p. 79) et où les propriétés ne s’apprécient que dans un
contexte de fonctionnement (p. 81). À terme, l’auteur insiste sur le déplacement de
l’œuvre vers l’expérience, alors que cette dernière n’est pas nécessairement intégrée
dans les règles juridiques et économiques encore prisonnières d’une conception de
l’objet.
6 Dans ce débat, le contemporain joue un rôle important, de telle sorte qu’il importe de le
redéfinir, notamment sous l’égide de Friedrich Nietzsche, pour lequel le contemporain
est l’intempestif (p. 88). Cependant, il y a peut-être un piège dans la manière dont
certaines caractéristiques sont attribuées au contemporain : ainsi l’« éphémère » n’est-
il pas spécifique au contemporain, puisque toutes les œuvres le sont dans la manière
dont elles sont vouées à l’obsolescence (p. 92). Ce qui est en jeu est la spécificité du rôle
des éléments matériels dans certaines expériences artistiques. De même,
l’immatérialité n’est pas un concept discriminant car toute culture est de l’ordre du
sens et donc immatérielle. La considération des œuvres contemporaines est d’abord la
considération d’une certaine modalité de fonctionnement qui remet en cause la
démarche de conservation/restauration en posant par exemple la question du rapport
à l’auteur s’il est vivant (pp. 95-96), la question de l’authenticité au regard des
dispositifs techniques mis en jeu (pp. 96-97), l’artefact lui-même dès lors qu’il résulte de
l’importation de matériaux ordinaires (pp. 100-101), tout un ensemble de paradoxes
posés, mais pas nécessairement résolus par l’auteur.
7 La considération des objets ethnologiques, dont nous avons déjà évoqué le rôle, tient sa
valeur d’interrogation en ce que la question de la restauration/conservation ne se pose
pour elle qu’à partir de sa muséalisation. Dans son contexte d’origine, « la transmission
vaut conservation » (p. 107). C’est notre souci de la mémoire qui l’introduit à ce
problème et, de manière plus générale, l’invention moderne du « statut patrimonial
acquis dans nos sociétés » (p. 188), ce qui nous renvoie à « une réflexion beaucoup plus
ample sur l’art et la culture » (p. 189), réflexion qui engloberait également les
problèmes juridiques liés aux notions d’auteur et de propriété intellectuelle.
8 Au travers de ces quelques indications, on voit comment l’ouvrage fourmille d’analyses
riches mobilisant à la fois des exemples concrets d’œuvres et un certain nombre de
concepts de l’esthétique contemporaine, l’auteur, outre John Dewey, se référant
notamment aux travaux d’Arthur Danto et Nelson Goodman. Cependant, l’enjeu de la
question de la conservation/restauration, qui fournit le fil rouge de ce voyage à travers
certaines des perspectives de l’esthétique contemporaine, peut dérouter le lecteur non
familier de ces questions. C’est pourquoi nous lui conseillerions, comme indiqué au
début de cette note, de commencer par le chapitre IX et aussi d’être un peu familier
avec les textes classiques cités par l’auteur. On notera enfin que les analyses de l’auteur
ont été discutées, notamment dans un compte rendu critique argumenté paru sur le
site La Vie des idées, par Bernard Sève (« Pourquoi restaurons-nous les œuvres d’art, et
bien d’autres objets ? », La Vie des idées, 12 mai 2017. Accès : http://
www.laviedesidees.fr/Pourquoi-restaurons-nous-les-oeuvres-d-art-et-bien-d-autres-
objets.html) qu’on pourra lire en contrepoint de l’ouvrage.
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AUTEURS
LAURENT HUSSON
Écritures, université de Lorraine, F-57000
laurent.husson[at]univ-lorraine.fr
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Éric DACHEUX, dir., La Planche et lebillet. La monnaie au miroir de la BDSaint-Denis, Éd. Connaissances et savoirs, 2017, 166 pages
Nicolas Oliveri
RÉFÉRENCE
Éric DACHEUX, dir., La Planche et le billet. La monnaie au miroir de la BD, Saint-Denis, Éd.
Connaissances et savoirs, 2017, 166 pages
1 Spécialiste d’économie sociale et solidaire, de la question européenne et de bande
dessinée (BD), Éric Dacheux propose un ouvrage collectif dont le jeu de mots du titre, La
Planche et le billet, attire d’emblée l’attention. L’intérêt réside également dans le
rapprochement original entre deux objets a priori hétérogènes, la monnaie et la bande
dessinée (BD) ainsi que dans le parti pris de l’auteur qui, dès l’introduction, leur
reconnait deux vertus. Premièrement, l’une comme l’autre possèderaient des
caractéristiques propres aux médias, dans la mesure où elles seraient des espaces de
médiation permettant de partager, de mettre en commun, d’échanger, bref de
communiquer : « Or, ces deux instances de médiation partagent la particularité de ne
pas être socialement reconnues comme médias » (p. 7). Deuxièmement, monnaie et BD
contribueraient également au renforcement du lien social, en prolongeant l’expérience
relationnelle entre les individus, au même titre que la télévision, par exemple. Mais ce
n’est pas tout. En tant que dispositif de transmission du sens, la BD ferait circuler et
diffuserait un nombre incalculable de représentations sur le thème de la monnaie.
L’apport de ce travail collectif est donc de faire discuter ensemble différents auteurs
dans leur analyse de la monnaie, mais au prisme de la BD, en se demandant
« justement, comment le neuvième art représente-t-il le phénomène monétaire ? »
(p. 8). Pour le comprendre, la théorie de la monnaie, la notion d’encastrement, la figure
du faussaire, le versant économique et monétaire des dystopies ou le commerce
triangulaire sont convoqués afin de saisir comment la monnaie et la BD entretiennent
des relations particulièrement poreuses au sein de l’espace public mais,
Questions de communication, 33 | 2018
324
paradoxalement, peu mises en lumière par les observateurs attentifs de chacun de ces
deux univers. C’est ce que remarque très justement Pascal Robert (p. 125) dans son
texte, en insistant sur le fait que ne pas dévoiler ce type de relation singulière est aussi
une manière de dire quelque chose sur notre rapport à la monnaie et sa représentation
dans les arts de manière générale. L’objectif poursuivi est alors de comprendre
« pourquoi la BD franco-belge, dans son écrasante majorité numérique, parle si peu de
monnaie qui est pourtant omniprésente dans notre vie quotidienne » (p. 9). On le voit
bien, la monnaie plus qu’un simple instrument de spéculation, permet tout au contraire
d’être réinterprétée à travers cet ouvrage, notamment par le biais de sa fonction
première fondée sur l’échange et la circulation, aidée en cela par le formidable outil de
réflexion et de diffusion des idées que demeure la BD.
2 Si l’on devait chercher un fil conducteur à ce travail commun et homogène dans ses
contributions, celui-ci se situerait dans la capacité des différents auteurs à déconstruire
une image plutôt stéréotypée de la monnaie. « En mettant à jour, à travers les albums
étudiés, la complexité du fait monétaire, les auteurs partagent, implicitement, un
même point de vue : une critique de la théorie orthodoxe de la monnaie » (p. 139). Ainsi
le fait monétaire est-il évidemment traité dans de nombreuses BD, facilitant alors les
échanges économiques entre les personnages. Néanmoins, la monnaie peut endosser un
rôle plus sombre et déliter durablement le lien social à partir du moment où elle n’est
plus uniquement l’instrument de la relation commerciale mais l’objet de toutes les
convoitises pour l’accession au pouvoir. Cette perte de contrôle de la monnaie
transparaît chez d’autres auteurs, où la spéculation et la destruction du lien social au
sein de la communauté sont visibles et redoutées. Monnaie et pouvoir s’entremêlent
alors et constituent un point de convergence majeur pour de nombreux auteurs. Pour
autant, les désaccords subsistent et des divergences se font également jour, renforçant
curieusement le propos général de l’ouvrage et le transcendant. Dès lors, la présence ou
non de monnaie dans une société est diversement appréciée en fonction des discours
défendus. Violence mimétique et autoritarisme régissent les règles du vivre ensemble
dans un espace dépourvu d’échanges monétaires pour certains, alors que d’autres y
voient plutôt une métaphore de l’aplanissement des tensions entre les individus et où
l’harmonie entre tous règne enfin. Toutefois, l’introduction de la monnaie dans cet
univers utopique est appréciée comme un élément perturbateur. Le regard porté sur la
marchandisation à outrance est perçu différemment selon que cette dernière est
appréhendée comme une hégémonie monétaire ou a contrario, comme l’agent
régulateur d’une économie stable et pérenne. En outre, les divergences dont nous
faisons état portent aussi sur la définition du terme de monnaie. En effet, les auteurs ne
s’appuient pas tous sur des réalités historiques identiques et débouchent donc sur des
interprétations différentes, pour ne pas dire foncièrement opposées. L’apport de
l’ouvrage est ainsi intimement lié « à l’essence de ces deux objets qui tous deux
nourrissent de manière invisible le lien social, mais qui le nourrisse d’une manière
opposée, d’où la richesse potentielle des analyses lorsqu’on met en présence ces deux
objets qui s’ignorent trop souvent » (p. 143).
3 Ce qui reste remarquable en l’état est donc le rôle de lien social qui unit monnaie et BD,
notamment par la production collective qu’elles engendrent en s’échangeant, se
partageant. En diffusant symboliquement des valeurs, monétaires ou morales, elles
incarnent une dimension patrimoniale et culturelle de l’art de transmettre et où l’axe
réflexif n’est jamais loin. Ce dernier est pourtant de nature différente. La monnaie
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325
n’offre que peu de prise de distance par rapport à l’acte de monnayer. Il s’agit ni plus ni
moins d’un besoin de mise en conformité vis-à-vis de la société civile, une forme de
cohésion sociale. La BD, quant à elle, autorise un jeu d’interprétation entre son créateur
et son lecteur, ouvrant ainsi la porte à l’imaginaire et à l’émancipation individuelle. La
fracture se situe donc là : « La BD est une matérialisation dessinée qui représente le lien
social, la monnaie une abstraction qui condense le lien social » (p. 145).
4 Finalement, on pourrait reprocher à Éric Dacheux l’aspect restrictif du traitement de
cet ouvrage collectif, puisqu’il est uniquement structuré autour de la BD franco-belge.
Une ouverture en direction du Japon et des mangas par exemple – nous pensons à
l’œuvre de Hiroshi Hirata (L’argent du déshonneur, Paris, Éd. Akata, 2015), celle de
Nobuyuki Fukumoto (Tobaku Mokushiroku Kaiji, Tokyo, Kōdansha, 1996) ou encore celle
de Ishigaki Yuuki et Miyazaki Masaru (Poker King, Tokyo, Kōdansha, 1986) –, auraient pu
constituer un terrain d’analyse comparatif des plus constructifs, permettant alors
d’évaluer la portée des représentations associées à la monnaie en fonction de variables
culturelles, temporelles et géographiques disparates. Pour autant, il convient de saluer
la pertinence de l’analyse de chacun des textes, tant ils permettent de tisser des liens
inédits et pertinents entre monnaie et BD, jusqu’ici passés sous silence.
AUTEURS
NICOLAS OLIVERI
SIC.Lab, université Côte d’Azur, F-06204
Questions de communication, 33 | 2018
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Emmanuelle DANBLON, Mandorla dePaul Celan. Ou l’épreuve de la prophétieLormont, Éd. Le Bord de l’eau, 2017, coll. Études de style, 2017, 96 pages
Laurent Husson
RÉFÉRENCE
Emmanuelle DANBLON, Mandorla de Paul Celan. Ou l’épreuve de la prophétie, Lormont, Éd. Le
Bord de l’eau, 2017, coll. Études de style, 2017, 96 pages
1 L’ouvrage est le deuxième d’une collection ouverte en 2017 par un texte de Pierre
Brunel (Le Bateau ivre d’Arthur Rimbaud. Un texte, une voix). Dans le présent livre,
Emmanuelle Danblon, professeure de rhétorique à l’Université libre de Bruxelles – et
auteure, notamment, de L’Homme rhétorique (Paris, Éd. Le Cerf, 2013) – aborde la
question de l’utopie et de la prophétie à la suite de ses études sur la place rhétorique de
l’utopie dans les chartes et déclaration. Ici c’est sur un tout autre texte qu’elle s’appuie
puisqu’il s’agit du poème de Paul Celan « Mandorla » – poème court et énigmatique –
dont le texte original et une traduction de Marc Dominicy, suivie d’une note
concernant la traduction de certains termes, sont présentés (pp. 13-15). En annexe y
figure également une analyse métrique du poème par Marc Dominicy (pp. 79-88).
2 Avec la lecture de ce texte, l’auteure veut, après avoir, sur le fond d’un regard sur la
métrique du poème, attiré notre attention sur sa dimension de comptine « hors du
temps » (p. 23), nous amener à l’« épreuve de la prophétie » en entendant dans le
dernier vers du poème « Amande vide, bleu roi », une « autre voix » (p. 22), qui, ayant le
caractère d’une prosopopée, est liée à la tradition hébraïque de la « voix du ciel »
(p. 27). Les deux derniers vers sont, selon l’auteure un exemple du conseil d’Aristote :
« Il faut préférer l’impossible vraisemblable au possible non persuasif » (pp. 29-30).
Leur diction par Paul Celan dans les enregistrements que nous possédons (p. 28) en
révèle le caractère solennel. Ils articulent le désespoir tragique – que le temps de
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327
comptine du poème renforce – et son dépassement et cette articulation est au cœur des
analyses de l’épreuve prophétique proposée par l’auteure.
3 Le poème, selon Paul Celan « veut aller vers un autre » (Le Méridien, cité par
Emmanuelle Danblon, p. 31) ; il incite au dialogue, lequel nous renvoie à un sens
intérieur dont l’image de l’amande et du Roi caché en celle-ci. Sans suivre l’ordre du
poème, l’auteure propose un parcours de l’extérieur vers l’intérieur, de l’amande (p. 33)
au Roi (pp. 45-50) en passant par l’œil apparaissant au vers 9 – ou le regard – (pp. 32-38)
et le Rien (pp. 38-45). Les thèmes de l’œil et du regard attirent d’abord l’attention de
l’auteure, qui s’appuie à la fois sur des études historiques et neurologiques. En ce qui
concerne le regard, l’accent est mis sur la manière dont celui-ci conduit à l’attention et
à la fantasia, à la formation des images, aux techniques de visualisation et, à partir de là,
à la capacité fictionnelle et au primat de la fiction dans la perception (p. 35). Œil et
regard nous renvoient donc non seulement à une passivité, mais à une potentialité
directement signifiante qui supporte le regard. Le Rien, entendu notamment via la
théorie juive du Tsimtsoum (contraction) – « place vacante » (p. 38) laissée par le Retrait
de Dieu au sein de sa création –, apparaît comme premier ; il est le lieu de la méditation
par rapport auquel la lumière sera seconde en même temps qu’elle sera le milieu de la
poésie – au travers de l’« obscurité » – comme « fait linguistique » (p. 44). C’est par ce
contexte que se comprend la figure du Roi, « Dieu, bien sûr, mais […] aussi le noyau
intime de chacun, le “Soi”, que la poésie contribue à faire sentir » (p. 45). Dans une
sorte de grand écart, l’auteure convoque la tradition antique égyptienne (p. 46), des
références ésotériques (Karlfried Graf Dürckheim, p. 47) et les neurosciences (pp. 47-48)
pour asseoir l’idée d’un sens intérieur symbolisée par la figure du Roi, elle-même
rapprochée, non de la figure du Messie, mais de la figure du Juste dans la tradition,
décalage qui joue un rôle essentiel quant à la manière dont le poème de Paul Celan nous
conduit, par son obscurité comme par son sens, à l’épreuve de la prophétie.
4 Le chapitre suivant fait fond sur le clair-obscur articulé dans les deux derniers vers du
poème – « figurer la crudité du réel, pour la couvrir ensuite du voile pudique de
l’espérance » (p. 51) pour introduire au clair-obscur de l’utopie. Il ne s’agit cependant
pas de l’utopie idolâtre, mais de celle issue de la « résistance imaginative » (p. 53), et
qui doit s’articuler avec l’exigence de « ruser avec le réel » (p. 54). Cette ruse implique
un récit dystopique – c’est ici qu’Emmanuelle Danblon fait le lien avec ses études
antérieures sur la rhétorique des chartes – mais qui doit être distingué des démarches
mémorielles pour s’orienter vers l’utopie (pp. 55-56), et c’est précisément ce à quoi
invite la lecture du poème de Paul Celan, notamment en nous faisant faire l’épreuve de
cette distance qui ruse avec le réel et qui rend possible l’utopie. Cette épreuve passe par
le changement dans le poème des points de vue, du point de vue égocentré au point de
vue allocentré en passant par le point de vue hétérocentré, concepts issus notamment
des travaux de Pierre Berthoz (pp. 57-58). C’est la dimension allocentrée, le point de
vue de l’au-delà de l’humain qui est ici essentiel. Ce point de vue conjoint plusieurs
déterminations hétérogènes essentielles pour l’articulation, d’une part, de la limitation
des modalités du possible et de l’impossible pour rendre compte de l’utopie, d’autre
part, d’un certain usage de la catégorie du vraisemblable qui introduit à l’épreuve de la
dimension prophétique.
5 Le retour à la dimension prophétique tient son enjeu de sa disqualification sous les
coups de la sécularisation qui en avait rendu l’épreuve difficile, sinon impossible.
« Mandorla » est une occasion de renouer avec l’exercice de l’imagination prophétique
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328
et utopique, en s’appuyant sur certaines découvertes des neurosciences et de leur étude
de la fonction imaginative, et la manière dont le poème la met en œuvre en invitant à
l’interprétation des images qu’il déploie et notamment celle du Roi dans l’amande. Dans
ce cadre, la dimension interprétative joue un rôle important pour échapper à la
rationalisation et à l’obscurantisme et permettre à l’utopie une vraisemblance
prophétique au cœur de l’obscurité tout comme le Roi dans l’amande.
6 Vu la diversité des références – depuis l’Égypte ancienne jusqu’aux neurosciences – et
les perspectives convoquées, l’ouvrage peut surprendre au premier abord. Il fascine
également, dans la manière dont il nous conduit, grâce aux références qu’il comporte et
aux analyses qu’il propose, à écouter Mandorla, à en proposer une interprétation
suggestive, notamment dans l’articulation de l’obscurité et de la lumière, du
prophétique et de l’utopie dans son contraste avec le tout mémoriel. La voix
prophétique prend ici la figure d’un chuchotement de l’utopie, une voix à notre oreille,
face aux cris du monde.
AUTEURS
LAURENT HUSSON
Écritures, université de Lorraine, F-57000
laurent.husson[at]univ-lorraine.fr
Questions de communication, 33 | 2018
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Cécile Fries-Paiola, Julie GOTHUEY,Déborah KESSLER-BILTHAUER, Thierry PANISSET, Estelle REINERT, dirs, Étudierla culture aujourd’hui. Enjeuxidentitaires, numériques, artistiques etspatiaux d’un objet de rechercheNancy, PUN-Éditions universitaires de Lorraine, coll. Interculturalités,2017, 250 pages
Alexander Frame
RÉFÉRENCE
Cécile Fries-Paiola, Julie GOTHUEY, Déborah KESSLER-BILTHAUER, Thierry PANISSET, Estelle
REINERT, dirs, Étudier la culture aujourd’hui. Enjeux identitaires, numériques, artistiques et
spatiaux d’un objet de recherche, Nancy, PUN-Éditions universitaires de Lorraine, coll.
Interculturalités, 2017, 250 pages
1 Cet ouvrage fait suite à des journées d’études consacrées à « La culture dans tous ses
états », organisées à l’Université de Lorraine en novembre 2014. Son objectif affirmé est
de valoriser des travaux de terrain, menés par de « jeunes chercheur-e-s » – la plupart
d’entre eux sont doctorants – de plusieurs disciplines : la sociologie pour une majorité,
mais aussi l’urbanisme, l’ethnologie, la philosophie ou les sciences de l’information et
de la communication. L’ouvrage adopte et assume, dès le début, une définition
volontairement ouverte de cette « notion bien difficile à cerner » (p. 5) de culture,
citant celle d’Edward Tylor datant des années 1870, qui considère la culture comme « ce
tout complexe comprenant à la fois les sciences, les croyances, les arts, la morale, les
Questions de communication, 33 | 2018
330
lois, les coutumes et autres aptitudes, et habitudes acquises par l’homme en tant que
membre de la société » (ibid.).
2 Afin de traiter de cette notion prise au sens large et dans une pluridisciplinarité
affirmée, l’ouvrage est composé de quatre parties : « culture et identité », « culture
numérique », « culture par le biais de l’art » et « cultures en relation avec l’espace ». Les
trois premières parties sont constituées de trois chapitres, deux pour la dernière
d’entre elles. Ce choix de structuration par thème est commenté et justifié dans une
introduction collective, signée par quatre des directeurs de publication, présentant
l’ouvrage, ses parties et ses chapitres. Une conclusion cosignée par deux des directrices
de publication (Cécile Fries-Paiola et Déborah Kessler-Bilthauer) vient clore ce livre de
250 pages, proposant une lecture alternative, temporelle, des approches de la culture
comme objet dans les différents chapitres (voir infra).
3 Le livre se présente sous les auspices d’une double actualité scientifique, dans la mesure
où il vient s’inscrire, même indirectement, dans un débat scientifique plus large, autour
de la manière dont on peut encore utiliser, aujourd’hui, le terme de culture. Puis, son
caractère actuel réside également dans une volonté déclarée de traiter de terrains
actuels, de pratiques et d’objets culturels ou révélateurs de dynamiques culturelles,
nouvelles ou renouvelées, parfois à travers les technologies numériques. Les
problématiques touchant à la culture, sous différentes acceptions, intéressent bon
nombre de chercheurs en sciences de l’information et de la communication. Pour cette
raison, on peut penser que tout un chacun trouvera dans ce livre un intérêt particulier,
compte tenu de la diversité des approches et des objets qu’il rassemble.
4 En nous écartant d’une lecture strictement chronologique correspondant à la
structuration thématique du volume, retenue par ses directeurs, nous évoquons ici des
affinités par problématiques et objets d’étude qui peuvent servir à regrouper les
contributions en cinq catégories. Quatre de ces catégories de problématiques,
présentées ici en premier, traitent de la culture avant tout au sens patrimonial ou
artistique du terme. Dans la première catégorie, deux chapitres questionnent les
pratiques culturelles actuelles, dans un contexte de convergence entre technologies
numériques et moyens d’appréhension plus classiques de la culture. Nouha Belaid
(pp. 87-106) examine les formes d’expression et les pratiques culturelles observées sur
les réseaux socionumériques qui accompagnent la diffusion d’une série télévisée
libanaise. Elle s’intéresse aux productions des socionautes mais aussi de l’équipe de
production de la série, et s’interroge sur la possible transition en train de s’opérer, dans
ce contexte, entre « téléspectateurs » et « télécréateurs ». Stéphanie Kellner
(pp. 107-134) évoque l’utilisation et l’emprunt de liseuses numériques au sein de
bibliothèques publiques. Enquête à l’appui, la chercheuse souligne qu’il ne s’agit pas,
selon son étude, d’une voie d’accès nouvelle à la culture attirant de nouveaux publics
vers les bibliothèques, mais plus souvent d’une pratique inédite intégrée parmi d’autres
activités culturelles, pour des habitués des lieux.
5 La deuxième catégorie de problématiques interroge pour sa part les pratiques
culturelles ou artistiques réservées aux jeunes aujourd’hui. Toujours dans l’enceinte de
la bibliothèque, Isabelle Lepape (pp. 137-145), conservatrice à la Bibliothèque nationale
de France (BNF), recense l’offre d’activités culturelles et artistiques à l’intention de ces
jeunes qui composent la moitié environ du public des bibliothèques sur le territoire
français. Elle met en avant différentes tentatives de diversification de l’offre culturelle,
ainsi qu’un besoin généralisé de communication autour de cette offre, afin de faire
Questions de communication, 33 | 2018
331
évoluer une image parfois un peu désuète des bibliothèques. La modernisation est
également prônée par Sylvain Fabre (pp. 155-172), en milieu scolaire cette fois. Celui-ci
évoque l’enseignement des arts plastiques à l’école, mesure les tensions entre « culture
artistique » et « culture scolaire », et plaide pour une intégration de l’art moderne sous
forme d’enseignements alternatifs tournés vers l’avenir.
6 Quant à la catégorie suivante, elle concerne de nouvelles mises en scène de la culture à
travers de nouveaux objets. Benjamin Barbier (pp. 37-86) évoque l’entrée dans l’espace
muséographique du jeu vidéo, en tant qu’objet culturel. Il souligne les changements que
cela implique à la fois pour l’objet et pour l’institution muséale, à travers une posture
nouvelle des visiteurs-acteurs, et des modalités d’exposition qui évoluent pour
s’adapter à ces biens culturels en voie de légitimation. Emmanuelle Gangloff
(pp. 195-216) examine les relations entre le spectacle vivant et l’urbanisme, à travers le
champ émergeant de la scénographie urbaine, éphémère ou plus durable. Elle illustre
son propos à travers l’exemple d’un projet de réaménagement de la place Napoléon à la
Roche-sur-Yon, visant à impliquer les habitants dans le projet de réaménagement, tout
en capturant un récit scénographique et en le pérennisant dans la forme de la place
aménagée.
7 En plus de la dimension artistique de son objet, Emanuelle Gangloff discute
l’articulation de cultures scénographique, urbanistique, et « de l’espace ». Par ailleurs,
Baptiste Pizzinat (pp. 173-192) s’inscrit dans une démarche ethnographique qui lui
permet d’expliciter le projet de création artistique d’un danseur iranien exilé en
France. Il souligne la manière dont ce projet a été pensé par rapport à l’identité
nationale et culturelle du danseur, à son statut d’exilé, et aux représentations
culturelles attribuées aux futurs spectateurs, à propos de l’Iran, de l’exil et de la langue
arabe. Élodie Hommel (pp. 53-70) relie, à son tour, pratiques culturelles et cultures de
socialisation, en cherchant à mettre en avant l’influence de la consommation de biens
culturels, en l’occurrence la lecture de romans de science-fiction et de fantasy, sur la
socialisation de jeunes adultes. S’échapper, grâce à la culture, vers un imaginaire certes
irréaliste par certains égards, permet d’explorer sans danger les relations sociales,
aujourd’hui comme par le passé. La chercheuse rapproche les interprétations et
réactions des enquêtés par rapport aux personnages fictifs, de leurs cultures familiales
et professionnelles.
8 Enfin, la cinquième catégorie regroupe les chapitres qui problématisent la notion de
culture dans un sens non artistique. Celui de Cécile Fries-Paiola (pp. 217-234) s’inscrit
dans une réflexion sur l’appropriation culturelle, à la fois nationale et professionnelle,
en rapport avec les pratiquants professionnels du fengshui. La chercheuse met en
relation les discours des pratiquants interviewés sur leurs propres pratiques, leur profil
et parcours professionnels, afin d’analyser les combinaisons d’influences culturelles
qu’ils revendiquent. Joseph Ciaudo (pp. 35-52) se penche sur l’opposition et la
complémentarité entre les termes de culture et de civilisation, sur les plans historique
et syntagmatique, opposition qui existe en français, en anglais et en allemand, entre
autres langues. Or, le chapitre se concentre avant tout sur la signification de deux
termes homologues en chinois, au début du XXe siècle. Il met en avant la labilité de
concepts et l’ambiguïté qui peut parfois entourer leur utilisation. Enfin, Marie-Claire
Willems (pp. 15-34) examine aussi, avec une posture critique, toute l’ambiguïté qui
entoure l’utilisation du terme « culture » en français aujourd’hui. Dans ce chapitre
passionnant, qui ouvre le volume, la chercheuse prend l’exemple de la « culture
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332
musulmane » venant s’opposer à « la religion musulmane » et à « l’origine
musulmane ». Elle trace ainsi la voie d’une définition socio-constructionniste de la
culture qui laisse toute sa place à la question identitaire et aux dynamiques d’auto- et
d’hétéro-catégorisation qui ont lieu au sein de la société.
9 Dans leur conclusion, Cécile Fries-Paiola et Déborah Kessler-Bilthauer (pp. 235-248)
proposent une synthèse structurée par les « quatre grandes temporalités d’une
dynamique culturelle globale » (p. 236) : la construction, la diffusion, l’appropriation et
la monstration. Ces quatre temporalités leur permettent de resituer les différents
éclairages fournis par les chapitres de l’ouvrage. Cette relecture s’inscrit dans une
volonté de définir la culture avant tout comme une dynamique, et les auteures mettent
en garde le lecteur contre les dérives essentialistes consistant à adopter une vision trop
statique ou réductrice du groupe culturel. Or, c’est peut-être là que ce travail collectif
risque de laisser certains lecteurs avec l’impression d’un projet inachevé. Peut-être est-
ce par modestie, ou pour éviter de rentrer dans le vif des débats actuels, que les
auteures remarquent, en toute fin de conclusion : « Cet ouvrage, d’ambition
pluridisciplinaire – voire interdisciplinaire – n’avait pas la prétention d’apporter un
nouvel éclairage à la définition de la culture, mais plutôt de révéler quelques-uns des
questionnements contemporains » (p. 245). En cela le contrat est rempli, mais il aurait
pourtant été intéressant, dans un ouvrage dont le titre annonce un bilan sur les travaux
actuels, de chercher à faire avancer, grâce au travail collectif, les débats autour de la
définition de son concept-objet central. Alors que certains, à l’image de Fred Dervin
(voir par exemple Le Concept de culture. Comprendre et maîtriser ses détournements et
manipulations, Paris, Éd. L’Harmattan, 2013), plaident pour l’abandon du terme devenu,
selon eux, dangereusement polysémique, les auteurs et directeurs de ce volume, sans
pour autant passer sous silence ces dangers, ne semblent pas en tenir
systématiquement compte. Si l’ouvrage permet de « saisir la culture comme un
phénomène protéiforme, multiple et mouvant, constitutif de la nature humaine »
(p. 245), la question se pose de savoir ce qu’apporte une telle définition, englobant ainsi
des acceptions très différentes de cette notion. Plus la définition est lâche, moins le
concept est opérant et plus il est sujet à détournement, selon Fred Dervin. Finalement,
ce sera au lecteur de décider lesquels, parmi les multiples éclairages proposés par le
volume, il ou elle souhaite retenir pour nourrir sa propre conceptualisation. Ce parti-
pris éditorial n’enlève rien au caractère original et actuel des travaux réunis dans le
livre, qui témoignent tous à leur façon de l’intérêt particulier qu’ils trouvent à Étudier la
culture aujourd’hui.
AUTEURS
ALEXANDER FRAME
TIL, université de Bourgogne Franche-Comté, F-21000
Questions de communication, 33 | 2018
333
Pierre HALEN, Florence PARAVY, dirs, Littératures africaines et spiritualitéBordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, coll. Littératures desAfriques, 2016, 350 pages
Claude Forest
RÉFÉRENCE
Pierre HALEN, Florence PARAVY, dirs, Littératures africaines et spiritualité, Bordeaux,
Presses universitaires de Bordeaux, coll. Littératures des Afriques, 2016, 350 pages
1 L’ouvrage Littératures africaines et spiritualité dirigé par Pierre Halen et Florence Paravy,
qui signent chacun un article, comprend 18 contributions d’autant d’auteurs différents,
réparties en deux parties égales, la première consacrée à des perspectives générales, la
seconde à des études de cas. Si la représentation littéraire des spiritualités, ici
entendues au sens large, offre des voies multiples aux chercheurs, celles qui composent
cet ouvrage illustrent des approches variées, éclairant tantôt une problématique, tantôt
un auteur ou un ouvrage, voire un secteur éditorial. Elles s’avèrent complémentaires et
parfois divergentes, notamment lorsqu’elles abordent l’évolution historique. Par
exemple, si la période de la colonisation apparait inévitablement, ses impacts et leurs
importances varient logiquement selon l’analyse qu’en font les différents auteurs,
notamment en fonction des pays ou thématiques concernées. Mais toutes s’interrogent
sur l’évolution depuis les indépendances, notamment sur les « nouvelles » écritures ou
l’émergence des écritures féminines, et les conceptions et places qu’occupent les
problématiques religieuses ou spirituelles. Il convient de préciser que si les pluriels du
titre Littératures africaines comme celui de la collection, Littératures des Afriques, sont
bienvenus, les Afriques convoquées dans ces textes sont exclusivement sud-
sahariennes.
2 Il ne revient pas ici d’analyser ni de résumer les 18 contributions, toutes très
différentes dans leur objet, style et propos. Cette hétérogénéité n’est pas un obstacle à
Questions de communication, 33 | 2018
334
la compréhension ni à l’intérêt de l’ouvrage, proposant des angles de vue
complémentaires sur des niveaux d’entendement divers. Toutefois, si une définition
commune de la spiritualité ne pouvait être, et n’a pas été, proposée, certains textes
pour intéressants qu’ils peuvent être par d’autres aspects, semblent un peu éloignés de
la thématique centrale, tels ceux abordant « Le roman pour la jeunesse comme lieu de
discours sur les “sagesses” africaines » (pp. 131-146) ou « S’ouvrir à la sagesse africaine
en littérature de jeunesse : de la “bibliothèque rouge et or” à la multiplication des
contes » (pp. 113-130).
3 Contextualisant l’ensemble, l’ouvrage s’ouvre sur un chapitre de Pierre Halen qui,
comme coordinateur, évoque « Littérature et sacré : quelques enjeux africains d’une
problématique générale » (pp. 15-42), le titre correspondant parfaitement au contenu
qui dresse de manière très éclairante un état des lieux de la question et de la situation
contemporaine. Il rappelle la dépendance du religieux à l’égard du textuel – en effet il
n’existe pas de spiritualité sans texte – ce qui peut constituer pour certains un obstacle
dressé devant le discours humain pour atteindre le sacré, mais pour d’autres, au
contraire, lui permettre de se développer. Mais dès lors, une certaine rivalité entre le
discours religieux au sens large et le discours profane va exister, et peut-être s’incarner
différemment des deux côtés de la Méditerranée. Cette incarnation, dont les différences
vont s’exacerber sous l’ère coloniale puis dans la quête de savoirs « authentiques »,
parfaitement « endogènes », « d’identités » que rechercheront plus particulièrement
les mouvements revendiquant une négritude, ne masque-t-elle pas « une concurrence
plus fondamentale entre des formes de savoir qui n’ont, en réalité, rien de
spécifiquement africain ou occidental » (p. 19) ? Les figures de Franz Fanon et Léopold
Senghor traversent évidemment certains des textes présentés, qui rappellent au
demeurant que la plupart des pays du continent sont multiethniques, multilingues – ce
qui n’est pas sans souci pour la diffusion des littératures – et multiconfessionnels.
Aussi, prises dans leur ensemble, aux formes de savoir par adhésion ou enchantement,
qui jouent un rôle de cohésion et de liaison indéniable des communautés humaines,
tant territoriales que d’écrivains ou de lecteurs, ne s’oppose-t-il pas partout des formes
davantage critiques et empiriques, qui s’obstinent à se coltiner le Réel face aux
productions humaines d’Imaginaire ? Dès lors, n’est-ce point une question qui travaille
pareillement en interne toutes ces communautés, et différemment seulement en
proportion, et non en essence, selon les continents (et les époques d’ailleurs) ?
4 Sur la place et le rôle qu’il reviendrait aux Africains artistes en général, aux écrivains
en particulier (mais il en va de même pour les cinéastes), il est temps et salutaire que
soit désormais questionnée cette condamnation qui se voudrait par certains à
perpétuité, cette assignation à résidence, auxquels d’aucuns continuent de vouloir
idéologiquement les évaluer. Sommés de défendre et illustrer leurs cultures
autochtones, il leur reviendrait de les figer dans des représentations stéréotypées dans
lesquelles, justement, la « sagesse », la « spiritualité » forcément matinée d’animisme et
de cérémonies exotiques tiendrait une place prépondérante, peut-être pour compenser
la compromission, nécessaire mais coupable aux yeux de certains, d’écrire dans la
langue du colonisateur. La représentation coloniale de l’indigénisme a longtemps limité
tout écrivain (et artiste, voire tout Africain) à ne parler que sur « sa » tradition, celle-ci
étant nécessairement orale et déférente vis-à-vis des sagesses ancestrales. Pourtant le
spirituel, qui ne peut se résumer au religieux mais qui doit au contraire s’en (et l’)
inspirer, vise à apporter des réponses à la question du sens, nécessairement frappées du
sceau de l’incertitude, du provisoire, de l’incomplétude et du singulier. Il convient dès
Questions de communication, 33 | 2018
335
lors d’en finir avec une vision réductrice d’UNE Afrique homogène habitée des mêmes
cultures et spiritualités que seules de plaisantes variations mineures et inutiles
viendraient exotiquement colorer.
5 La variété des textes et auteurs étudiés dans ce livre montre la pluralité des Afriques et
de leurs approches de la littérature. Au-delà de la « parole gravée » qui recueille les
dires et récits religieux ou légendaires, est venue une littérature « exotique » et
intemporelle apte à satisfaire les éditeurs et lecteurs occidentaux. Le parallèle est
saisissant avec les – toujours actuels – bailleurs de fonds occidentaux, tels
l’Organisation internationale de la francophonie (OIF), ne donnant de l’argent aux
cinéastes africains que s’ils font des films « africains », c’est-à-dire avec des histoires et
images figées de l’Afrique ; cette contrainte mériterait à elle seule une étude et un
approfondissement. L’altérité prêtée à l’Afrique a été un outil de maintien de sa
domination, et est devenue une justification de l’échec par sa population d’une maîtrise
individuelle et collective de sa destinée, même si dans l’histoire de la littérature
africaine « l’insertion, à l’intérieur de la narration, d’un élément symbolique qui
renvoie au monde “traditionnel” africain s’est faite en général en vue de manifester son
opposition à la domination coloniale » (p. 68), elle en renforçait de fait la stéréotypie, se
focalisant sur des éléments et personnages présents dans le roman colonial comme le
griot, le féticheur, l’aïeul sage, etc. Mais l’émergence d’une nouvelle génération
d’écrivains, née après la colonisation et après les utopies post-indépendantistes, vise à
une émancipation vis-à-vis de ces représentations pour, simplement, rejoindre LA
littérature, telle qu’elle s’entend et s’attend dans le reste du monde. Et cet ouvrage
montre que la spiritualité n’en est nullement absente, ne serait-ce que par le nombre de
titres de livres comportant le mot « Dieu ». Mais il démontre également que, en
conséquence, les défis lancés aux spiritualités africaines sont exactement les mêmes
que ceux qui affectent les spiritualités des autres continents – ce qui risque, comme
pour les autres, de les affecter profondément voir de les remettre en question. Car, de
la même manière que le seul « cinéma-monde » est celui actuellement produit aux
États-Unis d’Amérique, la « littérature-monde » ne l’est que par, et pour, le règne de la
marchandise sur un marché mondialisé qui as, pour le moment, fait peu de cas des
spiritualités. Même si, pour une population en désarroi et quête de sens, le marché de la
littérature spirituelle, dont l’africaine, paraît matériellement très prometteur.
AUTEURS
CLAUDE FOREST
Accra, université de Strasbourg, F-67000
c.forest[at]unistra.fr
Questions de communication, 33 | 2018
336
François HARTOG, La Nation, la religion,l’avenir. Sur les traces d’Ernest RenanParis, Gallimard, coll. L’Esprit de la cité, 2017, 160 pages
Marie-Ève Saint Georges
RÉFÉRENCE
François HARTOG, La Nation, la religion, l’avenir. Sur les traces d’Ernest Renan, Paris,
Gallimard, coll. L’Esprit de la cité, 2017, 160 pages
1 Ce livre de l’historien François Hartog, intitulé La Nation, la religion, l’avenir. Sur les traces
d’Ernest Renan, paraît au printemps 2017. Loin du tumulte électoral français, la réflexion
proposée relève d’un travail minutieux, très précis et à l’image de l’auteur connu pour
ses recherches sur les régimes d’historicités et la notion de présentisme. Ainsi la
trajectoire d’Ernest Renan obtient-elle un nouveau coup de projecteur.
2 Les trois parties du livre se fondent dans l’étude de la Nation, la religion et l’avenir. Et,
comme l’indique le titre, ce sont trois temps de la vie d’Ernest Renan : d’abord à
Tréguier, dans les Côtes-d’Armor, puis à Paris, pour terminer dans un épilogue
synthétique au purgatoire. Trois déclinaisons de la pensée de l’auteur de « Qu’est-ce
qu’une nation ? » (Renan E., 1882, « Qu’est-ce qu’une nation ? », discours prononcé à la
Sorbonne, Paris, Éd. Mille et une nuits, 1997). Les jalons biographiques se conjuguent au
décryptage des questionnements, d’Ernest Renan en premier lieu mais aussi du
contexte historique traversé. Le lecteur est invité à se saisir de ces questionnements,
pas seulement pour ce qu’il révèle de la pensée d’Ernest Renan, mais surtout pour saisir
la manière dont le savant pose les questions.
3 Les aspects concernant la religion sont amplement imprégnés de cette leçon inaugurale
hors-norme qu’Ernest Renan donna au Collège de France en 1882, surtout pour
souligner le contexte et la conséquence directe de celle-ci. Son renvoi immédiat de
l’institution est prononcé, non pas pour la question même de la Nation, mais à cause de
l’affirmation posée par Ernest Renan. Jésus est décrit comme « cet homme
Questions de communication, 33 | 2018
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incomparable », ce qui semble totalement inaudible pour l’Église catholique. Cette
dernière ne peut mettre sur un même plan terrien l’homme avec celui qu’elle considère
comme le fils de Dieu. L’évocation de la religion ainsi placée au cœur du cheminement
personnel comme d’écrivain acharné se reflète particulièrement dans cette conférence.
Et ce discours inaugural renvoie au premier des sept livres qu’écrira ensuite le
séminariste. Le Renan séminariste renoncera aux vœux et il ne deviendra pas prêtre. Ce
thème n’est donc pas simplement tourné vers les choix opérés par Ernest Renan au
sujet de la religion, mais bien plus sur la réflexion qu’il n’aura de cesse de nourrir
jusqu’à la fin de sa vie. Nous nous situons alors juste avant la loi de séparation des
Églises et de l’État, en 1905.
4 Bien plus qu’une causerie stérile pour ou contre l’Église, François Hartog inscrit ce
passage dans celui du progrès de la conscience. Un progrès qui mêle théologie, mais
aussi philosophie et science. Le trait commun rejoint les études menées par Ernest
Renan en philologie hébraïque. Le langage relie ainsi toutes les hypothèses dans la
recherche de vérité. C’est à la fois une riche production mise au goût du jour, avec
l’incontournable Histoire. Ernest Renan était en quête de l’origine des choses, du
christianisme particulièrement. Et le préalable posé consiste à trouver les éléments
pour penser dans le passé, afin d’en comprendre toutes les contradictions. Cela
permettrait d’accéder à cette quête de l’origine des choses et à la vérité. L’avenir
adviendrait par le travail des savants, en pleine conscience et avec la science pour seul
guide pour l’humanité. Selon Ernest Renan, la religion signifie l’avenir et l’avenir
signifie la science. Et si tout est devenir, pour Ernest Renan cela signifie que
« l’Ancienne Histoire […] maîtresse de vie est bien morte » (p. 100).
5 Dans la partie consacrée à l’avenir, l’on comprend qu’il se focalise précisément sur
l’Europe. Cette Europe qui allait effectivement connaître l’expansion industrielle,
économique et politique, son accès à la modernité dans une certaine mesure. Les trois
thématiques mises en avant dans l’ouvrage (religion, avenir et science) sont ainsi liées.
Ce qui forme une Nation tient à la langue et à l’Histoire, avec un fondement de cette
nation très divergent entre l’Allemagne et la France de cette époque. Avec le recul de
l’historien, François Hartog remet en perspective ce fondement du droit des peuples à
disposer d’eux-mêmes. Comme un choix, mais où le fondement de la nationalité ne
procède plus tout à fait de l’alliance supposée de la race à la langue. Comme le
montrent les propres mots du titulaire (renvoyé puis réhabilité quelques années plus
tard) de la chaire de philologie hébraïque du Collège de France, il s’agit de cette
existence de l’individu alliée à cette affirmation perpétuelle de vie.
6 Dans la partie relative à la Nation, la croyance d’Ernest Renan en l’Europe semble là
encore manifeste. Telle une solution pour ouvrir un avenir par-delà les nations. Si le
texte qu’il prononce en 1882 à la Sorbonne sous forme d’interrogation traverse le temps
(« Qu’est-ce qu’une Nation ? »), c’est aussi dans l’intention de projeter le débat sur le
futur. En creux, c’est aussi une invitation à ne pas remettre en cause la catégorie même
dans laquelle se situe un avenir pour l’heure inaccessible. Car, comme nous apprennent
ces traces de la vie d’Ernest Renan, l’avenir et son pendant immédiat – le devenir – ont
sans cesse été reformulés. Ainsi l’alliance des trois termes – la Nation, la religion,
l’avenir – se formalise-t-elle comme une métaphore filée. En outre, Ernest Renan avait
foi en l’avenir. Celui-ci sera définitivement gravé sur la statue qui lui est dédiée à
Tréguier et sur laquelle figure comme une maxime « on ne fait de grandes choses
qu’avec la science et la vertu ».
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338
7 Les régimes d’historicités (François Hartog, 2003, Régimes d’historicité. Présentisme et
expériences du temps, Paris, Éd. Le Seuil, 2012) trouvent ici une incarnation, l’idée de
progrès pour ligne de mire. Et même si les rebondissements du siècle d’Ernest Renan
ont immanquablement conduit à de multiples remises en cause. Des retournements
politiques de 1848, ceux de 1870, jusqu’au retour de la République après le Second
Empire, le bouleversement de l’idée de Nation, de l’idéologie associée à la religion
comme les caractéristiques constitutives de l’avenir, dessinent ces nouvelles
temporalités du siècle d’Ernest Renan.
8 Et pour comprendre ce chercheur inépuisable, il faut aussi remonter à l’œuvre qu’il
compose en 1848, dès son plus jeune âge. Intitulé L’Avenir de la science (Paris, Calmann-
Lévy), le livre sera finalement publié peu de temps avant la mort de son auteur.
Véritable œuvre vivante, composée des fragments du parcours du jeune Breton arrivé à
Paris pour intégrer le séminaire mais aussi du scandale majeur provoqué par sa
conférence inaugurale au Collège de France. L’ensemble de cette œuvre est revisitée
par François Hartog qui traduit en nuance la lente maturation de ce parcours
spécifique.
9 Les interprétations de l’œuvre d’Ernest Renan demeurent multiples, notamment si l’on
se réfère aux points de vue de Charles Maurras, d’Aimé Césaire comme de Claude Lévi-
Strauss. Tout en tenant compte de ces regards, le voyage sur les traces d’Ernest Renan
est ponctué par les positionnements de l’auteur de La Vie de Jésus (Paris, Lévy, 1863). Et
les controverses restituées précisément enseignent la facilité à sortir d’un contexte
historique et scientifique des bribes pour les transformer en polémiques. Parce que ces
polémiques ne naissaient pas pour les mêmes raisons en 1882 qu’après la Seconde
Guerre mondiale. La recherche de cette différence, dans ces temporalités variées, à se
positionner par rapport à la religion constitue toute l’interrogation de François Hartog.
Entre le catholicisme du Pape Pie IX et les amalgames à l’endroit de la religion
musulmane de ce début de XXIe siècle, ce livre montre avec force les nuances
nécessaires pour se saisir de thématiques, de leurs champs d’analyse, extrêmement
vastes.
10 Ernest Renan est aussi décrit comme un adepte du double. Un double qui caractérise sa
propre réflexion scientifique, tout au long de sa vie. Le double constitue le filtre par
lequel passe l’engagement d’Ernest Renan dans son cheminement de philologue breton
et à travers son positionnement philosophique, une vie d’aspirant prêtre qui vient au
séminaire, avant de reprendre une vie d’étudiant avec l’aide de sa sœur. Le regard que
pose François Hartog questionne au fond la transmission du savoir.
11 L’ouvrage s’inscrit pleinement – de Tréguier au Collège de France – dans la
compréhension de ce « savant indubitable ». Et à ses questionnements posés, François
Hartog invite à ne proposer aucune solution définitive. Le lecteur peut à son tour suivre
le parcours d’Ernest Renan, placé au cœur de ce XIXe siècle qui aspirait à la modernité.
À travers l’opus du directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales
(EHESS), on passe en revue les questions qui ont jalonné la vie entière d’Ernest Renan.
Des questionnements restitués précisément dans ce contexte donné. Avec, in fine, des
éléments de réflexion qui semblent complètement transposables dans nos situations
présentes. À condition, comme le rappelle François Hartog en faisant sien l’adage
d’Ernest Renan, de « ne demander au passé que le passé » (p. 101). Quelles sont les
questions posées et comment – dans ce passé là – ont-elles obtenu des réponses ? La
Questions de communication, 33 | 2018
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marque du présentisme n’est jamais très loin, pour renvoyer le contexte passé à notre
présent en crise et à mieux réfléchir notre propre présent.
12 L’intérêt de l’ouvrage réside surtout dans la façon qui nous est suggérée de saisir la
méthode Renan, sa manière de coupler science, religion et philosophie, pour avancer
dans nos propres questionnements. Avec, pour François Hartog, l’importance de Virgile
et du Mens agitat molem (littéralement, c’est l’esprit qui met en branle la masse du
monde) en écho à ses propres travaux et réflexions sur le temps.
AUTEURS
MARIE-ÈVE SAINT GEORGES
Gériico, université Lille 3, F-59000
marie-eve.saintgeorges[at]univ-lille.fr
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340
Sophie JOLLIN-BERTOCCHI, Lia KURTS-
WÖSTE, Anne-Marie PAILLET et Claire STOLZ, dirs, La Simplicité.Manifestations et enjeux culturels dusimple en artParis, H. Champion, coll. Bibliothèque de grammaire et de linguistique,2017, 542 pages
Jean-François Clément
RÉFÉRENCE
Sophie JOLLIN-BERTOCCHI, Lia KURTS-WÖSTE, Anne-Marie PAILLET et Claire STOLZ, dirs, La
Simplicité. Manifestations et enjeux culturels du simple en art¸Paris, H. Champion, coll.
Bibliothèque de grammaire et de linguistique, 2017, 542 pages
1 Depuis l’Antiquité, le terme de « simplicité » est présent aussi bien dans la littérature
que dans les beaux-arts, dans les sciences que dans la morale. Cette diversité de
contextes, également d’usages ou de projets, puisque le même concept peut servir à
décrire, à interpréter ou à juger, met immédiatement en question l’évidence d’un tel
terme.
2 Pour construire une problématique, limitée ici au domaine de la littérature et de
quelques arts plastiques ou musicaux, ce qui exclut d’emblée toute réflexion dans le
domaine des sciences, on peut partir de l’analyse du champ notionnel où une même
racine, « simple » va se déployer en « simplification », « simplet » ou « simpliste », ce
qui peut jouer sur la compréhension du terme « simplicité ». D’autant plus que si
l’adjectif précède ou suit un nom, son sens peut changer du tout au tout. Ensuite, le mot
« simplicité », s’il a de très nombreux antonymes, n’a pas de véritables synonymes. En
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faire le relevé permet de voir comment dans une langue particulière, le français, se sont
construites des relations avec, par exemple, la nature, l’unité, l’élémentarité, la nudité,
la netteté, la clarté, la concision, mais aussi la pauvreté, la sécheresse ou la banalité, ce
qui permet de construire des problématiques très différentes les unes des autres en
utilisant les mêmes outils apparents.
3 Si on prend en considération ces premières remarques, on va vite se rendre compte que
les réflexions diffèrent selon les époques, même si on constate des retours ou des
déplacements d’argumentations et selon les domaines puisque les critères d’un « texte
simple » n’ont aucun rapport avec ceux d’une « musique simple » par exemple. On va
surtout très rapidement se rendre compte qu’il n’y a pas de critères s’imposant de
manière évidente et permettant de caractériser une production quelconque comme
simple. Bertrand Rougé (pp. 285-298) en donne plusieurs exemples dans son article
« “‘Less is more’… than it seems” ou l’évidence du simple : faux-semblants du pur, du
littéral et du banal dans les arts plastiques au XXe siècle » en se demandant si la
simplicité consiste à refuser l’artificialisation, à seulement vouloir la cacher ou à n’en
prendre, tout simplement, pas conscience.
4 Le premier point à souligner est qu’il n’y a pas de critères possibles de la simplicité
universellement acceptés. Que ce soit pour définir les propriétés d’un texte « simple »,
il n’y a pas d’accord unanime puisque tout dépend de l’analyste qui peut privilégier les
propriétés internes au texte ou sa lisibilité par des personnes de groupes sociaux
différents. Dans le premier cas, il peut mettre en avant les textes faisant appel à des
concepts univoques si son intérêt se porte sur les éléments manipulés, mais un autre
observateur peut négliger cet élément lexical et mettre en avant l’angle syntaxique. Et
l’on arrive très rapidement au paradoxe que plus la phrase est « simple », comprise par
exemple par des professionnels exercés, moins elle sera interprétable sans explication
par un public inexpérimenté qui devra faire des paris sur les informations manquantes
afin de construire un sens seulement probable. Et la même question se pose, au-delà de
l’ordre interne des propositions, pour ce qui est des styles.
5 Ceci est aussi vrai en peinture, que l’on pense à l’arte povera, au minimalisme ou aux
gestes de provocation que pourrait être un carré blanc sur fond blanc. Dès que l’on
devient attentif, on voit que le carré n’est pas un carré et que le blanc du carré n’est pas
celui du fond et cela ne s’arrête pas là. Là où le visiteur inattentif ou pressé verra de la
simplicité, le critique se trouvera en présence d’une insondable complexité faisant
appel aux notions d’outre-blanc ou de déconstruction de l’image peinte.
6 Il en est de même en musique comme le souligne Bernard Sève (pp. 315-324) dans son
chapitre : « La simplicité musicale sous le prisme de l’organologie ». Un même morceau
de musique peut être « simple » à jouer sur une flûte de roseau construite à partir du
ton de la partition et très difficile sur un pipeau ayant potentiellement toutes les
tonalités. On peut même dire que, souvent avec des instruments plus complexes, le jeu
devient plus simple. Parler de simplicité n’a aucune signification tant qu’on n’a pas
précisé l’élément précis, qu’il soit, par exemple, thématique, mélodique, rythmique ou
harmonique déterminant le critère auquel on pense de manière subconsciente, pour ne
rien dire du niveau du musicien. Et comme il existe plusieurs dizaines de critères de la
simplicité en musique, il n’est guère possible de fonder un jugement sur un de ces
critères, en particulier sans accord préalable. De plus, il est impossible de faire une
synthèse de tous ces critères, il est ainsi impossible d’affirmer en droit qu’un morceau
de musique serait « simple ».
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7 On va un peu plus loin en observant que ces dialogues de sourds, résultant d’une
maîtrise imparfaite du langage à plusieurs de ses niveaux, ne portent pas en réalité sur
quelque chose d’objectivement définissable. Si, par exemple, le peintre Chardin
apparaît plus « simple » dans son art que Watteau, Boucher ou Fragonard, il convient
d’être très prudent. De tels jugements apparents peuvent cacher d’autres oppositions
sur des valeurs portées par la nouvelle bourgeoisie s’opposant au mode de vie d’une
aristocratie considérée comme décadente ou se perdant dans des futilités. Le jugement
cesse d’être esthétique pour devenir en réalité éthique et il occulte, dans ce cas, une
lutte des classes naissantes.
8 Ces idées sont développées, dans la première partie du livre, selon un panorama
historique allant de l’Antiquité au XXe siècle et après avoir examiné plusieurs
théoriciens, dont Aristote, Hermogène, Cicéron, Longus ou Roland Barthes, la seconde
partie explore les usages du concept dans la littérature chez Ronsard, Ménage,
Bouhours ou Jules Renard parmi d’autres auteurs. La troisième partie aborde, plus
rapidement, quelques points dans le domaine des arts non littéraires avant que d’autres
auteurs construisent la quatrième partie autour de la complexité de la simplicité. Sont
donc traitées des questions comme le pléonasme qui semble être un « simple »
redoublement du sens, la déponctuation de multiples textes contemporains qui paraît
simplifier les textes tout en en rendant la lecture de plus en plus malaisée. Plusieurs
auteurs proposent alors le concept de « simplexité », ce mot-valise indiquant qu’une
complexité est présente chaque fois qu’on ne perçoit qu’une fausse simplicité ou qu’une
simplicité superficielle.
9 On peut réellement se demander si ce concept de « simplexité » est bien utile dès lors
que dans un domaine donné, on a établi la liste des critères possibles afin de signaler
ceux que l’on retient comme étant pertinents à ses yeux et donc ceux que l’on élimine.
Qu’apporte d’utile ce concept de « simplexité » sinon la reconnaissance qu’il n’y a
pratiquement jamais d’accord sur un sens dès lors qu’un concept dans un domaine
donné a plusieurs dizaines de sens ? Toute pensée rigoureuse suppose la maîtrise
préalable de ces polysémies. L’inconvénient du concept de « simplexité » serait de faire
croire qu’on ne pourrait jamais y arriver d’une part et d’autre part, que cette notion
pourrait être le prédicat d’une quelconque réalité, ce qui est absurde.
10 Plusieurs index très utiles clôturent ce livre dédié donc essentiellement à la littérature
en raison des spécialités des quatre éditrices. S’il est bien question d’arts dans cet
ouvrage, la chorégraphie tout comme les installations, pour ne prendre que ces
exemples, sont absentes. Il est évident que la notion de « simplicité » est aussi utilisée
dans le droit, la théologie et les sciences. Des recherches analogues pourraient être
entreprises dans ces différents domaines afin de déterminer ce qu’il y a d’arbitraire ou
de fondé dans les débats autour de cette notion de « simplicité ». Il conviendrait enfin
de se demander comment fonctionne cette notion dans des savoirs, comme la chimie ou
les mathématiques où les concepts visent à être monosémiques.
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Sylvie LINDEPERG, dir., Par le fil del’image. Cinéma, guerre, politiqueParis, Éd. de la Sorbonne, coll. Histo.art, 2017, 182 pages
Michel Cadé
RÉFÉRENCE
Sylvie LINDEPERG, dir., Par le fil de l’image. Cinéma, guerre, politique, Paris, Éd. de la
Sorbonne, coll. Histo.art, 2017, 182 pages
1 Cette livraison se présente comme une série de 7 articles et 2 dialogues, forme
habituelle aux actes de colloques, mais ici forme voulue pour rendre compte du travail
accompli au sein d’une école doctorale, en l’occurrence l’école doctorale Histoire de
l’art de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, autour d’une professeure directrice de
thèses, Sylvie Lindeperg, Comme celle-ci l’indique dans son introduction, après avoir
rappelé les progrès des travaux consacrés à « explorer les liaisons du cinéma et de
l’histoire » (p. 9), ce qui agrège ces textes, à l’exception d’un, c’est de présenter des
travaux de thèses, en cours ou achevés, entrepris sous sa direction et à l’occasion
desquels devient visible « une génération de jeunes chercheurs unis par une complicité
intellectuelle et des relations d’amitié » (p. 10). Sans être le manifeste d’une école en
devenir, cette livraison en a un peu l’allure.
2 La première partie réunit des contributions autour d’un thème à spectre large :
« Cinéma et politique : figures de l’engagement et création collective » où les
cheminements forcés l’emportent parfois sur les passerelles possibles. Les deux
premiers textes, l’un d’Ania Szczepanska (pp. 21-42), l’autre de Mila Turajlic (pp. 45-59),
sont consacrés à une approche nouvelle du cinéma dans les pays de l’Est, Pologne et
Yougoslavie. Renonçant à une approche « occidentale », les deux auteures interrogent
la production cinématographique des années communistes en privilégiant les rapports
sociaux et de force, à l’œuvre dans ces sociétés dont le monolithisme s’avère, pour
partie, une vue de l’esprit.
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3 À travers l’histoire du groupe de production X animé par Andrzej Wajda de 1972 à 1983
(p. 25), Ania Szczepanska interroge les pratiques du groupe et sa relation au pouvoir
socialiste. À partir des rapports des commissions de « censure » (p. 29), guère utilisés
jusque-là, elle montre comment fonctionnent les échanges entre créateurs et
politiques, les codes non formalisés à l’œuvre, les possibilités de glisser dans les
interstices de la doctrine des coins de liberté (pp. 26-29). Elle souligne au passage les
discussions nombreuses sur la forme et l’expression, fréquentes à ce sujet, des gens de
cinéma, scénaristes en particulier (pp. 29-30). Cependant des formes insidieuses de
censure, au niveau de la distribution (p. 32), permettent au pouvoir de maîtriser en aval
une expression artistique avec laquelle il sait faire des compromis (pp. 33-34).
Analysant la pratique du groupe X à partir de documents divers et à travers des
entretiens, Ania Szczepanska constate d’abord sa fonction rassurante pour ses
membres placés sous l’aile tutélaire du plus important cinéaste polonais d’alors, citant
Agnieszka Holland qui définit ainsi son ancien groupe après avoir goûté aux conditions
de production à l’Ouest : « Une bénédiction, un asile, un soutien, un club » (p. 36). Le
revers de la médaille fut le poids du protecteur (p. 38) mais permit l’émergence d’une
« dynamique collective » qui amena de jeunes auteurs à travailler ensemble (p. 39). Le
développement d’un cinéma relativement autonome finit par se heurter au mur d’un
état autoritaire quand, la situation politique se transformant avec les grèves de Gdansk
de 1980, Andrzej Wajda en tournant L’Homme de fer décida qu’il était temps de choisir.
4 Étudiant la politique des Studios d’Avala Film de Belgrade, Mila Turajlic retrace
l’histoire du cinéma yougoslave après la Seconde Guerre mondiale. Elle montre le rôle
central que joua la production yougoslave dans la construction d’une nation, en
particulier à travers les films de partisans (pp. 48-51). Que cette nation n’ait pas résisté
au mouvement de l’histoire n’enlève rien à l’intérêt de la tentative. Celle-ci devait
beaucoup au chef de l’État, Josip Broz Tito, président cinéphile (pp. 57-59), persuadé de
la puissance du 7e art et de la capacité de cohésion recelée par de grands films
historiques évoquant l’histoire récente (pp. 51-56). L’ombre portée de sa présence dans
ces films, extraite de films tournés dans la clandestinité ou interprétée par des acteurs,
n’était pas un bénéfice inattendu mais elle fut discrète (p. 52). À l’occasion de la
production et de la réalisation de ces œuvres, nombreuses furent les discussions entre
« politiques » et gens de cinéma (pp. 51-57). On retrouve le même jeu entre les uns et
les autres que dans le cas polonais, avec cette différence que l’arbitrage, en général en
faveur des réalisateurs, est effectué par Tito lui-même qui montre, à cette occasion, sa
parfaite connaissance des problèmes techniques posés par la réalisation d’un film.
5 Si le travail des deux auteures se recoupe en partie, le dialogue qu’elles nouent
(pp. 61-74) permet d’entrer plus avant dans leurs méthodes. Toutes deux revendiquent
d’étudier les rapports entre cinéma et politique dans les pays de l’Est en faisant appel à
des sources archivistique et orales, examinées sans œillères idéologiques, pour penser
leur objet à partir des traces qu’il a laissées, en sondant ses logiques propres,
proposition neuve d’historiennes conséquentes (pp. 61-69). Cependant leur point
commun le plus intéressant est d’avoir mené de front un travail universitaire et la
réalisation d’un film sur le même sujet : Nous filmons le peuple ! pour Ania Szczepanska,
Cinema Komunisto pour Mila Turajlic. Tout en reconnaissant que leurs recherches dans
un cadre universitaire leur ont permis de penser leur projet de film, elles insistent sur
la nécessité qui fut la leur de se débarrasser du poids des connaissances acquises pour
retrouver la liberté nécessaire à s’exprimer dans un autre langage (pp. 69-74). Les deux
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chercheuses et réalisatrices apportent ainsi leur pierre à la réflexion de Robert A.
Rosenstone s’interrogeant, dans History on Film, Film on History (Londres/New York,
Routledge, 2018 [2006], pp. 12-27) sur la possibilité d’écrire au XXIe siècle l’histoire à
travers le médium du cinéma.
6 La contribution de Catherine Roudé (pp. 75-69) consacrée à deux faces et deux
moments de la même entreprise de production, Slon et Iskra (pp. 75-78), icônes du
cinéma perpendiculaire, pour reprendre l’expression de Philippe J. Maarek (De Mai 68
aux films X. Cinéma, politique et société, Paris, Dujarric, 1979, pp. 27-32), peut se lire en
parallèle avec celle d’Ania Szczepanska, à la fois à travers son intérêt pour le
fonctionnement d’un collectif, l’exploitation de sources jusque-là délaissées et le
recours à l’histoire orale (pp. 78-81). Reprenant un dossier mythifié, l’auteure donne à
voir les articulations d’un collectif militant, dominé par une figure forte du cinéma,
Chris Marker (p. 82), et son évolution de la production à la distribution (pp. 85-87). Ce
travail établit une périodisation, une évolution des orientations politiques comme des
thématiques, ouvre un nouvel espace à la compréhension du cinéma militant
entre 1968 et 1995 et constitue un jalon essentiel vers une histoire d’un cinéma trop
souvent analysée comme marginale.
7 Avec « Ahmed Bouanani, la clé de La septième porte », Marie-Pierre Bouthier (pp. 91-106)
présente quelques résultats de ses recherches autour du documentaire tunisien et
marocain, l’Algérie semblant exclue de ses recherches. Work in progress, cette
intervention est moins mature que les précédentes mais, néanmoins, partage avec elles
la volonté d’explorer des archives négligées, de recourir à l’enquête orale, comme de
s’interroger sur l’émergence de collectifs (p. 99). La personnalité du monteur et
cinéaste marocain Ahmed Bouanani est au centre de l’article, très largement construit à
partir de ses écrits publiés ou privés (pp. 95-105). La réattribution à ce dernier du film 6
et 12 tourné en 1968, officiellement signée par Majid Rechiche et Mohamed
Abderrahman Tazi (pp. 96-97), ne convainc guère, l’auteure ayant tendance à
surinterpréter les indices, défaut que l’on retrouve dans l’analyse qu’elle fournit de 6 et
12 (pp. 97-101). L’absence d’entretien avec Mohamed Abderrahmane Tazi confirme que
l’enquête s’est plus déroulée à charge qu’à décharge, l’empathie manifeste qu’éprouve
Marie-Pierre Bouthier pour son sujet n’est pas nécessairement bonne conseillère pour
l’historienne (pp. 105-106), péché de jeunesse…
8 La seconde partie de cette livraison, sensiblement plus courte, « Images des guerres et
des génocides », associe deux articles qui, quoique très différents dans leur sujet, ont la
Seconde Guerre mondiale et l’extermination des Juifs d’Europe en référence, à un
article qui interpelle les images du génocide des Tutsi au Rwanda, non sans liens avec le
précédent, l’ensemble s’inscrivant dans le renouvellement de la lecture des cauchemars
du XXe siècle. Victor Barbat (pp. 109-126) suit le parcours de Roman Karmen, célèbre
opérateur d’actualités soviétique, qui s’est illustré pendant la guerre d’Espagne (p. 110),
de 1941 à 1945, durant la « Grande Guerre patriotique ». Comme les autres auteur-e-s de
cette livraison, Victor Barbat recourt à des archives jusqu’alors peu utilisées (ibid.), ce
qui lui permet de tracer une carte des parcours de Roman Karmen pendant le conflit et
de constater qu’il fait le choix de l’intensité plutôt que de la durée (p. 111). Il montre
comment, par son habileté à monter, Roman Karmen, même pendant la défaite, sait
suggérer la victoire, sans recourir à de grossiers artifices, en utilisant un prémontage
au tournage qui n’est certes pas une nouveauté – les opérateurs d’Albert Kahn faisaient
cela très bien à la fin des années 1920 (Teresa Castro, « Les Archives de la Planète et les
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rythmes de l’Histoire », 1895, 54, 2008, pp. 56-81 ici pp. 64-65) –, mais qui, testé par lui
en Espagne et en Chine, est d’une redoutable efficacité (pp. 112-115). Roman Karmen se
révèle jouer aussi un rôle essentiel dans la « normalisation » des studios de Leningrad,
agent du comité du cinéma (pp. 116-118) mais aussi reporter de guerre pour les Izvestia,
il est désormais incontournable : il filmera la jonction des armées russes à Stalingrad, la
reddition de Von Paulus, la libération du camp de Maïdanek et sera le « porte-voix de
Moscou à l’international lors de la prise de Berlin » (p. 123), tout cela en partie grâce
aux liens qu’il entretient avec l’armée (p. 124).
9 Ophir Levy consacre son enquête aux réminiscences de la mémoire des camps,
interrogeant l’irruption de cette mémoire au détour des images qui composent
l’hypertexte du cinéma post-1945. Ainsi, reconnaît-il dans les tatouages matricules des
jeunes femmes d’Alphaville de Jean-Luc Godard (1965) ou dans les manifestants soulevés
de terre par la pelle d’un camion-bulldozer dans Soleil vert de Richard Fletcher (1973),
les marques du souvenir, peut-être subliminal, des camps nazis (pp. 127-128). Décidé à
traquer ces signes, il interroge notre mémoire nourrie de la réception des images
d’archive de l’ouverture des camps pour en établir la migration (pp. 128-129) dans des
films aussi différents que Platoon d’Oliver Stone (1987) ou La Reine Margot de Patrice
Chéreau (1994) où – inconsciemment ? – nous les reconnaissons, reste à documenter
cette affirmation (p. 129). S’appuyant sur des travaux divers où se côtoient les œuvres
de Sylvie Lindeperg, Michel de Certeau, Suzanne Liandrat-Guignes et Jean-Louis
Leutrat, Serge Daney et l’inévitable Michel Foucault, Ophir Levy file la métaphore
archéo-géologique sans toujours convaincre, l’appel aux grands anciens est une facilité
quand elle se fonde sur un éclectisme universitaire très « mode » aux allures de
sophisme (pp. 130-133). L’auteur est par ailleurs conscient des risques de
surinterprétation « kabbalistique » que peut entraîner une recherche excessive des
réminiscences (p. 133). Il propose, pour illustrer sa méthode, de se livrer à une étude de
cas, autour du thème du tatouage dans le cinéma, très argumentée et fort bien venue
(pp. 134-142) mais qui fait l’impasse sur l’envahissement contemporain du tatouage
comme motif d’affirmation de l’identité personnelle ou collective. Cependant, cette
plongée dans le jeu des réminiscences dans le cinéma des images des camps constitue
un des textes les plus novateurs, nonobstant quelques réticences, de cet ouvrage.
Nathan Réra (pp. 157-178) lui s’est intéressé à un corpus peu étudié, celui des images,
photographiques ou filmées, du génocide des Tutsi rwandais. Revenant sur sa méthode,
les résultats de sa thèse sont disponibles (p. 159), il commence par explorer les fonds
d’archives qui concernent les images diffusées au cours de la période du génocide en
privilégiant l’ordre chronologique, non sans s’interroger sur les rouages médiatiques et
sur l’implication française (p. 160). Ayant établi un corpus des photos publiées dans la
presse et un des sujets télévisés, il entreprend de les croiser, ce qui permet de constater
des partis pris, en particulier l’occultation dans un premier temps des massacres
(pp. 161-162). Puis il fait le choix de passer à « une vision rapprochée », celle de la
micro histoire (p. 163), d’aller sur place à la rencontre des lieux tout en multipliant les
entretiens avec les photographes ou vidéastes (pp. 163-166). Au fil de l’enquête, il fait
émerger des « oubliettes de l’histoire » (p. 167) la vérité non seulement des images mais
du génocide lui-même (pp. 168-170). Enfin, influencé par la vision du film Millenium
(pp. 170-172), il réinterroge les images sur son écran d’ordinateur en affirmant leur
nature de simulacre qui en font des « scories du passé » porteuses d’une vérité
lacunaire (pp. 172-173). Il conclut son travail en posant la question des possibilités de
l’art face au génocide, à travers films et installations, non une modalité de l’histoire
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mais un accès médiatisé à une forme de vérité. Le dialogue qu’il mène avec Ophir Levy
autour de la fonction, entre autres, du bulldozer comme icône des génocides
(pp. 145-154), est remarquablement éclairante sur la densité et l’intelligence de la
réflexion de ces deux jeunes historiens qui prennent les images, et les représentations
qu’elles véhiculent, au sérieux.
10 Cette livraison témoigne des avancées de la recherche en histoire du cinéma comme en
histoire des représentions portées par le cinéma, l’ensemble des auteur-e-s partageant
le même goût de l’archive inédite doublé d’un recours aux méthodes de l’histoire orale,
un semblable souci d’interpeller la pertinence des discours convenus, une attention
partagée à la nécessité d’une analyse distanciée des images. Ils ont aussi soin de nous
faire pénétrer dans leur atelier, citant leurs lectures, romans, textes esthétiques,
philosophiques ou autres, parfois leur pratique de spectateurs de films, offrant à la
méditation du lecteur cette vérité que faire de l’histoire c’est être au monde. D’une
certaine façon, Sylvie Lindeperg a fait école et elle peut en être fière.
AUTEURS
MICHEL CADÉ
Cresem, université de Perpignan Via Domitia, F-66860
cade[at]univ-perp.fr
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Paul RASSE, Le Musée réinventé.Culture, patrimoine, médiationParis, CNRS Éd., 2017, 296 pages
Valentine Châtelet
RÉFÉRENCE
Paul RASSE, Le Musée réinventé. Culture, patrimoine, médiation, Paris, CNRS Éd., 2017,
296 pages
1 Le Musée réinventé propose une approche historique et anthropologique de la médiation
de la culture. Il décrit le rôle de l’institution muséale comme lieu de mises en scène de
la culture et, de fait, son rôle dans la légitimation de la culture et dans le processus de
patrimonialisation. L’objectif de cet ouvrage est de démontrer le rôle clé joué par la
médiation dans les institutions muséales et de promouvoir auprès de tous les acteurs
du patrimoine une médiation de qualité, diversifiée et adaptée à des publics
différenciés pour accomplir une véritable démocratisation culturelle. Pour ce faire, Le
Musée réinventé suit une argumentation en trois points : 1) un exposé historique de la
culture, héritière d’un système de classes sociales conditionnant son accès et que le
contexte contemporain bouleverse (chapitre I et II) ; 2) une histoire des musées par
genre avec, pour chacun, le type de médiation déployé en fonction des disciplines et
des périodes (chapitre III à VIII) ; 3) une réflexion sur les perspectives et les enjeux du
développement des institutions muséales (chapitres IX et X).
2 Les deux premiers chapitres proposent une lecture historique de la constitution de la
culture et des étroits rapports qu’elle entretient avec la culture dominante. Face à
l’avènement de technologies capables de simuler l’authenticité dans ses moindres
détails et à l’heure de la dématérialisation, Paul Rasse montre que le système de valeur
de la culture est remis en cause : l’art, autrefois l’apanage de la classe dominante, est
désormais a priori accessible ou du moins porté à la connaissance du plus grand
nombre. Dans les faits cependant, et en se référant à Pierre Bourdieu, l’auteur explique
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que la mutation du modèle culturel n’abolit pas pour autant les « jeux de pouvoir »
(p. 37) entre classes pour la reconnaissance ou l’acquisition de légitimité. En effet,
malgré les innovations techniques, les classes dominantes conservent et perpétuent
leur avantage, phénomène observable à toutes les époques et de façon durable. De cette
façon et en dépit des aléas de l’histoire, c’est la culture des classes dominantes qui est
transmise aux générations futures et celle, également, dont les musées témoignent. Ces
derniers participent donc à ce que Paul Rasse décrit comme « la distinction et la
reproduction des élites » (p. 45). Ici, l’auteur fait abondamment référence à Richard
Hoggart et à son ouvrage La Culture du pauvre (1957, trad. de l’anglais par F. et J.-C.
Garcias et J.-C. Passeron, Paris, Éd. de Minuit, 1970), travail autobiographique sur un
intellectuel issu des classes populaires. La distinction résulte du rapport à la culture par
l’appartenance de classe : la culture est intégrée et naturelle lorsqu’elle est héritée et
peut de ce fait être transgressée ; elle est en revanche admirée, respectée et crainte
lorsqu’elle a été acquise. Quant à la reproduction, elle est encouragée par la culture de
masse, ce qui permet à l’auteur de résumer ainsi la fonction du musée : « Dispositif
privilégié de mise en scène de la culture » dont la mission est « tout à la fois de
rassembler le public élu, l’élite cultivée qui s’y reconnaît et de légitimer son pouvoir sur
le peuple renvoyé à sa barbarie » (p. 65).
3 Mais, poursuit l’auteur, la culture connaît actuellement, « à l’aube de la post-
modernité » (p. 67), une reconfiguration sociale. Si la sociabilité traditionnelle révèle
une appartenance sociale en fonction de l’échelle de valeurs édictée par l’élite, la
sociabilité « cinétique » (p. 77) – c’est ainsi que Paul Rasse désigne le rattachement à
des groupes par des réseaux sociaux-numériques – instaure une autre classification,
établie en fonction de la créativité et de l’appartenance à certains réseaux. Au bas de
cette échelle se situent, selon les mots de l’auteur, les « exclus de l’hypermodernité »
(p. 82) : les personnes les plus démunies tels notamment les déracinés, déplacés ou
réfugiés vivant dans des camps. Ces « exclus » illustrent le phénomène que l’auteur
nomme « hétérogénéisation des classes sociales » (p. 87) permis par l’avènement de
technologies de communication accessibles à tous. Pour le chercheur, « l’explosion des
formes d’expression culturelle, le brassage médiatique des cultures, leur
démultiplication infinie et leur diffusion instantanée, au moins dans leurs versions
digitalisées » (p. 90) entraînent une reconfiguration des processus de légitimation et de
délégitimation culturelles.
4 Les chapitres IV à VIII sont consacrés à l’histoire des musées. Si remonter aux « origines
de l’institution muséale » (p. 94) permet de poser les principes présidant aux
collections : taxinomie, inaliénabilité et imprescriptibilité, cela conduit aussi l’auteur à
proposer une définition de la patrimonialisation. Pour Paul Rasse, cette dernière se
déroule en trois étapes : sélection, conservation, médiation (p. 102) ; ce qui, tout en
rendant hommage à Jean Davallon (Le Don du patrimoine, Paris, Lavoisier-Hermès
sciences, 2006) comme créateur de la notion, en offre un élargissement plus aisé aux
patrimoines non archéologiques. Pour l’auteur, l’histoire des musées par genre révèle
une tension entre perpétuation d’un système hérité et instauration de nouvelles formes
de patrimonialisation. Par exemple, dans le domaine des beaux-arts, le système
contemporain de notation dont Paul Rasse décrit le mécanisme (pp. 131-136) montre un
fonctionnement en vase clos, participant à la reproduction de la distinction et donc de
la domination de la culture par les classes sociales supérieures. Les musées d’histoire
naturelle et musées des sciences, dès leurs débuts développés en parallèle de
recherches scientifiques, sont pour leur part apparus dans un contexte confiant dans le
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progrès et dans la possibilité d’une industrialisation de l’accès à la culture scientifique
(p. 151). Si cela ne s’est pas accompli parfaitement, le chercheur imagine que
l’interactivité et le développement de l’offre évènementielle des musées constituent
aujourd’hui des moyens de créer des espaces de débats plus « propices à la
vulgarisation scientifique » ; ce que les technologies de communication permettent
d’envisager par des processus d’information en réseau auquel le plus grand nombre
peut prendre part (p. 161). Quant aux « musées techniques, musées des cultures
populaires » (p. 163) et musées de société, la dimension scientifique très présente a
entravé leur constitution comme de véritables lieux de médiation des savoirs
populaires. Regrettant leur relatif échec, Paul Rasse reconnaît leur apport en matière
d’archivage et de connaissance et salue le caractère expérimental de certaines de leurs
expositions. L’histoire des musées ainsi rapportée les place entre tradition et
modernité, cette dernière étant sans cesse actualisée par l’introduction de nouvelles
pratiques et de nouveaux outils.
5 Les deux derniers chapitres traitent de l’actuelle tendance des musées, dont les
activités sont de plus en plus résolument tournées vers la communication (chapitre IX)
et pour lesquelles les activités de médiation constituent un enjeu désormais crucial, à
tous les niveaux (chapitre X). Si Paul Rasse titre « L’institution en crise réinventée par
la communication » (p. 211), l’exposé qui suit n’attribue pas à la seule communication le
renouveau du musée. Il mentionne trois causes à la crise : la numérisation et l’accès
diversifié aux œuvres, le vieillissement du modèle du musée et la baisse des moyens. Le
renouveau – ou « réinvent[ion] » – a été initié par la recherche dans la conception
d’expositions, en ayant recours notamment à des technologies et en s’engageant sur
des pistes nouvelles pour exposer des points de vue inédits (p. 218). Dans ces
démarches, conservation et communication tiennent désormais des rôles clés. La
première pour légitimer le travail du musée, le justifier et le perpétuer ; la seconde
pour fédérer des publics et donner sens au travail de recherche et de conservation.
Dans ces missions, les technologies ont permis une simplification de la taxinomie, d’une
part, et un accès à la connaissance plus large et plus facile, d’autre part. Or, les
technologies ne peuvent, insiste l’auteur, se substituer aux musées comme lieux
d’exposition de musealias. Les dispositifs d’exposition demeurent le principal moyen
pour impliquer les visiteurs qui, par leur lecture, donnent sens au contenu. Il faut donc
idéalement supposer que les technologies favorisent une consultation plus large et plus
fréquente de documents relatifs aux œuvres, attisant de cette façon le « désir [d’] être
là, devant l’original, [de] le voir, [de] vivre […] aussi une expérience unique dans le
cadre de l’institution » (p. 243). Paul Rasse établit alors le lien avec la médiation, dont il
expose les enjeux pour les musées. Il rappelle que la médiation puise ses origines dans
l’éducation populaire avec pour objectifs la démocratisation, l’élévation du niveau de
connaissances et le décloisonnement culturel. Pour atteindre ces objectifs, les
médiateurs doivent tenir leur rôle de « passeurs » des savoirs (p. 261). Le chercheur
décrit comment procéder : effectuer un retour à la conception de l’animation culturelle
« centrée sur le public » et « enrichi[e] de la présence des artistes » afin de renouer les
liens entre patrimoine et création artistique (p. 265). L’auteur insiste sur la nécessité
d’adopter une réflexion sur la culture artistique et sur ses conditions de production
dans un contexte donné (p. 265). Enfin, il est important que la médiation parvienne à
intéresser l’ensemble des acteurs de la sphère patrimoniale à la question des publics
(p. 267) pour toucher un public plus large que les seuls initiés et, ainsi, donner à voir la
« création foisonnante qui reflète les débats du monde » (p. 268). Ce sont là les enjeux
Questions de communication, 33 | 2018
352
de la médiation sous toutes ses formes, que les technologies accompagnent et
accomplissent auprès des acteurs du patrimoine comme des publics.
6 En filigrane de cet ouvrage figure donc le rôle tenu par les technologies, numériques et
de communication, dans la reconfiguration sociale et culturelle contemporaine. Qu’il
s’agisse du processus d’hétérogénéisation des classes culturelles ou de la diversification
des supports de communication, Paul Rasse montre que les technologies sont au cœur
de la patrimonialisation. Elles constituent un agent du passage de la post- à l’hyper-
modernité, périodes que l’auteur ne circonscrit pas mais qui supposent de nouvelles
perspectives sociales, pouvant toucher et impliquer des publics larges et différenciés.
Les technologies sont des moyens de médiation et donc un élément clé dans le
renouvellement des musées. Leurs responsables doivent de ce fait les considérer à leur
juste valeur pour en faire de véritables outils d’échanges au service de la connaissance
et à destination du plus grand nombre.
AUTEURS
VALENTINE CHÂTELET
Framespa, université Toulouse 2 Jean-Jaurès ; Lerass, université Toulouse 3 – Paul Sabatier,
F-31000
Questions de communication, 33 | 2018
353
Pascal ROBERT, De l’incommunicationau miroir de la bande dessinéeClermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal, coll.Communication, culture & lien social, 2017, 144 pages
Laurent Husson
RÉFÉRENCE
Pascal ROBERT, De l’incommunication au miroir de la bande dessinée¸Clermont-Ferrand,
Presses universitaires Blaise Pascal, coll. Communication, culture & lien social, 2017,
144 pages
1 Le présent ouvrage, qui fait suite à plusieurs autres publications de Pascal Robert,
professeur en sciences de l’information et de la communication à l’École nationale
supérieure des sciences de l’information et des bibliothèques (Enssib-Université de
Lyon), vise à étudier la mise en scène de l’incommunication par la bande dessinée. La
bande dessinée n’est pas ici convoquée pour y « appliquer une théorie, celle de
l’incommunicabilité » (p. 19), mais pour « nourrir sa posture théorique » (p. 14) par
celle-ci et bénéficier de la richesse de son travail de « pré-modélisation » (p. 19). Celle-
ci anticipe donc certains des outils théoriques fondamentaux de l’auteur, telle la
typologie des paradoxes. Rappelée par l’auteur (p. 27), cette typologie est au fondement
des analyses qui suivent, les bandes dessinées convoquées devant entre autres
permettre de la tester en même temps que l’élargir.
2 Le corpus constitué est effectivement – à l’exception de Chris Ware dans la conclusion
(p. 131-134) – majoritairement franco-belge puisqu’on y trouve aussi bien des héros tels
que Gaston et Spirou (Franquin, Z comme Zorglub, Bruxelles, Dupuis, Les aventures de
Spirou et Fantasio, 1961, QRN sur Bretzelburg, même éditeur et même série, 1966),
Astérix (Goscinny et Uderzo, La Zizanie, Paris, Dargaud, Les aventures d’Astérix le
Gaulois, 1970) que des albums à succès tel Quai d’Orsay (Christophe Blain et Abel Lanzac,
Paris, Dargaud, 2016) ou des bandes dessinées d’auteur tels que Jean-Yves Ferry et
Questions de communication, 33 | 2018
354
Manu Larcenet (Le Retour à la terre, tome 1, Paris, Dargaud, Le poisson pilote, 2002, tome
2, même éditeur, 2003), Mœbius (Le Bandard fou, Paris, Les humanoïdes associés, 1974)
ou Tronchet (Houppeland, Paris, Dargaud, 2016).
3 Le premier chapitre, « La théorie assistée par la bande dessinée, ou l’incommunication au
miroir de la bande dessinée » (pp. 20-54), après une présentation du concept
d’incommunication et de la typologie des paradoxes, en étudie la pré-modélisation dans
la Zizanie – écrite « comme une sorte d’outil cathartique de la digestion de
l’incommunication que subissait [à l’époque ] le journal Pilote » (p. 33) – puis la teste
dans le corpus formé par les planches de Gaston Lagaffe et au travers des aventures de
Tintin. C’est avec le personnage de Détritus « Joker sombre » (p. 23), maître de
l’incommunication et révélateur de ses effets dévastateurs, que la logique de celle-ci est
introduite et ses paradoxes mis en avant, dans la manière dont s’y nouent « énoncés »
et « conditions d’énonciation ». Six types sont ainsi distingués. On se contentera d’un
exemple : le paradoxe de type 1 est celui où l’énoncé brouille les conditions
d’énonciation, ce que fait Détritus à maintes reprises, par exemple en qualifiant Astérix
de personnage le plus important du village à l’encontre des conditions d’énonciation de
la posture officielle du chef Abraracourcix. La typologie des paradoxes se retrouve chez
le Gaston Lagaffe de Franquin, la différence avec Astérix tenant à l’absence de
présentation explicite de résolution (p. 36), ce qui est lié à la « logique des gags »
(p. 37). Celle-ci confirme le caractère irrésistible du retour de l’incommunication. À
rebours, l’auteur de certaines lectures met en avant le caractère « insupportable »
(p. 38) autant que critique du personnage et la manière dont sa fainéantise, source de
stress, induit une véritable « tyrannie » (p. 41) aux effets multiples et à une
« subversion des signes » (p. 47). En ce qui concerne Tintin, l’analyse, qui se place sous
les auspices de Michel Serres est plus rapide, examinant le rapport à l’incommunication
de chaque personnage de la famille tintinesque.
4 Après la fécondation par la bande dessinée de la théorie de l’incommunication, le
chapitre 2 (pp. 57-92) s’attache à ses relations avec la sociologie et la sémiotique, à
travers l’analyse du Retour à la terre et QRN sur Bretzelburg et Le Bandard fou. Seule la
première partie est inédite. L’auteur étudie l’incommunication de Manu et Mariette
telle qu’elle se met en scène autour des cartons de déménagement et du bébé, tous deux
considérés comme « énoncé[s] » (pp. 60-61) pesant sur les conditions de
communication en même temps qu’ils sont source de résolution. Ce qui intéresse ici
l’auteur est la manière dont l’habitus (au sens de Pierre Bourdieu) est mis en scène par
Manu Larcenet, notamment dans l’opposition entre l’habitus rural et l’habitus urbain
tel qu’il s’exprime dans l’incommunication autour de l’affiche demandée à Manu par le
maire, de la gomme qui ne signifie pas la même chose, du bar des pesticides et de la
fête, tous exemples où les énoncés liés à l’habitus urbain sont perturbés par les
conditions d’énonciation, habitus rural, source de rituels spécifiques par lesquels se
résout l’incommunication au bénéfice de l’habitus rural. L’importance donnée à
l’analyse de QRN sur Bretzelburg – qui est pour Franquin, d’une autre manière que La
zizanie pour Goscinny, aussi un album de crise – permet le dialogue avec la sémiotique
et notamment l’usage du célèbre carré d’Algirdas Julien Greimas (p. 78, réutilisés
ensuite pp. 101-102), ce qui conduit une lecture de l’album comme « bascule d’une
communication négative à une communication positive et du mauvais goût au bon goût
dans un double renversement » (p. 78) dans le cadre d’une dénonciation de l’idéologie
de la communication en montrant « que les médias produisent plus facilement de
l’incommunication que de la communication » (p. 88). L’analyse de Mœbius enfin se
Questions de communication, 33 | 2018
355
conclut sur cette revalorisation des sens en interrogeant le rapport entre sexe et
communication.
5 Le troisième et dernier chapitre (pp. 95-127) aborde le rapport entre incommunication
et politique au travers de Quai d’Orsay, Z comme Zorglub (Franquin étant l’auteur le plus
présent dans l’ensemble de l’ouvrage) et Houppeland et se propose de questionner les
rapports du pouvoir et de la maîtrise paradoxale de l’incommunication, ainsi que de sa
dynamique sur le théâtre diplomatique, qu’il soit compris au niveau macro-
diplomatique ou micro-diplomatique (fonctionnement interne du ministère). En effet,
contrairement à ce qu’on peut attendre, « le jeu diplomatique et sa fabrique […] se
traduit par un jeu subtil autour de l’incommunication » (p. 97). De fait, toute la
typologie des paradoxes de l’incommunication s’y retrouve (p. 98), mais retravaillée par
les gestes stratégiques et tactiques de la diplomatie. Il en va ainsi notamment de la
production involontaire d’incommunication du ministre Taillard de Worms, entre
création et chaos, entre envolée, prégnance et contenance que donne à voir la bande
dessinée. Z comme Zorglub et Houppeland fonctionnent de manière différente, donnant
plutôt à voir – avec parfois un sens certain de l’anticipation – l’ironie d’un « pouvoir
impuissant » (p. 112), que ce soit dans les rapports avec la technique, la privatisation de
l’espace ou à la fête, qui dans Houppeland est instaurée comme obligatoire (Noël, Mardi-
Gras ou la Saint Valentin), ironie s’analysant en termes d’incommunication dont les
conditions sont analysables par le biais du carré sémiotique, notamment au travers des
rapports entre pouvoir et vie organique, pouvoir et fête.
6 Dans la conclusion, la bande dessinée (ici Jimmy Corrigan de Chris Ware, trad. de
l’américain par A. Capuron, Paris, Delcourt, 2002 [2000]) fait de l’incommunication non
plus l’objet de sa mise en scène, mais de sa production graphique elle-même, de telle
sorte qu’elle « semble perdre son efficacité communicationnelle » (p. 134).
7 L’ouvrage devait entrer en écho avec un autre livre, dont la publication était prévue en
2017 (La Bande dessinée, une intelligence subversive), mais qui semble avoir été retardée, de
telle sorte que les deux ouvrages n’ont pu être lus en parallèle. Quoi qu’il en soit,
l’efficacité de l’appareil théorique mis en place par l’auteur est indéniable et apporte
une réelle plus-value d’intelligibilité au regard des œuvres de son corpus, pouvant
même nous détacher de lectures plus évidentes. À cet égard, on appréciera plus
particulièrement les lectures de Franquin – notamment du corpus « gastonien » et de
Christophe Blain et Abel Lanzac. La démarche se laisse suivre aisément, depuis la
structure de l’incommunication jusqu’à son développement et sa régulation concrète
dans le cadre politique, enrichissant par là les outils d’analyse par la considération et
l’intégration progressive d’éléments permettant de contextualiser et de mettre en lien
avec d’autres outils théoriques le modèle proposé. La conclusion, avec l’introduction de
l’œuvre de Chris Ware (seul auteur non francophone du corpus) est plus frustrante,
notamment au regard du travail de la structure, du travail de la planche et non dans la
planche. Une question aurait pu être plus explicitement posée : pour l’ensemble du
corpus, la crise de la communication (pour prendre une formulation éculée) est liée à
une communication de crise (ce qui est explicite dans La Zizanie et Quai d’Orsay), de telle
sorte que le lien entre ces deux dimensions pourrait être revisité et approfondi.
Questions de communication, 33 | 2018
356
AUTEURS
LAURENT HUSSON
Écritures, université de Lorraine, F-57000
laurent.husson[at]univ-lorraine.fr
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Christian RUBY, Devenir spectateur ?Invention et mutation du publicculturelToulouse, Éd. de l’Attribut, coll. La culture en questions, 2017, 184 pages
Vincent Lambert
RÉFÉRENCE
Christian RUBY, Devenir spectateur ? Invention et mutation du public culturel, Toulouse, Éd.
de l’Attribut, coll. La culture en questions, 2017, 184 pages
1 Devenir spectateur ? Invention et mutation du public culturel dresse une architecture
théorique et politique à la spectatoralité classique jusqu’au début du XXe siècle,
complétée en conclusion d’aspects contemporains. Ce précis d’histoire de la figure du
spectateur, utile à la compréhension de l’histoire culturelle européenne, saisit une
perspective alternative aux approches d’efficacité quantitative ou qualitative portées
ordinairement sur cette cible. « La spectatrice, le spectateur ne sont pas élus par les
dieux ou les muses » (p. 165), cependant, Christian Ruby les explore depuis des années,
à contre-pied des innombrables analyses d’artiste, d’œuvre, d’industrie culturelle ou de
public. On apprécie le fait que les sources, largement documentées de textes
philosophiques ou littéraires, s’étendent aussi à l’iconographie qui, rassemblée dans
une galerie, pourrait faire l’objet d’une riche exposition thématique. Le bon usage de la
littérature scientifique révèle une inspiration rancièrienne utile et efficace. Rare dans
ce genre d’étude, la dimension plurielle de la représentation artistique à laquelle le
spectateur s’intéresse ressort équilibrée entre les arts d’exposition et les arts de la
scène. La structuration s’articule parfaitement en trois parties, la première un peu
ralentie par un style sinueux : 1) problématisation et déconstruction de la notion de
spectateur ; 2) avènement du spectateur classique ; 3) fixation morale, sociologique et
Questions de communication, 33 | 2018
358
psychologique de la théorie du spectateur. La justesse des démonstrations témoigne
d’un esprit analytique assumé et actuel.
2 Dans la veine de l’art contemporain et des courants déconstructivistes, le premier
chapitre s’engage à dénoncer les droits naturels du spectateur. Le regard culturel porté
sur la figure du spectateur dénonce son traitement universaliste, européocentré et
sexiste. Cette forme de particularisme d’origine européenne, naît d’un ensemble de
débats et de pratiques entre la Renaissance et les Lumières. Face aux extrémités des
documentaristes et des ethnologues qui placent le spectateur face aux zoos humains,
l’auteur tend à décoloniser la notion en brossant un regard historique sur « les rapports
de violence autour de la spectatoralité culturelle » (p. 26). On apprécie le
positionnement de l’auteur dans son approche inter-culturaliste, anti-universaliste et
anti-essentialiste.
3 Entre l’épiscopat et le scepticisme, l’étymologie du spectateur – celui qui observe,
collectivement – dévoile sa valeur sémantique de procès plutôt que d’essence, objet du
second chapitre (pp. 30-41). L’auteur démontre par là l’infondé du remploi direct du
latin spectator par les auteurs des langues romanes classiques comme Montaigne ou
Cervantès, qu’ils appliquent plutôt à un rôle social moderne alors en construction. Si la
réfutation de la thèse essentialiste alourdit un peu l’exposé historique, il présente les
conditions qui, au XVIIIe siècle, établissent durablement la figure du spectateur et qui
contribuent à sa naturalisation à travers l’émergence : 1) de l’exposition d’art d’adresse
indéterminée, 2) de l’institution culturelle, 3) de l’esthétique comme champ théorique.
4 Le troisième chapitre (pp. 42-55) brosse la différenciation entre le « spectateur
artistico-esthétique » (p. 43) et d’autres figures proches du sens de « témoin » ou « qui
porte le regard ». Les sources révèlent de quoi le spectateur est le sujet : le XVIIIe siècle
porte une attention particulière à la vue et aux représentations, il invente un
spectateur « d’art, du monde, de la nature et de la politique » (p. 48), puis vient au
XIXe siècle la figure du journaliste. Au XXe siècle, s’efface la figure du savant spectateur
du monde pour l’avènement d’objets nouveaux : sport, cinéma, télévision, ou, par la
phénoménologie et la psychologie, l’idée de devenir spectateur de soi. Aussi, des figures
d’outsider refusent d’être spectateurs et se réclament d’une observation active, ou
« s’opposent à l’usage indifférencié de la notion de spectateur » (pp. 54-55).
5 L’entreprise de déconstruction passe aussi par celle de son histoire qui, par exemple,
prétend un « établissement simultané de l’art d’exposition et du spectateur » (p. 59),
dont il décrit les « notions, mœurs, postures sociales, conflits et institutions »
(pp. 58-59). Christian Ruby réfute donc la concomitance du passage entre le « regard
mystique » (p. 61) et le spectateur moderne avec le passage d’un art mystique à celui de
la Renaissance. Il remet plutôt son origine entre le XVIIe et le XVIIIe siècle, au moment où
une « théorie des sens » (p. 61) tend à dissocier le regard de « possession-collection »
d’un regard public. À travers la pensée de Condorcet, il présente une théorie du
spectateur par laquelle le progrès des arts compose avec celui de l’égalité politique à
travers « des opinions, des goûts et des sentiments formés à l’aune des Lumières »
(p. 66). Le spectateur est érigé en « modèle éducatif » (p. 75) avant de passer dans les
sphères de spectatoralité exacerbée des dandys romantiques.
6 Le terme de public, plus politique, précède celui de spectateur. Au XVIIe siècle, le public
est capable de juger les idées d’un livre quand le spectateur ne représente que la
personne à qui s’adresse une œuvre, incarnée par le commanditaire, la reine ou le roi.
Questions de communication, 33 | 2018
359
Au XVIIIe siècle, le public, « instance politique et instance de jugement dans les lieux
publics » (p. 80), s’applique à l’appréciation « des arts et des œuvres » (p. 79). En effet,
l’ouverture et le succès de l’exposition et du théâtre permettent le développement d’un
vocabulaire critique. La figure du spectateur se constitue comme « un type conceptuel
de la modernité historique et sociale » (p. 70). Une trame théorique se tisse à partir de
deux penseurs : Roger de Piles explore pour la première fois les sentiments de tout un
chacun face à l’œuvre et Jean-Baptiste Dubos distingue du regard de l’artiste ou du
regard académique le regard du spectateur, nouvelle figure de discours non
dogmatique. À travers le bon goût et l’éducation, « le spectateur est bien un opérateur
de distinction » (p. 91). La normativité s’empare de cette théorie naissante, séparant le
bon spectateur du mauvais et distinguant « les registres possibles de spectatorialité »
(p. 92).
7 L’expérience sensible du spectateur réhabilite le corps et sa symbolique. Après une
introduction à l’esthétique qui pointe le plaisir désintéressé, le goût sensible et la
pulsion scopique, le sixième chapitre (pp. 93-108) considère qu’en tant que récepteur
des arts, le spectateur se situe au cœur des polémiques esthétiques, laboratoire de
« l’art du spectateur » (p. 98). Les exemples littéraires montrent la manière de devenir
un bon spectateur, d’élever son âme et sa moralité par un « répertoire d’attitudes »
(p. 102) couplé d’expressions de sa propre sensibilité. Il s’identifie par rapport « à une
communauté de spectateurs » pour y défendre son aptitude « au jugement […] et au
sens commun esthétique » (p. 105). Son rôle politique est d’unifier la société autour
« de l’honnête homme-spectateur, portrait vivant du sens commun, […] citoyen
esthétique » (p. 108).
8 Les idéaux universalistes et esthétiques rompent avec « la réalité des fractures
sociales ». Des « stratégies d’accession à la spectatorialité » (p. 111) offrent de rares
occasions de dresser des passerelles entre les genres hiérarchisés. Cette sociologie du
spectateur puise dans des gravures et des rapports de police de théâtre qui la peignent
par la caricature ou la folie collective. Les salles de spectacle s’aménagent selon des
vues politiques ou idéales (pp. 120-121) pour finir par penser le peuple comme esthète
et spectateur. Mais ce statut est vite rattrapé par les « protocoles de disciplinarisation »
(p. 123) du spectateur par un contrôle du passage « de la société d’ordres à la société de
distinctions dans la culture » (p. 124) de la période contemporaine. Le spectateur y
« adopte les goûts bourgeois servant de masque à sa situation réelle » (p. 125),
redoublant son caractère passif. Cette « double dualité, spectateur/acteur, passif/actif »
(p. 126) s’impose et entraîne des réactions politiques et des théories générales des
spectacles et des arts qui ouvrent sur « une rationalisation de la société aussi par le
spectacle » (p. 127).
9 Dans les lieux culturels, une « suspicion de classe » (p. 136) court jusqu’aujourd’hui et
prend des accents scientifiques de la part des sociologues, « spectateurs de la société »
(p. 138). Les débuts du cinéma témoignent de ce phénomène : ce procédé industrieux
est délaissé par la critique cultivée au spectateur populaire friand de fabuleux tours de
foire. L’auteur nuance le clivage social par d’autres visions où « le vrai spectateur est
l’homme du peuple » (p. 140) qui se passionne en dépit de sa condition, qui développe
une manière de juger propre. Or, ces observations, même dans l’inversion, appuient la
logique de domination sociale et respectent la théorie « de corrélation œuvre-
spectateur » où le peuple s’élève soit par « les éducateurs de l’élite », soit par « les
éducateurs populaires » (p. 146). Cette théorie dérive vers la culture de masse, qualifiée
Questions de communication, 33 | 2018
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de « formatage de la perception du monde et des spectacles et d’identification du
spectateur aux héros et aux leaders » par une industrie culturelle autoritaire
transformant « le public-peuple [en] public cible » (p. 147).
10 L’esthétique, science du sensible, est l’une des origines de la psychologie. Le bon
spectateur, selon la théorie classique, doit « unifier sa personne en cultivant tant la
clarté de la raison que la vivacité du sentiment » (p. 150). Cette psychologie morale,
universaliste et naturaliste du spectateur perfectible, distingue jusqu’à nos jours le
spectateur sensible, le rationnel et entre les deux, le cultivé. Courant XIXe siècle, la
réception de l’art peut s’interpréter selon les individualités psychologiques ou par les
effets psychologiques d’être spectateur d’une œuvre ou d’une psychologie d’artiste. Se
dégagent d’autres « oppositions : sensibles vs compétences, inculture vs culture »
(p. 159). Des expérimentations psychologiques, parfois complices d’innovations
artistiques comme celles des illusionnistes ou des débuts du cinéma, interrogent les
mouvements, actifs ou passifs, du corps et de l’esprit du spectateur « le plus souvent
populaire » (p. 162), infantilisé, naturalisé, presque toujours sauvage, captif ou
hypnotisé. Le mauvais spectateur psychologisé est considéré comme naturellement
inculte, toujours inférieur « par rapport à l’auteur tout puissant » (p. 163).
11 Enfin, le XXe siècle n’est abordé qu’en rupture avec la notion classique développée dans
tout l’ouvrage. La tension historique et théorique de tout le livre s’ouvre sur une
conclusion claire et brillante sur la spectatoralité contemporaine qui résume ses
dispositions anthropologiques, esthétiques, politiques. La contemporanéité repense le
spectateur au-delà de la théorie classique « close et achevée » (p. 172) : « Regardeur,
participant, déambulateur, impliqué, viveur, spectacteur, etc. » (p. 171). La figure
moderne du spectateur résistant, celle de l’avant-garde, reste pour l’auteur minoritaire
et manque de lisibilité dans un monde dominé par les industries culturelles. Sans
oublier « les logiques individuelles de juridicisation des rapports à l’art (procès aux
metteurs en scène, censure des œuvres, assauts ponctuels isolés) » (p. 173), il récapitule
les modalités de la figure du spectateur actuel : le dandy du spectacle privilégié, le
modèle classique étendu vers un commun aujourd’hui dissolu, le spectateur résistant
d’éducation populaire, et la sortie de tous ces modèles par une attitude analytique qui
permet de « se désidentifier » (p. 174) du monde dominant.
AUTEURS
VINCENT LAMBERT
SIC.Lab Méditerranée, université Côte d’Azur, F-06000
vp.lambert[at]gmail.com
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Léo SOUILLÉS-DEBATS, La Culturecinématographique du mouvementciné-club. Une histoire de cinéphilies(1944-1999)Paris, Association française de recherche sur l’histoire du cinéma, 2017,576 pages
Pascal Laborderie
RÉFÉRENCE
Léo SOUILLÉS-DEBATS, La Culture cinématographique du mouvement ciné-club. Une histoire de
cinéphilies (1944-1999), Paris, Association française de recherche sur l’histoire du cinéma,
2017, 576 pages
1 Contrairement à ce que l’on pourrait penser, l’histoire des mouvements cinéphiles
demeure très largement à rédiger. Si le livre d’Antoine de Baecque est centré
uniquement sur la cinéphilie élitiste parisienne (La Cinéphilie. Invention d’un regard,
histoire d’une culture 1944-1968, Paris, Fayard, 2003), si celui de Laurent Jullier et Jean-
Marc Leveratto ouvre la voie à une sociologie des cinéphilies étendue aux cultures non
savantes (Cinéphiles et cinéphilies. Une histoire de la qualité cinématographique, Paris,
A. Colin, 2010), si enfin les dossiers de revue coordonnés par Christel Taillibert et Jean-
Paul Aubert élargissent le spectre des cinéphilies étudiées dans leur diversité et ce
jusqu’aux cinéphilies contemporaines (Cahiers de Champs visuels, 6/7 et 8/9, 2013),
l’ouvrage de Léo Souillés-Debats présente l’intérêt majeur d’aborder la cinéphilie sous
un angle socio-historique, qui peut néanmoins interpeller les sciences de l’information
et de la communication dans la mesure où y est abordée avec précision l’histoire d’un
mouvement qui s’est constitué en alternative à cette industrie culturelle qu’est le
cinéma commercial. Surtout, il ne laissera pas indifférents tous ceux qui, dans le champ
Questions de communication, 33 | 2018
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de la médiation culturelle, travaillent sur l’éducation artistique et culturelle par et au
cinéma.
2 Issu d’une thèse de doctorat dirigée par Fabrice Montebello et soutenue à l’université
de Lorraine en 2013, ce travail de synthèse sur l’histoire des ciné-clubs s’appuie sur des
sources nombreuses et diverses : revues spécialisées des fédérations de ciné-club,
cartons d’archives des cinémathèques, données statistiques du Centre national de la
cinématographie, correspondances privées, entretiens réalisés par l’auteur (la thèse
compte 400 pages d’annexes qui malheureusement n’ont pas pu être reproduites dans
l’ouvrage).
3 La recherche présente au moins trois dimensions originales. La première consiste à
étudier l’histoire des mouvements cinéphiles dans leur diversité. Léo Souillés-Debats
s’attache ainsi à confronter les histoires des fédérations a priori divergentes que sont
entre autres l’Union française des œuvres laïques d’éducation par l’image et le son
(Ufoleis), la Fédération française des ciné-clubs (FFCC), la Fédération Jean Vigo et la
Fédération loisirs et culture cinématographiques (FLECC). Comme le suggèrent le titre
et le sous-titre de l’ouvrage, la thèse consiste à démontrer qu’au-delà de la pluralité des
cinéphilies (Une histoire des cinéphilies avec un « s ») s’est construite une culture
commune (La Culture cinématographique du mouvement ciné-club). Si l’auteur concède que
les premiers ciné-clubs émergèrent dans l’entre-deux-guerres, il justifie le
commencement de la période après la Seconde Guerre mondiale par l’explosion d’un
« modèle ciné-club » rendu possible par un faisceau de déterminations non seulement
idéologique (l’éducation populaire), mais aussi économique (l’apparition du format
16 mm) et juridique (l’établissement du statut du cinéma commercial).
4 La deuxième originalité réside dans la place importante qui est accordée aux pratiques
et à leurs évolutions. En effet, selon Léo Souillés-Debats, quatre générations de
cinéphiles ont coexisté et se sont succédés durant un demi-siècle. Cette analyse qui se
veut au plus proche des militants permet de regarder dans le détail non pas seulement
l’organisation et les discours affichés des fédérations de ciné-clubs, mais les pratiques
des ciné-clubistes. Du reste, la recherche porte certes sur les animateurs mais aussi sur
les simples adhérents des ciné-clubs.
5 Enfin, l’étude permet de revenir sans complaisance sur une question si souvent
soulevée par les militants eux-mêmes, lorsqu’ils évoquent avec nostalgie l’épopée des
ciné-clubs : pourquoi ont-ils disparu ? Dans cette perspective, Léo Souillés-Debats,
même s’il n’exclut pas le motif le plus souvent avancé (la concurrence de la télévision),
prend le taureau par les cornes en évoquant à la fois le rôle des politiques publiques (les
ciné-clubs disparaissent au moment où émerge l’Art et Essai) mais surtout, et cela est
visible dès le début des années 1970, en raison de l’obsolescence du « modèle ciné-
club », qui tient plus à la responsabilité des fédérations elles-mêmes.
6 Seules deux restrictions peuvent limiter la portée des résultats. Cette analyse socio-
historique mobilise principalement des informations internes aux mouvements des
ciné-clubs sans pour autant les confronter avec des données qui lui sont extérieures.
Or, la période est sujette à de nombreuses mutations sociétales. De la même manière,
l’articulation de l’histoire des ciné-clubs avec l’évolution du système éducatif français
demeure un point aveugle. Il est aussi à regretter que l’étude soit plus fondée sur
l’observation de deux fédérations (la FFCC et de la Fédération Jean Vigo) et de leurs
revues respectives (Cinéma et Jeune cinéma) que de l’Ufoleis, la fédération de ciné-clubs
de la Ligue de l’enseignement, à laquelle pourtant près de neuf dixièmes des ciné-clubs
Questions de communication, 33 | 2018
363
étaient affiliés. Cette attente d’informations complémentaires sur la spécificité de
l’Ufoleis a sans nul doute motivé Léo Souillés-Debats, lorsqu’il s’est engagé, avec
Frédéric Gimello-Mesplomb et moi-même, dans la codirection d’un ouvrage sur
l’Ufoleis : La Ligue de l’enseignement et le cinéma. Une histoire de l’éducation à l’image
(1945-1989) (Paris, Association française de recherche sur l’histoire du cinéma, 2016).
7 En définitive, cette histoire des mouvements de ciné-clubs constituera à n’en pas
douter un ouvrage incontournable pour toutes les études qui s’inscriront dans le champ
de la sociologie du goût cinéphile. Une question sur l’effectivité de l’éducation
populaire par et au cinéma demeure ainsi ouverte : les ciné-clubs étaient-ils des
mouvements d’éducation véritablement populaire ou s’étaient-ils constitués sans le
peuple ?
AUTEURS
PASCAL LABORDERIE
Cérep, université de Reims Champagne-Ardenne, F-51100
pascal.larborderie[at]univ-reims.fr
Questions de communication, 33 | 2018
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Philippe ALDRIN, Nicolas HUBÉ, Introduction à la communicationpolitiqueLouvain-la-Neuve, De Boeck supérieur, coll. Ouvertures politiques, 2017,288 pages
Alexandre Eyries
RÉFÉRENCE
Philippe ALDRIN, Nicolas HUBÉ, Introduction à la communication politique, Louvain-la-Neuve,
De Boeck supérieur, coll. Ouvertures politiques, 2017, 288 pages
1 Depuis une cinquantaine d’années, la façon propre aux hommes et aux femmes
politiques de mettre en œuvre des stratégies spécifiques et hautement opérationnelles,
soit pour conquérir le pouvoir, soit pour l’exercer avec force et légitimité a été
bouleversée en profondeur par la montée en puissance des médias de masse et des sites
d’information en ligne ainsi que, parallèlement, par l’accélération progressive des flux
d’information et des manières d’organiser le déroulement et le fonctionnement la vie
démocratique dans les sociétés occidentales postmodernes. Les (provisoirement
toujours) nouvelles technologies de l’information et de la communication ne sont bien
évidemment pas pour rien dans ces évolutions significatives. La politique, en tant que
pratique sociétale résolument ancrée dans l’espace public, s’est transformée en
profondeur en l’espace d’une quinzaine d’années sous l’influence d’effets de mode et de
façons de faire en provenance de l’étranger et des États-Unis en majeure partie.
2 L’ouvrage codirigé par Philippe Aldrin – professeur des universités en science politique
à l’Institut d’études politiques (IEP) d’Aix-en-Provence – et par Nicolas Hubé – maître de
conférences en science politique à l’IEP d’Aix-en-Provence intitulé Introduction à la
communication politique a été publié en 2017 aux éditions De Boeck Supérieur. Destiné à
des étudiants de 1er et 2e cycles en science politique, en sociologie, communication et
Questions de communication, 33 | 2018
366
journalisme cet ouvrage se propose de donner à voir le moment de bascule historique
qui s’est opéré et au cours duquel l’espace public, les médias de masse et la mesure de
l’opinion publique sont devenus un enjeu central du jeu politique contemporain. Très
didactique, ponctué de définitions et d’exemples éclairants, cet ouvrage est composé de
neuf chapitres répartis sur trois parties complémentaires. Face à la richesse de cet
ouvrage, je me vois contraint de faire des choix opérants en ne m’intéressant qu’à
certains chapitres de l’ouvrage et pas à la totalité. Les chaînes d’information en
continu, les réseaux sociaux, les cotes de popularité, l’emballement médiatique et les
stratégies d’influence des lobbys et des groupes de pression sont le nouvel horizon de
l’activité politique.
3 Dans l’introduction (pp. 9-24), Philippe Aldrin et Nicolas Hubé donnent la définition
suivante de la communication politique : « La communication politique comprend aussi
le rôle de la communication dans le travail de gouvernement, c’est-à-dire les activités
de communication qui visent à influencer le fonctionnement des organes exécutifs,
législatifs et judiciaires, les partis politiques, les groupes d’intérêt, les comités d’action
politique et les autres parties prenantes du processus politique » (p. 11). Les deux
auteurs soulignent l’important glissement épistémologique qui s’est traduit par le
passage de la communication politique à la communication publique, par le biais de
recompositions, de reconfigurations et d’extensions et d’élargissements successifs :
« D’abord délimité à 1) l’ensemble des actions stratégiques déployées par les titulaires,
les prétendants au pouvoir pour obtenir des soutiens ou des votes, les collectivités et
administrations publiques, le périmètre “classique” de la communication politique
s’étend aujourd’hui à 2) l’ensemble des actions stratégiques déployées par les groupes
sociaux organisés (associations, lobbys, ONG, think tanks, etc.) pour imposer leurs vues
dans le débat public et auprès des décideurs actuels ou futurs » (p. 14). Rappelant les
différentes étapes de l’émergence d’une science de la communication politique en
France, Philippe Aldrin et Nicolas Hubé donnent à voir la lenteur et les difficultés
d’institutionnalisation inhérentes à la recherche en communication politique française.
4 Dans le premier chapitre (pp. 27-44) – d’inspiration anthropologique –, les auteurs
soulignent très justement que l’activité politique, qu’elle soit conquête ou exercice du
pouvoir, est aussi une affaire de discours solennels, d’actes rituels, de stratégies
d’apparition publique et de mises en scène : « La politique se pratique donc
simultanément et instinctivement, si l’on peut dire, à travers toute une machinerie
symbolique et communicationnelle » (p. 28). Aujourd’hui, la cérémonie d’investiture du
Président de la République, ses visites en province ou ses vœux aux corps constitués,
par leur formalisation protocolaire participent pleinement d’une dynamique de
performation rituelle de l’ordre établi. Quel que soit le régime politique en place et le
style de gouvernement adopté, la légitimité des « détenteurs des fonctions d’autorité y
est toujours instituée et perpétuée par le maniement d’un appareillage symbolique qui
vise à justifier et à naturaliser l’asymétrie des positions, des droits et des ressources
entre les membres de la société » (p. 32). Par ailleurs, Philippe Aldrin et Nicolas Hubé
remarquent finement que la mise en forme(s) symbolique(s) du pouvoir politique est
toujours plus ou moins indexée sur les représentations dominantes du sacré et sur le
degré d’imprégnation religieuse de la société qu’il entend gouverner.
5 Dans le sixième chapitre de cet ouvrage très stimulant (pp. 139-162), les auteurs
choisissent de questionner la communication politique à l’aune du Web 2.0, des réseaux
socionumériques et de la circulation ultra-rapide de l’information en ligne : « La
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367
démultiplication des médias numériques et des sources d’information ont ainsi conduit
les chercheur-e-s à reformuler les questions de mediamalaise et de l’exposition aux
médias » (p. 154). Philippe Aldrin et Nicolas Hubé montrent que la surabondance
d’informations sur les réseaux socionumériques contribue à produire du savoir et de la
connaissance en renforçant considérablement le stock d’informations dont peuvent
potentiellement bénéficier les citoyens lambda dans une démocratie digne de ce nom.
Les réseaux sociaux contribuent à repenser à nouveaux frais la question de la
participation politique qui souffre d’une inexorable érosion dans beaucoup de sociétés
démocratiques. Cependant, « l’accès plus aisé à la participation politique via le Net
renouvelle le paradigme de la mobilisation par les médias, même si Pippa Norris
souligne elle-même que tendanciellement les publics internautes (en particulier ceux
des sites politiques) sont des publics déjà fortement intéressés par la politique et
mobilisés » (p. 157). Si tout n’est pas facilement quantifiable, il semble quand même que
les effets de l’usage de l’internet sur l’engagement et la participation politiques soient
croissants dans le temps, débouchant sur un réel espace public participatif, mais cela
est beaucoup plus vrai pour les jeunes générations que pour les générations plus
anciennes et éloignées du numérique. L’internet est devenu, « depuis une dizaine
d’années, une technologie complémentaire de mobilisation et de lutte politique.
Certains partis […] investissent très tôt le web pour contourner leur accès plus difficile
à l’espace public, et pour bénéficier […] de la force d’organisation et de coordination
entre activistes du web » (p. 159).
6 Dans le chapitre 9 (pp. 227-252), Philippe Aldrin et Nicolas Hubé ont constaté un
accroissement de l’importance accordée par l’opinion publique aux médias auscultant
et disséquant les travers et les errements des sociétés et de celles et ceux qui les
composent, on peut parler légitimement d’une hypermédiatisation des sociétés
humaines couplée à une digitalisation rapide de l’information. A ainsi émergé une
« démocratie des relations publiques », « au sens où les organisations de tous ces
secteurs ne se contentent pas de faire des relations publiques pour améliorer leur
image (ou “marque”) auprès du public [mais] emploient des communicants
professionnels pour atteindre un certain nombre d’objectifs plus spécifiques,
notamment : influencer les décideurs politiques, augmenter les prix des actions, gagner
les conflits industriels […] et générer de l’intérêt pour des problèmes publics
particuliers ou de nouveaux produits culturels » (pp. 234-235). Selon certains auteurs,
le travail de relations publiques des ONG et des groupes d’intérêt comme Occupy ou
Nuit Debout tendrait à se substituer à la citoyenneté électorale de masse.
Paradoxalement, cette professionnalisation de ce que l’on appelle en anglais l’advocacy
(plaidoyer, ou communication d’influence) a pour pendant une dépolitisation profonde
des sociétés démocratiques de par le monde. Dans la fabrique de la décision et de
l’action publique, la nouvelle tendance de la démocratie se traduit à travers « une
tendance à la professionnalisation des acteurs et des pratiques, une plus forte présence
et en plus grand nombre des acteurs non gouvernementaux et un recours systématique
à la publicité aux techniques communicationnelles » (p. 239).
7 Dans la conclusion (pp. 253-257) de cet ouvrage vivifiant, Philippe Aldrin et Nicolas
Hubé rappellent fort à propos que « le fil conducteur de ce manuel a été de saisir la
“modernisation” de la division du travail politique en démocratie, en lien avec les
transformations de l’économie, des pratiques et des usages médiatiques » (p. 254).
Questions de communication, 33 | 2018
368
8 Introduction à la communication politique donne des clés très utiles pour comprendre le
nouveau jeu politique – ce qu’ils appellent la démocratie des publics – et l’inscrire dans
l’évolution conjointe des régimes médiatiques et politiques successifs, de la
professionnalisation du travail politique comme des transformations du journalisme
soumis à la marchandisation de l’information. Cette « nouvelle forme du gouvernement
est aux prises avec une pluralisation des acteurs et des porte-parole de l’opinion, où les
agents traditionnels du jeu politique sont remis en cause, non pas uniquement dans
leur rôle de représentants, mais dans leur légitimité à énoncer une vérité en politique »
(p. 255).
9 À tous ceux que la communication politique passionne, interroge, laisse perplexe ou
même insupporte, ce livre apportera une multitude d’apports éclairants, de définitions
et de questionnements aussi inépuisables que la vie politique elle-même !
AUTEURS
ALEXANDRE EYRIES
Cimeos, université de Bourgogne Franche-Comté, F-21000
alex.eyries[at]yahoo.fr
Questions de communication, 33 | 2018
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Sylvain ANTICHAN, Sarah GENSBURGER,Jeanne TEBOUL, Gwendoline TORTERAT,Visites scolaires, histoire et citoyenneté.Les expositions du centenaire de laPremière Guerre mondialeParis, La Documentation française, coll. Musées-Mondes, 2016, 170 pages
Sébastien Ledoux
RÉFÉRENCE
Sylvain ANTICHAN, Sarah GENSBURGER, Jeanne TEBOUL, Gwendoline TORTERAT, Visites
scolaires, histoire et citoyenneté. Les expositions du centenaire de la Première Guerre mondiale,
Paris, La Documentation française, coll. Musées-Mondes, 2016, 170 pages
1 Cet ouvrage collectif résulte d’une enquête sur la transmission scolaire de la Première
Guerre mondiale à partir de visites effectuées par des élèves de six expositions qui ont
eu lieu à Paris et en province en 2014-2015 dans le cadre du centenaire, et de différents
terrains d’observations (cours en classe, ateliers, entretiens hors classe). Ce travail
mené par des chercheurs en sociologie, anthropologie et science politique est d’abord
resitué dans son contexte historique. Les musées d’histoire, pris au sens large, se
trouvent investis depuis une vingtaine d’années d’une fonction d’inclusion sociale par
l’adhésion à des normes autour de la citoyenneté (vivre ensemble, tolérance, paix) que
la fréquentation de ces lieux favoriserait. Cette évolution observable dans différentes
régions du monde établit un lien de causalité naturel entre transmission de la
« mémoire » et éducation civique que l’État français promeut de son côté depuis les
années 1990 par une politique éducative très active en direction des publics scolaires
sous de multiples formes dont les visites de musées d’histoire. Les enquêteurs soulèvent
un paradoxe apparent : à la différence des musées d’art ou de science, ce fort
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370
investissement politique et social pour la fréquentation de ces lieux n’a pas pour autant
suscité d’études sur les visites scolaires de musées d’histoire. Pour l’expliquer, il est
justement signalé le « statut social singulier » (p. 17) qu’occupe la transmission du
passé à l’égard des « jeunes générations » en général et celui des musées d’histoire en
particulier, mais les auteurs forcent le trait en évoquant un « pouvoir jusqu’ici
considéré comme quasi-magique » (ibid.) attribué à ces lieux pour éduquer ces
« jeunes » sans mesurer au préalable avec précision le contenu et la variété des attentes
des divers acteurs du champ concerné (du commissaire d’exposition à l’enseignant) ce
qui permettrait d’identifier au mieux, d’une part l’importance accordée au lieu et,
d’autre part, les effets attendus ou espérés possibles – ce qui ne relève pas de la même
chose. Interroger les effets réels de ces visites sur les élèves, débarrassé de ce modèle
interprétatif dominant, tel est en tout cas le point de départ pertinent de ce travail.
Dans le prolongement d’une littérature élargissant la notion d’apprentissage bien au-
delà de sa dimension factuelle, les auteurs ont cherché à relever et analyser avant tout
l’expérience que les élèves traversent lors de visites d’expositions consacrées à
l’histoire de la Grande Guerre.
2 D’autres travaux récents ont également privilégié l’expérience vécue par l’élève en se
situant résolument en dehors de la question de la transmission factuelle du passé et des
attentes éducatives dans le cadre de dispositifs scolaires socialement valorisés (voir la
thèse de Nathanaël Wadbled étudiant un voyage scolaire à Auschwitz-Birkenau [2016,
L’Expérience d’un espace de mémoire : une visite scolaire au Musée-Mémorial d’Auschwitz-
Birkenau, thèse en science de l’information et de la communication, Université de
Lorraine]). La méthodologie employée par les chercheurs pour saisir au mieux ce qui se
passe pour les élèves qui visitent ces expositions utilise différents dispositifs qui
excluent très logiquement des questionnaires de connaissance factuelle en amont ou en
aval de la visite. L’enquête s’est fondée sur des questionnaires relatifs à l’expérience de
visite, des entretiens avec des enseignants et des élèves, et enfin des séquences
d’observation. Le premier chapitre (pp. 25-43) étudiant la visite de musées par les
enseignants appelle des réserves sur la méthodologie (corpus non précisé) et sur les
interprétations souvent discutables et parfois contradictoires des entretiens qui
plaquent artificiellement un appareil théorique aux données empiriques. Le deuxième
chapitre (pp. 45-70), « Corps et attitudes », souligne fort à propos la pluralité des rôles
sociaux vécus simultanément par les élèves lors de cette sortie – jeunes entourés d’amis,
élèves accompagnés par leur professeur, visiteurs de musée, voire citoyens en devenir –
qui fait « la complexité de la situation de visite » (p. 48). Les auteurs constatent ainsi que
les collégiens interrogés mettent à distance l’exposition visitée et l’expliquent par le
fait qu’ils l’abordent d’abord dans un rapport scolaire à l’histoire (p. 53), vécu sous le
mode de la contrainte. Ce sont d’autres dimensions (trajet école-musée, pause déjeuner,
relations entre pairs, conférencier, expériences sensorielles) qui sont le plus souvent
évoquées dans les souvenirs des élèves à la suite d’une visite.
3 Alors qu’une incise intéressante est faite sur le rapport des classes populaires à la
culture légitime, on aurait aimé avoir ici des précisions sur l’appartenance sociale des
publics interrogés le plus souvent dénommés « collégiens » et sur les logiques retenues
pour le choix des échantillons. Les pages consacrées à la dimension corporelle des
visites – occultée la plupart du temps – sont très intéressantes et novatrices, signalant
pour les élèves un « équilibre instable entre dérogation et conformation » (p. 59).
L’expérience de visite signifie pour eux – et peut-être avant tout le reste – « une gêne et
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371
un empêchement de leur corps » (p. 70). Il manque à cette analyse fine une ouverture
sur les spécificités du rapport au corps à cet âge particulier de l’adolescence qui aurait
apporté un éclairage utile. La place des émotions dans la transmission de la Première
Guerre mondiale est l’objet du chapitre suivant (pp. 71-96), écrit à partir de
l’observation d’un cours d’histoire mené sur trois séances dans une classe de CM2 de la
région parisienne dont les caractéristiques sociologiques ne sont malheureusement pas
présentées. Après avoir décrit ces séances et relaté avec précision les réactions d’un
élève en particulier à côté duquel il/elle était assis(e), l’auteur(e) relève que les
émotions attendues par l’enseignant ne sont pas toujours ressenties par les élèves. Par
ailleurs, le rire et la dérision qui se manifestent à de multiples reprises indiquent que
l’objet d’histoire évoquant l’atrocité des combats et l’omniprésence de la mort est
approprié par certains dans une mise à distance propre à la culture infantile (le rire) et
dans une logique d’interactions entre les élèves.
4 Le quatrième chapitre de l’ouvrage (pp. 97-112) s’intéresse à l’appartenance sexuée des
élèves et à son rôle dans les prescriptions et les modes d’appropriations de la Grande
Guerre à partir de l’observation de différents ateliers de « Carnets de guerre » organisés
aux Archives nationales. Étude passionnante qui met en exergue des assignations à un
conformisme sexué au travers de techniques de médiation fondées sur l’identification
aux acteurs de la Première Guerre mondiale : les filles se projettent dans une maison en
tricotant quand les garçons écrivent du front où ils combattent… La transmission de
cette période est ainsi l’occasion de réaffirmer collectivement des normes de genre que
les élèves adoptent aussi par souci de conformité au groupe des pairs (garçons/filles)
auquel ils appartiennent. Il est également démontré une appropriation sexuée des
contenus du cours d’histoire avec un intérêt plus marqué pour l’histoire sociale et la
violence de guerre chez les filles quand les garçons retiennent davantage des contenus
plus factuels de la période. Une telle approche, déjà explorée par Alexandra Oeser
(2010, Enseigner Hitler. Les adolescents face au passé nazi en Allemagne : interprétations,
appropriations et usages de l’histoire, Paris, Éd. de la Maison des sciences de l’homme) dans
son étude sur l’enseignement du nazisme en Allemagne, ouvre des perspectives de
recherche prometteuses quant aux appropriations sexuées de l’enseignement de
l’histoire. Le dernier chapitre (pp. 113-142) explore la question de la transmission du
passé étudiée à partir de la fréquentation des musées d’histoire par différents groupes à
différents âges. Les souvenirs des élèves interrogés plusieurs mois ou années après la
visite de musées d’histoire se rattachent le plus souvent à des contextes liés à des
sensations physiques ou à des relations sociales. En dehors d’eux, ces élèves accordent
une valeur rétrospective à leurs visites dans le sens où elles ont assuré une fonction de
transmission du passé dont l’importance sociale est très souvent énoncée. Ces enjeux
mémoriels et civiques (« leçons d’histoire », « devoir de mémoire ») sont ainsi toujours
mentionnés quand les aspects cognitifs des expositions sont quasi-absents, ce qui
conduit les auteurs à constater que « les expositions transmettent moins un contenu
[…] qu’un rapport à ce contenu » (p. 115). Pour traduire une telle situation, la notion de
« sens commun civique » est mobilisée en référence au « savoir de sens commun »
évoqué par Michel Foucault. Ce sens commun qu’ils partagent par emprunt est d’autant
plus fort et durable qu’il n’est pas réellement approprié par les élèves : les visites ne
font par la suite jamais l’objet de discussions entre eux. Elles sont comme déposées dans
l’espace de la conformité sociale.
5 Écrit à partir d’études qualitatives sur un terrain composite, l’ouvrage a le grand mérite
de penser les visites scolaires de musées d’histoire dans une expérience éminemment
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sociale qui l’affranchit d’un « ordre du discours » (Michel Foucault) encombrant posé à
leur endroit et donc pesant sur leurs usagers, en premier lieu sur les élèves désignés
comme destinataires prioritaires. On peut regretter qu’à partir d’un tel postulat nourri
de nombreuses références, les analyses de cette expérience de visite souffrent parfois
d’imprécisions méthodologiques ou de contextualisations lacunaires pour rendre
compte de la variabilité des processus d’appropriations. Pour autant, les multiples
déclinaisons que les auteurs de l’enquête esquissent constituent des pistes de recherche
particulièrement stimulantes qui demandent à être discutées et enrichies par d’autres
études à l’avenir.
AUTEURS
SÉBASTIEN LEDOUX
CHS, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne/CNRS
ledoux.sebastien5[at]gmail.com
Questions de communication, 33 | 2018
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Jean CAUNE, La Médiation culturelle.Expérience esthétique et constructiondu Vivre-ensembleGrenoble, Presses universitaires de Grenoble, coll. Communicationmédias et sociétés, 2017, 276 pages
Jean-Charles Chabanne
RÉFÉRENCE
Jean CAUNE, La Médiation culturelle. Expérience esthétique et construction du Vivre-ensemble,
Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, coll. Communication médias et sociétés,
2017, 276 pages
1 Dans une édition revue et augmentée, Jean Caune reprend sa réflexion sur la notion de
« médiation » (l’expression devient ici systématiquement : « médiation culturelle »),
initiée en 1999 dans Pour une éthique de la médiation. Le sens des pratiques culturelles
(Grenoble, Presses universitaires de Grenoble). Il lui adjoint une expression susceptible
de connaître le même processus d’affadissement et de dénaturation, et qu’il écrit avec
un trait d’union symbolique, de son point de vue, de la médiation comme il la définit : le
Vivre-ensemble. Il reprend, plus de quinze ans après, l’analyse critique des usages de
l’expression « médiation [culturelle] », en cherchant à clarifier le concept et à le situer
dans une approche philosophique, anthropologique, politique, esthétique. Pendant ces
années, la médiation culturelle a connu un processus d’institutionnalisation, tant du
côté des politiques publiques que de sa reconnaissance par l’université comme objet de
recherche et comme champ de formation professionnelle. Pourtant, « son offre n’est
pas toujours explicite dans ses objets et ses contenus » (p. 11), et tandis que le concept
continue à faire l’objet de brouillages multiples, les pratiques qu’il désigne restent dans
les limitations dénoncées dans l’ouvrage précédent. La médiation culturelle se voit
assignée de multiples fonctions : construction du lien social, outil de la démocratisation
culturelle, support de transmission de la culture, lutte contre l’exclusion, accès à
Questions de communication, 33 | 2018
374
l’expression des minorités, etc. Il faut dire que l’indétermination de l’expression est
amplifiée par la difficulté de définir chacun des deux termes qui la constituent, la
polysémie de « médiation » venant multiplier celle de « culture ». Un tel constat est
tout à fait d’actualité, comme en atteste la tenue d’un colloque qui ouvre encore une
fois le chantier de clarification en cherchant un consensus autour de « L’Essentiel de la
médiation » (« L’essentiel de la médiation. Vers un consensus sur le concept dans les
sciences humaines et sociales », Université de Padoue, 1-2 mars 2018.).
2 Jean Caune voit dans la multiplication de ces usages une usure de son sens, mais aussi le
« symptôme d’une société qui peine à reconnaître les conflits, […] et aspire à renouer le
tissu social déchiré » (p. 12). Ainsi la médiation culturelle est-elle conçue à la fois
comme une politique d’accès aux œuvres d’art, un exercice démocratique et un moyen
de construction des communautés et des individus. Pour lui, les errements de ces
définitions sont liés aux difficultés de fonder, par ailleurs, un projet politique pour nos
sociétés.
3 En particulier, une première réduction de la notion à l’animation culturelle et à la
démocratisation de l’art a montré ses limites : s’il s’agissait seulement de partager la
culture des « héritiers » et de poursuivre des visées d’intégration, les politiques
culturelles ont montré leurs limites. Jean Caune défend au rebours d’une conception
positive de la diversification de la notion de culture, son extension au-delà d’une
définition restreinte de l’art légitime, et le passage d’une culture comme transmission à
sa réappropriation par une énonciation. C’est tout à la fois un défi politique et un défi
théorique qui appelle une approche pluridisciplinaire, engagée dans les sciences de
l’information et de la communication (SIC), mais aussi l’ensemble des sciences de la
culture.
4 La réflexion engagée par l’auteur cherche à revenir au sens le plus fondamental de la
médiation comme construction de la relation qui croiserait dimension éthique, point de
vue esthétique, au sens du partage de l’expérience du sensible, et visée pragmatique.
Un des concepts centraux de l’ouvrage est celui d’énonciation, au sens de
réappropriation par le sujet des signes qu’il reçoit et qu’il produit : « Sans cette
pratique de la parole, l’appropriation des contenus est insuffisante parce que figée dans
la reproduction de l’énoncé » (p. 18).
5 Jean Caune, qui ouvre tous ses chapitres par une citation de Franz Kafka, fait l’éloge de
la force théorique des récits, « riches d’un savoir théorique qui ne se dit jamais, ni
directement, ni indirectement » (p. 29). Ainsi le chapitre 1 revient-il au récit de Babel :
la médiation culturelle ne peut se contenter d’être une relation instantanée entre les
individus, mais doit « introdui[re] la visée d’un sens qui dépasse la relation immédiate
pour se projeter vers l’avenir » (ibid.). Le chercheur critique ainsi les illusions du « récit
technophile », et dénonce la domination d’un « paradigme de la modélisation » qui
relèverait « d’une rationalité du calcul et de la prévision […] pour laquelle il n’y a pas
d’autres problèmes que ceux que la science et la technique peuvent résoudre » (p. 38). Il
lui oppose un « paradigme du point de vue » (p. 39) qui réintroduit la primauté du sujet
de parole dans son activité communicationnelle, réalisée par la médiation (au sens
sémiotique) des productions symboliques. L’enjeu est aussi épistémologique et le conflit
politique se poursuit sur le terrain de la science : « La place accordée à la relation
interpersonnelle et à la sensibilité, comme condition du Vivre-ensemble, est
fondamentale pour construire des humanités contemporaines, et celles-ci n’ont de
cohérence que fondées sur des sciences de l’esprit autonomes par rapport aux sciences
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de la nature » (p. 41-42). L’activité interprétative, en référence à Paul Ricœur, est ainsi
au cœur de l’ouvrage : « La médiation culturelle […] n’est pas la transmission d’un
contenu préexistant : elle est production du sens en fonction de la matérialité du
support, de l’espace et des circonstances de réception » (p. 45).
6 L’auteur illustre aussi l’importance de la dimension esthétique (qu’il ne réduit pas à
l’artistique, et encore moins à une définition restrictive de celui-ci) : ainsi la médiation
culturelle est-elle d’abord « un lien sensible entre les membres d’une même
communauté » (p. 43), tension entre contact et tact, bien illustrée par les puissances de
la voix humaine.
7 En outre, le chercheur critique une réduction de la médiation culturelle à un processus
de substitution pour réduire la fracture sociale, alors même que la demande d’un
commun est croissante. La médiation culturelle peut y contribuer, non parce qu’elle
« transmettrait » des contenus culturels, mais parce qu’elle offre des formes originales
pour une activité proprement théorique, par la médiation de formes expressives
inattendues dans cette fonction : ainsi, « Les termes de théâtre et de théorie partagent la
même référence au voir : le théâtre, c’est le lieu où l’on voit ; la theôria, c’est l’activité
qui rend visible ce qui ne l’est pas immédiatement » (p. 62). Aussi la condition
d’efficacité de la médiation culturelle dépend-elle de la possibilité de favoriser le
processus d’énonciation des communautés et des individus. Elle articule pour cela trois
dimensions qui sont modélisées (chapitre 3) : la médiation est un processus qui 1) ouvre
un sens latent par le biais d’un support sensible (elle ne l’impose pas) ; 2) met en œuvre
un savoir et une vision mobilisés par une poièsis (d’où l’importance d’une éducation par
l’art et pas seulement à l’art) ; 3) met en relation un auteur – un sujet de langage – et le
support matériel qu’il utilise (d’où la dimension matérielle de l’énonciation).
8 La médiation culturelle redonne sens à l’activité interprétative en proposant la mise au
travail esthétique des symboles, dont le jeu permet la transmission d’un héritage sans
l’imposer : « La redondance du symbole est le pouvoir de se répéter en se renouvelant »
(p. 91). C’est pourquoi Jean Caune regrette avec Walter Benjamin que « l’art de conter
[soit] en train de se perdre » (cité p. 93) : réénoncer les récits, c’est assurer à la fois la
continuité et la coupure avec la culture comme héritage.
9 Cette conception dynamique et émancipatrice de la médiation culturelle conduit Jean
Caune à être très critique à l’encontre des « idéologies » qu’elle porte parfois
(chapitre 4), qui toutes procèdent par réduction de la notion à des oppositions
naturalisées : nature/culture, technique/culture, individu/culture. C’est ainsi qu’il
s’agit à la fois de tenir compte du multiculturalisme de fait des sociétés
contemporaines, pour le transformer en interculturalisme (de l’être ensemble au Vivre-
ensemble) : « Ne pas céder à la dérive du communautarisme qui enferme les individus
et conduit à une juxtaposition de communautés que rien ne réunit, sinon une quête
identitaire. Celle-ci est un piège et un leurre » (p. 110). Tout au contraire, la médiation
culturelle passe, selon lui, « par la construction d’actes de parole qui permettent de
transformer le contact intime avec soi-même […] en expérience communicable. La
médiation culturelle comme modalité de l’interaction entre les sujets “donneurs de
sens” suppose l’acquisition des modes d’expression par lesquelles nous nous définissons
nous-même. On conçoit alors l’importance que peut prendre la reconnaissance des
langages que sont les langages artistiques » (p. 113) et surtout leur réappropriation
dans des pratiques.
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10 Jean Caune défend ainsi une « esthétique pragmatique de la médiation » (3e partie),
dans le cadre de laquelle il mobilise John Dewey, Richard Rorty, Richard Shusterman,
mais aussi l’école de Palo Alto (pour l’interactionisme symbolique) et la linguistique des
actes de langage, de l’énonciation. « Si une politique culturelle peut avoir un sens
aujourd’hui, c’est dans la mise en œuvre des conditions qui favorisent la médiation
culturelle. Il s’agit moins de démocratiser l’accès à une culture faite d’objets consacrés
que de faciliter et de susciter une diversité d’espaces dans lesquels l’expérience
esthétique puisse s’épanouir. Pour utiliser une autre formulation, de nature politique
pour sa part, il faut prolonger une politique de démocratisation culturelle par la visée
d’une démocratie culturelle. En effet, la première a montré ses limites – tant
idéologique que factuelle – parce qu’elle propose un accès à un domaine défini en
dehors des sujets invités à le partager. La perspective visée par la démocratie culturelle
est celle d’une culture qui se construit aussi par l’implication et l’expression de ceux
dont la parole n’a pas trouvé les lieux d’énonciation et de réception » (p. 195).
AUTEURS
JEAN-CHARLES CHABANNE
IFÉ, ENS de Lyon, F-69007
jean-charles.chabanne[at]ens-lyon.fr
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François CHARBONNEAU, dir., L’Exil etl’errance. Le travail de la pensée entreenracinement et cosmopolitismeMontréal, Éd. Liber, 2016, 304 pages
Agnès Felten
RÉFÉRENCE
François CHARBONNEAU, dir., L’Exil et l’errance. Le travail de la pensée entre
enracinement et cosmopolitisme, Montréal, Éd. Liber, 2016, 304 pages
1 Cet ensemble d’articles autour du thème de l’exil et de l’errance permet de découvrir,
ou de redécouvrir vingt artistes ayant écrit sur ce thème. La problématique du recueil
étudie les rapports entre certains auteurs et l’exil. D’une certaine manière, on pourrait
regrouper les auteurs en deux catégories, ceux qui célèbrent les vertus de
l’enracinement et n’envisagent pas de quitter leur terre natale, et ceux qui
souhaiteraient un monde cosmopolite tant ils se sentent chez eux partout. Dans quelle
mesure l’exil est-il lié à l’écriture ? Est-il un moyen d’enrichir le texte ? D’abord, l’exil
peut être défini de plusieurs manières. Ainsi Joël Madore le définit-il comme « ce qui
permet de sortir de la brutalité d’un monde sans pour autant lui tourner le dos »
(p. 152). Cette image montre bien que l’importance des liens avec le pays d’origine est
très significative, surtout pour ceux qui ont été contraints à l’exil. La naissance de la
philosophie s’accompagne d’un refus énigmatique, celui de l’exil. Par exemple, Socrate
a réfléchi sur les liens qu’il a créés avec sa communauté d’origine. Certains préfèrent
fuir plutôt que mourir. Ainsi de nombreux artistes ont fui devant l’oppression
allemande pendant la Seconde Guerre mondiale. Il est possible d’effectuer deux groupes
parmi les auteurs choisis pour chaque article. D’un côté, on distingue, en effet, les Juifs
qui ont fui les Allemands, voire ceux qui sont morts dans les camps. Et de l’autre, on
peut mettre ensemble les exilés politiques, qui sont partis pour éviter des soucis avec
certains gouvernements. Dans tous les cas, l’exil est un thème qui apparaît autant dans
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leur histoire que dans leur œuvre. Un trait caractéristique de toutes ces œuvres est de
mieux comprendre le régime qu’ils ont quitté. En effet, il existe un contraste entre le
pays qui a été quitté et celui d’adoption. L’exil apparaît selon trois critères différents
dans l’ouvrage. L’exil est soit volontaire, soit subi à cause de la politique, soit subi à
cause des conditions de vie dans un pays. Les auteurs appartiennent presque au même
groupe. En effet, la plupart sont des philosophes allemands qui ont bénéficié des cours
des grands maîtres, comme Edmund Husserl ou encore Martin Heidegger. L’exil est vu
comme une chance ou comme un nouveau départ dans certains cas. Il est révélateur de
l’intérêt qu’on peut porter aux autres. Le sentiment d’altérité est vécu différemment
selon les auteurs.
2 Le premier type d’exil est l’exil volontaire. Ainsi Octave Crémazie s’exile-t-il en France
pour échapper à ses créanciers. Il change même de nom pour éviter les poursuites. Sa
librairie fait faillite en 1862. Sa correspondance avec l’abbé Casgrain révèle une grande
lucidité à propos de la place de la littérature canadienne en France : « Si notre langue
avait été iroquoise ou huronne, constate-t-il, les Français auraient été plus attirés par
nos écrits » (p. 89-96). Éric Bédard conclut que ses propos sont encore de mise plus de
100 ans plus tard. Octave Crémazie incarne un auteur qui a été très important, très
engagé dans le Romantisme mais que l’on a complètement oublié. Contrairement à
Octave Crémazie, l’auteur romantique le plus reconnu est actuellement Chateaubriand.
Il a changé de nom. Son pseudonyme Jules Fontaine était censé le préserver de
différents ennuis. L’exil doit permettre aussi de se glisser dans une nationalité sans se
faire remarquer, surtout dans les périodes de crises. À l’image d’Octave Crémazie,
Jacques Derrida choisit l’exil. Il s’agit d’un écrivain souvent qualifié de cosmopolite. Il a
grandi en Algérie et est venu en France pour faire ses études. Même si certaines
périodes en Algérie ont été troublées, il s’est exilé volontairement. Toutefois, il a vécu
son départ d’Algérie comme une rupture importante. Son œuvre porte ce
questionnement sur la notion de frontière. Il se considère comme un héritier de la
philosophie des Lumières. En ce sens, il insiste sur l’importance de l’hospitalité entre
les peuples. Il s’interroge également sur le statut de l’étranger, qu’il définit non
seulement comme un être qui ne possède pas la même langue, mais aussi comme séparé
de sa patrie et de ses morts. Il a subi l’épreuve du passage de l’hospitalité à l’hostilité, et
toujours selon lui, la frontière entre les deux termes est très proche. Il effectue
d’ailleurs un rapprochement entre l’exilé et le prisonnier. En effet, la prison a pour
conséquence de déposséder l’individu de son essence. L’hospitalité revient à donner les
clés à l’arrivant avant de s’esquiver pour lui laisser toute latitude de s’installer. Ainsi
est-il marqué par son cosmopolitisme et son attachement à la langue. L’exil passe par
un partage et un échange entre deux langues. Le fait d’accepter au mieux une langue
permet d’écrire plus facilement et de sentir adopté par la nouvelle patrie. Friedrich
Nietzsche s’est exilé pour une double raison. D’abord en raison du travail, car il a
enseigné à Bâle. Ensuite à cause de sa santé, il a habité dans le Sud, notamment à Nice
ou en Italie. L’errance et l’exil hantent sa pensée depuis l’origine. Il peut être considéré
comme un témoin du déracinement. Il a vécu une époque relativement tranquille du
point de vue historique. Il ne fait pas partie des écrivains qui ont dû fuir un régime
oppressif. Et pourtant, il a tout aussi mal vécu cet isolement. De plus, il incarne à lui
seul, le mythe du Wanderer romantique et celui du Juif errant. Son apolitisme est
souligné par Hannah Arendt. Selon lui, la vraie vie intérieure est ailleurs. Ce grand
philosophe est considéré comme un nomade par Gilles Deleuze. La seule voie pour
Friedrich Nietzsche est celle de la solitude.
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3 Le second type d’exil est de nature politique. Victor Hugo est certainement l’exilé le
plus célèbre. Il a connu trois exils de plus en plus longs. Il a dû s’exiler à cause de ses
attaques répétées contre Napoléon III. Il a même refusé de revenir quand on lui a
proposé. Ces périodes d’exil ont été pour lui des périodes très riches qu’il a mises à
profit pour écrire beaucoup. Le fait d’être coupé de la France et blessé de différentes
situations l’a incité à organiser une réflexion très approfondie sur la poésie et sur le
rôle du poète notamment. Dans ce recueil d’articles, le seul écrivain qui ait dû fuir la
Terreur est Joseph de Maistre. Il est allé en Suisse et en Russie. Il est considéré comme
un grand polémiste. Mais on oublie souvent qu’il est aussi un grand écrivain qui a
essayé de nombreux genres littéraires. Il a éprouvé le besoin de se livrer. Et cet
épanchement montre les limites de l’exercice. Il n’aurait pas souhaité qu’on l’associe
aux romantiques qui se livraient beaucoup trop selon lui (comme Octave Crémazie). Il
souligne, bien avant Sigmund Freud, l’étrangeté de l’intime. Ce type d’écrits lui permet
toutefois de découvrir son moi et de faire partager ces découvertes avec le lecteur. Cet
aspect mélancolique de l’auteur est souvent peu évoqué. Léon Trostski, à l’instar de
Victor Hugo, est l’exilé le plus célèbre du XXe siècle. Il est rejeté du parti communiste
soviétique. Il quitte la Russie en 1929. Il a un rapport trouble avec le présent mais
surtout avec le passé. Il manifeste un vif intérêt pour l’histoire, et il a, par exemple,
rédigé un portrait très élogieux du tsar Nicolas II. Pourtant il note qu’une certaine
décadence vient corrompre ce système monarchique. La société évolue certes
lentement, mais elle tend à régresser et à devenir pire. Par conséquent, ce rythme de la
transformation plutôt lent ne s’intéresse pas assez aux idées qui deviennent
subsidiaires. Selon lui, l’histoire semble se dérouler sur deux plans distincts mais
simultanés aussi. Cependant ces deux plans n’ont aucune interaction entre eux. Il
estime que l’homme est maladivement trop attaché à son passé. Karl Marx partage avec
lui ce point de vue. L’homme raisonne comme si on était encore dans le passé. C’est
surtout parce que les héros de la révolution sont encore très présents dans les
mémoires et empêchent par là même, une véritable action. Leur mémoire, parce qu’elle
impressionne, paralyse les hommes qui se trouvent face à plusieurs dilemmes et ne
parviennent pas vraiment à choisir la solution la moins mauvaise. L’exil vient créer
chez Léon Trostski encore plus de confusion. En réalité, plusieurs types d’exil sont
concernés. Il subit un exil géographique, mais aussi un exil philosophique, en
s’éloignant du présent. Il est exilé de son parti politique. Et malgré tous ces
changements, il continue à affirmer sa fidélité à l’URSS. En 1922, comme des dizaines de
milliers de Grecs de Turquie, la famille Castoriadis quitte la Turquie pendant la Grande
Catastrophe d’Asie mineure, pour la Grèce et s’installe à Athènes. Cornelius Castoriadis
poursuit son exil à Paris. Il a le profil d’un homme de la Renaissance. Très érudit et
cosmopolite, il propose des points de vue très précis sur l’économie. Il doit fuir la
France à cause des Allemands. Il est un étudiant brillant et un militant aguerri. Il
accorde une valeur très négative à la bureaucratie. Selon lui, l’opposition entre le
communisme et le capitalisme n’est pas significative. Son enjeu est de permettre
l’autonomie de chacun, mais il craint que la bureaucratie n’impose sa structure. Donc il
ne peut pas la critiquer si on ne peut s’en défaire. L’exil est pour lui une contrainte
affective. Il aspire à une universalité ouverte à la pluralité afin de gommer les
oppositions entre les individus. Emil Cioran a dû fuir la Roumanie pour des raisons
politiques. Ses écrits de jeunesse démontrent un enthousiasme sans bornes pour un
régime très critiqué. Quand il arrive en France, il décide de n’écrire qu’en français. C’est
un véritable tournant dans son œuvre. Seuls six de ses ouvrages sont écrits en français.
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Il est donc d’abord exilé par rapport à sa propre langue, ce qui lui pèse tout de même
beaucoup. Il est confronté à un triple exil : géographique, linguistique et intérieur. En
effet, il estime qu’il subit une sorte de malédiction personnelle aggravée par l’exil. Il vit
très mal cette situation tragique de déracinement. C’est ainsi qu’il explique son
pessimisme. Il est pessimiste car il a été arraché à sa terre natale. Le passé devient pour
lui idéalisé, voire mythique. Pour mettre fin à ces « errements », il met au point une
stratégie de rédemption fondée sur la langue. La langue française lui accorde une
seconde naissance. C’est pourquoi ce basculement dans sa vie va correspondre à un
détachement complet de la langue roumaine. En définitive, il aspire à un idéal de
passivité. Frantz Fanon, s’exile, lui aussi, de manière forcée à cause du régime politique.
Il est né à La Martinique. Son exil est une obligation qu’il vit très mal. Dès lors ses écrits
sont centrés sur une vision très négative du colonialisme. Il est fortement attaché à ce
sujet. Quand il travaille en Algérie dans le domaine psychiatrique, il le fait pour aider
des gens qui ont été marqués par les désagréments du colonialisme. Il est très engagé et
très virulent parce que le sujet le touche de près et qu’il se sent proche des personnes
qui ont dû subir ses violences. C’est pourquoi il analyse avec précision les conséquences
très négatives. Selon Guillaume Bridet, Edward W. Said est le seul véritable intellectuel
du XXe siècle. Il a écrit de la fiction, ses Mémoires mais aussi des ouvrages critiques.
L’exil de la Palestine a provoqué chez lui une crise d’identité et a suscité de nombreuses
interrogations sur qui il était. Il ne s’est jamais senti américain, malgré le fait qu’il ait
obtenu un poste de professeur d’université. La dernière partie de son œuvre est
dominée par la maladie. Et bien plus que l’exil, son mal l’a rongé en le diminuant. Dans
ses écrits, il a tenté de définir l’exil. On peut estimer que, dans son œuvre, cohabitent
deux types d’exil. Il vit son exil d’une manière irrémédiable, et ensuite, il se présente
comme un émigré qui a réussi aux États-Unis. Il ne vit pas l’errance comme une
condamnation. Il pénètre dans un monde qu’il fait sien. L’engagement de sa pensée ne
fait pas de lui un écrivain militant. Même s’il a toujours pris le parti des petits et a
adressé de nombreux reproches aux puissants, lorsqu’il estimait que c’était nécessaire.
Pour lui, penser en exil relève d’un choix minoritaire. Il refuse de s’attaquer à d’autres
individus que des puissants. Ce qui caractérise son œuvre est aussi la maladie. Cette
dernière a donc fait évoluer son écriture. En définitive, il ne se livre qu’à cause du mal
qui le ronge. Il conçoit la politique de l’exil comme une prudence à mettre en place face
à la pluralité des hommes, leur complexité et la multiplicité des mondes.
4 De nombreux écrivains ont fui la menace nazie. Ce type d’exil est un cas à part, car il est
particulièrement violent. Cette période correspond en effet à de nombreux départs
volontaires. Les artistes ont fui un régime particulièrement oppressif à leur égard en
vue de protéger leur vie. Hannah Arendt est incontestablement la philosophe la plus
souvent associée à la culture juive. Elle a beaucoup écrit sur les systèmes totalitaires et
leur origine. Son ouvrage Le Système totalitaire (1951, trad. de l’américain par J.-
L. Bourget, R. Davreu, P. Lévy, Paris, Éd. Le Seuil, 1972) demeure une référence. Elle a
été marquée par un double exil, en France et aux États-Unis. Günther Anders évoque,
lui, comment il a dû changer de nom pour éviter que son nom d’origine juive n’attire
trop l’attention sur lui. Il précise que le directeur du journal qui l’emploie lui a
demandé de s’appeler d’une autre manière et « anders » signifie autre. Günther Anders
a mal vécu son exil. Il a eu du mal à s’intégrer à la vie en Californie et il s’est toujours
senti différent, voire étranger. Sa dépression s’est accentuée. Il a déjà mal vécu les
différents échecs professionnels qu’il a subis à la fin de ses études. En effet, il n’a pas
réussi à obtenir un poste de chargé de cours. Il a donc entrepris différents petits
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métiers. Mais il a depuis lors toujours éprouvé un certain ressentiment. Karl Löwith fait
aussi partie des Juifs allemands qui ont dû fuir la guerre et la barbarie nazie. Dans ses
œuvres, il évoque les conséquences de l’exil. Il s’intéresse particulièrement à
l’expérience sur le temps. Il définit même l’exil radical comme un exil hors du temps. Il
donne comme leçon de renoncer à toutes les patries. Car la seule patrie véritable c’est
le monde. De même, Thomas Mann a été marqué par son exil aux États-Unis et il a
changé de regard sur l’Allemagne. Il a même adopté un autre point de vue sur la
création. L’idée de la décadence des arts déjà présente dès ses premières œuvres,
réapparaît renforcée dans le Docteur Faustus, son roman paru en 1947 aux éditions de la
Société du livre de Berlin. Il signifie dans ce roman capital la chute de l’artiste. L’art
n’apporte rien à la politique. Il a été déçu de sa patrie. Il n’aurait jamais imaginé qu’il
aurait été amené à dire du mal de ses compatriotes. Longtemps il a cru que les
Allemands possédaient une partie de bien en eux. Mais il a dû se rendre compte qu’il
n’en était rien. La présence de ce mal généralisé a justifié son exil et la posture qu’il a
fallu adopter par rapport à ce pays qui a renié ses idées. L’élément qui l’a le plus
marqué est la notion de génie. Il possède ce point commun avec le mouvement
romantique. En effet, le Romantisme aussi est un mouvement qui a durablement
influencé tous les auteurs allemands et lui aussi. L’importance accordée à l’intériorité
reste une marque qui confirme l’attrait pour la connaissance de soi. Simone Weil face
au même genre d’exil a toujours montré une grande fascination pour l’héroïsme. Ce qui
explique qu’elle n’a peut-être pas eu la vie qu’elle aurait souhaitée. Elle a montré une
obsession véritable pour les notions d’enracinement et de déracinement. Elle estime
qu’il peut exister de bons exils, c’est-à-dire des exils réussis. Et d’ailleurs beaucoup de
gens en sont capables. Pourtant il n’existe pas qu’un seul exil chez Simone Weil. L’exil
est vécu comme une forme du mal, lorsqu’il est imposé. D’ailleurs, le thème de
l’enracinement est omniprésent dans son œuvre. C’est pourquoi, la philosophe effectue
une quête presque désespérée d’un bon exil. Elle a dû travailler à l’usine. Elle a écrit à
ce sujet que l’ouvrier vit aussi une sorte d’exil par rapport à lui-même et ce à quoi il
pourrait prétendre. Chaque individu doit posséder ses propres racines. Elle considère
même que l’attachement au passé n’est pas irrationnel ou réactionnaire. Il faut
combattre l’exil au travail, donc l’exil de nombreuses catégories socio-professionnelles.
Simone Weil accorde beaucoup d’importance à l’héroïsme et se voit en tant que figure
héroïque, comme Jeanne d’Arc ou encore Antigone. Ce dévouement aux autres est un
leitmotiv dans son œuvre.
5 Le recueil présente aussi un rapport précis sur les conditions de l’exil. Par exemple,
Marina Tsvetaeva, la poétesse russe, a été persécutée par différents groupes, y compris
les communistes qu’elle a parfois défendus. Sa correspondance avec Boris Pasternak
atteste de cet état de fait. Les conditions durant l’exil sont souvent éprouvantes.
Certains auteurs ont écrit des journaux pour préciser comment ils ont vécu cette
période de leur vie. Une des conséquences de l’exil est avant tout la perte de la terre
d’origine. Leo Strauss estime que le philosophe, où qu’il soit, est toujours étranger de sa
propre cité. Il renvoie aux propos de Platon lui demandant d’abandonner son
environnement, car il est une entité dangereuse. En effet, sa préoccupation constante
pour la découverte de principes est en contradiction avec les aspirations des autres
citoyens. Leo Strauss reprend cette idée que le philosophe s’oppose au monde entier.
Donc il souhaite que la philosophie redescende sur la place publique. Sa mission doit
évoluer. Il faut que le philosophe éduque les autres hommes. De manière plus
pessimiste encore, Leo Strauss affirme que l’attachement d’un philosophe pour une cité
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ne peut relever que du hasard, dans l’absolu il ne peut créer des liens qu’avec des êtres
nobles. Pour lui, le thème de l’exil permet de remettre en question la société et sa
raison même d’être. Il résume l’exil juif comme une contradiction entre une politique
libérale et une politique très autoritaire, voire dictatoriale. Les conséquences de l’exil
sont les suivantes : l’exil juif s’oppose à l’exil philosophique. L’exil juif n’apporte aucune
satisfaction. Il comporte une dimension tragique, qui paraît insurmontable. Et l’exil
philosophique ne comporte aucune part de tragique. Très peu ne sont pas marqués par
les années d’exil. De nombreux écrivains vivent leur exil avec nostalgie, parfois ils
éprouvent des souffrances très pénibles qui influencent leur style de vie et leur façon
de percevoir l’écriture. Le retour est aussi particulièrement éprouvant pour certains
d’entre eux. Il faut recommencer à reprendre ses marques dans le pays d’origine.
Certains ont gardé des liens forts avec leur terre natale. D’autres réussissent même à
trouver, dans leur nouveau pays d’adoption, une reconversion professionnelle
intéressante qui correspond à leurs compétences.
6 Ainsi ce recueil propose-t-il de multiples points de vue intéressants sur l’exil. Les
figures étudiées sont des références mondiales de la littérature ou de la philosophie.
Malgré une analyse très fine, la question de l’exil reste indéterminée quant à l’influence
qu’elle a pu avoir dans les œuvres passées en revue. Il est indéniable que l’exil possède
des conséquences psychologiques et que certains ouvrages à tonalité autobiographique
soit marqués par ce thème. Mais des ouvrages philosophiques souvent neutres ne se
trouvent pas influencés par la vie personnelle de leurs auteurs. L’exil et l’errance ont
un point commun que beaucoup possèdent et ils ont bien entendu enrichi de
nombreuses pages consacrées à cette période noire.
AUTEURS
AGNÈS FELTEN
Université d’Anvers
agnes.felten[at]gmail.com
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Miao CHI, Olivier DARD, Béatrice FLEURY, Jacques WALTER, dirs, LaRévolution culturelle en Chine et enFranceParis, Riveneuve Éd., 2017, 378 pages
Véronique Magaud
RÉFÉRENCE
Miao CHI, Olivier DARD, Béatrice FLEURY, Jacques WALTER, dirs, La Révolution culturelle en
Chine et en France, Paris, Riveneuve Éd., 2017, 378 pages
1 L’ouvrage collectif La Révolution culturelle en Chine et en France dirigé par Miao Chi,
Olivier Dard, Béatrice Fleury et Jacques Walter, rassemble dix-neuf contributions de
chercheurs d’horizons disciplinaires divers et met en perspective deux regards – l’un
intérieur, l’autre extérieur – pour revisiter la Révolution culturelle chinoise. Ces
relectures de l’événement privilégient l’objectivité en se concentrant sur les faits, en
recourant à l’explication causale, ou en mettant en regard des parcours de vie ou des
œuvres littéraires et artistiques. De fait, elles sont exemptes de médiations théoriques
comme si ce retour sur le politique voulait éviter tout prisme, forcément partial et
partiel. En effet, le contenu de l’ouvrage à la lecture duquel se dessinent quatre grandes
parties s’attache à rester au plus près des faits, qu’il s’agisse de la genèse, des effets, des
retombées ou du traitement ultérieur de cette révolution. Il contraste de fait fortement
avec l’illustration de la première de couverture représentant une affiche de l’époque
maoïste instillant l’élan et l’enthousiasme aux masses pour la révolution communiste.
2 Les cinq premiers articles traitent de la genèse et des effets de la Révolution culturelle
et du retour de mémoire. Ainsi l’article inaugural de Weihua Bu, « L’origine et
l’expansion du mouvement des Gardes rouges en Chine » (pp. 27-40), rend-il compte du
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contexte qui a favorisé la naissance des Gardes rouges : un enseignement très
idéologique où priment la lutte des classes et le modèle héroïque, le culte de la
personnalité de Mao et une uniformisation des comportements du quotidien instillée
par la propagande communiste via les médias. Les Gardes rouges, constitués autour
d’un groupe d’élèves de l’École secondaire annexe de l’université Tsinghua, se feront
connaitre en adressant à Mao un ensemble de récriminations à l’encontre de leur lycée
et en accusant le directeur de l’école sur un journal mural, mettant ainsi le feu aux
poudres et bénéficiant bientôt du soutien indéfectible de Mao.
3 C’est aux rôles du Comité du Parti de l’université Fudan dès les premiers mois de la
Révolution culturelle que Guangyao Jin (pp. 41-54) s’intéresse : rôle discret de purge
d’agents « bourgeois et réactionnaires » à ses débuts, puis attaque ouverte contre les
« opposants » via les journaux muraux sous la houlette du groupe créé à cet effet, Lance
à franges rouges, composé d’étudiants et de professeurs. Accusé par une partie des
étudiants, le Comité renonce petit à petit au pouvoir et la purge menée par les
étudiants s’étend aux cadres de l’université et aux membres du Comité alors que les
Gardes rouges s’emparent du contrôle de l’université.
4 Au-delà des études de cas, la lecture critique de la Révolution culturelle que propose
Jisheng Yang (« Voie, théorie, système. Mes réflexions sur la Révolution culturelle »,
pp. 55-67) tente d’établir la genèse de cet événement et d’en montrer les conséquences
sur la société chinoise d’aujourd’hui. Pour l’auteur, Mao en a été l’ordonnateur en
encourageant la population à s’opposer à la « classe de bureaucrates » ou
fonctionnaires, qu’il souhaitait affaiblir mais non supprimer au risque de mettre en
cause l’État. Si cette révolution a définitivement discrédité le communisme aux yeux de
la population, si elle a favorisé l’émergence d’un système juridique encore fragile, elle
n’a pas supprimé les privilèges et la corruption des fonctionnaires et de leur parentèle,
grands vainqueurs de la Révolution. L’économie de marché qui a suivi n’a pas inversé la
tendance en favorisant l’enrichissement des hommes du pouvoir et avec un
gouvernement aux manettes.
5 À partir d’entretiens et de témoignages écrits, Peidong Sun (pp. 69-83) montre
également que, malgré la Révolution, la lecture chez les jeunes instruits recoupe leur
origine sociale. Alors que les enfants d’ouvriers et ceux issus de la classe moyenne
disposent de livres rouges et de recueils de poésie ancienne, les enfants issus de milieux
intellectuels et de cadres ont davantage recours aux lectures clandestines se rapportant
à différentes disciplines, aidés dans leur approvisionnement par des instructeurs
politiques issus de l’armée, et rendues possibles lors de pratique du Taijiquan.
6 Si les recherches sur la Révolution culturelle en Chine dès les années 80 privilégient
une approche critique des événements, celles des années 90 après Tian’anmen seront
assujetties à la propagande politique, favorisant ainsi une recherche indépendante dont
l’historien Shu He nous livre un état des lieux (pp. 85-108). Cette recherche
indépendante, regroupant de nombreux acteurs témoins des événements et retraités
dans les années 2000, et n’ayant pas accès aux archives officielles, s’appuie sur divers
types de documents de l’époque (journaux, revue des organisations communistes,
enquête auprès de témoins, journaux intimes, comptes rendus de réunion, rapports,
tracts, objets). Outre les embûches matérielles, financières et politiques, cette
recherche souffre d’après l’auteur d’un manque de rigueur face aux lacunes
documentaires et de positionnements partisans, reproduisant les luttes de faction de
l’époque étudiée.
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7 Quatre autres articles portent sur le cinéma relayant la Révolution culturelle et
approché comme vecteur de propagande et lieu de confrontations idéologiques. C’est
dans cette première perspective que Di Wu (pp. 109-127) appréhende la période maoïste
à travers son cinéma et met au jour les éléments récurrents et stéréotypés de ces films
de fiction, comme les trois topiques suivantes : la lutte des classes, l’évocation des
souffrances passées et du bonheur présent, célébration et fidélité à Mao, dont les
variations tiennent au référent contextuel mobilisé (le milieu ouvrier, agricole,
scolaire) et formatant des générations futures à des modes de pensées manichéens
reflétant « l’esprit de la Bande des quatre » (p. 119). Ce cinéma révolutionnaire présente
également une évolution de la narration : mise en scène d’un chef rétrograde, tenant
d’une conception productiviste et non marxiste, puis mise en scène de complots
fomentés par un « capitaliste » et un chef complice, dans le droit fil de la lutte contre le
révisionnisme. Quant aux personnages, ils représentent l’homme nouveau, surdoué,
perspicace et guerrier, aux compétences plurielles, et pourvu du sens du sacrifice pour
la cause maoïste.
8 C’est moins autour de questions sémiotiques que Kristian Feigelson (pp. 129-152)
interroge deux films de fiction engagés traitant de la période maoïste que de
questionnement sur le réel historique. Alors que La Chinoise de Jean-Luc Godard (1967)
s’empare de l’idée maoïste d’allier théorie et pratique pour rompre avec un cinéma
commercial et faire du cinéma un outil révolutionnaire, La dialectique peut-elle casser des
briques ? de René Viernet (1973) met dos à dos toutes formes d’aliénation, qu’elle soit
communiste ou capitaliste. Pour l’auteur, ces rendez-vous manqués avec l’Histoire
procèdent du clivage de l’époque entre, d’un côté, une élite intellectuelle acquise à la
cause maoïste et au regard partial et, de l’autre, une culture populaire où le comique le
dispute aux stéréotypes à l’encontre de la Chine maoïste.
9 Pour sa part, Vincent Lowy (pp. 153-165) confronte deux autres films sur la Chine,
Chung Kuo, la Chine de Michelangelo Antonioni de 1974, peu complaisant à l’égard du
régime et accusé par la Bande des quatre de distordre la réalité, et celui de Joris Ivens et
Marceline Loridan-Ivens Comment Yukong déplaça des montagnes de 1976 qui, à l’inverse,
promeut la Révolution culturelle. Le contraste procède d’un réel très circonscrit dans
ce dernier où prime l’effervescence communicative, tandis que la caméra de
Michelangelo Antonioni privilégie le hors-champ et traque les dessous et les non-dits
d’une Chine que l’on ne veut pas montrer, si bien que c’est dans cet entre-deux que
peut émerger une vérité historique.
10 Quant à François Audigier (pp. 167-182), il voit dans le film Les Chinois à Paris de Jean
Yanne de 1974 à la fois une critique du régime maoïste et des maoïstes français
assimilés aux Vichystes. S’il s’agit de railler le caractère totalitaire du régime à travers
sa rhétorique marxiste-léniniste, la dictature des masses, la délation, l’autocritique et la
rééducation politique, le parallèle établi entre les maoïstes français et les
collaborateurs est à mettre sur le compte d’un retour de refoulé concernant le rôle et la
servilité d’une France collaborationniste pendant la Seconde Guerre mondiale
longtemps occultés par la lecture officielle d’une France résistante. Le film connaît une
campagne de dénigrement avec appels au boycott et actes d’agression dans les cinémas
tandis que la presse de gauche appelle au poujadisme, ce qui trahit, pour l’intellectuel
Dominique de Roux, le diktat idéologique d’une certaine gauche sur les médias et les
Arts.
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11 L’appropriation de la Révolution culturelle est également le fait des organisations
politiques en France et révèle ainsi les positionnements politiques vis-à-vis du maoïsme
comme le montrent les sept contributions suivantes.
12 Mathieu Rémy (pp. 183-196) retrace l’évolution de la référence maoïste et de celle de la
révolution culturelle au sein des mouvements étudiants léninistes-marxistes, et de sa
redéfinition à la lumière des revendications de la révolution culturelle de mai-juin
1968. Face aux tensions sino-soviétiques et au diktat stalinien du Parti communiste
français (PCF), l’Union des étudiants communistes connaît des défections, se
rassemblant dans l’Union des jeunesses communistes dont certains membres,
davantage tournés vers le situationnisme et la répression morale dans les universités,
créeront plus tard le groupe Vive la révolution. Mao y perd progressivement de son
attrait pour lui préférer une « politique du palier » par le biais de l’expression
individuelle, œuvrant pour une émancipation individuelle et générale plus proche de la
free press américaine.
13 Marion Fontaine (pp. 197-211) sonde les maoïstes de l’époque de la Révolution
culturelle, étudiants et intellectuels, qui se sont rendus dans le bassin minier du Nord-
Pas-de-Calais et y ont mené des actions propagandistes, de défense des mineurs et de
dénonciation des accidents liés à une course à la rentabilité, et allant jusqu’à former des
tribunaux populaires, à portée plus symbolique que ceux mis en place en Chine. Ils n’y
ont toutefois pas réussi à mobiliser les mineurs du fait d’après l’auteure d’une présence
trop courte dans la durée, d’actions trop spectaculaires et d’une branche en récession.
14 De son côté, Érik Neveu s’attelle aux usages qui sont faits de la Révolution culturelle
dans les productions des divers groupes maoïstes en France (pp. 213-229). Celle-ci
symbolise d’une part la lutte permanente contre l’institutionnalisation d’un parti au
bénéfice d’une classe dominante et la reproduction des rapports de pouvoir. Elle
représente d’autre part la lutte sur le terrain de la superstructure, liée à la contestation
des autorités symboliques et des évidences normatives et culturelles et à l’émergence
de nouvelles critiques sociales que sont l’écologie et le féminisme. Enfin, la Révolution
culturelle fait écho à la contestation des polarisations isomorphes aux rapports de
pouvoir (i.e. ville/campagne, intellectuels/manuels, dirigeants/masse). D’après l’auteur,
ces usages attestent que la Révolution culturelle ne se réduit pas à une lutte d’appareils
ni à une historiographie événementielle ou comptabilisatrice de martyrs mais est aussi
portée par une mobilisation qui fait sens pour les acteurs et témoigne d’une
« dynamique de l’événement irréductible à l’action mécanique de causes comme au
génie stratégique d’un protagoniste » (p. 227).
15 Kaixuan Liu (pp. 231-245) s’intéresse à l’Association des amitiés franco-chinoises (AAFC)
et à son évolution de 1952 à 1981 au gré des bouleversements qu’a connus la Chine.
Contrôlée par le PCF, l’Association vise à ses débuts à donner une image positive du
régime maoïste, à appuyer une reconnaissance diplomatique de la République
populaire de Chine (RPC), ainsi qu’à redorer l’image du communisme ternie par les
événements de Pologne et de Hongrie. Puis, face au conflit sino-soviétique et au
positionnement prosoviétique de Maurice Thorez, alors secrétaire général du PCF – ses
activités sont de fait au point mort –, l’Association est investie par une direction
maoïste dont les prétentions exclusivement politiques vont primer entre 1963 et 1966.
Par la suite, la volonté de Pékin de s’allier à l’Occident face à la menace soviétique
favorise la multiplication des comités de l’Association tout en essayant d’élargir
l’adhésion à un public plus large que ceux acquis à la cause. Accusée de suivisme face à
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son alignement sur l’arrestation de la Bande des Quatre, l’Association connaît des
défections notoires et se libère petit à petit de la tutelle pékinoise et du militantisme
maoïste dès les années 80.
16 Quelle(s) lecture(s) les deux mouvements trotskystes de l’époque, le Secrétariat unifié
de la IVe internationale (QISU) et Lutte ouvrière (LO), proposent-ils de la Révolution
culturelle ? Le premier, nous dit Hugo Melchior (pp. 247-265), s’est inscrit en faux
contre la version officielle du Parti communiste chinois (PCC), adhérant plutôt à la
version de Simon Leys qui voyait dans cet événement une réaction de Mao face à son
éviction du pouvoir compte tenu de l’échec de sa politique du Grand bond en avant. Au-
delà de cette usurpation d’un pouvoir resté bureaucratique, le QISU a vu une jeunesse
acquise au rudiment de la politique et de fait susceptible à terme de mener une
véritable révolution. À cette thèse, LO lui oppose celle d’une lutte de classe, entre un
parti « petit-bourgeois » s’attirant le soutien des étudiants et lycéens et la classe
ouvrière dont Mao souhaitait mater l’insubordination.
17 Gilles Richard (pp. 267-278) s’interroge sur ce qui a poussé sept jeunes giscardiens à se
rendre en Chine en juillet 1976. À partir de leur carnet de voyage paru l’année suivante
sous le titre La Vie en jaune, de la présentation de leur livre à Apostrophe et à partir
d’entretiens en 2016 avec trois des expéditionnaires, l’auteur met au jour les intérêts
des deux parties à ce rapprochement : d’une part, géostratégique pour la Chine voyant
dans son alliance avec l’Europe un moyen de contrecarrer l’expansionnisme soviétique ;
d’autre part, politique du côté de Génération sociale et libérale (GSL) qui comptait avoir
une envergure internationale et, qui, sensible à la glorification du travail et de la nation
et aux dissensions internes, a également senti les prémisses d’une productivité future.
Cette rencontre a également dessiné les carrières politiques de ces giscardiens et leurs
relations économiques futures avec la Chine dont les camps d’internement et de travail
n’ont pas été condamnés comme l’a été son pendant en URSS, fait remarquer à juste
titre l’auteur.
18 C’est autour des écrits de deux figures de la droite radicale qu’Olivier Dard (pp. 279-292)
met au jour des positionnements différents face au maoïsme et à la Révolution
culturelle. Suzanne Labin considère que la reconnaissance de la Chine populaire par De
Gaulle fait peser une menace sur l’Occident ainsi que son expansion concomitante au
moyen d’une propagande subversive et en introduisant l’opium pour détruire les
sociétés occidentales. Alain de Benoist, quant à lui, salue une conception de la guerre
inspirée de l’autrichien Carl von Clausewitz et s’inscrit dans le relativisme absolu de la
Nouvelle Droite consistant à soutenir la cause des peuples et à critiquer la notion
d’Occident. Des positionnements divergents – indexés sur la politique extérieure de
l’époque, les réactions au tiers-mondisme, le rejet de l’Occident, les luttes internes de la
droite radicale – mais qui restent mineurs par rapport à l’anticommunisme soviétique.
19 Les trois dernières contributions, contrairement aux précédentes, ont en commun de
s’intéresser à des parcours maoïstes singuliers et de mettre en exergue la palingénésie
politique qu’ils ont favorisée. Miao Chi (pp. 293-311) aborde ainsi la Révolution
culturelle sous l’angle de ses morts en rendant compte du travail de l’historien Shu He
visant à établir, à l’instar des victimes de la Shoah, une liste des victimes des
affrontements de Chongqing de 1966-68, où les Gardes rouges l’emportent dans un
premier temps sur les autorités, puis s’affrontent à leur faction dissidente, les Rebelles.
Le corpus, composé à partir des rubriques décès des journaux de l’époque, des
hommages aux martyrs et des informations biographiques recueillies sur les stèles du
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cimetière de la région dédié aux victimes et auprès des visiteurs, s’est constitué
également grâce au concours d’historiens, des participants eux-mêmes, dans un travail
de recoupement d’informations incessant. Quant au sens d’une telle démarche, 50 ans
après les événements, il est à mettre sur le compte d’une volonté de contre-propagande
et d’établissement d’une mémoire collective face à une confiscation de l’Histoire par le
gouvernement chinois.
20 Jacques Walter (pp. 313-344) s’interroge sur le sens que prend la Révolution culturelle
dans les récits de soi, sur l’intrication entre Histoire(s) et histoire personnelle, à partir
des écrits de trois femmes ayant en commun leur origine juive, leur expérience de
déportée ou d’enfant de déportés, et leurs séjours en Chine populaire. Ainsi, les
accointances pro-chinoises et le passé maoïste d’Annette Wieviorka ont fini par faire
écho à l’entreprise totalitaire dont elle-même et ses ascendants avaient été victimes,
cette expérience politique se transmuant de fait en engagement scientifique pour
comprendre les régimes totalitaires. Jacques Walter voit dans l’œuvre de Suzanne
Citron le même élan messianique à l’égard de la Chine maoïste que celui développé lors
de l’expérience à Drancy, face au désenchantement du stalinisme, la Révolution
culturelle s’accordant à ses engagements ultérieurs contre les colonisations et les
gagnants de l’Histoire. À travers les films qu’ils ont réalisés, Marceline Loridan-Ivens et
son mari ont soutenu la Révolution culturelle, en ce qu’elle pouvait changer les
rapports entre les hommes. Dans Ma vie Balagan (avec E. D. Inandiak, Paris, R. Laffont,
2008), Marceline Loridan-Ivens revient sur cet épisode de sa vie, son désenchantement
face aux exactions, sans toutefois perdre de son intérêt pour la Chine qu’elle appréciera
à l’aune de ses traits culturels qu’elle rapproche de la culture juive, contribuant à une
palingénésie identitaire.
21 Enfin, Béatrice Fleury (pp. 345-366) établit un parallèle entre l’engagement militant de
Jean-Luc Einaudi, décédé subitement en 2014, et ses recherches ultérieures sur la
guerre d’Algérie. Loin de se dédire comme d’autres anciens maoïstes, Jean-Luc Einaudi
a su tirer parti de son militantisme maoïste au sein du Parti communiste marxiste-
léniniste de France (PCMLF), qu’il quitte en 1982, en restant fidèle à son « projet
d’investir des terrains sensibles avec une visée dénonciatrice » (p. 355) et, en
particulier, aux formes d’exclusion, sociale et mémorielle. Alors qu’il est salué par la
presse généraliste comme le pourfendeur du colonialisme, l’hommage des proches
reconnait en lui le chercheur et son statut de non-historien comme garant de quête de
vérité.
22 L’intérêt des recherches compilées dans cet ouvrage – dont plusieurs réalisées par des
chercheurs chinois qui ne sont pas dans l’orthodoxie idéologique – est d’avoir posé un
objet commun et de montrer comment il est appréhendé cinquante ans plus tard de
part et d’autre en le mettant en perspective avec les crises politiques et sociales du
moment. Ces contributions témoignent également que le retour de mémoire vient
toujours inquiéter et réinterroger l’Histoire. Si le sens de la révolution y est saisi entre
réel et symbolique, les éléments agissants ne se réduisant pas au seul contexte ni à la
manipulation d’un seul, comme le fait remarquer Érik Neveu, il est sans doute aussi à
recomposer en tenant compte des imaginaires, se construisant, comme le concevait
Paul Ricœur (Du texte à l’action. Essais d’herméneutique II, Paris, Éd. Le Seuil, 1986), dans la
conflictualité entre deux pôles : l’idéologie, tendant au maintien et à la reproduction de
l’ordre social, ébranlée au contact de l’utopie, tendant à sa subversion et à sa
transformation, celle-ci étant entre autres nourrie par un besoin de dignité et de
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reconnaissance-reprise d’une place dans l’Histoire. En ce sens, il est à saisir dans une
dialectique entre réel, symbolique et imaginaires.
AUTEURS
VÉRONIQUE MAGAUD
Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3
magaudv[at]yahoo.fr
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Rodolphe CHRISTIN, Philippe GODARD,Jean-Christophe GIULIANI et Bernard LEGROS, Le Travail, et après ?Montréal, Éd. Écosociété, 2017, 112 pages
Gilles Rouet
RÉFÉRENCE
Rodolphe CHRISTIN, Philippe GODARD, Jean-Christophe GIULIANI et Bernard LEGROS, Le
Travail, et après ?, Montréal, Éd. Écosociété, 2017, 112 pages
1 Ce petit livre invite à envisager un avenir sans travail, sans travail pour tous, une
fiction qui pourrait devancer la réalité, comme l’explique l’introduction qui fait
référence à Trepalium (p. 9). Dans cette série télévisée française, la société est divisée en
deux : 80 % de la population survivent « sans travail » tandis que 20 %, de l’autre côté
d’un mur bien gardé, s’inscrivent dans une servitude volontaire, acceptant un
« travail » qui leur permet de rester du bon côté. Autre élément de cadrage : les débats
sur le revenu universel ou le revenu de base, médiatisés en France lors de la dernière
campagne présidentielle, dans un contexte de chômage qui caractérise négativement le
pays en comparaison avec les autres membres de l’Union européenne, n’ont pas
seulement porté sur les logiques de solidarité ou de devoir des sociétés envers les
citoyens, mais ont aussi mis en évidence les conséquences de l’évolution du travail,
alors que la robotisation et l’automatisation transforment les environnements
professionnels.
2 Les quatre textes de l’ouvrage s’inscrivent dans cette perspective : le « travail » n’est
pas « un absolu tombé du ciel » (p. 10) et ne peut pas être assimilé à un ensemble
d’activités librement choisies, il s’agit d’un phénomène de civilisation, indissociable de
monde « de la production et de la surproduction », « de la consommation et de la
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391
surconsommation », ce qui n’est plus considéré comme possible, notamment pour des
raisons « écologiques » (p. 11).
3 Dans le premier texte, « Après le travail » (pp. 13-42), Rodolphe Christin propose une
discussion sur le « mot-valise » travail qu’il s’agit d’envisager selon « les cultures et les
époques » (p. 17). Le « travail salarié et la norme généralement admise – soit occuper en
permanence un emploi pour gagner sa vie – sont battus en brèche par l’évolution de la
société » (pp. 18-19). Comme le plein-emploi est un « mythe saturé », il faut donc
« repenser la place du travail dans la société » (p. 19), en particulier du fait même de
l’évolution de la robotisation. L’auteur explicite assez peu les concepts de travail,
emploi, métier, activité, et l’analyse est assez classique : le travail est non seulement en
raréfaction, mais il génère aussi des « frustrations destructrices » (p. 22). C’est que,
comme dans Trepalium, il n’y aura bientôt plus « d’emplois salariés décents pour tout le
monde » (une affirmation qu’il s’agirait de démontrer). De plus, comme la « valeur
travail » est en voie de disparition, le « travail » ne sera plus un intégrateur social, une
structuration de la vie collective (p. 23). Cette analyse est loin d’être nouvelle : pour
Jeremy Rifkin (La Fin du travail, trad. de l’américain par P. Rouve, Paris, Éd. La
Découverte, 1997 [1995]) et Dominique Méda (Le Travail. Une valeur en voie de
disparition ?, Paris, Flammarion, 1995), le travail, qui fonde l’appartenance économique
et sociale, donc constitutif de la société et du lien social, est en transformation, voire en
disparition dans sa forme dominante actuelle. Pour autant, avec cette mutation
annoncée, le travail peut ne pas disparaître, mais changer radicalement, et il est
évidemment légitime de s’interroger sur sa finalité, dans sa forme actuelle comme à
l’avenir éventuel.
4 Alors que faire ? Rodolphe Christin invite le lecteur à revenir sur l’histoire du
capitalisme et du travail salarié. Avec la responsabilité sociétale des entreprises (RSE),
« imposture » (p. 25), « posture politique » (p. 30), « les entreprises institutionnalisent
[…] leurs propres normes au nom de l’intérêt général » (p. 32). Grâce à cette nouvelle
dimension morale, « le management remplace la politique » (p. 33).
5 En plus de la précarité, la culpabilité guette alors les chômeurs. Plus le modèle du
travail salarié s’épuise, plus la précarité augmente et l’auteur termine le premier
chapitre avec un développement sur le nécessaire revenu permettant à chacun « de
pouvoir vivre sereinement une existence sobre » (p. 39), un « revenu d’existence »
(p. 41) dans le cadre d’une « nouvelle configuration », mettant l’accent sur l’autonomie
de chacun, les « savoir-faire manuels et l’autoproduction » (p. 39) et une réévaluation
des technologies, car « la machine déshumanise le travail et rend l’homme accessoire »
(p. 40). Il s’agit d’un « changement culturel d’ampleur » susceptible de délivrer les
sociétés « des affres d’une soumission marchande sans frontières ni limites » (p. 42).
6 Pour sa part, Jean-Christophe Guiliani fournit des éléments pour « comprendre
comment les cadres et les classes moyennes […] acceptent d’abandonner leur liberté
sans y être contraints par la force » (p. 43). La formule de La Boétie n’est pas seulement
d’actualité au niveau des problématiques du travail salarié (voire d’autres formes de
travail). Il l’est aussi pour le quotidien des pratiques et des usages, de Facebook à
Google : chacun participe par ses clicks et ses traces à la mise en place d’un nouveau
modèle économique à l’échelle planétaire.
7 Convoquant Gabriel Tarde, Michel Foucault, Pierre Bourdieu, Martin Heidegger,
Thorstein Veblen, Carl Jung et Karl Marx, cette partie relie le travail (« au sens de la
pratique quotidienne d’une activité professionnelle » (p. 48) – pourquoi
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« quotidienne », peut-être pour faire référence aux aspects absents de l’ouvrage : les
contrats, conventions, liens de subordination, l’emploi) aux problématiques
identitaires, à l’existence sociale et enfin à l’aliénation au travail, au « statut
professionnel ». Il s’agirait donc, et ce point rejoint les conclusions du texte précédent,
d’aider les travailleurs à « s’affranchir », par des « nouvelles pratiques quotidiennes »,
sociales : voilà l’un des enjeux de la réduction du temps de travail, une mesure qui
pourrait, en augmentant le temps libre de chacun, modifier les processus
d’identification et donc de « servitude volontaire ». Mais est-ce si simple ?
8 En outre, Bernard Legros s’intéresse à la décroissance et élargit le champ du « travail »
aux « tâches productives autonomes », des activités « aussi consubstantielles que le
travail à notre condition humaine » (p. 60). Il s’agit de rejeter la « centralité » du travail
(p. 66), travailler moins et développer le care, et mettre en œuvre une « période de
transition » avec la décroissance : « moins produire » (p. 67), « moins consommer »
(p. 68), « remplacer le couple producteur-usager par le rapport communautaire »
(p. 81). Finalement, ce texte est peut-être le plus intéressant de l’ouvrage, en particulier
par ses références et sa dimension philosophique, notamment sur la science et la
technique (pp. 72-74), et l’explication de « pistes de sortie » : vers un « humanisme bio-
centré » (p. 74), un « autre rapport au temps » (p. 78), des « métiers plutôt que des
emplois » (p. 80).
9 L’ouvrage se termine par un texte de Philippe Godard, « la pédagogie au travail »
(p. 85), consacré aux systèmes éducatifs. « Une pédagogie de la liberté est possible »
(p. 86) et pourrait mener au « déclic émancipateur » (p. 89). Pour cela, l’École doit
rompre avec « l’idéologie du travail » et la promotion de « la nécessaire conformité des
enfants au futur monde du travail » (p. 92). L’homme épiméthéen d’Ivan Illich apporte à
l’auteur un élément essentiel pour esquisser une nouvelle configuration pédagogique.
Mais comment ? En faisant « détester l’exploitation » aux enfants (p. 104), une ode donc
à la liberté, mais quid alors de la « servitude volontaire » et des mécanismes
d’identification exposés dans les chapitres précédents ?
10 La conclusion de ce livre est sans surprise : les auteurs revendiquent d’avoir pensé
« contre le travail » (p. 105), sans avoir d’illusion sur « l’effondrement définitif du
productivisme ». En fin de compte, leur projet est d’espérer un monde « plus libre », des
sociétés de « l’après-travail » animées par de « nouvelles formes de vie collective ».
11 Les thèses de cet ouvrage sont désormais bien partagées et discutées et l’intérêt des
arguments défendus repose certainement plus dans les références mobilisées (mais
incomplètes), que dans la nouveauté des thèses développées. De plus, il serait
intéressant de confronter les idées avancées à celles d’autres auteurs, par exemple,
John Rawls et Amartya Sen, ou encore Albert Hirschman et Zygmunt Bauman… On peut
aussi se demander si le travail va vraiment manquer, s’il s’agit d’une « fin » ou d’une
transformation (Dominique Schnapper), si la centralité du travail peut réellement
disparaître (Robert Castel et Jean-Paul Fitoussi), et si une nouvelle forme de régulation
étatique peut provoquer une évolution positive ? On peut aussi s’interroger sur les
Nouvelles frontières du travail subordonné (Héloïse Petit, Nadine Thèvenot, dirs., Paris, Éd.
La Découverte, 2006). En définitive, on a là un ouvrage bien écrit, qui aborde les
thématiques de la transformation du travail salarié et des sociétés capitalistes de
manière simple et pédagogique, et surtout dont le style et les références permettent
facilement aux lecteurs de développer leurs propres approches critiques.
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AUTEURS
GILLES ROUET
Larequoi, université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines, F-78280
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Sigolène COUCHOT-SCHIEX, coord., LeGenreParis, Éd. EPS, coll. Pour l’action, 2017, 128 pages
Natacha Lapeyroux
RÉFÉRENCE
Sigolène COUCHOT-SCHIEX, coord., Le Genre, Paris, Éd. EPS, coll. Pour l’action, 2017,
128 pages
1 L’univers du sport est marqué par une reproduction des normes de genre, notamment
dans le choix des pratiques sportives en fonction des sexes. Selon Catherine Louveau
(Annick, Davisse, Catherine Louveau, 1998, Sport, école, société. La différence des sexes,
Paris, Éd. L’Harmattan), les femmes s’investissent plus dans des disciplines dites
« gracieuses » au détriment des sports « virils ». En 2016, la Fédération française
d’équitation recensait 82,9 % de femmes licenciées contre 5,7 % de pratiquantes chez
celle de football. Les stéréotypes de genre qui façonnent les représentations et les
engagements dans des pratiques sportives sont en premier lieu véhiculés à l’école
pendant les cours d’éducation physique et sportive (EPS). Réalisé sous la direction
Sigolène Couchot-Schiex, professeure agrégée d’EPS et maîtresse de conférences en
sciences de l’éducation à l’université Paris-Est Créteil, Le Genre est un ouvrage collectif
publié en 2017 aux éditions EPS. Composé de deux parties, ce manuel présente des
outils conceptuels (partie 1) et des cas pratiques (partie 2) pour comprendre et agir sur
les inégalités de traitement entre les filles et les garçons dans l’apprentissage scolaire
des activités physiques sportives et artistiques (Apsa) et se donne pour ambition d’être
« un outil de réflexion et d’action » (p. 9) à destination des enseignant·e·s et des
professionnel·le·s de l’éducation physique et du sport. Dans une démarche pédagogique
destinée à les faire se pencher sur cette problématique peu traitée, sont insérés dans
chaque chapitre des encarts dans lesquels les auteur·e·s développent des concepts ou
donnent des exemples de cas concrets. Des résumés sont proposés à la fin de chaque
sous-partie de chapitre et des questions sont formulées à la fin des textes.
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2 La première partie de l’ouvrage (chapitre 1 à 3), intitulée « savoirs », propose une
synthèse des connaissances scientifiques produites dans les Gender Studies afin « de les
appliquer à l’EPS, aux pratiques sportives et éducatives » (p. 9). Dans le chapitre 1
(pp. 11-28), Caroline Dayer dresse un panorama pluridisciplinaire des recherches
menées sur les études de genre pour « comprendre comment le genre s’incarne dans la
construction des normes corporelles et les processus de socialisation » (p. 11) et quelles
en sont les conséquences dans le champ sportif. Ce chapitre revient sur les enjeux de
pouvoir liés au sexe, au genre et à la sexualité qui traversent les domaines du sport et
de l’EPS et sur leur articulation. En effet, des injonctions pèsent sur les hommes et les
femmes dans le sport qui sont diffusés via les discours des enseignant·e·s, des familles et
des médias (entre autres) qui vont valoriser les filles à partir d’un référentiel
stéréotypé « elle joue comme un garçon » ou dévaloriser les garçons « il joue comme
une fille » associant parfois une posture corporelle à un sexe, un genre ou une
orientation sexuelle. Caroline Dayer préconise d’utiliser un langage plus inclusif, ne pas
se caler sur un standard « masculin » de type viriliste, ni hétéronormatif. Dans le
chapitre 2 (pp. 29-46), Sigolène Couchot-Schiex interroge le postulat selon lequel les
corps seraient modelés uniquement par le biologique pour intégrer la question de la
construction sociale. Les discours biopolitiques ont été au fondement des rapports de
savoirs et de pouvoirs visant à gouverner le corps des femmes dans le sport et ont
contribué à forger le « mythe de la fragilité féminine » décrit par Nancy Theberge. La
construction située historiquement, socialement et scientifiquement de la différence
des sexes est aussi le critère qui justifie la bicatégorisation du sport et la
hiérarchisation des pratiques (les hommes sont jugés plus performants que les femmes)
selon le principe de la « valence de la différence des sexes » conceptualisé par Françoise
Héritier. Or, « la matérialité du corps est le lieu d’interaction entre le social et le
biologique » (p. 37), les processus de socialisation des enfants sont modelés par des
« modèles » et des « allants-de-soi » qui ont aussi une incidence sur les comportements
et les choix sportifs. Comme l’a souligné Collette Guillaumin, les femmes font dans
l’enfance l’apprentissage de l’évitement, alors que les hommes apprennent à se
bousculer, à s’empoigner, à se confronter, ce qui participe à modeler les techniques du
corps et va avoir un impact dans les comportements sportifs. Néanmoins, comme le
remarque Sigolène Couchot-Schiex certaines femmes entraînées peuvent dépasser la
puissance musculaire des hommes sédentaires et sans doute celles de certains sportifs.
Si les enseignant·e·s doivent favoriser l’égalité dans les apprentissages et participer à
une « fabrication sociale » des corps plus égalitaire, Sigolène Couchot-Schiex
(chapitre 3, pp. 47-64) pointe cependant que les inégalités liées au sexe et au genre se
forment principalement dans l’espace scolaire, notamment à travers les pratiques
didactiques des enseignant·e·s qui ont eux-mêmes appris « à se comporter comme des
femmes ou des hommes, à penser le monde et ses relations aux savoirs, aux objets et
aux autres à partir de ces repères sexués » (p. 49). Selon Sigolène Couchot-Schiex, les
enseignant·e·s reproduisent le système sexe/genre dans leurs discours en qualifiant les
garçons de « battants », « dynamiques », « joyeux » ; alors que les filles sont décrites
comme étant « plus appliquées », « elles s’écoutent trop », « elles sont molles ». Si les
filles et les garçons n’ont pas les mêmes aptitudes en EPS c’est aussi en raison
d’expériences différenciées : les enfants apprennent à avoir une présentation de soi en
conformité avec les normes sociales et les comportements des filles sont perçus comme
étant de moindres qualités. Ainsi l’auteure invite-t-elle les enseignant·e·s à prendre en
considération à fois les adaptations motrices des élèves, leur ressenti individuel par
Questions de communication, 33 | 2018
396
rapport à la symbolique de la situation, à concevoir des activités dans lesquelles filles et
garçons puissent accéder aux mêmes apprentissages et les incite à accompagner
l’ensemble d’une « réflexion sur l’action dans les interactions sociales » (p. 62).
3 La deuxième partie de l’ouvrage (chapitre 4 à 6) propose une analyse des apprentissages
physiques au prisme du genre à partir d’observations de terrain des pratiques
d’enseignement de l’EPS dans le secondaire et le second degré. Dans le chapitre 4
(pp. 65-80), Céline Delcroix et Gaël Pasquier recensent les stratégies didactiques
utilisées à l’école en EPS pour assurer l’égalité des sexes et se demandent dans quelle
mesure ces actions sont détachées des représentations traditionnelles stéréotypées
(faut-il choisir des activités physiques les plus neutres du point de vue des
représentations genrées ? Ou des sports connotés « masculins » ou « féminins » afin de
déconstruire les stéréotypes ? Faut-il séparer les garçons et les filles ? etc.). Selon Céline
Delcroix et Gaël Pasquier, tendre vers l’égalité est un travail au long cours qui nécessite
que « les représentations des élèves et des enseignants doivent être en permanence
questionnées » (p. 79) afin de ne pas céder à des attentes et des pratiques différenciées
en termes d’apprentissage entre les garçons et les filles en EPS. La question de la non-
mixité des enseignements est traitée dans le chapitre 5 (pp. 81-98) par Antoine Bréau et
Vanessa Lentillon-Kaestner à partir d’une enquête de terrain menée dans un collège
suisse. La séparation entre les filles et les garçons dans les apprentissages est envisagée
dans certains pays comme une réponse à la domination masculine et un moyen d’éviter
la reproduction des normes de genre qui seraient « amplifiées en contexte mixte »
(p. 81). Cependant, l’enquête d’Antoine Bréau et Vanessa Lentillon-Kaestner révèle que
les activités et les modalités d’engagements sont différenciées entre les sexes : les filles
pratiquent une EPS plus « récréative » ou de « détente » par opposition à la pratique
des garçons qui serait plus « sérieuse », plus « compétitive » et centrée sur la
performance. Les stéréotypes de genre sont donc toujours présents et la hiérarchie
entre les sexes est maintenue. Les garçons vont dévaluer les activités physiques des
filles « elles font des trucs moins durs » (p. 84) et repousser les activités artistiques
jugées « féminines » : « Ce n’est pas un truc pour nous » (p. 92). De plus, une division
s’effectue de manière marquée au sein même du groupe des garçons en contexte non-
mixte – entre « les compétiteurs » et « les non-sportifs ». Antoine Bréau et Vanessa
Lentillon-Kaestner envisagent que pour tendre vers l’égalité il faut proposer aux élèves
un travail coopératif plutôt que compétitif, s’accompagnant « d’une mise en mots »
visant à interroger et à déconstruire les stéréotypes de genre. Enfin, les corps des filles
et des garçons étant modelés par des expériences motrices différenciées et
dépendantes des stéréotypes de genre, Sigolène Couchot-Scheix et Michelle Coltice
(chapitre 6, pp. 99-114) proposent d’imaginer des pratiques d’enseignement qui
s’appuient sur une double lecture individualisée des corps sexués : une lecture objective
et descriptive de la gestuelle et de la posture et une seconde lecture subjective et
interprétative qui mettrait en relation le social et le symbolique avec l’activité motrice
afin de prendre en compte la dimension sociale du genrage des activités sportives.
4 L’ensemble des contributeur·trice·s de l’ouvrage s’accordent sur un point : la
reproduction des inégalités dans l’apprentissage des Apsa passe par des expériences
sociales différenciées en fonction des normes de genre traditionnelles et de discours
performatifs stéréotypés et/ou sexistes (les filles sont fragiles, les garçons sont forts,
etc.). Ces discours sont tenus à la fois par les élèves, mais aussi par les enseignant·e·s qui
« ont été soumis antérieurement aux normes de genre » (p. 64). Ces normes sociales
binaires, naturalisantes, essentialisantes et hétéronormatives relatives aux identités
Questions de communication, 33 | 2018
397
sexuelles et au genre sont véhiculées par des technologies de genre telles que
conceptualisées par Teresa de Lauretis : l’école, la famille, les médias, etc. On peut
reprocher à l’ouvrage de faire quelques raccourcis, notamment lorsqu’il donne une
lecture – à notre sens erronée – d’un spot publicitaire télévisé visant à promouvoir les
serviettes hygiéniques de la marque Always. Dans celui-ci, des adultes et des enfants
qui sont invités à courir, à se battre et à lancer « comme une fille », miment – hormis le
groupe des filles les plus jeunes – des mouvements constituant des clichés sur la
motricité « féminine ». Les auteur·e·s interprètent que le spot montrerait que les
stéréotypes de genre auraient déjà été incorporés par les adultes et les garçons non par
les jeunes filles, alors que nous avons affaire ici à une construction médiatique qui vise
à les déconstruire et à les dénoncer. Pour autant, nous partageons l’idée qu’analyser les
représentations culturelles du sport données à voir dans les films, les livres, la presse,
la télévision, etc., permet d’effectuer un état des lieux des stéréotypes de genre mais
aussi des représentations plus progressistes façonnant nos imaginaires sociaux. Un
dialogue entre les spécialistes du genre, du sport et des médias, issus des sciences et
techniques des activités physiques et sportives (Staps) et des sciences de l’information
et de la communication pourrait être pertinent pour traiter ces questions, comme ce
fut le cas pour l’ouvrage Gender Testing in Sport. Ethics, Cases and Controversies (Sandy
Montañola, Aurélie Olivesi, dirs, Londres, Routledge, 2016) qui traite de la controverse
autour de l’athlète intersexuée Caster Semenya.
AUTEURS
NATACHA LAPEYROUX
Irmeccen, université Paris 3 Sorbonne nouvelle, F-75005/Crem, université de Lorraine, F-54000
natacha.lapeyroux[at]sorbonne-nouvelle.fr
Questions de communication, 33 | 2018
398
Laurence DE COCK, dir., La Fabriquescolaire de l’histoireMarseille, Éd. Agone, coll. Passé & Présent, 2017, 216 pages
Paul-Arthur Tortosa
RÉFÉRENCE
Laurence DE COCK, dir., La Fabrique scolaire de l’histoire, Marseille, Éd. Agone, coll. Passé &
Présent, 2017, 216 pages
1 La Fabrique scolaire de l’histoire est une publication de la collection « Passé & Présent »
des éditions Agone, supervisée par le Comité de vigilance face aux usages publics de
l’histoire (CVUH), une association d’historien·ne·s « inquiets de l’instrumentalisation
politique de l’histoire » (p. 3). Ce livre est plus spécifiquement l’œuvre du collectif
« Aggiornamento histoire-géographie », militant pour une « mise à jour » de
l’enseignement de ces disciplines, jugé trop encyclopédique, événementiel, centré sur
le récit national et fermé aux autres sciences humaines (p. 30-31). À l’inverse, les
auteur·e·s de ce manifeste plaident pour une histoire sociale et critique, jugée plus
adaptée à notre société plurielle. Le plaidoyer pour un nouvel enseignement de
l’histoire se décompose en quatre parties.
2 Premièrement, est examinée la question de l’élaboration et de l’appropriation des
programmes scolaires. L’écriture de ces derniers est « négociée » et chargée d’enjeux
« politiques et symboliques » (p. 44) explique Patricia Legris. Elle souligne que, jusqu’à
la création en 2013 du Conseil supérieur des programmes, ils étaient principalement
l’œuvre de l’Inspection générale de l’éducation nationale. Néanmoins, elle rappelle que
le pouvoir exécutif est intervenu régulièrement afin de bloquer des projets de réformes
jugés trop « marxisants », notamment sous les présidences de Georges Pompidou et de
Valéry Giscard d’Estaing. Toutefois, les programmes scolaires sont réappropriés par les
enseignants qui disposent d’une certaine liberté d’interprétation. Ainsi Géraldine Bozec
montre-t-elle que la plupart des professeurs des écoles proposent une lecture de
Questions de communication, 33 | 2018
399
l’histoire insistant sur les concepts de démocratie et d’humanité bien que le
programme de l’enseignement primaire ne se soit pas totalement émancipé de
l’héritage de la IIIe République faisant la part belle au roman national (p. 58). Elle ajoute
par ailleurs que la mise en valeur de la France comme « pays des droits de l’homme »
entretient paradoxalement l’idée d’une exceptionnalité politique française.
3 Deuxièmement, une série de contributions est consacrée au traitement des minorités
dans l’histoire scolaire, « entre récit national et politiques de la reconnaissance »
(p. 69). Françoise Lantheaume (pp. 75-86) revient sur la lente transmission des savoirs
universitaires dans le secondaire en soutenant une position proche de celle de
Géraldine Bozec sur l’enseignement primaire : « D’une certaine manière, les pratiques
prolongent le projet républicain hérité, mais en privilégiant les valeurs sur le projet
politique proprement dit » (p. 84). Samuel Kuhn (pp. 87-98) offre ensuite une
perspective comparatiste en analysant l’impact du multiculturalisme sur les
programmes scolaires états-uniens. Il estime que « la revendication d’une ouverture
multiculturelle n’empêche pas la fabrique d’un grand récit aux accents héroïsants »
(p. 98). Enfin, Véronique Servat (pp. 101-117) propose un stimulant article qui explore
des moyens concrets pour étudier l’histoire de l’immigration, peu présente dans les
programmes d’histoire, comme la traiter en EMC (éducation morale et civique).
4 La troisième partie de l’ouvrage milite pour une approche renouvelée de certains objets
scolaires. Vincent Capdepuy (pp. 121-134), enseignant à La Réunion montre de façon
convaincante que l’histoire globale doit être l’histoire de la mondialisation, c’est-à-dire
l’histoire de la constitution du globe comme Monde dont les différentes localités sont
interconnectées. Ensuite, Vincent Casanova (pp. 136-146) dénonce la domination de
l’idéologie géopolitique sur l’enseignement de l’histoire contemporaine, qui explique
l’état du monde au résultat de rapports de forces mécaniques entre puissances
étatiques, ce qui tend à faire perdre confiance aux élèves en leur capacité à être des
sujets politiques influant sur le monde.
5 Cette ambition de développer un enseignement de l’histoire qui produise des sujets
intellectuellement indépendants et politiquement actifs est au cœur de la quatrième
partie du livre. D’abord, Servane Marzin (pp. 152-164) insiste sur la nécessité de
développer l’esprit critique des élèves sans – ce qui est selon elle le cas dans la France
post-attentats – stigmatiser a priori ceux qui tiendraient des discours complotistes. En
effet, l’auteure explique que « fait social, le conspirationnisme est moins une preuve de
défaillance républicaine qu’un rapport immature d’adolescent au politique »
(pp. 162-163). Puis, Hayat El Kaaouachi (pp. 166-176) rappelle la nécessité d’une
formation continue des enseignants afin de renforcer les liens entre histoire
universitaire et histoire scolaire. Charles Heimberg (pp. 178-188) soutient également
cette idée en plaidant pour une histoire moins événementielle et plus critique qui
montrerait « la nature des conflits en jeu et l’existence d’intérêts divergents, voire de
légitimités contradictoires, au sein des sociétés humaines » (p. 183).
6 Cet ouvrage collectif qui se veut « une actualisation et un complément » (p. 37) de la
première édition, publiée en 2009 afin de dénoncer l’instrumentalisation politique de
l’histoire par le Président Nicolas Sarkozy, pourrait se voir adresser le reproche d’être
resté trop influencé par le contexte politique du quinquennat de celui-ci. En effet, si
l’ouvrage est relativement complet et pertinent en ce qui concerne les thématiques
culturelles, il occulte de nombreuses problématiques économiques et sociales qui
paraissent pourtant essentielles dans un débat contemporain sur l’enseignement
Questions de communication, 33 | 2018
400
scolaire de l’histoire. Pour grossir le trait, cet ouvrage reproche tellement à
l’enseignement de l’histoire d’être « blanc » que le lecteur en oublierait presque qu’il
est aussi « bourgeois ». D’abord, la question des moyens accordés à l’éducation
nationale et leur répartition est occultée. Pourtant, de fortes inégalités territoriales
dans le non-remplacement des enseignant·e·s absent·e·s alimentent le ressentiment de
populations s’estimant discriminées, comme en témoignent les nombreuses
mobilisations de parents d’élève de Seine-Saint-Denis à ce sujet. De plus, les auteur·e·s
sont totalement passé·e·s, selon l’expression de Didier et Éric Fassin, « de la question
sociale à la question raciale » (Paris, Éd. La Découverte, 2006), peut-être au mépris de
certains travaux de sociologie de l’éducation. En effet, Christian Baudelot et Roger
Establet, dans Le Niveau monte (Paris, Éd. Le Seuil, 1989), ou Mathieu Ichou dans sa thèse
intitulée Les Origines des inégalités scolaires. Contribution à l’étude des trajectoires scolaires
des enfants d’immigrés en France et en Angleterre (Sciences Po Paris, 2014), ont montré que
les difficultés scolaires rencontrées par les enfants d’immigré·e·s étaient bien plus liées
à l’origine sociale de leurs parents (dans la société française, mais aussi dans leur
société d’origine) qu’une crise identitaire vis-à-vis du roman national. Enfin, si Patricia
Legris note à juste titre que les débats relatifs aux programmes scolaires sont plus
faibles en ce qui concerne l’enseignement professionnel (p. 44) et que Suzanne Citron
dénonce « l’idéologie dualiste qui infériorise les métiers physiques ou manuels »
(p. 24), force est de constater que l’ouvrage reste consacré à l’enseignement général. Il
ne s’agit pas ici de rentrer dans une surenchère des stigmates accolés à l’enseignement,
jugé trop « élitiste » ou trop « national », mais de prévenir que placer le débat dans le
champ culturel et non pas social c’est reconnaître la pertinence du cadre d’analyse des
conservateurs, pourtant tant vilipendés dans ce livre et contredits par de rigoureux
travaux sociologiques.
AUTEURS
PAUL-ARTHUR TORTOSA
European University Institute, I-50014
paul-arthur.tortosa[at]eui.eu
Questions de communication, 33 | 2018
401
Didier FASSIN, Punir. Une passioncontemporaineParis, Éd. Le Seuil, 2017, 208 pages
Érik Neveu
RÉFÉRENCE
Didier FASSIN, Punir. Une passion contemporaine, Paris, Éd. Le Seuil, 2017, 208 pages
1 Cette contribution de Didier Fassin a une double origine. Elle reprend une série de
conférences données à l’Université de Californie à Berkeley en 2016 dans le cadre d’un
cycle annuel, où l’auteur est le premier sociologue-anthropologue invité sur un créneau
académique en général réservé aux philosophes et juristes. Ce point est important
puisqu’il explique une dimension de dialogue avec la conception juridique et
philosophique de la punition. C’est aussi un volume où Didier Fassin mobilise ses
travaux récents sur la prison et la police pour développer une réflexion sur la pénalité,
sur le déploiement croissant de politiques répressives qui peuvent passer par
l’incarcération de masse comme aux États-Unis, mais aussi par la multiplication des
comportements relevant d’une qualification pénale (rassemblements dans les cages
d’escalier…).
2 Le volume est structuré de façon à la fois logique et asymétrique. Un bref avant-propos
(pp. 9-20) vient souligner l’actualité nationale et internationale des enjeux répressifs.
Une introduction (pp. 21-42) développe deux récits qui vont amorcer une réflexion sur
la punition. L’un emprunté à Bronislaw Malinowski rapporte un épisode observé aux
Îles Trobriand où un jeune homme que la rumeur accuse de rapports sexuels
« incestueux » avec une cousine se tue en tombant du haut d’un cocotier : suicide ?
Anticipation d’un châtiment inévitable ? Réponse adressée aux propagateurs de
rumeurs ? L’autre récit est celui du sort tragique d’un jeune noir états-unien pris dans
la machine répressive pour un délit dont rien ne prouve qu’il l’ait commis… Il passera
mille jours en prison puis se suicidera. Suivent alors trois chapitres dont on peut penser
Questions de communication, 33 | 2018
402
qu’ils correspondent aux conférences californiennes. Ils explorent trois questions :
« Qu’est-ce que punir ? » (pp. 43-80), « Pourquoi punit-on ? » (pp. 81-116), « Qui punit-
on ? » (pp. 117-152).
3 Didier Fassin condense lui-même les résultats de sa réflexion en sept petites leçons
(pp. 155-156). Il n’est pas vrai empiriquement que le châtiment ait un lien fondateur et
cohérent avec le crime : certains faits pénalement réprimés sont en fait peu poursuivis
(on peut penser aux fraudes fiscales et financières), tandis que des châtiments bien
réels sanctionnent des faits qui ne tombent pas sous des qualifications pénales (comme
des expéditions punitives de la police, bien décrites dans ce volume). Ce dernier point
suggère, en deuxième lieu, que la distinction vengeance-punition est plus frêle qu’il n’y
paraît. Troisième acquis, la punition comme infliction d’une souffrance ou d’un
désagrément n’a pas de tout temps été la réponse aux comportements délictueux : des
logiques de compensation et de réparation ont pu prévaloir. En quatrième lieu, les
modèles explicatifs rétributivistes (la peine est le « paiement » adapté d’une faute) ou
utilitaristes (la peine est une technique de protection de la société) s’avèrent
insuffisants et réducteurs pour rendre compte des logiques pratiques de la pénalité, du
rapport subjectif qu’ont les agents des institutions répressives à leur travail. Ce point
conduit alors à réintroduire dans la réflexion une dimension refoulée tant par le droit
et la philosophie que souvent les sciences sociales : dans le punir, il y a une dimension
émotionnelle et pulsionnelle. Certains actes suscitent une puissante indignation, il peut
y avoir de la jouissance à administrer un châtiment. Les « leçons » de ce parcours dans
la pénalité tiennent aussi dans la mise en évidence d’extraordinaires asymétries : la
répression se fixe au premier chef sur des crimes et comportements plus
caractéristiques des milieux populaires, tandis que beaucoup d’activités délinquantes
des élites suscitent peu d’investissement en moyens répressifs. Variante de ce point : le
traitement des justiciables pour une infraction identique n’est pas régi par la neutralité
universaliste : il y a de grosses différences dans la capacité à payer des cautions, avoir
un bon avocat, manifester tout simplement une proximité sociale à ceux qui jugent.
Enfin, la vision d’une responsabilité individuelle est appliquée avec une ardeur qui n’a
d’égal que le creusement parallèle des inégalités sociales : questionner des causes
sociales du crime, le contextualiser ne saurait être que double vice intellectuel :
production d’une « excuse sociologique » – on reprend ici l’intelligente formule de deux
Premiers ministres socialistes Lionel Jospin et Manuel Valls – doublée du déni de la
souveraine liberté individuelle qui a conduit à choisir la voie délinquante.
4 L’auteur souligne deux points qui donnent l’esprit de son propos. Dans ce petit livre qui
combine pagination modérée (160 pages de texte stricto sensu) et format compact, il
veut créer une « brèche » dans le sens commun d’un populisme pénal qui a submergé
l’espace public. Le hasard veut que cette note de lecture soit écrite un matin de
janvier 2018 où la « une » de l’actualité est constituée par deux violentes agressions en
« banlieue » contre des policiers par des groupes de jeunes. Les médias d’information
continue diffusent en boucle vidéos de ces agressions, témoignages indignés de
policiers, et rhétorique sur la violence de ces jeunes. On ne saurait justifier que des
policiers en service – dont une femme – soient agressés et roués de coups. Mais
pourquoi le sens critique des journalistes ne se déploie-t-il pas avec une vigueur
équivalente quand des violences policières illégales sont démontrées ? Pourquoi aucune
réflexion sur ce qui a pu engendrer ces violences inacceptables : ces jeunes sont-ils des
animaux féroces ? Ont-ils choisi la délinquance comme on choisit de faire Sciences Po ?
Le ministre de l’Intérieur évoquera une explication « architecturale ». Que n’y avait-on
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pensé : l’effet « grands ensembles » déjà découvert à Sarcelles en 1960 ! Sûrement pas le
chômage et la décrépitude des services publics ou la ségrégation ethnique et sociale…
on serait dans l’excuse sociologique !).
5 Didier Fassin souligne aussi qu’une critique informée ne peut se draper dans la posture
« belle âme » qui nie la gravité des faits de délinquance, les gènes et souffrances qu’ils
engendrent, la difficulté à les conjurer et réprimer. La suggestion est bien davantage
que la solution est devenue le problème, que l’essor de la population pénale crée de
nouveaux problèmes de dislocation de multiples liens sociaux, que la transformation de
groupes sociaux entiers en réservoirs de suspects engendre entre ces groupes et les
personnes chargées du maintien de l’ordre une relation belliqueuse, de défiance et
d’animosité mutuelle. Elle est aussi de rappeler que juristes, philosophes, criminologues
et acteurs de terrain ont produit une somme très riche de contributions sur des
alternatives à l’incarcération, d’autres techniques pour policer, réparer les dommages
liés aux infractions.
6 C’est peut-être sur ce dernier volet que le livre laisse sur sa faim. Didier Fassin le
revendique : il n’est pas criminologue, il n’entend pas réinventer la roue de la réforme
pénale ou policière. On aurait pourtant aimé, ne serait-ce que sur deux ou trois pages,
une petite évocation des alternatives ou des expériences fécondes. Il aurait aussi été
intéressant de mieux expliciter la catégorie du « populisme pénal » empruntée à Denis
Salas (La Volonté de punir. Essai sur le populisme pénal, Paris, Hachette, 2005). Il y a là une
boîte noire de l’analyse d’autant plus encombrante que la catégorie ectoplasmique du
populisme est plus souvent un obstacle à l’analyse qu’un outil de compréhension.
7 La nature de ses interventions conduirait Didier Fassin à entrer d’abord en dialogue
avec juristes et philosophes (voir le chapitre « Qu’est-ce que punir ? »). L’exercice est
dépaysant et utile pour les lecteurs de sciences sociales. Il se paie paradoxalement d’un
déficit de dialogue avec la discipline d’insertion de l’auteur. Comment connecter l’essor
d’une rage de punir et de pénaliser avec en particulier les dynamiques du « processus
de civilisation » analysées par Norbert Elias et ceux qu’il a pu inspirer ? Faut-il y voir
une régression ? Le processus confirme-t-il la permanence et l’ampleur sous-estimée de
ces « arrières scènes de la vie sociale » (prisons, colonies hier) où l’on traite sans
ménagement aucun ceux qui ne sont pas labellisés comme civilisés ou civilisables ?
Faut-il voir dans cette évolution l’effet d’une rupture des processus de
« démocratisation fonctionnelle », de resserrement d’un ensemble d’inégalités
qu’avaient permises les trente glorieuses et pour lesquels les tendances s’inversent
depuis plus de trente ans ?
8 Par son propos critique, l’ouvrage de Didier Fassin soulève aussi une question qui
méritait d’être intégrée à la conclusion. Pourquoi faut-il en 2017 prendre la plume,
cogner pour faire « brèche », quand il s’agit d’énoncer des faits aussi simples et
évidents que l’existence de bases sociales et matérielles de ce qui est défini comme
crime ou délit, pour rappeler – sans abolir pour cela les notions de responsabilité et
d’autonomie – que la probabilité statistique d’entrer dans divers types de délinquance
est fort inégalement distribuée socialement, que certaines activités génératrices
d’immenses souffrances (on pense à l’exposition à l’amiante de milliers de travailleurs
ainsi condamnés à mort) sont impunies ou peu punies ? Comment expliquer la posture
de Sisyphe qui est celle des chercheurs en sciences sociales… pourquoi doivent-elles/ils
sans cesse rappeler avec un succès rarement durable des évidences issues de
nombreuses enquêtes ? Pourquoi, en de nombreux domaines, le paradoxe d’une règle
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d’inverse proportionnalité entre la légitimité scientifique des chercheurs et leur
capacité à se faire entendre des médias et des autorités ? Non que sociologues ou
politistes puissent revendiquer détenir la Vérité ou la Solution des problèmes, mais
assurément qu’ils puissent aider à repérer questions mal posées et mythologies
sociales. On peut l’illustrer par le fait que de nombreux travaux manifestent que le
modus operandi des unités policières des brigades anti-criminalité (BAC) crée plus d’une
fois plus de tensions qu’il ne résout de crimes et délits – un autre livre de Didier Fassin,
fondé sur une enquête ethnographique parmi les policiers le montre fort bien (La Force
de l’ordre. Une anthropologie de la police des quartiers, Paris, Éd. Le Seuil, 2015 [2011]). Cette
vision critique s’exprime même jusque chez de haut responsables policiers, mais sans
grandes conséquences pratiques tant sont fortes les logiques d’institution, les reflexes
de défense corporatiste. Cette observation – faut-il dire sur le caractère inaudible, le
refus d’entendre, le mépris des savoirs ? – vaut bien au-delà de questions de justice ou
de police, au point que ce soient aujourd’hui même les sciences « dures » (qu’on pense
au climat) qui aient du mal à imposer leurs évidences dans l’espace public. Si la rage de
punir est une pathologie elle fait aussi système avec d’autres : le refoulement d’une
grande partie des savoirs produits par les chercheurs dans les processus de décision,
l’accroissement des inégalités sociales dans des proportions qui renvoient au
XIXe siècle.
AUTEURS
ÉRIK NEVEU
Arènes, université de Rennes 1/EHESP/CNRS/Sciences Po Rennes, F-35700
erik.neveu[at]sciencespo-rennes.fr
Questions de communication, 33 | 2018
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Alain FAURE, Emmanuel NÉGRIER, dirs, La Politique à l’épreuve des émotionsRennes, Presses universitaires de Rennes, coll. Res Publica, 2017,304 pages
Gina Puică
RÉFÉRENCE
Alain FAURE, Emmanuel NÉGRIER, dirs, La Politique à l’épreuve des émotions, Rennes, Presses
universitaires de Rennes, coll. Res Publica, 2017, 304 pages
1 Fruit d’une rencontre académique « transversale », ayant eu lieu en 2015 à Aix-en-
Provence, La Politique à l’épreuve des émotions réunit plus d’une vingtaine de
contributions et entend affermir l’inscription de la science politique dans l’affective
(emotional) turn, ressentie comme absolument nécessaire. Car, à la différence d’autres
disciplines promptes à s’attacher à l’étude des émotions dans la seconde moitié du
XXe siècle (dans son « Introduction générale », Alain Faure évoque la philosophie, le
design, la psychanalyse, la sociologie, voire l’économie et la géographie), la science
politique resta longtemps réticente aux découvertes de la philosophie, de la
psychanalyse et de la linguistique qu’elle ne sut véritablement mettre à profit pour sa
propre cause.
2 Au-delà des défis conceptuel (foisonnement et dispersion) et méthodologique (le
caractère insaisissable de l’objet), il y a pour les auteurs l’ambition de trouver un
langage commun et d’établir un cadre de discussion. À cet égard, « une boîte de
dialogue » qui pourrait fonctionner sur le principe d’un triptyque, à l’instar de celui
proposé pour l’action publique par Hugh Heclo en 1994 (le « i » des institutions, des
intérêts et des idées), fut trouvée : le triple « e » (État, espace, éros) qu’Alain Faure
détaille (pp. 20-22) et au miroir duquel il interprète de manière surplombante les
contenus des chapitres de ce livre.
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406
3 La première des trois grandes parties de cet ouvrage extrêmement bien soigné et
harmonieusement structuré, « Les émotions au prisme du politique », se décline en
deux sections. La première – « Émotion et politique de l’événement » – regroupe quatre
chapitres fort différents dans leurs thématiques, mais qui mettent en lumière des
situations où l’émotion déboucha sur la politisation, en passant par la sensibilisation.
Véronique Dassié (pp. 31-42) montre les effets sur le parc du château de Versailles des
deux tornades qui ont sévi en France en décembre 1999 et ont « enclenché une réaction
conservatoire, processus classique des patrimonialisations publiques observées depuis
la révolution française » (p. 34). Consuelo Biskupovic (pp. 43-52) présente les résultats
d’une enquête menée à Santiago de Chili sur « l’expérience politique d’une association
citoyenne » (Réseau de défense de la précordillère) dont le but est de protéger El Panul,
« la dernière forêt primaire de la précordillère (piémont andin) », un espace, précise
l’auteur dans une note, « plutôt invisible dans le champ institutionnel, surtout en ce qui
concerne la gestion de ce territoire par l’État » (p. 43). Gérôme Truc (pp. 53-64), dans
son très intéressant papier relevant de l’anthropologie comme de la sociologie morale
et politique, s’appuie sur les messages adressés aux victimes des attentats qui ont eu
lieu à Paris en 2015 pour interroger les façons de « dire son émotion » en de telles
circonstances graves et exceptionnelles. Selon que les messages sont signés
individuellement ou collectivement, ils montrent, selon l’auteur, que leurs porteurs
pouvaient être mus par une « commune appartenance » ou une « commune humanité »,
mais aussi par une « commune singularité » (p. 63). Coline Salaris (pp. 65-76) analyse
« les émotions en partage dans les associations de victimes du Distilbène » (titre du
chapitre qu’elle signe), démarche s’apparentant à « la sociologie de l’action collective »,
mais aussi à une « sociologie de la construction des groupes mobilisés » (p. 65).
4 Les quatre chapitres suivants, réunis dans la section « Politiser la cause », déploient une
tout aussi large panoplie de situations et ils alertent sur la nécessité « de prendre au
sérieux la construction sensible des problèmes publics » (p. 28), comme il est écrit dans
l’introduction de cette première partie du livre. Christophe Traïni (pp. 77-88), dans un
travail qui est une prolongation d’une recherche sur les promoteurs de la cause
animale depuis le XIXe siècle, s’attache à explorer la question de ces pratiques
politiques moins conventionnelles – et la protection animale en est une – qui, par
certains aspects, tentent dernièrement de se rapprocher de la plus orthodoxe des
pratiques politiques. Dans un article qui retrace l’histoire du projet d’érection du
Mémorial de l’abolition de l’esclavage, qui fut inauguré en 2012 à Nantes, et de sa
réception par le public et les divers responsables, Renaud Hourcade (pp. 89-98)
s’intéresse à la façon dont les mémoriaux, en plus de valider l’existence symbolique des
victimes, deviennent « des espaces de contestation, de détournements ou de contre-
mémoire visant à leur faire porter d’autres discours, appuyés sur d’autres émotions »
(p. 90). Jordi Gomez (pp. 99-106) étudie « l’émotion comme ressource identitaire »
(titre du 7e chapitre de l’ouvrage recensé ici), en s’appuyant sur l’analyse de l’éveil du
sentiment d’appartenance à la « communauté catalane transfrontalière » chez les élus
des Pyrénées-Orientales, conséquence du fait que, dès les années 1990, on a vu
s’associer à l’identité catalane une « identité gratifiante » (p. 105), « valorisante »
(p. 106), sur fond, notamment, de croissance économique et de rayonnement européen
de Barcelone. Dernier chapitre de cette première partie du livre, « Les sensibilités des
quartiers sensibles », dû à Jean-Yves Trépos (pp. 107-123), est une étude de cas fondée
sur une enquête de terrain qui s’intéresse à la mobilisation des émotions et à leur
politisation.
Questions de communication, 33 | 2018
407
5 Intitulée, en symétrie avec la première partie, « La politique au risque des émotions »,
la deuxième partie est elle aussi constituée de deux ensembles de textes
(« Reconsidérer la politique » et « Ressource manifeste, variable limitée »), à travers
lesquels l’émotion apparaît (en politique) comme un potentiel à risque, « inassimilable
à d’autres catégories d’analyse » (p. 121). Et les responsables de l’ouvrage de distinguer
« quatre façons de penser l’émotion en regard de la politisation » : « la dépendante », « la
subsidiaire », « la médiatrice » et la… « nouvelle clef » (pp. 121-122) – les deux premières
encore quelque peu traditionnelles, les deux autres carrément révolutionnaires.
6 Florence Delmotte, Heidi Mercenier et Virginie Van Ingelgom (pp. 125-140), dans leur
contribution intitulée « Appartenance et indifférence à l’Europe : quand les jeunes s’en
mêlent (ou pas) », présentent en contexte les résultats d’une recherche
microsociologique « portant sur l’acceptation sociale de l’UE comme espace de
régulation » (p. 126). Issue de plusieurs entretiens avec des groupes de jeunes habitant
différents quartiers bruxellois, leur recherche confirme et approfondit une perspective
qui prévaut depuis la fin des années 1990 dans les études européennes, selon laquelle
les performances économiques ne sont plus seules à même de créer un engouement
pro-européen en l’absence d’un sentiment partagé d’appartenance. Christian Le Bart
(pp. 141-150), mêlant approche de science politique et démarche socio-historique et
s’appuyant sur l’analyse d’ouvrages écrits par des professionnels de la politique (de De
Gaulle à Ségolène Royal et Christine Boutin, en passant par beaucoup d’autres),
démontre comment les « émotions exemplaires ayant pour caractéristiques d’être
collectives et mobilisatrices » (p. 141) laissent depuis plusieurs années la place à des
émotions singulières, individuelles, d’où ne manquent pas les aveux de faiblesse.
S’ensuivent, dans une parfaite continuité, la contribution de Clément Arambourou
(pp. 151-158) – consacrée aux rapports entre « émotions, genre et définition du métier
politique », à travers notamment l’analyse d’ouvrages de deux politiques aux profils
comparables, Michèle Alliot-Marie et Alain Juppé – et celle de Carole Bachelot
(pp. 159-172), dédiée à l’expression des émotions « au sommet des partis », prenant
comme cas d’étude le Parti socialiste.
7 Le second ensemble de cette partie s’ouvre sur le papier de Maurice Olive (pp. 173-182)
portant sur l’amour des maires pour leur commune, qui peut devenir une authentique
ressource politique, suivi de celui de Laurent Godmer (pp. 183-190), consacré aux
émotions dans une campagne électorale locale. On lit ensuite la contribution de Rudy
Bessard (pp. 191-198) qui analyse le leadership et les ressources émotionnelles tels
qu’illustrés par un politique aussi expérimenté que le Tahitien Gaston Flosse. Juliette
Fontaine (pp. 199-208) décrypte le « phénomène d’obéissance collective et de
désobéissances individuelles » (p. 199) durant la Résistance, à travers l’analyse des
émotions ressenties par les instituteurs, saisies ici avec les outils de la sociologie des
émotions. Enfin mais non en dernier lieu, Thibault Jeandemange (pp. 209-220)
s’intéresse aux « caractéristiques de la musique dans la communication politique et
plus spécifiquement dans le marketing politique », en s’appuyant sur l’analyse des clips
ayant circulé durant les campagnes électorales pour les présidentielles françaises de
1981 à 2012.
8 Toute théorique et synthétique, la troisième partie clôt en beauté cet ouvrage collectif
de haute ambition grâce aux contributions de six grands spécialistes de la question,
tous également soucieux d’ouvrir des brèches et de créer des ponts et des carrefours
entre disciplines.
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9 D’abord, le texte de Philippe Braud (pp. 221-231) rappelle opportunément combien, au
lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l’appel au registre émotionnel pouvait
rebuter dans les discours politiques, en réponse à l’excès de démagogie et à la
manipulation émotionnelle qui avaient prévalu auparavant. Mais force est de constater
que l’émotionnel regagne désormais du terrain dans les discours politiques, devenant
même de nos jours omniprésent (p. 222). Partant de ce constat, la suite de ce chapitre
évoque « ce qui se joue dans la simple construction d’une relation d’interlocution »
(ibid.), comment les acteurs politiques font appel aux émotions collectives (par
l’activation de la peur ou de l’espoir, ou encore de la colère et de l’indignation) ou
mettent en avant des sentiments personnels (les leurs ou ceux qu’ils prêtent aux
citoyens), à une époque où on assiste au « triomphe de l’individuation » (p. 230), sur
fond de déclin des grands récits idéologiques et où la communication est de moins en
moins filtrée et de plus en plus immédiatement réactive sur les différents réseaux
sociaux.
10 Crystal Cordell (pp. 231-240) disserte sur la construction genrée des affects politiques ;
Jean-Louis Marie et Yves Schemeil (pp. 241-250) attirent l’attention du lecteur sur les
outils encore plutôt rudimentaires qu’utilisent les politistes pour leurs analyses
psychologiques et sur la nécessité d’une réelle coopération entre politistes et
psychologues ; Sophie Wahnich (pp. 251-260) conclut un article convaincant sur l’idée
que « la question des émotions n’est pas une question thématique en sciences humaines
et sociales, mais bien une question épistémologique et politique », puisque « les foules
démocratiques ne peuvent relever de la seule vie neuronale que l’on cherche
effectivement aujourd’hui à programmer ou à activer dans des stratégies de choc »
(p. 260). Enfin, Marc Abélès (pp. 261-268) fait état de ses analyses de la mort et de
l’échec en politique lui ayant permis de voir comment « la négativité travaille en
profondeur et donne une consistance particulière à des pratiques trop souvent
thématisées en référence à l’exercice de la décision, du gouvernement » (p. 263).
11 Emmanuel Négrier (pp. 269-278), signataire de la « Conclusion générale » qui précède la
riche liste bibliographique de l’ouvrage, évoque les émotions du chercheur lui-même, et
les dilemmes auxquels ce dernier peut se voir confronter dans son travail sur les
rapports entre émotion et politique (il en distingue quatre : temporalité, socialité,
rationalité et réalité). Dans cette même synthèse, il est aussi fait mention, non sans une
certaine forme d’inquiétude, de l’importance prise, dans les études évoquées, par le
« terrain empirique » (p. 277), situation toutefois assumée dès l’« Introduction
générale », où le lecteur est averti quant à la nécessité de « se faire violence par rapport
à un certain entre soi académique » (p. 19) en admettant l’apport essentiel de l’empirie
dans la recherche. Et pourtant, paradoxalement ou non, une certaine résistance de la
part du lecteur face au foisonnement et à la dispersion terminologique dont fait montre
cet ouvrage – Sophie Wahnich évoque, d’ailleurs, en citant Alain Corbin le « vertige des
foisonnements » (p. 251) – n’est pas à exclure, en dépit de l’obsession conceptuelle
systématisante qui aura présidé à l’initiative de ses coordinateurs. Mais, la plupart du
temps la lecture reste réconfortante, source d’émotions positives face à un réel aussi
complexe, à tant de situations où la politique se trouva et se trouve fortement éprouvée
par les émotions.
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AUTEURS
GINA PUICĂ
Interlitteras, Université Ștefan cel Mare, RO-720229
gina.puica[at]litere.usv.ro
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Gamba FIORENZA, Mémoire etimmortalité aux temps du numériqueParis, Éd. L’Harmattan, coll. Logiques sociales, 2016, 268 pages
Katharina Niemeyer
RÉFÉRENCE
Gamba FIORENZA, Mémoire et immortalité aux temps du numérique, Paris, Éd. L’Harmattan,
coll. Logiques sociales, 2016, 268 pages
1 Dans son ouvrage Mémoire et immortalité aux temps du numérique, Gamba Fiorenza
propose à ses lectrices et lecteurs une excellente introduction aux questions qui
émergent ou peuvent émerger en lien avec la mort et le numérique tout en proposant
une interrogation sur la place du rituel dans ce contexte.
2 L’ouvrage se divise en trois parties et neuf chapitres qui sont délimités et dont la
lecture se fait facilement grâce à un style d’écriture épuré et clair. Il y a parfois des
redondances qui peuvent peut-être s’expliquer par la volonté de vouloir laisser le choix
aux lecteurs de consulter les chapitres à la carte. Les chapitres, univers bien
synthétiques en soi, permettent un accès aux différentes problématiques amorcées : le
chapitre 1 (pp. 27-48) s’intéresse de façon générale aux rituels funéraires
contemporains, aux multiples rituels, tout en revenant sur la thanatologie. Le
chapitre 2 (pp. 49-70) s’appuie sur ce premier chapitre et introduit la variable des
transformations numériques et il revient aussi sur les premiers sites web consacrés à la
mort. Le chapitre 3 (pp. 71-100) se concentre davantage sur la communication et les
rituels funéraires. Ici l’auteure parle notamment de la question de l’expression des
émotions en ligne sur des plateformes telles que Youtube et Twitter. La deuxième
partie de l’ouvrage se divise également en trois chapitres et discute la question de
l’espace des rituels en contexte numérique (chapitre 4, pp. 103-122), revient sur les
mémoires rituelles (chapitre 5, pp. 123-144) et les espaces hybridés (chapitre 6,
pp. 145-164) qui présentent en quelque sorte l’apothéose de la rencontre entre une
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matérialisation plutôt classique (cimetière physique) et son prolongement numérique.
L’anthropologie de l’immortalité est au cœur de la troisième partie de l’ouvrage, qui se
concentre sur les fondements anthropologiques de la quête de l’immortalité et les
rapports à la fiction (chapitre 7, pp. 167-188). Cette démarche permet à l’auteure de
s’intéresser ensuite à la question des identités numériques (chapitre 8, pp. 189-214) et à
celle du « devenir immortel » (chapitre 9, pp. 215-234). Gamba Fiorenza conclut par
glossaire d’une dizaine de pages qui reprend les concepts clés de son ouvrage : la
personnalisation, la mémoire et le deuil, l’élargissement, l’identité, l’immortalité et le
corps, l’hybridation et la superficialité (à ne pas confondre avec la simplicité).
3 Dans les 140 premières pages, l’auteure argumente de façon convaincante que les
formes de commémoration et de mises en mémoire en ligne peuvent être considérées
comme étant des rituels (funéraires) qui n’ont pas nécessairement trait au religieux. À
l’appui d’une littérature riche et trilingue (principalement francophone et anglophone,
mais aussi italophone) issue de différentes approches des sciences humaines et sociales
(anthropologie, communication, philosophie et sociologie), Gamba Fiorenza discute les
enchevêtrements et différences qui paraissent entre les pratiques (funéraires) rituelles
formalisées et les pratiques rituelles informelles. L’auteure introduit rapidement la
place de la communication dans ses réflexions en explicitant de façon claire et précise
les différentes formes ou manifestations du deuil exprimées en ligne, leurs historicités
et généalogies (elle revient sur l’importance des jeux vidéo et sur les premiers
cimetières virtuels) et la tension qui s’installe entre souvenir et oubli ainsi qu’entre
privé et public, mémoire individuelle et celle de groupe. Les exemples sont variés et
riches, environ 76 sites web mentionnés et/ou analysés (voir la bibliographie,
pp. 263-264). Les réflexions de l’auteure sur ces sites web permettent de situer
parfaitement la problématique de la mort et du deuil au temps du numérique sur une
échelle anthropologique presque « universelle » : l’expression de la tristesse, de la
colère apparaissant avec la disparition d’un être cher et cela sans considération de la
religion ou d’une culture spécifique. Ainsi Gamba Fiorenza montre-t-elle les différences
entre les pratiques rituelles informelles selon le Japon et les États-Unis, par exemple,
tout en démontrant leurs points communs. L’auteure insiste également sur l’idée que
l’internet n’instaure pas une rupture dans ces pratiques, mais que le numérique et les
nouvelles technologies permettent de prolonger la quête de personnalisation qui était
préexistante auparavant. Elle montre aussi très bien les liens qui se tissent entre les
pratiques habituelles ou plus « anciennes » et celles qui sont possibles aujourd’hui : en
passant par les fameux R.I.P sur Twitter et Facebook et les cimetières en ligne, l’auteure
donne un panorama riche et fascinant des possibles. C’est peut-être ici que se nichent
les quelques faiblesses de son travail.
4 Dans quasiment tous les chapitres, Gamba Fiorenza insiste sur la question de la
personnalisation qui s’insinue dans les nouvelles formes de commémoration de la
mémoire des défunts ou dans les données individuelles stockées. Les résultats de ses
recherches s’appuient sur une cinquantaine de sites web analysés. Il est très dommage
d’ailleurs que les détails analytiques de cette personnalisation ne soient pas
développés. En quoi consiste exactement cette personnalisation, où se localise-t-elle
dans les données analysées, comment s’exprime-t-elle ? Certes, l’auteure fait mention
de l’usage de photographies numérisées et de montage vidéo sur Youtube ou encore de
la configuration narrative de certains sites web, mais les exemples demeurent
éclectiques.
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5 Avec une telle force d’écriture et un cadre théorique convaincant et bien argumenté, il
aurait été souhaitable d’en savoir davantage sur le protocole de recherche, la
méthodologie (ethnographie en ligne ?) et les critères d’analyse. En lisant l’ouvrage, on
attend avec impatience d’en savoir plus ou de lire ici ou là des études de cas réalisées
par Gamba Fiorenza : une observation plus pointue d’un ou de deux sites web choisis,
par exemple. La vue d’ensemble qu’elle propose sur les sites web existants, sa
proposition de typologies concernant les différentes façons de communiquer sur la
mort de proches ou de « people » (Youtube, pages Facebook, Twitter) est passionnante,
mais l’auteure ne nous conduit malheureusement pas en profondeur vers un ou deux
terrains spécifiques.
6 Il n’était peut-être pas possible de reproduire des images ou captures d’écran, mais
pour les lectrices et lecteurs qui ne connaissent pas forcément l’univers en question, il
est difficile de se représenter certaines pratiques, comme celles que Gamba Fiorenza
explicite si bien dans le chapitre 6 sur les espaces hybridés (à partir de la page 145). À
partir de là, l’ouvrage commence véritablement à prendre la forme annoncée dans le
titre, c’est-à-dire à présenter les étapes qui mènent à la question de l’immortalité.
L’auteure évoque les QR codes gravés sur une plaque qui est ensuite installée sur la
tombe, permettant ainsi aux personnes qui visitent cette dernière de se connecter via
leur téléphone portable aux données du défunt à partir d’une application mobile : « Ce
que les QR codes permettent aux visiteurs c’est l’accès immédiat à des informations qui
généralement ne sont pas indiquées sur la dalle funéraire par manque de place »
(p. 147). Ce chapitre, enchaînant sur la troisième partie (« Anthropologie de
l’immortalité », pp. 165-229) donne envie de poursuivre la recherche sur la question,
ainsi que de mener des entretiens avec des personnes qui utilisent les QR codes, d’en
savoir davantage sur leurs motivations et la potentielle ritualisation de la pratique
hybride. L’immortalité, concept qui paraît dans le titre de l’ouvrage et qui arrive
malheureusement trop tard dans le texte, devient en quelque sorte un mot clé
accrocheur, même si le chapitre qui lui est consacré est stimulant et constitue une
fascinante source de réflexion théorique. Peut-être aurait-il fallu mieux choisir la
notion d’« éternités numériques » (Eneid, ANR : http://eneid.univ-paris3.fr/) qui
propose la rencontre des notions de mémoire et d’immortalité en son nom. Gamba
Fiorenza semble connaître les chercheurs participant à ce programme de recherche ;
sur la question des identités numériques post mortem, elle cite, entre autres, Fanny
Georges, mais il est dommage de ne pas voir discutés dans son ouvrage les récents
articles incontournables issus de ce projet. L’ouvrage de Gamba Fiorenza date de 2016,
certes, mais les publications de 2013 et de 2014 auraient certainement pu contribuer à
une mise en perspective des derniers chapitres dans une dimension
communicationnelle et anthropologique (par exemple, Fanny Georges, 2014, « Identité
post mortem et nouvelles pratiques mémoriales en ligne. L’identité du créateur de la
page mémoriale sur Facebook », pp. 51-66, in : Bonenfant M., Perraton C., dirs, Identité et
multiplicité en ligne, Québec, Presses de l’université du Québec ; ou encore Fanny
Georges, Virginie Julliard, 2014, « Aux frontières de l’identité numérique. Éléments
pour une typologie des identités numériques post mortem », pp. 33-48, in : Saleh I.,
Bouhaï N., Hachour H., dirs, Les Frontières du numérique, Paris, Éd. L’Harmattan).
7 L’ouvrage de Gamba Fiorenza propose donc une introduction passionnante et riche à la
question du lien qu’entretiennent les rituels, le numérique et la mort. Son travail sera
utile pour toutes les personnes qui souhaitent s’initier à la problématique et acquérir
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des connaissances générales sur le sujet. L’ouvrage ouvre des perspectives
intéressantes pour des ethnographies en ligne à venir, pour des recherches
économiques sur « le marché de la mort » numérique, par exemple, mais aussi sur la
question de la protection des données.
AUTEURS
KATHARINA NIEMEYER
École des médias, université du Québec à Montréal, H2L 2C4
niemeyer.katharina[at]uqam.ca
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Patrice FLICHY, Les Nouvelles Frontièresdu travail à l’ère numériqueParis, Éd. Le Seuil, coll. Les Livres du nouveau monde, 2017, 432 pages
Victor Potier
RÉFÉRENCE
Patrice FLICHY, Les Nouvelles Frontières du travail à l’ère numérique, Paris, Éd. Le Seuil, coll.
Les Livres du nouveau monde, 2017, 432 pages
1 Avec Les Nouvelles Frontières du travail à l’ère numérique, Patrice Flichy poursuit ses
travaux engagés sur l’« imaginaire d’Internet » en 2001 (Paris, Éd. La Découverte), et
sur le « sacre de l’amateur » en 2010 (Paris, Éd. Le Seuil). Attention, cette
nominalisation du « numérique » comme un tout abstrait ne doit pas cacher au lecteur
la richesse d’analyse de l’ouvrage : outils de travail et leurs évolutions, plaisir de faire
ou nécessité, perception subjective des expériences vécues, aspects culturels, liens
entre amateurisme et expertise, considérations macroéconomiques ou managériales,
rapports du don à l’activité marchande, compromis social et recommandations aux
pouvoirs publics ; rien n’échappe au girond d’une analyse tout aussi complète que les
méthodologies utilisées (approche sociohistorique, entretiens, analyse statistique).
2 L’objet du livre est celui des « modifications profondes du travail et du salariat »
(p. 19). Après avoir fait le constat d’une précarisation et d’une porosité croissante du
travail (pp. 7-8), Patrice Flichy opte pour une approche consistant à « partir du travail
choisi et réalisé, et non de la forme des contrats de travail » (p. 9). Il identifie la
séparation entre un « travail dedans » (appartenant au monde de l’entreprise et inscrit
dans des rapports marchands) et un « travail dehors » (relevant de la sphère des
loisirs), ainsi que des phénomènes de « recouvrement » de l’un à l’autre (p. 12). Au
cours des quatre parties qui structurent l’ouvrage, Patrice Flichy étudie l’activité
réalisée au contact d’outils et de plateformes entrées dans nos quotidiens (Uber, Etsy,
Airbnb, World of Warcraft, MySpace, blogs, logiciels libres ou non, outils de micro-
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informatique personnelle, etc.) pour défendre sa thèse : les mutations numériques font
qu’« une nouvelle forme de travail apparaît, le travail ouvert », inscrit dans « une
continuité des modes de faire » (p. 14) entre un travail salarié et un « autre travail »
situé dans la sphère privée (ibid.).
3 Dans la première partie, Patrice Flichy travaille à déconstruire le paradigme de
séparation du travail et des loisirs. L’auteur montre que cette séparation est fondée sur
une définition des loisirs comme « anti-travail » (p. 36) et qui agit comme
« compensation » d’un travail émietté (p. 39). Pour l’auteur, tel paradigme fait fleurir
les thèses où « tout est travail » (p. 55), comme celles de la mise au travail du client,
mais dans lesquelles il déplore que le temps libéré y apparaisse comme « phagocyté par
la consommation et le divertissement ». Il ajoute que « ces thèses débouchent
finalement sur une impasse [puisqu’] elles décrivent de façon restreinte le travail du
producteur ou du consommateur ; elles ignorent le travail de construction de sens du
récepteur des médias » (p. 60). Patrice Flichy qualifie ce dualisme comme « impossible à
tenir » (p. 90), et y oppose le paradigme de la « continuité des modes de faire » (p. 63),
forgé par une double approche par la sociologie de l’activité, et de l’identité. La
sociologie de l’activité permet à l’auteur de substituer à l’approche friedmanienne celle
de la continuité et de l’engagement, en définissant l’activité de travail comme
expérience de « coopération harmonieuse entre l’homme et le monde » (p. 65), ainsi
que comme recherche de sens. Conçue comme ajustement à la situation plutôt que
comme reconquête d’autonomie interstitielle, cette activité appelée « travail à côté »
permet de développer une « identité du faire » (p. 77), notamment par l’insertion dans
de nouveaux collectifs et le développement ou la remobilisation de compétences
particulières – en opposition parfois aux « identités individualistes » que le modèle de
gestion par la compétence fait peser aux travailleurs sous forme d’injonctions à
l’entrepreneuriat de soi (p. 81). En terminant cette première partie par l’analyse
statistique de l’enquête « Histoire de Vie » de 2003 réalisée par l’Institut national de la
statistique et des études économiques (Insee), Patrice Flichy montre que les loisirs
s’articulent finement aux activités professionnelles pour servir de support à la
construction « d’une identité “pour soi” » au-delà des identités professionnelles
statutaires (p. 104), malgré les variations de pratiques de loisir observées selon les
catégories socioprofessionnelles (CSP) et les genres. Les individus « bricolent leur
identité pour soi » (p. 106) dans un lien fort entre passion et travail, puisque « l’identité
aux passions peut, en complément de l’identification au travail, favoriser l’importance
au travail » (p. 111). Cette continuité entre les activités de travail, de loisir et la
construction des identités sociales est finalement analysée dans le cas de populations
en marge du travail classique : les chômeurs (p. 113) et les étudiants (p. 118) d’une part,
les femmes au foyer (p. 118) et les retraités (p. 124) d’autre part.
4 La deuxième partie a pour but de replacer ces « zones de débordement » dans une
perspective sociohistorique, quand « les caractéristiques habituelles du travail
s’effacent » alors que cette activité pourtant, située entre travail et loisir, « débouche
sur une réelle production de biens et services » (p. 131). L’auteur procède d’abord à
l’étude de contre-cultures visant à reconquérir la complétude du travail et
l’autoproduction de son cadre de vie. Il couvre une période allant des grandes utopies
artistiques et politiques du XIXe siècle jusqu’aux chantres de l’autoproduction
numérique (les makers), en passant par les communalistes hippies californiens et le
mouvement « Do It Yourself » punk, pour en venir à analyser l’éthique des hackers,
fondée sur l’autonomie du travail et la libre circulation des savoirs (et le maintien
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paradoxal de sa vivacité dans la culture d’entreprise de Facebook, d’Apple ou de Google
[p. 156] !). Ces « utopies du faire » (p. 172) ne se caractérisent pas par une opposition
aux sphères marchandes, mais par leur articulation à elles « en actes », jusqu’aux
constituants contemporains de « culture numérique » (p. 177). Pour le prouver, Patrice
Flichy retrace « une anthropologie du faire avant l’émergence du numérique », par une
mise en perspective sociohistorique de « l’autre travail ordinaire » (p. 179). Il montre la
transformation progressive des loisirs « en une nouvelle forme de travail » (p. 180),
visant pour l’amateur à « braconner le champ des possibles » (p. 188) pour articuler
loisirs et activité professionnelle sur le spectre d’une même activité discontinue, en
requalifiant et en recomposant parfois les ressources sociales, gestuelles et techniques
de la sphère professionnelle (p. 195). Du jardinage au bricolage, le « goût pour l’activité
libre » est toujours encadré par le marché (p. 201) mais ces « arts de faire » sont
présentés comme des « facteurs de réouverture du travail » (p. 211) qui n’ont pas
qu’une valeur unique, entre le plaisir de l’acte de production et la valeur d’usage de ce
qui est produit.
5 Aussi la troisième partie sert-elle à montrer qu’avec le numérique, « un continuum se
fait jour » entre « activités pour soi » et de métier, qui « transcende la coupure » entre
« amateurs et professionnels » (p. 223). Outils et pratiques numériques s’inscrivent
dans une « culture commune » et « partagée » qui favorise la circulation des
compétences (p. 221) entre sphère personnelle et professionnelle. En émerge un
contexte où « deux logiques contradictoires » s’opposent (p. 243) ; entre foisonnement
d’applications « bricolées » dans cet entre-deux et volonté de nombre d’entreprises de
centraliser et de normaliser ce bouillonnement d’innovations (p. 225). D’un côté, une
(auto)production collaborative est montrée comme facteur de démocratisation de
l’internet (p. 229) ; d’un autre côté, « l’autre face » de l’informatique voit augmenter le
contrôle par l’encadrement de l’activité et la standardisation des procédures (p. 233). Le
chapitre 7 (pp. 247-282) est particulièrement remarquable pour son analyse de
39 entretiens semi-directifs qui, enfin, donnent corps à de « multiples itinéraires
d’activité [qui] tracent des voies diverses au sein de la nouvelle carte du travail
numérique » (p. 280) : chauffeurs pour Uber, hôteliers improvisés sur AirBnb, artisan
semi-professionnelle sur Esty, hackers de données GPS pour la randonnée ou le
parapente sportif, etc. L’auteur esquisse une « anthropologie du faire » (p. 248) dans un
espace de pratiques allant de la séparation des carrières de travail et de loisir à leur
unification, avec pour but à chaque arbitrage de se « forger une identité spécifique »
(p. 268). Au chapitre suivant, Patrice Flichy étudie cette nouvelle figure des
« travailleurs d’ailleurs » (p. 283), situés « en dehors du monde classique de
l’entreprise ». Leur travail est « complet » et « choisi » (p. 286) ; ils « refusent le plus
souvent la division du travail », et s’inscrivent en droite ligne des utopies makers par un
« mode d’acquisition original [des compétences], axé sur l’ouverture des boîtes noires
techniques et sur la recherche des multiples ressources en ligne » (p. 289). Ils se
construisent une seconde carrière, au sens de Howard Becker, valorisant tant leur
production que leur identité (p. 298) dans la construction de leur réputation en ligne
(p. 301). Enfin, cette partie se clôt sur la place du don dans la culture et le travail
numérique, et son rapport à l’acte marchand. Les travailleurs d’à côté sont montrés pris
« dans un double jeu » entre distance marchande et proximité amicale (p. 319), donnant
lieu à un calcul de la valeur du travail situé entre rationalité marchande instrumentale
et plaisir éprouver à réaliser ou à donner, créant une « dissonance » entre l’« intérêt à »
Questions de communication, 33 | 2018
417
et l’« intérêt pour » (p. 327) ne conduisant pas, pour autant, à une hybridation du
marchand et du non marchand, maintenu bien distincts en actes (p. 340).
6 La quatrième et dernière partie analyse la façon dont évoluent espaces, pratiques et
représentations du travail « avec le numérique », car les outils numériques sont à
double tranchant. D’une part, les plateformes marchandes sont des instruments
d’autonomisation et de « démocratisation de l’échange » (p. 350) des produits et des
avis de tous – « démocratisation-participation » – sur tout – « démocratisation-
participation » – (p. 354). D’autre part, les algorithmes favorisent les acteurs les mieux
lotis en réputation et agissent comme des « dispositifs de cadrage » du marché (p. 357).
Patrice Flichy remarque finalement « qu’il est difficile de mesurer le nouvel espace
occupé par le travail ouvert », bien que la convergence de facteurs culturels et
générationnels suppose qu’on assiste « à une mutation qui pourrait être plus profonde
que celle signalée par les données de l’emploi » (p. 382). Elle fait apparaître deux types
de nouveaux travailleurs : les « intégrés » et les « désaffiliés ». Les premiers sont décrits
comme des « amateurs heureux », qui « ne s’inscrivent pas dans le rapport social qui
qualifie le salariat » (p. 373), mais dans une autre forme de rapport social. Au contraire,
les seconds exercent un travail « n’ayant aucune valeur en soi », ils doivent « vendre
leur force de travail dans des conditions défavorables » (ibid.). En dépeignant les
conditions précaires de « travailleurs du clic » (p. 376), Patrice Flichy dessine les
contours d’un nouveau prolétariat, constitués de travailleurs « désocialisés » dont la
réalité est soumise aux lois des plateformes marchandes : « C’est surtout la plus-value
capitaliste qu’il faut interroger » (p. 392). La tonalité marxisante de cette fin d’ouvrage
n’achoppe pas sur une seule posture intellectuelle, puisque l’auteur formule plusieurs
recommandations aux pouvoirs publics (p. 402) : la création d’un « compte social
personnel » (p. 403) prenant en compte les activités annexes dans un compromis social
renouvelé, recourir plus largement à la validation des acquis de l’expérience (VAE)
pour « articuler une compétence constituée de façon autodidacte à d’autres régimes de
compétences » (p. 404) et des dispositifs de régulation des algorithmes destinés à
« s’assurer de leur sincérité », non plus pour « se libérer du travail, mais [pour] libérer
le travail » (p. 405).
7 Quelques prolongements peuvent alors poursuivre la lecture de cet ouvrage. Le premier
se rapporte au thème de la « nouveauté », présent dès le titre de l’ouvrage (« nouvelles
frontières », « nouvelle activité », « nouveaux modes de faire », « rapport différent au
travail », etc.). Mais la continuité entre les modes de faire, la porosité des frontières
entre privé et professionnel, traduit tout de même un engagement dans le travail qui
reste le même ; pourquoi donc alors conserver jusqu’au bout la suggestion d’une
rupture globale dans la reconfiguration du travail par le numérique ? Le numérique
remodèle-t-il le travail comme rapport social unifié par le droit et le marché… ou bien
prolonge-t-il, massifie-t-il peut-être, de classiques arbitrages déjà effectués avant
l’arrivée de ces outils ? Par exemple, les dispositions au travail d’à côté en fonction de
l’appartenance sociale sont assez peu discutées, bien qu’il soit montré des articulations
des loisirs au travail différentes selon les CSP (chapitre 3, pp. 93-128), ou des modes de
mobilisation de compétences socialement situées (chapitre 7, p. 282). Peut-être les
travailleurs ne sont-ils pas tous égaux face à un numérique massifiant des inégalités de
genre, de classe ou de générations connues par ailleurs ; auquel cas, la réactualisation
d’une analyse sociologique par la sociologie de l’activité choisie par Patrice Flichy
paraîtra véritablement novatrice pour affiner l’analyse de ces inégalités. Par ailleurs, à
l’heure où se multiplient « serious games » et dispositifs managériaux ludistes, l’analyse
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de la « relation ludique qui se construit au travail » par le numérique (p. 220) et des
rapports du jeu au travail (p. 65) auraient pu venir soutenir une réflexion plus large sur
la reconfiguration des frontières culturelles du travail, situant les représentations de
l’activité au cœur de porosités entre utilité et inutilité, ou entre plaisir et peine. Enfin,
Patrice Flichy reste peu critique sur les phénomènes de réputation ou d’encadrement
de l’activité sur les plateformes marchandes (p. 354), notamment vis-à-vis d’analyses
récentes sur les algorithmes et leurs articulations aux pratiques humaines (Dominique
Cardon, À quoi rêvent les algorithmes. Nos vies à l’heure des big data, Paris, Éd. Le Seuil,
2015). Ce faisant, le sociologue livre un ouvrage riche et stimulant, ouvrant bien plus la
réflexion qu’il ne la ferme, et résolument ancré au cœur des problématiques
sociotechniques sur le travail.
AUTEURS
VICTOR POTIER
Certop, université Toulouse 2 Jean Jaurès, F-31000
victor.potier[at]univ-tlse2.fr
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Sylvie FREYERMUTH, Jean-François P. BONNOT, De l’Ancien Régime à quelquesjours tranquilles de la Grande Guerre.Histoire sociale de la frontièreBruxelles, P. Lang, coll. Comparatisme et société, 2017, 474 pages
Stéphanie Bertrand
RÉFÉRENCE
Sylvie FREYERMUTH, Jean-François P. BONNOT, De l’Ancien Régime à quelques jours tranquilles
de la Grande Guerre. Histoire sociale de la frontière, Bruxelles, P. Lang, coll. Comparatisme et
société, 2017, 474 pages
1 Après Des personnages et des hommes dans la ville. Géographies littéraires et sociales (Berne,
P. Lang, 2014), poursuivant leurs investigations relatives à une « histoire d’en bas »
(p. 24), Sylvie Freyermuth et Jean-François P. Bonnot s’intéressent cette fois, en suivant
sur près de deux siècles les descendants de Jean Ferréol sur les terres du Haut-Doubs, à
la manière dont se construit et se transmet un « écotype », celui de la frontière. À une
époque où les travaux consacrés à la frontière, et plus largement à la construction de
l’identité, à sa caractérisation comme à ses supposés attributs, se multiplient dans
plusieurs disciplines (sociologie, anthropologie, littérature, pour n’en citer que
quelques-unes), l’étude pluridisciplinaire proposée ici a le mérite de s’intéresser à un
objet souvent dédaigné : non pas tant « les humbles » que les représentants d’une
« classe moyenne », pour utiliser une expression quelque peu anachronique, c’est-à-
dire une catégorie sociale intermédiaire et souvent invisible. Le choix d’une destinée
ordinaire, s’il obéit a priori en partie à des raisons familiales, se trouve surtout justifié
par la manière dont celle-ci permet de reconstruire « l’arrière-plan » (p. 144) d’une
histoire. De ce point de vue, l’un des grands mérites de l’ouvrage est de mettre en
évidence la manière dont ces êtres déjouent toute tentative de catégorisation univoque
Questions de communication, 33 | 2018
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ou définitive – invitation à la prudence particulièrement bienvenue à une époque où les
étiquettes ou catégories sont toujours promptement distribuées. Examinant
successivement les différentes dimensions constitutives d’une vie, les auteurs
soulignent en effet la manière dont le comportement aussi bien que les valeurs et
l’imaginaire de ces habitants du Haut-Doubs se définissent d’abord par le sens de la
nuance, comme un écho à cette région frontalière, finalement perçue comme
intermédiaire : ni indifférence pour l’actualité politique ni dramatisation, ni éloge
effréné du labeur, ni goût inavouable pour les distractions, ni renfermement sur un
entre-soi ni nomadisme systématique, etc. Et c’est bien cette souplesse, à laquelle fait
écho l’aptitude des critiques à naviguer d’une discipline à l’autre, qui permet à cette
« biographie sociale » d’enrichir la connaissance d’une époque aussi bien que celle de
ses mentalités, conformément à la position de Carlo Ginzburg, dont se réclament
d’ailleurs les auteurs.
2 Très factuelle, la première partie de l’ouvrage plante le décor en proposant une
généalogie sociale et géographique de Jean Ferréol et de ses descendants. Inscrit dans
un paysage, dans une région puis dans une famille, le destin de Jean Ferréol acquiert
une valeur « romanesque » (p. 71 et sqq) autant qu’historique : « Insoumis, forçat et
lieutenant des douanes » (p. 71), il apparaît, au fil des témoignages et des récits, qui
confinent parfois au mythe, comme un ancêtre aussi atypique que profondément
représentatif. Cette ambivalence constitue le véritable fil rouge de cette première
partie : loin de toute généralisation excessive, comme de tout stéréotype, les
biographies reconstituées et narrativisées de ces quelques habitants du Doubs entre la
fin du XVIIIe siècle et le début du XXe siècle, en particulier celle du caporal
télégraphiste Henri Chabos, Poilu d’Orient, permettent ainsi de saisir, derrière
d’intéressantes destinées individuelles, les effets d’un écotype, c’est-à-dire « une
constellation d’événements sociaux et environnementaux qui, dans certains cas,
génèrent [un certain] comportement » (p. 418). De ce point de vue, le choix d’une
région située « à la frontière », plusieurs fois éprouvée par les tumultes de l’histoire,
contribue à mettre en évidence la force de certains tropismes, tels, ici, les dangers de
l’échange et la valeur de la solidarité.
3 Presque exclusivement consacrée au début du XXe siècle et à la période de la « Grande
guerre », la seconde partie surprend par le décalage tant d’objet que de méthode : à la
minutieuse généalogie succèdent ainsi, dans le premier chapitre de cette partie, des
études stylistiques (relatives, par exemple, aux emplois des expressions figées « Grande
Guerre » et « guerre maudite », ou encore du terme « boche »), mais aussi des analyses
relevant de la sociologie de la littérature, sur les difficiles conditions d’écriture et
d’édition en ce début de XXe siècle. En fait, cette contextualisation permet de mettre en
perspective la vie et la pratique d’écriture, essentiellement épistolaire, d’Henri Chabos.
Comme dans la partie précédente, il ne s’agit pas tant, ici, de dégager de larges
conclusions que de mettre en évidence les ressorts d’un « habitus de modestie »
(p. 325), lequel passe par un mode de vie, sinon traditionnel (mariage homogame), du
moins « ordinaire » (p. 337). De ce point de vue, c’est peut-être la pratique d’écriture de
ce Poilu qui retient l’attention : aujourd’hui, alors que les publications des lettres de
Poilus se multiplient, et que l’intérêt historique, voire littéraire de ces missives est
devenu évident, la correspondance d’Henri Chabos, dont ne demeurent presque que des
cartes postales, offre un contre-point aussi intéressant que bienvenu. Loin des drames
et des récits tragiques que réservent d’ordinaire ces missives quotidiennes, sa
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correspondance se présente au contraire comme le témoignage d’une vie, y compris
amoureuse, construite à distance de l’autre, comme de l’événement historique. C’est ce
regard, dépourvu de fatalisme comme de naïveté, empreint d’un « raisonnable
optimisme » (p. 335), qui redonne à ces « scènes de la vie de province » leur juste ton et
intérêt.
4 De fait, comme l’annonçait le sous-titre du volume, l’ambition des auteurs, en dépit de
l’apparente modestie du sujet, excède la biographie, pour tendre vers une « histoire
sociale », et même plus largement, une histoire culturelle et histoire des idées. Sylvie
Freyermuth et Jean-François P. Bonnot parviennent ainsi à mettre en évidence la
manière dont des trajectoires individuelles sans éclat construisent le tissu social d’une
région, fondent son identité, au moins sur le plan de l’imaginaire. La capacité à
naviguer entre les échelles, de la destinée individuelle à celle du pays, en passant par
celle, décisive, d’une région frontalière, permet de reconstruire une histoire oubliée des
mentalités. Si l’on aurait parfois souhaité profiter d’interprétations plus approfondies,
notamment eu égard aux nombreuses citations de la correspondance entre Henri
Chabos et sa future épouse, dont certaines sont simplement juxtaposées, reste que le
parti pris choisi, que l’on peut qualifier d’essentiellement documentaire, se trouve
justifié par la nature des sources et le statut du protagoniste – Henri Chabos n’étant, on
le rappelle, ni un lettré ni un écrivain. Cette approche assure in fine à ce travail
historique et informé (on retrouve dans ce volume les qualités scientifiques du
précédent : approche pluridisciplinaire solide et riche bibliographie) une lecture quasi
romanesque.
AUTEURS
STÉPHANIE BERTRAND
Écritures, université de Lorraine, F-57000
stephanie.bertrand[at]univ-lorraine.fr
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Aurélia LAMY, Dominique CARRÉ, dirs,Temps, temporalité(s) et dispositifs demédiationParis, Éd. L’Harmattan, coll. Communication et médias, 2017, 166 pages
Émilie Kohlmann
RÉFÉRENCE
Aurélia LAMY, Dominique CARRÉ, dirs, Temps, temporalité(s) et dispositifs de médiation, Paris,
Éd. L’Harmattan, coll. Communication et médias, 2017, 166 pages
1 Cet ouvrage collectif est issu du XXe congrès de la société française des sciences de
l’information et de la communication (SFSIC) de juin 2016 sur le temps, les temporalités
et les sciences de l’information et de la communication (SIC) qui s’est déroulé à
l’université de Lorraine (Metz). Accompagné de trois autres volumes publiés suite au
congrès, ce premier recueil de travaux s’interroge sur l’écart entre temps et
temporalités des dispositifs de médiation et temps et temporalités du social. Les
contributions s’attachent alors à observer les pratiques qui se développent en lien avec
les « nouveaux dispositifs sociotechniques de médiation » (p. 8) autour de deux axes
principaux : stratégies et représentations. Le postulat sous-jacent à l’ensemble étant
que l’arrivée de nouveaux dispositifs sociotechniques entraîne un renouvellement de
l’agir et des pratiques individuelles et sociales.
2 En introduction (pp. 11-19), les responsables scientifiques de la publication, Aurélia
Lamy et Dominique Carré, reviennent sur la notion de médiation et sur son usage
flottant entre « notion prédéfinie », « concept opérant » et terme « allant de soi » à
force d’être investi dans les différentes sphères de la vie sociale (p. 11). En reprenant la
définition de Jean Davallon dans Médiation & information (« La médiation : la
communication en procès ? », 19, 2003, pp. 37-59), ils l’envisagent comme un élément
tiers avec un impact sur l’environnement. Selon eux, la médiation sociale et technique
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est rattachée à la notion de dispositif d’après Michel Foucault qui fait de celle-ci autre
chose qu’un simple appareillage technique, mais un assemblage de différentes strates
de discours, d’institutions, de règles, de sens, etc. (p. 12). Autre particularité, la notion
de médiation est appréhendée dans les différentes recherches regroupées dans ce
volume, « à partir d’une perception de ses usagers, du “public concerné”, d’une
“communauté imaginée” » (ibid.). Les articles sont ainsi regroupés en deux parties : une
première qui observe la mise en place de stratégies pour domestiquer les différentes
temporalités de l’information et des médias ; une seconde qui analyse et met en
évidence les représentations et les formes de pratiques sociales qui façonnent le temps.
3 Malgré cette entrée en matière par le concept de « médiation », on constate rapidement
que celui-ci ne sera pas nécessairement central, ni toujours bien défini, se voyant
remplacé parfois rapidement par l’observation de processus de médiatisation, de
médias, de medium, etc. Le premier article, celui de Benoit Lafon (pp. 23-37), donne le
ton en ouvrant sur « un objet d’étude impliquant nécessairement une réflexion
temporelle : les médias » (p. 24) et en ne faisant aucune mention à la « médiation ». À
travers l’exemple de travaux conduits sur la télévision, il cherche à montrer l’impact
des échelles temporelles (temps long et temps court) et spatiales (macro et micro) dans
la méthodologie et la construction de l’objet de recherche. Il aboutit ainsi à une
proposition de typologie qui vise à rendre « pensables » (p. 34) les espaces de
communication. Ces quatre ETM (espaces-temps médiatiques) proposés aux chercheurs
en SIC sont les suivants : ETM sociaux diachroniques (temps long du média), ETM
sociaux synchroniques (temps court du média), ETM vécus synchroniques (actions
individuelles lors d’un événement médiatique), ETM vécus diachroniques (actions
individuelles dans le temps long, historicisation). Ces ETM sont proposés alors comme
un cadrage théorique et méthodologique pour la recherche sur les médias. Plus ancré
sur un objet et un terrain, l’article de Paola Sedda (pp. 39-50) analyse les processus
d’accélération et de décélération médiatique à travers l’exemple de création de
Telestreet en Italie dans le cadre d’un mouvement citoyen militant. L’auteure se réfère
aux travaux de Hartmut Rosa, notamment son ouvrage Accélération. Une critique sociale
du temps (trad. de l’allemand par D. Renault, Paris, Éd. La Découverte, 2010 [2005]). Cette
référence sert aussi de cadre dans la seconde partie de l’ouvrage pour comprendre les
temporalités divergentes des dispositifs de formation à distance (Xavier Inghilterra et
Éric Boutin, pp. 131-140). En effet, dans l’un comme dans l’autre, la temporalité des
dispositifs proposés impacte les usages qui peuvent en être faits, en favorisant certains
aux détriments d’autres. Dans les cas des Telestreet, c’est l’accélération et son « action
inexorable » (p. 48) qui est à l’origine de l’apparition des télévisions de rue en Italie (en
résistance à), mais aussi de leur disparition (victoire « inéluctable de l’accélération »
[ibid.]). Dans le cas des dispositifs de formation à distance, c’est la non-adéquation du
temps institutionnel, celui des environnements numériques de travail (ENT), avec les
attentes temporelles des étudiants, qui favorise le déplacement de l’activité
d’interaction sur les environnements personnels d’apprentissage (EPA). Ce
déplacement entraîne parfois des effets néfastes : « course à la réactivité » ; « mise en
visibilité de soi », réponses gérées et classées par des algorithmes, etc. (pp. 138-139). On
peut cependant penser que la seule explication de ce phénomène, notamment au
niveau du temps institutionnel, ne se cantonne pas à l’aspect technologique de
générations supposées avoir un vécu différent de l’internet (p. 135), mais que d’autres
aspects sociologiques devraient être également pris en compte : temps de travail,
attentes de l’institution, normes, etc. En se penchant sur les patients équipés de
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dispositifs de télémédecine, l’article de Marie Bénéjean et Anne Mayère (pp. 117-129)
montre dans un autre contexte comment la représentation du temps et de sa
rythmicité lors de la création de l’équipement médical peut impacter l’usage qui en
sera fait par la suite par les patients et faciliter ou pas son appropriation. Ainsi, si la
maladie avec l’avant et l’après est une rupture temporelle dans la vie des patients
(pp. 120-121), l’équipement médical y introduit une extériorité temporelle : heures à
laquelle saisir les données, contacter le médecin, obligation d’être proche de certains
équipements (balances, téléphones, etc.). Cette temporalité a du mal à être acceptée par
les patients. Elle cause parfois des ruptures ou abandons temporaires de la routine
médicale mise en place. Le rôle du personnel médical est alors central et perçu comme
un « travail de médiation […] autour du dispositif » (p. 126). C’est ce travail qui permet
l’acceptation du dispositif et la singularisation de celui-ci. La médiation humaine y
reprend toute sa place.
4 La mémoire des médias est au cœur de l’article de Mathias Valex (pp. 51-62). Il observe
à partir de leur mise en récit et dans une démarche comparative, le devenir de deux
anciennes usines de la région lyonnaise, disparues toutes les deux au moment de
l’étude. Leur comparaison montre deux destins différents, selon que des traces
matérielles de leur présence dans l’espace sont encore présentes ou pas, mais aussi en
fonction du contexte territorial : intérêts et logiques d’acteurs qui autorisent plus ou
moins la reconnaissance dans le présent d’un passé industriel. La mémoire y apparaît
alors comme des « processus complexes d’agencements et de mises en congruence de
différentes temporalités individuelles ou collectives » (p. 61). Sur la question de la
mémoire, on peut confronter cet article à ceux de Gustavo Gomez-Mejia (pp. 93-104), de
Fanny Georges et Virginie Julliard (pp. 105-115) ou de Béatrice Micheau et Marie
Després-Lonnet (pp. 141-155). Il n’est plus question de la mémoire de la presse, mais
pour les deux premiers de celle proposée par les réseaux sociaux et pour le troisième de
la rythmicité de la mémorisation d’étudiants dans des bibliothèques universitaires
posées comme « lieu “injonctif” d’apprentissage et d’affiliation » (p. 152). Pour Fanny
Georges et Virginie Julliard, les réseaux sociaux – ici Facebook – sont appréhendés à
travers la thématique du décès d’un proche et de la gestion du compte personnel de
celui-ci via la plateforme. Elles y montrent comment la mémoire de la personne
disparue peut être réactivée, prolongée et le trouble que cela provoque chez les vivants.
Ce n’est que depuis 2009, soit cinq ans après sa création, que Facebook propose une
alternative aux proches : fermer la page de la personne décédée ou la transformer en
compte commémoratif. Or, un troisième choix existe : ne rien faire et laisser le compte
de la personne ouvert à l’écriture, soit en version publique, soit en version privée. Les
personnes gestionnaires du compte prennent ainsi plusieurs décisions d’écriture, en
supprimant ou inscrivant des éléments de la page en question. Ce qui permet de
« pérenniser une certaine image du défunt » (p. 114). La mort et la mémoire de la
personne décédée ont donc fait évoluer à la fois les pratiques des proches, mais ont
encore – et ce point mérite d’être mis en avant – conduit Facebook à évoluer pour
essayer d’inclure la mort dans des pratiques sociales et d’écriture non anticipées. Cet
impact des réseaux sociaux sur la mémoire se lit aussi dans l’article de Gustavo Gomez-
Mejia. Il étudie les nouveaux rites de fin d’année : les rétrospectives de Twitter,
Facebook et YouTube, au niveau individuel ou collectif. Il y souligne une gestion
algorithmique du temps puisque ce qui ressort sont les publications les plus populaires.
Un phénomène d’agenda-setting y est lié puisque ces publications sont reprises par
d’autres médias pour qualifier l’année passée. Enfin, les usagers des réseaux sociaux
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anticipent désormais dans le présent la pérennisation et la massification potentielle de
leurs publications et réactions dans le futur.
5 L’article de Jérémie Nicey (pp. 63-74) poursuit la promesse de « possibilités nouvelles
offertes par ces dispositifs qui renouvellent un agir dans les pratiques sociales » (avant-
propos, p. 8). Il montre l’impact des médias numériques sur les pratiques
journalistiques. Si certains effets pernicieux sont apparus avec la concurrence des
médias sur le Net, comme l’uniformisation du contenu, la recherche de l’attractif, la
faible interprétation des contenus et des sources (p. 68), ils ont fini par nuire à la
crédibilité journalistique et donc à la fidélisation du lectorat. Jérémie Nicey observe des
pratiques journalistiques en réaction qui s’appuient sur du temps long et la recherche
de qualité. Il conclut alors qu’« après l’effervescence de productions du numérique,
plusieurs éléments indiquent un questionnement sur les cadences de production, leurs
limites et un renforcement des exigences de qualité » (p. 72). L’impact du numérique
est également mis en exergue dans l’article de Tatiana Kondrashova, Alexander Frame
et Sergey Kirgizov (pp. 75-89) qui mènent une étude comparative sur Twitter entre des
comptes de politiques en France, en Allemagne, au Royaume-Uni et en Russie autour de
l’actualité en Ukraine. Ils mettent en lumière le nouveau rôle d’agenda-setting de
Twitter et l’utilisation faite par les politiques : suivisme des événements populaires sur
la toile, inscription de ceux-ci dans le contexte politique, attention portée à leur propre
visibilité, etc. La comparaison de leurs tweets est conduits face à la masse indifférenciée
des twittosphères nationales et il serait intéressant de poursuivre avec d’autres groupes
sociaux pour affiner les résultats et les pondérer.
6 La présentation de ces travaux montre leur richesse et, pour certains, le rôle de
renouvellement de pratiques joué par les nouveaux médias, dispositifs et technologies.
Si la médiation en elle-même paraît, à quelques exceptions près, un peu passée sous
silence ou employée selon une acception très large, les questions du temps et de la
temporalité, des rythmes et de la mémoire y sont bien exploitées et des pistes
bibliographiques intéressantes sont données pour poursuivre sur ce thème.
AUTEURS
ÉMILIE KOHLMANN
Gresec, université Grenoble Alpes, F-38000
emilie.kohlmann[at]iut2.univ-grenoble-alpes.fr
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Valérie LÉPINE, Sylvie ALEMANNO,Christian LE MOËNNE, dirs, Communications & organisations.Accélérations temporellesParis, Éd. L’Harmattan, coll. SFSIC, 2017, 202 pages
Laurène Beccucci et Luc Bonneville
RÉFÉRENCE
Valérie LÉPINE, Sylvie ALEMANNO, Christian LE MOËNNE, dirs, Communications & organisations.
Accélérations temporelles, Paris, Éd. L’Harmattan, coll. SFSIC, 2017, 202 pages
1 Communications & organisations. Accélérations temporelles est le dernier des quatre
ouvrages publiés à la suite du XXe congrès de la Société française des sciences de
l’information et de la communication (SFSIC). Dans le prolongement de cette
manifestation qui s’est déroulée à Metz en 2016, l’ouvrage a pour ambition de dresser
un état de la recherche sur le thème de la temporalité en organisation en soulignant
l’apport spécifique des sciences de l’information et de la communication (SIC) à ce vaste
thème d’étude. Certes, il s’agit certes d’un thème qui n’est pas nouveau en soi –comme
le rappellent d’ailleurs les co-directeurs de l’ouvrage – il est néanmoins pertinent dans
le contexte des nombreuses et importantes transformations qui touchent les
organisations contemporaines.
2 Dans une volonté de rationalisation, le temps demeure un enjeu essentiel pour les
organisations qui tentent de s’adapter aux changements portés notamment par le
numérique. L’accélération des rythmes sociaux et économiques oblige les organisations
à une adaptation constante, avec souvent pour effet de contraindre les travailleurs à de
multiples injonctions. C’est du moins ce que la première partie (« Rationalité,
accélérations temporelles et communication ») de l’ouvrage s’attache à mettre en
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lumière à l’aide de plusieurs cas analysés. Le contrôle du temps demeure autant une
solution qu’un problème d’articulation entre les acteurs concernés, ce qu’aborde la
deuxième partie de l’ouvrage (« Dyschronie et enjeux communicationnels »). Enfin,
dans la troisième et dernière partie (« Réappropriations plurielles du temps et
médiations renouvelées »), les auteurs évoquent différents thèmes telles que la
matérialité du temps marquée par l’aménagement des espaces de travail et les
nouvelles compétences à développer, dont la réactivité. Ces trois parties centrales de
l’ouvrage s’articulent les unes aux autres dans ce qui représente une réflexion globale
sur « le couplage communications/organisations et ses temporalités ».
3 La première partie commence avec un chapitre qui aborde la question du « temps-
mesure » (p. 25) comme gestion des activités professionnelles et du temps des
individus, grâce au plan de communication. Les incidences des outils de contrôle des
individus par le temps sont, quant à elles, étudiées dans les chapitres 2 et 3. Devenir un
employé hypermoderne revient à maîtriser le temps en produisant un maximum de
ressources en une temporalité impartie et imposée par l’entreprise. Le constat simple
que le « temps contemporain » est soumis à une accélération que les acteurs
organisationnels tentent de contrer, supporte la réflexion. Ceci met en lumière le fait
que le temps est certes une construction sociale, mais repose aussi sur des cadres
objectifs qui placent les individus dans un rapport de négociation constante entre
dimensions personnelle et collective (p. 46). Mais les acteurs eux-mêmes peuvent
devenir porteurs de normes temporelles, comme c’est le cas des informaticiens.
Témoins et vecteurs de l’innovation technologique, ils sont les conséquences visibles de
l’accélération du travail. Leur métier est fondé sur l’urgence, la nécessité d’adaptation
incessante aux mises à jour des programmes, la surinformation, les échéances
successives et les emplois du temps personnels sacrifiés (p. 58). Ceci est renforcé par les
discours managériaux qui considèrent le temps comme une marchandise : la
productivité de la force de travail réside dans la réactivité (thème développé plus tard
dans la partie 3 de l’ouvrage) aux dépens de la santé des travailleurs. Ici, l’accélération
du travail résulte de la cohabitation de temporalités multiples marquées par l’urgence,
où les pratiques de communication et les technologies de l’information et de la
communication (TIC) deviennent un « potentiel de contrôle social » (Valérie Carayol,
2005, « Principe de contrôle, communication et temporalités organisationnelles »,
Études de communication, 28 pp. 77-89 – p. 59). Le rapport au temps se rationalise,
devenant autant une solution qu’un problème en soi. Les auteur-e-s mettent en lumière
la confrontation des temporalités et les conséquences organisationnelles qui en
découlent. En effet, les organisations s’inscrivent dans une évolution interne et dans un
contexte évolutif. Celui-ci est principalement caractérisé par l’implantation du
numérique qui reconfigure la relation au travail. L’utilisation d’outils de gestion est
significative car une partie du pouvoir décisionnel est donnée à la machine. En résulte
une injonction à la « modernisation », en d’autres termes une pression pour que les
individus s’adaptent aux TIC qui « cristallisent une pression des personnels avec une
multiplication des exigences » (p. 67).
4 Les cinq chapitres de la deuxième partie interrogent la confrontation de temporalités
antagonistes. L’idée principale est que les organisations inscrivent leur histoire dans le
temps et par leurs actions. Celle-ci est matérialisée par les communications produites,
les décisions prises par elles. Par exemple une université revendique ses valeurs par la
production de savoirs multiples et le dynamisme, pourrait-on dire, de sa communauté
savante (chapitre 4). Or, l’ouvrage fait état de l’injonction à devoir suivre la
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« modernisation » (terme non neutre) de la société par l’implantation du numérique
dans les établissements. Les personnels sont mis à l’épreuve par les TIC, porteuses de
pression à la performance et de nouveaux usages (p. 68). En d’autres termes, le récit de
l’université dépend de ce que l’État impose dans les politiques publiques. Les
conséquences d’un tel décalage, entre récit et réalité, sont directement perceptibles sur
les individus dont l’identité est en partie définie par leur travail (identité
professionnelle) ou, par un moment de sociabilité (le repas, entre symbolique et
institutionnalisation). Le repas est pris comme exemple au chapitre 5 pour montrer que
lorsqu’une pratique nous caractérise, nous consacrons du temps personnel à sa
réalisation. Or, l’« urgence » organisationnelle de l’hôpital impose un cadre rigide de
prise de repas : l’individu n’est plus libre de disposer de son temps. Le conflit qui
émerge survient à la prise du repas pour l’individu, symbole de sa vie d’avant la
maladie, en ce qu’elle renvoie au cercle familial. Pris dans l’agenda de l’hôpital, ce
moment reconfigure l’acte même de s’alimenter qui se transforme en un soin contrôlé
(p. 86). C’est aussi le cas des marques de luxe (chapitre 6) qui se réclament d’un héritage
tout en entretenant une image moderne et innovante. Le récit dépend directement du
temps qui dépossèderait l’entreprise de sa légitimité à mesure qu’il s’écoule. Il lui faut
« s’ancrer dans le présent pour éviter de s’empoussiérer dans le passé » (p. 94). Cette
opposition est mise à jour par l’étude sémiotique du récit organisationnel, à dimension
performative. Le récit témoigne du décalage entre ce que projette le « sujet-
entreprise » par rapport à l’expérience qu’il fait du quotidien (p. 111). Le lecteur est
ainsi conduit à constater l’impact des décalages temporels sur le plan personnel et
institutionnel.
5 Les quatre chapitres de la troisième et dernière partie de l’ouvrage questionnent les
transformations de la temporalité au prisme des différentes reconfigurations
organisationnelles qui investissent les espaces de travail et de collaboration. On le sait,
les organisations ont pris de plein fouet le virage numérique, entre autres efforts dans
la gestion des équipes, en éclatant les logiques institutionnelles traditionnelles. À l’aide
de trois cas, nous voyons comment les nouvelles technologies instaurent des
temporalités rapides à l’intérieur de lieux ou d’institutions très ancrés dans le temps.
Le premier dépeint une nouvelle forme d’entreprise ouverte offrant un espace de
travail partagé, muni de connexion à haut débit. Les transformations analysées
amènent à penser le temps comme un atout pour effectuer plus de tâches en un même
lieu ou un même laps de temps. L’attitude du travailleur face aux fonctionnements
induits par la réunion des espaces professionnels et privés est subjective. Ce chapitre
discute ainsi des formes de réappropriation des temporalités que tentent d’instaurer
les employé-e-s pour articuler les temporalités. Prenant l’exemple du temps de
socialisation et d’interaction avec le client, lequel est cadré par un horaire et un
agenda, les auteurs montrent qu’en situation d’open space, le travailleur indépendant
n’est relié à l’entreprise que par sa messagerie électronique. Un besoin constant de
vérifier ses mails s’installe. Ainsi le problème pour les entrepreneurs se traduit-il par
une gestion de la temporalité de l’organisation par un outil numérique qu’ils consultent
autant sur leur lieu de travail qu’à domicile. De cette façon, on observe une atomisation
des relations interpersonnelles et sociales, lorsque les individus qui interagissent dans
des réseaux professionnels en viennent à condenser leurs relations sociales autour de
tâches liées à leur activité et au networking. Le deuxième analyse les formes de
bibliothèques, ou « Learning center » (temps historique, long), qui génèrent des
modifications par l’implantation du numérique (temps mondial, court). Ensuite, le
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troisième chapitre met en avant l’influence des discours managériaux sur le rapport au
temps : la réactivité comme compétence devient une norme dans l’entreprise.
L’employé performant répondra à de multiples sollicitations en un temps très court.
Pour cela, les discours valorisent les comportements d’adaptation temporelle : traiter
une nouvelle information et y répondre devra se faire rapidement, tout en s’impliquant
dans les autres projets. Enfin, au sein d’un hôpital analysé au quatrième chapitre de
cette troisième partie, différents services s’inter-croisent dans le traitement des
patients, établissant ainsi une interdépendance temporelle. Cet exemple du patient
dont le temps personnel est sans cesse négocié avec d’autres urgences imprévisibles
(p. 186) correspond à un enjeu d’ordre gestionnaire. Comment donner suffisamment de
temps à chacun, personnel comme soignant, tout en garantissant le soin en continu ?
La réponse n’est pas simple car imposer une manière de fonctionner qui fait
abstraction du contexte, comme un « bricolage de temps hétérogènes » (p. 177), est
source de frustration autant pour les soignants que les patients.
6 Bref, comme en témoigne l’ensemble de l’ouvrage, le temps représente un objet central
pour définir l’organisation. Sa définition est plurielle car elle renvoie à une variété
d’expériences qui ne font pas toujours sens lorsqu’on les réunit dans un projet réduit à
une seule réalité : celle du projet de l’organisation. De plus, l’informatisation réifie et
instrumentalise les éléments qu’elle intègre : face à la « réalité » du terrain, force est de
constater qu’on ne peut réduire « une » réalité à une variable mesurable. Elle prend en
compte les ressentis de chacun mais aussi la position occupée.
7 Pour conclure, nous noterons que la bibliographie développée et la rigueur scientifique
demandée par l’exercice d’écriture dans le cadre du congrès sont de très haute qualité.
On pourra établir un parallèle entre cet ouvrage et celui de Vincent de Gaulejac : La
Société malade de la gestion (Paris, Éd. Le Seuil, 2004). À l’instar de ce dernier, le temps
contrôlé induit une « communication paradoxale, [et une] transformation de l’humain
en ressource » (p. 235) : cela a pour effet de modifier les représentations du monde du
travail et de la manière de vivre ses relations.
8 L’individu comme les organisations vivent le temps comme une évolution spatio-
temporelle, comme une contrainte ou encore comme une marque de l’appartenance à
un groupe. Si le temps permet de se définir, il peut aussi devenir source de stress
lorsqu’il est subi. La question est de savoir jusqu’à quel point le temps permet de
concilier attentes professionnelles, réalités du milieu et bien-être au travail. Est ainsi
dépeinte une réalité duale du temps qui devient une ressource organisée autant qu’elle
organise l’environnement.
AUTEURS
LAURÈNE BECCUCCI
Mica, université Bordeaux Montaigne, F-33600
laurene.beccucci[at]gmail.com
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LUC BONNEVILLE
Département de communication, université d’Ottawa, CA-ON K1N 6N5
luc.bonneville[at]uottawa.ca
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Susanna MAGRI, Sylvie TISSOT, dirs, Explorer la ville contemporaine par lestransfertsLyon, Presses universitaires de Lyon, coll. Sociologie urbaine, 2017,222 pages
Christian Gerini
RÉFÉRENCE
Susanna MAGRI, Sylvie TISSOT, dirs, Explorer la ville contemporaine par les transferts, Lyon,
Presses universitaires de Lyon, coll. Sociologie urbaine, 2017, 222 pages
1 Cet ouvrage collectif est issu des travaux d’un séminaire interdisciplinaire dirigé par
Susanna Magri et Sylvie Tissot, mais aussi par Fabrice Ripoll de 2011 à 2014. Le titre est
explicite et sera néanmoins précisé au fur et à mesure de notre analyse. Quelle « ville
contemporaine », qu’entend-on par « transferts » ? Les qualifications des auteurs,
relevant essentiellement de la sociologie même si l’on y voit aussi un peu
d’anthropologie et de science politique, devraient nous renseigner en elles-mêmes sur
la première question. Toutefois, leurs appartenances institutionnelles et les espaces
étudiés comme les transferts qu’ils y considèrent font à la fois la force – au cas par cas –
et la faiblesse – sur la cohésion de l’ensemble – de l’ouvrage sur les deux questions
précédentes.
2 La longue introduction (pp. 5-28) des deux directrices de l’ouvrage a ceci de particulier
qu’elle permet finalement, après avoir posé les définitions et les principes
méthodologiques généraux puis de chacun des auteurs, de naviguer parmi les huit
chapitres, même si ceux-ci ont été regroupés à nombre égal sous deux grands
chapeaux, « Catégories et dispositifs de l’action » (pp. 29-112) et « Formes urbaines et
pratiques quotidiennes » (pp. 113-211) : il suffit de lire chacun en ayant conscience de la
catégorie dans laquelle il est placé. L’ouvrage se conclut sur une ouverture vers un
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programme de recherche de cinq pages (pp. 213-217) : Susanna Magri et Sylvie Tissot
posent cette publication comme un jalon et s’attendent avec modestie à des critiques
sur des points qu’elles soulignent elles-mêmes.
3 Sur la première question – explorer la ville –, il faudrait ici consacrer à chaque chapitre
de l’ouvrage une partie spécifique de la présente note de lecture. Chacun d’eux
mériterait une recension, car il traite un cas très différent des autres – ce qui est ici une
des faiblesses de l’ensemble. L’ouvrage est donc intéressant au cas par cas, souvent
d’ailleurs autant sur le plan historique que sur celui sociologique revendiqué par ses
rédactrices, même si elles qualifient de « transdisciplinaire » (p. 5) le travail
préparatoire ayant conduit à cette publication. En effet, comment placer sous un même
titre et dans une même perspective – et en induire des constats et conclusions, ne
serait-ce que provisoires, sur les « transferts » dans la ville contemporaine – le « projet
de développements intégrés des quartiers » de Hambourg (Clément Barbier, pp. 31-52),
les « torres country » de Buenos Aires (Eleonora Elguezabal, pp. 73-92), la lutte contre la
pauvreté urbaine au Maroc (Éric Cheynis, pp. 53-72), ou un seul espace qui n’est ni une
ville ni un quartier, mais simplement la Maison Radieuse de Le Corbusier à Rezé
(Sabrina Bresson, pp. 115-138), pour finir avec les migrations transnationales euro-
méditerranéennes et des consommations urbaines (Alain Tarrius, pp.193-211) ?
4 Cela renvoie à ce que nous écrivions en introduction : chaque chapitre est en lui-même
intéressant et fort bien documenté – avec de conséquentes bibliographies – et donne
des indications et des perspectives pour des politiques urbaines à venir dans le ou les
lieu(x) qu’il considère, ou pour l’étude sociologique d’un lieu, quartier ou ville, mais
l’ensemble ne forme pas un tout cohérent qui pourrait guider de telles politiques, aussi
bien ici qu’ailleurs. Et les problématiques étudiées sont tellement différentes qu’il est
très difficile de les relier, même si elles sont en soi très finement détaillées. À titre
d’exemple, le chapitre de Jennifer Bidet (« Habiter “à la française” ou “à l’algérienne” »,
pp. 137-166) sur l’aménagement et l’appropriation des maisons construites en Algérie
par des migrants et leurs enfants est passionnant mais essentiellement sur le lien
passé-présent d’une ancienne colonie française : il ouvre donc une porte vers d’autres
recherches de même type dans d’autres anciennes colonies, pour voir par exemple
comment cette appropriation s’est faite ailleurs, quels sont les points communs, les
différences, et que ce qu’on pourrait en induire pour des développements urbains des
villes et pays concernés. Mais il s’inscrit finalement davantage dans le registre de
l’histoire, de ce qu’elle produit et dans un type de transferts très spécifique à ces lieux
et leur passé que dans une perspective générale pour les villes d’aujourd’hui et ce
qu’elles deviendront du fait des transferts.
5 Nous avons cité plusieurs fois ce mot « transferts » qui fait partie du titre de l’ouvrage
et qui devrait donc en être le fil conducteur, d’où la deuxième question que nous
posions en préambule. Or, là aussi, une faiblesse apparaît. Dans l’introduction, les
directrices de la publication résument en deux lignes ce qui est ici entendu sous ce
terme : « Par “transferts”, nous désignons la circulation de personnes, de mots et de
choses, saisie à travers ses motivations, ses modalités, ses implications » (p. 5).
Définition à la fois très vague et au champ très large, qu’elles précisent évidemment et
heureusement dans la foulée : « D’un côté ce sont les migrants, dont les mouvements
suivent les logiques de l’échange de marchandises, de l’amélioration de leur sort ou de
la simple survie, et sont traditionnellement appréhendés par les études sur les
migrations. De l’autre, ce sont des administrateurs, des universitaires, des experts, qui
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réalisent des déplacements virtuels ou réels dont la carte sans frontières est dessinée
par les réseaux de spécialistes. Or, dans tous les cas, avec ces personnes ou par leur
entremise, circulent aussi des mots, des catégories d’action, des manières de faire, de
voir et d’être. Se diffusant dans les pratiques des citadins, tout cela finit par avoir une
incidence sur la ville, en changer le paysage, en transformer lentement l’usage,
s’incarner dans des discours ou des modèles d’intervention » (ibid.).
6 Dans les chapitres successifs, les transferts sont regardés selon l’une ou l’autre des
approches ici énoncées, mais rarement selon toutes les dimensions qui pourraient
interagir d’un point de vue systémique. Ainsi par exemple, dans deux registres très
différents, peut-on voir à l’œuvre d’un côté à la fois les politiques et spécialistes dans le
chapitre sur Hambourg et le programme de soziale Stadtteitlentwicklung à savoir le
développement social des quartiers (p. 32), avec une dimension transnationale car le
programme s’inspire de politiques de développement menées en France, en Grande-
Bretagne et en Finlande ; de l’autre essentiellement des manières de faire d’une
population migrante – donc dans le registre des transferts culturels – dans le chapitre
de Marcia Ardila Sierra (pp. 167-192) sur la culture culinaire des migrants colombiens
installés peu à peu à Paris dans le commerce, la restauration, et donc sur l’échange
transculturel entre ces migrants et les autochtones. Ces deux exemples, certes classés
chacun sous le « chapeau » qui lui convient, donnent à voir la complexité à
appréhender l’ouvrage comme un tout pouvant éclairer sur la thématique des
transferts dans l’évolution des villes, de certains quartiers, comme dans les échanges et
donc changements culturels voire sociaux qui en découlent – sans parler des rejets et
conflits qu’ils peuvent générer, ce qui n’est pas évoqué dans l’ouvrage.
7 En outre, dans la définition citée plus haut, on peut se demander qui sont ces « experts
et réseaux de spécialistes ». Le chapitre d’Eleonora Elguezabal sur les « torres country » à
Buenos Aires (pp. 73-91) est à ce sujet intéressant. Ces « copropriétés fermées » de la
ville sont considérées comme des enclaves de richesse, construites par les promoteurs
depuis les années 1980, et dont les « frontières physiques viendraient matérialiser dans
l’espace les nouvelles frontières sociales issues du processus de polarisation
économique », pour reprendre l’auteure (p. 73). Or, cette dernière fait apparaître une
chronologie en matière d’intervention et de lecture du phénomène par, justement, les
experts et spécialistes. C’est dans les revues professionnelles d’architecture qu’est
apparue l’expression « torres country », et c’est un architecte, en même temps
professeur à la faculté d’architecture, de design et d’urbanisme de la ville, qui fut l’un
des principaux promoteurs et acteurs pour les gouvernements successifs depuis les
années 1980 de la « planification urbaine stratégique » connue sous l’appellation de Real
Estate ou desarrollo inmobiliario. On voit donc dans ce cas que les experts et spécialistes
sont en même temps les acteurs sur le terrain et que ce type de transfert mêle intérêts
privés et politiques urbaines.
8 Mais les acteurs impliqués peuvent être aussi les citoyens concernés eux-mêmes, en
tant qu’individus ou par le biais d’associations locales, bien que leur participation soit
parfois une récupération et qu’ils soient plus ou moins téléguidés – voir l’exemple de la
lutte contre la pauvreté au Maroc détaillé par Éric Cheynis (pp. 51-72) –, ou qu’elle
évolue vers leur politisation, par exemple dans le cas du grand ensemble de Marzahn à
Berlin Est après la réunification, étudié par Cécile Cuny (pp. 93-112).
9 On peut donc terminer cette note sur un constat qui va dans le même sens que celui des
deux directrices en conclusion de l’ouvrage. La variété des cas exposés, des transferts
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étudiés, ou des approches selon l’origine et le travail antérieur des auteurs, ne fait pas
voir une cohésion et des perspectives concrètes pour des politiques urbaines à venir.
Toutefois, cette publication est intéressante à lire au cas par cas et ouvre de vraies
perspectives de recherche. En outre, la question se pose souvent de l’aspect
épistémologique et méthodologique des résultats exposés. On devine plus qu’on ne lit,
ici une démarche empirique et constructiviste sur le terrain avec les acteurs, là une
lecture plus théorique s’appuyant sur les publications existantes sur le sujet étudié,
ailleurs – mais de façon trop implicite – une approche du sujet en tant que système et
une étude de la complexité via les interactions entre ses acteurs locaux, étatiques,
publics, privés, internationaux, transnationaux… donc en tant que transferts.
AUTEURS
CHRISTIAN GERINI
I3M, université de Toulon, F-83130
gerini[at]univ-tln.fr
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Arnaud MERCIER, dir., LaCommunication politiqueNouvelle éd. revue et augm., Paris, CNRS Éd., coll. Les Essentielsd’Hermès, 2017, 274 pages
Olivier Kouassi Kouassi
RÉFÉRENCE
Arnaud MERCIER, dir., La Communication politique, Nouvelle éd. revue et augm., Paris,
CNRS Éd., coll. Les Essentiels d’Hermès, 2017, 274 pages
1 La Communication politique, qui est une réédition de plusieurs articles actualisés,
présente un intérêt incontestable. Il se positionne au cœur de la problématique qui
hante la démocratie contemporaine, à savoir la confusion entre communication et
manipulation. Comment et où situer la communication politique dans la démocratie
contemporaine où l’éloge du marketing politique laisse paraître quelques perversions
dans le jeu politique ? C’est en substance la problématique à laquelle tentent de
répondre les auteurs de cet ouvrage. Les quatorze contributions s’attellent à donner les
éléments distinctifs de la communication politique, non sans indexer quelques dérives
du marketing politique, comme pour plaider non coupable en faveur de la première. Il
est donc question de remonter à l’origine de la communication politique afin d’en saisir
les métamorphoses opérées en trente ans de pratique (p. 10). Dans la note de
présentation générale, « La communication politique entre nécessité,
instrumentalisation et crises » (pp. 15-41), Arnaud Mercier, dans sa posture de
coordonnateur, revient sur cet environnement relativement poreux dans lequel évolue
la communication politique. L’importance de la communication politique ne saurait
être remise en cause malgré les dérapages politiques favorisés en partie par la
prépondérance des nouveaux médias (internet) dans le champ politique contemporain
(p. 15).
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2 Pour légitimer sa thèse, Arnaud Mercier identifie trois grandes fonctions de la
communication politique. Sur le plan anthropologique, elle est une « mise en scène des
détenteurs du pouvoir » (ibid.). Au niveau gouvernemental, la communication politique
se positionne en instrument de propagande, de contrôle et de mobilisation « des
gouvernés ». Enfin, au niveau axiologique et électoral, la communication assure
respectivement la mission de « persuasion » et de la transparence, référence faite à la
morale, au sens d’Emmanuel Kant (pp. 15-16).
3 Toujours dans une vision de défense de la communication politique, perçue comme la
cause de la perte de quintessence de la politique, Dominique Wolton propose trois
contributions. « La communication politique : construction d’un modèle » (pp. 45-61),
sa première réflexion, assimile l’irruption de la communication dans le champ politique
à celle de l’information et des médias de masse dans l’opinion publique (p. 46). Ainsi les
échanges dans le champ politique, autrefois manifestés par l’affrontement physique,
passent-ils dans la démocratie contemporaine à un affrontement sur un mode
communicationnel (p. 47). Dès lors, la communication s’érige en « moteur de l’espace
public » (p. 56), indispensable dans la démocratie moderne. On perçoit dans cette
contribution plusieurs rôles et fonctions de la communication dans le champ politique.
Notamment celui d’ouverture et de fermeture de thèmes de débat politique (pp. 56-57).
La communication politique assure donc la régulation de la confrontation entre médias,
politique et opinion publique. Son importance dans cette confrontation tripartite lui
impose d’endosser la responsabilité des dérives politiques.
4 La deuxième contribution de Dominique Wolton à cet ouvrage, intitulée « Les dix
contradictions de la communication politique » (pp. 63-77), aborde justement les
éléments qui créent l’ambiguïté de la communication politique. De l’analyse de
l’omniprésence de la communication dans la politique ces trente dernières années,
l’auteur ressort dix obstacles à une communication politique en phase avec les réalités
sociopolitiques de notre monde. À titre indicatif, on pourrait citer la quasi-disparition
de la société civile au profit de l’opinion publique, plébiscitée par les enquêtes de
sondages d’opinion (pp. 63-65), et l’hégémonie de l’espace public sur l’espace politique
qui aboutit par la même occasion à la confusion entre vie privée et vie publique rendue
tangible par les nouveaux médias (p. 65). L’auteur souligne également la disparition de
la fonction de « responsabilité sociale des élites, favorisée par l’égalitarisme » (p. 67).
5 La troisième et dernière contribution de Dominique Wolton, « Les nouvelles
contradictions de la communication politique » (pp. 79-104), s’apparente à une sorte de
révision que l’auteur fait des nouveaux enjeux de la communication politique après ses
réflexions de 1989 et 1995 sur le même sujet. En effet, ce sont dix points dans
l’ensemble similaires aux dix obstacles identifiés dans l’article précédent avec une
actualisation des termes. Le chercheur les désigne « les dix crises liées aux
déséquilibres des relations entre information, communication et action » (p. 80).
Plusieurs facteurs comme « la vitesse de l’information et la confusion entre expression
et information » concourent à discréditer la communication politique (p. 83). Un autre
élément important de ces dix nouvelles contradictions est la « crise imprévue de
l’extension de la médiatisation qui ne s’accompagne pas d’un élargissement du champ
de l’information ». Selon le sociologue, l’abondance ne crée pas la diversité (p. 84). Il
attribue ainsi le phénomène de la « pipolisation » à l’abondance des commentaires sans
nécessairement de fond informationnel et sans diversité (p. 85).
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6 À travers ses trois contributions, la démarche est proche d’une procédure clinique
classique : prise de contact, diagnostic et intervention. Le premier article peut alors
être perçu comme un constat : « La communication politique : construction d’un
modèle ». Le deuxième pose le diagnostic : « Les dix contradictions de la
communication politique » et enfin, le troisième s’assimile à un bilan de santé suivi
d’une intervention qu’il intitule « pour réduire ces contradictions » (p. 93).
7 Dans ce « procès » entre communication politique et marketing politique, Éric Dacheux
apporte un nouvel élément qui se veut déterminant pour une distinction. Dans
« Communication délibérative et démocratie participative » (pp. 105-115), il revient
avant tout sur les fonctions de la communication politique en y ajoutant l’exclusion des
termes qui ne font plus l’objet de conflits entre les acteurs politiques (p. 106). Il fonde
son analyse sur les travaux de Patrick Viveret (2006) relatifs à la construction des
désaccords (p. 107). Par délibération, Éric Dacheux entend la dimension de
regroupement d’intérêt général contenue dans la communication politique. Cette
dimension porte sur la publicité de l’information (pour bien débattre, car la
connaissance du sujet et ses enjeux s’imposent), la construction des désaccords entre
les acteurs et l’approche dialogique pour discuter sur les désaccords une fois ceux-ci
identifiés (p. 109). En outre, le marketing politique s’appuyant sur la communication
dans son déploiement se détache difficilement dans la pratique de la communication
politique. Ce qui tend parfois à créer une confusion entre les deux disciplines chez le
citoyen lambda qui épreuve ainsi du mal à faire une différence entre le marketing et la
communication politique surtout à l’approche des échéances électorales. On perçoit
alors une sorte de procès entre communication politique et marketing politique. Ainsi
l’article de Gilles Achache, « Le marketing politique » (pp. 117-132) analyse-t-il les
modèles de communication politique : dialogique, propagandiste et marketing (p. 119)
et tente visiblement de valoriser, d’une certaine manière, le marketing politique en
l’incluant dans les modèles de communication politique.
8 Le modèle dialogique implique la compétence (la compétence à tenir les arguments
donc une capacité communicationnelle), la raison (énonciation de discours de validité
universelle) et la liberté (capacité à maintenir en soi tout ce qui peut perturber la
bonne marche du dialogue) (pp. 119-120). Le modèle propagandiste identifie ses
acteurs, son espace public et ses médias privilégiés. Ainsi, l’espace public est ici
l’auditoire qui écoute la propagande ; les acteurs sont de deux natures, certains parlent
et d’autres écoutent. C’est une rencontre entre élites et masse ; les médias préférés sont
les médias d’image (pp. 122-125). Quant au modèle marketing, il se caractérise par la
prépondérance de la publicité avec un recours excessif aux techniques persuasives et
un usage sans limite des nouveaux médias. Le marketing politique fait donc moins
appelle à la contradiction, à la délibération, qu’à la manipulation, à la séduction, à la
construction et à la subtilité (pp. 130-131).
9 Ce caractère de création et de fabrication du marketing politique est une belle
transition dans cet ouvrage pour aborder une étude de cas avec la contribution de
Pierre Musso, « Le phénomène Berlusconi : ni populisme ni vidéocratie, mais néo-
politique » (pp. 133-147). Le succès politique de Silvio Berlusconi en Italie a été
notamment qualifié de « télé-populiste et vidéocratique » (p. 143). Cet article permet de
saisir la stratégie de conquête de Silvio Berlusconi qui a « réuni rationalité et
symbolique d’entreprise pour l’imposer dans l’espace public » (p. 146). Selon Pierre
Musso, c’est donc une approche managériale qui est ainsi appliquée à la politique : le
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438
« commanagement désigne le règne simultané et universel de la symbolique de la
communication et du dogmatisme du management » (ibid.). À travers cette méthode,
Silvio Berlusconi résume la politique à une efficacité de communication, avant d’activer
ses réseaux médiatiques dont le rôle a été essentiel dans la publicité.
10 Dans cette même optique d’usage singulier des médias de masse, l’article de Marie-
Cécile Naves, « Donald Trump ou la communication incantatoire » (pp. 149-158),
présente l’engagement du président américain sur Twitter. Le caractère performatif
des discours de Donald Trump et son agressivité à l’égard de ses adversaires mobilisent
l’attention de l’auteure (p. 150). Par ailleurs, l’émergence des réseaux socionumériques
dans le jeu politique suscite beaucoup d’inquiétudes au sujet de leur caractère
révolutionnaire. C’est ce que nous percevons dans l’article d’Alex Frame, « Personnel
politique et médias socionumériques : nouveaux usages et mythes 2.0 » (pp. 175-202).
L’auteur aborde l’impact des médias socionumériques sur la pratique politique dans
une dimension participative (p. 177). Il interroge la place occupée par les médias
socionumériques parmi d’autres dispositifs de communication politique et leur
utilisation par les acteurs politiques (politiques, journalistes, activistes, citoyens) à
différentes fins (p. 178). La gestion des interactions, la reconfiguration des relations
avec les journalistes, les interactions publiques et privées, les dimensions bruyante et
virale de la communication politique sur les réseaux sociaux sont analysées avec intérêt
dans cet article (pp. 185-195).
11 Dans « Blogs, réseaux sociaux et révolutions arabes, du fantasme à la réalité »
(pp. 203-22), Tourya Guaaybess, analyse le caractère révolutionnaire des réseaux
socionumériques évoqué par Alex Frame à travers les révolutionnaires arabes.
L’auteure remet en cause la thèse de l’impact de la religion sur la capacité des
populations à une prise de conscience politique. En revenant sur les soulèvements
populaires en 2011 dans les pays arabes, Tourya Guaaybess tente de mettre en évidence
le fait que le besoin de liberté d’expression et d’opinion est latent chez les populations
arabes avant l’avènement de l’internet. Les réseaux socionumériques n’ont été qu’un
instrument de révélation et de manifestation tangible de ce besoin latent. Tourya
Guaaybess révise de ce fait ce rôle de facteur de prise de conscience politique et parle
plutôt d’instrument de revendication de liberté politique. L’émancipation était en
marche avant l’émergence des réseaux sociaux, internet en a seulement été le porte-
voix (p. 208).
12 On peut le dire, l’étatisation de l’information asphyxie la liberté d’expression et aboutit
à la désinformation. Cette question de désinformation est l’objet de l’article de Nicolas
Tenzer, « La guerre de l’information russe : une guerre multidimensionnelle »
(pp. 223-238), dans lequel il indique deux objectifs de la guerre de l’information. Sur le
plan interne, elle vise à « opérer un lavage de cerveaux des citoyens en leur faisant
perdre tout repère » (p. 223). Au niveau externe, elle vise à « gagner une partie
importante de dirigeants et de l’opinion publique internationale à ses thèses » (ibid.). Il
insiste sur la volonté de Moscou de s’imposer non seulement à toute l’Europe mais au-
delà, au monde entier (pp. 225-228). L’auteur conclut son article en proposant une
stratégie d’intervention susceptible de déstabiliser la stratégie russe (p. 230).
13 L’impact de l’information (vraie ou fausse) sur le jeu politique se révèle également dans
la destitution de Dilma Rousseff au Brésil en 2016. La contribution de Juremir Machado
da Silva, « L’appui des médias à la destitution de Dilma Rousseff » (pp. 239-245), situe
ses origines et ses causes. Il identifie les causes de ce qu’il qualifie de « coup d’État
Questions de communication, 33 | 2018
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constitutionnel » dans l’histoire politique du Brésil notamment dans la rivalité droite/
gauche (p. 240). À travers son analyse, on perçoit les motivations de l’engagement
exceptionnel des médias dans le projet de destitution de la présidente Dilma Rousseff
(p. 243).
14 Les changements de stratégies et des acteurs politiques orchestrés par la
prépondérance des médias est analysé par Éliséo Véron, dans « Médiatisation du
politique : stratégies, acteurs et construction des collectifs » (pp. 159-168). Il y est
question de la liberté de participation et de construction des processus d’identification
collective qui, selon Éliséo Veron, est la principale valeur sociale que seule la
démocratie peut contribuer à faire émerger (p. 160). Cependant, l’hyper médiatisation
du politique pousse à la disparition des objectifs à long terme pour faire place à la
recherche de solutions immédiates. Or, toute construction nécessite du temps (p. 167).
15 Les enjeux de la communication politique sont aussi bien d’ordre international,
national, que local. Dans « Les bulletins municipaux : une construction ambiguë à la
démocratie locale » (pp. 169-174), Christian Le Bart se penche sur cette question et met
en exergue les fonctions et l’utilité des bulletins municipaux. On note la fonction de
mise en visibilité du maire auprès, non seulement de ses électeurs, mais aussi de toute
la collectivité, puisque celui-ci est au service de tous. On perçoit également l’extension
de cette presse sur l’actualité locale et non uniquement sur celle de la collectivité
(p. 170).
16 En définitive, La Communication politique laisse paraître trois grandes orientations de
l’interaction politique/médias/citoyens. La première énonce des traits distinctifs entre
communication politique et marketing dans une perspective de valorisation de la
première (pp. 15-132). La deuxième direction dans laquelle s’inscrit cet ouvrage porte
sur le nouveau caractère particulier du contexte politique créé par le biais des mass
media. Porosité du jeu politique, instabilité de carrière des politiques, confusion entre
projets politiques de développement social et ambition électorale sont quelques-uns
des indicateurs qui montrent l’évolution rapide des pratiques politiques (pp. 133-202).
Enfin, la dernière orientation qui s’accorde en partie avec la précédente analyse est la
dimension manipulatrice des médias, notamment les réseaux socionumériques. La
nature révolutionnaire des médias numériques dans la mobilisation politique et
l’émancipation des citoyens dans les zones où les moyens classiques de communication
sont sous contrôle gouvernemental se perçoivent nettement dans cet ouvrage
(pp. 203-246).
17 Cette dernière édition se démarque de la précédente en ce qu’elle dresse une sorte de
bilan à mi-parcours de la communication politique depuis 1980 à aujourd’hui. La
prépondérance des réseaux socionumériques en politique, parfaitement illustrée par le
cas de Donald Trump à travers son usage assez actif de Twitter (pp. 149-158) est sans
doute l’un des indices de démarcation entre les deux éditions. En clair, cette édition
2017 présente une communication politique suivant l’évolution du contexte
technologique, économique, médiatique, alimentant ainsi sans cesse les débats dans la
démocratie contemporaine. Les quelques erreurs de mise en pages (pp. 107-108 ;
p. 241), n’enlèvent rien à la valeur d’analyse des auteurs. La tentative de réactualiser la
dimension presque incontournable de la communication politique dans la démocratie
contemporaine, magistralement réussie, paraît cependant difficile en pratique. En effet,
comme l’ont montré l’ensemble des contributions, les nouveaux médias rendent
difficile la distinction entre information et communication. Les acteurs professionnels
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de la communication ont du mal à s’imposer face aux simples commentateurs ou
activistes sur les réseaux socionumériques, ce qui accélère la course à la pipolisation
dans le monde contemporain. L’émergence des « fake news » (fausses nouvelles – voir
François Allard-Huver, 2017, « Fake news », Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et
critique des publics) résulte en partie de cette volonté de l’homme de paraître comme
détenteur de nouvelles, de connaissances. Ce qui cadre assez bien avec le nouveau
contexte politique fait de suspenses, de sanctions, de rebondissement, de buzz (voir
Pascal Lardellier et Alexandre Eyries, 2017, « Buzz », Publictionnaire. Dictionnaire
encyclopédique et critique des publics).
18 Aussi les différences entre marketing et communication politique soulignées par les
auteurs (l’abstraction de la contradiction), sont-elles difficilement perceptibles à
certains niveaux du jeu politique. Les affiches publicitaires en période de campagne
électorale relèvent de la contradiction lorsqu’elles dénoncent par exemple l’adversaire
avant de proposer la solution du candidat. Il y a une sorte de contradiction faite
d’arguments, contre-arguments et de dénonciations. Jean-Paul Gourévicth (L’Image en
politique. De Luther à l’Internet et de l’affichage au clip, Paris, Hachette Littératures, 1998)
aborde cette question en évoquant les quatre types d’image perceptibles pendant les
campagnes électorales. Dès lors, comment dissocier communication politique et
marketing politique, quand ils ont en commun les médias et leurs acteurs en
instruments et moyens d’expression ? Cette problématique se révèle plus complexe en
pratique.
AUTEURS
OLIVIER KOUASSI KOUASSI
Crem, université de Lorraine, F-54000
kouassi-olivier.kouassi[at]univ-lorraine.fr
Questions de communication, 33 | 2018
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Jan-Werner MÜLLER, Qu’est-ce que lepopulisme ? Définir enfin la menaceTraduit de l’allemand par F. Joly, Paris, Éd. Premier parallèle, 2016,200 pages
Stéphane François
RÉFÉRENCE
Jan-Werner MÜLLER, Qu’est-ce que le populisme ? Définir enfin la menace, traduit de
l’allemand par F. Joly, Paris, Éd. Premier parallèle, 2016, 200 pages
1 Avec Qu’est-ce que le populisme ?, Jan-Werner Müller offre une réflexion capitale pour
comprendre les enjeux du populisme sur les démocraties libérales. Cet ouvrage court (il
fait 200 pages) mais dense se propose de donner une théorie générale du populisme,
loin des débats actuels (démagogie, « style » populiste, racisme, etc.). Malgré tout, sa
lecture est aisée, facilitée par une écriture fluide et non jargonnante. Pour se faire,
l’auteur a construit son ouvrage autour de trois parties : « Le populisme, en théorie… » ;
« …et dans la pratique » ; « De la manière des démocrates de se confronter au
populisme ». La première partie est, comme son titre l’indique, une théorisation du
populisme ; la deuxième une élaboration d’une définition générale au-delà des
particularismes nationaux (particularismes qui jouent un rôle primordial dans les
expressions locales) ; la troisième, enfin, propose un vade mecum aux démocraties
libérales confrontées à l’émergence de celui-ci. Cette dernière partie est importante, les
auteurs travaillant sur le populisme ne soulevant guère ce point. En effet, s’ils font le
constat de la montée des populismes et l’analysent, ils ne proposent pas de solutions.
2 Précisément, ce livre soulève une dernière question, présente en filigrane, mais
importante en science politique : comment définir le peuple ? Le peuple est au cœur du
débat démocratique, mais quel est-il ? L’usage du terme « peuple » est en effet
problématique. Il a une compréhension et une extension qui varient considérablement
selon les contextes : de quel peuple parle-t-on ? S’agit-il du peuple tout entier moins
Questions de communication, 33 | 2018
442
ceux d’en haut (les « élites »), c’est-à-dire de la majorité de la population nationale ?
Parle-t-on de la partie prolétarisée de celle-ci ? Dans ce dernier cas, le « peuple » se
réduit-il à la classe ouvrière à laquelle s’adjoindraient les chômeurs et les précarisés ? Y
ajoute-t-on les employés ? Les artisans et les commerçants ? Les paysans ? Et où met-on
les classes moyennes salariées ? Surtout, les différents partis populistes excluent une
partie de la population : les bienfaits de l’État-providence ne doivent être destinés
qu’au « vrai peuple ». En effet, le populisme procède d’une révolte contre le partage des
acquis sociaux durement obtenus sur le long terme avec de nouveaux venus – les
immigrés –, estimant qu’ils ne les méritent pas.
3 Qu’est-ce que le populisme, tant d’extrême droite que de gauche ? Le terme
« populisme » est trompeur. Dans les différents pays où il est utilisé, il renvoie à des
contenus différents : aux Pays-Bas, par exemple, il fait référence à un parti de droite
qui se radicalise (le Parti pour la Liberté), tandis qu’en France, il est utilisé pour
qualifier un parti d’extrême droite qui essaie de muter (en l’occurrence le Front
national). Au Venezuela, il sert en revanche à définir un régime autoritaire. En outre, ce
terme est abondamment utilisé pour disqualifier, ce qui ne facilite pas sa
compréhension. Jan-Werner Müller se démarque à la fois des auteurs qui considèrent le
populisme comme un style (proximité langagière avec le « peuple », habillement simple
« populaire », etc.) et de ceux qui réduisent le populisme à un discours démagogique. Il
ne nie pas ces aspects, bien au contraire, seulement, il les considère comme
secondaires. Il postule l’idée selon laquelle l’aspect le plus important pour définir un
populiste est son attachement à se considérer comme le représentant du « vrai
peuple », c’est-à-dire comme le représentant légitime de la majorité silencieuse. Mais
qu’est-ce que le « vrai peuple » ? Cette question est essentielle. Selon nous, l’auteur
soulève un point capital pour comprendre le phénomène populiste : en définissant un
« vrai peuple », le leader populiste établit une double exclusion : d’un côté, cela revient
à rendre les autres partis illégitimes, ceux-ci étant forcément corrompus (le « tous
pourris » chez tous les populistes, de gauche comme de droite) ; de l’autre, à exclure les
citoyens qui ne soutiennent pas la politique de ce leader (ils deviennent alors des
ennemis) : s’il y a un « vrai peuple », forcément homogène, il y a aussi un « faux
peuple ». De ce fait, le cœur du populisme, son essence, n’est pas la critique des élites –
les leaders populistes sont d’ailleurs rarement issus du « peuple », bien au contraire –
mais le rejet du pluralisme de l’offre politique. Sauf que, sans pluralisme politique, il n’y
a pas de démocratie… l’électeur populiste ne serait donc pas une victime de la
mondialisation, mais une personne rejetant la démocratie.
4 Le rapport aux élections est d’ailleurs symptomatique : les populismes rejettent le
système représentatif au profit du referendum et préfèrent s’adresser directement au
peuple. En ce sens, il est le symptôme d’un malaise dans le système représentatif.
Comme il connaît les besoins de ce peuple, le leader populiste est à même d’identifier la
volonté populaire, il n’a guère besoin d’institutions intermédiaires. Le rejet des
pratiques électorales se voit dans le décalage entre le résultat électoral et celui des
populistes : la majorité silencieuse, n’ayant pu s’exprimer (pour quelle raison ? cela
reste un mystère), les procédures électorales sont remises en cause. Il y a toujours un
complot ou une cinquième colonne… Longtemps confinés à une posture contestatrice,
protestataire, les populismes accèdent aujourd’hui au pouvoir, en Europe (Hongrie,
Pologne), en Inde, en Turquie ou États-Unis. Jan-Werner Müller remarque que, à
chaque fois, ces partis confisquent l’État : comme ils sont l’expression du peuple, l’État
doit le servir, comprendre servir le leader et le parti populiste au pouvoir. Dès lors,
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l’État devient illibéral : il restreint les libertés et empêche la discussion démocratique.
Les manifestations et contestations ne seraient que l’expression d’un complot, ourdi
évidemment depuis l’étranger pour faire échouer l’expérience en cours (pensons par
exemple au naufrage du régime chaviste du Venezuela).
5 Une fois l’idéologie populiste en place dans l’arène politique, comment la contester ou
la contrecarrer ? Jan-Werner Müller constate dans la dernière partie de son livre que
les stratégies habituellement utilisées sont des échecs. L’exclusion ne fait que
victimiser et renforcer les populistes en donnant à l’électorat l’idée qu’il y aurait des
thèmes tabous. La captation des thématiques ne fonctionne pas, l’électeur préférant
l’original à la copie, pour reprendre la célèbre formule de François Duprat, le co-
fondateur du Front national. En outre, cette dernière stratégie a tendance à banaliser
les thématiques populistes dans la sphère publique. Il propose également de ne pas
« pathologiser » le populisme et refuse de stigmatiser l’électorat tenté de voter pour
des formations populistes. En retour, l’auteur propose de dialoguer avec ces partis, en
respectant plusieurs règles : ne pas les disqualifier d’office, par exemple en les traitant
de démagogues, de racistes ou de menteurs ; faire de vraies contre-propositions ;
condamner fermement les propos les plus antidémocratiques ou moralement les plus
inacceptables, en particulier les discours racistes qui excluent du « vrai peuple » une
partie de la population. Surtout, le populisme relève d’une crise de la représentation
pour deux grandes raisons : premièrement, l’électorat des grands partis s’érode, par
manque à la fois du renouvellement du personnel politique et des idées ;
deuxièmement, l’électorat devient volatil. L’un des enjeux est donc de renouer la
confiance entre les partis de gouvernement et de proposer des idées nouvelles et
mobilisatrices.
AUTEURS
STÉPHANE FRANÇOIS
GSRL, CNRS/École pratique des hautes études, F-94205
Francois.stephane21[at]aliceadsl.fr
Questions de communication, 33 | 2018
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Bruno POUCET, David VALENCE, dirs, LaLoi Edgar Faure. Réformer l’universitéaprès 1968Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. Histoire, 2016, 256 pages
Françoise Douay
RÉFÉRENCE
Bruno POUCET, David VALENCE, dirs, La Loi Edgar Faure. Réformer l’université après 1968,
Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. Histoire, 2016, 256 pages
1 Avec l’année 2018 s’annoncent deux commémorations obligées : le centenaire de
l’armistice du 11 novembre 1918 qui mit fin à l’effroyable guerre fratricide de 14-18
mais sans établir durablement la paix ; et le cinquantenaire de la tumultueuse année
1968 qui vit, à Saïgon en février l’offensive du Tèt, à Paris en mai le soulèvement
étudiant, et à Prague en août les chars soviétiques, flammes vives échappées de la
guerre froide, indices des remaniements sourds travaillant l’équilibre mondial.
Connaissant la suite de l’histoire : 1975, retrait des troupes américaines du Vietnam ;
1976-1978, mort de Mao Zedong et métamorphose de la Chine avec l’arrivée au pouvoir
de Deng Xiaoping ; 1989, chute du mur de Berlin… et tout le reste jusqu’à 2018, Donald
Trump, Vladimir Poutine et Kim Jong-Un, maîtres de nos destins, il nous est, en France,
devenu difficile d’inscrire directement, comme on le faisait alors, les événements de
mai 68 dans la trame héroïque de la lutte mondiale contre l’impérialisme stade suprême du
capitalisme. Qu’on s’en réjouisse ou qu’on le déplore, sans doute est-il temps d’examiner
d’un autre œil et à une autre échelle ce qui est arrivé à Nanterre le 22 mars 68, à la
Sorbonne et sur les barricades de la rue Gay-Lussac le 5 mai 68, dans les manifestations
monstres du 13 mai à gauche, du 30 mai à droite, et dans les urnes le 30 juin, puis dès la
rentrée 68 dans l’Université française toute entière, rondement réformée par la loi
Edgar Faure, votée à l’unanimité le 10 octobre et promulguée le 12 novembre 1968.
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2 Or, pour ce cinquantenaire, l’occasion en est donnée par l’ouvrage intitulé La Loi Edgar
Faure. Réformer l’université après 1968 paru aux Presses universitaires de Rennes au
1er trimestre 2016 ; produit d’un colloque qui s’est tenu en septembre 2011 à Paris, à la
Fondation nationale des sciences politiques, sous la direction scientifique de l’historien
Bruno Poucet, il est patronné par la Fondation Charles de Gaulle, comme l’attestent la
« Préface » (pp. 11-12) de son président, Jacques Godfrain, et la co-signature, avec
Bruno Poucet, des « Remerciements » (p. 7) par son ancien directeur-adjoint, David
Valence. Ce recueil de 256 pages offre, encadrées par l’« Introduction » (pp. 13-22) et la
« Conclusion » (pp. 193-195) de Bruno Poucet, onze communications réparties selon le
schéma de l’avant-pendant-après. « Le pouvoir face au défi de la massification »
(pp. 25-58), à travers les trois communications de Laurent Jalabert, Bruno Poucet,
Sabrina Tricaud, analyse, entre 1958 et 1968, les apports de la loi Fouchet (IUT, BTS), les
hésitations de Charles de Gaulle entre « sélection » et « participation », et le retrait
discret de Georges Pompidou. « Une loi “libérale” pour répondre à la crise de mai 68 »
(pp. 61-139), à travers les quatre communications d’Antoine Prost, François Audigier,
Nassera Mohraz, Ismail Ferhat, suit attentivement le développement de la Loi Faure,
« de Matignon à l’Élysée », puis à l’Assemblée nationale, et son accueil dans ce groupe
d’opposition de droite qu’est l’Union nationale interuniversitaire (UNI), ainsi qu’auprès
des syndicats enseignants. « Une loi peu ou mal appliquée ? » (pp. 143-192) à travers les
quatre communications de Charles Mercier, Arnaud Desvignes, Jérôme Aust, Yves
Lequin et Pierre Lamard, mesure les effets de cette loi dans quatre cas précis : la
présidence exemplaire de René Rémond à Nanterre, les limites de « l’autonomie » des
universités, l’échec que représente la scission de Lyon 3, enfin la réussite qu’incarne
l’Institut universitaire de technologie de Compiègne. Cet ensemble, complété par deux
témoignages saisissants dus l’un à Pierre Trincal et l’autre à Jacques de Chalendar
(pp. 199-239), se clôt sur une précieuse annexe archivistique rédigée conjointement par
Sylvie Le Clech et Emmanuelle Picard (pp. 241-251). C’est donc une très riche matière
qui est ainsi proposée à notre lecture.
3 Certes, tout n’y est pas constamment du même niveau d’excellence, et l’on croise çà et
là, péché véniel, des timidités touchantes (« nous n’avons malheureusement pas trouvé
trace… », p. 159) ; surprenants, des décomptes aberrants « De 100 000 étudiants en 1945,
on est passé à […] 600 000 en 1970 : un quadruplement des effectifs en 25 ans » (p. 13) ou
encore, par bouffées, une orthographe grammaticale calamiteuse (pp. 193-194) ; plus
gênant, des graphiques, que l’on devine multicolores à l’origine, rendus illisibles par le
passage au noir et blanc (pp. 115-117) ; et même, impardonnable, la falsification, que
l’on souhaite involontaire, d’un slogan pourtant célébrissime de Mai 68 : « Cours,
camarade, le vieux monde est derrière toi » réduit à « Cours, camarade, le vieux est
derrière toi » où « le vieux » désignerait Charles de Gaulle (p. 43) ! Mais laissons ces
pailles s’envoler au vent et, quitte à désarticuler un peu l’ordonnance de cet édifice,
tâchons d’en dégager les points forts, fructueux contrepoints et leitmotivs insistants.
4 Étoffée par les témoignages fournis en fin de volume, la seconde partie de l’ouvrage, qui
analyse de très près l’élaboration même de la loi – en un temps record de six semaines –
puis son vote à l’Assemblée nationale – par 441 voix pour, 0 contre et 40 abstentions –
suivi d’une acceptation inégale selon les syndicats enseignants, est vraiment d’un
intérêt majeur, qui se manifeste au mieux lorsqu’on lit ensemble, d’une part le récit
alerte d’Antoine Prost qui va jusqu’aux marginalia de Charles de Gaulle sur les
innombrables propositions d’Edgar Faure (« La loi Faure, de Matignon à l’Élysée »
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pp. 61-77) joint au vivant témoignage de toute première main de Jacques de Chalendar
sur ce marathon de 42 jours, ses attendus et ses conséquences (« De mai 1968 à juin
1969 », pp. 223-239), et d’autre part, les trois études de François Audigier (« […] tensions
et consensus à l’Assemblée nationale », pp. 79-97), Nassera Mohraz (« L’UNI […] :
l’opposition de droite la plus virulente […] », pp. 99-121) et Ismail Ferhat (« Une loi à
front renversé ? […] les syndicats enseignants […] », pp. 123-139) dont la confrontation
laisse clairement apparaître, aussi bien dans l’arène politique que dans l’opinion
universitaire, non pas un net et franc clivage gauche/droite mais bien un accord
largement majoritaire au « centre » gaullien, cerné, sur sa gauche par l’abstention du
Parti communiste à la Chambre et le refus de participation du seul SNESup parmi les
syndicats enseignants, et sur sa droite, par un groupuscule de six réfractaires influents
au sein des députés gaullistes auquel fait écho, sur la scène universitaire, la virulente
Union nationale inter-universitaire. Or, le départ du général de Gaulle en 1969 après
l’échec de son referendum sur la régionalisation ne modifiera pas sensiblement cette
configuration qui, comme Ismail Ferhat le souligne en conclusion (p. 139), a perduré
jusqu’à nos jours dans les débats scolaires de notre pays.
5 Comparées à cette partie centrale, les deux autres, où sont évoquées les positions de
Christian Fouchet, Charles de Gaulle et Georges Pompidou avant 1968, puis les cas
exemplaires de Nanterre et de Compiègne, les limites assez strictes de l’autonomie des
universités et la scission de Lyon 3, proposent des contributions qui, prises une à une,
sont instructives, mais restent juxtaposées sans dialogue entre elles, ni mise en
perspective finale. Il en va de même avec quelques leitmotivs dont la récurrence est
sensible au lecteur attentif alors qu’elle n’est pas thématisée ni soulignée en
conclusion. Retenons-en trois exemples. Le maître-mot « participation », éminemment
gaullien, vivement salué, encensé, applaudi, qui rallie les votes et fait taire les critiques
(pp. 12, 65, 79, 94-95, 148, 202, 224) reste inquestionné. La double séparation
« typiquement française », d’une part entre universités et grandes écoles, d’autre part
entre universités et recherche scientifique, est déplorée comme un échec persistant de
trop timides réformateurs (pp. 35, 179), alors qu’Antoine Prost montre (p. 73) que
Charles de Gaulle en personne a bloqué l’intégration prévue par Edgar Faure : aucun
bilan ne le souligne. Un motif plus discret revient à trois reprises, justifiant la
mansuétude à l’égard des « enragés » : « Ce sont nos enfants » (p. 89 : David Rousset, un
fils gauchiste ; p. 223 : Jacques de Chalendar, une nièce à Nanterre ; p. 233 : le préfet
Grimaud, deux enfants sur les barricades). Tant de riches échos auraient mérité une
belle orchestration finale !
6 Au lieu de cela, le directeur de l’ouvrage conclut sur l’impossibilité de comprendre
pourquoi le grand Charles a bien pu soutenir la loi Faure : « Réformer en profondeur.
C’est le choix du ministre et de son équipe, soutenu sans que l’on puisse aujourd’hui
encore savoir exactement pourquoi, par de Gaulle » (p. 195). Or la réponse se trouve à
deux encablures de là, dans le très beau passage de la communication d’Yves Lequin et
Pierre Lamard sur l’Université de technologie de Compiègne (UTC) intitulé « De la
France libre à la Libération » (pp. 182-183), où ils évoquent les liens forts qui unissent,
au siège de la France Libre à Alger en 1943-1944, puis dans Paris libéré en 1944, le
général de Gaulle, Edgar Faure et René Capitant : la solidarité dans la lutte, la confiance
réciproque, la volonté partagée de reconstruire la France, non moins qu’en 44, en 1968.
Bref, une synthèse plus vigoureuse des divers travaux de qualité proposés dans cet
Questions de communication, 33 | 2018
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ouvrage pourrait l’éclairer d’un jour nouveau… et lancer de nouvelles pistes : beau
programme pour 2018.
AUTEURS
FRANÇOISE DOUAY
LPL, Aix-Marseille Université, F-13100
fran.douay[at]wanadoo.fr
Questions de communication, 33 | 2018
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Arnault SKORNICKI, La Grande Soif del’État. Michel Foucault avec les sciencessocialesParis, Éd. Les Prairies ordinaires, coll. Essais, 2015, 288 pages
Jean Zoungrana
RÉFÉRENCE
Arnault SKORNICKI, La Grande Soif de l’État. Michel Foucault avec les sciences sociales, Paris,
Éd. Les Prairies ordinaires, coll. Essais, 2015, 288 pages
1 Ce livre se veut une analyse de l’apport de Michel Foucault à la sociologie historique et
politique de l’État. Aussi prend-il appui sur son travail historique à partir de la
démarche généalogique telle qu’initiée par Michel Foucault : une forme d’analytique
interprétative, définie comme une interprétation historique à orientation pragmatique
des pratiques culturelles qui nous déterminent.
2 Une double thèse parcourt ce livre : l’intérêt connu de Michel Foucault pour la question
du pouvoir, ensuite et surtout la fécondité de la généalogie comme contribution
méthodologique et empirique aux sciences sociales. C’est ce dernier point qui constitue
la trame du livre et l’essentiel de la démonstration. En effet, en confrontant Michel
Foucault aux sciences sociales, Arnault Skornicki propose de dégager, à travers les
méandres de cette pensée, « la contribution de la généalogie à la sociogenèse de l’État »
(p. 14). Ce faisant, il montre comment la généalogie, en déconstruisant les entités
collectives, en désubstantialisant les institutions, permet de changer, voire de tourner
le regard vers une convergence entre généalogie et sociogenèse.
3 En lecteur attentif de Michel Foucault, tout se passe comme si l’auteur faisait du
Foucault contre Foucault, le confrontant à ses propres contradictions et impasses :
entre ce qu’il fait sans le dire et ce qu’il dit ne pas faire et ce qu’il dit parfois sans le
faire, il y a l’implicite du discours, voire de la pensée à débusquer, la dynamique de la
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pensée à poursuivre ; c’est bien ce à quoi s’est employé Arnault Skornicki, en scrutant
de manière serrée les cours prononcés au Collège de France.
4 Deux citations de Michel Foucault semblent ici indispensables à l’introduction à cette
soif de l’État – métaphore utilisée par Michel Foucault – qu’il n’a guère eu le temps de
théoriser, au-delà des éléments épars distillés çà et là dans ses textes : « Je veux dire
ceci : faire l’économie d’une théorie de l’État, ça veut dire quoi ? […] Le problème de
l’étatisation est au cœur même des questions que j’ai essayé de poser » (Naissance de la
biopolitique. Cours au Collège de France, 1978-1979, éd. M. Senellart, Paris, Éd. Le Seuil/
Gallimard, 2004, pp. 78-79). Et cette autre citation dont on ne peut manquer de relever
la dimension dénégatoire : « En vous disant tout ça, il est bien entendu que je n’ai voulu
en aucun cas faire la généalogie de l’État lui-même ou l’histoire de l’État » (Sécurité,
territoire, population. Cours au Collège de France, 1977-1978), éd. M. Senellart, Paris, Éd. Le
Seuil/Gallimard, 2004, p. 282). Si donc la question de l’État est au cœur des
préoccupations du philosophe, comment se traduit-elle au-delà de sa simple
énonciation ?
5 Pour Arnault Skornicki, c’est le concept de gouvernementalité comme valeur
opératrice qui, à rebours, permet à Michel Foucault de passer de la microphysique des
pouvoirs qui relève de l’étatisation à la macro-politique qui renvoie justement à l’État :
il s’agit de partir du bas vers le haut et non l’inverse car, l’État, pour Michel Foucault,
est l’effet de gouvernementalités multiples. Sans explicitement proposer une théorie de
l’État, ce dernier a porté une attention particulière à l’État par l’entremise de la
question du pouvoir si bien qu’on a eu tendance à faire de lui le penseur du pouvoir. Or,
ses cours au Collège de France semblent montrer que la généalogie du pouvoir moderne
renvoie immanquablement à celle de l’État moderne. C’est pourquoi, on peut
légitimement se demander si, à partir des années 1970, Michel Foucault n’a pas tout de
même essayé de faire une théorie de l’État. Cette théorie serait complémentaire des
trois grands types reconstruits : juridique, marxiste et sociologique. L’auteur se
propose donc de confronter le modèle foucaldien au doublet juridico-marxiste et au
modèle sociologique du philosophe.
6 Pour ce faire, le livre est ainsi organisé en 5 chapitres : « La généalogie est-elle une
sociologie comme une autre ? » (pp. 23-49), « Foucault et la sociogenèse des
monopoles » (pp. 53-107), « Mystères et revers de l’ordre juridique » (pp. 111-131), « Le
Roi et le Berger » (pp. 135-187), « De la biopolitique considérée comme bureaucratie »
(pp. 191-230).
7 Dans la première partie, l’auteur s’interroge sur les rapports entre la généalogie conçue
comme une alternative radicale aux sciences humaines et la sociologie historique de
l’État. Pour sa démonstration, il balaye d’abord les objections à tout rapprochement
entre la généalogie et la sociologie pour ensuite en souligner au contraire la parenté, en
prenant notamment appui sur l’analytique du pouvoir chez Michel Foucault. Si l’on
considère que Michel Foucault est passé de l’archéologie du savoir (centrée sur les
pratiques discursives) à la généalogie, il semble impossible de conclure à
l’incompatibilité de l’archéologie du savoir à la sociologie.
8 Cette démonstration tient en ceci que Michel Foucault utilise une approche
nominaliste, processuelle, relationnelle et agonistique du pouvoir ; toute chose qui
autorise Arnault Skornicki à souligner la parenté entre la généalogie et la sociologie. En
effet, c’est bien la généalogie qui permet de montrer que l’État n’est pas la source du
pouvoir mais son point d’arrivée : c’est le sens de la sociogenèse des monopoles tel que
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démontré dans le chapitre deux. L’État est l’aboutissement d’un processus à travers des
modèles de rapport de pouvoir (la discipline, la biopolitique, les conduites religieuses,
les pratiques asilaires, par exemple) qui tous relèvent de techniques de domination. Le
pouvoir est l’expression de la nature relationnelle et microphysique de la domination.
« Autant, note Arnault Skornicki, le pouvoir désigne la nature relationnelle, réticulaire
et microphysique de la domination en général, autant la gouvernementalité désigne la
forme moderne du pouvoir à partir de laquelle l’État s’est constitué » (p. 59).
9 Dans le chapitre trois consacré aux mystères et revers de l’ordre juridique, il s’emploie
à déconstruire la définition juridico-politique de l’État. En effet, c’est l’approche
généalogique qui lui permet de construire la définition classique de l’État comme
personne morale, puissance publique avec le monopole de la contrainte légale. À cet
effet, Michel Foucault renverse d’abord la hiérarchie des normes. La tripartition
traditionnelle de cette hiérarchie (constitution, lois, règlement) est remise en question
au profit d’une autre hiérarchie : souveraineté (loi), discipline (règle) et sécurité
(biopolitique). La notion de gouvernementalité rend encore plus explicite cette
construction juridique car c’est bien l’État souverain qui est une innovation du
gouvernement et non l’inverse à travers des pratiques de pouvoir dites
microphysiques. Ensuite, à la définition classique de l’État (territoire, population,
gouvernement), Michel Foucault oppose sa propre enquête historique : le territoire,
c’est la discipline, la population, le biopouvoir, le gouvernement, la gouvernementalité
qui porte la marque de l’originalité de tout son travail.
10 L’originalité de l’enquête de Michel Foucault est d’arriver à montrer que les matrices de
la gouvernementalité moderne puisent leurs sources dans la Basse Antiquité. Le
chapitre quatre est consacré à cette enquête généalogique qui va permettre de les
mettre en évidence. L’auteur s’intéresse d’abord au protestantisme dissenter (dissidents
religieux, Quakers et Méthodistes) et ensuite au christianisme de l’Antiquité tardive en
suivant la démarche régressive proposée par Michel Foucault. Ainsi la discipline et
l’anatomo-politique renvoient-elles aux sectes protestantes, tandis que la biopolitique
et la gestion des populations relèvent du pouvoir pastoral. Ce dernier, c’est-à-dire le
pastorat chrétien, passe par la direction de conscience exercée par le clergé sur les
fidèles à travers l’aveu et la persuasion. Comme mode de gouvernement, le pouvoir
pastoral relève de dispositifs de pouvoir. En effet, dans sa généalogie de la société
disciplinaire, notamment dans Surveiller et punir (Paris, Gallimard, 1975), le philosophe
montre bien que la prison dérive des pratiques et concepts religieux des Quakers dont
l’objectif était de produire des comportements disciplinés par l’entremise de
l’enfermement cellulaire et la fonction corrective de l’isolement.
11 Si la spécificité du pouvoir en Occident est redevable à l’Église par l’entremise du
pouvoir pastoral comme formation historique, qu’est ce qui permet de l’expliquer ?
Arnault Skornicki, en bon lecteur des textes de Michel Foucault, en donne l’explication
en fournissant nombre d’éléments de compréhension qui permettent de rendre raison
de l’originalité de la démarche généalogique qui opère par différenciation rigoureuse :
le pouvoir pastoral se distingue autant du modèle grec que de celui des Hébreux : « La
direction pastorale chrétienne obéit en effet à une triple logique : massifiante (le berger
conduit une multiciplité en mouvement, et non un territoire comme l’empereur) ;
bienfaisante, sacrificielle et oblative (il dirige pour le bien de ses ouailles avant le sien
propre, pour leur subsistance et leur salut) ; individualisante (le berger connaît
chacune de ses brebis, afin de n’en laisser échapper aucune) » (p. 161).
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12 La figure du père semble opératoire entre celle du roi et celle du berger. Alors comment
passer de la bergerie à la monarchie moderne ? Si Michel Foucault y répond de façon
subreptice, l’auteur propose de mobiliser des sources complémentaires comme Jean
Bodin, Robert Filmer et John Locke dans une perspective généalogique afin d’en
dégager les méandres de la démonstration. Aussi arrive-t-il à mieux rendre compte de
la pastoralisation du souverain et du patriarcalisme qui transforment en profondeur les
modalités de l’action publique moderne.
13 Enfin, à la lecture des cours Sécurité, territoire, populations et Naissance de la biopolitique,
Arnault Skornicki dresse une généalogie de l’administration bureaucratique et de l’État
de droit. Comment s’opère l’autonomisation du politique par rapport au religieux ? Là
aussi, la généalogie tente de montrer en dehors de toute approche téléologique
comment l’État est devenu un objet de savoir. Dans ce cinquième chapitre, Arnault
Skornicki mobilise toute sa culture de sociologie historique bien au-delà des seules
intuitions de Michel Foucault sur la naissance de l’État et des angles morts de son
analyse.
14 Le Foucault politiste qui ressort de ce travail remarquablement documenté ne saurait
passer sous silence le sous-titre du texte. Bien souvent, on ne prête guère attention au
sous-titre. Ici, il est d’importance. Michel Foucault avec les sciences sociales. Même si
l’auteur se défend de commettre encore un livre sur Michel Foucault, il reste que le
sous-titre porte une volonté affirmée d’arrimer Michel Foucault aux sciences sociales
comme naguère le premier colloque international tenu à Paris en janvier 1988, Michel
Foucault philosophe. Michel Foucault avec les sciences sociales sonne comme une
revendication qui gagnerait à être davantage brandie tant cette association s’avère
féconde plus de trente ans après la mort de l’archéologue du savoir.
15 C’est le lieu de se rappeler que Jean-François Bert dans son Introduction à Michel Foucault
(Paris, Éd. La Découverte, 2011), faisait apparaître des liens profonds et non fortuits
avec les sciences sociales. Michel Foucault semble un auteur très fortement cité et
discuté en sciences sociales, particulièrement en sociologie. Cette dernière, observe
Pascal Hintermeyer (dir., Foucault post mortem en Europe, Strasbourg, Presses
universitaires de Strasbourg, 2015), vient en seconde position, bien après la
philosophie, dans le classement disciplinaire établi par le catalogue de l’Institut
Mémoire d’édition contemporaine (Imec) sur l’ensemble des références sur Michel
Foucault. Il note également qu’au-delà des réticences institutionnelles liées aux quatre
grands courants qui structuraient la sociologie en France à travers leurs principaux
auteurs (Raymond Boudon, Pierre Bourdieu, Alain Touraine, Michel Crozier) qui
avaient tous besoin d’asseoir leur légitimité incontestée, l’audience sociologique de
Michel Foucault va aujourd’hui crescendo ; ce que reconnaît aujourd’hui Alain Touraine
à travers l’usage qu’il fait du concept de subjectivation dans son livre Nous, sujets
humains (Paris, Éd. Le Seuil, 2015). De fait, nombre de chercheurs en sciences sociales
trouvent aujourd’hui dans les concepts de gouvernementalité, de pastorale, de
biopolitique, de discipline comme de dispositif, des outils d’analyse et de recherche à
faire fonctionner sous d’autres registres ou régimes de pensée. Tel n’était-il pas le
souhait de Michel Foucault de voir prendre son travail comme autant de boîtes à
outils ?
16 Si donc le livre de d’Arnault Skornicki s’inscrit dans cette dynamique, son grand mérite
réside dans l’inscription construite et démontrée de Michel Foucault dans les sciences
sociales, particulièrement la sociologie historique de l’État, et de l’approche
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généalogique dans la sociologie à qui elle aurait tendance subrepticement à donner une
leçon de sociologie.
AUTEURS
JEAN ZOUNGRANA
Sage, université de Strasbourg, F-67000
zoungrana[at]unistra.fr
Questions de communication, 33 | 2018
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Michel VOVELLE, La Bataille dubicentenaire de la Révolution françaiseParis, Éd. La Découverte, coll. Recherches, 2017, 260 pages
Alexandre de Saint-Denis
RÉFÉRENCE
Michel VOVELLE, La Bataille du bicentenaire de la Révolution française, Paris, Éd. La
Découverte, coll. Recherches, 2017, 260 pages
1 Dans cet ouvrage, Michel Vovelle, professeur émérite à Paris I Panthéon-Sorbonne et
ancien directeur de l’Institut d’histoire de la révolution française (IHRF) s’adonne à une
tâche particulièrement instructive pour les individus intéressés par la période mais
aussi pour les étudiants et chercheurs en histoire et politique contemporaine. Par le
biais autobiographique, l’historien revient sur la véritable aventure de l’organisation
du « bicentenaire » de la Révolution française ainsi que sur les conflits politiques et
universitaires qui y ont attrait entre 1981 et 1993.
2 Lors de la victoire aux présidentielles de François Mitterrand en 1981, Michel Vovelle
est professeur d’histoire et vice-président de l’université d’Aix-Marseille I. En 1982, il va
être invité par le cabinet du ministre de la Recherche Jean-Pierre Chevènement à
conduire une mission exploratoire sur la participation de la recherche à la célébration
du bicentenaire (mission Godelier) et, en 1983, chargé de coordonner l’organisation de
sa commémoration scientifique. Fort du soutien d’Ernest Labrousse (« mon protecteur
et ma caution majeure », p. 35) et profitant de sympathies au sein du gouvernement
socialiste pour son travail d’« historien de conviction […] aux idées larges et nouvelles »
(p. 25), il va rapidement jouer un rôle prééminent dans le monde universitaire français
en devenant en quelques années professeur à Paris I, vice-président de la Société des
études robespierristes (puis président entre 1985 et 1994), directeur de la revue des
Annales historiques de la Révolution française, président de la Commission internationale
d’histoire de la Révolution française (1985-2000), président de la Société d’histoire
Questions de communication, 33 | 2018
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moderne et contemporaine (1985-1989), président de la Commission internationale sur
l’histoire de la révolution, président de la Commission Jaurès et surtout… secrétaire
général du Comité exécutif de la Commission nationale de recherche historique pour le
bicentenaire de la Révolution française. Ces multiples nominations firent de Michel
Vovelle non seulement le chef de file de l’école historiographique marxiste, reprenant
ainsi le flambeau d’Albert Soboul et d’Ernest Labrousse mais aussi la principale caution
universitaire du gouvernement pour créer un discours rassembleur mais progressiste
autour de la Révolution française. Elles firent aussi évidemment des jaloux.
3 Jusqu’à la première alternance (1986), Michel Vovelle travailla relativement
harmonieusement avec les cadres des gouvernements Mauroy et Fabius. Pourtant, une
opposition émerge tant à gauche à droite. À droite, il s’agit d’une fronde médiatique et
universitaire avec en tête de pont Le Figaro ainsi que l’université Paris 4 et les Archives
nationales sous la direction de Jean Favier. Celle-ci prendra de l’ampleur pendant la
période de cohabitation (gouvernement Chirac, 3/1986-5/1988) mais refluera après la
victoire socialiste aux élections législatives de 1988 (gouvernement Rocard 1 et 2). Les
composantes conservatrices, royalistes, catholiques, voire anti-républicaines ou anti-
démocratiques de ce mouvement (Pierre Chaunu ou Louis Pauwels, les membres de
l’Action française) firent qu’il resta plus ou moins cantonné à une fraction déjà assez
peu représentative de la population française. C’est ce qu’attestent d’ailleurs les
discussions avec les représentants de droite des missions Michel Baroin et Edgar Faure.
4 Plus sérieuse fut l’opposition de gauche. Elle se divisait alors en deux tendances : la
première était la vieille école communiste regroupée autour d’Albert Soboul, qui était
pour Michel Vovelle le symbole d’un jacobinisme sclérosé et d’une autocratie sur le
déclin. Pour celle-ci, Michel Vovelle était un jeune opportuniste dont le marxisme
hétérodoxe était un danger à la fois pour le parti et le champ d’étude de la révolution.
Malgré les tensions, la rupture ne fut jamais totale et les contributions d’Albert Soboul
furent reconnues par des postes honorifiques au sein de différents comités. Mais le défi
majeur fut celui posé par le mouvement dit « révisionniste ». François Furet et ses
collègues s’appliquaient depuis les années 1960 à réfuter toute causalité sociale aux
évènements de 1789 et à promouvoir les idées de contingence et de régression dans le
processus révolutionnaire à travers le concept de « dérapage » populaire. Ils
s’opposaient de fait au travail des historiens de la Sorbonne pour qui la « Grande
Révolution » était le fruit d’un conflit de classe fait de contradictions sociales et
économiques entre une bourgeoisie en pleine ascension capitaliste et une aristocratie
ancrée dans ses privilèges féodaux. Ces idées avaient gagné plusieurs universités,
notamment l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), et de nombreux
médias, dont les revues L’Histoire ou Le Débat.
5 On le comprend dans l’ouvrage : ce sont les représentants de la « vieille école », comme
Albert Soboul et Georges Lefebvre, qui étaient tout particulièrement visés, ainsi que
leur « orthodoxie » d’inspiration marxiste, réelle ou supposée. La jeune génération de
chercheurs marxistes va ainsi se retrouver prise en tenaille entre les deux camps
malgré leurs propres efforts pour renouveler le champ en accordant une place
considérable aux « mentalités » et au temps long. L’époque de la guerre froide est en
réalité empreinte de fortes rivalités idéologiques dans le camp de la gauche ainsi que
d’un vocabulaire trop souvent binaire. Dans le contexte particulier du stalinisme tardif
puis de l’ère kroutchevienne, des débats, pas toujours constructifs, ont eu tendance à
durcir artificiellement les positions des divers protagonistes. Ainsi, dès les années 1950,
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les travaux de Georges Lefebvre ont été critiqués par les écrits fondateurs du
révisionniste britannique Alfred Cobban. Ils furent réévalués positivement tant dans le
monde anglo-saxon que français, par des historiens de toute obédience politique.
Notons aussi que le camp marxiste avait aussi compris depuis longtemps (avant la
guerre) que certaines approximations terminologiques héritées du XIXe siècle
(bourgeoisie) ou de la Révolution (Montagnards, Girondins, aristocratie) nuisaient à
l’étude et devaient être étudiées de plus près.
6 En France, c’est François Furet qui va devenir le chef de file de l’école révisionniste avec
la publication de La Révolution française en 1965 (Paris, Fayard), en collaboration avec
son beau-frère et futur collègue à l’EHESS Denis Richet. Dans les deux cas, Alfred
Cobban et François Furet ne sont pas des historiens de la Révolution française mais
plutôt des philosophes politiques. Comme Raymond Aron (au Figaro), François Furet se
fit journaliste politique (au Nouvel Observateur), ce qui participa à la promotion des idées
révisionnistes dans l’opinion, notamment dans la presse de gauche. L’attaque porte
ainsi moins dans les détails que sur les grands principes de la philosophie marxiste : le
déterminisme historique, la lutte des classes, la nécessité de la rupture révolutionnaire
et certaines implications téléologiques – les « lois tendancielles de l’histoire » (Albert
Soboul) – qui imposaient les révolutions de 1789 et 1793 comme matrices des
révolutions socialistes à venir. Comme Raymond Aron aussi, François Furet fut très
proche du marxisme avant de « virer à droite » : d’une certaine manière, alors que
certains comme Michel Vovelle ou Claude Mazauric tentèrent de renouveler le champ
de l’intérieur, d’autres préférèrent s’opposer aux rigidités de la « vieille école »
(François Furet).
7 Michel Vovelle fait le choix d’un exposé assez factuel de l’organisation des différentes
étapes de projet ou, comme il le dit, de l’« histoire d’une commission, dans son
fonctionnement quotidien, dans son cadre, le bunker, avec ses habitants… en somme,
c’est la bataille d’un camp, à partir de son promoteur, avec toute la subjectivité et
l’engagement partisan que cela représente » (p. 197). Cela lui permet de démentir,
chiffres et archives à l’appui, les allégations de sectarisme, d’opportunisme ou
d’enrichissement dont il fut accusé pendant les années 1980. Il règle ainsi ses comptes,
plutôt élégamment, avec Albert Soboul et François Furet mais beaucoup plus crûment
avec le chercheur américain Steve Kaplan, qui l’avait dénigré dans un précèdent
ouvrage, et le disciple furetiste Patrice Guennifey. C’est pourtant ce dernier qui
supervisera finalement l’organisation du bicentenaire.
8 Au bout du compte, les conclusions de l’ouvrage sont ambiguës. D’un côté, l’auteur
souligne le succès de sa mission scientifique du bicentenaire, la provincialisation et
l’internationalisation des recherches révolutionnaires, la promotion de plusieurs
générations de chercheurs et l’impasse du révisionnisme à affronter les événements
récents (les printemps arabes par exemple). Au contraire, il regrette la disparition de
l’école (néo)jacobine, la victoire dans l’opinion et les médias du furetisme ainsi que le
démantèlement progressif des organismes dans lesquels il a tant œuvré. En effet, à la
suite de plusieurs commissions et comités académiques, c’est le sort de l’IHRF lui-même
qui est en suspens.
9 Plusieurs ouvrages intéressants abordent l’historiographie de la Révolution française,
mais trop souvent d’un point de vue purement théorique ou idéologique. Fait bien trop
rare et passionnant, Michel Vovelle nous fait rentrer de plain-pied dans les arcanes de
la vie universitaire, avec ses tensions internes personnelles ou idéologiques et sa
Questions de communication, 33 | 2018
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relation parfois complexe avec le gouvernement. On aurait aimé en apprendre plus sur
plusieurs sujets tels que les tensions entre chercheurs français et anglophones,
l’organisation du colloque furetiste de 1988 et l’actualité de l’historiographie marxiste
de la révolution en ces années post-bicentenaire. L’ouvrage est donc à lire et on espère
que des travaux académiques viendront bientôt compléter cet exposé autobiographique
pour fournir une analyse plus globale de la période.
AUTEURS
ALEXANDRE DE SAINT-DENIS
ASIEs, Inalco, université Sorbonne Paris Cité, F-75013
alexdesaintdenis[at]gmail.com
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Colette ZYTNICKI, L’Algérie, terre detourisme. Histoire d’un loisir colonialParis, Éd. Vendémiaire, coll. Empires, 2017, 280 pages
Mélissa Mengue
RÉFÉRENCE
Colette ZYTNICKI, L’Algérie, terre de tourisme. Histoire d’un loisir colonial, Paris, Éd.
Vendémiaire, coll. Empires, 2017, 280 pages
1 L’ouvrage de Colette Zytnicki, dont les travaux portent sur l’histoire culturelle et
sociale du Maghreb, retrace l’histoire du tourisme en Algérie de 1830 à 1962, soit
pendant la période coloniale. Pour l’auteure, il s’agit là du passé glorieux d’une Algérie
destinée à être une « Californie africaine » (p. 10). En présentant les formes de tourisme
pratiquées, les sites les plus en vogues et les politiques adoptées en la matière, Colette
Zytnicki cherche à mettre en lumière le rôle de tous ceux qui ont participé à ce qui est
en même temps une fabrique d’images : ceux qui confèrent une renommée au
territoire, ceux qui investissent dans les aménagements, ceux qui institutionnalisent les
formes de loisirs, ceux qui les pratiquent. Quels sont les atouts touristiques de
l’Algérie ? Peuvent-ils rivaliser avec ceux d’autres pays dans la concurrence mondiale ?
Six chapitres retracent l’évolution du tourisme algérien et apportent des réponses à ces
interrogations.
2 Le chapitre, « Voyageurs, touristes et hiverneurs » (pp. 11-51), présente trois types de
touristes. Le premier est constitué par les « voyageurs » qui « parcourent le monde
pour le seul plaisir » (p. 25) à l’exemple, selon elle, des écrivains et des journalistes
sportifs ; ils peuvent se passer de réseaux infrastructurels importants. Les « touristes »,
dans la seconde catégorie, sont ceux qui pratiquent un « tourisme aventureux »
(p. 18) ; l’amélioration des conditions de transport a fait apparaître ces adeptes du
camping. Troisièmement, les « hiverneurs » constituent une catégorie moins élitaire
que les précédentes ; guidés par le sentiment exotique, les hiverneurs partent à la
Questions de communication, 33 | 2018
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découverte de l’Algérie. Cette classification permet à l’auteure de décrire l’influence
des compagnies de transport sur chacun des groupes.
3 L’auteure s’attaque ensuite au « développement du tourisme en Algérie » (pp. 51-85) et
évoque la pratique d’un tourisme qu’on peut qualifier de « méditerranéen » (p. 71) dès
le XIXe siècle. Il est pratiqué par l’élite coloniale, certains colons arpentant les paysages
montagneux tels que les sommets de l’Atlas, le col du Chréa… tandis que d’autres sont
attirés par les plages. Les apports de ce tourisme ont été multiples ; il a notamment
permis d’établir des cartes. Cependant, même s’il favorise l’essor d’une économie
locale, il ne rivalise pas encore avec la concurrence du tourisme dans les pays
européens.
4 Titré « Biskra et Bou Saada » (pp. 87-116), le troisième chapitre expose la mise en valeur
de Biskra et Bou Saada, deux villes devenues des stations touristiques. La rénovation de
Biskra répond aux attentes de touristes plus riches, souvent anglais ; ils sont attirés par
les quartiers indigènes qui préservent l’image culturelle de la ville et ont un cachet
d’authenticité, mais également par l’architecture moderne de la ville. Quant à Bou
Saada, elle a bâti sa renommée en exploitant l’image de l’artiste Étienne Dinet ; la
principale attraction touristique de cette ville est en effet le musée dédié au peintre.
L’historienne relève toutefois que l’attractivité de ces cités bâties dans les oasis
sahariennes risque de s’épuiser aux yeux des « amateurs de nouveauté » pour qui, une
fois visitées, elles deviennent banales. Des lieux donc, mais aussi une plongée dans
l’Histoire.
5 Le chapitre, « Un tourisme qui se cherche pendant l’entre-deux-guerres »
(pp. 117-146), décrit une période trouble du tourisme en Algérie. L’entrée en jeu des
autorités politiques dans la promotion du tourisme contribue à la construction de
structures pouvant accueillir une clientèle luxueuse. Ce projet d’aménagement
territorial est soutenu par des compagnies de transports telles que la Compagnie
générale transatlantique et la Transat. Mais la dépression qui survient après 1930
refroidit cette fièvre touristique : les voyageurs deviennent rares, ce qui engendre une
crise du secteur hôtelier, dont la clientèle riche et étrangère fréquente désormais des
destinations moins coûteuses. Le tourisme algérien se tourne par conséquent vers un
tourisme populaire qui exploite les paysages naturels ; la création de parcs nationaux
témoigne de cette visée.
6 Original, le chapitre « À la découverte du Sahara » (pp. 147-183) relate une phase
glorieuse du tourisme algérien, marquée par les « croisières » automobiles. Comme le
souligne l’auteure, le développement d’un tourisme au Sahara a été favorisé par la
médiatisation publicitaire des rallyes automobiles. Dans cette mise en valeur
touristique, l’armée a eu pour principal rôle d’assurer la sécurité des voyageurs. Les
compagnies de transport telles que Paris-Lyon-Méditerranée ont tracé les différents
circuits proposés aux automobilistes. En somme, ce tourisme aventureux attire une
clientèle riche, même si des problèmes d’hôtellerie et d’insécurité demeurent.
7 Enfin, « Le tourisme à l’heure de la démocratie des loisirs » (pp. 185-227), fait état d’un
développement du tourisme de masse après la Seconde Guerre mondiale qui avait
interrompu les voyages d’agrément entre la métropole et le département algérien.
Deux formes de tourisme sont apparues : un tourisme éducatif tourné vers la jeunesse,
et un tourisme social visant une clientèle locale. Par ailleurs, dès la fin de la guerre, un
« tourisme populaire », pratiqué par une classe moyenne européenne, voit le jour. Ces
trois catégories répondent aux attentes de la politique coloniale qui entendait faire
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« connaître la France et son empire » (p. 187). Plusieurs réformes furent ainsi menées
par les autorités coloniales et les organisations spécialisées pour développer un
« tourisme en plein air », un « tourisme du dimanche » et un « tourisme-travail » en
Algérie. Ce tourisme de masse est moins lucratif que celui concernant les groupes
sociaux voyageant en métropole.
8 En somme, malgré les atouts dont elle dispose, l’Algérie ne parvient pas à rivaliser avec
la concurrence mondiale. Comme le suggère cet ouvrage, la réussite du développement
touristique d’un pays dépend du réalisme de la politique menée par ses responsables,
de l’horizon d’attente des touristes et de la compétitivité du tourisme dans le marché
des loisirs. Au-delà de cet aspect général, l’intérêt de cette étude réside aussi dans le
choix de la période coloniale, pendant laquelle le tourisme « s’affirme comme un
mouvement d’appropriation du territoire, de ses paysages, de ses monuments et de son
histoire » (p. 229). En ce sens, il témoigne de ce que furent les enjeux interculturels,
économiques et politiques de cette période. Cet ouvrage bien présenté (avec un carnet
d’une dizaine de pages d’illustrations) s’appuie beaucoup sur l’Histoire de l’invention du
tourisme. XVIe-XIXe siècles de Marc Boyer (La Tour-d’Aigues, Éd. de l’Aube, 2000). Cette
synthèse est par ailleurs d’une lecture aussi agréable qu’intéressante.
AUTEURS
MÉLISSA MENGUE
Écritures, université de Lorraine, F-57000
melissamengue[at]gmail.com
Questions de communication, 33 | 2018
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Raphaël BARONI, Les Rouages del’intrigue. Les outils de la narratologiepostclassique pour l’analyse des texteslittérairesGenève, Slatkine, coll. Érudition, 2017, 218 pages
Hélène Crombet
RÉFÉRENCE
Raphaël BARONI, Les Rouages de l’intrigue. Les outils de la narratologie postclassique
pour l’analyse des textes littéraires, Genève, Slatkine, coll. Érudition, 2017, 218 pages
1 Dans Les Rouages de l’intrigue. Les outils de la narratologie postclassique pour l’analyse des
textes littéraires, Raphaël Baroni se propose de mieux comprendre le fonctionnement de
l’intrigue à l’heure où s’est amorcée, non pas une forme de prolifération des récits, mais
une prise de conscience de leur prolifération (p. 22). Dix ans après La Tension narrative.
Suspense, curiosité, surprise (2007, Paris, Éd. Le Seuil) et L’Œuvre du temps. Poétique de la
discordance narrative (2009, Paris, Éd. Le Seuil), l’auteur met en question les moyens qui
rendent séduisants des récits spécifiquement « mimétiques » entendus comme des
« récits immersifs et intrigants » (p. 72), dans une « perspective plus rhétorique que
cognitive » (p. 15). Il propose ainsi une « stylistique de la tension narrative »
(pp. 135-137) qui repose sur une mise en dialogue d’approches disciplinaires
différentes, en vue d’étudier les « mécanismes qui président à la dynamique de
l’intrigue littéraire » (p. 137).
2 Dans son analyse des rouages de l’intrigue, Raphaël Baroni se réclame d’une approche
« post-classique » de la narratologie. Bien qu’il souligne le caractère réducteur de
l’analyse sémiotique et linguistique lorsqu’elle mobilise le schéma quinaire (p. 36) ou le
schéma actanciel du personnage (p. 86), l’auteur n’écarte néanmoins pas l’héritage du
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structuralisme : il entend de la sorte « intégrer des outils linguistiques et formalistes
déjà éprouvés […] dans un nouveau contexte qui permette d’articuler la description des
structures textuelles avec l’interprétation de leurs fonctions discursives » (p. 18). Il
cherche ainsi à concilier une approche sur les formes et sur les fonctions, dont il
souligne la complexité du rapport (p. 31) en revendiquant une approche à la fois
objective et subjective de l’expérience esthétique (p. 81). Aussi propose-t-il une
nouvelle typologie de la focalisation (p. 101), ainsi qu’une étude sur les « formes » qui
donne une place à la « caractérisation des personnages » et à la « segmentation »
(pp. 81-115).
3 Par ailleurs, le chercheur met à plat certaines notions employées à la légère : aussi
distingue-t-il les « récits mimétiques » des « récits informatifs » (p. 35), l’« intrigue » de
l’« action » (p. 37) ou encore la « configuration », qui entre en jeu dans un processus de
compréhension, de la « mise en intrigue » (pp. 32-33). Mais, précisément, qu’est-ce que
l’intrigue ? L’auteur souligne le caractère plurivoque de ce terme, que les multiples
acceptions rendent flou (p. 25). D’où la nécessité de lui donner une définition
rigoureuse. Selon Raphaël Baroni, elle correspond à « l’établissement, [au] maintien et
[à] la résolution d’une tension dans la lecture, dont dépend l’intérêt du récit » (p. 40).
La tension narrative, qui vise « à dynamiser une histoire en suscitant du suspense ou de
la curiosité concernant son déroulement passé, actuel ou futur » (p. 73) lui est donc
étroitement liée. Aussi peut-elle susciter de la curiosité si « le nœud consiste à raconter
des actions dont le développement ultérieur est difficile à prévoir » (p. 40), ou bien du
suspense s’il « est fondé sur une représentation énigmatique de l’histoire, dont certains
éléments essentiels, présents ou passés, nous échappent » (pp. 40-41). Raphaël Baroni
fait la part belle à l’incertitude narrative, comme le montre le schéma paradigmatique
de l’« intrigue comme matrice de virtualités et comme énergie » (p. 36) : telle « une
matrice de possibilités dont la fonction est de susciter un désir cognitif » (p. 39), elle
s’associe à l’idée d’une irrésolution. Plusieurs phases composent ainsi l’intrigue :
l’« exposition », le « nœud », les « péripéties », le « dénouement » dont l’auteur souligne
le caractère hypothétique, et l’« évaluation » (pp. 69-70).
4 Dépassant la dichotomie conventionnelle entre fabula/histoire et sujet/récit/discours
(p. 70), Raphaël Baroni propose de complexifier l’étude des enjeux liés au récit intrigant
en prônant un dépassement de l’intrigue entendue comme « la simple trame des
événements » (p. 71) : la « séquence événementielle », qui renvoie à l’« histoire
effectivement racontée ou à son résumé » (p. 31) ne saurait, à elle seule, rendre compte
des mécanismes complexes qui régissent la mise en intrigue. À travers un schéma de la
« structure de l’intrigue », l’auteur souligne l’importance de la « séquence textuelle », qui
correspond à la « manière dont les informations sont présentées dans le récit » ; c’est-à-
dire à l’ordre de leur présentation, autour duquel « l’intrigue se noue et se dénoue »
(pp. 70-71). Aussi « l’agencement temporel des événements par le discours et les
différentes formes de mise en intrigue » entretiennent-ils un lien fondamental (p. 102).
5 Raphaël Baroni souligne l’importance de la « matérialisation verbale de l’histoire
racontée », pour comprendre les rouages du récit intrigant (p. 117). Par une typologie
des temps pivots de l’indicatif qui repose sur une logique entre « plan déictique » et
« plan diégétique » (pp. 118-119), il souligne le rôle des « perspectives de locution »
associées aux « modes énonciatifs » (p. 121) pour la mise en place d’une intrigue. La
lecture est production de sens : cette idée, que l’on doit notamment à Umberto Eco, est
centrale au regard du récit intrigant. Raphaël Baroni défend ainsi le principe suivant
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lequel « nous lisons pour l’intrigue », « objet de désir » du lecteur (p. 13). L’intrigue
trouve sa force « en l’énergie cinétique de la lecture, cette dernière étant conçue comme un
processus qui fait passer l’histoire d’un état virtuel à un état actuel » (p. 41). L’auteur
déplace la question de l’intrigue vers le lecteur, dont elle nécessite la « participation
active à l’élaboration du sens du texte » (p. 65). Elle suggère de sa part un processus
d’immersion « dans le flux temporel d’une histoire tendue vers son dénouement »
(p. 35). Aussi nœud et dénouement sont-ils éminemment liés à « l’ordre de sa
progression […] dans le texte et non à celui de l’action racontée » (p. 38). Dans cette
mesure, la question du savoir du lecteur apparaît essentielle au regard des enjeux liés à
l’intrigue. Les modalités par lesquelles les informations lui parviennent, notamment
leur « filtrage » (p. 96), ont un impact prééminent sur la production du suspense ou de
la curiosité. Le « diagnostic » (p. 74) ou le « pronostic » (p. 75) apparaissent ainsi comme
des « efforts cognitifs » (p. 66) suggérés au lecteur, dont l’activité est en perpétuelle
recomposition (p. 181).
6 Pour étayer ses propos, Raphaël Baroni choisit d’étudier la dimension intrigante de
Derborence de Charles-Ferdinand Ramuz (pp.141-156), de Le Roi Cophetua de Julien Gracq
(pp. 157-166) et de Les Gommes d’Alain Robbe-Grillet (pp. 167-179), choix qui pourraient
paraître osés au regard de leur inscription dans l’histoire littéraire et de leur mise en
récit. Néanmoins ces textes, expérimentaux, « ont trouvé des moyens originaux pour
nouer leurs intrigues ou pour en refléter le fonctionnement » (p. 19). Aussi l’auteur
propose-t-il une analyse des mécanismes tels que les jeux sur les temps verbaux ou les
focalisations comme autant d’éléments qui concourent à l’élaboration d’une intrigue.
Les exemples proposés mettent notamment en lumière la dimension philosophique du
récit qui constitue « le seul dispositif qui permette de rendre compte des
transformations qui affectent le monde et les êtres qui le peuplent, tout en reliant ce
devenir à une certaine forme de persistance, qui est celle de la structure d’une œuvre
capable d’éveiller la conscience du lecteur sur le passage du temps et sur ses effets »
(p. 183).
7 L’ouvrage de Raphaël Baroni offre ainsi des outils précieux pour penser des récits
intrigants qui peuvent être aussi bien des romans fleuves à la narration complexe que
des blockbusters, d’apparence seulement standardisés (p. 137). À la suite de Christian
Salmon, l’auteur reconnaît le caractère potentiellement manipulatoire du storytelling
(pp. 60-61). Aussi l’intrigue pourrait-elle être mal vue, tel un objet de manipulation
séduisant auquel s’attacherait un « soupçon de commercialité » (p. 14). Néanmoins, les
récits mimétiques sont susceptibles de participer d’une « sensibilité éthique » (p. 59) :
en nous invitant à nous décentrer, ils nous permettent de « nous sentir véritablement
concernés par autrui » (p. 60).
8 « [R]éhabiliter la lecture pour l’intrigue » (pp. 47-62) : tel est le projet que se propose de
mener Raphaël Baroni. Dans cette mesure, il cherche à dépasser certaines théories
binaires qui voudraient opposer une lecture dite naïve à une lecture dite intellective ou
« savante », en les réconciliant (pp. 47-48). Il s’agit d’accorder de l’importance aux
émotions du lecteur en envisageant un « rapport plus passionnel aux textes » (p. 14) : la
dimension perceptive est essentielle au plaisir de la lecture, mais aussi au désir
d’apprendre (p. 15). L’ouvrage comporte des implications pratiques dont Jean-Louis
Dufays, qui en a réalisé la préface, souligne tout l’intérêt pour l’enseignement
(pp. 9-11). Aussi constitue-t-il une invitation, pour les études littéraires, à « prolonger
l’expérience esthétique, d’abord vécue sur le mode d’une immersion solitaire, pour en
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socialiser le sens, pour réfléchir collectivement sur la valeur de l’intrigue et pour
mettre en débat les passions qu’elle nous inspire » (p. 62).
AUTEURS
HÉLÈNE CROMBET
Mica, université Bordeaux Montaigne, F-33607
helene.crombet[at]gmail.com
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Pierluigi BASSO-FOSSALI, Marion COLAS-
BLAISE, dirs, La Notion de paradigmedans les sciences du langageLiège, Presses universitaires de Liège, coll. Signata, 2017, 412 pages
Pierre Halté
RÉFÉRENCE
Pierluigi BASSO-FOSSALI, Marion COLAS-BLAISE, dirs, La Notion de paradigme dans les sciences
du langage, Liège, Presses universitaires de Liège, coll. Signata, 2017, 412 pages
1 La notion de paradigme, un des fondements de la linguistique saussurienne qui
apparaît par ailleurs dans de nombreuses disciplines scientifiques, nécessite d’être
définie et pensée au vu de l’évolution des sciences du langage. L’objectif du numéro 8
de la revue Signata, intitulé La Notion de paradigme dans les sciences du langage, est de
questionner cette notion et de fournir des pistes permettant de la renouveler, selon six
grands thèmes, chacun étant illustré par deux articles : la vie des paradigmes, pratiques
paradigmatiques, la mise en question des paradigmes, les paradigmes en discours,
degrés de complexification paradigmatique, conditions de résistance d’une notion
classique. Ces thèmes attestent de l’ambition de l’ouvrage : il s’agit, tout d’abord, de
montrer comment la notion de paradigme permet toujours de penser certains
phénomènes linguistiques et de les catégoriser ; ensuite, il s’agit d’aller à l’encontre des
conceptions classiques de la relation paradigme/syntagme, en montrant que la notion
n’est pas cantonnée à la langue et en questionnant sa place dans les études de la parole.
Enfin, l’ouvrage a pour ambition de remettre en question la notion même de
paradigme, d’en tester les limites et la pertinence dans divers contextes
épistémologiques.
2 De prime abord, la notion de paradigme est souvent envisagée comme une catégorie
dont les éléments peuvent permuter les uns avec les autres, à n’importe quel point de la
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chaîne syntagmatique. À ce titre, elle rejoint la conception que Ferdinand de Saussure a
de la « langue » comme un ensemble de potentialités catégorielles, réalisables et
mutuellement exclusives dans la « parole » – qui, elle, concernerait plutôt l’ordre
syntagmatique. Certaines catégories linguistiques, qu’elles soient syntaxiques, lexicales
ou même d’ordre rhétorique, ne peuvent pas être appréhendées sans la notion de
paradigme. Quelques auteurs choisissent de consacrer leur article à une nouvelle
problématisation de divers faits de langue à l’aide de la notion de paradigme. Mathieu
Goux (pp. 21-36) aborde par exemple la catégorie de l’article défini, dont il fait
l’historique tout en révélant les problématiques sous-jacentes à la création et à la
naissance d’un nouveau paradigme en français. Elles sont nombreuses et entrelacées :
l’héritage latin, d’une part, conduit les grammairiens du XVIIe siècle sur des pistes
morphologiques variées, et, d’autre part, son poids est tel que les chercheurs n’osent
pas, pendant longtemps, remettre en question ses fondements. Dans l’article suivant,
Jean-François Sablayrolles (pp. 37-50) s’attache à envisager la créativité lexicale sous
l’angle paradigmatique et dresse une typologie des différents néologismes. Il conclut en
défendant une vision du néologisme comme n’étant pas prototypique, c’est-à-dire ne
créant pas un autre paradigme, mais créant du nouveau au sein d’un paradigme déjà
existant. À ce titre, il est nécessaire de faire des hypothèses d’ordre paradigmatique sur
ce qui permet la constitution de néologismes, et de tenir compte des usages et des
connaissances métalinguistiques, en synchronie, des locuteurs les employant.
Catherine Fuchs (pp. 51-64) traite quant à elle des types de comparaison, dont elle
définit les possibilités et les impossibilités, en fonction notamment de la relation des
termes de la comparaison aux paradigmes dont ils sont issus. Nathalie Rossi-Gensane
(pp. 65-99) traite, d’un point de vue purement syntaxique, de la coordination et de
l’apposition sous l’angle de relations d’équivalence et d’entassement ; elle remet en
question la notion même de coordination. Enfin, Danielle Leeman (pp. 101-128) travaille
sur quelques enchaînements de type « Préposition + nom », dont elle fournit des
exemples attestés pour prouver que leur dimension paradigmatique est déterminée par
des critères socio-linguistiques et non purement sémantiques ou syntaxiques.
3 D’autres auteurs essaient de réconcilier la notion de paradigme avec celle de la parole
saussurienne. Il s’agit pour eux de montrer que la dimension paradigmatique ne relève
pas que de la langue ou d’un réservoir virtuel de potentialités, mais qu’elle est aussi
repérable au niveau de la parole actualisée, réalisée. Ainsi, Véronique Traverso
(pp. 129-144) propose un repérage des paradigmes dans la temporalité de l’interaction,
s’intéressant par exemple aux séries de productions linguistiques lors de la recherche
de mots. Elle conclut néanmoins en relativisant la possibilité de concilier la linguistique
interactionnelle et la notion de paradigme, tant cette dernière est habituellement
conçue in absentia, là où la linguistique interactionnelle s’intéresse à la parole in
praesentia. Partant d’une réflexion sur la cohésion de la répétition rythmique en
discours, Emmanuelle Prak-Derrington (pp. 145-174) propose, après une typologie des
différentes répétitions, un nouveau point de vue sur le rapport entre syntagme et
paradigme. En effet, la simple répétition du signifiant d’un syntagme, dans sa
matérialité sonore, suffit à n’importe quel locuteur, indépendamment des aspects
sémantiques de ce qui est dit, pour identifier les éléments susceptibles de se combiner
avec celui qui est répété. Autrement dit, la répétition crée des paradigmes. La
contribution d’Alain Rabatel (pp. 175-204) permet elle aussi de concevoir un paradigme
intégré au discours, plus précisément au texte. La notion lui semble dangereusement
affranchie de toute considération pragmatique ou énonciative, ce qu’il dénonce en
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démontrant qu’en discours, la substituabilité d’un terme à un autre (cette opération
étant au fondement de la notion de paradigme) se calcule en fonction de paramètres
discursifs présents au moment de l’énonciation (donc définis par le texte dans le cas de
discours écrits), et pas de façon absolue. Il propose une autre façon de voir le
paradigme, au-delà des conceptions habituelles reposant sur des critères
morphologiques ou une opposition local/global : la notion ne s’oppose pas au syntagme
mais entre dans une dualité avec lui. Chaque texte paramètre des paradigmes
spécifiques selon des critères énonciatifs, reposant sur un système de points de vue
qu’Alain Rabatel décrit à la fin de son article.
4 Enfin, certains articles questionnent directement la notion, à la fois pour en montrer
les limites et le réinventer. Sémir Badir et Lorenzo Cigana (pp. 247-267) reviennent sur
le concept tel qu’il apparaît chez Louis Hjemslev (qui développe, autour de la question
du paradigme, une véritable sémiotique des valeurs), et sur son exploitation
postérieure par Algirdas Julien Greimas. Les chercheurs montrent la nécessité de
revenir à cette perspective hjemslevienne, qui a été affaiblie par les besoins de la
linguistique structurale, mais qui est redevenue pertinente dans l’état actuel des
disciplines des sciences du langage. Marion Colas-Blaise (pp. 221-246) propose une
modélisation concurrente, ou parallèle, à celles existantes, qu’elle décrit du point de
vue morphologique, puis de l’opposition texte/discours, et enfin de l’énonciation. Elle
élabore un rapprochement entre le paradigme et les processus de reformulation, dans
une conception dynamiciste qu’elle théorise selon quatre régimes tirés de la sémiotique
tensive. Elle conclut en évoquant les possibilités d’appliquer la notion de paradigme au
sujet du langage visuel. Jacques Fontanille (pp. 205-220) envisage le paradigme comme
une compétition entre des manifestations potentielles, organisées à différents niveaux
de la sémiose selon les objets signifiants : langue, texte, discours, forme de vie… Il
permet ainsi de concevoir le paradigme non pas comme un réservoir figé d’éléments,
toujours les mêmes, potentiellement réalisables, mais plutôt comme des entités ayant
une histoire, des usages, ce qui détermine la disponibilité des éléments qu’elles
contiennent. La manifestation de ces éléments se fait selon ces déterminismes et relève
d’une forme de compétition entre eux. Pierluigi Basso-Fossali (pp. 269-312) propose
enfin, tout comme Alain Rabatel, d’aller au-delà de la simple opposition entre
paradigme et syntagme. Il dresse une cartographie du paradigme, des processus
sémiotiques qui y sont à l’œuvre, et modélise un fonctionnement du langage où la
syntaxe devient un point de contact entre des paradigmes compatibles. Cette
compatibilité est déterminée par les caractéristiques sémiotiques de chacun : densité,
intensité/extensité, appropriation/compétition, etc. Notons enfin que deux articles
passionnants paraissent sous forme de varia, le premier, par Adrien Mathy
(pp. 313-340), consacré à une modélisation ambitieuse de la subjectivité en discours, et
le second, par Lisa Kurts-Wöste (pp. 341-370), consacré à une approche trans-
sémiotique de la musique.
5 Cet ouvrage apporte une pierre importante à l’édifice des sciences du langage, et ce
pour plusieurs raisons. D’abord, parce qu’il réunit et fait dialoguer avec succès des
auteurs issus de domaines théoriques différents : sémiotique, syntaxe, linguistique
interactionnelle, énonciation, sociolinguistique, histoire de la langue… Ce large panel
de spécialistes montre à lui seul à quel point il était nécessaire de s’intéresser à
nouveau à la notion de paradigme, tant cette dernière traverse toutes les sous-
disciplines des sciences du langage. Ensuite, si l’on peut regretter quelques
redondances, la plupart des auteurs attachant une partie de leur travail à revenir,
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parfois brièvement, parfois moins, sur l’histoire de la notion de paradigme, chaque
contribution apporte néanmoins une vision unique et renouvelée de la notion.
L’ouvrage est d’une grande richesse, en termes d’objets d’étude comme d’appareillages
théoriques, sans pour autant que le lecteur en ressente une impression d’éclatement ;
au contraire, chaque approche éclaire d’une lumière différente le concept de
paradigme, dont le cœur apparaît plutôt stable, et le contour mouvant. Enfin, et c’est sa
qualité majeure, l’ouvrage propose une véritable reconfiguration de la notion de
paradigme et de son articulation avec le syntagme. La pertinence d’une opposition
paradigme/syntagme en sort fortement contestée, de même que l’association
systématique du paradigme à la langue, à une forme de réservoir de potentialités
actualisables. Il n’est pas question de rejeter entièrement cette vision, qui permet de
bâtir des catégories linguistiques utiles, mais plutôt de la reconfigurer. Le lecteur est
convaincu de la nécessité de pouvoir penser ensemble le paradigme et le discours, ce
qui constitue une avancée incontestable dans le champ des sciences du langage.
AUTEURS
PIERRE HALTÉ
Icar, CNRS/université Lyon 2/ENS Lyon
Pierre.halte[at]ens-lyon.fr
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PIERRE CAUSSAT, textes réunis etproposés par Driss ABLALI, Variationsphilosophiques et sémiotiques autour dulangage. Humboldt, Saussure, Bakhtine,Jakobson, Ricœur et quelques autresLouvain-la-Neuve, Academia/Éd. L’Harmattan, coll. Sciences du langage,carrefours et points de vue, 2016, 464 pages
Maryvonne Holzem
RÉFÉRENCE
PIERRE CAUSSAT, textes réunis et proposés par Driss ABLALI, Variations philosophiques et
sémiotiques autour du langage. Humboldt, Saussure, Bakhtine, Jakobson, Ricœur et quelques
autres, Louvain-la-Neuve, Academia/Éd. L’Harmattan, coll. Sciences du langage,
carrefours et points de vue, 2016, 464 pages
1 Cet ouvrage est important dans le sens où il offre à la communauté des chercheurs, tant
en linguistique qu’en philosophie, une archive inédite car difficile d’accès rassemblant
les textes de Pierre Caussat des années 1970 à nos jours. L’auteur, traducteur et tout
particulièrement de Wilhelm von Humboldt (notamment : Pierre Caussat, éd et trad.,
Introduction à l’œuvre sur le kavi, Paris, Éd. Le Seuil, 1974) et assistant de Paul Ricœur,
livre ici des sources précieuses. Au terme de plusieurs années de travail pour
rassembler et numériser ce fonds, les articles sélectionnés par Driss Ablali en accord
avec l’auteur, s’organisent autour du langage et de la langue. C’est dire si l’œuvre
comparatiste de Wilhelm von Humboldt y est prégnante. L’ouvrage se divise en deux
parties.
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2 La première, « Langue, idiomes, nations, référence », constituée de 12 chapitres, met le
langage au premier plan et avec lui d’emblée, il rédime les études linguistiques autour
de la lancinante question de l’origine. En s’appuyant tant sur Nicolas de Cues que sur
Wilhelm von Humboldt, il redonne corps et vie à l’article 2 des statuts de 1866 de la
Société linguistique de Paris : « La société n’admet aucune communication concernant
soit l’origine du langage soit la création d’une langue universelle » (note p. 16). Les
portes du jardin d’Eden ainsi verrouillées, les études proprement linguistiques peuvent
commencer et Pierre Caussat de conclure « L’origine n’est pas en arrière, mais ici et
maintenant, dans la langue que je fais parler » (p. 33). Le ton est maintenant donné.
Tirant les conséquences d’une approche des langues dans leur pluralité, le chapitre
suivant réveille tant le philosophe que le linguiste de leurs rêveries d’un langage
désincarné. La langue n’est plus un objet que l’on peut poser devant soi, mais une chair
dont Wilhelm von Humboldt a fait valoir la singularité extrême, exemplaire de toutes
les autres singularités au niveau d’une nation comme au niveau individuel. C’est
essentiellement aux écrits de Ferdinand de Saussure – aux notes manuscrites laissées
plutôt qu’au cours interprété par Charles Bally et Albert Sechehaye – que se consacrent
les chapitres 3 (pp. 51-86) et 4 (pp. 87-106). Le premier fait état des tentatives des néo-
grammariens de forger des lois du changement phonétique et de la réponse radicale de
Ferdinand de Saussure en termes de dualité langue/parole et synchronie/diachronie.
Le suivant, avec la question du nominalisme, illustre la portée sémiologique opérée par
la coupure saussurienne « délivrant la langue de toute attache à une nature donnée »
(p. 102). Au chapitre 5 (pp. 107-132), Pierre Caussat mettra Charles Bally (Le Langage et la
vie, Paris, Payot, 1926) face à la psychologie allemande au moment du passage accompli
par l’œuvre de Ernst Cassirer de la notion de substance à celle de fonction –
conséquences des recherches en physique et géométrie de la fin du XIXe siècle – et du
débat sur le rôle et le statut de l’expérience (subjectivité) dans la construction des
connaissances (objectivité). « L’objet langue tout comme le sujet qui y parle, l’un et
l’autre en travail de leur propre invention » (p. 130) conclut Pierre Caussat au terme
d’un chapitre dense, liant linguistique et héritage kantien. Rompant quelque peu le fil
du propos, c’est aux écoles de la synthèse de la pensée linguistique et philosophique
occidentale avec la tradition slavophile que s’intéressent les chapitres 6 (pp. 133-145) et
7 (pp. 147-170), avec Roman Jakobson et Nikolaï Sergueïevitch Troubetzkoy (cercle de
Prague) et l’école de Kazan (fondée par Jan Baudoin de Courtenay). Le chapitre 8
(pp. 171-188) qui reprend un article publié en 1985 sous le titre « La subjectivité en
question » dans la revue Langages, questionne la subjectivité et avec elle le statut sui-
référentiel des performatifs. La réponse de Pierre Caussat sera philosophique avec Søren
Kierkegaard – penseur de l’individu comme catégorie décisive – rappelant que
« l’autorité ne se délègue pas, elle se répète à nouveau frais dans chaque individu »
(p. 182). Il ouvre ainsi la porte au principe de turbulence et au moment nodal signifiant-
signifié du processus langagier (p. 201) qui relance la relation du signe et du sens. Sujet
qu’il abordera dans le chapitre suivant avec les écrits de Saussure. Cette première
partie s’achève avec trois articles d’Antoine Meillet sur l’historicité de la langue, puis
sur le pouvoir créatif et donc la dimension culturelle de la langue avec les contributions
des philosophes Gottfried Wilhelm Leibniz, Jakob Thomasius et Johann Gottlieb Fichte.
C’est dire si cette première partie est à la fois dense au vu des thèmes abordés et
culturellement très nourrissante au vu des sources mobilisées pour mener le débat. On
regrette seulement que le lecteur ne soit peut-être pas suffisamment préparé à cette
densité, ni à cette richesse. Une présentation contextualisée des articles ainsi repris,
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aurait sans nul doute aidé à la lecture et à mieux suivre le fil conducteur d’un débat
d’importance sur la relation sujet-objet, à l’heure où les recherches en linguistique se
trouvent minorées au profit d’applications dites sémantiques (Web) de nature
technologique.
3 La philosophie occupe l’avant-scène des 8 chapitres de la seconde partie de l’ouvrage :
« Entre sémiotique et philosophie du langage ». Une philosophie passée avec Emmanuel
Kant et ses successeurs à l’épreuve de la révolution copernicienne puis du linguistic turn
(p. 261). Si la philosophie a ainsi dû rompre avec l’assurance d’être propriétaire d’un
logos maître, elle n’a pas pour autant été capable d’opérer la médiation entre le sujet et
l’objet, parce qu’il lui a manqué l’élément conjonctif : le langage. Cette critique lancée
par ce qu’il nomme les trois H – Hamann, Herder, Humboldt – nourrira les premiers
chapitres de cette seconde partie. Mais auparavant, l’auteur, philosophe et traducteur
de l’allemand, s’interroge sur l’espace laissé à la traduction en philosophie et avec elle à
la place des langues pour une appropriation à la fois singulière et indéfiniment
multipliée. Le chapitre 2 « Crise de la raison-logos et invention de la raison-langue »
(pp. 279-312) nous semble central, tant par son volume (33 pages) que par le sujet
abordé : l’héritage kantien et la place de la langue dans la refondation de la raison. Sorti
à la fois de son rôle ancillaire et de la mythique tour de Babel, la langue peut-elle
satisfaire à l’a priori du concept tel que subsumé par la théorie du schématisme ? Parmi
les trois H (supra) auxquels Pierre Caussat donne successivement la parole, si Hamann
et Herder sont restés dans la contestation d’Emmanuel Kant, l’apport de Wilhelm von
Humboldt, dont il connaît très bien les écrits, sera décisif. « Avec la “langue dont une
nation fait usage”, on tourne le dos à “l’idéologie” (Begriffschrift) des philosophes : parlé
(proféré) contre l’écrit, image parlante (vivante) contre concept pensé ; bref, une
langue incarnée, nourrie des échanges entre sujets membres d’une même nation »
(Caussat citant Humboldt, p. 295). En décelant l’universel dans le singulier, Wilhelm von
Humboldt n’opère pas une rupture, mais un développement du kantisme. Dans un
article de 1923, Die kantischen Elemente in Wilhelm von Humboldts Sprach-philosophie (Ernst
Cassirer, « Les éléments kantiens dans la philosophie du langage de Wilhelm von
Humboldt », trad. de l’allemand par A. Dijan, Les Études philosophiques, 113, 2,
pp. 259-282, 2015), Ernst Cassirer voit en Wilhelm von Humboldt celui qui a à la fois
prolongé dans son approche des parties du discours et de leurs relations mutuelles, la
conception kantienne de l’espace et du temps, mais aussi, celui qui a trouvé dans la
détermination critique de la limite par Emmanuel Kant, le sens indestructible de
l’individualité, préservant « la conscience du Je de se dissoudre dans celle du Tout »
(p. 270).
4 S’il n’est pas étonnant que les philosophes allemands, restés en poste sous le Reich, se
satisfassent d’une telle dissolution – dans le « on » de la communauté et de la race
chère à Martin Heidegger – le lecteur regrettera de ne trouver ici trace de l’apport si
précieux de Ernst Cassirer à ce débat. La conjonction entre Wilhelm von Humboldt et
Friedrich Schleiermacher sur le rapport individualité/totalité établissant dans et par la
langue l’identité relationnelle, occupera le chapitre 5 (pp. 351-373). Il se prolongera au
chapitre suivant (pp. 375-393) avec la philosophie d’Ernst Cassirer située entre Wilhelm
von Humboldt et le structuralisme. Pierre Caussat prévient du soupçon d’ingratitude à
l’égard du philosophe des formes symboliques, la plupart des questions lui ayant « été
soufflées par d’autres » (p. 376). Nos craintes vont se confirmer au vu des philosophes
allemands contemporains convoqués sur la question du langage comme forme
symbolique. Si l’on n’est guère étonné des inquiétudes de Hans-Georg Gadamer sur les
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« conditions historiques de possibilité d’effectuation de la langue » (p. 383), ce dernier
restant ancré dans une vision d’appartenance nationale à la langue, le lecteur est en
droit de s’interroger du bien-fondé d’un recours à Bruno Liebrucks en contradicteur de
Ernst Cassirer. Rappellerons-nous l’intérêt de Bruno Liebrucks pour l’anthropologie
raciale ? N’est-ce point rabaisser le débat que de requérir un tel protagoniste ? En ce
qui concerne le passage de la notion ontologique de substance à celle de fonction, nous
conseillons la lecture du livre de Jean Lassègue (Cassirer du transcendantal au sémiotique,
Paris, Vrin, 2016). L’auteur, comme les lecteurs, y trouveront matière à poursuivre
cette réflexion. Après un détour vers la psychologie expérimentale et l’œuvre
totalisante de Wilhelm Wundt qui s’intéressa aux conditions kantiennes de
l’expérience, le livre s’achève sur « la philosophie face à l’univers des signes » avec la
pensée médiane de Paul Ricœur et le caractère inachevé de toute interprétation.
5 Par les nombreuses sources citées et les questions soulevées, nous souhaitons à cet
ouvrage de gagner les bancs des amphithéâtres pour que se poursuivent les débats
entre linguistique et philosophie. Au vu des thèmes abordés ici, nous faisons confiance
à nos collègues pour accompagner les étudiants dans leur lecture.
AUTEURS
MARYVONNE HOLZEM
Dylis, université de Rouen, F-76000
Maryvonne.Holzem[at]univ-rouen.fr
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Catherine KERBRAT-ORECCHIONI, LesDébats de l’entre-deux-tours desélections présidentielles françaises.Constantes et évolutions d’un genreParis, Éd. L’Harmattan, 2017, 372 pages
Alexandra Cuniţă
RÉFÉRENCE
Catherine KERBRAT-ORECCHIONI, Les Débats de l’entre-deux-tours des élections
présidentielles françaises. Constantes et évolutions d’un genre, Paris, Éd. L’Harmattan,
2017, 372 pages
1 Après avoir fait paraître, il y a plus de 25 ans, un véritable panorama des acquis de
l’analyse conversationnelle et de la théorie de l’interaction (Les Interactions verbales, 3 t.,
Paris, A. Colin, 1990, 1992, 1994), après avoir mis en évidence les vraies dimensions de la
problématique abordée, en faisant porter successivement ses recherches sur le
discours, sur certaines figures de rhétorique comme l’hyperbole et la litote, ou encore
sur les formes nominales d’adresse, Catherine Kerbrat-Orecchioni met au jour un autre
livre phare : Les Débats de l’entre-deux-tours des élections présidentielles françaises.
Constantes et évolutions d’un genre. L’ouvrage est une ample analyse d’un type particulier
d’événements relevant de la catégorie des discours politiques, mais s’intégrant aussi
dans les discours médiatiques (télévisés) : les affrontements des postulants à la
magistrature suprême (1974 : Valéry Giscard d’Estaing et François Mitterrand ; 1981 :
les mêmes compétiteurs ; 1988 : Jacques Chirac et François Mitterrand ; 1995 : Jacques
Chirac et Lionel Jospin ; pas de débat en 2002 ; 2007 : Ségolène Royal et Nicolas Sarkozy ;
2012 : François Hollande et Nicolas Sarkozy [pp. 29-31]) –, à la veille de la « date
fatidique » (p. 8).
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2 Cet ouvrage, qui offre l’occasion d’une nouvelle et instructive rencontre avec
l’appareillage conceptuel, les méthodes d’analyse et les démarches de la théorie de
l’interaction, de l’analyse du discours et de la théorie des actes de langage, rassemble
une vaste gamme de remarques et d’explications relatives aux dires et surtout à la
façon de dire les choses d’hommes politiques illustres, dont la plupart ont rempli, au
moins une fois, la fonction de premier magistrat de France. Cependant, au-delà des
commentaires précis, rigoureux – parfois impitoyables – et aussi objectifs que possible
sur la production discursive de chaque candidat débatteur, le livre a tout ce qu’il faut
pour qu’il soit perçu par les lecteurs comme une histoire de ce « genre unique en son
genre » (pp. 8, 317, 348 ; Catherine Kerbrat-Orecchioni reprend l’expression à Malin
Roitman et Françoise Sullet-Nylander, comme elle le précise elle-même, en toute
honnêteté) que sont les débats de l’entre-deux-tours des élections présidentielles
françaises. Le sous-titre de l’ouvrage : Constantes et évolutions d’un genre prépare
d’ailleurs à ce type de réception. Mieux encore : en parlant de l’objectif de son étude,
l’auteure déclare, vers la fin de l’introduction : « Telle sera donc la ligne directrice de ce
travail : il s’agira de décrire à la fois les spécificités de ces débats envisagés en tant que
type d’interaction particulier, et ses éventuelles évolutions depuis le premier débat
jusqu’au dernier à ce jour (soit sur une période de quatre décennies) » (pp. 28-29).
L’idée est naturellement reprise dans le chapitre conclusif, où Catherine Kerbrat-
Orecchioni s’attache à répondre, avec une prudence non dissimulée, à la question « Les
débats de l’entre-deux-tours : un genre en évolution ? » (pp. 323-327), et consacre
environ cinq pages à la reprise, en résumé, des évolutions identifiées (pp. 327-332). Ce
qui nous permet d’y voir une dimension importante de cette espèce de monographie du
genre de discours décrit par l’illustre linguiste.
3 Mais le lecteur qui se penche avec attention sur ce livre y découvre surtout l’analyse
exemplaire d’un sous-type de discours politique, une étude dont la structure est dictée
par les particularités du genre discursif envisagé, aussi bien que par les objectifs, les
principes organisateurs, la façon d’aborder les données d’une approche
interactionnelle ; la portée de la recherche augmente du fait des statistiques qui
émaillent l’exposé. Il va de soi que tous les constats d’ordre quantitatif et qualitatif ont
un rôle à jouer dans les pages ou les paragraphes destinés à interpréter et décrire
l’attitude que les participants adoptent le long de ces « conversations », ou à évaluer
l’efficacité des coups portés par chacun d’eux à son adversaire du moment, enfin à
fournir une réponse argumentée à la question de savoir s’il y a ou non évolution de ce
type d’événements communicatifs. Tout cela permet de parler aussi de la grande valeur
pédagogique que le livre peut avoir pour plus d’une catégorie de chercheurs et futurs
chercheurs en sciences du langage, pour ceux qui travaillent dans le domaine de la
communication, pour les enseignants et pour bien d’autres publics spécialisés.
4 L’introduction et la conclusion à part, le contenu du livre est structuré en quatre
grands chapitres, les trois premiers s’étalant chacun sur 50 ou 60 pages environ, alors
que le dernier – sans doute l’un des plus importants – compte environ 90 pages.
5 Les quelques dizaines de pages de l’introduction sont conçues par Catherine Kerbrat-
Orecchioni comme un support indispensable au lecteur voulant suivre de près le travail
de l’analyste et obligé, de ce fait, de se plier aux exigences d’un modèle théorique qui
seul peut éclairer ou expliquer l’interprétation des faits de langue proposée par la
chercheuse. Les débats choisis pour être examinés sous toutes les coutures peuvent être
traités, nous dit-on, comme un « genre » particulier étant donné que ce discours
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s’actualise à date fixe : « (Une fois tous les sept puis cinq ans), et à chaque occurrence
durant un temps relativement court (de 2h à 2h50 […]), ce qui confère au corpus un
avantage tout à fait remarquable […] en analyse du discours : […] l’on n’a pas à se
préoccuper de sa représentativité, puisque l’on dispose, avec les six débats qui le
composent […], de la totalité des réalisations du genre ; le corpus est clos (du moins
jusqu’à l’échéance de 2017) mais aussi exhaustif » (pp. 8-9). Ces débats présidentiels
sont de l’« oral en interaction », « produit en contexte médiatique » et « relevant d’un
registre confrontationnel » (p. 9). Si telles sont les caractéristiques de ce genre de
discours, il est évident que certaines difficultés peuvent surgir, qui compliquent la
tâche de l’analyste à la recherche de l’interprétation juste et correcte de la production
discursive de chaque participant. Les traits qui définissent le mieux ces soi-disant
« conversations » (p. 17) sont leur « caractère intrinsèquement confrontationnel », leur
nature de « compétition impitoyable » (pp. 16, 17), qui s’expliquent essentiellement par
leur enjeu, chacun des débatteurs devant non seulement « imposer ses vues » mais
« éliminer l’adversaire ; […] en triompher dans le débat, en attendant de le vaincre dans
les urnes » (p. 17). L’analyste se penche nécessairement avec plus d’insistance et de
minutie sur l’expression linguistique de ces traits, examinant la sélection de faits dans
le cadre d’un modèle avec lequel tous les lecteurs ne sont pas nécessairement
familiarisés. De là, le souci de l’auteure d’établir, à divers endroits de son étude, les
ponts attendus entre cadre théorique, exploitation des données recueillies et
interprétation locale ou globale des « signifiés symboliques » inclus dans son champ
d’observation.
6 L’introduction indique qu’« une interaction peut être qualifiée de débat à partir du
moment où elle se présente comme la confrontation publique de points de vue au
moins partiellement divergents sur l’objet (ou les objets) de discours, accompagnée du
désir manifesté par chaque débatteur de l’emporter sur l’adversaire » (p. 16). Il est donc
logique que le premier chapitre, qui propose dès les lignes inaugurales d’envisager les
débats de l’entre-deux-tours comme « un rituel obéissant à des règles strictes » (p. 33),
s’occupe de la description – plutôt sommaire, nous semble-t-il – du « script » des débats
(pp. 35-37), de l’identification des participants « actifs » à la « discussion » – deux
animateurs et deux débatteurs pouvant jouer, indifféremment, le rôle d’émetteurs ou
de récepteurs – et aussi, mais cette fois globalement, des récepteurs « passifs » qui ne
sont autres que les téléspectateurs, de l’indication des « six schémas d’allocution »
(p. 38), ainsi que de quelques autres questions telles que l’alternance des tours de
parole gérée par les débatteurs (pp. 60-71), la liste des tâches des animateurs (pp. 75-83)
et la radiographie de la relation interpersonnelle qui s’établit entre les animateurs,
ainsi qu’une vue d’ensemble sur l’attitude que les débatteurs affichent envers les
animateurs ou adoptent, sur toute la durée des débats, l’un envers l’autre (pp. 83-92). Le
travail de l’analyste sur l’expression linguistique de certains des aspects énumérés
porte essentiellement sur les marqueurs d’adresse : pronoms personnels et formes
nominales d’adresse (FNA), compte tenu des identités respectives de l’« adresseur » et
de l’« adressé », et observant la distinction entre adresse directe et adresse indirecte,
ainsi que la différence entre séquence d’ouverture et séquence de clôture, quand
l’« adressé » se trouve être l’ensemble des téléspectateurs (« les Français »).
7 Mais l’analyse de la dimension linguistique des « entretiens » qui composent le corpus
établi par Catherine Kerbrat-Orecchioni ne s’arrête pas là. Décidée à relever un défi
datant d’une quinzaine d’années, notamment une remarque de Simone Bonnafous sur
l’absence des aspects stylistiques et rhétoriques de la quasi-totalité des analyses du
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discours politique publiées en France, l’auteure consacre tout un chapitre – le
deuxième (pp. 95-165) – à cette question, qui lui permet des commentaires
particulièrement pointus sur « le registre, plus ou moins soutenu ou familier, adopté
par les candidats », sur les « procédés rhétoriques qu’ils privilégient », sur « les formes
d’humour et d’ironie auxquelles ils peuvent avoir l’occasion de recourir » (p. 95).
« Accidents de parole épinglés dans le discours de tel ou tel participant, élisions et
liaisons, fluctuations dans la construction de la négation, emploi préférentiel de tel
tour dans la formulation des questions, vagues « fautes » de grammaire ou
« approximations sémantiques » identifiées dans le discours d’un candidat font dire à
l’analyste, dans les remarques qui viennent clore le premier chapitre, que l’on peut
parler « d’un “abaissementˮ du niveau de langue de 1974 à 2012 », qui serait l’indice
« d’un souci de s’exprimer de façon moins “corsetéeˮ, plus naturelle et plus proche du
style des échanges ordinaires » (p. 113). Étayées parfois par des calculs statistiques, les
analyses montrent en même temps que, poussés par le désir de rendre leur discours
plus convaincant et plus séduisant que celui de l’adversaire, tous les débatteurs font
appel aux figures de rhétorique. Mais le dialogue n’est jamais fortement « rhétorisé ».
Les procédés figuraux ont surtout une fonction polémique, et c’est toujours dans
l’intention de renforcer la portée polémique de leur parole que les compétiteurs font
appel à l’ironie ou à des formes d’humour qui visent à déstabiliser l’adversaire, en
délégitimant son discours et en travaillant de la sorte à la dégradation de son image.
Est-ce à dire que « ces interactions foncièrement polémiques » (p. 167) sont des débats
violemment conflictuels, des « duels » marqués au coin de l’impolitesse et de la
rudesse ?
8 C’est vers une possible réponse à cette question que conduit le troisième chapitre,
intitulé « L’affrontement » (pp. 167-225). « Orientées vers le désaccord, ces interactions
sont […] un terrain fertile pour le déploiement de ce que l’on appelle en théorie de la
politesse les face threatening acts (actes menaçants pour la face […]) : désaccords et
réfutations mais aussi accusations et reproches, protestations et sommations… […] en
même temps, [les débatteurs] doivent […] veiller à la “dignité du débat”, faire preuve de
fair-play et rester corrects envers un partenaire d’interaction qui prétend au même
titre accéder à la fonction suprême » (p. 168). Parmi les marqueurs de conflictualité,
Catherine Kerbrat-Orecchioni cite les interruptions, les « zones de turbulence »
(p. 169), des cas de délocution du co-débatteur, l’ironie. Soulignons toutefois qu’ils ne
peuvent remplir leur véritable fonction que s’ils sont associés à des énoncés qui
constituent une attaque contre l’adversaire. Le degré d’agressivité varie suivant les
débatteurs ; les « sortants » sont d’ordinaire moins agressifs que les « challengeurs ».
En réalité, ceci n’est pas toujours la règle… Les objectifs annoncés en quelque sorte par
l’intitulé du troisième chapitre demandent que les six débats qui composent le corpus
de l’étude soient examinés à la loupe. L’auteure tient compte de la position de
« sortant » ou de « challengeur » des candidats se trouvant face à face sur le plateau de
télévision, de l’expérience politique acquise par les débatteurs, de leur appartenance
politique, de leur personnalité et bien sûr du genre des participants. Les moments de
forte tension sont évoqués avec tous les détails nécessaires, certains clashs – ou
accrochages – déclenchés par le comportement de l’un ou l’autre des compétiteurs sont
décrits avec une force, une précision et, si nécessaire, avec un sens du rythme
absolument extraordinaires. Conçus pour aider les électeurs à se décider en faveur de
l’un ou de l’autre des candidats, ces débats « orientés vers la visée de disqualification de
l’adversaire […], la visée complémentaire étant l’auto-qualification » (p. 212), contiennent
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de nombreux actes de menace (FTA) à l’adresse du compétiteur ; autrement dit, même
si les moments d’accord ne sont pas totalement absents de ces « discussions », au fil des
échanges on constate une préférence nette pour le désaccord, sans que les participants
se montrent toutefois vraiment impolis. Catherine Kerbrat-Orecchioni, qui admet que
nombre d’énoncés sont à la fois polis et impolis, parle plutôt de la catégorie neutre de
la non-politesse, ainsi que d’une « catégorie complexe » pour la désignation de laquelle
elle propose le mot-valise « polirudesse » (p. 216).
9 Cependant, il ne faut pas oublier qu’en tant que candidat à la magistrature suprême, il
ne suffit pas « d’affirmer sa supériorité sur l’adversaire », il faut « justifier cette
affirmation » (p. 227), montrer qu’on est le meilleur des (deux) participants. Ce que les
débatteurs cherchent à obtenir, en tant que résultat global, en exploitant dans leurs
discours les trois registres de la persuasion, parfois avec une préférence personnelle
soit pour le logos, soit pour l’éthos, soit pour le pathos. C’est à la démonstration de cette
idée, qui lui permet de parler des stratégies argumentatives des différents postulants à
la magistrature suprême s’étant soumis au test des urnes que Catherine Kerbrat-
Orecchioni consacre le quatrième chapitre – « Les trois registres de la persuasion : logos,
éthos, pathos » – de son ouvrage. Parcourant les 90 pages (pp. 227-315) de ce dernier
chapitre, les lecteurs découvrent que chacun des candidats au deuxième tour des
élections présidentielles prononce son discours avec le souci de convaincre les
téléspectateurs qu’il est « présidentiable » plus que ne l’est son adversaire, en insistant
sur ses propositions visant l’avenir, plutôt qu’en commentant – en posture de
« sortant », si tel est le cas – son bilan. Les six débats analysés mettent quand même en
évidence un moment où les candidats « sortants » s’impliquent dans un mouvement de
défense de leur bilan sur des questions variées, afin de mieux lancer ensuite leur
nouveau programme ; ce mouvement entraîne régulièrement des ripostes fermes ou
sarcastiques de la part des « challengeurs » respectifs, qui n’hésitent jamais à contre-
attaquer.
10 Dans la vie politique contemporaine, il semble pourtant que la « bataille des images »,
relevant de l’éthos, soit devenue plus importante que la « bataille des idées » (p. 311),
relevant du logos. Pour prouver qu’il sera un bon président, chaque locuteur s’emploie à
donner de lui-même une image aussi avantageuse que possible, une image valorisante
construite délibérément, surtout à coups d’attributs positifs auto-attribués (éthos auto-
attribué). En contrepartie, il attribuera souvent, sans hésitation aucune, des propriétés
négatives à son adversaire (éthos allo-attribué) (p. 268). Mais il n’y a pas que la « bataille
des images » qui marque profondément, aujourd’hui, la parole politique ; les émotions y
tiennent une place tout aussi importante. Le locuteur peut se permettre d’afficher
certaines émotions telles que la compassion ou l’indignation (p. 297). Les interactions
analysées laissent voir toutefois qu’on ne peut pas jouer n’importe comment avec les
termes émotionnels. Pour Catherine Kerbrat-Orecchioni, le débat de 2007, « du fait de
la personnalité des duellistes [Ségolène Royal et Nicolas Sarkozy], est […] le plus chargé
émotionnellement », mais on constate sans difficulté que par rapport à ce « pic », en
2012, il y a une « baisse du niveau émotionnel ». De toute façon, « la teneur
émotionnelle [des six débats analysés] reste toujours contenue dans des limites
raisonnables » (p. 313).
11 La matière que les six débats envisagés fournissent à l’analyste est sans aucun doute
extrêmement dense ; précisons en même temps qu’elle inclut des faits de langue de
nature fort diverse. Les débats électoraux sont un (sous-)genre du discours politique
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avec des particularités très spéciales, mais le livre de Catherine Kerbrat-Orecchioni
montre qu’il n’est pas impossible de percer les secrets d’un objet d’étude aussi
complexe et d’en rendre ensuite compte, avec clarté et rigueur, si l’on choisit de placer
ses recherches sur le terrain de la théorie de l’interaction. L’ample conclusion de
l’ouvrage (pp. 317-348) reprend brièvement, dans sa première section, certains des
traits spécifiques des interactions verbales analysées, afin de mieux mettre en relief
l’unicité du (sous-)genre discursif abordé. C’est aussi une bonne occasion pour l’auteure
de peser une nouvelle fois les variations et évolutions les plus frappantes enregistrées,
malgré d’incontestables manifestations de stabilité d’un débat à l’autre, avant de laisser
à l’avenir le soin de nous dire s’il y a, ou non, « une évolution irréversible du genre »
(p. 332). Mais ce qui surprend vraiment dans la lecture des pages finales du livre, c’est
la troisième section de la conclusion, intitulée « Décrire, interpréter, évaluer »
(pp. 332-348). Il s’agit d’un peu plus d’une quinzaine de pages que l’auteure consacre au
travail de l’analyste. Tout ce qui y est dit est gouverné par le principe – qui aurait pu
être mis en exergue – : « Décrire, c’est interpréter » (p. 333). Un message lucide, fait
tout de vérité, bien argumenté, absolument convaincant, quelque peu émouvant sur les
bords. Un plaidoyer qui porte loin et qui nous semble tout à l’honneur d’un « archi-
interprétant » (p. 340), d’une spécialiste de l’analyse du discours et des interactions
verbales comme Catherine Kerbrat-Orecchioni.
AUTEURS
ALEXANDRA CUNIŢĂ
CLCC, université de Bucarest, RO-010017
sanda.cunita[at]gmail.com
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Micheline LEBARBIER, éd., Les Ruses dela parole. Dire et sous-entendre. Parler,chanter, écrireParis, Éd. Karthala, coll. Tradition orale, 2017, 316 pages
Christophe Cosker
RÉFÉRENCE
Micheline LEBARBIER, éd., Les Ruses de la parole. Dire et sous-entendre. Parler, chanter, écrire,
Paris, Éd. Karthala, coll. Tradition orale, 2017, 316 pages
1 La première de couverture des Ruses de la parole, ouvrage collectif dirigé par Micheline
Lebarbier, donne le ton du livre. Il s’agit de la reproduction de la photographie, prise
par Gustave Deghilage, d’un graffiti de Barcelone. Un chat y prononce l’acronyme ACAB
qui se traduit par « All Cats Are Beautiful », mais signifie en réalité « All Cops Are
Bastards ». Comme le sous-titre l’indique, « dire et sous-entendre. Parler, chanter,
écrire », Les Ruses de la parole est un livre d’orientation linguistique sur le non-dit. Il
émane du laboratoire Langues et civilisations à tradition orale (Lacito, CNRS/université
Sorbonne Nouvelle – Paris 3/Inalco) à la suite d’un séminaire. Le non-dit y est mis en
perspective avec des concepts proches et variés comme l’indicible, le tabou et l’interdit.
La perspective principale est celle de la linguistique de l’énonciation, en raison de
l’importance des situations et contextes, notamment culturels, du non-dit. La
pragmatique offre une perspective complémentaire, comme le signalent les nombreux
verbes contenus dans le sous-titre de l’ouvrage ainsi que dans les titres des différentes
contributions. Le non-dit apparaît principalement comme une stratégie qui préserve la
relation d’un énonciateur à une communauté ainsi que sa position en elle. Le livre
développe une stylistique du non-dit, notamment dans des formes artistiques comme le
proverbe, la généalogie, le conte grivois ou encore le calypso. Les différents articles
s’appuient sur un corpus à la fois vaste et ouvert, du proverbe africain en général au
proverbe bafia du Cameroun en particulier, des généalogies africaines aux chansons
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vendéennes et caribéennes, sans oublier l’injure. Face à un livre qui embrasse à la fois
le Mexique et Maupassant sans oublier l’Amazonie, force est d’adopter une typologie
quelque peu hétérogène. Ainsi envisagerons-nous d’abord les formes de non-dit dans la
culture africaine, avant d’aborder cet objet dans les deux formes lyriques qui nous sont
proposées, à savoir la chanson vendéenne et le calypso caribéen, afin de mettre en
perspective le non-dit entre ordre et désordre.
2 L’ouvrage analyse certaines formes de non-dit dans la culture africaine, en
commençant par le proverbe en général sur ce vaste continent. Pierre Diarra et Cécile
Leguy, auteurs de Paroles imagées. Le proverbe au croisement des cultures (Rosny-sous-Bois,
Bréal, 2004), proposent un article intitulé « Le proverbe au risque de
l’incompréhension » (pp. 23-47). Adoptant une perspective interculturelle orientée vers
la réception, le constat de départ est celui d’un contraste entre une langue occidentale
appréhendée comme directe et une langue africaine considérée comme indirecte, et
dont l’avatar le plus important est le proverbe. En effet, la forme suprême de
l’éloquence africaine consiste à parler par proverbes afin de ne pas heurter son
interlocuteur ou de masquer sa propre gêne. Cette approche est prolongée par Gladys
Guarisma, dans « Comment le dire autrement ? Une première approche des proverbes
bafia (Cameroun) » (pp. 49-72). Cet article indique le caractère allégorique, c’est-à-dire
indirect, d’un exemple précis de proverbe africain. La contribution se fonde sur un
recueil de proverbes lié à la rencontre entre l’ethnologue Rosmarie Leiderer et le
guérisseur Biabak-à-Nnong. Bafia est la sous-préfecture d’une région de savane et de
forêt qui se situe sur la rive droite de Mbam. Les Bafia sont des agriculteurs et des
chasseurs polygames et exogames dont l’organisation sociale est virilocale. Après avoir
expliqué comment fonctionne la langue bafia, Gladys Guarisma replace le proverbe
parmi les autres formes de la littérature orale de cette culture : l’affaire, l’histoire, le
récit d’origine, le conte, la maxime, la prière, la plainte, l’invocation, la plaisanterie, la
devinette, la chanson et le chant. Elle propose alors une typologie des proverbes
d’abord formelle et reposant sur les critères de la simplicité, de la complexité, de la
modalité du rétrospectif, du syntagme nominal, des énoncés contenant la copule
« être » ou un présentatif, sans oublier le fonctionnement selon le mode de l’apposition.
Cette typologie formelle est complétée par une typologie sémantique qui distingue les
proverbes selon qu’ils expriment l’impossibilité ou l’interdiction. Ainsi les proverbes
bafia apparaissent-ils comme un discours parémiologique sur la finitude de l’homme. La
forme du proverbe est ensuite laissée de côté au profit de la généalogie. Sandra
Bornand, dans « Quand raconter, c’est prendre au piège : l’implicite dans les narrations
de griots généalogistes et d’historiens zarma du Niger » (pp. 175-220), s’intéresse à la
figure du jasare, c’est-à-dire du griot généalogiste et historien, dont la performance
offre, à l’occasion de cérémonies sociales, la généalogie d’un membre de l’aristocratie
locale à laquelle il n’appartient pas. Sandra Bornand n’étudie pas seulement la manière
dont la généalogie se mêle au commentaire et à l’ornement littéraire, mais aussi et
surtout celle dont un dominé, au moyen de la parole, noue un dialogue entre le
dominant et l’ensemble des dominés afin de prescrire à l’aristocrate une attitude noble
digne de ses ancêtres.
3 La série africaine est suivie par une série lyrique dont la première forme est la chanson
vendéenne. Sylvie Mougin, dans « Chansons traditionnelles à sous-entendus. Ne pas
dire pour mieux dire et comment le chanter (Vendée) » (pp. 73-96), propose d’abord
une rhétorique du non-dit dont les procédés sont l’amphibologie syntaxique, la
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prétérition et l’euphémisme. Elle analyse des exemples savoureux comme l’emploi des
verbes « savonner » ou « labourer », des expressions comme « être un cerisier de
pâquis » au lieu d’une fille facile et « faire grimper une fille au pommier », plutôt
qu’aux rideaux. Elle étudie ensuite la performance orale des chansons érotiques, du
contact visuel entre le chanteur et le public à la question emphatique sur la
compréhension du non-dit érotique. L’article se termine sur l’explication de la pratique
de la « ripoune », réponse du public qui reprend la chanson au moment grivois où le
chanteur se tait. Trois textes emblématiques de cette tradition sont reproduits : « Le
Voleur de prunes », « La Feuille à l’envers » et « Le Nez de Martin ». Bertrand
Masquelier remplace la Vendée par la Caraïbe. Dans son article intitulé « Acte locutoire
et double-entendre. Le calypso grivois à Trinidad (Caraïbes) » (pp. 97-138), il analyse une
forme liée au carnaval : le calypso. Il s’intéresse plus précisément à sa variante
érotique, appelée saucy calypso. Cette forme, liée à un instrument de percussion appelé
steel drum, fonctionne sur le double-entendre, à la manière du texte de Black Stalin
« Wait Dorothy wait ». Ce morceau de calypso superpose la musique et le sexe : « I jam
she/She jam me ». Bertrand Masquelier indique que le but de cette forme est de « mettre
en fiction la rencontre des corps, ce qui nous en est familier, et éviter le réalisme de la
description pornographique » (p. 108).
4 Une troisième série de contributions met en perspective le non-dit, entre ordre et
désordre. Dans « “Il m’a traité !” “Ils me traitent !” : de quoi ? L’injure ou le leurre des
mots » (pp. 221-248), Évelyne Larguèche théorise une situation de communication
propre à l’injure dans laquelle elle identifie l’« injurieur » d’une part, c’est-à-dire celui
qui insulte, et, de l’autre, l’« injurié », la cible de l’insulte, ou l’« injuriaire », celui à qui
on dit une insulte qui concerne un tiers. S’intéressant également à l’Afrique et en
particulier à la culture arabe, Évelyne Larguèche indique la manière dont l’insulte est
liée, dans ce contexte culturel, à l’accusation de fornication. Ainsi l’insulte possède-t-
elle une dimension à la fois morale et sociale qui permet également de comprendre la
réception de certaines formes artistiques comme le nu pictural. Élisabeth Motte-Florac,
dans « L’Implicite dans une histoire purhépecha de pacte avec le diable (Mexique) »
(pp. 249-286), interprète le non-dit dans le cas du pacte avec le diable. Dans le contexte
du Mexique, les difficultés liées à l’adaptation aux changements sont envisagées selon
un prisme chrétien. Le diable, représenté comme un étranger élégant, invite à gifler le
Christ pour devenir riche. Le non-dit de ce canevas est celui de la désorientation,
traduite par la perte de l’âme. Un canevas sacré sert à traduire une situation profane.
L’Amazonie colombienne succède au Mexique dans l’article de Laurent Fontaine intitulé
« Ce qu’on ne dit pas chez les Yucuna (Amazonie colombienne) » (pp. 139-173).
L’ethnologue s’intéresse à ce qu’on ne dit pas parce que cela va de soi dans une société
donnée pour les membres qui en font partie. Chez les Yucuna, qui font partie de la
famille des Indiens Arawak, de filiation patrilinéaire exogamique, vivant de la chasse,
de la pêche, de la cueillette et de l’horticulture, dans la moitié basse du fleuve Miriti-
Parana et le Bas Caqueta, en particulier le village La Pedrera, les groupes se distinguent
selon leur rapport à la sexualité et à la religion. Il y a d’un côté ceux qui sont vierges et,
de l’autre, ceux qui ne le sont plus ; d’un côté, ceux qui sont initiés, et de l’autre, ceux
qui ne le sont pas. En contexte domestique, le non-dit concerne la répartition des
tâches domestiques entre homme et femme au sein de la famille. Dans le domaine
public, le non-dit relève du bon déroulement de la vie sociale et le dit permet d’accuser
ou d’excuser. Laurent Fontaine indique aussi la manière dont les Yucuna, au lieu de ne
pas dire les mots du sexe, les étendent métaphoriquement aux domaines qui opposent
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les hommes et les femmes, ceux qui ont l’expérience de la sexualité et ceux qui ne l’ont
pas. Dans « Entre oral, anal et carnaval. Maupassant ou les ruses du dire »
(pp. 287-312), Jean-Marie Privat analyse le non-dit dans le conte normand intitulé Toine
(1885). Cette lecture se focalise davantage sur le malentendu et les possibilités de
l’interprétation que sur le non-dit et se situe entre la psychanalyse freudienne et la
culture populaire de François Rabelais telle que l’envisage Mikhaïl Bakhtine.
5 En conclusion, ce livre propose une analyse linguistique des formes culturelles et
artistiques du non-dit dans diverses aires culturelles. Ces contextes culturels et ces
formes artistiques déterminent la fonction et le sens du non-dit. Ainsi le non-dit du
proverbe africain est-il un dire africain qui diffère du dire occidental. Le non-dit
dépend également des situations de communication, du discours généalogique du jasare
à celle de l’« injurieur » face à un « injurié » ou à un « injuriaire ». D’un point de vue
axiologique, le non-dit apparaît normatif ou transgressif. Autrement dit, il rappelle à
l’ordre, ou transgresse ce dernier. Dans l’approche empirique de cet ouvrage collectif,
la méthodologie linguistique indique le non-dit comme un phénomène transculturel lié
à la responsabilité. Le non-dit, conformément à la figure de style qu’est la prétérition,
dit paradoxalement ce qu’il ne dit pas et réciproquement.
AUTEURS
CHRISTOPHE COSKER
HCTI, université de Bretagne occidentale, F-29000
Christophe.cosker[at]free.fr
Questions de communication, 33 | 2018
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Émilie NÉE, dir., Méthodes et outilsinformatiques pour l’analyse desdiscoursRennes, Presses universitaires de Rennes, coll. Didact méthodes, 2017,250 pages
Abdelkader Sayad
RÉFÉRENCE
Émilie NÉE, dir., Méthodes et outils informatiques pour l’analyse des discours, Rennes, Presses
universitaires de Rennes, coll. Didact méthodes, 2017, 250 pages
1 Les chercheurs en sciences humaines et sociales sont confrontés aujourd’hui à une
masse importante de données discursives et textuelles. Ces données, qui sont en
continuelle expansion grâce la généralisation de l’usage de l’internet, et même si elles
constituent de prime abord un champ des plus intéressants pour tout chercheur,
posent un certain nombre de problèmes : quels outils (statistiques et informatiques)
utiliser pour rendre compte de ces données ? Quelles méthodes adopter pour les
organiser et en constituer des corpus ? Et dans quels cadres théoriques ?
2 Cet ouvrage collectif, dirigé par Émilie Née se propose de répondre à ces questions
récurrentes dans de nombreuses disciplines comme les sciences de l’information et de
la communication, la sociologie, l’histoire, ou encore l’analyse du discours (AD). Cette
dernière constituera d’ailleurs un point d’appui pour cet ouvrage d’initiation à l’analyse
textuelle assistée par l’outil informatique, où l’on montre « l’intérêt des outils de
traitement automatique pour analyser des discours » (p. 11).
3 L’intérêt de ce manuel d’initiation réside dans le fait qu’il se propose d’articuler les
outils et méthodes fondés sur les statistiques lexicales « à des problématiques d’analyse
du discours » (p. 15). En effet, comme l’expliquent ses auteurs, l’outillage informatique
ne dispense pas le chercheur de s’interroger sur la validité de sa démarche en la
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confrontant à son objet d’étude. Cette contribution entend donc répondre à des besoins
concrets chez les étudiants et chercheurs qui s’intéressent à ce domaine, en abordant
des problématiques et des questions de recherches concrètes qui relèvent de l’analyse
du discours, dans un contexte où « mesurer les discours semble aujourd’hui devenu une
étape incontournable pour de nombreuses recherches en sciences humaines et
sociales » (p. 16)
4 Dans l’introduction (pp. 9-16), Frédérique Sitri et Christine Barats passent en revue
quelques postulats relatifs à l’analyse du discours. En effet, après un bref panorama des
principales disciplines qui analysent les textes avec des outils informatiques, comme la
lexicométrie ou la textométrie, les deux chercheuses présentent efficacement les
principes de base de l’analyse du discours, en insistant surtout sur l’importance du
contexte et de la situation. De fait, « Pour l’AD, la situation, le contexte,
l’environnement du discours ne sont pas ou pas seulement conçus comme matériels :
ces extérieurs au discours, ce sont aussi des discours, qui le conditionnent en partie »
(p. 12). Face à ces principes, notamment ceux en rapport avec les procédures de
constitution et d’analyse des corpus, l’outillage informatique s’avère être « une sorte de
garant méthodologique » (p. 14) qui permet une « lecture objective du texte », donnant
une valeur de science exacte à cette discipline qui relève des sciences humaines et
sociales (SHS).
5 L’ouvrage se compose de 6 chapitres complémentaires, allant de la présentation de
quelques notions, à l’application de ces outils sur des corpus concrets. Le premier,
intitulé « Compter les mots ? Pas si simple » de Serge Fleury, Émilie Née et Christine
Barats (pp. 17- 39), revient à juste titre sur les difficultés inhérentes aux procédures de
comptage des mots en fonction des outils informatiques utilisés, ces derniers ne
fournissant pas forcément les mêmes résultats. Ce chapitre se veut aussi une sorte de
présentation des prérequis indispensables pour une analyse informatisée de données
textuelles. Les auteurs passent en revue plusieurs idées reçues sur l’outil informatique,
en menant « une expérience ludique » sur le poème de Charles Baudelaire « La mort des
amants ». Des présentations très efficaces de quelques outils d’analyse grands publics,
comme « les nuages de mots » ou « Google NGram viewer » sont également proposées
dans ce chapitre. Dans « Constituer un corpus en analyse du discours, un moment
crucial » (pp. 41-62), Frédérique Sitri et Christine Barats s’intéressent à la notion de
corpus en AD, tout en reprenant quelques principes théoriques incontournables qui
sous-tendent sa constitution et son organisation. Cette étape, incontournable pour tout
chercheur dans ce domaine, nécessite des précautions particulières. La délimitation
d’un corpus en AD est le résultat de décisions et de choix, qui doivent être liés aux
questions et objectifs de la recherche. Aussi les auteurs proposent-ils « des exemples
concrets de structuration de corpus avant d’aborder le cas particulier des corpus
recueillis sur le web » (p. 41). Le troisième chapitre, « Constituer un corpus en trois
scénarios » (pp. 63-101), d’Émilie Née et Serge Fleury, se situe dans la continuité du
deuxième, en traitant des considérations plus concrètes, liées à la mise en œuvre
pratique du corpus. L’objectif est de « traiter des implications pratiques liées à
l’informatisation des données et à l’automatisation des analyses » (p. 63) en présentant
trois scénarios de constitution de corpus : le premier relevant d’un corpus médiatique,
le deuxième sociopolitique et le dernier concernant un discours de campagne électorale
(un genre particulier de discours politique). Il est à noter que ces scénarios, qui sont
« inspirés de travaux réalisés avec des étudiants de master (scénario 1), de travaux
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existants ou de recherches en cours (scénarios 2 et 3) » (p. 64), illustrent très bien les
protocoles présentés dans les deux premiers chapitres de l’ouvrage. « Compter dans les
textes, quelles unités ? » d’Émilie Née, Jean-Marc Leblanc et Serge Fleury (pp. 103-121)
revient sur l’épineuse question des unités de décompte en analyse de données
textuelles. Savoir ce que l’on compte est une étape importante dans tout travail sur des
données textuelles : « Pour permettre des mesures sur les textes, il faut définir les
unités qui composent ces textes et dont on va tenir compte pour les mesures » (p. 103).
Ces mesures varient le plus souvent et dépendent de plusieurs paramètres comme le
« point de vue adopté » ou « les postulats théoriques » de chaque chercheur. En tout
état de cause, ces « unités de décompte » poussent les chercheurs « à dépasser les
catégories classiques de description des langues » (p. 103). « Quels outils logiciels et
pour quoi faire ? » de Jean-Marc Leblanc, Serge Fleury et Émilie Née (pp. 123-161)
présente, comme son titre l’indique, « les principaux outils utilisés en ADT » (p. 123). Il
se propose également de montrer comment utiliser ces logiciels pour manipuler les
types d’unités préalablement définies ainsi que les procédures d’interprétation des
résultats, et ce, en centrant la présentation sur les principes de l’analyse factorielle des
correspondances (AFC).
6 « Problématiques d’analyse du discours et méthodes » de Marie Veniard et Frédérique
Sitri (pp. 163-202) se situe dans la continuité du chapitre précédent, en proposant une
illustration pratique fondée sur plusieurs problématiques abordées en analyse du
discours. Il s’agit de montrer comment ces questions peuvent être analysées par des
logiciels de traitement automatique des données textuelles. Les outils informatiques ne
donnent pas un accès direct à l’interprétation discursive et nécessitent en plus une
réflexion méthodologique sur les catégories d’analyse à privilégier. Accéder au sens
n’est pas une entreprise aisée. Cela nécessite la prise de nombreuses précautions afin de
ne pas tomber dans les pièges de la « transparence des discours ». Ce chapitre central,
qui propose quelques clés de l’interprétation discursive, revient sur plusieurs exemples
de problématiques relatives à l’identification des thèmes dans un corpus, à l’évolution
du sens des vocables résultats de changements socio-historiques, aux genres discursifs,
etc.
7 D’un point de vue pédagogique, des « fiches pratiques et approfondissements »
(pp. 203-228) sont proposées à la fin de cet ouvrage d’initiation afin de compléter les
orientations proposées dans les différents chapitres. Ces fiches reviennent à titre
d’exemple sur les procédures de constitution des corpus et abordent « le langage des
expressions régulières » (p. 203) ou encore les « commandes Unix pour manipuler des
données » (p. 206). De la même manière, il convient de noter que chaque chapitre est
savamment ponctué par différents types d’encadrés, proposant des éclairages
bibliographiques, documentaires ou notionnels, ou invitant à des recherches plus
développées. Par ailleurs, il est proposé une synthèse de « ce qu’il faut retenir au terme
de ce chapitre… », ce qui facilite grandement la lecture. Même si les références en la
matière ne manquent pas, cet ouvrage pourra constituer une ressource pédagogique
très utile pour tout étudiant souhaitant s’initier au traitement informatique des
données discursives et textuelles ou approfondir ses connaissances dans le domaine.
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AUTEURS
ABDELKADER SAYAD
Université de Mostaganem, Algérie, DZ-27000/MoDyCo, université Paris Ouest Nanterre La
Défense, F-92000
sayadaek[et]yahoo.fr
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Notes de lecture
Médias, technologies, informationMedia, Technologies, Information
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Camille ALLOING, Julien PIERRE, Le Webaffectif. Une économie numérique desémotionsBry-sur-Marne, Ina Éd., coll. Études et controverses, 2017, 124 pages
David Galli
RÉFÉRENCE
Camille ALLOING, Julien PIERRE, Le Web affectif. Une économie numérique des émotions, Bry-
sur-Marne, Ina Éd., coll. Études et controverses, 2017, 124 pages
1 L’ouvrage de Camille Alloing et Julien Pierre présente les premiers résultats d’un
programme de recherche qui questionne l’émergence d’une économie numérique des
émotions. Cependant, dès l’introduction (pp. 9-16), les auteurs mobilisent un concept
plus large, l’affect, qui est selon leur propos « un élément qui circule entre les corps, et
certains dispositifs numériques tendent à faciliter cette circulation » (p. 11). À l’aube
d’une période où « un mélange s’opère entre le vivant et l’artificiel » (Franck Renucci,
Benoît Le Blanc, Samuel Lepastier, « Introduction générale », Hermès, La Revue, 68, 2014,
pp. 11-14, ici p. 11), imaginer un espace de médiation où s’entremêleraient affects,
corps, messages et technique semble s’inscrire dans un débat pertinent en sciences de
l’information et de la communication (SIC). De plus, les auteurs – étant eux-mêmes
chercheurs en SIC – proposent une approche identifiée de la discipline en s’inscrivant
dans la « circulation (des signes, des informations, des idées, etc.) » (p. 102) d’une part,
et dans les médiations humaines et techniques, d’autre part.
2 Les affects numériques « supposent des médiations qui ne sont pas uniquement
humaines » (ibid.). Ils circuleraient en surface, entre les interfaces, mais aussi en
profondeur, dans les bases de données. L’introduction se charge ainsi de nous plonger
dans un environnement théorique marqué par les dispositifs et la circulation
d’éléments économiques autour de références comme Michel Foucault et Adam
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Arvidsson. La valeur affective des données personnelles des utilisateurs tendrait de la
sorte à faire émerger une « forme de capital » (p. 31). Dans une approche critique et
socio-économique de l’objet, les auteurs mobilisent le champ de recherche émergeant
du digital labor, en citant Michael Hardt, Antonio Negri. Et ce n’est pas un hasard si la
préface de l’ouvrage est assurée par Antonio A. Casilli (pp. 5-8) qui a déjà publié sur le
sujet (Dominique Cardon, Antonio A. Casilli, Qu’est-ce que le Digital Labor ?, Paris, Ina Éd.,
2015).
3 Le digital labor participe à la détection de formes d’interactions médiatisées, souvent
quotidiennes, qui sont assimilables à un travail en ligne, encadrées par un dispositif, et
mesurables. Les usagers ne sont pas susceptibles de connaître leur participation à un tel
travail, mais leur production de valeur par la publication d’éléments et par les échanges
va développer une forme de capitalisme défendue par les auteurs – ici un « capitalisme
affectif » (p. 11). Dans cet ouvrage, la démonstration scientifique consiste à définir
l’émergence d’un modèle socio-économique de l’exploitation des affects numériques.
Pour y parvenir, Camille Alloing et Julien Pierre ont choisi un ensemble d’outils
méthodologiques : les analyses de brevets, discours, applications, structures financières
et fonctionnalités dites « affectives » (p. 13) sont corrélées à des entretiens
exploratoires auprès de community managers. Le cadre conceptuel de l’étude s’organise à
la fois en surface et en profondeur, à travers six chapitres de développement, une
vingtaine de figures, cinq tableaux et des discussions.
4 Dans le chapitre suivant la partie introductive (pp. 17-34), les auteurs commencent par
identifier plusieurs niveaux d’affects, délimités selon eux par le « degré de conscience
qu’ont les individus de la manifestation émotionnelle ou de sa cause, croisée avec
l’inscription dans le temps » (p. 17). L’émotion, schème basique, « faiblement
conscientisé » (p. 17) se distingue ainsi de la sensation par exemple, brève et
consciente, et du sentiment, marqué par un travail réflexif complexe. Une plus grande
finesse aurait peut-être été nécessaire pour permettre au lecteur de saisir certains
concepts comme celui de pulsion – présenté ici de manière très brève – mais cela n’est
pas l’objectif des auteurs. L’enjeu est ailleurs, dans l’émotion. Grâce à une revue
intuitive de différentes approches, on se familiarise volontiers avec les théories de
catégorisation des émotions – avancées entre autres par le médiatique Paul Ekman – et
avec les logiques de mesure des émotions qui nous accompagneront dans la suite de la
lecture.
5 L’un des points communs entre ces théorisations relevées par Camille Alloing et Julien
Pierre est le fait d’envisager la communication non verbale comme « un langage comme
les autres, avec un vocabulaire et une grammaire » (p. 27). Par un processus liant
atomisation, grammatisation et commensuration, les industries du numérique
semblent saisir cette transposition de l’état émotionnel humain en séquences
informationnelles, articulables, et quantifiables. La manœuvre ne laisse que peu de
place au corps et à la singularité de l’individu. Elle conduit à des logiques relevant de
l’hypothèse d’une « économie des affects » (p. 28) numériques.
6 Le propos s’achemine ensuite vers un chapitre consacré à la conception des interfaces
des plates-formes (pp. 35-48). Comment stimuler les usagers pour leur permettre de
faire circuler leurs données et ainsi nourrir un capitalisme affectif ? Dans un premier
temps, les auteurs proposent un examen historique de l’émergence de fonctionnalités
affectives chez Facebook et Twitter. Nous pourrions regretter l’absence de Snapchat et
Instagram – réseaux socionumériques significatifs tant en nombre d’utilisateurs actifs
Questions de communication, 33 | 2018
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qu’en activités relevant de l’affectivité numérique – mais le choix des auteurs reste
cohérent avec le corpus étudié dans le reste de l’ouvrage. Dans la suite de la lecture,
plusieurs concepts apparaissent. Le design pattern (p. 36), par exemple, fait référence à
un ensemble d’éléments itératifs – les tags, les hashtags, la timeline, etc. – contribuant
à ce que les auteurs appellent une « forme d’imprégnation cognitive » (p. 38) chez les
usagers. Les nouvelles fonctionnalités semblent se raréfier : quid de l’innovation ? La
priorité serait donnée à la nécessité de circulation plutôt qu’à la nouveauté. Ce constat
est à nuancer au regard des investissements croissants des industries du numérique en
recherche et développement. Camille Alloing et Julien Pierre s’intéressent également à
Facebook Reactions, dispositif de six émoticônes apparu début 2016 qui permettrait aux
utilisateurs de « signifier une émotion » (p. 41). Ainsi la fonction « J’aime » auparavant
réductrice et contradictoire se diversifie-t-elle. Notons qu’il est difficile de dire si
l’approche universaliste de Paul Ekman, citée une nouvelle fois ici, a inspiré les
industries du numérique ou est simplement là en tant que référence incontournable
pour les auteurs.
7 Le troisième chapitre (pp. 49-64) aborde la question de la mesure. En s’inscrivant dans
les logiques actuelles de Big Data et de quantification des usages des internautes, les
auteurs font émerger le postulat de « l’avènement de métriques affectives ». Camille
Alloing et Julien Pierre introduisent un comparatif stimulant entre la vision de
« machines apprenantes » (p. 51) inspirées des mécanismes humains et le jargon utilisé
par les grands groupes : référencement « naturel » pour Google, portée « organique »
pour Facebook, mesure des « impressions » chez Twitter. La singularité du vivant est
parfois défendue dans l’ouvrage, mais il aurait peut-être été intéressant de poursuivre
avec plus de précisions sur les enjeux entre vivant, cognition et intelligence artificielle
à l’épreuve des dispositifs. Ce chapitre nous informe aussi des évolutions techniques
sous deux volets. D’une part, le traitement des données web, avec le sentiment analysis et
l’opinion mining qui s’appuient sur des « méthodes de traitement automatique de
langage » (p. 52), et, d’autre part, la « reconnaissance des émotions » (p. 54) faciales,
vocales, et physiologiques. La confrontation entre émotions et affects est ici
adroitement sujette à discussion : les auteurs nous confirment en fin de chapitre qu’il
s’agit bien d’outils de mesure de « ce qui affecte un individu plus que ce qui stimule ses
émotions » (p. 64). Enfin, qu’en est-il de l’écart entre la capture des expressions faciales
de l’individu et la perception infiniment individuelle de ses émotions ?
8 En avançant dans la lecture de l’ouvrage, on comprend cette idée invariablement
centrale de la circulation des données affectives numériques présentées en tant que
« marchandise comme les autres » (p. 77). Camille Alloing et Julien Pierre proposent
dans le chapitre suivant (pp. 65-80) de s’intéresser aux stratégies menées par les
industries pour proposer un espace de « médiation des affectivités » (p. 73) aux usagers.
À travers une longue étude de cas de Facebook, les auteurs montrent la nécessité pour
la firme de soutenir la production et le partage au sein de son dispositif, sans pour
autant développer une « stratégie émotionnelle […] comme le déploiement de Facebook
Reactions aurait pu nous laisser le croire, mais bien une stratégie affective » (p. 74). On
comprend que, selon cette approche, les plates-formes ne sont pas dupes : elles ne
maîtrisent actuellement que le déploiement d’affects numériques au sein de leur
environnement, les données dites « émotionnelles » ne seraient qu’un levier pour
séduire les annonceurs et augmenter leur profit.
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9 Dans la continuité des analyses des précédentes parties, les deux derniers chapitres
amorcent la théorisation de l’émergence d’un Digital Affective Labor. Il faudra d’abord
distinguer le « travail affectif » (p. 81) – entrant dans le système de production et de
circulation des affects – du travail émotionnel – qui « interroge la mise à l’épreuve des
émotions » (ibid.) de l’individu dans son quotidien. Les enquêtes ayant été réalisées
principalement auprès de community managers dont l’activité sur internet est identifiée
et rémunérée, l’approche théorique ne pourra être étendue à l’ensemble des usagers
lambdas des plates-formes. Cependant, les résultats indiquent que les community
managers interrogés pratiquent un travail affectif quotidien par l’utilisation de signes –
principalement des émoticônes – traduisant des expressions et attitudes du langage que
l’on retrouve chez Roman Jakobson (p. 86). Nous sommes dubitatifs sur cet aspect
communicationnel puisqu’il manque nécessairement le corps, le regard, la parole, en
outre ce qui fait fondamentalement l’humain. Certains « travailleurs du clic » (p. 89)
peuvent vivre un basculement de ce travail en ligne vers un « travail émotionnel »,
psychique, individuel, qui entre dans leur quotidien parfois comme une souffrance. Ce
dernier point est intéressant par les pistes qu’il laisse entrevoir sur les éventuels
impacts des « dispositifs affectifs » (p. 74) sur l’humain, et la communication.
10 En définitive, cet ouvrage structuré est un point de départ pour des questionnements
plus vastes en SIC et sur l’entité conceptuelle de digital labor. Loin de la croyance aux
potentialités de numérisation des émotions qu’ils critiquent dès les premières pages –
« ce ne sont pas des émotions qui sont capturées, quantifiées ou impulsées » (p. 10) –
Camille Alloing et Julien Pierre questionnent les interactions affectives par la
technique, mais cela ne peut faire oublier la dimension humaine de l’affectivité
originelle. De plus, « quelle émotion naît de l’interaction numérique ? » (p. 95). Si
capitalisme affectif il y a, alors les préoccupations concernant sa régulation ne
pourront s’éloigner de l’étude des impacts de la multitude d’injonctions
attentionnelles, affectives et déshumanisantes du numérique sur les relations
humaines.
AUTEURS
DAVID GALLI
Imsic, université de Toulon, Aix-Marseille Université, F-83000
david.galli[at]univ-tln.fr
Questions de communication, 33 | 2018
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Frédéric ANTOINE, dir., Analyser laradio. Méthodes et mises en pratiqueLouvain-la-Neuve, De Boeck, coll. Info com, 2016, 256 pages
Béatrice Donzelle et Aude Seurrat
RÉFÉRENCE
Frédéric ANTOINE, dir., Analyser la radio. Méthodes et mises en pratique, Louvain-la-Neuve,
De Boeck, coll. Info com, 2016, 256 pages
1 Analyser la radio. Méthodes et mises en pratique, un manuel dirigé par Frédéric Antoine, est
le fruit du travail collectif de treize chercheurs (Frédéric Antoine, Nicolas Becqueret,
Jean-Jacques Cheval, Étienne Damome, Christophe Deleu, Ariane Demonget, Séverine
Equoy Hutin, Laurent Fauré, Anne-Caroline Fiévet, Laurent Gago, Hervé Glevarec, Isabel
Guglielmone, Albino Pedroia, Sébastien Poulain, Pascal Ricaud et Nozha Smati), tous
membres du Groupe de recherches et d’études sur la radio (GRER). Frédéric Antoine
insiste dans son introduction (pp. 13-19) sur le fait que l’ouvrage est né des
préoccupations communes des chercheurs et qu’il a été conçu à partir des échanges et
débats au sein de ce collectif pluridisciplinaire. Il est l’aboutissement d’une réflexion
qui anime les membres du GRER depuis sa fondation en association en 2004. En
témoigne notamment la présentation de la pluralité des ancrages disciplinaires en
sciences humaines et sociales (SHS) qui permettent d’appréhender ce média : l’histoire,
le droit, la science politique, la psychologie, les sciences du langage, les sciences de
l’éducation et, bien entendu, les sciences de l’information et de la communication (SIC).
2 Cet ouvrage n’a pas pour objectif de faire un état des lieux de toutes les recherches et
problématiques portant sur la radio mais « de dire comment on mène une recherche sur
la radio » (Frédéric Antoine, « Introduction », p. 13), d’expliciter pas à pas les
différentes modalités d’analyse de ce média en prenant en compte sa médiativité, c’est-
à-dire ses singularités organisationnelles, techno-sémiotiques et relationnelles. Cet
ouvrage sera particulièrement utile aux étudiants et chercheurs qui entament une
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recherche sur la radio d’autant plus qu’il n’existe pas d’autre manuel francophone de
méthodologie d’analyse spécifique à la radio.
3 La radio est un média qui a souffert d’un certain manque de visibilité dans l’espace
académique, mais ces dernières années, les recherches sur la radio connaissent un
essor, notamment celles portant sur les transformations numériques du média. Ce
manuel, loin de figer son objet, montre d’ailleurs très bien comment appréhender les
dynamiques de transformations, qu’elles soient formelles, éditoriales ou
organisationnelles. Il est conçu et rédigé par des experts du média radiophonique qui
ont pu, dans leurs travaux respectifs, soumettre les approches disciplinaires à l’épreuve
de leurs terrains de recherche et expérimenter largement les méthodes qu’ils
présentent ici. Ces chercheurs ont également acquis l’habitude, à l’occasion des
événements scientifiques organisés par le GRER, d’échanger épistémologiquement
autour des méthodes, de croiser les approches, d’élargir leur vision de manière
interdisciplinaire, de « dialoguer et produire ensemble » (Jean-Jacques Cheval, « Avant-
propos », p. 8). Leur connaissance du terrain leur permet aussi de comprendre en quoi
la radio est un média particulier et en quoi son étude implique des méthodes d’analyse
spécifiques. Cet ouvrage collectif n’est donc assurément pas né de certitudes mais bien
au contraire de doutes féconds, de tests et d’expérimentations qui permettent de
présenter des méthodologies éprouvées empiriquement.
4 En introduction est proposée une définition de la radio en tant que média, et dans sa
dimension non seulement technique mais aussi sociale (pp. 20-25). Les spécificités et
particularismes de la radio vis-à-vis des autres médias sont mis en lumière, comme
autant d’éléments de son identité. Ne cédant pas à l’essentialisme, Frédéric Antoine
intègre une dimension diachronique à cette définition. Il rappelle par exemple que
« l’instantanéité » n’est plus spécifique de la radio à l’heure des chaînes télévisées
d’information continue et du numérique. Il démontre également que si l’absence
d’image ne peut plus suffire à caractériser le média radiophonique, sa dimension
sonore reste bien essentielle. Jean-Jacques Cheval, Christophe Deleu et Albino Pedroia
poursuivent cette introduction en présentant une synthèse des liens entre recherche et
radio (pp. 24-31), tandis que Laurent Gago et Frédéric Antoine fournissent des conseils
épistémologiques et méthodologiques en matière de démarche scientifique qui seront
utiles à tout chercheur et étudiant prenant comme objet d’étude le média
radiophonique.
5 Par sa forme même, ce manuel rend aisé sa prise en main. En effet, chaque chapitre est
construit selon la même trame. Il débute par une présentation synthétique de
l’approche méthodologique choisie et de ses objets de prédilection (« objets de
l’étude »), suivie de l’explication des outils méthodologiques (« disciplines et
méthodes ») et se termine par des illustrations de l’approche (« applications »). Le
chapitre 1, consacré à l’étude des acteurs de la radio, présente la richesse et la variété
du paysage radiophonique français, ainsi que l’étude d’Hervé Glevarec à propos des
acteurs professionnels de France Culture (techniciens, réalisateurs, producteurs). Le
chapitre 2, consacré à l’analyse de l’offre radiophonique, évoque notamment l’étude
menée par Elvina Fesneau à propos du transistor et des transformations que sa mise sur
le marché a induites en matière de programmation et d’usages radiophoniques, et
celles d’Étienne Damome sur le paysage radiophonique en Afrique. Le chapitre 3, rédigé
par Hervé Glevarec et Nicolas Becqueret, s’intéresse aux dispositifs radiophoniques, et
prend comme exemples d’application les « formes de bonjour » étudiées grâce à
Questions de communication, 33 | 2018
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l’analyse conversationnelle, ainsi que le travail collectif d’un groupe d’étudiants ayant
pris comme objet de recherche les interviews des candidats à l’élection présidentielle
française de 2012 par les principales stations de radio, selon une approche d’analyse du
discours politique. Le chapitre 4 sur le matériau radiophonique fait référence à des
études menées sur le format et la programmation radiophonique en matière musicale,
sur l’analyse du discours radiophonique dans ses dimensions sonores et linguistiques,
sur le récit publicitaire, la voix radiophonique et la mise en scène sonore. Est également
abordée la question des hiérarchies et interactions entre langues dans les régions
marquées par le plurilinguisme. Sont cités en exemple les travaux de Ronan Calvez à
propos de la radio en langue bretonne, et de Pascal Ricaud au sujet des radios basques.
Enfin, Laurent Gago explique comment les méthodes d’analyse issues des SIC, des
sciences du langage et de la sémiologie peuvent être appliquées à l’étude des dispositifs
radiophoniques en ligne : sociologie des innovations, étude du discours, analyse des
dispositifs, lexocimétrie…). Le chapitre 5 se penche sur l’analyse des émissions
radiophoniques en les abordant sous l’angle du genre (documentaire), des conditions de
production et des contenus (émissions interactives). Le chapitre 6 traite de l’analyse
des contenus visuels et audiovisuels, avec notamment l’exemple des publicités visuelles
pour la radio, des usages mobiles de la radio, et de l’analyse des discours prescriptifs en
matière d’usage de la radio visuelle. Le chapitre 7 aborde l’analyse quantitative
(Frédéric Antoine, pp. 166-171) et qualitative (Hervé Glevarec, pp. 172-175) des
audiences, mais aussi la question des effets : influence des contenus radiophoniques sur
l’opinion publique et sur les comportements. Pascal Ricaud y présente une histoire
critique des écoles théoriques dans le domaine de l’étude des effets des médias, du
béhaviorisme aux cultural studies et à l’approche ethnographique. Dans une dernière
section consacrée à l’analyse des supports de la radio, du poste à galène à la radio en
ligne et aux applications mobiles, Laurent Gago conseille une approche
pluridisciplinaire et une attention portée tant sur les supports que sur les programmes
et les usages. Le dernier chapitre est consacré à la méta-radio, autrement dit aux
discours à propos de la radio, qu’ils soient réflexifs (les producteurs de contenus
radiophoniques parlent de leurs pratiques et de leur objet) ou analytiques (les médias
évoquent la radio en tant que sujet ou objet d’étude). Enfin, dans chaque chapitre, la
section « pour aller plus loin » suivie des repères bibliographiques permet au lecteur de
savoir comment approfondir telle ou telle approche méthodologique. L’ouvrage offre
ainsi une palette d’approches méthodologiques très variées quand bien même aurait-il
été intéressant de disposer d’exemples plus détaillés. Enfin, les approches développées
par la sémiologie ou la sémiotique du son ne sont pas réellement abordées dans
l’ouvrage et pourraient constituer un éclairage complémentaire.
6 À la fin de l’ouvrage, la partie consacrée aux ressources sera d’autant plus utile aux
étudiants et chercheurs qui entament un travail sur la radio que l’accès aux archives
radiophoniques est moins aisé que pour la presse ou la télévision. Cet ouvrage est ainsi
véritablement un « manuel » « destiné à être manié comme tel, c’est-à-dire manipulé
selon les besoins, au rythme des interrogations, des attentes et des étapes d’un travail
d’études ou d’investigation académique » (Frédéric Antoine, « Introduction », p. 13).
7 Analyser la radio n’a pas pour prétention de donner une feuille de route unique d’analyse
de la radio. Bien au contraire, il insiste sur l’importance de la contextualisation et de la
problématisation avant d’élaborer son itinéraire méthodologique spécifique. La
structure de l’ouvrage est à l’image de son objet : composite et multifacettes. Loin
d’être concurrentes, les approches présentées dans les chapitres permettent
Questions de communication, 33 | 2018
495
d’expliciter différentes modalités d’appréhension de ce média en fonction que la focale
porte sur les acteurs, l’offre, les dispositifs, les matériaux sémiotiques, les publics, etc.
Soulignons également que même si les approches sont présentées de manière
successive, il est plusieurs fois mentionné l’intérêt de leur articulation. Il aurait
cependant pu être intéressant de proposer à la fin de l’ouvrage un cas d’étude afin de
montrer un exemple d’articulation des méthodologies. Ainsi, on l’aura compris, cet
ouvrage répond à des enjeux pratiques, ceux du comment faire, comment procéder, mais
plus largement, comme le souligne Jean-Jacques Cheval dans son avant-propos, il
permet de « donner le goût de la recherche » (p. 11).
AUTEURS
BÉATRICE DONZELLE
Cimeos, université Bourgogne Franche-Comté, F-21000
beadonzelle[at]yahoo.fr
AUDE SEURRAT
Labsic, université Paris 13, F-93430
aude.seurrat[at]univ-paris13.fr
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Benjamin BEIL, Thomas HENSEL,Andreas RAUSCHER, Hrsg., GameStudiesWiesbaden, Springer, coll. Film, Fernsehen, Neue Medien, 2018, 402pages
Simon Hagemann
RÉFÉRENCE
Benjamin BEIL, Thomas HENSEL, Andreas RAUSCHER, Hrsg., Game Studies, Wiesbaden,
Springer, coll. Film, Fernsehen, Neue Medien, 2018, 402 pages
1 Les game studies ou les sciences du jeu (vidéo) sont particulièrement riches en
interférences avec d’autres disciplines. La partie esthétique d’un jeu vidéo peut être
abordée avec des approches issues des études littéraires, des études
cinématographiques, des études théâtrales ou des études musicales, pendant que
l’interaction entre humain et ordinateur peut être analysée par exemple avec des
approches informatiques, psychologiques ou cognitives et que les effets des jeux vidéo
peuvent être étudiés entre autres avec une méthodologie issue de la sociologie, de la
psychologie ou des études culturelles. Une introduction à cette discipline relativement
jeune doit donc relever un double défi : faire apparaître clairement les enjeux majeurs
spécifiques de la discipline tout en tenant compte de l’interdisciplinarité du champ de
recherche. L’ouvrage Game Studies édité par Benjamin Beil, Thomas Hensel et Andreas
Rauscher, enseignants-chercheurs à Cologne, Pforzheim et Siegen, répond à cette
exigence en abordant les éléments clés des jeux vidéo avec une approche
multiperspectiviste. Les éditeurs ne proposent pas une introduction classique qui
inviterait à une lecture linéaire mais plutôt – et volontairement – une présentation des
nombreuses notions abordées par les auteurs et constituant autant de points d’entrée
dans le sujet (p. VIII). L’ouvrage contient vingt-et-un articles, rédigés par dix-neuf
auteur(e)s, pour la plupart enseignants-chercheurs en sciences des médias
Questions de communication, 33 | 2018
497
(Medienwissenschaft) en Allemagne. Ces articles sont encadrés par une introduction de
trois pages et une postface de deux pages. Ils sont complétés par un index des jeux
cités. Le livre contient également une quantité considérable d’illustrations en couleur.
2 Les articles sont regroupés par sept dans trois parties : « Spiele » (« Jeux »),
« Schnittstellen » (« Interfaces ») et « Spieler » (« Joueurs »). Cette structure facilite
l’orientation du lecteur et semble donc convaincante au premier abord. Mais quelques
problèmes se posent. Surtout, le classement des articles « Historiographie »
(pp. 363-378), « Kunst » (« Art ») (pp. 379-387) et « Gamification » (pp. 313-329) dans la
partie consacrée au joueur n’est pas évident : pendant que l’article « Historiographie »
se focalise sur l’écriture de l’histoire des jeux vidéo et que l’article « Art » s’interroge
sur les critères pour qualifier les jeux en tant qu’œuvres d’art, l’article « Gamification »
traite de phénomènes sociétaux dépassant le cadre des jeux et des joueurs. Les éditeurs
n’ont d’ailleurs ni justifié la sélection des termes choisis ni leur classement. On pourrait
aussi s’interroger sur le fait que le plan de la production des jeux vidéo est relativement
peu abordé.
3 Au-delà de ces problèmes de classement, les contributions elles-mêmes sont toutes très
clairement structurées. Chaque article est organisé en plusieurs parties numérotées,
commençant généralement avec une définition du ou des terme(s) clé(s), puis allant de
quelques réflexions plus générales à une analyse des cas concrets et se terminant par
des références bibliographiques. Des pavés en gris mettent en avant des concepts-clés.
Si l’organisation des articles témoigne donc d’un travail d’édition louable, on peut
regretter que l’introduction de tout l’ouvrage se limite à trois pages (pp. VII-XI) et qu’il
n’existe ni de conclusion générale ni d’introductions ou de conclusions consacrées à
chacune des trois parties pour davantage situer les articles dans leur contexte,
synthétiser les enjeux principaux et établir des liens entre les différents aspects.
4 Dans la première partie, consacrée à l’esthétique et aux parties constitutives des jeux
vidéo, l’article sur l’espace (pp. 3-26) et celui sur le monde (pp. 129-151) se recoupent
par rapport aux liens de la représentation spatiale graphique avec l’architecture,
l’architecture du paysage et la conception des parcs d’attractions. Dans l’article intitulé
« Raum » (« Espace ») par Andreas Rauscher sont également abordés le passage du 2D
au 3D – permettant une expérience de l’espace en continu – et l’organisation spatiale
typique des jeux vidéo, comme la cartographie ou la progression par niveaux. L’article
sur le monde de Marc Bonner insiste davantage sur les possibilités d’interaction du
joueur avec l’espace représenté. La contribution de Serjoscha Wiemer (« Zeit »,
pp. 27-45) consacrée au temps se focalise sur sa perception par le joueur à travers les
différentes configurations : la progression, la répétition, les variations, les sauts
temporels ou l’activation de la mémoire. L’article sur l’image de Thomas Hensel
(« Bild », pp. 47-62) s’intéresse quant à lui surtout au calcul des images en temps réel et
à leur interactivité. Le débat des années 1990 et 2000 entre narratologues et ludologues
est traité dans l’article « Story » d’Andreas Rauscher (pp. 63-85). En ce qui concerne des
approches plus récentes de la narration des jeux vidéo, la contribution s’appuie surtout
sur les travaux de Marie-Laure Ryan. Melanie Fritsch (pp. 87-107) commence son texte
consacré à la musique avec un petit rappel historique pour ce sujet plus rarement
analysé. Puis elle approfondit la réflexion sur la dimension immersive de la musique et
sur l’interactivité entre musique, images et game mechanics. L’article de Felix Schröter
(« Figur », pp. 109-128) consacré aux personnages rappelle l’importance de certains
d’entre eux – comme Mario ou Lara Croft – pour la célébrité des jeux qu’ils
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personnifient et insiste sur le fait que l’identification passe plus facilement par des
personnages humains ou anthropomorphes.
5 La deuxième partie est consacrée à la notion d’interface. C’est aussi le titre du premier
article de cette section, écrit par Timo Schemer-Reinhard (pp. 155-172), qui peut donc
être lu comme une introduction de toute la partie. Il rappelle les deux fonctions
fondamentales de l’interface, souvent oubliées : constituer une unité d’entrée et une
unité de sortie. Puis il évoque leur évolution et s’interroge sur la question de la
transparence. L’article de Willem Strank intitulé « Plateforme » (pp. 173-200) introduit
aux platform studies et aborde des questions telles que l’impact des consoles sur
l’historiographie des jeux vidéo, les problèmes liés à la conservation et le portage des
jeux ou le procédé des émulations et le phénomène du retrogaming. Le texte sur l’avatar
de Benjamin Beil et Andreas Rauscher (pp. 201-217) complète l’article sur le personnage
de la première partie mais se focalise sur le personnage en tant qu’outil et non en tant
qu’élément de la fiction. Ils recourent au terme point of action, désignant le lieu virtuel
d’où l’action du jeu est accomplie. Ce concept est développé par Britta Neitzel
(pp. 219-234) dans l’article suivant consacré à l’involvement. Le titre est proposé par
l’auteure car, selon elle, il a l’avantage de contenir à la fois une dimension active liée à
l’interactivité et une dimension passive liée à une expérience immersive (p. 223). La
contribution de Philipp Bojahr et Michelle Herte intitulée « Spielmechanik » (« Game
mechanics », pp. 235-249) évoque une multiplicité de fonctionnements des jeux, allant
de dispositifs mécaniques comme les flippers jusqu’au phénomène des personnages
non-joueurs gérés par des algorithmes. Les auteurs insistent sur le rôle clé des game
mechanics pour assurer une fonction constitutive des jeux vidéo : convaincre le joueur
de continuer à jouer (p. 244). Hanns Christian Schmidt (pp. 251-265), dans son texte sur
la transmédialité, n’aborde pas seulement la définition de ce terme mais présente
également la grande diversité d’approches du terme intermédialité. Puis il présente le
concept incontournable du transmedia storytelling de Henry Jenkins et mentionne
quelques difficultés, comme le fait qu’il y ait plusieurs auteurs, ce qui nuit à l’unité
esthétique, ou comme le calendrier complexe des publications. La deuxième partie se
termine par un article de Markus Rautzenberg (pp. 267-281) proposant un regard plutôt
philosophique sur le jeu en recourant à la théorie de Hans-Georg Gadamer et à son idée
consistant à percevoir le jeu comme un média indépendant du joueur (pp. 270-271).
6 La troisième et dernière partie, consacrée justement aux joueurs, commence par une
contribution de Benjamin Beil (pp. 285-299) sur la participation, en partant du constat
d’une culture médiatique de plus en plus participative. Au centre de l’article est
évoquée la pratique du modding c’est-à-dire la modification du jeu par le joueur,
particulièrement avec des jeux comme Minecraft ou Little Big Planet pour lesquels le
partage du contenu édité par les joueurs constitue un élément constitutif. Judith
Ackermann, dans son article intitulé « Gemeinschaft » (« Communauté », pp. 301-311),
étudie l’échange social des communautés virtuelles autour d’un jeu, notamment dans
les MMOG (Massively Multiplayer Online Games), en les différenciant des communautés
imaginées ou des communautés présentielles. Felix Raczkowski et Niklas Schrape
(pp. 313-329) examinent le phénomène social de la gamification. Ils relativisent
l’ampleur du phénomène en montrant que la création des environnements motivants
n’a pas toujours un lien nécessaire avec des jeux vidéo (p. 325) et proposent, plutôt que
d’insister sur le constat d’une société davantage joueuse, de mettre en avant les
bénéfices d’une approche qui analyse certains phénomènes en tant que jeux (p. 326).
Jochen Venus (pp. 331-342), dans l’article consacré à la violence examine entre autres
Questions de communication, 33 | 2018
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les game mechanics dans plusieurs jeux vidéo lorsque le joueur doit tuer. Dans sa
contribution titrée « Genre », Andreas Rauscher (pp. 343-362) rappelle que pour les jeux
vidéo ce sont le déroulement du jeu et les possibilités du gameplay qui définissent
l’appartenance à un certain genre et non la narration ou les lieux de l’action comme
c’est le cas pour les films. Puis il démontre le caractère flou du terme et l’avantage de
percevoir les règles du genre comme dynamiques. Jochen Koubek (pp. 363-378), dans
son article sur l’historiographie, déplore l’absence d’une histoire culturelle des jeux
vidéo, au profit des ouvrages consacrés à l’histoire des ordinateurs et des consoles.
Enfin, cette troisième partie se termine avec la contribution de Thomas Hensel
(pp. 379-387) consacrée à l’art. Il commence par montrer qu’il est très difficile de
donner une définition et il passe au crible un grand nombre d’approches possibles. Puis
il arrive à son propos principal, consistant à considérer comme œuvre artistique, entre
autres qualifications, tout jeu qui se laisse comprendre comme acte de jeu (Spielakt),
c’est-à-dire dans lequel les game mechanics possèdent une dimension métaphorique.
7 Game Studies est ainsi une introduction documentée et approfondie abordant de
nombreux aspects des jeux vidéo. Les grandes qualités de cette publication sont la
clarté structurelle et la profondeur des articles, la multitude des sujets étudiés et les
nombreuses références abordées. L’ouvrage s’avère donc très utile pour les étudiants,
pour les enseignants et pour toute personne cherchant à s’initier aux méthodes des
game studies. Vu l’organisation claire de l’ouvrage et sa richesse bibliographique,
néanmoins limitée aux publications germanophones et anglophones, il pourrait aussi
être utilisé comme un outil encyclopédique pour des chercheurs plus avancés. En effet,
l’approche multiperspectiviste illustre parfaitement la richesse de la discipline. Mais
comme certaines questions fondamentales pour la constitution de la discipline, telles
que les débats entre narratologues et ludologues dans les années 1990 et 2000, se
trouvent traitées dans des chapitres spécifiques, elles risquent d’échapper à une lecture
sélective. Si Game Studies n’est pas la meilleure source possible pour une toute première
découverte de ce jeune champ de recherche, il constitue une ressource très précieuse
pour commencer à en approfondir certains aspects.
AUTEURS
SIMON HAGEMANN
Université de Lorraine, F-88100
simon.hagemann[at]univ-lorraine.fr
Questions de communication, 33 | 2018
500
Florence LE CAM, Denis RUELLAN, Émotions de journalistes. Sel et sens dumétierGrenoble, Presses universitaires de Grenoble, coll. Communication,médias et sociétés, 2017, 240 pages
Jean-François Tétu
RÉFÉRENCE
Florence LE CAM, Denis RUELLAN, Émotions de journalistes. Sel et sens du métier, Grenoble,
Presses universitaires de Grenoble, coll. Communication, médias et sociétés, 2017,
240 pages
1 Le dernier ouvrage de Florence Le Cam et Denis Ruellan répond à une question
apparemment toute simple : qu’est-ce qui attache les journalistes à leur métier ? Ou, dit
autrement : qu’aiment-ils dans ce qu’ils font ? Certes il s’agit bien, comme dans leurs
travaux précédents, d’une interrogation sur l’identité professionnelle des journalistes,
mais au lieu de viser directement les questions usuelles des sociologues sur ce point, les
structures de domination, les tensions, la socialisation dans le groupe, etc., il s’agit ici
de comprendre leur « attachement ». Ce qui, selon le sous-titre, constitue « le sel et le
sens » du métier.
2 Denis Ruellan n’a rien oublié de ce qu’il a écrit sur l’imprécision constitutive du
journalisme (Le Professionnalisme du flou, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble,
1993) ; il s’agit donc de découvrir des régularités qu’avec Florence Le Cam il va chercher
du côté des émotions dont ces deux auteurs pensent qu’elles constituent un moteur de
l’activité des journalistes : ils inventent pour cela un néologisme assez heureux,
« l’émotricité ». Il ne s’agit nullement pour eux de saisir l’émotion elle-même, qui n’est
pas de leur compétence, mais ce que les journalistes en disent. Non pas tous les
journalistes, mais deux catégories apparemment fort opposées, les présentateurs de
Questions de communication, 33 | 2018
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télévision, très éloignés du terrain même de l’événement qu’ils présentent, et les
reporters de guerre qui sont, eux, soumis en permanence au « feu » de l’action. Pour
comprendre cet attachement au journalisme, les auteurs étudient deux types de
discours : les autobiographies et les entretiens que les auteurs ont conduits avec
22 journalistes de ces deux catégories.
3 En effet, l’émotion étant une catégorie plus psychologique que sociologique, ce livre
repose sur le pari qu’un sociologue peut trouver dans les écrits des journalistes une
voie d’accès à ce quasi-indicible qu’est l’émotion.
4 Les livres publiés par les journalistes sont en pleine croissance depuis les années 1970
(croissance de 560 % contre 175 % pour l’édition en général), parce que l’édition est
devenue un débouché habituel des contenus journalistiques, et une autre source de
revenus, notamment pour les journalistes free-lance dont elle assure aussi l’autonomie.
Dans cette grosse masse de publications, l’autobiographie tient une place bien
particulière qui repose fortement sur un « désir de recomposition de soi » (p. 47).
5 Certes, l’autobiographie peut être le moyen de prendre une pose, ou une posture (à la
limite cela peut sembler une imposture), mais il s’agit toujours d’un moyen d’accès à la
représentation de soi, à sa propre identité, qui souvent est le moment d’une trajectoire
(voir Lahire, cité p. 48). Ces récits ont toujours une double ambition : d’une part, ce sont
des récits situés, forcément reconstruits (le récit est souvent au présent) de moments
qui ont construit une identité professionnelle ; d’autre part, ils mettent en évidence
une rationalité qui est l’autre face de ces textes autobiographiques que les auteurs ont
sélectionnés à partir de la définition de base que Philippe Lejeune donne de
l’autobiographie (Le Pacte autobiographique, Paris, Éd. Le Seuil, 1975) : identité de
l’auteur, du narrateur et du personnage. Ainsi, à partir d’une sélection initiale large
(tous les présentateurs de TF1 et des chaînes publiques et une trentaine d’ouvrages de
reporters), seule une vingtaine de chaque catégorie sont cités. C’est encore beaucoup,
et cela explique largement la relative longueur de ce livre. Fortement opposés en ce qui
concerne leur engagement sur le terrain, ces deux « types » de journalistes le sont aussi
du fait que les présentateurs sont les médiateurs d’une information produite par
d’autres (leur équipe, leurs confrères) alors que les reporters rapportent ce qu’ils ont
vu eux-mêmes.
6 Ces autobiographies sont systématiquement « professionnelles » et fort peu
« personnelles » : la famille, l’enfance, la formation sont généralement absents, surtout
chez les reporters (une note de bas de page précise le parcours de chacun). Il apparaît
que, dans la vie du reporter sur le terrain, « la vie est en quelque sorte en suspens »
(p. 52). Mais ces livres indiquent clairement la position sociale de leurs auteurs, ce qui
explique que, dans les livres de reporters, souvent moins connus du public, la notoriété
est centrée sur la fonction (Roger Auque, Otages, de Beyrouth à Bagdad. Journal d’un
correspondant de guerre, Paris, A. Carrière, 2005, ou Florence Aubenas, Grand reporter.
Petite conférence sur le journalisme, Montrouge, Bayard, 2009) ; en revanche les titres des
présentateurs sont fréquemment autoréférentiels (Claude Sérillon, De quoi je me mêle,
Paris, Balland, 1988).
7 Les formes narratives sont extrêmement variées. On y trouve de quasi journaux
intimes, parfois faits de lettres, envoyées ou non, chez les reporters ; des récits de
souvenirs ; des « mémoires » où le journaliste devient chroniqueur ; mais les guerres
elles-mêmes ne sont pas racontées : ce sont des récits parcellaires, fragmentés, car le
journaliste, pas plus que le héros de Stendhal ne peut voir « la » bataille de Waterloo,
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ne peut voir ni connaître sur le terrain les origines ou les issues des conflits. Cela peut
être aussi la narration d’une vie, récit mémoriel de toute une carrière (Jean-Marie
Cavada, Une marche dans le siècle, Paris, Calmann-Lévy, 2006, ou Léon Zitrone, Big Léon.
Autobiographie, Paris, Hachette, 1989). Ce sont encore des séries mémorielles (Patrick
Poivre d’Arvor n’en finit pas de raconter sa carrière), ou des entretiens (Pierre
Desgraupes, 1992 ou Jean-Pierre Elkabbach, 1982), et enfin des essais, qui stimulent une
perspective réflexive, surtout chez les présentateurs, (Roger Gicquel, La Violence et la
peur, Paris, Éd. France-Empire, 1977).
8 Florence Le Cam et Denis Ruellan s’emploient ensuite à caractériser les « raisons
d’écrire » de tous ces journalistes et relèvent là encore des régularités. La première
raison est que le journaliste est là pour voir et pour dire : c’est son « veni, vidi ». Mais il
est aussi celui qui est avec une équipe, des sources, des concurrents et qui tient à le dire.
Il est encore celui qui est pour un horizon social, celui de son engagement dans le
métier. Il est encore malgré ses inquiétudes, la concurrence, en un mot celui qui reste
fidèle à ses convictions malgré les réalités parfois dures du métier. Il est enfin, après
son éviction de l’écran, par exemple, un présentateur qui est sans surtout chez les
présentateurs. Il faut encore ajouter, pour le reporter, le risque d’une destruction
psychologique dont il est tout à fait conscient, parce qu’il est soumis, comme le soldat
ou l’humanitaire, à un « stress post-traumatique » parfois violent.
9 En un mot, un journaliste est quelqu’un qui « ressent », et a besoin de faire part de son
vécu émotionnel. C’est l’objet du chapitre « Les émotions dans la recomposition de soi »
(pp. 85-111). Ce chapitre s’ouvre sur le « on n’est vraiment bien qu’au front » de Louis
Delaprée pendant la guerre d’Espagne (p. 86). Ce « ressenti », comme disent les auteurs
après tant de psychologues, renvoie à deux « registres », celui de la rationalité (les
lieux, les événements, les personnages, les situations), et celui du vécu émotionnel à
proprement parler. Nous n’aimons guère ce vocable de « ressenti », trop répété ici, qui
désigne à la fois le vécu émotionnel (que nous aimerions plutôt définir comme le
registre sémiotique de « l’épreuve ») et la conscience qu’on en a. En un mot, donc, le
maître mot du journaliste est l’adrénaline que ressent le présentateur quand il est en
direct devant les caméras, ou le reporter au cœur d’un conflit. L’émotion fonctionne
donc comme un schème, la trame du tissage de la vie racontée, et comme lien entre des
choses et des moments très disparates. Et le sociologue a pour tâche de distinguer entre
la verbalisation de l’émotion qui renvoie à la sensibilité individuelle, et les régularités
que révèlent les thématiques partagées.
10 Il y a ici quatre régularités : le journaliste est en mouvement constant, il vit dans une
sensation d’urgence, ou de fuite en avant qui comporte aussi, du moins pour le
présentateur, l’envie d’être admiré, d’être un acteur du spectacle. Deuxième régularité,
le comblement d’un vide qu’exprime la soif de reconnaissance, ou le souhait d’être une
figure publique, mais aussi, tout simplement, le bonheur d’être au milieu de l’action
(« j’ai aimé la guerre » dit Isabel Ellsen, p. 100). Troisième régularité, la lutte solitaire
pour se faire une place (qui n’est pas contradictoire avec la conscience du groupe, de
l’équipe avec qui on travaille) ; cela est particulièrement net chez les femmes dans le
milieu des présentateurs (Christine Ockrent). Il faut y ajouter la fréquence de
l’affirmation de la distance du reporter, très dubitatif sur la force et les effets de
l’information (voir pp.104-106). Enfin un sentiment très partagé est la « dépendance »
que les autobiographes décrivent souvent comme une drogue dont ils ressentent le
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manque lorsqu’ils sont privés ou écartés de ce mouvement et contraints à l’inaction
(Patrick Poivre d’Arvor, p. 109).
11 Les entretiens permettent de préciser davantage « ce que raconter son journalisme dit
de ses émotions » (p. 113) malgré les stéréotypes et parfois la difficulté à recueillir cela.
C’est ce à quoi est consacré le chapitre 3 (pp. 113-165) alors que le dernier chapitre
analyse la même question, mais à l’envers : comment dire ses émotions repose le
rapport du journaliste à son métier (pp. 167-211). D’abord l’émotion ressurgit dans
l’entretien de façon parfois très vive même si le récit tend à normaliser l’émotion.
Encore une fois, c’est le récit de l’émotion et non l’émotion que visent les deux auteurs
pour qui ce récit et l’expression des émotions qu’il comporte sont aussi des
phénomènes sociaux qui puisent « dans le tissu social des émotions existantes »
(p. 119).
12 Cinq fils tendent ce tissu émotionnel. C’est d’abord l’intensité du moment : la tension
du présentateur avant la prise d’antenne, la peur du reporter de se faire prendre alors
qu’il est en situation tout à fait irrégulière. Cela est stimulé par le désir d’être au cœur
de ce qui se passe, d’y vivre comme une « hyper-vie ». Le deuxième fil, surtout chez les
reporters, est le contrôle de son propre corps ou plutôt des réactions proprement
corporelles à la peur ou au stress ; cela comporte une confrontation à soi assez proche
de celle des sportifs en situation difficile ou périlleuse. Une troisième régularité est la
variation qu’entraîne la recherche avouée de « pics » d’émotion, et le changement
permanent qu’impose la poursuite de sa propre carrière. Un quatrième, présent de
façon assez proche chez les deux types de journalistes, est cette sorte de « mise entre
parenthèses » à la fois de soi-même et du monde, le temps comme suspendu de l’action,
la « bulle » de l’antenne en direct, le décalage constant entre sa propre vie et le terrain,
et aussi la façon dont le reporter peut se servir de son appareil photographique pour ne
pas être happé par l’émotion de la situation. Le dernier fil est celui des traces
émotionnelles ou des stigmates chez les reporters, que connaissent aussi les soldats ou
les humanitaires de retour de mission : peur du métro ou de la foule, colères subites,
etc. ; les présentateurs connaissent d’autres marques émotionnelles qui leur viennent
d’être toujours « en représentation ». Comme on le voit, chacun de ces fils peut être
partagé avec d’autres professions, mais c’est leur ensemble qui fait la spécificité de ce
« métier » et qui pousse les deux auteurs à développer (p. 163 sq.) ce qu’ils nomment
« émotricité », l’émotion qui pousse à agir dans deux sens : les raisons de faire ce
métier, et faire le récit de ce « mouvement ». En somme, ce serait l’émotion qui ancre
l’individu journaliste dans son travail, y compris cette sorte de suspens de l’émotion au
moment de l’action.
13 La dernière partie, consacrée à la « valeur » des émotions, est fondée sur la notion de
« valuation » qu’on doit à John Dewey : John Dewey, de 1925 à 1944 environ, a construit
une théorie de la « formation des valeurs » (titre du recueil de 5 textes, traduits par A.
Bidet, L. Quéré, et G. Truc, Paris, Éd. La Découverte, 2011), et proposé la notion de
« valuation » qui renvoie au jugement de valeur en action, à la fois « avoir intérêt à », et
« s’intéresser à », tout à la fois appréciation immédiate et évaluation de l’action. Ce que
tend à monter John Dewey, en un temps où, très proche du positivisme logique, il
s’oppose fortement à l’empirisme alors dominant et cherche à accroître la
« scientificité » de la psychologie, c’est qu’il n’y a pas de partage, mais un tissage
constant entre l’émotion et sa rationalisation ; ainsi la « valeur » du travail est liée à
l’émotion ou l’émotion à la valeur qu’on lui reconnaît. C’est le fil que suivent les deux
Questions de communication, 33 | 2018
504
auteurs pour montrer l’attachement des journalistes aux valeurs partagées, ou encore
la valeur sociale des émotions éprouvées. Ainsi, le journaliste vit « pour » des croyances
socialement partagées (la liberté d’expression, par exemple, ou le modèle
démocratique) ; il vit aussi « de » reconnaissance ou du bénéfice économique de son
action ; il vit « par » le fait qu’il se retrouve dans cette action, car il y éprouve tout à la
fois plaisir et confirmation de ses choix ; il vit enfin « dans » un milieu, un groupe, des
collègues avec qui il partage tout cela. Enfin, l’écriture serait une manière de passer de
la simple observation à cette « valuation ». Nous remarquons que les auteurs font appel
à Max Weber (p. 177) pour appuyer leur distinction entre vivre pour et vivre de (la
distinction de Max Weber est faite au sujet de l’acteur politique), alors que, pourtant,
Max Weber distingue nettement entre rationalité en valeur et en finalité, ce que John
Dewey tend à réunir justement dans ce mouvement de valuation.
14 Il reste que le but de ce livre, étayé par une foule de citations pertinentes, parfois
surprenantes et toujours heureuses, est de montrer qu’il y a un tissu émotionnel
commun à tous les journalistes ; mais ces émotions ne se produisent pas malgré eux, les
journalistes les recherchent comme ce qui constitue à la fois « le sel et le sens de leur
métier ».
AUTEURS
JEAN-FRANÇOIS TÉTU
Élico, université Lumière Lyon 2, F-69000
jf-tetu[at]orange.fr
Questions de communication, 33 | 2018
505
Brigitte LE GRIGNOU, Érik NEVEU, Sociologie de la télévisionParis, Éd. La Découverte, coll. Repères, 2017, 128 pages
Georges Meyer
RÉFÉRENCE
Brigitte LE GRIGNOU, Érik NEVEU, Sociologie de la télévision, Paris, Éd. La Découverte, coll.
Repères, 2017, 128 pages
1 Écrit par deux spécialistes de sociologie politique, ce manuel éclaire les enjeux
contemporains de la télévision. Se centrer sur un tel sujet suppose de dénoncer un
mythe ancien d’une trentaine d’année : la télévision ne décline pas. Loin de se
dissoudre dans les multiples supports numériques, la télévision demeure un média
essentiel : les Français lui consacrent près de 4 heures par jour en moyenne, et on
compte 45 millions de téléspectateurs chaque jour dans ce pays. Cet ouvrage
synthétique fait le point sur une littérature interdisciplinaire, francophone (des
travaux fondateurs de Michel Souchon à La Banlieue du « 20 heures » de Jérôme Berthaut
[Marseille, Éd. Agone, 2013]) et anglophone (par exemple, un encadré est consacré à la
théorie de la cultivation de George Gerbner). Si les auteurs présentent les différentes
traditions des TV studies, comme l’approche en économie politique développée par le
Groupe de recherche sur les enjeux de la communication (Gresec, université Grenoble
Alpes) ou la sémiologie, ils privilégient toutefois une sociologie inspirée par Pierre
Bourdieu. Leur cadre théorique mobilise ainsi la théorie des champs : ils défendent une
analyse des contenus télévisuels qui ne saurait être dissociée d’une analyse des acteurs
et de leurs rapports de force dans le « champ de production culturelle de la télévision »
(p. 39).
2 L’ouvrage est divisé en quatre chapitres qui abordent successivement les professionnels
de la télévision dans l’optique de la sociologie du travail, le flux télévisuel, les effets de
la télévision sur les spectateurs, les effets de la télévision sur les champs (politique,
Questions de communication, 33 | 2018
506
religieux, sportif, culturel). La télévision est d’abord décrite comme un univers
professionnel en expansion et en transformation : les divisions entre les pigistes,
travailleurs précaires, et les animateurs-vedettes s’accentuent, les réalisateurs
déclinent face aux producteurs, les managers se hissent au sommet, comme le montre
la nomination d’une Delphine Ernotte, ancienne de France-Télécom Orange, à la tête de
France Télévisions.
3 Les auteurs critiquent des binarités simplistes qui émaillent les travaux sur la
télévision et son histoire : le passage, dans les années 1980, d’une télévision
« populicultrice » (Pierre Bourdieu), qui veut élever le grand public, à une « néo-
télévision » (Umberto Eco), qui sonnerait la fin de cette entreprise d’élévation, serait à
relativiser. Toutefois, une rupture néolibérale serait bien visible dans le flux télévisuel,
qui présenterait un monde « dur, menaçant et compétitif », où l’on ne trouve « une
place gratifiante qu’en jouant des coudes, en s’employant à maximiser des atouts
personnels et au final en acceptant de changer soi-même » (p. 47). Ainsi, des talk-shows
comme celui d’Oprah Winfrey auraient des vertus – constituant une « offre de sens de
l’expérience humaine » (p. 48), mais excluraient les questionnements sur les inégalités,
sur l’action collective, transformant les problèmes sociaux en problèmes individuels.
4 La télévision est encore l’objet d’un certain mépris de la part de gardiens des légitimités
culturelles. Comme le cinéma ou le théâtre avant elle, la télévision est en effet
régulièrement dénoncée pour ses effets supposément négatifs sur les publics. Les
auteurs ne cessent de critiquer ces visions par trop négatives selon lesquelles la
télévision détruirait l’éducation, réduirait le citoyen en consommateur, enfermerait les
gens dans une bulle domestique. Ils nuancent ainsi l’idée selon laquelle la télévision
favoriserait un enfermement dans la cellule familiale, que l’on trouve chez Raymond
Williams, l’un des grands auteurs des Cultural Studies. Critiques de la « domination des
mesures quantitatives » (p. 54), les auteurs mettent l’accent sur les approches
ethnographiques, qui ne considèrent pas les téléspectateurs de manière abstraite, mais
de manière concrète, au sein de leur univers social. Sur l’influence de la télévision sur
les téléspectateurs, les auteurs se montrent mesurés. Ils critiquent le bien-fondé de la
littérature scientifique sur ces effets que l’on trouve par exemple dans une revue
comme Journal of communication. Les effets de la télévision sur le vote ou l’opinion sont
l’objet de légendes particulièrement dénoncées. Ce n’est pas le débat télévisuel raté
face à Emmanuel Macron qui a fait perdre Marine Le Pen (le 3 mai 2017), même si cela a
pu lui faire perdre des suffrages. Si la télévision ne nous dit pas que penser, elle peut
imposer pour autant un ordre du jour social, disant à quoi penser. Elle diffuse les
normes sociales : « L’une des logiques de la télévision est d’exhiber une vitrine des
normalités » (p. 90).
5 Les auteurs nuancent l’impact de la télévision sur le champ politique ou le champ
culturel : il n’y aurait pas de « médiacratie ». Comme l’a montré Pierre Bourdieu (Sur la
télévision. Le champ journalistique et la télévision, Paris, Éd. Liber, 1996), la télévision
introduit certes de nouvelles formes de consécration culturelle, privilégie les logiques
commerciales et fait apparaître des intellectuels médiatiques qui n’existeraient pas
sans elle. Toutefois, la télévision n’a qu’un faible impact sur la hiérarchie des mondes
savants, qui demeurent relativement autonomes vis-à-vis des logiques médiatiques.
Pour autant, tout n’irait pas « au mieux dans l’articulation entre univers culturel et
médiatique » (p. 108) : la visibilité accordée à des intellectuels médiatiques comme
Michel Onfray et l’invisibilité des intellectuels reconnus par leurs pairs est critiquée,
Questions de communication, 33 | 2018
507
ainsi que l’excessive simplification des problèmes publics qu’opère le média. Les
auteurs déplorent un « paradoxe démocratique » de la télévision : « Parce que
universellement disponible, la parole télévisuelle ne doit choquer aucun public
socialement tenu pour important mais doit s’inscrire dans l’espace des opinions et
comportements raisonnables » (p. 112). Toutefois, les auteurs notent que le
conservatisme de la télévision est de plus en plus bousculé par les séries, qui gagnent
en légitimité culturelle.
6 Comme les auteurs le reconnaissent, un thème peu traité est le soft power : le rôle de la
télévision dans les relations internationales. Les polémiques récentes sur le
développement de Russia Today en France faisaient pourtant de ce thème un sujet
d’actualité. Malgré quelques riches encadrés consacrés par exemple au « télécrate »
Silvio Berlusconi, à l’Oprah Winfrey Show ou au télévangélisme, les auteurs se centrent
particulièrement sur le cas français. Pour autant, ce manuel, très clair et lisible, permet
d’aborder à nouveau frais, dans une perspective critique, les différents enjeux d’un
média dont la fin est toujours annoncée, mais qui est fleurissant.
AUTEURS
GEORGES MEYER
Cresspa, université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis, F-75017
georges_meyer[at]yahoo.fr
Questions de communication, 33 | 2018
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Sylvie PIERRE, Jean-Christophe Averty,une biographieParis, Ina, 2017, 340 pages
Jérôme Bourdon
RÉFÉRENCE
Sylvie PIERRE, Jean-Christophe Averty, une biographie, Paris, Ina, 2017, 340 pages
1 Cette belle biographie de Jean-Christophe Averty, pleine de sympathie pour son sujet,
se lit avec plaisir. Elle respecte les lois du genre de la biographie de l’artiste : elle débute
par l’arrière-plan social et familial, puis, les chapitres sont organisés selon les étapes
d’une vie de créateur, détaillant les influences (surréalisme et dadaïsme), les passions
(le jazz), et les grandes œuvres ou périodes (Raisins Verts, adaptation des Verts
Pâturages, d’Ubu Roi, show Halliday-Vartan, Autoportrait mou de Salvador Dali…).
Enfin, la reconnaissance critique est discutée. Le choix du genre (une biographie
classique de créateur) nous dit quelque chose de l’auteure du livre, du statut de la
télévision, et de Jean-Christophe Averty.
2 Car il s’agit d’un créateur de télévision qui fait partie d’une génération de réalisateurs
ayant connu une reconnaissance critique dans les années 1950 et 1960, avant que la
critique n’ait renoncé à considérer la télévision comme un lieu de création (ce que
l’université, à de très rares exceptions, n’a jamais fait). On aurait pu penser que
l’ouverture de l’Institut national de l’audiovisuel (Ina) entraînerait une floraison de
monographies d’œuvres et de créateurs, des thèses sur Marcel Bluwal ou Jacques Krier.
Il n’en est rien. C’est l’influence sociale du média et ce qu’on pourrait appeler les études
de représentation qui dominent l’exploitation des archives.
3 L’exception Jean-Christophe Averty est au fond ancienne. Car Jean-Christophe Averty a
déjà bénéficié d’un livre interview par un des critiques de télévision déçus cités plus
haut (Jacques Siclier, Un Homme Averty, Paris, J.-C. Simoën, 1976), et surtout de l’étude
d’Anne-Marie Duguet (Jean-Christophe Averty, Paris, Éd. Dis voir, 1991), qui notait déjà
Questions de communication, 33 | 2018
509
que « l’œuvre » (mais faut-il mettre des guillemets ?) de Jean-Christophe Averty était
« sans équivalent dans le contexte télévisuel » (citée p. 6). Jean-Christophe Averty est
singulier parmi les réalisateurs car il a affirmé une ambition créatrice ailleurs que dans
le genre para-cinématographique de la fiction (la dramatique, puis la série), qui fut le
lieu principal d’un éphémère « Art de la télévision » (voir à ce sujet le livre éponyme de
Gilles Delavaud [L’Art de la Télévision. Histoire et esthétique de la dramatique télévisée,
1950-1965, Paris/Bruxelles, Ina/De Boeck, 2005]), mais dans celui, moins noble, de la
variété (dénomination générique qu’il récuserait sans doute). Au-delà des auteurs cités,
il a quelques fans et chercheurs (certains réunis dans une livraison de la revue Cinémas
[André Gaudreault, Viva Paci, coords, « La télévision… selon Jean-Christophe Averty »,
26, 2-3, 2016] qui complète très bien le livre de Sylvie Pierre). Mais une simple
recherche sur Google montre bien qu’il s’agit d’un phénomène d’aficionados qui ne
peut se comparer, en ampleur, à la reconnaissance longtemps acquise par les
réalisateurs de cinéma (ou même, aujourd’hui, les auteurs de série de fiction).
4 C’est ici que le livre, pour riche qu’il soit, ressemble trop à un plaidoyer. L’auteure, qui
a longuement fréquenté Jean-Christophe Averty et a eu accès à sa documentation, livre
une information très riche mais avec très peu de distance critique. Je n’entends pas ici
des réserves sur la qualité de l’œuvre, mais une mise en perspective qui ferait place aux
jeux de force autour duquel se construit la notion « d’art », qui aurait pu s’inspirer
d’auteurs très différents, Pierre Bourdieu vient à l’esprit, mais une analyse latourienne
aurait été pertinente aussi. Par exemple, la relation de Jean-Christophe Averty avec les
États-Unis, où il a beaucoup séjourné, obtenu un Emmy award, est mentionnée, mais, à
l’instar des journalistes du temps, comme une façon de renforcer son statut et d’assurer
sa reconnaissance. Or, cette légitimation américaine réclamait une analyse
approfondie. L’auteure cite un article du magazine Votre Chance de 1966 qui dit que
Jean-Christophe Averty est « le seul réalisateur de la télévision française détenteur d’un
Oscar américain » (p. 255). Les États-Unis sont ici l’outil rhétorique d’une stratégie de
valorisation qui méritait d’être prise en compte comme telle. Par ailleurs, nous n’avons
pas de confirmation américaine de cette reconnaissance, et j’avoue ne pas connaître
d’auteurs ou d’analystes de la télévision américaine qui mentionnent Jean-Christophe
Averty comme source d’inspiration. Dans la livraison de Cinémas citée plus haut, une
auteure invitée, Lynn Spigel, étudie Jean Christophe Averty « and his U.S. TV
Contemporaries » (Cinémas, 26, 2-3, 2016, pp. 173-197). Si elle compare et note des
convergences, elle ne signale aucune influence.
5 Indépendamment de ce processus de « ratification » américaine (plus ou moins
imaginaire ?), la question des rapports Averty/États-Unis, son goût pour le jazz, pour
une certaine modernité musicale et esthétique, méritait d’être approfondie (en termes
sociologiques, à mettre en relation avec le milieu, les aspirations esthétiques et la
génération de Jean-Christophe Averty). Ceci est un exemple parmi d’autres :
l’information est là, le lecteur devra chercher lui-même l’interprétation.
6 Jean-Christophe Averty appartient aussi à la génération de premiers réalisateurs de
télévision qui ont certainement cru que le médium serait le lieu d’une reconnaissance,
et ont été déçus. D’où la haine de ce qu’est devenu la télévision au fur et à mesure qu’il
vieillit. Même si Jean-Christophe Averty l’a exprimé avec une fureur particulière, elle
apparaît banale – typique de cette génération de réalisateurs. Sylvie Pierre note
justement que Jean-Christophe Averty a été considéré, à la fin de sa carrière, comme
assagi, ayant fait des compromis, ce qui cadre mal avec l’idée de l’artiste provocateur
Questions de communication, 33 | 2018
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dadaïste. Mais les nécessités de la carrière dans ce médium ont dû jouer. Bref, l’auteur
de cette recension aurait aimé que Jean-Christophe Averty soit traité moins comme un
individu, un météore, et qu’il soit un peu plus sociologisé, ce qu’on a pu faire avec des
artistes infiniment plus reconnus que lui, dans de tout autres contextes (Svetlana
Alpers sur Rembrandt [1988, L’Atelier de Rembrandt. La Liberté, la peinture et l’argent, trad.
de l’anglais par J.-F. Sené, Paris, Gallimard, 1991], pour ne citer qu’un exemple), sans
rien enlever ou ajouter à la question de la « qualité », mais en déplaçant la question.
Cela aurait peut-être fragilisé ce qui me paraît être l’ambition de l’ouvrage : établir,
après d’autres chercheurs, mais de façon beaucoup plus complète, le statut particulier
d’un « artiste de télévision ». À cette réserve près donc, les « avertologues », les
historiens et les sociologues de la télévision française trouveront dans ce livre
précieuse matière à réflexions à la fois sur un individu, sur une œuvre et sur le statut de
la télévision dans la société française.
AUTEURS
JÉRÔME BOURDON
Université de Tel Aviv, IL-69978
jeromebourdon[at]gmail.com
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Pascal PLANTARD, Agnès VIGUÉ-CAMUS,dirs, Les Bibliothèques et la transitionnumérique. Les ateliers internet, entreinjonctions sociales et constructionsindividuellesVilleurbanne, Presses de l’Enssib, coll. Papiers, 2017, 212 pages
Florence Michet
RÉFÉRENCE
Pascal PLANTARD, Agnès VIGUÉ-CAMUS, dirs, Les Bibliothèques et la transition numérique.
Les ateliers internet, entre injonctions sociales et constructions individuelles,
Villeurbanne, Presses de l’Enssib, coll. Papiers, 2017, 212 pages
1 La fracture numérique s’est déplacée des équipements aux usages et les bibliothèques
en tant que lien social pour les plus démunis, conscientes de ce problème, jouent leur
rôle de médiateur dans ce domaine. Cet ouvrage, sous la direction de Pascal Plantard,
enseignant-chercheur à l’université de Rennes 2, spécialiste de l’exclusion numérique
et Agnès Vigué-Camus, chargée d’études en sociologie à la Bibliothèque publique
d’information (BPI), présente les ateliers internet comme des solutions pour opérer la
transition numérique faisant de la bibliothèque un lieu inclusif ouvert à tous sans
exception, un « centre culture à la plus-value humaine » (p. 10). Dans l’introduction
(pp. 7-15), les deux directeurs de publication et Mathilde Servet, cheffe du service
Savoirs Pratiques de la BPI, rappellent que très tôt les bibliothèques se sont posées en
lieux de formation à l’utilisation du numérique, dès 1990, puis en 2012 avec ces ateliers
informatiques. Face à l’utilisation de l’outil numérique, certaines personnes en
difficulté se rendent dans les bibliothèques pour chercher des réponses. À la fois tiers
lieu ou troisième lieu, selon la définition de Ray Oldenburg, la bibliothèque devient un
Questions de communication, 33 | 2018
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lieu inclusif créant ainsi des relations sociales entre les différents publics. L’ouvrage est
découpé en trois parties séparées en chapitres rédigés tour à tour par des contributeurs
tous issus du secteur des bibliothèques.
2 La première partie, « La fracture numérique revisitée », est divisée en deux chapitres.
Le premier, « La fracture numérique : visages et usages » (pp. 18-27), fait rapidement,
mais judicieusement, le tour de la question de la fracture numérique « un nom qui
nomme un mal qu’il faut soigner » (p. 19). Cette préoccupation augmente et a évolué
avec le temps passant de l’inégalité d’accès aux outils à l’inégalité d’utilisation selon les
groupes sociaux, de l’équipement à l’usage. « La fracture ne se réduit pas elle se
déplace » (p. 20) créant ainsi « l’isolement social » (p. 21) dû à la pauvreté, mais aussi au
manque de temps à y consacrer (enquête M@rsouin 2009). Le projet Inéduc mené
entre 2012 et 2015 a conclu que « les inégalités éducatives liées aux usages du
numérique, importantes chez les adolescents, dépendent beaucoup du territoire dans
lequel ils vivent » (p. 25), ce n’est plus l’équipement qui bloque, mais le manque de
connexion. La bibliothèque ne peut rester en marge de ces phénomènes d’inégalités
renforçant le rôle social de ces institutions culturelles. Le deuxième chapitre « Rester
connectés » (p. 28-70) reprend une enquête menée par la BPI lors des deux générations
d’ateliers numériques mis en place, entre octobre 2012 et mars 2013, avec un cadre
informel puis depuis janvier 2014, organisés en séances de 1h30 sur des thèmes précis.
Deux études qualitatives portant sur 30 entretiens semi-directifs et une quinzaine
d’observations dans ces ateliers ont permis de mettre à jour la nécessité de pratiquer
réseaux et écrans pour les participants. Le profil de ces usagers inscrits est très divers :
actifs ou retraités, la moyenne d’âge est de 61 ans, utilisant peu les services de la
bibliothèque. Ils viennent pour différentes raisons : retard parce que leur métier
n’implique pas l’utilisation de l’outil, ils délèguent ces tâches à d’autres, ne sont pas
intéressés, sont chômeurs. Le manque d’utilisation pendant une période donnée
entraîne un retard important du fait de l’évolution rapide des outils. L’absence de
solidarité au travail et en famille est aussi un facteur d’exclusion numérique. Cette
prise de conscience d’incompétence, ressentie par certains comme un « handicap »
(p. 50), et cette « injonction sociale à s’équiper et à se connecter » (p. 45) mènent ces
usagers vers ces ateliers par crainte de stigmatisation. Les types de demandes
diffèrent : familiarisation avec la technologie, connaissances nécessaires dans la vie
quotidienne (démarches administratives), acquérir des automatismes, réveiller des
connaissances enfouies. Les paroles rapportées des utilisateurs augmentent la véracité
du propos.
3 La partie II de l’ouvrage, « De la bureautique au Fablab : parcours de médiation », est
divisée en six chapitres présentant chacun six expériences de médiation numérique
dans différentes médiathèques françaises retraçant ainsi l’évolution du numérique
dans ces espaces et les modifications progressives des pratiques professionnelles et des
demandes des usagers. Le responsable de la médiathèque de Saint-Aubin relate son
parcours dans un « questions-réponses » avec Agnès Vigué-Camus. Il constate que son
métier a bien changé, les demandes d’ateliers de ce type augmentent et les contenus se
déplacent. Ensuite, un animateur numérique remarque que son parcours professionnel
s’est aussi modifié en fonction des demandes des usagers. Il a dû constamment
s’adapter à leurs besoins passant de l’utilisation pratique de l’outil à l’identité
numérique, de l’animation multimédia à la véritable médiation pour « les accompagner
dans l’acquisition d’une culture numérique » (p. 87). Il ira jusqu’à leur proposer un
Questions de communication, 33 | 2018
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atelier de robotique (p. 90) puis un Fablab mobile (p. 93), concluant que le métier de
médiateur numérique sera à l’avenir un aspect inévitable du métier de bibliothécaire.
Puis, à Montreuil, ville très marquée par les inégalités sociales, la diversité des publics
et le dynamisme culturel (p. 97), le constat a été fait d’un manque de surface en
bibliothèque pour accueillir les usagers mais aussi de la faible proposition de postes
informatiques. L’équipe a donc fait l’acquisition de ressources numériques consultables
à distance, de liseuses et de tablettes pour valoriser ces contenus mais n’a
malheureusement pas obtenu le résultat souhaité. Ils se sont donc engagés en 2014
auprès des bibliothèques sans frontières (BSF), proposant un programme de
sensibilisation et de formation à la culture numérique y compris la programmation
intitulé « Voyageurs du code ». Ce programme est présenté (p. 107), ainsi que leur
expérience personnelle dans cette action.
4 Une bibliothèque ouverte en 2013 dans un quartier pauvre de la capitale participe à sa
revitalisation. Elle est pensée comme un lieu accueillant tous les publics gratuitement
en répondant à leurs besoins particuliers y compris au niveau numérique dans un
projet « d’inclusion sociale ». Dès le départ, ils ont opté pour la mise à disposition
d’outils et l’accès à internet ayant choisi d’aborder le numérique selon la dimension
ludique et la découverte de jeux vidéo en réseau par exemple ce qui a attiré un public
d’adolescents absent habituellement de la bibliothèque. Cela passait par la volonté de
déconstruire les préjugés de certains usagers. Le pôle inclusion numérique passait
surtout par des ateliers proposés sous forme de cycle mais l’inscription jugée trop
contraignante s’exposait à un fort absentéisme. La simplification sous la forme d’une
« permanence numérique » (p. 114), un rendez-vous hebdomadaire assuré par deux
bibliothécaires où les gens viennent sans inscription avec leurs questions du moment
sur n’importe quel sujet ou support, était la solution. Cela a engendré plus de mixité
sociale et générationnelle. Le public est satisfait si on considère les récits rapportés par
les bibliothécaires (p. 115) dégageant un sentiment d’utilité sociale. Cette démarche est
devenue le volet numérique de leur projet social proposant aussi la consultation
d’écrivains publics en référence aux Idéa stores londoniens (ces bibliothèques d’un
genre nouveau fonctionnent en libre-service et proposent un service de formation
permanent d’adultes et d’alphabétisation) (p. 119). Ils ont entamé aussi un partenariat
avec « Emmaüs connect » (p. 120) dont l’objectif est de toucher un public qui ne vient
pas en bibliothèque.
5 Le chapitre suivant présente la médiathèque Marguerite Duras à Paris ouverte en 2010
n’ayant jamais cessé de se diversifier s’adaptant aux évolutions technologiques, aux
besoins et demandes des usagers. Le personnel s’est spécialisé dans cet
accompagnement avec comme objectifs l’insertion sociale et professionnelle et
l’inclusion numérique (p. 122) répondant ainsi aux textes et chartes professionnelles.
La médiation est nécessaire pour l’appropriation des outils et des nouveaux usages
numériques pour un certain public même s’ils ont le matériel à leur disposition. Ils
proposent des ateliers, mais aussi des ressources d’autoformation intitulées
« toutapprendre.com » (p. 124). Cependant le manque de coordination et de
communication entre le réseau des bibliothèques parisiennes, de visibilité pour les
publics, a créé une insatisfaction au niveau des besoins des bibliothécaires empêchant
les expérimentations alors que le réseau est important, couvre tout le territoire et
propose des espaces suffisants, adaptés et des équipes dédiées au numérique. Les
ateliers de cette bibliothèque ont des programmes mensuels précis et s’intitulent :
Début’net pour l’initiation, Démo’net pour la culture numérique et Débug’net pour le
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« dépannage » (p. 129). La bibliothèque évolue au rythme des demandes et besoins des
usagers.
6 Le dernier chapitre (pp. 137-155), est une présentation du réseau des médiathèques du
territoire de plaine commune au nord de Paris regroupant une population peu
qualifiée, jeune, touchée par le chômage, de nationalités et de cultures très diversifiées.
Il est identifié comme « Territoire de la culture et de la création » (p. 138). Fort de ces
constats, les médiathèques sont au défi : du réseau informatique de 2006 au portail
commun. La constitution d’un groupe de référents numériques a permis un état des
lieux complet pointant les contrastes, favorisant un rééquilibrage et développant un
bouquet et la mise en place d’ateliers y compris de création numérique. Il faut aussi
penser au professionnel, médiateur ayant besoin de formation innovante pour
accompagner au mieux. En annexe de ce chapitre, trois dispositifs sont présentés pour
leur importance dans ce réseau : le Café numérique d’Aimé Césaire (p. 150) ; les jeux
vidéo de Flora Tristan (p. 152) ; le bibliobus, laboratoire professionnel et makerspace
mobile (p. 154).
7 La troisième et dernière partie de cet ouvrage propose la présentation de trois
bibliothèques étrangères choisies pour leur offre innovante : en Suède le learning center
de la Bibliothèque municipale de Malmö (p. 160) utilise le partage de connaissances
nommé « pique-nique » ; en Finlande le makerspace de la bibliothèque centrale
d’Helsinki (p. 171) essaie de toucher tous les usagers, pas seulement les férus
d’informatique créant un lieu de rencontre y compris pour les réfugiés ; en Allemagne à
la bibliothèque de Cologne (p. 178), le recours à des bénévoles pour les ateliers est
courant, les bibliothécaires n’ayant pas tous les compétences nécessaires, attirant de
nouveaux usagers pour « travailler davantage avec les gens qu’avec les livres » (p. 183).
Dans un dernier chapitre, « Quand la digital divide s’impose aux bibliothèques : une
analyse américaine » (p. 185-199) un bref historique de la lecture publique à l’inclusion
numérique en Amérique est proposé.
8 À travers cet ouvrage, la bibliothèque est présentée comme un lieu d’inclusion
numérique de premier plan : son évolution a permis d’attirer de nouveaux publics
allant jusqu’aux migrants. La présentation de ces ateliers numériques prenant
différentes formes selon les publics et les lieux nous permet, en tant que novice, de
découvrir l’implication pour des lieux de lecture publique dans l’inclusion numérique.
Pour les professionnels, ces différentes expériences donnent des idées d’ateliers à
mettre en place même si l’adaptation est de mise. Cependant, le dernier chapitre sur les
bibliothèques à l’étranger aurait pu être plus étayé et aborder peut-être plus
d’expériences.
Questions de communication, 33 | 2018
515
AUTEURS
FLORENCE MICHET
Mica, université Bordeaux Montaigne, F-33600
florence.michet[at]etu.u-bordeaux-montaigne.fr
Questions de communication, 33 | 2018
516
Jean-François BERT, Une histoire de lafiche éruditeVilleurbanne, Presses de l’Enssib, coll. Papiers, 2017, 144 pages
Christophe Cosker
RÉFÉRENCE
Jean-François BERT, Une histoire de la fiche érudite, Villeurbanne, Presses de l’Enssib, coll.
Papiers, 2017, 144 pages
1 Étymologiquement, une fiche fixe quelque chose. Ainsi, de façon concrète, se sert-on
d’un clou pour ficher ou fixer un matériau. Mais le mot « fiche » est également
employé, de façon abstraite, dans le domaine des sciences humaines et sociales (SHS).
Elle devient alors une manière de fixer un savoir dont l’homme est le sujet, et parfois
aussi l’objet. Jean-François Bert s’intéresse à un type particulier de fiche, celle qu’on
nomme « érudite ». Il lui donne pour ancêtre le registre médiéval né au XIIIe siècle et la
définit comme l’une des formes d’enregistrement du savoir, aux côtés de la feuille
volante, de la liste, du carnet ou encore du cahier de notes. Son point de départ est une
forme de fiche issue du monde des bibliothèques et dont le but premier est l’inventaire.
Jean-François Bert se présente comme un historien des pratiques savantes – et la fiche
érudite est employée des sciences naturelles à la médecine –, comme un anthropologue
des savoirs et comme un spécialiste de l’archive des SHS. Dans son essai intitulé Une
Histoire de la fiche érudite, il réalise un projet éponyme de Lucien Febvre. Dans cette
perspective, nous signalons que le point de départ, d’apparence restreinte, de la fiche
érudite donne lieu à une vaste réflexion sur les différents avatars passés, présents et
futurs de la fiche. Jean-François Bert analyse le discours sur la fiche, un discours entre
éloge et blâme, qui relève de l’éloquence épidictique et qui approfondit le paradoxe
selon lequel, dans le monde de la pensée, rien ne se fait sans fiche, sans pour autant que
la fiche fasse tout. Nous proposons de lire les cinq chapitres de cet ouvrage en
distinguant les idées qui renvoient à la fiche matérielle de celles qui renvoient à la fiche
immatérielle ; la fiche étant à la fois chose et objet.
Questions de communication, 33 | 2018
518
2 L’une des premières questions à laquelle Jean-François Bert répond de façon multiple
est d’ordre pratique. Il s’agit de savoir comment faire une fiche. Cette question
matérielle renvoie au support papier. Le critère principal de la fiche est sa taille réduite
qui vise l’idéal du format de poche. Pour ce faire, les fichistes détournent les formats
qui existent. Ainsi le physicien de la fin du XVIIIe siècle Georges-Louis Lesage
transforme-t-il des cartes à jouer en fiches de sciences (p. 32). De même, Marcel Mauss
se sert de ses propres cartes de visite pour saisir au vol certaines de ses idées (p. 133).
D’autres fichistes découpent des papiers selon le format qui leur convient le mieux. À ce
sujet, Jean-François Bert rappelle le projet d’une normalisation d’un format
international de la fiche dont les dimensions idéales sont 125 x 100 mm (p. 48). Se pose
ensuite la question de l’organisation de l’écriture sur des bouts de papier en fonction du
nombre de lignes possibles et de l’ordre de disposition et de succession des éléments
d’une fiche. Face à la multiplicité des fiches volantes, ce deuxième problème renvoie au
mode de rangement. Jean-François Bert indique l’importance du volume de fiches dans
les fonds hérités de certains chercheurs comme les trente cartons de Claude Lévi-
Strauss entreposés à la Bibliothèque nationale (p. 111). Il s’agit alors du problème du
fichier qui permet l’ordre et le rangement des fiches. Ce problème donne lieu à des
solutions qui recourent à l’ébénisterie. L’auteur rappelle l’existence de deux meubles
dont le but est le rangement des fiches. Le premier est le scrinium literatum, ou armoire
érudite. Elle est décrite notamment par Vincent Placcius dans De Arte excerpendi en
1689. Le second consiste dans les casiers articulés de Georges Borgeaud. Le premier
chapitre de l’essai explique le fonctionnement de ces deux meubles et en fournit
plusieurs illustrations à la fois esthétiques et didactiques. L’Histoire de la fiche érudite de
Jean-François Bert rappelle également la richesse du paradigme morphologique du mot
« fiche », en particulier en ce qui concerne les auteurs de fiches, du neutre à tendance
méliorative « ficheur » au péjoratif « fichard ». Ainsi le chercheur propose-t-il une
analyse, non pas des « scribouillards conquis » (p. 56), mais des grands ficheurs. Les
fiches de physique de Georges-Louis Lesage sont relayées par celle de l’historien André
Leroi-Gourhan (pp. 106-107), ou encore par celles de la sociologue Béatrice Potter Web,
l’inventrice de la méthode : « One card, one fact » (p. 63). Ces fiches manuscrites
introduisent dans l’intimité du chercheur dont l’écriture matérielle peut poser des
problèmes de déchiffrage. Ainsi la fiche est-elle un dispositif matériel, c’est-à-dire un
morceau de papier écrit, de formats variés et dont le rangement mérite réflexion.
3 La fiche se présente également comme une forme, souvent jugée mineure, du savoir.
Elle précède, pour le chercheur, le livre ou l’article, et se situe bien souvent entre deux
livres. Elle se trouve également en situation intermédiaire, entre le monde et le livre, et
se comprend alors entre les mots et les choses ; elle relève pourtant déjà de l’écriture.
Elle apparaît comme la trace de l’élaboration d’une pensée, plus précisément d’un mode
de pensée entre lecture et écriture. En effet, Jean-François Bert théorise une éthique de
la vitesse qui fait que la fiche ralentit la lecture et, corrélativement accélère l’écriture.
Ainsi la fiche est-elle un mode de pensée impur, entre lecture et écriture. Elle est une
forme vertueuse qui fait l’objet d’un éloge parce qu’elle permet au chercheur
d’accumuler des données et de vérifier des sources. Elle forme une bibliothèque
miniature. En outre, elle permet de conserver et de réutiliser des données que le
chercheur ordonne dans de nouvelles perspectives. Elle garantit de l’oubli et facilite
l’accès au savoir. Mais elle apparaît aussi comme une forme vicieuse qui fait l’objet d’un
blâme. En effet, la fiche se substitue à la mémoire humaine et favorise l’oubli. De plus,
elle stérilise l’imagination et fige l’écriture, conformément aux « ouvrages qui fleurent
Questions de communication, 33 | 2018
519
bon la fiche » (p. 80). Elle relève d’une forme d’écriture qui se réduit bien souvent à la
copie et favorise l’individualisme sans oublier une coupure d’avec le monde.
Indépendamment des formes qu’elle adopte, la fiche est donc un objet immatériel qui
permet la transformation de la matière intellectuelle mais cette méthode possède à la
fois des avantages et des inconvénients recensés par Jean-François Bert.
4 En conclusion, cette analyse de la fiche érudite approfondit cette forme à la fois
matérielle et immatérielle de façon concrète et réfléchit sur la confection et le
rangement de cet objet de pensée. Elle envisage aussi, de façon abstraite, les forces et
les faiblesses de ce type d’enregistrement du savoir attendant une configuration
nouvelle. Ainsi la fiche se situe-t-elle entre ordre et désordre, circulant entre deux
chercheurs. Cette réflexion générale sur la fiche articule le rapport entre fiche et livre,
entre fiche et chercheur, ainsi qu’entre fiche et savoir. Enfin, elle est mise en
perspective comme tradition liée au papier à l’époque de la transition vers le
numérique. En s’intéressant à cette forme mineure utilisée par des chercheurs majeurs,
Jean-François Bert adopte une attitude intellectuelle moderne. Délaissant le livre au
profit de la fiche, il explique comment advient l’homme de savoir pour lequel la fiche
est un exercice invisible. Cette réflexion sur la formation de l’esprit scientifique se met
en abyme car la forme de la fiche érudite, qui se rattache à la fiche de lecture, renvoie
au présent exercice qui reçoit plusieurs noms : chronique, recension, compte rendu ou
encore note de lecture.
AUTEURS
CHRISTOPHE COSKER
HCTI, université de Bretagne occidentale, F-29000
Christophe.cosker[at]free.fr
Questions de communication, 33 | 2018
520
Valérie DESHOULIÈRES, La Gouge et lescalpel. Oscillations pendulaires entrel’Art et la ScienceParis, Hermann, coll. Savoir lettres, 2017, 356 pages
Jean-François Clément
RÉFÉRENCE
Valérie DESHOULIÈRES, La Gouge et le scalpel. Oscillations pendulaires entre l’Art et la Science,
Paris, Hermann, coll. Savoir lettres, 2017, 356 pages
1 Ce livre reprend ou synthétise des études très diverses par leurs thèmes menées
pendant environ 25 ans par une professeure de linguistique comparée. Celle-ci fut la
lectrice de nombreux écrivains dont, parmi d’autres, Robert Musil, Julio Cortázar et
Witold Gombrowicz. Pour relier ces textes, l’enseignante cite les notions qu’elle
utilisera (par exemple la « métaphore », « l’idiotie », la « mélancolie », le « caméléon »,
la « sans-qualitude », « l’irreprésentable » ou la « mimésis active »). Elle fait de même
pour les hypothèses qui lui ont paru majeures pour organiser son travail. Ceci implique
que les outils de la pensée ne sont pas construits à partir d’un corpus qui lui aurait été
imposé. Les lectures successives de l’enseignante s’organisent, à l’inverse, autour
d’outils fournis par des lectures antérieures.
2 L’hypothèse centrale, qui forme l’unité du livre, est qu’il existerait des liens, non entre
la science et l’art, comme l’indiquent les deux hypostases du sous-titre du livre, mais
entre des personnes qui ont incarné des formes de savoir scientifique au cours de
l’histoire comme André Vésale ou Johann Wolfgang von Goethe et des auteurs ou des
lecteurs de textes littéraires reprenant ces intuitions afin d’en faire des outils
permettant d’apporter des éclairages nouveaux à diverses créations littéraires. Il y
aurait ainsi comme une « chambre d’écho », des retombées, des propagations, entre les
idées de certains chercheurs sélectionnés dans le domaine des sciences et celles de
Questions de communication, 33 | 2018
521
spécialistes de la littérature soucieux de sortir des limites disciplinaires et donc de
parler « l’interdisciplinois ». Une autre idée apparaît au milieu du livre, beaucoup plus
ambitieuse : « Peut-on décrire linguistiquement et non plus seulement cliniquement ce
qui… distinguait, chez Cortázar, les hommes du possible, qu’il présentait comme des
artistes sans œuvre, et les poètes effectifs, c’est-à-dire optant pour la
création ? » (pp. 152-153). Pour le moment, il n’existe aucune véritable réponse à cette
question.
3 L’intuition centrale part des livres de Hans Blumenberg, un philosophe allemand
décédé en 1996, qui attaque de front, outre Carl Schmitt et sa théorie de l’État, la
conception cartésienne de la science. Pour lui, le rapport au monde n’est pas immédiat,
il passe par une médiation qui n’est pas celle des concepts ou d’une rationalité séparant
comme chez Descartes les ordres du réel, mais celle de la métaphore. Si tout n’est pas
objectivable ou déterminable, il conviendrait de réintroduire cette catégorie de
métaphore d’autant plus que la science a souvent évolué, au moins lors de la formation
des premières hypothèses, grâce à des métaphores (« la lune tombe sur la terre comme
une pomme »).
4 L’auteure jette, au passage à moins que ce ne soit essentiel, quelques lueurs sur une
ego-analyse ou une « ego-critique » (p. 312) permettant de comprendre pourquoi outils
et hypothèses ont été sélectionnés par elle, éventuellement comment ils ont évolué.
Elle met en avant plusieurs faits, une attirance pour la thématique de l’échec, pour celle
de la « crise spirituelle », l’existence de relations ambigües avec les sciences qui
détermineront le choix du sujet de sa thèse. Il y aura aussi les conséquences de la
« perte d’une sœur » (p. 120 et 209 sqq.). Ceci permet d’aborder autrement, du moins
dans ce cas particulier, ce qu’est la littérature comparée, cette « non-discipline »
(p. 113), cette « discipline contre la discipline » (p. 133) par rapport à la littérature
générale. L’intention est d’esquisser une analyse critique de cette spécialité, à la fois de
son objet et de ses rites comme l’habilitation à diriger des recherches. L’auteure
interpréta la mort de sa sœur, qui est bien plus qu’une simple mort puisqu’elle entraîna
un suicide, en pensant qu’il y a des silences, des zones obscures qu’il faut aborder avec
prudence, lentement en se souvenant, selon cette pensée philosophique subjective, que
tout n’est pas déterminé. Ce qui « déterminera » un intérêt pour la (seconde) pensée de
Karl Popper qui a porté non sur le développement des révolutions scientifiques, mais
sur l’indéterminisme. Et dans cet univers perçu comme quelque peu inquiétant, la
métaphore bien évidemment vive ou agissante sera imaginée comme pouvant être un
« secours » (p. 163).
5 Il y a de la franchise à montrer la porosité entre vie personnelle et production
universitaire. Après ces épreuves, l’important fut de comprendre que toute lecture
spontanée pouvait être superficielle. Par exemple, pouvait-on dire de Robert Musil qu’il
consacrait la fin de la métaphysique sans penser qu’il pouvait aussi annoncer
« l’avènement d’une métaphysique du non-Moi ? » (p. 164). Ce sont là des effets très
positifs de l’inquiétude outre le fait que, dans ce cas, une thèse sert au moins « à mieux
vivre » (p. 166) en replaçant la raison ici inopérante par une foi mystique. Toutefois,
l’analyse s’arrête sur la nature du présupposé de la littérature comparée qui est « la
confiance absolue dans l’unité de la création littéraire, et même de la culture » (p. 133).
Une autre question reste aussi sans réponse : peut-on comprendre des formes d’altérité
littéraire sans passer par des filtres (nationaux ou religieux), ce qui est courant dans la
littérature comparée ? Pourrait-on n’utiliser que la seule analyse littéraire (question
Questions de communication, 33 | 2018
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posée p. 305) ? En attendant, demeure le « spleen du comparatiste » (p. 157), d’où sans
doute le désir de l’universitaire de devenir à son tour, sous pseudonyme, créatrice de
textes littéraires que pourraient étudier d’autres comparatistes (p. 317). Le fantasme
d’Ouroboros.
6 Par ailleurs, les points faibles de la pensée épistémologique de Hans Blumenberg ne
sont pas examinés. Il est vrai que la pensée analogique a été présente dans la science
tout au long de son histoire, mais il est impossible d’en faire, surtout dans la
démonstration ou l’expérimentation, un des fondements de la pensée, à moins de céder
à un anarchisme méthodologique. Mais alors, on quitte totalement des limites de toute
scientificité pensée à la manière de Karl Popper. S’il y a de la rigueur dans les sciences,
c’est parce qu’elles éliminent, même si c’est souvent difficile, toute forme de
métaphore, qu’elle soit allégorique ou faible ou métaphore forte. Le langage ordinaire
est une chose, la pensée ou les idées scientifiques en forment d’autres. La métaphore,
comme déplacement d’un nom d’une chose à une autre, n’est tolérable que dans la
vulgarisation. Par exemple, Goethe qui développe l’idée de « plante originelle » pour
croire y trouver un principe explicatif, s’égare. Des convergences de formes existent,
mais leur cause est ailleurs. Gaston Bachelard rappelle avec force des idées analogues :
seul est légitime un constructivisme abstrait.
7 Reste à savoir, et cette question fut récemment posée par Michel Maffesoli à la suite de
Vilfredo Pareto, si les sciences humaines et sociales peuvent accepter le développement
de métaphores ou d’images non seulement dans le contexte de la découverte d’idées
comme cela peut être le cas dans toutes les sciences, mais également dans une pensée
interprétant des phénomènes non formalisables. Dans ce cas, il ne s’agit pas de
ressemblances, encore moins de comparaison, mais de saisies d’informations
complexes, mais la question reste de savoir si ce n’est là qu’une démarche provisoire
puisqu’il n’est nullement certain que ces métaphores soient éclairantes ni qu’elles
soient une garantie face au risque de l’irrationalité.
8 Dans les études illustrant la thèse initiale du livre, on ne voit pas toujours ce qui fonde
la thèse annoncée. Ainsi André Vésale, qui impose la dissection humaine dans la
formation médicale, aurait-il pu inciter des poètes ou des romanciers à écrire selon ce
nouveau modèle de l’anatomie, qui n’est pas celui des chirurgiens ou de Marcello
Malpighi. Cela se vérifie-t-il ? La pratique d’André Vésale est, certes, fondée sur le
plaisir de la vision directe et la désacralisation du corps humain. Mais de cela, il n’est
pas question dans l’étude de Valérie Deshoulières, celle-ci évoquant seulement des
textes contemporains qui évoquent la figure d’André Vésale, le rapport n’étant que très
indirect. Une autre étude signale que la morphologie générale de Goethe, qui se
développera à la fois pour les couleurs, les minéraux ou les nuages, se retrouve dans un
texte de Jacques Abeille où des cultivateurs de statues sont partis d’un champignon
originel. Là aussi, le rapport n’est que superficiel, car il y a chez Christian von Wolff la
description d’une dynamique précise exprimée par des « lois » biomécaniques de
développement des formes qu’ignore l’écrivain français dont les références pourraient
être tout aussi bien Julien Gracq ou André Hardellet. Reste la question essentielle qui se
pose au terme de cette voie mystique que l’auteure caractérise comme étant celle du
caméléon : « Qu’est-ce qu’aimer ? » (p. 324).
Questions de communication, 33 | 2018
523
Yves GINGRAS, L’Impossible dialogue.Sciences et religionsParis, Presses universitaires de France, 2016, 422 pages
Jean-Paul Truc
RÉFÉRENCE
Yves GINGRAS, L’Impossible dialogue. Sciences et religions, Paris, Presses universitaires de
France, 2016, 422 pages
1 Si Frère Marie Victorin disait en 1920 qu’il fallait « laisser la science et la religion s’en
aller par des chemins parallèles, vers leurs buts propres » (p. 1), on assiste à un regain
d’intérêt pour un dialogue entre sciences et religion, au point que John Templeton
(1912-2008) a créé une fondation (pp. 292-293) pour financer les études sur le sujet.
C’est sur ce phénomène que s’est penché Yves Gingras, professeur à l’Université du
Québec (histoire et sociologie des sciences) et ancien étudiant en physique dans les
années 1970. Si les mathématiques ont posé peu de problèmes aux théologiens, ce n’est
évidemment pas le cas pour la cosmologie, la biologie ou la paléontologie. Certes,
l’Église catholique a perdu une grande partie de son pouvoir temporel, mais il n’en est
pas de même pour les groupes protestants ou musulmans, et on assiste à une limitation
de l’enseignement de certaines théories aux États-Unis dans quelques États ou dans les
pays musulmans depuis 1980.
2 En bon scientifique, Yves Gingras commence par s’interroger : qu’est-ce que la science ?
Une « tentative de rendre raison des phénomènes observables par des concepts et des
théories qui ne font appel à aucune cause surnaturelle, croyance, ou spiritualité
personnelle » (p. 8). Les pays musulmans ne jouant pas un rôle central en sciences, c’est
surtout des Églises chrétiennes dont il sera question dans ce livre. Les religions
panthéistes, bouddhisme ou shintoïsme, ont d’ailleurs peu de problèmes avec les
sciences. Comme l’a dit Albert Einstein, « la principale cause de conflits actuels entre la
religion et les sciences se trouve dans le concept d’un dieu personnel » (p. 15).
Questions de communication, 33 | 2018
525
3 Yves Gingras ne veut pas du « juste milieu », ce courant dominant actuel qui veut sous-
estimer les conflits institutionnels entre sciences et religion. Pour mieux les
comprendre, il en retrace d’abord l’histoire. Il remonte au conflit entre les théologiens
de la Sorbonne (p. 33) et les partisans de la physique et de la philosophie d’Aristote au
XIIIe siècle. Thomas d’Aquin, canonisé en 1323, devra faire une réinterprétation de cette
philosophie, pour qu’elle puisse être enseignée. La théologie reste toute-puissante et le
concile de Latran (1513) déclare que « une proposition non conforme à la foi ne peut
être vraie ». Le conflit perdurera et Emmanuel Kant lui-même réclamera dans Le Conflit
des facultés (1798, trad. de l’allemand par J. Gibelin, Paris, Vrin, 1935) la fin de la tutelle
théologique sur la philosophie, « sans s’effrayer de la sacralité de l’objet ». C’est avec la
nouvelle théorie du chanoine Copernic sur les révolutions des planètes, diffusée par
Johannes Kepler et Galilée, que le choc va être plus rude encore. Yves Gingras narre cet
affrontement dans les moindres détails : prudent, Nicolas Copernic dédicace son
ouvrage publié en 1543 au pape, celui qui vient d’officialiser l’Inquisition en 1542.
L’astronome prend même la précaution de mourir en 1543, ce qui lui évitera quelques
ennuis. L’ouvrage est également mal accueilli par les luthériens. Martin Luther lui-
même le critique, ainsi que le philosophe luthérien Andreas Osiander qui, chargé
d’assurer la publication de l’œuvre, fera insérer à l’insu de l’auteur un avis au lecteur
pour en minimiser la portée, indiquant qu’il ne s’agit que d’une hypothèse de calcul
commode, sans réalité scientifique. Yves Gingras aurait d’ailleurs pu signaler que cette
position, assez curieusement, sera celle de Niels Bohr à la fin de sa vie, songeant que la
réalité de l’atome demeure inconnue, mais que les modèles permettent de faire des
calculs et des prédictions exacts. Le scepticisme se transmet ainsi du camp des
théologiens au camp des scientifiques, gagnant les physiciens confrontés à la
mécanique quantique. Les idées de Nicolas Copernic sont reprises par Johannes Kepler
en 1598 dans Mysterium cosmographicum, ouvrage aussitôt censuré par le théologien
luthérien Matthias Hafenreffer. Johannes Kepler, désavoué par le Roi, obtempère.
Galilée reprend la nouvelle théorie à son compte en 1610 dans le Sidereus nuncius (le
messager céleste), mais l’infortuné astronome va trop loin. Attaquant les théologiens, il
veut remettre en question la hiérarchie des disciplines : « L’intention du Saint-Esprit
est de nous enseigner comment on va au ciel et non comment va le ciel… Nul théologien
ne devrait s’arroger l’autorité de formuler des décrets sur des disciplines qu’il n’a ni
exercées, ni étudiées » (p. 52). C’en est trop pour le cardinal Bellarmin, jésuite et
inquisiteur (canonisé en 1930 !), celui-là même qui a fait condamner Giordanno Bruno
au bûcher en 1600 pour avoir affirmé qu’il existait d’autres mondes habités et que
l’Univers était infini. Le premier procès de Galilée s’ouvre en 1615. Le système
copernicien est condamné et il est désormais interdit à Galilée d’en faire la promotion.
En 1633, à l’occasion d’un deuxième procès, Galilée devra abjurer « s’étant rendu
véhémentement suspect d’hérésie autrement dit d’avoir tenu et crû une doctrine fausse
et contraire aux saintes écritures ». Les Dialogues sont interdits et leur auteur
condamné « à la prison selon qu’il nous plaira dans ce saint-office ». Le pape veille à ce
que tous les professeurs de philosophie et de mathématiques soient informés. Galilée
est confiné dans sa villa puis en 1638 dans sa maison de Florence où il restera enfermé,
sans visites, jusqu’à sa mort en 1642.
4 Les demandes de réhabilitation pleuvent mais rien n’y fait. Gottfried Wilhelm Leibniz
tente de convaincre l’église d’annuler la censure de Nicolas Copernic vers 1680 : « C’est
prostituer les saintes écritures que d’abuser de leur autorité, pour prévenir les gens sur
des vérités de la philosophie ». Jean d’Alembert, encyclopédiste conseille au pape
Questions de communication, 33 | 2018
526
éclairé Benoît XIV de corriger le tir (p. 106). Il faut onze années pour que Benoît XIV
obtienne que le pape ait droit de regard sur les décisions de la congrégation de l’Index
(la même inertie du Vatican qui s’oppose aujourd’hui aux réformes du pape François !).
Benoît XIV autorise également la publication d’une version expurgée des Dialogues,
accompagnée de la sentence du jugement. Mais avec Clément XIII, les conservateurs
reviennent au pouvoir et c’est l’encyclopédie elle-même qui sera mise à l’index en 1759,
et en 1830 c’est le tour de l’Astronomie des dames, ouvrage de vulgarisation de Jérôme
Lalande. Peut-on imaginer qu’en 1827, la Critique de la raison pure d’Emmanuel Kant ait
été mise à l’Index ? – Benoît XVI voyait encore dans la philosophie kantienne, une
« auto-limitation » de la raison. Napoléon sera en possession des actes du procès trop
brièvement pour les rendre publics. Ce ne sera fait qu’en 1900 par le gouvernement
italien qui publie à ses frais les œuvres complètes de Galilée. En 1936, Pie XII envisage la
publication d’une biographie de Galilée par l’Académie pontificale des sciences,
biographie rédigée par le prêtre Paschini, « efficace démonstration de ce que l’Église
n’a pas persécuté Galilée, mais l’a beaucoup aidé dans ses recherches » ! Le projet de
Paschini, trop favorable à Galilée, ne verra le jour qu’en 1964 et encore dans une
version profondément remaniée.
5 Même le concile Vatican II ne sera pas favorable à la reconnaissance de l’erreur. Yves
Gingras note l’influence rétrograde des évêques africains en la matière, l’archevêque du
Cameroun jugeant que cela n’intéresserait que les Européens… La pétition des
scientifiques catholiques français transmise par Mgr Elchinger n’a pas plus d’effets.
Comme le reconnaîtra (p. 130) Jean-Paul II dans son discours pour le centenaire de la
naissance d’Albert Einstein, la condamnation de Galilée est une source de tensions et de
conflits qui « conduit beaucoup d’esprits à penser que science et foi s’opposent »
(discours du 10 novembre 1979 : http://www.clerus.org/clerus/dati/2002-06/06-6/
Ens_JP2_79.2_03.htm).
6 Au chapitre 6 (p. 305), Yves Gingras s’interroge : « Qu’est-ce qu’un dialogue entre
science et religion ? ». Peut-on arriver à cet échange d’arguments philosophiques
aboutissant à un consensus quand le Cardinal Newman (p. 307) déclare que « la
théologie et la science… sont dans l’ensemble incapables de communiquer » ? De nos
jours, la science fournit de nouvelles informations qui conduisent le théologien à
s’adapter ou à refuser, mais trop souvent ce dernier s’arroge le pouvoir de découvrir le
« sens ultime » des choses. Gérard Siegwalt, théologien protestant déclare : « Il n’y a
culture que lorsque la science, qui est essentiellement partielle… s’ouvre à la pensée »,
comme si les scientifiques ne pouvaient pas penser par eux-mêmes, et, selon
l’expression de Gaston Bachelard, « faire montre d’une surveillance intellectuelle de
soi ». Les ouvrages philosophiques de Werner Heisenberg ou d’Henri Poincaré ne font-
ils pas intégralement partie de leur œuvre scientifique ?
7 Trop souvent, la « pensée » fait preuve d’un anthropomorphisme primaire, comme
dans la théorie du « fine tuning », dénoncée (p. 318) par le prix Nobel de chimie Ilya
Prigogine, selon laquelle l’ajustement quasi miraculeux des constantes ayant permis
l’apparition de la vie dénoterait une intention divine. « Dieu » devient alors un nom,
donné à notre ignorance. Mais quelques scientifiques ont malgré tout suivi cette voie,
tel Fritjof Capra auteur du Tao de la physique (1975). Le boson de Peter Higgs, prix Nobel
1993, n’a-t-il pas été qualifié de « particule de Dieu », « The God particle » ? Stephen
Hawking n’a-t-il pas déclaré que « une théorie unifiée permettrait de connaître la
pensée de Dieu » ?
Questions de communication, 33 | 2018
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8 Aux Etats-Unis, les scientifiques tentent d’amadouer le courant évangélique en
adoptant des positions conciliatrices. Trinh Xuan Thuan s’allie avec Matthieu Ricard,
moine bouddhiste, pour présenter lui aussi un visage compatible de la physique. La
puissante fondation Templeton œuvre dans le même sens en proposant un prix d’un
million de dollars, supérieur au prix Nobel, pour donner de la crédibilité à la religion en
brouillant la frontière bien déterminée avec la science. Parmi les « grosses prises » de la
fondation, l’auteur cite Martin Rees, astrophysicien, directeur de Trinity College et
Bernard d’Espagnat, philosophe et physicien, prix Templeton 2009. Templeton finance
également l’UIP (Université interdisciplinaire de Paris) à hauteur de 1,6 million de
dollars entre 2004 et 2009, et le projet Science and religion in Islam a reçu une dotation de
800 000 dollars entre 2011 et 2014. L’International Society for Science de Cambridge a reçu
deux millions en 2007 pour diffuser des livres, et plusieurs millions ont été affectés à la
formation des journalistes. Toutefois, on peut se demander si l’auteur n’est pas un peu
excessif dans la théorie du complot à l’encontre de Templeton… Rappelons-nous que la
physicienne Faouzia Charfi, professeure d’université en Tunisie, a déclaré « pour mes
étudiants, Einstein s’était trompé parce que la vitesse de la lumière ne pouvait être
qu’infinie, parce qu’on lui donne un caractère sacré ». Les millions de dollars investis
par Templeton sur les projets concernant l’Islam sont donc loin d’être inutiles…
9 Les croyances peuvent même s’opposer aux sciences (chapitre 7) et à la raison, en
particulier dans le domaine de la paléontologie, où des scientifiques ont dû restituer de
très vieux ossements humains à des autochtones, et également aux États-Unis où la
tribu indienne des Bannocks a pu ré-enterrer ses morts grâce à la récente loi NAGPRA
(Native American Graves Protection and Repatriation Act). Yves Gingras conclut sur une
note optimiste et réaliste, en affirmant son espoir dans la science : « Dans un monde
désenchanté, éternellement soumis à la “guerre des dieux”, comme le disait Max
Weber, seul davantage de science peut corriger les erreurs de la science ».
AUTEURS
JEAN-PAUL TRUC
jean-paul.truc[at]prepas.org
Questions de communication, 33 | 2018
528
Fred HAILON, Étude(s) de cognitionpolitique. Discours, pensée, sociétéParis, Éd. L’Harmattan, coll. Questions contemporaines, 2017, 200 pages
Michele Paolini
RÉFÉRENCE
Fred HAILON, Étude(s) de cognition politique. Discours, pensée, société, Paris, Éd. L’Harmattan,
coll. Questions contemporaines, 2017, 200 pages
1 Étude(s) de cognition politique, écrit par Fred Hailon, aborde le thème de la construction
de l’identité dans les groupes humains à travers le langage, le discours, l’information et
la circulation sociale des messages politiques transmis par les médias. Le mot
« cognition » indique non seulement le sujet du livre, mais surtout son a priori. Celui
selon lequel l’information constituerait, par le discursif et par le symbolique, la base
empirique d’une activité concernant principalement l’intelligence humaine, qui
s’exprime sciemment à travers des processus que nous pouvons configurer comme
« traitement de l’information ». C’est donc surtout la nature mentale, consciente ou le
plus souvent inconsciente de cette activité générale, qui justifie l’usage du mot.
2 Les points de référence sur lesquels Fred Hailon s’appuie sont principalement proposés
par les travaux d’Alice Krieg-Planque et de Georges-Elia Sarfati en analyse du discours,
tandis que ses présupposés épistémologiques sont surtout reconnus dans l’expérience
philosophique de Hannah Arendt (sur la dynamique de la formation du totalitarisme),
dans les enquêtes de Michel Foucault sur les rapports entre systèmes de pensée et
diversité humaine (on pense surtout à Surveiller et punir), dans les études sociales de
Pierre Bourdieu (notamment les mécanismes générateurs de production symbolique du
pouvoir).
3 Conçu sur ces prémisses, le travail s’articule autour de cinq chapitres sur une piste
d’investigation unique : la construction-production du « sens politique », à partir de (et
à travers) un corpus hétérogène de documents couvrant la période qui court de
Questions de communication, 33 | 2018
529
septembre 2001 (à la suite des événements catastrophiques du 11-Septembre aux États-
Unis) à mai 2017 (campagne présidentielle en France).
4 Le corpus de l’analyse a comme pivot la France et sa vie politique. Il est opportunément
varié tant pour les supports technologiques envisagés (du format papier au format
numérique des textes) que pour les types éditoriaux (articles de presse, commentaires
en ligne, déclarations politiques), ou encore les sujets de l’énonciation identifiés, des
websurfers aux dirigeants politiques. Les événements retenus sont de trois types : les
campagnes électorales françaises (en 2002, 2007, 2012, 2017), quelques événements
exemplaires liés aux crises migratoires (notamment l’évacuation des camps de réfugiés
à Calais entre 2015 et 2016), des événements d’importance apparemment locale, comme
l’occupation du toit de la mosquée de Poitiers par des militants de la formation
nommée Génération Identitaire en octobre 2012.
5 Les premières pages d’Étude(s) de cognition politique suggèrent que le discours « institue
socialement » le sujet aussi bien que le sujet « institue socialement » le discours. Ce lien
problématique discours-sujet semble donc activer un phénomène de sens riche en
implications croisées, parce que le discours établit aussi, à son tour, le sens social. Cela
voudrait dire qu’il existe une sémantique fondamentale qui intervient de manière
dynamique dans la production collective de concepts sociaux, de schémas, de
catégorisations. C’est alors dans cette sphère de réflexion que nous dirions, d’une façon
kantienne, que la connaissance elle-même est appelée à produire en partie, et aussi
dans une large mesure, son propre objet, c’est-à-dire le « politique ».
6 Le contexte pragmatique ‒ qui est souligné d’abord à travers le rôle joué par les médias
‒ produit des cadres cognitifs utiles à la compréhension des événements (p. 13). À cet
égard, le concept d’« auto-création de la société par le discours », qui semble ici
relancé, reprend des éléments post-structuralistes, comme le confirme l’examen des
références bibliographiques (pp. 171-180).
7 Les conditions cognitives du discours constituent le thème spéculatif prioritaire de
l’œuvre : la « cognition au cœur du politique » (p. 19). Fred Hailon distingue deux
niveaux : la connaissance comprise comme le besoin de connaître et de comprendre, et
la signification, comprise comme un processus générateur de phénomènes de sens.
L’ancrage référentiel global du contenu discursif à une contrepartie empirique pourrait
parfois être complètement instable. Ainsi le « travail » (en y ajoutant un sens freudien)
du discours politique produit-il sa propre logique, avec des disparités spécifiques entre
monde symbolique et monde sensible, et peut – dans des cas extrêmes – valider des
schémas de croyances non vérifiées. Nous serions en présence de la doxa : stratégie avec
laquelle l’esprit intégrerait les stimuli issus de la réalité, en les adaptant de façon
autonome à des schémas existants a priori, catégoriels, influencés par le langage. De la
même manière qu’Edgar Morin l’affirme (voir p. 23), les modèles cognitifs fonctionnent
dans le langage tout comme le langage est à l’œuvre dans les modèles cognitifs. Nous ne
pouvons pas dire quelles sont les relations possibles de préséance et de causalité.
8 L’action « hégémonique » d’un sujet d’énonciation exige cependant que nous parlions
de relations de pouvoir dans le contexte socioculturel, comme Fred Hailon l’a fait, en
renvoyant son analyse à la tradition de la pensée althussérienne et à une notion
gramscienne d’« hégémonie » (p. 25). En tout cas, le concept déjà évoqué d’« auto-
création de la société par le discours » devrait être mis à l’épreuve, si nous pouvons
proposer une annotation, à la lumière de ce qui peut émerger de la tentative de
déchiffrer l’« énigme du sujet », à la manière de Cornelius Castoriadis (voir surtout
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L’Institution imaginaire de la société, Paris, Éd. Le Seuil, 1975, pp. 196-203), parce que nous
avons encore besoin, autrement, de postuler l’existence et l’action d’individus
« sociaux » comme soutien nécessaire à l’auto-représentation de la société.
9 La tentation « hégémonique » d’un sujet de l’énonciation exerce ses effets via l’itération
des messages et la généralisation sociale conséquente de la doxa, qui devient une sorte
d’hyper-structure cognitive plus articulée et rigide. Une hyper-structure similaire, à
son tour, transforme en idéologie le discours qui dérive du sens commun linguistique.
Ou plutôt il la promeut au rang de « norme idéologique », comme suggéré par Georges-
Elia Sarfati (p. 30). Fred Hailon n’utilise pas les notions saussuriennes de « langue »
(niveau social du discours institutionnalisé) et de « parole » (niveau individuel de
discours qui établit les structures), bien que sa description de la dynamique socio-
discursive semble les refléter indirectement, toujours à travers la déjà mentionnée
vulgate post-structuraliste à laquelle il se réfère. En fait, le discours politique peut
engendrer ‒ socialement et idéologiquement ‒ des scénarios cognitifs stéréotypés, à
telle enseigne qu’on peut supposer que même les scénarios du prêt-à-penser peuvent
générer eux-mêmes ‒ circulairement et en sens inverse ‒ une objectivation discursive.
10 Néanmoins, Fred Hailon place le couple conceptuel idéologie-discours au centre de sa
réflexion. Une approche linguistique aurait préféré, à la manière saussurienne, une
paire syntagme-paradigme. Cette dernière approche, méthodologiquement différente,
serait utile dans la discussion du modèle de Jacqueline Authier-Revuz (pp. 31-34), où les
concepts d’« amalgame » et d’« hétérogénéisation » semblent faire partie d’une grille
de lecture représentant l’organisation des niveaux de généralisation à travers l’échelle
sémantique. Ce qui attribue aux mots des valeurs plus ou moins larges et générales,
selon un mécanisme de sélection du contexte et de la situation.
11 L’amalgame permet de recadrer les champs sémantiques à une échelle croissante. Ces
champs sémantiques peuvent, à leur tour, se chevaucher ‒ dans des contextes et des
situations propres à la propagande ‒ dans différents domaines notionnels tels que ceux
de l’« immigration » et de l’« insécurité » ou des catégorisations telles que celles
concernant les « immigrés » et les « criminels ». Ces superpositions établissent des
relations indues d’identité et des phénomènes de sur-lexicalisation en vertu desquels
l’utilisation du mot « immigration » peut devenir synonyme (ou quasi-synonyme)
d’« insécurité », l’utilisation du mot « immigré » peut être comprise en tant que
synonyme (ou quasi-synonyme) de « criminel ».
12 La stéréotypie de l’altérité (pp. 43-46) est un autre noyau conceptuel saillant. Fred
Hailon aborde ce thème à partir d’un excursus sur les notions et la terminologie
connexes : clichés, stéréotypes, formes stéréotypées de la pensée, etc. La liste des
termes nécessiterait une élaboration générale, peut-être sous la forme d’un glossaire, et
non un simple index de concepts, avec des propositions d’agencement qui tentent, du
moins, de distinguer deux aspects différents : la nature linguistique qui caractérise
certains éléments, par exemple le cliché, et la nature cognitive correspondante (ou
sous-jacente) qui est liée à d’autres éléments, par exemple le stéréotype. La difficulté
relative de toute classification, documentée par une abondante littérature, reflète aussi
la densité critique des contiguïtés et des contacts entre sémantique et cognition.
13 L’approche présentée par Étude(s) de cognition politique se concentre néanmoins sur une
idée du stéréotype en tant que « produit social » dont la nature semblerait être
essentiellement culturelle. Son approche, comme nous l’avons noté, bien qu’elle
implique a priori une exclusion du « support matériel » (neurophysiologique) de la
Questions de communication, 33 | 2018
531
connaissance, n’exclut pas un dialogue avec les acquisitions qui proviennent du point
de vue psychosocial, ou psycho-biologique. Les différents chemins des recherches ne
seraient pas incompatibles, mais pourraient plutôt converger vers des résultats d’utilité
commune.
14 L’intégration d’une description des mécanismes neurophysiologiques de réponse aux
stimuli permettrait, par exemple, de comprendre encore mieux comment la tendance à
l’hypergénéralisation, à savoir l’« amalgame », qui se manifeste dans les processus de
catégorisation n’est pas seulement un phénomène purement individuel, isolé, ni limité
à de petits groupes, mais au contraire appartient, au moins dans une mesure
tendancielle, à l’équipement perceptuel de la communauté humaine dans son
ensemble, à sa dotation psycho-biologique, donc, a posteriori, à ses expressions
symboliques et linguistiques. L’indication spinozienne se révélerait alors plus valable
que jamais : « non ridere, non lugere, neque detestari, sed intelligere ».
AUTEURS
MICHELE PAOLINI
Faculté de Pédagogie, université Comenius Bratislava, SK-81334
Questions de communication, 33 | 2018
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Michel MEYER, Qu’est-ce que lequestionnement ?Paris, Vrin, coll. Chemins philosophiques, 2017, 128 pages
Alain Rabatel
RÉFÉRENCE
Michel MEYER, Qu’est-ce que le questionnement ?, Paris, Vrin, coll. Chemins philosophiques,
2017, 128 pages
1 Michel Meyer ouvre son stimulant petit ouvrage par un chapitre très dense, « Le
questionnement ou la refondation de la philosophie » (pp. 7-15). Il y propose sa
définition de la philosophie comme questionnement radical, discontinué (pp. 7-8). Ce
dernier se distingue, d’une part, du questionnement scientifique, qui repose sur des
propositions apodictiques nécessairement vraies (ce qui implique qu’on ne peut dire à
la fois une chose et son contraire) ; d’autre part, du mode de questionnement
rhétorique, qui s’affronte aux propositions contradictoires ou contraires de la doxa
(pp. 8-9). Le questionnement philosophique considère toute réponse comme une
réponse à une question présupposée, éventuellement oubliée, mais qu’il est du devoir
du travail philosophique de dévoiler (p. 10). Historiquement, ce « point de départ »
(c’est l’expression que Michel Meyer préfère à celle de « fondement ») a été occupé par
l’être suprême, voire l’être, le sujet, la conscience, etc. Or l’auteur considère ces
fondements comme des réponses et s’interroge sur les raisons pour lesquelles elles ont
pu être considérées comme des fondements ultimes, au prix d’un refoulement de leur
questionnement sous-jacent. Ce refoulement est d’autant plus efficace qu’il est souvent
alimenté par l’idéal apodictique de non-contradiction, dans lequel la réponse se
présente comme la seule possible, « présupposant d’entrée de jeu un modèle non
questionné du répondre » (p. 11). C’est donc en plaquant des modes de réflexion
scientifiques que l’on empêche toute pensée alternative, la réponse prenant la forme d’un
jugement ou d’une proposition qui n’apparaît pas sous sa dimension responsive. Au-
delà, c’est même l’ensemble du propositionnalisme aristotélicien qui occulte le
Questions de communication, 33 | 2018
533
questionnement, car toute pensée se réduit aux relations sujet/prédicat, au risque de
donner à penser que la proposition, « comme unité de base de la pensée, ne renvoie
plus qu’à elle-même, créant du même coup le dilemme classique du réalisme et du
nominalisme » (p. 11), sur lequel Michel Meyer revient plus précisément dans le
chapitre 5. C’est seulement l’histoire qui alimente un processus incessant de
questionnement(s), interrogeant sans cesse les couples questions/réponses, les
situations qui les ont rendues (im)possibles, autrement dit tentant de penser leur
« différence problématologique » (p. 14), à rebours des approches de la philosophie
comme métaphysique.
2 Michel Meyer explicite cette thèse dans le chapitre 2, « Pourquoi le refoulement du
questionnement a-t-il marché ? Trois exemples : Aristote, Descartes et Heidegger »
(pp. 16-35). Il considère que ses illustres prédécesseurs n’ont pas suffisamment mis en
œuvre radicalement la tension plus ou moins problématique entre question et réponse,
dans la mesure où leur pratique philosophique aurait « plaqu[é] la philosophie sur le
modèle scientifique du répondre où l’apodicité des conclusions servait à éliminer les
alternatives, donc le questionnement » (p. 17). Ainsi le cogito fait-il échapper Descartes
au doute, qui est pourtant « la seule réponse qui s’impose » : « Je doute = je
questionne » (p. 21). Descartes s’inscrit dans la logique du propositionnalisme non
contradictoire aristotélicien, toute affirmation vraie étant exclusive de son contraire. Il
aura fallu attendre la « mort du sujet » à laquelle ont contribué Marx, Freud, Nietzsche,
ou encore l’approche philosophique anglo-saxonne du positivisme logique centrée sur
le rapport à l’expérience, au langage (e.g. Wittgenstein) – en réponse à Descartes, Locke,
Kant, Hegel –, pour abandonner la philosophie du sujet comme fondement, au risque de
verser dans un relativisme ou un positivisme bien peu philosophiques (pp. 23-24).
Aristote est ensuite interrogé dans la façon dont il justifie son principe de non-
contradiction, via sa déduction « dialectique » entre un questionneur et un répondant.
Mais la dialectique aristotélicienne, différente de celle de Platon, est de nature
syllogistique, rhétorique, restreignant le questionnement à un rôle ambigu – débusquer
sophismes ou paralogismes ou discuter des prémisses –, dans la mesure où, une fois les
prémisses posées, tout s’enchaîne en vertu du principe de non-contradiction, présenté
comme une affirmation irréfutable, sauf à verser dans une contradiction posée comme
impertinente (pp. 26-27). Avec Heidegger, l’interrogation sur l’être qui s’interroge sur
l’être reste la seule voie d’accès à l’Être, alors que les étants sont perpétuellement
accaparés par mille préoccupations qui les détournent de cette activité réflexive. Cette
double action de voilement/dévoilement de l’Être par des étants qui savent profiter
dans leur être-là du moment propice (le kairos) pour penser leur rapport (authentique
ou inauthentique) à l’Être (pp. 29-31). Michel Meyer souligne ensuite le lien entre
questionnement et historicité, en raison de l’accélération des processus historiques qui
affaiblissent la pertinence des anciennes réponses : « Le couple, la famille, la religion, le
juste, l’injuste, le bien, le mal, rien n’échappe à l’interrogation » (p. 32). La cohabitation
de réponses variables « pousse la pensée à cesser de voir le problématique comme un
défaut de la pensée, mais plutôt comme sa positivité même, un champ nouveau en
somme, prêt à être interrogé à son tour comme tel » (pp. 31-32). Ainsi le questionneur
peut-il s’interroger à nouveaux frais sur Soi, le Monde, Autrui, c’est-à-dire, dans les
termes des Grecs, sur l’ethos, le logos, le pathos, en concevant à chaque fois ses réponses
comme des réponses à des questions posées par les évolutions mêmes de l’histoire, en
sorte que si le questionnement est philosophiquement premier, il ne l’est pas,
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historiquement : « La philosophie naît en réponse à l’Histoire en s’instaurant en
originaire par rapport à elle, quitte à revenir vers elle par après » (p. 35).
3 Le chapitre 3, « Les principes du questionnement comme principes de l’ordre des
réponses comme tel : le dépassement de l’ordre des réponses conçu comme ordre
propositionnel » (pp. 36-42), est consacré aux trois principes interdépendants que sont
le fait d’être cohérent (principe d’identité), de ne pas se contredire (principe de non-
contradiction ou du tiers exclu), de pouvoir se justifier (principe de raison suffisante) :
« Le principe d’identité régit les questions, celui de non-contradiction définit les
réponses en tant que telles, et le principe de raison suffisante caractérise le passage des
questions aux réponses, la raison d’une réponse étant donnée par la question à laquelle
elle est réponse (ou à laquelle on dit qu’elle l’est en vertu de cette question) » (p. 39).
Ces trois principes ont donc pour visée de rendre l’ordre propositionnel auto-suffisant,
dans la mesure où tout l’effort de la réflexion porte sur les réponses, sur leur
effectivité, de façon à permettre des résultats, comme dans la démarche scientifique.
Michel Meyer ne remet pas en cause ce processus, il insiste en revanche sur le fait que
cette démarche apocritique ne peut valoir pour un raisonnement philosophique,
problématologique, qui appréhende les principes dans leur historicité, pour mieux
penser les décalages entre les réponses et les questions, décalages qui sont eux-mêmes
soumis aux variations historiques (pp. 41-42).
4 Dans le chapitre 4, « Refoulement problématologique et refoulement apocritique : les
arts et les sciences » (pp. 43-61), Michel Meyer met en avant les conséquences qui
découlent sur la focalisation exclusive sur les réponses, conduisant tantôt à des
réponses figuratives, non littérales, métaphoriques ou analogiques (pp. 45-48), tantôt à
des réponses quantifiées, mathématisées (pp. 49-50), qui tendent à s’imposer avec
l’avancée des sciences, sans empêcher le recours aux manifestations précédentes. Ce
chapitre brosse de grandes perspectives en appui sur des publications antérieures de
l’auteur, relatives notamment au comique et au tragique (voir Le Comique et le tragique.
Pour une histoire du théâtre, Paris, Presses universitaires de France, 2003, ou encore
Questionnement et historicité, Paris, Presses universitaires de France, 2000, à propos de la
physique quantique).
5 Le chapitre 5, « Soi, le monde et autrui » (pp. 62-80) offre l’occasion à Michel Meyer de
revenir sur les relations entre ethos, logos et pathos, car il se refuse à considérer chacun
de ces domaines isolément, comme si leur identité était si forte qu’elle rendait inutile
de penser leurs influences réciproques. Ainsi, « il y a du pathos dans l’ethos, dans le
rapport à soi, dans l’éthique et ses discours. Je est un Autre. D’où l’éthique, la
psychologie, faite d’émotion et de passions, la morale pour les dompter, et la politique
pour les harmoniser, puisque le pathos et le logos, comme discours rationnel,
s’immiscent dans l’ethos, comme le pathos pénètre dans le logos et l’ethos, et le logos, à
son tour, dans les deux dimensions. Le logos, c’est certes la science, la raison, l’ordre du
monde (cosmos) pensé comme ordre, mais c’est aussi ce langage qui relie l’Autre et le
Moi, le pathos et l’ethos, un lien dont la rhétorique est l’expression la plus évidente.
Enfin, il y a le pathos, où l’autre n’est pas seulement un auditoire, mais un ensemble
d’êtres, avec leurs passions, individuelles et collectives, qui nécessitent de penser le
vivre ensemble, d’où la politique et la morale » (pp. 62-63). Il n’est pas sans intérêt de
penser la morale, l’éthique, la politique, comme la psychologie depuis chacun de ces
trois pôles et surtout depuis les relations que chacun entretient avec les deux autres, ce
qui fait que la politique, par exemple, ne s’épuise pas dans un logos, un ordre rationnel,
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535
elle gagne aussi à penser le commun à partir des problématiques du soi, de la
satisfaction (ou non) des besoins comme des désirs, qui sont autant égoïstes
qu’altruistes ; à penser aussi le logos en relation avec les Autres, qui sont également
fondés à interroger la rationalité de la politique à l’aune de leur besoins et désirs. Ainsi
pour l’éthique, qui n’est pas qu’une réponse personnelle à l’interrogation sur le bon ou
le mauvais (ainsi encore pour la morale, que l’auteur aborde plus particulièrement dans
le chapitre 6). Et ainsi également pour la psychologie, qui s’enrichit à penser les
individus dans leurs dimensions singulières et sociales, rationnelles et thymiques, en
tenant compte des raisons des émotions comme de la déraison d’une raison qui
oublierait le substrat passionnel et corporel dont nous sommes faits. : « Dans tout
questionnement, si l’on y regarde bien, je m’adresse à quelqu’un sur quelque chose, et
ce “je”, ce “tu” et ce “il” sont présents, co-présents même, de façon structurelle, et
sinon explicitement. Je puis, certes, isoler le “Qui suis-je ?” des deux autres dimensions,
comme si elles étaient autonomes. Cela peut être même, à certains égards,
méthodologiquement utile, mais le résultat obtenu restera incomplet, car sans tomber
dans l’égoïsme à tout crin, le souci ou la crainte obsessionnel de l’Autre, ou encore la
seule rationalité issue du monde, “je”, “tu”, et “il” sont toujours sous-jacents aux trois
focalisations problématisantes » (p. 64). Ainsi encore le logos sert-il à rendre efficaces
certaines demandes, plaintes, doléances des individus, à faire partager des émotions,
ainsi encore le logos peut-il donner lieu à des échanges respectueux, rationnels, comme
aux affrontements plus violents, etc. Cependant, forte est la tentation de prendre le
logos comme une raison raisonnante absolument fiable, capable de dire des vérités
objectives, si l’on oublie l’opacité du langage.
6 On devient alors la dupe des phénomènes de naturalisation, d’essentialisation et des
simulacres d’effacements de la subjectivité. Le propositionnalisme lui-même, à travers
la bipartition sujet/prédicat, fait que, comme tous les linguistes le savent, la langue
interroge l’information nouvelle, portée par le prédicat, mais ne doit en principe pas
(sauf à passer pour un empêcheur de tourner en rond) interroger l’existence du sujet,
posé comme connu, et dont l’existence est comme présupposée, échappant ainsi à la
question comme à la négation (pp. 66-69). C’est aussi en vertu de cette autonomisation
du logos que s’affrontent les immémoriales positions antagonistes du nominalisme et du
réalisme, relativement aux rapports entre la langue et la réalité : les deux options sont
en fait intenables, il est impossible d’accéder à la réalité sans la médiation de la langue,
impossible aussi de défendre l’idée que l’activité même de nomination des sujets leur
permet à coup sûr d’atteindre le réel sans risque d’illusion, de distorsion, de
surinterprétation. La réalité existe indépendamment de l’esprit humain, et elle existe
aussi par l’effort d’objectivation de ce dernier. Comme l’écrit Michel Meyer, « il faut
pouvoir accéder au réel pour pouvoir constater qu’il n’a pas besoin de nous pour être ce
qu’il est, et que cela fait partie du mouvement d’objectivation. Comment cela se fait-il ?
Grâce au questionnement, avec son double mouvement d’instauration des réponses et
de refoulement de celles-ci au profit de ce dont il y est question, les choses du monde
apparaissent telles qu’elles sont, sans se référer aux réponses qui ont permis ce
surgissement, lequel est refoulé. La constitution et la prise de conscience de
l’indépendance du réel devient ainsi pleinement intelligible. […] Pour accéder aux
choses, aux êtres, pour les percevoir, les comprendre, les distinguer, il faut
questionner. Ce qui est question n’est au départ qu’un « ce qui », vu comme corrélat et
expression de notre questionnement, avant de s’imposer pour lui-même,
indépendamment. […] Une fois trouvée comme réponse, la question à laquelle elle
Questions de communication, 33 | 2018
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renvoie disparaît, puisque résolue, et la réalité cesse alors du même coup de se voir, de
se concevoir comme réponse : elle en devient le substrat » (pp. 72-73). En sorte que « la
réalité est ainsi question(s) et réponse(s) à la fois, susceptible par là-même d’être
conçue comme projection idéaliste, comme résultat d’un processus d’interrogation,
mais aussi comme réaliste et entièrement indépendante des questions qui ont permis
d’y accéder et qui sont refoulées par le résultat final » (p. 73). Autrement dit, le logos
peut certes se limiter au refoulé du questionnement, mais il est aussi ce qui le permet,
rapporté au questionnement de sujets en situation, inscrits dans l’histoire… C’est à ce
prix que le logos n’est pas homologique au réel, et c’est grâce à cette différence, à cette
distance, que surgit le moment problématologique. Quant au Soi, qui joue le rôle de
questionneur, il s’interroge sur le monde comme sur ses questionnements, sur celui qui
questionne, sur ce(ux) dont il est question. Ce type de questionnement est fondamental,
« lorsqu’on quitte la religion », pour aborder la question de « la morale pour l’homme,
quel que soit le contenu qu’on donne à ce terme, ou plutôt, qu’il lui donne. […] le lien
entre l’ethos et l’éthique devient plus clair : il n’y a d’éthique que pour le soi, ensuite
pour le soi comme autre pour l’autre, parce qu’il y a un autre que soi qui est quand
même identique malgré leur différence physique, celle-ci requiert d’ailleurs une autre
éthique, propre au respect de l’autre et de ses différences, ce qui n’a plus rien à voir
avec l’universalité propre à l’autre qui est un autre que soi tout en étant un soi. Le soi-
individu coexiste avec l’Autre en soi qui est physiquement un autre que l’Autre qu’on est
pour lui et qui fait qu’on est l’Autre de l’Autre, ce qui définit trois formes d’altérité : 1)
une identité et une différence entre les individus, 2) une identité d’essence avec une
différence qui relève de l’existence, et 3) une distinction physique et corporelle, où
l’autre en moi est physique (le corps). L’altérité se singularise ainsi en trois moments.
L’ethos est cette interrogation sur l’identité et la différence avec soi, mais encore
convient-il de bien préciser de quel soi et de quel autre il s’agit » (pp. 79-80).
7 Michel Meyer développe ces distinctions dans le sixième et dernier chapitre, « De
l’ethos à l’éthique ou la morale en questions » (pp. 81-93). Dévidant le fil des réflexions
précédentes, il prend l’exemple de la morale, qui se décline sous trois formes possibles :
d’abord, comme morale du Soi (ethos), distinct de l’autre ; ensuite, comme morale du
pathos individuel, où le pathos est en soi, avec un corps qui nourrit une vision dualiste
du corps et de l’esprit, où le soi est souvent tenté d’affirmer son identité dans le
refoulement du corps (c’est l’éternel conflit du stoïcisme et de l’épicurisme) ; enfin, une
morale du logos, où l’existence se subordonne à l’essence, avec les dualismes
structurants de l’essence et de l’existence, de l’universel et du particulier, où le soi
cherche à se réaliser dans sa part d’universel, comme chez Kant. L’ensemble de ces
morales repose sur une mise à distance croissante, dont Michel Meyer a
magistralement décliné les variations dans Principia Moralia (Paris, Fayard, 2013), en
soulignant que la vie ne pousse pas à choisir une fois pour toutes une posture, mais à
les faire jouer ensemble, selon les situations : « On est utilitariste lorsqu’on est dans la
vie professionnelle et qu’on a à cœur la société qui vous emploie et qu’on cherche à
obtenir le meilleur salaire pour soi-même. On est kantien quand ne reste des hommes
qu’il faut juger, et avec lesquels il “faut” bien se comporter, que leur humanité
d’homme comme critère. On ne connaît rien d’autre d’eux. Et on est aristotélicien,
c’est-à-dire soucieux d’être vertueux quand on est proches, et qu’on doit faire preuve
de prudence et de modération. Enfin, on sera stoïcien, lorsqu’il faut surmonter ce que le
corps nous inflige, le nôtre, celui des autres » (p. 89). On saura gré à Michel Meyer de
rappeler en conclusion que le corps est partout : dans le rapport de soi à soi comme aux
Questions de communication, 33 | 2018
537
autres, à travers sa maîtrise, une pudeur aux sources de la politesse et de la civilité, à
travers le refus de la domination de l’autre, tant dans la relation interindividuelle que
dans l’ordre du politique. D’où le prix de la condamnation de la violence, de la torture,
des humiliations, et l’on pourrait ajouter du terrorisme, même si le mot est absent, car
la loi morale en nous et autour de nous commande le respect absolu de la vie, de toutes
les vies, de leur début à leur fin (p. 90). L’ouvrage se termine par la citation de deux
extraits du patrimoine de la philosophie, le premier d’Aristote (Seconds Analytiques, I, 1,
71a 25-30 – 71b 8-11), assorti d’un commentaire de l’auteur sur « le syllogisme comme
solution au paradoxe sur le questionnement » (pp. 97-111), le deuxième de Gadamer,
« Vérité et méthode », qui fournit à Michel Meyer l’occasion de revenir sur la « logique
de la question et de la réponse » (pp. 113-126).
8 Au total, l’ouvrage, d’une grande densité, décline en la résumant, une pensée
dialectique, historicisée, exigeante, profondément stimulante et inspirante, telle qu’elle
a été élaborée dans les œuvres capitales de son auteur. Aussi ne peut-on qu’inciter
vivement le lecteur, philosophe professionnel ou non (c’est notre cas), d’aller y voir de
plus près, pour se confronter ensuite à d’autres œuvres plus approfondies, notamment,
outre ses Principia Moralia, déjà cités, ses Principia Rhetorica (Paris, Fayard, 2008), qui
intéresseront au premier chef ceux qui utilisent dans leurs travaux les théories de
l’argumentation. Alors que la course au publish or perish entraîne à une multiplication
de publications approximatives et inabouties, Michel Meyer offre le contre-exemple
d’une œuvre qui ne cesse de se déployer sans être ignorante des prédécesseurs, revient
sans cesse sur ces fils rouges que sont chez lui les notions de problématisation (et de
questionnement), de distance, et sur les mises en relation multipolaires qui résultent
d’une dialectique qui s’éprouve dans l’histoire, tout en étant étayée par des références
culturelles diversifiées. Nul doute que le lecteur sortira enrichi des analyses sur les
interrelations entre ethos, logos et pathos, sur la problématisation de l’identité, comme
sur des vues fortes sur la question du réalisme et du nominalisme, ou encore du
propositionnalisme aristotélicien.
AUTEURS
ALAIN RABATEL
Icar, université Lumière Lyon 2, F-69007
alain.rabatel[at]univ-lyon1.fr
Questions de communication, 33 | 2018
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Christian PLANTIN, Dictionnaire del’argumentation. Une introduction auxétudes d’argumentationLyon, ENS Éd., coll. Langages, 2016, 633 pages
Daniel Jacobi
RÉFÉRENCE
Christian PLANTIN, Dictionnaire de l’argumentation. Une introduction aux études
d’argumentation, Lyon, ENS Éd., coll. Langages, 2016, 633 pages
1 Le monde des dictionnaires de linguistique est rempli de surprises. Mais est-il judicieux
de parler de monde ? Oui, d’une certaine façon, parce que les dictionnaires de
linguistique, depuis celui pionnier de Georges Mounin (aux Presses universitaires de
France en 1974), sont nombreux. Dans ce dictionnaire pionnier, l’entrée argument est
bien présente. Très brève [9 lignes à peine], le mot argument y est employé avec un
sens linguistique restreint. Et pourquoi est-il surprenant ? Pour au moins trois raisons.
Premièrement, ce dictionnaire – pas plus que tous ceux qui l’ont précédé –, n’est pas à
proprement parler un dictionnaire, mais plutôt une encyclopédie accumulant des
connaissances sur les notions et les concepts et non pas sur les définitions des mots.
Deuxièmement, ces dictionnaires ne sont d’accord entre eux sur à peu près rien. Ni sur
le choix des entrées, ni quand ils choisissent pourtant les mêmes, sur les informations,
les précisions et les commentaires qu’ils proposent pour chacune d’elles. Cette
différence, qui serait insensée pour des dictionnaires de langue, est facile à comprendre
pour des sciences (les sciences du langage) dans lesquelles peu de paradigmes sont,
sinon universellement partagés, en tout cas utilisés de façon assez consensuelle.
2 Chaque dictionnaire (encyclopédique donc), entre autres raisons parce qu’il s’adresse à
un public spécifique, procède selon des théories ou des modèles divergents de ceux que
les autres ont retenus. Troisièmement enfin, parce qu’ils sont écrits, non pas par des
Questions de communication, 33 | 2018
539
dictionnaristes froids et neutres, mais par des chercheurs qui font œuvre d’auteur et
tentent de tirer la recherche d’un domaine dans le sens des méthodes qu’ils jugent
supérieures aux autres et pour lesquelles ils se transforment en de quasi prescripteurs
presque militants. On se souvient que, lors de la publication du passionnant Dictionnaire
d’analyse du discours (Patrick Charaudeau, Dominique Maingueneau, dirs, Paris, Éd. Le
Seuil, 2002), bien d’autres théoriciens de ce secteur, alors en plein développement,
manifestèrent leur agacement de se voir oubliés… ou contredits (dans ce dictionnaire
l’entrée argumentation est bien présente. Elle est assez complète mais longue de 6
pages à peine).
3 Le Dictionnaire de l’argumentation est un épais volume de plus de 600 pages. Il compte, ce
qui est rare pour de tels volumes, plus de 250 entrées. Certes, certaines sont brèves et
d’autres au contraire très développées car enrichies de plusieurs définitions successives
parfois contradictoires. Bref, aucun doute : c’est une somme qui convainc rapidement le
chercheur en communication, amateur de travaux sur l’argumentation et le rend
conscient de l’étendue ridiculement restreinte de ses propres connaissances.
4 Pourquoi une telle ambition encyclopédique ? L’auteur, qui a acquis une connaissance
assurée de ce domaine, ne s’est pas contenté de produire une sorte d’hyper-manuel de
la recherche sur l’argumentation. Il y ajoute une dimension historique en abordant
aussi bien des notions récentes ou contemporaines que la présentation de
l’argumentation dans les traditions classiques grecque, latine et plus récemment
rhétorique. Si ce dictionnaire est d’abord l’œuvre d’un linguiste et explore donc les
dimensions langagières de l’argumentation, l’immense curiosité de son unique auteur
et sa culture très étendue du domaine, sur lequel il travaille depuis de très nombreuses
années, enrichissent et diversifient beaucoup son contenu. En témoignent les très
nombreux exemples d’arguments et de modes d’argumentation qui parsèment, de
façon très heureuse, ce dictionnaire.
5 Pour aider les lecteurs de Questions de communication à se faire assez rapidement une
idée du contenu de ce dictionnaire, à dessein, j’ai choisi de parcourir trois entrées :
éthos, fallacieux et métaphore. À l’entrée Éthos, on trouve un texte de 9 pages
(pp. 242-249). Il est divisé en quatre parties : le mot éthos (d’un point de vue lexico-
sémantique), le concept dans le discours argumentatif (partie la plus développée),
l’éthos comme catégorie stylistique et enfin l’éthos comme caractère de l’auditoire.
Dans cette section 2 de l’entrée Éthos, Christian Plantin évoque successivement : l’éthos
de l’orateur puis éthos et argument d’autorité, suivi de éthos et étude du discours
argumentatif. Pour préciser sa pensée, il précise que l’éthos est une facette construite
par ce que l’orateur dit de lui-même quand il argumente. Et pour expliciter qu’elle est
la résultante de trois forces, il trace un diagramme (p. 246). On peut donc remarquer
que la notice éclaire bien cette notion souvent employée de façon confuse.
6 À l’entrée Fallacieux (pp. 278-293), on trouve de longs développements sur les fallacies
comme péchés de langue puis le fallacieux comme mot (y compris les façons de traduire
selon les contextes l’anglais fallacy). Christian Plantin dresse ensuite un catalogue
raisonné des types de fallacies, catalogue emprunté à différents auteurs, tous cités et
resitués dans les contextes dans lesquels ils ont construit leur typologie des
raisonnements scientifiques. Suivent deux développements sur l’histoire du fallacieux
successivement chez Aristote, puis au XVIIe siècle. Ainsi, par l’épaisseur comme par le
tour d’horizon qu’il en propose, les fallacies comme le fallacieux prennent-ils leur juste
place dans le lexique spécialisé de l’analyse argumentative.
Questions de communication, 33 | 2018
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7 L’entrée Métaphore (pp. 385-390), pour sa part, est délibérément associée à analogie et
modèle. L’auteur de ces lignes qui a lui-même analysé en détail les relations et les
différences entre métaphore, analogie et modèle scientifique tant elles se confondent
en apparence dans les analyses classiques de la communication scientifique ne peut que
se réjouir de cette convergence. Il y avait ajouté pour sa part la comparaison ce que ne
fait pas explicitement Christian Plantin, mais il précise que, contrairement à la
métaphore par nature fallacieuse dans l’exposé scientifique, la comparaison, en ce
qu’elle est explicite, ne l’est pas. Notons pour être complet qu’il est vrai qu’on trouve
cependant un renvoi à l’entrée Comparaison à la fin de sa brève mais complète analyse.
8 Avec ce copieux ouvrage, tous ceux en sciences de l’information et de la
communication qui n’auraient en tête à propos de l’argumentation que les seuls
ouvrages de Philippe Breton, découvriront la richesse, mais aussi la profondeur et la
complexité des études argumentatives. Certes, Christian Plantin prend en compte la
dimension rhétorique du débat, mais son ouvrage s’intéresse aussi bien à des situations
ou des contextes ordinaires (comme les interactions entre proches) que des débats
scientifiques spécialisés. Pourtant, cette encyclopédie (plus donc qu’un dictionnaire)
impressionnante et touffue se veut aussi un manuel d’initiation à l’analyse
argumentative. Même si l’auteur écrit modestement dans le titre de son ouvrage qu’il
s’agit d’une introduction, on peut douter que cette promesse (était-elle tenable ?) soit au
rendez-vous…
9 Le débutant qui voudrait s’initier à l’analyse argumentative à l’aide de ce dictionnaire
serait rapidement découragé et en tout cas bien embarrassé pour entreprendre sa
recherche. En voulant associer l’argumentation à l’épistémologie et à la logique (celle
du neuchâtelois Jean-Blaise Grize) ainsi qu’aux interactions et donc à l’énonciation,
Christian Plantin brouille avec de vraies raisons les frontières. Mais il est évident que
cette abondance de pistes, d’approches et de méthodes perturbe ou complexifie le
travail d’un apprenti soucieux de conduire une analyse argumentative en situation ou
dans un corpus délimité.
10 L’ouvrage s’adresse donc plutôt à des enseignants déjà compétents sur l’argumentation
et qui voudraient compléter ou enrichir leur enseignement. Ou alors à des chercheurs
en sciences du langage comme en sciences humaines et sociales qui voudraient
éprouver la validité de leurs méthodes, les enrichir ou les diversifier. Ce reproche est
sans doute excessif d’autant que quant à ses intentions pédagogiques, Christian Plantin
a déjà beaucoup donné. Les débutants auront l’embarras du choix puisqu’il a déjà, dans
le passé, publié des petits ouvrages qui leur sont explicitement destinés.
AUTEURS
DANIEL JACOBI
CNE, université d’Avignon et des Pays du Vaucluse, F-84029
danieljacobi[at]orange.fr
Questions de communication, 33 | 2018
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Marie-Laure RYAN, Narrative asVirtual Reality 2. Revisiting Immersionand Interactivity in Literature andElectronic MediaBaltimore, J. Hopkins University Press, 2015, 292 pages
Ioanna Vovou
RÉFÉRENCE
Marie-Laure RYAN, Narrative as Virtual Reality 2. Revisiting Immersion and Interactivity
in Literature and Electronic Media, Baltimore, J. Hopkins University Press, 2015,
292 pages
1 « Le mariage entre interactivité et immersion est établi dans notre relation à la vie/
monde, mais la vie n’est pas un récit, quoiqu’elle puisse être une mine d’or de
matériaux narratifs quand l’on y regarde rétrospectivement » (« The marriage of
interactivity and immersivity is achieved in our relation to the life-world, but life is not a
narrative, though it can be a gold mine of narrative materials when we look at it
retrospectively », p. 251). Cette affirmation de Marie-Laure Ryan que l’on peut lire dans
les dernières pages de son ouvrage cristallise à nos yeux l’essence de la problématique
principale questionnée par l’auteure, celle de la combinaison de trois éléments majeurs
– l’interactivité, l’immersion et le récit – comme la formule pour ce qu’elle appelle
« l’art global » (« total art ») dans les technologies interactives, appliquée dans les jeux
vidéo, les installations artistiques numériques, les mondes virtuels sur l’internet ou la
fiction électronique.
2 D’emblée, la trajectoire de l’ouvrage en question est intéressante. Les graines de ce
travail se trouvent dans un article précédent de l’auteure intitulé « Immersion vs.
Interactivity : Virtual Reality and Literary Theory » (Postmodern Culture, 5, 1, 1994,
Questions de communication, 33 | 2018
542
pp. 447-457). Dans sa forme actuelle, l’ouvrage est une réédition de 2001, revisitée,
rassemblant aussi des textes et recherches menés à différents moments et structurés
dans une logique cohérente. Enfin, pour surenchérir sur un mode de lecture
palimpseste à la fois interactif et intermédial, l’ouvrage se prolonge sur l’internet par
l’intermédiaire de six interludes, i.e des textes qui apportent un contexte
supplémentaire, incitant le lecteur à passer d’un état d’immersion à un état
d’interactivité, allant compléter les éléments narratifs manquant sur un autre support,
à savoir un site internet. Cette activité ludique et en même temps réflexive vu le sujet
traité, serait, à notre sens, un argument supplémentaire en faveur de la thèse
principale de Marie-Laure Ryan, identique dans les deux éditions du livre (2001 et
2015) : « Une interactivité désincorporée et externe est hostile à l’immersion et la
réconciliation la plus totale entre interactivité, immersion et récit se réalisera avec la
participation d’un corps virtuel » (« …disembodied, external interactivity is hostile to
immersion, and that the fullest reconciliation of interactivity, immersion, and narrativity will
therefore take the participation of a virtual body ») (préface du livre). La même hypothèse
de la chercheuse à quinze ans d’intervalle la conduira dans des conclusions différentes,
au vu de l’étude sur les genres narratifs numériques qui ont vu le jour et du travail
théorique des spécialistes de l’intelligence artificielle sur le « storytelling » interactif.
3 L’ouvrage débute par un retour sur le sens de ce qu’on appelle « réalité virtuelle ».
Revenant sur certaines des promesses de la réalité virtuelle (RV) dans les années 1990
et constatant que, de nos jours, dans l’imagination collective elle est plutôt remplacée
par des applications diverses de technologie numérique, par les réseaux sociaux et par
la réalité augmentée qui affectent de façon plus directe nos vies de tous les jours,
l’auteure soutient que la notion de RV continue à nous fasciner aujourd’hui dans le
cadre des mondes virtuels sur l’internet, ce qui est loin d’être ce à quoi s’attendaient les
pionniers de la RV dans les deux dernières décennies du XXe siècle. Pour ce qui est de la
définition de la virtualité l’auteure propose trois distinctions : a) une première qualifiée
d’optique, i.e. le virtuel comme illusion, inspirée de la thèse de Jean Baudrillard, b) une
autre scolastique, i.e. le virtuel comme potentialité qui tient ses origines au travail de
Pierre Lévy et c) une dernière technologique, à savoir le virtuel en tant que médiation
par ordinateur, traduisant le rêve d’un « langage naturel » et le mythe de la
transparence du medium qui semble se concrétiser par la disparition de l’ordinateur au
sens à la fois littéral (voir ce qu’on appelle « habits de réalité virtuelle » comme par
exemple les lunettes Google, les smartphones, etc.) et métaphorique du terme –
l’ordinateur qui devient un espace que l’utilisateur habite. Comme il est expliqué par
l’auteure : « La réalité virtuelle ce n’est pas simplement le medium ultime, c’est la
métaphore ultime de l’interface » (« ‘Virtual reality’ is not just the ultimate medium, it is the
ultimate interface metaphor ») (p. 44).
4 Dans le but de questionner la notion d’immersion et celle d’interactivité dans les genres
narratifs numériques, l’ouvrage entreprend une archéologie de ces deux notions dans
la peinture et la littérature, toutes deux effectuant des allers-retours entre
représentation iconique et symbolique. Ainsi, pour ce qui est de la peinture, l’invention
des règles de la perspective immerge-t-elle le spectateur dans un environnement qui,
mentalement, s’étend au-delà des limites du cadre ; ce dernier a l’expérience de
l’illusion d’un espace dans lequel l’on peut s’introduire. Le climax de cette immersion
optique serait les trompe-l’œil de l’époque baroque quand la distinction entre espace
physique et espace représenté devient obscure, l’espace visuel n’étant plus un élément
évident. Ensuite, au début du XXe siècle, l’espace représenté participe dans un jeu de
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formes et de couleurs abstraites, étant fragmenté en plusieurs perspectives ; ainsi le
spectateur est invité à mobiliser plusieurs angles visuels simultanément, entrant dans
un jeu d’imagination, telle une activité intellectuelle de groupement des formes et des
couleurs. Plus l’art devient une activité mentale, plus l’œil de notre cerveau triomphe
sur l’œil physique. Cela étant, l’auteure souligne que la résonance d’un espace
représenté qui serait, de façon symbolique, ouvert sur le corps ne perd pas facilement
son attrait. À partir du milieu du XXe siècle, les idéaux de l’immersion reviennent en
triomphe avec le mouvement surréaliste : des représentations hyperréalistes, des
installations tridimensionnelles, etc. Les installations artistiques, par exemple, qui
invitent le visiteur à activer l’œuvre d’art donnent un premier indice des entrelacs
entre immersion et interactivité, le duo qui caractérise la technologie de la RV.
5 Du côté de la littérature, la montée et la chute des principes de l’immersion sont liées à
une poétique de l’illusion qui présuppose la transparence du medium. Le style narratif
du XVIIIe siècle, d’un côté, cultive cette illusion via la feintise des genres narratifs non
fictifs, i.e. mémoires, lettres, autobiographies, etc. D’un autre côté, le jeu avec les
principes de l’immersion n’y manque pas, discerné dans l’alternance des modes
narratifs, guidant l’attention du lecteur tantôt sur l’histoire en tant que telle, tantôt sur
l’acte de narrer. Ensuite, durant le XIXe siècle l’accent est mis sur le monde diégétique
au point où le narrateur et l’acte de narration se seraient oubliés et le corps symbolique
du lecteur serait transporté dans le monde fictif du roman, en s’immergeant dans
l’intrigue, devenant « témoin » des événements narrés et développant des liens affectifs
étroits avec les caractères de la fiction. Pourtant, ces éléments sont mis en question à
partir la deuxième moitié du XXe siècle où l’on remarque des croisements entre
littérature, structuralisme et déconstruction, des glissements conceptuels, des
structures de textes ouvertes, des oppositions entre forme et contenu, une
intertextualité diffuse et une attitude réflexive des textes, en passant par la parodie et
le pastiche, de sorte que l’écriture littéraire, ainsi que la lecture deviennent un jeu
intellectuel. Par conséquent, l’acte immersif est mis à l’écart par une posture ludique
face au medium. De nos jours, l’interactivité appliquée au texte via les nouvelles
technologies a été considérée comme synonyme de la perception postmoderne du sens,
étant porteuse de l’idéal d’un texte qui se renouvelle sans cesse allant du niveau du
signifié (interprétant) à celui du signifiant (représentant). Les hypertextes sont des
fragments de texte qui apparaissent à l’écran. Toute lecture produit un texte différent,
ce qui s’oppose au texte « conventionnel » imprimé dans lequel le lecteur peut projeter
des interprétations personnelles divergentes, pourtant au sein d’une base sémiotique
stable. Au contraire, le lecteur d’un texte interactif participe à la construction de ce
dernier comme une représentation de signes que l’on peut voir.
6 Ainsi l’interactivité a-t-elle été considérée comme la possibilité de se libérer à la fois du
pouvoir de l’écrivain/créateur et de la linéarité du texte. Par opposition, la notion
d’immersion a « souffert » jusqu’à la fin des années 1990, associée à l’idée de « se
perdre » dans un ouvrage (l’auteure note que les mises en garde face aux dangers
prétendus de l’immersion commencent dès l’époque de Don Quichotte) ou dans
n’importe quel genre de réalité virtuelle ; l’objection majeure étant sa non-conformité
avec l’exercice des habilités intellectuelles critiques. C’est, en effet, rétorque Marie-
Laure Ryan, oublier qu’il ne s’agit pas d’une activité passive ; en revanche, pour la
production d’une image mentale issue d’un monde textuel, il faut entreprendre une
activité intellectuelle complexe, comme il est démontré par les théories plus récentes
sur les nouveaux médias qui puisent dans des approches neuropsychologiques et
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neurophysiologiques sur la simulation mentale. L’empathie avec les caractères offre un
exemple éloquent. Comment expliquer que les lecteurs/usagers vivent l’agonie dans
une œuvre/texte/jeu même si c’est la deuxième ou troisième fois qu’ils le lisent/
jouent ? Et ceci, même s’ils connaissent la fin ? Comment expliquer que le sort des
héros de fiction provoque des réactions émotionnelles qui s’expriment par des
symptômes physiologiques/corporels, tels que des larmes, des frissons, des serrements
d’estomac, même s’ils savent bien que ces héros n’ont jamais existé ?
7 L’auteure développe une poétique de l’immersion liant le texte à un monde qui consiste
en l’environnement du corps virtuel du lecteur, en se référant aux théories de
l’immersion et en distinguant trois types d’immersion : spatiale, temporelle et
émotionnelle. Quant à une poétique de l’interactivité et à ses formes diverses, elle
considère le texte comme jeu et le lecteur comme joueur, notant au passage que l’idée
du jeu en tant qu’objet philosophique et sociologique s’est introduite dans de multiples
champs scientifiques à partir du milieu du XXe siècle. Si l’enjeu des médias
contemporains est de proposer des mondes narratifs immersifs et interactifs à la fois, la
question principale est de savoir comment connecter ces deux principes. La réponse
donnée par Marie-Laure Ryan est que la coprésence de l’immersion et de l’interactivité
présuppose la présence physique ou symbolique du corps dans le monde virtuel. Dans
le cas de la RV cela peut se produire plus facilement car à chaque fois que l’usager fait
un choix il « sort » de l’univers textuel narré, adoptant un regard externe au récit. Ceci
dit, le champ de la réalité virtuelle n’est pas le seul environnement qui offre
l’expérience de l’immersion, associée à celle de l’interactivité. D’autres lieux ou
situations, tels les jeux de rôles ou les jeux de simulation, les parcs d’attractions, l’art et
le théâtre proposent également une participation active soit du corps physique, soit du
corps virtuel/symbolique dans une réalité construite dans l’imaginaire des
participants.
8 L’intérêt majeur de l’ouvrage de Marie-Laure Ryan est de questionner le récit comme
producteur de réalité virtuelle dans les médias électroniques nouveaux sur des
plateformes diverses. Il s’agit aussi d’interroger les possibilités que la RV offre au
processus de représentation, ce qui revient à penser cette dernière comme un
phénomène sémiotique. L’ouvrage invite donc à repenser les notions de « texte »,
« textualité », « mimésis », « narrativité », « théories de la littérature » au vu de
nouveaux modes d’expression médiatique et artistique qui sont rendus possibles à
travers l’évolution de la technologie numérique et ceci dans plusieurs genres narratifs,
tels que le jeu, la fiction, l’information.
AUTEURS
IOANNA VOVOU
Cim, université Sorbonne Nouvelle – Paris 3, université Panteion, GRE-176 71
ioannav[at]wanadoo.fr
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Livres reçusReceived Books
Cette liste est constituée des ouvrages et revues reçus par Questions de communication.
Pour les envois :
Questions de communication
Centre de recherche sur les médiations
Université de Lorraine – plate-forme de Metz-Saulcy
UFR SHS-Metz
Île du Saulcy – BP 60228
57045 METZ Cedex 01
Ouvrages
Absalyamova Elina, Stiénon Valérie, dirs, Les Voix du lecteur dans la presse française au
XIXe siècle, Limoges, Presses universitaires de Limoges, coll. Médiatextes, 2018, 362 p.
Ameille Aude, Lécroart Pascal, Picard Timothée, Reibel Emmanuel, dirs, Opéra et cinéma,
Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. Le Spectaculaire, 2017, 494 p.
Auzanneau Michelle, Greco Luca, dirs, Dessiner les frontières, Lyon, ENS Éd., coll.
Langages, 2018, 240 p.
Baschet Jérôme, Défaire la tyrannie du présent. Temporalités émergentes et futurs inédits,
Paris, Éd. La Découverte, coll. L’horizon des possibles, 2018, 320 p.
Basso Fossali Pierluigi, Vers une écologie sémiotique de la culture. Perception, gestion et
réappropriation du sens, Limoges, Lambert-Lucas, coll. Sémiotique, 2017, 656 p.
Baudry Patrick, dir., collab. Gérard Peylet, Migrations et mobilités, Pessac, Maison des
sciences de l’homme d’Aquitaine, coll. Migration et immigration, 2018, 324 p.
Baumgardt Ursula, dir., Littératures en langues africaines. Production et diffusion, Paris,
Karthala, coll. tradition orale, 2017, 362 p.
Beauvallet Willy, Michon Sébastien, dirs, Dans l’ombre des élus. Une sociologie des
collaborateurs politiques, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, coll.
Espaces politiques, 2017, 258 p.
Questions de communication, 33 | 2018
547
Beck Nicolas, En finir avec les idées reçues sur la vulgarisation scientifique, Versailles, Éd.
Quæ, 2017, 168 p.
Beividas Waldir, La Sémiologie de Saussure et la sémiotique de Greimas comme épistémologie
discursive : une troisième voie pour la connaissance, trad. du portugais par Lionel Antoine
Féral, Limoges, Lambert-Lucas, coll. Sémiotique, 2017, 248 p.
Benghozi Pierre-Jean, Chantepie Philippe, Jeux vidéos : l’industrie culturelle du XXIe siècle ?,
Paris, Ministère de la culture/Presses de Sciences Po, 2017, 272 p.
Benson Rodney, L’Immigration au prisme des médias, trad. de l’américain par
Bruno Poncharal, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. Res Publica, 2017,
312 p.
Beylot Pierre, Bertrand Blier. Buffet Froid, Neuilly, Éd. Atlande, coll. Clefs concours, 2017,
192 p.
Blandin C., dir., Manuel d’analyse de la presse magazine, Malakoff, A. Colin, coll. Icom,
2018, 322 p.
Blondet Marieke, Lantin Mallet Mickaële, dirs, Anthropologies réflexives. Modes de
connaissance et formes d’expérience, Lyon, Presses universitaires de Lyon, coll. Nouvelles
écritures de l’anthropologie, 2017, 304 p.
Boas Franz, Introduction du Handbook of American Indian Languages (1911), trad. de
l’anglais par Andrew Eastman, Chloé Laplantine, Limoges, Lambert-Lucas, coll.
Domaines étrangers et langues de France, 2018, 208 p.
Boltanski Luc, Esquerre Arnaud, Enrichissement. Une critique de la marchandise, Paris,
Gallimard, coll. NRF essais, 2017, 672 p.
Bouveresse Clara, Histoire de l’agence Magnum. L’art d’être photographe, Paris, Flamamrion,
2017, 376 p.
Brinker Virginie et al., dirs, Rwanda, 1994-2014. Histoire, mémoires et récits, Dijon, Éd. Les
Presses du réel, 2017, 544 p.
Caillet Aline, Pouillaude Frédéric, dirs, Un art documentaire. Enjeux esthétiques, politiques
et éthiques, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. Æsthetica, 2017, 308 p.
Calame Claude, Thésée et l’imaginaire athénien. Légende et culte en Grèce antique, Paris, Éd.
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