Questions de communication, 33 - OpenEdition Journals

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Questions de communication 

33 | 2018Le genre des controversesGender of the Controversies

Édition électroniqueURL : http://journals.openedition.org/questionsdecommunication/11968DOI : 10.4000/questionsdecommunication.11968ISSN : 2259-8901

ÉditeurPresses universitaires de Lorraine

Édition impriméeDate de publication : 1 septembre 2018ISBN : 978-2-8143-0519-9ISSN : 1633-5961

Référence électroniqueQuestions de communication, 33 | 2018, « Le genre des controverses » [En ligne], mis en ligne le 01septembre 2020, consulté le 23 janvier 2021. URL : http://journals.openedition.org/questionsdecommunication/11968 ; DOI : https://doi.org/10.4000/questionsdecommunication.11968

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Le Dossier analyse des controverses autour du genre et montre les transformations

idéologiques et la redéfinition d’antagonismes politiques à partir de dispositifs

médiatiques qu’elles impliquent. Un point final est mis aux Échanges sur une sociologie

des valeurs. Les Notes de recherche s’intéressent à l’usage des stéréotypes dans la

communication interculturelle, à la presse privée égyptienne, à la construction-

circulation des cadrages médiatiques de deux groupes d’extrême droite, à l’altération

identitaire dans la fiction et à un nouveau modèle éditorial dans l’industrie DVD. En

VO, sont étudiés des usages nouveaux des smartphones par des réfugiés syriens en

Turquie. Le Focus est mis sur Médiarchie d’Yves Citton et sur La Raison graphique de Jack

Goody. Les Notes de lecture rendent compte de plus de 50 publications.

This Issue analyses gender controversies and show the ideological transformations and

the redefinition of political antagonisms by media dispositifs they involve. The

Exchanges on values sociology end. The Research Notes cover the use of stereotypes

in intercultural communication, the Egyptian private press, the building and flow of

media framings of two right-wing extremist groups, the identity fluctuations in

fictional devices and a new publication model in the DVD industry. In Original

Version, are examined new uses of smartphones by Syrian refugees in Turkey. The

Focus is on Médiarchie by Yves Citton and on The Domestication of the Savage Mind by Jack

Goody. The Book Reviews offer succinct overviews and analyses of publications in the

field of information and communication.

Questions de communication, 33 | 2018

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SOMMAIRE

Comité de lecture

Dossier. Le genre des controverses

Le genre des controverses : approches féministes et queerMaxime Cervulle et Virginie Julliard

« Vous voulez réagir ? ». L’étude des controverses médiatiques au prisme des intensitésaffectivesNelly Quemener

La redéfinition des frontières de l’espace public à l’aune des controverses sur le voile :émergence d’une ségrégation « respectable » ?Fatima Khemilat

L’imbrication des rapports de pouvoir dans les dispositifs de débat télévisé à l’ère numériqueLe cas de la controverse sur le racisme en FranceFlorian Vörös

En finir avec Eddy Bellegueule dans les médiasEntre homonationalisme et ethnicisation des classes populairesMarion Dalibert

Sexe en publicLauren Berlant et Michael Warner

Les festivals queer, lieux de formation de contre-publics transnationauxKonstantinos Eleftheriadis

Échanges

Pour une sociologie axiologiqueNathalie Heinich

Notes de recherche

« Mon dépanneur est vietnamien » ou les stéréotypes à la rescousse de la communicationinterculturelle dans le contexte du QuébecChristian Agbobli

Fortune et infortune de la presse privée égyptienneSocio-histoire d’un lieu de production de l’informationBachir Benaziz

Entrer en politique par la bande médiatique ?Construction et circulation des cadrages médiatiques du Bloc identitaire et de Casapound ItaliaSamuel Bouron et Caterina Froio

Questions de communication, 33 | 2018

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L’expérience d’oscillation identitaire dans des dispositifs fictionnelsAutour de deux degrés d’altérationHélène Crombet

Un modèle éditorial du troisième typeAdossement de l’accès numérique à l’acquisition des supports physiques dans l’industrie du DVD : le cas deVodkasterGuillaume Sire, Jean-Valère Cossu et Virginie Sonet

En VO

PrésentationAngeliki Monnier

Life, Connectivity and Integration of Syrian Refugees in Turkey: Surviving through aSmartphoneNilüfer Narli

Focus

Sur Médiarchie d’Yves CittonBernard Miège

Sur La Raison graphique. La domestication de la pensée sauvage de Jack GoodyJean-Marie Privat

Notes de lecture

Culture, esthétique

Sandra CHAMARET, dir., De la couleur (comme un code)Paris, Zeug Éd./Hear, 2016, 128 pagesAgnès Felten

Jean-Pierre COMETTI, Conserver/restaurer. L’œuvre d’art à l’époque de sa préservationtechniqueParis, Gallimard, coll. NRF essais, 2016, 320 pagesLaurent Husson

Éric DACHEUX, dir., La Planche et le billet. La monnaie au miroir de la BDSaint-Denis, Éd. Connaissances et savoirs, 2017, 166 pagesNicolas Oliveri

Emmanuelle DANBLON, Mandorla de Paul Celan. Ou l’épreuve de la prophétieLormont, Éd. Le Bord de l’eau, 2017, coll. Études de style, 2017, 96 pagesLaurent Husson

Questions de communication, 33 | 2018

3

Cécile Fries-Paiola, Julie GOTHUEY, Déborah KESSLER-BILTHAUER, Thierry PANISSET, Estelle REINERT, dirs, Étudier la culture aujourd’hui. Enjeux identitaires, numériques,artistiques et spatiaux d’un objet de rechercheNancy, PUN-Éditions universitaires de Lorraine, coll. Interculturalités, 2017, 250 pagesAlexander Frame

Pierre HALEN, Florence PARAVY, dirs, Littératures africaines et spiritualitéBordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, coll. Littératures des Afriques, 2016, 350 pagesClaude Forest

François HARTOG, La Nation, la religion, l’avenir. Sur les traces d’Ernest RenanParis, Gallimard, coll. L’Esprit de la cité, 2017, 160 pagesMarie-Ève Saint Georges

Sophie JOLLIN-BERTOCCHI, Lia KURTS-WÖSTE, Anne-Marie PAILLET et Claire STOLZ, dirs, LaSimplicité. Manifestations et enjeux culturels du simple en artParis, H. Champion, coll. Bibliothèque de grammaire et de linguistique, 2017, 542 pagesJean-François Clément

Sylvie LINDEPERG, dir., Par le fil de l’image. Cinéma, guerre, politiqueParis, Éd. de la Sorbonne, coll. Histo.art, 2017, 182 pagesMichel Cadé

Paul RASSE, Le Musée réinventé. Culture, patrimoine, médiationParis, CNRS Éd., 2017, 296 pagesValentine Châtelet

Pascal ROBERT, De l’incommunication au miroir de la bande dessinéeClermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal, coll. Communication, culture & lien social, 2017, 144 pagesLaurent Husson

Christian RUBY, Devenir spectateur ? Invention et mutation du public culturelToulouse, Éd. de l’Attribut, coll. La culture en questions, 2017, 184 pagesVincent Lambert

Léo SOUILLÉS-DEBATS, La Culture cinématographique du mouvement ciné-club. Unehistoire de cinéphilies (1944-1999)Paris, Association française de recherche sur l’histoire du cinéma, 2017, 576 pagesPascal Laborderie

Histoire, sociétés

Philippe ALDRIN, Nicolas HUBÉ, Introduction à la communication politiqueLouvain-la-Neuve, De Boeck supérieur, coll. Ouvertures politiques, 2017, 288 pagesAlexandre Eyries

Sylvain ANTICHAN, Sarah GENSBURGER, Jeanne TEBOUL, Gwendoline TORTERAT, Visitesscolaires, histoire et citoyenneté. Les expositions du centenaire de la PremièreGuerre mondialeParis, La Documentation française, coll. Musées-Mondes, 2016, 170 pagesSébastien Ledoux

Jean CAUNE, La Médiation culturelle. Expérience esthétique et construction du Vivre-ensembleGrenoble, Presses universitaires de Grenoble, coll. Communication médias et sociétés, 2017, 276 pagesJean-Charles Chabanne

François CHARBONNEAU, dir., L’Exil et l’errance. Le travail de la pensée entreenracinement et cosmopolitismeMontréal, Éd. Liber, 2016, 304 pagesAgnès Felten

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4

Miao CHI, Olivier DARD, Béatrice FLEURY, Jacques WALTER, dirs, La Révolution culturelle enChine et en FranceParis, Riveneuve Éd., 2017, 378 pagesVéronique Magaud

Rodolphe CHRISTIN, Philippe GODARD, Jean-Christophe GIULIANI et Bernard LEGROS, Le Travail,et après ?Montréal, Éd. Écosociété, 2017, 112 pagesGilles Rouet

Sigolène COUCHOT-SCHIEX, coord., Le GenreParis, Éd. EPS, coll. Pour l’action, 2017, 128 pagesNatacha Lapeyroux

Laurence DE COCK, dir., La Fabrique scolaire de l’histoireMarseille, Éd. Agone, coll. Passé & Présent, 2017, 216 pagesPaul-Arthur Tortosa

Didier FASSIN, Punir. Une passion contemporaineParis, Éd. Le Seuil, 2017, 208 pagesÉrik Neveu

Alain FAURE, Emmanuel NÉGRIER, dirs, La Politique à l’épreuve des émotionsRennes, Presses universitaires de Rennes, coll. Res Publica, 2017, 304 pagesGina Puică

Gamba FIORENZA, Mémoire et immortalité aux temps du numériqueParis, Éd. L’Harmattan, coll. Logiques sociales, 2016, 268 pagesKatharina Niemeyer

Patrice FLICHY, Les Nouvelles Frontières du travail à l’ère numériqueParis, Éd. Le Seuil, coll. Les Livres du nouveau monde, 2017, 432 pagesVictor Potier

Sylvie FREYERMUTH, Jean-François P. BONNOT, De l’Ancien Régime à quelques jourstranquilles de la Grande Guerre. Histoire sociale de la frontièreBruxelles, P. Lang, coll. Comparatisme et société, 2017, 474 pagesStéphanie Bertrand

Aurélia LAMY, Dominique CARRÉ, dirs, Temps, temporalité(s) et dispositifs de médiationParis, Éd. L’Harmattan, coll. Communication et médias, 2017, 166 pagesÉmilie Kohlmann

Valérie LÉPINE, Sylvie ALEMANNO, Christian LE MOËNNE, dirs, Communications &organisations. Accélérations temporellesParis, Éd. L’Harmattan, coll. SFSIC, 2017, 202 pagesLaurène Beccucci et Luc Bonneville

Susanna MAGRI, Sylvie TISSOT, dirs, Explorer la ville contemporaine par les transfertsLyon, Presses universitaires de Lyon, coll. Sociologie urbaine, 2017, 222 pagesChristian Gerini

Arnaud MERCIER, dir., La Communication politiqueNouvelle éd. revue et augm., Paris, CNRS Éd., coll. Les Essentiels d’Hermès, 2017, 274 pagesOlivier Kouassi Kouassi

Jan-Werner MÜLLER, Qu’est-ce que le populisme ? Définir enfin la menaceTraduit de l’allemand par F. Joly, Paris, Éd. Premier parallèle, 2016, 200 pagesStéphane François

Bruno POUCET, David VALENCE, dirs, La Loi Edgar Faure. Réformer l’université après 1968Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. Histoire, 2016, 256 pagesFrançoise Douay

Questions de communication, 33 | 2018

5

Arnault SKORNICKI, La Grande Soif de l’État. Michel Foucault avec les sciences socialesParis, Éd. Les Prairies ordinaires, coll. Essais, 2015, 288 pagesJean Zoungrana

Michel VOVELLE, La Bataille du bicentenaire de la Révolution françaiseParis, Éd. La Découverte, coll. Recherches, 2017, 260 pagesAlexandre de Saint-Denis

Colette ZYTNICKI, L’Algérie, terre de tourisme. Histoire d’un loisir colonialParis, Éd. Vendémiaire, coll. Empires, 2017, 280 pagesMélissa Mengue

Langue, discours

Raphaël BARONI, Les Rouages de l’intrigue. Les outils de la narratologie postclassiquepour l’analyse des textes littérairesGenève, Slatkine, coll. Érudition, 2017, 218 pagesHélène Crombet

Pierluigi BASSO-FOSSALI, Marion COLAS-BLAISE, dirs, La Notion de paradigme dans lessciences du langageLiège, Presses universitaires de Liège, coll. Signata, 2017, 412 pagesPierre Halté

PIERRE CAUSSAT, textes réunis et proposés par Driss ABLALI, Variations philosophiques etsémiotiques autour du langage. Humboldt, Saussure, Bakhtine, Jakobson, Ricœur etquelques autresLouvain-la-Neuve, Academia/Éd. L’Harmattan, coll. Sciences du langage, carrefours et points de vue, 2016, 464 pagesMaryvonne Holzem

Catherine KERBRAT-ORECCHIONI, Les Débats de l’entre-deux-tours des électionsprésidentielles françaises. Constantes et évolutions d’un genreParis, Éd. L’Harmattan, 2017, 372 pagesAlexandra Cuniţă

Micheline LEBARBIER, éd., Les Ruses de la parole. Dire et sous-entendre. Parler, chanter,écrireParis, Éd. Karthala, coll. Tradition orale, 2017, 316 pagesChristophe Cosker

Émilie NÉE, dir., Méthodes et outils informatiques pour l’analyse des discoursRennes, Presses universitaires de Rennes, coll. Didact méthodes, 2017, 250 pagesAbdelkader Sayad

Médias, technologies, information

Camille ALLOING, Julien PIERRE, Le Web affectif. Une économie numérique des émotionsBry-sur-Marne, Ina Éd., coll. Études et controverses, 2017, 124 pagesDavid Galli

Frédéric ANTOINE, dir., Analyser la radio. Méthodes et mises en pratiqueLouvain-la-Neuve, De Boeck, coll. Info com, 2016, 256 pagesBéatrice Donzelle et Aude Seurrat

Benjamin BEIL, Thomas HENSEL, Andreas RAUSCHER, Hrsg., Game StudiesWiesbaden, Springer, coll. Film, Fernsehen, Neue Medien, 2018, 402 pagesSimon Hagemann

Questions de communication, 33 | 2018

6

Florence LE CAM, Denis RUELLAN, Émotions de journalistes. Sel et sens du métierGrenoble, Presses universitaires de Grenoble, coll. Communication, médias et sociétés, 2017, 240 pagesJean-François Tétu

Brigitte LE GRIGNOU, Érik NEVEU, Sociologie de la télévisionParis, Éd. La Découverte, coll. Repères, 2017, 128 pagesGeorges Meyer

Sylvie PIERRE, Jean-Christophe Averty, une biographieParis, Ina, 2017, 340 pagesJérôme Bourdon

Pascal PLANTARD, Agnès VIGUÉ-CAMUS, dirs, Les Bibliothèques et la transition numérique.Les ateliers internet, entre injonctions sociales et constructions individuellesVilleurbanne, Presses de l’Enssib, coll. Papiers, 2017, 212 pagesFlorence Michet

Théories, méthodes

Jean-François BERT, Une histoire de la fiche éruditeVilleurbanne, Presses de l’Enssib, coll. Papiers, 2017, 144 pagesChristophe Cosker

Valérie DESHOULIÈRES, La Gouge et le scalpel. Oscillations pendulaires entre l’Art et laScienceParis, Hermann, coll. Savoir lettres, 2017, 356 pagesJean-François Clément

Yves GINGRAS, L’Impossible dialogue. Sciences et religionsParis, Presses universitaires de France, 2016, 422 pagesJean-Paul Truc

Fred HAILON, Étude(s) de cognition politique. Discours, pensée, sociétéParis, Éd. L’Harmattan, coll. Questions contemporaines, 2017, 200 pagesMichele Paolini

Michel MEYER, Qu’est-ce que le questionnement ?Paris, Vrin, coll. Chemins philosophiques, 2017, 128 pagesAlain Rabatel

Christian PLANTIN, Dictionnaire de l’argumentation. Une introduction aux étudesd’argumentationLyon, ENS Éd., coll. Langages, 2016, 633 pagesDaniel Jacobi

Marie-Laure RYAN, Narrative as Virtual Reality 2. Revisiting Immersion andInteractivity in Literature and Electronic MediaBaltimore, J. Hopkins University Press, 2015, 292 pagesIoanna Vovou

Livres reçus

Livres reçus

Questions de communication, 33 | 2018

7

Comité de lecture

Questions de communication remercie les membres du comité de lecture qui ont contribué

à cette livraison :

Yanita Andonova

Université Paris 13

François Audigier

Université de Lorraine

Christine Barats

Université Paris-Descartes

Vincent Bullich

Université Paris 13

Janik Bastien-Charlebois

Université du Québec à Montréal, Canada

Laurence Denooz

Université de Lorraine

Christine Détrez

École normale supérieure de Lyon

Hervé Glevarec

Université Paris-Dauphine, CNRS

Bernard Idelson

Université de La Réunion

Roselyne Koren

Université Bar-Ilan, Israël

Sandrine Lévêque

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Éric Macé

Université de Bordeaux

Lilian Mathieu

École normale supérieure de Lyon

Questions de communication, 33 | 2018

8

Raymond Michel

Université de Lorraine

Nathalie Nadaud-Albertini

Université de Lorraine

Alain Rabatel

Université Claude Bernard-Lyon 1

Gianfranco Rebucini

Université Brunel, Londres, Royaume-Uni

Gilles Richard

Université Rennes 2

Sébastien Rouquette

Université Clermont Auvergne

Virginie Spies

Université d’Avignon et des Pays de Vaucluse

Questions de communication, 33 | 2018

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Maxime Cervulle et Virginie Julliard (dir.)

Dossier. Le genre des controversesIssue. Gender of the Controversies

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Le genre des controverses :approches féministes et queerMaxime Cervulle et Virginie Julliard

1 Durant les vingt dernières années, plusieurs controverses ont ouvert un espace de

conflictualité autour de la définition et des usages politiques de la « différence des

sexes ». Les controverses relatives à la loi sur la « parité », au Pacs, au port du « voile »

et de la « burqa », au « mariage pour tous » ou encore aux plans d’action publique pour

l’égalité filles-garçons à l’école ont toutes participé d’une mise en délibération des

conceptions hégémoniques des identités de genre et des rapports sociaux qui les sous-

tendent. L’instrumentalisation de l’expression « théorie du genre » à partir de 2011

témoigne ainsi d’une radicalisation des positions, avec la montée d’une « panique

morale » exprimant l’inquiétude de voir disparaître l’altérité sexuelle et les rôles

sociaux qui lui sont liés. Les controverses constituent un objet privilégié pour saisir le

caractère normatif d’un espace public où les rôles sociaux se redistribuent sous

contrainte, dans la mesure où elles ouvrent des séquences de délibération publique

mobilisant une multitude d’acteurs et d’actrices différemment positionné·e·s dans la

formation sociale. Elles donnent à voir, dans un même mouvement, les dynamiques de

transformation et de reproduction non seulement de l’espace public, mais des rapports

de genre.

2 L’entreprise d’historicisation du sexe comme objet scientifique, engagée dans le champ

de l’épistémologie et de la philosophie féministe des sciences, a démontré l’instabilité

définitionnelle du sexe et la difficulté, si ce n’est l’impossibilité, à fonder

scientifiquement la bicatégorisation par sexe (Kraus, 2000). Surtout, elle a souligné à

quel point la crise constitue le régime théorique ordinaire du sexe (Dorlin, 2005). Au

sein de l’histoire de la recherche biologique et médicale, la théorie de la

bicatégorisation sexuée est en effet perpétuellement en crise : sujette à des remises en

cause et révisions qui se manifestent par l’émergence constante de nouveaux critères

de détermination du sexe des individus (par exemple le sexe dit « hormonal »,

« chromosomique », « gonadique », « phénotypique » ou encore « génique »). La

fragilité épistémique de chacun de ces critères, autant que la valse des révisions

théoriques qu’ils ont impliquée face aux cas empiriques qui démentent leur validité,

Questions de communication, 33 | 2018

11

donnent à penser que « la crise [comme régime théorique] est l’expression même de

l’historicité d’un rapport de domination qui se modifie, mute et doit constamment

redéfinir son système catégoriel pour assurer les conditions de sa reproduction » (ibid. :

134). En transposant cette idée selon laquelle la crise peut opérer comme un moyen

d’assurer la pérennité d’un système de représentations sociales et de l’ordre qu’il

participe à fonder, nous proposons de considérer les multiples controverses relatives

au genre et à la sexualité qui se sont déployées dans l’espace public contemporain

moins comme des signes d’affaiblissement de l’ordre de genre que comme des temps de

reconfiguration permettant de garantir son maintien. Selon cette perspective, penser le

genre à partir des controverses permet de donner à voir le rôle joué par la délibération

politique et la médiation médiatique dans la reproduction des rapports et des identités

de genre. Cette reproduction opère cependant moins comme une reconduction à

l’identique que selon un principe d’itérabilité (Derrida, 1989 ; Butler, 1993), où chaque

répétition de la marque du genre la modifie et l’altère. La plasticité politique du genre

dans l’espace médiatique, tout comme la plasticité épistémique du sexe dans le champ

biomédical, sont une condition de leur permanence aussi bien que de leur possible

contestation publique.

3 Treize ans après la parution de la septième livraison de Questions de communication qui

accueillait le dossier « Espaces politiques au féminin » (Fleury, Walter, 2005), ce dossier

sur « le genre des controverses » entend contribuer au champ de réflexion ouvert au

sein des sciences de l’information et de la communication (SIC) autour de la question de

l’articulation entre genre, médias et espace public. Les recherches sur le genre dans les

SIC, qui se sont particulièrement développées à la suite des débats relatifs au Pacs et à

la parité, sont désormais bien implantées1. Elles interrogent la production du genre

dans le discours de presse (Tavernier, 2004 ; Julliard, 2012 ; Olivesi, 2012 ; Dalibert,

2013 ; Cervulle, Julliard, 2013) ou sur les réseaux socio-numériques (par exemple dans

les débats qui se déploient sur Twitter [Cervulle, Pailler, 2014 ; Julliard, 2016]). Elles

étudient l’effet des rapports de genre sur les contraintes organisationnelles du

journalisme (Damian-Gaillard, Saïtta, 2011 ; Chauvel, Le Renard, 2013), la définition

institutionnelle du genre (Hernández Orellana, Kunert, 2014) ou encore les

représentations médiatiques comme lieu de recomposition des identités de genre

(Coulomb-Gully, Méadel, 2012 ; Quemener, 2014 ; Damian-Gaillard, Montañola, Olivesi,

2014 ; Lécossais, 2014 ; Espineira, 2015). Elles se penchent également sur les modes de

régulation sociale de la sexualité tels qu’ils peuvent se saisir dans les médias. C’est le

cas par exemple des recherches de Fred Pailler (2011) sur les modes de sexualisation

des dispositifs numériques ou de Florian Vörös (2015) sur les usages genrés de la

pornographie en ligne.

4 Les nombreux travaux en SIC qui problématisent le genre manifestent la labilité du

concept. Deux acceptions se côtoient en effet dans ces travaux – un fait qui n’est pas

propre aux SIC, mais que l’on retrouve dans l’ensemble des sciences humaines et

sociales (Marignier, 2016 : 37-40). Le genre y désigne 1) un rapport social établissant des

différences entre hommes et femmes et les rendant économiquement fonctionnelles,

ainsi que 2) les identités que ce rapport fait émerger, soit les multiples formes

d’expression du masculin et du féminin qui actualisent leur version normative

idéalisée. Surtout, ces travaux s’appuient sur différentes conceptualisations de la

relation entre sexe et genre, qui manifestent différents degrés de constructivisme. Le

genre peut ainsi être conçu comme une mise en forme culturelle de ce substrat

biologique que serait le sexe ou bien comme la manière par laquelle la catégorie de sexe

Questions de communication, 33 | 2018

12

elle-même est socialement construite par la reproduction discursive continue du genre

(voir notamment Butler, 1990 ; De Lauretis, 1987)2. Cette seconde position ouvre des

perspectives particulièrement intéressantes pour les SIC. En conférant une place

déterminante à la performativité du genre, aux effets de signification et à la politique

des représentations, cette position situe l’étude des médias, du discours et des débats

publics au premier plan pour la compréhension des transformations historiques de la

« différence des sexes », des partages sociaux qu’elle recouvre et de leurs usages

politico-économiques.

5 Le présent dossier accompagne ce mouvement de réflexion autour des rapports entre

genre, médias et politique en mettant la question des controverses à l’épreuve des

outils critiques forgés à l’intersection des SIC, des études de genre mais aussi des études

queer. Si les études de genre infusent nombre de travaux actuels en SIC, les apports des

études queer restent encore peu mobilisés. Nées aux États-Unis sous la double impulsion

d’un féminisme d’inspiration poststructuraliste et de travaux en histoire portant sur

l’émergence et la circulation des identités sexuelles, les études queer poursuivent

l’entreprise de dénaturalisation du sexe, du genre et de la sexualité engagée par les

théories féministes. Un projet qui implique d’interroger les formes et fonctions de la

régulation de la sexualité dans l’espace public, parallèlement à la critique féministe de

l’androcentrisme de l’espace public et des théories qui le conceptualisent.

Faire et défaire les publics des controverses

6 Un point central de l’analyse des controverses consiste à identifier les publics autour

desquels et pour lesquels elles s’organisent. Comme le souligne Cyril Lemieux (2007 :

195), les controverses « ont toujours une structure triadique : [elles] renvoient à des

situations où un différend entre deux parties est mis en scène devant un public, tiers

placé dès lors en position de juge ». La définition idéal-typique de la controverse que

propose Cyril Lemieux – qui, à ce titre, ne recouvre qu’imparfaitement les cas

empiriques – insiste sur l’égale compétence de ces trois instances comme

caractéristique discriminante.

« Plus le public placé en position de juger d’un différend est strictement composé depairs, c’est-à-dire d’individus auxquels chaque partie en désaccord peut reconnaîtrela même compétence distinctive au jugement que celle qu’elle se reconnaît, plusnous semblons disposés à parler de “controverse” » (ibid. : 196).

7 Nombre de controverses sont soumises à un processus d’élargissement, d’extension

hors de leur champ initial de référence ; c’est toutefois l’essor du différend au sein d’un

milieu spécialisé et relativement autonome qui permettrait selon Cyril Lemieux de

parler de controverse. Saisies dans leur diversité, les controverses seraient cependant

soumises à la publicisation selon différents degrés (allant du confinement de la

controverse à son champ de référence jusqu’à sa médiatisation la plus intensive). De la

même façon, le degré de spécialisation du public constitué par une controverse

varierait fortement, les deux figures limites étant le public de pairs et le public profane.

Cyril Lemieux souligne enfin la nécessité, pour qui souhaiterait rendre compte de la

dimension instituante d’une controverse – c’est-à-dire de sa capacité à transformer les

institutions et les acteurs qui y sont impliqués –, de prendre pour point de départ

« l’espace institutionnel ou [le] milieu social où elle est née plutôt que […] la scène

médiatique où elle a été rendue visible au plus grand nombre » (ibid. : 201).

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8 Les controverses traitées dans ce dossier ont toutes un fort degré de visibilité

médiatique – lorsqu’elles ne sont pas directement issues d’un processus conflictuel

interne à l’espace médiatique, comme c’est par exemple le cas du conflit entre

journalistes lié au traitement de l’ouvrage Pour en finir avec Eddy Bellegueule et au statut

à lui accorder, étudié par Marion Dalibert. Les contributions à ce dossier prennent par

ailleurs le contrepied de la préconisation méthodologique de Cyril Lemieux, en partant

de la médiation médiatique plutôt que des espaces institutionnels où les controverses

trouveraient leur origine. En effet, il s’agit moins, pour ces auteur·e·s, de donner à voir

l’essor et la circulation de ces controverses que de saisir la transformation idéologique

qu’elles impliquent, les tensions discursives nouvelles qu’elles mettent en jeu et qui

participent d’une réélaboration des antagonismes politiques à partir de dispositifs de

médiation : le débat télévisé et ses réceptions dans les plateformes numériques et la

presse en ligne pour Florian Vörös ; la presse, la radio et la télévision pour Marion

Dalibert ; les festivals dans la contribution de Konstantinos Eleftheriadis. Dans une

perspective un peu différente, la proposition de Fatima Khemilat étudie la manière par

laquelle le droit est devenu l’interface privilégiée de la gestion de la visibilité féminine

du fait religieux musulman dans l’espace public, tandis que celle de Nelly Quemener

expose les enjeux méthodologiques que revêt l’étude des « intensités affectives »

propres à la médiation médiatique des controverses. Si, dans ces textes, l’enjeu est bien

d’apprécier la fonction instituante et donc performative des controverses, et non d’y

voir l’expression mécanique d’une structure sociale sous-jacente, c’est moins pour

mettre l’accent sur une réorganisation institutionnelle proprement dite que sur

l’émergence par leur biais de nouveaux modes d’interpellation des publics, de

nouveaux rapports au monde et de nouveaux régimes de sensibilité. Ce dernier point

est ainsi au cœur de la contribution de Nelly Quemener : en insistant sur la dimension

affective de la controverse, elle donne à voir combien celle-ci opère comme un

« processus social auto-réalisateur ». La redistribution de valeurs et émotions autour de

l’objet de la controverse constitue sa « force de dichotomisation » et nourrit les

injonctions à « se positionner » dans ce cadre binaire. Un tel processus ferait émerger,

selon elle, des modes de subjectivation spécifiques : la possibilité, autant pour les

acteurs et actrices de la controverse que pour ses publics, de donner des gages de

« respectabilité » et d’affiliation à un groupe donné en répondant à l’interpellation

médiatique formulée en termes de valeurs et d’émotions3.

9 On peut ainsi penser que les controverses ont la capacité à faire et défaire des publics –

ces derniers pouvant d’ailleurs être saisis comme l’entité concrète qui se manifeste en

réception aussi bien que comme une figure convoquée plus ou moins explicitement

dans le discours (Warner, 2005 : 67). Le type de public qu’une controverse fait émerger

comme instance tierce, les registres discursifs au travers desquels il est interpellé et la

fonction qui lui est assignée sont ainsi autant de manières d’apprécier le processus

conflictuel et sa portée. Les controverses fortement médiatisées ont d’ailleurs ceci de

singulier qu’elles peuvent construire leur adresse à différents publics, en fonction des

supports et de leurs propres publics imaginés, ce qui implique des cadrages différents

du conflit. Surtout, elles reposent moins sur l’égale compétence des parties en

confrontation que sur un principe de disqualification de l’une des positions,

généralement celle jugée la moins fédératrice ou la plus éloignée du public imaginé du

média qui se trouve alors renvoyé à un état d’incompétence ou d’illégitimité (Cervulle,

2017). Aussi peut-on considérer que la proposition de Cyril Lemieux selon laquelle une

controverse se caractériserait par une structure triadique où les trois acteurs seraient

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14

symboliquement dotés d’une égale compétence relève d’une forme de délibération

idéale, rarement rencontrée empiriquement, en particulier lorsque les controverses

engagent la mise en cause ou la conservation des rapports sociaux liés au genre, à la

race, à la classe ou au partage et à la hiérarchisation des sexualités. Dans l’espace

médiatique, la controverse semble précisément prendre appui sur un processus en

apparence paradoxal de disqualification de l’une des parties, en fonction du public

imaginé du support médiatique4. Tout en mettant en scène la confrontation entre les

parties, la structuration médiatique de la controverse consiste à ne pas les faire

apparaître tout à fait comme des pairs. On peut en dire autant du public imaginé occupant

la fonction de « juge » de la controverse. Les controverses sont des moments de

réorganisation discursive des publics, où l’enjeu réside sans doute autant dans la

résolution du conflit par la délibération que dans la distribution inégale de la

compétence, de l’expertise et de la capacité (à dire ou à faire) de différents publics.

Comme le souligne le théoricien queer Michael Warner (2005), le type de public qu’une

controverse fait émerger comme instance tierce, les registres discursifs au travers

desquels il est interpellé et la fonction qui lui est assignée sont donc autant de manières

d’apprécier le processus conflictuel.

Critiques féministes et queer de l’espace public

10 La critique féministe de la théorie habermassienne de l’espace public montre, de son

côté, combien le genre structure celui-ci notamment à travers des conditions de

participation politique inégales et l’établissement d’une ligne de partage entre

« public » et « privé ». Nancy Fraser (1985 : 56) a ainsi démontré que « la structure

institutionnelle de [l’espace public] est réalisée au moyen de rôles sociaux genrés ». La

domination masculine se manifeste dans des inégalités matérielles qui biaisent les

conditions d’égale participation, elle s’exprime dans l’impossibilité d’un dialogue entre

pairs et la disqualification de la parole des femmes, ainsi que dans le codage masculin

de la citoyenneté5. Il s’ensuit que les conditions d’une communication démocratique ne

sont pas remplies. Pour combattre les injustices sexistes, Nancy Fraser considère qu’il

faut considérer les inégalités de répartition (les théories de la justice distributive sont

appelées à considérer la pauvreté qui résulte de la division sexuée du travail, par

exemple) et les inégalités de reconnaissance (la philosophie de la reconnaissance (voir

Taylor, 1994 ; Honneth, 1992) est invitée à se pencher, notamment, sur la construction

juridique de la vie privée6 ou sur l’impérialisme culturel produit par

l’institutionnalisation des modèles d’appréciation androcentrés dans le droit ou la

médecine). La répartition des ressources matérielles entre toutes et tous, qui garantit

l’indépendance d’esprit, d’une part, et l’institutionnalisation de modèles d’appréciation

alternatifs qui assure un respect identique aux individus, d’autre part, autorise à

chacune et chacun d’interagir en tant que pairs. C’est ce que Nancy Fraser (2010)

appelle « parité participative7 ». Qui plus est, la philosophe d’inspiration francfortienne

(Fraser, 1992 : 144-145) établit que les termes « public » et « privé » sont « des

classifications culturelles et des étiquettes rhétoriques [qui,] employées dans un

discours politique, […] servent fréquemment à délégitimer certains intérêts, points de

vue et sujets et à en mettre d'autres en valeur » (avec pour conséquence de perpétuer,

au-delà des restrictions officielles sur la participation politique, « les handicaps socio-

sexués et de classe »). À cet égard, elle dénonce les usages idéologiques d’une

rhétorique de la vie privée qui soustrait les problèmes « économiques » et « familiaux »

Questions de communication, 33 | 2018

15

du champ de la contestation sociale. Audrey Benoît (2014 : 126) défend l’intérêt d’un

approfondissement constructiviste de cette position :

« “La rhétorique de la vie privée domestique” est la forme par laquelle, mais aussidans laquelle des contenus thématiques objectifs […] sont exclus du débat public. Orun tel constat appelle une analyse constructiviste : comment ces modalitésdiscursives formelles produisent-elles leurs propres objets ? Comment cette“rhétorique” crée-t-elle les conditions même de la distinction du “public” et du“privé” ?8 ».

11 Aussi Audrey Benoît considère-t-elle que la déconstruction de la « publicité » passe par

l’identification de la manière par laquelle le discours matérialise des effets de pouvoir.

La contribution à ce dossier de Fatima Khemilat, qui porte sur les controverses

françaises autour du voile et sur le fondement des changements législatifs auxquels

elles ont donné lieu, s’inscrit dans cette perspective. À propos de la controverse sur le

« voile intégral », elle montre par exemple combien la définition de l’ordre public au

principe de l’interdiction ne prend sens que dans le partage public/privé qu’instaure le

« régime de visibilité républicain », ce dernier reléguant les signes religieux ostensibles

dans la sphère privée et exigeant la disponibilité du visage aux regards au nom de la

« moralité publique » et de la « dignité humaine ».

12 La théorie queer formule trois critiques à l’égard des propositions de Nancy Fraser : la

première concerne les modalités d’inclusion, la dexuième a trait aux effets de l’usage

rhétorique des concepts de public et privé, la troisième porte sur la non-prise en

compte du caractère normatif des modalités d’intervention dans le débat public. Selon

la perspective queer, l’inclusion – ou la parité participative – ne règle pas totalement les

problèmes soulevés par la structuration genrée de l’espace public. D’abord, parce que

les « nouveaux et nouvelles entrant·e·s » seraient supposé·e·s porter la voix du groupe

qu’ils/elles sont censé·e·s représenter, ce qui risquerait de réifier les différentes

identités (alors même que chaque individu est porteur d’identités multiples et

mouvantes, parfois contradictoires)9. La mise en place de la parité en France, par

exemple, a été l’occasion de (re)produire le genre en politique : il était attendu que les

femmes s’investissent dans certaines thématiques et promeuvent certaines valeurs soi-

disant « féminines » (Dulong, Matonti, 2005 ; Achin et al., 2007 ; Julliard, 2012). Ensuite,

parce que la participation politique et l’accès à l’espace public restent conditionnés par

le consentement aux identités de genre normatives et au partage des sexualités (Clarke,

2000 ; Dalibert, Quemener, 2016 ; Cervulle, 2014 ; Espineira, 2014)10. C’est à la théorie

queer que l’on doit d’avoir approfondi la compréhension des effets de la privatisation du

sexe et de la sexualisation de la personnalité – dont Lauren Berlant et Michael Warner

(1998) rappellent qu’elles ont été mises au jour par Jürgen Habermas (1962), d’une part,

et par Michel Foucault (1976), d’autre part. Lauren Berlant et Michael Warner ont ainsi

montré que la conception de la sexualité comme propriété subjective fonde le

binarisme homo/hétérosexualité dans la mesure où elle « empêche la mise en

délibération des arrangements sociaux fondés sur [c]e binarisme » (Cervulle, 2014 :

147). Ces auteur·e·s proposent, pour leur part, d’appréhender l’hétérosexualité comme

une culture publique donnant forme à un public hégémonique. Ce dossier comporte la

traduction de leur célèbre article de 1998 « Sex in Public » qui développe cette

proposition.

13 Judith Butler (1997 : 179) interpelle quant à elle directement Nancy Fraser, estimant

que cette dernière « ne cherche pas à connaître les exclusions nécessaires à la

définition et à la naturalisation de la sphère de la reproduction ». En effet, en assumant

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l’hypothèse selon laquelle la politique queer, que Nancy Fraser (1997 ; 2010) interprète

comme une lutte pour la reconnaissance des minorités sexuelles, se situerait

exclusivement dans le champ culturel, elle dénie la part matérielle de la régulation

sociale de la sexualité, l’excluant de fait du champ de l’économie politique. Selon Judith

Butler, l’auteure de Qu’est-ce que la justice sociale ? (2005) reconduit, par là même, la

division et la hiérarchisation des oppressions, selon qu’elles relèveraient totalement

(classe et race), partiellement (genre), ou non (sexualité) du champ de l’économie

politique. Judith Butler (1997 : 178) considère pour sa part que,

« [si] les luttes pour transformer le champ social de la sexualité ne sont pas perçuescomme étant au cœur même de l’économie politique, ce n’est pas parce qu’elles [neseraient pas] directement liées à des questions de travail, mais plutôt parce qu’ellesne peuvent pas se comprendre si la sphère économique elle-même n’est pasétendue de manière à inclure à la fois la reproduction des biens et la reproductionsociale des personnes ».

14 Comme le soulignent Karl Marx (1846) et Friedrich Engels (1884), la première

production est celle d’êtres humains. Les luttes pour transformer le champ social de la

sexualité témoignent que la distinction entre sphère culturelle et sphère économique

ne tient pas : l’échange sexuel ayant des effets culturels aussi bien que matériels.

L’étude de la constitution de contre-publics féministes, gays, lesbiens ou transgenres

permet alors d’analyser la renégociation des limites du public et de l’intérêt général,

autant que les jeux de reprivatisation de la sexualité (Floyd, 2009). En France, la

controverse relative à l’ouverture du mariage aux couples de personnes du même sexe

témoigne à la fois de cette porosité des sphères (l’ouverture du mariage est défendue au

motif qu’elle autorise une égalité de droit, notamment patrimonial), du refus par

certain·e·s acteur·rice·s de débattre publiquement des arrangements sexuels particuliers

(lequel refus se justifie par une naturalisation de la famille, de la procréation et de la

filiation), et de la hiérarchisation des luttes qui travaille la doxa (il y aurait des

problèmes « plus importants à régler » que l’égalité des droits entre couples hétéro/

homosexuels en France) (Cervulle, Julliard, 2013).

15 Enfin, la théorie queer s’interroge sur les modalités de prise de parole dans le débat

public. Si Nancy Fraser (1992) a mis en avant l’existence d’une pluralité de publics et les

rapports conflictuels entre ces publics, Michael Warner (2005 : 118-119) attire

l’attention sur le fait que la théoricienne ne semble pas se dégager de la perspective

habermassienne des publics « rationnels-critiques », échouant à cerner leurs

propositions en termes de nouveaux styles de langage et registres de communication,

voire d’esthétique de la contestation. C’est cet aspect que développe tout

particulièrement Konstantinos Eleftheriadis dans ce dossier, avec une contribution

portant sur les pratiques militantes liées à l’organisation de festivals queer européens.

Des théoriciennes féministes ont plaidé pour la prise en considération de registres

d’intervention alternatifs dans l’espace public, tels que la narration (Mansbridge, 1999)

ou le récit personnel (Young, 1996), voire le sit-in, le boycott, le chant (Butler, Spivak,

2007) ou toute forme de rassemblement public troublant les formes de reconnaissance

du politique et leurs exclusions constitutives (Young, 2011 ; Butler, 2015). Cette

revalorisation de l’action directe plaide que celle-ci serait la seule à même de dévoiler

les consensus factices (préjugés ou croyances au caractère inaltérable de telle ou telle

réalité sociale) engendrés par les discours hégémoniques sur lesquels reposent les

procédures de délibération (Young, 2011).

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17

16 Sur ce point, tout particulièrement, l’approche communicationnelle offre des outils

précieux pour mettre au jour la normativité des modalités d’intervention dans le débat

public, que dénoncent les théories féministes et queer de l’espace public, dans la mesure

où cette approche fournit des outils conceptuels pour étudier la manière dont les

rapports de pouvoir travaillent les dispositifs de médiation11 (Julliard, 2009). La

relecture en SIC de la conceptualisation du dispositif par Michel Foucault et Gilles

Deleuze, notamment pour appréhender les dispositifs d’écriture numérique (par

exemple Bonaccorsi, Julliard, 2010 ; Monnoyer-Smith, 2013 ; Badouard, Mabi,

Monnoyer-Smith, 2016), constitue ainsi un cadre d’appréhension favorable des formes

de participation aux débats12 autant que des formations discursives autorisées, de la

reproduction des rapports de domination, ou encore des lieux de mise en visibilité de

certaines subjectivations (Julliard, 2016). La contribution de Florian Vörös au dossier

chemine également à partir de la relecture par Gilles Deleuze de la conceptualisation

foucaldienne du dispositif pour étudier l’imbrication des rapports de pouvoir dans des

dispositifs de débat télévisé mettant en scène un affrontement entre différentes

définitions du racisme (et de l’antiracisme). Le croisement d’une telle approche

communicationnelle avec les perspectives développées au sein des études de genre est

non seulement heuristique, mais permet surtout de réintroduire une attention à la

conflictualité sociale là où le recours courant au concept de dispositif en SIC a pu aussi

parfois conduire à sa dépolitisation (Gavillet, 2010).

Conclusion

17 Au-delà de leurs différences d’appréciation du processus délibératif et de ses

limitations, la théorie queer et les théories féministes y compris d’inspiration

francfortienne convergent toutefois sur un point, celui de la nécessité de rendre

compte de la co-constitution et des interactions entre les différents axes de

différenciation sociale. Ceci trouve une résonnance particulière dans le projet politique

queer de refus de l’assimilation des minorités sexuelles, celle-ci étant perçue comme

impliquant une légitimation et un renforcement des inégalités liées aux rapports de

classe et/ou à la racialisation du social (Warner, 1993 ; Duggan, 2003 ; Bassichis, Spade,

2014). Au sein des théories féministes, le principe de modélisation des relations

qu’entretiennent le genre, la sexualité, la classe et la race a donné lieu à de multiples

outils analytiques, bien que durant les deux dernières décennies les débats se soient

essentiellement focalisés sur le concept d’intersectionnalité forgé par Kimberlé

Crenshaw (1991), sa dimension heuristique, ses fondements épistémologiques et ses

limites dans l’application empirique13 (Bilge, 2009 ; Hill Collins, Bilge, 2016 ; Fassa,

Lépinard, Roca i Escoda, 2016). La plupart des contributions de ce dossier s’attachent

ainsi à étudier l’articulation de ces axes de différenciation sociale dans les modalités de

médiatisation d’une controverse. C’est notamment le cas de celle de Marion Dalibert

qui donne à voir la façon dont la réception médiatique du roman d’Édouard Louis Pour

en finir avec Eddy Bellegueule participe, à partir d’un discours sur l’expression de genre et

la sexualité du protagoniste, de la constitution des « classes populaires blanches du

nord de la France » en figure de l’altérité, en particulier dans la presse nationale.

Comme le montrent ces contributions, les relations entre les principaux axes de

différenciation sociale se manifestent dans le discours médiatique sur un mode très

complexe. Le marquage de la différence prend une forme distincte s’agissant de la

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18

construction du genre, de la racialisation, du partage des sexualités ou de la production

d’un ordre symbolique de classe. Il n’est cependant pas rare que le genre ou le rapport à

la sexualité opèrent comme des vecteurs de racialisation14, ou qu’une classe sociale se

voit attribuer des caractéristiques stéréotypées en termes d’identité de genre.

Autrement dit, les principaux axes de différenciation qui sous-tendent les rapports

sociaux se trouvent imbriqués sur un mode complexe dans les représentations

médiatiques et dans le débat public. Dès lors, si l’on souhaite faire émerger leur

articulation, il s’agit de prêter attention aux non-dits des discours, aux principes de

division silencieux qui les sous-tendent, à la charge affective qui les traverse, voire à la

manière dont un processus de segmentation du social s’exprime dans les termes d’un

autre.

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NOTES

1. Le nombre et la régularité des dossiers consacrés au genre publiés dans les revues de la

discipline depuis 2003 en témoignent : « Une communication sexuée ? » (Bonnafous, Jouët,

Rieffel, 2003) ; « Sexe & Communication » (Bouchard, Froissart, 2004) ; « Espaces politiques au

féminin » (Fleury, Walter, 2005) ; « Usages politiques du genre » (Desmarchelier, Rennes, 2005) ;

« Femmes et médias : le 8 mars à la Une » (Coulomb-Gully, Bonnafous, 2007) ; « Penser le genre en

sciences de l’information et de la communication et au-delà » et « Penser le genre en sciences de

l’information et de la communication et au-delà (2) » (Fleury, Walter, 2009a ; 2009b) ; « Médias : la

fabrique du Genre » (Coulomb-Gully, 2011) ; « Les langages du genre : sémiotique et

communication » (Berthelot-Guiet, Kunert, 2013) ; « Le genre dans la communication et les

médias » (Julliard, Quemener, 2014) ; « Sexualités » (Amato, Pailler, Schafer, 2014) ; « La

pornographie et ses discours » (Paveau, Perea, 2014) ou encore « Écrire le genre » (Constantin de

Chanay, Chevalier, Gardelle, 2017).

2. Pour une version matérialiste de l’idée selon laquelle, loin de traduire le sexe, le genre le

produirait, voir les travaux de Christine Delphy (2001).

3. Sur la question des valeurs, voir les échanges des précédentes livraisons de Questions de

communication (Heinich, 2017 ; Fleury, Walter, 2017 ; Kaufmann, Gonzalez, 2017 ; Quéré, 2017 ;

Martuccelli, 2017).

4. La disqualification de l’une des parties peut avoir des conséquences sur la reterritorialisation

de formations discursives propres à certaines des parties en présence vers d’autres scènes

publiques où elles sont plus audibles : par exemple le Web et les plateformes numériques plutôt

que les « médias traditionnels » pour les opposants à ladite « théorie du genre » (Julliard, 2017).

Questions de communication, 33 | 2018

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5. Le codage masculin de la citoyenneté fait dire à Carole Pateman (1988) que le contrat social est

en réalité un « contrat sexuel ». Avant C. Pateman et N. Fraser, Jean Elshtain (1981) a remis en

question le caractère soi-disant neutre de la citoyenneté, plaidant pour que les valeurs

maternelles du soin viennent remplacer la vision participative et républicaine de la citoyenneté.

Dans le sillage de N. Fraser, les réflexions sur la dimension genrée de l’espace public se sont

multipliées (Lunt, Livingstone, 1994 ; Göle, 1997 ; Rendall, 1999), ouvrant un large champ de

problématisation des rapports entre inégalités sociales, identités de genre et citoyenneté.

6. Au sujet de la construction juridique de la vie privée, voir également les travaux d’Anita Allen

(1988) sur la structuration genrée de la vie privée et les restrictions qui ont historiquement pesé

sur l’autonomie personnelle (et notamment corporelle) des femmes.

7. La parité participative se distingue de la « parité française », telle que la comprend l’auteure :

1) parce qu’elle est qualitative, plutôt que quantitative ; 2) parce qu’elle intègre les deux

dimensions de la justice sociale et non la seule dimension de la reconnaissance ; 3) parce qu’elle

déborde le seul champ du politique ; 4) parce qu’elle permet d’intégrer d’autres axes de

différenciation sociale au-delà du seul sexe ; et 5) parce qu’elle garantit une possibilité de parité,

plutôt qu’elle ne vise une parité réelle.

8. C’est l’auteure qui souligne.

9. La critique de l’inclusion a également été émise par Iris Marion Young. Selon la politiste,

l’inclusion formelle ne suffit pas, car les inégalités structurelles sont reconduites jusque dans les

procédures de délibération. Participer à ces procédures contribuerait alors à leur « conférer une

légitimité imméritée et à contribuer à la censure des outsiders » (Young, 2001 : 145). I. M. Young

(1990) prône alors une citoyenneté différenciée et une représentation des groupes sociaux

opprimés. Cette représentation doit s’accompagner du droit de proposer des politiques fondées

sur l’intérêt propre de ces groupes et d’un droit de véto à opposer aux politiques générales qui

leur porteraient atteinte.

10. Dans un autre registre, Chantal Mouffe (1999) promeut une conception agonistique de la

démocratie, laquelle se fonde sur la reconnaissance du caractère irréductible du conflit des

identités. Il s’agit, pour la théoricienne, de constituer un nous, dans un contexte de diversité et

de conflit, qui se distingue d’un eux (les adversaires qui acceptent de faire partie de l’espace

agonistique et dont il s’agit de combattre les idées). L’inclusion n’a pas de sens dès lors qu’une

distinction nous/eux compatible avec le pluralisme est établie.

11. Au sujet de l’approche communicationnelle utilisée pour appréhender les rapports de

pouvoir qui travaillent les dispositifs de médiation voir, par exemple, les travaux menés au

Centre de recherche sur les médiations (Crem, université de Lorraine) sur les notions de

« (dispositifs de) médiation » (notamment Aghababaie et al., 2010 ; Appel, Boulanger, Massou,

2010).

12. Ainsi que le souligne Laurence Monnoyer-Smith (2013 : 25), c’est « précisément parce que le

dispositif cadre la participation que certains refusent d’y entrer, considérant qu’ils participent à

la construction d’une légitimité procédurale à laquelle ils refusent d’adhérer (Mouffe, 1999) ».

13. La question des usages du concept d’intersectionnalité dans les enquêtes de terrain a été

particulièrement traitée lors de la journée d’étude organisée par le Domaine d’intérêt majeur de

la Région Île-de-France « “Genre, inégalités, discriminations” : L’intersectionnalité en pratiques :

disciplines, méthodes et enquêtes », qui s’est déroulée à l’Institut national d’études

démographiques (Ined) le 14 novembre 2014 (http://www.gid-idf.org/fr/activites/view/29/l-

intersectionnalite-en-pratiques-disciplines-methodes-et-enquetes).

14. Sur le genre comme opérateur de racialisation, voir par exemple le travail de Marion Dalibert

(2014) sur la médiatisation des Roms et des habitants de banlieue.

Questions de communication, 33 | 2018

25

AUTEURS

MAXIME CERVULLE

Centre d’études sur les médias, les technologies et l’internationalisation

Université Paris 8 Vincennes – Saint-Denis

F-93526

maxime.cervulle[at]univ-paris8.fr

VIRGINIE JULLIARD

Connaissance, organisation et systèmes techniques

Université de technologie de Compiègne

F-60203

virginie.julliard[at]utc.fr

Questions de communication, 33 | 2018

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« Vous voulez réagir ? ». L’étude descontroverses médiatiques au prismedes intensités affectives“Would You Like to React?”. Analyzing Media Controversies as Affective

Intensities

Nelly Quemener

1 Il est des « terrains minés » (Albera, 2001), des « milieux difficiles » (Boumaza,

Campana, 2007), qui ne se laissent pas si facilement constituer en objets de recherche

tant les tensions qui les traversent rendent délicates la production et la revendication

d’un regard distancié. Certaines controverses médiatiques en font partie. Objets

« saturés de luttes de signification » (ibid) et d’affects (Ahmed, 2004 : 11), elles se

caractérisent par une intensité dont témoignent, du point de vue quantitatif, le nombre

important d’interventions publiques, de productions médiatiques et de discussions en

ligne, ainsi que, d’un point de vue qualitatif, la dichotomisation des arguments et la

cristallisation des positions en deux parties adverses (Amossy, 2014 : 46). Par le terme

intensité, il s’agit d’insister sur la mécanique double des controverses qui implique,

d’une part, des phénomènes de concentration de l’attention publique sur un sujet de

débat, un enjeu spécifique, et, d’autre part, une dissémination des logiques

confrontationnelles dans une multitude d’espaces, que nous évoquerons à travers la

notion d’arènes publiques (Fraser, 1990). Cette mécanique de concentration/

dissémination s’accompagne de jeux de redéfinition permanents des termes du débat et

des oppositions, et participe, en même temps qu’elle en est le symptôme, des rapports

de pouvoir qui structurent les hiérarchies de la sphère publique. Le terme intensité

recouvre en outre le versant polémique des controverses qui se manifeste à la fois dans

les registres discursifs d’authentification émotionnelle et les performances verbales et

corporelles qui font montre d’une certaine « affection ». Si ces registres et

performances émotionnels soutiennent les prises de position dans le débat, ils sont

aussi le terrain de luttes à travers lesquelles se joue la « bonne » manière de réagir face

à ce qui est publiquement désigné comme un problème. Ces luttes portent donc sur les

Questions de communication, 33 | 2018

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modalités de formulation du ressenti et de la perception, c’est-à-dire des manières

d’être affecté (Amossy, 2008 : 11). Ainsi définie, l’intensité apparaît comme ce qui

expose toute personne qui évoque publiquement un sujet de controverse au risque

d’être à son tour saisie, voire « rattrapée », par ces logiques confrontationnelles et

l’injonction à prendre position. En effet, elle laisse peu de place pour l’émergence d’un

point de vue « non affecté », qui tenterait d’échapper au cadre souvent « binaire » de

l’appréhension du problème, toute évocation du sujet se trouvant happée dans et par la

dynamique affective et discursive de la controverse.

2 C’est à partir de ce risque que nous souhaitons mener une réflexion sur les enjeux

méthodologiques et épistémologiques de l’analyse des controverses. Nous proposons de

faire de cette intensité – que nous nommerons « intensité affective » en ce qu’elle

relève d’une force d’agencement des débats et d’une logique d’affection – le point

d’attention premier de l’analyse. Cette intensité est en outre ce qui préside à l’intérêt

que nous portons aux controverses relayées dans les médias : sur les sujets

controversés, on assiste à des emballements dont on peut supposer qu’ils excèdent la

« réalité » du phénomène auquel ils s’attachent tout en produisant des effets bien réels,

comme celui de faire des questions mises en débat un enjeu du pouvoir et un lieu à

investir. Autrement dit, les jeux d’intensification des controverses ont des effets

productifs en ce qu’ils participent à agencer le débat public et désignent les questions

« importantes », les enjeux « qui comptent », ainsi que les façons dont ces questions et

ces enjeux sont censés affecter. Saisir ces intensités affectives présente toutefois une

série d’obstacles méthodologiques. L’analyse de discours et de représentations

médiatiques se trouve confrontée à l’ampleur des corpus à disposition et à leur

caractère multiforme (des tribunes, reportages, entretiens, éditos dans la presse aux

commentaires pléthoriques sur YouTube en passant par les milliers de tweets), ainsi

qu’à la nature même des interventions publiques qui nourrissent les controverses dans

ces différents espaces. Car nombre de ces interventions consistent à « réagir » à ce qui

fait problème dans le cadre de la controverse, et, par ces réactions, à « performer »

certaines valeurs et l’appartenance à l’un ou l’autre camp. Dans l’article, il s’agira donc

de présenter le glissement que nous opérons depuis une analyse des discours et des

représentations vers la prise en compte des intensités affectives et de la dynamique de

réactions en chaîne qui caractérisent les controverses. Aussi nous attacherons-nous,

dans un premier temps, à présenter les apports d’une approche constructiviste qui

propose d’appréhender les controverses comme des lieux de conflictualité et de

cristallisation de tensions sociales. Cette approche ne permet pas, néanmoins, de

rendre pleinement compte du versant polémique, chargé d’affects et d’émotions, des

controverses médiatiques. Dans un deuxième temps, nous verrons dans quelle mesure

certains travaux sur les affects peuvent permettre de saisir les intensités qui

constituent les controverses médiatiques, ainsi que leur rôle dans la lutte pour

l’hégémonie et la configuration du pouvoir. L’approche par les affects ouvre la voie

pour saisir, non pas tant la dimension représentative, mais la dimension productive des

controverses. Afin de voir dans quelle mesure une telle approche peut être

opérationnelle, dans un troisième temps, nous nous concentrerons sur la notion de

« réaction », en tant qu’elle permet de penser à nouveaux frais les interventions

publiques qui nourrissent les controverses et d’articuler les intensités affectives et les

prises de position dans les rapports de pouvoir.

Questions de communication, 33 | 2018

28

La production discursive des idéologies dans lesmédias

3 Dans la perspective des cultural studies, une première approche possible des

controverses consiste à interroger la construction médiatique des idéologies. Parmi les

travaux du Centre de Birmingham, l’ouvrage Policing the Crisis (Hall et al., 1978)

s’intéresse au rôle des médias dans la production sociale de « paniques morales », en

s’appuyant sur l’étude des interventions publiques à la suite d’une série d’agressions en

Grande-Bretagne. Tiré des écrits de Stan Cohen (1972), le terme « panique morale »

insiste sur la vivacité des réactions collectives, qui apparaissent en excès au regard de

la stabilité relative du phénomène. Dans cet ouvrage, on trouve les bases de ce qui

constitue l’analyse des représentations et des discours médiatiques au sein des cultural

studies : la couverture dense et émotionnellement intense qui caractérise les « paniques

morales » est comprise, d’une part, comme le produit d’une cristallisation des anxiétés

et des tensions qui traversent le monde social et, d’autre part, comme un moment de

production idéologique, de constitution d’un « consensus autoritaire » et de

légitimation de l’intervention répressive de l’État à l’égard des classes les plus

démunies. Les travaux de Stuart Hall (2008b) mêlant les héritages structuraliste et

gramscien poursuivent cette réflexion en élaborant l’armature théorique de l’analyse

des « effets » de l’idéologie dans les médias. Dans le sillage des approches

structuralistes de Claude Lévi-Strauss ou de Noam Chomsky, Stuart Hall saisit le

fonctionnement de l’idéologie au niveau des modes de classification du monde. Les

discours médiatiques ont à ce titre des effets « réels » (ibid. : 155), puisqu’ils participent

à ce que des travaux plus récents évoquent sous les termes catégorisation à travers des

systèmes de représentation parfois réducteurs, et assignation à travers l’attribution d’un

rôle, d’une identité, d’une place, qui relèvent d’autant d’attentes sociales projetées sur

une personne en fonction de sa catégorie (Damian-Gaillard, Montañola, Olivesi, 2014 :

13). Mais pour Stuart Hall, comme pour d’autres figures majeures des media studies

(Hartley, 1982 ; Fiske, 1987), les discours médiatiques intéressent également en tant

qu’ils sont à la fois le terrain d’une lutte pour l’hégémonie et le moyen de produire du

consentement, via une série d’allants-de-soi, de « chaînes de signification », qui tendent

à légitimer certaines dominations et certains rapports d’autorité. L’idéologie réside

alors dans le fait que des chaînes s’imposent et constituent le sens dominant des

phénomènes sociaux, reléguant d’autres interprétations possibles dans les marges des

discours, jusqu’à les rendre impensables et inentendables. La signification est en cela

une « force sociale », qui affecte le sens que l’on donne aux choses et les prises de

position sur les sujets les plus controversés (Hall, 2008b : 145). À partir d’une telle

approche, il est possible d’envisager les controverses comme des lieux de lutte pour la

signification et de production de l’idéologie, que l’on peut saisir par des logiques

d’interprétation dominantes et des répertoires, des lexiques, des grammaires qui

s’élaborent dans les discours médiatiques et dans l’articulation d’autres univers de

signification (Grossberg, Hall, 1996).

4 Une autre dimension de l’approche de Stuart Hall semble particulièrement pertinente

pour l’analyse des controverses. Dans le sillage des travaux de Michel Foucault (1975)

qui envisagent le sujet comme l’effet des discours régulateurs et des dispositifs

disciplinaires, Stuart Hall, 1997b) se penche sur les régimes du dicible et du visible. Ces

régimes produisent le sujet à deux niveaux : ils élaborent les figures venant

Questions de communication, 33 | 2018

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personnifier des formes particulières du savoir à une époque donnée ; via des modes

d’adresse, ils dessinent la position du sujet-lecteur·rice ou sujet-spectateur·rice qu’il est

nécessaire d’occuper pour faire sens avec les discours médiatiques. Par cette position,

les discours et représentations médiatiques imposent un certain regard et une certaine

manière d’examiner un phénomène, un problème, une pratique. En plus de proposer

une interprétation de la réalité et une vision du monde (Hall, 1974 : 216), ils

apparaissent comme des appareils discursifs qui participent de la production de

connaissance sur les phénomènes et les groupes en même temps que de la constitution

du sujet du savoir/pouvoir (ibid. : 56). Quoiqu’insistant sur la nécessaire soumission aux

règles de l’appareil discursif, Stuart Hall évite l’écueil qui consisterait à ne voir dans les

représentations et discours médiatiques qu’une force d’assujettissement. Il défend au

contraire l’idée d’une « politique du regard » qui reste largement ouverte à des formes

de contestation. Dans l’œuvre de Stuart Hall, l’appropriation de l’approche discursive

ne vient nullement remettre en cause ou contredire celle par les luttes pour la

signification. Elle permet surtout d’insister sur la dimension productive des discours et

représentations médiatiques et de mesurer la force du dit et du non-dit, du visible et de

l’invisible. Il semble que l’attention portée à cette dimension discursive a des vertus

pour l’analyse des controverses. Si l’on peut, à la suite de Ruth Amossy (2010), explorer

la façon dont chaque camp dessine un ethos, c’est-à-dire une communauté de valeurs et

de moralité à travers des modes de présentation de soi et des prises de position dans le

discours, cet ethos, qui implique un certain mode d’adresse, n’est que la partie

émergente, dicible et visible, des discours régulateurs produisant le sujet. Pour saisir

les régimes de savoir et la production du sujet, il semble donc nécessaire de considérer

le regard que dessine l’ensemble des prises de positions dicibles et visibles et des modes

d’adresse dans la controverse, et d’interroger ce que ce regard et ces modes d’adresse

laissent de côté, c’est-à-dire le hors-champ, les angles morts des discours.

5 Si l’approche de Stuart Hall paraît intéressante, c’est aussi parce qu’elle permet, avec

cette double entrée – constructiviste et discursive –, de saisir les rapports de pouvoir à

l’œuvre dans les discours et représentations médiatiques. Le point de départ de Stuart

Hall est que la société – qu’il nomme formation sociale dans la lignée de Louis

Althusser – est racialisée, et nous ajouterons, dans une perspective intersectionnelle

(Crenshaw, 1994), qu’elle peut être genrée et classisée, c’est-à-dire structurée par des

rapports de pouvoir. Ainsi, chez Stuart Hall, si la formation sociale est complexe et le

produit de déterminations multiples, elle n’en reste pas moins une « structure à

dominante », c’est-à-dire qu’elle présente une configuration spécifique, des tendances

propres en fonction des époques, et que cette structure relève des rapports de

domination et de subordination (Hall, 1985). L’auteur défend l’idée selon laquelle, dans

les sociétés post-esclavagistes, la race est le mode de hiérarchisation et de structuration

du capitalisme, dont il pointe l’exploitation de la main d’œuvre noire (Hall, 1980)

comme l’un des fondements historiques. La race ne se résume donc pas à des discours

idéologiques ; elle est aussi une structure sociale qui émerge de l’interaction entre

histoire, économie, culture, politique, et organise les relations entre les groupes1. Si la

notion de structure à dominante invite à une approche par les continuités/

discontinuités historiques, elle suppose une traduction à l’échelle discursive, c’est-à-

dire dans les discours ou représentations qui soutiennent idéologiquement les

hiérarchies qui structurent les sociétés. Ces traces discursives des rapports de pouvoir

ne sauraient bien entendu embrasser complètement la dimension structurelle, de

même qu’elles ne sont pas elles-mêmes réductibles à cette dernière. En revanche, elles

Questions de communication, 33 | 2018

30

y participent, au sens où elles reproduisent et transforment la structure sociale

existante. À ce titre, Stuart Hall (1996a) explique que la race relève d’un mode

idéologique de classification du monde, qui quoique n’ayant rien de naturel, ni

biologique, joue un rôle important dans l’organisation des relations et devient le

support possible d’exclusions. Toutefois, on peut distinguer plusieurs modalités de

production de la différence raciale. Dans les écrits de Stuart Hall (1997a ; 1995) et de

Richard Dyer (2004), la différence raciale est le produit des frontières symboliques

établies entre les groupes par les discours et de la différence instaurée par les

oppositions des chaînes de signification (blanc/noir, nous/eux). Aussi Stuart Hall

montre-t-il que les noir·e·s, dans l’imagerie coloniale comme dans la presse britannique

des années 1990, sont inscrit·e·s dans un discours racialisant structuré de façon binaire

avec, d’un côté, un monde blanc civilisé et, de l’autre, un monde noir associé à la

sauvagerie et à l’impulsivité. Cette structuration binaire, qui s’apparente à la rupture

civilisationnelle entre l’Occident et l’Orient identifiée par Edward Said (1978), se

matérialise par le marquage excessif des personnes noires qui se voient ici réduites à

quelques traits naturalisés et n’incarnent plus que leur différence.

6 Une telle approche invite à porter une attention spécifique aux modes de

catégorisation dans les discours des journalistes et des acteur·rice·s des débats qui

constituent les controverses. Au-delà des procédés d’altérisation, elle propose de

donner sens au non-dit pour y déceler les rapports de pouvoir. À cet égard, le

stéréotype est indissociable d’une structure binaire enfermante, qui devient le lit de

tous les fantasmes (Hall, 1997a : 263). Ambivalent, il porte en lui la possibilité d’un

retournement du positif en négatif, de l’inoffensif en menace. Cette structure binaire

est le mécanisme discursif qui tend à faire de la race ou du genre l’implicite

déterminant toute action de la personne – c’est le cas par exemple de la figure de

l’homme noir infantilisé qui porte en elle la menace de l’hypersexualité et l’agressivité,

ou encore de celle de la femme séduisante qui se révèle vamp ou sorcière. On peut en

outre interroger les rapports de pouvoir à l’œuvre dans la production discursive d’un

« en-dehors » des champs du visible et du dicible. La théoricienne du genre Judith

Butler (1993) désigne l’invisibilité et l’absence d’adresse comme le mécanisme par

lequel certaines pratiques, certains corps, certaines individualités se voient renvoyés

du côté d’un territoire invivable et abject. Teresa de Lauretis (1987) voit, quant à elle,

dans le hors-champ des discours le lieu même de l’idéologie, en ce qu’il implique que

toute une série de pratiques et de savoirs alternatifs sur le genre sont de l’ordre de

l’irreprésentable. En ce sens, ce hors-champ désigne les espaces du « non-sujet », c’est-

à-dire des pratiques et des corps qui échappent à la reconnaissance par l’hégémonie

culturelle et ne font pas l’objet d’une interpellation. Pour l’ensemble de ces travaux, la

question reste la façon par laquelle ce hors-champ est investi. Chez Stuart Hall (1992), il

peut devenir le lieu d’élaboration de politiques de l’identité, qui oscillent entre

l’essentialisme stratégique et la complexification autour de multiples axes de

différenciation ; chez Teresa de Lauretis, il est celui des « résistances locales aux

hégémonies » et des pratiques d’autoreprésentations qui renouvellent les modalités

d’évocation du genre et les modes d’adresse. Si, chez ces deux auteur·e·s, ces luttes

définitionnelles donnent lieu à des déplacements et à une ré-articulation des modèles

hégémoniques, elles n’en restent pas moins prises dans les filets des idéologies : parler,

se rendre visible, se représenter, impliquent de se soumettre aux règles du régime

discursif et de devenir sujet selon les termes de l’impérialisme culturel (Spivak, 1988).

Questions de communication, 33 | 2018

31

Du discursif à l’affectif : intensités, émotions etréactions

7 Si les cultural studies ont privilégié une approche des idéologies et des rapports de

pouvoir au niveau discursif, elles se sont également confrontées aux freins et aux

impensés de cette appréhension textuelle de la culture (Cervulle, Quemener, 2015). À ce

titre, la vertu d’une approche constructiviste est qu’elle offre les outils pour rendre

compte des querelles de définition et des modes de classification du monde en même

temps qu’elle permet de désigner la production discursive du sujet et d’une conception

hégémonique du « nous ». Sa limite est qu’elle ne permet pas de saisir pleinement la

force idéologique du non-dit ni, comme le dirait Lawrence Grossberg (1992b : 47),

l’ensemble de ses effets. Cette limite s’observe spécifiquement dans le cadre d’une

analyse des controverses. En effet, les controverses se définissent certes par la

confrontation entre deux parties dans le cadre régulé de l’arène médiatique. Celle-ci

repose sur des modes de présentation de soi, l’échange d’arguments et des stratégies

pour convaincre qui se prêtent bien à une analyse par les discours et les

représentations (Burger, Amossy, 2011 : 19). Mais, au-delà de l’exercice de persuasion,

les controverses relèvent également d’un versant polémique (Rennes, 2016). Par ce

terme, il s’agit d’insister sur la charge émotionnelle dont les controverses sont

porteuses qui se traduit par une intensité, au sens d’une multitude d’interventions et de

marques d’affection (de l’indignation à la colère). L’intérêt de ce versant polémique est

que, selon nous, il participe aux prises de position dans les rapports de pouvoir et à la

production de l’idéologie, au même titre que les discours énoncés. La difficulté est

néanmoins que l’on ne saurait réduire ce versant à une simple expression d’émotions

ou à la mise en scène d’une indignation par exemple, saisissable au niveau discursif. Ce

versant se loge également dans l’urgence et la multiplicité des réactions, dans les effets

d’emballement et d’intensification autour d’une question. Pour notre part, nous

défendons l’idée selon laquelle cette intensité sous-tend l’avènement de la controverse :

elle en est la condition et un facteur d’organisation.

8 Une première façon de saisir ce versant « a-signifiant » (Grossberg, 1992b) des

controverses consiste à réfléchir aux intensités qui les constituent. Les approches par

les affects, qui se développent depuis une trentaine d’années au sein des cultural studies,

mettent l’accent sur les logiques d’agencement, les jeux d’intensification et les forces

de rencontre entre différents éléments de la formation sociale (Pailler, Vörös, 2017).

Étudiant les fans de musique populaire, Lawrence Grossberg (1992a, 1992b) parmi les

premiers à élaborer une théorie des affects, dans le sillage de Gilles Deleuze et Félix

Guattari, à partir d’une interrogation sur les logiques d’investissement intense dans

une pratique. Selon lui, la force des investissements relève du plaisir attendu et de la

sensation projetée sur une pratique, autrement dit du présage de l’intensité de la

rencontre avec la pratique. Elle a des effets puisqu’elle lie les gens à des pratiques et

constitue l’imaginaire et les horizons d’attentes sensibles des pratiques. Mais, pour

l’auteur, cette force n’est pas neutre ; au contraire, elle doit se comprendre dans son

articulation avec l’idéologie (Grossberg, 1992b : 54-55). Les intensités affectives

désignent en effet ce qui est significatif, les choses qui comptent, les lieux pertinents

pour construire des identités. Elles configurent en cela le champ de relations dans

lequel se logent les pratiques et constituent un mode de hiérarchisation et de

priorisation de certaines pratiques par rapport à d’autres (la musique qui prend le pas

Questions de communication, 33 | 2018

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sur la famille pour les fans de rock par exemple). Ces intensités sont par ailleurs le

terrain de luttes de pouvoir, chacun·e tentant d’imposer sa conception de ce qui compte

et de la façon dont on est censé être affecté une fois investi dans la pratique. L’intérêt

d’une telle approche pour l’analyse des controverses est qu’elle invite à porter une

attention non plus aux seules structures de sens qui émergent des prises de position

discursive, mais aussi à la distribution des investissements et des intensités affectives

qui les constituent et ce qu’elle dit des rapports de pouvoir. À l’échelle des grands

médias, cela peut par exemple conduire à identifier les points d’intensité, c’est-à-dire

les nœuds qui relient une certaine configuration du « problème » et une attention

journalistique et/ou publique particulièrement forte. À l’échelle de la sphère publique,

cela amène à interroger la distribution de ces intensités en fonction des différentes

arènes (presse, plateformes de vidéos en ligne, réseaux sociaux). Cette approche

déplace en outre la manière d’appréhender le fonctionnement de l’idéologie dans les

médias. N’ont de force d’interpellation idéologique que les structures de sens que les

gens investissent car elles sont chargées affectivement (Grossberg, 2010 : 328). Aussi

Lawrence Grossberg prend-il ses distances avec une conception de l’effet idéologique

des médias par le biais de l’interpellation, pour envisager les forces qui président à

l’agencement entre des discours, des pratiques et des gens.

9 Au-delà de la question de l’intensité, une seconde manière d’approcher la question des

affects consiste à réfléchir à la place des émotions dans les rapports de pouvoir. L’une

des approches les plus fameuses au sein des cultural studies est celle développée par Sara

Ahmed (2004) sur la circulation des émotions. Dans une perspective

phénoménologique, cette dernière propose d’interroger la façon par laquelle certaines

émotions « collent » (« stick ») à un objet et circulent au même titre que lui. Elle

appréhende les émotions à rebours des travaux qui tendent à les psychologiser et les

définir comme le produit d’une intériorité. Il n’est pas d’émotion qui soit pleinement le

propre d’une personne. Au contraire, toutes sont aussi le fruit d’une extériorité, elles

sont structurées socialement et participent de rapports de pouvoir. Les émotions sont

en cela le terreau d’une ambivalence constitutive entre l’individualité et le social :

incorporées, appropriées, « faites nôtres », elles donnent corps et forme aux objets

auxquels elles s’accrochent, les délimitent pour en faire des objets qui circulent, en

même temps qu’elles se façonnent et se transforment au gré de cette circulation.

L’auteure évoque par exemple les discours de menace face à l’arrivée d’immigrant·e·s et

de demandeur·se·s d’asile en Grande-Bretagne (ibid. : 42-61). La « menace » tend à faire

de ses dernier·e·s des figures repoussoirs et de possibles objets de haine et de dégoût.

Cette « haine » circule en même temps que les corps auxquels elle se colle,

reconduisant et légitimant les éventuelles réponses violentes. Mais la « menace » a un

autre effet : elle participe à délimiter, rendre appréhendable et saisissable la notion

même de nation. En d’autres termes, elle donne corps à la nation menacée et la désigne

comme un objet potentiel à investir, à défendre et protéger. L’approche proposée par

Sara Ahmed ajoute selon nous un deuxième niveau à l’analyse des affects. Il s’agit

d’explorer la façon dont les discours tendent à accrocher certaines émotions aux objets

et figures qui se dessinent dans les controverses et dont ces objets ainsi que les

émotions qui y sont associées circulent dans la sphère publique. Ces émotions peuvent

être saisies dans les mots choisis par les journalistes ou acteur·rice·s public·que·s pour

qualifier certains corps ou certaines pratiques et en faire des objets susceptibles de

susciter une relation de haine, d’amour, de peur, etc. C’est là que se joue un rapport de

force, puisque ces émotions, au-delà de la logique connotative, « orientent » la relation

Questions de communication, 33 | 2018

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à ces corps et ces pratiques lors de la rencontre. Mais, à la suite de Sara Ahmed, il

semble également possible d’envisager ces émotions comme le terrain d’une lutte. En

effet, l’auteur évoque les logiques d’intensification émotionnelle qui émerge dans la

tension entre les émotions associées à un objet et les sentiments effectivement

ressentis – ainsi que la relation de chacun·e à ces sentiments (ibid. : 11). On peut tout à

fait imaginer que les controverses soient un symptôme et la forme prise par cette

intensification au niveau de la sphère publique. Il est alors possible de voir dans quelle

mesure les objets d’émotion sont (re)dessinés au gré des querelles de définition au sein

d’une même arène publique ou dans la circulation d’une arène à une autre.

10 Comme on le voit, cette approche par les émotions nourrit une proximité avec l’analyse

de discours. Elle implique de porter attention aux émotions associées par le discours

aux figures et objets de la controverse, mais aussi à la mise en scène de la relation à ces

objets et figures. L’analyse de cette mise en scène semble offrir un dernier angle

possible pour saisir les dimensions affectives des controverses. Les travaux de Beverley

Skeggs (2009, 2010, 2018) proposent des outils intéressants pour penser le sens des

réactions et des prises de position publiques qui constituent les controverses. Ils

invitent à envisager les conséquences relationnelles de la publicité faite d’une relation

à un objet ou à une pratique et les enjeux de respectabilité afférents. À la suite de

l’auteure, on peut définir la respectabilité comme l’ensemble des valeurs, des attitudes,

des manières d’être et des relations au monde, affichées et performées pour se

constituer en « sujet de valeur ». Cette respectabilité est socialement située : elle est le

propre de groupes luttant pour leur reconnaissance à travers la promotion et la

constitution de systèmes de valeurs érigés en condition du « sujet respectable ».

Beverley Skeggs montre ainsi que les femmes de la classe populaire répondent aux

procédés de disqualification qui tendent à les renvoyer du côté de l’incapacité au

travail et de l’hypersexualité par la valorisation du care et de l’attention portée à autrui.

Dans leur analyse des réactions à la téléréalité, Beverly Skeggs et Helen Wood (2012)

élargissent toutefois cette appréhension de la respectabilité. Cette dernière se donne à

voir comme le produit de la projection que les acteur·rice·s d’une situation ou d’un

débat se font de ce qui est autorisé et valorisé dans leur groupe. Les manières de réagir

à la téléréalité dans le cadre des entretiens collectifs mis en place par les auteures sont

comprises comme le produit de la rencontre entre des affects – au sens de ressenti – et

la performance qui leur donne vie et sens. Ces réactions sont alors un mode de

codification des affects et une « performance de valeur » qui se réalise sur une scène de

contraintes normatives. Elles ont, de fait, une dimension largement relationnelle : elles

consistent à donner des gages de respectabilité via la mise en scène de la relation à un

objet ou à une pratique et une conception de soi et de son groupe. L’intérêt de cette

approche pour l’analyse des controverses réside dans le fait qu’elle invite à porter une

attention particulière aux formes hégémoniques de la sémiotisation des affects,

autrement dit à envisager les controverses médiatiques comme le produit des réactions

acceptées et acceptables pour des groupes socialement situés de l’expression d’un

ressenti, d’une relation à l’objet de controverse, en même temps qu’une performance

de valeur, au sens de Beverley Skeggs et Helen Wood (2012). On peut en outre imaginer

que ces normes de respectabilité soient l’objet de luttes, entre et dans les arènes

publiques, les réactions qui s’imposent comme les « bonnes » et la « bonne » relation à

un objet pouvant être contestées ou remises en cause par des régimes de respectabilité

alternatifs. Cette approche permet de situer plus précisément le type de conflictualité

dont les controverses sont le produit : cette conflictualité peut relever du décalage

Questions de communication, 33 | 2018

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entre les émotions que l’on accole à un objet et l’orientation effective à cet objet, ainsi

qu’entre les réactions autorisées et le ressenti.

Régimes affectifs et résistances dans lescontroverses

11 Au fondement de cette invitation à considérer l’intensité affective des controverses se

tient une difficulté méthodologique. Quand on s’intéresse à un terrain de controverse,

quel que soit l’angle choisi pour approcher le sujet (analyse de corpus de presse, des

débats sur les réseaux sociaux), on se trouve confronté à un matériau caractérisé par un

fort degré de réactivité, c’est-à-dire composé de réactions et de réactions aux réactions

à l’objet de controverse. Faire sens avec ces corpus implique donc la prise en charge de

la part « réactive » qui les constitue. Dans quelle mesure le fait de penser les

interventions publiques qui constituent les controverses comme des réactions et des

réactions à des réactions déplace-t-il l’analyse ? On pourrait évidemment considérer

que cette succession de réactions s’attache à des problèmes bien « réels ». En attestent

plusieurs exemples de controverses publiques : de la construction de l’aéroport de

Notre-Dame-des-Landes qui met à mal, selon ses détracteur·rice·s, l’écosystème d’une

région (Mabi, 2016), au mariage de personnes de même sexe, qui cristallise des

conceptions contradictoires de la famille et du genre (Cervulle, Pailler, 2012), en

passant par l’interdiction des spectacles du comédien Dieudonné à la suite de propos

antisémites, qui interpelle à la fois sur la liberté d’expression et sur la lutte contre

l’antisémitisme. Mais acter de la « réalité » du problème ne semble pas résoudre la

question de l’intensité affective qui accompagne toute évocation publique de l’objet de

controverse, et ne doit pas détourner l’attention de la façon par laquelle la controverse

se nourrit et se légitime. C’est donc la controverse comme processus social auto-

réalisateur, et non comme produit d’actes « réels », qui nous intéresse ici. Il ne s’agit

alors plus de chercher à identifier une « cause », c’est-à-dire un élément pré-discursif, à

la controverse, mais bien d’interroger les ressorts conjoncturels et contextuels et les

forces affectives qui président à la multiplication des prises de position publiques. Dans

la partie qui suit, nous discutons des conséquences pour l’analyse des controverses

d’une approche consistant à saisir les interventions des journalistes et des acteur·rice·s

publiques comme une série de réactions. Selon cette approche, les controverses se

caractérisent par une intensité affective qui pourrait être définie par un fort degré de

réactivité à un objet et aux réactions suscitées par cet objet. Chacune de ces réactions

se traduit par la mise en scène d’une relation à cet objet et d’une manière d’être affecté,

ainsi que par une prise de position dans le débat qui se donne le plus souvent à voir

comme le produit de cette affection.

12 La première conséquence de ce nouveau statut accordé aux interventions publiques qui

constituent une controverse est qu’il conduit à penser autrement ce que les études sur

les médias évoquent en termes d’évènement médiatique. Ce dernier se caractérise selon

Érik Neveu et Louis Quéré (1996) par une médiatisation de forte intensité : ce qui se voit

érigé au rang d’évènement est ce qui atteint une certaine amplitude journalistique, une

certaine surface médiatique. Si l’événementialisation peut se jauger d’un point de vue

quantitatif, elle fait aussi l’objet d’analyses qualitatives qui insistent sur les régimes de

visibilité spécifiques à chacun des pics de médiatisation et leur rôle dans la

configuration des arènes publiques (Dalibert, 2012, 2014). L’approche par les réactions

Questions de communication, 33 | 2018

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ne remet pas en cause la notion d’événement médiatique, mais propose d’explorer la

façon dont un phénomène, un sujet, une pratique, se donne à voir et s’impose comme

méritant attention, selon une logique performative. Ainsi la médiatisation intense et la

dissémination de la controverse dans plusieurs arènes publiques participent-elles à

désigner l’importance, et donc la valeur, des questions et enjeux qu’elle soulève. Parmi

les ressorts de cette performativité, on trouve les modalités de constitution de l’objet

même de la controverse, plus spécifiquement les procédés par lesquels l’objet se voit

associé à des « émotions », au sens de Sara Ahmed (2004), qui incitent à réagir et

légitiment les réactions qu’il suscite. Les émotions « collées » à l’objet de controverse

sont toutefois susceptibles de se transformer au gré des arènes dans lesquelles l’objet

circule, de sorte qu’elles dessinent une sorte de carte, elles proposent une configuration

à travers laquelle il est possible de saisir leur structuration. Les phénomènes

d’intensification et d’emballement des controverses relèvent en outre des modalités

d’interventions dans le débat public propres aux dispositifs médiatiques et/ou

numériques. Il s’agit alors d’explorer ces dispositifs comme des scènes de contraintes et

de possibilités sur lesquelles se déploient des performances qui mettent en scène des

manières d’être affecté et dessinent des relations à l’objet. Chacun de ces dispositifs

crée les conditions d’investissements spécifiques qui sont sensibles dans les liens

s’établissant entre les définitions du problème, les publics mobilisés, les types et degrés

de réactions. Par exemple, les plateformes participatives tel YouTube, les réseaux

sociaux tels Twitter ou Facebook, favorisent une dynamique interactive et « réactive »

et des pratiques de « micro-célébrités » (Marwick, boyd, 2010) de la part de publics

ordinaires, à travers des incitations à « liker », partager, commenter (Casilli, in : Vörös,

2017). Les grands médias participent quant à eux à circonscrire la controverse dans

certains espaces ou, au contraire, à la disséminer dans des espaces parfois inattendus

ou jusque-là protégés des polémiques. On peut noter à ce titre que, dans la lignée des

talk-shows et autres émissions de plateau marquées par le mélange des genres et le

« trouble dans l’énonciation » (Quemener, 2014), nombre de journaux d’information

incluent des séquences au sein desquelles des personnalités de tout bord sont invitées à

« réagir » ou sont interpellées sur des sujets d’actualité. Entre ces arènes et au sein de

chacune d’elles, se joue une conception différenciée de la surface de la controverse et

des groupes, des milieux et des domaines qu’elle est censée concerner et affecter. Un

rapport de force se dessine alors dans la distribution des investissements affectifs et

des réactions, ainsi que dans les formes d’interpellation dont certaines personnalités et

certains publics font l’objet, dans les différentes arènes publiques.

13 L’analyse par les réactions invite aussi à revisiter la notion de régimes de valeurs à

l’œuvre dans les phénomènes de médiatisation pour considérer les enjeux de

respectabilité. La sociologie du journalisme insiste sur les logiques normatives et

d’allocation de la valeur à l’œuvre dans la sélection de l’information : sont investis

d’une attention journalistique les faits, événements ou pratiques qui sont jugés,

collectivement, pouvoir intéresser le public, par leur dimension consensuelle ou

transgressive (Molotch, Lester, 1974). Ces travaux permettent d’interroger la façon

dont les routines journalistiques et les normes collectives président à la multiplication

des articles et des prises de position sur un sujet donné. Mais il est également possible

de voir dans la mobilisation d’une rédaction et d’un nombre important de journalistes

et d’éditorialistes le fruit d’une urgence pour ne pas se retrouver hors de la controverse

et à montrer une « sensibilité » sur un sujet collectivement désigné comme

problématique. Cette remarque peut valoir pour d’autres formes d’interventions

Questions de communication, 33 | 2018

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publiques, lorsque des universitaires, des intellectue·le·s ou des personnalités du monde

politique ou associatif prennent d’eux·elles-mêmes l’initiative de s’exprimer et de

prendre position à travers des tribunes par exemple. Ne pas réagir, ne pas condamner

ce qui transgresse les normes ou ne pas célébrer ce qui mobilise des valeurs jugées

consensuelles auprès du public, c’est, pour une rédaction ou certaines personnalités

publiques, prendre le risque de se voir accusés d’irresponsabilité ou d’incompétence. Le

simple fait de réagir devient alors une façon de mettre en scène une relation privilégiée

à un objet et, par elle, une conception de soi et de son groupe. La réaction, en tant que

performance et prise de position, est en outre le moyen de produire une marque

d’« affection » qui n’est autre qu’une forme acceptable, dans le cadre régulé dont

relèvent les arènes publiques et la communauté d’identification, de la sémiotisation des

affects. Elle a un sens relationnel : il s’agit d’afficher les valeurs supposément partagées

par son groupe et de donner des gages de sa propre respectabilité. Aussi l’analyse des

réactions journalistiques et publiques informe-t-elle sur les régimes de respectabilité et

les conceptions de soi à l’œuvre dans différentes arènes et les attendus du « sujet

respectable » en fonction des groupes et des milieux. Elle conduit à mettre au jour les

logiques d’affirmation de valeurs, de conceptions de soi, qui relèvent d’une projection

des attendus, au sens d’identité, de rôle, de manières d’être, d’agir et d’entrer en

relation, de son groupe d’appartenance ou de sa profession. Il s’agit alors de saisir la

distribution de la parole comme autant de traces des réactions acceptables dans

l’univers de contraintes spécifique à chaque arène publique et au groupe

d’identification depuis lequel chacun·e s’exprime.

14 L’analyse par les réactions mène par ailleurs à penser à nouveaux frais la question des

rapports de pouvoir et la manière de les appréhender. Avec Stuart Hall (1980), nous

avons vu que le genre, la race et la classe opéraient à deux niveaux : le premier,

structurel, est sans doute le plus difficile à saisir car il invite à une mise en perspective

sociohistorique et macrosociologique ; le second, discursif, nécessite de rendre compte

des dits et des non-dits des discours et de la production discursive de la différence.

L’approche par les intensités médiatiques déplace l’attention des luttes de définition

vers leur distribution et l’organisation de la conflictualité dans la sphère publique. En

effet, si les intensités médiatiques envisagées comme moment de forte réactivité

cristallisent des tensions sociales sensibles dans les luttes définitionnelles qui les

constituent, elles tendent également à désigner ces luttes comme à investir, c’est-à-dire

comme des combats d’importance. Elles dessinent ainsi une échelle de valeurs des

luttes et une configuration de la conflictualité, certains sujets, certaines luttes,

certaines confrontations s’imposant au détriment d’autres. Il est alors possible de tirer

les conséquences de ce que Lawrence Grossberg (1992b) propose plus haut : l’intensité

affective de la controverse a des effets idéologiques en ce qu’elle désigne les enjeux, les

questions et les objets qui méritent une réaction, les conflits dans lesquels il est

nécessaire de s’investir et de prendre position. Elle désigne de surcroît les domaines

privilégiés de constitution de l’identité, si l’on considère, comme le suggère Stuart Hall

(1996b), que l’identité émerge et permet des prises de position dans les rapports de

pouvoir. À ce titre, l’intensité qui caractérise les controverses, au-delà de faire émerger

des « problèmes publics » (Cefaï, 1996), laisse peu de place à l’indifférence ou à la

« neutralité ». Elle opère telle une injonction à la réaction, une force désignant l’objet

de la controverse comme un enjeu par rapport auquel il est nécessaire de prendre

position dès lors qu’il est évoqué publiquement. L’idéologie se loge dans l’imposition

d’un régime affectif et dans l’horizon de réactivité que la controverse dessine, de sorte

Questions de communication, 33 | 2018

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que, à partir du moment où le sujet est abordé, l’absence de réaction ou d’avis ne peut

être saisie autrement que comme une réaction opérant en faveur de l’un ou l’autre

camp. Il n’existe pas d’en-dehors possible à ce régime affectif qui entraîne dans son

sillage toute intervention en l’érigeant en réaction et prise de position, et l’investit d’un

pouvoir à la hauteur de l’importance de la lutte qu’elle participe à désigner et

construire. Ce régime affectif opère ainsi telle une force de dichotomisation du débat,

dans le sens où il évince la possibilité d’une réaction neutre, désengagée ou désaffectée,

et où la valeur et l’importance projetées sur les questions abordées incitent à des prises

de positions fermes. Si l’on reprend le modèle des deux niveaux, structurel et discursif,

l’analyse des régimes affectifs conduit à envisager, d’une part, la façon dont les

rapports de pouvoir (de genre, de race, de classe) opèrent telle une forme de

hiérarchisation et distribution des débats, des « problèmes » et des sujets à investir et,

d’autre part, la manière sont ils signifient, implicitement ou explicitement, la

conflictualité et les prises de positions qui constituent la controverse.

15 Il paraît néanmoins important de ne pas réduire les rapports de pouvoir qui se jouent

dans les controverses à l’imposition d’un régime affectif. Au contraire, il peut être

pertinent de considérer les résistances dont font l’objet ces régimes affectifs qui

opèrent à l’intérieur des arènes publiques et entre ces arènes publiques et les

dispositifs médiatiques afférents (Dalibert, Lamy, Quemener, 2016). Penser les

résistances implique de se confronter à une question que Stuart Hall (1982) semble

avoir laissé en suspens dans ses travaux sur les représentations et discours

médiatiques : chez cet auteur, l’idéologie est le fruit d’une lutte pour l’hégémonie dont

découlent une « lecture préférentielle » ou « unité », et une relégation du côté de

l’impensable d’un certain nombre d’interprétations possibles des évènements. Si

l’idéologie est nécessairement instable, car toujours travaillée par cette conflictualité,

peu est dit du passage entre conflictualité et unité, voire de ce qu’il reste de cette

conflictualité dans l’unité qui s’impose malgré tout, sinon qu’il s’agit d’une « unité dans

la différence » et « d’une différence dans l’unité » (Hall, 1985). Combinée à un

questionnement sur la conflictualité à l’intérieur et entre les arènes publiques,

l’approche par les intensités affectives semble pouvoir combler certains creux de cette

conception de l’idéologie chez Stuart Hall. Elle invite en effet à identifier les forces qui

organisent la conflictualité à l’intérieur et entre les arènes publiques et à rendre

compte des processus de territorialisation et déterritorialisation (Grossberg, 1991).

Dans le cas des controverses, il s’agit de voir dans quelle mesure l’attention excessive à

un phénomène, un objet, ou une pratique, détourne d’autres phénomènes et pratiques

et d’autres luttes, et la façon par laquelle cette attention se localise, se dissémine,

s’agence et se ré-agence au gré et au sein des différentes arènes publiques. À une autre

échelle, on peut aussi interroger la façon par laquelle l’intensité médiatique de certains

débats tend à valoriser certaines réactions qui sont autant de prises de positions, par le

seul fait de leur accorder une publicité. On peut émettre l’hypothèse selon laquelle les

possibilités de résistance résident dans la production d’espaces et de régimes de

respectabilité alternatifs : dans le refus, par exemple, de se constituer en public de

l’objet débattu et/ou de la controverse (Cervulle, 2017) ; dans la valorisation de

positions qui tenteraient d’échapper aux formes d’affection imposées par la

controverse. Il en résulte qu’on ne saurait se contenter d’étudier les rapports de

pouvoir à l’échelle des régimes du dicible et de l’indicible, du visible et de l’invisible,

mais qu’il parait nécessaire, dans le cas des controverses, de prendre en compte les

régimes de respectabilité et leurs effets sur les formes de subjectivation politique.

Questions de communication, 33 | 2018

38

Autrement dit, il est tout à fait possible de saisir les rapports de pouvoir par la palette

de réactions possibles en fonction d’arènes et de dispositifs qui opèrent telles des

scènes de contraintes. Ces réactions légitiment certaines manières d’être affecté·e et

certaines relations nouées à l’objet, et dessinent des communautés « réactives ».

Conclusion

16 Nous avons exposé l’ébauche d’une méthode pour la prise en compte des dimensions

affectives des controverses. On pourrait résumer comme suit les principaux points de

notre proposition :

l’intensité affective d’une controverse se traduit par la multiplication d’interventions

publiques qui sont autant de « réactions » et de « réactions aux réactions » à un objet ;

l’intensité affective d’une controverse est performative : elle relève de l’investissement dans

un objet, un domaine ou une pratique, chargé émotionnellement, et produit la réalité qu’elle

dessine – ce qui est désigné comme important et digne d’être investi le devient vraiment.

Elle participe en ce sens d’une désignation de ce qui compte et d’une hiérarchisation des

domaines d’attention, des pratiques et des luttes à investir ;

l’intensité affective d’une controverse revêt une force injonctive : elle produit l’imminence

et la valeur des réactions qui la constituent de sorte qu’il n’est pas possible de « ne pas

réagir » puisque toute absence de réaction est signifiée comme une réaction et une prise de

position ;

l’intensité affective est la force de dichotomisation de la controverse : elle se constitue

autour d’objets qui sont associés à des émotions positives ou négatives. Ces émotions sont

toutefois en permanence sujettes à des tensions, des dissonances et des rapports de force qui

redéfinissent la relation à l’objet,

l’intensité affective d’une controverse participe des processus de subjectivation en tant

qu’elle est le lieu de production de « sujets de respectabilité » : en désignant sa propre

importance, elle dessine un espace de prises de positions et de réactions qui sont autant de

performances, de mises en scène de la relation à l’objet controversé permettant de donner

des gages d’un partage de valeurs et d’appartenance à un groupe.

17 Pour autant, on ne saurait conclure sans revenir à ce qui constitue notre point de

départ. Si ces dimensions affectives semblent dignes d’attention, c’est aussi qu’elles

menacent tout·e chercheur·e s’intéressant à un sujet de controverse. L’injonction à la

réaction, et à travers ces réactions, à la prise de position, circule de sorte que le·a

chercheur·e· peut se trouver à son tour enjoint·e à prendre position et à expliciter sa

relation à l’objet de controverse – cette prise de position et explicitation devenant la

condition de l’analyse. La difficulté posée par cette injonction semble particulièrement

heuristique. Il paraît en effet difficile de répondre positivement en prenant position ou

en marquant une attraction ou un dégoût pour l’objet de controverse. Cela reviendrait

à prendre part aux régimes discursifs et affectifs que la recherche se charge justement

de déconstruire. À cette injonction, il paraît en revanche possible d’opposer une

démarche qui ne s’attache pas tant à l’objet de la controverse qu’elle ne fait de la

controverse l’objet de la recherche. Il semble en outre nécessaire de mettre en place les

conditions d’un travail réflexif. On peut pour cela s’appuyer sur la proposition de

Susanna Paasonen (2007) qui reprend à son compte les termes d’Eve K. Sedgwick (1990).

Celle-ci consiste à opérer un glissement permanent entre une lecture paranoïaque qui

cherche dans toute chose les rapports de pouvoir à l’œuvre et une lecture réparatrice

qui invite à penser les effets productifs (en termes de connaissance et d’affects) de

1.

2.

3.

4.

5.

Questions de communication, 33 | 2018

39

l’interaction avec l’objet. Penser le travail de recherche comme le produit de ce

glissement semble garantir une « amplification de la réflexivité » (ibid. : 64)

indispensable à l’analyse des controverses.

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NOTES

1. Pour plus de développement sur la notion de « structure à dominante », voir K. Lindner (2012)

et N. Quemener (à paraître).

RÉSUMÉS

Partant d’une difficulté théorique et méthodologique, l’article propose l’ébauche d’une méthode

qui consiste à prendre en compte les dimensions affectives des controverses médiatiques. Si une

approche constructiviste élaborée à partir des écrits des cultural studies invite à saisir les

controverses comme des lieux de conflictualité et de cristallisation de tensions sociales, elle ne

permet pas de rendre pleinement compte du versant polémique, chargé d’affect et d’émotions,

des controverses médiatiques. Aussi l’article se tourne-t-il vers les travaux sur les affects en tant

qu’ils offrent les outils pour penser les intensités affectives qui constituent les controverses

médiatiques, ainsi que leur rôle dans le fonctionnement de l’idéologie et la configuration du

pouvoir. Il s’attache enfin à montrer dans quelle mesure la notion de « réaction », utilisée pour

qualifier et appréhender les interventions publiques dans une controverse, permet d’articuler les

intensités affectives et les prises de position dans les rapports de pouvoir.

Starting with a methodological and theoretical difficulty, this article aims at elaborating a

method that considers the affective dimensions of media controversies. If a constructivist

approach, based on Cultural Studies, offers tools to seize controversies as sites of conflicts and

social tensions, it does not embrace the polemic side of media controversies, charged with affects

and emotions. This article thus turns to recent contributions to affect theory to consider the

intensities that constitute media controversies as well as their role in the ideological work and

configuration of power. At last, it draws a method that considers public interventions as

« reactions »; and shows how such a frame opens the pathway to an articulation of affective

intensities and positions in power relations.

Questions de communication, 33 | 2018

43

INDEX

Keywords : controversy, affects, public sphere, medias, reactions

Mots-clés : controverse, affects, sphère publique, médias, réactions

AUTEUR

NELLY QUEMENER

Institut de recherche médias, cultures, communication et numérique

Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3

F-75005

nellyquemener[at]gmail.com

Questions de communication, 33 | 2018

44

La redéfinition des frontières del’espace public à l’aune descontroverses sur le voile :émergence d’une ségrégation« respectable » ?Redefining the Boundaries of Public Space due to the Controversies over Islamic

Scarf: The Rise of a “Respectable” Segregation?

Fatima Khemilat

1 « Ce sont des processus de négociation et des conflits entre des acteurs et leurs intérêts

qui définissent l’espace public, lequel n’existe pas en tant que tel mais dans sa relation à

la sphère privée ». Cette définition de l’espace public par Jean-François Bayart (2012 :

35) met l’accent sur plusieurs de ses éléments constitutifs. D’abord, sa perméabilité et

sa dimension processuelle (Fraser, 2003). En proie à de continuelles redéfinitions des

territoires comme des valeurs qui le sous-tendent, l’espace public est le fruit de

rivalités entre acteurs aux intérêts divergents voire. Dès lors, il ne saurait se

comprendre sans les acteurs et actrices qui s’y meuvent et en font l’arène et l’enjeu de

leur jeu de concurrences (Cefaï, 2016). Loin d’être la seule arène existante, le qualificatif

contenu dans le syntagme espace public rappelle qu’il faut placer celui-ci face à son

pendant, l’espace privé, dans un jeu de miroir inversé.

La sphère publique : un espace de débats conflictuels

2 Dans un premier temps, l’espace public a une dimension que l’on pourrait dire

immatérielle ou philosophique. Il se comprend alors comme le faisceau de débats, de

discussions et d’échanges entre citoyens « rationnels et raisonnés » (Rawls, 2001) dont

l’existence garantit la libre formation, la diffusion d’idées et d’opinions voire, permet

l’érection de « L »’opinion publique (Habermas, 1962). C’est l’assurance que les citoyens

Questions de communication, 33 | 2018

45

puissent débattre de manière indépendante et autonome de sujets impliquant

l’ensemble de la société. C’est la notion même de débats publics qui prend sens et, avec

elle, une théorie de la démocratie (Habermas, 1992). La particularité de l’espace public

comme noumène – réalité non sensible – réside donc, en théorie, dans son

affranchissement vis-à-vis des normes surplombantes – telle une appartenance sociale,

politique ou religieuse – venant circonscrire la réflexion rationnelle et individuelle. Dès

lors, le citoyen privilégie son appartenance citoyenne et nationale à toute autre

filiation qui pourrait, au nom du dogmatisme, l’enfermer dans des carcans cognitifs et

intellectuels. De sorte qu’il s’agit d’« une conception substantiellement riche de valeurs

positives comme celles de la suprématie de l’autonomie sur l’allégeance, de l’individu

sur la collectivité, de la raison sur la foi ou le désir » (Baudouin, Portier, 2001 : 37). Ainsi

rendu à son libre arbitre, l’individu peut désormais choisir librement ses options

spirituelles parmi un vaste marché religieux concurrentiel rendu possible grâce au

pluralisme et à l’individualisme (Hervieu-Léger, 2010). Les conditions de publicité

(comprise comme expression publique) et de médiatisation, peu en important le

moyen, en sont les clés de voûte (Habermas, 1962 ; Benrahhal Serghini, Matuszak,

2009).

3 Néanmoins, la « conception d’un espace public consensuel, basé sur le principe d’une

entente rationnelle entre les citoyens, et d’un espace public régulé par l’État » (Göle,

2013 : 166), et sur une fructueuse délibération, tend à passer sous silence les rapports de

pouvoir sous-jacents en uniformisant artificiellement cet espace. C’est précisément là

l’un des apports majeurs de la définition de Jean-François Bayart : briser l’apparente

pacification de l’espace public. En ce sens, les controverses qui le traversent, peuvent

être appréhendées comme de précieux outils permettant de donner à voir les rapports

de force à l’œuvre dans cette arène. De cette façon, « les controverses, en tant qu’elles

ouvrent des séquences de délibération publique mobilisant une multitude d’acteurs

différemment positionnés dans la formation sociale, constituent un objet privilégié

pour saisir le caractère normatif d’un espace public où les rôles sociaux se redistribuent

sous contrainte » (Cervulle, Julliard, 2018). En ce qu’elles rendent visibles les normes

dominantes, les controverses obligent les acteurs qui les promeuvent et ceux qui les

subissent et/ou y résistent à sortir des coulisses et, dès lors, constituent un moment

propice pour l’étude des inégalités d’accès à la scène publique.

4 Tous les agents sociaux ne jouissent pas des mêmes accès à l’espace public dans sa

dimension immatérielle – la sphère médiatique et politique – et matérielle ou

phénoménologique – sa forme territoriale. Entre autres éléments, le genre joue comme

un opérateur discriminant majeur dans la distribution asymétrique des rôles et des

voies d’accès à l’espace public (Lieber, 2008). Le concept de genre s’assimile à une grille

d’analyse du monde, heuristique et « exploratoire qui aborde la différenciation de sexe

comme une construction sociale hiérarchisée » (Rochefort, Sanna, 2013 : 13). En outre,

c’est à l’occasion de controverses publiques et politiques que les résistances autour de

ce concept (Béraud, 2011) ont été rendues particulièrement visibles. En France entre

2011 et 2013, les différentes mobilisations autour de la « théorie du genre » et du

« mariage pour tous » ont joué le rôle de catalyseur des rapports de force à l’œuvre sur

la scène publique tout comme elles ont ouvert de véritables « policy window », connu en

français sous le terme « fenêtres d’opportunité »1 (Kingdon, 1984) permettant à certains

acteurs, en l’occurrence les autorités religieuses, de tenter de les renégocier. Ainsi les

controverses doivent-elles être comprises comme des « “moments effervescents” au

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46

sens de Durkheim ou, si l’on préfère, comme des occasions pour les acteurs sociaux de

remettre en question certains rapports de force et certaines croyances jusqu’alors

institués, de redistribuer entre eux “grandeurs” et positions de pouvoir, et d’inventer

de nouveaux dispositifs organisationnels et techniques appelés à contraindre

différemment leurs futures relations » (Lemieux, 2007 : 192).

5 En l’occurrence, les nombreux débats publics autour du genre constituent une occasion

paradoxale donnée aux autorités religieuses de sortir de l’espace privé (Rochefort,

Sanna, 2013) où la laïcité les avait cantonnées (Baudouin, Portier, 2001 ; Baubérot,

Milot, 2011 ; Baubérot, 2014). En effet,

« les politiques sexuelles apparaissent certes menaçantes pour les religions, maisles débats qu’elles suscitent sont une occasion, pour elles de sortir de l’espace“privé” où la sécularisation les a confinées. C’est dans cet exercice de publicisation(c’est-à-dire sortie dans l’espace public) et de confrontation discursive que lesreligions se réactualisent, s’adaptent, se repositionnent parfois diminuent ou aucontraire raffermissent leur influence » (Rochefort, Sanna, 2013 : 234).

6 Si, dans ce cas, ce sont les controverses sur le genre qui ont permis au religieux

d’investir l’espace public, il arrive également que ce soit celles sur la présence du

religieux dans l’espace public qui ravivent les débats sur l’égalité/inégalité des genres.

C’est le cas de la pléthore de controverses qui a vu le jour autour de la présence de

femmes portant un foulard dans l’espace public. Dès lors, c’est comme si le triptyque

genre, religion et espace public remettait fréquemment en cause la distribution des

« titres à parler » (Bourdieu, 1983) dans la sphère publique et des « droits à la

visibilité » sur la scène publique.

La sphère et la scène publique : les deux acceptionsde l’espace public

7 Selon Louis Quéré (1992 : 76-77),

« la notion d’espace public comporte deux idées essentielles : celle d’une sphèrepublique de libre expression, de communication et de discussion, cette sphèreconstituant une instance médiatrice entre la société civile et l’État, entre lescitoyens et le pouvoir politico-administratif ; celle d’une scène publique, c’est-à-dire d’une scène d’apparition, où accèdent à la visibilité publique aussi bien desacteurs et des actions que des événements et des problèmes sociaux » .

8 Ce cadrage théorique avec, au centre, la « visibilité » permet de lier les deux

dimensions matérielle (territoire) et immatérielle (espace de dialogue) de l’espace

public. Dans cette perspective, les domaines publics et politiques sont faits

d’apparences, c’est-à-dire de parole et d’action, ce qui rend la question de la visibilité

centrale (Arêas, 2015 : 42). Pour les acteurs sociaux, la capacité à se rendre visibles et

audibles dans les différents domaines que recoupe l’espace public est donc cruciale. Ce

sont les controverses médiatiques autour de la performance d’un acteur ou d’un groupe

d’acteurs sur la scène publique qui permettent la conversion de cette visibilité sociale

dans la sphère publique au cours de sa phase de « problématisation » médiatique et

politique (Neveu, 1999, 2015 ; Sheppard, 2010). Or, la visibilité qui, par excellence,

déclenche des controverses dans l’espace public français est, comme il l’a été

mentionné, celle des femmes arborant des signes extérieurs d’appartenance à la

religion musulmane (Göle, 2013 ; Amiraux, Fournier, 2013). Des dispositifs

réglementaires comme législatifs sont venus à la fois réduire leur droit à la visibilité

Questions de communication, 33 | 2018

47

sociale au sein de l’espace public matériel (comme territoire, la scène publique) et –

paradoxalement – les exposer à une hypervisibilité dans la sphère médiatique (comme

lieu de débat, la sphère publique) sans que celle-ci ne soit assortie du droit à prendre la

parole en leur nom (Deltombe, 2005 ; Chouder, Latrèche, Tévanian, 2008).

9 Plus spécifiquement, depuis 19892, la visibilité du fait religieux musulman dans l’espace

public est périodiquement au cœur des controverses. Ces dernières ont porté tour à

tour sur certains types de vêtements (voile, niqab, djellaba), sur des « techniques de

corps »3 spécifiques (port de la barbe, refus de serrer la main au sexe opposé, pratique

du jeûne, de la chasteté, port de sous-vêtements sous les douches des vestiaires de

complexes sportifs, repas dans les cantines scolaires, circoncision, pratique de la prière,

etc.), ou bien encore sur des offres cultuelles visibles dans ou depuis l’espace urbain

(mosquées, minarets, librairies). Bien que les sujets défrayant la chronique soient si

nombreux qu’ils semblent inépuisables, lorsqu’il s’agit de pratiques religieuses

musulmanes dans l’espace public, ces dernières ne trouvent pas toutes le même écho

politique et/ou médiatique. Ce sont principalement les débats concernant la frange

féminine des musulmans qui sont l’objet de controverses à travers la récurrente

« question du voile » : dans la mode, les entreprises privées, à l’Université, au sein de

l’École publique, à l’Assemblée nationale4, au cours de sorties scolaires5 ou bien dans les

métiers de la petite enfance6.

10 Cette mise sur agenda7 (Garraud, 1990) répétée du voile construit en « problème

public » (Hassenteufel, 2010 ; Cefaï, 1996) s’est traduite par une judiciarisation

(Galembert, 2007, 2008, 2014 ; Galembert, Mathias, 2014) et une politisation de la

question (Lorcerie, 2005 ; Koussens, Roy, 2014) débouchant, en 2004, sur l’adoption de la

première loi d’interdiction de signes religieux : la loi de 2004 concernant les élèves

d’écoles publiques (voir aussi la circulaire du 18 mai 2004 relative à sa mise en œuvre).

Par « problème public », nous nous référons ici au processus de « conversion d’un fait

social en objet de préoccupation et de débat, éventuellement d’action publique »

(Neveu, 2015 : 7). Le postulat étant qu’il n’existe aucun « problème social » par nature,

mais qu’ils ont fait ou font tous l’objet d’une construction sociale qui débouchera, ou

non, sur un relais médiatique et, enfin, sur une prise en charge politique (Hassenteufel,

2010 ; Cefaï, 2016).

11 Notre analyse se concentrera exclusivement sur les controverses ayant fait l’objet d’une

politisation aboutie, c’est-à-dire celles qui ont donné lieu à l’adoption de politiques

publiques8 à l’échelle locale (arrêtés) ou nationale (lois/décrets) visant à limiter la

visibilité des femmes arborant un signe extérieur de religiosité dans l’espace public9 : le

voile ou ses dérivatifs. De ce fait, le propos se concentrera sur l’étude des politiques

publiques visant le « voile » sur le territoire métropolitain (bien que très intéressantes,

les controverses autour du voile en Algérie colonisée sont exclues du propos) de 2004

(date de la première loi du genre) à l’été 2016 (date de la prise des arrêtés visant le

« burkini »). Quatre politiques publiques majeures se dégagent alors sur la période :

la loi du 15 mars 2004 qui vise à appliquer le principe de neutralité aux élèves dans les

établissements d’enseignement public ;

la loi du 11 octobre 2010 relative à l’interdiction de dissimuler son visage ;

la restriction de la liberté religieuse en entreprise, notamment avec la loi du 8 août 2016 ;

l’adoption d’arrêtés municipaux autour du « burkini » (voir note 12) en août 2016.

12 L’analyse des politiques publiques est un vaste exercice qui recoupe à la fois l’analyse

de la politisation du problème (des acteurs en présence à leur mobilisation en passant

Questions de communication, 33 | 2018

48

par le cadrage et la médiatisation du problème) et celle de la mise en œuvre de la

solution proposée (de l’étude des ressortissants de la politique publique, au choix des

dispositifs). C’est pourquoi, on bornera notre recherche à l’étude de la phase de

« problématisation », entendue comme le moment où sont définis les termes du

problème et sa solution. Plus précisément, il s’agira d’étudier les concepts que l’on

retrouve systématiquement dans les textes ou discours directement relatifs à

l’adoption des quatre politiques publiques identifiées plus haut. En effet, il existe une

véritable intertextualité (Bayart, 1985) des controverses autour du « voile », c’est-à-dire

des récurrences observables dans l’emploi de tel ou tel champ lexical qui participeront

à la façon dont sera pensé et traité l’objet de la controverse (à propos du cadrage

cognitif des problèmes : Hassenteufel, 2010 ; Muller, 2000). Dès lors, le propos se veut

avant tout le fruit d’une réflexion autour de la sociologie du droit puisque, à notre sens,

il est l’une des interfaces privilégiées de la gestion de la visibilité féminine du fait

religieux musulman dans l’espace public. Cette recherche étant encore en cours, elle se

propose aussi de livrer des questionnements, des liens et des pistes interprétatives des

notions employées durant ces controverses telles la laïcité, la neutralité, la dignité/

égalité et les valeurs fondamentales de la République. Cela n’est rendu possible que si

l’on conçoit le secteur juridique, bien que relativement autonome, comme perméable

aux controverses publiques, médiatiques et politiques qui le traversent et qui

participent à brouiller les frontières entre les secteurs qui se sont saisis de la

controverse au même moment. En ce sens, bien que le secteur juridique constitue une

scène publique à part entière, celle-ci doit se comprendre comme l’un des éléments

prenant place dans une arène publique qui la subsume. Dès lors, l’arène publique qui se

forme à l’occasion des controverses autour du voile se comprend comme une

configuration temporaire à laquelle on ne peut « assigner des frontières déjà instituées.

Elle se déploie en prenant ses appuis et en lançant des passerelles entre différentes

scènes publiques – elle fait jouer, l’une entre l’autre, publicités médiatique, judiciaire,

scientifique, politique… Elle ouvre transversalement des mondes sociaux et

institutionnels les uns aux autres » (Cefaï, 2016 : 38).

13 En d’autres termes, une controverse est une histoire que l’on construit et raconte sur le

phénomène social que l’on considère comme problématique et que l’on cherche à

monter en généralité, à diffuser très largement au-delà de son univers social. Nous

verrons de quelle manière le cadrage linguistique employé a impacté la perception du

phénomène social (port du voile dans l’espace public), sa construction en problème

public (occupation religieuse du territoire et aliénation des femmes) et a prédéterminé

les réponses politiques envisagées (l’adoption de dispositifs limitant le port du voile

dans l’espace public). En effet, les débats dans la sphère publique sur les femmes

musulmanes ont engendré une redéfinition en même temps qu’une nouvelle

délimitation de la scène publique. C’est pourquoi, la territorialité de l’espace public

constitue un postulat fort de cette recherche, avec un jeu de balancier entre espace

public/espace privé et espace profane/espace sacré traçant en filigrane la division

genrée du domaine public.

Questions de communication, 33 | 2018

49

La redéfinition juridique de la scène publique à l’aunedes controverses sur le voile

14 L’extension de la définition juridique de ce qu’est l’espace public se traduira de deux

manières. D’une part, la loi du 11 octobre 2010 relative à l’interdiction de dissimulation

du visage dans l’espace public va entériner l’élargissement des territoires qui sont

considérés comme faisant partie de l’espace public ; d’autre part, les controverses sur la

question des signes religieux au travail vont être l’occasion d’étendre l’application du

principe de « neutralité » à des personnes qui ne sont pas stricto sensu des agents

publics.

Les voies, les lieux ouverts et affectés à un service public : lenouveau triptyque composant l’espace public

15 Avant la loi d’octobre 2010, l’espace public était juridiquement entendu comme

l’ensemble des voies publiques (Haut Conseil à l’intégration, 2010). Cette mesure

législative est venue accroître les espaces entendus comme publics en y ajoutant les

lieux (même privés) ouverts au public et ceux dits « affectés à un service public ». De ce

triptyque (voies, lieux ouverts et lieux affectés à un service public), peuvent être

dégagées deux catégories : d’une part, les voies et les lieux ouverts au public, décrits

par le Haut Conseil à l’intégration10 (2010) comme « espaces civils » ; d’autre part, les

espaces affectés à un service public, qui ne sont pas nécessairement rendus accessibles

à tous les citoyens mais où la neutralité est exigée des agents qui y travaillent.

16 Dans un premier temps, les voies concernées par l’interdiction de dissimuler son visage

recoupent des zones qui traditionnellement entendues comme faisant partie de

l’espace public. En clair, il s’agit des lieux de passage, de circulation et de rencontre des

riverains. Ces espaces n’appartiennent à personne, ils sont à l’usage de tous, tout en

étant anonymes, collectifs et communs. Il s’y exerce les libertés publiques de

circulation, d’expression, de parole ou encore de conscience, dans la limite des libertés

d’autrui et du respect de l’ordre public.

17 Quant aux « lieux ouverts au public », ils ne recouvrent pas uniquement les espaces

appartenant à l’État et dont l’accès serait libre. Les espaces susceptibles de recevoir du

public, même sous certaines conditions, comme les commerces, les moyens de

transports, les gares ou les aéroports sont également inclus (circulaire du 02/03/2011).

Le cinéma en est un parfait exemple : il ne constitue pas un lieu public à proprement

parler, mais son accès est possible sous réserve de disposer d’un ticket, il entre donc

dans la catégorie des espaces dits « ouverts au public ». Cela implique que, même si des

femmes portant un voile recouvrant entièrement leur visage possédaient un commerce

et souhaitaient y travailler, cela leur serait en théorie impossible. En revanche,

l’interdiction ne s’applique pas aux lieux de culte (donc aux mosquées) qui, pourtant,

correspondent à la description donnée des lieux ouverts au public (Conseil

constitutionnel, 2010 : 5e considérant).

18 Le domaine d’application de la loi de 2010 marque en droit français une transformation

majeure puisqu’il consacre une vision considérablement élargie de « l’espace public »

et, de facto, très restreinte de l’espace dit « privé ». Si, auparavant, les territoires

relevant de l’espace public étaient cités, dénombrés et donc explicitement limités,

Questions de communication, 33 | 2018

50

aujourd’hui il s’agit de tout espace qui ne relève pas de l’espace privé. Ce dernier s’est

petit à petit vu borné à l’espace « intime », comprendre le domicile des individus ou

tout au plus leur véhicule et désormais, dans une certaine mesure, les lieux de culte. En

validant l’interdiction de dissimuler son visage dans l’espace public avec pour seules

limites le domicile et les lieux de culte, le Conseil constitutionnel assimile ces deux

espaces à des espaces privatifs. L’espace privé est alors compris comme le seul espace

légitime où peut s’exprimer le religieux et, de ce fait, est protégé de la même manière.

Autrement dit, la séparation des Églises et de l’État est comprise comme la nécessité de

dissocier les espaces sacrés et profanes, les premiers renvoyant à l’espace privé et les

seconds au domaine public.

19 Par ailleurs, la loi d’octobre 2010 ne visait que de manière accessoire et périphérique les

agents publics – fonctionnaires ou contractuels – et, pour cause, ceux-ci sont déjà tenus

à une stricte neutralité au nom du principe de laïcité. En outre, plusieurs lois (art. 25 de

la loi n° 83-634 et loi n° 2016-433) et une circulaire (15/03/2017) sont venues préciser de

quelle manière le principe de laïcité et son corollaire, le principe de neutralité,

s’appliquent aux agents publics :

« Dans l’exercice de ses fonctions, [l’agent public] est tenu à l’obligation deneutralité. Le fonctionnaire exerce ses fonctions dans le respect du principe delaïcité. À ce titre, il s’abstient notamment de manifester, dans l’exercice de sesfonctions, ses opinions religieuses. Le fonctionnaire traite de façon égale toutes lespersonnes et respecte leur liberté de conscience et leur dignité » (Loi n° 83-634 du13/07/1983 : art. 25).

20 Dès lors, le principe de « neutralité » peut être entendu de deux façons : d’une part, il

s’agit d’une obligation positive, celle de traiter avec égalité les usagers du service public

indépendamment de leurs convictions religieuses ; d’autre part, il correspond à une

obligation négative, qui vient garantir la première, et qui s’applique à l’agent en

personne, celle de ne pas rendre visible ses croyances puisqu’il incarne l’État au sens

littéral, lui-même tenu à la neutralité dans un souci d’impartialité. En outre, Jean

Baubérot et Micheline Milot (2011) définissent la laïcité, dans le contexte français et

canadien, comme l’égalité de traitement entre les cultes et la garantie du libre exercice

de la liberté religieuse, aux moyens de la séparation des institutions politiques et

religieuses et de la neutralité de l’État vis-à-vis de ces dernières. La liberté religieuse se

comprend quant à elle comme subsumant à la fois la liberté de conscience

(individuelle) et la liberté de culte (publique et collective) (Poulat, 1987).

21 Or, alors même qu’elle a été initialement pensée comme le moyen de garantir l’égalité

de traitement entre les usagers indépendamment de leurs croyances, dans son

acception négative (l’interdiction faite aux agents publics de manifester leurs

croyances religieuses), l’exigence de neutralité s’est vue, petit à petit, généralisée à des

employés d’entreprises privées et aux usagers du service public eux-mêmes. Autrement

dit, l’extension juridique de ce qui est considéré comme relevant de l’espace public au

sens territorial s’est couplée d’un élargissement des publics concernés par le principe

de neutralité participant à la « neutralisation » des formes de visibilité religieuse

féminine musulmane dans l’espace public.

L’imposition graduelle de la neutralité aux usagers du service public

22 La tentation est forte d’appliquer aux usagers du service public le même principe de

neutralité que celui attaché aux fonctionnaires d’État. C’est du moins ce qui transparaît

Questions de communication, 33 | 2018

51

dans l’avis relatif à l’expression religieuse dans l’espace public rendu par le Haut

Conseil à l’intégration (2010 : en ligne) qui recommandait que les usagers fassent

« preuve de discrétion, voire de neutralité, dans l’expression de leur conviction

religieuse » ; et ce, pour « des motifs de bon fonctionnement du service ». La neutralité

devrait donc s’appliquer à celles et ceux qui ont recours aux services publics sous peine

que cette visibilité religieuse vienne causer des troubles publics. Ainsi la discrétion

serait-elle une condition à la pacification de l’espace public.

23 Cet appel à la discrétion, à la neutralité, s’est retrouvé au cours des quatre politiques

publiques identifiées au début de l’article. En 2004, mais aussi en 2010, puis lors des

controverses autour des mères accompagnatrices scolaires ou encore en 2016 avec la

controverse autour du port du « burkini »11 sur les plages. Interrogé en tant que

probable futur président de la Fondation de l’islam de France12, Jean-Pierre

Chevènement a été l’un des protagonistes de la dernière controverse citée13. En août

2016, au moment des débats sur l’interdiction du port du « burkini » sur les plages

d’une trentaine de villes en France, les déclarations qu’il a faites à la presse ont suscité

de vifs émois. Les maires de ces villes ont adopté des arrêtés municipaux selon eux en

réponse aux attentats commis les 14 et 26 juillet 2016 à Nice (86 morts sur la

promenade des Anglais) et à Saint-Étienne-du-Rouvray (qui a coûté la vie au prêtre

Jacques Hammel). Ces arrêtés ont interdit l’accès aux plages aux femmes portant ce

type de maillot et/ou étant simplement voilées. C’est dans un contexte national tendu

après les attentats que Jean-Pierre Chevènement s’est exprimé en ces termes :

« Les musulmans, comme tous les citoyens français, doivent pouvoir pratiquer leurculte en toute liberté. Mais il faut aussi qu’ils comprennent que, dans l’espace publicoù se définit l’intérêt général, tous les citoyens doivent faire l’effort de recourir à laraison naturelle. […] Le conseil que je donne dans cette période difficile – comme lerecteur de la mosquée de Bordeaux – est celui de la discrétion »14.

24 Or, force est de constater que la discrétion n’est pas exigée de la même façon de tous.

En l’occurrence, le terme discrétion renvoie à ce qui est pensé comme son opposé :

ostentatoire. Apparu pour la première fois dans un texte officiel en 1994 avec la

circulaire dite Bayrou qui préfigurait la loi de 2004 sur les signes religieux à l’école, ce

terme est revenu de manière récurrente dans les politiques publiques autour du voile :

laissant penser que la discrétion est avant tout exigée des femmes portant un foulard.

En outre, lors de la controverse sur le port du burkini, dans son arrêté, le maire de

Cannes justifia son interdiction en ces termes : « Toute tenue de plage manifestant de

manière ostentatoire une appartenance religieuse, alors que la France et les lieux de

culte religieux sont actuellement la cible d’attaques terroristes, est de nature à créer

des risques de troubles à l’ordre public (attroupements, échauffourées, etc.) qu’il est

nécessaire de prévenir » (maire de Cannes, arrêté municipal, 29/07/2016). Peu ou prou

les mêmes arguments seront utilisés par d’autres maires sur la Côte d’Azur afin de

refuser l’accès aux plages aux femmes voilées (Villeneuve-Loubet, Menton,

Roquebrune-Cap-Martin, Nice, Fréjus, Cannes-la-Bocca, etc.).

25 Les références faites à l’intérêt général par Jean-Pierre Chevènement et celle à l’ordre

public dans les arrêtés d’interdiction du burkini ne sont pas anodines. En droit français,

la liberté religieuse fait partie des libertés fondamentales particulièrement protégées,

mais limitées dans deux cas : au nom de l’intérêt général et de la préservation de

l’ordre public (Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen, 1789 : art. 10).

D’ailleurs, en 2010, l’élément juridique qui a permis la prohibition du voile dit intégral

est cette même référence à « l’ordre public ». Bien que le terme n’ait pas été inventé

Questions de communication, 33 | 2018

52

par les acteurs de la controverse, le mot burkini lui-même venant de la contraction de

burka (une forme de voile intégral) et bikini, son emploi a grandement participé à

cadrer cognitivement les débats puisque la manière dont est formulé un problème

public a toujours un impact sur les solutions qui seront proposées pour y remédier

(Kindgon, 1989 ; Neveu, 2015). Rappelons que « le combat au sujet des images

commence par être une crise de son lexique, des mots qui déterminent la lecture du

visible » (Mondzain, 2003 : 145). L’usage du terme burkini pour qualifier le port d’un

simple voile sur la plage vise donc à lire, lier et problématiser ces deux phénomènes –

port du voile sur les plages et du niqab dans l’espace public – dans un même élan. Ce

n’est donc pas un hasard si, lors de ces deux controverses, le même argumentaire

juridique a été employé pour justifier la limitation de la liberté de culte : le maintien de

l’ordre public. Lui aussi a une double dimension : à la fois matérielle et sociale. La

dimension matérielle est la plus solide et ancienne. Elle compte trois composantes : la

salubrité, la tranquillité et la sécurité publiques15. Cependant, en l’absence de troubles

avérés, graves et concrets dus au port du voile intégral, une interdiction générale était

difficile à justifier puisqu’elle se seraient fondée sur « une logique artificiellement

préventive qui n’a jamais été admise en tant que telle par la jurisprudence » (Conseil

d’État, 2010 : 33). C’est pourquoi, les députés et sénateurs ont décidé de faire reposer

l’interdiction de dissimulation du visage sur la dimension « sociale » de l’ordre public

qui inclut habituellement : la « moralité publique » (Conseil d’État, 18/12/1959, arrêt

n° 36385, Société les Films Lutétia) ou encore la « dignité de la personne humaine »

(Conseil d’État, 27/10/1995, arrêt n° 136727, Morsang-sur-Orge).

26 Pour faire reposer une interdiction générale du voile intégral sur « la moralité

publique », les parlementaires ont comparé le port du niqab à l’« l’exhibition de soi »,

car, selon eux, il est porteur de la même « violence symbolique » (Assemblée nationale,

2010). Selon Camilla Arêas, ces comparaisons « induisent à affirmer que “l’affaire de la

burqa” met en question les régimes de visibilité et de publicité républicains imposant la

transparence d’agir et la disparition des zones d’ombre/dissimulation au nom de

l’ordre et de la sécurité publique » (Arêas, 2015 : 39). Choisir de ne pas rendre visible

une partie de son corps est alors suspecté, assimilé à une volonté de dissimuler quelque

chose, rend visible des éléments considérés comme problématiques en dehors de

l’espace privé. Le voilement des femmes musulmanes dans l’espace public est alors

construit comme problématique car il remettrait en cause le régime de visibilité

républicain par la réintroduction du religieux sur la scène publique qui, par la

sécularisation, avait en quelque sorte été rendue profane.

Le processus historique de laïcisation de l’espacepublic

27 La construction du voile comme problème public nécessitant une réponse politique ne

peut se comprendre sans une prise en compte des « enjeux sociopolitiques nationaux

découlant de la publicisation des signes de l’islam dans l’espace public séculier »

(Arêas, 2015 : 33). En l’occurrence, historiquement, c’est la dissociation des sphères

sociale, politique et religieuse qui a permis l’émergence d’une société civile à part

entière circonscrivant les prétentions hégémoniques du religieux sur le politique et les

tentations d’ingérence voire de néo-gallicanisme de la part de l’État à l’égard du sacré

(Poulat, 1987 ; Portier, 2016). De sorte que « ce processus de différenciation

Questions de communication, 33 | 2018

53

institutionnelle […] conduit [les pourfendeurs de la laïcité avant l’adoption de la loi de

1905] à privatiser les appartenances communautaires et à ériger l’État en instituteur de

la conscience collective » (Baudouin, Portier, 2001 : 37). Peu surprenant donc que ce

lien entre laïcité, République et formation de l’espace public se retrouve lors de

« l’analyse lexicométrique de l’ensemble » du corpus de presse (1 703 articles portant

sur le niqab) de Jean Baudouin et Philippe Portier (ibid.) où sont dénombrées « 338

apparitions du mot “république”, 265 pour “identité” et 183 pour “laïcité” ». En outre,

ces « grandes fréquences des concepts “république” et “laïcité” s’expliquent par la

réflexion sur la place de la religion dans les sociétés séculaires, ainsi que sur le rapport

entre les sphères politique et religieuse dans celles-ci » (Arêas, 2015 : 40). Tout se passe

comme si l’arène de cette bataille séculier/sacré, l’espace public, en devenait aussi le

trophée et l’enjeu central.

28 Si les frontières de l’espace public sont processuelles, les valeurs qui le sous-tendent

sont elles aussi fluctuantes et varient en fonction des rapports de force. Les types de

visibilités dans l’espace public mis en jeu lors des controverses mettent donc en branle

ou renforcent les valeurs érigées comme fondamentales dans les médias, au parlement

ou par ceux qui font et défont l’opinion publique. C’est dans cette perspective que

« l’entrée des acteurs pieux musulmans dans l’espace public produit une infraction des

règles non avouées et une fragilisation des normes consensuelles. Sous cet angle, la

visibilité est alors une forme d’action publique, qui joue un rôle actif dans l’émergence

d’un dissensus et déploie un espace de conflit et de confrontation » (Göle, 2013 : 9). Au

terme de ce conflit, c’est le pouvoir d’édicter la norme, les valeurs et visibilités

légitimes qui se joue. Or, c’est précisément cette notion de « valeurs fondamentales de

la République » à laquelle les parlementaires et les membres du Conseil constitutionnel

vont avoir recours pour interdire le port du niqab dans l’espace public.

L’espace public et « les valeurs fondamentales » de la République

29 C’est essentiellement autour des controverses sur l’islam et le voile comme

manifestation de ce dernier que la laïcité s’est vue érigée en « bouclier » (Asad, Brown,

Butler, Mahmood, 2016) et, à ce titre, est brandie tel un « mythe fondateur qui prétend

contenir l’essence des valeurs républicaines » (Altglas, 2010 : 495). Or, la définition

juridique de cette notion est à l’origine un peu plus restrictive puisqu’elle vise, comme

on l’a vu, à garantir la liberté religieuse et l’égalité des citoyens devant la loi aux

moyens de la séparation et de la neutralité de l’État (Baubérot, Milot, 2011). De ce fait,

le concept de « laïcité » a vu son champ d’application s’étendre considérablement,

d’abord sur le plan strictement philosophique16 (Pena-Ruiz, 1999), puis sur le plan

juridique. En l’occurrence, les principes de « neutralité » et de « séparation » qui

avaient pour ambition le traitement égalitaire par l’État des différents cultes se voient

désormais appliquer aux citoyens eux-mêmes sommés de se soumettre à ses « principes

fondateurs ». Il s’agit là d’un important point de bascule, d’un impératif de neutralité

s’appliquant à l’État à travers ses agents publics à une injonction à la neutralisation de

la visibilité du religieux (en tout cas dans son expression féminine et musulmane)

applicable aux citoyens (Baubérot, Milot, 2011). Ce revirement sera définitivement

entériné par l’application du concept « de neutralité et de laïcité » aux employés du

secteur privé à l’occasion de l’affaire dite de la « crèche Baby Loup » (voir l’ouvrage de

référence sur cette question : Hennette-Vauchez, Valentin, 2014).

Questions de communication, 33 | 2018

54

30 Lors de cette affaire – qui débouchera sur une politique publique à part entière, la loi

du 8 août 2016 –, les juges des différentes cours de justice, avec des visions parfois

antagonistes de la laïcité, ce sont affrontés dans ce qu’il convient de qualifier de

feuilleton judiciaire. Ce contentieux trouve son origine dans le licenciement, le 19

décembre 2008, de Fatima Afif, directrice-adjointe et salariée depuis 1997 de la crèche

associative de Chanteloup-les-Vignes « Baby Loup », au motif d’« insubordination,

menaces et faute grave ». En l’occurrence, l’employée était voilée lorsqu’elle a pris ses

fonctions, mais, lors de son congé maternité de plusieurs années, la crèche a adopté un

nouveau règlement intérieur exigeant des personnels de faire preuve de « neutralité »

dans l’expression de leurs convictions religieuses. Pourtant, la législation en vigueur à

l’époque précisait que le règlement intérieur des entreprises ne pouvait contenir des

dispositions restreignant les droits des personnes, ainsi que les libertés individuelles et

collectives sans être justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni être

proportionnées au but recherché (Code du travail, art. L. 1321-3). C’est pourquoi, le 19

mars 2013, la Chambre sociale de la Cour de cassation (arrêt n° 53617) a annulé l’arrêt de

la Cour d’appel de Versailles qui donnait raison à la directrice de la crèche, au motif que

« le principe de laïcité instauré par l’article 1er de la Constitution n’[était] pas applicable

aux salariés des employeurs de droit privé » et car, à ces mêmes salariés, était garantie

la « protection que leur assur[ai]ent les dispositions du code du travail ». De ce fait, elle

conclut que le licenciement était « discriminatoire ». Les juges de la plus haute

juridiction de l’ordre judiciaire français ont alors renvoyé l’affaire à la Cour d’appel de

Paris qui, de manière somme toute exceptionnelle dans l’histoire du droit français, a

décidé de ne pas suivre le jugement rendu par la Cour de cassation et a donné raison à

l’employeur. Après quoi, l’employée s’est à nouveau pourvue en cassation, mais la Cour

de Cassation réunie en assemblée plénière – fait lui aussi rarissime – a, dans sa décision

du 25 juin 2014, donné raison à la directrice de la crèche et rejeté le pourvoi de Laaouej

Affif. Afin d’entériner ce revirement jurisprudentiel, la loi du 8 août 2016 désormais

intégré au Code du travail mentionne que « le règlement intérieur [des entreprises

privées] peut contenir des dispositions inscrivant le principe de neutralité et

restreignant la manifestation des convictions des salariés si ces restrictions sont

justifiées […] par les nécessités du bon fonctionnement de l’entreprise et si elles sont

proportionnées au but recherché ». Le 14 mars 2017, la Cour de justice de l’Union

européenne a validé cette lecture car, selon elle, si l’obligation de « neutralité » a un

caractère général, c’est-à-dire s’applique à tous, elle ne saurait être discriminatoire.

Cette même stratégie, qui conduit aussi à considérer que si une loi s’applique à tous les

signes religieux, elle ne saurait être discriminante, a été utilisée en 2004 – loi

d’interdiction des « signes religieux ostentatoires » dans les écoles publiques – et a

poussé, en 2010, les députés à requalifier la loi contre le niqab en une interdiction plus

générale « de dissimulation du visage dans l’espace public ».

31 Néanmoins, ces stratégies discursives et juridiques de contournement ne doivent pas

faire oublier que c’est bien spécifiquement de la visibilité des femmes musulmanes dont

il est question. Selon les députés auditionnés lors de la commission de loi visant à

interdire le voile intégral en 2010, « les faits de dissimulation du visage dans l’espace

public n’entrent dans le champ d’application de la loi que s’ils peuvent être analysés

comme des actes de retrait de notre société et de refus de ses valeurs essentielles [et] le

voile intégral est l’archétype de la dissimulation interdite par le législateur » (Sénat,

2010 : 21). Ainsi les personnes se cachant intentionnellement le visage rompraient le

contrat social établi entre les citoyens en refusant de satisfaire à « l’exigence minimale

Questions de communication, 33 | 2018

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de civilité nécessaire à la relation sociale »18. En revanche, selon nous, si cette

dissimulation du visage est opérée pour d’autres motifs que religieux ou d’ordre

criminel (voir décret n° 2009-724 dit « anti-cagoule » et la proposition de loi déposée en

mai 2018 visant à interdire la dissimulation du visage lors d’une manifestation sur la

voie publique19), elle reste légale. En l’occurrence, si le fait de se couvrir le visage

s’explique par des « raisons de santé ou des motifs professionnels, ou si elle s’inscrit

dans le cadre de pratiques sportives, de fêtes ou de manifestations artistiques ou

traditionnelles » (loi du 11/10/2010 : art. 2., II), il reste toléré. De cette façon, le seul fait

de se dissimuler le visage ne suffit pas à constituer l’infraction ; selon nous, il faut qu’il

y ait une intention de le faire pour des motifs religieux. Or, l’intention renvoie à une

dimension très difficilement évaluable qui offre une importante marge d’interprétation

peu compatible avec les principes de sécurité juridique. D’autant que cette précision

rompt avec l’apparente impartialité ou égalité que l’interdiction générale de

« dissimulation du visage » pouvait revêtir. Dès lors, de notre point de vue, la laïcité ne

saurait se comprendre simplement comme « une force motrice qui prédétermine une

réponse unilatérale aux cultes », mais plutôt comme « un élément plastique [qui]

implique des évaluations » voire une forme de hiérarchisation de ce qui est considéré

ou non comme « une bonne religion » (Hervieu-Léger, 2004 : 132). Par conséquent, « la

laïcité peut créer un régime implicite » où certaines pratiques cultuelles sont

considérées comme « inassimilables », au premier rang desquelles le port du voile

islamique (Hervieu-Léger, ibid.), quand d’autres, celles reconnues par le régime

concordataire, sont vues comme par nature adaptées aux valeurs républicaines (Altglas,

2010 : 494). En tout état de cause, la redéfinition de l’espace public consacre à la fois sa

définition extensive voire négative, englobant tout ce qui ne relève pas du domicile

privé, tout comme elle entérine de la même façon, l’autonomie de l’ordre public

immatériel dans sa dimension « sociale » en intégrant la laïcité, la « dignité de la

personne humaine » comme fondement.

La tentation juridique d’imposer « la dignité » aux femmes voilées

32 Pour analyser ce second point, il semble nécessaire de reprendre un des arguments

soulevés lors du vote de la loi de 2010, celui d’atteinte à la « dignité humaine ». Le fait

de dissimuler intégralement son visage peut-il être juridiquement considéré comme

une atteinte à la dignité lorsque c’est un acte volontaire, c’est-à-dire sans pression

extérieure ? Si c’est le cas, cela reviendrait à imposer, en dépit de la volonté

personnelle et de toute contrainte, le respect de sa propre dignité. En la matière, la

Cour européenne des droits de l’homme est très claire et se prononce en faveur du

« principe d’autonomie sur la sauvegarde de la “dignité subie” (Conseil d’État, 2010 :

19). Pourtant, les délégués de la commission sénatoriale (2010 : 9) ont estimé que « la

tradition républicaine considère qu’il existe “des droits inaliénables” auxquels on ne

doit pas pouvoir renoncer ». Dans cette logique, les femmes qui portent volontairement

le niqab ne peuvent prétendre à « renoncer consciemment à leur dignité » car elles

auraient trop intériorisé leur soumission pour pouvoir percevoir leur aliénation et

donc souhaiter y mettre un terme. Il faudrait alors les préserver d’elles-mêmes et

réaliser leur émancipation au motif, selon Élisabeth Badinter (Sénat, 2010 : 26), que,

« comme l’a dit Rousseau, “les deux mots esclavage et droit sont contradictoires” ». Il

en ressort une définition normative de ce que signifie être digne.

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56

Conclusion

33 L’espace public constitue l’une des sphères séminales de (re-)production des normes

car, d’une part, c’est là qu’elles sont données à voir lorsqu’elles sont discutées au

moment où elles le sont encore et, d’autre part, certaines normes sont invisibilisées,

naturalisées et incarnées bon gré, mal gré dans les corps de celles et ceux qui se

meuvent dans l’espace public comme territoire. De ce fait, l’espace public est un espace

normé et normatif dans lequel certaines valeurs sont régulièrement invoquées afin d’en

conditionner l’accès. La visibilité disruptive des femmes voilées dans les lieux publics

(sphère publique) s’est traduite par une invisibilité et une inaudibilité discursive sur la

scène publique où le droit à s’exprimer en leur nom leur est contesté. Au sein de ce

théâtre d’ombre, les femmes « voilées » sont réduites à des pantomimes dont le voile

s’est fait le porte-voix monolithique d’une parole qui ne passe pas. Si les lois, décrets et

règlements adoptés à la suite des controverses sur le voile ont considérablement

repoussé les frontières physiques des lieux publics, elles ont également redéfini les

valeurs symboliques qui le sous-tendent. C’est le même champ lexical et avec celui-ci la

même charge symbolique et le même cadrage normatif, dans un jeu d’intertextualité,

qui se retrouvera d’une politique publique à l’autre. Les concepts juridiques de laïcité,

de dignité humaine, d’égalité hommes/femmes se sont vus érigés au rang de « valeurs

fondamentales » et ont permis de justifier la mise en place de mécanismes d’accès

discriminant à l’espace public (ségrégation spatiale) et à des positions professionnelles

dans le secteur public et désormais privé (ségrégation sociale : Ajbli, 2011). À qui l’avait

peut-être oublié, cela rappelle que l’espace public est un lieu par nature conflictuel car

ouvert « à certains et interdit à d’autres » (Göle, 2013 : 172).

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Questions de communication, 33 | 2018

61

NOTES

1. J. W. Kingdon définie une « fenêtre d’opportunité » comme la rencontre de trois courants

(streams) qui favorisent l’émergence d’un problème public : le flux des « problèmes » jugés

importants par les autorités publiques, le flux des « politiques publiques », c'est-à-dire celui de

l’ensemble des solutions plausibles et disponibles et le flux « politique » (la prise en compte du

contexte d’émergence du problème social : les rapports de force politique, l’opinion publique,

etc.). Bien que contesté, ce concept est aujourd’hui toujours au cœur de l’analyse des politiques

publiques, le Dictionnaire des politiques publiques lui réserve d’ailleurs, une entrée (Boussaguet,

Jacquot, Ravinet, 2004 : 274-282).

2. En juin et en septembre 1989, on découvrait une première affaire du voile avec l’affaire de

Creil, commune de l’Oise dans laquelle trois jeunes filles avaient été expulsées de leur collège

après avoir refusé d’ôter leur voile (Khemilat, 2015). Lors de la Révolution algérienne, des

cérémonies de « dévoilement » avaient également été au cœur de débats publics (Fanon, 1959).

3. « J’entends par ce mot les façons dont les hommes, société par société, d’une façon

traditionnelle, savent se servir de leur corps » (Mauss, 1936 : 365).

4. En décembre 2015, alors qu’elle prononçait un discours lors d’une manifestation organisée par

le groupe socialiste à l’Assemblée nationale et ouverte au public, la mère de l’une des victimes de

Mohammed Merah a été huée par une partie de l’assistance en raison de son voile. Accès : http://

www.huffingtonpost.fr/2015/12/08/latifa-ibn-ziaten-mere-victime-mohammed-

merah_n_8751058.html.

5. La controverse a commencé en 2010 avec la modification du règlement intérieur de l’école

élémentaire Paul-Lafargue de Montreuil (Seine-Saint-Denis) selon laquelle « les parents

volontaires pour accompagner les sorties scolaires [devaient] respecter dans leur tenue et leurs

propos la neutralité de l’école laïque ». La même année, soutenant que cette disposition était

« discriminatoire [pour] les parents […] portant un voile », une parent d’élève a saisi le Tribunal

administratif de Montreuil pour la faire annuler, sans succès (décision n°1012015 du 22/11/2011).

En 2012, la circulaire (n° 2012-056, dite « Chatel ») du 27 mars du ministère de l’Éducation

nationale affirme aussi que « les principes de laïcité de l’enseignement et de neutralité du service

public […] des établissements scolaires publics […] permettent notamment d’empêcher que les

parents d’élèves […] manifestent, par leur tenue ou leurs propos, leurs convictions religieuses […]

lorsqu’ils accompagnent les élèves lors des sorties et voyages scolaires ». Néanmoins, ces deux

documents allaient à rebours d’un avis rendu par le Conseil d’État (22/03/1941) qui considérait

les parents accompagnateurs comme des usagers du service public non tenus par l’obligation de

neutralité, ce qu’il signale dans son étude adoptée le 19/12/2013, en même temps que la

possibilité que des exceptions soient admises soit par des « textes particuliers », soit pour des

« considérations liées à l’ordre public ou au bon fonctionnement du service ». C’est aussi ce que

soutient Najat Vallaud-Belkacem, alors ministre de l’Éducation nationale, lors de son audition par

l’Observatoire de la laïcité le 21/10/2014. Accès : https://www.politis.fr/blogs/2016/10/les-

meres-voilees-sont-autorisees-a-participer-aux-sorties-scolaires-34148/.

6. Le 7 décembre 2011, une proposition de loi avait été adoptée au Sénat. Son article 3 visait à

étendre l’« obligation de neutralité religieuse aux assistants maternels », mais a finalement été

rejeté par l’Assemblée nationale. Cela n’a pas pour autant clos la controverse puisque, en 2012 et

2015, des membres du Parti radical de Gauche ont soumis la même proposition. Elles ont toutes

deux été rejetées. Accès : http://www.liberation.fr/societe/2015/02/20/l-assemblee-a-nouveau-

a-l-offensive-contre-les-nounous-voilees_1206522.

7. P. Garraud (1990 : 27) définit l’agenda comme « l’ensemble des problèmes faisant l’objet d’un

traitement, sous quelque forme que ce soit, de la part des autorités publiques et donc

susceptibles de faire l’objet d’une ou plusieurs décisions ». Ce faisant, « la compréhension des

Questions de communication, 33 | 2018

62

processus de sélection des problèmes constitue […] le premier apport des analyses en termes de

mise à l’agenda » (Hassenteufel, 2010 : 50).

8. Les politiques publiques sont constituées par l’ensemble des « interventions d’une autorité

investie de puissance publique et de légitimité gouvernementale sur un domaine spécifique de la

société ou du territoire » (Thoenig, 2014 : 420).

9. Les différentes propositions de loi visant à interdire le port de signes religieux aux assistants

maternels sont exclues de l’analyse. D’une part, car ces propositions n’ont pas abouti à une

politique publique ; d’autre part, parce qu’il s’agissait de leur interdire le port du voile dans leur

domicile privé et non dans l’espace public.

10. Créé en 1989 et rattaché aux services du Premier ministre, le Haut Conseil à l’intégration

avait notamment pour ambition de traiter les questions relatives à l’intégration des immigrés ou

des personnes d’origine étrangère, ainsi que le respect de la laïcité. Il a été dissout en 2012.

11. Le mot burkini est un néologisme issu de la contraction des termes burka – qui désigne un

vêtement originaire d’Afghanistan couvrant entièrement le corps et le visage (exception faite des

yeux, à moins qu’une grille soit cousue à ce niveau afin de permettre à la personne de voir au

travers) – et bikini – un maillot de bain en deux pièces. Le terme et l’objet qu’il désigne ont été

créés par la styliste australienne Aheda Zanetti qui souhaitait proposer aux femmes

(principalement musulmanes) désirant se rendre à la plage une tenue en adéquation avec leurs

croyances religieuses. À la suite de l’attentat du 14/07/2016 à Nice, sur la promenade des Anglais,

une série de mesures ont été prises afin d’interdire l’accès aux plages aux femmes portant ce type

de maillot et/ou étant voilées.

12. La Fondation de l’islam de France a vu le jour le 6 décembre 2016 avec pour ambition de faire

connaître le fait religieux musulman au grand public, essentiellement dans sa dimension

civilisationnelle. Accès :http://fondationdelislamdefrance.fr/. Consulté le 11/06/2018.

13. Accès : https://http://www.lemonde.fr/religions/article/2016/08/16/chevenement-partage-

entre-liberte-de-porter-le-burkini-et-necessite-d-ordre-public_4983340_1653130.html. Consulté

le 11/06/2018.

14. Accès : http://www.leparisien.fr/flash-actualite-politique/aux-musulmans-chevenement-

conseille-la-discretion-dans-une-periode-difficile-15-08-2016-6042551.php.

15. Ces trois composantes ont été entérinées par la Cour de cassation le 13/03/2001, puis par la

loi sur la sécurité intérieure aboutissant à l’article L. 2212-2 du Code général des collectivités

territoriales.

16. L’année 1989 a été une année charnière, propice aux interrogations sur le concept de laïcité à

l’aune d’une actualité mouvementée : l’affaire du voile, le bicentenaire de la Révolution française,

l’affaire Rushdie, les dix ans de la Révolution islamique iranienne. Pour des éléments de mises en

contexte, voir F. Rochefort (2002).

17. Accès : http://www.courdecassation.fr/jurisprudence_2/

chambre_sociale_576/536_19_25762.html.

18. Accès : http://www.assemblee-nationale.fr/13/projets/pl2520.asp.

19. Accès : http://www.assemblee-nationale.fr/15/propositions/pion0935.asp ; http://

www.senat.fr/leg/ppl17-467.html.

Questions de communication, 33 | 2018

63

RÉSUMÉS

Les controverses autour de l’islam en France ont donné lieu à une série de politiques publiques.

Qu’il s’agisse de mesures législatives ou réglementaires, celles-ci ont entraîné une expansion de

ce que recoupe habituellement « l’espace public » et un élargissement des personnes soumises à

l’impératif de « neutralité », autrefois réservé aux seuls agents de l’État. Cette volonté de limiter

la visibilité du fait religieux musulman est intrinsèquement genrée puisque, parmi les

nombreuses controverses autour de l’islam, celles débouchant sur une loi, un règlement ou un

arrêté concernent exclusivement les femmes musulmanes « voilées ». À l’aide de la sociologie du

droit et de l’action publique, l’article ambitionne d’identifier les récurrences dans l’argumentaire

juridique employé afin de légitimer l’exclusion légale des femmes voilées de la scène et sphère

publique française.

The controversies around Islam in France have given rise to a series of public policies. Both

legislative and regulatory measures have led to an expansion of what is usually called “public

space” and a generalization of the principle of “neutrality” primary reserved to public agents.

This attempt to limit the visibility of the Muslim religious fact is inherently gendered since the

controversies resulting in law or regulation were targeting Muslim women, specifically the one

with a marker of external religiosity: the veil. This article aims at using the sociology of law and

public action to deconstruct the legal concepts used to legitimize the legal foreclosure of veiled

women in private space in the name of their emancipation.

INDEX

Keywords : public space, Islam, gender, public policies, visibility

Mots-clés : espace public, islam, genre, politiques publiques, visibilité

AUTEUR

FATIMA KHEMILAT

Croyances, histoire, espaces, régulation politique et administrative

Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence

F-13625

khemilat.fatima[at]gmail.com

Questions de communication, 33 | 2018

64

L’imbrication des rapports depouvoir dans les dispositifs de débattélévisé à l’ère numériqueLe cas de la controverse sur le racisme en France

Intersectional Relations of Power on TV Talk Shows in the Digital Era: The Case

of the Controversy over Racism in France

Florian Vörös

1 Aujourd’hui en France, les notions de racisme et d’antiracisme font l’objet d’un intense

conflit de définition1. L’une des formes que prend ce dernier est l’accusation de

« racisme anti-blanc » ou de « racisme inversé » adressée par des représentants de

l’antiracisme institutionnel à des collectifs qui font de l’organisation de réunions

politiques non mixtes un outil de mobilisation collective contre les violences et les

discriminations racistes. Cette accusation a notamment été portée par Gilles Clavreul –

délégué interministériel à la lutte contre le racisme et l’antisémitisme – contre la

Marche de la dignité2 et le Camp d’été décolonial 3. Cet antiracisme institutionnel

conteste la pertinence des notions de « continuum colonial » et de « racisme d’État »,

portées par les mobilisations issues de l’immigration postcoloniale contre les violences

policières, pour se revendiquer en retour d’un universalisme républicain au-delà des

« communautarismes » et des « replis identitaires ». Cette position s’inscrit notamment

en réaction à l’affirmation d’un antiracisme « autonome » et « radical » lors de la

Marche pour l’égalité et contre le racisme de 1983 (Hajjat, 2013), puis d’un antiracisme

« politique » et « décolonial » contre la loi relative au « rôle positif » de la colonisation4

et en écho aux soulèvements de 2005 dans les quartiers populaires. Cette tension

définitionnelle n’est d’ailleurs pas nouvelle et on peut la faire remonter à l’invention

même de la notion moderne de racisme au début du XXe siècle : à l’apogée du

colonialisme et de l’antisémitisme européens, la lutte contre l’oppression raciale se

voyait déjà opposer le principe d’une défense universelle de la vie humaine contre

toute forme d’hostilité (Guillaumin, 1972 : 102-106).

Questions de communication, 33 | 2018

65

2 Prenant pour objet la configuration médiatique de cette controverse, l’enquête5 dont

est issu cet article a commencé par la constitution d’un corpus de débats télévisés

traitant du racisme pendant la période 2005-2015. J’abordais ces émissions comme des

rituels de confrontation (Dayan, Katz, 1992) mettant en jeu le cadrage d’un problème

public (Cefaï, 1996). Après des journées passées à explorer ce corpus aux archives de

l’Institut national de l’audiovisuel, il m’arrivait de visionner chez moi le soir des débats

télévisés en direct, tout en suivant les commentaires dont ils faisaient l’objet sur

Facebook et Twitter. Je me rendais compte que cette participation en ligne était partie

prenante de mon expérience télévisuelle et qu’elle était prise en compte par les articles

de presse qui commentaient l’émission les jours suivants. Fruit de cette élaboration

progressive de l’objet, cet article analyse le cadrage du problème du racisme au

croisement des débats télévisés, des réseaux socio-numériques et de la presse

nationale. Il interroge en même temps ce que la sophistication visuelle des débats

télévisés et l’importance croissante des dispositifs de participation via les réseaux

socio-numériques changent aux ressorts genrés de la confrontation politique.

3 L’article s’ouvre sur une réactualisation épistémologique et méthodologique du concept

de « dispositif de débat télévisé ». Ce cadre d’analyse est ensuite mis à l’épreuve de

l’étude comparée de deux affaires médiatiques. La première se déclenche en réaction à

la dénonciation par Wiam Berhouma, enseignante du secondaire, de la banalisation de

la parole islamophobe6 sur le plateau de l’émission Des Paroles et des actes diffusée sur

France 2 le 21 janvier 2016. La seconde se déclenche en réaction à la présence de Houria

Bouteldja, porte-parole du Parti des indigènes de la République, sur le plateau de Ce Soir

(ou jamais !), émission diffusée sur la même chaîne le 18 mars 2016. À travers l’étude

comparée de ces deux affaires, l’article décrit la formation d’assemblages anti-

antiracistes7 entendus comme des ensembles hétérogènes et néanmoins articulés de

réactions hostiles à la prise de parole antiraciste, en l’occurrence par des femmes se

définissant comme musulmanes.

Une relecture matérialiste du concept de dispositif dedébat télévisé

4 En sciences de l’information et de la communication, le débat télévisé est

traditionnellement envisagé comme un « dispositif », un « outil conceptuel plastique et

protéiforme » (Lochard, Soulages, 1994 : 40) que des chercheur·e·s empruntent à partir

des années 1980 aux professionnel·le·s de la production afin d’étudier le débat tel qu’il

apparaît sur les écrans de télévision (Lochard, 1990 ; Nel, 1990). Je propose une

actualisation de cette perspective de recherche à travers un retour à la

conceptualisation des dispositifs par Michel Foucault et Gilles Deleuze et

l’incorporation d’approches critiques issues des études de genre et des études

postcoloniales.

Saisir la complexité sémiotique et technique des dispositifs dedébat

5 L’apport fondateur du concept de « dispositif de débat télévisé » est d’articuler des

niveaux d’analyse qui tendent, ailleurs, à être séparés ou isolés les uns des autres. En

effet, par la prise en compte simultanée de la scénographie, des gestes, des paroles et de

Questions de communication, 33 | 2018

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la réalisation audiovisuelle, ce concept vise à saisir les possibilités ouvertes et les

contraintes que posent aux prises de parole les émissions de plateau consacrées au

débat, qu’elles soient catégorisées comme politiques ou culturelles. À travers un tel

concept, ces recherches interrogent d’abord le cadrage thématique (titre, questions

posées), la composition des panels d’invité·e·s, la manière dont l’« identité sociale » et

l’« identité professionnelle » de ceux·lles-ci sont mises en récit, ainsi que les paroles et

les gestes des participant·e·s au débat (animateur·rice, chroniqueur·euse·s, invité·e·s et

public). Ces enquêtes s’intéressent ensuite à la scénographie qui agence des corps

(animateur·rice, chroniqueur·euse·s, invité·e·s et public, technicien·ne·s) et des objets

(tables, fauteuils, gradins, caméras) en les répartissant dans l’espace et en les

soumettant à un éclairage qui leur donne forme et couleur. Elles prennent enfin en

compte le rôle déterminant de la réalisation audiovisuelle, notamment par

l’amplification des voix, les choix de cadrage et de montage des images, ainsi que

l’habillage graphique et sonore de l’émission.

6 Cette méthode d’analyse télévisuelle interroge les relations entre les paroles et les

gestes, les sons et les images, sans présupposer ni la correspondance, ni le sens de la

détermination entre ces différentes dimensions du débat. Les gestes et les images ne

sont pas considérés comme de simples illustrations de la parole, mais plutôt comme

une dimension à la fois déterminante et relativement autonome du débat. Tandis que

les commentaires que suscitent ces émissions tendent à se concentrer sur les énoncés

et à reléguer les images au rang de « cadre de représentation » ou de « composante

surajoutée » de la parole, Guy Lochard (1999 : 93, 100) emprunte aux études

cinématographiques des outils pour rendre compte de la construction visuelle du débat

par « l’instance de réalisation ». Parmi les multiples observations proposées par

l’auteur, deux formes d’« imposition de “points de vue” » (ibid. : 93) au regard du public

télévisé à travers des opérations de cadrage et de réalisation peuvent être soulignées.

D’abord, l’instance de réalisation peut jouer un rôle décisif dans la construction des

accords et des conflits entre les débattant·e·s, notamment via le recours au champ-

contrechamp, par exemple lorsque le téléviseur affiche « A qui regarde B » puis, sous

l’angle opposé, « B qui regarde A ». Ensuite, elle peut privilégier certains points de vue

par rapport à d’autres : dans le cas du dispositif « interrogatoire » de l’émission

Apostrophes (Antenne 2, 1975-1990), les questions aux invité·e·s sont par exemple

souvent suivies d’un plan rapproché, filmé depuis le point de vue de l’animateur. Dans

cette méthode d’analyse des débats télévisés, on trouve deux qualités couramment

prêtées aux dispositifs dans les études sur les technologies (Beuscart, Peerbaye, 2006) :

ce sont d’abord des opérateurs complexes, qui assemblent des entités hétérogènes ; ce

sont ensuite des agents qui interviennent et transforment davantage qu’ils ne

représentent ou ne reflètent.

Le débat télévisé comme technologie politique

7 L’objectif de ces émissions est de générer du débat, de faire parler, de capter

l’attention. Il s’agit en premier lieu d’un objectif commercial : les scores d’audience,

ainsi que l’intérêt suscité dans les médias d’information légitimes sont les critères à

partir desquels la valeur d’une émission est évaluée. « Faire débat » est ensuite un enjeu

« citoyen », plus volontiers mis en avant par ces émissions. Par exemple, selon Anne

Croll (1991 : 92), l’émission Apostrophes vise à acquérir une « fonction d’illustration

d’une certaine vision de la parole démocratique ». Dans le même ouvrage, Patrick

Questions de communication, 33 | 2018

67

Charaudeau (1991 : 24) élargit cette ambition à l’ensemble du genre télévisuel, pour

lequel Apostrophes a longtemps servi de référence :

« Plus que les autres types de débats, le “débat télévisé” représente la symboliquede la démocratie : la diffusion de l’information, la libre expression, et laconfrontation des différentes opinions (voire contraires) qui sont exhibées etdonnées en pâture au regard social, jouant le rôle d’un miroir susceptible de jouerun effet cathartique ».

8 Toutefois, les notions de débat pluraliste, équitable, libre et démocratique sont

traversées par un conflit de définition – une lutte pour l’hégémonie (Laclau, Mouffe,

1985 ; Dalibert, Quemener, 2017) – entre des groupes qui en défendent des conceptions

différentes. La spécificité des conceptions hégémoniques du débat public est qu’elles

bénéficient du privilège de l’évidence : elles peuvent se formuler comme allant de soi

sans avoir à énoncer leurs divergences par rapport aux conceptions concurrentes. C’est

à cette fausse neutralité d’un genre télévisuel androcentré (Coulomb-Gully, 2001) que

s’attaque par exemple le Collectif Les Insoumises dans Maso et Miso vont en bateau

(Carole Roussopoulos, Delphine Seyrig, 1976), une vidéo qui parodie l’émission

Apostrophes du 30 décembre 1975, laquelle se présente comme un bilan de l’Année

internationale de la Femme. Les vidéo-activistes s’attaquent en particulier à l’idée de

faire dialoguer, dans une ambiance conviviale et rieuse, la secrétaire d’État à la

Condition féminine Françoise Giroud avec un panel de personnalités masculines

antiféministes, que l’animateur Bernard Pivot qualifie lui-même de « fieffés

misogynes » – tout en commentant face caméra le physique de la réalisatrice de

l’émission. De fait, le principe en apparence pluraliste et équitable de faire dialoguer

des féministes et des antiféministes conduit à la reproduction du rapport de

domination que le débat télévisé est censé prendre pour objet.

9 L’analyse des dispositifs de débat télévisé gagne alors à prendre en compte, avec les

perspectives de recherche issues des cultural studies, la manière dont les rapports

sociaux façonnent les dispositifs de débat télévisé. À l’issue d’une enquête sur les

transformations de l’humour dans les talk-shows français, Nelly Quemener propose de

saisir la construction audiovisuelle des rapports de genre à l’échelle des « dispositifs

patriarcaux »8 qui organisent les échanges entre les protagonistes. Ce concept lui

permet notamment de mettre en évidence la contrainte posée sur la performance de

genre de l’humoriste par la performance de la masculinité de l’animateur, un rôle dans

lequel les hommes sont fortement surreprésentés. Richard Dyer (2015 : 17) décrit quant

à lui l’effet de l’éclairage et de la mise en scène du public dans la construction d’un

débat télévisé sur le racisme. Lors de la mise en place d’une émission sur les « émeutes

raciales » à la télévision britannique, à laquelle il participe, un régisseur s’inquiète du

fait qu’il n’y ait « pas assez de blancs » dans les gradins pour garantir une image

lumineuse. À partir de cette anecdote, l’auteur montre comment des préoccupations en

apparence purement techniques peuvent avoir des incidences politiques, en

l’occurrence la mise en contraste d’un public-citoyen blanc et de la violence noire des

émeutiers.

10 Afin de prendre en compte ces apports issus des études de genre et des études

postcoloniales, l’analyse des débats télévisés doit se confronter au problème de

l’effacement de la question du pouvoir par les usages disciplinaires du concept de

dispositif (Gavillet, 2010). Cet effacement passe par exemple par l’opposition artificielle

entre l’approche prétendument « panoptique » de Michel Foucault, pour qui le pouvoir

s’exercerait « prioritairement sur le mode de la coercition », et une approche plus

Questions de communication, 33 | 2018

68

« pragmatique, interactionniste » (Peeters, Charlier, 1999 : 18), qui serait mieux à même

de rendre compte, par le bas, de la complexité des processus communicationnels. C’est

là oublier que l’une des principales contributions de l’auteur de La Volonté de savoir

(1976 : 124) est justement d’avoir posé que « le pouvoir vient d’en bas » et que les

« grandes dominations sont les effets hégémoniques que soutient continûment

l’intensité de tous ces affrontements ».

11 Selon Michel Foucault, le pouvoir ne peut être ni possédé (postulat de la propriété), ni

situé (postulat de la localisation) dans la mesure où il est une relation, ou un ensemble

de relations. On retrouve dans cette conception anti-fondationnaliste du pouvoir et de

la communication le souci exprimé par l’analyse des dispositifs télévisuels de ne pas

préjuger du caractère déterminant, dans la configuration des termes du débat, d’un

type d’action plutôt que d’un autre. L’apport de la conception relationnelle du pouvoir

élaborée par Michel Foucault est ensuite de déplacer le regard féministe et antiraciste

sur les débats télévisés des énoncés sexistes et/ou racistes vers les réseaux de relations

sémio-matérielles au sein desquels s’actualisent des rapports de pouvoir imbriqués.

12 Contre la prétention à la neutralité et au surplomb qui caractérise souvent ce genre

télévisuel (et parfois aussi son étude scientifique), la perspective foucaldienne permet

d’envisager les débats télévisés (sur le sexisme, le racisme ou toute autre question de

société) comme des « technologies politiques » qui participent de la fabrication des

objets (« la société », « le sexisme », « le racisme », etc.) dont elles délibèrent. Ainsi, en

reprenant les termes de la relecture féministe de Michel Foucault par Teresa de

Lauretis (1987 : 42), peut-on affirmer que les débats télévisés sont des « technologies du

genre » qui participent de la construction politique des problèmes qu’ils mettent en

délibération.

La co-construction du débat télévisé par les plateformesnumériques

13 La convergence entre la télévision et les réseaux socio-numériques (Kredens, Rio, 2017)

conduit à une pluralisation des formes sous lesquelles les débats télévisés sont diffusés,

visionnés et commentés. En effet, ceux-ci existent désormais simultanément en tant

que longs formats destinés à la télévision et que courtes séquences vidéo destinées aux

réseaux socio-numériques. Aussi les vidéos numériques apparaissent-elles toujours

accompagnées des traces d’actions laissées par les internautes (nombres de vues,

« j’aime », commentaires, etc.). Quelles sont les implications de ce nouveau contexte

technologique pour l’analyse des dispositifs de débat télévisé ? Dans la relecture qu’il

propose de l’œuvre de Michel Foucault, Gilles Deleuze (1986 : 40) souligne que

l’émergence du concept de dispositif dans les années 1970, dans le cadre de recherches

sur la prison et la sexualité, s’inscrit dans une démarche de rupture avec le postulat

structuraliste d’un primat du discursif sur le non-discursif, qui avait présidé à l’écriture

de ses ouvrages antérieurs, vers une problématisation de la matérialité des corps et des

architectures. Transposé à l’étude des médias numériques (Bonaccorsi, Julliard, 2010 ;

Monnoyer-Smith, 2013), le concept foucaldien de dispositif peut alors désigner

l’ensemble des paroles, des corps, des textes, des sons, des images, des interfaces et des

appareillages techniques impliqués dans la configuration du débat public. Cela revient à

envisager le débat télévisé, tel qu’il apparaît sur nos écrans numériques, à la fois

comme un ensemble de significations et comme un précipité d’actions.

Questions de communication, 33 | 2018

69

14 Ces actions qui donnent forme et signification au débat sont non seulement celles se

déroulant sur les plateaux de télévision lors de l’enregistrement de l’émission9, mais

également celles advenant via les plateformes numériques (Matamoros-Fernández,

2017) : le découpage de séquences et leur téléversement sur YouTube, leur diffusion via

les comptes officiels Facebook et Twitter des émissions, le partage et la

recommandation par les publics, le commentaire, la capture d’écran, la création de

GIF10 animés et de remix vidéo à partir de l’émission originale, ainsi que la

(non-)modération de ces différents contenus amateurs par la plateforme. Si les études

de réception issues des cultural studies prennent traditionnellement en compte la co-

construction du sens du débat télévisé par les publics (Morley, 2008), la participation

par les plateformes numériques invite également à considérer, avec les science and

technology studies (Wajcman, Jones, 2012 : 676), le fait que la production médiatique du

débat public ne s’arrête pas aux portes de studios de télévision, mais se poursuit à

travers l’ensemble des pratiques numériques de reformatage et de recadrage du débat.

Affecter le débat : intensification du sens et (dis)qualificationémotionnelle

15 La puissance de détermination des différentes actions impliquées dans la construction

médiatique d’un débat peut être appréhendée à l’aune de son pouvoir d’affecter.

Affecter, selon la formule de Gilles Deleuze transposée à l’étude des médias

numériques, « c’est exercer une force au sein d’un champ de relations » (Cervulle,

Pailler, 2014 : en ligne). Poser la question des affects revient ici à interroger l’incidence

respective de chaque action sur le complexe de relations qui constitue le débat. Cette

démarche permet d’augmenter la proposition initiale de Patrick Charaudeau (1991 :

170) selon laquelle un débat « prend sens et est configuré à travers différents systèmes

sémiotiques qui coexistent, s’interpénètrent, se complémentent ou réagissent en écho

les uns par rapport aux autres ». Prendre pour objet les affects, c’est-à-dire les forces et

les intensités, permet de décrire la manière dont certaines actions en viennent à

acquérir une signification suffisamment forte et intense pour fixer les termes du débat.

16 Penser les affects permet en même temps d’interroger les émotions, soient les

ressentis, les expressions et les qualifications de ces intensités11. Par exemple, signifier

que l’adversaire est « trop en colère » pour participer au débat est une stratégie

courante de disqualification des subalternes qui consiste à les désigner comme la cause

de la violence du débat public. L’adéquation à une norme de bonne gestion des

émotions comme condition d’accès à la vie publique est historiquement un principe

d’exclusion des femmes, des classes populaires et des minorités ethnoraciales aussi bien

du débat public (Ahmed, 2012) que de la recherche scientifique (Haraway, 2007). Les

cultural studies sont ici précieuses en ce qu’elles ouvrent à l’analyse non moraliste et

non élitiste des enjeux politiques qui traversent l’expression médiatique des émotions.

Par contraste avec le « populisme cathodique » que Guy Lochard et Jean-Claude

Soulages (2007 : 80) attribuent à l’émission C’est mon choix, diffusée en début d’après-

midi sur France 3 de 1999 à 2004 et qui construiraient selon eux « un téléspectateur […]

comme un pur réceptacle d’affects », Sonia Livingstone et Peter Lunt (1994) montrent

comment, à travers sa mise en scène de témoignages de femmes affectées, une émission

comme The Oprah Winfrey Show permet l’émergence d’enjeux féministes, comme le viol,

ainsi que de voix de femmes issues des classes populaires et des minorités

Questions de communication, 33 | 2018

70

ethnoraciales, qu’il est rare d’entendre dans les émissions privilégiant une parole

désaffectée. Alors que les talk-shows féminins diffusés en journée sont souvent dénigrés

pour leur écart par rapport à une norme de rationalité délibérative masculine, Sonia

Livingstone et Peter Lunt envisagent les communautés de téléspectatrices qui se

forment autour de ces interventions féminines comme de potentiels « contre-publics »

au sens de Nancy Fraser (2001)12. En suivant cette perspective, les analyses qui suivent

envisagent l’expression et la qualification des émotions comme un enjeu de lutte pour

la définition des termes du débat sur le racisme.

Analyse comparée de deux dynamiques de réactionsanti-antiracistes

17 La seconde partie de l’article met ce concept de dispositif de débat télévisé à l’épreuve

de l’étude comparée de deux assemblages anti-antiracistes qui ont en commun de s’être

formés au croisement d’émissions de débat télévisé, de réseaux socio-numériques et

d’articles de la presse nationale en réaction à la prise de parole publique de femmes

catégorisées comme musulmanes.

Dénoncer l’islamophobie dans Des Paroles et des actes

18 Le 21 janvier 2016 lors de l’émission de débat politique Des Paroles et des actes (DPDA),

une membre du public, Wiam Berhouma, une « jeune femme […] de confession

musulmane […] professeure d’anglais en collège, à Noisy-le-Sec » est invitée à poser une

question « sur le sujet de la religion musulmane » au philosophe Alain Finkielkraut.

Plutôt qu’une question sur l’islam, Wiam Berhouma formule – sur France 2, un jeudi

soir, aux alentours de 22 heures – une dénonciation de la banalisation de la parole

islamophobe dans les médias. Cette intervention ne correspondant pas au format

prévu, l’animateur, David Pujadas, l’enjoint à « dialoguer » avec Alain Finkielkraut et lui

demande, sur le ton de l’étonnement, si elle a vraiment « entendu une parole raciste

ici ». Malgré une série d’interruptions, Wiam Berhouma continue sur la nécessité de

lutter contre les violences et les discriminations envers les musulman·e·s afin de

construire un « Nous français inclusif », avant de remettre en cause la légitimité d’Alain

Finkielkraut à parler de l’islam dans les quartiers populaires. Elle conclut son

intervention, « au nom de la France », en renvoyant à Alain Finkielkraut le « Taisez-

vous ! » qu’il avait adressé deux ans plus tôt à Abdel Raouf Dafri sur le plateau de

l’émission Ce Soir (ou jamais !) et qui avait fait l’objet de nombreux détournements

parodiques sur les réseaux socio-numériques. Le visage fermé, l’animateur interrompt

l’échange (« Je pense qu’on va s’arrêter là ») et enchaîne sur le thème suivant afin de

rétablir le cours normal de l’émission.

19 En même temps qu’elle subvertit le rôle genré et racialisé de la « jeune femme de

confession musulmane » auquel l’assigne le script de l’émission (Damian-Gaillard,

Montañola, Olivesi, 2014), Wiam Berhouma inscrit sa critique de l’islamophobie dans les

limites d’un cadre télévisuel patriotique. En effet, intitulée « Les deux France : le grand

débat », cette émission est présentée comme une confrontation entre « deux hommes »,

Alain Finkielkraut et Daniel Cohn-Bendit, « qui ont la France dans la peau ». Les

couleurs qui prédominent sur le plateau sont le bleu (du sol, de la table centrale et des

vêtements de l’animateur), le blanc (des spots lumineux) et le rouge (des logos de DPDA

Questions de communication, 33 | 2018

71

et de France 2). Cet habillage tricolore est occasionnellement renforcé par la projection

sur des grands écrans surélevés de drapeaux bleu-blanc-rouge (image 1). En réaction à

cette construction dominante du débat télévisé autour d’un « nous » national, blanc et

masculin, des émissions de débat alternatives telles Contrefeux ou Paroles d’honneur,

diffusées uniquement en ligne, sont animées par des femmes et se construisent autour

d’un « nous » anti-islamophobie et décolonial.

Image 1. Des Paroles et des actes, « Les deux France : le grand débat », 21/01/2016, capture d’écran

Accès : https://www.francetvinfo.fr/replay-magazine/france-2/des-paroles-et-des-actes/des-paroles-et-des-actes-du-jeudi-21-janvier-2016_1269257.html

L’individualisation et la moralisation du problème du racisme

20 Peu après l’intervention de Wiam Berhouma, un syndicaliste apparaissant comme

blanc13 pose une question sur le « problème de l’islam » au sein de la Régie autonome

des transports parisiens (RATP). Pendant sa prise de parole, la réalisation cadre à

plusieurs reprises sur le visage de Wiam Berhouma, qui est ensuite interpellée en tant

que musulmane par Daniel Cohn-Bendit au sujet de ces « grands frères ». Le

syndicaliste précise qu’il « n’est pas raciste » et déplore le fait que, « quand vous

essayez de parler de ces choses-là », « c’est vous qui passez pour le méchant ». Daniel

Cohn-Bendit le conforte en lui conférant le statut de « lanceur d’alerte », tandis

qu’Alain Finkielkraut explique que l’antiracisme a « perdu la tête » en qualifiant de

racistes tous « les gens en France qui sont inquiets » : « On a décidé au nom de

l’antiracisme qu’il n’y avait pas de problème de l’islam, qu’il n’y avait pas de problème

de flux migratoires, qu’il n’y avait qu’un problème de xénophobie et de racisme. Ce déni

de réalité ne fonctionne plus ».

21 En même temps qu’il investit une position anti-antiraciste, Alain Finkielkraut défend

une conception de l’antiracisme comme « principe moral fondamental ». Ce dernier

serait une spécificité culturelle de l’Europe, laquelle tirerait sa « force spirituelle » de

« sa capacité à se remettre en question », par contraste avec la « susceptibilité à fleur

de peau » qu’Alain Finkielkraut dit constater « parmi les musulmans ». Cette

moralisation du problème du racisme était déjà à l’œuvre lorsqu’il reprochait à Wiam

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Berhouma de vouloir le faire passer pour un « salaud ». Elle est renforcée en fin

d’émission lorsque Karim Rissouli, animateur-adjoint de l’émission, demande à Alain

Finkielkraut s’il « est » et s’il « se reconnaît » comme « islamophobe ». D’un ensemble

d’actes participant d’un système de violences et de discriminations, le racisme devient

une identité que l’on pourrait décliner à titre individuel.

22 Dans le contexte d’une arène de débat marquée par les hiérarchies sociales et le sens de

l’étiquette (Guénif-Souilamas, 2006), la construction télévisuelle du statut d’intellectuel

d’Alain Finkielkraut rend improbable la thèse de sa participation au racisme

systémique. Ce statut d’intellectuel est à la fois le produit des pratiques vestimentaires,

corporelles et langagières de l’homme et des choix éditoriaux de l’émission. Le premier

des mini-reportages ponctuant cette émission s’ouvre dans le Quartier latin, en

Sorbonne, où Alain Finkielkraut est présenté, dans son élément, comme la quintessence

de l’intellectuel français qui « aime croiser le fer ». Le reportage continue à Pierrefite,

en Seine-Saint-Denis, où « monsieur le professeur » part à la rencontre de militants

associatifs. Sur le plateau, l’instance de réalisation multiplie les gros plans sur les mains

d’Alain Finkielkraut, comme pour appuyer ses explications, ainsi que sur les blocs-

notes et ouvrages qu’il a disposé autour de lui sur la table de débat, suggérant son

érudition (image 2). L’usage éditorial de Twitter par l’émission (Atifi, Marcoccia, 2015)

vient confirmer ce statut d’intellectuel, avec l’affichage en fin d’émission de deux tweets

de téléspectatrices admiratives d’Alain Finkielkraut : « J’aimerais parler avec

#finkielkraut c’est un homme intelligent » et « #DPDA En quelques minutes, le ‘bureau’

d’Alain Finkielkraut est en désordre ! J’adore !!! ». Karim Rissouli souligne : « Vous êtes

la figure de l’intellectuel avec des papiers partout ». Les autres tweets sélectionnés par

l’équipe éditoriale qualifient l’échange entre Daniel Cohn-Bendit et lui de « courtois »,

« respectueux » et « mesuré » et déplorent que « tous les Français » n’en soient pas

capables. Tandis que l’animateur-adjoint évoque des « messages très violents » sur

Twitter, qui montrent que « les deux France ne sont pas encore tout à fait

réconciliées », David Pujadas remercie Daniel Cohn-Bendit et Alain Finkielkraut pour ce

débat « respectueux » et « instructif ».

Image 2. Des Paroles et des actes, « Les deux France : le grand débat », 21/01/2016, capture d’écran

Accès : https://www.francetvinfo.fr/replay-magazine/france-2/des-paroles-et-des-actes/des-paroles-et-des-actes-du-jeudi-21-janvier-2016_1269257.html

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Quand celle qui pointe le problème devient le problème

23 Pendant et après le direct, des réactions sur Twitter14 invoquent l’islamité de Wiam

Berhouma pour remettre en cause sa critique de l’islamophobie. Sur le site de micro-

blogging, des publications citant le mot-dièse #DPDA interpellent la chaîne et l’émission

sur son absence de vérification du « profil » de la « jeune femme musulmane » présente

sur le plateau. Contre l’affirmation pourtant exacte de David Pujadas selon laquelle

Wiam Berhouma n’est « encartée dans aucun parti », des protagonistes de l’extrême

droite nationaliste en ligne (image 3) mettent en circulation deux « preuves »

présentées comme accablantes : une liste des signataires de l’appel lancé par le collectif

de la Marche des femmes pour la dignité (Mafed) où figure son nom, ainsi qu’une photo

où elle apparaît en tête de cortège de la Marche pour la dignité et contre le racisme du

31 octobre 2015. Si ces éléments sont consultables sur les sites web de plusieurs

collectifs antiracistes (ils sont plus de 80 à se joindre à l’appel), les liens hypertextes

renvoient majoritairement vers le site du Parti des indigènes de la République (PIR),

afin d’appuyer le récit selon lequel Wiam Berhouma serait « liée au PIR », voire

« membre du PIR » et ainsi, par amalgame, « communautariste », « islamo-gauchiste »,

« antisémite », « anti-Française », « intégriste », « islamiste » voire « djihadiste », pour

reprendre les expressions de publications citant le mot-dièse #DPDA. Sur le registre de

la « réinformation15 », ces interventions visent à « rétablir la vérité ». Elles coexistent

avec des commentaires à connotation sexiste qui présentent Wiam Berhouma comme

inapte au débat public car « agressive », « hystérique », « folle », « tarée » et

« grossière ». Le fil Twitter #DPDA contient – deux ans encore après leur publication –

des insultes misogynes telles « petite conne », « pétasse » ou « bécasse haineuse »

(image 4). « Beurette », terme racialisant le plus récurrent, présente cette femme

comme télégénique, stupide et agressive. Ainsi la haine raciale s’exprime-t-elle à

travers la misogynie, tout en désignant sa cible – plutôt que ses propres structures de

sentiments – comme l’origine du problème du racisme (Ahmed, 2004). Cette hostilité

coexiste avec des expressions de soutien qui se félicitent de cette prise de parole

antiraciste tout en exprimant du dépit et de l’impuissance face à ce retour de bâton

médiatique. Dans un tweet le soir de l’émission, puis dans une tribune publiée huit jours

plus tard, Wiam Berhouma (2016) dément son appartenance au PIR, confirme sa

participation en tant que citoyenne à la Marche pour la dignité et contre le racisme,

alerte sur les amalgames et les insultes racistes, sexistes et misogynes dont elle fait

l’objet sur Twitter et revient sur le problème de la banalisation de la parole

islamophobe dans les médias.

24 Les articles16 de Lefigaro.fr, Marianne.fr, LePoint.fr et Lexpress.fr, qui commentent

l’émission dès le lendemain présentent cette opération de vérification d’identité

comme le fait de simples « tweetos » et « internautes ». La validité des « preuves » à

charge contre Wiam Berhouma n’est pas discutée et elle se voit de nouveau qualifiée de

« communautariste » et d’« islamo-gauchiste ». David Pujadas est accusé d’avoir

manqué de vigilance et d’autorité face à son « arrogance » et à sa « duplicité ».

L’enseignante et l’animateur sont désignés comme co-responsables d’une « cacophonie

polémique ». L’intervention de Wiam Berhouma est présentée comme une « violente et

interminable logorrhée » venant « polluer le débat » en le rabaissant à la « polémique »

et à l’« invective », voire comme un « guet-apens » visant une « censure » à caractère

« fasciste » et « totalitaire ». Par contraste, Alain Finkielkraut est présenté par les

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journalistes comme ayant été « agressé », « accablé » et « traîné dans la boue », sans

pour autant avoir perdu sa « dignité », son « talent », son « élégante courtoisie », sa

« mesure », son « honnêteté », sa « rigueur » et sa « classe ». Un mois plus tard, la thèse

d’un manque de transparence de Wiam Berhouma sur son identité et de vérification de

la part de l’équipe de DPDA est validée par le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA).

« Alerté par un très grand nombre de téléspectateurs », dans sa décision du 27 février

2016, le CSA adresse un rappel à l’ordre à France Télévisions pour avoir manqué à son

obligation d’assurer « la bonne compréhension des enjeux par le téléspectateur » en

n’informant pas le public de ses « engagements militants ». Les semaines suivantes,

plusieurs articles reviennent sur cette décision du CSA, mais aussi sur les attaques

contre Amine El Khatmi, cofondateur du Printemps républicain17. En effet, après avoir

critiqué l’intervention de Wiam Berhouma, sur Twitter, celui-ci a été traité de

« collabeur » par des personnes qu’il identifie comme musulmanes. Dans le cadre d’un

commentaire journalistique désormais élargi à LeMonde.fr (Van Renterghem, 2016) ainsi

qu’à Libération.fr (Gendron, 2016), le problème de l’islamophobie soulevé par Wiam

Berhouma redevient celui du « communautarisme » musulman.

Image 3. Capture d’écran réalisée sur Twitter le 22/01/2018

Questions de communication, 33 | 2018

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Image 4. Capture d’écran réalisée sur Twitter le 22/01/2018

L’accusation de « racisme anti-blanc » sur le plateau de Ce Soir (ou

jamais !)

25 Deux mois plus tard, toujours sur France 2, l’émission Ce Soir (ou jamais !) (CSOJ) du 18

mars 2016 est intitulée « Comment réconcilier les antiracistes ? ». Comme à son

habitude, le talk-show culturel s’ouvre sur un générique qui présente, sous un filtre

sépia et bercé d’une musique jazz, un plateau à l’esthétique connotée moderne,

branchée et conviviale, dont les coulisses et l’appareillage technique sont partiellement

révélés. L’animateur, Frédéric Taddeï, ouvre l’émission en l’inscrivant dans l’actualité

de la Semaine nationale d’action et d’éducation contre le racisme et l’antisémitisme. Il

avance ensuite l’idée selon laquelle, dans les années 1980, « les antiracistes étaient unis,

ils faisaient front commun », alors qu’« aujourd’hui, ils semblent divisés et s’accusent et

se soupçonnent de tous les maux, y compris d’être racistes, ou de faire le jeu des

racistes ». La réalisation alterne entre un plan poitrine de l’animateur, qui pose la

question « Comment réconcilier les antiracistes ? », avec un plan plus large qui met en

avant les deux rangées incurvées où sont disposé·e·s les intervenant·e·s, dont le face à

face est dramatisé par le contraste entre le blanc des fauteuils et des colonnes et le noir

du sol et du plafond (image 5). Lors d’un premier tour de table, les huit invité·e·s – un

photographe, trois militantes et quatre chercheur·e·s – sont interrogé·e·s sur ce qui a

changé dans l’antiracisme au cours des dernières années. À mesure que chacun·e donne

son point de vue, la réalisation entrecoupe la parole des invité·e·s, non par des plans de

l’animateur comme dans Apostrophes, mais par des plans sur les autres intervenant·e·s,

sur le visage desquel·le·s le public est conduit à lire des premiers signes de tension et de

crispation. Par exemple, lorsque le photographe Olivero Toscani relativise l’importance

de l’esclavage, l’instance de réalisation propose de suite un plan horizontal de biais qui

permet de capter dans un même plan son visage et ceux d’Houria Bouteldja, porte-

parole du PIR, et de Maboula Soumahoro, chercheuse spécialiste de la diaspora noire,

dont les réactions sont ainsi montrées. Si l’émission se présente comme une

réconciliation, sa scénographie et sa réalisation proposent une confrontation, décrite

par des commentaires sur Twitter comme un « ring de boxe ».

Questions de communication, 33 | 2018

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Image 5. Ce Soir (ou jamais !), « Comment réconcilier les antiracistes », 18/03/2016, capture d’écran

Accès : https://www.youtube.com/watch?v=RCtv9lnG_7U

26 Le politologue Thomas Guénolé saisit son premier tour de parole pour interpeller

Houria Bouteldja, assise en face de lui : « Je pense que ce qui a changé, et cela me fait

beaucoup peine de dire cela, c’est qu’il y a une partie de l’antiracisme qui est devenue

raciste. Je parle de vous, Madame Bouteldja ». S’ensuit une intervention de deux

minutes et demie sans interruption au cours de laquelle le politologue accuse Houria

Bouteldja successivement de racisme (« anti-blancs »), d’antisémitisme, d’homophobie

et de misogynie, dont voici un extrait :

« Dans votre livre, vous écrivez “La blanchité est une forteresse, tout blanc estbâtisseur de cette forteresse.” “Tout blanc” c’est une généralisation fondée sur lacouleur de la peau. La généralisation basée sur la couleur de la peau, surtout pourun trait négatif, c’est du racisme Madame. D’ailleurs en parlant des blancs, toujoursdans votre livre – je ne vais pas citer toutes les pages, mais mes citations sontexactes – vous écrivez : “Je n’ai jamais pu dire ‘nous’ en vous incluant – vous parlezdes Blancs – vous ne le méritez pas.”»

27 L’accusation de Thomas Guénolé est soutenue par une série d’(in)actions éditoriales.

L’instance de réalisation soutient d’abord l’accusation en alternant, à travers un

champ-contrechamp, des plans sur les pièces à conviction mises en avant par le

politologue, une photographie et des extraits du livre Les Blancs, les Juifs et nous –

Bouteldja, 2016), avec des plans sur le visage de son auteure18. Situé à l’autre extrémité

du plateau, l’animateur reste invisible et silencieux tout au long de cet échange,

pendant que l’absence de plan large construit un champ de vision étroit, restreint au

face à face instauré par Thomas Guénolé. L’association du silence de Frédéric Taddeï et

du soutien de Nicolas Ferraro (réalisateur de CSOJ) sont les conditions de possibilité de

ce déploiement d’une parole masculine blanche qui parvient à imposer

temporairement les termes du débat sur le racisme à une femme non blanche.

Questions de communication, 33 | 2018

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L’amplification numérique du plaisir visuel de l’affrontement

28 Alors que l’émission est peu discutée par la presse nationale19, le duel télévisuel engagé

par Thomas Guénolé passionne sur les réseaux socio-numériques. Sur Facebook, la

vidéo de l’accusation comptabilise 421 000 vues, 2 522 « j’aime » et 4 627 partages,

tandis que la réponse d’Houria Bouteldja lors de cette même émission obtient 6 fois

moins de vues, 7 fois moins de « j’aime » et 13 fois moins de partages. Sur Twitter, cette

séquence s’accompagne d’une intensification du rythme des publications et d’une

multiplication des exclamations. Il s’agit d’abord d’un partage d’émotions à chaud qui

participe de la construction médiatique de l’événement (Papacharissi, 2015). Deux

communautés émotionnelles se constituent sur le moment sans interagir l’une avec

l’autre20 et tout en partageant un même sentiment de surprise. D’un côté, les

supporters d’Houria Bouteldja expriment de la stupeur, de la frustration et de la colère

face à ce qu’ils présentent comme une attaque malhonnête ; de l’autre, ses opposants

expriment leur incrédulité, leur satisfaction et leur jubilation en voyant la « vérité »

enfin « exposée au grand jour ». Ce plaisir de voir l’accusation – rendu possible par les

longs gros plans sur le visage d’Houria Bouteldja21 – se formule notamment à travers le

vocable viriliste de l’artillerie lourde. Thomas Guénolé est présenté par ses supporters

comme un homme « couillu » qui a donné une « fessée verbale », lancé un

« tomahawk », une série de « missiles tactiques », avec pour effet de « pilonner »,

« laminer », « démolir », « massacrer », « écraser à plates coutures » et laisser « KO »

son adversaire (image 6). Selon les tweets qui reprennent et amplifient l’accusation, le

caractère spectaculaire de l’intervention de Thomas Guénolé permet de « prouver » et

« démasquer » « la haine » et « l’intolérance », « le racisme, l’antisémitisme,

l’homophobie et la misogynie » d’Houria Bouteldja. Déjà à l’œuvre dans la séquence

vidéo, la rhétorique visuelle de la preuve se déploie en parallèle sur Twitter à travers la

pratique de la capture d’écran associée au surlignage des extraits de l’ouvrage d’Houria

Bouteldja censés soutenir les accusations de Thomas Guénolé.

Questions de communication, 33 | 2018

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Image 6. Capture d’écran réalisée à partir des archives Twitter du Dépôt Légal du Web le22/01/2018

La construction visuelle de l’inaudibilité de la critique du racismesystémique

29 Dans CSOJ, comme dans DPDA, les grands écrans positionnés en surplomb du plateau

constituent un élément important de la scénographie de l’émission. Ce soir-là, ces

écrans affichent des photographies d’Olivero Toscani pour la marque Benetton, qui

sont décrites comme des représentations de l’antiracisme des années 1980, époque d’un

supposé consensus. Présent sur le plateau, à côté de ses photographies, leur auteur se

présente comme « ni raciste, ni antiraciste » car, selon lui, « on n’est pas divisé par

cela » mais par les rapports de classe. Dans ces photos, la représentation d’une diversité

multiculturelle postraciale heureuse passe paradoxalement par la réactualisation

d’archétypes raciaux hérités de la colonisation et de l’esclavage (Back, Quaade, 2008).

L’érotisation de la différence raciale (au nom de sa transcendance) passe par la

naturalisation des rôles sexuels : les femmes noires sont des nourrices (image 522), les

hommes noirs sont des étalons (une photographie montre un cheval noir s’accouplant

avec un cheval blanc), le couple hétérosexuel interracial est source de bonheur

(image 7). Montrant un homme blanc baisant la joue d’une femme noire tout en en lui

forçant le sourire avec le pouce et l’index, cette dernière image accompagne les propos

de Nadia Remadna, présidente de l’association la Brigade des mères, lorsqu’elle

explique que le « communautarisme », et non les discriminations et violences

systémiques, seraient la source de la « haine » dans les quartiers populaires.

Inversement, lorsque Houria Bouteldja et Maboula Soumahoro exposent leur définition

du racisme systémique et leur conception politique de l’antiracisme, l’instance de

réalisation affiche au premier plan une photographie représentant trois adolescents –

Questions de communication, 33 | 2018

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un noir, un blanc, un asiatique – tirant la langue qui vient parasiter l’argumentation

des deux intervenantes. Une fois le mot évaporé23, la « race » persiste à travers une

présence énonciative et visuelle spectrale. Ainsi, la racialisation du dispositif –

intensifiée par son hétéro-sexualisation – conditionne-t-elle l’audibilité des prises de

parole, tandis que le racisme est présenté comme étranger au plateau, renvoyé vers des

ailleurs spatio-temporels.

Image 7. Ce Soir (ou jamais !), « Comment réconcilier les antiracistes », 18/03/2016, capture d’écran

Accès : https://www.youtube.com/watch?v=RCtv9lnG_7U

Conclusion

30 Le concept de dispositif peut contribuer à l’analyse intersectionnelle des médias

(Cervulle, Quemener, 2014 ; Dalibert, 2017) en déplaçant l’attention des chercheur·e·s de

la question des énoncés sexistes et racistes vers celle de la construction genrée et

racialisée des technologies de débat. Dans le cadre de la présente étude, cette méthode

d’analyse permet de penser la prise de parole télévisuelle sur le racisme en rapport

avec l’ensemble des actions qui en conditionnent la visibilité et l’audibilité : le cadrage

thématique, le casting, l’animation, la scénographie, l’habillage iconographique, la

réalisation, le découpage en séquences pour la diffusion en ligne, ainsi que le design, les

usages et la (non-)modération des plateformes numériques. En écho à ce que Nacira

Guénif-Souilamas (2016) appelle le « backlash de la prise de parole non blanche », cette

approche permet de rendre compte de la manière dont la présence critique de femmes

musulmanes sur les plateaux télévisés se voit opposer un ensemble de réactions

hostiles (interruptions, amalgames, disqualifications émotionnelles, diffamation,

injures, etc.) qui interagissent les unes avec les autres au croisement de la télévision,

des réseaux socio-numériques et de la presse nationale. Si l’intervention de Wiam

Berhouma sur le plateau de Des Paroles et des actes parvient à mettre temporairement le

problème de l’islamophobie à l’agenda d’une émission sur l’identité nationale, des

réactions lui opposent le problème de l’intolérance (musulmane) et de l’incivilité

(populaire) pour lesquelles la hauteur de vue (masculine et blanche) des intellectuels et

la foi républicaine des minorités ethnoraciales seraient les meilleurs remèdes. Par

Questions de communication, 33 | 2018

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ailleurs, si le discours de promotion de Ce Soir (ou jamais !) insiste sur la diversité des

invité·e·s, l’émission offre à Thomas Guénolé un espace d’échange asymétrique lui

permettant d’administrer la « preuve » du « racisme anti-blancs » d’Houria Bouteldja.

Tandis que cette séquence d’accusation interindividuelle de racisme rassemble un large

public autour d’un affrontement spectaculaire, la critique des structures asymétriques

et des systèmes d’oppression reste en retour peu audible à la télévision et peu virale sur

les réseaux sociaux.

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NOTES

1. Sur la médiatisation de la controverse sur la définition des notions de racisme et d’antiracisme,

voir M. Dalibert (2015), S. Larcher (2015), E. Gimenez (2015) et M. Cervulle (2017).

2. La Marche de la dignité est une manifestation organisée à Paris le 31 octobre 2015 par le

collectif autonome de la Marche des femmes pour la dignité (Mafed) « en collaboration avec [d]es

personnalités et organisations de l’immigration et des quartiers populaires et/ou subissant le

racisme ». Accès : https://marchedeladignite.wordpress.com/. Consulté le 18/09/2017.

3. Tenu à deux reprises en 2016 et 2017, le Camp d’été décolonial se présente comme une

« rencontre nationale, dédiée aux personnes subissant à titre personnel le racisme d’État » et

Questions de communication, 33 | 2018

84

« un moment privilégié pour échanger, se former et réfléchir à des mobilisations collectives pour

faire face aux différentes inégalités et injustices que nous subissons ». Accès : https://ce-

decolonial.org. Consulté le18/09/2017 .

4. Loi n° 2005-158 du 23 février 2005 portant reconnaissance de la Nation et contribution

nationale en faveur des Français rapatriés.

5. Cette recherche a bénéficié d’un financement postdoctoral dans le cadre du projet de création

d’un Centre de recherche et de formation contre le racisme et l’antisémitisme à l’Université Paris

8 Vincennes-Saint-Denis sous la direction de Marie-Anne Matard-Bonucci.

6. L’islamophobie est un « processus social complexe de racialisation/altérisation appuyé sur le

signe de l’appartenance (réelle ou supposée) à la religion musulmane » (Hajjat, Mohammed,

2013 : 20).

7. Relisant G. Deleuze, les Science and Technology Studies et la théorie de l’intersectionnalité, J. Puar

(2011 : en ligne) propose d’envisager la construction médiatique des rapports de pouvoir en

termes d’agencement/assemblage. L’analyse porte alors moins sur des représentations

médiatiques que sur des ensembles hétérogènes de relations sémio-matérielles dynamiques qui

assemblent des mots, des sons, des images, des technologies et des corps.

8. Par exemple, voir l’analyse comparée de N. Quemener (2014 : 64-69) du dispositif des émissions

Nulle part ailleurs et Studio Gabriel.

9. Pour une approche ethnographique des plateaux de débats télévisés, voir G. Villeneuve (2010).

10. Le Graphics Interchange Format (GIF) est un format d’image numérique couramment utilisé sur

les réseaux socio-numériques. Il permet notamment de stocker plusieurs images dans un seul

fichier et ainsi de créer des diaporamas ou des animations.

11. Sur le duo conceptuel affect-émotion, voir F. Pailler et F. Vörös (2017).

12. S. Livingstone et P. Lunt nuancent toutefois leur analyse : l’objectif commercial de captation

du public conduit parfois ces émissions à surinvestir le sensationnel au détriment de la

clarification des enjeux politiques. Aussi la pluralité des voix exprimées peut-elle conduire à un

certain relativisme selon lequel toutes les prises de position sur un problème de société se

vaudraient.

13. Les catégories de l’analyse télévisuelle « ne renvoient pas à “la vérité” des personnes (“race”,

“origine”, “ethnicité”), mais à la manière dont elles sont socialement marquées par des

opérations d’ethnoracialisation » (Macé, 2010 : 396).

14. Twitter affiche les publications selon une logique non plus de « web du stock » mais de « web

du flux », caractérisée par la démultiplication des formes sous lesquelles un même contenu peut

(ne pas) apparaître à différent·e·s abonné·e·s, sous l’effet d’algorithmes d’affichage dont les

formules ne sont pas révélées (Ertzscheid, Gallezot, Simonnot, 2013). L’observation des échanges

en direct a été complétée par la consultation des archives du web de la Bibliothèque nationale de

France, dans le cadre duquel les publications citant les mots-dièse #DPDA et #CSOJ ont été

intégralement enregistrées en direct.

15. La « réinformation » est « un mot au fort potentiel normatif pour désigner un discours

d’opinion auquel les grands médias n’accordent pas de publicité. […] En tout état de cause, la

“réinformation” est aujourd’hui très majoritairement associée à l’extrême droite et à la

circulation des théories du complot » (Jammet, Guidi, 2017 : 255).

16. L’émission Ce Soir (ou jamais !) du 21 janvier 2016 a fait l’objet de commentaires dans

16 articles de la presse quotidienne et hebdomadaire nationale (corpus établi à travers la base

données Europresse).

17. Le Printemps républicain est une association comptant plusieurs élus du Parti socialiste

parmi ses membres fondateurs qui vise à « promouvoir le commun et la laïcité dans le paysage

politique français ». Ses membres et sympathisants se mobilisent notamment via les réseaux

socio-numériques pour discréditer les initiatives se revendiquant de l’antiracisme politique et

décolonial.

Questions de communication, 33 | 2018

85

18. Le rôle de la réalisation a déjà été relevé par N. Guénif-Souilamas lors d’une conférence de

décryptage de l’émission organisée à la Java à Paris le 28 mars 2016. Accès : http://

www.youtube.com/watch?v=joUMkHE49p0.

19. Lexpress.fr relaie le lendemain la vidéo de la « lourde charge contre Houria Bouteldja » et

retranscrit plusieurs formules choc de T. Guénolé. Deux mois plus tard dans Liberation.fr, une

tribune de défense de l’antiracisme politique d’H. Bouteldja (Océanerosemarie, 31/05/2016)

répond à un article d’opinion déplorant sa « dérive identitaire » (Clément Ghys, 25/05/2016).

20. Comme le montre V. Julliard (2016), la co-présence sur Twitter de réseaux d’affinité

politiques antagoniques ne conduit pas nécessairement à l’interaction dialogique.

21. Lorsqu’il affirme vouloir que « les femmes soient belles » à l’écran, l’animateur lui-même

semble indiquer que son émission est organisée autour d’un plaisir visuel hétérosexuel masculin,

(Matt, 2011 : en ligne). Les articles de la presse nationale comportent également des digressions

sur la beauté, décrite comme inquiétante, du visage et des cheveux d’Houria Bouteldja.

22. Nommée Black Mamma, l’affiche diffusée sur les écrans dans l’image 5 est retirée de l’espace

public aux États-Unis en 1989 au nom du respect de la mémoire des femmes noires nourricières

exploitées au sein du système esclavagiste américain.

23. Sur l’évaporation de la « race » dans les espaces publics européens postcoloniaux, voir N.

Michel (2014 : 183-186).

RÉSUMÉS

À partir de l’étude du conflit relatif à la définition du racisme en France, l’article propose un

cadre analytique à même de rendre compte des rapports de pouvoir dans les débats télévisés à

l’heure de leur sophistication visuelle et de leur commentaire via les réseaux socio-numériques. Il

s’ouvre sur une relecture matérialiste du concept de « dispositif de débat télévisé » visant à saisir

la manière dont les technologies de débat conditionnent la visibilité et l’audibilité des

interventions publiques. Ce cadre d’analyse est ensuite mis à l’épreuve de l’étude comparée de

deux dynamiques de réactions anti-antiracistes qui se sont formées au croisement d’émissions de

débat télévisé, de réseaux socio-numériques et d’articles de la presse nationale, à la suite de la

critique du racisme systémique par des femmes musulmanes sur des plateaux télévisés.

Working from a case study of the controversy over the definition of racism in France, this article

proposes an analytical frame to account for the relations of power in TV talk shows, in a context

of visual sophistication and digital participation. The article opens up with a materialist re-

reading of the concept of “dispositif de débat televisé” in order to get hold of the gendered and

racialized technologies that determine participants’ audibility and visibility. This framework is

then put to work in order to describe and compare two anti-antiracist dynamics which developed

at the crossroads of TV shows, social media platforms and the French national press, in reaction

to the articulation of antiracist positions by Muslim women on TV sets.

INDEX

Mots-clés : débat public, télévision, réseaux socio-numériques, dispositif, affect, genre, racisme

Keywords : public debate, television, social media, apparatus, affect, gender, racism

Questions de communication, 33 | 2018

86

AUTEUR

FLORIAN VÖRÖS

Groupe d’études et de recherche interdisciplinaire en information et communication

Université de Lille

F-59650

florian.voros[at]univ-lille3.fr

Questions de communication, 33 | 2018

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En finir avec Eddy Bellegueule dans lesmédiasEntre homonationalisme et ethnicisation des classes populaires

The End of Eddy in the French Media. Between homonationalism and popular

classes ethnicization

Marion Dalibert

1 En finir avec Eddy Bellegueule, premier roman d’Édouard Louis paru en janvier 2014,

raconte l’enfance et l’adolescence difficiles d’Eddy Bellegueule, jeune homme gay, dans

une campagne picarde marquée par les difficultés socio-économiques et fait

notamment état des rapports que le narrateur entretient avec sa famille, ses camarades

de collège et les habitants de son village. Édité dans un contexte post-débat public sur

l’ouverture du mariage aux couples de même sexe et en pleine controverse sur la

« théorie du genre », ce livre bénéficie d’un écho médiatique important et plutôt rare

pour la sortie d’un roman. L’une de ses particularités, beaucoup mise en avant par les

journalistes, est qu’il est autobiographique. À cet égard, les prénom et nom qui figurent

sur l’acte de naissance de l’écrivain sont en fait « Eddy Bellegueule », celui-ci ayant

décidé de les transformer en « Édouard Louis » à l’âge adulte pour rompre

symboliquement avec une enfance malheureuse.

2 Cet élément biographique, tout comme le sujet du livre, donnent ainsi l’occasion aux

professionnel·le·s des médias de parler d’homophobie – mais surtout des « classes

populaires », groupe social dont l’invisibilité politique et publique est régulièrement

soulignée en France depuis plusieurs décennies. Plus précisément, ce sont des « classes

populaires blanches » dont il est question ici, c’est-à-dire d’un groupe social donné à

voir dans les médias comme étant déterminé par la classe (ce groupe est désigné par des

termes faisant mention de son appartenance à un milieu précarisé), mais qui est

également caractérisé, implicitement, par sa « blanchité » (Dyer, 1997 ; Cervulle, 2013)

vu qu’il n’est pas « marqué » (Brekhus, 2005) par la race, en étant décrit, notamment,

comme vivant dans un territoire non affilié, dans les imaginaires sociomédiatiques, à

l’immigration1. Cette mise en visibilité soudaine des « Français blancs et pauvres »,

suscitée par le roman, fait alors l’objet d’une controverse qui s’est configurée dans deux

Questions de communication, 33 | 2018

88

espaces publics médiatiques : ce que Nancy Fraser (1992) nomme la « sphère publique

globale » – que nous préférons appeler « sphère publique nationale » – à savoir l’espace

public qui bénéficie de la visibilité sociale la plus importante et qui renvoie aux grands

médias nationaux, et un (micro) espace public localisé à la presse d’information

picarde. C’est de cette controverse dont il est question ici et notamment des rapports

sociaux de classe dont elle est significative. L’objectif de cette recherche n’est ainsi pas

d’interroger les conditions de production de la presse nationale et de la presse

régionale, conditions qui pourraient peut-être permettre d’éclairer la façon dont cette

controverse s’est déployée. Notre ambition est plutôt de rendre compte de la manière

dont celle-ci est donnée à voir dans différents espaces publics médiatiques et de

questionner les enjeux idéologiques dont sa configuration sociodiscursive est

manifeste.

3 La reconnaissance distribuée au sein de la sphère publique nationale associe les

groupes qui y apparaissent à des représentations plus ou moins positives (Voirol, 2005),

représentations qui sont caractéristiques, d’un point de vue symbolique, d’une

appartenance différentielle à la communauté nationale selon le genre, la race, la classe

ou encore la sexualité. Certains sont ainsi mis en scène en tant que membres du

« Nous » tandis que d’autres sont donnés à voir comme en étant exclus, car ils ne

répondraient pas (totalement) au système de représentations de la « francité », c’est-à-

dire de l’identité nationale française2.

4 Les identités nationales sont des représentations idéologiques qui positionnent et

différencient les nations les unes par rapport aux autres (Hall, 1993). En plus d’être

définie par l’attachement aux valeurs républicaines, l’identité française se voit affiliée à

certains attributs identitaires (âge, classe sociale, etc.). Le système de représentations

de la francité est effectivement toujours imbriqué avec d’autres systèmes de

représentations, tels que celui du genre ou de la race. Les médias nationaux

fonctionnent dès lors comme des « technologies de francité », pour reprendre la notion

de « technologie de genre » de Teresa de Lauretis (1991 : chap. 1), c’est-à-dire des

technologies de pouvoir qui implantent des représentations de français·e·s « modèles »,

à la fois du point de vue des comportements et modes de vie – de l’ethnicité en somme

(Meer, 2014) – et des attributs identitaires. Les groupes associés à la blanchité, à

l’hétérosexualité ou aux classes bourgeoises sont souvent mis en scène comme

respectant les valeurs de liberté, d’égalité ou de laïcité, tandis que les minorités sont, à

l’inverse, représentées comme ne partageant pas systématiquement ces valeurs, voire

comme y étant opposées. Les « agents signifiants » (Hall, 2007 : 91) que sont les médias

sont ainsi porteurs de stratification nationale, dans le sens où les groupes sociaux qui y

sont donnés à voir sont socialement hiérarchisés. Cela ne veut néanmoins pas dire que,

dans les médias nationaux, les minoritaires ne peuvent pas être inclus symboliquement

dans la définition de la francité : ils peuvent l’être, à condition que l’ethnicité qui leur

est associée fasse la démonstration d’un attachement à la République. Mais, dans ces

cas-là, ils seront mis en scène en tant qu’exceptions.

5 À cet égard, la médiatisation du roman En finir avec Eddy Bellegueule est exemplaire :

celle-ci produit deux antagonismes qui s’articulent et qui conduisent à exclure

symboliquement les classes populaires blanches du Nous national. Ces dernières se sont

en effet vues opposées à la fois à l’homosexualité et aux classes bourgeoises. Ces deux

antagonismes s’appuient, comme nous le verrons dans une première partie, sur un

processus d’ethnicisation des Français les plus pauvres reposant sur la construction du

Questions de communication, 33 | 2018

89

genre, de la race ou de la sexualité et qui va de pair avec la représentation d’Édouard

Louis en tant que sujet gay exceptionnel. Il repose également, comme nous le

montrerons dans une seconde partie, sur un processus d’authentification qui conduit à

altériser encore plus fortement les classes populaires, processus dont la contestation

est peu visible médiatiquement, mettant à jour les rapports de pouvoir à l’œuvre dans

la sphère publique nationale3.

6 Nous montrerons ainsi que, dans le récit médiatique accompagnant la sortie du roman,

les classes populaires blanches sont caractérisées comme exclusivement

hétérosexuelles et homophobes. Les bourgeois apparaissent à l’inverse comme

respectant les minorités, notamment grâce aux multiples descriptions d’Édouard Louis/

Eddy Bellegueule (désormais ÉL/EB4) le mettant en scène comme s’épanouissant dans sa

sexualité suite à un processus d’ascension sociale. Cette construction médiatique est

significative d’« homonationalisme », notion qui renvoie, pour Jasbir K. Puar (2007a ;

2007b), à la définition d’une figure de gay ou de lesbienne reconnue symboliquement

comme digne de valeur et donc incluse dans la représentation d’un Nous national. Cette

figure est restrictive attendu qu’elle se voit attachée à des catégorisations identitaires

spécifiques – de race et de classe notamment – et à une ethnicité qui fait la promotion

de normes conjugales et familiales attachées à l’hétérosexualité. La promotion d’une

homosexualité nationale est ainsi synonyme d’exclusion : d’une part, elle signifie qu’un

nombre important de minorités LGBTQ (lesbien, gay, bisexuel, transgenre ou queer) est

toujours altérisée, notamment les gays et lesbiennes racisés et/ou de classes populaires

et, d’autre part, elle participe à renforcer l’exclusion symbolique d’autres figures d’un

Nous (notamment les musulmans), figures qui seraient tenues publiquement pour

responsables de la production de l’homophobie. À la suite de Jasbir K. Puar, nous

verrons qu’en étant associé à la blanchité, aux classes bourgeoises et à une ethnicité

positive, ÉL/EB s’est vu symboliquement inclus dans la définition de la francité tout en

étant associé aux minorités sexuelles, inclusion qui a renforcé les processus

d’altérisation médiatique dont ont fait l’objet les classes populaires.

7 Ces analyses s’appuient sur un corpus plurimédiatique composé de la totalité des

émissions radiophoniques et télévisuelles à diffusion nationale ainsi que des articles de

presse (en ligne et papier) à diffusion nationale et régionale qui portent sur le roman

et/ou son auteur, et qui sont diffusés/publiés de décembre 2013 à décembre 20155. Nous

avons collecté 63 articles issus de la presse nationale généraliste et spécialisée,

38 articles de presse d’information régionale, 12 émissions de télévision et 15 de radio.

L’étude qualitative du corpus, effectuée dans une perspective constructiviste d’analyse

du discours, s’est fondée sur des données quantitatives : nous avons relevé, trié et

quantifié les syntagmes utilisés pour désigner et définir Édouard Louis, les adversaires/

opposants et alliés d’ÉL/EB donnés à voir dans les médias, et ce afin d’obtenir des

données permettant d’étudier plus finement le récit médiatique qui s’est dessiné autour

du roman6.

Questions de communication, 33 | 2018

90

L’« ethnicisation » des classes populaires

Des classes populaires représentées en tant que communautéethnique

8 L’attention médiatique sur le roman d’Édouard Louis s’est cristallisée entre janvier et

mars 2014, lors de la sortie du livre et de l’activité promotionnelle qui l’a accompagnée :

au cours de cette période, sont publiés 38 articles de presse écrite nationale et

27 provenant de la presse régionale, et sont diffusées 10 émissions de télévision et de

radio (graphique 1).

Graphique 1. Nombre de productions médiatiques sur le roman publiées/diffusées par mois

9 Cette médiatisation aurait pu être beaucoup plus importante, étant donné que

l’écrivain a refusé de participer à un nombre important de talk-shows télévisuels, refus

régulièrement souligné par les professionnels des médias, à l’instar de l’émission

« Médias le magazine » de France 5 (30/03/2014) où l’un des journalistes précise

qu’Édouard Louis « a fui les projecteurs des plus importants plateaux télé comme le

“Grand journal” de Canal +, Ruquier ou Ardisson ». Édouard Louis se serait donc attaché

à répondre aux demandes d’interviews des institutions médiatiques et/ou programmes

aux parts d’audience peut-être moindre, mais à la reconnaissance sociale, culturelle et

littéraire plus importante. Du point de vue des médias nationaux, il fait par exemple

l’objet de 8 émissions de France Culture et de 4 de France Inter, il participe aux

programmes consacrés à la littérature de TF1 (« Au Field de la nuit », 13/01/2014),

France 5 (« La Grande Librairie », 09/01/2014) et France Ô (« Tropisme », 02/02/2014) et

répond aux invitations du 13h de France 2 (21/02/2014) et à celle de l’émission

d’actualité « 28 minutes » d’Arte (20/01/2014). Concernant la presse écrite, les

quotidiens et magazines qui lui consacrent le plus d’articles sont Aujourd’hui en France

(9 articles), Libération (7), Le Monde (6), Les Inrockuptibles (6), L’Express (5), Le Point (5), Le

Nouvel Obs (5), Rue 89 (5), Télérama (4) et Le Figaro (4). Il s’agit donc de titres qui

appartiennent plutôt à une presse dite « de référence » vis-à-vis du traitement de

l’information et (de la norme) de la légitimité culturelle.

Questions de communication, 33 | 2018

91

10 Le succès en librairie du roman (130 000 exemplaires écoulés en trois mois) va donc de

pair avec son succès médiatique : de janvier à mars 2014, celui-ci est le sujet d’un

nombre important de critiques élogieuses et de nombreuses interviews de l’auteur sont

réalisées. À cette période, les professionnels des médias – ainsi que l’écrivain – vont

rendre publiquement compte des conditions d’existence des « classes populaires », et

ce en faisant référence à un nombre important de passages du roman. Celles-ci sont

alors dépeintes dans la sphère publique nationale comme étant un groupe social

partageant un territoire spécifique, une langue, les mêmes significations, modes de vie,

normes et valeurs. Elles sont ainsi mises en scène en tant que véritable « communauté

ethnique » (Schnapper, 1994 ; Rex, 2006) et prennent l’apparence de l’entourage (plus

ou moins proche) d’ÉL/EB, vis-à-vis duquel elles sont différenciées et opposées. L’étude

quantitative des rôles attribués aux protagonistes donnés à voir dans le récit

médiatique du livre montre que, du point de vue des opposants ou des adversaires de

l’écrivain-narrateur, 49 % des syntagmes désignatifs et définitionnels relevés dans les

médias nationaux désignent son entourage (tableau 1).

Tableau 1. Les syntagmes désigna/défini-tionnels des opposants/adversaires d’ÉL/EB relevés dansles médias nationaux (presse écrite, radio et télévision)

Les opposants/adversaires

d’ÉL/EB désignés et définis

dans le corpus

Les personnages du

roman (les proches

d’ÉL/EB)

Les classes

populaires

Les journalistes en

reportage dans le

village d’ÉL/EB

Autres

Nombre et pourcentage de

syntagmes relevés 463 (49 %) 422 (43 %) 43 (4 %)

32

(4 %)

11 ÉL/EB apparaît dans les médias comme la victime (voire le souffre-douleur) des autres

personnages du roman, que ce soit sa famille (« une famille déshéritée de Picardie »,

« ses parents », etc.), celles et ceux qu’il fréquentait au collège (« ses harceleurs du

collège », « ses copains de classe », etc.) ou les habitants de son village (« des gens qui

sont totalement délaissés », « habitants du village de mon enfance », etc.).

12 Les professionnels des médias n’ont pas seulement mentionné les personnages pour

rendre compte du rôle qu’ils jouent dans l’intrigue, mais également parce qu’ils font

figure de « sujets d’énonciation théorique » (Jost, 2001 : 65), c’est-à-dire d’idéaux-types

des classes populaires partageant la même identité sociale, vie quotidienne,

comportements et façons de penser. L’entourage d’ÉL/EB prend dès lors la forme d’un

« sociotype7 », à savoir un groupe déterminé par la classe sociale, celle-ci étant signifiée

dans et par les syntagmes visant à le désigner. À cet égard, 43 % des syntagmes

mentionnant les opposants d’ÉL/EB relevés dans les médias nationaux renvoient aux

classes populaires en tant que groupe social et sont utilisés comme synonymes de

l’entourage de l’écrivain-narrateur (« ce milieu prolétaire », « classes populaires

rurales », etc.) (tableau 1). ÉL/EB est ainsi donné à voir comme un individu qui fait face à

une communauté caractérisée par l’appartenance de classe . L’ouvrage est présenté de

manière récurrente comme narrant le quotidien d’un jeune homosexuel, victime de

l’homophobie d’un « monde », d’une « classe », d’un « milieu », comme le montre cet

extrait du Monde (17/01/2014), où la journaliste Catherine Simon résume l’histoire du

roman à celle « d’un évadé qui […] raconte, par le menu, comment son milieu, version

Questions de communication, 33 | 2018

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picarde et lepéniste, avec sa violence et ses codes de classe, s’est littéralement insurgé

contre lui, l’inassimilable, “le pédé” ».

Tableau 2. Les syntagmes désigna/défini-tionnels d’Édouard Louis relevés dans les médiasnationaux8

Syntagmes

désigna/défini-

tionnels

d’Édouard Louis

Écrivain Jeune UniversitaireEddy

Bellegueule

Fils,

frère…Gay Transfuge Autres

Nombre et

pourcentage de

syntagmes

relevés

123

(29 %)

78

(18 %)

64

(15 %)

57

(13 %)

32

(7 %)

26

(6 %)

23

(5 %)

28

(7 %)

13 En plus de se voir opposé, dans le récit médiatique, aux classes populaires en raison de

ses préférences sexuelles, Édouard Louis le sera également en raison de sa réussite

sociale. Il est constamment renvoyé à la figure de « transfuge de classe », que ce soit

par les termes employés (on relève en totalité 23 syntagmes désignatifs et

définitionnels – « un transfuge de classe », « celui qui est devenu si différent d’eux »,

etc. – tableau 2) ou par son association à d’autres figures d’écrivains-transfuges, comme

dans Rue 89 (25/02/2014) où la journaliste Clémentine Baron le compare à « Didier

Eribon, Annie Ernaux et même Dimitri Verhulst ». Les références multiples à cette

figure positive mettent alors en évidence que celles et ceux qui bénéficient d’une

promotion sociale, à l’instar de l’écrivain, sont des individus exceptionnels, et ce dans les

deux sens du terme : il s’agit à la fois de « contre-exemples » par rapport au groupe

d’origine et de personnes pourvues de qualités singulières et valorisées au sein de la

francité.

14 L’ascension sociale d’ÉL/EB, fortement narrée dans les médias, est à cet égard présentée

comme un chemin difficile, qui nécessite courage et ténacité, et celles et ceux qui y

parviennent comme étant des exceptions, renforçant l’aspect « communautaire » du

milieu d’origine de l’auteur. Les journalistes soulignent d’ailleurs régulièrement

l’importance de l’école et du théâtre dans son parcours de transfuge, soutenant alors

deux discours de sens commun qui s’ancrent plus globalement dans le récit public de la

francité et qui renforcent l’intégration d’Édouard Louis dans le Nous national. Le

premier, que l’on peut qualifier de « romantique », notifie que le savoir et la culture

(légitimes) sont des vecteurs d’émancipation sociale ; le second atteste quant à lui

l’adage de la méritocratie républicaine du « quand on veut, on peut », affirmant que

l’échec – tout comme la réussite – sont liés à la volonté personnelle des individus

(volonté dont serait alors dépourvue les plus précaires). Les syntagmes utilisés pour

désigner et définir les alliés de l’auteur/narrateur relevés dans le corpus donnent ainsi

à voir que c’est l’institution scolaire (« la principale du collège de Longpré », « l’école

publique », etc.) ainsi que la culture dite « savante » (« Un professeur de théâtre », « la

littérature », etc.) qui sont présentées comme les principales entités ayant permis à ÉL/

EB de quitter un milieu défavorisé (tableau 3).

Questions de communication, 33 | 2018

93

Tableau 3. Les syntagmes désigna/défini-tionnels des alliés d’ÉL/EB relevés dans les médiasnationaux

Les alliés d’Édouard Louis/Eddy

Bellegueule relevés dans le corpus

L’institution

scolaire

La culture dite « légitime »

(théâtre, littérature, etc.) Autres

Nombre et pourcentage de

syntagmes relevés

42

(64 %)

14

(22 %)

9

(14 %)

15 Outre les syntagmes désignatifs, la classe populaire est figurée par des descriptions

ethnographiques du sociotype lui-même qui va lui donner un corps, un visage, une

personnalité et surtout qui structure la pertinence de son système de représentations.

Pour le dire autrement, les multiples discours visant à décrire les classes populaires à

l’œuvre dans la médiatisation du roman conduisent à les définir et à les catégoriser. Les

« classes populaires » sont, en plus d’être associées à certains attributs identitaires (la

nationalité, la race, l’espace et la région d’habitation notamment), mises en scène en

tant que véritable communauté ethnique partageant une (sub)culture spécifique.

16 Dans la couverture médiatique de l’ouvrage, les Français les plus pauvres se sont en

effet vus affiliés à la campagne picarde, espace géographique marqué, dans les

imaginaires, par les difficultés socio-économiques, le manque de modernité associé à la

ruralité, mais également à la blanchité. Cette territorialisation des classes populaires au

nord de la France est signifiée par la répétition constante, de la part des professionnels

des médias, de l’endroit où a grandi ÉL/EB. Ce dernier est dépeint comme venant d’une

« bourgade de Picardie » (Sabine Audrerie, La Croix, 09/01/2014) ou encore d’« un

village du nord de la France » (Olivier Bellamy, « Passion classique », Radio Classique,

13/01/2014).

17 Outre le territoire, les classes populaires sont caractérisées par des pratiques

langagières distinctes d’un français « bien parlé ». La production de l’existence d’un tel

langage populaire provient de la volonté des journalistes d’aborder de façon récurrente

l’usage de l’italique que fait ÉL/EB dans son ouvrage, usage qui sert à marquer les dires

des habitants du village où se situe l’action. François Busnel souligne par exemple dans

« La Grande Librairie » (France 5, 09/01/2014) que, dans le roman, « il y a deux niveaux

de langage […], d’un côté, y’a le langage d’Édouard Louis, devenu le jeune homme qu’[il

est], passé par un bac théâtre et puis également aujourd’hui étudiant à Normale, et puis

y’a le langage plus délié, on va dire, de comment qu’on parle là-bas [sic], en Picardie ».

La manière « populaire » de s’exprimer traduit, dans les discours médiatiques, un

manque d’éducation.

18 À cet égard, le « manque », qu’il soit lié à l’argent, au travail, à la nourriture, à l’hygiène

ou encore à la santé, est fortement dépeint par les journalistes pour rendre compte de

ce sociotype et de ses conditions matérielles d’existence. En citant un passage du livre,

Vincent Josse, chroniqueur de l’émission « Le Carrefour de la culture » sur France Inter

(04/01/2014), fait par exemple état du « froid qui ronge la grand-mère, […] elle achète

des chiens en guise de couverture pour se réchauffer. […] Il y a Eddy, si honteux de

devoir supplier l’épicière de devoir faire encore crédit à la famille Bellegueule,

l’alcoolisme des hommes au dos cassé par le travail à l’usine, […] les caisses du

supermarché pour les filles, qui souffrent de douleurs articulaires très vite ».

Questions de communication, 33 | 2018

94

19 Le manque de culture est également utilisé dans les médias pour catégoriser les

Français les plus pauvres : les pratiques culturelles qui leur sont associées, en plus

d’être affiliées au visionnage en continu de la télévision, sont différenciées de

« bonnes » pratiques, rejouant alors l’opposition entre une culture jugée légitime et

associée ici à la lecture, et une culture dite populaire, caractérisée par le petit écran.

Cet antagonisme entre télévision et littérature est par exemple donné à voir dans Le

Monde (17/01/2014) où Catherine Simon met en avant qu’« il y a peu de chance pour

que les deux jeunes bourreaux d’Eddy Bellegueule […] lisent un jour l’exceptionnel

roman d’Edouard Louis […] parce qu’ils n’ouvrent jamais un livre. Ils appartiennent,

comme Eddy le narrateur, “au monde de ces enfants qui regardent la télévision le

matin au réveil” ».

20 Alcoolisme, manque d’hygiène et de culture : dans les médias, le sociotype des classes

populaires est caractérisé par une ethnicité négative.

Un processus médiatique d’ethno-classisation

21 Dans la médiatisation d’En finir avec Eddy Bellegueule, l’ethnicité associée aux classes

populaires blanches prend précisément la forme d’un « processus d’ethnicisation »

(Rudder, Poiret, Vourc’h, 2000 : 31) qui vise à les exclure symboliquement de la

définition de la francité en associant leurs pratiques et comportements à un horizon de

valeurs négatif et opposé à celui de la nation. En étant donnés à voir comme partageant

une (sub)culture repoussoir, les classes populaires blanches apparaissent dans les

médias en tant que groupe altérisé, c’est-à-dire une communauté de « parias »

(Varikas, 2007) différenciés des autres habitants de l’Hxagone. Le système de

représentations de la classe fonctionne dès lors comme celui décrit par Paul Gilroy

(1990) vis-à-vis de la race en Grande-Bretagne, système qu’il a analysé comme étant la

manifestation d’une nouvelle forme de racisme : l’altérisation d’un groupe par la

constitution, dans la sphère publique nationale, d’une ethnicité repoussoir. Les

modalités représentationnelles des classes populaires dans la médiatisation d’En finir

avec Eddy Bellegueule sont plutôt synonymes de mépris social et rappellent, d’ailleurs,

celles entourant les minorités ethnoraciales vivant en France. Ces dernières sont en

effet affiliées – en tant que groupe9 – à la banlieue et à une ethnicité négative souvent

définie par des agissements violents, machistes et/ou encore anti-laïques10. Cette

ethnicité peut d’ailleurs se voir justifiée (plus ou moins implicitement) par une

appartenance religieuse, de classe ainsi que par une hétérosexualité « rigide » qui

structurerait des masculinités et féminités repoussoirs (Dalibert, 2014a).

22 Le système de représentations médiatiques de l’ethnicité s’articule donc avec ceux de la

race, de la classe, de la francité, du territoire, du genre et de la sexualité, articulation

qui alimente fortement les processus de hiérarchisation sociale à l’œuvre dans l’espace

public national. Les classes populaires mises en scène dans la médiatisation d’En Finir

avec Eddy Bellegueule sont catégorisées par la blanchité, la ruralité du nord de la France

ainsi que, comme nous le verrons par la suite, l’hétérosexualité et une performance de

genre qui participe fortement au processus d’ethnicisation dont elles font l’objet. C’est

d’ailleurs pour cela que nous préférons parler d’ethnicisation des classes populaires

blanches – plutôt que de « racialisation » comme le propose Chris Haylett (2001 : 358) –

pour rendre compte de tels processus d’altérisation, car c’est avant tout l’ethnicité – et

non pas la race – qui caractérise et naturalise les classes populaires. À cet égard – et

Questions de communication, 33 | 2018

95

comme le montre l’exemple décrit plus haut –, la race se voit également signifiée et

catégorisée, dans les discours médiatiques, par l’ethnicité. Ces processus d’altérisation

peuvent donc être nommés « ethno-classisation » et « ethno-racialisation » car, dans

les deux cas, ce sont les comportements et traits culturels qui conduisent à définir

(respectivement) les classes populaires et les minorités ethnoraciales comme telles et à

les différencier des autres nationaux.

23 Dans la médiatisation du roman, la violence s’expose ainsi comme étant constitutive

des milieux sociaux défavorisés. Le journaliste littéraire de RTL Bernard Lehut

(« Laissez-vous tenter », 24/01/2001) présente par exemple le livre d’Édouard Louis

comme une « plongée dans des territoires et des populations minées par le chômage,

l’alcool, la haine et la violence ». Les rapports brutaux et haineux auxquels sont

associés les plus précaires sont dépeints comme se réalisant entre eux et vis-à-vis

d’autres minorités. Ils sont par exemple décrits par la journaliste Françoise Dargent

dans Le Figaro (23/01/2014) comme « raillant grossièrement les femmes, […] les Arabes,

les Noirs ». En plus d’être affilié au sexisme et au racisme – ce qui révèle, d’ailleurs, sa

blanchité –, ce sociotype est représenté comme intrinsèquement homophobe – mettant

dès lors en évidence son hétérosexualité. Charlotte Pudlowski, journaliste à Slate.fr

(08/02/2014) présente ÉL/EB comme étant originaire d’« un milieu où l’on dit “Faut les

pendre ces sales pédés, ou leur enfoncer une barre de fer dans le cul” ». Plus que

l’homosexualité, c’est avant tout la performance de genre d’Eddy Bellegueule qui est

mentionnée comme causant rejet et agressions, à l’image de cet article du Point rédigé

par Thomas Mahler (30/01/2014) : « Cette violence, Eddy Bellegueule la subit de plein

fouet, plus que les autres. Parce qu’il aime le théâtre et les poupées. Parce que ses

manières efféminées sont une insulte à la virilité ambiante ».

24 La performance de masculinité d’Eddy Bellegueule décrite comme étant « trop »

féminine pour son entourage – en raison de son homosexualité – est opposée, dans le

discours médiatique, à celle, outrageusement masculine et hétérosexuelle, des classes

populaires. Dans Aujourd’hui en France (26/01/2014), le personnage principal du livre est

par exemple présenté par Pierre Vavasseur comme « fin et féminin dans une famille de

costauds sexistes ». La masculinité populaire s’expose dans les médias comme dure,

violente, machiste et homophobe. Isabelle Curtet-Poulner du Nouveau Marianne

(07/02/2014) décrit le père du narrateur comme étant « viril », faisant « étalage de [s]a

force » et « catastrophé devant [l]es attitudes de “gonzesse” » d’Eddy Bellegueule. Cette

masculinité hyper-virile est également spécifiée par la nourriture grasse et le football, à

l’instar de cet article du Monde (17/01/2014) rédigé par Catherine Simon : « Pendant

toute son enfance, Eddy essaye “d’être comme tout le monde” : devenir “un dur”,

grossier, couillu, un bagarreur. Il se force à draguer les filles, à aimer le football, à

s’empiffrer de frites trop grasses, une “bouffe d’homme qui tient bien à l’estomac

[…]” ». Cette masculinité repoussoir identifie également les femmes marquées par la

classe qui sont dépeintes comme possédant (ou rêvant de posséder) des « couilles ». La

présidente du Front national est même présentée par Édouard Louis comme leur

modèle, justement en raison de sa masculinité, comme il le met en avant sur France

Culture (« Du jour au lendemain », 26/03/2014) : « Les femmes […] disent “moi j’ai des

couilles” et si elles votent pour Marine Le Pen, elles disent que c’est parce que Marine

Le Pen a des couilles. Et donc même les femmes veulent être des durs d’une certaine

manière ».

Questions de communication, 33 | 2018

96

25 Tout comme il l’est en ce qui concerne la race (Dalibert, 2014b), le genre s’avère

constitutif du système de représentations de la classe sociale. Il renforce la

construction d’un antagonisme de classe, attendu que la construction des masculinités

participe à ethniciser à la fois les classes populaires et les classes supérieures blanches.

La masculinité des femmes et des hommes les plus précaires est en effet différenciée

d’une performance de genre associée à la bourgeoisie. Celle-ci prend les traits d’une

masculinité non outrancière, plus sensible et qui assume une (certaine) part de

féminité. Édouard Louis explique par exemple sur France Culture (« L’invité des

matins », 31/01/2014) que les classes populaires rejettent les bourgeois en raison d’une

performance de genre qu’elles jugent trop féminine : « Dans le roman, être un vrai mec,

c’est ne pas être efféminé, un bourgeois, les bourgeois efféminés ». Cette masculinité

bourgeoise et blanche, médiatiquement valorisée, associée à la féminité, à la mesure, à

la maîtrise du corps, à la culture, à la préciosité et à la délicatesse s’incarne dans les

médias par Édouard Louis lui-même, renforçant dès lors son appartenance à la

bourgeoisie et son opposition à son milieu d’origine, comme le montre cet extrait

d’Aujourd’hui en France (26/01/2014) rédigé par Pierre Vavasseur visant à le décrire :

« Fin visage de séminariste au regard droit […], l’écrivain Édouard Louis […] semble tout

droit surgi des années 1950 avec cette diction retenue et timide, cette volonté de ne pas

abîmer la syntaxe qui évoque celle d’Yves Saint Laurent à ses débuts. Et puis ce buste

droit, ses mains croisées sur les genoux ».

26 Par la mise en scène d’une performance de genre opposée, la masculinité des classes

populaires est complètement disqualifiée dans les médias, contribuant alors à renforcer

l’inclusion d’Édouard Louis dans la définition de la francité et l’hégémonie de la

masculinité bourgeoise (Connell, 1993). La bourgeoisie est ainsi figurée comme un lieu

où l’homophobie est beaucoup moins forte qu’ailleurs, notamment parce que la

masculinité des classes supérieures s’apparente à un espace où les hommes peuvent

s’affranchir des codes de la virilité associés à la figure repoussoir de l’hétérosexualité

populaire, tout en incarnant une position de pouvoir. La masculinité bourgeoise se voit

ainsi mise en valeur, sans que son rôle dans les rapports sociaux ne fasse l’objet d’une

quelconque critique. À cet égard, la bourgeoisie est affiliée, dans le discours

médiatique, à la liberté, à la tolérance et à l’accomplissement individuel, représentation

qui met encore plus à distance son hégémonie, comme le montre cet extrait d’interview

d’Édouard Louis diffusé sur France Culture (« L’invité des matins », 31/01/2014). Le

présentateur Marc Voinchet s’adresse à l’écrivain en mettant en avant que « tout [son]

livre est une condamnation de la misère et une apologie de la bourgeoisie beaucoup

plus tolérante ! », ce à quoi Édouard Louis répondra : « Oui oui bien-sûr, […] la

bourgeoisie et les armes de la bourgeoisie étaient pour moi un moyen de

m’émanciper ».

27 En comparaison avec les classes populaires, les classes supérieures font l’objet de peu

de descriptions et de définitions. La faible visibilité médiatique octroyée aux discours

sur la bourgeoisie est néanmoins significative de son hégémonie et du fait qu’elle est

constitutive du système de représentations de la francité, celui-ci ayant la particularité

de se formaliser en creux des discours (Hall, 1993). L’ethnicité nationale est toujours

définie par contraste, par un jeu d’oppositions plus ou moins implicite qui permet de

symboliser une frontière entre un « eux » et un « nous ». En ce qui concerne la

médiatisation d’En finir avec Eddy Bellegueule, ces oppositions sémantiques se sont jouées

entre classes populaires/classes bourgeoises, ruralité/urbanité, masculinité virile/

Questions de communication, 33 | 2018

97

masculinité mesurée, sale/propre, inculte/cultivé, intolérance/tolérance, etc. Un

journaliste du « 28 Minutes » d’Arte (20/01/2014) souligne d’ailleurs ces antonymes en

rendant compte de l’ascension sociale de l’écrivain : « Adieu monde crasseux, édenté,

violent ; bonjour galaxie manucurée, courtoise et cérébrée ». La médiatisation d’En finir

avec Eddy Bellegueule donne ainsi à voir deux groupes antagonistes associés à la

blanchité, groupes qui se trouvent à l’opposé sur l’échelle de la reconnaissance sociale :

les classes populaires territorialisées dans la ruralité du nord de la France et les classes

bourgeoises habitant le centre des grandes villes. Le récit médiatique entourant le

roman d’Édouard Louis donne à voir les premières comme relevant du domaine de

l’abjection vis-à-vis duquel on voudrait fuir, tandis que les secondes incarneraient le

lieu de l’épanouissement personnel, de l’émancipation et de la tolérance.

28 Par conséquent, en étant associé, dans les médias, à la figure du transfuge de classe,

Édouard Louis fait preuve de citoyenneté modèle. L’exclusion symbolique des classes

populaires de la définition hégémonique du « Nous » national va de pair avec

l’inclusion d’un sujet gay personnifié par l’écrivain. La médiatisation d’En finir avec Eddy

Bellegueule est effectivement synonyme d’homonationalisme, car l’identité de ce qui est

défini, dans le récit médiatique, en tant que « bon » sujet homosexuel est

particulièrement restrictive : celle-ci est caractérisée par une ethnicité affiliée aux

classes bourgeoises blanches éduquées des centres-villes, renforçant dès lors le

caractère hégémonique de ces dernières. Dans la médiatisation du roman, ce sont ceux

qui, d’une part, possèdent la plupart des moyens de production et, d’autre part,

bénéficient des rapports sociaux qui sont décrits comme respectant les idéaux

républicains de liberté, d’égalité et de fraternité. À l’instar du sociotype du musulman

décrit par Jasbir K. Puar, celui des classes populaires blanches du nord de la France fait

office de paria en étant désigné comme le coupable privilégié de l’homophobie, du

sexisme et du racisme.

La controverse autour des représentations desclasses populaires

Le changement de contrat de communication de l’ouvrage

29 L’ethnicisation des classes populaires ne s’appuie pas uniquement sur un processus

d’altérisation résultant de l’agglomérat de discours définitoires et dépréciatifs portés

sur ce groupe. Celle-ci advient également parce que le sociotype décrit plus haut est

considéré, dans la sphère publique nationale, comme existant réellement dans le monde

social et pas seulement dans le roman. Cette authenticité provient du fait que, de

janvier à février 2014, les professionnels des médias et l’écrivain lui-même contribuent

au changement de « contrat de communication » du livre (Charaudeau, 2005), contrat

qui permet aux (futurs) lecteurs d’identifier notamment sa visée communicationnelle.

L’ouvrage passe ainsi publiquement du statut de « roman » au statut de « témoignage »

et à celui d’« enquête ethnographique ». Autrement dit, la « promesse » (Jost, 2001 : 19)faite aux lecteurs du livre vis-à-vis du « réel » est modifiée : ce qui est présenté comme une

fiction sur la couverture de l’ouvrage grâce à la présence du qualificatif « roman », se

transforme, dans la sphère publique, en récit authentique et « vrai ». Le processus

d’ethnicisation des classes populaires qui se réalise dans les médias s’appuie ainsi sur

des discours définitoires portés sur ce groupe donnés à voir publiquement comme

Questions de communication, 33 | 2018

98

véridiques et scientifiques. Celui-ci est dès lors mis en scène en tant que « communauté

communautariste », pour reprendre les termes de Marco Dell’Omodarme (2015 : 55),

soit un groupe incompatible avec la définition hégémonique de la francité et dont

l’ethnicité est décrite de façon quasi ethnographique.

30 Les publics des médias ne peuvent effectivement pas se tromper : tous les syntagmes

utilisés pour définir l’ouvrage authentifient son contenu. Celui-ci est tour à tour

qualifié de « témoignage, direct et sans fard » (François Busnel, L’Express, 29/01/2014),

de « roman largement autobiographique » (Emmanuel Faux, Europe 1, « Journal du

week-end », 13/12/2013) ou encore de « récit où tout est vrai » (Alain Dreyfus, Rue 89,

06/02/2014). Les professionnels des médias renforcent d’autant plus la dimension

autobiographique du livre en présentant systématiquement l’écrivain et le narrateur

comme étant la même personne. Dans « La Grande Librairie » (France 5, 09/01/2014),

François Busnel demande par exemple à l’écrivain : « Qui est-il cet Eddy Bellegueule ? ».

L’auteur répond alors : « Eddy Bellegueule, il est évident que c’était moi en fait, c’est

mon nom ». Le récit du changement de nom de l’auteur sera beaucoup conté, y compris

par Édouard Louis lui-même qui, en répondant aux questions des journalistes, explique

les raisons qui l’ont poussé à changer d’état civil.

31 La production médiatique du roman en tant que récit authentique se réalise également

par la participation des journalistes à la rédaction de son épilogue. L’ouvrage s’achève

lorsque le narrateur entre au lycée à Amiens. Les journalistes racontent alors la suite,

en insistant sur les éléments biographiques qui prouvent la réussite d’ÉL/EB, telle son

entrée à l’École normale supérieure (ENS), à l’image de Françoise Dargent du Figaro

(28/02/2014) :

« À l’université, les professeurs remarquent ce jeune homme, calme et doué. On luisuggère de se présenter à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm, à Paris, àmille lieues de son milieu d’origine. Il présente l’école en candidat libre. Normale enchoisit un par an. Ce sera lui. À 20 ans, il publie un essai sur Pierre Bourdieu. Un anplus tard, il écrit son premier roman ».

32 Cette fabrication de l’épilogue du livre permet aussi aux professionnels des médias

d’insister sur les liens multiples qu’Édouard Louis entretient avec le monde

universitaire. Ces liens, en plus de participer à la représentation de l’écrivain en tant

que sujet exceptionnel, construisent son « éthos » scientifique (Amossy, 1999) et

justifient ainsi l’autorité de sa parole dans la production de la véracité du récit

(Bourdieu, 2001 : 163-165 ; Charaudeau, 2005 : 39). L’étude des paradigmes

désignationnels et définitionnels d’Édouard Louis (tableau 2) montre que, même si

celui-ci est avant tout désigné et défini en tant qu’auteur (29 % des syntagmes relevés

dans les médias nationaux : « l’écrivain Édouard Louis », « l’auteur du livre », etc.), les

journalistes, en plus de souligner son jeune âge, font fortement mention de son

appartenance au milieu universitaire (15 % des syntagmes comptabilisés :

« Normalien », « un disciple de Pierre Bourdieu et de Didier Eribon », etc.).

33 Édouard Louis est d’ailleurs introduit dans toutes les productions médiatiques comme

étudiant en sociologie à l’ENS et spécialiste de Pierre Bourdieu – l’ouvrage qu’il a dirigé

sur le sociologue en 2013 en constituant une preuve. L’érudition scientifique de

l’écrivain est également mise en valeur dans les médias par les références constantes

aux intellectuels qui ont influencé sa pensée (Pierre Bourdieu, Didier Eribon et Michel

Foucault notamment). Dans Aujourd’hui en France (26/01/2014), Pierre Vavasseur fait

par exemple état des ouvrages qu’ÉL/EB lisait au début de sa vie étudiante :

Questions de communication, 33 | 2018

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« Trois livres dévorés par jour et par nuit. Et pas des romans de gare. Des pointuresde la pensée. Du Pierre Bourdieu, sur lequel il a écrit et prépare désormais unethèse, du Jacques Derrida, du Friedrich Nietzsche, du Michel Foucault, duMarguerite Duras, du Jean-Paul Sartre ».

34 Édouard Louis est souvent décrit dans les médias comme un scientifique qui fait de la

sociologie avec de la littérature. Le journaliste de Télérama (01/03/2014) Olivier Pascal-

Moussellard dit par exemple de lui qu’il « manie brillamment les concepts, déconstruit

les mécanismes de domination qui écrasent les siens, minés par la pauvreté ».

L’écrivain participe fortement à la construction d’un tel éthos universitaire en

expliquant, en interview, comment la rédaction de son livre est influencée par la

sociologie bourdieusienne et notamment par les théories de l’habitus et de la

reproduction sociale. Il explique ainsi que, contrairement à ce qui est dit dans les

médias, son ouvrage n’est pas un témoignage car il ne fait pas le récit d’une histoire

personnelle qui serait la sienne, mais le récit des mécanismes de reproduction sociale

dont son histoire est un exemple parmi (beaucoup) d’autres. Il dit par exemple sur

Europe 1 (« Le journal du week-end », 13/12/2013) que « Bourdieu c’est ce qui m’a aidé

à faire de la littérature, à écrire ce roman et à ne pas faire de témoignage en fait. C’est

ce qui m’a aidé à voir les mécanismes sous-jacents, les mécanismes invisibles qui font

une vie ».

35 Cette proximité avec le milieu scientifique est en outre mise en avant par le récit du

processus d’écriture de l’ouvrage, et notamment de la méthodologie comparable à celle

des chercheurs en sciences sociales mise en place par l’écrivain pour collecter la parole

des membres de sa famille. Il explique par exemple sur France Culture (« Du jour au

lendemain », 26/03/2014) qu’il a « commencé, tout comme un sociologue, à enregistrer

[sa] mère avec un dictaphone ». Il se présente d’ailleurs lui-même en interview comme

ayant, à l’image des scientifiques, la même volonté d’objectiver le monde social en

restituant la « vérité » et la « réalité » de ce dernier par le travail de construction

littéraire. Finalement, Édouard Louis se positionne en tant qu’observateur des

interactions familiales auxquelles il a activement participé dans le passé. En finir avec

Eddy Bellegueule serait donc le résultat d’une enquête ethnographique menée tout au

long de son enfance et adolescence.

De la controverse à la polémique sur le « fact-checking »

36 Parce que le roman apparaît, dans les médias nationaux, sous les traits de la vérité et de

la scientificité, les représentations des classes populaires qui y sont données à voir font

l’objet d’une controverse. Des journalistes se rendent effectivement dans la commune

dont est originaire l’écrivain, Hallencourt, pour mettre à l’épreuve, voire contester,

l’authenticité du récit. Fabrice Julien et Gaël Rivallain, journalistes au Courrier Picard

(02/02/2014), sont les premiers à s’être déplacés et à rédiger un reportage mettant en

doute la véracité de l’ouvrage en soulignant que les membres de la famille d’ÉL/EB

rencontrés ne ressemblent pas, a priori, aux personnages mis en scène dans l’ouvrage :

« La vraie famille d’Édouard Louis n’a, à première vue, pas grand-chose à voir avec celle

à la Germinal, misérable, inculte et vulgaire, décrite dans le roman ». Les deux

journalistes proposent alors d’autres représentations des proches de l’écrivain-

narrateur, en utilisant leur témoignage pour contrecarrer les représentations mises en

scène dans le roman, comme lorsqu’ils citent la sœur d’ÉL/EB qui défend sa famille

d’être méprisante à l’égard des minorités : « Nous ne sommes ni racistes ni

Questions de communication, 33 | 2018

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homophobes, insiste Mélanie. Nous n’avons découvert l’homosexualité d’Eddy qu’il n’y

a deux ou trois ans et franchement, dans la famille, tout le monde s’en moque ».

37 Les représentations altérisantes des classes populaires sont donc prioritairement

contestées dans un micro-espace public, la presse locale picarde, dont les lecteurs sont

les plus touchés par les représentations dépréciatives des classes populaires blanches

territorialisées en Picardie11. En outre, même si la plupart des productions des médias

nationaux activent les processus d’ethno-classisation et d’authentification décrits plus

haut (tout comme les titres de la presse régionale), ces discours altérisants à l’égard des

classes populaires y ont parfois été contredits et/ou critiqués. À l’image du Courrier

Picard, certains journalistes de rédactions nationales se sont par exemple rendus à

Hallencourt et ont restitué la parole de « témoins » cherchant à annihiler les

descriptions portées dans le roman. « Le Supplément » de Canal + (30/03/2014) diffuse

par exemple un entretien donnant à voir la mère d’une amie d’ÉL/EB qui s’oppose aux

accusations de racisme proféré par l’écrivain à l’égard de sa famille en attestant qu’elle

a laissé sa fille, racisée, plusieurs fois chez lui. Elle précise en effet que « [s]es enfants

sont métisses, pour rien au monde [elle] aurai[t] laissé [s]a fille aller dans un milieu qui

était raciste ou violent ».

38 Des positions critiques sont également visibles dans la presse nationale, par le biais de

tribunes libres. L’Humanité, quotidien d’opinion communiste sensible aux conditions

des classes populaires, n’accorde par exemple aucune visibilité à l’ouvrage, sauf via la

publication d’un article d’opinion (21/02/2014) rédigé par Pierre Brasseur, doctorant

en sociologie, mettant en cause les descriptions des milieux défavorisés qui y sont

données à voir. Rue 89 relaie un billet de blog écrit par Thibaut Willems (16/02/2014),

libraire, qui juge l’ouvrage méprisant vis-à-vis de la famille de l’auteur et Libération

publie également une tribune du journaliste David Belliard (03/03/2014) dénonçant la

hiérarchisation produite par l’écrivain entre les classes populaires et bourgeoises.

39 En dehors de ces discours mettant directement en cause la responsabilité de l’écrivain

dans les représentations qu’il donne à voir, les journalistes soulignent souvent la dureté

des descriptions qu’il fait des personnes qu’il a côtoyées dans sa jeunesse, comme

Emmanuel Faux sur Europe 1 (« Journal du week-end », 13/12/2013) : « Vous faites un

tableau qui est quand même sans aucune indulgence, sans aucune concession ».

Certains l’ont d’ailleurs interrogé sur un possible « mépris de classe » que ses

descriptions exprimeraient, à l’image de François Busnel dans « La Grande Librairie »

(France 5, 09/01/2014). Édouard Louis répond à ces interrogations en se défendant

d’instaurer un « racisme de classe » : son discours ne serait pas jugeant puisqu’il serait

celui de la « vérité ». Il explique en effet qu’il lui est nécessaire de rendre compte de la

violence d’un milieu pour illustrer – et objectiver – son habitus de classe, comme le

montre cet extrait d’une interview diffusée sur Europe 1 (« Journal du week-end »,

13/12/2013) :

« C’était une des difficultés du livre, qui était de réussir à esquisser une critique desclasses populaires sans racisme de classe. […] Et évidemment cette violence que jedécris, je ne pense pas que les individus en soient responsables. C’est une chose quiles dépasse. En fait mon livre est une tentative pour les comprendre et même unetentative pour les excuser ».

40 Édouard Louis justifie son absence de participation aux rapports de pouvoir par son

éthos d’universitaire qui est associé, dans les imaginaires collectifs, à l’objectivité et à la

neutralité. Cette posture s’apparente à celle, décrite par Donna Haraway (2007 :

310-311), du « témoin modeste », posture hégémonique qui, en se donnant les traits de

Questions de communication, 33 | 2018

101

la scientificité, ne questionne pas la position dans le champ social de celui qui l’adopte

(et l’ethnicité bourgeoise dont cette position est significative), et les conséquences que

celle-ci peut avoir dans la manière de décrire le monde.

41 La controverse liée aux représentations des classes populaires est néanmoins minime

par rapport à la polémique autour du « fact-checking » (vérification des faits), terme

utilisé par les journalistes pour nommer cette dernière et qui fait suite à la réaction

d’Édouard Louis à la publication d’une enquête menée à son sujet dans le Nouvel Obs

(06/03/2014). Sur son blog12, Édouard Louis se dit en effet « effaré, [d]es pages –

grotesques – publiées le jeudi 6 mars dans Le Nouvel Observateur » et accusera le

journaliste David Caviglioli – qualifié de « fouille-poubelle » –, de « conforter une

certaine “critique” de [son] livre, comme mensonger, raciste de classe, exagérateur ».

Le journaliste du Nouvel Obs s’est en effet rendu à Hallencourt et a questionné la

complète authenticité des faits relatés dans le roman, en concluant que ce qui y est

présenté est exagéré, même s’il y a un fond de vérité : « Hallencourt n’est pas le quart-

monde infernal que le livre dépeint, mais quelqu’un devait dire ce qui s’y passe ». Après

la publication de cet article, les journalistes partis en reportage dans le village picard

sont mis en scène en tant qu’adversaires de l’écrivain dans les médias : 43 syntagmes

désignatifs et définitionnels les qualifiant (« les journalistes locaux qui avaient évoqué la

colère de sa famille », « l’article du Nouvel Obs », etc.) sont ainsi relevés dans les médias

nationaux (tableau 1).

42 Cette polémique tend à reconfigurer le contrat de communication d’En finir avec Eddy

Bellegueule. Passé, dans un premier temps, de statut de roman à celui de témoignage et

d’enquête ethnographique, certains journalistes vont tâcher de lui donner un statut

d’œuvre littéraire associée à la fiction. À partir de mars 2014, c’est donc l’éthos de

romancier d’Édouard Louis qui est valorisé dans les médias, légitimant alors sa

possibilité (et son devoir) d’inventer son récit ou une partie. Cette position est même

partagée par David Caviglioli lui-même, qui en répondant aux critiques d’Édouard

Louis, se défend d’avoir voulu vérifier les faits énoncés dans son roman lorsqu’il s’est

rendu à Hallencourt (Nouvel Obs, 12/03/2014). Il justifie cette position sur, d’une part, le

fait qu’il a d’abord voulu faire le portrait de l’auteur (ce qui expliquerait qu’il ait dû

interroger son entourage) et, d’autre part, que le statut d’écrivain autorise Édouard

Louis à prendre des distances avec la réalité. Il dit alors n’avoir jamais procédé « à une

entreprise de “fact-checking”, qui serait non seulement impossible, mais aussi vaine :

reprocher à un auteur d’avoir transfiguré la réalité n’a aucun sens ; c’est son métier ».

Malgré la réponse de David Caviglioli, la polémique se poursuit et un certain nombre de

journalistes littéraires va prendre position contre la démarche du Nouvel Obs, mais aussi

du Courrier Picard, en affirmant l’appartenance du livre au domaine de la littérature et

de la fiction. Cela sera le cas, par exemple, de Jean Birnbaum du Monde (14/03/2014),

d’Anne Diatkine de Libération (19/03/2014) et d’Élisabeth Philipe des Inrockuptibles

(12/03/2014). La majorité des professionnels des médias prenant part à la polémique

défend l’écrivain, même si d’autres – dont la parole est beaucoup moins visible dans les

médias – ont soutenu les journalistes en pointant le changement de promesse de

l’ouvrage qui l’autorise à être mis à l’épreuve du réel, à l’image du journaliste et

écrivain Édouard Launet dans Libération (27/03/2014) où il énonce que « l’entreprise des

deux journalistes n’était pourtant pas illégitime puisque Édouard Louis […] avoue lui-

même que la couverture de son livre a bien failli être estampée du mot “récit” plutôt

que de celui de “roman” ».

Questions de communication, 33 | 2018

102

43 Cette polémique, corrélée au changement de contrat de communication de l’ouvrage,

résulte du travail de signification opéré par le champ médiatique. Or, celui-ci est

rarement mis en cause. Seul un des deux journalistes du Courrier Picard, Fabrice Julien,

reproche certains discours dépréciatifs à l’égard des habitants d’Hallencourt portés par

ses confrères. Il dit en effet sur le plateau de « Médias le magazine » de France 5

(30/03/2014) qu’il fut très surpris qu’« on reproche pas aux critiques littéraires

certaines critiques […] qui parlaient d’Hallencourt comme d’un village misérable, d’un

ghetto cerné de champs ». Alors que l’ouvrage d’Édouard Louis cristallise toutes les

critiques dans la sphère publique nationale, la participation des médias dans la

construction du sociotype des classes populaires n’a (quasiment) jamais été (d)énoncée.

Conclusion

44 La médiatisation d’En finir avec Eddy Bellegueule interroge le fonctionnement de la

sphère publique nationale quant aux représentations qui y sont portées sur les groupes

sociaux. La reconnaissance médiatique dont a fait l’objet le roman met en évidence que

les discours portés par l’auteur sur les classes populaires ont fait sens dans le champ

médiatique, en étant à la fois relayés et authentifiés, même s’ils ont parfois pu être

contestés, notamment dans la presse picarde. On peut néanmoins faire l’hypothèse que

la relative faible visibilité médiatique octroyée à ces discours critiques et

représentations contre-hégémoniques est significative d’une certaine position de classe

de celles et ceux qui travaillent dans ces espaces de production et de circulation du sens

que sont les médias.

45 En désignant des responsables privilégiés de l’homophobie, du racisme et du sexisme

comme étant pauvres, hétérosexuels, blancs et territorialisés à la campagne du nord de

l’Hexagone, les médias participent à fixer des représentations de « bons » et de

« mauvais » citoyens. Ces représentations – qui excluent symboliquement les classes

populaires de la définition du Nous national – présentent alors la France en tant que

nation « exceptionnelle » vis-à-vis de sa gestion des minorités (Puar, 2007b : 154-160).

La valorisation médiatique d’Édouard Louis participe dès lors pleinement à la

représentation implicite d’une francité définie avant tout comme blanche et de classe

bourgeoise car elle permet de contredire en amont les éventuelles critiques mettant en

cause son hégémonie. En incluant symboliquement cet écrivain gay « exceptionnel »

dans le Nous national, celle-ci fait alors preuve de sa tolérance, de son respect des

minorités et la possibilité qu’ont ces dernières de s’intégrer dans la société française13.

Or, le récit médiatique construit autour du roman d’Édouard Louis est significatif de

rapports sociaux, vu que, paradoxalement, ce sont les groupes qui possèdent le moins

de pouvoir économique, social, politique et symbolique qui sont désignés et mis en

scène comme instaurant les plus grandes inégalités à l’égard d’autres minorités, tandis

que ceux qui profitent des avantages liés aux discriminations systémiques sont donnés

à voir comme étant les plus égalitaires.

Questions de communication, 33 | 2018

103

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NOTES

1. Nous effectuons cette précision car celles et ceux que les journalistes désignent souvent par le

syntagme « habitant·e·s des banlieues » – et qui renvoient, en fait, aux minorités ethnoraciales

Questions de communication, 33 | 2018

105

(Boyer, Lochard, 1998) – sont parfois défini·e·s comme les représentant·e·s des classes populaires

aujourd’hui (ce qui conduit souvent, d’ailleurs, à euphémiser la problématique raciale).

2. Les médias contribuent fortement à construire un imaginaire national ainsi que celles et ceux

qui en sont les citoyens (Anderson, 1983).

3. Le fonctionnement de la sphère publique nationale étant avant tout ce qui nous préoccupe ici,

nous avons avant tout mis en avant les résultats d’analyses effectuées sur le corpus de médias

nationaux.

4. Par commodité, nous utilisons ÉL/EB quand l’écrivain Édouard Louis et le personnage Eddy

Bellegueule se confondent dans les discours médiatiques.

5. Nous avons conservé uniquement les productions médiatiques où l’ouvrage (ou son auteur) est

le thème principal. Le corpus a été constitué par la formule-clé « En finir avec Eddy Bellegueule »

à partir de la base de données Europresse pour la presse écrite papier (nationale et régionale), de

l’application Hyperbase (Inathèque) pour les émissions de télévision et de radio, et des archives

des sites d’information pour la presse en ligne.

6. Nous nous sommes inspirée de la méthodologie développée par Marie-Françoise Mortureux

(1996).

7. Nous préférons la notion de « sociotype » à celle de « stéréotype », car cette dernière est trop

polysémique pour être facilement appréhendable. Dans le sens commun (et souvent dans le

monde universitaire), « stéréotype » est utilisé pour rendre compte d’un figement ou d’une

caricature représentationnelle. Or, pour nous, le stéréotype est simplement le produit de

discours portés sur un groupe social (Amossy, Herschberg-Pierrot, 1997). Ainsi, afin d’éviter toute

confusion, préférons-nous parler de « sociotype » pour faire référence aux processus de

catégorisation des groupes sociaux.

8. Certains syntagmes sont classés dans plusieurs catégories.

9. Les personnes non-blanches données à voir dans les médias qui ne répondent pas aux

représentations hégémoniques associées aux minorités ethnoraciales sont souvent mises en

scène en tant qu’exceptions (ou minorités) faisant face à un groupe (la majorité). À ce sujet, voir

les travaux de Mathieu Rigouste (2007).

10. Sur les représentations des minorités ethnoraciales dans les médias, voir par exemple les

travaux de Henri Boyer et Guy Lochard (1998) et d’Édouard Mills-Affif (2004).

11. Les enjeux territoriaux ne sont pas les mêmes concernant la presse quotidienne nationale

(PQN) et la presse quotidienne régionale (PQR), ce qui a de fortes conséquences quant au travail

de production du sens qui incombe aux journalistes (Noyer, Raoul, 2011). Ceux de la PQN doivent

en effet rendre compte des spécificités locales au sein desquelles les lecteurs doivent pouvoir se

reconnaître. Ces modes d’organisation du travail ont donc eu des effets sur la réception du roman

d’Édouard Louis par les journalistes de la presse locale picarde.

12. É. Louis, 06/03/2014, « A propos d’un article du Nouvel Observateur et d’un problème plus

général », Édouard Louis. Accès : https://edouardlouis.com/2014/03/06/a-propos-dun-article-du-

nouvel-observateur-et-dun-probleme-plus-general/. Consulté le 23/08/2016.

13. Sur la « masculinité hégémonique », voir les travaux de Demetrakis Z. Demetriou (2015).

Questions de communication, 33 | 2018

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RÉSUMÉS

En s’intéressant à la controverse sur la représentation des classes populaires qui se configure

dans l’arène médiatique lors de la sortie du premier roman d’Édouard Louis, l’article interroge les

rapports sociaux de classe à l’œuvre dans la sphère publique nationale. Il montre notamment que

les classes populaires blanches ont fait l’objet d’un processus d’ethnicisation qui a conduit à les

exclure symboliquement du Nous national français. Il donne également à voir que ce processus,

très peu contesté dans les médias, est synonyme d’homonationalisme vu qu’il repose sur

l’inclusion d’un sujet gay personnifié par l’écrivain.

This article analyses the power relations between social classes in the French national public

sphere. It focuses on the controversy regarding the popular classes’ representation that has

taken place in the mainstream media during the publication of Edouard Louis’s first novel. It

shows how the white popular classes have been ethnicized and symbolically excluded from the

French national “Us”. Furthermore, it explains how this process, which has scarcely been

criticized in the media, is significant of homonationalism, insofar as it is based on the inclusion of

a gay subject who is personified by the author.

INDEX

Mots-clés : médias, espace public, homonationalisme, ethnicisation, classe sociale, classe

populaire, blanchité

Keywords : media, public sphere, homonationalism, ethnicization, social class, popular class,

whiteness

AUTEUR

MARION DALIBERT

Groupe d’études et de recherche interdisciplinaire en information et communication

Université de Lille

F-59000

marion.dalibert[at]univ-lille3.fr

Questions de communication, 33 | 2018

107

Sexe en publicSex in Public

Lauren Berlant et Michael Warner

Traduction : Maxime Cervulle et Clémence Garrot

1 « Sexe en public » : avec un titre pareil, un raisonnement aussi retors et un tel mystère

autour de son objet, notre article risque fort d’attirer l’attention1. En réalité, il ne

s’agira ici ni du sexe au sens le plus évident, ni des identités ou actes sexuels, ni d’un

quelconque instinct qui nécessiterait d’être libéré de la répression, mais plutôt du sexe

en tant qu’il est médié par différents publics2. Le lien au sexe est manifeste pour

certains publics : par exemple, ceux du cinéma pornographique, du téléphone rose, du

marché de l’imprimé « pour adulte » ou encore du strip-tease. D’autres publics

s’organisent autour du sexe, mais pas nécessairement des actes sexuels au sens

courant – que l’on pense aux espaces queer et autres mondes qui se distinguent de la

culture hétérosexuelle, mais aussi à certaines scènes plus implicitement sexuelles

comme la culture nationale officielle, qui conceptualise la vie privée de manière à

masquer le fait qu’elle sexualise l’appartenance nationale.

2 L’objectif de l’article est de décrire les aspirations radicales qui, selon nous, devraient

alimenter la construction de la culture queer : il ne s’agit pas simplement de créer un

espace protégé pour le sexe queer, mais de permettre l’émergence de nouvelles

possibilités en termes d’identité, d’intelligibilité, de publics, de culture et de sexe –

possibilités qui ne peuvent apparaître que lorsque le couple hétérosexuel n’est plus

l’exemple privilégié ou la référence de la culture sexuelle. Les pratiques sociales queer

telles le sexe et la théorie tentent de perturber les normes confuses mais puissantes –

dont le projet de normalisation qui a rendu l’hétérosexualité hégémonique fait partie –

qui sous-tendent ce privilège, ainsi que les pratiques concrètes qui participent des

hiérarchies instaurées par la propriété ou par la convenance et que l’on décrira comme

hétéronormatives (bien qu’elles ne soient pas explicitement sexuelles)3. Nous ouvrirons

le propos par deux scènes de sexe en public.

Questions de communication, 33 | 2018

108

Rien n’est plus public que le privé

Scène 1

3 En 1993, le magazine Time publiait une livraison spéciale sur l’immigration intitulée

« Le nouveau visage de l’Amérique » (« The New Face of America »)4. En couverture, un

assemblage numérique de photographies en plans rapprochés de personnes issues d’un

large éventail de groupes immigrés aux États-Unis, un amalgame de visages « moyen-

orientaux », « italiens », « africains », « vietnamiens », « anglo-saxons », « chinois » et

« hispaniques » composait un visage de femme. Ce nouveau visage de l’Amérique est

supposé représenter ce à quoi le citoyen devrait ressembler lorsque, au cours de

l’année 2004, comme le montrent les projections, les blancs ne seront plus

statistiquement majoritaires aux États-Unis. Nue, souriante, la peau d’un blanc à peine

cassé, la divine Frankenstein de Time illustre l’hégémonie de l’optimisme quant au futur

de la citoyenneté et de la nation. La théorie de Time est que, au XXIe siècle, le sexe

reproductif interracial aura pris une telle ampleur aux États-Unis que la différence

raciale elle-même sera définitivement remplacée par une sorte de sentiment familial

fondé sur les liens du sang. Au XXIe siècle, s’imagine Time, des centaines de millions de

visages hybrides effaceront ensemble le racisme américain : la nation deviendra une

monoculture raciale heureuse faite d’un seul « sang (mélangé) »5.

4 La publication de cette livraison spéciale suscita une brève vague de commentaires,

mais fut sans conséquence importante ; c’est donc la banalité de ce discours qu’il faut

interroger, les technologies qui contribuent à produire sa trivialité. Le fantasme

vulgarisé par cette image se reflète également dans le droit et dans les recoins les plus

intimes de la vie quotidienne. Son objectif est explicite : il s’agit d’aider le public à faire

face à la menace que ferait peser contre la « norme » et le « cœur » de la culture

nationale ce que l’on désigne couramment par l’expression « le problème de

l’immigration » (par exemple, voir Bennett, 1992 ; Brimelow, 1995 ; Henry III, 1994). En

réalité, cette image d’une crise de l’immigration est un mirage racial engendré par une

société dominée par les blancs. Ce mirage organise son public autour d’une phobie

spécifique de façon à ce que tout débat de fond sur l’exploitation aux États-Unis puisse

être d’abord évitée, puis reléguée à cette part de la mémoire collective que consacre

non pas la nostalgie, mais l’aversion de masse. Appelons cela l’archive de l’amnésie. S’il

fallait trouver un slogan, ce serait : la mémoire est une amnésie sélective.

5 Toutefois, dans ce tourbillon où s’entremêlent projection et refoulement, il n’y a pas

que l’exploitation et le racisme qui sont occultés. Derrière la transfiguration de

l’immigré en image nostalgique qui permet de renforcer les fondements de la culture

nationale et d’apaiser les peurs blanches provoquées par la mise en minorité, se niche

une chose qui n’ose pas dire son nom, mais dont l’empreinte est partout :

l’hétérosexualité nationale. L’hétérosexualité nationale est le mécanisme par lequel les

valeurs fondamentales de la culture nationale dessinent un espace aseptisé fait de

sentimentalisme et d’innocence, le lieu d’une citoyenneté pure. L’adoption d’une telle

conception familiale de la société permet de faire l’économie d’une reconnaissance du

racisme structurel et des autres inégalités systémiques. Cela n’est pas tout à fait

nouveau : aux États-Unis, la famille a opéré comme une forme médiatrice et une

métaphore de l’existence nationale depuis le XVIIIe siècle6. Nous affirmons que, dans son

déploiement contemporain, en distinguant les aspirations à l’appartenance nationale

Questions de communication, 33 | 2018

109

de la culture critique de la sphère publique et de la citoyenneté politique, la famille est

une assise de plus en plus forte pour la gouvernementalité de l’État-providence7. Les

crises de l’immigration ont déjà produit des icônes féminines faisant office de prothèses

de l’État – la plus célèbre étant la statue de la Liberté, qui symbolise l’assimilation

homogène d’immigrants à la métaculture des États-Unis. Sauf que, avec ce visage à la

Une du Time, ce n’est pas la féminité symbolique mais l’hétérosexualité reproductive

qui apparaît comme garante de la nation monoculturelle.

6 La promotion des valeurs nostalgiques et familialistes dans la politique contemporaine

états-unienne prescrit la privatisation de la citoyenneté et du sexe de multiples façons.

Dans le droit et l’idéologie politique, par exemple, il est frappant de voir à quel point le

fœtus et l’enfant ont été consacrés en symboles de la nation. L’État défend désormais la

promulgation de nouvelles lois pour purifier l’internet au nom de la protection des

enfants et promeut une stratégie policière fondée sur les « coups montés »8. Les

« réformes » du modèle social et de la fiscalité qui ont été votées et promulguées à

l’occasion d’un accord de circonstance entre le très familialiste Bill Clinton et le

« Contract with America » du Parti républicain9 ont eu pour objectif d’augmenter les

privilèges juridiques et les avantages économiques des couples mariés et des parents.

La privatisation de l’éducation et les aides publiques versées aux parents pour le

financement des études de leurs enfants dans le privé ont fait de l’éducation le domaine

des parents plutôt que des citoyens. Dans le même temps, des sénateurs tels Ted

Kennedy et Jesse Helms ont soutenu des amendements visant à refuser le versement de

fonds fédéraux à toute organisation qui « promeut, dissémine ou produit des textes ou

images au caractère obscène ou qui dépeignent ou décrivent, d’une manière

indiscutablement choquante, des activités ou organes sexuels ou excrétoires, ceci

incluant les descriptions obscènes de sadomasochisme, homo-érotisme, exploitation

sexuelle d’enfants ou individus engagés dans un rapport sexuel, mais ne s’y limitant

pas » (Congressional Record, 101e Congrès, première session, 1989, 135, pt. 134 : 12967).

Ces éléments épars ont en commun le fait d’organiser un public national hégémonique

autour du sexe. Ce public sexuel ne prétend officiellement agir que pour protéger

l’espace de la vie privée hétérosexuelle. Toutefois, la diabolisation spectaculaire de

toute représentation du sexe protège et conforte, dans le même temps, les institutions

du privilège économique et de la reproduction sociale qui informent les pratiques de ce

public sexuel et structurent son monde idéal.

Scène 2

7 En octobre 1995, le conseil municipal de New York a voté, par 41 voix contre 9, une

révision de la loi de « zonage urbain ». Cet amendement porte sur les établissements

« pour adultes » : librairies et vidéoclubs spécialisés, restaurants, bars et théâtres, entre

autres enseignes. Ceux-ci ne peuvent désormais être installés que dans certaines zones

définies comme non résidentielles, la plupart d’entre elles s’avérant être sur le front de

mer. Dans les nouvelles zones réservées, les établissements pour adultes doivent être

situés à plus de 150 mètres les uns des autres, et à même distance de tout lieu de culte,

école ou crèche. La loi prévoit également qu’il ne peut y avoir plus d’un établissement

par parcelle de 920 mètres carrés. Elle impose aussi des restrictions en termes de taille,

d’emplacement ou de luminosité. Tous les établissements pour adultes ne répondant

pas aux critères établis sont appelés à fermer dans un délai d’un an. Sur les quelques

Questions de communication, 33 | 2018

110

177 établissements pour adultes que compte la ville, seuls 28 n’auraient pas à fermer du

fait de cette loi. Son application est confiée à des inspecteurs du bâtiment.

8 Un recours auprès de la justice (dont l’appel était toujours en attente de jugement en

juillet 1997) a été déposée par une coalition – formée au cours du processus politique

pour s’opposer à cette loi – constituée de groupes anti-censure comme le New York

Civil Liberties Union (NYCLU), les Feminists for Free Expression, le People of the

American Way et la National Coalition Against Censorship, ainsi que d’organisations

gays et lesbiennes telles le Lambda Legal Defense Fund, l’Empire State Pride Agenda et

l’AIDS Prevention Action League. Ces derniers groupes ont rejoint les associations anti-

censure pour la simple raison que l’impact du « rezonage » sur les établissements

s’adressant aux lesbiennes et aux gays, et particulièrement à ces derniers, promet

d’être désastreux. Les cinq établissements pour adultes de la Christopher Street vont

être fermés, ainsi que les principaux lieux de rencontres sexuelles pour hommes. Aucun

de ces établissements n’a été la cible de plaintes du voisinage. Les gays en sont venus à

considérer comme acquise la disponibilité de produits à caractère sexuel, de cinémas

pornographiques ou de sex-clubs. Ainsi ont-ils appris à se trouver les uns les autres, à

cartographier un monde communément accessible, à construire l’architecture d’un

espace queer dans un environnement homophobe et, ces quinze dernières années, à

cultiver un ethos collectif du sexe à moindre risque (safer sex). Tout cela est sur le point

de changer. Maintenant, les gays cherchant des produits à caractère sexuel ou veulant

faire des rencontres sexuelles auront deux choix : ils pourront plonger dans le public

virtuel privatisé du sexe téléphonique et de l’internet ou se rendre dans des zones

réduites, inaccessibles, peu passantes, mal éclairées, loin des transports publics et des

lieux de résidence, surtout sur le front de mer, où les usagers de la pornographie

hétérosexuelle seront également relocalisés et où le risque de violence sera par

conséquent accru10. En tout état de cause, cette loi provoquera un sentiment

d’isolement et une réduction des attentes qu’ont les gays vis-à-vis de la vie

communautaire, tout comme elle diminuera sans doute les possibilités de formation

d’une communauté politique. La culture sexuelle lesbienne naissante, qui à New York

voit notamment le jour autour du Clit Club et du seul vidéoclub destiné aux lesbiennes,

disparaîtra également. Les conséquences de la purification sexuelle de New York seront

injustement subies par celles et ceux qui sont déjà les moins biens lotis en terme de

ressources publiquement accessibles.

Normativité et culture sexuelle

9 L’hétérosexualité n’est pas une chose en soi. Si nous parlons de culture hétérosexuelle

et non d’hétérosexualité, c’est que cette culture n’a jamais d’unité que provisoire

(Sedgwick, 1990). Elle n’est pas un ordre symbolique ou une idéologie unitaires, pas plus

qu’un ensemble homogène de croyances partagées11. Les conflits internes à cette

culture sont généralement peu perçus dans la pratique où les relations sexuelles

hommes-femmes sont posées comme un postulat participant de la justesse ordinaire du

monde ; sa fragilité est masquée par des démonstrations solennelles de bonne moralité.

Ils ne sont pas non plus reconnus en théorie, d’une part, du fait du travail métaculturel

que réalise la catégorie hétérosexualité elle-même qui assoit en tant que sexualité des

pratiques, normes et institutions très différentes et, d’autre part, parce que les sciences

qui portent sur le social sont elles-mêmes parties prenantes du processus de

Questions de communication, 33 | 2018

111

normalisation dont Michel Foucault affirme qu’il est l’un des fondements les plus

importants de la sexualité moderne12. Ainsi, lorsque nous affirmons que le projet de

construction d’une hétérosexualité nationale imprègne complètement les États-Unis

contemporains, nous ne voulons en aucun cas dire que l’hétérosexualité nationale

serait une simple monoculture. Les hégémonies ne sont rien d’autre que des alliances

élastiques dont le maintien et la reproduction reposent sur des stratégies dispersées et

contradictoires.

10 L’intelligibilité métaculturelle de la culture hétérosexuelle s’appuie principalement sur

les idéologies et institutions de l’intimité. Avançons ici que le domaine de la sexualité a

beau sembler composé de rapports intimes inscrits dans la vie privée des individus – ce

qui fait du « sexe en public » une chose déplacée –, l’intimité est en réalité

publiquement médiée à différents niveaux. D’abord, ses espaces conventionnels

présupposent une différentiation structurelle entre « vie personnelle », d’une part, et

travail, politique ou encore sphère publique13, d’autre part. Ensuite, la normativité de la

culture hétérosexuelle relie l’intimité aux seules institutions de la vie privée, faisant

d’elles les institutions privilégiées de la reproduction sociale, de l’accumulation et du

transfert du capital, ainsi que du développement de soi. En outre, en présentant le sexe

comme hors sujet ou en le réduisant à une affaire strictement personnelle, les

conventions hétéronormatives de l’intimité bloquent la construction de cultures

sexuelles publiques non normatives ou explicites. Pour finir, ces conventions

convoquent un mirage : le foyer d’une humanité pré-politique à partir de laquelle les

citoyens viendraient au discours politique, et à laquelle ils retourneraient dans le futur

(toujours imaginaire) de l’après-conflit politique. La vie intime est l’ailleurs sans cesse

invoqué par le discours politique public, ce paradis promis qui distrait les citoyens des

inégalités sur lesquelles reposent leurs vies sociales et économiques, qui les console de

la dégradation de l’humanité par la société de masse et qui les culpabilise à la moindre

divergence entre leur vie et une sphère intime réduite à la simple personnalité

individuelle.

11 De plus en plus, les idéologies et institutions de l’intimité élaborent le cadre de ce qui

constitue une bonne vie dans un contexte états-unien au sein duquel la citoyenneté est

à la fois profondément déstabilisée et un point de lutte. L’intimité apparaît alors

comme le seul espace (fantasmatique) depuis lequel le futur peut être pensé et désiré, le

seul lieu (imaginaire) d’où peuvent émerger de bons citoyens, à l’écart des distractions

troublantes et perturbantes ainsi que des contradictions du capitalisme et de la

politique. En effet, l’un des paradoxes inattendus de la privatisation nationale-

capitaliste a été que la culture hétérosexuelle a conduit les citoyens à s’identifier eux-

mêmes et à identifier leur politique à la vie privée. Pour les publics officiels, cela signifie

privatiser le sexe, refaire des liens du sang le fondement psychique de l’identification,

remplacer les prérogatives de l’État en termes de justice sociale par une éthique

privatisée de la responsabilité, de la charité, de la rédemption et des « valeurs », et

enfin renforcer les frontières entre les personnes morales et les agents économiques14.

12 La culture hétérosexuelle confond l’ensemble complexe que forment les pratiques

sexuelles et l’intrigue sentimentale faite d’intimité et de familialisme à laquelle il faut

adhérer pour avoir une place normale dans la société, y appartenir profondément. C’est

à travers des scènes d’intimité, de mise en couple et de parenté que la communauté

s’imagine ; la relation historique au futur se cantonne au récit générationnel et à la

reproduction15. Tout un pan des rapports sociaux devient intelligible en tant

Questions de communication, 33 | 2018

112

qu’hétérosexualité et cette culture sexuelle privatisée confère tacitement à ses

pratiques sexuelles légitimité et normalité. C’est ce sens de la légitimité – incarnée dans

tout un ensemble d’éléments qui vont bien au-delà du sexe – que nous appelons

hétéronormativité. L’hétéronormativité dépasse l’idéologie, le préjugé ou

l’homophobie ; elle se manifeste dans presque chaque aspect des formes et des

arrangements de la vie sociale : la nationalité, l’État et le droit, le commerce, la

médecine, l’éducation, aussi bien que les conventions et affects de la narrativité, du

romantisme, entre autres espaces culturels protégés. Il est difficile de voir ces champs

comme hétéronormatifs tant la culture sexuelle que les personnes hétérosexuelles

habitent est diffuse. Cette culture repose sur un mélange d’expressions à peine

développées et de conceptions pré-modernes de la sexualité si anciennes que leurs

conditions matérielles semblent profondément ancrées dans l’idée même de

personnalité individuelle.

13 Cependant, l’intimité n’a pas toujours eu la signification qu’elle a pour la culture

héténormative contemporaine. Par exemple, le spécialiste de l’Antiquité David

Halperin, qui s’inscrit dans la lignée de Michel Foucault et d’autres historiens, a montré

que, dans l’Athènes antique, le sexe était un acte transitif plutôt qu’une dimension

fondamentale de l’identité ou une expression de l’intimité. Ainsi le verbe pour décrire

l’acte sexuel apparaît-il dans un texte datant de l’Antiquité tardive qui liste les choses

qui ne sont pas faites en lien avec autrui, qui n’agissent que sur soi : « parler, chanter,

danser, se battre, concourir, se pendre, mourir, être crucifié, plonger, trouver un

trésor, faire du sexe, vomir, déféquer, dormir, rire, pleurer, parler aux dieux, etc. »

(Artémidore d’Éphèse, in : Halperin, 1989 : 49). David Halperin signale que si le sexe est

inclus dans la liste, c’est qu’il n’est pas « intriqué dans un réseau de réciprocités ». À

l’inverse, l’hétérosexualité moderne est supposée renvoyer à des rapports d’intimité et

d’identification avec d’autres personnes, et les actes sexuels sont censés relever de la

communication la plus intime d’entre toutes16. L’acte sexuel retranché dans l’intimité

est le halo affectif que la culture hétérosexuelle protège, c’est aussi de là qu’il tire son

modèle d’éthique. Toutefois, cette utopie de l’appartenance sociale se fonde aussi sur

des actes qui la prolongent et dont on reconnaît moins communément qu’ils

participent de la culture sexuelle : payer des impôts, être dégoûté, flirter, léguer,

célébrer une fête, investir pour préparer l’avenir, enseigner, s’occuper du corps d’un

mort, avoir des photos dans son portefeuille, acheter des produits au format familial,

pratiquer le népotisme, se présenter à l’élection présidentielle, divorcer, ou posséder

quoi que ce soit siglé « Lui » ou « Elle ».

14 L’élaboration de cette liste mériterait une étude plus approfondie. En même temps, il

ne s’agit pas nécessairement pour nous, en établissant une telle liste ou en s’en

moquant, de désigner telle ou telle pratique comme oppressive, ringarde ou immuable,

mais plutôt de décrire une constellation de pratiques qui partout disséminent le

privilège hétérosexuel en tant qu’indice tacite mais central de l’appartenance sociale.

Donner à voir cette constellation permet de produire ce que nous avons appelé ailleurs

un « violent sentiment de recontextualisation » (Berlant, Warner, 1995 : 345) car les

sujets sociaux, même lorsqu’ils sont gays ou lesbiennes, commencent à saisir la manière

dont ces discours, institutions et pratiques sociales et économiques que l’on n’identifie

pas spécialement comme sexuels ou familiaux participent tous de la production d’un

contexte de vie extrêmement restreint comme norme ou idéal social. Les gens, y

compris ceux qui s’identifient à la culture normative, en savent davantage sur la

cruauté de la culture de la norme à laquelle ils sont confrontés que ce que la culture

Questions de communication, 33 | 2018

113

hétérosexuelle pourra jamais reconnaître, valider, soutenir, incorporer ou garder en

mémoire.

15 Toutefois, cette cruauté ne passe pas inaperçue. Par exemple, l’intimité est

publiquement entourée d’une myriade de genres thérapeutiques voués à témoigner de

la faillite constante des idéologies et institutions hétérosexuelles. Chaque jour et dans

de nombreux pays désormais, les gens témoignent dans les talk-shows, dans la presse à

scandales, et même dans les journaux « de référence » de leur incapacité à reproduire

pleinement les institutions de la vie privée et, inversement, de l’échec de ces

institutions à les soutenir. Les histoires sentimentales qui ont mal tourné ont beaucoup

à nous apprendre sur la manière dont la violence quotidienne est liée aux pressions

complexes exercées par l’argent, le racisme, les expériences de violence sexuelle et les

tensions intergénérationnelles. Nous avons beaucoup à apprendre également des

demandes toujours plus fortes faites à l’amour de tenir ses promesses, de nous apporter

le bonheur. Nous avons enfin à apprendre des réactions extrêmement punitives

auxquelles se heurtent celles et ceux qui semblent ne pas souffrir assez pour leurs

transgressions et échecs.

16 Peut-être en apprendrait-on trop. Récemment, la prolifération de preuves d’échec de

l’hétérosexualité a engendré un retour de bâton contre la « thérapie de talk-show ». Elle

a même poussé le politicien républicain William Bennett à intervenir publiquement ;

mais, plutôt que de confesser ses transgressions ou en dénoncer d’autres, il a appelé au

boycott et à la suppression de l’ensemble de la culture de la thérapie hétérosexuelle. La

reconnaissance des échecs quotidiens de l’hétérosexualité l’inquiète tout autant que ses

transgressions : « Nous avons oublié que pour préserver la civilisation, il faut garder

certaines choses sous couvercle […]. Nous avons un tropisme pour le caniveau »

(Bennett, in : Dowd, 1995).

17 Mais la civilisation a-t-elle besoin de se protéger ? Ou la culture hétérosexuelle

cherche-t-elle à assurer ses arrières en banalisant l’intimité ? La croyance selon

laquelle il serait possible de mener une vie normale requiert-elle de cette culture

mesquine, visiblement inadaptée à l’intimité, de chercher l’amnésie et de produire des

stéréotypes absurdes ? Dans ces émissions, personne ne fait jamais porter la faute à

l’idéologie de l’hétérosexualité et à ses institutions. Les présentateurs de talk-shows eux-

mêmes s’étonnent quotidiennement de voir que les gens qui se sont engagés dans

l’intimité hétérosexuelle sont malgré cela malheureux. Au bout du compte, les

perspectives et promesses de la culture hétérosexuelle représentent toujours

l’optimisme pour l’optimisme, un espoir auquel les gens ont déjà prêté allégeance – du

moins en public.

18 Biddy Martin (1994 : 123) a récemment écrit que, en rejetant activement les institutions

de l’hétérosexualité qui saturent désormais l’imaginaire social, quelques spécialistes de

la théorie sociale queer n’auraient fait que proposer une antinormativité réductrice et

pseudo-radicale. Elle montre que les types d’arguments qui surgissent dans les écrits de

personnes comme Andrew Sullivan ne sont pas de simples fantasmes de la droite17 :

« Dans certains travaux queer, l’acte d’attachement en tant que tel a été rejeté entant qu’uniquement punitif et contraignant parce que toujours déjà socialementconstruit […]. L’anti-normativité radicale jette beaucoup de bébés avec beaucoupd’eau de bain. […] De cette peur immense de l’ordinaire et du normal, naissent desthèses superficielles sur l’imbrication complexe de la sexualité et des autres aspectsde la vie sociale et psychique, et une attention bien trop faible aux dilemmes quevivent les personnes ordinaires que nous sommes aussi ».

Questions de communication, 33 | 2018

114

19 Dans ce passage, notre amie Biddy ne cite personne en particulier, mais elle pourrait

bien parler de nous. Nous voudrions donc clarifier notre propos. Être contre

l’hétéronormativité, ce n’est pas être contre les normes. Être contre les processus de

normalisation, ce n’est pas être effrayé par l’ordinaire. Ce n’est pas prôner une

« existence sans limite » comme le font selon elle les mauvais foucaldiens (ibid.). Il ne

s’agit pas non plus de décider que les identifications sentimentales avec la famille ou les

enfants sont une perte de temps, qu’il faut s’en débarrasser ou qu’elles abîmeraient

systématiquement ceux et celles qui les vivent. Il ne s’agit pas, enfin, de dire que toutes

les pratiques qui se présentent comme une manière de « faire l’amour » n’en seraient

pas. Car quels que soient les fardeaux idéologiques et historiques que traîne la sexualité

derrière elle, ils n’excluent pas, et ont peut-être même rendu possible, le fait que le

sexe puisse relever de l’intimité et du soin. Ce que nous affirmons ici, c’est que, à force

de chercher à maintenir une métaculture normale, l’espace de la culture sexuelle est

devenu affreusement exigu. Quand Biddy Martin (ibid.) nous appelle à nous reconnaître

comme « personnes ordinaires », à nous détendre vis-à-vis d’une « peur de la

normalité » artificiellement stimulée, la notion de personne ordinaire semble

simplement descriptive. En réalité, cet ordinaire est également normatif, dans le sens

exact que Michel Foucault donnait à « normalisation » : non pas l’imposition d’une

volonté extérieure, mais une distribution autour d’une norme statistiquement

imaginée. Ce recours fallacieux à l’ordre de l’ordinaire reste hétéronormatif : il mesure

la déviance vis-à-vis de la masse. On peut aussi le voir comme rassurant, comme

l’expression du désir utopique d’une individualité située hors de tout conflit. Toutefois,

ce désir ne saurait être satisfait dans les conditions actuelles de la vie privée. Les gens

voient que le prix à payer pour appartenir à la société et se projeter dans le futur est de

s’identifier au récit de vie hétérosexuel et, alors que les fractures contemporaines des

États-Unis les culpabilisent et gâchent leur vie à chaque instant, se sentent

personnellement responsables des violences, instabilités, ambivalences et échecs qu’ils

rencontrent dans leur vie intime. L’hétérosexualité implique tant de pratiques qui ne

relèvent pas du sexe qu’un monde dans lequel cet ensemble hégémonique ne serait pas

dominant est, au point où nous en sommes, inimaginable. C’est ce monde que nous

cherchons à faire naître.

Contre-publics queer

20 Nous comprenons la culture queer comme une manière de faire des mondes. Tel le

terme public, le terme monde se distingue des notions de communauté ou de groupe

social parce qu’un monde comprend nécessairement plus de personnes que l’on ne peut

en identifier, plus d’espaces que l’on ne peut en cartographier et qui s’étendent bien

au-delà des points de repère dont on dispose, plus de modes de ressentis que l’on ne

peut en vivre et qui relèvent d’un processus d’apprentissage plus que d’un don inné. Le

monde queer est un espace d’où l’on entre et sort, où les fréquentations sont

irrégulières, où les lignes d’horizon se déplacent, où l’on peut suivre des voies typiques

ou atypiques, dont la géographie est incommensurable et pavée d’obstacles18. Que ce

soit par le biais de mots vulgaires ou de représentations véhiculées par l’imprimé, la

capacité à faire monde se distribue dans une infinité de registres qui, par définition, ne

peuvent se réaliser sous une forme communautaire ou identitaire. Chaque forme

culturelle – un roman comme une discothèque ou une conférence universitaire –

Questions de communication, 33 | 2018

115

indexe un monde social possible à travers un ensemble de moyens qui vont du

répertoire de styles et de genres discursifs à la référentialité de la métaculture. Un

roman comme Dancer from the Dance d’Andrew Holleran (1978) s’appuie bien plus sur

cette référentialité que ne le fait une discothèque, dont la survie dépend du bouche-à-

oreille et qui se trouve être parfois une scène importante précisément en raison de son

incohérence en tant que scène. Pourtant, malgré leurs différences, tous deux rendent

possible la concrétisation d’un contre-public queer. Nous soutenons cette manière queer

de faire monde, ce qui implique en premier lieu de reconnaître que la culture queer se

constitue de bien des façons, qui ne passent pas par les publics officiels organisés par la

culture d’opinion et l’État, ni par les formes privatisées normalement associées à la

sexualité. Queer ou non, les dissidents ont longtemps lutté, souvent en encourant des

risques et en suscitant le scandale, pour cultiver des relations intimes que les bonnes

gens qualifiaient de criminelles. Les relations et les récits que nous avons développés ne

sont reconnus comme intimes qu’au sein de la culture queer : copines, amies

particulières, potes de cul, michetons. La culture queer a non seulement appris

comment sexualiser ces relations et d’autres, mais elle a aussi appris à en faire des

contextes où témoigner d’intenses affects personnels tout en forgeant un socle

d’appartenance et de transformation. Pour qu’un monde queer soit possible, il a fallu

que se développent des types d’intimité sans rapport nécessaire à la domesticité, à la

parenté, au couple, à la propriété ou à la nation. Toutefois, ces types d’intimité

s’appuient nécessairement sur un contre-public – un monde toujours accessible,

conscient de sa position subalterne. Ces intimités sont caractéristiques aussi bien de

l’inventivité queer dans la manière de faire monde que de la fragilité du monde queer.

21 Les intimités non standard sembleraient moins criminelles et moins instables si,

comme cela était autrefois le cas, les types normaux d’intimité étaient plus inclusifs et

comprenaient les courtisans, amis, liaisons, partenaires et co-conspirateurs19 (Bray,

1990 ; Shannon, 1997 ; Chartier, 1999). Comme le sexe qu’elle légitime, l’intimité a été

privatisée ; les contextes discursifs où se manifesterait l’essence de la personnalité

individuelle ont été isolés de ceux qui représentent les citoyens, les travailleurs ou les

professionnels.

22 Cette transformation des formes culturelles de l’intimité est liée à la fois à l’histoire de

l’espace public moderne et au discours moderne qui a fait de la sexualité une propriété

humaine fondamentale. Dans L’Espace public, Jürgen Habermas (1962) donne à voir le

processus par lequel les institutions et les formes d’intimité domestiques ont privatisé

les personnes privées, affiliant les membres de l’espace public à la société civile plutôt

qu’au marché ou à l’État. L’intimité est devenue le fondement d’une citoyenneté

abstraite et désincarnée, en résonnance avec l’idée d’humanité universelle. Dans

Histoire de la sexualité, Michel Foucault (1973) emprunte une autre voie pour décrire

l’individualisation du sexe. Il soutient que le discours confessionnel et celui d’expertise

de la société civile présupposent l’existence d’une essence intérieure de l’individu,

qu’ils assimilent cette dernière au sexe et qu’ils inscrivent enfin ce sexe dans le petit

théâtre du secret et de sa révélation. On voit ici se profiler une convergence instructive

entre deux penseurs qui semblent par ailleurs décrire des planètes différentes20. Jürgen

Habermas néglige les dimensions administrative et normalisante de la privatisation du

sexe et leurs effets dans les sciences sociales, parce qu’il s’intéresse à l’établissement

d’une norme régulant la relation complexe entre l’État et la société civile. Michel

Foucault néglige la culture critique qui pourrait permettre la transformation du sexe et

Questions de communication, 33 | 2018

116

d’autres types de relations privatisées ; il veut montrer que, loin de faire advenir des

publics sexuels, les épistémologies modernes de la personnalité sexuelle sont des

techniques d’isolement : elles identifient des individus comme normaux ou pervers

pour les besoins d’une médicalisation et d’une administration à l’échelle de l’individu.

Les deux chercheurs désignent cependant tous deux le processus par lequel un public

est devenu hégémonique en s’appuyant sur la privatisation du sexe et la sexualisation

de la personnalité. Tous deux identifient les conditions nécessaires à une conception de

la sexualité comme propriété subjective plutôt que comme culture publique ou contre-

publique.

23 Comme la plupart des idéologies, celle de l’intimité normale n’a sans doute jamais

constitué une juste description de la manière dont les gens vivent. Dès son origine, elle

a été rendue possible par la séparation structurelle des espaces économiques et

domestiques, ainsi que par la médiation de la culture de l’opinion, de la

correspondance, des romans et des romances. Les Confessions de Jean-Jacques Rousseau

est un exemple typique de cette idéologie et de sa dépendance à l’égard des médiations

imprimées et des formes nouvelles et hybrides de récits de vie. Jürgen Habermas (1962 :

59) note que la « subjectivité qui représente la part la plus intime du domaine privé est

déjà d’emblée corrélative du public ». Il ajoute que la structure de cette intimité

comprend une relation fondamentalement contradictoire à l’économie :

« À l’indépendance dont jouit le propriétaire sur le marché, correspond au sein dela famille une libre représentation de soi-même par la personne ; et l’intimitéfamiliale, dégagée, à ce qu’il semble, des contraintes sociales, est la véritablegarantie d’une autonomie privée qui s’exerce sur le terrain de la concurrence.Autonomie privée qui, reniant son origine économique, s’exerce uniquement endehors du domaine où ceux qui prennent part au marché se croient indépendants, etqui donc confère à la famille bourgeoise cette conscience qu’elle a d’elle-même »(Habermas, 1962 : 56).

24 Que cette relation structurelle soit imparfaite en pratique ne la rend pas moins

normative. Sa force réside dans sa capacité à empêcher la reconnaissance, la mémoire,

la création ou l’institutionnalisation d’intimités non standard qui se déploient toutefois

dans la vie quotidienne. La vie affective déborde sur la vie professionnelle et sur la vie

politique ; chacun entretient des relations cruciales et auto-constitutives avec des

connaissances et des inconnus ; et chacun vit des expériences érotiques, si ce n’est

sexuelles, en dehors de la forme couple. Ces intimités frontières procurent un plaisir

intense à celles et ceux qui les vivent. Toutefois, quand ce plaisir est appelé sexualité, le

débordement de l’érotisme dans la vie sociale et quotidienne semble transgresser la

norme à un point tel qu’il provoque une aversion, un rejet hygiéniste – alors même que

les cultures consuméristes et médiatiques contemporaines ne cessent de faire glisser

leurs tropes dans le caniveau, d’éclabousser de tâches intimes les plus hautes sphères

de la culture nationale.

25 Au sein de la culture gay, les principales scènes d’intimité criminelles ont été les rues,

les parcs, les sex-clubs et les pissotières – un tropisme pour les toilettes publiques21. La

promiscuité est si fortement stigmatisée et exclue du champ de l’intimité qu’elle est

souvent qualifiée d’anonyme, y compris lorsque dans les faits des noms peuvent être

échangés. L’une des leçons les plus couramment oubliées que l’épidémie de VIH/sida

nous a pourtant apprise est que l’intimité propre à cette promiscuité peut être une

véritable ressource publique permettant de sauver des vies. Loin des experts, les gays

Questions de communication, 33 | 2018

117

ont spontanément inventé le sexe à moindre risque (safer sex). Comme l’écrit Douglas

Crimp (1987 : 253),

« nous avons pu inventer safer sex parce que nous avons toujours su que le sexe nese limite pas à la pénétration, que le contexte soit ou non celui d’une épidémie.Notre promiscuité nous a appris bien des choses, non seulement à propos desplaisirs du sexe, mais de leur infini multiplicité. C’est cette préparation psychique,cette expérimentation, ce travail conscient sur nos propres sexualités qui a permisà nombre d’entre nous de changer de façon très rapide et spectaculaire leurcomportement sexuel – ce que la violence des « thérapies comportementales » n’ajamais réussi à nous imposer durant plus d’un siècle. […] Tous ceux qui ontprétendu que la promiscuité gay n’était qu’une forme de compulsion sexuelleprocédant d’une peur de l’intimité se retrouvent désormais confrontés à une réalitéqui dément leurs préjugés. […] La promiscuité gay devrait plutôt être vue comme unmodèle positif, qui montre que les plaisirs sexuels pourraient être recherchés partout le monde et accordés à quiconque, s’ils n’étaient pas strictement confinés dansla sexualité institutionnalisée ».

26 L’épidémie de VIH/sida est un cas particulier, et ce modèle de culture sexuelle est

typiquement masculin. En outre, les formes de contre-intimité ne se limitent pas à la

pratique de la sexualité. Ce qui est important ici, c’est que de telles relations puissent

être reconnues comme intimes grâce à une connaissance pratique et critique, qu’elles

ne soient pas réduites à un relâchement futile ou à une simple transgression, qu’elles

puissent être vues comme le langage commun d’une culture de soi, d’une connaissance

partagée et d’un échange d’intériorité.

27 La culture queer a dû développer cette connaissance pratique et critique à partir de

territoires mouvants, ceux du travestissement, de la culture juvénile, de la musique, de

la danse, des défilés, de l’exhibition et de la drague. Le caractère mouvant de ces

territoires constitue à la fois leur condition de possibilité et un obstacle à leur

reconnaissance comme manières de faire monde, parce qu’ils sont extrêmement

fragiles et éphémères. Ils sont typiquement dévalorisés, ravalés au rang de « styles de

vie ». Toutefois, les comprendre uniquement comme manifestant une expression de soi

ou une demande de reconnaissance reviendrait à occulter l’intrication des formes

institutionnelles de reproduction sociale et des formes culturelles hétérosexuelles, et

donc la profonde inégalité de conditions matérielles22. Les manières queer de faire

monde prennent forme dans des contextes fugaces et parasitaires : les ragots, les

discothèques, les ligues de softball23 et ces petites annonces téléphoniques qui, de plus

en plus, soutiennent financièrement la culture de gauche médiée par l’imprimé

(Sedgwick, 1990 ; Zipter, 1988). Il est difficile de rendre textuellement compte du

monde queer en tant que culture.

28 C’est particulièrement vrai de la culture de l’intimité. Comme nous l’avons affirmé, les

formes d’intimité hétéronormatives sont soutenues par un discours référentiel

explicite – par exemple, les intrigues amoureuses et la sentimentalité –, mais elles le

sont aussi de façon matérielle par les lois relatives au mariage et à la filiation, par

l’architecture des espaces domestiques, par la territorialisation du travail et du

politique. À l’inverse, les contre-intimités de la culture queer n’ont aucune matrice

institutionnelle. En l’absence du mariage et des rituels qui organisent la vie autour de la

conjugalité, cet acte de langage qu’est l’engagement requiert toujours une dose

d’improvisation, et il en va de même pour cette pratique narrative qu’est le rendez-

vous galant ou pour des pratiques économiques qui n’apparaissent pas comme telles,

comme le compte joint. Le caractère hétéronormatif de ce genre de pratiques peut

Questions de communication, 33 | 2018

118

sembler faible ou indirect. Les couples de personnes de même sexe en ont d’ailleurs

parfois créé des variantes. Toutefois, ce faisant, ils ont épousé la forme couple et sa

symbolique propre de l’engagement personnel, laissant intactes les conditions

matérielles et idéologiques qui séparent l’intimité de l’histoire, du politique et des

publics. Le projet queer que nous portons ne revient pas seulement à dé-stigmatiser ces

intimités ordinaires ou à étendre l’accès à la sentimentalité du couple et encore moins à

affirmer le caractère privé des vies des gays et des lesbiennes24. Il tend plutôt à soutenir

des formes de vie affective, érotique et personnelle qui sont publiques, au sens où elles

sont accessibles, étayées par une activité collective et qu’elles peuvent être

remémorées.

29 Dans la mesure où la culture hétéronormative de l’intimité contraint la culture queer à

dépendre de contextes éphémères, formés dans l’espace urbain ou par la médiation de

l’imprimé, les publics queer sont particulièrement vulnérables aux initiatives telles la

nouvelle loi du maire de New York sur le zonage urbain25. La loi vise à limiter toute

culture sexuelle contre-publique en en régulant les conditions économiques. Les effets

de cette loi iront bien au-delà des commerces « pour adultes » sur lesquels elle prétend

officiellement exercer un contrôle. Certains clients des bars gays de Christopher Street

s’y rendent en raison de la réputation du quartier pour le travail du sexe. La rue est

d’autant plus propice à la drague qu’on y trouve des sex-shops. Les boutiques qui

vendent des « freedom rings »26 et des t-shirts « Don’t Panic » ont plus de clients pour les

mêmes raisons. Ceux qui migrent vers Christopher Street ou y font un pèlerinage ne

vont pas tous dans les sex-shops, mais tous profitent du fait que certains y aillent. Il est

un stade où le saut quantitatif implique un saut qualitatif. La masse devient critique. La

rue devient queer. Une culture sexuelle dense, publique et accessible émerge. Elle

devient le pivot autour duquel se développent d’autres types de commerces, comme la

librairie Oscar Wilde, et un socle politique permettant la formation d’un vote gay qui

puisse faire pression sur les élus.

30 Aucun groupe social autre que les gays et lesbiennes ne dépend si fortement de ce type

de modèle de développement urbain. Si nous n’avions pas été capables de concentrer

en un lieu une culture publique et accessible, nous aurions déjà disparu, dilués dans la

majorité. Dans la mesure où nous sommes avant tout liés par une culture sexuelle

commune, rares sont les endroits dans le monde qui ont une forte densité de

population queer en l’absence de commerces à vocation sexuelle. Même les endroits où

c’est le cas – on peut penser à la culture lesbienne de Northampton dans le

Massachussetts – attirent cette population en raison de leur proximité avec des

quartiers tels que West Village à New York, Dupont Circle à Washington, West

Hollywood à Los Angeles ou Castro à San Francisco. Les gays respectables aiment à

penser qu’ils ne doivent rien à cette subculture sexuelle qu’ils perçoivent comme

sordide. Quand bien même ils la méprisent, l’existence d’une telle culture sexuelle

publique est ce qui a rendu possible leurs succès, leur mode de vie, l’obtention de leurs

droits et même leur identité. La destruction de cette culture anéantirait la quasi-

totalité de la culture queer ou gay visible. Personne mieux que la droite ne connaît cette

connexion : les conservateurs ne contrediraient pas si manifestement leur croyance en

un marché libéré des contraintes étatiques s’ils ne voyaient pas ce type d’hyper-

régulation comme une victoire importante.

31 Il ne s’agit pas ici de dire que la politique queer profiterait d’un regain d’idéologie

libérale, mais que la stabilité de l’hétéronormativité, centrale dans les processus

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d’accumulation et de reproduction du capital, nécessite un certain interventionnisme

dans la régulation du capital. Ainsi, parmi les fantasmes sur lesquels la loi de zonage

urbain s’appuie, l’un des plus troublants est-il la conception du quartier comme une

communauté d’intérêts fondée sur la résidence et la propriété. Dans le débat actuel,

une telle idéologie ne peut être remise en cause sur le plan politique, parce que ce

débat est dominé par l’idée que les sujets sexuels ne sont que des résidents, que le sujet

pertinent de la politique sexuelle est le riverain. Pourtant, un quartier comme

Christopher Street n’est pas qu’une affaire de voisinage. La vie locale de ce quartier

repose sur la présence quotidienne de milliers de non-résidents. Ceux qui vivent

véritablement dans le quartier du West Village ne devraient pas oublier leur dette vis-

à-vis de ces pèlerins principalement queer. Et nous ne devrions pas faire l’erreur de

confondre la classe des citoyens avec celle des propriétaires fonciers. Nombre de ceux

qui se promènent dans Christopher Street – qui sont principalement jeunes, queer,

africains-américains – n’auraient pas les moyens d’y résider. L’espace urbain est

toujours un espace d’accueil. Le droit à la ville s’étend à ceux qui en font usage

(Lefebvre, 1968 ; voir aussi Castells, 1983). Il n’est pas limité aux propriétaires. Ce n’est

pas un hasard si la politique de zonage méconnaît tant le fonctionnement de l’espace

urbain ; pour la sexualité normale, une telle méconnaissance est nécessaire au maintien

de l’illusion de son humanité et à la garantie de ses applications économiques et

juridiques.

Agiter et astiquer

32 La théorie sociale queer considère la sexualité comme une catégorie indispensable aussi

bien à l’analyse qu’à l’agitation politique et à la transformation sociale. Comme les

rapports de classe – qui ne sont aujourd’hui principalement visibles que sous les traits

de formes identitaires polarisées – l’hétéronormativité est un moteur essentiel de

l’organisation sociale aux États-Unis, une condition constitutive des rapports

d’inégalité et d’exploitation, y compris au sein même de la société hétérosexuelle.

Toute théorie sociale qui ne parvient pas à comprendre le rôle que joue

l’hétéronormativité participe de la reproduction de ces rapports.

33 Penser le sexe en public n’implique pas de se cantonner aux formes de son exclusion ou

de sa suppression. Bien que la pratique sexuelle ne soit pas l’objet des études queer, le

sexe y est partout présent. Mais alors, où sont donc les soubresauts, les mouvements

d’astiquage, les va-et-vient, la salive et les frottements auxquels vous pouviez vous

attendre – ou que vous pouviez craindre – dans un article sur le sexe ? Nous terminons

ce texte sur deux scènes qui auraient pu se dérouler le même jour dans nos

déambulations dans la ville. Un après-midi, nous sommes dans le même wagon de

métro qu’un jeune couple hétérosexuel que nous connaissons. Avec précaution, et

après moult circonvolutions, il amène dans la discussion la question des vibromasseurs.

Ces deux personnes sont de celles dont la reproductivité gouverne les vies, les

aspirations, les rapports à l’argent et à la propriété ; leurs relations à tout et tout le

monde est médiée par la reproduction. Toutefois, la femme a récemment lu dans un

magazine féminin un article à propos des sextoys et d’autres types d’érotisme non

reproductif. Elle et son mari ont commandé quelques produits et se sont

progressivement engagés dans des pratiques sexuelles que la plupart qualifieraient de

queer ; leurs corps se sont désordonnés et sont redevenus excitants à leurs yeux. Ils

Questions de communication, 33 | 2018

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nous ont dit : vous êtes les seuls à qui nous puissions en parler ; auprès de l’ensemble de

nos amis hétérosexuels, nous passerions pour des pervers. Pour ne pas se sentir

pervers, ils devaient faire de nous le public de leur sexualité.

34 La question de l’aversion et de la perversion s’est manifestée à nouveau quelques jours

plus tard. Nous étions cette fois dans un bar, un bar fétichiste habituellement tout ce

qu’il y a de plus ordinaire mais qui accueille le mercredi la soirée « Pork », consacrée à

des performances sexuelles. On y voit généralement fessées, flagellations, rasages,

marquages, lacérations, bondages, humiliations et de la lutte – pas de quoi fouetter un

chat : les pratiquants amateurs ou plus chevronnés se pavanent pour obtenir la

reconnaissance de leur pairs, un peu comme dans un colloque universitaire. Cette nuit-

là, le bruit courait que l’on assisterait à une performance de vomissement érotique.

Voilà un spectacle qui semblait susceptible de nous gâcher l’appétit. Toutefois, s’il nous

a traversé l’esprit de quitter les lieux, cette pensée fut rapidement chassée par une

simple curiosité : à quoi ressembleraient les préliminaires ? Restons jusqu’à ce que cela

devienne trop salissant. On partira ensuite.

35 Un jeune homme d’une vingtaine d’années, dans le style skateur, monte sur la scène, à

peine surélevée, adjacente au bar. Il porte un short en élasthanne et un collier de chien.

Il s’assoit à son aise dans une chaise de contention. Son partenaire monte sur scène à

son tour et incline la tête du soumis27 vers le plafond, étirant sa gorge. Derrière eux se

trouve une table pleine d’aliments. Le domi commence à verser du lait dans la bouche

du jeune homme, puis de la nourriture, puis du lait à nouveau. Le lait coule, sur son

torse et sur le sol. Un rythme s’établit entre eux, ils vont à la limite de la nausée sans

jamais la franchir. Le soumis s’évertue à en avaler plus qu’il ne peut. Le domi prend

garde de donner des quantités qui ne permettent que d’étendre sa capacité d’ingestion.

De temps en temps, une petite bouteille d’eau est offerte comme un répit, mais

rapidement le rythme s’intensifie. L’estomac du garçon est pris de soubresauts,

s’agitant de manière presque compulsive.

36 C’est à cet instant précis que nous réalisons qu’il nous est désormais impossible de

partir, que nous ne pouvons pas même détourner le regard. D’ailleurs plus personne ne

le peut. La foule est captivée par l’exposition de cette scène d’intimité, cette scène de

contrôle et d’abandon, d’intensité et d’abjection. Au sein du public, on halète

doucement en signe d’admiration, puis on siffle, on tape des pieds et on crie des

encouragements. La foule s’est pressée contre la scène, formant un petit groupe, intime

et compact. Tandis que le domi finit par enfoncer deux puis trois doigts dans la gorge

du soumis, qui offre délibérément son ventre à la vue de tous pour les climax répétés,

nous réalisons que jamais encore il ne nous avait été donné de voir une telle mise en

scène de la confiance et de sa violation. Nous avons le souffle court. Toutefois, en bons

universitaires que nous sommes, nous avons aussi quelques questions. Le bruit courait

que le garçon était hétérosexuel. Nous aimerions demander : qu’est-ce que cela signifie

pour vous, dans ce contexte ? Comment avez-vous découvert que vous vouliez faire

cela ? Comment avez-vous trouvé un homme avec qui faire cela ? Comment en êtes-

vous venu à le faire dans un bar fétichiste ? Y a-t-il d’autres endroits où vous faites

cela ? Que ressentez-vous vis-à-vis de vos nouveaux partenaires, ce public ?

37 Nous n’avons pas pu poser ces questions, mais il y en a d’autres que nous aimerions

soulever maintenant, à propos de ces scènes où le sexe paraît plus sublime que le récit

lui-même, où il ne relève ni de la rédemption ni de la transgression, où il n’est ni moral

ni immoral, ni hétérosexuel ni homosexuel, ni lié à un quelconque axe de légitimation

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sociale. Nous avons affirmé que le sexe déjoue ces normes sociales qui, pour lui

attribuer une signification, misent sur son intelligibilité statique ou son

engourdissement28. Lorsque c’est le cas, les voies de la publicité mènent à la production

de contextes corporels non hétéronormatifs. Ces derniers engendrent des mondes non

hétéronormatifs en refusant de prétendre que leur origine se trouve dans la sphère

privée ; en affirmant qu’il sont des formes de sociabilité qui écartent l’argent et la

famille de la scène de la bonne vie ; en faisant du sexe la conséquence de médiations

publiques et d’une production de soi collective qui rendent possible des plaisirs

imprévus ; en tentant de former un support pour ces pratiques ; en s’opposant au

rachat de ces plaisirs tant par le pastoralisme sexuel rédempteur que par l’amnésie

imposée qui recouvre l’échec, la honte et le dégoût29.

38 On pense habituellement la sexualité comme relevant de l’intimité et de la subjectivité.

Nous venons cependant de démontrer combien cette représentation est limitée.

Toutefois, l’hétéronormativité de la culture états-unienne ne saurait être aisément

reterritorialisée ou contestée par des actes de volonté individuels, ni par une

subversion qui, loin de constituer le socle de l’organisation d’un public, serait

uniquement personnelle. Même les moments lyriques qui peuvent interrompre le récit

culturel hostile que nous avons ici déployé ne suffisent pas à défaire

l’hétéronormativité. Si nous gardons à l’esprit l’utopie que recèle l’idée de vie intime

normale, nous n’oublions pas pour autant que nous ne sommes pas mariés à cette idée.

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NOTES

1. La version originale de ce texte est parue en 1998 dans Critical Inquiry, 24 (2),

pp. 547-566.

Questions de communication, 33 | 2018

125

2. Sur le sexe en public au sens courant, voir P. Califia (1994) ; sur les actes et les identités, voir J.

E. Halley (1996). L’argument politique classique pour la libération sexuelle comme condition de

l’émancipation est avancé par H. Marcuse (1955). Dans la pensée contemporaine pro-sexe

inspirée par le premier volume de l’Histoire de la sexualité de Michel Foucault (1976), la

dénonciation de « l’injustice érotique et [de] l’oppression sexuelle » porte moins sur la question

de la liberté des individus que sur l’analyse des relations normatives et coercitives entre des

« populations spécifiques » et les institutions créées pour les gérer (Rubin, 1994 : 151). 151).

3. Le terme hétéronormativité renvoie aux institutions, structures de compréhension et

orientations pratiques qui donnent à l’hétérosexualité non seulement une cohérence – le fait

qu’elle soit organisée comme une sexualité – mais également un privilège (Warner, 1991). Sa

cohérence est toujours provisoire et son privilège peut prendre plusieurs formes (parfois

contradictoires) : une forme non marquée, en tant que langage élémentaire du personnel et du

social, et une forme marquée, qui en fait un état naturel, envisagé comme un accomplissement

idéal ou moral. Il s’agit moins de normes qui pourraient être résumées en un corps de doctrines

que d’un sens de la moralité aux manifestations contradictoires – souvent inconscientes,

immanentes à la pratique ou aux institutions. Dans certains cas, le rapport avec la pratique

sexuelle est peu visible – que l’on pense au récit de vie ou à l’identité générationnelle – mais une

hétéronormativité peut être à l’œuvre ; dans d’autres, certaines pratiques sexuelles entre

hommes et femmes peuvent ne pas être hétéronormatives. Ainsi l’hétéronormativé est-il un

concept distinct de celui d’hétérosexualité. L’une des différences les plus remarquables est que,

contrairement à l’hétérosexualité qui organise l’homosexualité comme son opposé, il n’a pas de

pendant. Parce que l’homosexualité ne saurait prendre appui sur cette droiture morale tacite,

implicite et socialement instituante qu’a l’hétérosexualité, on ne saurait parler

d’« homonormativité » dans les mêmes termes.

4. L’analyse reprend des éléments d’un texte de L. Berlant (1997 : 200-208).

5. Pour une analyse de la centralité du « sang » dans le discours nationaliste états-unien, voir les

travaux de B. Honig (2003).

6. Sur la forme familiale dans la rhétorique nationale, voir J. Fliegelman (1982) et S. Samuels

(1996). À propos des fantasmes d’assimilation génétique, voir R. S. Tilton (1994 : 9-33) et E. Lemire

(1996).

7. La littérature sur la gouvernementalité de l’État-providence est en pleine expansion. Pour un

exposé concis sur cette question, voir J. Habermas (1984). M. Warner (1995) a débattu du rapport

entre l’analyse habermassienne et la culture queer.

8. [NdT] L. Berlant et M. Warner font ici référence aux tentatives policières de piéger les

internautes en utilisant de faux comptes en ligne : un policier se faisant passer pour un mineur et

demandant un rendez-vous à caractère sexuel avec un adulte qui, s’il accepte, sera arrêté et

poursuivi pour tentative de détournement de mineurs. Aux États-Unis, ces « coups montés » ont

été une pièce maîtresse du dispositif policier de lutte contre la pédophilie dans les années 1990 et

2000.

9. [NdT] « Contract with America » est le nom d’une plateforme programmatique présentée par

le Parti républicain états-unien à l’occasion des élections au Congrès de 1994, lors du mandat de

Bill Clinton.

10. La géographie politique produit des effets de violence systématiques. Les pressions combinées

qu’exercent la propriété, la stigmatisation, le placard et la régulation étatique – comme en

témoignent les lois contre l’obscénité en public – contraignent les gays à se rendre dans des lieux

peu fréquentés s’ils veulent pouvoir se rencontrer. Ces mêmes lieux sont connus des agresseurs

homophobes et autres criminels et sont négligés par la police. Ceci a pour effet de naturaliser la

violence et la négligence de la police en donnant l’impression que les gays se rendant sur ces

lieux ont le goût du danger. Comme l’illustre le film documentaire de 1997 Licensed to Kill (Arthur

Dong), il est souvent difficile de combattre la violence homophobe par les voies légales : les

Questions de communication, 33 | 2018

126

victimes sont très réticentes quand il s’agit de parler publiquement de leur agression ou de

porter plainte et les agresseurs homophobes peuvent invoquer le contexte géographique de

l’agression pour mettre en cause les victimes elles-mêmes. Le système judiciaire participe de la

production de la violence à laquelle il est censé remédier.

11. En particulier dans les sciences humaines, les études gays et lesbiennes mettent souvent

l’accent sur des modèles psychanalytiques ou d’inspiration psychanalytique pour penser la

formation du sujet. Bien que ces modèles manifestent des divergences significatives, ils ont en

commun d’occulter, d’une part, les différences entre les catégories homme/femme et, d’autre

part, le processus hétéronormatif et son projet. Trois paradigmes propositionnels sont pertinents

ici : les thèses selon lesquelles l’identité humaine est fondamentalement structurée par des

identifications de genre qui sont intériorisées durant l’enfance ; celles qui mettent en équation

les évidences de l’identité de genre et la domination d’une idéologie « straight » relativement

cohérente, stable et verticale ; celles qui se focalisent sur un ordre symbolique phallocentrique

produisant des sujets genrés qui vivent le destin associé à leur positionnement en son sein. Les

intuitions et limites psychanalytiques et philosophiques de ces modèles (qui, selon nous, ne

rendent pas suffisamment compte des pratiques, institutions et incongruités de

l’hétéronormativité) doivent faire l’objet de plus de travaux. Les analyses les plus stimulantes qui

existent à l’heure actuelle sont celles de J. Butler (1993), L. Irigaray (1974 et 1977), T. de Lauretis

(1994), K. Silverman (1992) et M. Wittig (1992). Le travail psychanalytique sur la sexualité

n’enferme pas toujours les actes et penchants dans une « identité », qu’elle soit naturelle ou

construite (Bersani, 1987, 1995).

12. Nous empruntons la notion de métaculture à G. Urban (1991, 1996). Sur la normalisation, voir

M. Foucault (1975 : 216 ; 1976 : 189) qui tire son argument des recherches de G. Canguilhem

(1943).

13. Nous sommes ici inspirés par les recherches d’E. Zaretsky (1986) et S. Coontz (1988), bien que

l’hétéronormativité ne soit pas une problématique importante dans les travaux de S. Coontz.

14. Sur la privatisation et la politique de l’intimité, voir les textes de L. Berlant (1997a, 1997b), B.

Honig (2003) et R. Pollack Petchesky (1995). Sur la privatisation et le national-capitalisme, voir les

travaux de D. Harvey (1989) et M. Davis (1992).

15. La conception de la communauté constitue une limite de l’historiographie gay. Dans des

études par ailleurs intéressantes et importantes (Newton, 1993 ; Lapovsky Kennedy, Davis, 1993 ;

Chauncey, 1995), la communauté est pensée comme un ensemble de rapports interindividuels, en

face à face – des rapports inscrits dans le local, fondés sur l’expérience directe et la proximité,

saturant l’existence. Or, les mondes queer se manifestent rarement sous cette forme. Cherry

Grove – un complexe saisonnier qui dépend grandement des habitants de New York qui viennent

y passer le week-end – est peut-être moins l’archétype de la « ville gay et lesbienne » que veut y

voir E. Newton (1993) que l’illustration du fait que les sites gays et lesbiens sont des espaces

spécialisés dans lesquels des passages peuvent faire émerger un monde alternatif. Le livre de J.

D’Emilio, Sexual Politics, Sexual Communities (1983), est un bon exemple du pouvoir d’imagination

que porte l’idéalisation de la communauté locale pour les gays et lesbiennes : il retrace

l’émergence parallèle d’un mouvement politique et d’une scène locale, notamment par les bars,

et montre que, lorsque le « mouvement » et la « sous-culture » commencent à converger à San

Francisco, il en résulte une nouvelle formation sociale fondée sur une forme d’utopie. J. D’Emilio

(1993 : 195) affirme que « c’est en réalité une “communauté” qui se formait autour de cette

orientation sexuelle commune ». L’auteur prend soin de maintenir le terme communauté entre

guillemets, y compris dans une phrase où il affirme son existence dans les faits.

16. Rares sont les travaux consacrés à l’intimité qui ne présupposent pas qu’un tel « réseau de

réciprocités » soit la nature même de l’intimité ou une valeur humaine cardinale. Les Fragments

d’un discours amoureux de R. Barthes (1977) et Amour comme passion de N. Luhmann (1982) tentent

tous deux, bien que de manières très différentes, de décrire analytiquement la production de

Questions de communication, 33 | 2018

127

l’intimité. La tentative d’A. Giddens (1992) de théoriser l’intimité comme « relation pure » est

plus typique. On constatera, non sans quelque ironie, que, dans les travaux de ce dernier, les gays

font figure de « pionniers » dans la distinction entre la « relation amoureuse pure » et ces

institutions et contextes exogènes que sont le mariage et la reproduction.

17. [NdT] A. Sullivan est un polémiste républicain, à la fois très conservateur et ouvertement gay.

Radicalement opposé à l’idée que les gays et lesbiennes devraient porter un quelconque projet de

transformation sociale, il défend une logique d’assimilation de ces derniers et de protection de

l’ordre social.

18. Le processus par lequel un monde est créé – tel que nous le décrivons ici – est vu dans

certaines traditions de la théorie sociale comme commun à l’ensemble des acteurs sociaux. Par

exemple, voir l’accent mis par A. Schütz (1932) sur les pratiques de typification et les projets

d’action impliqués dans la connaissance ordinaire du social. Cependant, dans la plupart des cas,

le monde social n’est pas tant conçu comme une construction prenant pour point de référence

des types ou des projets que comme une totalité représentée dans une forme capable de se

reproduire. La famille, l’État, un quartier, l’espèce humaine ou des institutions telles l’École et

l’Église : ces figures de l’être social ont pour caractéristique commune de renvoyer une certaine

image de plénitude que les contextes queer de création de mondes sont rarement en capacité

d’approcher. Quand bien même ces derniers pourraient ressembler aux processus ordinaires de

création de mondes, les mondes queer ne sont pas en mesure de représenter une existence sociale

considérée comme allant de soi.

19. [NdT] La traduction est littérale : « co-conspirators ». Elle renvoie, avec une pointe d’humour,

au fait que les couples homossxuels ont été – du fait de la criminalisation de ces relations –

perçus comme des « co-conspirateurs » dans l’accomplissement d’un crime ou délit (selon la

législation en vigueur).

20. Sur la question des rapports entre M. Foucault et J. Habermas, nous nous inspirons de T.

McCarthy (1991 : 43-75).

21. Sur l’importance dans la vie des hommes gays de ces espaces semi-publics que sont les

pissotières, les toilettes et les saunas, voir G. Chauncey (2003) et L. Edelman (1992). Les espaces

semi-publics où se déploient les pratiques sexuelles des gays et lesbiennes sont étudiés par D. Bell

et G. Valentine (1995).

22. Certains auteurs (Honneth, 1992 ; Taylor, 1994) ont récemment proposé la notion de demande

de reconnaissance comme mode de compréhension de la politique multiculturelle. Nous

suggérons ici que la politique queer, même si elle conteste en effet les modalités de

reconnaissance, ne saurait être réduite à une politique de reconnaissance et opposée à une

politique de redistribution. Voir la distinction proposée par N. Fraser (2011 : 13-42).

23. [NdT] Comme l’explique S. K. Cahn, entre les années 1930 et 1970, le softball – sport dérivé du

base-ball – fut un « important lieu de l’identité et de la subculture lesbienne aux États-Unis ».

Voir S. K. Cahn, 1993, « From the “Muscle Moll” to the “Butch” Ballplayer: Mannishness,

Lesbianism and Homophobia in U.S. Women’s Sport », Feminist Studies, 19 (2), pp. 356-357.

24. Cette voie politique est désormais de plus en plus préconisée au sein même du mouvement

gay. Par exemple, voir les ouvrages d’A. Sullivan (1997), M. Signorile (1997), G. Rotello (1997), W.

N. Eskridge Jr. (1996), R. M. Baird et S. E. Rosenbaum (1996) ou M. Strasser (1997).

25. [NdT] Votée en 1995 par le conseil municipal de New York, cette loi a été soutenue par le

maire Rudolph Giuliani.

26. [NdT] Les « freedom rings » sont des bagues que l’on porte, aux États-Unis, pour fêter un

événement ou un changement de vie.

27. [NdT] Ici employés pour traduire « bottom » et « top », les termes soumis et domi sont utilisés

sous cette forme dans la subculture gay pour décrire des rôles au sein de jeux érotiques mettant

en scène un rapport de pouvoir.

Questions de communication, 33 | 2018

128

28. Sur l’engourdissement comme affect et manifestation de l’aspiration à une appartenance

sociale normative, voir L. Berlant (1997 : 59-60, 79-81).

29. Cet argument classique contre le pastoralisme sexuel offrant la rédemption de l’idéologie

sexuelle normative a été formulé par L. Bersani (1987) ; pour une étude plus générale des

représentations de la rédemption, voir L. Bersani (1990).

RÉSUMÉS

À partir d’un questionnement sur les médiations de la sexualité dans l’espace public, l’article

propose une analyse critique de l’hétéronormativité inspirée aussi bien par les travaux de Jürgen

Habermas et Michel Foucault que par la théorie queer. Il donne à voir le processus de constitution

de l’hétéronormativité en une culture publique hégémonique. Bien que la culture hétérosexuelle

ne compose ni une idéologie cohérente, ni un ensemble homogène de croyances partagées, elle se

manifeste de façon diffuse dans presque chaque aspect des formes et des arrangements de la vie

sociale : la nationalité, l’État et le droit, l’économie, la médecine, l’éducation ou encore les

conventions narratives. Une telle culture publique prend appui sur l’idéologie de l’intimité et ses

institutions qui participent d’un double mouvement de privatisation du sexe et de sexualisation de la

personnalité. En excluant le sexe des objets de débat public et en le réduisant à une affaire

strictement personnelle, les conventions hétéronormatives de l’intimité empêchent la formation

de cultures sexuelles publiques non normatives.

This essay interrogates the mediations of sexuality in the public sphere and provides a critical

analysis of heteronormativity inspired by works by Jürgen Habermas, Michel Foucault and queer

theory. More specifically, it explores the construction of heteronormativity as a hegemonic

public culture. Although heterosexual culture is neither a single ideology nor a unified set of

beliefs, it manifests itself in almost every aspect of the forms and arrangements of social life:

nationality, the State, and the law; commerce; medicine; and education; as well as narrative

conventions. Such a public culture relies on the ideology and institutions of intimacy, which

contribute to a double movement of privatization of sex and sexualization of personhood. By making

sex seem irrelevant or merely personal, heteronormative conventions of intimacy block the

building of nonnormative public sexual cultures.

INDEX

Mots-clés : espace public, cultures sexuelles, hétéronormativité, théorie queer, médiations

Keywords : public sphere, sexual cultures, heteronormativity, queer theory, mediations

AUTEURS

LAUREN BERLANT

Center for the Study of Race, Politics and Culture

Center for the Study of Gender and Sexuality

University of Chicago

Questions de communication, 33 | 2018

129

USA-IL 60637

l-berlant[at]uchicago.edu

MICHAEL WARNER

Yale University

USA-CT 06520

michael.warner[at]yale.edu

Questions de communication, 33 | 2018

130

Les festivals queer, lieux deformation de contre-publicstransnationauxQueer Festivals as Spaces for the Construction of Transnational Counterpublics

Konstantinos Eleftheriadis

1 Ces dernières années, les débats sur l’histoire du mouvement et de la théorie queer, des

performances ou des production culturelles queer ont proliféré tant dans l’espace

académique anglophone (Crosby et al., 2012 ; Hall, Jagose, 2012 ; Shepard, 2009 ; Puar,

2012 ; Floyd, 2009) où ils ont émergé, que dans le contexte francophone (Bourcier,

2011 ; Cervulle, Farges, François, 2015 ; Borghi, 2014). Ces recherches ont contribué à

complexifier l’appréhension des identités sexuelles minoritaires et marginalisées ainsi

qu’à penser l’hétérosexualité (et l’homonormativité) en tant que régime politique ayant

une fonction de régulation sociale (Wittig, 1992). Elles s’appuient sur une démarche de

dénaturalisation des binarismes homme/femme et homosexuel/hétérosexuel et visent

à reconceptualiser le sujet politique à partir du dépassement de ceux-ci.

2 Cependant, les études empiriques sur le mouvement queer actuel, ses espaces, ses

répertoires d’action et ses cadres cognitifs peinent à trouver place dans ces débats, ce

qui amène souvent à réduire le mouvement queer aux seules théories issues du champ

académique. Or, une série d’actions militantes en Europe se définissant comme queer

s’est déployée depuis 1998 (avec le premier festival Queeruption) dans plusieurs centres

urbains européens ; ce qui invite à (re)penser le queer comme un mode d’organisation

militante autonome, inscrit dans des espaces précis où différents acteur·rice·s, aux

trajectoires et positions sociales diverses mettent en place des pratiques militantes

obéissant à des logiques d’action collective propres. Ainsi analyser les actions

militantes queer est-il un moyen de contextualiser les liens entre la théorie et le

mouvement queer. En effet, si cette théorie repose sur un dispositif discursif selon

lequel il n’y a pas d’identités de sexe (homme/femme) et de sexualités (homosexuelle/

hétérosexuelle) naturelles, mais « une multiplicité des corps qui s’élèvent contre les

Questions de communication, 33 | 2018

131

régimes qui les construisent comme “normaux” ou “anormaux” » (Preciado, 2003 : 23),

comment se traduit-elle concrètement dans l’organisation militante du mouvement ?

3 Le mouvement queer a recours à une multiplicité de répertoires d’actions, de pratiques

militantes et de dispositifs communicationnels et techniques, allant au-delà de la

théorisation queer et renvoyant plutôt à l’histoire de réseaux militants antérieurs. Par

conséquent, appréhender le militantisme queer devrait permettre de considérer les

processus de fabrication concrète du mouvement et de construction des publics qu’il

organise. Ces publics ne revendiquent pas de réformes des politiques publiques, mais se

construisent à partir de discours qui établissent « leurs relations intimes et leurs corps

sexuels […] comme des projets de transformation »1 (Warner, 2002 : 88). Si ces contre-

publics, comme les désigne Michael Warner (ibid. : 50), sont avant tout organisés par des

« espaces de discours », les formes de « sociabilité incarnée » (embodied sociability)

restent très importantes (ibid. : 89) car les contre-publics peuvent ne pas être organisés

par une réflexion rationnelle-critique, mais par des espaces performatifs où leur

expressivité créative peut se mettre en action. Pour autant, les débats sur l’espace

public et les contre-publics ont peu cherché à comprendre comment s’organisent dans

la pratique ces espaces qui donnent lieu à des « sociabilités incarnées ».

Où en sommes-nous avec les contre-publics ? Lesfestivals queer contre l’espace public dominant

4 Les contre-publics queer se forment à partir de revendications discursives et de

modalités de prise de parole ou d’intervention dans le débat articulées autour de

normes alternatives à celles de l’espace public dominant quant à ce qui peut être dit ou

fait et comment. Ces contre-publics entretiennent une conscience de leur statut

subordonné et marquent leur différence non seulement vis-à-vis du public général,

mais aussi du public dominant. Ainsi Michael Warner s’inscrit-il dans une série de

travaux critiques vis-à-vis de la neutralité supposée de « l’espace public » telle que

posée par Jürgen Habermas (1962). Nancy Fraser fut l’une des premières à développer

une théorie centrée sur les espaces publics « subalternes ». À partir de l’exemple des

mouvements féministes, elle a mis en avant le caractère exclusif de l’espace public, tel

qu’il est conçu dans la proposition de Jürgen Habermas :

« Non seulement il a toujours existé une pluralité de publics concurrents, mais lesrapports entre les publics bourgeois et les autres ont toujours été conflictuels. Lescontre-publics ont en effet contesté les normes exclusives du public bourgeoisquasiment dès l’origine, élaborant de nouveaux styles de comportements politiqueset de nouvelles normes de discours public » (Fraser, 2001 : 133).

5 L’analyse de Nancy Fraser a elle-même fait l’objet de critiques. Pour Michael Warner

(2002 : 86), le sens donné aux contre-publics devrait être « plus fort que s’il s’agissait

simplement de subalternes avec un agenda réformiste ». Ainsi met-il en garde contre la

perspective « rationnelle-critique » que Nancy Fraser emploie pour décrire ces

« contre-publics subalternes » en raison de son ancrage dans le registre habermassien :

« La description par Fraser de ce que font les contre-publics […] donne l’impression

d’être une description habermassienne classique des publics rationnels-critiques,

devant laquelle on aurait rajouté le mot oppositionnel » (Warner, 2002 : 85).

6 Au-delà du discours critique que les contre-publics produisent, ces derniers mettent

également en jeu les styles du discours et de la communication. Dans cette perspective,

Questions de communication, 33 | 2018

132

les travaux de la philosophe féministe Iris Marion Young constituent un cadre

pertinent pour penser la communication au-delà de son cadre rationnel-critique. Ainsi

ont-ils discuté les pratiques d’inclusion dans une situation de « démocratie

délibérative » en se concentrant non uniquement sur le contenu de ce qui est dit, de ce

qui est condensé sous la forme d’un discours politique classique avec des arguments

bien identifiés, mais aussi sur les modes de communication « générateurs

d’exclusions ». Iris Marion Young (2000 : 53) en identifie trois : la salutation (greeting), la

rhétorique (rhetoric) et la narration (narrative). La salutation est présentée comme la

reconnaissance publique de l’interlocuteur·rice qui mène à l’instauration d’une éthique

de confiance. La rhétorique est définie comme l’ensemble des modes d’expression d’un

argument qui conduit à la persuasion. L’argument ne prend pas uniquement la forme

d’un monologue, mais se présente souvent comme une performance ou un slogan

humoristique, voire ironique (Young, 2011 : 140). Enfin, la narration permet aux

groupes privés de ressources de s’assumer publiquement à travers, par exemple, le

récit d’une expérience (Young, 2000 : 53). Ces trois paramètres contribuent à la

construction de publics à partir de la mise en place d’affinités collectives (ibid. : 72).

Ainsi le conflit porté par les contre-publics peut-il concerner non seulement les

contenus des arguments, mais également les modes d’adresse et les moyens sur lesquels

ils reposent. Les contre-publics déploient donc dans l’espace public des protocoles de

langage distincts de ceux du public dominant – parmi lesquels se trouvent notamment

la rhétorique théâtrale et la narration underground. Selon Iris Marion Young (2011 :

155), ces modes de communication « ne visent pas à susciter l’assentiment, mais à

perturber les idées reçues ».

7 Pour Michael Warner, le contre-public queer apparaît justement afin de « perturber » le

mouvement gay et lesbien américain mainstream du début des années 19902. Inspiré lui-

même par les groupes queer de cette époque, l’auteur engage une réflexion sur leur

apport aux débats sur l’espace public, sur les identités et sur les mouvements sociaux

(Warner, 1993). D’après lui, les discours que génère ce nouveau mouvement ne sont pas

uniquement des idiomes différents ou alternatifs (comme Nancy Fraser aurait pu le

soutenir), mais des styles de langage qui peuvent être vus avec hostilité et dans lesquels

le langage revêt un caractère poétique-expressif (Warner, 2002 : 86). Prenons l’exemple

de Queer Nation, ce groupe crée par des militant·e·s d’ACT-UP à New York en 1990. Dans

ses tracts et fanzines, dont Michael Warner avait certainement connaissance, Queer

Nation utilise une rhétorique ne relevant pas d’un style désincarné et détaché tel qu’il

peut être utilisé dans un discours politique classique (Young, 2000 : 63). Dans leur

production discursive, les membres de Queer Nation mettent largement en avant des

récits de leurs expériences. Dans un premier temps, les ravages du sida ont une

influence majeure sur la formulation d’une colère contre la société et l’État, ce dernier

étant vu comme laissant « mourir » les personnes malades : « En tant que queer vivant-e

et en bonne santé, tu es un-e révolutionnaire. Il n’y a rien sur cette planète qui

reconnaisse, protège ou encourage ton existence. C’est un miracle que tu sois là à lire

ces mots. Selon toute logique, tu devrais être mort-e » (Queer Nation, 1990).

8 Dans un deuxième temps, le groupe s’en prend directement à l’État qui soutient

l’hétérosexualité comme régime dominant : « Je réclame un moratoire sur le mariage

hétéro, sur les bébés, sur les démonstrations publiques d’affections envers le sexe

opposé et les images médiatiques qui promeuvent l’hétérosexualité » (ibid.). De même,

il s’en prend aux individus hétérosexuels avec des phrases comme « Les hétéros sont

ton ennemi » (ibid.). Nous pouvons croire que ces rhétoriques se sont heurtées

Questions de communication, 33 | 2018

133

directement aux normes qui régissaient (et régissent toujours) l’espace public

américain.

9 Par ailleurs, au-delà de leur contexte local, les contre-publics sont soumis aux

transformations liées au processus de transnationalisation de l’espace public. En 2007,

Nancy Fraser a relevé ce paramètre négligé par Jürgen Habermas qui conçoit l’espace

public dans un contexte essentiellement national. Selon elle, la transnationalisation

renvoie précisément à l’extension de la communication hors du cadre national. Il s’agit

d’un processus aidant à comprendre les reconfigurations successives à la perte de

souveraineté des États-nations face à l’importance accrue des institutions

supranationales (comme l’Union européenne) et face à l’émergence de problèmes

publics globaux appelant des réponses globales (comme la lutte contre le

réchauffement climatique ou le terrorisme). Cette nouvelle conceptualisation

transnationalisée de l’espace public n’a pas conduit à une reformulation du concept de

« contre-public subalterne ». Néanmoins, nous pouvons facilement déduire que si

l’espace public se transnationalise, les contre-publics également, du moins, participent-

ils aussi de ce processus. Les analyses de Nancy Fraser, Iris Marion Young et Michael

Warner invitent donc, dans un premier temps, à repenser les contre-publics à partir de

leurs pratiques et modes d’organisation, au-delà de leurs discours critiques. Dans un

second temps, ces analyses permettent d’interroger les contre-publics en considérant la

transnationalisation qu’ils vivent, et la manière dont ils s’emparent de ce processus à

travers leurs pratiques de communication.

10 Pour aborder ces questions, il paraît important de décrire et analyser les pratiques

militantes des différentes composantes du mouvement queer. En analysant ces pratiques,

nous clarifierons la manière dont le mouvement traduit la théorie queer et notamment

la manière dont il construit ses publics militants. Nous centrerons en particulier

l’analyse sur les pratiques d’organisation et de communication. Ce sont ces pratiques qui

permettent aux acteur·rice·s queer de construire des arènes publiques à partir

desquelles il·elle·s pourront situer leurs identités et leurs discours en position de conflit

avec l’espace public dominant – ce dernier étant constitué sur la base d’une exclusion

des personnes ne correspondant pas aux conceptions normatives du binarisme sexuel

et de genre. L’analyse des pratiques militantes, notamment celles de communication

externe et interne dans le cadre de festivals queer, nous conduira à voir la construction

de publics transnationaux. En s’adressant à leurs publics par divers moyens, les

festivals queer s’inscrivent dans un processus de dépassement des frontières : celles de

genre et de sexualité, mais aussi celles des États-nations.

11 L’enquête est construite à partir d’un terrain d’observation participante dans cinq

festivals queer . Les témoignages sont issus de 30 entretiens (récits de vie) avec des

organisateur·rice·s et des participant·e·s. Nous utilisons également des matériaux

produits par des organisateur·rice·s, sur support papier et numérique. Les festivals

queer analysés ont eu lieu dans cinq capitales européennes entre 2011 et 2013 :

le Copenhagen Queer Festival (25-30 juillet 2011, Copenhague, Danemark) ;

le quEAR! (5-7 août 2011, Berlin, Allemagne) ;

le Oslo Queer Festival (22-25 septembre 2011, Oslo, Norvège) ;

le Querristan (18-20 mai 2012, Amsterdam, Pays-Bas) ;

le Da Mieli a Queer : Culture e pratiche LGBTI in movimento (« De Mieli au Queer : cultures et

pratiques LGBTI en mouvement »3, 4-7 avril 2013, Rome, Italie) ;

le Querristan (30 mai-2 juin 2013, Amsterdam, Pays-Bas).

Questions de communication, 33 | 2018

134

12 Dans la partie suivante, nous étudierons les pratiques d’organisation. Par la suite, nous

nous focaliserons sur celles de communication déployées avant et pendant les festivals.

Nous conclurons avec une mise en perspective des « contre-publics transnationaux » et

une analyse sur la façon dont les festivals queer permettent de penser la jonction entre

pratiques militantes et déstabilisation des identités de genre et de sexualité.

La construction des contre-publics à travers lespratiques d’organisation

13 Le mouvement queer et les discussions théoriques développées à partir des textes

anglophones ont eu un impact sur la politisation des identités sexuelles et de genre en

Europe. Héritier du mouvement d’altermondialisation et du réseau Queeruption des

années 2000 (Brown, 2007 : 2685), le mouvement queer européen s’est cristallisé autour

de différents répertoires de pratiques, le plus important étant le festival. Les festivals

queer sont « des sites politiques qui génèrent de nouvelles identités collectives, en

mettant en avant l’idée de rupture de la binarité de genres et de sexualité sur lesquels

les sociétés ont été construites : homme/femme, gay/hétéro, cis4/trans »

(Eleftheriadis, 2014 : 146). Les festivals sont des scènes sur lesquelles la circulation d’un

certain type de discours est permise : un discours centré sur la fluidité du genre et sur

l’expressivité du désir homo/transgenre. En outre, ils s’organisent autour de la mise en

place d’une série de pratiques organisationnelles spécifiques : squat, horizontalité du

processus décisionnel, Do It Yourself (DIY). Ces pratiques permettent de comprendre le

type d’éthos véhiculé par les festivals à leurs participant·e·s, qui les distingue des

mouvements gays et lesbiens : un éthos anarchiste et anti-commercial. Ces pratiques

s’inscrivent dans la tradition des mouvements autonomes qui ont proliféré dans les

squats militants des centres urbains européens5, centrés sur la politisation immanente

aux modes de vie. Gavin Brown (2007 : 2686-2687) rappelle que les mouvements queer

anticapitalistes des années 2000 ont été anti-assimilationnistes et n’ont pas cherché à

constituer la « normalité » en base de revendication pour l’égalité.

14 Les festivals queer soutiennent une économie politique et symbolique spécifique à

travers certaines pratiques organisationnelles. Dans un premier temps, ceux-ci

fonctionneraient de façon à se tenir en dehors du système de production commerciale.

Des pratiques comme le DIY, le dumpster-diving (« faire les poubelles ») ou encore la

cuisine végane permettent l’élaboration d’un projet collectif qui ne répondrait pas aux

impératifs de consommation du système capitaliste. Ces pratiques contribuent à la

différenciation des publics queer par rapport à ceux de la scène gay et lesbienne, perçue

comme saturée par des produits commerciaux et où la consommation de biens et

d’expériences participerait de la confirmation même de l’identité gay ou lesbienne. Au

niveau symbolique, ces pratiques organisationnelles constituent un marqueur

inscrivant les publics dans le militantisme d’extrême gauche extra-parlementaire. Elles

confirment les liens avec les sous-cultures et mouvements anarchistes à travers la

promotion d’un éthos et d’un style de vie libertaire.

15 En outre, les festivals queer ont des modes d’organisation antihiérarchiques puisant

dans des répertoires de fonctionnement de la démocratie délibérative (Young, 2000).

Tou·te·s les participant·e·s sont invité·e·s à contribuer aux processus de prise de

décisions pour que ces dernières puissent être considérées comme le résultat d’un large

Questions de communication, 33 | 2018

135

consensus. Ainsi les festivals organisent-ils des assemblées plénières et des assemblées

thématiques, tenues une fois par jour. Pendant celles-ci, les organisateur·rice·s

présentent les questions du jour, alors que les participant·e·s commentent, suggèrent et

critiquent les événements de la veille. Ces assemblées peuvent se dérouler le matin ou

l’après-midi et donnent souvent lieu à la formation de nombreux sous-comités

thématiques se chargeant des activités collectives : cuisine, sex parties6, ateliers,

nettoyage. Cependant, cette éthique de la communication quotidienne (Young, 2000 :

59) se heurte au manque d’engagement de certain·e·s participant·e·s qui ne s’inscrivent

pas pleinement dans le caractère DIY de ces festivals. Par exemple, il peut manquer des

volontaires pour le nettoyage ou des « vigiles » de nuit, problèmes particulièrement

soulignés par les organisateur·rice·s.

16 Dans cette économie politique et symbolique, nous pouvons aussi ajouter que ces

pratiques d’organisation relèvent d’une politique préfigurative. Comme l’indique Darcy

K. Leach (2013), une politique préfigurative est un type de projet politique dont les fins

sont « fondamentalement façonnées par les moyens ». Les militant·e·s queer choisissent

donc des moyens qui matérialisent ou préfigurent le type de société qu’ils veulent

créer. Par conséquent, les festivals, qui durent trois à sept jours, permettent la mise en

œuvre et la réalisation d’expériences éphémères de « fabrication d’un monde » (world-

making) (Warner, 2002 : 87).

17 Il est important de noter que les pratiques organisationnelles et le projet de

préfiguration empruntent à des logiques que l’on retrouve dans d’autres mouvements

« horizontaux ». Nous pensons en particulier aux mouvements féministes (Fillieule,

Masclet, 2013 : 350), au mouvement altermondialiste (Sommier, 2003) ou encore aux

mouvements des places (par exemple, les Indignados, Nez, 2012). C’est à partir des

pratiques d’organisation horizontales (assemblées, recherche du consensus, ateliers,

cuisine collective, etc.) que les festivals queer créent des scènes où les

organisateur·rice·s et participant·e·s se donnent l’espace et le temps pour proposer des

interprétations de leurs identités, intérêts et besoins en opposition à celles ayant cours

dans l’espace public dominant qui est régi par des normes démocratiques libérales et

hiérarchiques.

18 En s’adressant à un nombre infini et indéfini de participant·e·s, les festivals queer visent

à créer des publics traversés par la prolifération des identités de genre et des

sexualités, telle que conçue par les théories queer. Au-delà donc des répertoires et

pratiques empruntés à des mouvements horizontaux, ces festivals souhaitent

également insuffler une touche de sexualité « perverse » et de genre « déstabilisé ». Par

exemple, mentionnons les sex parties (Copenhagen Queer Festival et Queeristan),

comme des moments où les militant·e·s et participant·e·s ont pu expérimenter de

nouvelles pratiques sexuelles ou simplement s’engager dans des jeux de plaisir.

L’organisation des sex parties prend également en compte les sensibilités de genre.

Ainsi, parallèlement aux zones ouvertes à tou·te·s les participant·e·s, indépendamment

de leur genre, des zones non mixtes sont prévues pour des personnes transgenres ou

pour des femmes cis. Le but est de disposer d’un safe space où ces personnes minorisées

dans l’espace public dominant ne se sentent pas (une fois de plus) menacées ou

agressées. C’est d’ailleurs dans cet esprit que l’accès aux sex parties est régulé. Au

festival de Copenhague, le comité d’organisation des sex parties a collé des affiches

précisant les « codes » à respecter afin que les consignes soient accessibles à tou·te·s les

participant·e·s. Ainsi, à l’entrée, des « vigiles » (membres du comité d’organisation)

Questions de communication, 33 | 2018

136

posaient-ils des questions aux entrant·e·s et leur permettaient l’accès en fonction de

leurs réponses. Par exemple, la question qui m’a été posée faisait référence à la division

de l’espace en quatre zones. Les « vigiles » à la porte m’ont demandé d’énumérer et

d’expliquer les quatre zones préétablies afin de s’assurer que j’avais bien compris la

logique de cette séparation. Au Queeristan, la veille de la sex party, les organisatrices ont

distribué des prospectus détaillant ses codes. Ce document a constitué le laissez-passer à

la fête. Ainsi les personnes intéressées devaient-elles le présenter aux « vigiles » pour y

accéder. Malgré la formalisation de l’entrée à ces lieux, il faut noter que la socialisation

et les affinités avec des organisatrices facilitaient le contournement des procédures

avec, par exemple, la possibilité d’appeler une organisatrice pour lui demander le code

ou son rappel.

19 L’installation des espaces sexuels et la promotion des expériences sexuelles constituent

cette touche distincte qui construit partiellement les publics des festivals comme

« queer ». La question du genre, avec notamment celle de sa déstabilisation, se pose

également dans les pratiques des festivals et constituent l’autre paramètre qui

construit performativement ces espaces comme « queer ». En dépit de sa non-

autorisation par les autorités, la tenue à Rome d’une Slutwalk (« marche des salopes »)

le 6 avril 2013 dans le cadre du festival Da Mieli a Queer s’inscrit dans une démarche de

revendication d’une identité féministe pro-sex. La SlutWalk se conçoit comme un

répertoire d’actions qui, tout en empruntant aux mouvements de gauche la forme

traditionnelle de la manifestation, l’enrichit en se focalisant sur l’inversion du stigmate

et la célébration de l’insulte slut7. Cette stratégie discursive s’inscrit dans le sillage

d’autres détournements identitaires, dont le terme queer constitue un cas exemplaire.

L’organisation d’une telle marche dans le centre de la capitale italienne n’a pas

uniquement fourni aux participant·e·s du festival une perspective pro-sex, mais elle a

également contribué à construire ses publics à partir de cadrages et de symboles

généralement perçus comme menaçant la morale de l’espace public (Warner, 2002 : 86).

Nous faisons notamment référence aux tenues des manifestant·e·s : des garçons portant

des vêtements traditionnellement féminins, voire exagérément féminins ; des filles

portant des mini-jupes et des blousons transparents, faisant référence à des corps

hypersexualisés, raison pour laquelle certaines féministes ont par ailleurs, à plusieurs

reprises, critiqué ce type d’actions (Bilge, 2015). Les festivals queer empruntent donc

des répertoires d’actions à d’autres mouvements sociaux (manifestations, squats, etc.),

mais les enrichissent avec leur propre touche politique et esthétique qui propose de

nouvelles identifications de genre et de sexualité8.

20 Les festivals queer s’efforcent de créer des publics via aussi certains idiomes. Ainsi

établissent-ils des protocoles de langage sur ce qui peut être dit ou sur ce qui va de soi

vis-à-vis de la sexualité et du genre. Être présent dans un festival queer offre donc, par

exemple, la possibilité de ne plus devoir faire son coming-out. La présomption

d’hétérosexualité qui, dans le langage ordinaire, reconstitue quotidiennement le

placard est suspendue. La question « es-tu une femme ou un homme ? » semble

également hors de propos, les festivals mettant en place des protocoles permettant que

cette question soit peu posée. Ainsi, dans plusieurs festivals, la mise en place d’un

dispositif de rubans colorés est-elle prévue, les participant·e·s pouvant choisir de porter

un ou plusieurs rubans de leur choix. Chaque couleur représente une appellation de

genre différente, ce qui permet aux autres participant·e·s de reconnaître l’association

de la couleur avec un genre spécifique et d’appeler ainsi les personnes selon la couleur

(et donc le genre) de leur choix. Par exemple, si le vert correspond au prénom anglais

Questions de communication, 33 | 2018

137

he, les participant·e·s s’adressent à cette personne au masculin. D’autres couleurs (et

donc genres) sont à disposition, par exemple she, it, they, les deux derniers fonctionnant

comme un moyen d’échapper au binarisme homme/femme.

21 Le discours queer et les protocoles de langage qui l’accompagnent (suspension des

questions sur le « vrai » sexe des participant·e·s, choix des pronoms, safe space, etc.)

informent sur les conventions discursives et leur circulation dans les festivals. C’est à

partir de ces conventions que les participant·e·s se voient protégé·e·s d’un espace public

hétéronormé et genré. Dans la mesure où ils s’opposent à ce dernier, les publics

constitués par les festivals sont donc des contre-publics.

22 Ceci dit, ce n’est pas parce que les festivals queer s’opposent à la normativité qu’ils sont

le résultat d’un consensus irénique. Plusieurs controverses portent souvent sur les

limites du mode d’organisation horizontale où la quête du consensus semble parfois

être imposée plus que débattue. Nous pouvons faire référence au caractère végan des

festivals qui est souvent perçus par certain·e·s participant·e·s comme imposé par une

culture de classe moyenne blanche. De même, certaines personnes se plaignent

couramment du fait d’être appelées par leur genre assumé, ce qui est perçu comme du

sexisme ou de la transphobie, ou encore du leadership informel de certains garçons cis. À

ce propos, le cas de la Slutwalk de Rome est riche d’enseignements. À sa fin, des

critiques virulentes ont dénoncé le rôle de leader que certains garçons cis s’étaient

attribués pendant son déroulement. Par ailleurs, le manque de minorités visibles dans

l’organisation active des festivals (à l’exception du Queeristan) ainsi que l’absence de

dispositifs d’accompagnement pour les personnes en situation de handicap physique a

déjà suscité des conflits sur le caractère potentiellement discriminatoire de ces

événements. Ainsi les codes et normes de ces festivals sont-ils souvent critiqués comme

s’ils n’étaient appropriés qu’à des militant·e·s blanc·he·s de classe moyenne et valides9.

23 Nous avons examiné le rôle des pratiques d’organisation des festivals queer. Ceux-ci

fonctionnent comme des laboratoires de formation des contre-publics qui, à travers

leurs pratiques, mettent en exergue leur caractère oppositionnel aux normes sexuelles

et de genre régissant l’espace public. Ils empruntent à d’autres mouvements des

répertoires d’actions et des pratiques, mais leur attribuent une dimension queer avec

des activités promouvant la déstabilisation des binarismes de genre et de sexualité.

Nous étudierons maintenant les pratiques de communication des militant·e·s queer et la

manière dont celles-ci contribuent à la construction de contre-publics transnationaux.

Le rôle des pratiques de communication dans laconstruction de contre-publics « transnationaux »

24 Au-delà des pratiques d’organisation des festivals queer, le mode de communication de

ceux-ci renseigne également sur les types de publics qu’ils constituent. Une analyse de

leurs pratiques communicationnelles permet de réaliser que les festivals queer visent

des publics transnationaux. Nous analysons ces pratiques à partir de quatre entrées :

les langues ; la tactique de composition hétérogène et la stratégie discursive

d’inclusion ; les réseaux militants transfrontaliers ; la communication numérique.

Questions de communication, 33 | 2018

138

Les langues

25 Un dispositif primaire de la communication interne et externe des festivals queer est

l’utilisation de l’anglais comme lingua franca. Bien que l’anglais ne soit la langue

officielle d’aucun des pays où les festivals étudiés ont eu lieu, son utilisation est promue

afin d’attirer un public étranger ; ce qui montre la volonté d’internationaliser les

événements. L’utilisation de cette langue répond également à un autre impératif, celui

de la composition internationale des comités d’organisation. Par exemple, le festival de

Copenhague compte en son sein beaucoup de membres venant d’Allemagne,

d’Angleterre, de Pologne ou des pays scandinaves. Ainsi plusieurs des membres

étrangers de l’organisation vivaient-ils à Copenhague sans nécessairement parler le

danois. Des configurations similaires ont été identifiées pour les autres festivals (par

exemple à Amsterdam ou Oslo). Dans le cadre de la communication interne, l’utilisation

de l’anglais comme langue d’organisation configure aussi son usage comme langue de

sociabilité entre les participant·e·s une fois que les activités du festival commencent.

26 Cependant, cette primauté de l’anglais n’est pas considérée par les organisateur·rice·s

comme une fatalité due à l’« impérialisme linguistique » anglophone. La plupart des

festivals ont mis à disposition des ressources en d’autres langues comme le Queeristan,

en 2012, dont le programme et l’appel à participation étaient disponibles en italien,

espagnol, allemand, arabe et turc. Aussi, pendant les festivals, nombre de

participant·e·s, locaux·les ou étranger·ère·s, ne maîtrisent pas nécessairement l’anglais.

Cette confrontation à des difficultés linguistiques devient évidente notamment lors des

ateliers, des débats ou des assemblées. Dans ces situations, les tentatives d’inclusion

linguistique passent surtout par la proposition d’autres participant·e·s se portant

volontaires pour traduire. Par exemple, au cours des ateliers, des traductions

simultanées en d’autres langues peuvent être proposées. C’était le cas au festival de

Rome où chaque événement se déroulait à la fois en italien et en anglais, le

transformant en un véritable espace militant bilingue.

27 La mise en place d’une lingua franca et l’organisation de dispositifs de traduction

simultanée peuvent être considérés comme des pratiques fonctionnant non seulement

comme des outils auxiliaires au bon déroulement des festivals, mais aussi comme des

pratiques indispensables aux objectifs politiques qui les sous-tendent, notamment celui

de constituer des coalitions de solidarité entre acteur·rice·s locaux·les et

internationaux·les. Ces dispositifs linguistiques reflètent également la volonté de

s’adresser à des publics étrangers, dans le double sens du terme : des individus

provenant d’autres pays et des inconnu·e·s du contexte local.

28 Ce développement renvoie à ce que Nancy Fraser (2007 : 18) préconise sur la

transnationalisation de l’espace public :

« L’anglais est devenu la lingua franca de l’économie globale et du divertissement demasse, sans parler de son utilisation en milieu universitaire. C’est pourquoi ilconvient de constater que des sphères publiques à caractère westphalien-nationalet unilingue échouent lorsqu’il s’agit de créer une communauté de communicationincluant tous les citoyens. Dans la mesure où des sphères publiques correspondentcependant à des communautés linguistiques, ils sont en même tempsgéographiquement disséminés et ne correspondent pas à une citoyennetéquelconque ».

29 Il semble donc important de ne pas négliger le renforcement de l’anglais comme lingua

franca dans des espaces politiques considérés comme ouverts et inclusifs et de

Questions de communication, 33 | 2018

139

reconnaître les limites d’un tel choix en termes d’inclusion des individus et des groupes

qui ne maîtrisent pas cette langue. Ainsi les participant·e·s ne parlant pas bien l’anglais

soulignent-ils·elles les difficultés impliquées pour leur participation aux comités

d’organisation d’un festival, ou même pour l’établissement d’une communication avec

des participant·e·s étranger·ère·s ne maîtrisant pas la langue locale.

La tactique de composition hétérogène et la stratégie discursive« anti-frontières »

30 Une caractéristique commune aux comités d’organisation des festivals queer est leur

composition hétérogène concernant les origines nationales de leurs membres. Cette

configuration fait partie d’un processus observable dans les actions collectives en

Europe qui correspond à la participation croissante des jeunes Européen·ne·s dans la vie

militante et politique des villes qu’ils·elles habitent. Cette européanisation a une autre

conséquence : la participation politique dans une ville dans laquelle les acteur·rice·s ne

résident pas nécessairement. Ainsi les festivals queer constituent-ils un autre mode de

mobilité intra-européenne, au-delà de la mobilité des étudiant·e·s et/ou travailleur·e·s.

31 Cette ouverture à de nouvelles personnes, venant ou non du contexte local, est

encouragée et promue par les organisateur·rice·s. C’est pourquoi, pendant l’été 2011,

sur le site web du festival d’Oslo, on pouvait lire : « Veux-tu participer à la construction

du festival de cette année ? Nous devons décider où nous voudrions que le festival ait

lieu. Viens et aide-nous à décider »10. Le festival Queeristan a suivi une politique

similaire : « Nous commençons à nous organiser pour 2013. [S]i l’organiser avec nous

t’intéresse, viens à notre réunion demain »11. Ces exemples montrent la volonté des

festivals d’engager dans l’organisation autant de personnes que possible sans préjuger

de leurs origines. Comme le souligne Tobin (doctorant, 25 ans, membre du comité

d’organisation du Queeristan) : « Le groupe est plutôt international. Beaucoup des

membres n’ont pas la citoyenneté hollandaise, la plupart étant des étudiant·e·s, ils·elles

sont là pour un semestre ou deux »12. Au-delà du statut étudiant que beaucoup de

membres des comités d’organisation partagent, les festivals queer s’appuient sur des

personnes dont le profil pourrait être brièvement décrit comme jeune, précaire,

nomade et éduqué. Dans ce processus de transnationalisation et d’européanisation, les

festivals queer trouvent une source fertile de militant·e·s. Ainsi, avec leur savoir-faire

propre et leurs compétences sociales et militantes de nomades/cosmopolites, ces

dernier·ère·s contribuent-ils·elles largement au caractère transnational des festivals.

32 La composition internationale des comités d’organisation est l’un des deux volets de la

transnationalisation des festivals queer. Le second concerne les participant·e·s mêmes,

c’est-à-dire les personnes voyageant pour y assister ou se porter volontaires. Certaines

choisissent de prendre des congés et de passer leurs vacances dans les festivals queer,

d’autres s’y rendent en tant qu’artistes pour y proposer des performances. Cette

tendance est attestée par le questionnaire que nous avons administré lors du festival

d’Oslo (2011). Selon ses résultats, un·e participant·e sur deux ne vivait pas dans cette

ville, moins des deux tiers vivait en Norvège et 33 % vivaient dans un pays étranger13.

33 Les origines nationales diverses des participant·e·s et des organisateur·rice·s attestent

de la capacité des festivals queer à organiser des contre-publics transnationaux, non

seulement parce que cela suit une tendance générale macroprocessuelle – que nous

pourrions attribuer, par exemple, à l’européanisation de mouvements sociaux (Gobin,

Questions de communication, 33 | 2018

140

2002) –, mais aussi parce que la transnationalisation est explicitement posée et promue

par les festivals comme une stratégie discursive d’abolition des frontières : frontières

créées par les identités de genre et de sexualité, mais aussi frontières créées par les

États. Le Queeristan en particulier avait une approche très orientée vers l’idée de

« trouble dans les frontières ». Le comité a organisé une manifestation non autorisée

dans le centre d’Amsterdam le 2 juin 2013. L’appel communiqué aux participant·e·s et

publié sur les réseaux sociaux s’est focalisé sur le soutien aux sans-papiers : « No one is

illegal ». Largement répandu dans les milieux militants anti-frontières européens

(notamment dans le réseau No Borders), ce slogan a été réapproprié par le Queeristan

pour dénoncer « les politiques d’exclusion et de criminalisation continue aux Pays-

Bas » (Queeristant, 2013) qui seraient menées par les autorités nationales. Mais les

militant·e·s du festival ont ajouté une dimension queer au cadrage de cette

manifestation en soulignant l’instrumentalisation du discours sur les droits LGBT par

les partis de droite pour établir des politiques anti-migratoires :

« Ces groupes veulent nous faire croire que “la société progressiste néerlandaise” setrouve sous la menace des migrants homophobes et que c’est pour ça qu’on a besoindes politiques migratoires strictes. Nous résistons à cette fausse dualité ; les Pays-Bas ne sont pas un paradis queer et l’homophobie n’est pas un phénomène qui arriveavec l’immigration » (ibid.).

34 Dans cette logique de dépassement de toutes sortes de frontières, les acteur·rice·s queer

aspirent à revêtir leurs festivals d’une dimension internationale pouvant constituer la

base de solidarités et identités transnationales. Comment cela peut-il devenir possible

dans la pratique ? Selon l’appel du Queeristan : « Queeristan n’est pas un (autre) pays.

Derrière ce nom se trouve un collectif nomade d’activistes basés à Amsterdam dont les

intérêts ne riment pas avec la mise en place de nouvelles frontières »14. Ainsi les

acteur·rice·s queer démontrent-ils·elles la volonté de construire des liens par-delà les

frontières nationales, c’est-à-dire « de transcender les territoires nationaux et les

modes d’appartenance qu’ils imposent » (Dufour, Goyer, 2009 : 121). Cette volonté est

liée à l’élaboration de la « binarisation » des identités en un problème public global qui

n’affecte pas uniquement telle ou telle ville, mais tout l’espace européen (et au-delà).

Cette conception théorique et militante conduit les acteur·rice·s queer à créer des liens

dans le cadre des rencontres permises par les festivals et d’échanger sur les bonnes

pratiques, les innovations discursives, la formation et la consolidation des idées

politiques ainsi que sur la socialisation et la construction d’identités communes.

Les réseaux transnationaux : une culture politique partagée

35 De façon similaire à d’autres mouvements sociaux se développant à partir de 2010 en

Europe (Blockupy, Indignados…), les festivals queer s’inscrivent dans une histoire de

partages militants qui dépassent les frontières nationales. Les organisateur·rice·s des

festivals s’appuient largement sur des ressources sociales et militantes qu’ils·elles ont

développées pendant leurs expériences préalables dans d’autres festivals, mobilisations

ou dans le cadre de sociabilités queer. Les organisateurs du festival Da Mieli a Queer ont

pu inviter une équipe du Queeristan et lui donner la possibilité de présenter ses projets

militants15. L’invitation a été lancée par l’un des membres organisateurs du festival

romain qui avait participé au Queeristan un an auparavant. De même, au festival de

Copenhague, on pouvait trouver des tracts et affiches promouvant le festival de

Berlin et vice versa.

Questions de communication, 33 | 2018

141

36 Cette sociabilité militante internationale facilite la construction de contre-publics

transnationaux, ce qui est aussi attesté par les trajectoires des activistes et

participant·e·s. Leurs histoires révèlent leur positionnement dans des réseaux culturels

et militants transnationaux : des expériences politiques obtenues à partir de

participations dans des espaces militants de nombreux pays, mais aussi dans d’autres

mouvements d’extrême gauche ou dans les sous-cultures punks. Les militant·e·s ont

tendance à maintenir active leur participation dans ces réseaux transnationaux.

Étudiante polonaise de 23 ans habitant à Copenhague, Zoé expliquait ses rapports

ambigus aux capitales danoise et polonaise par sa participation aux scènes punk et

queer des deux villes : « Je fais des allers-retours avec la bande. Je ne sais pas comment

cela marchera maintenant parce que j’ai décidé de m’installer à Copenhague »16.

Membre du réseau militant BDS (Boycott-désinvestissement- sanctions : notre réponse

à l’apartheid, la colonisation et l’occupation israélienne), du Queeristan et participant

au Copenhagen Queer Festival, Robin (employé dans une organisation internationale,

29 ans) disait : « Aux Pays-Bas, je propose des ateliers sur la situation palestinienne.

Mais maintenant avec le queer, c’est très nouveau, et c’est ici où je me retrouve le

plus »17. Militant écologiste turc, Sergio (étudiant, 27 ans) raconte comment la scène de

squats d’Amsterdam l’a incité à s’y installer après ses études à Strasbourg : « J’ai

commencé à aller dans des squats ici pour la première fois. Et les gens de Climate

Justice Action se rencontraient ici, et on pouvait s’organiser mieux »18.

37 Ces histoires se croisent au sein des festivals queer permettant la circulation du savoir

militant, la consolidation des réseaux transnationaux et l’inscription des acteur·rice·s

dans des espaces politiques autonomes où se retrouvent également d’autres cultures

militantes transnationales.

Les pratiques numériques

38 Les outils de communication numérique et les réseaux sociaux sont d’une importance

spécifique pour les festivals queer ; et cela, pour trois raisons principales. D’abord, ils

permettent l’élaboration de stratégies militantes avec des membres ne vivant pas dans

la ville où le festival a lieu. Ainsi les acteur·rice·s se trouvant dans d’autres pays peuvent

échanger à propos de l’organisation, des campagnes et du contenu des ateliers et des

performances. Ensuite, ils permettent aux organisateur·rice·s de diffuser les

informations relatives aux événements auprès de publics distincts, à l’échelle locale ou

internationale. Tobin du Queeristan expliquait que « le collectif dispose d’un réseau

international très large. Nous diffusons l’annonce et après nous avons un comité de

propagande standard ». L’une des stratégies les plus efficaces pour la communication

des festivals est leur apparition sur le web avec leurs propres sites. Cette existence

numérique leur permet de promouvoir et d’afficher leurs conceptions des festivals et

de ce qu’ils représentent. Sur le site du festival de Copenhague, on peut trouver son

manifeste ainsi que des photos et des historiques des festivals précédents19. Nous

pouvons en déduire que les sites des festivals fonctionnent comme des plateformes

idéologiques où leurs principes sont affichés (politique du safe space, véganisme, etc.) et

sont censés donner aux participant·e·s potentiel·le·s une idée de ce qu’ils·elles

pourraient y trouver. Enfin, les dispositifs de communication numérique facilitent le

maintien des sociabilités se formant et se développant au cours des festivals. Les

réseaux sociaux (en particulier Facebook, Youtube et Myspace20) sont plutôt investis

pour entretenir ces sociabilités, par exemple en publiant des photographies prises

Questions de communication, 33 | 2018

142

pendant les festivals ou des chansons ou vidéos de performances qui ont eu lieu dans

ces espaces.

39 Au-delà de la visibilité que les festivals veulent établir en employant les technologies

numériques, ces dernières sont aussi utilisées par les organisateur·rice·s et les

participant·e·s pour en garder une mémoire vivante. Ainsi une certaine forme

d’archivage est-elle collectivement produite. Cette collecte des documents visuels et

audiovisuels permet de défier le caractère éphémère des festivals. La technologie

numérique constitue un facteur crucial pour la pérennité des festivals et leurs

« solidarités transnationales » (Dufour, 2010) dans le temps.

Conclusion

40 L’article a porté sur l’analyse des pratiques d’organisation et de communication des

festivals queer et sur la manière dont ceux-ci s’en saisissent pour construire des contre-

publics transnationaux définis comme des arènes alternatives à l’espace public

européen genré et hétéronormé. Nous avons montré l’importance d’examiner les

contre-publics à partir de leurs pratiques ; et à plusieurs niveaux : organisationnel et

communicationnel. Alors que ces contre-publics sont souvent perçus comme des

entités discursives, une focalisation sur les pratiques a permis d’étudier les manières

dont les militant·e·s se saisissent de ressources militantes et théoriques afin de

construire leurs propres espaces politiques et de la sorte donner naissance à des

contre-publics queer. Dans cette démarche, nous avons été encouragé par la proposition

de Michael Warner de considérer les contre-publics non comme de seules formations

discursives « réformatrices », mais aussi comme des publics poétiques pensant un autre

monde et tentant de le mettre en œuvre via leurs styles, leurs pratiques et, comme Iris

Marion Young le suggère, via des rhétoriques et narrations souvent appréciées dans

l’espace public comme antirationnelles. Cette analyse des pratiques tient donc

largement aux critiques adressées à l’idéalisation de l’espace public tel que défini par

Jürgen Habermas. Les critiques féministes de Nancy Fraser et d’Iris Marion Young ainsi

que celles de Michael Warner permettent d’envisager les contre-publics comme des

arènes discursives, mais aussi matérielles, comme des dispositifs spatio-temporels

concrets donnant naissance au mouvement queer actuel et permettant d’éclairer les

revendications de militant·e·s traversant les frontières pour vivre et participer à la

construction collective de ces expériences.

41 Par conséquent, les festivals queer permettent de penser la formation des sociabilités où

la circulation des discours textuels et performatifs dépasse les limites institutionnelles.

En réalité, avec leurs propres pratiques militantes, les acteur·rice·s queer participent à la

construction d’un espace public européen par le bas. Ainsi, à l’idée de Nancy Fraser

selon laquelle l’espace public deviendrait de plus en plus transnational, pourrions-nous

rajouter que les contre-publics se formant en relation dialectique vis-à-vis de l’espace

public dominant, deviennent également transnationaux. Les mouvements sociaux

s’adaptent à ces processus de transnationalisation en exploitant les ressources et outils

mis à disposition par les acteur·rice·s et leurs trajectoires militant·e·s, ainsi que les

moyens de communication numérique.

42 Cependant, cette construction ne devrait pas être perçue comme une conséquence d’un

processus politique unilatéral qui serait celui de la globalisation inévitable des rapports

sociaux et, par conséquent comme non réflexive pour les acteur·rice·s. Les militant·e·s

Questions de communication, 33 | 2018

143

queer s’inscrivent dans des réseaux transnationaux, se renseignent via les plateformes

numériques et interagissent entre eux·elles dans différentes régions en Europe. En

effet, nous avons montré que les contre-publics queer s’informent de l’idée de « trouble

dans les frontières » (White, 2014) telle qu’elle est développée dans la théorie queer. Au-

delà des limites des frontières nationales et des logiques territorialisées restreintes, les

contre-publics queer répondent avec des stratégies de dépassement et d’ouverture vers

des imaginations transnationales malgré l’inscription spatiale des festivals dans le

contexte national et local où ils ont lieu.

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NOTES

1. Dans l’article, sauf mention contraire, nous traduisons.

Questions de communication, 33 | 2018

145

2. Dans son livre, Fear of a Queer Planet. Queer Politics and Social Theory (1993), M. Warner analyse la

naissance des mouvements queer américains, marqués par l’activisme d’AIDS Coaltion to Unleash

Power (ACT UP) à New York. Ce dernier, comme d’ailleurs Queer Nation et Sex Panic!, ont mis en

avant des répertoires d’action peu traditionnels, comme le sit-in et les actions directes. Influencés

par l’émergence de la théorie queer, ils portent une critique de l’institutionnalisation du

mouvement gay et lesbien de l’époque et une revendication de re-sexualisation de l’espace public

et des identités.

3. Nous traduisons.

4. Le terme cis fait référence aux personnes dont le genre assigné à la naissance correspond à

celui qu’elles performent actuellement.

5. En France, le peu de témoignages existants font notamment référence à des projets similaires,

mais situés à la campagne. Voir le projet des anarchistes gays « La croisière » (Michels, 2005)

6. La sex party est une occasion sociale dans laquelle des participant·e·s sont encouragé·e·s à se

sentir libres à s’engager à des actes sexuels publics ou encore à des comportements BDSM

(bondage et discipline, domination et soumission, sadisme et masochisme), souvent dans des

espaces restreints, créés à cette occasion.

7. Le cadrage de la Slutwalk met en avant le détournement de l’injure salope d’une position de

honte vers une position de fierté. Les manifestantes protestent contre le viol et les agressions

sexuelles dans l’espace public en utilisant souvent comme tactique le dénuement ou le port d’une

tenue sexy. Elle a été initiée à Toronto en 2011, par suite de la provocation d’un policier qui avait

déclaré que les femmes devraient éviter de s’habiller comme des « salopes » afin d’éviter les

agressions sexuelles. Depuis, plus de 200 Slutwalks dans plus de 40 pays sont répertoriées

(Mercier, 2016). Les festivals queer européens sont globalement favorables au cadrage de la

positivité sexuelle, hérité entre autres de leurs homologues américains Queer Nation et Sex

Panic!

8. Des processus similaires ont été observés au Québec où les militant·e·s queer font souvent la

jonction entre les répertoires d’actions de la gauche radicale et une touche particulière sur la

sexualité (par exemple, le déploiement d’une « sodo-mobile » dans les rues de Montréal, Pagé,

2017 : 552).

9. Cette critique interne aux festivals renvoie à ce que S. Bilge (2015) décrit comme un

« blanchiment » de la Slutwalk par des féministes blanches et de classe moyenne.

10. Accès : http://www.hausmania.org/portal/index.php?

option=com_content&task=view&id=215&Itemid=1. Consulté le 02/01/2017.

11. Accès : https://queeristan.org/volunteering-at-queeristan/. Consulté le 05/01/2017.

12. Entretien avec l’auteur, Amsterdam, 29/05/2012. Dans cet article, tous les prénoms ont été

modifiés.

13. Questionnaire administré en 2013 sur le site SurveyMonkey, Oslo Queer Festival.

14. Queeristan, « Call for contributions to Queeristan », 2012 http://trikster.net/blog/?p=574.

Consulté le 05/01/2017.

15. L’intervention de l’équipe du Queeristan a eu lieu au sein d’un atelier intitulé Bridging the gap :

Beyond the dichotomy theory /practice (« Combler l’écart, le fossé : au-delà de la dichotomie théorie/

pratique »).

16. Entretien avec l’auteur, Copenhague, 27/07/2011.

17. Entretien avec l’auteur, Copenhague, 25/07/2011.

18. Entretien avec l’auteur, Amsterdam, 28/07/2012.

19. Accès : http://www.queerfestival.org/. Consulté le 01/06/2016.

20. À l’époque de l’enquête de terrain, Twitter était peu utilisé ; depuis, Myspace est tombé en

désuétude.

Questions de communication, 33 | 2018

146

RÉSUMÉS

L’article examine la formation de contre-publics transnationaux en analysant les pratiques

d’organisation et de communication des festivals queer. Les contre-publics sont généralement

définis comme des entités discursives opposées aux idées dominantes de l’espace public. L’article

élargit cette conception en soulignant l’importance des pratiques militantes dans la production

des contre-publics. Les festivals queer constituent un cas exemplaire de cette approche. Au-delà

des théories queer sur la fluidité des identités de genre, ils permettent d’appréhender les

manières dont des publics sont formés à travers des dispositifs organisationnels et

communicationnels spécifiques. On verra ensuite en quoi ces derniers renseignent sur la

transnationalisation du mouvement queer, en écho avec la notion de dépassement des frontières

(liées au sexe, à la sexualité, à la nation). L’enquête a été menée dans des festivals de cinq

capitales européennes entre 2011 et 2013.

This article studies the formation of transnational contrepublics drawing upon the analysis of

organizational and communicational practices of queer festivals. While we usually think of

counter-publics as discursive entities in opposition to the dominant ideas of the public sphere,

the article broadens this conception by highlighting the activist practices, as constitutive to the

counter-publics that unfold in the public space. Queer festivals are an exemplary case for this

approach. Beyond queer theories about the fluidity of gender identities, festivals allow us to

understand the ways in which their publics are addressed. In a second step, activist practices

inform us about the transnationalization of the queer movement, which is in line with the idea of

moving beyond all borders (gender, sexual, national). The fieldwork took place in festivals of five

European capitals between 2011 and 2013.

INDEX

Keywords : counterpublics, transnational, public sphere, queer, gender, activist practices

Mots-clés : contre-publics, transnational, espace public, queer, genre, pratiques militantes

AUTEUR

KONSTANTINOS ELEFTHERIADIS

Centre d’étude des mouvements sociaux

Institut Marcel Mauss

École des hautes études en sciences sociales

F-75006

konstantinos.eleftheriadis[at]sciencespo.fr

Questions de communication, 33 | 2018

147

ÉchangesExchanges

NOTE DE L’ÉDITEUR

Questions de communication, 33 | 2018

148

Pour une sociologie axiologiqueToward an Axiological Sociology

Nathalie Heinich

NOTE DE L’ÉDITEUR

L’article de Nathalie Heinich, « Dix propositions sur les valeurs » (31, 2017), a donné

lieu à des « Échanges » (32, 2017). Il revient donc à celle-ci de répondre aux chercheurs

qui ont discuté ses propositions.

1 Paru au printemps 2017, mon livre Des valeurs. Une approche sociologique (Heinich, 2017a)

a d’emblée bénéficié d’un certain écho dans la presse, notamment en raison de la

campagne électorale qui incitait les journalistes à le lire à la lumière de l’actualité

politique, en particulier l’affaire Fillon, où un candidat à la présidence de la République

a été accusé de détournement de fonds publics au profit de membres de sa famille1. Ont

suivi un certain nombre de comptes rendus sur les sites spécialisés ou dans les revues

savantes2. Parmi celles-ci, Questions de communication m’a rapidement demandé – et j’en

remercie très chaleureusement Jacques Walter et Béatrice Fleury – de soumettre un

résumé développé (Heinich, 2017b) à plusieurs collègues, qui ont pris la peine – et je les

en remercie tout aussi vivement – d’y répondre par de longs et riches commentaires

(Kaufmann, Gonzalez, 2017 ; Martuccelli, 2017 ; Quéré, 2017)3. C’est à ces trois textes

que je vais répondre ici à mon tour, selon un dispositif d’échanges original qui avait

déjà été expérimenté à propos de la question de la neutralité axiologique4, et dont on

aimerait qu’il soit plus souvent proposé aux chercheurs.

Questions de vocabulaire

2 Je commencerai par quelques clarifications concernant le vocabulaire, car certaines

objections me paraissent relever essentiellement de divergences quant au choix des

termes, la plupart sans grandes conséquences.

Questions de communication, 33 | 2018

149

3 J’ai beaucoup apprécié les termes qu’ont choisis Laurence Kaufmann et Philippe

Gonzalez pour décrire mon projet : « déplier les valeurs implicites » (Kaufmann,

Gonzalez, 2017 : 170), « enquête inférentielle » (« cette enquête inférentielle vise à

reconstituer, depuis leur point de vue, les valeurs qui motivent les acteurs » [ibid.]),

« déconfinement » des valeurs lors des controverses qui « mettent fin à l’incorporation

tacite des valeurs dans les normes ». Voilà qui qualifie avec beaucoup de pertinence

mon programme de « sociologie axiologique » (ibid.).

4 Faut-il par ailleurs, comme le suggère Louis Quéré (2017 : 205), préférer l’expression

« conceptions du désirable » à celle de « principes axiologiques » ? Pour ma part, je ne

vois pas d’incompatibilité entre ces deux qualificatifs. La bonté est bien une conception

du désirable, au sens de ce qu’il faut viser ; elle est aussi, dans mon modèle, un principe

axiologique, c’est-à-dire un principe d’attribution d’une valeur positive, ici à une

personne ou à une action. Simplement, « conception » renvoie plutôt à ce que l’on peut

supposer présent dans la tête des acteurs, alors que « principe » renvoie plutôt à une

structure formelle organisant le répertoire des jugements. Dans le premier cas, on se

place dans une perspective de psychologie cognitive, et, dans le second, dans une

perspective structurale. Mais l’objet me paraît, peu ou prou, le même.

5 À propos de la triade des formes de l’évaluation (mesure-attachement-jugement), je ne

suis pas certaine de l’intérêt qu’il y aurait, comme le suggèrent Laurence Kaufmann et

Philippe Gonzalez, à faire des deux premières des « instanciations particulières », plus

ou moins détachées ou proches, du jugement de valeur. Peut-être n’est-ce qu’une

question d’accord sur le vocabulaire, mais j’ai choisi le terme de « jugement » pour

rester au plus près de l’acte énonciatif, dans le souci de respecter la contrainte

pragmatique d’appui sur du matériel empirique.

6 Concernant les « valeurs publiques », et la tension qu’elles impliquent entre

engagement et dégagement, je suis d’accord avec l’idée de Laurence Kaufmann et

Philippe Gonzalez de traduire « valeurs publiques » par « raisons d’agir » et « valeurs

privées » par « motifs effectifs » ; toutefois mon vocabulaire permet de rester au plus

près de l’observation pragmatique des situations d’énonciation selon qu’elles sont plus

ou moins publiques ou privées, permettant ainsi de faire l’économie d’hypothèses

concernant le psychisme des acteurs (j’y reviendrai). J’apprécie pleinement la

justification qu’ils proposent de ma distinction entre les unes et les autres par le poids

normatif des valeurs publiques et leur composante émotionnelle. Ils ont par ailleurs

tout à fait raison de qualifier de « moment d’égarement » l’équivalence que j’ai risquée

entre valeurs publiques et « langue de bois » : en fait celle-ci ne représente que le pôle

extrême des valeurs publiques, lorsqu’elles se situent (et sont perçues) au maximum de

conventionalité et de distance par rapport aux valeurs privées.

7 En revanche, je ne suis pas certaine, comme ils le suggèrent, que le terme de « méta-

valeurs » soit préférable à celui de « valeurs fondamentales », que j’utilise : en effet,

tout le problème est de savoir comment décider que telle valeur est de niveau « méta ».

C’est pourquoi j’ai utilisé un critère purement descriptif, à savoir l’absence d’anti-

valeurs (il y a valeur fondamentale lorsqu’on ne peut pas lui trouver d’anti-valeur,

autrement dit lorsque l’opposé de cette valeur n’est jamais positif). Ce passage obligé

par l’observation (voir plus loin, § 8) conduit en outre à contextualiser la « nature » des

valeurs, de sorte que leur caractère « méta » ou « fondamental » n’est pas inscrit dans

la valeur elle-même, mais dans son usage en contexte. À mes yeux, c’est là une

condition fondamentale de l’approche pragmatique, pour laquelle le contexte est un

Questions de communication, 33 | 2018

150

paramètre tout aussi constitutif de l’évaluation que le sujet évaluateur et l’objet évalué

(j’y reviendrai aussi).

8 Certains chercheurs récusent toute différence entre « normes » et « valeurs » (tel Hervé

Glevarec [2017] dans son compte rendu de mon livre) alors que, comme je l’ai précisé

dans la postface (« Humanités et sciences sociales à l’épreuve des valeurs » [Heinich,

2017a : 349-390]), les deux termes obéissent à des définitions précises, le second

impliquant une prescription pour l’action alors que le premier ne fait qu’opérer une

évaluation. L’enjeu de cette distinction est tout sauf secondaire : contrairement à ce

que prétendent les adeptes d’une interprétation des contraintes par la « domination »

qui pèserait inconditionnellement sur certaines catégories d’acteurs, les normes sont

aisément vulnérables à un impératif de justification par les valeurs qui les sous-

tendent, et c’est même là une grande partie du sens de l’intense activité critique à

laquelle se livrent les acteurs5. Cette distinction essentielle entre normes et valeurs est

bien acceptée en revanche par Laurence Kaufmann et Philippe Gonzalez, qui font en

outre, à ce sujet, une proposition très intéressante : compléter le couple normes-

valeurs par la triade normes-régularités-valeurs. En effet, la prise en compte des

régularités, inscrites dans des routines partagées, est indispensable à la compréhension

d’un bon fonctionnement de l’articulation entre la dimension principielle des valeurs et

leur activation dans des normes, qui n’ont pas forcément besoin d’être explicitées et

rappelées pour contraindre effectivement les actions.

Questions de pertinence

9 J’en arrive à présent à des objections qui m’ont paru poser des problèmes de pertinence

par rapport à ma problématique.

10 La première concerne le classique topos de l’opposition entre nature et culture. Louis

Quéré m’objecte qu’une part de l’expérience humaine a une base biologique, que ne

prend pas en compte ma définition des valeurs comme représentations mentales plus

ou moins partagées. Or, il me semble que c’est un truisme : nous sommes faits de tissus,

os, chairs, etc. Mais cela suffit-il à faire de notre expérience un « fait de nature » ?

Toute forme d’expérience humaine est faite de nature et de culture, dans des

proportions variables. Aussi tout réductionnisme, qu’il soit naturaliste ou culturaliste,

me paraît n’être qu’une forme savante d’idéologie (Heinich, 2011). Au demeurant, je ne

vois pas l’intérêt épistémique qu’il y aurait à « naturaliser le champ de la valeur », sauf

à chercher à celle-ci un fondement transcendantal, comme l’ont fait un grand nombre

d’auteurs : pour ma part, je cherche au contraire à inscrire résolument la sociologie des

valeurs hors de la philosophie morale et de la sociologie morale et, corrélativement,

hors de toute perspective métaphysique et normative.

11 C’est pourquoi je ne comprends pas ce que signifie ce « réalisme sociologique des

valeurs » que m’impute Hervé Glevarec (2017 : 499), alors qu’il ne correspond en rien à

ma perspective : que des « représentations » soient « consistantes pour les individus »

n’en fait pas des entités réelles ; leur réalité (comme leur universalité) relève

uniquement des représentations que s’en font les acteurs. Toute ma démonstration est

foncièrement anti-réaliste, de sorte que des expressions comme « réalisme

systémique » (ibid. : 500), « réalisme abstrait » (ibid.) ou « réalisme normatif » (ibid. :

501) sont hors de propos et trompeuses, surtout étant donné les connotations très

chargées qui sont attachées à ce terme. De même, je ne pose pas une « anthropologie

Questions de communication, 33 | 2018

151

axiologique au fondement de l’activité humaine » (ibid. : 500) : l’idée de rechercher un

« fondement » n’a aucun intérêt – comme l’avait bien démontré Ferdinand de Saussure

à propos des théories sur « l’origine du langage » – et ne se justifie, me semble-t-il, que

d’une visée d’ordre théologique.

12 Et à propos, justement, de théologie, la question du « sacré » fait également partie de

ces problématiques qui me paraissent trompeuses, propres à nous égarer sur des voies

sans issue. Ainsi Louis Quéré propose-t-il d’en revenir à la réduction durkheimienne des

valeurs au sacré. Or, j’ai précisé dans l’introduction de mon livre que cette

« sacralisation » des valeurs est plutôt un empêcheur de penser, car elle arrête la

réflexion en faisant de « la religion » une matrice explicative avant même qu’on ait

analysé de quoi il s’agit. On peut chercher à comprendre, certes, à quelles conditions,

pour quelles raisons, avec quels effets les acteurs eux-mêmes en viennent à invoquer la

« sacralité » des valeurs ; mais de là à endosser une telle interprétation, il y a toute la

différence entre le discours des acteurs et le discours sur le discours des acteurs – thème

typiquement wittgensteinien. Que les valeurs soient des visées idéales partagées

(valeurs-principes) ou des objets valorisés (valeurs-objets) n’en fait pas pour autant des

phénomènes « religieux » – ou alors tout idéal serait religieux ! En matière de

« religieux », de « religion » ou de « sacré » (comme, dans un autre domaine, d’« art »),

je reste adepte d’une conception strictement nominaliste, qui me paraît le fondement

de toute approche spécifiquement sociologique. Car ce qui fait l’autorité des valeurs (ce

en quoi elles ne sont pas de simples « préférences », sauf lorsqu’elles se présentent sous

forme de « valeurs privées »), ce n’est pas un quelconque fondement métaphysique,

mais la conviction qu’elles sont partagées et, plus précisément, universalisables – même

si elles sont, de fait, relatives. C’est donc bien en tant que représentations (ce que

Charles Taylor [1992] nomme un « imaginaire social ») qu’elles existent comme valeurs,

et qu’elles sont efficaces, c’est-à-dire à la fois contraignantes et gratifiantes.

La prise en compte des émotions

13 Je suis reconnaissante à Laurence Kaufmann et Philippe Gonzalez (2017 : 177) d’avoir

souligné le lien entre valeurs privées et engagement émotionnel, et d’avoir approfondi

comme j’aurais dû le faire la question, essentielle, des émotions, qui permet

d’introduire une distinction tout à fait pertinente entre perceptions de valeurs et

jugements de valeurs, et aussi de résoudre le « problème méthodologique que

l’invisibilité potentielle des attachements privés pose à la sociologie axiologique »,

selon leur juste formulation. Leur insistance sur les « engagements axiologiques »

prolonge aussi de façon très utile une question que je n’ai fait qu’esquisser dans le livre,

notamment en permettant de mettre en évidence la nature dynamique et pas

seulement passive de l’attachement.

14 En effet, loin de moi l’idée d’ignorer le rôle des émotions dans le rapport aux valeurs,

comme me le reproche Louis Quéré : je l’ai souligné dans le livre, même si je ne l’ai sans

doute pas suffisamment développé, en renvoyant à la littérature philosophique et

sociologique concernant le lien entre émotions et valeurs. Quant à son affirmation

selon laquelle « ce sont les fins idéales de la conviction morale qui suscitent des

émotions, et non l’inverse » (Quéré, 2017 : 212), elle correspond exactement à ce que je

soutiens à propos des émotions comme manifestations du rapport aux valeurs – à ceci

Questions de communication, 33 | 2018

152

près que la réduction des valeurs à la seule dimension morale me paraît une des

impasses les plus ravageuses de la philosophie des valeurs.

15 Et à ce sujet, Laurence Kaufmann et Philippe Gonzalez ont raison de regretter,

concernant la spécificité de l’axiologie des valeurs morales, que je n’aie pas développé

la différence entre maximalisme et minimalisme moral. Ce dernier s’appuie sur le

critère du « tort fait à autrui », qui m’a paru être le point commun de toutes les valeurs

relevant du registre éthique. Or, il suffit – me semble-t-il – d’étendre les frontières de

cet « autrui » à un collectif abstrait, ou bien encore à soi-même, pour retrouver le

maximalisme moral contre lequel s’est battu Ruwen Ogien (2007). Une fois de plus, c’est

l’extension de l’objet d’attribution de valeur qui est à la base du différend : mon modèle

me paraît donc à même d’intégrer cette problématique du maximalisme ou du

minimalisme moral, à condition du moins que l’on en reste à une posture analytique de

description de la façon dont les acteurs investissent cette alternative, à l’exclusion de

toute option normative pour l’un ou l’autre de ses termes – celle-ci ne pouvant relever

que de la philosophie morale et non pas de la sociologie axiologique.

Le statut de la « valuation » : attester ou conférer desvaleurs ?

16 En revanche, je reconnais mal mon modèle dans « l’oscillation » que me prêtent

Laurence Kaufmann et Philippe Gonzalez (2017 : 180) entre l’évaluation comme

« création de valeur » et comme « mise en valeur d’une propriété qui se trouverait dès

le départ dans la “chose visée” ». Je montre comment l’application à un objet d’un

critère (ou propriété) satisfaisant une valeur-principe, grâce aux « prises » offertes par

l’objet et aux critères mis en œuvre par les sujets, fait de l’attribution de valeur un

processus à la fois objectif (au sens d’objectal : c’est la « mise en valeur d’une

propriété ») et représentationnel (c’est la « création de valeur »), à proportions

variables. C’est pourquoi « l’hypothèse des affordances axiologiques » (ibid.) (ou des

« prises ») ne fait basculer le modèle vers l’objectivisme (et non vers « l’universalisme »,

comme ils le suggèrent) que de façon partielle, car les critères ou propriétés

permettant d’utiliser ces prises relèvent, eux, d’un équipement axiologique inscrit dans

l’habitus de l’évaluateur. Bref, mon modèle « n’oscille » pas entre des options

théoriques contradictoires (objectivisme vs constructivisme), mais il montre comment

les processus évaluatifs les intègrent et les articulent – nuance.

17 Une autre façon de poser cette question consiste à se demander dans quelle mesure

l’attribution de valeur (« valuation ») « atteste » ou « confère » de la valeur. Or, je

maintiens, en dépit des objections de Laurence Kaufmann et Philippe Gonzalez, ma

distinction entre le point de vue des acteurs, pour qui l’évaluation « atteste » de la

valeur, et le point de vue des chercheurs, pour qui elle la « confère ». En effet, je

considère que, premièrement, le sociologue possède une avance sur les acteurs, issue de

son travail d’observation, de recueil de données, d’expérimentation, de réflexion, etc.

(sinon, je ne vois d’ailleurs pas pourquoi nous serions payés pour produire un savoir

que les acteurs possèderaient déjà) ; et que, deuxièmement, « conférer » relève de

l’observation pragmatique (observer les opérations d’attribution de valeur), alors que

« attester » relève de l’hypothèse métaphysique (il existerait une valeur transcendante

aux opérations d’évaluation). Or, j’estime que cette hypothèse, si elle est nécessaire aux

acteurs pour faire fonctionner les valeurs comme telles, ne l’est nullement aux

Questions de communication, 33 | 2018

153

chercheurs pour analyser le rapport des acteurs à ces représentations particulières que

sont les valeurs. J’applique donc le « rasoir d’Occam » nominaliste : ce que je ne peux

observer ou inférer à partir de l’expérience, j’en fais l’économie. Si je peux observer les

« prises » axiologiques et les actes évaluatifs, si je peux inférer les principes

axiologiques à partir de la logique des actes d’énonciation, en revanche rien ne me

donne accès à une « valeur intrinsèque » des objets telle que postulée par les acteurs.

Dans ces conditions, rien ne justifie que j’aille au-delà de l’hypothèse selon laquelle la

valeur résulte de (est « conférée » par) l’association entre propriétés objectales et

représentations axiologiques.

18 Corrélativement (mais c’est un point marginal de désaccord avec mes deux collègues),

je ne pense pas qu’une variation n’apparaîtrait que « sur la base d’un

invariant » (Kaufmann, Gonzalez, 2017 : 180) : bien plutôt apparaît-elle dans la

comparaison entre deux états successifs d’une même entité, celle-ci conservant son

identité aux yeux des acteurs en dépit de ces variations. En d’autres termes, l’identité

n’est pas un invariant mais, davantage, une entité de moindre variation. On peut donc,

encore une fois, étudier les variations sans avoir à postuler une quelconque entité

transcendantale, donc invariante.

Le statut de la « grammaire » : explication oucompréhension ?

19 Revenons à présent sur le projet « grammatical » qui occupe la troisième partie de mon

livre. Je commencerai par un point d’accord avec Louis Quéré, qui appelle à prendre en

considération la pluralité des valeurs et des « régimes de valeurs » : tout l’ouvrage

développe cette observation, en tentant de mettre en évidence l’architecture de ce

« répertoire axiologique » mobilisé par les acteurs. Il n’est pas de « grammaire » qui

tienne sans une pluralité ordonnée d’entités.

20 En revanche, je ne suis pas d’accord avec l’idée émise par Laurence Kaufmann et

Philippe Gonzalez selon laquelle cette mise en évidence, par le chercheur, du

« répertoire grammatical » aboutirait à une « réification » de celui-ci. Le fait qu’il existe

un « code » quelconque n’implique nullement, premièrement, qu’il soit inamovible et,

deuxièmement, qu’il soit sciemment « appliqué », tel quel, par les acteurs – on le voit

bien avec le code linguistique. C’est l’argument du « sens pratique » que Pierre

Bourdieu (1980) avait eu raison d’opposer à un structuralisme trop rigide.

21 Par ailleurs, il me semble que le projet grammatical est en rapport avec la perspective

compréhensive, consistant à mettre en lumière les raisons des acteurs plutôt que les

causes externes de leurs actes. Du même coup, je n’adhère pas non plus à l’idée de

Laurence Kaufmann et Philippe Gonzalez selon laquelle la posture compréhensive

signifierait le renoncement à expliquer (au sens proposé par Paul Ricœur [1990] :

« Rapporter l’agir aux états mentaux de l’agent ») : elle implique simplement la priorité

explicative donnée aux raisons des acteurs sur les causes externes – les unes et les

autres ne s’excluant d’ailleurs nullement.

22 En tout cas, il est clair que mon projet s’inscrit dans une perspective très différente de

la sociologie explicative déterministe à laquelle, si j’ai bien compris, Louis Quéré

voudrait réduire l’ambition sociologique dès lors que celle-ci aurait abandonné toute

prétention normative, à savoir l’analyse des « conditionnements » socio-historiques du

Questions de communication, 33 | 2018

154

rapport aux valeurs. Il me semble que c’est un peu comme si l’on demandait à un

linguiste de se cantonner à l’analyse des conditions socio-historiques d’acquisition du

langage, en se désintéressant de la description de celui-ci. Une telle réduction me paraît

une régression vers un programme explicatif assez pauvre (quoique malheureusement

très répandu), auquel j’ai cherché à échapper en proposant un programme

grammatical, inspiré d’une sociologie compréhensive, visant à expliciter les ressources

et les raisons des acteurs : en l’occurrence, leurs ressources axiologiques (quelles que

soient par ailleurs leurs modes de transmission) et les raisons (et non pas les causes

extérieures, notamment les « conditionnements ») qui y sont associées.

Historicité des valeurs et prise en compte descontextes

23 La perspective synchronique constitutive du programme grammatical n’interdit

nullement la prise en compte de la perspective diachronique et, en particulier, de

l’historicité du système de valeurs mis au jour. Certes, celle-ci contredit l’hypothèse

ordinaire de l’universalité et de la pérennité des valeurs, dont j’ai montré dans mon

livre qu’elle définit la nature même des valeurs aux yeux des acteurs : celles-ci, pour

fonctionner comme valeurs, doivent être considérées par les producteurs de jugements

comme universelles et intemporelles, même si l’enquête montre qu’elles sont, de fait,

vulnérables aux contextes. C’est dire que – contrairement à ce qu’affirme Hervé

Glevarec – je ne définis pas la valeur par son universalité « en soi », mais seulement par

son universalité aux yeux des acteurs ; il n’existe donc dans mon modèle aucune

« domination probablement objective d’un registre » : tout est contextualisable. Et cette

dimension contextuelle peut s’envisager tant au plus haut niveau de généralité – l’état

d’une « culture » – qu’à un niveau plus « micro » : celui qui permet de qualifier les

différentes « arènes » et de parcourir le continuum allant du « trouble » au

« problème » et au « problème public », selon le modèle pragmatiste finement exposé

par Daniel Cefaï dans un récent article (2016).

24 Dans sa réponse à mes propositions, Danilo Martuccelli a insisté avec raison sur cette

question de l’historicité. Je suis entièrement d’accord avec lui sur l’historicité non

seulement du contenu des valeurs, mais aussi de la problématique même des valeurs :

j’en dis quelques mots dans l’introduction, à propos de l’affaiblissement du poids des

institutions, qui explique en grande partie la montée en puissance de l’argument des

valeurs dans l’espace politique actuel. Par ailleurs, le chapitre huit, consacré aux

« valeurs-objets », balaie (très rapidement certes) un certain nombre de contributions

majeures illustrant la variabilité historique des valeurs dans différents domaines. Je

suis bien consciente également que la capacité à suspendre l’engagement dans les

valeurs (capacité nécessaire à l’analyse axiologique, comme le souligne Danilo

Martuccelli) n’est pas également accessible à tous les acteurs, notamment en fonction

des contextes historiques ; mais justement, le chercheur n’est pas et, selon moi, n’a pas

à être, dans l’exercice de ses fonctions, un acteur : son analyse n’a pas vocation à

modifier le monde (lequel doit être, disait Ludwig Wittgenstein, « laissé en l’état »),

mais à l’éclairer. Ce constat n’enlève d’ailleurs rien à la brillante analyse de Danilo

Martuccelli sur l’instauration d’un nouveau rapport à la vérité dans la modernité :

simplement, cette analyse concerne le rapport ordinaire au monde social, mais pas le

rapport – épistémiquement orienté – du chercheur au monde scientifique.

Questions de communication, 33 | 2018

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25 Toujours à propos de l’historicité du contexte, j’estime que toutes les controverses

n’ont pas vocation à être tranchées par la science, en particulier les controverses

morales ou politiques ; ce pourquoi il n’y a pas à choisir entre un relativisme post-

moderne (« tout se vaut ») et une prétention scientiste à réguler « scientifiquement »

les faits de société, comme le voudrait la sociologie morale. À mes yeux, le vrai choix

consiste à discriminer entre ce qui relève du vrai/faux (scientifiquement prouvable ou

réfutable) et ce qui relève du acceptable/inacceptable (objet d’opinions, de discussions,

d’actions). Autrement dit, je plaide pour une claire distinction des « arènes »,

scientifique d’un côté, politico-sociale de l’autre. Probablement, est-ce là l’effet d’un

certain état du développement des sciences sociales (davantage, me semble-t-il, que

d’un certain état du monde social), et je ne le nie pas : au contraire, je milite pour que la

position que je défends devienne une position dominante en sociologie ! Je suis donc

parfaitement consciente que mon combat épistémique est bien un combat

historiquement situé. Mais encore une fois, comme je le montre dans le livre, le fait

qu’une valeur soit factuellement relative ne l’empêche pas d’être considérée et traitée

par les acteurs comme devant être universalisée.

26 Enfin, toujours en matière d’historicité des contextes, je suis tout à fait d’accord avec

l’incitation de Danilo Martuccelli à ouvrir la voie d’une sociologie historique des

attachements à la vie sociale. Mais ne s’agit-il pas simplement de prendre acte de

l’extension géographique et topographique (et ce pour des raisons essentiellement

technologiques : radio, télévision puis internet) de la sphère d’implication des

individus, au-delà de la sphère familiale, de la sphère villageoise, de la sphère de

quartier, qui bornaient traditionnellement leurs intérêts ? Jadis la circulation des

ragots était un élément fondamental de la vie à la fois sociale et affective ; aujourd’hui,

il en va de même, mais avec l’énorme accélération dans le temps et extension dans

l’espace que permettent les moyens modernes de communication. Ce n’est donc pas

qu’il y ait davantage d’attachements à la vie sociale dans la modernité : simplement,

leur rayon de pertinence s’est étendu, et leurs manifestations se sont également

étendues et accélérées – et je renvoie ici à De la visibilité (Heinich, 2012) où je développe

longuement cette question de la technologie comme cause première de modification de

nos attachements. La perspective diachronique que propose Danilo Martuccelli me

paraît donc complémentaire de ma perspective synchronique : vive la pluralité et la

complémentarité des approches !

La sociologie des rapports de force

27 Un autre thème de discussion abordé par Danilo Martuccelli concerne la sociologie des

rapports de force : ils sont au centre de l’analyse stratégique, qui est elle-même au

fondement de la sociologie de la décision, alors qu’ils sont quasiment absents de la

sociologie de l’évaluation telle que je la propose. Là encore, ce sont à mes yeux des

perspectives complémentaires et non pas exclusives l’une de l’autre. D’ailleurs, j’ai moi-

même multiplié les observations de situations de décisions (observations de

commissions, que j’évoque notamment dans la première partie) : je ne pense pas être

passée à côté de cette problématique, même si je ne l’ai pas approfondie. Quant à

l’anecdote du vieux sac à main, que Danilo Martuccelli propose d’analyser à la lumière

de l’analyse décisionnelle, je reconnais que celle-ci est parfaitement pertinente ici, avec

la focalisation sur les contraintes propres à la situation ; mais elle ne s’oppose pas à une

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analyse axiologique, d’autant que cet épisode figure là où il est placé (chapitre « La

valeur des choses ») pour illustrer non pas un conflit de valeurs, mais un changement

d’état d’une chose, entre objet usuel, bien marchand, fétiche, relique, doudou…

28 En d’autres termes, la sociologie de l’évaluation que je propose constitue non pas une

perspective de substitution, mais une perspective complémentaire à l’analyse

décisionnelle : conjointement aux rapports de force, et aux processus stratégiques, il

existe aussi dans les situations de décisions collectives des ordres de contraintes qui ne

se réduisent pas aux rapports de force interindividuels (sociologie de la domination), ni

aux finalités propres à la situation (sociologie de la décision), mais qui relèvent du

partage d’un même système de valeurs, et des règles implicites de sa mise en œuvre.

Encore une fois, il ne s’agit pas d’exclure une problématique au détriment de l’autre,

mais de mettre en œuvre l’une et l’autre ; simplement, la question des contraintes

axiologiques a été, jusqu’à présent, tellement écrasée par le courant dominant de la

sociologie des rapports de force, qu’il me semble plus intéressant aujourd’hui, parce

que plus novateur, de privilégier l’autre focale.

29 D’ailleurs, il serait passionnant de mettre en évidence les conditions d’explicitation par

les acteurs de leurs références axiologiques, puisqu’elles n’interviennent pas forcément

ou pas n’importe quand dans un processus de décision : j’ai esquissé cette question dans

les enregistrements de conversations entre chercheurs de l’Inventaire du patrimoine

lorsqu’ils étaient en désaccord sur une décision à prendre (Heinich, 2009), mais c’est un

programme qu’il faudrait développer. Je ne suis pas certaine que l’activation des

valeurs concerne seulement le moment de justification de ses propres positions et de

persuasion d’autrui : la focalisation sur ce moment particulier n’est-elle pas avant tout

un biais méthodologique, privilégiant ce dont l’acteur est réflexivement conscient, au

détriment d’une intériorisation du système de valeurs qui guide aussi ses choix mais

dont il est moins conscient ? On retrouve là le problème du niveau de réflexivité, inégal

selon la nature des motivations : fort pour les intérêts, moindre pour l’espace des

positions, et sans doute plus faible encore pour le répertoire axiologique. D’où, soit dit

en passant, l’intérêt des observations plutôt que des entretiens, qui privilégient

forcément les opérations à haut niveau de réflexivité.

La prise en compte des comportements etl’observabilité empirique

30 Cette question de méthode, essentielle, se pose aussi à propos de la prise en compte des

comportements dans la problématique axiologique – prise en compte sur laquelle

insiste à juste titre Louis Quéré, même si elle me paraît contenue dans la notion

d’« attachement » telle que je la propose comme forme d’attribution de valeur,

parallèlement à la mesure et au jugement. Mais nous divergeons probablement sur ce

que nous entendons l’un et l’autre par ce « pragmatisme » auquel il adosse sa critique

de mes propositions, du fait qu’à mes yeux le pragmatisme devrait être moins une

position philosophique qu’une contrainte méthodologique. Je m’explique.

31 Je serais presque d’accord avec l’idée de Louis Quéré (2017 : 215) selon laquelle « ce sont

les pratiques et les institutions de la vie sociale, et non pas la tête des gens, qui sont le

lieu premier des significations, des normes et des valeurs », à ceci près que je ne suis

pas certaine qu’il y ait un lieu « premier » ; je dirais plutôt que ces éléments existent à

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la fois dans les instances collectives et dans les instances individuelles. Mais le

problème n’est pas tant celui de la priorité ontologique que celui de l’observabilité

empirique : où peut-on observer les valeurs au plus près lorsqu’on entend faire de la

sociologie pragmatique ? Le reste ne relève à mes yeux que de la spéculation.

32 C’est là, me semble-t-il, que commencent les vrais désaccords avec Louis Quéré. Le

premier porte sur le privilège que j’accorde, selon lui, aux « actes évaluatifs et [aux]

opérations d’évaluation sous-tendant les jugements » (ibid. : 198), au détriment de la

dimension cognitive. Mais c’est simplement que je suis une sociologue empiriste, qui

n’analyse mes objets qu’à travers des enquêtes ; et que l’enquête (par observation ou

par entretien) ne peut reposer, par définition, que sur des éléments observables, tels

des actes (ne serait-ce que des actes de langage) ou des objets, et non sur des pensées.

Cela n’implique en rien que je nie la part des ressources cognitives : simplement, je ne

peux que les inférer à partir de l’expérience, comme je le fais d’ailleurs à propos de ces

« représentations mentales » que sont les principes axiologiques. Pour le dire

autrement : la méthode pragmatiste, consistant à s’intéresser avant tout aux actes en

situation effective, n’implique nullement qu’on présume qu’il n’y ait que des actes : elle

prétend juste que c’est par eux qu’il faut passer pour accéder à des réalités moins

directement observables, en particulier les réalités d’ordre psychique.

33 Dans le même ordre d’idées, j’entends par « expérience axiologique » les modes

d’attribution de valeur manifestés par des mesures, des attachements ou des

jugements, exprimés par des sujets dans certains contextes à propos de certains objets,

et plus ou moins pris en charge par des conventions, des institutions, des collectifs. Ce

sont là des éléments de réalité observables, alors que, me semble-t-il, les « valuations »

que privilégie Louis Quéré à la suite de John Dewey (1939) sont des hypothèses,

plausibles certes, mais en grande partie spéculatives car inaccessibles à l’observation,

donc à l’analyse. C’est sans doute un problème mineur pour un philosophe (tels William

James ou John Dewey), mais pour un sociologue travaillant sur une base empirique,

c’est un obstacle majeur.

34 Un autre point de désaccord porte sur ma définition de la valeur (au troisième sens :

principe axiologique) comme « butée de l’argumentation » : contrairement à ce

qu’affirme Louis Quéré (2017 : 207), cela n’entraîne nullement le risque d’en faire une

chose « ultime, suprême, absolue », car il s’agit là d’un critère purement pragmatique,

fondé sur l’observation du fonctionnement effectif des argumentations utilisées par les

acteurs. En aucun cas il ne permet d’en inférer des entités métaphysiques, qui à mes

yeux ne font pas partie du programme de la sociologie. Au demeurant, ayant défini les

valeurs comme des représentations mentales partagées, je ne vois pas ce qui

autoriserait le saut ontologique consistant à en faire des « choses », et moins encore des

absolus.

35 Louis Quéré (ibid. : 204) m’objecte enfin que « le jugement requiert des critères, plutôt

que des standards et des étalons de mesure » : nous sommes presque d’accord, à

condition de tenir compte des contextes de production de ces jugements, puisque selon

les cas ils peuvent requérir tous ces éléments – ou pas. Le standard ou l’étalon de

mesure n’est qu’une forme particulière d’équipement du jugement par objectivation et

standardisation du critère, propre à certaines situations. Retour, donc, à l’analyse

empirique des actions en contexte…

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Et toujours la neutralité…

36 Il est remarquable que, quinze ans après l’échange publié par Questions de communication

sur la neutralité axiologique (Fleury, Walter, 2002 ; 2003), cette question soit encore,

aujourd’hui, l’objet de désaccords majeurs avec mes collègues à propos de la sociologie

des valeurs. C’est par ce point décidément nodal que je terminerai.

37 Je ne peux pas suivre l’argumentation de Laurence Kaufmann et Philippe Gonzalez à

propos de la neutralité limitée qu’aurait forcément le travail grammatical du

sociologue. Celui-ci peut mettre en évidence les « conditions de félicité » d’un acte –

qu’il soit linguistique ou axiologique – à travers l’adéquation entre les opérations et

leur cadre de référence, sans pour autant faire quoi que ce soit à cet acte : l’arène

scientifique de la description (entre chercheurs et lecteurs) est étrangère à l’arène

ordinaire de l’évaluation (entre acteurs), et moins encore de la prescription. Pour que

le travail descriptif et analytique du chercheur devienne normatif ou prescriptif, il

faudrait qu’il prenne place dans un contexte qui confère une « agentivité » axiologique

à son énonciation. Soit dit en passant, cette prise en compte de la spécificité des

contextes énonciatifs ne semble pas être faite par John Dewey, qui met en équivalence

les différentes catégories d’énonciations, soit épistémiques (revue scientifique, ouvrage

savant), soit ordinaires (interactions, édictions de normes), au mépris de l’exigence

pragmatique d’attention aux contextes…

38 J’en dirai autant de la symétrisation latourienne (Latour, 1991) évoquée par Laurence

Kaufmann et Philippe Gonzalez, dont je ne pense pas, là encore, qu’elle transgresse

l’impératif de neutralité : elle n’a pas le même sens dans le cadre épistémique (c’est une

méthode d’analyse du traitement des objets par les acteurs) et dans le cadre de

l’interaction ordinaire (c’est une méthode de traitement des objets). En mettant sur le

même plan « l’enquête » du sociologue et celle des acteurs, sans voir qu’elles se

déploient dans des arènes spécifiques, on contrevient encore au principe pragmatiste

de prise en compte des situations concrètes (et, en l’occurrence, des supports de

publication ou d’expression des énonciations, avec leurs contraintes et leurs conditions

d’efficacité respectives).

39 Exprimant ses réserves à propos de la neutralité, Danilo Martuccelli affirme que notre

rôle de chercheurs serait de produire de la « vérité ». C’est peut-être une argutie

sémantique, mais je dirais plutôt que notre rôle est de produire et de transmettre du

savoir, des connaissances. En effet, la notion de « vérité » peut renvoyer à l’authenticité

d’une vision du monde subjective (par exemple un engagement), sans pour autant

constituer un savoir objectif, partageable, cumulable. Autre point de vocabulaire : je ne

crois pas que ce soit la « passion » qui soit problématique chez un chercheur, comme il

le suggère, mais plutôt une passion qui irait au-delà de la « passion épistémique », de la

passion du savoir (et quelle passion il a dû falloir à Max Weber ou à Norbert Elias pour

consacrer toute leur vie à leurs recherches !), jusqu’à se mettre passionnément au

service de causes morales ou politiques. Enfin, si je pose en conclusion de mon livre la

question « à quoi ça sert ? », et si je suggère que la sociologie axiologique peut avoir un

intérêt pratique, ce n’est pas pour subordonner, comme le faisait Émile Durkheim, la

visée épistémique à la visée pratique, éthique ou politique : celle-ci est une plus-value

de la recherche, et non sa justification. La Civilisation des mœurs (Elias, 1939) ne nous sert

à rien dans la vie sociale : ce livre magnifique nous sert juste à savoir, à comprendre. Si,

en plus, il peut être mis au service d’un meilleur usage de la civilité, tant mieux – mais

Questions de communication, 33 | 2018

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c’est un profit incertain, et aléatoire par rapport aux longues heures de travail qu’a

coûtées cette recherche.

40 Il y a bien là un problème propre à la sociologie : si les conflits d’intérêts dans les

sciences « dures » sont des conflits de position dans l’arène scientifique et non pas des

conflits entre acteurs ou entre acteurs et savants, en revanche le sociologue traite

d’objets qui sont investis par les acteurs concernés – d’où une nécessité accrue de

vigilance propre à maintenir une position d’observateur et non pas de participant à la

controverse. On pourrait d’ailleurs retourner la question : quel serait l’intérêt

proprement épistémique d’introduire dans l’arène scientifique des positions

normatives, morales ou politiques ? Je n’en vois aucun, mais je vois bien le risque d’un

manque de clairvoyance dû à ces positions. À l’inverse, je vois bien les profits de tous

ordres – des meilleurs aux pires – que l’on peut tirer à introduire dans l’arène politique

des apports scientifiques : au mieux, certes, un profit d’efficacité rationnelle dans la

résolution des problèmes ; mais aussi, au pire, un profit stratégique de court-circuitage

des arguments proprement politiques ou éthiques, à l’abri du prestige de la science – et

c’est là un vrai danger d’abus scientiste.

41 Enfin, je ne vois pas en quoi, comme le craignent Laurence Kaufmann et Philippe

Gonzalez (2017 : 189), le « renoncement au positionnement éthique » menacerait la

portée du métier de sociologue, dès lors que celui-ci est défini par la production d’un

savoir : on retrouve là le débat Lévy-Bruhl/Durkheim que j’évoque dans le livre, et par

rapport auquel l’ambition normative qu’Émile Durkheim persiste à attribuer à la

sociologie me paraît n’être rien d’autre qu’un résidu de la vieille philosophie morale,

justement stigmatisé par un Lévy-Bruhl autrement plus moderne et plus conscient de la

rupture épistémologique fondamentale opérée par la sociologie (Merllié, 2004).

42 Pour finir, je tiens à défendre, contre l’opinion de Louis Quéré, ma position selon

laquelle « la sociologie des valeurs n’a rien à voir avec une quelconque éthique ». Ce

n’est pas parce que les « valuations » des acteurs ont des effets pratiques et

éventuellement éthiques que la sociologie qui les étudie possède elle-même de tels

effets : encore une fois, on ne peut pas confondre le niveau ordinaire de l’expérience et

le niveau épistémique de l’analyse de l’expérience, qui est celui où se situe ma

recherche. Du reste, il est étrange que ce soit dans le domaine des valeurs et de la

normativité – et lui seul, apparemment – que cette distinction ait tant de mal à

s’imposer auprès des sociologues depuis le débat Lévy-Bruhl/Durkheim : débat qui,

manifestement, n’est toujours pas refermé, comme en témoigne la récurrence des

interrogations sur la neutralité axiologique en matière d’analyse des valeurs, présentes

chez mes trois commentateurs – commentateurs que je remercie encore, très

sincèrement, pour ces très stimulants échanges6.

BIBLIOGRAPHIE

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Questions de communication, 33 | 2018

160

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Hermann (republié dans SociologieS, 2012, accès : http://journals.openedition.org/sociologies/

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161

NOTES

1. Notamment dans Libération (9 mars 2017), Télérama (22 mars), L’Humanité (21 avril), Le Monde

diplomatique (27 avril), La Croix (4 mai), Le Monde (4 mai), Sciences humaines (16 mai), Le Magazine

littéraire (22 mai), Le Point (25 mai)… L’attribution en mai du prix Pétrarque de l’essai France

Culture/Le Monde a contribué ensuite à une petite relance des articles et émissions de radio.

2. Notamment Lectures.org (22 avril), Association française des enseignants en sociologie (26

mai), Nonfiction.fr (2 décembre)…

3. Pour un résumé de l’ensemble de ces contributions, voir B. Fleury, J. Walter (2017).

4. Voir Questions de communication, 2 (2002), et 5 (2004).

5. Cette question est au cœur du travail effectué par Luc Boltanski et Laurent Thévenot dans De la

justification. Les économies de la grandeur (1991), même s’ils se sont refusés à utiliser explicitement

le vocabulaire des « valeurs » – comme je le souligne dans le développement que j’ai consacré

dans mon livre à la comparaison entre leur modélisation de la justification des actions et ma

propre modélisation des jugements de valeur.

6. Parallèlement aux discussions consécutives à mon livre, menées à l’occasion d’entretiens, de

conférences, de séminaires, de colloques dans différentes disciplines (sociologie, histoire,

philosophie, droit, anthropologie, communication, management, politiques publiques…), un

atelier mensuel « modélisation des valeurs » a lieu dans les locaux du Centre de recherches sur

les arts et le langage (Cral, EHESS/CNRS) afin de soumettre à l’application empirique, par des

chercheurs de toutes disciplines, le modèle exposé dans la troisième partie du livre.

RÉSUMÉS

Ayant proposé à la discussion de ses collègues un résumé en dix points de son livre Des valeurs.

Une approche sociologique, Nathalie Heinich répond aux commentaires de Laurence Kaufmann et

Philippe Gonzalez, de Danilo Martuccelli, et de Louis Quéré, ainsi qu’au compte rendu publié dans

la même livraison de Questions de communication par Hervé Glevarec. Sont ainsi abordées

successivement neuf thématiques : les questions de vocabulaire, les questions de pertinence ou

de non-pertinence de certaines problématiques (la nature, la religion), la question des émotions,

le statut ontologique de l’attribution de valeur, le statut de la « grammaire » axiologique et sa

visée explicative ou compréhensive, l’historicité des valeurs et la prise en compte des contextes,

la place de la sociologie des rapports de force, la prise en compte des comportements et de

l’observabilité empirique, et, enfin, la controverse sur la neutralité axiologique.

Having proposed a ten-point summary of her book Des valeurs. Une approche sociologique, Nathalie

Heinich responds to the comments of Laurence Kaufmann and Philippe Gonzalez, Danilo

Martuccelli, and Louis Quéré, as well as to Hervé Glevarec’s review published in the same issue of

Questions de communication. Nine themes are successively addressed: issues of vocabulary,

relevance or irrelevance of certain problems (nature, religion), the issue of emotions, the

ontological status of valuation, the epistemological status of the “axiological grammar” and its

explanatory or comprehensive purpose, the historicality and contextuality of values, the place of

the sociology of power relations, the issue of behaviour and empirical observability, and, finally,

the controversy on “axiological neutrality”.

Questions de communication, 33 | 2018

162

INDEX

Keywords : axiology, emotions, grammar, methods, neutrality, pragmatism, sociology, values

Mots-clés : axiologie, émotions, grammaire, méthodologie, neutralité, pragmatisme, sociologie,

valeurs

AUTEUR

NATHALIE HEINICH

Centre de recherches sur les arts et le langage

École des hautes études en sciences sociales

Centre national de la recherche scientifique

F-75006

heinich[at]ehess.fr

Questions de communication, 33 | 2018

163

Notes de rechercheResearch Notes

Questions de communication, 33 | 2018

164

« Mon dépanneur est vietnamien »ou les stéréotypes à la rescousse dela communication interculturelledans le contexte du Québec“My Seller is Vietnamese” or Stereotypes to the Rescue of Intercultural

Communication in Quebec

Christian Agbobli

1 Le 25 janvier 2006, une série télévisée intitulée Pure laine faisait son apparition sur la

chaîne publique québécoise Télé-Québec. Lors de sa sortie, Pure laine reçut un accueil

plutôt favorable du milieu médiatique. Cette série de vingt-six épisodes, qui a duré deux

saisons, présente de manière humoristique la diversité ethnoculturelle au Québec. Dans

la société, lorsque la question de l’interculturalité est abordée, des interrogations quant

à la nature de la rencontre entre les cultures en présence apparaissent

immanquablement. On s’interroge sur l’« autre » et ses caractéristiques et la rencontre

avec l’Autre peut engendrer du pire comme du meilleur. Comme le souligne Tzvetan

Todorov (1989 : 8) :

« L’histoire du discours sur l’autre est accablante. De tout temps les hommes ontcru qu’ils étaient mieux que leurs voisins. […] On peint donc le portrait de l’autre enprojetant sur lui nos propres faiblesses ; il nous est à la fois semblable et inférieur.Ce qu’on lui a refusé avant tout, c’est d’être différent : ni inférieur ni (même)supérieur, mais autre, justement ».

2 La présente contribution vise à enrichir les pistes théoriques explorées dans la

recherche en communication interculturelle en s’appuyant sur le cas de la série Pure

laine. La question qui nous préoccupe est la suivante : comment les théories en

communication interculturelle permettent-elles d’analyser la série Pure laine qui met en

vedette des acteurs issus des communautés culturelles ? À travers le cas de cette série,

nous cherchons à comprendre le traitement de la diversité par les médias et nous

Questions de communication, 33 | 2018

165

interrogeons le rôle de ces derniers dans le processus de communication

interculturelle.

3 Les recherches sur les médias et la communication interculturelle se sont développées

dans plusieurs régions du monde, particulièrement au Royaume-Uni, au Canada, en

Australie, en Israël, en France, en Allemagne ou en Finlande (Larrazet, Rigoni, 2014) et

les cultural studies ont contribué à la réflexion autour de cette problématique (Albertini,

Pélissier, 2009 ; Maigret, 2013 ; 2014). Ce domaine de recherche soulève une série de

défis parmi lesquels l’affinage des concepts d’analyse et des méthodes d’investigation

(Guyot, 2006), la reconnaissance (Malonga, 2008), la représentation et la

représentativité (Macé, 2007 ; Rigoni, 2007 ; Ghosn, 2015). On peut néanmoins avancer

que les recherches sur les médias et la communication interculturelle gravitent autour

de trois axes principaux. Les travaux du premier axe se concentrent sur l’analyse

sémiologique des images et cherchent à interpréter le langage ainsi que les signes en

fonction d’un contexte précis (Hartmann, Husband, 1974 ; Croteau, Hoynes, 1997) ; dans

ce cas-ci, la signification des images traitant de la différence ethnoculturelle permet de

saisir les significations et représentations associées à cette différence. Le deuxième axe

de recherche se concentre sur l’économie politique des médias et y inclut tant

l’idéologie des médias que les rapports de force entre immigrants et société d’accueil

(Cottle, 1997 ; Gandy, 1991). Cet axe analyse la communication interculturelle et

médiatique sous l’angle des structures économico-politiques. Le troisième axe part du

point de vue du récepteur (parfois issu des communautés ethnoculturelles) pour

comprendre le décodage ainsi que la manière dont il s’approprie les médias dans son

processus de communication interculturelle (Thompson, 1995 ; Hallam, Sreet, 2000).

4 Tout en tenant compte des travaux s’inscrivant dans la lignée de ces axes, notre

réflexion vise davantage, de manière non instrumentale, à analyser théoriquement

cette série en s’inspirant des images véhiculées par Pure laine et du contexte plus global

dans lequel elle s’insère. S’appuyant sur une méthodologie qualitative reposant sur

l’étude de cas, ce travail vise à comprendre le contenu de cette série sans suivre une

logique séquentielle d’analyse de contenu. Cette interrogation critique fondée sur

l’analyse d’une série de fiction a recours à la méthode constructiviste par le biais d’une

analyse construite à partir de certains épisodes et certaines séquences significatives.

Pour ce faire, en premier lieu, sont présentés la série, ses caractéristiques et son

contexte d’émergence. Ensuite, l’idéologie et la rhétorique discursive de Pure laine sont

abordées. La communication interculturelle, ses obstacles et les nouvelles frontières

médiatiques clôturent la réflexion.

La série Pure laine, ses caractéristiques et soncontexte d’émergence

5 Dominique Michel est le personnage central de l’émission. D’origine haïtienne, ayant

immigré au Québec, il est professeur de Collège d’enseignement général et

professionnel (Cégep). Il partage sa vie avec Chantal Arsenault, une Québécoise « pure

laine1 » qui vient des Îles de la Madeleine et qu’il a rencontrée dans une boîte de nuit.

Elle est avocate de profession. Leur rencontre et l’amour qui en résulta leur firent

adopter la petite Ming. Ming Michel, âgée de dix ans, est d’origine chinoise. Comme

tous les enfants de son âge, elle pose des questions auxquelles il n’est pas toujours aisé

de répondre. À ces trois personnages principaux s’ajoute Nykol, la meilleure amie de

Questions de communication, 33 | 2018

166

Chantal. Celle-ci est une célibataire toujours en quête d’amour. Elle le rencontre avec

un immigrant dont l’origine change avec les épisodes ; celui-ci est tour à tour allemand,

cubain, africain, etc. Autour de ces quatre personnages gravitent d’autres personnages

secondaires, mais tout aussi importants : la directrice d’école de Dominique, Suzanne,

une Québécoise « pure laine », soucieuse d’accueillir les nouveaux arrivants non sans

avoir des sentiments contradictoires ou des préjugés à leur égard ; Maurice Richard,

chauffeur de taxi d’origine haïtienne et ami de Dominique.

6 De manière générale, comme trame narrative, Dominique prend à témoin un

personnage inconnu pour lui expliquer ce qu’est le Québec. L’écoute du personnage et

ses relances permettent à Dominique d’approfondir le thème de prédilection assigné à

chaque épisode.

7 Voici sous forme de tableau les titres de chacun des épisodes des deux saisons de Pure

laine.

Tableau 1. Épisodes de Pure laine

Première saison (2006) Deuxième saison (2007)

« Toutes couleurs unies » « La chasse »

« Le téléroman » « Le déménagement »

« Le surnom » « L’Halloween »

« Le secret de Fatima » « La revanche des berceaux »

« Le kirpan et le crucifix » « Je me souviens »

« L’hiver » « La douane »

« Un ethnique nommé Claude Ouellette » « L’enterrement de vie de garçon »

« Visite libre » « Moi et l’autre »

« N’oublie pas mon petit soulier » « Bureau des passeports »

« Vision globale » « Devine qui vient dîner ? »

« Canada de fantaisie »

« Le tour de taxi »

« Variétés Thibodeau »

« La cabane à sucre »

« Un tout petit mundial de rien »

« Races de monde »

Questions de communication, 33 | 2018

167

8 Certains des titres renvoient à des symboles culturels ou à des caractéristiques du

Québec. Par exemple, « Vision globale » fait référence à une organisation qui lutte

contre la pauvreté et l’injustice dans le monde et qui présente des publicités de longue

durée qui sont diffusées à la télévision généraliste québécoise et financées par

l’organisation « Vision mondiale » ; il s’agit de la plus grosse organisation non

gouvernementale (ONG) canadienne (Rodriguez, 2006). On y voit des enfants africains

dénudés et entourés de mouches ou des enfants latino-américains pauvres. Le but de la

publicité est de convaincre le public de parrainer ou de financer ces enfants pauvres. La

« cabane à sucre » est l’endroit où on fabrique les produits de l’érable. Elle représente

aussi un restaurant où sont servis les plats traditionnels québécois faits de gras, de

porc, de fèves au lard enrobés d’érable. La cabane à sucre est un rituel du Québec : à la

fin de l’hiver, les Québécois vont dans une cabane à sucre en guise d’activité familiale

ou amicale. Le déménagement est une institution au Québec puisque la grande majorité

des Québécois a pour habitude de déménager le 1er juillet (date de la fête du Canada) et

cette date est considérée comme le jour du déménagement national au Québec. Quant

au titre « Devine qui vient dîner ? », il fait référence au film éponyme sorti en 1967 (et

intitulé en Anglais Guess who’s coming to dinner) dans lequel jouait Sidney Poitier (un

Noir) qui voulait se marier avec une Blanche dans un contexte de lutte contre la

discrimination raciale.

9 Pure laine a occupé une place particulière dans le paysage médiatique québécois. D’une

part, il a été scénarisé par Martin Forget et réalisé par Jean Bourbonnais qui sont deux

cinéastes québécois qui cherchaient à présenter sur un mode humoristique les

paradoxes et les contradictions de la société québécoise face à l’accueil et l’intégration

des immigrants. D’ailleurs, Pure laine a obtenu le prix du multiculturalisme du Gala des

Gémeaux qui distingue l’excellence de la télévision francophone au Canada. D’autre

part, la série Pure laine se distingue par le fait que le personnage principal est issu des

communautés culturelles2. La notion de « communautés culturelles » est une

expression qui s’est généralisée depuis la création du ministère de l’Immigration en

1968. Selon le gouvernement du Québec et particulièrement le Comité d’implantation

du Plan à l’intention des communautés culturelles (1982, cité par Labelle, Field, Icart,

2007 : 6), « les membres des communautés culturelles se reconnaissent par l’un ou

l’autre des critères suivants : 1. Lieu de naissance à l’extérieur du Canada, ou lieu de

naissance de l’un des parents à l’extérieur du Canada et connaissance de la langue de la

communauté d’origine ou connaissance de la langue (autre que le français) de la

communauté d’origine ; 2. Langue maternelle autre que le français ; 3. Appartenance à

une communauté visible ; 4. Appartenance à un groupe ethnique ou culturel, le groupe

étant défini comme un ensemble caractérisé par des traits ethniques ou culturels

communs ». Cette expression a souvent été critiquée parce qu’elle insinue l’idée de

différentes catégories de citoyens. Mais pour le gouvernement (repris par Labelle, Field,

Icart, 2007), cette expression veut rendre compte de l’attachement de certaines

communautés à leur culture d’origine ainsi que des problèmes qui leur sont spécifiques.

10 La tension entre la prétention du Québec d’être une société d’accueil ouverte aux

immigrants (Armony, 2007) et les obstacles communicationnels que vivent les membres

des communautés culturelles (Bérubé, 2009) fait ressortir la pertinence de la présente

réflexion sur Pure laine. En effet, sur le plan médiatique, des études antérieures avaient

déjà révélé les difficultés d’insertion et de représentations des membres des

communautés culturelles dans les médias québécois (Jacob, 1991 ; Dupont, Niemi,

Questions de communication, 33 | 2018

168

Campestre, 1994). Des études plus récentes démontrent toujours que les membres des

communautés culturelles sont très peu représentés dans les médias (Bouchard, Taylor,

2008 ; Conseil des relations interculturelles, 2009) ou y sont stéréotypés (Proulx,

Bélanger, 2001). Ces recherches démontraient l’inaccessibilité des médias pour les

individus issus de communautés culturelles. En misant sur un personnage principal

(ainsi que sur plusieurs personnages secondaires) provenant des communautés

culturelles et en traitant des relations interculturelles, la série a fait le double pari

d’attaquer frontalement l’épineuse question des relations entre personnes de cultures

différentes et de réduire le déséquilibre de la représentation des communautés

culturelles dans les médias québécois. Bien que les relations interculturelles y

constituent la trame narrative, la série traite cependant d’autres sujets tels que

l’homosexualité, la consommation, la citoyenneté, la politique, le sport, l’emploi, etc.

Ces enjeux dépassent le seul cadre de l’émission et touchent directement au rôle des

médias dans la société.

11 En effet, la question de la représentation des minorités à la télévision dépasse le seul

cadre médiatique, mais les médias sont souvent accusés de mettre en place un régime

de monstration télévisuelle où l’Autre est caractérisé par sa non-intégration

médiatique. Or, dans le cas de la série Pure laine, la monstration repose sur une

surreprésentation et une intégration médiatique de l’Autre. Néanmoins, cette présence

médiatique s’expose dans une certaine idéologie.

L’idéologie et les médias : de la rhétorique discursive àPure laine

12 L’avènement des médias – et particulièrement de la télévision – est considéré comme

un temps fort de construction de l’identité culturelle et l’évolution des médias tend à

démontrer que ceux-ci reflètent davantage une société du spectacle (Debord, 1967),

dans le sens où la société est mise en scène par le biais des médias. Cette dimension

apparaît clairement dans l’analyse de Patrick J. Brunet (2004 : 11) sur la

spectacularisation du monde à la télévision en lien avec la logique de consommation qui

la caractérise : « La mise en image du réel aboutit pour les spectateurs que nous

sommes, à une mise en spectacle du réel. […] Si le réel montré par la lucarne

télévisuelle devient spectacle, le phénomène de déréalisation qui s’ensuit se traduit

alors par une modification de la perception des notions de temps, d’espace et

d’existence ». Dans ce contexte, le contenu télévisuel laisse apparaître un mélange de

genres auquel n’échappe pas la série Pure laine.

13 La série Pure laine est donc une fiction fondée sur le divertissement qui s’inspire du réel.

Dans une précédente recherche comparant la série Pure laine à la série Turkisch fur

Anfanger, Christoph Vatter (2009) expliquait que la série québécoise abordait

directement le thème du multiculturalisme3. Pour notre part, nous considérons que

cette série traite d’enjeux spécifiques au Québec en s’inspirant du réel. On y aborde

certaines questions habituellement traitées dans l’actualité telles que le profilage racial

ou la non-reconnaissance des diplômes pour certains immigrants. Mais on traite aussi

des enjeux liés au genre et aux défis de l’hiver, lesquels sujets relèvent du vécu de la

majorité des Québécois. En effet, les préoccupations liées aux différences

ethnoculturelles sont présentes dans les productions médiatiques québécoises, qu’il

s’agisse d’émissions d’informations ou de divertissement. Dans ce sens, la série reflète

Questions de communication, 33 | 2018

169

une sorte de normativité présente dans les médias et leurs contenus (De la garde, 1992).

Selon Véronique Nguyên-Duy et Suzanne Cotte (1995 : 202), « il est en effet de plus en

plus fréquent de retrouver dans des téléromans des intrigues reliées à divers problèmes

sociaux ». Pure laine n’échappe pas à ce constat surtout lorsqu’il s’agit d’aborder les

idéologies qui sont véhiculées par ce type de contenu.

Le fonctionnement de l’idéologie

14 L’idéologie est l’un des concepts les plus mobilisés en sciences sociales et loin d’être

neutre, il contient une charge affective qui guide nombre de chercheurs – et dans leur

sillage, nombre de sociétés. Ce concept recouvre plusieurs acceptions. Faisant une

synthèse des recherches effectuées sur l’idéologie, Robert Fossaert (1983 : 18) souligne

que la plupart des auteurs conçoivent l’idéologie « comme un système d’idées orientées

vers la dissimulation, la justification ou la valorisation de quelque intérêt social ». Il

définit l’idéologie comme « l’ensemble des pratiques sociales, en tant qu’elles

participent de la représentation du monde, propre aux formes de la société considérée ;

c’est donc aussi l’ensemble des structures sociales où ces pratiques s’inscrivent » (ibid. :

43).

15 Si on adopte une posture marxiste, les différentes visions de l’idéologie ont pour point

commun d’affirmer la volonté d’une classe d’assurer son pouvoir sur les autres classes

de la société. Pour Philippe Breton et Serge Proulx (1989 : 179), le média « est un

appareil social de “manipulation idéologique”, théoriquement facile à contrôler ».

Robert Fossaert (1983 : 38) affine l’analyse en affirmant : « Les pratiques qui ont pour

siège l’école, l’église, le laboratoire ou la rédaction d’un journal ont beau relever toutes

de l’idéologie – puisqu’elles participent des activités sociales par lesquelles les hommes-

en-société se représentent leur monde – ce n’en sont pas moins des pratiques bien

distinctes dans l’idéologie ». Si les médias restent un moyen d’excellence visant la

diffusion et le partage de l’idéologie et sont des pratiques de l’idéologie, la diversité

culturelle reflétée (ou non) dans les médias reste le domaine dans lequel l’idéologie de

la classe dominante tente de se perpétuer et de se renforcer.

16 Pourtant, si l’ambition de la série Pure laine diffusée à Télé-Québec repose sur une

volonté de s’éloigner de l’idéologie, l’analyse de certaines séquences donne un résultat

plus contrasté. En effet, la société Télé-Québec a pour objet « d’exploiter une entreprise

de télédiffusion éducative et culturelle afin d’assurer, par tout mode de diffusion,

l’accessibilité de ses produits au public. […] Ces activités ont particulièrement pour but

de développer le goût du savoir, de favoriser l’acquisition de connaissances, de

promouvoir la vie artistique et culturelle et de refléter les réalités régionales et la

diversité de la société québécoise4 ». Télé-Québec est donc avant tout une chaîne

publique visant à refléter la société québécoise dans sa diversité. Son caractère public

l’oblige dès lors à privilégier une représentation de la société la plus adéquate possible

tout en étant soumise aux mêmes impératifs que les médias privés, à savoir les taux

d’audience et le profit. En s’éloignant de la perspective classique sur l’idéologie, on peut

dès lors affirmer que Télé-Québec pratique une idéologie qui se veut le reflet d’une

société pluraliste et diversifiée. Quant à la série, à première vue, elle ne semble pas non

plus imposer un schéma idéologique de domination d’un groupe ethnoculturel sur un

autre puisque le personnage principal bien qu’issu des communautés culturelles a un

rôle positif. Cette absence d’idéologie de domination d’un groupe sur l’autre peut être

Questions de communication, 33 | 2018

170

constatée lorsque Dominique, parlant à sa fille Ming dans le premier épisode lui dit :

« Ta mère est originaire des Îles de la Madeleine. En termes d’heures de trajet, elle vient

de plus loin que moi. […] Les îles, c’est loin de Montréal et presque plus près de Port-au-

Prince, à certains égards, par le rythme, la chaleur humaine ». Dans cette séquence, une

Québécoise « pure laine » est comparée à un Haïtien et cette comparaison entraîne une

forme d’égalité sociale et même un rapprochement culturel par rapport à un milieu qui

leur est différent : la vie montréalaise.

17 Pourtant, les statistiques semblent indiquer que le choix du personnage principal

d’origine haïtienne n’est pas anodin. Comme la société canadienne est multiculturelle

et la société québécoise est interculturelle5, les statistiques ethniques sont possibles.

Selon Statistiques Canada (2003), les membres des minorités ethniques renvoient à ceux

qui ont des origines autres que française et britannique ainsi que les peuples

autochtones. On considère que les Canadiens dont les ancêtres sont des Français ou des

Britanniques ne font pas partie des minorités ethniques. Ces dernières regroupent des

personnes aux origines suivantes : arabe, est-asiatique et sud-est-asiatique, latino-

américaine, africaine, italienne, allemande, est-européenne, espagnole, juive, etc. À

côté de cette appartenance ethnique existe une autre catégorie qui est celle des

minorités visibles. Celles-ci concernent les Asiatiques, les Arabes, les Latino-Américains

et les Noirs. Au sein des minorités visibles noires, la communauté haïtienne est la plus

importante. Si l’on dénombre 243 625 Noirs au Québec (Statistique Canada, 2013), la

communauté haïtienne à elle seule s’élève à 119 185, soit près de la moitié de cette

population au Québec. Dans ce sens, le personnage central, Dominique Michel (joué par

un acteur d’origine haïtienne, Didier Lucien), fait partie du groupe majoritaire au sein

des communautés culturelles, susceptible d’être reconnu par la majorité québécoise

d’origine canadienne-française. Ainsi Pure laine reproduit-il l’idéologie en représentant

la société québécoise comme un lieu où les Haïtiens sont effectivement majoritaires au

sein des communautés culturelles et en s’assurant d’avoir une audience élevée sans

déstabiliser le public avec la présence d’une minorité non représentative des minorités

habituellement connues.

18 De plus, l’idéologie en tant que re-présentation du monde est bien reflétée dans la série

puisque les thèmes abordés, les constats avancés constituent une interprétation de

certains éléments tirés de faits de société. Ainsi, dans l’épisode 3 « Le surnom »,

Dominique arrive dans sa nouvelle classe. La directrice, Suzanne, lui présente Rajiv, le

concierge d’origine indienne. Celui-ci se plaint de sa situation : médecin de son état, ses

compétences ne lui sont pas reconnues et tout le monde s’efforce de lui parler anglais

alors qu’il cherche à maîtriser le français. Dans le même épisode, Dominique demande

aux étudiants de lui donner un surnom. Par le biais des surnoms (voleur de job,

M. Cannibale, bronzé, noiraud, basané, bougalou, Uncle Ben’s) qui lui sont accolés par

les étudiants, il aborde la question des stéréotypes. Aussi, il part à la recherche de celui

à qui il a « volé le job » (son prédécesseur) pour le lui restituer et constate que ce

dernier a fait une vraie-fausse dépression (burn-out) pour profiter des avantages

(pécuniaires) du congé maladie. On comprend alors qu’un stéréotype combattu en

renforce un autre. Si la séquence permet de comprendre que les immigrants ne sont

pas des « voleurs de job », elle renforce toutefois l’idée que la dépression n’est pas

vraiment une maladie puisqu’on peut la simuler, renforçant le stéréotype que les

personnes en burn-out ne sont pas vraiment malades et veulent profiter du bon temps

Questions de communication, 33 | 2018

171

au détriment des autres qui continuent à travailler. Mais c’est dans le discours que

l’idéologie se révèle le plus.

La rhétorique discursive de l’idéologie

19 Dans son ouvrage The Interpretation of Culture, Clifford Geertz (1973) estime que les

sociologues marxistes et non marxistes ont en commun une attention exclusive aux

déterminations de l’idéologie, c’est-à-dire à ses causes et à ses origines. Mais ce qu’ils

évitent d’interroger, c’est précisément comment l’idéologie opère. Il soutient donc qu’il

est nécessaire de se référer à l’importance de la rhétorique dans l’idéologie. Pour lui, il

s’agit de la possibilité de comparer une idéologie avec les procédés rhétoriques du

discours. Clifford Geertz (ibid. : 209) affirme : « Sans idée de la manière dont la

métaphore, l’analogie, l’ironie, l’ambiguïté, le jeu de mots, le paradoxe, l’hyperbole, le

rythme, et tous les autres éléments de ce que nous appelons improprement le “style”

fonctionnent […] dans la projection des attitudes personnelles sous leur forme

publique, nous ne pouvons analyser l’importance des assertions idéologiques6 ».

20 Le discours fait partie des axes de réflexion des cultural studies tout comme une série

d’autres éléments. Si Stuart Hall (1992 : 18) estime que « les cultural studies sont une

formation discursive », il reconnaît aussi qu’elles ont été influencées par les questions

de pouvoir, de classe, de savoir critique et de production du savoir. Dans ce sens, l’un

des principaux points de rupture au Centre for Contemporary Cultural Studies (CCCS)

tourne autour de la question de la race avec notamment des réflexions sur les nouvelles

dimensions de la culture avec des enjeux d’idéologie, de pouvoir culturel et de

domination. La rhétorique discursive présente dans Pure laine ne peut donc faire fi des

analyses de Stuart Hall (voir la vidéo Representation & the media [1997]) notamment

lorsqu’il explique les procédés rhétoriques de représentation et souligne que les termes

comme violents, suspects, criminels, en fuite, deviennent une seconde identité collée

aux Noirs.

21 La série se caractérise aussi par des intertitres dactylographiés en blanc sur un fond

noir. Quelques-uns de ces intertitres sont les suivants : « Sommes-nous tous pareils ? »,

« Est-ce que “Diaspora” est un nom de maladie ? », « Qu’est-ce qu’un choc culturel ? »,

« Qu’est-ce que l’exotisme ? », « Qu’est-ce que la souveraineté-association ? », « Les

immigrants sont-ils des voleurs de jobs ? », « Les Québécois seront-ils assimilés un

jour ? », « Que signifie être politiquement correct ? », « Quel est le secret de Fatima ? »,

« Qu’est-ce que l’âme slave ? », « Comment dit-on “Ma cabane au Canada” en Créole ? »,

« Le cosmopolitisme est-il une richesse ? », « La banlieue est-elle un exil ? », etc. On

notera au passage que ces intertitres produisent une pause dans la trame narrative. De

même, leur forme interrogative démontre une volonté d’apporter une réponse à ces

questions. Plusieurs constats peuvent être avancés. D’une part, le recours à des

intertitres entre les séquences permet d’indiquer au spectateur le contenu qui suit. À

raison de deux à quatre par épisode, ces intertitres attirent le regard et activent

l’intérêt du spectateur par des contenus qui le surprennent. D’autre part, le personnage

principal fait également une narration de ses constats et expose ses analyses à travers

les exemples qu’il avance. Le recours à des analogies et à des hyperboles est présent.

22 Le premier épisode intitulé « Toutes couleurs unies » introduit le contexte de la

rencontre entre Dominique et Chantal, les interrogations de leur fille Ming sur son

identité québécoise malgré son adoption. Un jour, Ming rentre de l’école et est dépitée.

Questions de communication, 33 | 2018

172

Sa professeure lui dit qu’elle pourrait se forcer : elle a des A et des B et devrait n’avoir

que des A. Selon la professeure, en tant qu’Asiatique, elle devrait être la meilleure.

Dominique lui explique alors qu’il danse mal alors que tout le monde dit que les Noirs

dansent bien. Quelques images plus loin, on voit Dominique Michel se déhancher sur la

piste de danse en vrai Dieu de la scène. Le procédé rhétorique d’échange entre les

personnages montre que le discours combat les stéréotypes alors que l’image confirme

le stéréotype du Noir dansant, appuyant ainsi Clifford Geertz dans sa définition de la

manière dont opère l’idéologie. Un autre exemple en atteste. Dans le même épisode,

Dominique raconte des anecdotes sur son patronyme. Ainsi, lorsqu’on lui demande son

nom et qu’il répond Dominique Michel7, ses interlocuteurs sont surpris. Si Chantal reste

interloquée, un policier lui rétorque « est-ce que tu me niaises en plus le smart ? », et

un chauffeur de taxi rigole. Quant à sa fille Ming, elle ne comprend pas ces différentes

réactions et l’exprime par la question suivante : « Y a-t-il quelqu’un d’autre qui

s’appelle de même ? ». Poser la question, c’est y répondre, la séquence montre que le

symbole Dominique Michel ne peut souffrir d’ambiguïté : il n’y en a qu’une seule et

l’identité du personnage central représente en elle-même une allusion humoristique.

23 La série utilise donc les stéréotypes pour les critiquer. Or, une telle stratégie discursive

ne modifie pas le stéréotype lui-même puisque le stéréotype cadre avec l’idéologie

dominante selon laquelle les Asiatiques sont excellents à l’école et qu’un Noir ne peut

s’appeler Dominique Michel.

24 Aussi, un pan de la littérature sur les médias et l’identité met de l’avant le rôle des

discours et les stratégies médiatiques dans la construction ou le renforcement d’un

certain regard idéologique par le biais de stéréotypes et de préjugés. Ainsi Éric Macé

(2007) propose-t-il plusieurs régimes de monstration articulés autour des

non‑stéréotypes, des stéréotypes positifs ou négatifs, des contre‑stéréotypes et des

anti-stéréotypes qu’on retrouve dans la série Pure laine. On y retrouve les

caractéristiques de l’anti-stéréotype à travers le personnage central Dominique Michel,

un enseignant de collège, qui déstabilise le récepteur davantage habitué à la

représentation d’un Haïtien comme un criminel, un trafiquant de drogue ou comme un

chauffeur de taxi. Dans le même temps, la série adopte la stratégie du contre-

stéréotype puisque Dominique Michel fait partie de la classe moyenne. Dominique

Michel a un métier valorisant de professeur dans une école secondaire, possède une

belle maison et une belle voiture, loin de l’image de l’immigrant ayant des difficultés

financières. Par le recours aux stéréotypes et à ses diverses variantes, la série utilise des

procédés rhétoriques pour expliquer l’identité québécoise. Ce mélange de vrai et de

faux, qui introduit dans le jeu des stéréotypes et des préjugés, entretient le doute dans

l’esprit du téléspectateur. Néanmoins Pure laine fournit une réponse aux questions

qu’elle pose tout en laissant au téléspectateur le soin d’y répondre en s’appuyant sur

ses propres catégories d’analyse même si les inégalités ou les stéréotypes et préjugés

constatés au sein de la société québécoise ne s’estompent pas.

La communication interculturelle et les nouvellesfrontières médiatiques

25 La série Pure laine repose sur une volonté de jouer des stéréotypes pour contrer les

stéréotypes, dans le but non déclaré de parvenir à une communication interculturelle

réussie entre les membres des communautés culturelles et les Québécois de souche

Questions de communication, 33 | 2018

173

(autrement appelés « pures laines »). Certes, la communication interculturelle est par

définition « une communication entre des êtres humains de différentes cultures

(Maletzke, 1970 : 477) qui est un processus qu’on retrouve à différents niveaux : la

communication interpersonnelle, l’efficacité de la communication interculturelle à

travers les compétences ou l’adaptation interculturelle et les médias.

26 L’une des chefs de file de la communication interculturelle anglo-saxonne, Young Yun

Kim (1977, 1982, 1988), définit l’acculturation communicationnelle comme un processus

où l’on apprend à communiquer avec une autre culture. En ce sens, Young Yun Kim

propose quatre systèmes communicationnels interconnectés liés à l’intégration : la

communication intrapersonnelle, la communication interpersonnelle, le

comportement des médias de masse et l’environnement de communication. La

dimension médiatique constitue un aspect important de la communication

interculturelle. Les médias sont ici présentés comme incontournables dans l’intégration

des immigrants. Même si le modèle critiqué de l’influence des médias sur les individus

est à l’œuvre avec différentes théories comme celles de l’agenda setting ou la piqûre

hypodermique, Farrah Bérubé (2009 : 179) soutient qu’« en contexte d’insertion des

immigrants, les médias sont des agents d’information, d’immersion linguistique et de

socialisation ». Ce faisant, les médias jouent donc un rôle important dans le processus

de communication interculturelle. Pourtant, plusieurs obstacles existent dans cette

logique visant à avoir recours aux médias pour favoriser la communication

interculturelle.

Les obstacles au recours médiatique de la communicationinterculturelle

27 Malgré ses prétentions visant à permettre aux individus de communiquer réellement

entre eux, la communication interculturelle est un processus délicat à réaliser en

raison de son caractère idéalisé et de sa dimension instrumentale. Une séquence de

Pure laine illustre ce constat.

28 Dans l’épisode 14 où Dominique Michel joue le rôle d’un serveur dans une cabane à

sucre, avec la chemise à carreaux et la ceinture fléchée, la série souhaite déconstruire

le modèle type du Québécois. Ainsi, le spectateur est censé comprendre qu’être

Québécois ne signifie pas nécessairement être d’origine française, avec des ancêtres

arrivés en Nouvelle France au XVIIe siècle. On y décèle une définition de l’identité

québécoise en lien avec le modèle de l’interculturalisme choisi par le Québec : il

contribue à créer la société québécoise diversifiée et cohérente grâce à la langue

française. Dominique est donc un Québécois, malgré ses origines autres que

canadienne-française. Il en a les caractéristiques culturelles et en porte les symboles. Ce

faisant, la séquence souhaite déboulonner la représentation classique des Québécois.

Or, il n’est pas aisé de traduire cette volonté médiatique dans la vie quotidienne, car la

représentation typique du Québécois ne se retrouve pas dans celle présentée dans la

série. Comment, dans ce cas, envisager une communication interculturelle lorsque le

contenu médiatique ne reflète pas nécessairement le vécu des citoyens ?

29 Dans un autre épisode, Dominique rencontre son ami Maurice Richard. Les deux

parlent assez fort. Suit une question posée par Ming : « Pourquoi parlez-vous fort ? ».

Les réactions de Nykol et Chantal introduisent spontanément une distinction entre Eux

(les Haïtiens) et Nous (les Québécois) puisqu’elles acquiescent en expliquant qu’au

Questions de communication, 33 | 2018

174

Québec les gens sont plus discrets contrairement aux Haïtiens. Un autre épisode relate

la volonté de Suzanne, la directrice d’école, de célébrer la fête de tous les élèves

étrangers de l’école. Encore là, son injonction « ils doivent se sentir comme chez eux »

reflète une rhétorique visant à distinguer un Québécois d’un étranger.

30 Dans ces deux exemples, malgré une volonté de rapprochement propre à l’idéal de la

communication interculturelle, la série retombe dans la dichotomie classique entre

« Nous » et « Eux ». La stratégie discursive employée par Pure laine visant à mieux

rendre compte de la société québécoise semble ainsi s’autoannuler. En effet, l’idée

d’utiliser les stéréotypes pour lutter contre les stéréotypes est audacieuse. Pourtant,

rien ne justifie que cette stratégie soit la meilleure, ni sur le plan médiatique ni sur le

plan psychosocial. Sur le plan médiatique, les théories sont partagées entre 1) une

influence des médias sur les récepteurs comme l’École de Francfort le soutenait et 2)

une activité du récepteur comme l’avancent les cultural studies. Or, le recours aux

médias dans la prétention de la communication interculturelle fait l’impasse sur

certains éléments théoriques fondamentaux de la recherche en communication,

notamment l’absence d’influence directe des médias sur le téléspectateur. Sur le plan

psychosocial, les chercheurs évitent de survaloriser le rôle des médias. Ainsi, pour

atténuer les stéréotypes, d’aucuns, comme Richard Y. Bourhis et André Gagnon (1994 :

759) privilégient l’hypothèse du contact intergroupe. Hypothèse partiellement partagée

par les communicologues pour qui le rôle des médias dans la société est fondamental

dans la construction des stéréotypes (Stoiciu, 2006 ; Stoiciu, Brosseau, 1989).

Néanmoins une interrogation demeure sur la manière dont il faut s’y prendre pour

déconstruire les stéréotypes : faudrait-il sortir des théories habituellement mobilisées

dans la recherche sur les médias et la communication interculturelle ?

Les nouvelles frontières médiatiques de la communicationinterculturelle

31 Une première piste pour saisir les nouvelles frontières médiatiques de la

communication interculturelle consiste à cerner le rôle important joué par les médias

dans l’insertion des immigrants et dont la série Pure laine a ici été prise en exemple. Ce

rôle porte sur une nécessaire décentration entre Soi et l’Autre et entre Soi et le dispositif

médiatique. En nous inspirant du concept de Jean Piaget (concernant les enfants), nous

sommes d’avis que, pour qu’elle puisse aboutir, la communication interculturelle doit

pouvoir se réaliser dans la décentration en reconnaissant l’Autre comme différent et

égal.

32 Une deuxième piste conduit à avancer que l’expérience humaine laisse apparaître le

fait que la décentration ne peut se réaliser qu’à travers la prise de conscience du

caractère endo-centrique de la communication interculturelle. L’endo-centricité

provient de la contraction entre « endogène » et « centricité ». Selon le Petit Larousse

(2010 : 367) endogène, signifie « qui prend naissance à l’intérieur d’une structure, d’un

organisme, d’une société, sous l’influence de causes strictement internes ». La centricité

est inspirée de Molefi Kete Asante (1980) qui a inventé la notion d’afro-centricité. L’idée

de centricité provient d’une attention portée sur les centres d’intérêts des individus et

de leurs groupes d’appartenance. L’endo-centricité est donc le processus par lequel les

individus ou les groupes d’appartenance mettent en pratique la communication

interculturelle. Ainsi, celle-ci part avant tout d’un intérêt pour les choses/objets sur

Questions de communication, 33 | 2018

175

lesquels nous centrons notre attention ; de cet intérêt découlent des interactions, des

relations avec l’Autre en fonction d’une quête humaine qui nous anime selon nos

besoins. La communication interculturelle apparaît dès lors comme un phénomène qui

existe en dépit de l’autre : celui-ci est moins primordial que notre quête. L’endo-

centricité est donc un obstacle particulièrement important à la communication

interculturelle puisque les participants à cette communication restent dans une logique

centrée à la fois sur soi (en tant qu’individu) et sur eux (en tant que groupe).

Paradoxalement, l’aboutissement du processus de communication interculturelle se

situe dans l’exo-centricité, ce processus par lequel l’attention ou l’intérêt sont centrés

sur l’alter : l’Autre. Les nouvelles pratiques médiatiques devraient donc tendre vers une

forme d’exo-centricité, caractérisée par la décentration, favorisant l’ouverture à l’autre

et à ses caractéristiques en sortant des contraintes de l’idéologie et des stéréotypes. Si

une telle posture représente un défi théorique et pratique, ce défi peut être relevé en

misant sur de nouvelles formes de représentation de l’Autre dans les médias.

33 Ces formes reposent sur des mises en scène de « nouvelles ethnicités », définies par

Stuart Hall (1989) comme des expériences subjectives du monde, marquées par une

socialisation souvent hybride où prennent place l’histoire, la langue et la culture tout

en re-théorisant le concept de différence en prenant en compte les dimensions de classe,

de genre, de sexualité et d’ethnicité. Ce faisant, le recours à l’hybridation devient

central. Néstor García Canclini (1990 : 17) se penche à cet égard sur la « façon dont les

études sur l’hybridation ont modifié la façon de parler de l’identité, de la culture, de la

différence, de l’inégalité, de la multiculturalité et des couples organisateurs des conflits

dans les sciences sociales : tradition-modernité, nord-sud, local-global ». Dans un

contexte d’hybridation, « les médias électroniques font preuve d’une remarquable

continuité avec les cultures populaires traditionnelles, et tous deux sont des

théâtralisations imaginaires du social » (ibid. : 268). Il serait ainsi pertinent de réfléchir

à la manière dont les séries télévisées rendent populaire le marginal, l’immigrant,

l’hybride. Or le populaire réside « dans ce qui lui est accessible, ce qu’il aime, ce qui

mérite son adhésion ou qu’il utilise fréquemment » (ibid. : 270). Pour ce faire, la

communication interculturelle, tout en visant à interroger les enjeux de sous-

représentations, de discrimination, de stéréotypes entourant les membres des

minorités gagnerait à investir de nouveaux champs de réflexion portés par

l’hybridation et la mondialisation en les rendant populaires.

Conclusion

34 Comme le souligne Stuart Hall (1997), le concept de représentation est pertinent pour

expliquer le rôle des médias dans leur vision de la diversité culturelle. En effet, si les

médias tendent à représenter la réalité, ils font croire qu’ils effectuent une photocopie

de la réalité. Ils se situent dans l’impossibilité apparente de développer une empathie

reliée à la position de l’Autre. Comme l’individu n’a pas d’expérience directe de la

réalité, les médias procèdent à une re-présentation, c’est-à-dire une reconstruction de

la réalité fondée sur les enjeux d’intérêts de la classe dominante qui possède les

médias ; cette expérience se réalise à travers des catégories symboliques. L’analyse de

la série Pure laine révèle que les médias et leurs contenus, tout en étant en phase avec la

société, éprouvent de la difficulté dans le processus de communication interculturelle.

De plus, le fait que cette série ait été diffusée sur la chaîne Télé-Québec illustre les

Questions de communication, 33 | 2018

176

obstacles à l’influence de cette série. En effet, les taux d’audience de Télé-Québec

étaient relativement faibles, autour de 1 % de part de marché, c’est-à-dire, près de

50 000 téléspectateurs regardaient cette série alors que d’autres chaînes concurrentes

frôlaient ou dépassaient le million pour leur contenu.

35 Au-delà du cas spécifique de la série Pure laine, les théories en communication

interculturelle reflètent également tout un champ de recherches qui s’est constitué

autour des travaux concernant les médias et les minorités ethnoculturelles à l’intérieur

des sciences de l’information et de la communication, qu’il s’agisse du développement

ou de la production des médias ethniques, de la consommation des médias (étrangers)

par les immigrants ou les membres des communautés culturelles, du racisme dans les

médias, des médias dans un contexte de diaspora ou des représentations des

immigrants ou des membres des communautés culturelles dans les médias.

Parallèlement à ces orientations théoriques, le contexte socio-politique a évolué et

entraîne des changements dans les perceptions et les représentations. Les controverses

entourant le vivre-ensemble se mondialisent : ainsi, les questions de voile, de burkini

ou de radicalisation traversent les débats dans les espaces publics nationaux et

internationaux et le Québec n’échappe pas à ces discussions. Ces sujets qui mettent en

scène les communautés culturelles nécessitent de nouvelles problématisations

scientifiques qui militent pour l’ouverture de nouveaux champs dans le domaine de la

communication interculturelle et de la représentation de l’Autre dans les médias. Cette

réflexion soulève l’urgence de se concentrer sur l’endo-centricité (et l’exo-centricité, son

pendant) ainsi que sur les processus d’hybridation qui caractérisent la communication

interculturelle. Le pari de la série Pure laine fut ambitieux, mais les enjeux qu’elle a

ciblés font toujours l’objet de débats féconds en communication interculturelle.

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NOTES

1. Au Québec, l’expression « Québécois pure laine » désigne les Québécois (Canadiens-français)

dont les ancêtres sont arrivés au moment de la colonie. Cette expression est utilisée pour les

distinguer des autres Québécois dont l’immigration est plus récente. L’explicitation de cette

expression permet de saisir l’ironie du titre de la série.

2. Le seul exemple précédent fut la série Jasmine, diffusée en 1996 au Québec et qui traitait des

relations entre la police et les communautés noires. Le personnage principal était une métisse

(mulâtre en français du Québec).

3. Le multiculturalisme, modèle de gestion de la diversité, qui domine au Canada depuis 1971 a

pour objectif de faire la promotion du patrimoine ethnoculturel tout en mettant l’accent sur la

pleine participation de tous les citoyens à la société canadienne quelles que soient leurs origines.

4. Article 16 de la Loi sur la Société de télédiffusion du Québec et modifiant la Loi sur la programmation

éducative et d’autres dispositions législatives). Accès : http://www.telequebec.tv/corporatif/. Consulté

le 20/01/2011.

5. Par son statut de seule province francophone, le Québec est une société distincte à l’intérieur

du Canada. Dans ce sens, elle a construit un modèle spécifique de gestion de la diversité,

l’interculturalisme, qui valorise à la fois la culture majoritaire et sur les cultures minoritaires

tout en reconnaissant la primauté des Canadiens d’origine française (Bouchard, 2012).

L’interculturalisme québécois est défini comme « l’interpénétration entre les cultures sans

gommer l’identité spécifique de chacune d’elles, mettant le multiculturel en mouvement pour le

transformer véritablement en interculturel, avec tout le dynamisme que cela implique »

(Legault, Rachédi, 2000 : 25). Toutefois, même si la notion d’interculturalisme est elle-même

contestée (Emongo, White, 2014), sa distinction avec le multiculturalisme repose entre autres sur

la langue ainsi que sur la place des minorités dans la société. L’interculturalisme se situe quelque

part entre le multiculturalisme et l’assimilationnisme.

6. « With no notion of how metaphor, analogy, irony, ambiguity, pun, paradox, hyperbole, rhythm, and all

the other elements of what we lamely call “style” operate – even, in a majority of cases, with no recognition

that these devices are of any importance in casting personal attitudes into public form […] It is not

therefore surprising that they evade the problem of construing the import of ideological assertions ».

7. Dominique Michel est une humoriste et comédienne populaire au Québec. Elle a joué, par

exemple, dans Le Déclin de l’empire américain (1986) et dans Les Invasions barbares (2003) de Denys

Arcand.

Questions de communication, 33 | 2018

180

RÉSUMÉS

Le 25 janvier 2006, une série télévisée intitulée Pure laine faisait son apparition sur la chaîne

publique québécoise Télé-Québec. Lors de sa sortie, Pure laine reçut un accueil plutôt favorable du

milieu médiatique. Cette série de vingt-six épisodes, qui a duré deux saisons, présente de manière

humoristique la diversité ethnoculturelle au Québec. La présente contribution vise à enrichir les

pistes théoriques explorées dans la recherche en communication interculturelle en s’appuyant

sur la série Pure laine. À travers le cas de cette série, on cherche à comprendre le traitement de la

diversité par les médias et on interroge le rôle de ces derniers dans le processus de

communication interculturelle.

On 25 January 2006, a television series called Pure laine (Pure Wool) made its appearance on the

Quebec public broadcaster Télé-Québec. Upon its release, Pure laine received a generally favorable

reception from the media environment. This series of twenty-six episodes, which lasted two

seasons, showed in a humorous way, the ethnocultural diversity that prevails in Quebec. This

paper aims to enrich the theoretical avenues explored in intercultural communication research

based on the case of the series Pure laine. Through the case of this series, we seek to understand

the treatment of diversity in the media and we question the role of the latter in the process of

intercultural communication.

INDEX

Mots-clés : médias, minorités, série, Pure laine, communication interculturelle, idéologie,

Québec

Keywords : media, minorities, series, Pure laine, intercultural communication, ideology, Quebec

AUTEUR

CHRISTIAN AGBOBLI

Groupe d’études et de recherches axées sur la communication internationale et interculturelle

Université du Québec à Montréal

CA-H3C 3P8

agbobli.christian[at]uqam.ca

Questions de communication, 33 | 2018

181

Fortune et infortune de la presseprivée égyptienneSocio-histoire d’un lieu de production de l’information

Fortune and misfortune of the Egyptian private press. Sociohistory of a place of

production of information

Bachir Benaziz

1 L’émergence au milieu des années 1990 d’une presse financée par des hommes

d’affaires marque le passage en Égypte d’une presse « d’État », dépendante du pouvoir

politique et héritière de la période des « nationalisations » durant les années 1960, à un

nouveau type de journalisme qui place les transformations de la société au centre du

processus de production de l’information. Les principaux indicateurs de cette rupture

journalistique renvoient essentiellement à la place accordée par cette presse naissante

à des problématiques sociales longtemps occultées par les médias du régime, au poids

des sources non officielles dans la définition du sens donné aux événements, au recours

à une narrativité journalistique qui emprunte au langage du quotidien, mais surtout, à

la couverture intensive et bienveillante des mouvements de protestation. Des journaux

comme al-Dustûr (2005-2010) et al-Badîl (2007-2009), ont bâti leurs projets

journalistiques sur la valorisation médiatique de l’action collective. Comment expliquer

que des hommes d’affaires, ayant été pour la plupart proches du régime de Hosni

Moubarak, aient pu prendre le risque d’investir dans des médias qui développent un

journalisme d’opposition ? Couvrir les activités des mouvements de revendication

politique ou des grèves ouvrières, publier les révélations de juges sur le trucage

d’élections, donner la parole aux opposants les plus engagés contre le projet de

transmission héréditaire du pouvoir, pouvaient en toute probabilité contredire les

intérêts du monde des affaires dont ils font partie, mais surtout ceux du régime

politique. Or, tous ont maintes fois déclaré avoir « payé très cher » la nature du

journalisme défendu par les structures qu’ils contrôlent. Au sein même du milieu

journalistique égyptien, les rumeurs et informations contradictoires abondent sur

l’identité et les trajectoires de certains hommes d’affaires qui ont investi dans les

médias. Des rumeurs alimentées aussi par l’implication grandissante de ces derniers

Questions de communication, 33 | 2018

182

dans la vie politique égyptienne après le 25 janvier 2011, jusqu’à devenir une arme de

décrédibilisation professionnelle dans la concurrence que se livrent les protagonistes

de l’Égypte post-Moubarak. On dira ainsi que c’est le journal de Salah Diab (le quotidien

al-Massry al-Youm) ou la chaîne télé d’Ahmad Bahgat (Dream TV) pour réduire la

structure médiatique aux intérêts du propriétaire. La thèse de ce travail, qui s’appuie

sur les résultats d’une enquête de terrain menée entre 2012 et 2015, est que les

transformations que la presse écrite égyptienne va connaître avec l’avènement du

financement privé, doivent être analysées dans le cadre de formation d’un nouveau lieu

de production médiatique. L’étude de ce lieu de production suppose d’être attentif au

contexte politique et social, aux conditions de production, au mode de gestion et de

financement, à l’organisation du travail journalistique, à la diversité des profils et des

motivations des hommes d’affaires qui ont investi dans les médias au temps de Hosni

Moubarak, ainsi qu’aux parcours professionnels des principaux acteurs concernés, les

journalistes.

2 Dans un premier et un deuxième temps, il s’agira de préciser les contours de cette

notion de « lieu de production », empruntée à l’historien et anthropologue Michel de

Certeau (1975), avant de traiter brièvement l’évolution de la législation égyptienne en

matière de création de journaux. Dans un troisième temps, il conviendra surtout de

revenir sur les principales expériences journalistiques privées durant la période qui

s’étale de 1995 à la révolution du 25 janvier 2011 : al-Dustûr (1995-1998, puis 2005-2010),

al-Massry al-Youm (2004) et al-Badîl (2007-2009). En élargissant l’analyse aux chaînes

satellitaires privées, on voudrait insister aussi dans l’histoire de ces structures sur

certains éléments qui ont contribué à la définition des caractéristiques de ce lieu de

production, ainsi que les transformations, toujours à l’œuvre, de la profession de

journaliste et de ses rapports à la société et au régime. Le choix d’intégrer à l’analyse

l’émergence des premières chaînes satellitaires privées s’explique aussi par la forte

complémentarité en Égypte entre ces deux types de médias, ou ce que Sarah Ben

Néfissa (2014) appelle « le binôme presse privée-télévision satellitaire ». En effet, le

développement des chaînes de télévision privées à partir de 2001 n’a pas conduit à un

affaiblissement de la presse écrite, du fait notamment de la centralité de cette dernière

dans la production de l’information et du prestige dont elle jouit au sein du milieu

journalistique et intellectuel égyptien. De la même manière, les émissions et

notamment les talk-shows des chaînes satellitaires privées, dont beaucoup sont animées

par des figures de la presse écrite, ont offert une forte visibilité aux publications des

journaux privés qui constituent jusqu’à aujourd’hui la matière première sur laquelle

travaillent les journalistes de la télévision.

Une situation historique nouvelle

3 La notion de « lieu de production » est empruntée à Michel de Certeau. Dans le cadre

d’une réflexion épistémologique sur la production du savoir historiographique, elle

renvoie à l’ancrage de la recherche scientifique dans la réalité socio-historique et

culturelle de sa production. L’œuvre historienne, c’est-à-dire celle « qui peut être située

dans un ensemble opératoire » (Certeau, 1975 : 73) est moins l’effet d’options

subjectives de chercheurs que le « résultat et le symptôme » d’une « institution de

savoir », complexe de fabrication qui articule un type de discours au « corps social ». La

naissance des disciplines ou des écoles de pensée, l’évolution des approches ou des

Questions de communication, 33 | 2018

183

problématiques de recherche, répondent non seulement à une logique de « groupe »

qui fonctionne en laboratoire (type de financement et de recrutement psychosocial,

style d’organisation du travail, système de hiérarchisation, caractéristiques d’une

clientèle, etc.), mais aussi à l’inscription de l’énonciation dans une situation historique

particulière qui conditionne les orientations et les problématiques (im)posées à un

moment donné à la recherche. En ce qui concerne l’émergence de cette unité sociale de

production journalistique que constitue la presse privée, la situation historique

nouvelle est celle d’abord de l’Égypte des années 1990, marquée par une clôture

croissante du système de représentation officiel, partisan notamment (Ben Néfissa,

1996). La fermeture du système de représentation mis en place dans les décennies

1970/1980, a pour corollaire dans la société une désaffection et un exit généralisé des

canaux historiques d’expression des demandes politiques et sociales, que sont la presse

d’État, les partis autorisés par le régime et les syndicats. L’Égypte des années 1990, c’est

aussi une période où une grande partie de la société, celle que l’écrivain égyptien Bilal

Fadl (2009) appelle « les premiers habitants de l’Égypte », accentue son « émigration

spirituelle » (Certeau, 1974) loin de toute forme de représentation ou de participation

officielle. D’ailleurs, l’apport majeur de cette nouvelle presse est d’avoir entrepris de

traduire ou d’exprimer par le journalisme les formes que va prendre ce mouvement

migratoire de la population. L’introduction du dialecte égyptien dans l’écriture

journalistique, l’utilisation de la satire et de l’ironie populaires, ainsi que l’attention de

ces journaux aux groupes sociaux les plus marginalisés s’inscrivent dans cette

perspective.

4 Sur le plan politique, la désaffection de l’« officiel » et l’« émigration spirituelle » se

traduisent par un repositionnement de l’opposition égyptienne vers la presse écrite, le

travail associatif, la justice, les organisations des droits de l’homme, les centres de

recherche, et bien sûr vers le mouvement social. Les années 2000 témoignent d’un

véritable cycle de mobilisations politiques et sociales. Outre la diversité des catégories

sociales et des motifs de revendication, les protestations collectives avaient touché tous

les gouvernorats d’Égypte. À la fin des années 2000, une Égypte anti-régime avait déjà

sa propre presse, ses journalistes, ses syndicats indépendants (Al-Azbaoui, 2011), ses

mouvements sociaux, ses juges (Bernard-Maugiron, 2007), ses avocats, ses lieux de

rassemblement, ses maisons d’édition et une littérature propre. Cette Égypte résistante

avait même son propre territoire, un espace urbain central, historique, où sont

condensés la plupart des centres de commandement qu’est Le Caire khédivial, fondé au

milieu du XIXe siècle et situé sur la rive est du Nil, espace plus connu en Égypte par

Down-Town ou Wasat al-balad (le centre-ville) (El Kadi, 2012). Par une singulière

« coïncidence » de l’histoire, quasiment tous les grands acteurs et espaces de

production de la révolution égyptienne se trouvent réunis dans ce Caire khédivial qui a

pour point central la place Tahrir. Les partis politiques, les grands journaux, les sièges

des syndicats, les centres de droits de l’homme, les cafés du centre-ville (ceux

notamment qui jouxtent la bourse du Caire), les nouveaux lieux culturels comme

« Town House » (Monqid, 2011), se trouvent réunis autour de quatre ou cinq grands

boulevards. À la veille du 25 janvier 2011, cet espace urbain, théâtre principal des

affrontements entre manifestants et forces de l’ordre, est quasiment tout acquis à la

cause révolutionnaire. La presse privée égyptienne est née dans ce Caire subversif, et

l’action des fondateurs sera de l’inscrire dès le départ au mouvement de ces différents

acteurs. L’importance de cette dimension spatiale dans la production de l’information

transparaît essentiellement ici à travers deux questions intimement liées : celle des

Questions de communication, 33 | 2018

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réseaux de sociabilité des journalistes de la presse privée et la problématique des

sources d’information.

5 Un système de représentation parallèle ou alternative se met donc en place face à un

régime politique qui – lui aussi – se réorganise à sa manière, à travers notamment

l’accélération du processus de passation du pouvoir au fils du président, Gamal

Moubarak, et tout ce que cela va impliquer sur le plan politique et économique, ainsi

que les réorganisations qui vont toucher la coalition dirigeante. La rupture introduite

par la presse privée indique, d’une part, une place particulière dans un mouvement de

réorganisation globale de la société ; et d’autre part, l’instauration d’une nouvelle

pratique journalistique indissociable d’un lieu de production qui la surdétermine en

tant que relation au « corps social ».

6 L’émergence de la presse privée égyptienne résulte aussi de l’association entre des

hommes d’affaires, pour la plupart étrangers au milieu médiatique, et une génération

de journalistes égyptiens, celle de fondateurs, porteuse de conceptions journalistiques

novatrices mais incapables de s’épanouir dans le cadre professionnel de la presse d’État

dont la gestion s’apparente à celle des administrations publiques. Les différents

témoignages réunis sur les conditions de travail au sein de ces structures, qu’il s’agisse

d’entretiens, d’archives journalistiques, de textes littéraires (Eissa, 1993b), de mémoires

de journalistes (Hamamou, 2012), insistent notamment sur le poids de l’ingérence du

pouvoir politique et des appareils sécuritaires dans le fonctionnement et le choix des

dirigeants des journaux étatiques. La forte connivence entre l’élite gouvernante et les

directeurs de la presse « nationale », dont beaucoup furent aussi membre du PND1, le

monopole des espaces de rédaction par les journalistes proches du pouvoir, le rôle de la

« Sûreté de l’État » (amn al-dawlat) dans l’accès aux postes à responsabilité, ainsi que la

forte bureaucratisation due au gonflement constant des effectifs, semblent être les

principales raisons qui vont pousser toute une génération de journalistes égyptiens à

tenter l’aventure de la presse privée.

Des origines politiques et juridiques

7 L’Égypte a connu par le passé, avant la « révolution » de 1952, une vie journalistique

florissante et fort diversifiée. En septembre 1951, Le Caire comptait ainsi un total de 321

publications en langue arabe, dont 21 quotidiens, 122 journaux et revues

hebdomadaires, 132 revues mensuelles et 46 autres périodiques (Saleh, 1995). La

plupart de ces publications étaient au départ des propriétés individuelles ou familiales.

Toutes les grandes institutions journalistiques aujourd’hui « propriété privée » de

l’État, excepté al-Gomhouriyat, créée par les « officiers libres » le 7 décembre 1953,

furent fondées par des particuliers. La propriété individuelle ou familiale de journaux,

garantie par la constitution de 1923 et la « loi sur les publications » de 1936, étant la

forme dominante des modes de propriété des publications dans l’Égypte d’avant 1952

(ibid.). C’est l’article 209 de la constitution de 19712, ainsi que loi no 148 de 1980 sur « le

pouvoir de la presse », qui vont restreindre pour la première fois le droit de créer des

journaux à l’État, représenté par le conseil consultatif, aux partis politiques et aux

personnes morales, publiques et privées.

8 Pour certains juristes égyptiens, la loi no 148 de 1980 sur « le pouvoir de la presse »

avait deux objectifs principaux, intimement liés. Il fallait tout d’abord trouver une

formule ou solution juridique pour maintenir les grandes institutions journalistiques

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sous la coupe de l’État, après le démantèlement de l’Union socialiste arabe et le retour

au « multipartisme ». La création du conseil consultatif en 1980, qui n’a en matière

législative qu’un pouvoir de consultation, répondait apparemment à ce besoin. En

second lieu, imposer une lecture restrictive à l’article 47 de la constitution de 1971 qui

permet à de simples particuliers de créer des journaux : « La liberté d’opinion est

garantie, toute personne a le droit d’exprimer son opinion et de le propager par la

parole, par écrit, par l’image ou par tout autre moyen d’expression dans les limites de

la loi ».

9 Un des principaux arguments mis en avant par la commission chargée de rédiger le

texte législatif contre la propriété individuelle de journaux, était la crainte de

l’investissement du grand capital dans la presse (ibid.). Or, compte tenu de la somme

d’argent exigée à l’époque aux personnes morales, uniquement sous forme de

coopératives et de sociétés anonymes, il était évident que seules des personnes

fortunées pouvaient se permettre de se lancer dans la création d’un journal. La loi

no 148 de 1980 relative au « pouvoir de la presse », exige en effet aux personnes morales

que le capital de la société soit détenu par des Égyptiens et s’élever au montant

minimum de 250 000 livres égyptiennes pour les quotidiens, et 100 000 pour les

hebdomadaires. Par ailleurs, la part de chaque actionnaire ne doit pas dépasser les

500 livres pour les quotidiens, et 200 livres pour les hebdomadaires, c’est-à-dire que le

nombre d’actionnaires requis pour la création d’un quotidien s’élève à 500 personnes,

et 200 pour les hebdomadaires. La nouveauté de la loi 96 de 1996 relative à

l’organisation de la presse se situe à ce niveau : même si l’amendement législatif a

augmenté le montant du capital nécessaire à un million de livres égyptiennes3, pour les

quotidiens, il a aussi élevé la part minimale des actionnaires requis à 10 %, réduisant

ainsi le nombre d’actionnaires (article 52).

10 Une fois l’entreprise de presse constituée, il faut encore obtenir une licence. L’article 14

de la loi de 1980 relatif au « pouvoir de la presse », prévoit qu’une « notification » écrite

doit être présentée au Haut Conseil de la presse (HCP). Contrairement à la loi de 1936

sur les publications qui avait restreint le rôle de l’administration à la vérification de

l’exactitude des données présentées dans la notification, la loi de 1980 n’a précisé aucun

critère pour l’accord ou le refus du HCP. Ce qui veut dire qu’il s’agit bien de l’obtention

d’une « licence » de publication et non pas seulement, comme c’est écrit dans

l’article 14, d’une simple « notification ». Quant à la composition du HCP, créé en 1975

et confirmé par l’amendement constitutionnel de 1980, tout laisse à penser qu’il s’agit

bien d’un organe administratif de censure et de contrôle politique. La domination dans

sa composition de personnalités proches ou désignées par le pouvoir, laisse peu de

doute sur l’emprise du régime de Hosni Moubarak sur les décisions du Conseil relatives

à la délivrance ou non de licences de publication, surtout si les demandes proviennent

de personnalités critiques vis-à-vis du régime. De 1981 à 2004, date de fondation du

quotidien al-Massry al-Youm, le HCP n’a délivré que très peu de licences de publication

pour des journaux d’information privés4 (Chouman, 2007).

11 Le retour à une forme limitée de multipartisme vers la fin des années 1970 aurait pu

constituer une brèche légale pour l’investissement du capital privé dans la presse.

L’article 15 de la loi no 40 de 1977 sur les partis politiques et ses divers amendements,

autorise en effet les partis légaux, c’est-à-dire ceux ayant obtenu l’aval de la

« commission des partis politiques », de fonder un ou plusieurs journaux sans avoir à

passer par le HCP. De la fin des années 1970 jusqu’au milieu des années 2000, plus d’une

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trentaine de journaux et revues ont été ainsi créés par des partis politiques,

représentant 10 % du total des publications journalistiques égyptiennes (Mennissi,

2007). Mais, outre la censure, les caractéristiques du système partisan en Égypte

interdisent en fait toute initiative de ce genre. En effet, l’offre journalistique des partis

de l’opposition fut lourdement conditionnée par l’autoritarisme du régime de Hosni

Moubarak qui exerce alors une étroite surveillance sur les activités des partis à travers

la « commission des partis politiques ». Cette commission dont la majorité des membres

appartenaient au parti au pouvoir, est créée par la loi no 40 de 1977 sur « les affaires

partisanes ». Sa mission principale est de statuer sur les demandes de création des

partis politiques ainsi que des éventuels conflits internes, suivant des principes et des

conditions contenues dans ladite loi. En cas de suspension des activités du parti ou le

manquement à une des conditions exigées, la commission des partis politiques est aussi

autorisée à fermer l’organe du parti. Pour Ahmad Mennissi (2007), chercheur au Centre

des études politiques et stratégiques d’al-Ahram, cette situation est la principale raison

de l’échec relatif de la presse partisane en Égypte. D’une part, afin de garder le contrôle

sur les publications des partis de l’opposition, le régime est parvenu à travers la loi de

1977 à lier le sort de cette presse à celui des partis politiques. De nombreuses

publications ont été ainsi obligées de fermer avec le gel des activités du parti par la

commission des affaires partisanes. C’est entre autres cas, celui du journal al-Sha’b (Le

Peuple, du parti du Travail, 1978-2000), une des principales expériences journalistiques

partisanes dans les années 1990 ; l’hebdomadaire Jeune Égypte (du parti Jeune Égypte,

1990-1993) ; Le Monde de la démocratie (du parti Le Peuple démocratique, 1992-1999) ; al-

Kharar (La Décision, du parti al-Wifâk al-Kawmî 2000-2002). D’autre part, les contraintes

politiques, juridiques et policières imposées sur le travail partisan tendent à réduire le

champ d’action des partis de l’opposition au seul périmètre du journal, unique voie par

laquelle ces derniers s’adressent à l’État et à la société. Le contrôle du journal devenant

alors l’objet principal des luttes internes, souvent féroces, pour « la définition légitime

du parti et pour le droit de parler au nom de l’entité et de la marque collective »

(Offerlé, 1987 : 15).

12 Face à la sévérité de la réglementation en matière de création des journaux et les

contraintes politiques et policières qui pèsent sur le travail partisan, les Égyptiens

désireux d’investir dans un journal se tournent vers les États-Unis et les capitales

européennes, Londres et Paris notamment, pour obtenir des licences de publication de

journaux destinés au marché égyptien. Toutefois c’est surtout à Chypre que s’adressent

la plupart des investisseurs, du fait de la proximité géographique avec l’Égypte et d’une

fiscalité avantageuse concernant les ressources publicitaires. Le phénomène de la

« presse chypriote » se développe au début des années 1990 et connaît un formidable

essor à partir de 1997 pour atteindre un nombre important de titres (tous les titres

possèdent une licence chypriote, mais sont imprimés en Égypte, voir le journal al-Sharq

al-Awsat, 12/06/2001). La simplicité et la rapidité de la procédure de publication

constituent aussi des éléments déterminants dans la multiplication prolifique du

nombre de ces journaux (Kassem, 2005 : 353-359). Mais devant les pressions de l’État

égyptien, qui était selon toute vraisemblance dépassé par l’expansion du nombre de ces

journaux et les techniques toujours plus astucieuses de contournement de la censure

du bureau des publications étrangères, les autorités chypriotes durcissent les

conditions d’obtention des licences (Al-Ahram, 17/07/2001).

13 À notre connaissance, il n’existe aucune étude ou rapport établissant l’identité ou les

caractéristiques des fondateurs de ces journaux, mais beaucoup furent des journalistes,

Questions de communication, 33 | 2018

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des éditeurs ou des avocats (ibid.). Quant à la nature de ces imprimés, il s’agit pour la

plupart de revues spécialisées (économie, santé, sport, etc.) (ibid.). Une expérience

d’investissement dans la presse écrite à partir d’une licence chypriote préfigure

l’avènement de la presse privée en Égypte : le journal al-Dustûr (La Constitution).

La fortune du privé

14 Il y a dans l’histoire de la presse écrite égyptienne un avant et un après al-Dustûr. Ce

journal privé, fondé au milieu des années 1990 (le premier exemplaire sort le

13/12/1995) par l’éditeur Issam Ismaïl Fahmy, et un jeune rédacteur de la revue

étatique Rose al-Youssef, Ibrahim Eissa, marque une césure avec les productions

journalistiques dominantes de l’époque et annonce une profonde mutation des médias

égyptiens. Publié avec une licence chypriote, afin de contourner les restrictions

imposées à la création des périodiques en Égypte, il est le premier journal

d’information politique indépendant de l’État et des partis politiques depuis les années

1950. Formé pourtant par des journalistes de la presse d’État, le journal va constituer

un choc à la fois journalistique, intellectuel et politique (El-Khawaga, 2000). Son

principal financeur, Issam Ismaïl Fahmy, fait partie d’une catégorie d’hommes

d’affaires dont l’activité principale est centrée sur la production culturelle. « Fin

connaisseur de la presse et lecteur professionnel des journaux », témoigne Ibrahim

Eissa5. Il fonde au milieu des années 1980 une société de production musicale appelée

Sound of America, dont le principal succès est d’avoir fait découvrir le célèbre chanteur

égyptien Munir. Mais c’est surtout son association en 1995 avec Ibrahim Eissa, alors à

peine âgé de 30 ans, à travers le journal al-Dustûr, qui va faire la notoriété de l’éditeur6.

Ce dernier est alors le chef de file de ce qu’on désigne comme « la promotion dorée de

la presse écrite égyptienne », diplômée en journalisme à la fin des années 1980

(université du Caire), et qui forme aujourd’hui l’élite médiatique égyptienne. Ibrahim

Eissa intègre la revue hebdomadaire Rose al-Youssef dès sa première année d’étude de

journalisme, au milieu des années 1980. La revue, fondée en 1925 par l’actrice libanaise

Fatma al-Youssef, ne connaît pas à l’époque un sort différent des autres structures

journalistiques « nationalisées » en 1960. L’ingérence du pouvoir politique et des

appareils sécuritaires dans le fonctionnement et le choix des dirigeants, entre autres

facteurs, ont conduit à la dégradation des conditions et des rapports de travail au sein

de la revue et à une importante chute d’audience. Mais Rose al-Youssef, qui se targue

d’avoir réuni par le passé la plupart des grandes figures de la presse et de la littérature

égyptienne, attire encore dans les années 1980 les jeunes étudiants ou diplômés en

journalisme. Spécialisé au départ dans la critique d’art, le théâtre et la littérature

notamment, ce qu’on appelle communément en Égypte « l’école journalistique de Rose

al-Youssef », renvoie essentiellement et historiquement au privilège donné par la revue

à l’expression artistique et littéraire dans le traitement de l’actualité générale et les

sujets de société, la recherche du style dans l’écriture journalistique et une utilisation

importante de la photographie et de la caricature. L’hebdomadaire glisse vers la

politique dès la fin des années 1920, et une grande partie de sa légende est construite

sur ses combats durant la première moitié du XXe siècle pour l’indépendance de

l’Égypte, la démocratisation de la vie politique et la liberté d’expression. Mais comme

l’indique l’historien Ibrahim Abdo (1961), les problématiques liées au développement

des arts et la culture dans la société, voire la libéralisation des mœurs, sont restées

durablement la préoccupation centrale de la revue. Le roman d’apprentissage

Questions de communication, 33 | 2018

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d’Ibrahim Eissa (1993b), Mariam la dernière apparition, portant sur ses débuts dans le

journalisme, témoigne de la période de déclin du journal Rose al-Youssef. Le roman

raconte les désillusions d’un jeune étudiant venu de la province à la capitale pour faire

carrière face à la « perversité » et au « cynisme » du milieu journalistique de la revue,

un monde qu’il décrit comme étant sans morale ni valeurs, symbolisé par la

banalisation au sein de la rédaction de la pratique du journaliste/informateur pour le

compte de la police politique (Amn al-dawlat). Désillusions aussi du jeune rédacteur face

à l’impossibilité de développer un journalisme critique de la situation politique et

sociale du pays, freiné par les censures et l’opportunisme d’une direction qu’il juge sans

talent, mais imposée et toujours soutenue par le pouvoir politique. Dans Mariam la

dernière apparition la question de la mission de la presse et son implication dans la

construction du mensonge collectif, du légendaire et de l’imposture dans une société

gouvernée par le despotisme est en vérité le cœur du sujet. En effet, le roman intervient

après une série d’articles, enquêtes et travaux publiés par Ibrahim Eissa entre la fin des

années 1980 et le début des années 1990 sur le phénomène de la starisation des

prédicateurs et leurs rôles dans la radicalisation religieuse en Égypte. Les thèses

principales de ces travaux sont réunies dans un livre intitulé : La Guerre avec le voile

intégral. Sur le phénomène du voile des actrices et l’Islam saoudien en Égypte (Eissa, 1993a).

Dans le contexte général de la montée des attaques djihadistes en Égypte, l’auteur

étudie les origines sociologiques, politiques et idéelles du terrorisme. Pour Ibrahim

Eissa le combat contre la radicalisation religieuse ne peut se limiter à sa seule

manifestation violente. Le développement en Égypte des « mouvements djihadistes »

plonge ses racines dans un « terrorisme intellectuel ou jurisprudentiel » (Eissa, 1993a :

9) exercé par une nouvelle catégorie de prêcheurs « télémédiatisés » et populaires qui

monopolisent le discours sur la religion. Le journaliste insiste à ce titre sur la

« sainteté » et la « sacralité » d’un nouveau genre qu’ont acquis des prédicateurs au

talent oratoire comme Mohamad al-Shaaraoui et Omar Abd al-Kafi grâce à la télévision,

rendant leurs prêches et leurs discours impossibles à la critique et au débat. Le succès

médiatique de ces prédicateurs en Égypte a été aussi facilité par les voyages religieux et

l’émigration massive des Égyptiens durant les années 1970/80 vers l’Arabie saoudite, et

dont la plupart sont revenus profondément imprégnées par le « wahhabisme ». À un

islam « égyptien », « modéré », « pluriel » et « ouvert » s’est substituée

progressivement dans la société une conception de la religion musulmane que l’auteur

qualifie de « saoudienne », « fermée », « radicale » et « superficielle ». Dans le texte, les

adjectifs qui cherchent à rappeler le caractère local ou géopolitique du wahhabisme

contre ses prétentions d’universalité sont nombreux : « islam bédouin »,

« jurisprudence du désert », « Islam pétrolier », « Islam des apparences ». Pour Ibrahim

Eissa, la conquête de l’image médiatique de certains prédicateurs comme Mohamad al-

Shaaraoui fait partie d’une offensive politique globale dirigée et financée par l’Arabie

saoudite pour mettre fin au leadership égyptien en matière de production artistique et

médiatique. D’où la focalisation constante de ces prédicateurs sur la femme (travail,

scolarisation, présence dans l’espace public, tenue vestimentaire, etc.) et l’univers des

arts, car il s’agit avant tout, selon l’auteur, d’étouffer toute sensibilité ou expression

artistique dans la société égyptienne.

15 Le projet éditorial de l’hebdomadaire al-Dustûr des années 1990 représente, en partie, le

prolongement des réflexions et des écrits d’Ibrahim Eissa durant son passage à la revue

Rose al-Youssef. Il s’agit de proposer une contre-offensive intellectuelle et médiatique au

projet politique et sociétal de l’Arabie saoudite, dans le but de ramener la société

Questions de communication, 33 | 2018

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égyptienne à elle-même. Ce qui explique l’attention particulière du journal à des

thématiques relevant de l’histoire politique et religieuse, la place de la femme dans la

société, le développement des arts en Égypte et la collaboration avec des figures

importantes de la littérature égyptienne. Pour constituer l’équipe de rédaction du

Dustûr, Ibrahim Eissa s’adresse essentiellement à d’anciens collègues de la presse

nationale, à des caricaturistes et une dizaine de chroniqueurs parmi les poètes,

romanciers, et scénaristes, dont le célèbre scénariste Oussama Anouar Okacha. Mais

Ibrahim Eissa recrute aussi et surtout un jeune stagiaire de Rose al-Youssef, Bilal Fadl,

qui prend rapidement la tête du secrétariat de rédaction et est chargé, entre autres

fonctions, de la réécriture des articles soumis à la publication. Bilal Fadl est plus connu

aujourd’hui pour ses talents de nouvelliste et de scénariste que pour son passé de

rédacteur. Sa carrière dans la presse prend fin des années après la fermeture du Dustûr

en 1998. Il enchaîne par la suite quelques expériences très éphémères – notamment au

journal al-Gîl (La Génération) en 1999 et al-Khahira (Le Caire) en 2004 – avant de quitter

définitivement la profession, incapable de retrouver les conditions de travail du Dustûr.

Même lorsqu’en 2005 la publication du journal reprend, il n’y participe plus que comme

collaborateur et n’y tient aucune responsabilité directive. Cependant, en dépit de la

brièveté de son parcours de journaliste, on retrouve dans ses travaux – dont la plupart

furent d’abord publiés dans les journaux privés – quelques-unes des préoccupations

centrales de cette presse naissante : la démocratie, la dignité humaine, la misère, la

justice sociale, l’homme « ordinaire » et l’écart qui le sépare de toutes les formes de

représentation imposées, qu’elles soient politiques, sociales ou médiatiques, et sa

solitude face à un environnement profondément écrasant (Fadl, 2009, 2010, 2011a). Ses

écrits sur les populations pauvres, dont il est issu, renferment une dénonciation

cinglante du régime égyptien à qui il attribue la responsabilité première de tous les

malheurs de la société. Les Premiers Habitants de l’Égypte, recueil de nouvelles où

s’entremêlent arabe littéraire et dialecte égyptien et qui dépeint le déchirement du

tissu culturel égyptien sous Hosni Moubarak, s’achève d’ailleurs par une action

collective, par la description d’une étincelle : « Les péripéties d’un soulèvement

populaire à Masr El-Jadida qui n’a pu aboutir » (Fadl, 2009 : 295-307).

16 Durant cette première expérience des années 1990, marquée notamment par les

préoccupations d’Ibrahim Eissa face aux « dégâts culturels » liés au développement de

l’idéologie islamiste dans de la société égyptienne, le journal al-Dustûr a manifestement

moins pour ambition d’informer que d’« éclairer ». Il se donne pour projet médiatique,

comme on peut lire dans la livraison de lancement :

« [La] purification de l’espace politique et culturel égyptien de l’obscurantisme quipousse le citoyen vers les ténèbres, vers la fin. Les participants promettent la luttecontre l’extrémisme qui n’est pas seulement armée, mais aussi un extrémismedoctrinal qu’exercent des fois des institutions officielles ou gouvernementales, etdes hommes de religion presque tout le temps » (Al-Dustûr, 13/12/1995).

17 Al-Dustûr surprend alors par la nature des sujets débattus (sexualité, religion,

institution présidentielle, répression policière, problématique copte, autant de

thématiques fortement censurées à l’époque), mais surtout par sa façon d’écrire et les

techniques de mises en page qui tranchent avec les formats classiques de production

journalistique. Son langage mêle satire, ironie, et mélange délibérément arabe littéraire

et dialecte égyptien. Souvent accompagnés de caricatures, ses textes visent à

désacraliser en ridiculisant. Al-Dustûr critique ou dénonce une injustice par le réemploi

d’un langage populaire satirique : « Ils ont tapé dans les aides (américaines) », titre Bilal

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190

Fadl dans une enquête sur une affaire de corruption (Al-Dustûr, « Ils ont tapé dans les

aides (américaines) », 28/02/1996). Sous la direction d’Ibrahim Eissa et Bilal Fadl,

l’apport principal du journal fut certainement d’avoir fourni une expression

médiatique à la désaffection silencieuse de la société à l’égard d’« autorités » devenues

profondément déphasées. La formule journalistique inventée par les fondateurs du

Dustûr et permise par un nouveau type de financement et de gestion, fonde

brusquement « un langage sensé », crédible, signifiant, entre un discours médiatique et

les catégories sociales destinées à le recevoir. « Quand on ouvrait un journal de l’État,

al-Ahram ou autre, on n’y comprenait rien, ils racontaient des histoires (hawadiths) !

Pourquoi, parce qu’ils étaient concentrés sur une seule chose : Hosni Moubarak »,

témoigne Mahmoud Afifi, ancien porte-parole du mouvement « Les jeunes de 6 avril »7.

Le succès du Dustûr, à la fois journalistique et politique, indique déjà que quelque chose

avait changé en Égypte, et explique aussi les différentes formes de censure qui ont

marqué l’expérience du Dustûr (El-Khawaga, 2000), puis finalement son retrait des

marchés par le régime après deux ans et quelques mois d’existence.

18 Au début des années 2000, l’État égyptien abandonne, en partie, son monopole sur la

production télévisuelle et octroie des licences de création de chaînes de télévision

satellitaires à deux hommes d’affaires proches du régime, deux symboles de ce qu’on

appelle le « capitalisme des copains » (Gobe, 2005), issus de la politique économique de

l’« ouverture » lancée par le président Anouar Sadate durant les années 1970 et

poursuivie par Hosni Moubarak. Le secteur médiatique constituant un des derniers

volets du processus de libéralisation partielle de certains segments stratégiques de

l’économie égyptienne. Et comme pour les autres secteurs d’activité, les licences furent

octroyées à des hommes d’affaires très proches des hautes instances dirigeantes et/ou

possédant le capital social et le réseau bureaucratique nécessaire pour obtenir l’aval du

régime. Il s’agit des hommes d’affaires Ahmed Bahgat, fondateur du groupe médiatique

Dream TV, et Hassan Rateb, fondateur de la chaîne de télévision al-Mehwar. Tous deux

ont construit leurs fortunes sous l’œil et la protection du régime. Cette libéralisation

relative du secteur s’inscrivait dans le cadre d’un processus global de modernisation de

l’industrie audiovisuelle égyptienne (El-Khawaga, 2002), processus qui comprend

notamment la création de la première chaîne satellitaire ESC1 en 1991, et le lancement

à la fin des années 1990 des satellites de communication Nilesat. Pour le régime de

Hosni Moubarak, la démonopolisation de la télévision avait pour objectif, premier et

direct, de faire passer les mêmes messages politiques des chaînes publiques mais avec

des moyens et des techniques plus attractives, plus modernes, afin d’attirer des publics

qui désertent de plus en plus les chaînes de télévision nationales au profit des stations

régionales (Guaaybess, 2005). Mais, comme pour le journal al-Dustûr, l’association du

secteur privé et des journalistes de la presse ou la télévision d’État bouleverse les

méthodes et l’offre médiatique classique, conduisant à l’instauration d’un journalisme

plus en phase avec les transformations profondes que connaissait la société égyptienne.

Le succès médiatique et commercial de ces chaînes de télévision, concomitant à

l’affaiblissement du régime et à la montée de la contestation politique et sociale,

bouleverse aussi la nature des rapports qui se sont établis entre certains hommes

d’affaires qui ont investi dans les médias et le régime de Moubarak. Le cas d’Ahmed

Bahgat est à ce titre exemplaire. Ce dernier est titulaire d’un diplôme d’ingénieur au

début des années 1980 obtenu de l’université du Caire, avant de partir aux États-Unis

pour terminer ses études, à l’institut Georgia Tech à Atlanta. C’est durant son séjour

aux États-Unis qu’il fait apparemment la rencontre de Hosni Moubarak qui lui demande

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alors de revenir travailler en Égypte8. Au retour, il fonde une société d’assemblage

d’appareils électroménagers. Grâce à ses rapports privilégiés avec l’administration et le

pouvoir politique, le groupe Bahgat est dans les années 1990 le principal producteur de

téléviseur en Égypte (Gobe, 2005). En 2001, il fonde les premières chaînes satellitaires

privées, Dream TV 1 et 2, et confie la direction du groupe à une ancienne journaliste de

la télévision publique et de la presse magazine, Hala Sarhane, personnage central dans

l’histoire médiatique arabe, aujourd’hui à la tête du puissant groupe de production et

de distribution audiovisuelle Rotana. Dream TV se démarque rapidement des chaînes

du secteur public par l’originalité et la diversité des programmes proposés. Les

émissions et talk-shows qui se focalisent sur des problématiques accrocheuses et

censurables, les moyens techniques mobilisés par les producteurs, le style souvent

inquisiteur, agressif et libéré des animateurs, notamment Hala Sarhane, tranchent avec

ceux des chaînes nationales et présentent toutes les apparences de « modernité » et

d’« indépendance ». Significativement, c’est durant cette période que les rapports

d’Ahmed Bahgat avec le régime se détériorent, notamment après la rediffusion d’une

conférence du journaliste Mohammad Hassanayn Haykal à l’université américaine

du Caire, au cours de laquelle il prédit la chute du régime (ibid.). Ahmed Bahgat

déclarera par la suite que tous les problèmes qu’il eut avec le régime et la justice

égyptienne étaient dus aux émissions politiques et sociales de la chaîne Dream TV, qui

connaît au milieu des années 2000 un très grand succès (ibid.).

« Tous ces hommes d’affaires qui ont investi dans les chaînes de télévisionsatellitaires furent proches du régime de Moubarak. Le but était d’ouvrir le secteurdes médias aux investissements privés, et l’occasion fut donnée aux hommesd’affaires qui étaient proches du régime. L’investissement dans les chaînes detélévision était à l’époque très rentable. Dream TV a immédiatement réussi carc’était une marchandise rare sur le marché, sans concurrence. Les annonceursdécouvraient une chaîne avec une « belle gueule » et sur laquelle on dépensait del’argent, ils ont donc aussitôt abandonné les chaînes publiques. Et même quand al-Mehwar fit son apparition, la concurrence entre les deux était très limitée. Quand lachaîne al-Hayat est apparue, elles ont certes perdu de leur éclat, et la chaîne ONTV,fondée par le milliardaire Naguib Sawiris vers la fin des années 2000, n’a pas eudroit au même succès. […] Ces chaînes de télévision ont aussi cherché à gagner lesfaveurs du public en collant à l’actualité de l’époque, et l’actualité de l’époquec’était la montée des protestations collectives, ils vont même chercher à lesaccentuer, afin d’apparaître comme des héros. Certains étaient sincères, certes,d’autres ne faisaient que suivre la vague. Tous ces facteurs vont se combiner pourfaire réussir l’expérience des chaînes privées jusqu’à devenir aujourd’hui un acteurpolitique fondamental, même si elles perdent de l’argent, elles restent trèsinfluentes et leur existence est un fait accompli9 ».

19 Le quotidien d’information politique et général, al-Massry al-Youm, est né en 2004 avec

une licence de publication égyptienne, c’est-à-dire en ayant obtenu l’aval du HCP. Le

principal investisseur est l’homme d’affaires Salah Diab, président du conseil de

direction de la compagnie Pico, groupe d’entreprises qui englobe une série d’activités

dont les principales sont la pâtisserie, le pétrole et l’agriculture. Il est diplômé

ingénieur de l’Université Aïn Chams, au Caire, où il travaille une année en tant que

maître de conférences, avant de se lancer dans les affaires au début des années 1970 en

fondant la société de pâtisserie La Poire10. L’histoire de l’investissement de Salah Diab

dans un journal remonte au début des années 2000, avec l’achat d’une licence de

publication d’un journaliste d’al-Ahram11. Questionné sur les raisons qui l’ont poussé à

fonder un journal, Salah Diab évoque une profonde passion pour le monde de la presse,

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hérité du passé journalistique « glorieux » de son père, et la réalisation d’un rêve

familiale de refonder un journal et retrouver ainsi les gloires d’antan (ibid.). Pour ce

faire, Salah Diab fait appel à trois actionnaires principaux, tous des hommes d’affaires :

Naguib Onsy Sawiris, l’ancien propriétaire et fondateur de la chaîne de télévision

ONTV, Ahmad Bahgat et Akmal Ortam, son propre neveu.

20 Comme pour ce qui est du journal al-Dustûr, la création du Massry al-Youm est due

d’abord à une rencontre, celle entre Salah Diab et l’éditeur Hicham Kassem qui s’était

déjà forgé une certaine réputation dans le milieu journalistique égyptien à travers le

Cairo Times, un hebdomadaire anglophone publié avec une licence chypriote et destiné

essentiellement aux élites du pays. Quelques personnages journalistiques importants

font partie alors de l’équipe chargée de faire le journal : Anouar al-Hawary, Magdy al-

Gallad, Charles al-Massry, Mahmoud Mossalam, et Mohammad al-Sayyed Saleh, l’actuel

rédacteur en chef du Massry al-Youm. Tous sont formés et ont travaillé dans les

institutions médiatiques étatiques, à al-Ahram notamment, ne possèdent aucune

affiliation partisane et sont loin d’une quelconque forme d’activisme politique. Ces

profils étaient en affinité avec les méthodes de travail et les projets de l’éditeur Hicham

Kassem, dont l’ambition première était de remplacer le journal officieux al-Ahram

comme principale source d’information en Égypte. Engagé par Salah Diab « pour

fabriquer un journal populaire »12 afin de cibler les « masses », Hicham Kassem pose

finalement les fondations d’un « journal de prestige »13. Séparation rigoureuse entre

« information » et « commentaire », soumission aux faits et rigueur de l’écriture sont

autant de caractéristiques qui vont assurer le rapide succès du quotidien, en même

temps que s’instaure sous sa direction l’institutionnalisation du journal. Grâce à

l’établissement d’un puissant réseau de correspondants, al-Massry al-Youm élargit son

champ de couverture aux autres gouvernorats d’Égypte et se démarque d’une presse

généralement très centrée sur Le Caire. Mais là n’est pas le cœur de la formule

journalistique du Massry al-Youm. L’attention portée par le quotidien aux

problématiques ou groupes sociaux généralement marginalisés par la presse d’État

(partis d’opposition, mouvements islamistes, mouvements de protestation, rapports des

centres de recherche, etc.) et le privilège accordé aux sources non officielles dans la

définition du sens donné aux événements, marquent un renversement des hiérarchies

médiatiques en Égypte. Le temps médiatique n’est plus articulé comme avant sur les

seules activités du pouvoir politique, mais surtout sur celles des acteurs de la « société

civile ». Dans le cadre des exigences d’une parution quotidienne et du monopole des

sources institutionnelles par les journalistes de la presse nationale, l’information ou

l’actualité sera désormais aussi tributaire de l’action de la « rue » et du réseau

d’informations à la disponibilité de jeunes rédacteurs globalement nouveaux dans la

profession14. Dans cette perspective, la colère de parents d’élèves contre la fermeture

d’une école ou la grève des enseignants contre l’adoption d’une loi, ont plus de chance

de faire la Une du journal que les déclarations de tel ou tel responsable administratif.

Ce système s’appuie aussi dès le départ sur une organisation du travail journalistique

par « secteur » ou par « dossier », et où chaque rédacteur s’occupe du traitement d’une

problématique dans sa globalité et non pas, comme c’est le cas au sein des journaux du

gouvernement, limité à une « couverture de ministères » pour reprendre l’expression

de Charles al-Massry, journaliste du quotidien.

21 Cet éloignement d’un journalisme d’opposition, dominant à l’époque au sein de la

presse égyptienne, a eu des effets politiques redoutables pour le régime de Hosni

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Moubarak. La valorisation du travail d’enquête et la stricte observation des faits

permettent au quotidien de gagner en crédibilité et d’accompagner médiatiquement la

montée de la contestation en Égypte. Al-Massry al-Youm a été ainsi le premier quotidien

d’information égyptien, probablement depuis l’arrivée de Hosni Moubarak au pouvoir,

à offrir une couverture journalistique à une manifestation politique : celle du

mouvement « Kifayat » (Ben Néfissa, 2007), le 4 décembre 2004, lorsqu’une centaine de

manifestants réussissent à échapper au quadrillage sécuritaire et marcher quelques

mètres jusqu’à la Cour Suprême, en plein centre du Caire, en criant « Non à la

réélection de Moubarak et non à la transmission héréditaire du pouvoir ». C’est aussi à

al-Massry al-Youm que la juge Noha al-Zini s’adresse pour témoigner sur le trucage des

élections législatives en 2005 (Al-Massry al-Youm, 24/12/2005). Et c’est encore al-Massry

al-Youm qui consacre sa Une à la grève du complexe de textile et de tissage Ghazl al-

Mahalla, dont les mobilisations forment avec celles des fonctionnaires de l’impôt

foncier le moteur des protestations salariales des années 2000 (Duboc, 2012), où le

8 décembre 2006 plus de 15 000 ouvriers protestent contre la médiocrité de leurs

salaires et les conditions de travail (Al-Massry al-Youm, 08/12/2006). La couverture

journalistique des mobilisations ouvrières est alors quotidienne, intensive et conjugue

articles, dossiers spéciaux, enquêtes et reportages quasi ethnographiques sur les

conditions des travailleurs. L’intrusion d’un journal d’information comme al-Massry al-

Youm dans le processus protestataire, une première dans l’histoire politique de

l’Égypte15, a été certainement un élément déterminant dans le déclenchement du cycle

de mobilisations sociales que connaît l’Égypte au milieu des années 2000. D’autant plus

que la réputation du sérieux du Massry al-Youm y compris auprès de ses confrères

étrangers, oblige progressivement les responsables politiques à intervenir dans les

pages du journal et atteste – de facto – de la prise en compte par le régime des

revendications des manifestants. Un témoignage de l’éditeur Hicham Kassem sur le

projet de création du quotidien al-Massry al-Youm résume parfaitement comment dans

l’Égypte des années 2000, l’émergence d’un quotidien d’information privé avait

reformulé les rôles de la presse écrite dans ses rapports à l’État et à la société.

« Mon idée était de faire un journal purement informationnel, fuir la polarisationqui gouverne la presse égyptienne entre le régime et l’opposition et s’introduiredans une zone complètement vide qui est celle de l’information. Et ce fut trèsdifficile de convaincre les propriétaires et mes collègues d’une telle conception. Lepremier rédacteur en chef que j’ai engagé était Anwar al-Hawary. J’avais une trèsmauvaise relation avec lui. Je constatais qu’il essayait de s’éloigner de l’idée dujournal d’information. J’ai trouvé par exemple qu’il avait mis un titre du genre : “Lamaudite décision d’unification des appels à la prière”. Je lui ai dit : non, moi je neveux pas ton opinion, moi je veux savoir si cette décision va s’appliquer à toutes lesmosquées ou non, comment ils vont s’organiser, bref des informations et on laisseau lecteur décider lui-même si c’est cette décision est maudite ou pas. Après 6 mois,il y a eu une grande dispute entre nous sur une question d’annonce publicitaire etqui s’est terminée par sa démission. En même temps, le régime n’était pas content.Souvent Magdy al-Gallad, qui a pris la place d’Anwar al-Hawary, venait me prévenirque la police de l’État était très en colère contre tel ou tel article. Je répondais qu’icion ne fait pas de politique, on réunit des informations, on les traite, puis on lesvend. Tant que l’information est bonne, il n’y a plus de place pour desconsidérations politiques. Dis-leur de regarder ce que les journaux d’oppositionécrivent, on est plus sérieux. Il me répondait que pour eux c’était ça le problème,les gens nous croient. En fait, au regard de mon passé d’opposant politique, de mescombats pour la protection des droits de l’homme, ils pensaient que j’allais amenerle journal vers la voie de l’opposition au régime. Ils se sont dit : ce n’est pas grave, il

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y a beaucoup de journaux d’opposition qui protestent, mais lorsqu’ils ont découvertque c’était un journal d’information, ils étaient surpris. Ils n’ont pas imaginé quej’allais fonder un journal d’information et que les gens puissent nous croire »(Entretien avec l’éditeur Hicham Kassem, Le Caire, 2013).

22 Après sept années de censure, le journal al-Dustûr réapparaît en 2005 par décision de

justice et après plusieurs tentatives de publication, sous la direction du même

rédacteur en chef, Ibrahim Eissa, et du même propriétaire, Issam Ismail Fahmy

(Benaziz, 2015). Pour reconstruire le journal, Ibrahim Eissa s’appuie alors sur une

équipe de jeunes caricaturistes, jusqu’alors peu connus et qui forment le noyau dur de

la rédaction du Dustûr16. Le journal se veut d’information politique et générale, mais

pour insister sur la dimension satirique et critique dans le traitement de l’actualité,

Ibrahim Eissa fait appel aussi à l’écrivain et scénariste Bilal Fadl pour co-animer une

page satirique avec le caricaturiste Amrou Slim, page appelée ironiquement « Deux

gifles ». Ces pages hebdomadaires (2005-2007) dans lesquelles Bilal Fadl publiait

certains de ses écrits sous forme de feuilleton sont réunies en deux livres édités par la

maison d’édition Dar Meret : Deux gifles (Fadl, 2007) et L’Oscar de l’hypocrisie (Fadl,

2011b). Dans ce dernier, il s’amuse à décerner chaque semaine un « oscar » au

journaliste à « l’article le plus flatteur » envers Hosni Moubarak – dont la plupart sont

des journalistes de la presse d’État, cibles privilégiées des rédacteurs du Dustûr. C’est

l’âge d’or de la satire politique en Égypte. De 2005 à 2010, al-Dustûr assure une

couverture intensive et bienveillante des mobilisations contestataires contre le régime

de Hosni Moubarak, et conduit au fil des ans un discours politique cohérent, offensif et

révolutionnaire. Depuis l’institution présidentielle, le parti au pouvoir, en passant par

la presse d’État et les institutions religieuses officielles, les journalistes du Dustûr

s’attaquent systématiquement aux symboles et aux appareils du régime, souvent

réduits à quelques personnages clés et durables que les journalistes du Dustûr

mobilisent à chaque événement ou situation. Une idée centrale articule alors

l’ensemble de l’argumentation de Dustûr, c’est que tous les problèmes dont souffre

l’Égypte sont dus à la nature despotique du régime et à l’absence de démocratie. Dans

cette perspective, la politique éditoriale du journal consistera à mettre en cause en

permanence l’organisation autoritaire du pouvoir et la « sacralisation du président ».

Quasiment tous les numéros de l’hebdomadaire al-Dustûr que nous avons analysé,

publiés entre le 30 mars 2005 et le 1er août 2007, comportent ainsi des enquêtes qui

traitent de Hosni Moubarak et de sa famille : salaire, santé, voyages, fortune, le statut et

les prérogatives de l’épouse du président (Susanne Moubarak), le passé politique et

militaire de Hosni Moubarak, entre autres. L’objectif premier des journalistes du Dustûr

n’est pas tant d’informer ou d’apporter des révélations sur la vie du président. En

s’attaquant à des sujets habituellement intouchables, il s’agit en fait d’enlever le

caractère sacré du pouvoir présidentiel, d’« humaniser Moubarak »17 afin de rendre ce

dernier critiquable et politiquement responsable. La banalisation de ce type de

thématiques par le journal al-Dustûr vise aussi à produire dans la société un état de

choc, d’interrogation et de réflexion sur ce qui semble relever de l’évidence ou de

l’allant de soi. Par exemple, c’est le cas d’une enquête sur « les voyages du président »

où les journalistes du Dustûr s’interrogent sur le budget consacré par l’État pour couvrir

les visites officielles de Hosni Moubarak à l’étranger, sur l’utilité de ces déplacements

pour le pays et leurs retombées économiques. En l’absence d’informations et de

documents officiels sur la question, les auteurs du Dustûr supposent des chiffres,

interrogent des chercheurs et des juristes, rappellent le nombre élevé de ces voyages et

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des accompagnateurs du président, opèrent des comparaisons avec les pays

démocratiques et s’indignent du peu d’intérêts manifesté par Hosni Moubarak pour les

villes égyptiennes (Al-Dustûr, « Le président volant », 90, 06/12/2006). Ce type

d’enquêtes, outre qu’il attire fortement la curiosité du lecteur, peu habitué à voir ces

sujets traités dans les médias égyptiens, vise à dénoncer l’arbitraire du pouvoir et à

rappeler la nature élective de la fonction présidentielle et sa soumission au droit. Pour

Ibrahim Eissa (2012 : 225-226), dont tous les articles publiés entre 2005 et 2010 portent

sur Hosni Moubarak, c’est la force de la répression et des « appareils » médiatiques et

politiques au service du régime, avec la complicité de l’opposition officielle, d’avoir

réussi à installer durablement dans la société ce qu’il appelle « un état de crainte et

d’hypocrisie générale », consistant à détacher en permanence l’institution

présidentielle du débat politique. À travers des enquêtes sur la corruption, la torture

dans les prisons, le trucage des élections ou encore le développement des inégalités

sociales en Égypte, les journalistes du Dustûr cherchent ainsi à dénoncer les

conséquences du « gouvernement d’un seul », mais aussi et surtout à replacer l’ex-

président au centre du jeu politique.

« Un second point important, est que, dans une société en pleine stagnation,bloquée, l’arrivée du journal al-Dustûr fit l’effet d’un électrochoc, dans la mesure oùil a cassé tous les tabous, à la manière de : “j’ai vu le roi nu”, un président quepersonne ne pouvait voir, approcher ou lui parler, donc al-Dustûr a créé un chocpsychosocial qui a permis de rabaisser et de désacraliser Moubarak. Je peux direque l’une des grandes réussites du journal al-Dustûr est qu’il a constitué la premièretroupe de martyrs pour faire descendre Moubarak de la classe des pharaons à celledes présidents, et c’est ce qui nous a permis alors de se révolter contre lui. Ce qui abrisé cette sacralisation, ce sont bien les articles et les caricatures des journalistesdu Dustûr. On dessinait la nuque du président !18 On disait “Moubarak” ! Nous avonsparlé de tout ce qui concernait Moubarak sans crainte et avec audace ; nous avonspayé le prix certes, mais à la fin nous avons réussi, on a réussi à préparerpsychologiquement le citoyen égyptien à s’insurger contre le despote. On a brisé lapeur et les craintes. On a fait comme le prophète Ibrahim lorsqu’il a brisé les idolesdu temple et a mis la hache entre les mains du grand dieu du temple. Et ceci seproduisait parallèlement avec les mobilisations de Kifayat et du 6 avril, etc. Tout cecia donc participé à libérer le peuple égyptien » (Entretien avec Ibrahim Eissa,Le Caire, 2013).

23 Le travail des caricaturistes ne se limite pas à accompagner les textes écrits du Dustûr,

mais ils investissent dès les premières livraisons des possibilités graphiques et

symboliques qui échappent au texte, jusqu’à formuler des messages plus complexes.

C’est le cas notamment des dessins de Walid Taher dont la thématique centrale tourne

autour de la « dégénérescence » de « l’homme égyptien ». La plupart de ses travaux

marquent, à première vue, un souci de représentation d’une société en profonde

dépression. Mais compris dans le cadre révolutionnaire du message politique recherché

par al-Dustûr, ces dessins ont en vérité un objectif de provocation. Le caricaturiste

soulève l’inertie, la soumission résignée et humiliante d’une société qui préfère

toujours contenir ses malaises et ses colères au lieu de se révolter contre le régime, à

l’origine pourtant de toutes ses souffrances19.

24 Le journal al-Badîl ( L’Alternative) émerge sur la scène médiatique égyptienne en

juillet 2007. Il est né du développement des mouvements sociaux en Égypte et pour leur

soutien20. Dans une étude qui insiste sur la dimension « singulière » et « originale » de

l’expérience du journal al-Badîl, Marianna Ghiglia (2015) offre une des premières

enquêtes monographiques sur un journal privé égyptien. Fondé par des activistes des

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droits de l’homme en rupture avec les structures traditionnelles de militantisme de la

gauche égyptienne, géré par des journalistes/intellectuels et financé par un groupe

d’hommes d’affaires « désintéressés » financièrement, al-Badîl représente, pour

l’auteure, une expérience particulière dans l’histoire de la presse écrite égyptienne.

Cette nature « hybride » d’al-Badîl l’éloignerait, en effet, à la fois du journalisme

proposé par la presse d’État, des journaux organes de partis politiques21, ainsi que de la

presse privée, du fait de l’ancrage idéologique des financeurs d’al-Badîl à gauche. Un

projet politique appelé « gauche démocratique » anime et fédère les participants au

lancement du journal, projet « fondé sur la jonction entre les principes de la

démocratie et les droits de l’homme d’un côté, et celui de la justice sociale de l’autre »

(ibid. : 4). Dans le contexte de l’effervescence politique et sociale des années 2000, il

s’agit de proposer une alternative « civile » à la mouvance islamiste et à l’autoritarisme

du régime. Ainsi, contrairement à la plupart des journaux privés de cette période, les

ambitions et motivations premières des fondateurs d’al-Badîl ne sont-elles pas

proprement journalistiques. Il s’agit plutôt d’accéder à la scène politique légale en

passant par la presse écrite. Devant la fermeture des canaux institutionnels

d’expression politique, le journal est pensé comme un moyen de substitution. Est-ce la

raison qui explique « l’effondrement financier » d’al-Badîl et son retrait des marchés en

2009 ? C’est ce que semble penser Ahmad Abd Al-Tawab, journaliste égyptien et

directeur de publication de l’institution journalistique étatique al-Ahram :

« L’expérience d’al-Badîl est différente de celle du journal al-Dustûr. Al-Badîl avaitéchoué professionnellement. Al-Badîl a été incapable de produire une formulejournalistique pour un lecteur. On peut être porteur d’un projet médiatique nobleet courageux, mais cela ne détermine pas le succès car le journal a été incapabled’accéder au public. Al-Badîl était un groupe d’activistes politiques, respectables,honnêtes, mais qui ignoraient tout du travail journalistique, ils ne disposaient pasde journalistes capables de traduire le message politique en une formulejournalistique acceptable par le public » (Entretien, 2013).

25 Un entretien avec Khaled al-Balchy, ancien journaliste de la revue étatique Rose al-

Youssef et du Dustûr, un des fondateurs d’al-Badîl et son rédacteur en chef d’octobre 2008

à sa fermeture en avril 2009, apporte un autre éclairage sur les raisons de l’arrêt du

journal et qui semble compléter plutôt qu’il ne contredit les propos d’Ahmad Abd al-

Tawab.

« Al-Badîl a fermé en avril en 2009. Les financeurs du journal ont déclaré que c’étaitpour des raisons financières. Moi je pense que ce n’est pas la vraie raison. Je penseque c’est plutôt pour des raisons politiques. Le journal al-Badîl est un journal degauche, il est né pour couvrir et soutenir les mouvements sociaux, notamment lemouvement ouvrier. Il devait être l’expression profonde et sincère de cemouvement social que connaît la société égyptienne durant les années 2000. Et lesprincipaux financeurs du journal ont investi dans le journal al-Badîl par convictionpour ce projet. Mais je pense qu’ils n’ont pas mesuré ou sous-estimé le prix à payerpour exprimer ce mouvement protestataire de la société, surtout qu’al-Badîl était lejournal le plus radical dans la critique du régime » (Entretien, 2014).

26 Depuis sa fondation jusqu’à sa fermeture en 2009, al-Badîl se spécialise dans la

couverture des mobilisations collectives, les affaires de droits de l’homme, la

publication des rapports des centres de recherche, et ouvre grandement ses pages aux

activistes et opposants politiques du régime. Mais le journal est traversé aussi par une

professionnalisation progressive, perceptible, selon Marianna Ghliglia (2015 : 8), au

niveau de la mise en forme du journal :

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« La maquette du quotidien se transforme progressivement pour accroître sonattractivité, la Une devient au fur et à mesure plus lisible et organisée, et lestitrailles se font plus accrocheuses à travers l’emploi généralisé d’expressionsdialectales. Autrement dit, le quotidien change de personnalité et prend une allureplus dynamique et captivante, même si, ce faisant, il perd en sobriété ».

27 Or, ces transformations de forme traduisent, et c’est bien l’idée principale de l’auteure,

l’ascension dans la direction du journal d’une jeune génération de journalistes dont les

caractéristiques socioprofessionnelles et les trajectoires de politisation diffèrent de

celles des pères fondateurs d’al-Badîl. Aux militants et intellectuels de la « génération

politique » dite des « seventies » (El-Khawaga, 2003), celle socialisée par les structures

de gauche nassériennes, se substitue progressivement au niveau des postes de

responsabilité une nouvelle catégorie d’acteurs, journalistes de formation pour la

plupart et n’affichant aucune affiliation idéologique précise. Contrairement à leurs

aînés, ce dernier groupe ne conçoit pas le journalisme comme un moyen de lutte

politique « par défaut ». Comme la plupart des jeunes journalistes de la presse privée,

ils intègrent la vie professionnelle dans le cadre d’une double particularité historique :

le développement prolifique des mouvements de protestation, et la démonopolisation

du champ médiatique égyptien, avec la multiplication des journaux et chaînes de

télévision privées. Travailler pour un journal comme al-Badîl ou al-Dustûr, offre donc à

la fois la possibilité de protester contre l’ordre établi, mais aussi la promesse de réussite

et d’ascension professionnelles.

Conclusion

28 Le formidable essor des médias privés au temps de Hosni Moubarak prouve que les

Égyptiens étaient tout à fait prédisposés à lire ou voir autre chose que les publications

du gouvernement et les programmes des chaînes publiques. Cet essor est le résultat

d’une conjonction très complexe entre une multitude de processus, de volontés et de

logiques d’intérêts : un contexte historique caractérisé notamment par la montée des

mobilisations sociales et des protestations collectives contre le régime ; un nouveau

type de financement des structures médiatiques permettant un nouveau type de

gestion, de recrutement professionnel et d’organisation du travail journalistique ; et

une génération de journalistes égyptiens porteuse de conceptions journalistiques

innovantes et qui trouve dans le secteur privé les moyens et les conditions pour les

réaliser. De son côté, le régime de Hosni Moubarak semble ne pas avoir mesuré toutes

les conséquences d’une libéralisation même relative de la télévision satellitaire.

L’association réussie entre des hommes d’affaires dont les intérêts ont évolué avec

l’effervescence politique et médiatique des années 2000, et des journalistes de la presse

d’État, a permis finalement l’instauration d’un journalisme plus attentif aux demandes

de changement politique en Égypte.

Questions de communication, 33 | 2018

198

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NOTES

1. Le Parti national démocratique (PND) est au pouvoir au temps de H. Moubarak.

2. L’article 209 est en fait ajouté à la constitution de 1971 le 30 avril 1980.

3. Un million de livres égyptiennes équivaut à peu près aujourd’hui à 60 000 euros. La livre

égyptienne a subi une lourde dévaluation puisqu’en 1996 un euro équivalait à 6 ou 7 livre contre

17 livres en 2017.

4. Il s’agit du journal al-Maydan (1995, date de l’obtention de l’autorisation du HCP), al-Nabaa al-

watany (1996), al-Osbu’ (1997), et Sawt al-Umma (1997).

Questions de communication, 33 | 2018

200

5. Accès : http://www.e3lam.org/2015/01/17/13479.

6. Voir ici un très important témoignage de B. Fadl (2016) sur cette première expérience du

Dustûr et aussi sur le développement de l’influence politique de l’éditeur I. I. Fahmy avec le succès

que va connaître le journal.

7. Entretien avec M. Afifi, Le Caire, 2014.

8. Entretien d’A. Bahgat avec l’animateur A. El-Leithy sur la chaine de télévision al-Hayat, 2014.

9. Entretien avec M. Saïd Mahfouz, ancien présentateur et fondateur de l’émission Kalam el nass

sur la chaîne satellitaire CBC extra, professeur à l’université du Caire et président de l’Institut

régional d’al-Ahram pour la presse, Le Caire, 2014.

10. Entretien de S. Diab avec I. Eissa sur la chaine satellitaire ON TV, 2015.

11. Entretien de S. Diab avec la rédaction du Massry al-Youm, al-Massry al-Youm TV, juin 2013.

12. Entretien avec H. Kassem, Le Caire, 2013.

13. Sur la notion de « presse de prestige » voir J.-G Padioleau (1985).

14. Entretien avec C. al-Massry, directeur exécutif du journal al-Massry al-Youm, Le Caire, 2013.

15. Entretien avec K. Abass, fondateur et coordinateur du Centre de services pour les syndicats et

les ouvriers, Le Caire, 2014.

16. Il s’agit notamment d’Amrou Slim, Walid Taher, Ahmad Makhlouf, Doaà Eladl, Mohammad

Khandil, Abdallah Ahmad, Hicham Rahmat et Hany Chams. I. Eissa mobilise aussi le célèbre

peintre égyptien Hilmi al-Touni et les dessins politiques de Bahgat Othman, célèbre caricaturiste

des années 1970.

17. Entretien avec I. Eissa au siège du quotidien al-Tahrîr, Le Caire, 2013.

18. La « nuque de Moubarak » est probablement la trouvaille majeure du caricaturiste A. Slim.

Son prodigieux succès à l’époque s’explique par sa forte capacité de condensation du discours

satirique et son caractère très dynamique qui fait participer le lecteur à la construction de

l’ironie. La métaphore de la « nuque », symbole de la répression en Égypte, synthétise aussi tous

les éléments du régime politique de H. Moubarak, fonctionnant alors comme un raccourci visuel

d’un temps ou d’un état social.

19. Voir à titre d’exemple un dessin de Walid Taher intitulé « Tofranil », al-Dustûr, 31/01/2007.

20. Entretien avec K. al-Balchy, ancien rédacteur en chef du journal al-Badîl et un des fondateurs

du journal. Le Caire, 2014.

21. Il s’agit surtout de l’hebdomadaire al-Ahaly, principal organe journalistique du parti socialiste

égyptien Al-Tagammu’.

RÉSUMÉS

L’émergence au milieu des années 1990 d’une presse financée par des hommes d’affaires marque

le passage en Égypte d’une presse « d’État », dépendante du pouvoir politique, héritière de la

période des « nationalisations » durant les années 1960, à un nouveau type de journalisme qui

place les transformations de la société au centre du processus de production de l’information. La

thèse de cet article, qui s’appuie sur les résultats d’une enquête de terrain menée entre 2012 et

2015, est que les transformations que la presse écrite égyptienne va connaître avec l’avènement

du financement privé, doivent être analysées dans le cadre de formation d’un nouveau « lieu de

production » de l’information. L’étude de ce lieu de production suppose d’être attentif au

contexte politique et social, aux conditions de production, au mode de gestion et de financement,

Questions de communication, 33 | 2018

201

à l’organisation du travail journalistique, à la diversité des profits et des motivations des hommes

d’affaires qui ont investi dans les médias au temps de Hosni Moubarak, ainsi qu’aux parcours

professionnels des principaux acteurs concernés, les journalistes.

The emergence in the mid-1990s of a press financed by businessmen marks the passage in Egypt

of a “state” press, dependent on political power, heir to the period of "“nationalization” during

the years 1960, to a new type of journalism that places the transformations of society at the

center of the process of production of information. The thesis of this article, based on the results

of a field survey carried out between 2012 and 2015, is that the transformations that the Egyptian

press is going to experience with the advent of private funding, must be analyzed within the

framework of a new “place of production” of information. The study of this place of production

presupposes to be attentive to the political and social context, the conditions of production, the

way of management and financing, the organization of journalistic work, the diversity of profits

and motivations of businessmen who invested in the media in Hosni Mubarak’s time, and the

career paths of the main actors concerned, journalists.

INDEX

Mots-clés : presse privée, Égypte, lieu de production, Al-Dustûr, Al-Massry al-Youm, Al-Badîl

Keywords : private press, Egypt, place of production, Al-Dustûr, Al-Massry al-Youm, Al-Badîl

AUTEUR

BACHIR BENAZIZ

Développement et sociétés

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne/Institut de recherche pour le développement

F-94736

bachir.benaziz7[at]gmail.com

Questions de communication, 33 | 2018

202

Entrer en politique par la bandemédiatique ?Construction et circulation des cadrages médiatiques du Bloc identitaireet de Casapound Italia

Doing politics through the media? Construction and use of media frames by the

Bloc Identaire and CasaPound Italia

Samuel Bouron et Caterina Froio

1 Plusieurs organisations réactionnaires telles que le Bloc identitaire (BI) ou CasaPound

Italia (CPI)1 en Italie investissent fortement les techniques d’information et de

communication pour accéder à une visibilité médiatique. Pour ces organisations, le

contrôle des médias est au cœur d’une stratégie de conquête d’une légitimité politique,

à tel point qu’elles orientent presque exclusivement leur action vers les médias, en

délaissant d’autres sphères politiques comme le jeu électoral (Davis, Seymour, 2014).

Or, les études qui questionnent la façon dont les militants mobilisent les médias ont

surtout été portées sur des groupes plutôt classés à gauche (Gamson, 1992 ; Gitlin, 1980 ;

Marchetti, 1998 ; Mattoni, 2012 ; Ferron, 2015), orientés vers la promotion de sociétés

plus égalitaires (Hirsch-Hoefler, Mudde, 2013). Elles ont notamment montré comment

ces organisations construisent des « cadrages » dont la vocation est de faire partager le

plus largement possible leur vision du monde et plus particulièrement de sensibiliser à

ce qu’elles considèrent être des injustices (Gamson, 1992). Ces discours politiques sont

fortement consensuels et rencontrent peu d’adversaires, comme c’est le cas par

exemple de la communication des groupes humanitaires (Juhem, 2001). Toutes les

formations politiques, de gauche comme de droite, tendent à s’accorder a minima pour

déplorer les misères de condition des plus pauvres. À l’inverse, il existe des discours qui

sont quasi unanimement rejetés par des formations politiques parce qu’ils seraient

antinomiques avec les droits de l’homme et les valeurs revendiquées de la « démocratie

libérale ». Les discours xénophobes font partie de ceux qui ont tendance à susciter un

rejet de la part des autres formations politiques. De la même manière que l’extrême

droite2 peut avoir intérêt à susciter et à mettre en scène l’indignation, en retour les

groupes politiques opposés peuvent avoir intérêt à se mobiliser contre l’extrême droite

Questions de communication, 33 | 2018

203

pour associer leur image à un combat universaliste dont on sait qu’il est une condition

pour grandir la cause (Boltanski, Darré, Schiltz, 1984) : respect des droits de l’homme,

antiracisme, etc. Ce rejet a longtemps été une entrave à ce que les groupes d’extrême

droite aient accès à l’espace public. Mais il semble que des figures comme celle de Jean-

Marie Le Pen aient accédé à l’espace public – notamment par la télévision (Darras, 1998)

– à un moment où l’ordre politique traditionnel s’est trouvé davantage dévalué et

fragmenté (François, Neveu, 1999), matérialisé notamment par une domination accrue

de la télévision sur la presse écrite dans l’imposition de l’agenda médiatique (Bourdieu,

1996). On peut se demander si cette configuration n’a pas favorisé l’émergence

progressive dans les médias les plus soumis aux contraintes de l’audimat de discours

qui apparaissent transgressifs et qui suscitent l’indignation. Par exemple, Alain Soral et

Éric Zemmour ont connu une ascension médiatique et politique par leurs passages

répétés dans des talk-shows comme C’est mon choix, Ce soir ou jamais, Tout le monde en

parle, On n’est pas couché, etc. Ils trouvent dans ces lieux médiatiques les conditions

idéales pour opposer à l’autorité des savants leurs opinions fondées sur le « bon sens »

et ainsi paraître transgressifs pour le public (Chauveau, 2014 ; Sapiro, 2015).

2 Les idées étiquetées à l’extrême droite empruntent un circuit médiatique spécifique

qu’il s’agit de caractériser. À cet effet, l’étude propose d’appréhender aussi bien les

stratégies d’ajustement aux médias de deux groupes d’extrême droite, le BI en France

et Casapound en Italie, que leur traitement médiatique systématique.

3 Ce projet d’effectuer une comparaison du BI et de Casapound Italia nous est venu après

avoir constaté au cours de deux enquêtes de terrain séparées la similitude des

stratégies politiques menées par les deux groupes en France et en Italie3. La première

enquête par observation participante non dissimulée avait consisté à observer les

différentes actions, concerts et événements de CP ainsi qu’à mener des entretiens avec

des militants dans différentes villes en Italie en deux temps : d’abord entre 2012 et 2013

et puis entre 2015 et 2016 (dont 19 ont pu être enregistrés). L’autre enquête avait été

menée en 2010 par observation participante et de façon dissimulée afin d’observer les

coulisses de l’organisation militante : camp de formation des « cadres » du mouvement,

réunions militantes, contacts informels entre les membres du BI, soirées festives, etc.

Or, ces deux mouvements présentent des similitudes dans leurs stratégies militantes.

Malgré les différences en termes de taille – avec CP qui a une présence sur le territoire

italien plus importante que le BI et un nombre de militants plus élevé4 – les deux

groupes partagent une interprétation du militantisme qui devrait selon eux surmonter

le clivage classique gauche-droite, en s’inspirant notamment des logiques esthétiques

de la culture musicale et cinématographique grand public, style défini par les

journalistes comme un « fascisme pop ». Tous les deux ont investi à cet effet un squat à

Rome pour CP et des « maisons de l’identité » en France, lieux de production de

différentes activités culturelles – entre autres des sports de combat, dégustation de

produits « du terroir », formations militantes – qui dépassent le cadre stricto sensu de la

politique et qui s’inscrivent, selon leur propre terme, dans une stratégie

« métapolitique », selon laquelle l’hégémonie culturelle préparerait la victoire politique

(Cahuzac, François, 2013).

4 Ces mouvements s’inscrivent dans la continuité de la nouvelle droite, en cherchant à ne

pas se limiter au domaine strictement politique où l’extrême droite tend

historiquement à être stigmatisée et en investissant des territoires culturels qui les font

apparaître transgressifs et attrayants, en particulier pour une partie de la jeunesse. Les

Questions de communication, 33 | 2018

204

Identitaires et Casapound, qui sont des outsiders par rapport à des formations mieux

établies comme le Front national (FN) et la Ligue du Nord, préfèrent investir des

territoires culturels qui intéressent le grand public plutôt que de seulement s’engager

dans une compétition électorale dans laquelle ils n’ont que peu de chances d’atteindre

des scores élevés.

5 Cette position militante est rejointe dans l’espace intellectuel par plusieurs revues qui

constituent des références pour les mouvements identitaires et pour CP comme

Éléments, fondé en 1973 par le Grece (Groupement de recherche et d’études pour la

civilisation européenne), et Réfléchir et Agir, fondée en 1993. Cette stratégie

« métapolitique » tend à s’étendre vers d’autres réseaux de la droite conservatrice, à

l’image de revues et magazines fondés plus récemment comme L’Incorrect, soutenu par

des sympathisants de Marion Maréchal-Le Pen, ou Limites, qui tente de mêler les

problématiques écologiques et l’éthique chrétienne.

6 Ces tentatives affichées de conquérir un plus large public nous ont ainsi conduit à nous

intéresser à la médiatisation des Identitaires et de Casapound. C’est pourquoi nous

avons réalisé, à la suite des observations des deux groupes, une analyse du contenu des

interventions publiques initiées par les deux organisations, de 2003, la date de création

des deux mouvements, à 2015, à partir des articles de trois titres de presse dans chacun

des deux pays, Le Monde, Le Figaro et Le Parisien en France, La Repubblica, le Corriere della

Sera et Il Messaggero en Italie. Au total, nous avons collecté 602 articles (387 pour l’Italie

et 215 pour la France) qui traitent du BI ou CPI dans la période observée5. La presse

d’information générale et politique, comme Le Monde ou La Repubblica, a fondé sa

réputation sur un « sérieux » journalistique qui se traduit dans le cas du traitement de

l’extrême droite par des connaissances spécifiques sur le sujet, relatives à l’histoire de

ces groupes militants, aux trajectoires sociales et politiques de leurs leaders ou encore

aux relations qu’ils entretiennent avec les autres formations politiques. C’est pourquoi

au Monde, par exemple, l’extrême droite est encore aujourd’hui traitée par des

journalistes spécialisés6. Il en va autrement de la presse quotidienne régionale où

l’extrême droite n’est pas considérée selon des connaissances spécifiques, ce qui

explique que le sujet ne soit pas toujours traité par le même journaliste, qui est parfois

un pigiste. Celui-ci fonde d’abord ses connaissances sur ce qu’en disent les autres

médias, mais aussi sur le discours porté par les « sources » elles-mêmes, ce qui le rend

plus dépendant d’elles (Bouron, 2014) pour traiter le sujet. Il nous est ainsi paru

pertinent de sélectionner également deux journaux de diffusion locale, Le Parisien en

France et Il Messaggero en Italie, qui couvrent l’actualité des deux capitales et dont

l’agenda médiatique se situe donc moins dans un cadre national que celui des autres

quotidiens. Pour analyser le contenu des articles de presse, nous suivons la méthode de

l’analyse politique de la revendication (political claim analysis) suggérée par Ruud

Koopmans et Paul Statham (1999). Dans notre cas, l’unité de mesure renvoie à chaque

intervention du BI et de CPI relayée dans ces six journaux. Pour les caractériser, nous

nous sommes servis d’une grille de codage permettant de distinguer le type d’action et

le thème de l’intervention publique reportés dans l’article. En ce qui concerne le type

d’action, le codage permet de distinguer entre des actions de type conventionnel ou des

actions protestataires. Les actions conventionnelles incluent toutes les interventions

verbales (déclarations publiques ou dans les médias et entretiens), mais aussi celles

effectuées au sein d’organes représentatifs (pétitions et campagnes électorales). Les

actions protestataires correspondent à des événements de type démonstratif non

violent (manifestations et rassemblements) et violent (qui impliquent des violences

Questions de communication, 33 | 2018

205

physiques ou symboliques contre des objets ou des personnes). Pour identifier les

thèmes de chaque intervention publique du BI et de CPI, nous avons suivi la grille de

codage proposée par Hanspeter Kriesi et al. en 2012 et adaptée par Pietro Castelli

Gattinara et Caterina Froio (2017) à l’étude des mobilisations d’extrême droite.

7 Nous avons aussi identifié neuf thèmes récurrents dans les interventions publiques de

ces acteurs : défense et sécurité, droits civils, écologie, économie, éducation, élections

et activités sportives et culturelles à visée idéologique (musique, sports et

commémorations), immigration, politique institutionnelle, Union européenne7. Nous

avons ajouté à cela des variables qui nous informent sur la longueur de l’article

(calculée sur la base du nombre de mots), le ton (en distinguant s’il s’agit d’une

description purement factuelle, d’une analyse, ou d’une combinaison des deux) et le

nom de l’auteur de l’article. L’analyse des interventions publiques du BI et de CPI a eu

pour but de caractériser les façons dont les différents journaux reprennent ou non les

cadrages de l’actualité repérés dans un premier temps dans nos enquêtes de terrain

respectives. Si ces titres de presse constituent le cœur de l’analyse des interventions

publiques et de leur contenu thématique, nous avons aussi pris en compte le traitement

médiatique de certaines actions par la télévision et leur portée sur les réseaux sociaux

afin d’appréhender leurs interdépendances avec les médias plus traditionnels.

8 Trois questions permettront de décomposer plus spécifiquement la relation entre les

militants et les médias. Dans un premier temps, comment ces groupes s’organisent-ils

en coulisse pour être médiatisés ? Ensuite, qui les médiatise et comment les

informations circulent-elles d’un titre journalistique à l’autre dans le champ

médiatique ? Enfin, dans quelle mesure cette médiatisation leur permet-elle de

s’installer durablement en politique, autrement dit dans quelle mesure les ressources

médiatiques accumulées peuvent-elles être converties en politique ?

Une communication de professionnels ajustée auxmédias grand public

9 Les Identitaires et CP tentent d’accéder à une manifestation « de second degré » : elles

ne sont pas tant destinées au public présent au moment et sur les lieux de la

manifestation qu’aux journalistes dans le but d’être médiatisées et de circuler dans

l’espace médiatique (Champagne, 1984), ainsi qu’aux autres militants et sympathisants

qui les suivent sur les réseaux sociaux. Ceci tient en partie, dans le cas étudié ici, aux

ressources des principaux leaders de ces mouvements, qui reconvertissent directement

leurs compétences professionnelles dans leurs organisations. Les fondateurs du BI et de

CP ont une forte proximité avec la science politique et avec le domaine professionnel de

la communication, ce qui est moins une caractéristique de l’extrême droite qu’une

transformation globale de la profession politique (Georgakakis, 1995). Fabrice Robert et

Philippe Vardon, qui ont été les deux principaux entrepreneurs du mouvement, ont

respectivement une maîtrise et un diplôme d’études supérieures spécialisées en science

politique. Le premier est consultant multimédia et le second est consultant en

communication. De même, le président et le vice-président de CP – Gianluca Iannone et

Simone di Stefano – avaient travaillé, avant de rejoindre l’organisation, dans le

domaine de la publicité, de la bande dessinée et du graphisme. Le vice-président est

aussi le responsable de la communication et de la propagande de CPI qui est en charge

de diffuser tout le matériel produit par l’organisation. Ces compétences leur ont permis

Questions de communication, 33 | 2018

206

de développer des supports dont la forme est similaire à ce que produisent les

journalistes et les communicants professionnels. Fabrice Robert a notamment été

l’initiateur d’une agence de presse – Novopress – dont les codes graphiques participent à

l’idée d’un sérieux technique qui remplit l’une des conditions pour que les informations

soient reprises par les journalistes. L’idée même de l’agence de presse contribue à la

volonté de diffuser des éléments d’information vers l’extérieur du groupe militant. De

même, depuis octobre 2009, CP a développé une veille médias sur le site de

l’organisation qui est mis à jour presque quotidiennement8. Son but est non seulement

d’informer sur les activités du groupe, mais aussi d’offrir des commentaires sur

l’actualité et donc de diffuser parmi les militants, les sympathisants et les visiteurs du

site des clés d’interprétation pour comprendre les nouvelles les plus importantes du

jour. Le groupe dispose également de différentes plateformes médiatiques autogérées

telles qu’une chaîne de télévision à diffusion nationale (Tortuga TV) et une radio à

diffusion domestique et internationale (Radio Bandiera Nera). Il investit aussi fortement

les réseaux sociaux tels que Facebook et Twitter. Les pages Facebook de Génération

identitaire, qui regroupe les jeunes activistes du mouvement, et de Casapound Italia,

sont suivies en 2018 respectivement par plus de 120 000 et 230 000 personnes. En

comparaison, la page Facebook du Front national de la jeunesse (FNJ) est suivie par

moins de 90 000 personnes et celle du mouvement des jeunes pour la Ligue du Nord

(Giovani Padani, GP) par un peu plus de 13 000 personnes. Sur Twitter, en 2018, 20 000

comptes environ suivent ceux de Génération identitaire et de CP, légèrement plus que

le FNJ et beaucoup plus que le GP qui compte environ 3 500 suivis. Les réseaux sociaux

offrent un espace d’expression moins contrôlé que la presse traditionnelle, ce qui

explique que les sympathisants de l’extrême droite y aient d’autant plus trouvé

l’opportunité d’y partager leurs idées et de tisser des sociabilités que leur discours se

présente sous une forme radicale (Gimenez, Voirol, 2017).

10 Les réseaux sociaux constituent le support de la mise en scène de l’activisme de ces

militants, qui publient systématiquement des photos et des vidéos de leurs actions. Un

collage d’affiches sert ainsi aussi bien à marquer un territoire local qu’à alimenter leurs

supports web. CP gère aussi les relations avec les médias par le biais d’un bureau de

presse organisé dans un réseau d’attachés de presse régionale, qui organisent des

initiatives locales et qui sont reliés par la coordination nationale. Cette coordinatrice

nationale du bureau de presse de CPI est aussi une journaliste professionnelle

travaillant pour l’agence de presse italienne Adnkronos.

11 Ces compétences en communication se traduisent par le choix de symboles « neutres »

qui permettent à CPI et au BI d’être, d’un côté, facilement identifiables par le public et,

de l’autre, de se distinguer par rapport à d’autres groupuscules concurrents en France

et en Italie. Ainsi les symboles conventionnels de l’extrême droite dans les deux pays,

tels que la flamme tricolore, sont-ils abandonnés (au moins en public) et les deux

mouvements adoptent respectivement un sanglier et une tortue stylisés.

Questions de communication, 33 | 2018

207

Figure 1a. Le symbole du Bloc identitaire

Figure 1b. Le symbole de CasaPound Italia

12 Ces logos apparaissent sur des marchandises autoproduites par les deux organisations,

telles que des bonnets, t-shirts, porte-clés, etc., selon une logique similaire à celle du

« branding » qui témoigne de la professionnalisation des campagnes électorales des

partis de gouvernement (Lilleker, 2006). Les symboles militants sont produits selon la

même logique que les objets marketing, dans le but de toucher le public le plus large

possible, au-delà des seuls militants des groupes d’extrême droite.

13 Dans ce contexte, la « vieille » génération d’extrême droite, étroitement liée au mythe

du fascisme historique européen, à ses symboles classiques et à ses formes de

mobilisation principalement violentes, peu professionnalisée en communication

politique – car stigmatisée et exclue des médias – semble progressivement s’effacer au

profit d’une « nouvelle génération » qui renouvelle les références, les outils discursifs,

les symboles et souvent ses leaders (Ignazi, 1994 : 201 ; Matonti, 2013 ; Richard, 2017 ;

Vervaecke, 2012) et parvient ainsi à donner une image plus consensuelle – et selon

certains « normalisée » – de ces mouvements (voir Igounet, 2014 ; Crépon, 2012 ; Dézé,

2012). Ceci passe par un investissement dans des domaines culturels où ils ne sont pas

renvoyés à leur positionnement idéologique objectif comme l’environnement, la

distribution de nourriture pour les populations locales, les expositions

photographiques, le sport, les nouvelles technologies, le cinéma ou encore

l’expérimentation musicale. Les militants organisent leurs emplois du temps et leurs

activités de loisirs en fonction de l’offre de la communauté. Par ce biais, boire une

bière, porter certains vêtements, participer à un entraînement de boxe ou à la

Questions de communication, 33 | 2018

208

projection d’un film, deviennent des formes d’engagement qui leur offrent des

gratifications symboliques immédiates. Dans ces organisations, les connaissances

idéologiques préalables ne sont pas nécessaires et les nouveaux venus trouvent dans la

camaraderie militante une forme d’engagement politique. Apprendre à se battre,

marquer son corps d’éléments esthétiques perçus comme radicaux, faire des pogos

pendant des concerts, participent de la construction d’un style de vie qu’ils perçoivent

comme anticonformiste et radical et qu’ils souhaitent promouvoir vers l’extérieur.

Pour résumer, l’investissement du BI et de CP dans la communication et la culture

visent à brouiller les clivages politiques traditionnels. Ils ne jouent plus l’opposition

entre l’extrême droite et l’extrême gauche mais plutôt le clivage entre l’avant-garde et

l’arrière-garde (Grignon, 1977).

14 En interne, le discours idéologique est assez flou. Ces groupes agrègent différentes

références intellectuelles qui ne forment pas un tout cohérent et dont certaines

peuvent même être classées à gauche, comme c’est par exemple le cas de Serge

Latouche et de la décroissance pour les Identitaires, ou de Che Guevara, Hugo Chavez et

Karl Marx pour CP. Il ne s’agit pas tant de refuser ce qui provient des adversaires

politiques et de l’industrie de masse (cinéma, musique) que de les réinterpréter pour

leur donner un sens nouveau. En France, Act-Up, Greenpeace et le mouvement squat

peuvent tout autant servir de référence que les différents mouvements d’extrême

droite européens. En Italie, Paola Concia, une parlementaire du Parti démocrate et

activiste pour les droits LGBTQ (lesbien, gay, bisexuel, transgenre, queer), a donné une

conférence sur ce thème dans le squat romain de CP le 30 septembre 2009. Dans la

même salle, plus tard, les représentants du parti néo-nazi Aube Dorée ont aussi été

invités à discuter de la crise de l’euro (29 novembre 2013) tout comme les représentants

de la communauté chinoise de Rome pour discuter d’immigration (20 décembre 2011).

15 L’intérêt des deux groupes pour la communication se traduit dans la formation des

militants. L’observation du camp de formation des Identitaires a notamment montré

que l’apprentissage de ce militantisme ne s’apprend pas tant par les textes que par la

façon en elle-même de manifester l’indignation. Apprendre à écrire un communiqué de

presse, à réaliser une bannière ou un site internet, à prendre la parole en public, à

maîtriser les codes de la photographie, etc., constituent le socle commun des savoirs

militants et sont la clé d’une ascension plus rapide dans l’organisation militante

(Bouron, 2017). Dans le cas de CP, la socialisation militante s’effectue au sein d’une

structure très hiérarchique et centralisée. L’apprentissage passe par la production, la

diffusion et les études des textes écrits par le responsable culture de CPI qui sont aussi

publiés par la maison d’édition de l’organisation (Albanese et al., 2015). Ceux-ci

contiennent un résumé de l’idéologie du groupe, « prêt-à-penser » pour les militants.

L’un de ces ouvrages est structuré comme un dictionnaire (il s’agit de Scianca, 2011). Le

militant a seulement besoin de chercher le mot qui l’intéresse parmi les quarante

disponibles pour apprendre et pour pouvoir reproduire le discours de l’organisation sur

l’antifascisme, la différence, le fascisme, la violence, etc. Comme pour les Identitaires,

les relations avec les médias demeurent une prérogative limitée aux seuls militants

ayant une expertise dans ce domaine. Ainsi, pendant l’enquête de terrain lors de la

manifestation du 24 novembre 2012 à Rome contre le gouvernement technique de

Mario Monti, les militants de CP nous ont-ils expliqué qu’ils n’avaient pas la permission

de parler avec les journalistes et que ces derniers devaient s’adresser au président ou

vice-président de CPI pour obtenir des entretiens ou pour trouver un interlocuteur.

Questions de communication, 33 | 2018

209

Après la tuerie de Florence en novembre 20119, le seul militant de CP qui a pu être

interviewé a été le président, Gianluca Iannone.

16 Nos observations montrent ainsi que l’ouverture aux médias du BI et de CP relève

surtout de la professionnalisation de quelques militants occupant une position de

dirigeants au sein de ces mouvements et qui disposent déjà de compétences spécifiques.

La réflexivité des Identitaires et de CP en matière de communication les prédispose à

anticiper le potentiel médiatique de leurs actions. On constate ainsi que la

professionnalisation de ces militants ne consiste pas dans l’apprentissage approfondi

des théories politiques, qui consisterait à entrer frontalement dans le débat politique et

intellectuel en passant par des supports médiatiques qui seraient susceptibles de ne pas

accepter le débat. Devenir un militant de ces organisations consiste à apprendre à

communiquer dans des formes qui sont censées les rendre moins facilement repérables

sur l’échiquier politique traditionnel, favorisant leur réception par des supports

médiatiques qui hybrident davantage l’information et le divertissement, tels que la

presse gratuite, les réseaux sociaux, les chaînes d’information en continu ou la presse

locale.

La politique du fait divers

17 Ces compétences en communication permettent aux militants de mettre en scène leur

idéologie sans jamais véritablement l’expliciter. Le parcours médiatique de deux

actions du BI et de CP montre comment cette stratégie semble fonctionner auprès d’une

partie des journalistes. En 2004, les Identitaires promeuvent la distribution d’une soupe

au cochon, qui exclut de fait les SDF de confession musulmane. De même, en 2003, CP

s’engage dans l’occupation d’un immeuble (qui deviendra par la suite le quartier

général du groupe) pour demander « un crédit social » (mutuo sociale) pour les familles

italiennes, qui exclut de fait les non-Italiens du quartier chinois de Rome où le bâtiment

se situe. Dans ces deux cas, les militants ne disent pas directement ce qu’il faut en

penser et ils justifient leur action de façon consensuelle en promouvant les valeurs de

la charité et du droit à vivre de manière digne. Pour les journalistes du Parisien, cette

action du BI a un fort potentiel médiatique. Elle a un faible coût, dans la mesure où les

médias sont invités à faire un reportage et les militants sont disponibles pour réaliser

des interviews. Surtout, cette action est sujette à polémique dans la mesure où elle

discrimine une partie de la population. De même, pour les journalistes d’Il Messaggero,

l’occupation de l’immeuble par CP a aussi un potentiel médiatique important en

considérant que le thème du logement est particulièrement saillant dans le débat

politique de la ville de Rome et que son ampleur a augmenté suite à la crise des

subprimes aux États-Unis qui a contribué à déclencher la « crise » de la zone euro. Cette

action est polémique car elle oppose non seulement les propriétaires et les non

propriétaires, mais aussi les locataires italiens aux étrangers. Elle est également

spectaculaire parce que l’occupation ne rentre pas dans le répertoire d’action typique

de l’extrême droite. Elle prend la forme d’un happening plutôt que celle d’une

manifestation classique et elle s’accompagne d’une campagne d’affiches10. Dans les deux

pays, la couverture médiatique des journaux locaux diffère de celle des autres titres de

presse. Les articles des journaux locaux limitent souvent le contenu à leur dimension

factuelle, c’est-à-dire que le lead contient l’information principale de l’article, qui est

détaillée dans les paragraphes suivants. Le contenu se termine fréquemment par les

Questions de communication, 33 | 2018

210

réactions des adversaires politiques. Toutefois, les articles sont faiblement réflexifs,

c’est-à-dire que les cadrages qui sont offerts par les « sources » qui, dans notre cas, sont

les militants d’extrême droite, sont fréquemment repris en l’état par les journalistes,

sans que ceux-ci analysent la dimension tactique et stratégique de l’émetteur. Au

Parisien, neuf articles sur dix sont factuels, contre seulement quatre sur dix au Monde. À

l’inverse, dans ce journal, les prises de position des Identitaires sont souvent analysées

en relation aux autres partis d’extrême droite, en particulier le FN, afin de décrire une

lutte de pouvoir entre les différents groupes politiques. Pour résumer, Le Monde resitue

davantage les actions et prises de position du BI dans le champ politique, à travers les

rapports qu’entretiennent entre eux les différents protagonistes (Iyengar, 1991).

18 Le traitement de l’information de ces deux journaux s’explique par leur position

respective dans la division du travail journalistique. Dans un premier temps, Le Parisien

et Il Messaggero valorisent surtout la nouveauté de l’événement, en le relatant dans un

style proche de celui des dépêches d’agence. Dans le cas de la distribution de soupe au

cochon aux sans domicile fixe, dont la pratique exclut les personnes dont la confession

interdit la consommation de viande de porc, c’est Le Parisien qui le premier effectue un

reportage publié le 15 mai 2004. On apprend peu de choses sur le positionnement

politique du BI, si ce n’est qu’il est un « groupuscule xénophobe d’extrême droite ». Le

Monde parlera pour la première fois de la soupe au cochon le 31 décembre 2005, soit six

mois plus tard. Le journaliste y décrit brièvement l’action, avant de questionner sa

possible interdiction, puis de préciser que la polémique juridique qu’elle suscite est

l’objectif des dirigeants du BI. Ce traitement traduit aussi le positionnement du journal,

inquiet de voir la montée électorale des partis de l’extrême droite. En Italie, La

Repubblica propose moins systématiquement une mise en contexte des actions de CPI,

mais lorsque c’est le cas celle-ci suit des logiques assez similaires à celles du Monde. Les

journalistes analysent les positions de CP en relation aux autres partis d’extrême droite

(le Mouvement social italien-Flamme tricolore [MSI-FT], Forza Nuova et plus

récemment Frères d’Italie, Alliance nationale et la Ligue du Nord) mais aussi avec

l’héritage idéologique du fascisme mussolinien et des événements remontant à la

dictature ou aux années de plomb (anni di piombo)11.

19 L’occupation du bâtiment à côté de la gare Termini à Rome par CPI est d’abord relayée

de manière simultanée par Il Messaggero et La Repubblica le 26 décembre 2003 avec des

articles courts et factuels qui se limitent à la description des événements et ensuite à la

description de ses protagonistes.

20 Dans les premiers articles consacrés à ces événements entre le 26 et le 27 décembre

2003, La Repubblica et de Il Messaggero construisent leurs articles autour de la violence

entre la police et les sympathisants de CPI. Les deux journaux reportent de manière

factuelle et dans des articles courts des « affrontements avec la police lors d’une

occupation à côté de la Gare Termini » (La Repubblica, 89 mots) et des « tensions entre

militants et force de l’ordre lors d’une occupation » (Il Messaggero, 75 mots). Quelques

jours après (à partir du 28 décembre 2003), tant La Repubblica qu’ Il Messaggero

commencent à s’interroger, de manière toujours factuelle, sur l’identité du groupe et

sur ses objectifs. Ainsi Il Messaggero demande-t-il « Qu’est-ce que c’est CP ? » (120 mots),

si leur intention est de créer « le premier squat d’extrême droite » (130 mots) et La

Repubblica questionne les origines du groupe en demandant si CP est l’« héritier du

Mouvement social italien-Flamme tricolore » (30 décembre 2003, 230 mots). Dans les

deux titres de presse italienne étudiés, la représentation médiatique de CPI commence

Questions de communication, 33 | 2018

211

donc de manière simultanée et évolue en parallèle, c’est-à-dire que dans les premières

semaines des faits, une chronique/compte rendu des événements liés à l’occupation

d’un bâtiment laisse progressivement la place à une chronologie plutôt factuelle de

l’histoire de CP et de ses repères idéologiques, chemin emprunté par les deux titres de

presse.

21 À la différence de l’Italie, la couverture médiatique du BI ne s’est pas construite

simultanément dans les deux journaux. Elle a circulé du Parisien vers Le Monde selon des

modalités qu’il est nécessaire de préciser. Le Parisien couvre les événements initiés par

le BI de la même manière qu’un feuilleton, où chaque épisode fait avancer l’histoire. Le

3 juin 2004, soit un peu plus de deux semaines après le premier reportage, le journal

annonce que les Verts souhaitent faire interdire la distribution de soupe organisée par

le BI. L’action de ce groupe politique n’est donc plus considérée comme un fait divers.

Les réactions publiques de ses adversaires politisent le cadrage construit par les

Identitaires en entrant dans la polémique. Même si leur discours est critique, les Verts

donnent effectivement une dimension plus générale à l’événement (Boltanski, Darré,

Schiltz, 1984), facilitant ainsi la diffusion du message dans l’espace public. Deux articles

sous forme de brève le 9 juin 2004 puis deux autres plus longs le 11 juin 2004 et le

8 janvier 2005 annoncent finalement l’interdiction de la distribution de la « soupe au

cochon ». Cinq épisodes auront finalement été publiés sur cette « soupe au cochon » et

sur son interdiction, contre deux pour Le Monde et aucun pour Le Figaro dans son édition

papier. En 2010, le BI utilise le même modèle que celui de la « soupe au cochon » en

organisant un « apéro saucisson-pinard », auquel Le Parisien consacre huit articles dans

quatre éditions.

Tableau 1. L’épisode de « l’apéro saucisson-pinard » dans Le Parisien

15 juin 2010 : « L’apéro saucisson-pinard qui inquiète » (507 mots)

15 juin 2010 : « Une organisatrice “anonyme” » (287 mots)

16 juin 2010 : « L’apéro antimusulman interdit à la Goutte-d’Or » (430 mots)

16 juin 2010 : « Mais qui est donc cette Sylvie François ? » (257 mots)

18 juin 2010 : « Apéro “saucisson pinard” : rassemblement d’extrême droite… et riposte de la

gauche » (209 mots)

18 juin 2010 : « Apéro saucisson et pinard : pro et anti manifestent » (91 mots)

19 juin 2010 : « Le flop de l’apéro saucisson-pinard à Barbès » (294 mots)

19 juin 2010 : « À l’Étoile, on a chanté “la Marseillaise” » (205 mots)

22 Dans le même temps, Le Monde consacre deux articles, une brève de 148 mots pour

annoncer l’interdiction de l’événement le 17 juin 2010, puis un éditorial de Caroline

Fourest deux jours plus tard.

23 Dans les cas présentés, la polémique se construit dans les médias dont l’économie

repose sur une forte audience et qui sont représentés ici par Le Parisien ainsi que par les

journaux télévisés (TF1, France 2) et les chaînes d’information continue, les journaux

Questions de communication, 33 | 2018

212

radio mais aussi les réseaux sociaux, les blogs et les sites internet d’extrême droite, où

le public réagit fortement. Progressivement, l’action du BI prend une charge politique

et pénètre plus largement l’espace public. Cette « circulation circulaire de

l’information » se caractérise ainsi par une domination des médias les plus soumis à la

logique de l’audimat sur ceux qui tiennent leur légitimité de la « qualité » de leur

contenu (Bourdieu, 1996). Dans cette circulation de l’information, les réseaux sociaux

constituent une importante nouveauté dans la mesure où ils donnent la possibilité aux

militants de diffuser eux-mêmes les vidéos qu’ils réalisent en gardant la main sur leur

ligne éditoriale. Une vidéo qui « fait le buzz » a toutes les chances d’être reprise par les

journalistes se sentant autorisés à commenter l’activité des réseaux sociaux.

24 L’opposition entre Le Monde et Le Parisien ne doit toutefois pas masquer les autres

différences entre les journaux les plus proches du monde intellectuel et politique que

sont, pour la France, Le Monde et Le Figaro, et pour l’Italie, Il Corriere della Serra et La

Repubblica. D’abord, Le Figaro se montre assez peu poreux aux informations qui ont été

traitées dans un premier temps par Le Parisien. Sur l’ensemble de la période analysée,

seulement 25 articles comportant le nom Bloc identitaire ont été recensés. Le BI est

représenté dans la plupart des articles sous le prisme de la violence et de la radicalité.

Ils sont qualifiés « d’extrémistes » ou « d’ultradroite », façon de les disqualifier de la

même manière que pour « l’ultragauche ». L’auteur qui traite le plus du BI est

Christophe Cornevin, directeur-adjoint de la rédaction et spécialiste des questions de

sécurité. Il puise ses informations au ministère de l’Intérieur, des renseignements

généraux et plus généralement des forces de l’ordre. Ce faisant, Le Figaro parle surtout

des Identitaires quand ces derniers sont mêlés à des mises en examen judiciaires. Par

rapport à celle du Parisien, l’analyse de contenu du Figaro donne à voir une autre forme

de dépendance journalistique, analysée par Patrick Champagne (2016), qui repose

moins sur les contraintes d’audimat que sur certaines sources officielles dont les

journalistes ne s’extraient jamais tout à fait sous peine de perdre une partie de leur

crédit et de paraître moins sérieux. Ce mode de construction de l’information a toutes

les chances de ne pas médiatiser les actions des outsiders politiques, si ce n’est sous

l’angle de la condamnation de leur radicalité.

25 En dehors du traitement de l’information par le prisme juridique, les thématiques

relayées par le journal semblent relativement en phase avec la ligne éditoriale du

journal qui se situe plus à droite politiquement que Le Monde sur l’échiquier politique.

Aussi le journal relaie-t-il en 2013 l’action de Génération identitaire12 qui a consisté à

déployer une banderole au siège du Parti socialiste (PS), rue de Solférino – deux articles

dont un reportage –, quand Le Monde se limite à une brève. De la même manière, les

Identitaires sont pris au sérieux par Le Figaro dans le débat sur les minarets, que relaie

également l’Union pour un mouvement populaire (UMP). Plus généralement, les prises

de position d’éditorialistes du Figaro, comme Ivan Rioufol, mettent en avant l’idée d’une

« fracture identitaire » qui comporte quelques accointances avec le cadrage médiatique

du BI. On voit ainsi que les titres de presse générale et politique retraduisent les actions

des groupes d’extrême droite en fonction de leur ligne éditoriale.

26 L’analyse des thèmes des interventions publiques (Tableau 2) confirme que les chances

d’apparaître dans les journaux nationaux ne sont pas les mêmes pour toutes les

thématiques abordées par le BI et CPI.

Questions de communication, 33 | 2018

213

Tableau 2. Les thèmes des interventions publiques du BI et de CPI dans les journaux français etitaliens (%) (sources : éditions digitalisées par Lexis Nexis et Factiva, élaborations des auteurs)13

27 Les résultats montrent que les thématiques médiatisées ne sont pas seulement les

enjeux classiques « law and order » que l’on s’attendrait à retrouver à l’extrême droite

(Ignazi, 1996). Si dans les deux pays le BI et CPI bénéficient d’une importante

couverture médiatique lorsqu’ils se mobilisent pour organiser et participer à des

commémorations (15 % de tous les articles qui portent sur le BI et 31 % pour CPI

entre 2003 et 2015), ils parviennent à s’imposer dans l’agenda médiatique sur des

thèmes assez hétérogènes, en particulier pour CPI. Le BI y parvient surtout sur les

questions anti-islam et sur l’immigration (27 % des articles) dans un contexte où

l’échiquier politique français se clive sur ces questions. La mobilisation dans les

domaines des droits civiques, contre le « mariage pour tous » est un autre moment où

les Identitaires collaborent avec la droite et notamment avec son syndicat étudiant,

l’Union nationale inter-universitaire (UNI) (8 % des articles). Le BI réussit aussi à attirer

l’attention des médias lorsque l’on discute des choix électoraux du FN ou de certains de

ses militants qui quittent l’organisation pour rejoindre les lignes du FN notamment au

niveau régional14. De son côté, CPI capte l’attention des journalistes sur un éventail plus

large d’enjeux, ce qui parait indiquer une pénétration plus large de l’organisation dans

l’espace médiatique et politique italien. L’enjeu auquel CPI est plus souvent associé dans

la presse italienne est l’économie qui inclut aussi les politiques de logements dans un

contexte où une partie de la population s’est retrouvée dans l’impossibilité de payer ses

crédits (38 % des articles). Au-delà des politiques du logement, la politisation d’autres

thèmes liés à l’économie s’explique aussi par l’histoire du groupe qui se veut le porte-

parole de la « tradition du fascisme social italien »15, une tradition idéologique initiée

avec le corporatisme fasciste et la RSI (République sociale italienne) et qui continue

dans l’extrême droite italienne jusqu’à nos jours16. La pénétration de CPI dans l’espace

médiatique italien à travers différents enjeux ne signifie cependant pas que

l’ethnocentrisme et l’identité nationale ont perdu de l’importance dans l’idéologie du

Questions de communication, 33 | 2018

214

groupe, au contraire. Dans la stratégie de communication de CPI, l’ethnocentrisme ne

se manifeste pas seulement par la politisation des questions migratoires ou de sécurité

comme ce fut traditionnellement le cas à l’extrême droite par le passé, mais par

l’association d’un leitmotiv ethnocentriste et identitaire dans des revendications plus

variées (Froio, 2016) : le droit au logement (pour les Italiens) ; l’abolition des frais de

scolarité (pour les Italiens) ; le respect des droits des animaux (contre l’abatage hallal

ou casher), etc. Les stratégies de communication identifiées précédemment permettent

ainsi à ces groupes de s’imposer sur des sujets politiques qui, comme c’est le cas du

logement social, étaient initialement réservés aux partis de gauche, afin de contester

leur territoire politique. L’enjeu pour eux consiste à obtenir le monopole de la

représentation du « peuple » afin d’être perçus comme les seuls à promouvoir une

politique subversive.

Trouver des alliés pour exister en politique

28 La circulation des actions du BI et de CP a aussi des implications, en retour, sur l’image

de ces deux mouvements. Lors de leur création en 2003, le BI et CP sont d’abord

considérés par les journalistes sous l’angle de la violence et de la dangerosité. Le nom

des groupes apparaît le plus souvent dans des faits divers liés à des affaires de bagarres,

voire de meurtres. Lorsqu’ils tentent d’organiser des actions militantes, comme en 2005

pour le tractage contre le projet de « mariage homosexuel » de Bègles, ou en Italie en

2008 pour protester contre la réforme de l’éducation Moratti en Piazza Navona à Rome,

ils doivent faire face à des groupes antifascistes radicaux qui ont pour mode d’action la

confrontation directe et violente. Les journalistes choisissent alors de traiter leur

article sous l’angle des incidents entre deux groupes militants rivaux puis de suivre les

actions judiciaires qui s’ensuivent. Le public est assez peu renseigné sur le

positionnement idéologique spécifique de ces deux groupes. Ils sont simplement classés

à l’extrême droite, sans que l’on sache les différencier d’autres groupuscules également

considérés comme violents, comme le Groupe union défense ou les Jeunesses

nationalistes révolutionnaires dont le BI est présenté comme l’héritier. Le seul élément

de recontextualisation historique qui est donné presque systématiquement par les

journalistes est la tentative d’assassinat en 2002 du Président Jacques Chirac par

Maxime Brunerie, qui était alors membre d’Unité radicale, parti dissous puis recomposé

un an plus tard sous la bannière du BI. Dans le cas italien, la remise en contexte se

limite à réinscrire CP dans l’espace des groupes néo-fascistes italiens et du MSI-FT d’où

CPI a été expulsée en 2006. Le BI et CP sont alors constamment rejetés en-dehors des

frontières de l’espace public.

29 En dehors des faits de violence, le BI et CPI se situent à un emplacement secondaire de

la trame des articles de journaux, pour traiter par exemple dans le journal Le Monde de

leur alliance pour les élections municipales avec Jacques Bompart, alors maire d’Orange

et Président de la Ligue du sud, un parti d’extrême droite proche idéologiquement du

Bloc identitaire. Ce mode de traitement explique aussi la grande quantité d’articles où

le BI est seulement cité sans faire véritablement l’objet principale du contenu, ou, dans

le cas de CPI, des initiatives de collecte de signatures pour des pétitions, ou le soutien

de candidats locaux dans La Repubblica. À partir de 2009 et l’affaire de l’apéro saucisson-

pinard pour le BI, tout comme pour Casapound, les groupes militants parviennent à

Questions de communication, 33 | 2018

215

plusieurs reprises à s’imposer dans l’agenda médiatique et ainsi à contraindre les autres

organisations politiques à se situer par rapport à elles.

30 De manière générale, pour la période étudiée, CP bénéficie d’une couverture

médiatique de ses actions plus élevée que celle du BI. Malgré cette différence, dans les

deux cas les entrées dans les journaux les plus légitimes politiquement se répètent

d’autant plus que le cadrage des Identitaires et de CP est partiellement repris par les

autres partis politiques. Le FN apparaît souvent dans les mêmes articles où le BI est cité

(dans 42 articles sur 215) et principalement dans des articles sur l’immigration ou sur

des élections à venir. En Italie, le nom de CasaPound est souvent associé à celui de la

Ligue du Nord (50 sur 387) dans des articles ou des manifestations ou des faits divers

donnent lieu à des discussions sur l’économie ou l’immigration. En France, la porosité

entre le BI et le FN et l’UMP – désormais Les Républicains – reste toutefois limitée. Le BI

continue d’être mis en marge des partis de gouvernement et le FN refuse de dialoguer

avec eux, à l’exception de cooptations individuelles. Philippe Vardon a par exemple été

inscrit sur la liste de Marion Maréchal-Le Pen pour l’élection de la région Provence-

Alpes-Côte d’Azur de décembre 2015, avant de devenir adhérent du FN. La

configuration italienne est assez différente. CP trouve un écho plus important – bien

que sporadique – auprès d’abord du Mouvement 5 étoiles et par la suite de la Ligue du

Nord. En effet, en janvier 2013 CP fait la une des médias nationaux suite à une

déclaration du leader du parti, Beppe Grillo, qui affirme ne pas « s’opposer à la

participation de CPI au Mouvement 5 étoiles ; car certaines idées sont communes ».

Même si cet accord ne s’est finalement jamais conclu, cette ouverture a permis à CPI de

gagner en visibilité pendant toute la campagne électorale. Lors des élections

européennes de mai 2014, CPI décide de soutenir une nouvelle fois un candidat de la

Ligue du Nord au Parlement européen17. Depuis cette première étape lors des derniers

mois de 2014, CPI a créé « Souveraineté », une nouvelle association de soutien au

nouveau secrétaire de la Ligue du Nord, Matteo Salvini (Castelli Gattinara, Froio, 2014).

Le groupe participe désormais régulièrement aux mobilisations anti-immigration

(spécialement anti-Rom) organisées par la Ligue du Nord. Ce rapprochement entre la

Ligue et CP a nourri la curiosité des journalistes italiens et lors d’une émission de

grande audience, à la question « Salvini, êtes-vous un antifasciste ? », le secrétaire de la

Ligue a répondu : « En ce qui me concerne, discuter du fascisme, de l’antifascisme et du

communisme aujourd’hui signifie regarder vers le passé. […] Si CasaPound respecte les

lois je n’ai aucun problème. Le problème ce sont ceux à Bruxelles en costard et cravate

qui sont les pires dictateurs et exploiteurs des peuples18 ». La proximité avec la Ligue du

Nord a aussi produit un changement de l’agenda interne de CPI. Si la plupart des

mobilisations initiales du groupe portaient sur des thèmes économiques – les mesures

d’austérité, le coût du loyer, la perte des maisons –, le rapprochement avec la Ligue a

nourri une politisation plus importante des enjeux migratoires et notamment anti-

Rom : des thèmes au cœur de l’offre électorale de la Ligue du Nord (Vitale, Claps,

Arrigoni, 2008 ; Castelli Gattinara, 2016). L’alliance entre la Ligue et CPI paraît

cependant s’affaiblir dans la période plus récente19. Cette volatilité dans l’idéologie de

CP qui parait s’adapter assez facilement aux priorités qui émergent dans l’espace public

peut s’apparenter à du « fascisme à la carte » (Albanese et al., 2015). Malgré leurs

stratégies de communication relativement similaires, le BI et CPI ont connu des destins

assez discordants. Ces trajectoires tiennent aussi aux configurations historiques des

deux pays. Les travaux de Stéphanie Dechezelles (2011) sur le militantisme d’extrême

droite en Italie montrent les tentatives de prolongement de certaines organisations

Questions de communication, 33 | 2018

216

avec le passé fasciste, quand ces référentiels sont moins autorisés en France, où il est

plus difficile de se revendiquer du fascisme tout en restant crédible politiquement. On

voit dès lors que la visibilité et la circulation de la communication du BI et de CP dans le

champ médiatique sont indissociables des rapports de force politique locaux.

Conclusion

31 Au terme de cette enquête, il est possible de saisir la façon dont certaines organisations

réactionnaires apprennent à jouer avec leur image sulfureuse et radicale. Ils mettent en

scène des actions spectaculaires qui se trouvent particulièrement ajustées aux médias

grand public, lesquels les couvrent comme des faits divers. Toutefois, leur

médiatisation se réalise dans l’espace médiatique le plus distant du monde politique

légitime et, au contraire des organisations humanitaires qui font consensus pour eux,

les militants d’extrême droite font consensus contre eux. Les journalistes les

dépeignent sous le vocable de la radicalité et de la violence, termes largement

illégitimes en politique. La professionnalisation en communication de ces organisations

ne leur permet donc pas de conquérir la politique par la seule voie médiatique.

Néanmoins, des alliés ou à l’inverse des concurrents politiques peuvent se saisir de

l’opportunité offerte par les Identitaires ou par CP d’affirmer leur propre cadrage. Les

mobilisations de l’extrême droite à destination des médias nous donnent alors à voir

une division du travail de médiatisation complexe où l’extrême droite ne doit pas à elle

seule son entrée en politique et où elle profite d’une structure médiatique dont elle

apprend à tirer profit.

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NOTES

1. CasaPound Italia née comme « CasaPound » (CP) en 2003 changera son nom en « CasaPound

Italia » en 2008. Pour une genèse du groupe voire M. Albanese et al. (2015 : 21-36.) Cette recherche

a été partiellement financée par VOX-Pol. VOX-Pol est un réseau de recherche financé par

l’Union européenne par le septième programme-cadre pour la recherche et le développement

technologique (financement No. 312827). Les auteurs remercient les deux relecteurs qui ont

contribué, par leurs commentaires et suggestions, à améliorer cette publication. Toute erreur

éventuelle procède toutefois de la responsabilité des auteurs.

2. Il existe plusieurs manières de nommer les formations qui se situent à l’extrême droite de

l’échiquier politique (voir pour une discussion J.-Y. Camus, N. Lebourg [2015 : 30‑35] ;

F. Germinario [2005]). Malgré ces différences, un consensus parmi les chercheur·e·s permet de

qualifier d’extrême droite (far right dans la littérature anglo-saxonne) des organisations qui

placent au cœur de leur message politique l’ethnocentrisme, l’autoritarisme et une vision

populiste de la vie politique (Mudde, 1996 ; 2007). C’est dans cette acception que le terme

« extrême droite » sera utilisé dans la contribution pour qualifier le BI et CPI. De même, par

rapport aux partis politiques mieux connus qui occupent cette partie de l’échiquier politique, le

rapport à la violence militante du BI et de CPI en constitue un marqueur distinctif. Pour une

analyse approfondie du rapport à la violence de CP voir P. Castelli Gattinara et C. Froio (2014).

Pour approfondir le rapport à la violence dans l’extrême droite voir G. Panvini (2009).

3. Pour une discussion approfondie sur les liens historiques entre l’extrême droite française et

italienne voir P. Picco (2016).

4. Il est difficile de chiffrer le poids des militants de ces deux organisations car ces données

viennent souvent des organisations mêmes et elles sont donc peu fiables (Crépon, Lebourg, 2015).

Pour CP en 2015 M. Albanese et al. (2015) estiment que CPI ne compte pas plus de 5 000 adhérents.

En 2017, le chef de l’organisation (Gianluca Iannone) donne le chiffre de 10 000 adhérents.

Cependant la validité de ce dernier chiffre reste difficile à vérifier. En France, Génération

identitaire qui concentre l’essentiel des militants des Identitaires, revendiquait en 2016 2 000

adhérents. Chaque année, plus d’une centaine de militants se regroupe à l’occasion du stage

d’été, afin d’être formés à encadrer les adhérents et à développer les différents groupes locaux.

5. Les articles ont été extraits à partir des versions digitalisées des six titres de presse disponibles

sur Lexis Nexis et Factiva. Suivant la méthode proposée par R. Koopmans et P. Statham (1999), un

Questions de communication, 33 | 2018

220

article peut contenir une ou plusieurs interventions publiques qui ont été codées séparément. Au

total, nous avons répertorié 780 interventions publiques. Il Messaggero ne dispose pas de version

digitalisée pour l’année 2008. Cependant, une recherche dans les archives du quotidien nous a

permis de compléter la base de données.

6. Les journalistes du Monde spécialisés sur l’extrême droite déclinent leurs informations sur un

blog, « Droite(s) extrême(s) ». Parmi les transformations du champ journalistique expliquées ci-

dessus, il faut préciser que les années 1980-1990 voient le déclin des rubriques spécialisées au

profit d’un journalisme omnibus qu’accompagne les transformations des profils des journalistes,

plus souvent diplômés d’écoles de journalisme et formés aux techniques d’écriture plutôt qu’à la

connaissance experte des sujets traités.

7. La catégorie « Autre » (code 99) qui est très peu représentée dans les données médias a été

écartée des analyses.

8. Accès : http://www.casapounditalia.org (consulté le 09/09/2017).

9. Le 11 novembre 2011, au marché de San Lorenzo à Florence, Gianluca Casseri, un sympathisant

de CP, a tué deux vendeurs de rue sénégalais et il en a blessé trois, avant de se suicider. Voir

http://firenze.repubblica.it/cronaca/2011/12/13/news/

il_killer_era_iscritto_a_casa_pound-26544957 (consulté le 08/11/2017).

10. On voit un chat noir et on lit « un chat a été perdu. Son nom est Pound. Si vous avez des

nouvelles, contactez-nous. Bonne récompense ».

11. L’expression « anni di piombo » fait référence aux années entre 1969 et 1980 quand l’Italie était

exposée à des actions violentes initiées par des formations d’extrême gauche et d’extrême droite.

Voir I. Sommier (2003) et F. Ferraresi (1995).

12. Les jeunes Identitaires ont connu une évolution sémantique. Ils se sont d’abord appelés les

Jeunesses identitaires puis le Réseau identités et enfin Génération identitaire.

13. Le codage thématique permet de connaître la part des articles dans les six titres de presse

consacrée à chacun des neuf thèmes des interventions publiques. Les pourcentages ont été

calculés sur le nombre total d’articles qui citent BI et CPI entre 2003 et 2015. Par exemple, le

graphique montre que 27 % de tous les articles sur le BI portent sur des interventions publiques

qui politisent des enjeux liés à l’immigration.

14. Sur les rapports entre le FN et le BI voir N. Lebourg (2015).

15. Entretien avec Francesco, Rome le 27/04/2015, traduction de l’auteur.

16. À partir des années 1980 les idées issues de la tradition de la « droite sociale » italienne ont

été reprises par le MSI-FT et surtout par l’un des courants internes au parti, celui des proches de

Pino Rauti (voir Caldiron, 2009 ; Tarchi, 1995). CP privilégie dans son discours l’économie et le

social au nom de l’importance que selon le groupe, la législation sociale avait eu pendant la

dictature de Mussolini. Ils font notamment référence à deux sources principales. D’une part, la

Charte du Travail (Carta del Lavoro de 1927) qui résumait la doctrine économique du fascisme, le

corporatisme et l’éthique du syndicalisme fasciste (l’élimination des syndicats non fascistes

inclue). D’autre part, le Manifeste de Vérone (Manifesto di Verona de 1943) qui est considéré par les

historiens comme l’acte fondateur de la RSI et de la création du Parti fasciste républicain (né

après la dissolution du Parti national fasciste en juillet 1943). Il contient en 18 points le plan du

programme du gouvernement et des mesures pour la socialisation de l’économie, jamais

réalisées.

17. Il s’agissait de Mario Borghezio actuellement élu au Parlement européen pour la Ligue du

Nord.

18. Le titre de l’émission est « PiazzaPulita ». La vidéo est disponible sur youtube : https://

www.youtube.com/watch?v=F4IJ0S4aCDY (consulté le 20/05/2016).

19. Si l’alliance entre la Ligue et CPI semble s’affaiblir, c’est notamment suite à l’impossibilité de

trouver un candidat commun pour les élections municipales de Rome de juin 2016.

Questions de communication, 33 | 2018

221

RÉSUMÉS

Le Bloc identitaire en France et Casapound en Italie ont en commun d’avoir développé un jeu

politique orienté vers les médias. En combinant deux enquêtes de terrain au sein de ces

organisations et une analyse du contenu des interventions publiques dans six titres de presse (Le

Monde, Le Figaro, Le Parisien, La Repubblica, Il Corriere della Sera et Il Messaggero entre 2003 et 2015),

les résultats montrent que pour y parvenir, leurs militants mobilisent des compétences

professionnelles en matière de communication et ils élaborent un dispositif médiatique qui

s’étend au-delà du domaine purement politique. Cette mobilisation n’est toutefois pas suffisante

pour que leurs cadrages médiatiques circulent dans l’ensemble du champ journalistique.

L’analyse de contenu de six titres de presse écrite montre qu’ils trouvent dans les médias les plus

contraints par les logiques commerciales un espace pour que soient médiatisées leurs actions

perçues comme radicales et spectaculaires. Toutefois, ils se trouvent d’autant plus médiatisés que

leurs cadrages perdent de leur charge politique. Pour limiter cet effet pervers, ils doivent réaliser

des alliances avec d’autres organisations plus légitimes en politique.

Irrelevant in the ballots, the Bloc Identitaire (BI) and CasaPound Italia (CPI) invest much effort in

gaining media access. For them, media visibility is crucial to ensure survival and build political

legitimacy. But is all publicity good publicity? Do they adapt to media logics to craft visibility? To

examine the complex interplay between media coverage and success of far right organizations,

we use a mixed-methods approach to compare similar political organizations active in different

media systems since 2003. A political claim analysis based on the content of six national and local

newspapers (Le Monde, Le Figaro, Le Parisien, La Repubblica, Il Corriere della Sera and Il Messaggero)

maps the visibility of BI and CPI and of the issues that they politicize. An in-depth qualitative

analysis of the content of all articles illustrates how information about the groups diffuses in the

media field as well as the tone of the coverage. Participant observation was used to explore how

leaders and activists professionalize offline and online communication to target journalists.

INDEX

Keywords : far right, media, professionalization, dependence, France, Italy

Mots-clés : extrême droite, médias, professionnalisation, dépendance, France, Italie

AUTEURS

SAMUEL BOURON

Institut de recherche interdisciplinaire en sciences sociales

Université Paris-Dauphine/CNRS

F-75016

samuel.bouron[at]dauphine.fr

CATERINA FROIO

Université catholique de Lille/École européenne de sciences politiques et sociales

F-59800

caterina.froio[at]eui.eu

Questions de communication, 33 | 2018

222

L’expérience d’oscillationidentitaire dans des dispositifsfictionnelsAutour de deux degrés d’altération

The Experience of Identity Fluctuation in Fictionnal Devices. About Two Degrees

of Alienation

Hélène Crombet

1 Nombreux sont les dispositifs fictionnels qui proposent des expériences de

dépersonnalisation tenant du rêve, du fantasme ou de l’hallucination, dans une

suspension de la réalité « [offrant] à la réalité psychique un espace plus vaste pour se

déployer » (Tisseron, 2005 : non paginé). Ces expériences s’élaborent à la faveur d’un

rapport à des altérités qui projette le sujet dans une situation troublante, susceptible de

faire vaciller tous ses repères : elles peuvent constituer des moments de fluctuations

voire de turbulences, qui mettent à l’épreuve les frontières liminaires de son identité.

2 L’interrogation porte sur les enjeux liés à ces expériences d’altération identitaire dans

des dispositifs fictionnels : en parcourant la littérature scientifique, on remarque que

celle-ci s’est emparée de ces situations de flottement susceptibles d’interroger la lisière

entre le moi et le non-moi, à travers une dissolution des limites de l’identité qui

confronte le sujet au risque de l’effondrement de ses repères. Peut-on faire alors

émerger des degrés d’intensité de vacillement différents ? Aussi, quels sont les enjeux

ontologiques induits par de telles expériences d’oscillation, rendues possibles via des

dispositifs fictionnels ? Que révèlent-elles d’une dynamique identitaire ? Que faut-il

entendre par ailleurs par « dispositif » ?

3 On peut alors se demander comment une partie de la littérature scientifique s’est

attachée à analyser des niveaux d’oscillation identitaire permise par la pratique de

dispositifs fictionnels, notamment romanesques et filmiques, qui fait émerger des

moments de battements pendulaires entre dessaisissement et ressaisissement de soi.

Ces expériences de déstabilisation seront envisagées dans une approche

interdisciplinaire qui puise son inspiration dans la narratologie, l’anthropologie, la

Questions de communication, 33 | 2018

223

psychanalyse et la neuroesthétique dont la « mise en réseau » et l’« échange »

apparaissent fructueux (Marti, 2017 : 212). Sera émise l’hypothèse suivant laquelle le

sujet, conduit à s’immerger dans des univers fictionnels plus ou moins vertigineux, est

susceptible d’expérimenter deux degrés d’oscillation identitaire : l’un viendrait

inquiéter sa stabilité dans une forme de trouble relevant d’un flottement de l’attention,

tandis que l’autre, nettement plus turbulent, occasionnerait la possibilité d’une

véritable déprise du sujet vis-à-vis d’une altérité qui viendrait elle-même se réfléchir en

lui, dans un processus d’interversion que l’on pourrait traduire par la métaphore du

chiasme. On émettra également le postulat suivant lequel la pratique de ces dispositifs

révèle une dimension fondamentale du sujet. À l’instar d’André Berten (1999 : 39), le

terme de « dispositif » sera entendu à travers une perspective qui fera essentiellement

émerger la notion de « médiation », dans une dimension fondamentalement

autoréflexive : « Il y a un aspect de la fréquentation des objets, des mots, des personnes

qui touche à la constitution de l’identité, qui établit une médiation affective et

corporelle entre soi-même et le monde, entre soi-même et autrui, et finalement entre

soi et soi ». Le dispositif renvoie effectivement l’individu à une manière d’être au monde

qui fait émerger une ontologie duale, liée à une construction identitaire perpétuelle de

soi : il élabore une « stylisation » entendue comme une « opération générale par

laquelle un individu ressaisit d’une façon partiellement intentionnelle son

individualité, répète toutes sortes de modèles mais aussi les module, redirige, infléchit

des traits, dans le maintien et la transformation desquels cet individu s’atteste et se

reconnaît activement, en s’exposant, en engageant son identité dans la façon même de

le dégager » (Macé, 2011 : 166). Il repose sur le principe d’une construction dynamique

de l’individuation, saisie dans une compréhension du moi tout en tensions, et qui

interroge une relation de l’individu au monde, marquée par une interaction

ambivalente entre dépossession et repossession de soi. Proposant ainsi différentes

acceptions pour le terme de « dispositif », Hugues Peeters et Philippe Charlier (1999 :

19) soulignent en particulier l’idée d’une vacillation flottante entre dehors et dedans : « Les

frontières entre intérieur et extérieur sont temporairement suspendues, ce qui ouvre à

une articulation de ces deux mondes. Dans ces espaces, le registre de l’imaginaire peut

se déployer pour représenter la réalité et lui donner du sens ». Aussi le dispositif

constitue-t-il le « concept par excellence de l’entre-deux » (ibid. : 21), étant entendu que

celui-ci « ne dissout pas les pôles, il les met en relation. Le dispositif désigne le lieu

d’une dialectique qui demande à être traitée » (ibid. : 22). Le « dispositif » ne sera donc

pas envisagé en termes de technologie normative d’exercice d’un pouvoir, de

« technique de coercition des individus » (Foucault, 1975 : 154-155) mais comme

« instrument de captation et de compréhension des processus de médiation et des

situations […] de communication » (Appel, Boulanger, Massou, 2010 : 10), dans une

perspective centrée sur une forme d’interaction qui peut dévoiler du sujet une

dimension identitaire.

4 Dans une approche opératoire, seront mis en relief deux degrés d’oscillation exposés

dans la revue de la littérature consacrée à la pratique de dispositifs fictionnels,

notamment romanesques et cinématographiques ; certes, les conditions de

fonctionnement de ces dispositifs ainsi que l’accès qu’ils offrent à des univers fictifs ne

sont pas semblables, mais c’est la part constitutivement hétérogène à l’élaboration identitaire

du sujet que révèle leur pratique qui seront examinés. Dans une première partie, sera

envisagée une expérience de vacillation identitaire relative, en faisant ressortir un

processus d’« hallucination paradoxale » ; dans une deuxième, sera mise en relief une

Questions de communication, 33 | 2018

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expérience oscillant entre dépossession et repossession autrement plus redoutable qui

prend la forme d’une altération radicale, en venant bousculer les frontières liminaires

de l’identité du sujet. Dans une troisième partie, on fera émerger les enjeux liés à ces

expériences de vacillation identitaire dans une perspective ontologique, en montrant

qu’elles peuvent avoir partie liée avec un processus d’autonomisation entendu comme

fondamental au sujet conduit à se constituer perpétuellement à partir de situations

d’hétéronomie.

Une expérience d’oscillation relative : le processusd’hallucination paradoxale

5 On mettra ici en lumière les enjeux liés à un premier degré d’oscillation identitaire

exposé dans la revue de la littérature scientifique consacrée à des dispositifs

fictionnels : sera envisagée une forme d’altération qui vient troubler le sujet en lui

permettant de réaliser un processus d’« hallucination paradoxale », par sa pratique

d’un dispositif fictionnel. Émergera ainsi un premier degré de basculement du sujet

entre dépossession et repossession de soi, marqué par sa relativité.

6 Sigmund Freud est le premier à établir un lien entre l’état de sommeil et la pratique

d’un dispositif fictionnel, à savoir une œuvre littéraire. Dans une certaine mesure, son

auteur devait transmettre au lecteur l’état de vertige dans lequel le plonge son « ars

poetica » (Freud, 1933 : 10). Cette situation de flottement pourrait entraîner, pour

Vincent Jouve (1992 : 80-81), une « situation de compromis entre veille et sommeil ».

Aussi le lecteur serait-il susceptible de se projeter à travers l’univers fictionnel d’un

roman par le biais d’un « moi fictionnel » qui participe à l’histoire relatée et, par

conséquent, « assiste aux événements imaginaires » (Pavel, 1988 : 109-110). L’on serait

de la sorte renvoyé à un dispositif qui « se sert de la simulation d’événements

intramondains comme vecteur d’immersion », plaçant le récepteur en situation

d’« observateur » (Schaeffer, 1999 : 249-251). Dans cette mesure, le sujet serait projeté

dans un monde fictionnel à la faveur d’un type d’imagination que Kendall Walton

(1990 : 29) appelle « imagining de se », telle une « représentation imaginaire de soi-

même en train de faire ou d’expérimenter quelque chose »1. Aussi les lecteurs

deviendraient-ils alternativement des « accessoires » (« props »), des objets de leur

propre imagination : ces constructions réflexives leur proposeraient de participer à la

fiction en « génér[a]nt des vérités fictionnelles à leur propre sujet2 » (ibid. : 173).

7 Dans l’article « Le film de fiction et son spectateur », Christian Metz (1975) rapproche

l’état de sommeil d’un flottement de l’attention que subit le sujet immergé dans la salle

obscure, à travers l’émergence d’une expérience de vacillation de ses frontières

identitaires. Le dispositif filmique le conduit effectivement à « confondre des niveaux

de réalité distincts » au cours d’instants de déprise « par un léger flottement

temporaire dans le jeu de l’épreuve de réalité en tant que fiction du moi » (ibid. : 110).

Aussi le récepteur est-il susceptible de faire l’expérience de courts moments

d’endormissement et de déconnexion vis-à-vis de la réalité pouvant occasionner un

« abaissement relatif de [s]a vigilance » (ibid. : 130), par une anesthésie partielle de ses

capacités de réflexion ; le dispositif cinématographique est en effet conçu pour

favoriser cette projection du spectateur dans l’image, qui est installé dans une position

favorisant un phénomène d’amoindrissement temporaire de ses capacités critiques.

L’individu est alors susceptible de surinvestir la perception offerte par la pratique du

Questions de communication, 33 | 2018

225

dispositif cinématographique « jusqu’à en faire l’amorce d’une

hallucination paradoxale », à travers de « courts instants de basculement mental […] qui

lui font faire un pas en direction de l’illusion vraie, le rapprochant d’un type fort (ou

plus fort) de croyance à la diégèse » (ibid. : 109). Cependant l’hallucination n’est

qu’amorcée et, en cela, elle n’est que « paradoxale » : certes, le sujet est susceptible de

se laisser aller à la « rêverie » à travers un « début de régrédience », mais celui-ci ne

saurait être confondu avec une forme d’« hallucination véritable » (ibid. : 110). À la

différence d’une situation onirique ou pleinement hallucinatoire qui correspondrait à

une forme de dépossession totale, les impulsions sensibles provoquées par la posture

spectatorielle sont effectivement de l’ordre de perceptions externes, et non

d’impulsions internes : cette opposition renvoie précisément à la distinction entre

représentations mentales et impressions (sensibles) qu’opère l’épreuve de réalité ou

entre la représentation, qui est de l’ordre d’une évocation de l’imagination, et la

perception, « qu’elle soit interne ou externe » (Green, 1993 : 267). Par conséquent,

l’hallucination n’est qu’amorcée, elle ne parvient pas à son terme et demeure en cela

paradoxale, puisque la posture spectatorielle n’est pas de l’ordre du rêve, mais du

« rêve éveillé » (Metz, 1975 : 129). Dans cette perspective, l’immersion du sujet dans

l’univers fictionnel déployé par le dispositif ne serait pas totale, parce que les

impulsions emprunteraient une « voie progrédiente » en provenant de l’extérieur et

non de l’intérieur de l’appareil psychique, pour atteindre précisément l’intérieur de

l’appareil mental ; aussi si le sujet a le « sentiment de “se réveiller” […] c’est qu’il était

furtivement engagé dans l’état de sommeil et de rêve » (ibid. : 109).

8 Ce processus de projection flottante s’opèrerait de manière temporaire, consciente et

limitée. Pour Jean-Marie Schaeffer (1999 : 175-176), l’immersion dans un univers

fictionnel constitue effectivement une expérience ludique qui entraîne, à travers un

cadre communicationnel particulier et momentané, une suspension de la réalité

extérieure : « La fiction naît comme espace de jeu, c’est-à-dire qu’elle naît dans cette

portion très particulière de la réalité où les règles de la réalité sont suspendues ». Cet

espace permettrait à « l’autostimulation imaginative » de se développer, « sans pour

autant contaminer les mécanismes de régulation épistémiques […] qui commandent les

interactions “basiques” avec la réalité » (ibid.) : une telle pratique s’accompagnerait de

la conscience de l’illusion référentielle propre à la fiction. Dans cette mesure, le

récepteur ferait l’expérience d’une sensation qui tiendrait de la « mimicry » dans la

typologie des ordres de jeux proposée par Roger Caillois (1958 : 47), à la faveur de

l’endossement intentionnel d’un rôle mimétique : la « mimicry » consiste à « devenir soi-

même un personnage illusoire et à se conduire en conséquence », dans le cadre d’une

situation spatio-temporelle ponctuelle, réglée et régulée qui conduit le sujet « à croire,

à se faire croire, ou à faire croire aux autres qu’il est un autre que lui-même. Il oublie,

déguise, dépouille passagèrement sa personnalité pour en feindre une autre » (ibid. :

61-62). La posture mise en jeu consisterait donc en une « illusion » représentée dans un

espace-temps bien délimité, qui ne parviendrait pas à prendre la place de la réalité, à la

contaminer (Baudrillard, 1981). Une forme de résistance ou d’empêchement ferait

obstacle à un processus de régrédience permettant ainsi au sujet de ne pas sombrer

dans une situation d’évanouissement de ses repères.

9 La revue de la littérature scientifique consacrée à la pratique de dispositifs fictionnels a

mis en exergue un premier degré d’altération identitaire marqué par une forme

d’« oscillation » qui conduit le sujet à faire l’expérience d’un processus

d’« hallucination paradoxale », caractérisé par sa relativité. Ce premier degré

Questions de communication, 33 | 2018

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d’altération renverrait à la rencontre du sujet avec une simple « inquiétante

étrangeté », favorisant l’expérience de moments de battements entre déprise et reprise

de soi, entre progrédience et régrédience. Un tel processus induit par la pratique de

dispositifs fictionnels serait marqué par une dualité mettant en jeu une tension

relative, caractérisée par des moments alternatifs entre dessaisissement et

ressaisissement de soi. Ainsi s’opèrerait un processus d’« hallucination paradoxale » qui

endormirait partiellement les facultés critiques du sujet placé dans une situation

temporaire de vacillement identitaire où, à terme, il reprendrait littéralement ses

esprits dans une forme de « rêverie » qui ne saurait être assimilée ni à un état de veille,

ni à un état de sommeil. Dans la suite de notre propos, émergera un second degré

d’oscillation mis en relief par la revue de la littérature critique consacrée à l’étude de

dispositifs fictionnels ; ce second degré de vacillation serait nettement plus radical,

dans la mesure où il tend à faire basculer les frontières liminaires de l’identité du sujet.

Une expérience d’oscillation radicale : le processusd’hallucination négative

10 L’expérience d’un dispositif fictionnel est susceptible d’entraîner un phénomène de

vertige s’il est dénué d’un « “frein”, qui empêche les stimulations imaginatives de

contaminer les représentations cognitives contrôlant nos interactions directes avec la

réalité » (Schaeffer, 1999 : 175). Ce phénomène de ravissement qui met en question les

limites entre réalité et fiction ne saurait être compris dans les termes de l’« inquiétante

étrangeté » qui viendrait culbuter légèrement le processus de la réception en le

contrariant, en le bousculant à peine. La pratique d’un dispositif profondément altérant

soulèverait une rencontre avec une forme d’hétérogénéité de l’ordre de l’extrême, à

travers un bouleversement qui s’opère dans le renversement d’une confrontation

particulièrement malaisée. Elle ferait chavirer les frontières de l’identité du sujet,

subissant une chute brutale et frontale dans un territoire profondément déstabilisant.

Le récepteur entrerait effectivement en collision avec l’abîme d’une expérience qui

tiendrait d’un phénomène d’altération radicale, ébranlant catégoriquement les

frontières liminaires de son identité : ce second degré d’oscillation identitaire serait

marqué par sa bipolarité extrême et tyrannique, à la faveur d’un double mouvement de

dépossession et de repossession de soi, qui se caractériserait par le tiraillement

écartelant qu’elle susciterait.

11 De la sorte, sera mis en lumière un second degré d’oscillation exposé dans la revue de la

littérature consacrée à des dispositifs fictionnels, qui interroge les frontières de

l’identité du sujet à travers une rupture de la lisière entre moi et non-moi, entre l’autre

et moi, entre dedans et dehors, entre fiction et réalité. Les limites identitaires du

récepteur seraient radicalement mises à l’épreuve dans le cadre d’une seconde

expérience d’aliénation où défaillirait la consistance de son identité soumise à une

chute dans un espace profondément perturbant. Dans cette mesure, on fera émerger un

processus d’« hallucination négative » qui met en tension des moments de battements

pendulaires entre dessaisissement et ressaisissement de soi.

Questions de communication, 33 | 2018

227

Se perdre

12 Jean-Marie Schaeffer (ibid. : 52) soulève la part de danger relative à certaines

expériences d’univers fictionnels, en ce qu’elles « font courir le risque de retomber

dans une attitude “prélogique” », dans un processus d’« aliénation de notre identité

rationnelle ». Il souligne le rôle tout-puissant des mécanismes de projection qui, s’ils

nous (dé)prennent trop pleinement, nous introduisent dans une forme d’« immersion

totale » (ibid. : 60). Aussi le sujet pourrait-il être pris, dépris de lui-même par une

altérité qui viendrait se réfléchir en lui, dans un phénomène de permutation en miroir. À

travers une forme de « relation spéculaire » entre l’œuvre et le lecteur, « je (lecteur,

auteur) me précipite dans le personnage comme l’animal sur le bout de “chiffon”

ressemblant qu’on lui tend », explique Daniel Bougnoux (1991 : 192) pour décrire le

processus qui saisit et dessaisit le lecteur confronté à un personnage de fiction

littéraire apte à le dissocier de lui-même. Dans cette perspective, « notre relation au

personnage serait de trans- : objet de transition et de transfert, quasi-objet de la

possession et de la transe » (ibid.). Aussi ces moments de dépossession, au cours

desquels le sujet s’évanouirait irrésistiblement, font-ils côtoyer l’instance du « lisant »

telle la « part du lecteur victime de l’illusion romanesque » et celle du « lu » (Jouve,

1992 : 32)3. Il serait conduit à développer des « re-présentations » articulées autour

d’une « valeur régressive » qui, renvoyant à un principe de « régression à un état

antérieur » (Glaudes, 2000 : V), se déploieraient de manière autonome : « Les

représentations imaginaires spontanées sont indépendantes de notre volonté […].

Parfois […], il semble que nous n’ayons pas même de pouvoir, de contrôle disponible

vis-à-vis de ce que nous imaginons4 » (Walton, 1990 : 14-16). Béatrice Bloch (2010 : 341)

soulève en ces termes la puissance du phénomène d’immersion dans un texte de fiction

romanesque, où l’imaginaire détient une fonction essentielle : « Il nous faut imaginer

que le lecteur dissocie son être réel, son “ipséité”, de son existence en tant que psycho-

somesthésie purement artefactuelle, tandis qu’il endosse un rôle pendant la lecture ».

Le corps du lecteur serait capable d’habiter un espace-temps différent, à la faveur d’une

« capacité autonoétique qui permet de promener son moi et de se synthétiser comme

persistant dans le temps » (ibid. : 341). Dans une perspective neuroesthétique, Pierre-

Louis Patoine (2015 : 37) utilise le concept de « genre corporel » issu des études

cinématographiques pour mettre en exergue le principe d’un tel « corps entre-deux »

qui relève d’une simulation au niveau neuronal et qui peut se faire le lieu d’une

expérience de décentrement : ce corps entre-deux constitue « le site privilégié de

l’expérience empathique du texte littéraire, comme une forme corporelle prosthétique

faisant interface entre le sémiotique et le somatique ». La lecture empathique

consisterait en une « sortie hors de soi », dans un phénomène de décentrement qui

conduit le sujet à « faire l’expérience de différents “points de sentir” » (ibid. : 84).

L’empathie, complexe, consisterait en la « simulation de la situation émotionnelle de

l’autre » fondée sur la « perception d’indices émotionnels » (De Vignemont, 2008 : non

paginé). Viscéral, ce phénomène d’empathie saisirait le sujet dans une dimension

éminemment somesthésique, son « corps vécu » étant pleinement mobilisé à un niveau

affectif (Larrivé, 2015 : non paginé). Dans cette mesure, la fiction littéraire pourrait-elle

être comprise « comme une véritable technique de simulation : simulation d’une parole

et d’une pensée étrangère, donc d’un esprit et d’un corps parlant, pensant et

ressentant » (Patoine, 2015 : 199) ?

Questions de communication, 33 | 2018

228

13 Le sujet serait donc soumis à l’expérience d’une extase dans sa pratique de dispositifs

fictionnels tenant de la « paidia » plutôt que du « ludus » : le pôle de la paidia renvoie

effectivement à un « principe commun de divertissement, de turbulence,

d’improvisation libre et d’épanouissement insouciant, par où se manifeste une certaine

fantaisie incontrôlée » (Caillois, 1958 : 48). Dans cette perspective, il ferait l’expérience

de l’« ilinx » qui aurait pour fondement « la poursuite du vertige », à travers « une

tentative de détruire pour un instant la stabilité de la perception et d’infliger à la

conscience lucide une sorte de panique voluptueuse » (ibid.). Ils donneraient l’accès « à

une sorte de spasme, de transe ou d’étourdissement qui anéantit la réalité dans une

souveraine brusquerie » (ibid. : 67-74). Mimicry et ilinx pourraient s’associer dans le

cadre de ce processus de dépersonnalisation malaisé qu’expérimente le récepteur,

soumis à une forme de fascination subjuguée dans ces moments particulièrement

vertigineux :

« Une situation fatale est créée par le fait que le simulacre, par lui-même, estgénérateur de vertige et de dédoublement, source de panique. Feindre d’être unautre aliène et transporte […]. Elle provoque de tels accès, elle atteint de telsparoxysmes que le monde réel se trouve passagèrement anéanti dans la consciencehallucinée du possédé » (ibid. : 111).

14 Cette pratique ouvrirait à une expérience de déterritorialisation où évoluerait le sujet,

tel un pur électron libre projeté dans un espace aux limites fondamentalement

poreuses et instables, tel un « quatrième espace » qui ne correspondrait pas à l’espace

externe, ni à l’espace interne, ni à l’espace d’un entre-deux. Il s’agirait d’un territoire

dans lequel le sujet serait conduit à déambuler, sans repères : « Non délimité et non

délimitable, mais plutôt dehors […]. Point de pesanteur : les objets s’y déplacent sans

effort. Point non plus de perspective : le proche et le lointain s’y confondent »

(Racamier, 2000 : 824-825). Dépourvu de limites originaires comme de fin(s), purement

chaotique, ce territoire essentiellement mouvant « se déprend des pesanteurs

(salutaires) de la réalité et des freinages (salutaires) de l’attraction psychique » (ibid. :

826). Ayant perdu toute consistance solide relativement aux frontières de son identité,

fasciné, le sujet se laisserait entraîner dans ce quatrième espace « indéfini ;

indéfinissable ; éminemment propice aux circulations interpersonnelles » (ibid. : 828).

Une telle expérience de dispositifs fictionnels fait advenir le principe d’une

contamination du réel par l’irréel par un phénomène d’« immixtion », de « présence

virale » de la simulation qui ne laisserait pas intact le principe de réalité (Baudrillard,

1981 : 53). Une forme de dépersonnalisation radicale guetterait alors le sujet

fréquentant de manière « lisse » un espace « deterritorialisé », qui se caractérise par un

aspect essentiellement vectoriel où « les points sont subordonnés au trajet » (Deleuze,

Guattari, 1980 : 597), et atopique, dans une forme de « distribution très spéciale, sans

partage, dans un espace sans frontières ni clôture » qui se caractérise par son aspect

« ouvert, indéfini, non communiquant » (ibid. : 472). Le sujet s’égarerait dans un espace

régressif aux frontières poreuses, qui le conduirait à subir une forme de désorientation

tenant de l’illimité.

15 L’expérience de tels dispositifs fictionnels occasionnerait la possibilité d’un processus

de dépersonnalisation du sujet qui se laisserait déborder, (dé)posséder de lui-même,

sortir de ses gonds. Il pourrait de la sorte être conduit à connaître des moments de

dépersonnalisation, des moments de déconnexion vis-à-vis du monde extérieur qui le

déprendraient de lui-même.

Questions de communication, 33 | 2018

229

Se regarder

16 André Green met en exergue un phénomène de permutation qui saisit le sujet dans son

rapport à la scène du spectacle : dans un premier retournement, le regard du

spectateur est renvoyé à lui-même, ce qui lui permet de prendre la « mesure de

l’altérité fondamentale ». Mais un deuxième retournement s’enchaîne au premier qui

permet au sujet d’entrer en relation avec le spectacle, au moyen d’un troisième regard

– l’œil en trop – « du point où le spectateur est lui-même regardé par son objet » (Green,

1969 : 13-14). Ainsi vient se constituer l’« hallucination négative », dans la mesure où le

sujet « voit tous les éléments du décor qui l’environne, hormis la propre image de sa

personne » ; l’« opposition du théâtre et du monde » devient l’« opposition dont le

spectateur est le théâtre » (ibid. : 15-16). Dans cette mesure, « c’est maintenant le texte

qui le regarde – aux deux sens du terme –, puisque, ce qu’il voit de cette seconde vue,

c’est en lui qu’il le voit, non dans le texte » (Green, 1992 : 26). Aussi la scène du

spectacle vient-elle se constituer en miroir du récepteur devenu surface de projection de la

scène elle-même : « Montre-moi », dirait le lecteur, au moment où il rencontrerait cet

appel de l’écrivain : « Regarde-toi » (ibid. : 26-28). S’opèrerait de la sorte une négation

provisoire du lecteur qui habité, hanté par le personnage ferait l’expérience d’un

dispositif simulant des actes mentaux, qui le place dans une situation d’« intériorité

subjective » (Schaeffer, 1999 : 245). À partir de la lecture particulièrement déroutante

du soliloque de Benjy dans le roman Le Bruit et la fureur de William Faulkner, François

Richard (2009) met en exergue un processus d’« hallucination négative » marqué par

son ambivalence, via la lecture d’un texte littéraire. Celle-ci se caractériserait par son

aspect extatique : le sujet serait soumis à un processus de dépersonnalisation qui l’altère

et l’oblige à s’extraire de soi, à la faveur de son incursion dans les méandres idéels d’un

« semblable néanmoins différent ». Conduit à prendre en marche une pensée en train de

se faire, marquée par son aspect inchoatif et opaque qui fait coïncidence avec son

propre for intérieur quoiqu’elle lui soit différente, il est conduit à faire l’expérience

d’une lecture hallucinatoire qui le met en présence d’une altérité en pleine errance, en

pleine déshérence qui lui ressemble car elle comprend une part qui lui est opaquement

constitutive. Aussi le personnage peut-il apparaître comme un « objet transnarcissique »

qui le dépossède de lui-même, dans un phénomène d’extase : il serait littéralement

concerné par ce qu’il découvre en l’autre entendu comme un « semblable néanmoins

différent ».

17 À partir du mythe de la Gorgone, Jean Clair (1988) souligne le risque que représente le

regard comme ravisement par le ravissement, dans une forme de retour en arrière qui

tient d’une médusation : cette idée renvoie à un phénomène de subjugation fascinée

reposant sur un principe de « scopophilie » du sujet qui déborde de soi, qui s’excède hors

de ses gonds, pétrifié par le retournement de son regard dans un mouvement de

désintrication qui s’accompagnerait immanquablement d’un éclat – qui serait aussi

éclatement : « Celui qui regarde en arrière n’y découvre pas ce qu’il désire ou ce qu’il

cherche : il s’y laisse surprendre par ce qui l’attendait depuis toujours, et cette surprise

est de l’ordre de l’épouvante. C’est la tête de Gorgô » (ibid. : 154). Via la pratique

oscillante de dispositifs fictionnels évoqués ici, les éléments du cadre régissant le

monde fictif déployé sembleraient contaminer fortement le « hors-cadre », le monde

réel. Marcel Proust (1905 : 38) relate dans cette mesure le sentiment de frustration

éprouvé à la fermeture du livre amenant un phénomène d’irruption, brutale, d’un

« point » comme un pont de traverse qui suscite l’expérience d’une hétérogénéité

Questions de communication, 33 | 2018

230

radicale5. Le récepteur serait soumis au dépassement de la seule expérience d’une

absorption rêveuse et méditative, le texte semblant alors ouvrir à l’invisible :

« Quiconque est fasciné, on peut dire de lui qu’il n’aperçoit aucun objet réel, aucune

figure réelle, car ce qu’il voit n’appartient pas au monde de la réalité, mais au milieu

indéterminé de la fascination » (Blanchot, 1955 : 29). Dans une dialectique entre contact

et distance, l’expérience hypnotisante engendrée par de tels dispositifs garde le lecteur

en retrait de ce point, tenant d’un espace ouvrant à l’aveuglement de soi-même :

« La fascination, écrit Maurice Blanchot, est fondamentalement liée à la présenceneutre, impersonnelle, le On indéterminé, l’immense Quelqu’un sans figure. Elle estla relation que le regard entretient, relation elle-même neutre et impersonnelle,avec la profondeur sans regard et sans contour, l’absence qu’on voit parcequ’aveuglante » (ibid. : 30).

18 Le processus d’« hallucination négative » soumettrait le sujet à un phénomène de

dépersonnalisation qui le dépossèderait de lui-même. Ce processus se distinguerait de

la simple « rêverie » inhérente au processus d’« hallucination paradoxale » : par

l’élaboration de ce processus, le sujet est dépossédé de lui-même à la faveur d’un

phénomène de dépersonnalisation extatique, qui le contraint à se laisser coloniser par

un autre semblable : il se prendrait pour objet de son propre regard, le dispositif

fictionnel en jeu semblant constituer un « objet transnarcissique » (Green, 1992). Ainsi,

il serait conduit à faire l’expérience de sa propre, ou de son impropre complexité. Tout se

passe comme si le sujet devenait lui-même une surface de projection dans une

opération de brouillage des limites de son identité, tandis qu’il devient un « regardant

regardé », opération qui le conduirait à ne plus distinguer précisément dedans et

dehors : Pascal Quignard (1976 : 111-112) soulève de la sorte l’émergence de cette

autoréflexivité du lecteur lui-même devenu objet du spectacle qu’il lit : « Dans la trêve

obscure et amère du livre il découvrit l’expérience de chacun immergée sans baptême

en spectacle, en démonie visible ». Dans cette perspective, on peut parler d’espace

réversible du dispositif fictionnel dans une troublante réversibilité de l’œuvre qui fait

osciller les limites entre réalité et fiction, à travers une forme de bilatéralité « de la

veille et du rêve, du réel et de l’imaginaire, de la sagesse et de la folie » (Genette, 1966 :

18). On en arrive à l’aspect essentiellement ambivalent qui caractérise le processus de

cette expérience d’altérité radicale : celle-ci ordonnerait effectivement un phénomène

de repossession du lecteur qui reviendrait à lui, qui reprendrait littéralement ses esprits.

Se mettre à distance de soi-même

19 Ce second degré d’altération identitaire serait caractérisé par son ambivalence, dans un

double mouvement entre dessaisissement et ressaisissement de soi. À la faveur de ce

processus d’« hallucination négative » le récepteur est effectivement conduit à une

pratique de dispositifs fictionnels caractérisée par sa bipolarité, entre deux forces

d’entraînement contraires. Un deuxième retournement, un mouvement de

resubjectivation s’élabore dans sa rencontre avec la représentation de l’« hallucinatoire

négatif » (Richard, 2009) entendue comme « absence de représentation » : s’opère

effectivement un mouvement de ressaisissement du sujet conduit à objectiver une part

opaque, une absence qu’il reconnaît en lui-même. Par le biais de ce processus

d’objectivation de points d’obscurité qui lui sont essentiels, le sujet fait l’expérience

d’un nouveau renversement l’invitant à une « rencontre » avec une hétérogénéité en

l’autre, et en lui-même ; rencontre qui, dans une situation d’extase purement

Questions de communication, 33 | 2018

231

hallucinatoire, ne saurait effectivement se réaliser puisqu’il demeurerait dans un

rapport d’altérité radicale au dispositif.

20 Récapitulons les différents moments du processus d’« hallucination négative » : par un

processus de désubjectivation, le récepteur est conduit à se déprendre de lui-même, à

travers un phénomène d’extase quasi-hallucinatoire. D’une certaine façon, c’est le

récepteur qui devient le théâtre de et pour cette expérience, regardé par son propre

regard, en seconde vue. Il est ainsi proprement concerné par ce qu’il lit, conduit à

s’appréhender lui-même dans un rapport d’altérité radicale, puisqu’il se représente en

lui-même cette absence de représentations, ce « point aveugle » : au moment où il se

voit semblable et différent s’effectue ce nouveau phénomène de permutation, puisqu’il

est susceptible de prendre pour objet ce qu’il découvre, dévoile en lui-même.

21 La revue de la littérature scientifique consacrée à l’analyse de dispositifs fictionnels fait

émerger un second degré d’oscillation identitaire articulé autour d’un double

mouvement de battements ondulatoires entre dépossession et repossession de soi. À la

faveur de ce processus d’« hallucination négative », le sujet verrait vaciller les

frontières liminaires de son identité dans un phénomène de dessaisissement et de

ressaisissement au cours duquel il serait conduit à se représenter en lui-même une part

d’opacité, un point aveugle, une absence de représentations ; il serait momentanément

envahi par un autre, par un hôte qui le concernerait et le regarderait en lui donnant

l’occasion de faire l’expérience de ses frontières liminaires. Aussi serait-il soumis à un

processus de déprise, décroché de soi (Lavocat, 2016 : 175) par sa pratique de dispositifs

fictionnels en faisant l’expérience des confins de son identité, mais également de

reprise de soi, qui passerait nécessairement par ce moment de négation de et à soi-

même.

22 Dans la suite de notre propos, l’interrogation portera sur ce processus dual de

dépossession et de repossession de soi, dans une perspective ontologique. On émettra

l’hypothèse suivant laquelle l’oscillation identitaire dont le sujet fait l’expérience dans

sa pratique de dispositifs fictionnels ferait écho à un processus ontologique

d’autonomisation : ce double mouvement de vacillation serait en lien avec l’idée d’une

construction identitaire dynamique, qui consisterait pour le sujet à constituer

perpétuellement son propre discours à travers une forme d’hétéronomisation qui

s’autonomise sans cesse. Il s’agirait de concevoir l’expérience fondamentale du sujet

avec lui-même dans un écartèlement entre un phénomène de confusion ou

d’indifférenciation et un phénomène de séparation ou de différenciation, entrant en jeu

dans une forme d’identification narrative perpétuelle à autrui.

Une expérience d’oscillation identitaire fondamentale

23 Dans la perspective de saisir les enjeux relatifs à l’ontologie du sujet, sera d’abord émise

l’hypothèse suivant laquelle le processus d’oscillation identitaire exposé précédemment

relève d’une expérience fondamentale du sujet : ce double mouvement de dépossession

et de repossession de soi tiendrait d’une expérience autoréflexive, renvoyant à un

processus d’autonomisation entendu comme vacillation perpétuelle et dynamique du

sujet. On se demandera si cette expérience d’oscillation pourrait être mise en relation

avec un phénomène originaire d’intrication et de désintrication du sujet avec lui-

même ; puis on posera le principe d’une ontologie du sujet comprise dans un processus

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d’autonomisation, à travers une forme d’élaboration de soi-même qui s’opère à la

faveur de mouvements de différenciation et d’indifférenciation perpétuels.

Une expérience d’oscillation originaire ?

24 On pourrait penser que cette expérience d’oscillation permise par la pratique de

dispositifs fictionnels renverrait à un processus littéralement nostalgique tout se

passant comme si le sujet, dans le cadre de ces épreuves de dépersonnalisation, revivait

un moment d’intrication et de désintrication qu’il aurait déjà vécu. Placé dans une

situation de vacillation entre deux pôles contraires, il serait ainsi conduit à revivre

l’expérience d’une épreuve originaire.

25 Pour Julia Kristeva (1980), cette dualité entre deux pôles extrêmes, renvoyant à deux

sentiments absolument antagonistes, entretiendrait un rapport étroit avec le conflit

que le sujet aurait vécu jadis dans la relation duelle qu’il entretiendrait avec la figure

maternelle. Ce phénomène, nécessairement brutal, serait à la mesure de ce

« démarquage violent et maladroit » vis-à-vis d’un « pouvoir aussi sécurisant

qu’étouffant » (ibid. : 20). Le sujet serait donc placé dans une situation de nostalgie

ambivalente entre deux bords radicalement opposés, ses limites oscillant dans une

remise en question de sa propre identité, qui introduisent dans leur incertitude la

difficulté déjà connue d’une délimitation originaire entre dedans et dehors. Aussi les

difficultés inhérentes à un processus de différenciation seraient-elles soulevées par

cette expérience qui conduit le sujet à faire l’épreuve de ses propres fondements

identitaires, de son territoire (im)propre, en lui faisant revivre ce processus marqué par

son ambiguïté. Dans cette expérience, il mettrait à l’épreuve ses limites identitaires, en

revivant ce moment originaire et fondamental au cours duquel il ne se serait pas

encore constitué comme sujet. Il ferait ainsi l’expérience de la « sublimation la plus

fragile et la plus archaïque » (ibid.) en revenant à un état originaire qui relèverait d’une

forme de confusion, de la difficulté d’une différenciation. Le choc suscité par la

pratique de dispositifs fictionnels conduisant à des expériences d’altération serait à la

mesure de la violence de la séparation constitutive, renvoyant à une « sorte de crise

narcissique » (ibid. : 22) : le sujet serait invité à faire l’épreuve régressive de territoires

instables et poreux, qui pourrait être renvoyée à un processus originaire où les limites

de soi ne se seraient pas encore posées comme telles : « Face à l’étranger que je refuse

et auquel je m’identifie à la fois, je perds mes limites, je n’ai plus de contenant, les

souvenirs des expériences où on m’avait laissé tomber me submergent, je perds

contenance. Je me sens “perdue”, “vague”, “brumeuse” » (Kristeva, 1988 : 276). Le sujet

se trouverait projeté aux confins de son identité à travers une situation conflictuelle entre

le propre et l’impropre, caractérisée par son aspect incertain, ballotant, non déterminé.

Son identité relèverait ainsi d’une temporaire négativité de soi qui néanmoins ne serait

pas appréhendée en termes d’absolu, dans la mesure où elle renverrait à l’acception du

négatif entendu que celui-ci n’est pourtant pas que négatif car il renvoie à « “l’ayant été

n’étant plus”, à moins de supposer qu’il ne se réfère à un “n’étant jamais parvenu à

l’existence” » (Green, 1993 : 33).

26 Par sa pratique de tels dispositifs fictionnels aliénants, le sujet revivrait ce moment au

cours duquel ne se serait pas encore opérée cette différenciation de ses propres limites.

Cette expérience se révèlerait particulièrement angoissante pour le sujet à nouveau

soumis à cette instabilité refoulée, à cette guerre conflictuelle entre lui et l’autre qui

Questions de communication, 33 | 2018

233

ébranlerait tous ses repères en matière de temporalité et de spatialité ; elle se

caractériserait par son aspect extrêmement évanouissant, où le sujet serait

effectivement confronté à un oubli du « point de départ » : il accèderait effectivement à

un « univers second, décalé de celui où “je” suis : délectation et perte » (Kristeva, 1980 :

19). Ce vertige saisissant correspondrait à un phénomène de projection du sujet dans

un « moment » déjà vécu où la construction identitaire de soi ne se serait pas amorcée.

Il serait ainsi invité à reconnaître ce « narcissisme primaire » caractérisé par son aspect

fuyant, instable et précaire, dénué de consistance et de stabilité, où le moi était défini

comme « incertain, fragile, menacé, tout autant soumis que son non-objet à

l’ambivalence spatiale (incertitude dedans/dehors) » (ibid. : 77). Cette déambulation

inconstante, qui ébranle les limites de son identité, placerait le Moi dans une situation

profondément malaisée, quand (où) il serait soumis à une « nostalgie » (au sens

étymologique, comprise au sens d’un « retour ») (Quignard, 2002) fondamentale, qu’il

prendrait le risque de reconnaître dans l’émergence d’une forme à la fois familière et

lointaine. Cet espace se situerait « à cette limite du refoulement originaire », dans des

« territoires instables où un “je” n’arrête pas de s’égarer » (Kristeva, 1980 : 18), où « je »

revient à un intervalle, à un entre-deux vacillant et délié.

27 Dans le cadre de cette expérience caractérisée par la dangerosité de la tension qu’elle

opère, le sujet en arrive à revivre un processus qu’il aurait déjà connu, à travers

l’ambivalence de moments d’indifférenciation et de différenciation de soi – et de soi

vis-à-vis de l’autre ; un processus régressif, marqué par une dualité profondément

malaisée.

28 Néanmoins, cette tension entre indifférenciation et différenciation du moi – et de

l’autre vis-à-vis de moi – ne constitue-t-elle que le symptôme d’un refoulement relevant

de ce processus originaire, archaïque, où la constitution identitaire du sujet ne se serait

pas encore amorcée comme telle, ou ferait-elle écho à un processus d’autonomisation du

sujet qui se constituerait perpétuellement dans l’ambivalence de moments de dépossession et de

repossession de soi ?

La représentation d’un sujet qui s’autonomise

29 Par la pratique de tels dispositifs fictionnels qui le confrontent à une tension entre

dessaisissement et ressaisissement de soi, le sujet serait conduit à faire l’expérience

d’une oscillation identitaire qui semblerait avoir partie liée avec un processus de

subjectivation. On avait d’abord évoqué l’idée que le sujet revivrait ce moment où il ne

s’était pas encore constitué comme tel, au cours duquel les frontières de son identité ne

seraient pas encore établies. Pourtant sera défendue l’hypothèse selon laquelle cette

expérience d’une vacillation ferait écho à un processus qu’il s’agirait d’appréhender en

termes d’autonomisation, et non pas d’autonomie. Il ne saurait effectivement être

question de concevoir l’élaboration du sujet à travers le principe d’une seule

expérience originaire. Bien plutôt, ce processus de subjectivation entretiendrait un

rapport étroit avec le principe d’une construction identitaire qui s’opère tout au long

de l’existence, l’« individu » ne cessant de remettre en question sa propre individuation

dans la répétition d’un processus de différenciation où il devrait s’appréhender dans un

rapport autoréflexif d’altérité radicale vis-à-vis de lui-même. En ce sens, il s’agirait de

concevoir le principe d’une perspective ontologique du sujet en termes de répétition,

certes ; mais surtout à l’aune de répétitions toujours dissemblables à elles-mêmes. Ainsi le

processus d’individuation de l’individu (si tant est qu’on puisse le nommer de la sorte)

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ne renverrait-il pas seulement à ce premier conflit avec soi-même, mais bien plutôt à

l’idée d’une tension qui s’élaborerait dans la répétition d’une discontinuité toujours

comprise dans un processus d’écart vis-à-vis d’elle-même ; c’est-à-dire dans une

expérience d’oscillation fondamentale toujours hétérogène à sa propre hétérogénéité,

dans la rupture incessante d’un mouvement caractérisé par sa continuité.

30 Dans Le Cinéma ou l’homme imaginaire, Edgar Morin (1956 : 93) devait concevoir « la plus

banale “projection” sur autrui – le “je me mets à sa place” » telle une « identification de

moi à lui qui facilite et appelle l’identification de lui à moi ». Ce processus de

dépossession serait au fondement de l’expérience humaine, qui aurait rapport avec

toute phase de dépersonnalisation :

« Le double rôde encore […] avec les revenants du folklore, le corps astral spirite,les fantômes littéraires. Il s’éveille à chaque sommeil. Il surgit dans l’hallucination,où également nous les croyons extérieures, ces images qui sont en nous. Le doubleest bien plus qu’un fantasme des premiers âges. Il erre autour de nous, et s’imposeau moindre relâchement, à la première terreur, à la suprême ferveur » (ibid. : 38).

31 Edgar Morin (1951 : 153) rapporte dans cette perspective ce « double » dont le sujet fait

la rencontre à un « ego alter, que le vivant ressent en lui, à la fois extérieur et intérieur,

tout le long de son existence ». Le processus de projection à travers une telle image

serait effectivement essentiel au sujet, car elle tiendrait de l’« une des premières

manifestations d’humanité » (Morin, 1956 : 35)6. Edgar Morin (ibid. : 33) procède de la

sorte à un parallèle entre ce « double » et l’« image fondamentale de l’homme,

antérieure à la conscience intime qu’il a de lui-même, reconnue dans le reflet ou

l’ombre, projetée dans le rêve, l’hallucination comme dans la représentation peinte ou

sculptée, fétichisée et magnifiée dans les croyances en la survie, les cultes et les

religions » : l’expérience d’une projection en ce « double archaïque » constituerait

« l’expérience originaire et fondamentale qu’a l’homme de lui-même », dans la mesure où il

ne se connaîtrait que comme fondamentalement séparé, « que comme “autre”, c’est-à-

dire projeté et aliéné » (Morin, 1951 : 153).

32 Pour Donald W. Winnicott (1970 : 28-29), le sujet s’actualise effectivement tout au long

de sa vie à travers ce qu’il appelle un processus d’« individuation », jalonné par

l’appropriation-désappropriation d’« objets transitionnels » entrant en je(u) dans la

construction identitaire de soi. Il serait ainsi conduit à faire l’expérience d’un processus

de constitution identitaire entre dépossession et repossession par le biais de laquelle,

au cours de son existence, il se désubjectiverait et se resubjectiverait à la faveur de la

compréhension et de la non-compréhension de sujets qui lui sont extérieurs et intérieurs.

Par la reviviscence sans cesse réactualisée de ces moments oscillant entre discrétion et

concrétion, le sujet ne cesserait de faire l’expérience d’une hétérogénéité dissemblable

d’elle-même : chaque nouvelle expérience de dépersonnalisation se positionnerait en

rupture, dans une forme d’écart caractérisé par sa discontinuité, la répétition de cette

tension duelle entre différenciation et indifférenciation devant être nécessairement

envisagée par le prisme d’une différenciation toujours différentielle à elle-même.

33 Les dispositifs fictionnels permettant une expérience d’oscillation constitueraient, pour

le sujet, l’occasion de vivre une expérience fondamentale de dépossession-repossession

avec lui-même, liéé à une construction identitaire de soi perpétuelle entrant dans un

processus dynamique de « personnation » de soi. Le sujet revivrait ainsi, toujours

différente, cette expérience d’une vacillation, d’un ébranlement, dans l’appréhension

de « sujets-autres-que-moi » à la faveur d’un « espace intermédiaire » comme zone

Questions de communication, 33 | 2018

235

limite que Michel de M’Uzan (2005 : 18) nomme « spectre d’identité » : il s’agirait d’une

sorte d’espace liminaire à travers lequel le « je, le Moi-Je se spécifie aléatoirement […],

et en fonction des déplacements de la libido narcissique, tout au long des franges de ce

spectre, depuis un pôle interne occupé par la représentation du sujet lui-même jusqu’à

un pôle externe qui coïncide avec l’image de l’autre ». Existerait un « être basal des tout

premiers temps de la vie » comme « soi-même archaïque », essentiel et fondamental,

comme « entité syncrétique confuse » et chaotique, tel un « jumeau paraphrénique »

qui ferait son apparition « lors d’expériences de dépersonnalisation » (ibid. : 20-21).

Cette image du double émargerait effectivement au cours de ces moments de

dépersonnalisation, permettant le soulèvement d’un « lieu paraphrénique » renvoyant

à une identité archaïque et fondamentale (ibid. : 29-30)7, mais qui se répèterait, sous

différentes formes, durant toute l’existence. Ce « soi-même et son double » entreraient

dans la problématique d’un « programme général de création, de développement et de

préservation » (ibid. : 24). La pensée du « s. j. e. m. »8 définie par Michel de M’Uzan

soulève précisément cet état permanent d’incertitude vis-à-vis de soi-même : le sujet ne

se situerait jamais dans une absolue similitude à son être (M’Uzan, 1977 : 162-163). C’est-à-

dire que la pratique oscillante du dispositif renverrait l’individu à sa vérité ontologique

qui résiderait dans un irrémédiable décalage, qui convoquerait un irrévocable

« désastre », comme non-présence à soi-même, relevant de ce qui n’« a pas de temps ni

d’espace où il s’accomplisse » (Blanchot, 1980 : 8). La constitution du sujet caractérisée

par son aspect dés-astré, relèverait ainsi d’une sorte d’à-côté perpétuel, permanent : il se

rapprocherait de l’« exote », c’est-à-dire de « celui […] qui cherche à maintenir une

distance de l’étrangeté tout en se délectant de la différence » (Baudrillard, Guillaume,

1994 : 87). Aussi serait-il compris dans cette oscillation entre extase et compréhension

de l’écart. Tel un passant curieux, il prend le risque de « circuler dans le désir des

autres, dans la relation aux autres » (ibid. : 92).

34 Le sujet ferait de la sorte l’expérience fondamentale d’un processus d’autonomisation qui

lui permettrait, incessamment, de mettre en doute en la constituant sa propre

subjectivation à partir de situations d’hétéronomie, « Je » subsumant toujours une part

d’Autre qui s’autonomise :

« Il y a toujours la possibilité permanente et en permanence actualisable deregarder, objectiver, mettre à distance, détacher et finalement transformer lediscours de l’Autre en discours de sujet […]. Cette activité du sujet qui “travaille surlui-même” rencontre comme son objet la foule des contenus (le discours de l’Autre)avec laquelle elle n’a jamais fini ; et, sans cet objet, elle n’est tout simplement pas »(Castoriadis, 1975 : 155).

35 De ce discours d’autrui telle une « pensée inconsciente et agissante » qui pourrait

trouver un substrat dans la voix d’un personnage, Martine de Gaudemar (2011 : 191-192)

écrit que « chacun de nous a une part inconnue qui vit en quelque sorte une existence

autonome, produit des effets sur autrui, et donc indirectement sur soi ». Aussi cette

« part inconnue » serait-elle liée à une « représentation partagée qui mène une vie à

elle dans les esprits et les conversations, ce qu’on appelle la culture » (ibid. : 193). Le

processus d’autonomisation du sujet serait ainsi à entendre comme identification

narrative à autrui tel un processus qui ne saurait être conçu comme solitaire, mais qui se

transforme en permanence à la faveur de formes d’altération renouvelées.

36 À la faveur de ce processus d’oscillation identitaire, le lecteur se saisit de lui-même en

se dessaisissant : il se saisit comme fondamentalement dessaisi, séparé de lui-même,

dans un processus de déprise et de reprise de soi qui lui donne l’occasion de revivre ces

Questions de communication, 33 | 2018

236

moments, profondément malaisés, où ne s’était pas encore amorcé un processus

d’individuation constitutif. Néanmoins, le récepteur serait également conduit à faire

l’expérience de sa propre subjectivation à travers un processus d’autonomisation

caractérisé par sa permanente hétéronomie. Le sujet serait ainsi invité à s’appréhender

dans un rapport fondamentalement hétérogène : c’est-à-dire que cette expérience ne

lui permettrait pas uniquement de mettre à l’épreuve ses frontières identitaires dans

un processus d’individuation qu’il aurait déjà connu, à la faveur d’une « nostalgie »

marquée par une tension entre confusion et séparation, mais qu’il devrait

s’appréhender perpétuellement dans un rapport autoréflexif d’altérité radicale, tel un

étrange étranger (Blanchot, 1958 : 673-683)9.

Conclusion

37 En parcourant succinctement la revue de la littérature consacrée à des expériences

d’altération dans des dispositifs fictionnels, on a déterminé un premier degré

d’oscillation identitaire marqué par des moments de battements entre dépossession et

repossession de soi, à la faveur d’un processus d’« hallucination paradoxale ». On a

ensuite fait émerger un second degré de vacillation par le biais d’un processus

d’« hallucination négative » au cours duquel le sujet, dans un double retournement,

serait conduit à appréhender en lui-même une part d’opacité qui lui est constitutive. Ce

second degré d’oscillation se caractériserait par une forme d’altération radicale,

mettant à l’épreuve les frontières liminaires de son identité.

38 Puis on a mis au jour les enjeux ontologiques de ces expériences d’oscillation

identitaire et montré qu’elles pouvaient faire écho à un processus de dépossession et de

repossession fondamental : a ainsi été posé le principe d’une constitution identitaire du

sujet fondée sur une forme d’autonomisation, à travers le principe d’une construction

de soi qui se différencierait continûment d’elle-même. Cette subjectivation s’opèrerait

en advenant toujours différente à elle-même, dans la répétition de la différenciation

d’une différenciation ; autrement dit, dans un processus de jalonnement autoréflexif

d’écart ou de rupture, émargeant de manière perpétuellement différentielle. C’est-à-

dire que cette expérience d’oscillation identitaire constituerait la répétition d’un

processus de différenciation, qui ne s’élaborerait néanmoins jamais à l’identique : elle

relèverait de la répétition de la différenciation d’une différenciation.

39 Le sujet est « pleins du discours d’autrui », via lequel il cherche son chemin de traverse.

S’il veut bien se risquer à un voyage exploratoire dans le labyrinthe du multiple, il

construit son identité perpétuellement en travaillant et en se laissant travailler par

d’autres territoires, d’autres mondes, d’autres modes d’être, qui constituent la

possibilité de son (im)propre autonomisation.

Questions de communication, 33 | 2018

237

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NOTES

1. « Imagining from the inside is one variety of what I will call “imagining de se”, a form of self-imagining

characteristically described as imagining doing or experiencing something ». Notre traduction :

« Imaginer de l’intérieur est l’une des possibilités de ce que j’appellerai “imaginer de se”, une

Questions de communication, 33 | 2018

239

forme d’auto-imagination qui consiste de manière spécifique à imaginer accomplir ou

expérimenter quelque chose ».

2. « They generate fictional truths about themselves ».

3. Par une tripartition des « régimes de croyance », V. Jouve (1992 : 82) met en exergue l’instance

du « lisant » entre la posture du « lectant », lecteur doué d’expertise qui « appréhende le

personnage comme un instrument entrant dans un double projet narratif et sémantique » et la

posture du « lu », pour lequel la représentation littéraire se fait régression, qui « appréhende le

personnage comme un prétexte lui permettant de vivre par procuration certaines situations

fantasmatiques ».

4. « Spontaneous imaginings have a life of their own […]. Sometimes […], we seem not to have even

potential, unexercised control over what we imagine ».

5. « Alors, afin de donner aux tumultes depuis trop longtemps déchaînés en moi pour pouvoir se

calmer ainsi d’autres mouvements à diriger, je me levais, je me mettais à marcher le long de mon

lit, les yeux encore fixés à quelque point qu’on aurait vainement cherché dans la chambre ou

dehors, car il n’était situé qu’à une distance d’âme, une de ces distances qui ne se mesurent pas

par mètres et par lieues, comme les autres, et qu’il est d’ailleurs impossible de confondre avec

elles quand on regarde les yeux “lointains” de ceux qui pensent “à autre chose” ».

6. E. Morin (ibid. : 34) remarque que l’émergence de ce double peut s’effectuer au cours de la vie

endormie et éveillée : « Autre et supérieur, le double détient la force magique. Il se dissocie de

l’homme qui dort pour aller vivre la vie littéralement sur-réelle des rêves. Chez l’homme éveillé, le

double peut s’éloigner, accomplir meurtres et exploits. L’archaïque est littéralement doublé […]

tout au long de sa vie, pour être finalement laissé sur place, loque, cadavre, au moment de sa

mort ».

7. L’émergence de ce double surviendrait au cours de ces instants pendant lesquels la pleine

attention ferait défaut, où défaillirait la stabilité identitaire de soi : « Lorsque la conscience

simplement vacille fugacement entre veille et sommeil, ou face au déploiement sans limite de

certains paysages, mais aussi lors du “saisissement artistique”, lorsque le sujet est confronté avec

l’essence précise de lui-même » (ibid. : 29-30).

8. « S. j. e. m. » signifie « Si J’Étais Mort ». M. de M’Uzan décrit ainsi ces expériences

momentanées de dépersonnalisation où le sujet se pose la question de ce que serait l’abîme

absolu. Ces expériences seraient liées à son impossibilité d’accéder jamais « à une pleine

identité », comme essentiellement séparés de lui-même, dans un rapport irrémédiablement et

perpétuellement autres à soi.

9. Tel un étrange étranger à soi-même, le lecteur est conduit à faire l’expérience de l’étrangeté la

plus radicale, la littérature présentifiant cette forme d’absence relevant d’une altérité

impersonnelle dissolvant, dissipant toute identité.

RÉSUMÉS

En passant en revue une partie de la littérature consacrée à des dispositifs fictionnels,

notamment romanesques et cinématographiques, notre article met en évidence l’émergence de

deux degrés d’oscillation identitaire. En effet, le sujet peut être invité à faire la rencontre d’une

hétérogénéité soit relative soit radicale, à travers des moments de battements alternatifs entre

dépossession et repossession qui mettent à l’épreuve les frontières liminaires de son identité. Ces

expériences sont susceptibles de faire émerger une ontologie dynamique résidant dans une

Questions de communication, 33 | 2018

240

forme de vacillation pour le sujet, conduit à s’appréhender dans un rapport autoréflexif d’altérité

radicale à la faveur de situations d’hétéronomie qui s’autonomisent sans cesse.

Going through a part of the literature dedicated to fictional devices namely novelistic and cinema

ones we shall emphasize the fact that our article brings to the fore the emergence of two degrees

in identity fluctuations. Indeed the subject may be induced to face a heterogeneousness – either a

relative one or a radical one – through moments of alternative pulses between dispossession and

repossession which put the introductory frontiers of his identity to the test. These experiences of

alienation are likely to let emerge a dynamic ontology lying in a kind of wavering for the subject

brought to conceive himself in an autoreflexive relation of radical otherness owing to

heteronomy situations which endlessly fall apart from one another.

INDEX

Mots-clés : expérience, réception, dispositif, oscillation, identité, altération

Keywords : experience, reception, device, fluctuation, identity, alienation

AUTEUR

HÉLÈNE CROMBET

Médiation, information, communication, arts

Université Bordeaux Montaigne

F-33607

helene.crombet[at]gmail.com

Questions de communication, 33 | 2018

241

Un modèle éditorial du troisièmetypeAdossement de l’accès numérique à l’acquisition des supports physiquesdans l’industrie du DVD : le cas de Vodkaster

The Third Type of Publishing Model. Backing Digital Access to Physical Carriers’

Acquisition in the DVD’s Industry: The Case of Vodkaster

Guillaume Sire, Jean-Valère Cossu et Virginie Sonet

1 La notion de « modèle socioéconomique » permet d’appréhender les principes

essentiels de fonctionnement des industries culturelles et d’en comprendre les

mutations. Chaque modèle désigne un ensemble de « règles du jeu » propre à un type

de produit culturel en particulier (Miège, 2000 ; Moeglin, 2007 ; Perticoz, 2012). Dans le

domaine de l’exploitation des œuvres cinématographiques, le « modèle éditorial »

prévaut, caractérisé par un paiement à la pièce d’une œuvre en particulier (Flichy,

1980).

2 La numérisation n’a pas engendré de transition vers un autre modèle, cependant il se

trouve que pour les consommateurs le passage d’un marché autrefois fondé sur

l’acquisition d’un support physique à un marché fondé sur l’accès en ligne n’est pas

sans conséquence. Pour des raisons que nous expliquerons en détail, les règles ayant

cours sur le marché de la vidéo à la demande (Video on Demand, VOD) ne sont pas

exactement les mêmes que celles qui prévalaient sur le marché des supports physiques,

et profitent davantage aux ayant-droit, lesquels brandissent l’argument du manque à

gagner causé par le piratage aussitôt que leur est reproché ce déséquilibre. Or il se

trouve qu’un service nommé « Vodkaster » ayant existé en France entre 2014 et 2016 –

et dont la particularité était de proposer à ses utilisateurs de numériser puis de stocker

leurs DVD (Digital Versatile Disc) et de les lire à distance depuis n’importe quel terminal

connecté – a tenté de revenir à des règles du jeu plus proches des règles historiques du

marché en garantissant aux utilisateurs un certain nombre de droits propres à la

possession d’un support physique, tout en proposant à ses utilisateurs de profiter des

mêmes avantages que ceux des autres services de visionnage accessibles par l’internet.

Questions de communication, 33 | 2018

242

C’est cette mise en tension, et cette tentative de reconfiguration du modèle éditorial

que nous avons souhaité étudier.

3 Après avoir analysé les différences socioéconomiques en France entre le marché des

DVD et le marché de la VOD, et identifié les avantages dont jouissaient les

consommateurs au sein du modèle éditorial des supports physiques et dont ils sont

dépourvus dans le modèle éditorial de la VOD, nous décrypterons le dispositif techno-

économique de Vodkaster. Nous expliquerons comment ses concepteurs ont joué sur

les différences entre les deux modèles dans le but d’offrir aux usagers les avantages de

l’un et de l’autre. Nous analyserons plus spécifiquement comment cette hybridation

renouvelle le modèle socioéconomique du DVD, dont il se différencie en termes de

compatibilité et de portabilité. Et comment il renouvelle celui de la VOD, puisque le

consommateur jouit d’une pleine disposition du bien, lui conférant notamment le

pouvoir de donner, prêter ou revendre le bien culturel qu’il a acheté. La réflexion est

fondée sur l’analyse statistique des données relatives à l’activité de Vodkaster pour la

période allant d’avril 2014 à avril 2016 (le service a fermé en avril 2016 puis Vodkaster a

été racheté par Télérama). Plus précisément, nous nous appuyons sur un traitement des

données associées à 37 449 comptes utilisateurs et 36 272 transactions enregistrées sur

la période. Cette base de données exhaustive a été exportée après avoir passé avec

Vodkaster un accord d’utilisation à des fins de recherches scientifiques non

commerciales. Pour chaque transaction, nous avons eu accès à des informations telles

que le compte associé, la nature (achat ou vente), le prix de la transaction et le moment

et le lieu de sa réalisation.

Les différences en France entre le marché du DVD etcelui de la VOD

4 En 2014, les trois quarts des consommateurs français préféraient acheter des films sur

support physique DVD/Blu-ray plutôt que de consommer ces contenus par le biais

d’une plateforme numérique de VOD (CNC, 2015). Mais le marché du DVD/Blu-ray

s’amoindrissait, le chiffre d’affaires de la vidéo physique ayant été divisé par deux entre

2010 (1,38 milliard d’euros) et 2015 (680 millions d’euros) et la tendance au repli étant

nette depuis 2004, avec une baisse des ventes de supports physiques de 14,7 %.

Entre 2004 et 2015, les Français avaient malgré tout dépensé plus de 15,7 milliards

d’euros pour des supports physiques. Rien qu’entre 2010 et 2015, en dépit de la baisse,

ils avaient dépensé plus de six milliards d’euros. Dès lors qu’on estime que le prix de

référence de 19,99 euros fournit une bonne moyenne du prix des DVD, cela ferait une

approximation de 785 millions de DVD mis en circulation dans l’hexagone entre 2004

et 2015. Bref, tout comme les Américains (Dugan, 2014), les Français ont encore des

DVD chez eux. Et il semble prématuré de prétendre que la VOD finira par supplanter

définitivement les supports physiques. En effet, le DVD – que certains chercheurs

présentent comme le dernier objet médiatique matériel (Benzon, 2013 : 90) – détient au

moins deux avantages qui pour l’instant rendent nécessaire son existence : une qualité

supérieure d’image et de son à celle de la VOD et un public de collectionneurs attachés

à sa matérialité.

Questions de communication, 33 | 2018

243

La chronologie des médias

5 En France, le marché du cinéma est régulé par la chronologie des médias. Sa version

révisée en 2009 harmonise les marchés du DVD et de la VOD. Elle prévoit que la fenêtre

de diffusion des ventes et des locations de films sur support physique et en VOD s’ouvre

quatre mois après la fenêtre du cinéma. Autrement dit, il faut attendre quatre mois

après la sortie nationale d’un film en salle pour pouvoir vendre et louer des DVD et un

accès en VOD. Comme sur le marché physique, il existe un type de VOD qui consiste à

acheter le film à un prix indexé sur le DVD physique (entre 14,99 et 19,99 euros), et qui

se nomme Electronic Sell Through (EST) auquel cas le fichier numérique est téléchargé

par le consommateur1 ; et un type de VOD qui consiste à louer l’accès au film pour une

durée limitée, à un prix variant en général entre 0,99 et 5,99 euros, sans que le

consommateur ne s’approprie le fichier correspondant. Une fois ouvertes, la fenêtre de

vente et de location des supports physiques (DVD et Blu-ray) et celle de l’EST ne se

fermeront jamais. La fenêtre de location en VOD, en revanche, se refermera, en

moyenne six mois après s’être ouverte, pour que puisse s’ouvrir la fenêtre des chaînes

de télévision payantes en fonction de ce qui a été prévu dans les accords passés par ces

chaînes avec les ayants droit. Cela constitue une différence majeure entre le marché des

supports physiques et celui de la VOD : un produit lancé sur le premier l’est une fois

pour toutes alors qu’un produit peut être lancé puis retiré du second.

Des restrictions plus nombreuses et moins de souplesse pour laVOD

6 N’importe quel commerçant peut distribuer des DVD/Blu-ray et ce, dans les mêmes

conditions tarifaires que tous les autres, puisqu’il n’y a pas d’exclusivité sur ce marché,

alors que la VOD, à la vente comme à la location, exige qu’un accord soit passé entre le

distributeur et l’ayant-droit, et donne par conséquent à ce dernier le pouvoir de refuser

cet accord ou d’en négocier les termes au cas par cas (Gomez, 2011). Le DVD peut

ensuite être emporté par celui qui l’a acheté et visionné dès lors que celui-ci possède le

matériel adéquat, notamment en cas de changement de zone géographique (si un

consommateur français achète un DVD en zone no 2 (Europe sauf Ukraine et

Biélorussie, Moyen-Orient, Japon, Afrique du Sud, Swaziland, Lesotho, France d'outre-

mer, Groenland), lisible avec son ordinateur portable, et qu’il voyage en zone no 3 (Asie

du Sud-Est, Corée du Sud, Taïwan, Hong Kong, Macao), il devra y emporter son propre

ordinateur ou lecteur de zone no 2 pour visionner le DVD).

7 Les services de VOD sont soumis à des restrictions géographiques plus difficilement

contournables : par exemple un utilisateur américain d’iTunes n’aura plus accès au

même service s’il se connecte depuis la France. Mais, au-delà de la dimension

territoriale, c’est surtout l’usage et la circulation des titres qui sont restreints. Cela

passe notamment par des formats propriétaires, visant à rendre le contenu illisible sur

le matériel ou les logiciels de visionnage avec lesquels l’ayant droit n’a pas noué de

partenariat. Le cas exemplaire est iTunes, dont la particularité est d’additionner les

couches d’exclusivités (matériel et logiciel interdépendants, boutiques exclusives de

contenus, formats vidéo propriétaires, etc.). Même si Apple est sans doute le champion

en la matière, force est de constater qu’il n’est pas simple non plus pour un utilisateur

Questions de communication, 33 | 2018

244

d’un service comme MyTF1 de visionner ou de transférer un film en dehors de la

plateforme idoine.

8 Ces écosystèmes visant à tenir enfermé l’utilisateur dans des « jardins murés » (walled

garden) ont pour conséquence de limiter la marge de manœuvre dont jouissaient les

consommateurs sur le marché des supports physiques. Par exemple, la possibilité de se

rétracter après un achat est difficile sinon impossible sur une plateforme VOD. Or, dans

de nombreux pays, y compris en France, l’achat d’un bien culturel est normalement

assorti d’une période de rétractation. Cela permet de préserver l’intégrité du marché

en évitant les effets liés aux achats compulsifs. Ce délai de rétractation existe pour les

biens culturels vendus sur supports physiques (on peut retourner un DVD acheté en

France du moment que l’emballage plastique n’a pas été ouvert), mais ne serait

envisageable dans le cas des fichiers numériques vendus en EST que si l’on pouvait

forcer le consommateur à effacer de la mémoire de son ordinateur le fichier téléchargé

et s’assurer qu’il n’a pas vu le film entre le moment de l’achat et celui du retour. Il

faudrait donc mettre en place un système de Digital Right Management (DRM) qui

permettrait dans le cas de l’EST « d’ajouter un degré de tangibilité au média digital qui,

sinon, est trop immatériel » (Mattioli, 2010 : 238). C’est ainsi qu’un service comme

Tiscali Music Group pouvait vendre des fichiers audio en rendant possible la rétractation

pendant une période de sept jours (Evans, 2004). Cette solution reste malgré tout très

imparfaite, en raison des pratiques visant à contourner les DRM, ce qui explique

pourquoi les ayants droit sont très réticents à la mettre en place.

La possibilité de remettre en circulation les supports physiques

9 Dernière différence majeure : sur le marché du DVD, contrairement à celui de la VOD, le

consommateur peut donner le produit qu’il a acquis. Il peut l’offrir sans rien demander

en échange, le transmettre à sa mort à ses héritiers, le prêter gratuitement ou encore le

revendre. Les trois premières options ne constituent pas des échanges marchands, mais

peuvent contribuer à amoindrir les revenus des ayants droit en se substituant à des

actes d’achat, puisque des consommateurs qui auraient peut-être payé pour voir le film

réussissent grâce à un don, un héritage ou un prêt à y accéder gratuitement. La

quatrième, quant à elle, donne lieu à un marché parallèle à celui du neuf : le marché de

l’occasion. Même s’il est très difficile d’avoir des chiffres concernant ce marché, une

étude Opinion Way réalisée en 20132 concluait que les produits culturels, dont le DVD,

arrivaient en tête des produits les plus achetés et vendus sur le marché de l’occasion

français avec 56 % des sondés ayant acheté des produits culturels d’occasion plusieurs

fois dans l’année et 53 % en ayant vendus. Nous pouvons donc raisonnablement estimer

que les Français sont nombreux à se saisir de cette possibilité de revente/rachat,

d’autant que le marché de l’occasion a été dopé par les plateformes de vente en ligne

(Hsunchi, Shuling, 2007 ; Zhao et al., 2013), notamment Amazon, où il est aisé de

référencer les DVD que l’on possède afin de les revendre à d’autres particuliers. Les

ayants droit ont intérêt à ce que le marché de l’occasion soit le moins vivace possible, à

cause du principe d’épuisement des droits selon lequel le contrôle de la distribution

d’un film et les revenus afférents ne s’étendent pas au-delà du premier acte d’achat

(Gomez, 2011 ; Hubac, 2011 ; Farchy, Jutant, 2015). Autrement dit, le producteur d’un

film ne perçoit un revenu que sur la vente du DVD neuf, et pas sur la vente du DVD

d’occasion, alors même qu’il perçoit un revenu sur l’ensemble des transactions en VOD.

Dans une étude datant de 2008, des chercheurs ont montré que 86 % des DVD revendus

Questions de communication, 33 | 2018

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sur le marché de l’occasion « cannibalisaient » le marché du neuf étant donné des actes

de rachat qui, sans marché de l’occasion, auraient donné lieu à des achats sur le marché

du neuf (Smith, Telang, 2008).

Les quatre avantages du marché de l’occasion

10 Du point de vue des consommateurs, l’existence d’un marché de l’occasion a plusieurs

avantages : la concurrence entre le marché du neuf et celui de l’occasion tire les prix du

neuf vers un niveau permettant à l’offre et à la demande de se rencontrer (Mattioli,

2010). Deuxième avantage : la possibilité de revendre les produits achetés encourage

l’achat, puisque les consommateurs espèrent récupérer une partie de l’argent dépensé

– voire la totalité – ce qui stimule le dynamisme du marché (ibid.). En outre, comme

l’expliquent Joëlle Farchy et Camille Jutant (2015 : 12), les échanges d’occasion

procurent aux vendeurs « un revenu supplémentaire qu’ils peuvent considérer comme

un moyen pour acheter une quantité plus importante de biens neufs ». Troisième

avantage, au moins sur un plan hypothétique : le dynamisme du marché de l’occasion

peut faire parler d’un produit dont les copies neuves deviennent d’autant plus

attrayantes, étant donné un effet d’appel ou d’échantillonnage qui viendrait dans ce cas

contrebalancer l’effet de substitution. Quatrième avantage (hypothétique lui aussi) : les

ayants droit peuvent se servir du marché de l’occasion comme d’un indicateur leur

permettant de savoir s’ils ont intérêt à relancer un produit dont pour l’instant les

stocks sont épuisés.

Vodkaster : fonctionnement et modèle économique

11 Vodkaster est un service français fondé par Cyril Barthet, David Honnorat et Benoît de

Malartic. Lancé en 2010, ce fut d’abord un réseau social dont l’originalité était de

permettre à ses adhérents d’échanger et de commenter des extraits de films. Il reposait

sur le principe de la « microcritique » : une critique cinématographique de la taille d’un

tweet. À partir d’avril 2014 et jusqu’en avril 2016, le site a également proposé l’achat et

la vente de DVD neufs et d’occasion. Pendant cette période, la particularité de

Vodkaster, par rapport à un vendeur de DVD en ligne comme La Fnac ou Amazon, était

de proposer aux clients un choix : soit le DVD qu’ils avaient acheté leur était envoyé par

voie postale, soit Vodkaster le conservait pour eux et leur donnait dans ce cas accès à

son contenu par l’intermédiaire d’un « casier numérique » (digital locker). Le premier

cas renvoie au e-commerce classique, mais le deuxième est plus original. Le client, dès

lors qu’il était devenu propriétaire d’une copie du DVD, stockée physiquement et

numérisée, pouvait accéder à distance à son contenu depuis l’interface de Vodkaster,

autant qu’il le souhaitait, et depuis n’importe quel terminal pourvu qu’il fût connecté

(en l’absence d’un accord contractuel avec l’ayant droit il était impossible, ou en tout

cas hasardeux au regard de la jurisprudence, de laisser les clients télécharger une copie

numérique des DVD, c’est pourquoi ils devaient obligatoirement être connectés à

l’internet pour accéder au contenu). L’interface à laquelle le consommateur accédait

dans ce cas était exactement celle du DVD : film, chapitre, langues, sous-titres, bonus,

etc. Il s’était ainsi approprié durablement un support physique, au contenu duquel il

avait accès à distance, alors que sur un service de VOD classique, il eût payé pour

accéder à un fichier numérique pendant une période limitée. Le client pouvait

Questions de communication, 33 | 2018

246

demander à tout moment à ce que le film soit finalement retiré du stock pour lui être

envoyé par voie postale, auquel cas il n’avait plus accès au DVD via son casier

numérique. À noter également la possibilité pour le client de Vodkaster de voir des

DVD sur des supports ne disposant pas de lecteur DVD, par exemple des ordinateurs

extra-plats, des tablettes ou des mobiles.

12 Après avoir acheté un DVD et à condition d’avoir choisi l’option du casier numérique, le

client de Vodkaster pouvait le revendre à un prix qu’il avait lui-même fixé. Il lui était

donc possible d’acheter, d’utiliser et de revendre le support physique sans jamais

l’avoir eu entre les mains, et sans que le DVD eût même été déplacé dans le stock de

Vodkaster. En revanche, cela ne fonctionnait qu’avec les DVD, le format Blu-ray étant

trop lourd pour être supporté, d’une part, et, d’autre part, à cause de contraintes

techniques liées aux clés de cryptage.

13 Du point de vue économique, Vodkaster réalisait la même marge sur les ventes de DVD

neufs que les commerçants des circuits de distribution classiques, et percevait une

commission de 0,99 centime d’euro sur chaque vente de DVD d’occasion. Vodkaster

payait la taxe sur la vidéo physique collectée par le Centre national du cinéma et de

l’image animée (CNC), comme n’importe quel vendeur de DVD neufs.

Archivage des collections

14 En plus de proposer une place de marché virtuelle, où les amateurs de cinéma ou de

séries pouvaient acheter des DVD et les lire à distance, un autre service avait été

développé afin d’alimenter la place de marché. Les membres de la plateforme pouvaient

envoyer les DVD qu’ils possédaient chez eux pour qu’ils fussent ajoutés à leurs

catalogues respectifs. Des employés de Vodkaster s’occupaient dans ce cas de stocker et

d’indexer les supports, après quoi le client pouvait y avoir accès via le casier numérique

comme pour les DVD qu’il avait directement achetés. Il pouvait également revendre les

DVD envoyés en fixant un prix pour chacun d’entre eux. À tout moment, il pouvait

récupérer ces biens-là, comme les autres directement achetés, en payant pour les frais

de port. D’ici là, sa collection était protégée, accessible à distance dans son intégralité,

et plus facile à revendre que sur une plateforme comme Amazon, où le vendeur doit

emballer et envoyer chaque DVD dès qu’il l’a vendu. L’archivage des collections par

Vodkaster avait pour but de créer de l’offre sur le marché de l’occasion, qui elle-même

alimentait la demande sur les marchés du neuf et de l’occasion.

Un bien culturel immobile, mais accessible partout

15 Sur Vodkaster, le service est celui d’une plateforme numérique accessible en ligne, mais

la consommation est organisée à partir du support physique. Dans les faits, le DVD

devient un bien culturel immobile, stocké en un lieu dont il ne sera pas déplacé tant

qu’aucun client n’aura demandé qu’on le lui fasse parvenir par voie postale. Comme

une sorte de notaire, Vodkaster organise les transferts de propriété sans que cela

n’occasionne le déplacement de l’objet. Il ne s’agit donc pas de dématérialisation,

puisqu’il y a bien un support physique, mais d’immobilisation, de lecture à distance (à

partir d’un terminal qui n’est pas forcément équipé d’un lecteur), de gestion des stocks

et de transfert de propriété. Risquant moins d’être abîmé ou perdu, le DVD peut être

archivé et échangé selon les mêmes modalités qu’un fichier numérique, mais selon des

Questions de communication, 33 | 2018

247

dispositions légales et des modalités économiques propres au marché des supports

physiques. Tandis que les plateformes de e-commerce comme La Fnac ou Amazon

permettent simplement de numériser les actes d’achat, de vente et de revente,

Vodkaster permet de numériser l’acte de lecture, et ainsi d’adosser l’accès numérique à

l’acquisition en propre des supports physiques. La matérialité devient un référent

juridique et économique, sans pour autant qu’il y ait tangibilité : le consommateur

possède un DVD et c’est bien un DVD qu’il achète et revend, ce qui le place dans le droit

relatif aux DVD (chronologie des médias, épuisement des droits), pourtant il ne touche

jamais l’objet qu’il possède. Aussi dans ce cas le DVD est-il assimilable à un bien

informationnel pur (Shapiro, Varian, 1998). Évidemment, l’opérateur de la plateforme

doit posséder autant de copies du film qu’il y a de propriétaires, et peut donc se trouver

en rupture de stock, contrairement à une plateforme de VOD qui n’est en aucun cas en

rupture puisque c’est l’accès à un seul fichier numérique qui est monétisé et que celui-

ci est non rival – l’achat par un consommateur ne diminue pas la quantité disponible

pour les autres (Gabszewicz, Sonnac, 2010). Nous allons voir ci-dessous que cette

stratégie a plusieurs conséquences susceptibles d’intéresser l’ensemble des acteurs du

secteur, que nous décrirons en détail grâce à l’analyse des données concernant 36 272

transactions enregistrées sur Vodkaster entre avril 2014 et avril 2016.

Apport au modèle éditorial du DVD : compatibilité etportabilité

16 La fusion des modèles éditoriaux du DVD et de la VOD dans le cas de Vodkaster aboutit

à un nouveau type de modèle éditorial qui, contrairement à celui du DVD, permet la

compatibilité et la portabilité des droits.

La compatibilité

17 Il devient possible de lire les DVD avec des dispositifs qui, normalement, n’ont pas été

prévus à cet effet, notamment les tablettes et les smartphones. En effet, le support

physique est disponible selon les modalités que, dans le secteur, on nomme « atawad »

(AnyTime, AnyWhere, AnyDevice). Entre avril 2014 et avril 2016, il y a eu en moyenne

18 % de connexions à la plateforme Vodkaster depuis des mobiles et 9 % depuis des

tablettes. Et l’augmentation a été significative, car en avril 2016 les parts étaient de

23 % pour les mobiles et 13 % pour les tablettes, contre 12 % et 8 % en avril 2014. La

mise à distance des supports physiques contribue donc au phénomène de convergence

puisque tous les terminaux connectés à l’internet, quel que soit leur équipement en

termes de lecteurs, peuvent lire les DVD qu’autrefois on ne pouvait regarder qu’à

condition d’être équipé d’un terminal lui-même équipé d’un lecteur spécifique, ou bien

qu’on devait brancher à un lecteur externe. Les modalités d’accès s’en trouvent

fluidifiées.

La portabilité des droits

18 Vodkaster permet de résoudre les problèmes liés aux codes de région des DVD (Elkins,

2016), puisqu’il suffira à l’usager d’accéder à l’internet, n’importe où dans le monde, et

sur n’importe quel terminal, pour lire le DVD acheté en France, dans la zone no 2.

Questions de communication, 33 | 2018

248

Autrement dit, cela contribue à augmenter ce que certains nomment le côté « poreux »

du marché de la vidéo en raison des différentes manières de contourner les régulations

techniques des pays et d’en faciliter la circulation internationale (O’Regan, 1991 ;

McDonald, 2007).

19 Sur Vodkaster, il a été observé à de nombreuses reprises des visionnages depuis

l’étranger. Plusieurs utilisateurs avaient même déclaré vivre en dehors de la zone no 2,

celle de la France. Par exemple, 19 utilisateurs visionnaient depuis le Canada, et 39

depuis les États-Unis, qui sont deux pays en zone no 1, et 29 utilisateurs visionnaient

depuis la Chine, qui est en zone no 6. Ces utilisateurs avaient une pratique d’achat et de

revente d’articles physiques non disponibles dans les pays où ils se trouvaient, et

impossible à lire sur les lecteurs DVD de ces pays.

Apport au modèle éditorial de la VOD : la pleinedisposition du bien

20 L’existence d’un support physique, même mis à distance et auquel on accède par

l’internet, augmente quant à elle le degré de liberté dont les consommateurs peuvent

jouir sur les plateformes de VOD, en leur permettant notamment : la portabilité des

droits, une chronologie des médias prise à contre-pied, la rétractation, le don, le prêt,

l’occasion.

La portabilité des droits

21 Là encore, Vodkaster permet d’éviter les problèmes propres aux spécifications

géographiques de diffusion sur le marché de la VOD, où un client qui paye pour un

accès numérique à un film en France n’a en général pas le droit de regarder ce film s’il

se connecte au service depuis l’Espagne.

Une chronologie des médias prise à contre-pied

22 Nous avons expliqué que l’une des différences majeures entre le marché des supports

physiques et celui de la VOD était liée au fait qu’un produit lancé sur le premier l’était

une fois pour toutes alors qu’un produit pouvait être lancé puis retiré du second.

Vodkaster étant un service de commercialisation des supports physiques, le service

permettait donc aux consommateurs de continuer à acheter et à accéder à certains

films via l’internet alors que la fenêtre VOD de la chronologie des médias s’était

refermée et que ces films n’étaient donc plus disponibles sur aucune plateforme VOD.

La rétractation

23 Avec Vodkaster, le « degré de tangibilité » (Mattioli, 2010 : 238) nécessaire au délai de

rétractation était présent sans que fût nécessaire l’ajout d’un DRM. Le délai pouvait (et

devait, légalement) être mis en place, car sur les DVD, il existe un délai de sept jours en

France, à condition que l’emballage plastique du DVD n’ait pas été ouvert (art. L. 121-20-2 et L. 121-20-4 du code de la consommation). Dans le cas de Vodkaster, il aurait

suffi de savoir si oui ou non le DVD avait été vu par l’utilisateur pour lui permettre de

se rétracter pendant sept jours à condition qu’il ne l’ait jamais vu. Il y a eu quelques

Questions de communication, 33 | 2018

249

rares cas de rétractations, mais cela n’était possible qu’en contactant le service client

au téléphone ou par courriel, aucune fonction n’ayant spécifiquement été paramétrée à

cet effet (ce qui explique pourquoi nous n’avons pas les données exactes concernant

ladite pratique). Il semblerait donc que cela soit resté marginal, même si l’adossement

de l’accès numérique à l’acquisition des supports physiques a bel et bien ajouté cette

possibilité dans le cas de Vodkaster comparativement aux services classiques de VOD

où les achats sont effectués sans rétractation possible.

Le don

24 On ne peut pas donner ce qu’on a acheté en son nom propre, via un compte authentifié,

sur un service de VOD classique, cependant rien n’interdit de donner un DVD dès lors

qu’on en est le propriétaire. C’est ce que permettait la fonction « don/cadeau » sur

Vodkaster. Celle-ci a été utilisée 1 038 fois entre avril 2014 et avril 2016, puis a été

maintenue deux mois après la fermeture des fonctions d’achat/vente, entre avril et

juillet 2016, et a donné lieu à 596 dons pendant cette période. Ce n’était pas des ventes à

prix nul, car Vodkaster ne touchait pas de commission, mais bel et bien des dons. Même

si ce fut très marginal, une pratique malveillante a été observée : certains internautes

ont créé de faux comptes, de manière à bénéficier des avantages consécutifs à la

création d’un compte, en général 5 € de bons d’achat offerts par Vodkaster aux

nouveaux inscrits. Ensuite, ils achetaient des DVD avec cette cagnotte offerte puis se les

offraient à eux-mêmes, de manière à les rapatrier sur leur compte principal.

25 Se pose également la question de la transmission, qui est une forme de don

particulière : peut-on léguer les biens culturels acquis sous format numérique ? En

2012, plusieurs agences de presse ont annoncé que le célèbre acteur américain Bruce

Willis souhaitait poursuivre Apple étant donné l’impossibilité qu’il avait de léguer à ses

enfants, après sa mort, la collection de titres musicaux achetés sur la plateforme

iTunes. L’histoire était fausse mais elle a intéressé plusieurs chercheurs qui ont montré

qu’il était en effet impossible, ou en tout cas très difficile, de donner ou de léguer des

biens culturels numériques (Chevallier, 2012 ; Phelps, 2014 ; Guillemot et al., 2015), la

seule possibilité consistant à léguer le dispositif physique (iPod, Kindle) sur lequel le

bien a été téléchargé (Wong, 2013). Là encore, l’adossement de l’accès numérique à

l’acquisition des supports physiques devrait permettre de régler ce problème :

l’existence matérielle du bien permet de léguer, dans le cas d’un décès, le bien culturel.

Même si Vodkaster n’a pas existé assez longtemps pour que la question de l’héritage se

fût posée, on peut tout à fait imaginer qu’un héritier, dans le cas d’un décès, ait reçu la

propriété du compte, ou alors l’ensemble des DVD par voie postale chez lui, ou bien

encore le transfert de propriété de l’ensemble des DVD présents sur le compte

Vodkaster du légataire vers un compte que l’héritier aurait lui-même possédé.

Le prêt

26 Pour les biens culturels, le prêt est une pratique courante : albums, livres, DVD

circulent dans le cercle des proches. C’est toutefois plus compliqué avec la VOD. Même

s’il existe des dispositifs comme le « partage familial » d’iTunes permettant d’associer

plusieurs comptes utilisateurs, et même s’il existe des pratiques consistant à

communiquer son nom d’utilisateur et son mot de passe pour permettre à des amis de

visionner un film depuis son propre compte, l’accès en général est individuel. L’acte

Questions de communication, 33 | 2018

250

d’achat est associé à un compte, une adresse courriel et un mot de passe. Or, en théorie,

l’adossement du service numérique à l’acquisition des supports physiques devrait

permettre aux utilisateurs de se prêter les films les uns aux autres, puisque,

juridiquement, rien n’interdit de prêter un support physique à quelqu’un d’autre, du

moment que ce prêt n’est pas conditionné par un prix (auquel cas il s’agirait d’une

location).

27 Sur Vodkaster, il n’y avait pas de fonction « prêt » à proprement parler, cependant, en

observant les données, on s’aperçoit que sur les 1 634 dons enregistrés, 571, donc plus

d’un tiers, renvoient à des DVD donnés par un consommateur A à un consommateur B

puis rendus par ce dernier au consommateur A. Il s’agissait donc bel et bien d’utiliser la

fonction « don/cadeau » pour effectuer des prêts.

28 En outre, lorsque la fonction « don/cadeau » a été désactivée en juin 2016, il s’est

trouvé que plusieurs utilisateurs (nous ignorons combien) ont contacté le service client

par téléphone ou par mail pour demander à ce que tel ou tel DVD qu’ils avaient donné,

leur soit rendu, avec l’accord du destinataire du don, car il se trouvait que ces DVD

avaient été prêtés dans la perspective d’être rendus. Ils demandaient donc à ce que ces

DVD réintègrent leurs comptes ou bien qu’on les leur envoie par voie postale. Les

utilisateurs avaient ainsi détourné l’usage de la fonction « offrir » pour créer un usage

non prévu par les concepteurs de la plateforme.

L’occasion

29 La VOD ne permet pas d’établir un marché de l’occasion, dont l’ouverture pourrait

pourtant être souhaitable du point de vue économique (Turan, 2011). Pour les ayants

droit, si les fichiers numériques remplaçaient définitivement les supports physiques,

cela voudrait dire qu’ils toucheraient de l’argent sur l’ensemble des transactions

réalisées légalement concernant leurs œuvres. Quant aux consommateurs, cela

signifierait que chaque euro dépensé pour voir un film serait non récupérable. Cela

généraliserait le système d’Amazon qui, pour son Kindle, demande à ses

consommateurs d’accepter des conditions d’utilisation interdisant l’usage commercial

des fichiers, de manière à empêcher qu’un marché de l’occasion ne puisse se mettre en

place et à limiter les effets négatifs d’un tel marché pour les ayants droit (Mattioli,

2010 : 243). Les casiers numériques adossés à des supports physiques permettent de

contrecarrer cette dynamique en instituant un marché de l’occasion, sur lequel les

propriétaires de supports physiques peuvent fixer un prix de revente. C’est une

différence considérable entre le modèle de Vodkaster et les plateformes de VOD.

D’autre part, il est important de noter que c’est parce que Vodkaster, contrairement

aux services de VOD, n’avait pas besoin de procéder à des accords contractuels avec les

ayants droit, que les concepteurs du service ont pu organiser sereinement ce marché de

l’occasion, auquel les ayants droit auraient sans doute tenté de mettre un frein s’il avait

été nécessaire de négocier des accords.

30 2 862 utilisateurs de Vodkaster n’ont fait qu’acheter des DVD sans jamais en vendre,

1 810 n’ont fait que vendre et 2 246 ont à la fois acheté et vendu. Le marché de

l’occasion a donc été dynamique, malgré le fait qu’une proportion non négligeable

d’utilisateurs, une fois qu’ils avaient acheté un DVD neuf ou d’occasion, le conservaient

dans une logique de collection tandis que les autres avaient des pratiques plus proches

d’une logique de consommation (ils ne souhaitaient pas forcément conserver une copie

Questions de communication, 33 | 2018

251

des films qu’ils avaient vus). Au total, 9 300 DVD n’ont été l’objet que d’une seule

transaction sur le marché de l’occasion. D’autres chiffres sont intéressants à considérer.

Le prix moyen de la revente sur le marché de l’occasion était de 2,52 euros. Et le temps

moyen entre l’achat et la vente, de 19 jours. Ce dernier chiffre semble indiquer que le

marché de l’occasion était plus « rapide » sur Vodkaster que le marché de l’occasion

traditionnel où, même si nous n’avons pas de chiffre pour l’attester, il nous semble peu

probable que la durée moyenne de conservation d’un DVD après l’achat soit de 19 jours.

Ainsi pouvons-nous formuler l’hypothèse selon laquelle l’adossement de l’accès

numérique à l’acquisition des supports physiques aurait tendance non pas seulement à

étendre le marché de l’occasion, mais aussi à l’accélérer.

31 Il y a également eu sur Vodkaster des stratégies de spéculation. Le DVD n’est plus

simplement un objet de consommation ou de collection, il peut être également un

investissement. Ce n’est plus forcément de la gratuité des produits culturels dont il

s’agit pour certains consommateurs mais de leur rentabilité. Au total,

6 130 transactions ont eu lieu sur le marché de l’occasion avec un prix de vente plus

élevé qu’à l’achat, pour un gain moyen de 0,80 euro par transaction. Si l’on s’intéresse

aux gains supérieurs à un euro, c’est-à-dire aux transactions qui couvrent les coûts de

transaction (la commission de Vodkaster étant fixée à un euro), il y a eu 1 450

transactions rentables, pour un gain moyen de 2,20 euros. 28 personnes ont vendu à un

prix supérieur d’au moins 5 euros au prix d’achat, et réussi, étant donné un phénomène

de rareté.

32 Nous avons aussi observé la moyenne des prix réels des DVD sur Vodkaster, c’est-à-dire

l’argent réellement dépensé [(« prix du vendeur » +1 € de commission)*nombre

d’achats] auquel on soustrait l’argent récupéré à la revente [« prix du

vendeur »*nombre de vente]. Nous obtenons un prix réel par DVD de 2,44 euros, qui est

donc beaucoup moins élevé que celui pratiqué par les plateformes VOD.

Conclusion

33 Grâce à l’analyse du service Vodkaster, nous avons expliqué comment et pourquoi

l’adossement de l’accès numérique à l’acquisition des supports physiques ouvre la voie

à un troisième type de modèle éditorial dans l’industrie des films et des séries, au sein

duquel les consommateurs bénéficient, d’une part, d’une compatibilité du service avec

des terminaux n’étant pas équipés de lecteurs DVD, d’autre part, d’une portabilité des

droits dont ils ne bénéficient ni dans le modèle socioéconomique du DVD ni dans celui

de la VOD, et d’autre part enfin d’une pleine disposition du bien dont ils ne disposent

pas dans le modèle socioéconomique de la VOD.

34 À notre avis, ce troisième type de modèle éditorial est exemplaire du renouvellement

des logiques propriétaires dans les industries culturelles. Alors qu’il n’est pas rare

d’entendre dire que nous vivons un « âge de l’accès » au sein duquel les consommateurs

bénéficient de technologies leur permettant de jouir d’un bien qu’ils n’ont pas eu à

acquérir (Rifkin, 2000), notre analyse montre au contraire qu’ils peuvent encore avoir

intérêt à posséder le support physique, et qu’ils peuvent même coupler les avantages

que cela leur procure avec les avantages des services numériques.

35 Dans le cas où un tel modèle éditorial viendrait à se généraliser, les ayants droit des

filières DVD et VOD seraient, quant à eux, pénalisés. En effet, le marché de l’occasion

représente pour eux un manque à gagner dans la mesure où les achats de produits

Questions de communication, 33 | 2018

252

d’occasion, sur lesquels ils ne touchent rien, se substituent aux achats de DVD neufs ou

d’accès en VOD. Par ailleurs, l’absence de restriction temporelle dans l’accès en ligne

aux contenus concurrence les fenêtres de la chronologie des médias succédant à la

VOD, notamment celle des télévisions payantes. Un service comme Vodkaster est

également en concurrence directe avec les boutiques d’occasion comme O’CD dont la

variété du catalogue est directement dépendante des supports physiques présents dans

les rayons, contraignant de surcroît l’utilisateur à se déplacer. Nous pensons que les

supports physiques sont moins appelés à disparaître – étant donné le nombre de ces

supports encore en circulation et les sommes faramineuses dépensées dans les

dernières décennies pour se les approprier – qu’à voir leurs modes de consommation

réinventés. C’est en tout cas ce que laisse penser la stratégie analysée ici qui consiste à

adosser l’accès numérique à la possession d’un support physique, et qui pourrait, en se

généralisant, aboutir à une meilleure conservation des supports, à une fluidification de

la circulation des titres de propriété ainsi qu’à une augmentation en volume et à une

accélération du marché de l’occasion. D’autres industries culturelles pourraient être

concernées, notamment, les disques, les jeux vidéo et le livre, pour lesquels il est

possible d’imaginer des stratégies inspirées de l’exemple de Vodkaster : immobilisation

du support matériel, possibilité de transfert numérique des titres de propriété, et accès

au contenu depuis n’importe quel terminal connecté. Cependant, ces stratégies auront

du mal à se mettre en place si les ayants droit n’y trouvent pas leur compte, ce qui,

nous l’avons vu, est fort probable étant donné le peu d’intérêt qu’ils ont à ce qu’un

marché de l’occasion trop vivace ne puisse s’organiser.

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Questions de communication, 33 | 2018

254

NOTES

1. L’EST ou téléchargement définitif représente 23 % du chiffre d’affaires des actes de VOD en

2014, 25 % en 2015 (Bilan 2016 du CNC. Accès : http://www.cnc.fr/web/fr/bilans/-/ressources/

11870403. Consulté le 10/05/2017).

2. « Les Français et le marché de l'occasion Une démarche durable en temps de crise », Sofinscope.

Accès : https://www.sofinscope.sofinco.fr/les-francais-le-marche-de-loccasion/ (consulté le

21/01/2018).

RÉSUMÉS

Après avoir comparé le modèle socioéconomique du DVD et celui de la VOD, qui sont tous les

deux des modèles « éditoriaux » mais présentent des différences significatives, nous décrivons le

modèle de Vodkaster, une entreprise française ayant procédé à une expérience originale en

hybridant l’intangibilité du service VOD et la matérialité du produit DVD. Nous expliquons

comment et pourquoi un troisième type de modèle éditorial a ainsi vu le jour, différent du

modèle du DVD en matière de compatibilité et de portabilité, et différent du modèle de la VOD,

puisque le consommateur y jouit d’une pleine disposition lui permettant de pouvoir donner,

prêter ou revendre le bien qu’il s’est procuré. En conclusion, nous expliquons pourquoi ce

troisième type de modèle éditorial est à notre avis exemplaire du renouvellement des logiques

propriétaires dans les industries culturelles.

After having compared the DVD and the VOD socioeconomics models, which are both

“publishing” models but have significant differences, we describe the Vodkaster’s case, a French

company that carried out an original experience by hybridizing the intangibility of the VOD

service and the materiality of the DVD product. We explain why and how a third type of

publishing model was therefore created, which is characterized by compatibility, portability and

the full disposition of property. In conclusion, we explain why this third type of publishing model

provides an illustration of what we believe is a resurgence of the proprietary logics within the

cultural industries.

INDEX

Mots-clés : industries culturelles, DVD, VOD, accès à distance, casier numérique, marché de

l’occasion

Keywords : cultural industries, DVD, VOD, cloud computing, digital locker, second hand market

AUTEURS

GUILLAUME SIRE

Institut de droit de l’espace, des territoires, de la culture et de la communication

Université Toulouse 1 Capitole

Questions de communication, 33 | 2018

255

F-31000

guillaume.sire[at]ut-capitole.fr

JEAN-VALÈRE COSSU

Vodkaster

F-75020

jvcossu[at]gmail.com

VIRGINIE SONET

Histoire des arts et des représentations

Université Paris-Nanterre

F-92210

virginie.sonet[at]gmail.com

Questions de communication, 33 | 2018

256

En VOIn Original Version

Questions de communication, 33 | 2018

257

PrésentationAngeliki Monnier

1 La guerre civile qui a débuté en Syrie en 2011 a engendré une énorme vague de

migration, principalement vers et à travers les frontières turques, libanaises et

jordaniennes du pays. Plus de cinq millions de réfugiés ont fui leur foyer, beaucoup se

réfugiant dans ces pays voisins et d’autres se rendant en Europe ou aux États-Unis. La

question de savoir ce qui arrive aux Syriens réfugiés en Turquie, comment ils survivent

à cette crise de déplacement et comment ils s’adaptent aux conditions sociales et de vie

du pays hôte, préoccupe tant les universitaires que les décideurs.

2 Nilufer Narli, professeure de sociologie à l’Université Bahçeşehir d’Istanbul, se penche

ici sur les usages des smartphones par des réfugiés syriens vivant à Zeytinburnu,

quartier d’Istanbul. Son enquête éclaire les manières diverses dont les réfugiés utilisent

ces dispositifs pendant le conflit, le déplacement et la réinstallation. Elle montre

comment l’utilisation des smartphones affecte leur vie quotidienne, leur sociabilité et

leur intégration. Elle révèle les usages inventés en tant que stratégies de survie et

d’intégration. Les données de son enquête ont été recueillies lors d’un travail immersif

sur le terrain, à Zeytinburnu (mai 2016-septembre 2017), et par le biais d’une enquête

par questionnaire (août 2016-juillet 2017) auprès de 380 Syriens vivant à cet endroit.

L’étude s’est également appuyée sur des discussions avec des chefs de quartiers élus,

ainsi que sur des visites de villes turques limitrophes de la Syrie, notamment Urfa,

Gaziantep, Hatay et Kilis, et d’un camp de réfugiés (décembre 2015-février 2016).

3 Il s’avère qu’au-delà des diverses utilisations courantes, allant de la navigation sur

l’internet à la publication sur les réseaux sociaux, l’usage du smartphone par les

réfugiés syriens se comprend au sein de trois contextes, qui forment trois cadres

symboliques interconnectés mais différents : la fuite de la guerre et le déplacement, la

construction d’une mémoire de guerre, l’installation et la reconstruction d’une

nouvelle vie.

4 Plus particulièrement, les smartphones assurent la sécurité des réfugiés, leur

permettant de préparer la migration et d’alerter les autorités ou la famille en cas de

danger ou d’urgence. Ils entretiennent les liens sociaux de ceux-ci, leur offrant des

moyens pour partager leur douleur et apaiser leurs souffrances, en se connectant aux

proches pour parler et « se sentir en vie ». Dans un autre registre, les smartphones

Questions de communication, 33 | 2018

258

deviennent des plateformes pour recevoir et diffuser des informations et des images du

conflit syrien (par exemple, des photos de cadavres de soldats ennemis ou des images

héroïques des soldats de leur camp). Grâce à des applications, notamment la

publication de visuels, ces appareils connectent virtuellement les populations

migrantes à la guerre et permettent de constituer une archive numérique de celle-ci.

Enfin, les réfugiés syriens utilisent le smartphone pour enregistrer leurs déplacements

et leur nouvelle vie en Turquie, mais aussi pour acquérir les capacités requises pour

leur intégration au sein de ce pays. L’une de ces compétences est l’apprentissage du

turc. Dans le domaine des droits sociaux, ces appareils proposent aussi des services qui

permettent aux réfugiés d’apprendre leurs droits, d’obtenir des informations sur les

opportunités d’emploi et d’accéder à l’aide sociale, éléments indispensables pour

surmonter les barrières culturelles et structurelles qui entravent leur intégration. Dans

ce cas aussi, le smartphone est un outil pour former des liens sociaux au sein de la

communauté locale.

5 En somme, l’étude portant sur l’utilisation des smartphones par les réfugiés syriens

dans le contexte plus large du déplacement, de la réinstallation et de l’intégration dans

la société turque montre que le smartphone est un dispositif « existentiel » dans le sens

où il habilite stratégiquement ces personnes à travers divers usages de la connectivité.

La façon dont les réfugiés s’approprient le smartphone indique leur inventivité

perpétuelle. Ils l’utilisent comme un GPS pour naviguer en mer ou sur terre ; comme un

espace « diasporique » pour se connecter afin de trouver un abri ou du travail au sein

de la société d’accueil ; comme un moyen qui permet de s’informer sur la situation à la

maison. Le smartphone est à la fois une bouée de sauvetage virtuelle et un outil pour la

sécurité et la survie dans les situations d’urgence ; un support d’apprentissage, d’aide

sociale et d’intégration ; enfin, une plateforme de construction d’archives de guerre.

Les migrants modifient les diverses fonctions des smartphones selon leurs besoins

situationnels et s’autonomisent stratégiquement en inventant de nouvelles pratiques.

Pour ces réfugiés syriens vivant en Turquie, l’utilisation des smartphones et des

applications évolue continuellement dans une interaction constante avec leurs besoins

et motivations contextuels.

AUTEUR

ANGELIKI MONNIER

Centre de recherche sur les médiations

Université de Lorraine

F-57000

angeliki.monnier[at]univ-lorraine.fr

Questions de communication, 33 | 2018

259

Life, Connectivity and Integration ofSyrian Refugees in Turkey: Surviving through a SmartphoneVie, connectivité et intégration des réfugiés syriens en Turquie : survivre grâce à

un smartphone

Nilüfer Narli

1 The civil war that began in Syria in 2011 generated a huge wave of migration, mostly

toward and across the country’s Turkish, Lebanese and Jordanian borders. More than

five million refugees fled their homes, with many taking refuge in these neighboring

countries, and others making their way to Europe or the United States (UNHCR, 2017).

The first refugees, a group of 300 Syrians, broke through the wire fence at the Turkish-

Syrian border gate of Hatay and entered Turkey to request asylum on April 29, 2011

(Directorate General of Migration Management, 2013). At first scattered in border

towns and then all over Turkey, the registered Syrian refuge population has reached

more than three million (3,222,000) as of early October 2017 (UNHCR, 2017), although

the large number of unregistered Syrians means that the true figure is even larger. At

the beginning of the crisis, the Turkish authorities described the Syrian refugees as

“Syrian brothers and sisters” and “guests” until the introduction of the Temporary

Protection Regulation in October 2014, which defines the registered Syrian refugees as

people under the “temporary protection regime.1 It grants them access to health,

education and social welfare services (Coşkun, Emin, 2016), and the “right” to work,

establish businesses, buy property and travel (Tunç, 2015).

2 The question of what is happening to the displaced Syrians who took refuge in Turkey

and how they have survived this displacement crisis and adapted themselves to the

living and social conditions of the host country are concerns for both academia and

policy makers. My recent survey research, which has focused on such questions and

investigated the living conditions of Syrian refugees in Zeytinburnu (a district of

Istanbul), led me to formulate a new research question after observing that most of

them have the latest brands of smartphone despite having no furniture except a worn-

Questions de communication, 33 | 2018

260

out carpet. I expanded my research scope to investigate these agents’ desire for

smartphones in the context of displacement and immigration to Zeytinburnu, a district

of Istanbul that has become highly populated with Syrians (Genç, Özdemirkıran, 2015;

Erdoğan, 2017).2 Addressing the lives and connectivity of these refugees, this paper

investigates how they have been using communication technologies, particularly

smartphones, during the conflict, displacement and resettlement; how the use of

smartphones affects their daily lives, social connections and integration; and what type

of new uses for smartphone they have discovered as survival and integration strategies.

This study also examines the response of Turkish mobile phone companies to the

Syrian refugee crisis and the refugees’ need for connectivity, and how Syrian refugees

use the telecom services according to their emerging needs in the Turkish and regional

context.

3 In order to understand the diverse use of smartphones by refugees in the global,

regional and local (Syrian refugees and telecommunication companies in Turkey and

Zeytinburnu specifically) contexts, it is necessary to explore the patterns of Syrian

refugee survival strategies during their displacement and resettling, and the coping

mechanisms used to deal with the difficulties they experience in everyday life in

Istanbul and Zeytinburnu. Hence, this paper is an interdisciplinary research project

that combines explorative qualitative and quantitative research methods through a

survey study merged with intensive field work. The qualitative research adopted a

Grounded Theory approach (Strauss, Corbin, 1994) because this methodology is very

relevant to our study; its inductive strategies allow to generate conceptual categories

to define uses of smartphones in various domains of integration. The qualitative data

was collected from intensive and extensive field work in Zeytinburnu (May 2016-

September 2017), which included immersion in the daily lives and routines of the

Syrians residents and visiting Syrian NGO representatives and schools. The quantitative

data was obtained from a questionnaire (August 2016-July 2017), which sampled

380 Syrians living in Zeytinburnu to investigate the trajectories of their journeys from

the war situation in Syria to Zeytinburnu, their living and working conditions, access to

public services (e.g. housing, education), stress and trauma coping strategies, social

network-building mechanisms and perceived security issues.

4 For a better understanding of the Zeytinburnu social context, the qualitative research

targeted the local mukhtars (directly-elected heads of neighborhood wards). A focus

group discussion with 11 mukhtars was held in Zeytinburnu (May 9, 2016), and

individual in-depth interviews were conducted with 13 mukhtars (May-June, 2016). They

were asked how they see Syrian refugees in general, and what they know about the

daily lives, housing and working conditions of Syrians living in the neighborhood. To

understand the wider social context, Turkish cities bordering Syria, including Urfa,

Gaziantep, Hatay and Kilis, and a refugee camp were also visited (December 2015-

February 2016) for ethnographic observations and informal interviews with Syrians

living there. Data on Turkish telecommunication companies’ responses to Syrian

refugees and their needs were obtained from a semi-structured interview with a

Turkcell company official. This company was selected due to its prompt response to the

refugee crisis by providing services and several apps for Syrian refugees.

Questions de communication, 33 | 2018

261

Conceptual Framework and Definitions

5 The paper aims at combining Foucauldian studies of power and dispositif with a

sociology of refugee and forced migration, and the use of communication technologies,

particularly smartphones. Forced migration involves both refugees and asylum seekers

(Castles, 2003), and broadly refers to the movements of refugees, and internally and

externally displaced people due to political, economic and social causes or civil wars.

Integration, a contested concept, means the need for refugees and the diaspora to

“become part” of their “host culture” (Ager, Strang, 2008).

6 A smartphone is a mobile device, “a device armed with computing power, mobility and

downloadable apps” (Franko, Tirrell, 2012: 1), a virtual toolbox with a solution for

almost every need. As its purpose has shifted from a verbal communication tool to a

multimedia tool, it is a dynamic node rather than just a phone, which is designed to be

constantly developing (Julier, 2000) if people use it innovatively (Park, Chen, 2007).

Smartphones have penetrated many aspects of everyday life (Wang, Xiang, Fesenmaier,

2014) while their use has shifted from merely making phone calls to surfing the web,

checking emails, taking photos and updating social media statuses. Smartphone apps

enable users to expand their repertoire of uses across many settings, including

education and healthcare (Payne, Wharrad, Watts, 2012).

7 Given the diverse and evolving uses of smartphones, this study conceptualizes them as

apparatus (dispositif in French) in the Foucauldian and Agamben terms. Michel Foucault

defines the dispositif as an apparatus that carries strong implications of an ability to

control (Legg, 2011). According to Michel Foucault, it is a configuration of

heterogeneous elements and the system of relations between them. The latter are

relations of power that constitute humans as subjects of knowledge, which is power

itself (Foucault, 1980: 94). Because of the multiplicity of force relations (Foucault, 1998:

93), the dispositif is performative power, produced from one moment to the next, from

below. Capillary power pervades the social field, stretching deep into the construction

of the micro practices of its subjects and the “hermeneutics of the psyche” embedded

in the “politics of the everyday life” (Fraser, 1989: 23). The exercise of power is

strategic (O’Farrell, 2005). Reviewing Michel Foucault’s concept of dispositif and going

beyond the prison and the panopticon, whose connection with power is evident,

Giorgio Agamben (2006: 14) defines power as “literally anything that has in some way

the capacity to capture, orient, determine, intercept, model, control, or secure the

gestures, behaviors, opinions, or discourses of living beings”. Of relevance to this study,

Giorgio Agamben also refers to computers and cellular phones in discussing the

concept of dispositif.

8 Moving from defining smartphones as a dispositif, and focusing on the Syrian refugees’

use of smartphones, this study examines the following propositions: smartphone use is

context dependent (Do, Blom, Gatica-Perez, 2011); smartphone users constantly modify

their diverse use options depending on their motivations, contingency needs, and

survival strategies, which are conditioned by social context and power relations; and

the interaction between human (refugee) and non-human (smartphone) produces new

ways of acting and new practices of using smartphones.

Questions de communication, 33 | 2018

262

Syrian Refugees in the Turkish Context: DemographicProfile and Refugee Policies

9 The dramatic growth in Turkey’s registered Syrian refugee population began in early

2012. It rose from around 9,500 to 300,000 in April 2013, to more than a million by

December 2014, and over two million in December 2016 (UNHCR, 2017). The Turkish

authorities responded to the emergency by settling the fleeing Syrians in camps

established by AFAD (Turkish Disaster and Emergency Management Presidency),

partnering with the Turkish Red Crescent Society, UN agencies and line ministries,

including the Ministry of Health. Institutional capacity was expanded, and new

directories were established (e.g. Directorate General of Migration Management in

2013) to provide basic social services to the refugees. Besides the state agencies

humanitarian efforts, civil society and professional associations (e.g. doctors’

associations, humanitarian NGOs) entered the field to meet the refugees’ food, shelter,

education and health needs.

10 10% of the registered Syrians are living in 28 government-run camps where the

majority has full access to health and education services. The rest live outside the

camps, largely in border cities, including Şanlıurfa, Gaziantep, Kilis, Mardin, Malatya,

Hatay, Adana and Mersin, but with huge numbers also settling in the three main

metropolises of Istanbul, Ankara and İzmir (Özden, 2013; İçduygu, 2015). The growing

urban Syrian refugee population, particularly since 2015 (Erdoğan, 2017), has put stress

on Turkey’s education and health systems, and complicated the challenges in living

conditions that Syrians face outside the camps. An AFAD (2014) report on housing of

Syrian women outside the camps shows that 27% face hardship, with 16% living in

uncompleted or rundown buildings, 10% living in temporary or plastic shelters, and 1%

living in tents. The rest live in small, uncomfortable and unsuitable flats (ibid.: 44).

11 The Syrian refugee population is young, with children constituting more than 50% in

2013 (AFAD, 2013). Moreover, 20% of the more than 1.3 million children under 18 years

old are between 0-4 years old (Erdoğan, Ünver, 2015). Their need for care and formal

education (UNICEF, 2017) has forced Turkey to introduce new refugee policies. The

Ministry of Education, for example, has implemented various regulations on refugee

education since 2012, including the Education Memorandum (MoNE Circular No.

2014/21), titled “Education Services for Foreign Nationals” (September 23, 2014). It

grants refugee children under “temporary protection” access to Turkish primary and

secondary schools and education in temporary education institutions inside the camps

or in residential areas. The temporary education centers,3 which followed a revised

Syrian curriculum in Arabic, were closed, in order to standardize the education

program and integrate Syrian children into Turkey’s education system. As part of this

education policy, the Ministry of Education introduced the Strategic Plan 2015-2019 for

educating refugees (Coşkun, Emin, 2016). Consequently, more than 90% of the Syrian

refugee children in the camps are enrolled in primary or secondary schools. Outside

the camps, however, around 40% of school-aged children remain out of school,

particularly in urban areas (UNICEF, 2017), despite the enrollment of 660,000 Syrian

children in state schools as of September 2017.4

12 The language barrier, with most children only speaking Arabic, is the major

educational challenge (Kanat, Üstün, 2015). This has motivated the Turkish government

to focus on Turkish language learning for Syrian students and adults. Another

Questions de communication, 33 | 2018

263

educational challenge is female illiteracy rates of around 20% (AFAD, 2014). This is

linked to gender issues faced by Syrian women, particularly child marriage, which

involves forcing a female child to marry an adult male, even an elderly man, to avoid

sexual violence and escape poverty (Freedman, Kivilcim, 2017). Early marriage is an

education and gender issue for Syrian refugees. It is prevalent in the region, as shown

by a study in Jordan (Doedens et al., 2013). Given the high pre-war (2011) school

enrollment ratio (more than 90%, with a balanced gender ratio of school attendance),5

it is likely that the dire conditions of displacement and poverty has forced displaced

Syrian girls into early marriages.

13 Another education challenge is the result of Syrians experiencing war, displacement

and terrorism trauma (Quosh, Eloul, Ajlani, 2013). A large number (79%) of children

have experienced death within the family (Sirin, Rogers-Sirin, 2015), while many Syrian

women and children have been separated from their male family members, who were

either killed in the war (AFAD, 2014), imprisoned in Syria or stayed there to fight (ibid.).

Studies of Syrian children show that many live with traumatized parents, which is a

critical factor making refugee children vulnerable to mental disorders (Daud, af

Klinteberg, Rydelius, 2008). Syrian children’s drawings often reveal this war trauma

and their vulnerability to mental illness (Özer, Şirin, Oppedal, 2013; Sirin, Rogers-Sirin,

2015). This has harmed the academic success of Syrian children experiencing

displacement, as shown by an Adana-based survey that compared Syrian students’

grades before and after the war (Ulum, Kara, 2016). Poverty complicates all these

education problems by creating structural limitations for most urban Syrian families,

who often cannot even pay for transportation and supplies for their children’s

education.

Zeytinburnu: A Micro Context of Immigration,Displacement and Refugee Resettlement

14 Chosen as the micro context of the Syrian immigration study, Zeytinburnu has received

waves of immigrants from a diverse geography over six decades, in addition to internal

rural-urban migration starting in the 1970s. It thus includes several groups of

immigrants of Turkish origin: Turks from the Balkans, including Bulgarian Turks, who

arrived in the second half of the 20th century (Bosswick, 2009); Turkmen and Ozbeks

from Afganistan in the 1980s, who formed a large diaspora in the district (Özservet,

2013; 2014); the Uyghurs from the Xinjiang region of China, and Kazakhs from

Afghanistan (Shichor, 2003; Çakırer, 2012). Immigrants of Turkish origin are called

“kindreds” (soydaşlar); treated therefore as being in line with the 1934 Law on

Settlement, they have the right to migrate to Turkey because of their “Turkish descent

and culture” (Öner, Genç, 2015: 26). However, Zeytinburnu’s previous trend of receiving

foreign ethnic Turkish immigrants has changed with the arrival of Syrians since 2013.

15 Syrians fleeing to Turkey have been attracted to Zeytinburnu because low income

immigrants can work in its textile and manufacturing workshops. Syrian men currently

make up the majority of Zeytinburnus’ textile workforce while women contribute to

garment and diverse textile industries doing home-based work, as observed by the

researchers. Syrians in our sample made their way to Zeytinburnu directly from the

Syrian border6 by bus (72.9%), car (10.5%) or on foot (21%). 7 Most surveyed Syrians

(64%) were attracted to Zeytinburnu for “finding a good job there”, which was

Questions de communication, 33 | 2018

264

mentioned as the primary reason8 for living there. Having family members and

relatives also pulled many Syrians (25%) to this district. According to the mukhtars in

the focus group discussion and individual interviews, “Syrians prefer Zeytinburnu

because it is central and accessible by public transport facilities” (Mukhtar 6); “there is

work here in the textile factories” (Mukhtar 2 and 4); “they (Syrians) populated all the

textile factories” (Mukhtar 2). Not only Syrian labor, but also capital has moved to

Zeytinburnu, where small-scale Syrian business, groceries and small shops have

multiplied, thanks to the tax exemption privilege granted to Syrians under Turkey’s

temporary protection regime. The mukhtars also talked about growing Syrian business:

“They (Syrians) do not pay tax, so they can sell things at a lower price” (Mukhtar 2);

“this is not fair”, “we (Turkish people) lost order and peace here” (Zeytinburnu), “our

neighborhoods complain a lot” (Mukhtar 5). These negative opinions of Syrians,

according to Daniel J. Hopkins (2010), could be the result of “sudden demographic

changes” in local communities due to the huge number of Syrians taking refuge in

Zeytinburnu over a very short time.

16 Confronting prejudice in Zeytinburnu further complicates the life of Syrians facing dire

conditions of poverty and displacement. Most of the Syrian families surveyed tend to

live in low rent basement or top floor apartments that often lack sufficient facilities for

sleep, personal hygiene, food preparation and storage, and an environment for

comfortable relaxation and learning. Lack of privacy creates extra stress for women

and young girls, who constantly worry about covering their body properly so as not to

“provoke” their men-folk. The observed Syrian children showed signs of challenging

changes in their lives. Older male children are forced to grow up fast to contribute to

the household budget and help the family survive: they are both bread-winners and the

liaison between the family and public institutions as to translate conversations from

Arabic into Turkish. In coping with desperate circumstances, female children above

12 years old are often expected to mature quickly to be ready to become a wife and

mother. Child marriage and its causes were difficult to discuss with the respondents in

Zeytinburnu. However, the fieldwork data demonstrates the reality: almost one fourth

of the Syrian homes visited by the researchers had young children living with the

parents, yet hardly any teenage girls. Perhaps, this suggests that young females had

been married off by the parents, as a means to reduce the financial and moral burden

on the family, which is also a common practice among Syrian refugee families in Jordan

and Lebanon (Smith, 2017).

17 The early marriage and motherhood of Syrian girls apparently alarms the host

community in Zeytinburnu as the mukhtars frequently mentioned the high fertility rate

of Syrians: “there are too many Syrians, who have many children” (Mukhtar 1)’

“women, even young women as young as 14, give birth every year” (Mukhtar 2); “we will

be a minority in our country” (Mukhtar 4). They think that the Syrian refugee

population is constantly increasing, becoming a threat to the country’s demographic

composition. The perception that Syrians overwhelmingly populate districts in Istanbul

is also noted by Deniz Genç and Merve Özdemirkıran (2015), who interviewed mukhtars

in several districts of Istanbul. While seen as a threat by many in the host community,

Syrians in Zeytinburnu also perceive risks, particularly a fear of criminal involvement,

with 26% thinking that there is a risk of being pushed into crime. In addition, a

significant minority (25-33%) worry about being targeted by human smugglers,

extremist groups, drug traffickers or criminal networks abducting children.

Questions de communication, 33 | 2018

265

Diverse Uses of Smartphones by Syrian Refugees forSurvival and Integration: Global, Regional and LocalTurkish Contexts

18 Among the diverse purposes of using smartphones, ranging from surfing the Internet

to social media posting, the device has also become a safety tool for everyone, but

particularly for women (Lindsay et al., 2013; Rahman et al., 2015). The increasing

refugee crisis has made it essential to refugees’ safety, as shown by UNHCR report

(2016). Looking at the larger regional context, several media reports reveal how

smartphones are becoming a tool of safe travel for Syrian refugees under conditions of

war and displacement, helping them survive perilous situations when they cross

borders, legally or illegally. For example, Syrian refugees crossing the Aegean Sea from

Turkey to Greece with the help of human smugglers were reportedly using their

phones to reach Greek Coast Guards to be rescued from deadly seas after their boats

ran into trouble (Kingsley, Kirchgaessner, 2016).9 Another example of smartphones

saving lives is the story of Al Beni and six of his friends from the southern Syrian city of

Sweida, who had all landed on the coast of Lesbos in September (2015). When their boat

ran into trouble at sea, Al Beni and his friends called the Greek coast guard on their cell

phone. He said: “We have all of their numbers. We have GPS in our cell phones. We

contact them via WhatsApp and they come and save us” (Watson, Nagel, Bilginsoy,

2015). Refugees also plot their journeys from Syria to Europe using tools like Google

Maps. Thus, the high level of smartphone ownership among refugees (nearly 87%) has

enabled many to arrive safely in Europe (Mchugh, 2016).

19 In Turkey, smartphone ownership by many Syrian refugees in the camps was

noticeable to government agencies (AFAD, 2014), which reported that 90% of Syrian

women in Turkey owned a mobile telephone, while 91% of Syrian women inside and

outside the camps used a mobile phone to communicate with their relatives (ibid.).

Separated from their husband and other relatives, many Syrian women living in Turkey

were able to remain connected to relatives outside Turkey via smartphone, thanks to

telecommunication companies that recognized the connectivity needs of Syrians

refugees and promptly improved their infrastructure. Amongst them, Turkcell

Company erected cell towers to provide connectivity in over 25 camps while employing

Arabic-speaking staff at Turkcell shops in the border area. To deal with Syrian refugees

spreading from border cities deeper into the country, including areas without previous

cross-cultural experience and insufficient bilingual retail staff, the company built an

Arabic-language call center (2014).

Smartphone, Life and Survival in the Zeytinburnu Context

20 Syrians living in Zeytinburnu have one important thing in order to survive: a

smartphone. Even though there was no furniture and even no carpet in most of the

flats surveyed (May 2016-March 2017), refugees had Wi-Fi connections, many children

had tablets, and adults had the latest branded smartphones. Their smartphones

deployed a wide range of technologies and platforms for communication, enabling

calls, text messages, Skype, Google Maps, Facebook, Yahoo Messenger, WhatsApp and

so forth. To them, the smartphone means “life” and “hands and feet”, as described in

Questions de communication, 33 | 2018

266

an informal interview. One Syrian woman said: “Fortunately, we have the smartphone

to communicate… My husband can call and see how the children and I are doing; we

can also reach family members in Syria and learn about their living conditions… the

children play with the smartphone and also use it for their homework”.

21 The diverse yet related categories of smartphone uses by Syrian refugees should be

apprehended in three major settings or processes: war and displacement; settling and

rebuilding a new life; virtual connection to the war and the construction of a war

memory (Chart 1).

Chart 1. Conceptual Categories of the Diverse Use of Smartphones by Syrian Refugees inZeytinburnu, Istanbul, in Three Settings or Processes

22 In the context of war, displacement and life-building settings, smartphones have

enhanced security by giving the Syrian refugees an address where they can exist while

navigating their way to safety. Given these diverse security concerns, the smartphone

is a safety tool for reaching other family members in an emergency and checking if

someone outside the home is safe. The smartphone is also a tool of socialization and

social connection for many Syrian women, who face social isolation due to their staying

at home to take care of young children. The smartphone also helps both Syrian women

and men to ease tensions, to share pain and feel better by connecting with loved ones

in and outside Turkey in order to talk, and feel that they are alive. As a young Syrian

woman interviewed in Zeytinburnu put it: “A smartphone is a must for me and for my

grandmother who lives in Aleppo. We chat by using smartphone apps, exchange

pictures on social media.” This shows how smartphones connect Syrians to their

diasporic networks, their country of origin and communities in Turkey. It is a tool of

connectivity for diaspora communities (Karim, 2004), forming a “virtual diasporic

space” (Mitra, Schwartz, 2001).

23 Syrian refugees also use their smartphones to record their journeys of displacement

and new life in Turkey, as well as to receive and spread Syrian war news and images

(e.g. photos of enemy soldiers’ corpses or their own soldiers’ heroic images); that is, a

visualization of the war. Through their apps, smartphones virtually connect Syrian

refugees to the war, which is also a de-territorialized combat, enabling them to know

how the “enemy” and “our” soldiers or groups are doing. The smartphone is a “new

medium of war information”, where war and displacement events are reported (May,

Questions de communication, 33 | 2018

267

Hearn, 2005). The use of smartphones for building a digital archive of the Syrian war

and displacement, and for providing evidence and memory is important. Given that

archives are political spaces of contested memory and knowledge, controlling them is

important: “there is no political power without control of the archive” (Derrida, 2002:

46).

Innovative Uses of Smartphones and Integration of Syrian Refugeesin Zeytinburnu and Turkey

24 Much of the literature investigating the integration of the migrants and refugees

indicates that key issues are employment (Castles et al., 2001), housing (Phillips, 2006),

language (McBrien, 2005; Warriner, 2007), education (McDonald, 1995; Gidley et al.,

2010; Taylor, Sidhu, 2012), and health (Duke, Sales, Gregory, 1999; Ager, Strang, 2008).

Before analyzing the Syrian refugees’ use of smartphones for integration, the term

itself needs to be defined. Four themes are critical to the key domains of integration:

“achievement and access across the sectors of employment, housing, education and

health; assumptions and practices regarding citizenship and rights; processes of social

connection within and between groups within the community; and structural barriers

to such connection related to language, culture and the local environment” (Ager,

Strang, 2008: 166). Refugees therefore need to acquire skills and knowledge to flourish

in these domains.

25 In Turkey, observation data showed that Syrians have developed their own strategies of

integration using various smartphone communication instruments and have thrived in

these four domains of integration. First, Syrian refugees in Zeytinburnu access job and

professional opportunities by communicating on Facebook and WhatsApp. Regarding

language and education, many Syrians use the smartphone as a learning tool (e.g. for

children’s homework or language learning). In general, Syrians with smartphones

benefit from Turkcell’s apps to meet the requirements of integration, including

learning language, advancing in education, accessing critical information to cope with

daily life challenges and getting access to public services (e.g. health, education, legal

aid). For example, the “Hello Hope” app helps them get information about how to

register at the nearest service points, and how to access various public services. More

specifically, it helps locate “nearby sources of services and support via GPS technology,

and contains an FAQ tab which includes information on essential processes such as

registration, obtaining official papers and access to health and education services”.10 It

also teaches basic Turkish words and expressions in both written and spoken formats.11

Moreover, it connects users to an Arabic call center with just one click, which is often

used by Syrians for emergency counseling. As the Turkcell manager interviewed here

noted, this is “thanks to the operators, who help the Syrian refugees waiting anxiously

on the phone and answer all types of questions”.12 Thus, the functions of the Arabic call

center go beyond its originally planned translation services due to the way Syrians use

it and the way the operators show flexibility as a gesture of humanitarian kindness. A

common example of demanding emergency information is asking for help to contact

Turkish hospital doctors. Other counseling examples have saved people’s life, as seen in

the case of a Syrian in Çanakkale who called the center just before boarding a boat to

cross the Aegean (2015). By warning him about the risks associated with this illegal

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268

journey, the operator convinced him to cancel his “unsafe” journey to Europe. The next

day, the man called the center and thanked the operator for “saving his life”.

26 Based on the above analysis of the qualitative and documentary data and following the

Grounded Theory approach, we developed a conceptual framework defining the core

domains of integration. We thus described how Syrian refugees innovatively use the

smartphone to acquire the abilities required in these domains (Chart 2). One such skill

is learning Turkish, which is critical for the social integration of Syrian adults and

children (Tunç, 2015).13 In the domain of social rights, smartphone app services enable

Syrian refugees to learn their rights, to reach information on employment

opportunities and to access social assistance, which are all essential as to overcome the

cultural and structural barriers hindering their integration. The smartphone is also a

tool for forming social connections within and between groups within the community –

one of the “key domains of integration for the refugees” (Ager, Strang, 2008: 166). This

finding is consistent with other studies showing how communication technologies

enhance integration (Blommaert, 2016).

Chart 2. Conceptual Framework Outlining the Uses of Smartphone and TelecommunicationServices by Syrian Refugees in Zeytinburnu, Istanbul, in the Core Domains of Integration

Conclusion

27 The study focusing on the Syrian refugees’ uses of smartphones in the larger context of

displacement, resettlement, and integration into the Turkish society shows that the

smartphone is an existential dispositif in the sense that it strategically empowers these

people through diverse uses of connectivity and in making homes away from home.

The refugees’ way of using smartphones indicates their perpetual inventiveness: they

use it as a GPS to navigate at sea or on land, as a diasporic space to connect for finding

shelter and work and to be informed about the situation at home, as a learning tool, as

a dispositif for building a war archive, and as a social assistance tool for integration.

28 Despite being a non-human entity, a smartphone is part of the refugees’ lives, a virtual

lifeline and tool for safety and survival. In coping with their everyday life difficulties

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and struggling to survive in emergencies, the refugees invent new links with the

powers of life, which respond to their contingency needs created by each immediate

situation (e.g. needing translation in a hospital). They shift from the intended purpose

of Turkcell services and modify the diverse functions of smartphones depending on

their situational needs. They empower themselves strategically by inventing new

practices with their smartphones in order to integrate the host society by learning the

language, and to access education and work. For these Syrian refugees living in Turkey

the use of smartphones and apps is continuously evolving in a constant interplay with

their contextual needs and motivations of.

29 At the same time, some refugees also use smartphones for illegal activities (e.g.

navigating illegal journeys with the assistance of smugglers), which makes the device a

dispositif to counter technologies of domination and surveillance. This could be a topic

for further research.

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NOTES

1. “Registered Syrian refugees” refers to those who are given the status of people under the

“temporary protection regime”.

2. Most of the 540,000 Syrians in Istanbul are concentrated in Esenyurt, Başakşehir, Sultangazi,

Küçükçekmece, Bağcılar, Zeytinburnu and Fatih districts (Erdoğan, 2017).

3. The Turkish government decided to close these schools in 2016 (Erkuş, 2016).

4. Reported in Theirworld (Watt, 2017).

5. Prior to the war, the Syrian government prioritized girls’ enrollment nationwide, and the girls’

school enrollment in Syria was 80%, with over 93% of children enrolled in primary school with

gender parity (Onishi, 2013).

6. The majority (96%) in the sample did not stay in any of the refugee camps.

7. Out of a total number of 380 respondents, only 2.3% took a flight to Istanbul. Others did not

answer the question, probably meaning hiding an illegal entry method.

8. An open-ended survey question was asked to find out the reasons for settling in Zeytinburnu.

9. During 2015, more than one million refugees reached the EU via the Aegean Sea.

10. GSMA, 2016. “Refugees and Connectivity”, GSMA. Com. Access: https://www.gsma.com/

refugee-connectivity/case-study-turkcell-refugees-as-valued-customers/.

11. The menu of “Learn Turkish” provides support in the form of instant audio translation: the

user speaks Arabic into the handset and the phone provides a translation into spoken Turkish.

12. This information was given in the interview held on November 15, 2016.

13. Most Syrian women (84%) wish to learn Turkish (Tunç, 2015).

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ABSTRACTS

This paper addresses the life and connectivity of Syrian refugees in Turkey. It is founded on an

interdisciplinary research project that combines explorative qualitative methods and a Grounded

Theory approach with a survey of 380 Syrian participants living in Zeytinburnu, Istanbul. It

examines these refugees’ trajectories from the war situation in Syria to Zeytinburnu, and

investigates how they have been using smartphones during the conflict, displacement and

resettlement; how the use of smartphones affects their daily lives, social connections and

integration; and the type of new uses they have discovered as survival and integration strategies.

The author builds conceptual categories to describe how the smartphone has become a dispositif

and a tool for survival and integration for the Syrian refugees in Turkey. This study also

examines the response of Turkish mobile phone companies to the Syrian refugee crisis and the

refugees’ need for connectivity, and how Syrian refugees use these telecom services according to

their emerging needs in the Turkish and regional context.

Cet article traite de la vie et de la connectivité des réfugiés syriens en Turquie. Fondé sur un

projet de recherche interdisciplinaire combinant des méthodes qualitatives et quantitatives avec

une enquête auprès de 380 participants syriens vivant à Zeytinburnu, Istanbul, il examine les

trajectoires de ces réfugiés de guerre. Il étudie comment les réfugiés syriens ont utilisé des

smartphones pendant le conflit, le déplacement et la réinstallation ; comment l’utilisation des

smartphones affecte leur vie quotidienne, leurs connexions sociales et leur intégration ; et quels

types de nouveaux usages du smartphone ils ont découverts en tant que stratégies de survie et

d’intégration. L’auteure construit des catégories conceptuelles pour décrire comment le

smartphone est devenu un dispositif et un outil de survie et d’intégration pour les réfugiés syriens

en Turquie. Cette étude examine également la réponse des entreprises turques de téléphonie

mobile à la crise des réfugiés syriens et au besoin de connectivité des réfugiés, et comment les

réfugiés syriens utilisent ces services de télécommunication en fonction de leurs besoins

émergents dans le contexte turc et régional.

INDEX

Mots-clés: dispositif, téléphone intelligent, réfugié, intégration

Keywords: dispositif, smartphone, refugee, integration

AUTHOR

NILÜFER NARLI

Bahçesehir University

TR-34353

nilufer.narli[at]eas.bau.edu.tr

Questions de communication, 33 | 2018

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FocusFocus

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Sur Médiarchie d’Yves CittonOn Médiarchie by Yves Citton

Bernard Miège

RÉFÉRENCE

Yves CITTON, Médiarchie, Paris, Éd. Le Seuil, 2017, coll. La couleur des idées, 416 pages

NOTE DE L’ÉDITEUR

La nouvelle rubrique « Focus » propose une lecture approfondie d’une œuvre récente,

ici Médiarchie d’Yves Citton, et d’une œuvre plus ancienne, La Raison graphique de Jack

Goody.

1 « Notice critique », ou « note critique » ou « note de lecture » ou encore « book review »,

cette rubrique a fait sa place dans les revues de sciences humaines et sociales, sans pour

autant que sa fonction soit clairement fixée : entre le simple compte rendu ou la

discussion théorique approfondie, s’échelonnent toute une série de modalités

intermédiaires, laissées plus souvent au choix des auteurs de ces notices que

dépendantes de la politique éditoriale des revues. Pour ma part, s’il m’est arrivé à

intervalles plus ou moins réguliers de publier des notices, celles-ci se retrouvaient

généralement du côté des discussions critiques ; il s’agissait surtout de textes critiques,

appuyés sur une argumentation aussi développée que possible et non de recensions

polémiques (pour autant que je puisse en juger) ; et ce, parce qu’engagé avec d’autres

dans l’édification d’une discipline, sur un plan autant épistémologique

qu’institutionnel, il m’apparaissait nécessaire de cibler des auteurs et des travaux qui

faisaient écran à cette construction intellectuelle. Puisque la revue Questions de

communication, obligeamment, me donne la possibilité de chroniquer l’ouvrage cité en

exergue et paru dans une collection de sciences humaines soucieuse

d’interdisciplinarité (comptant à son catalogue des auteurs comme Paul Ricœur,

Abdelwahab Meddeb, Francisco Varela et Alain Touraine), en m’offrant même un

Questions de communication, 33 | 2018

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espace dépassant les normes habituelles, j’ai repris la balle au bond et, me plaçant sur

le terrain de la discussion théorique argumentée, je vais tenter d’expliquer ce que sont

mes points de désaccord qui s’avèrent plus nombreux et plus décisifs que mes points

d’accord (parmi ceux-ci je citerai ce que l’auteur appelle le « soin des médiations »). Ce

faisant, en tant que chercheur (en sciences de l’information et de la communication –

SIC), je me place délibérément du côté de l’activité réflexive, essentielle en effet à

l’avancée des connaissances dans tout champ du savoir, essentielle mais à condition

qu’on lui adjoigne d’autres modes de production de connaissances : par exemple des

élaborations théoriques résultant de l’application de méthodologies de recherche

appropriées sur des corpus empiriques, et bien d’autres approches reconnues pour

scientifiques. En d’autres termes, l’activité réflexive est à elle seule insuffisante et

source d’incomplétude, ayant le plus souvent du mal à se démarquer des écrits des

experts, des publicistes ou des journalistes spécialisés.

2 Il est cependant une autre motivation à ma démarche critique : à la lecture de

Médiarchie, j’ai cru progressivement, et surtout dans la dernière partie, y trouver

comme une tentative de formalisation de perceptions et de représentations assez

largement répandues dans des cercles spécialisés, actifs et fortement intéressés par

tout ce qui touche au développement du numérique, et même au-delà de ces cercles

auprès de consommateurs-usagers des techniques numériques. Professionnels et

usagers du numérique me sont apparus comme les cibles premières de l’ouvrage, et

l’auteur ne dissimule pas ses objectifs principaux dans les trois derniers chapitres :

« Qu’est-ce cette numérisation fait à nos médiarchies ? Quelles transformationsfaut-il y repérer ou en attendre ? Quels espoirs et quelles craintes peut-ellesusciter ? […] Le premier [chapitre] tentera de caractériser très sommairement lesaspects les plus novateurs de la passe numérique [distincte radicalement desanciens médias]. Le suivant essaiera de faire apparaître quelques-unes desstructures qui régissent la médiarchie numérique de l’intérieur […]. Le dernierpassera en revue certaines pratiques et certaines attitudes porteuses detransformations possibles » (Citton, 2017 : 291-292).

3 Ainsi, dans cet ouvrage, Yves Citton entend-il non seulement donner des clés de lecture

et de compréhension conceptuelles du devenir des médias à la supposée « ère

numérique », mais il ne s’interdit pas de tracer des perspectives d’accompagnement et

de prolongement par les acteurs sociaux eux-mêmes (je reviendrai sur ce qu’il qualifie

de médianarchisme et de médiartivisme). Et c’est bien ainsi que son livre, sorti au

milieu de 2017, a été interprété et compris par les journalistes qui l’ont interviewé.

4 Avant de passer à l’analyse de l’ouvrage, encore convient-il de donner quelques brèves

indications d’ordre biographique sur la trajectoire d’Yves Citton. Éric Loret (2017),

journaliste au Monde qui rend compte de son ouvrage, le qualifie comme suit :

« Il est passé de la littérature du XVIIIe siècle à l’économie de l’attention et, de là,aux “envoûtements médiatiques” […] avant d’être professeur de littérature àl’université de Grenoble-Alpes [donc de 2003 à 2017] et, depuis cette rentrée [deseptembre 2017], professeur de “littérature et media” à Paris-VIII-Saint-Denis ».

5 On apportera trois autres précisions : spécialiste du XVIIIe siècle, il s’est également

intéressé à Montaigne, à Spinoza (dans la France des Lumières) et à Stendhal ; le livre

collectif qu’il a dirigé sur l’économie de l’attention (Citton, 2014) portait sur

l’émergence d’une nouvelle économie, nouvel horizon du capitalisme, où l’attention

devenait la principale rareté, supplantant les échanges de biens matériels (cette

proposition faisait suite à sa lecture littéraire de la physiocratie) ; cofondateur de la

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revue Multitudes, il se veut pourtant plus pragmatique que politique. Et pour l’avoir

côtoyé pendant plusieurs années dans la même université (nous appartenions

cependant à des départements différents et éloignés géographiquement) et pour avoir

pris part à des séminaires dont il était l’organisateur (il ne me semble pas que l’inverse

se soit produit), j’ai gardé le souvenir que mes questionnements (par exemple sur la

question des médias) sont restés sans réponses, en dépit de sa courtoisie. Ce dialogue

scientifique défaillant trouve dans le présent ouvrage son explicitation ; au terme de

cette chronique, la démarche d’Yves Citton apparaîtra davantage comme le travail

personnel d’un intellectuel intéressé à l’importation des réflexions propres à

l’« archéologie des media » que comme celui d’un chercheur intéressé par une

approche interdisciplinaire. On y trouvera également des relents d’un dialogue manqué

et rarement approfondi avec les études littéraires qui furent pourtant, en France du

moins, souvent à l’origine des premières filières d’information et communication, mais

non sans incompréhensions et conflits ouverts jamais refermés (sur ce point voir les

travaux de Jean-François Tétu [2002]).

Des sources multiples, mais plus juxtaposées quemises en cohérence

6 Dans l’ouvrage d’Yves Citton, ce qui frappe c’est d’abord l’accumulation des références

(plus de 500, ce qui est considérable dans un texte de dimension moyenne avec 14

chapitres et un certain nombre d’interludes ayant pour but d’illustrer ou de compléter

l’argumentation des chapitres). Mais dans leur majorité, ces références ne sont pas

mises à profit et visent seulement à montrer que l’auteur les connaît, plus qu’il ne les a

utilisées. En revanche, un certain nombre d’auteurs semblent essentiels à sa

démonstration, et ils sont souvent cités et semblent réellement pour l’auteur des

sources d’inspiration ; le principal est Marshall McLuhan (qualifié de « père

fondateur »), et dans une moindre mesure Jean Baudrillard, Guy Debord, Gilles Deleuze

et Pierre Lévy :

« Les media […] étirent les capacités sensorielles des êtres humains, dans le tempset dans l’espace. [Pour Marshall McLuhan, ils] sont des “prolongements del’humain” […] avec l’idée que le réseau des relais de poste, les lignes téléphoniques,les antennes hertziennes, les satellites et les câbles sous-marins de fibre optique ontconstitué progressivement une sorte d’énorme système nerveux transindividueltransmettant nos irritations sensibles à travers toute la planète » (Citton, 2017 : 38).

7 Jean Baudrillard, ayant l’impression de participer à une vibration commune avec les

médias : « Nous ne sommes qu’épisodiquement conducteurs de sens, pour l’essentiel

nous faisons masse en profondeur, vivant la plupart du temps sur un mode panique ou

aléatoire, en deçà ou au-delà du sens » (cité par Citton, 2017 : 129).

Guy Debord : « Une version plus radicale donne toutefois à la publicité un statutplus hégémonique et structurant au sein du complexe médiatique. À la suite desaphorismes de Guy Debord, des artistes comme Richard Serra et des économistescomme Dallas W. Smythe [la relation ici, est improbable] ont dès le début desannées 1970 dénoncé l’ensemble des médias de masse comme un vaste appareilsocial d’endoctrinement consumériste, au sein duquel la fonction publicitaire joueun rôle clairement dominant » (ibid. : 159).Gilles Deleuze : « Les réalités sociopolitiques de nos innovations technologiquescontemporaines nous font plutôt voir ce que Deleuze et Guattari appelaient des« agencements machiniques » – à savoir des structures d’accouplement humain-

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machine au sein desquelles le capitalisme se sert des individus au moins autant queceux-ci se servent des machines » (ibid. : 113).Pierre Lévy : « Nos programmations médiées par ordinateurs génèrent des modèles dont la force de reconfiguration de nos réalités et de nos comportements à venirdemeure encore largement impensée et impensable – selon la puissance propre dece que Pierre Lévy analysait très bien dès 1995 sous la catégorie du “virtuel” »(ibid. : 225).

8 Des rapprochements avec la médiologie sont effectués à plusieurs reprises, mais non

sans indiquer une différence :

« C’est ce détour par l’étranger qui marquera aussi la différence entre le projetd’exploration de la médiarchie esquissé par ce livre et le projet d’enquêtes sur lesmédiasphères mené en France, depuis plus de vingt ans par l’École de médiologieréunie autour de Daniel Bougnoux, Régis Debray et Louise Merzeau » (ibid. : 30).

9 Mais d’une façon générale, les philosophes, parmi lesquels il ne faut pas oublier

Bernard Stiegler, et les spécialistes de sciences humaines emportent nettement la

préférence par rapport aux spécialistes de sciences sociales, le principal de ces derniers

étant Niklas Luhmann pour sa théorie de l’autoréférentialité des médias de masse.

10 On saura gré à Yves Citton d’avoir largement puisé dans les productions d’auteurs non

francophones, philosophes de la technique comme Günther Anders, ou des

technologies de l’image tel Vilém Flusser, mais surtout spécialistes de culture

médiatique numérique à l’image de Karen Barad, de Wendy Hui Kyong Chun, Jussi

Parikka ou de Siegfried Zielinski, ainsi que d’un théoricien de la littérature et des

médias comme Friedrich Kittler ; s’il les met souvent longuement à contribution, c’est

parce qu’il partage nombre de leurs propositions théoriques, et qu’ils sont des

représentants d’un courant disciplinaire dont on reparlera, à savoir l’archéologie des

media.

11 Si avec les premiers auteurs cités (Marshall McLuhan, Jean Baudrillard, Guy Debord,

Gilles Deleuze, Pierre Lévy, les médiologues), le lecteur pouvait non sans raison avoir

l’impression de retrouver des débats qui étaient déjà intervenus dans la dernière partie

du XXe siècle à propos des médias et des médiations médiatisées, ce n’est évidemment

pas le cas avec les derniers, non pas tant parce qu’ils seraient peu connus des

chercheurs francophones (ce qui n’est pas contestable et à cet égard l’entreprise d’Yves

Citton comble un vide dans la diffusion de pensées peu connues en langue française et

qui commencent seulement à être accessibles), mais surtout parce qu’à leur manière,

différente, ils interviennent sur le terrain très actuel des médias numériques, même si

c’est dans le prolongement de travaux sur les médias antérieurement développés. Ce

constat est essentiel, et il est difficile à percevoir tout au long du livre tant les

approches sont mêlées, mixées même, mais on ne peut faire le reproche à Yves Citton

comme à d’autres auteurs contemporains de se positionner uniquement dans le temps

court ; il y aurait d’ailleurs là comme une incongruité vis-à-vis d’un professeur en

« littérature et media ».

Des apports conceptuels critiquables

12 L’examen des principales sources reprises, et parfois abondamment, par Yves Citton

dans son ouvrage, a déjà permis de pénétrer dans l’univers théorique de l’auteur et

d’esquisser quelques interrogations. Il nous faut maintenant aller au cœur de

l’argumentation de l’auteur, en reprenant successivement les éléments clé de cette

Questions de communication, 33 | 2018

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argumentation, mais dans un ordre ne suivant pas le texte, pour une raison qui

apparaîtra progressivement.

Media or not médias ?

13 En bon historien de la littérature, Yves Citton emploie le terme media dans la majeure

partie de son ouvrage, sauf au tout début (vis-à-vis des associations de critique des

médias et des… SIC), dans la deuxième partie et dans la prière d’insérer. Ce n’est pas

tant qu’il ignore que le substantif média(s) est d’un usage reconnu depuis plus de trois

décennies, mais c’est qu’il entend voir différemment, faire autre chose comme il l’écrit,

et quoiqu’il s’en prémunisse faire mieux, voire de plus haut en embrassant l’ensemble

du champ des médias (aujourd’hui complexe et fort différencié) avec un regard qu’il

considère comme critique, en prenant argument sur des travaux développés dans les

mondes anglo-saxons et germaniques, et en refusant autant les actions militantes

dénonciatrices que les travaux empirico-théoriques menés dans le cadre universitaire.

On peut évidemment lui répondre que la critique traverse également les travaux

universitaires, que les mondes anglo-saxons ou germaniques sont également divisés par

les mêmes tendances (et quelques autres), et qu’en revenir à Marshall McLuhan tenu

pour un inspirateur théorique principal, en ce qu’il a proposé : « Une tentative d’élaborer

une vision contre-intuitive, aidant à percevoir (ainsi qu’à concevoir) une dimension inhabituelle

de nos réalités [de façon] à décontenancer nos habitudes, en lançant des affirmations

paradoxales ou des formules énigmatiques qui, dans le meilleur des cas, ne

commencent à faire sens qu’au prix d’un dérèglement systématique de nos repères

coutumiers » (Citton, 2017 : 28-29) est peu innovant.

14 Très clairement, en ouvrant largement le domaine médiatique et en l’abordant (doit-on

écrire de façon surplombante) dans sa globalité, il s’interdit d’appréhender les médias,

de masse ou non, dans leur complexité et leur diversité, il feint d’ignorer les tentatives

visant à les définir et à les préciser, pour s’en remettre à une approche littéraire-

culturelle. Et, de fait, l’ensemble de son livre est traversé par une vision que l’on peut

qualifier de « liquidatrice » des médias de masse, qu’il partage avec des publicistes

promoteurs des nouveaux médias et de la culture de la convergence, dont Henry

Jenkins à qui il donne expressément son approbation et avec qui il tend à exemplarifier

l’internet et les techniques numériques (« Les possibilités de communication

bidirectionnelle ré-instaurées grâce à Internet, après le long tunnel de diffusion

unidirectionnelle, caractéristique des médias dominants du XXe siècle, ont

effectivement multiplié les niches de diversité, permettant aux voix les plus marginales

de s’exposer à une visibilité potentielle ») (ibid. : 148). Comme si on pouvait en rester

présentement à cette opposition binaire !

Médialité

15 C’est ensuite vers ce concept peu usité et les analyses de l’historien américain Marshall

T. Poe qu’il se tourne pour en préciser les attributs : accessibilité, confidentialité,

fidélité, volume, vélocité, portée, persistance, explorabilité. Le tableau qu’il en donne,

avec notamment les effets en relation avec ces attributs ainsi que leur combinatoire ;

besoin ( !) humain, pratiques sociales, et valeurs culturelles, ne déparerait pas dans un

ouvrage de sociologie fonctionnaliste. Toutefois, cette médialité s’est imposée à partir

de la dernière partie du XIXe siècle par l’entremise de toute une série d’appareillages

Questions de communication, 33 | 2018

281

successifs qu’il décrit ; elle s’est même amplifiée et massifiée. Ici, Yves Citton se

revendique « archéologue des media ». Cette archéologie des media, en vogue depuis

quelques années et en particulier outre-Rhin, se caractérise par une approche

davantage philosophique et littéraire que socio-historique et communicationnelle,

cherchant à relier techniques médiatiques passées et sensibilités, affects et esthétiques

de ces objets. De ce fait, Yves Citton affirme que l’émergence des médias de masse s’est

réalisée au détriment des médias occultes, dont le but était d’assurer la médiation de ce

qui est inaccessible aux sens ou de faire accéder à des angles morts ou à des points

aveugles ; les media occultes, écrit-il, ont subi une véritable excommunication

« nullement propre aux seuls genres du fantastique ou de l’horreur » (ibid. : 263). En

effet, on reconnaîtra là une proposition de l’archéologie des media. Mais c’est ce qui lui

permet également de mettre l’accent sur le rôle fondamental de Marshall McLuhan,

lequel insiste à la fois sur le fait que les media façonnent une perception commune et

redimensionnent notre rapport au temps et à l’espace. C’est aussi ce qui va justifier la

recherche d’un effet global des médias historiques du siècle précédent, ce qui le conduit

à s’intéresser, avec de timides réserves, à la prophétie du « monde comme fantôme »

émanant de Günther Anders, autrement dit la zombification croissante de chaque

nouvelle génération :

« Il n’est certes pas démontré que les nouveaux media successivement répandus aucours du siècle [dernier] aient été les principaux responsables de ce bilancalamiteux. Mais un ouvrage consacré à la médiarchie serait bien mal placé pourdisculper trop rapidement nos dispositifs de médialité de leur responsabilité dansnos catastrophes de socialité » (ibid. : 282).

16 Il s’agit là d’une esquive, assurément peu convaincante à ce niveau de généralité.

Médiarchie(s)

17 Le livre porte ce titre au singulier, mais il aurait tout aussi bien être intitulé : Médialité.

Il est vrai que le terme « médiarchie » est beaucoup plus fréquemment employé et que,

pour l’auteur, il a sans doute un pouvoir de conviction supérieur. Mais comment le

définit-il ?

« Nos [sic] médiarchies doivent donc être comprises comme des régimes de pouvoirau sein desquels les media sont des vecteurs d’affections opérant ponctuellementcomme des catalyseurs d’affects. En tant qu’agents politiques individuels, noussommes mus, émus, mobilisés par les affections qui atteignent nos sens depuis lemonde extérieur. En tant que sujets sociaux, nous sommes emportés par lesmouvements collectifs d’imitation et d’opposition des affects qui structurent noscommunautés. En tant que vecteurs d’affections et en tant que catalyseurs d’affects,les media sont tout à la fois à la source, au cœur et à l’horizon de ce qui faitpolitique parmi nous » (ibid. : 97).

18 Convenons que l’horizon est plus vaste que le/la politique et inclut des faits de société

et des composantes d’ordre culturel ainsi que des conceptions psycho-mentales. Dans

l’approche d’Yves Citton, les affects et les affections sont centraux et même exclusifs.

Où sont les opinions, les représentations (qui certes peuvent être mentales mais sont

tout autant socialisées), ainsi que les pratiques sociales dont bien des travaux de

sociologues ou de politistes ont montré que, pour partie, elles sont au principe de nos

actions individuelles (voir parmi d’autres Bernard Lahire) ? Chez l’auteur de Médiarchie,

tout tourne autour des affects et des émotions (et à partir de là des hallucinations, des

hantises et des fantasmagories) d’une part, des appareillages techniques reconfigurant

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282

les temporalités et les agentivités, terminologie préférée à actions humaines-sociales

(depuis Athanasius Kircher, puis le premier télégraphe jusqu’aux techniques

numériques) d’autre part. La caractérisation des médiarchies comme des relations de

pouvoir était une proposition engageante mais en la restreignant finalement au couple

affects/appareillages, le livre ne peut en donner qu’une approche simplificatrice,

mutilée même. D’autres éléments, signalés ci-après, viendront en complément de cette

critique première.

Une archéologie des media principalement a-historique

19 On ne peut faire grief à Yves Citton, comme à beaucoup d’autres analystes et

observateurs contemporains, de limiter son approche des médias à ce qu’il est convenu

de désigner comme une « ère numérique » ; les éléments sur lesquels il s’appuie ont

pour origine le milieu du XVIIIe siècle et s’échelonnent dès lors sur deux siècles et demi.

Pourtant, ce serait une erreur de considérer que ces constats successifs suffisent à

inscrire les médias envisagés dans l’histoire des sociétés, et donc des actions sociales et

humaines : dans la vie de travail des hommes, dans la sphère domestique, dans la

sphère publique et politique, dans les conflits internationaux, etc., de tout cela il n’est

pratiquement pas question. Les médias (et encore pas tous comme on va le voir) n’ont

de relations qu’avec des hommes abstraits, génériques en quelque sorte. Il est ainsi

amené à distinguer quatre phases, également qualifiées de périodes (Citton, 2017 : 268

sq.), mais ce parce qu’elles « permettent de mieux identifier les strates dont se

constituent nos angoisses actuelles sur les méfaits des jeux vidéo, des réseaux sociaux

et du numérique ubiquitaire ». La première, allant de 1840 à 1880, est dominée par la

technologie du télégraphe ; la seconde, allant de 1880 à 1920, correspond à la

communication sans fil, et aux pratiques de la radio amateurs ; la troisième de 1920 à

1960 installe le corporate broadcasting : la diffusion centralisée de programmes imposés

d’en haut ; et la quatrième, de 1960 à 2000, est celle de la colonisation télévisuelle des

ménages. Ce n’est pas tant cette catégorisation approximative et réellement peu

rigoureuse qui est discutable, mais c’est tout ce qu’elle laisse de côté, et qui se trouve

pourtant être au cœur du fonctionnement des sociétés et de la vie des hommes, dans

leur grande diversité mais de manière de plus en plus prégnante. À quoi s’intéresse

centralement cette archéologie des media ? Yves Citton s’en explique : « C’est surtout

une autre façon d’approcher dans le long terme la matérialité physique des modes de

communication […]. C’est dans le fonctionnement matériel, généralement caché, des

appareils qu’il convient d’aller chercher la raison des qualités occultes qui en

émanent » (ibid. : 194). Si son insistance sur la nécessité de regarder du côté de la

matérialité des appareillages est effectivement à prendre en considération, ce n’est

assurément pas dans les seules perspectives indiquées dans cet ouvrage ; et depuis

Raymond Williams et ses travaux sur la télévision, c’est une orientation largement

partagée dans les études de communication. Et donc, comment ne pas y voir un

aveuglement volontaire de l’auteur sur la production scientifique concernant son

objet ?

Des media confinés aux médias audiovisuels et numériques

20 La médiarchie envisagée depuis plus de deux siècles ne laisse aucune place à

l’information, et particulièrement à l’information de presse, ainsi qu’aux industries

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culturelles (édition de livres, musique enregistrée, cinéma, programmes télévisuels,

spectacles industrialisés, etc.). Seuls les jeux vidéo sont cités, rapidement et sans

aménité. Ce repliement sur les seules techniques audiovisuelles et numériques, ne

laisse pas d’étonner de la part d’un spécialiste du XVIIIe siècle. Ce raccourci humanités

classiques – humanités numériques laisse ainsi dans l’ombre les enjeux fondamentaux

de l’essor des cultures populaires en lien avec les technicisations médiatiques

successives. Si on le retrouve chez nombre d’experts, de technologues ou de publicistes,

et par irrigation chez diverses catégories d’usagers-consommateurs, les approches

généralistes des médias ne font plus l’économie de cette vision que nous qualifierons en

première approximation de systémique, tant les interactions sont nombreuses, les

influences réciproques et les dominations significatives. Point besoin d’insister.

Des carences méthodologiques et un penchant peumaîtrisé (conceptuellement et stratégiquement) pourla numérisation

21 L’ouvrage Médiarchie est avant tout la production d’un penseur (ce que d’ailleurs Yves

Citton n’hésite pas à revendiquer en certaines circonstances) puisant à des sources que

l’on peut aisément identifier, d’abord un certain nombre de penseurs actifs sur la scène

des idées dans la dernière partie du XXe siècle, et ensuite plus particulièrement un

courant disciplinaire se présentant sous l’appellation d’archéologie des media, et se

donnant pour objectif de « revisiter le contemporain [de ce kaléidoscope que sont les

media] avec un regard rafraîchi d’exotisme archaïque [en proposant] des abstractions

sensibles (plis, strates, coupes, modulations, vibrations, résonances, zombies) » (Citton,

2017 : 20).

22 De là, peut être dressé le constat de carence de toute méthodologie de recherche

affichée. On chercherait vainement un recours au traitement de matériaux historiques

conséquents pour appuyer les analyses de long terme qu’il appelle de ses vœux. Et

l’auteur se positionne explicitement « par contraste avec les généralisations

sociologiques ou avec les catégorisations sémiologiques favorisées par les sciences

françaises de la communication » (ibid.). Il précise même :

« Voilà plusieurs décennies que les sciences de l’information et de lacommunication accumulent ainsi des données et des analyses donnant une vue bienplus nuancée et différenciée de l’influence, importante mais limitée, qu’ont diverstypes de “médias” sur divers types d’audiences. Ce qui fait la vertu de tellesrecherches – leur humilité empirique, leur caractère “appliqué” et leursconclusions “mesurées” – les rend toutefois souvent quelque peu frustrantes pourqui souhaite comprendre plus globalement ce que sont et ce que font les “médias”,en tant que modalités spécifiques de l’interagir humain » (ibid. : 27).

23 Si ces enquêtes documentent certains mécanismes précis, « [elles] donnent parfois

l’impression de tourner en rond au sein de vérités difficilement contestables, mais

finalement peu instructives » (ibid. : 28). Une caractérisation qui ne va pas sans

perfidie ! Et qui repose sur des constats discutables : 1) en quoi se limite-t-elle à la

recherche française ? ; 2) se vérifie-t-il que cette tradition de recherche remonte à

plusieurs décennies alors que l’édification des sciences visées est somme toute bien plus

récente, et n’allait pas de soi (et par exemple au sein des universités littéraires) ; 3)

dans le domaine médiatique traversé par autant d’influences et aussi controversé, les

Questions de communication, 33 | 2018

284

résultats obtenus, a priori peu contestés par Yves Citton, sont-ils opposables s’ils ne sont

pas confortés par des méthodologies de recherche précisées et reconnues au sein de la

communauté scientifique concernée ? La posture intellectuelle généralisante d’Yves

Citton le pousse à exclure d’emblée les travaux et résultats de plusieurs disciplines

fortement impliquées sur son objet, fondant de fait sa pensée sur une absence de

connaissances validées par des méthodologies reconnues et, comme il se doit, dans

toute production scientifique, patiemment établies.

24 Les médiarchies, en tant que régime de pouvoir et vecteurs d’affections, se sont donc

imposées par la domination des médias de masse, et pour expliquer celle-ci, il n’est que

rarement fait référence aux stratégies économiques et politiques, et de rapports de

domination relevant du capitalisme global ; de même, les Gafam (Google, Apple,

Facebook, Amazon, Microsoft) et les Natu (Netflix, Airbnb, Tesla, Uber) sont-elles

quasiment absentes de la phase actuelle (une seule mention page 349, avec le Crédit

Suisse et Goldman Sachs). En tout cas, présentement, il s’agit de « digitaliser la

médiarchie » en place, et cela passe d’abord par la désintermédiation engagée, faut-il le

signaler, par les géants du numérique, essentiellement via les plateformes. « Si le

numérique paraît dissoudre la médialité en la faisant pénétrer dans tous les interstices

de nos existences, il aide ainsi peut-être à faire apparaître ce qui a toujours été la

nature profonde de toute médialité » (ibid. : 339) et qui remonte aux langues naturelles.

Confiance donc dans les médialités nouvelles, autrement dit les médialités digitales, et

cette confiance s’accompagne de propositions concrètes (voir notamment ibid. :

340-342) dont on doit mettre en doute les conditions réelles de possibilité. Ainsi, notre

attention collective étant un bien commun,

« l’accès aux biens culturels (informations, connaissances, discours, spectacles,images, sons, récits, interprétations, etc.) en mode pull – caractérisé par le fait quele récepteur va chercher de son propre mouvement les documents là où ils setrouvent – doit en principe être libre et gratuit pour les individus et les associationsà but non lucratif [et] financé par la collectivité dans le respect de la soutenabilitéécologique des technologies de communication » (ibid. : 341).

25 Le financement en serait assuré par une redevance « sur le modèle esquissé par le

copyfarleft [voir également p. 315] [qui] devrait être minimale pour ceux qui utilisent les

biens culturels à des fins d’épanouissement personnel (créatif) ou de coopération

sociale, et maximale pour ceux qui se les approprient à des fins de profit commercial »

(ibid. : 341). Quant à la publicité, elle devrait faire l’objet d’une taxation lourde : « Une

taxe initialement fixée à 30 % de toutes les dépenses affectées à des opérations de push

rapporterait des sommes suffisantes pour développer de très nombreuses activités de

création et de diffusion » (ibid. : 342). Est également prévue la reconnaissance juridique

des big data comme biens communs, en ce qu’ils contiennent des richesses

d’information, et permettraient d’instaurer de nouveaux rapports économiques, en

imposant aux grandes entreprises commerciales un devoir de transparence et d’accès

ouvert (ibid. : 314, 316 et 342). Toutes mesures qui, à l’échelle nationale comme

internationale, paraissent – dans un avenir prévisible – très largement hors de portée

des revendications individuelles-sociales et des mouvements sociaux. Rien en tout cas

ne permet d’inférer de l’argumentation conduite par Yves Citton qu’il doute de leur

applicabilité à l’avenir. Et il ne se compte pas parmi ceux qui ont déjà « une attitude

désillusionnée envers les promesses trahies (parce que naïves) de la “révolution

numérique” » (ibid. : 344). Il marque sa confiance dans les actions qui « peuvent

contribuer aujourd’hui à réorienter l’évolution de nos médiarchies numériques » (ibid.).

Questions de communication, 33 | 2018

285

26 Au titre de ces actions, Yves Citton décrit longuement les différentes sortes de surprises

et surprenances (opérationnelles, sensibles, interprétatives, médiatiques) émanant des

hackers mais aussi les exploits de repentis comme Edward Snowden, ainsi que le

piratage de données. Il ne manque pas d’y ajouter le « médiartivisme » et l’« art-

activisme ». Mais on ne peut que se montrer surpris de le voir relier ces perspectives

avec la théorie du virtuel et celle de l’intelligence collective mise en avant par Pierre

Lévy dans la dernière décennie du siècle précédent. Il nous avait échappé – et c’est

toujours le cas – que « la virtualisation est profondément médianarchiste », mais pas

que « l’archéologie des media est anarchiste en acte » (ibid. : 381).

27 Ce que je retiens de cette discussion critique des thèses d’Yves Citton (que j’ai tenue à

mener au plus près du texte de son livre publié en 2017), qui est publiée dans une revue

de SIC, ce n’est pas tant de savoir si la thématique de l’« humanisme numérique » qui

agite nombre d’universités à travers le monde au cours de ces dernières années est

pertinente (à mon sens, elle ne l’est pas si on est intéressé prioritairement à des

connaissances produites selon des méthodologies scientifiques reconnues), mais plutôt

qu’il est essentiel de poursuivre une réflexion commune approfondie sur la

contribution des technologies de l’information et de la communication numériques aux

changements/mutations/révolutions des pratiques et des stratégies dans les sociétés

contemporaines ; et cela en se démarquant effectivement des discours d’annonces ou

des généralisations actuellement dominantes, ô combien encombrantes pour la

compréhension des phénomènes en cours et entravant de fait l’avancée des résistances

aux nouvelles dominations. À cette perspective exigeante mais dont on peut attendre

qu’elle soit éclairante et en tout cas productive de connaissances, Médiarchie ajoute

surtout du bruit et même de la confusion.

BIBLIOGRAPHIE

Citton Y., dir., 2014, L’Économie de l’attention. Nouvel horizon du capitalisme ?, Paris, Éd. La

Découverte.

Citton Y., 2017, Médiarchie, Paris, Éd. Le Seuil.

Loret É., 2017, « Hackeur des médias », Le Monde, 13 oct. p. 10.

Tétu J.-F., 2002, « Sur les origines littéraires des sciences de l’information et de la

communication », pp. 71-93, in : Boure R., éd., Les Origines des sciences de l’information et de la

communication. Regards croisés, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion.

RÉSUMÉS

Conduit du point de vue des sciences de l’information et de la communication, cet article se veut

une discussion critique en profondeur d’un ouvrage paru en 2017, et qui, dans le contexte

complexe et controversé de l’avènement des médias sociaux et de l’implantation perturbante des

réseaux sociaux-numériques, entend repenser la question des médias. Sont d’abord discutés les

Questions de communication, 33 | 2018

286

concepts centraux sur lesquels s’appuie l’ouvrage et particulièrement : media, médialité et

médiarchie, ainsi que leur relation avec des penseurs considérés comme des « fondateurs » au

cours de la dernière partie du XXe siècle, mais surtout leur filiation directe avec un courant

théorique peu diffusé dans l’espace francophone : l’archéologie des media. Ensuite, sont mises en

évidence les carences méthodologiques de cette approche, tant historiques que

communicationnelles ou socio-économiques. On peut considérer cette démarche réflexive

comme une contribution à la prise de distance avec une notion aussi peu fondée que celle

d’humanités numériques.

This article, written from the point of view of the information-communication studies, is an in-

depth critical discussion of a book published in 2017, which in the complex and controversial

context of the advent of social media and disruptive implantation of social-digital networks,

intends to rethink the question of the media. The central concepts on which the book is based are

particularly discussed: media, mediality and mediarchy, as well as their relationship with

thinkers considered as “founders” during the last part of the twentieth century but especially

their direct filiation with a theoretical current that has not been widely diffused in the French-

speaking world: the archeology of the media. Then, the methodological shortcomings of this

approach, both historical and communicational or socio-economic, are highlighted. This

reflective approach can be considered as a contribution to distance from a notion as unfounded

as that of digital humanities.

INDEX

Keywords : archeology of the media, media history, media, research methodologies, digital,

information and communication studies

Mots-clés : archéologie des media, histoire des médias, media, médias, méthodologies de

recherche, numérique, sciences de l’information et de la communication

AUTEURS

BERNARD MIÈGE

Groupe de recherche sur les enjeux de la communication

Université Grenoble Alpes

F-38000

Bernard.Miege[at]univ-grenoble-alpes.fr

Questions de communication, 33 | 2018

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Sur La Raison graphique. Ladomestication de la pensée sauvage deJack GoodyOn The Domestication of the Savage Mind by Jack Goody

Jean-Marie Privat

RÉFÉRENCE

Jack Goody, La Raison graphique. La domestication de la pensée sauvage, trad. de l’anglais

par J. Bazin et A. Bensa, Paris, Éd. de Minuit, 1979 [1977], 274 pages

NOTE DE L’ÉDITEUR

La nouvelle rubrique « Focus » propose une lecture approfondie d’une œuvre récente,

Médiarchie d’Yves Citton, et d’une œuvre plus ancienne, ici La Raison graphique de Jack

Goody.

1 Jack Goody (1919-2015) n’aura eu de cesse de comprendre le monde, les mondes. Dans le

lointain héritage de l’anthropologie comparée britannique – on songe à

l’encyclopédisme de James Frazer – ou dans la proximité ethnographique de

l’africaniste Edward E. Evans-Pritchard, Jack Goody a publié des livres sur des sujets

aussi divers que les coutumes culinaires et les imaginaires amoureux, sur les cultures

iconophiles et les civilisations iconophobes, les univers eurasiens et les échanges entre

Orient et Occident, le culte des fleurs et ses usages rituels, l’anthropologie historique de

la famille, etc. Mais ses travaux les plus fameux et les plus connus concernent l’écriture.

C’est ainsi que La Raison graphique est devenue de fait un classique des sciences sociales

et singulièrement de l’anthropologie de l’écrit. Son retentissement dans la

communauté intellectuelle et éducative fit date et son questionnement demeure

Questions de communication, 33 | 2018

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toujours aussi profond voire vif, sinon à vif. L’enjeu est d’importance : la culture n’est-

elle pas « une série d’actes de communication » (Goody, 1977a : 86) ?

2 L’ouvrage a été très rapidement publié en français dans la fameuse collection « Le sens

commun », créée en 1966 et dirigée par Pierre Bourdieu aux éditions de Minuit,

collection dont le projet intellectuel ambitieux était de favoriser la rencontre de

recherches majeures voire fondatrices en anthropologie sociale et culturelle, en

philosophie du langage comme en linguistique générale, en sociologie de l’école ou en

histoire de l’alphabétisation, en ethnographie de la parole mais aussi en histoire de l’art

et de l’esthétique.

3 Jack Goody, lui, se proposait d’approfondir ses premiers travaux et de « pousser plus

loin l’analyse des effets de l’écriture sur les “modes de pensée” (ou sur les processus

cognitifs) d’une part, sur les institutions sociales les plus importantes d’autre part »

(ibid. : 31-32). Une double interrogation sur l’écrit comme pouvoir de configuration

d’une culture et comme mode spécifique du cogito. Une nette rupture épistémologique

se dessine ainsi par rapport aux habituelles conceptions purement instrumentales ou

fonctionnelles du langage sous forme écrite ou sous forme orale. Il n’est plus question de

forme justement – mais de format de la pensée et de conformation spécifique du monde

sous régime scriptural. Sous wor(l)d, today…

4 Ce livre est composé de huit chapitres d’une trentaine de pages chacun1 dans lesquels

Jack Goody analyse avec acuité et alacrité un « immense domaine » dont il reconnaît

volontiers qu’il n’a pu aborder que « les marges » (ibid.). Les marges…, propos en partie

rhétorique et prudent, mais comme on sait aussi c’est dans les marges dans les

manuscrits médiévaux que se glissaient des lézards et c’est dans les marges des

brouillons d’hier et d’aujourd’hui que se dessinent parfois quelques lézardes qui

remettent en question le bel ordre anthropographique d’une culture.

Le code et le mode

5 Jack Goody avait d’abord commencé à aborder ces problématiques du statut sémiotique

spécifique de l’écrit et de ses effets propres dans l’histoire des sociétés et des individus

en compagnonnage avec un autre chercheur anglais, l’ami Ian Watt (Stanford

University) (Goody, Watt, 1963a)2 ; et quelques années plus tard, cette exploration se

poursuivait dans la direction magistrale d’un important ouvrage collectif

d’anthropologie linguistique sociale et comparée – Literacy in Traditional Societies (1968).

Jack Goody ne cessera dès lors d’approfondir sa réflexion et d’essayer d’en démontrer la

puissance heuristique intrinsèque comme la variété des champs d’application (Goody,

1986 ; 1987 ; 2000 ; 2007 ; 2010b).

6 La Raison graphique a sans doute fasciné par son style d’écriture à la fois savant et

plaisant – comme si le texte tutoyait l’intelligence de son lecteur – et plus

profondément par ses effets de dévoilement des modes et des mondes de l’homo

graphicus. À vrai dire, les hypothèses et analyses de Jack Goody ne nous arrivaient pas

dans un désert de réflexions sur le sujet, en particulier à propos du passage des cultures

orales aux cultures écrites, y compris en Europe occidentale3. Mais des formules comme

« technologie de l’intellect4 » ou « théorie du grand partage » ou encore « réduction

graphique de la parole » et « littératie restreinte/élargie » firent mouche, au risque

d’un usage demi-savant de ces notions. La force d’argumentation sinon de conviction

Questions de communication, 33 | 2018

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de Jack Goody tenait aussi au prestige de la collection, au prestige du signataire

(Professor of Social Anthropology – University of Cambridge) et non moins au dense

avant-propos (Goody, 1977a : 7-29) cosigné par deux jeunes et brillants anthropologues

bourdieusiens, Jean Bazin (tôt disparu) et Alban Bensa (Bensa, Bourmeau, 2017). On

arrachait se faisant la théorie de l’écrit aux seuls spécialistes traditionnels de l’écriture

(pédagogues, psychologues, linguistes) et aux sciences historiques.

7 Quels sont les points saillants de l’analyse goodienne si l’on part du principe général

que « l’écriture favorise des formes spéciales d’activité linguistique et développe

certaines manières de poser et de résoudre les problèmes : la liste, la formule et le

tableau jouent à cet égard un rôle décisif » (Goody, 1977a : 267) ? À l’évidence, toutes les

modalisations sémantiques ont ici leur importance (favoriser, développer, manières),

mais soulignons que pour Jack Goody écrire c’est spécifiquement inscrire une

information dans une espace graphique, offrir à la vue du langage spatialement

ordonné. Il devient clair que ces dispositifs scripturaux sont sui generis par rapport à

l’oral. En effet, quels seraient les correspondants oraux d’un index, d’un glossaire, d’un

schéma, d’une carte, d’un diagramme, d’une formule, etc. ? Il y a bien un savoir (une

saveur) propre à l’ordre graphique, une autonomie sémiotique et pratique significative.

Et, plus généralement, « même si l’on ne peut raisonnablement pas réduire un message

au moyen matériel de sa transmission », tout changement dans le système de

communication a « nécessairement d’importants effets sur les contenus transmis »

(ibid. : 46)5. Ainsi, mettre l’accent sur les dispositifs matériels de la communication c’est

nécessairement interroger leurs effets sur les modes de pensée, les modes de relations à

soi, aux autres, au monde. Et aussi, bien entendu, sur les rapports distanciés à la langue

et ses usages spécifiques. Loin de tout ethnocentrisme et/ou de tout relativisme

culturel.

8 Jack Goody entend bien situer ses analyses loin de tout scriptocentrisme occidental

(voir les définitions privatives des sociétés orales décrites comme sans écriture, des

populations exotiques perçues jadis comme analphabètes ou des sujets sociaux

contemporains réduits parfois au seul statut d’illettrés)6 comme, à l’inverse, d’un

nostalgique sinon populiste retournement des stigmates de la dévalorisation :

« Ces sociétés traditionnelles sont fondées sur des relations personnelles, sur desrapports concrets entre individus […]. Dans les sociétés de l’homme moderne […],les relations avec autrui ne sont plus que de façon occasionnelle et fragmentairefondées sur cette expérience globale, cette appréhension concrète d’un sujet par unautre. Elles résultent, pour une large part, de reconstructions indirectes, à traversdes documents écrits […]. Nous communiquons par toutes sortes d’intermédiairesqui élargissent sans doute immensément nos contacts, mais leur confèrent enmême temps un caractère d’inauthenticité » (Lévi-Strauss, 1973 : 425-426).

9 À propos de ces niveaux d’authenticité, rappelons ce que le célèbre anthropologue

ajoutait alors, non sans une pointe de provocation peu pensable aujourd’hui à la vérité :

« Nous n’entendons pas nous livrer au paradoxe, et définir de façon négative l’immense

révolution introduite par l’invention de l’écriture. Mais il est indispensable de se

rendre compte qu’elle a retiré à l’humanité quelque chose d’essentiel » (ibid. : 426-427).

10 Ainsi Jack Goody s’oppose-t-il par principe théorique à tout évolutionnisme historique

comme à tout romantisme culturel. Il rejette donc toute forme de relativisme culturel

qui au nom de l’indifférence de principe aux hiérarchies araserait les différences

inhérentes aux systèmes de communication :

Questions de communication, 33 | 2018

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« La variation des modes de communication est souvent aussi importante que cellesdes modes de production, car elle implique un développement tant des relationsentre individus que des possibilités de stockage, d’analyse et de création dansl’ordre du savoir […] : accroître le champ de l’activité critique, favoriser larationalité, l’attitude sceptique, la pensée logique » (Goody, 1977a : 86).

11 On voit que cette approche des praxis langagières – fortement teintée ici de

matérialisme historique marxiste comme gage probable d’analyse concrète d’une

donnée concrète7 – ne saurait se satisfaire d’un relativisme diffus ( ibid. : 106) qui

s’aveuglerait en fait sur ce que le langage sous forme écrite peut faire pratiquement à

l’exercice de la pensée. Ainsi,

« quand un énoncé est mis par écrit, il peut être examiné bien plus en détail, priscomme un tout ou décomposé en éléments, manipulé en tous sens, extrait ou nonde son contexte. […] il peut être soumis à un tout autre type d’analyse et de critiquequ’un énoncé purement verbal […]. Le discours n’est plus solidaire d’une personne ;mis sur papier, il devient plus abstrait, plus dépersonnalisé » (ibid. : 96-97).

12 L’écriture visualise le langage et de facto tend à objectiver le discours (vs immédiateté

de l’interaction interpersonnelle et du flux de la parole échangée viva voce), jusqu’aux

manipulations savantes ou plaisantes de symboles purement graphiques (cartographie,

algèbre, géométrie et autres logiques formelles, algorithmiques ou pas). Jack Goody

peut alors conclure de ce différentiel structurel et comme scalaire entre « écrit » et

« oral » que « les sociétés “traditionnelles” se distinguent non pas tant par le manque

de pensée réflexive que par le manque d’outils appropriés à cet exercice de rumination

constructive » (ibid. : 97).

L’ordre graphique

13 Cette mise au point épistémologique n’exclut pas l’examen attentif des procédures

propres à la raison graphique, cette technologie de l’intellect que je préférerais désigner

comme des technographies du langage. On se doute bien qu’il faudrait inscrire la culture

graphique dans une histoire longue (écriture en Babylonie, alphabet en Grèce ancienne,

imprimerie en Europe occidentale, écriture numérique mondialisée). Ce n’est pas le

propos principal de ce livre, à plus forte raison l’écrit électronique dont Jack Goody n’a

jamais vraiment essayé de penser la (trop sidérante ?) nouveauté.

14 La force heuristique et pédagogique de la démonstration repose concrètement sur

l’examen de quatre scénographies très communes de l’écrit : le tableau, la liste, la

formule, la recette. Prenons l’exemple du tableau à double entrée dont la forme

matricielle est constituée par l’entrecroisement orthogonal et régulier de colonnes

verticales isomorphes et de lignes horizontales équidistantes. En effet, la disposition à

la fois linéaire et tabulaire des données ne saurait avoir d’équivalent à l’oral. Ce

quadrillage des données langagières est une systématique et méthodique mise en ordre

graphique de l’intelligence du monde, une formalisation toujours plus poussée de sa

compréhension et de sa mémoire. On comprend que les Lumières et l’École aient voué

un culte particulier aux tables et aux tableaux, aux cahiers et aux fichiers, etc., quitte à

« figer un énoncé solidaire d’un contexte en un système immuable d’oppositions »

(ibid. : 139). Pierre Bourdieu – contre un certain structuralisme formel – retiendra la

leçon pour les sciences humaines et sociales8.

15 Soit encore la liste, liste selon l’ordre alphabétique de l’index par exemple (Vinson,

2006). Cette technique scripturale de sélection et de présentation des données ne serait

Questions de communication, 33 | 2018

291

avoir d’équivalent à l’oral. Elle permet une consultation à la fois rapide et critique des

contenus d’un ouvrage. Il suffirait de regarder de près l’index de La Raison graphique…

pour y lire comme à livre ouvert justement combien la structure sémantique de

l’espace graphique institue à la fois la liberté critique du lecteur (présence/absence des

items ; neutralité stricte de l’ordre alphabétique ; standardisation des références,

ordonnancement elliptique des entrées et sous-entrées, etc.) et combien son

infrastructure formelle manifeste en quelque façon le triomphe de la culture

graphique. Ici triomphent abréviations multiples et codées, signes diacritiques,

succession énumérative de renvois chiffrés, autorité de la ponctuation, économie des

tirets longs typographiques qui se substituent aux mots, voire tirets grammaticalisés

sur le modèle –s ou même mots sectionnés en bout de ligne selon les stricts impératifs

de la colonne (figure 1).

Figure 1. Jack Goody, 1979, La Raison graphique, p. 269

16 Ainsi dans l’un et l’autre cas (tableau, liste, mais aussi dictionnaire, catalogue,

calendrier, inventaire, organigramme, arborescence, diagramme, etc.), l’écriture est un

stockage raisonné et spécifique de l’information, et une configuration spatiale et comme

discontinuée de la langue. C’est cette forme d’abstraction et de mémorisation élective

qui contribue à singulariser le langage dans sa version écrite, à l’autonomiser toujours

plus du bariolage de la pensée sauvage… Il s’agit moins d’une simple habileté technique

ou mnémotechnique que d’une nouvelle aptitude cognitive générale (Goody, 1977a : 193)

qui engendre une conscience plus grande des « formes » de l’expression verbale et de la

« formalisation » cumulative des pratiques, notamment scientifiques (ibid. : 221).

17 C’est dans un ouvrage ultérieur – La Logique de l’écriture (1986) – que Jack Goody passera

en revue les complexes implications9 de l’apparition de l’écriture dans des domaines

aussi cruciaux que ceux du sacré (Parole de Dieu/Religions du Livre), de l’économie et

Questions de communication, 33 | 2018

292

de la culture (livres de comptes/contes), de l’organisation bureaucratique des États et

de l’administration des sociétés, du monde judiciaire enfin (pacte oral et Code civil).

Notre anthropologue clôturera son exploration en soulignant – depuis Platon et

Rousseau le thème est présent – l’hégémonie qu’exerce la civilisation de l’écriture. Une

hégémonie sociale et symbolique liée à la très inégale distribution de la maîtrise des

pouvoirs multiformes de l’écrit et des savoirs graphiques (Goody, 2000).

18 En somme, l’écrit ordonne et subordonne. Mais la raison graphique arraisonne aussi les

cultures orales. C’est le cas des modes de domination des oralités exotiques qui se sont

pliées bon gré mal gré à l’époque moderne à l’ordre alphabétique occidental ; c’est aussi

le cas des oralités paléolithiques qui ont été effacées par l’entrée dans l’Histoire des

civilisations antiques à écriture10. C’est le cas enfin et plus continûment de l’empire et de

l’emprise de l’écrit sur cette fameuse pensée sauvage. Qu’est-ce à dire ?

La pensée sauvage (et sa domestication)

19 À dire vrai, il arrive que dans la bonne ou mauvaise fortune des publications la

traduction ait sa part. Or, il se trouve que dans sa version originale le seul et unique

titre donné par Jack Goody à son livre est The Domestication of the Savage Mind11. Ce n’est

sans doute pas un hasard si la traduction française a relégué au second plan ce titre

original pour lui substituer avec le succès que l’on sait La Raison graphique (figure 2).

Figure 2. Couverture de l’édition française de La Raison graphique (Paris, Éd. de Minuit, 1979)

20 Ce nouveau titre satisfait certes notre pensée des Lumières12, mais il s’expose à associer

sur un mode univoque pratiques scripturales et rationalité. Alors que le titre princeps

résonne (raisonne ?) lui comme la sobre proclamation d’un processus culturel doublée

peut-être d’un implicite procès. Pour Jack Goody c’est bien un processus

Questions de communication, 33 | 2018

293

anthropologique complexe souvent conflictuel et à coup sûr jamais terminé qui lie

structurellement la domestication scripturale et sa mise à distance, temps de résistance

ou de rébellion plus ou moins ouverte face à l’écrit perçu comme l’institution de la

légitimité culturelle même, l’ensignement du ratio studiorum : « Nous étions à l’Étude

quand le Proviseur entra, suivi d’un nouveau habillé en bourgeois et d’un garçon de

classe qui portait un grand pupitre. Ceux qui dormaient se réveillèrent, et chacun se

leva comme surpris dans son travail » (Flaubert, 1857 : 3).

Figure 3. Couverture de l’édition anglaise de La Raison graphique : The Domestication of the SavageMind, Cambridge, Cambridge University Press, 1977

Questions de communication, 33 | 2018

294

Figure 4. Couverture de l’édition espagnole de La Raison graphique : La domesticación delpensamiento salvaje, Madrid, Éd. Akal, 2008

21 Nous sommes (de plus en plus précocement, continument et massivement) à l’Étude

même si – l’observation est capitale – plusieurs mondes de pensée (et modes de

communication) « se rencontrent non seulement dans une même société mais aussi

dans un même individu » (Goody, 1977a : 248). Là est le point nodal du propos original.

Gustave Flaubert l’avait décrit pour son temps avec une extrême acuité anthropoétique,

si je puis dire :

« C’était l’époque où le père Rouault [paysan normand] envoyait sa dinde, ensouvenir de sa jambe remise. Le cadeau arrivait toujours avec une lettre. Emmacoupa la corde qui la retenait au panier, et lut les lignes suivantes : “Mes chersenfants […].” Elle resta quelques minutes à tenir entre ses doigts ce gros papier. Les fautesd’orthographe s’y enlaçaient les unes aux autres, et Emma poursuivait la penséedouce qui caquetait tout au travers comme une poule à demi cachée dans une haied’épines. On avait séché l’écriture avec les cendres du foyer, car un peu de poussièregrise glissa de la lettre sur sa robe, et elle crut presque apercevoir son père secourbant vers l’âtre pour saisir les pincettes » (Flaubert, 1857 : 175-177 ; Privat,2014a et 2014b).

22 Mais revenons à l’anthropologie proprement dite. Si le titre donné par Jack Goody fait

référence à la pensée sauvage c’est sans doute et d’abord à la définition lévi-straussienne

(1962 : 263) canonique de la notion : « La pensée sauvage se définit à la fois par une

dévorante ambition symbolique, et telle que l’humanité n’en a plus jamais éprouvé de

semblable, et par une attention scrupuleuse entièrement tournée vers le concret ».

23 Mais, selon nous, c’est moins l’opposition de principe entre pensée analogique et

pensée analytique que les tensions historiques et ethnologiques entre pensée orale et

pensée écrite qui intéressent Jack Goody 13. Ainsi, quoiqu’il ne cesse de souligner la

conquête humaine décisive que représente l’accès à l’écriture (sa puissance de

Questions de communication, 33 | 2018

295

capitalisation d’un héritage de savoirs, sa vertu d’affranchissement critique, son

inventivité même et sa créativité propre), Jack Goody n’en souligne pas moins les

dangers d’une sorte de servitude volontaire à l’égard du fétichisme scribal. Un habitus

scriptural, aussi institué, objectivé et incorporé soit-il (Privat, 2006) ne saurait en effet

censurer durablement les expériences orales du monde, « une ample mélodie, tissée de

mille voix » si l’on est romantique (Rilke, 1898 : 25).

24 La pensée (à l’état) sauvage ou les pensées sauvages ? La pensée de nos mythes, de nos

croyances et de nos rites, de nos lapsus et de nos jeux, de nos rêves et peut-être de nos

« je » aussi, s’il est vrai que « nous sommes de l’étoffe dont les songes sont faits »…

(Shakespeare, 1611 : 297). Ce sont quelques-unes de ces hétérophonies constitutives et

plus ou moins manifestes que Michel de Certeau a analysées dans « nos sociétés

scripturaires » où s’imbriquent depuis longtemps oralité et écriture, culture de la

parole et écriture de la culture. Et dans cet univers scripturaire la page blanche est bien

ce lieu physique et symbolique « désensorcelé des ambiguïtés du monde […] et séparé

d’un cosmos où le sujet reste comme possédé par les voix du monde » (Certeau, 1980 :

231-235). Dès le XVIIIe siècle, la modernité c’est l’écriture. En contrepoint de la raison

officielle et savante, les oralités coutumières sont comme portées par « l’énergie de

l’expression »14, performent un engagement politique redouté ou informent le babil

existentiel envié de la langue et du corps (Certeau, 1975a et 1975b ; Abram, 1996). C’est

la voix de l’autre, sa déraison orale en quelque façon (Zumthor, 2008)15.

25 C’est ce retour du refoulé « sauvage », à tout le moins ce malaise dans la civilisation

écrite, que le professeur de Cambridge n’a eu de cesse d’éprouver et de signifier à sa

façon, à l’instar de Claude Lévi-Strauss en fait16… C’est ainsi qu’il s’intéressera toujours

à la littérature comme pensée sauvage dans/de la culture écrite occidentale (Goody,

2010a : 155-160 ; Privat, Scarpa, 2010) et que précocement Goody l’africaniste

interrogera de longues années durant la narrativité orale africaine – le fameux mythe

du Bagré des LoDagaa (Goody, Gandah, 1980 ; Goody, 2010b : 67-72) 17. En fait c’est

l’ethnographe en personne qui sera comme interrogé par ce radical dépaysement

culturel qu’introduisait dans son univers british cette oralité mythico-poïétique, sa

créativité, sa transmission, sa mémoire entre incorporalité de la mémoire et

instrumentalité du mémoire (Goody, 1977b : 29-52 ; Goody, 2004 ; Detienne, 1981 :

50-86)18. Cet intérêt pour l’ensauvagement symbolique se manifestera régulièrement, y

compris dans la perspective d’une forme de raisonnable modulation des pratiques

éducatives, entre cosmologies et cosmographies :

« Je vois maintenant mes enfants apprendre la botanique dans un livre et parvenir àconnaître la flore et les fleurs. Les fleurs sont des dessins sur des assiettes, desmotifs sur des tissus, au mieux des bouquets dans un vase. L’étude de la botaniquerepose sur des manuels qui représentent avec des schémas la structure d’une fleur[…]. La plus grande part de nos connaissances est médiatisée par les livres, lesrevues, les journaux […]. Il ne s’agit pas de retourner à la “sauvagerie” mais deréviser nos concessions à la civilisation du livre19 » (Goody, 1980 : 195-196).

26 Jack Goody expliquait ainsi volontiers combien l’expérience inverse d’univers sociaux

qui méconnaissent ou tiennent à distance l’écrit lui fut précieuse, tant vers la fin sa vie

auprès de ses méditerranéens amis ostréiculteurs de l’Étang de Thau (près Sète) dont la

socialité populaire goûtait assez peu les écritures (Goody, 2007) que pendant sa

jeunesse militaire, lorsqu’à la fin de la guerre il fut fait prisonnier mais put échapper et

trouver un refuge provisoire auprès des bergers analphabètes des Abruzzes… (Goody,

2004).

Questions de communication, 33 | 2018

296

27 Cette expérience de l’altérité relative du proche remit en cause la tranquille évidence

de son propre univers saturé d’écrit : comment diable ces gens (ces diables de gens ?)

« sans papier ni crayon » perçoivent-ils/vivent-ils le monde ? Et dans La Raison

graphique cette raison pratique orale est directement évoquée et valorisée quand Jack

Goody s’amuse (chap. 7) à citer des expériences personnelles de scription et de

prescription (le menu et la liste pour le dîner des Fellows du St John’s College) ou au

contraire à décrire avec gourmandise le bouche à oreille dans la transmission de la

cuisine paysanne française en milieu rural, cuisine maison plus débrouillarde et

subjective que l’assujettissement à des recettes calibrées et uniformisées par un

« savoir livresque » synonyme de « restriction de la spontanéité » (Goody, 1977a :

222-244 et 2003 : 4-12). On le sait, ce rousseauisme est le partage de très grands noms de

l’élite intellectuelle européenne, du très prometteur sociologue qui depuis les

tranchées de la guerre de 14 écrit à sa chère épouse Alice combien il est fasciné par la

vivacité, l’adresse et l’intelligence du geste artisanal de « ses » poilus de Mayenne et

combien il souhaiterait que leurs petits échappent à « l’hypertrophie de l’intelligence

abstraite » (Hertz, 2002 : 92) et ne restent point « prisonniers de la tradition citadine,

livresque et bourgeoise » (ibid. : 68)20 jusqu’à la rébellion graphique et créatrice de

l’artiste qui clame que lui aussi lui vint l’envie de « participer au monde par des lignes

[…], une ligne plutôt que des lignes […], une seule que sans relâcher le crayon de dessus

le papier je laisse courir » (Michaux, 1972 : 11).

La domestication de/par la pensée écrite

28 Mais on voit bien que s’inscrire dans cette problématique relationnelle (et non

substantielle – au sens d’un grand partage entre « eux » et « nous ») c’est plus

généralement pouvoir inverser les termes du débat et réfléchir à une double

dynamique : la domestication par la pensée écrite et de la pensée écrite.

La domestication par la pensée écrite

29 La domestication par la pensée écrite peut s’entendre de plusieurs façons, du plus

tragique au plus culturel. La tragique déraison graphique c’est par exemple l’usage

totalitaire et sauvage que les régimes fascistes peuvent faire de la bureaucratie. On

songe aux travaux historiques de Raul Hilberg (1961) sur les structures de la destruction

des Juifs d’Europe et « la méticuleuse conscience bureaucratique » des appareils de

l’État nazi, « vaste machine administrative » et scripturale dressée à la discipline

militaire et assignée à la froide comptabilité des hommes et des biens (ibid. : 100-113).

Primo Levi (1947 : 27 et 53) décrira de l’intérieur la « folie géométrique » des camps et

leur « funèbre sciences des numéros […] gravés sous la peau en signes bleuâtres ».

30 Cette domestication se comprend aussi – autre exemple, sans commune mesure –

comme l’initiation à l’ordre alphabétique et plus encore à une perception lexicographique

du langage. Le dictionnaire – ce monument graphique et langagier – serait l’exemple

paradigmatique à la fois d’une stricte mise en liste et en colonnes des mots d’une

langue. Toutefois, cette formalisation qui conduit à hiérarchiser visuellement les

acceptions lexicales ne s’opère qu’au prix d’arbitraires cognitifs que la structuration de

la notice manifeste. Soit l’item « sabot ». Le premier type d’arbitraire qui fait violence à

la langue vivante est du côté du lexicographe qui se doit d’organiser

Questions de communication, 33 | 2018

297

typographiquement les différents sens du terme. Il arrive ainsi très régulièrement que

sabot/chaussure soit placé en tête et – pour simplifier – que celui de sabot/cheval

vienne ensuite. Qui ne sait pourtant que depuis longtemps les chevaux ont des sabots…

– et qu’en discours oral ordinaire nul ne se préoccupe de préséance historique ou

d’antécédence logique ? Mais si l’écriture structure la morphologie de la notice, elle

induit non moins sa lecture. Cet anthropocentrisme lexicologique très fréquent se

double en effet d’un second arbitraire, plus culturel et plus troublant. Le paradoxe veut

qu’entrer en lexicologie ce soit inévitablement entrer en cosmologie(s)… Ce tangage

dans le langage, cet ensauvagement subliminal est d’abord, tout bonnement, dans la

cartographie lexicale du mot. L’approche synoptique des usages établit de facto un halo

de continuité sémantique entre sabot de paysan, sabot de cheval et sabot d’enrayage. C’est

ainsi que le dictionnaire facilite sinon active la rêverie linguistique… L’autre point qui

sollicite l’imaginaire langagier réside dans les gloses grammaticales elles-mêmes

(expression familière, au figuré, par analogie) et dans les métonymies qui « ensauvagent »

la langue et surdéterminent son imagerie sociale. Ainsi, là où manque la finesse et où

les intentions sont cousues de fil blanc, « on entend venir le bonhomme avec ses gros

sabots » ; et tel qui arrive pour la première fois à la ville « symbolise » bon gré mal gré

« le peuple, une origine simple, pauvre, modeste21 ». Autrement dit, avec la langue on

n’a jamais les deux pieds dans le même sabot…

La domestication de la pensée écrite

31 La domestication de la pensée écrite cette fois et de ses innombrables artefacts c’est

l’acculturation obligée et continuée à la graphosphère (lire-écrire-compter vs… dire-

rire-chanter), à ses rationalités disciplinaires (géographie, ethnographie, chorégraphie,

autobiographie, etc.) et formelles (Coquery, Menant, Weber, 2006). C’est le travail

d’apprivoisement du monde et de nous-même(s) par l’objectivation graphique. C’est

dans le même temps l’obéissance plus ou moins docile ou inventive aux normes

scripturales habituelles, et désormais aux infinies possibilités du rigoureusement

nommé traitement de texte.

32 Mais c’est aussi inversement la ludique ou festive déliaison graphique que recherchent

les vacanciers. Cette quête d’une aura d’oralité vacancière serait comme un symptôme

de la lassitude scripturale de l’homo scribens contemporain qui se donne périodiquement

vacance d’écrit. Et il n’est peut-être pas indifférent que ce retournement de la

domestication et ce déni de l’agenda se manifestent par des rêves d’horizons

ultramarins vierges (d’écrits) ou se concrétisent par des désirs d’affiliation à des

sociabilités parleuses et à des imaginaires d’expériences d’ensauvagement par corps,

fussent-elles des injonctions de l’imagerie publicitaire. Pour les moins fortunés des

vacanciers, ce sera sur leur fond d’écran…

33 La domestication de la pensée écrite c’est encore, plus officiellement, la signature, geste

graphématique et sémiotique qui signifie l’accès à une identité scripturale maitrisée

(Fraenkel, 1998). La signature c’est en effet notre griffe personnelle (grafein c’est griffer,

dessiner, écrire), une performance graphique singulière, mémoire incorporée du geste

vif et miroir idiolectal d’une subjectivité scripturale légale. La signature comme

emblème en quelque façon de cette dialectique de la pulsion/impulsion somatique

contenue et de l’expressivité sémiotique ritualisée – le jeune enfant scolarisé en

assomption d’une signature propre en sait quelque chose.

Questions de communication, 33 | 2018

298

34 Cette belligérance interne à la raison graphique – cette coalescence du sensible et de

l’intelligible pour faire écho à la praxis sauvage selon Claude Lévi-Strauss – c’est enfin

l’art (et l’émotion graphique) qui peut la manifester sous nos yeux22. C’est Christian

Dotremont (2004 : 107) – « agile à courir la langue, le pinceau dansant à la crête du

papier » – qui invente ses logogrammes, « manuscrits de premier jet, sans souci

d’alignement, de distribution grammaticale, de proportions, de régularité ordinaire, les

lettres s’agglomérant, se distendant, sans souci de lisibilité […]. Après coup le texte est

récrit, en très petites lettres lisibles, près du logogramme » (ibid. : 109). Ainsi l’écrit peint

ure de l’artiste ensauvage l’immense papeterie avec quelques signes noirs, ouverts à

l’insu voire à l’inconscient : « J’écris pour voir » dit-il (ibid. : 112, 117). Voir ce que

l’écriture courante dérobe ordinairement à son scripteur comme à son lecteur, le signe

plastique du signifiant graphique, cette exaltation de la lettre/mot en ses formes

conformes, informes, difformes (voir aussi Christin, 2000 et 2001). Ce pourrait être tout

aussi bien l’homme abécédé de James Joyce (1939 : 19 et 923-924), du début à la fin :

« erre-revie, pass’Evant notre Adame, d’erre rive en rêvière […]. Mes feuilles se sontdispersées. Toutes. Mais il en est une encore qui s’accroche à moi. Je la porterai surmoi. Pour me rappeler les. Lff ! Il est si doux notre matin […]. Hâte-toi,enmemémore-moi. […] Au large vire ettiens-bon lof pour lof la barque au l’onde del’… »

La culture écrite… écrit

35 Il serait toutefois particulièrement déraisonnable de penser que La Raison graphique

reste hors de toute critique. Et d’abord par son auteur même. En effet, Jack Goody est

revenu très régulièrement sur ses analyses, soit pour les documenter et les tester sur

d’autres terrains (Goody, 1987)23, soit pour les replacer dans des perspectives

comparatistes moins européo-centrées. C’est ainsi que dans la grande tradition de

l’anthropologie britannique, Goody l’historien européaniste et Goody l’ethnographe

africaniste et indianiste n’a cessé de réévaluer le primat de l’alphabet sur d’autres

systèmes d’écriture et de tempérer l’helléno-centrisme culturel des premières études

(Goody, 1977a : 141-157 ; 1987 : 71-132)24. On peut se faire une bonne idée synthétique

de ces autocritiques et répliques aux contradicteurs en se reportant directement à

« Objections et réfutations » (Goody, 2000 : 17-49) et à l’entretien accordé à la revue

Pratiques voici quelques années (2006 : 69-75).

36 C’est sans doute la déconstruction de la notion de grand partage (les artistes de

Lascaux… vs les alphabétisés) si douteuse sur le plan épistémologique (les mentalités ?)

et si périlleuse sur le plan anthropologique (les primitifs ?) qui semble ne pas être

clairement argumentée et tenue jusqu’à son terme (Olson, Torrance, 1991 ; Olson,

2006b). Il suffit de se reporter à l’index de… La Raison graphique pour constater que Jack

Goody revient à plusieurs reprises – comme un problème mal réglé précisément – sur

ce thème, et ce dans trois chapitres différents, le dernier étant entièrement dédié à un

« Retour au grand partage » (la formulation anglaise est moins ambiguë – « The Grand

Dichotomy reconsidered »). Les dernières phrases de son ouvrage – relativement

composite en fait25 – sont cependant explicites sinon définitives :

« L’écriture n’est pas un simple enregistrement phonographique de la parole […].Dans des conditions sociales et technologiques qui peuvent varier, l’écriturefavorise des formes spéciales d’activité linguistique et développe certainesmanières de poser et de résoudre les problèmes : la liste, la formule et le tableau

Questions de communication, 33 | 2018

299

jouent à cet égard un rôle décisif. Si l’on accepte de parler d’une “pensée sauvage”,voilà ce que furent les instruments de sa domestication » (Goody, 1977a : 267).

37 Jack Goody revendique ainsi le principe d’une « approche socio-historique concrète »

(Goody, 2010 : 76), fût-elle toujours à préciser, moduler, diversifier, réinterroger en

évitant de confondre – par ethnocentrisme scriptural – performance cognitive

différenciée et logique culturelle propre ou tout simplement richesse humaine : « Je

constate des différences entre les sociétés sans écriture et celles qui en sont dotées, y

compris des différences dans leurs formes orales […]. Il est difficile de comprendre

comment une histoire de la culture humaine serait possible sans prendre en compte ces

changements dans les modes de communication » (ibid. : 80).

38 La valeur scientifique d’une thèse c’est le changement de paradigme scientifique qu’elle

dessine et plus encore sa vertu heuristique en ScriptOralie. La fortune d’une pensée

oscille ainsi entre vulgarisation et nouveaux programmes de recherche.

39 La vulgate d’abord. La réception distraite ou la vulgarisation sommaire de La Raison

pratique, spécialement dans l’univers des institutions scolaires et éducatives, ont cru

trouver un bénéfice commode à considérer comme synonyme oral (code linguistique)26

et oralité (univers social et symbolique) ou encore à tenir pour équivalent literacy (mode

de structuration écrite d’une société) et alphabétisation (savoir lire et écrire). Ce sont des

abus de langage, qui brouillent la compréhension des phénomènes en question27. Et ce,

malgré le travail de continuateurs de la pensée goodienne (Ong, 1982 et 2002 ; Olson,

1994 et 2006a).

40 La poursuite du dialogue critique et de la controverse scientifique ensuite. En fait, on

s’en doute, le livre de Jack Goody s’inscrivait dans une mouvance de recherche – teintée

de goodisme parfois – sur les usages historiques et sociaux de la diffusion progressive de

l’écrit, en particulier ses effets politiques dans la Cité et ses potentialités

anthropologiques pour le sujet moderne, bon gré mal gré :

« La culture orale est publique, collective ; la culture écrite est secrète etpersonnelle. C’est dans ce grand silence que l’individu s’aménage une sphère privéeet libre. La culture écrite organise, au profit de qui en maitrise l’économie, unrapport nouveau au temps et à l’espace […].L’écrit attache l’individu à un ensemble humain plus vaste que le groupe avec lequelil partage la tradition orale de la communauté. Le face-à-face de la parole échangéesuppose le voisinage proche, alors que le texte écrit multiplie, uniformisel’information pour un monde individualisé et physiquement dispersé […]. Lediscours n’est plus lié aux occasions empiriques qui le font naître : il est abstrait,général, cumulatif […].Ce qui garantit les rapports interindividuels n’est plus la parole immémoriale desanciens, gardienne d’une jurisprudence locale, mais la double autorité du marché etde l’État, scellée par l’écriture, incarnée par le contrat et par la loi » (Furet, Ozouf,1977 : 358-360).

41 Mais, quels que soient les enseignements que l’on puisse tirer d’un regard éloigné sur

l’acculturation scripturale, c’est la tentation de généraliser les retentissements

cognitifs et sociaux de la culture écrite sur les sociétés et les individus qui a

logiquement suscité des réserves, en tout premier lieu parmi les ethnographes de la

communication. Ainsi la modélisation a priori des dissonances entre habitus oral et

habitus écrit a-t-elle été contestée – par certains (Maxwell, 1983 ; Seydou, 1989 ; Mbodj,

2004 ; Halverson, 1992) qui y entendent une thèse oraliste (le cri de la raison orale en

quelque façon), par d’autres (Street, 1984) qui y lisent une thèse littérariste (l’écrit

comme horizon indépassable). Puis avec les New Literacy Studies sont venues des

Questions de communication, 33 | 2018

300

enquêtes de terrain qui ont privilégié une approche résolument contextualisée des

usages de l’écrit. Il est alors question de discriminer les effets de l’alphabétisation de

ceux de la scolarisation, de distinguer différents types de littératies (vernaculaires vs

nationales, ordinaires vs disciplinaires ou professionnelles) ou encore d’observer in situ

le travail de « médiateurs de littératie » insérés dans des échanges oraux et des jeux de

pouvoirs locaux (Fraenkel, Mbodj, 2010).

42 Au-delà de cette indispensable ethnographie des événements langagiers, y compris les

plus quotidiens (Fabre, 1993 et 1997), prolonger un questionnement ou diverger d’une

problématique c’est en tester les principes sur des corpus nouveaux. Ainsi la raison

numérique fait-elle de plus en plus l’objet d’investigations pour prendre la mesure des

mutations que le passage du manuscrit à l’imprimé puis de l’imprimé à l’écran modifie

ou accentue voire exacerbe dans les protocoles des manipulations textuelles (Longhi,

2017). Jack Goody aurait pu y vérifier la richesse exponentielle des potentialités

scripturales (Christin, 2011) et particulièrement le rôle des formats et des fichiers, des

lignes et des colonnes, des liens et des hiérarchies, des stratégies et des hégémonies (le

bricoleur et/ou l’ingénieur). En somme, le règne peu contesté d’Excel et de PowerPoint.

Et observer toujours mieux les incessantes hybridations des e-oralités et des e-

scripturalités, elles-mêmes mixées avec d’autres intermédialités. Et interroger du point

de vue d’une anthropologie du symbolique pourquoi toute cette hyper-formalisation

numérique et spatiale des données se combine avec un imaginaire lexical du corps

(culture digitale, écran tactile, navigation, liens, mémoire vive, souris) et un

irrépressible désir de coprésence (imaginaire de la communauté numérique, de l’hyper-

interactivité et de la socialité réticulaire des forums ou plus prosaïquement être

connecté.e et ami.e – forcément ami.e, actualiser sa photo sur sa page face-book, jouer

des émoticônes, smileys et autres frimousses, rester en ligne, liker, préférer le live,

chatter, goûter une écriture augmentée, etc.).

43 On peut regretter aussi que Jack Goody se soit si peu intéressé à la culture scolaire et

aux problèmes des apprentissages langagiers dans le monde contemporain. L’entrée

dans l’univers de l’écrit désigne-t-elle un autre processus qu’une domestication de la

pensée sauvage des enfants, ce fugace âge d’oralité et de corp/oralité ?

« Que veux-tu que je te lise, mon chéri ? Les Fées ? […]. Cette histoire m’étaitfamilière : ma mère me la racontait souvent, quand elle me débarbouillait, ens’interrompant pour me frictionner à l’eau de Cologne, pour ramasser, sous labaignoire, le savon qui lui avait glissé des mains et j’écoutais distraitement le récittrop connu […]. Je me plaisais à ses phrases inachevées, à ses mots toujours enretard, à sa brusque assurance vivement défaite et qui se tournait en déroute pourdisparaître dans un effilochement mélodieux […]. L’histoire ça venait par-dessus lemarché […]. Anne-Marie [la mère] me fit asseoir en face d’elle, sur ma petite chaise ;elle se pencha, baissa les paupières […]. Elle s’était absentée. De ce visage de pierresortit une voix de plâtre […]. Au bout d’un instant j’avais compris : c’était le livrequi parlait. Des phrases en sortaient qui me faisaient peur : c’étaient de vrais mille-pattes, elles grouillaient de syllabes et de lettres […]. Quand elle cessa de lire, je luirepris vivement les livres et les emportai sous mon bras sans dire merci » (Sartre,1964 : 40-41).

44 La sauvagerie n’est pas toujours où l’on croit… Il y a de fait pour les didacticiens de

l’écrit un champ très vaste qui commence à être travaillé en profondeur du point de

vue de la raison graphique (Reuter, 2006 ; Lahire, 2008), mais des pans entiers seraient

encore à explorer, notamment pour décrire les imbrications contemporaines des

mondes oraux et écrits, en particulier chez les jeunes (Joigneaux, 2013). Signalons

Questions de communication, 33 | 2018

301

cependant ici l’existence de travaux originaux qui s’aventurent dans l’observation de la

matérialité des pratiques pédagogiques et qui, entre oralité et littératie (Blanc, 1997 ;

Laparra, 2006 ; Delaborde, 2010 ; Laparra, Margolinas, 2016), focalisent la recherche sur

le rôle des corps et de la parole dans la domestication des univers de la numération.

Plus largement encore s’ouvrent les territoires sans limite des littératies numériques

(Guichard, 2012) ou multimodales (Jewitt, Kress, 2003), l’articulation complexe des trois

écritures (Herrenschmidt, 2007), l’univers du compter/mesurer (Coquery, Menant,

Weber, 2006), le rituel de l’ABC des démonstrations mathématiques (Dhombres, 2016)

ou encore – asservitude volontaire ? – la démiurgie administrative : « […] Pour le RIB il

me faut une version scannée pour la joindre au service qui va vous créer. Pouvez-vous

le télécharger et me l’envoyer par e-mail ? » [message « personnel » reçu ce jour].

45 Enfin, dans des perspectives souvent post-goodiennes, des chercheurs considèrent de

plus en plus qu’au-delà du visible language cher à Jack Goody, la littératie est elle aussi

constituée comme toute praxis sociale d’un système d’instances (lieux, objets,

institutions, valeurs, pratiques, langages, etc.)28 qui tend à instituer de véritables

habitus intériorisés (Bourdieu, 1967 ; Privat, 2006) qui structurent le monde et le sujet

en profondeur : « Nous sommes dans l’écriture et l’écriture est en nous, il n’y a pas de

grand partage qui séparerait deux mondes […]. L’écriture […] n’est pas une compétence

extérieure, un savoir-faire facultatif, une injonction discontinue […]. Aucun espace ne

lui est étranger » (Fabre, 1997 : 5).

46 Aucun espace ne lui est étranger, pas plus l’espace des expériences bio/graphiques

personnelles (la mémoire graphique d’un arbre généalogique et l’affiliation objectivée

au passé) que l’espace académique des disciplines (la carte n’est pas le territoire),

comme Claude Lévi-Strauss (1962 : 345) lui-même le signifiait – schéma à l’appui… – à

propos de la connaissance historique qui « opère au moyen d’une matrice

rectangulaire :

« …………………….…………………….…………………….…………………….…………………….…………………….…………………….…………………….…………………….…………………….…………………….…………………….où chaque ligne représente des classes de dates […] annuelles, séculaires,millénaires, etc. qui forment à elles seules tout un ensemble discontinu. Dans unsystème de ce type, la prétendue continuité historique n’est assurée qu’au moyende tracés frauduleux ».

47 Aucun espace ne lui est étranger, pas plus le transfert des schèmes formels de l’écriture

(linéarité, parallélisme, équidistance, orthogonalité, tabularité, hiérarchisation, etc.)

qui tendent à informer notre monde concret comme frappé d’alignement – « la

civilisation du rectangle » selon la formule de Roland Barthes (2002 : 158 ; Harris,

1993 : 223-242 ; Privat, 2000) – et, hégémonie suprême, l’écrit lui-même comme lieu

d’ensauvagement imaginaire, du grimoire manuscrit à la magie du livre imprimé et à la

mythique ubiquité instantanée des e-scriptures « tous à tous » ou des cryptiques

formules d’engendrement dans la fenêtre de la pensée écranique d’un monde

désormais alphanumérique :

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7]> <style type="text/css" media="print"> body{font-size: 12px ;}

#main_content, #tabArticle{ width: 600px ; margin:0; border :

none ; display: block ; line-height: 1.2; padding-left:

10px} .media{font-size: 12px ;} </style> <![endif]

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302

Et voici des pensées, c’est pour la pensée

48 Toute raison graphique articule ainsi une habileté cognitive, une technique du corps, une

affiliation socio-symbolique. Jack Goody n’est bien sûr pas le seul à souligner et même à

surligner combien cet artefact est constitutif de notre culture, la plus quotidienne

comme la plus intime : « Nous vivons dans la civilisation du livre, du livre lu, du livre

écrit, de l’écriture et de la lecture. Notre pensée est constamment, à quelque niveau que

ce soit, informée d’écriture » (Benveniste, 2012 : 91).

49 Mais ce qui est saillant sous la plume de Jack Goody, et tout particulièrement dans cet

ouvrage-ci, c’est l’accent mis sur les tensions structurelles qui nouent peu ou prou

pensée « sauvage » et pensée « écrite ». L’historien de l’alphabétisation moderne le

disait naguère, sans ambages et peut-être avec clairvoyance :

« Le type de rationalité qu’introduit dans les esprits l’apprentissage scolaire nedéfinit pas la civilisation contemporaine dans ses profondeurs […]. Il se peut eneffet que ce type de rationalité, et le modèle de comportement social qu’ilrecommande, s’ajuste assez mal à la socialisation traditionnelle de l’individu […]dans des institutions beaucoup plus anciennes que l’école, comme la famille, legroupe villageois, la communauté de loisir ou de travail […]. L’histoire est ainsi faiteà l’intérieur des individus comme à l’intérieur des sociétés d’une superposition decomportements qui correspondent à des niveaux d’acculturation […]. Le mondedécouvre aujourd’hui des modes d’apprentissage et de communication quiretrouvent, sinon la vertu d’échange, du moins l’homogénéité, le caractère collectifde la culture orale » (Furet, Ozouf, 1977 : 11-12).

50 Il y aurait ainsi comme une exigence de vigilance épistémologique, politique et

éducative à tenir compte de ces interférences. Et pour ce faire, il me semble que pour

qui voudrait s’initier plus avant il pourrait être de bonne méthode de suivre le

cheminement réflexif, probe et subtil, d’un philosophe d’aujourd’hui qui commente

longuement sur son blog sa découverte de Oralité et écriture de Walter Ong (enfin traduit

en français). On pourra y réfléchir avec Pierre Macherey (2014) aux modes historiques

de coexistence des cosmologies écrites et orales, et aux diverses négociations

symboliques et pratiques entre ces deux polarités communicationnelles29 :

« Si l’invention de la technologie nouvelle de l’écriture a restructuré de fond encomble le fonctionnement de la pensée, elle n’a pas pour autant fait disparaître lerégime antérieur de l’oralité primaire qui, même si elle a été marginalisée, n’a paspour autant cessé d’exister, ne serait-ce qu’au titre d’un bruit de fond […]. Notreprésent culturel est toujours marqué par une oralité latente qui, ayant été refoulée,peut à tout moment remonter à la surface, en se composant avec les modes defiguration installés par les mécanismes de l’écriture ».

51 Enfin, pourquoi ne pas s’aventurer le temps d’un ensauvagement fictionnel avec nous-

même dans un polar ethnologique qui met en scène dans le bush australien un brave

sergent de police – Marshall – et l’inspecteur Bony partis sur les traces d’un criminel.

L’inspecteur est un métis en qui cohabite culture aborigène native et culture blanche

acquise. Or, c’est très exactement la coopération ou mieux la coalescence de la science

traditionnelle du concret et de la logique linéaire de la modernité qui fait de Bony un

extraordinaire observateur et raisonneur d’indices (et du récit d’Arthur Upfield une

plaisante initiation à une emblématique « broussologie »)30 :

« Pour un œil non averti, l’ensemble du tableau qui s’offre aujourd’hui à nous neprésente aucune ligne droite, sauf celles qui ont été faites par l’homme : cabane,

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plates-formes des réservoirs, moulins et rangées d’abreuvoirs […]. – Regardez le soljuste à gauche de l’allumette. Que voyez-vous ? – Rien, le sol est lisse. – Moi, je voisdes lignes droites juste à gauche de l’allumette, et aussi derrière […]. Bonys’accroupit et le sergent se baissa près de lui. Avec la pointe de l’allumette, Bonyindiqua des lignes si fines que même alors, Marshall eut du mal à les suivre […]. Iln’y a pas de lignes droites dans la nature, répéta Bony. C’est pourquoi je peuxaffirmer que ces traces ont été laissées par un homme […], qui n’a pu s’empêcher detracer des lignes droites avec son fléau. Attendez que je déchiffre ce nouveaupassage du Livre de la Brousse […]. Un homme est parti à reculons, effaçantsoigneusement ses traces avec des morceaux de toile à sac attachés au bout de sonbâton » (Upfield, 1945 : 83).

52 Le lecteur broussologue comprendra plus tard que le traceur n’est autre qu’un certain

Jason, troublant fonctionnaire de justice :

« Le juge de paix monta sur l’estrade […]. Il arrangea la pile de papier ministre, à sagauche, en préleva une feuille qu’il mit sur le sous-main, devant lui, essuya un stylo,le reposa, puis s’appuya au dossier de son fauteuil pour dévisager l’assistance […]. Ilsemble que le décédé ait été étranglé avec une bande de toile à sac – De toile à sac,répéta tout haut M. Jason dont la voix avait perdu toute sa plénitude […]. Lericanement du martin-pêcheur aurait été le bienvenu dans le silence de mort quis’abattit sur le tribunal. Le stylo furieux de M. Jason ne semblait pas faire plus debruit qu’un serpent qui siffle au fond d’un puits […]. Personne ne bougea dans lasalle, hormis M. Jason qui, avec une gravité délibérée, rassembla ses papiers et lesrangea dans un attaché-case » (ibid. : 121-125).

53 Toute ressemblance avec notre brousse cognitive et civilisationnelle ne saurait être

purement fortuite ou imaginaire…

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https://www.persee.fr/doc/hom_0439-4216_1989_num110_369114.

Shakespeare W., 1603, Hamlet, présentation et traduction de François Maguin, Paris, GF-

Flammarion, 1995.

Shakespeare W., 1611, La Tempête, trad. de l’anglais par Y. Bonnefoy, Paris, Gallimard, 1997.

Street B., 1984, Literacy in Theory and Practice, Cambridge, Cambridge University Press.

Upfield A., 1945, Mort d’un trimardeur, trad. de l’anglais par M. Valencia, Paris, Éd. 10/18, 1993.

Vinson M.-C., 2006, « L’index, une technologie de l’intellect », Pratiques, 131-132, pp. 199-216.

Waquet F., 2003, « La raison orale », pp. 359-396, in : Waquet F., Parler comme un livre. L’oralité et le

savoir (XVIe-XXe siècle), Paris, A. Michel.

Zumthor P., 2008, « Oralité », Intermédialités. Histoire et théorie des arts, des lettres et des techniques,

12, pp. 169-202. Accès : https://www.erudit.org/fr/revues/im/2008-n12-im3626/039239ar.pdf.

NOTES

1. Les huit chapitres s’intitulent : « Évolution et communication » ; « Des intellectuels dans les

sociétés sans écriture » ; « Écriture, esprit critique et progrès de la connaissance » ; « Écriture et

classification ou l’art de jouer sur les tableaux » ; « Que contient une liste ? » ; « Selon la

formule » ; « Recette, prescription, expérimentation » ; « Retour au grand partage ».

Questions de communication, 33 | 2018

308

2. « The Consequences of Literacy », texte fondateur à propos de quelques effets majeurs de la

culture littératienne est disponible en traduction française dans Pratiques (Goody, Watt, 1963b).

3. La même année, pour exemple, Elizabeth L. Eisenstein (Michigan University) publiait The

Printing Press as an agent of change. Communication and cultural transformation in early modern Europe.

Pour une très intéressante présentation/montage de ce livre, voir Revel, 1982.4. L’introduction rédigée par Jack Goody (1968 : 1-26) à Literacy in Traditional Societies, s’intitulait

déjà « The Technology of the intellect ».

5. On songe bien sûr à la fameuse formule de Marshall McLuhan (1964 : 25-40) – quoique non cité

expressément par J. Goody ici – « Le message, c’est le médium ».

6. À l’École pratique des hautes études, Claude Lévi-Strauss occupa à partir de 1951 une chaire

créée en 1888 sous l’intitulé « Religions des peuples non civilisés », chaire qu’il rebaptisa

« Religions comparées des peuples sans écriture » dès1954, argumentant avec pertinence (mais

non sans une surprenante inconséquence, pour nous aujourd’hui, en tout cas) « qu’on ne doit pas

définir une culture quelconque par ce qu’on lui refuse, mais plutôt par ce qu’on lui reconnaît de

propre à justifier l’attention qu’on lui prête » (Lévi-Strauss, 1973 : 78).

7. J. Goody (ibid. : 100) marxise volontiers à l’occasion : « On ne peut pas vraiment séparer […] les

moyens de communication des rapports de communication, qui pris ensemble constituent le

mode de communication ».

8. Pierre Bourdieu (1980 : 37) souligne que « c’est le mérite de Jack Goody d’avoir rappelé que les

différentes formations sociales sont séparées par des différences considérables du point de vue

des techniques d’objectivation (à commencer par l’écriture et tout ce qui rend possible “la raison

graphique”, donc des conditions génériques d’accès à la logique qui s’arme de ces techniques ».

Sur un plan plus épistémologique P. Bourdieu (ibid. : 24) avoue qu’il a été très long à

« comprendre que l’on ne peut saisir la logique de la pratique que par des constructions qui la

détruisent en tant que telle aussi longtemps que l’on ne s’est pas interrogé sur ce que sont, ou

mieux, ce que font les instruments de l’objectivation, généalogies, schémas, cartes, plans […], à

quoi j’ai ajouté depuis, grâce aux travaux de Jack Goody, la simple transcription écrite ».

9. Implications est un mot que J. Goody finira par préférer à conséquences – qui induit des

représentations trop mécaniques et presque univoques.

10. Nos catégories courantes et représentations communes établissent comme on sait une

coupure significative entre la pré/histoire (avant l’écriture) et l’histoire (avec l’écriture).

11. L’auteur fait évidemment allusion à C. Lévi-Strauss (1962), La Pensée sauvage, contribution

majeure pour l’anthropologie culturelle contemporaine (trad. en anglais en 1966). La

monographie de J. Goody est elle aussi régulièrement réimprimée et les traductions dans d’autres

langues – sous le titre d’origine – sont nombreuses, en espagnol, italien, allemand, japonais,

portugais, plus récemment en turc (voir illustrations 3 et 4).

12. Dans leur avant-propos les traducteurs s’abstiennent de citer l’ouvrage de C. Lévi-Strauss

auquel J. Goody fait pourtant littéralement allusion. Toutefois, hommage paradoxal au

mythologue, nous ferions volontiers l’hypothèse que l’expression raison graphique condense

comme dans la pensée mythique (et les imaginaires idéologiques de l’époque) deux schèmes dont

le compagnonnage est ordinairement perçu comme contradictoires, la rationalité du pur intellect

(ou des intellectuels) et la matérialité du beau geste technique (ou des manuels qualifiés)… Ce

mythème de l’artisanat scriptural en son prestige intellectuel a son histoire sans doute – à faire :

« L’écriture, à sa façon, emmanche la pensée. Elle l’appréhende. Elle la prend en main. La pensée

qui, sans elle, passerait sur la tête des hommes comme une nuée chassée par le vent »… (Febvre,

1935 : 18.02-6).

13. Selon J. Goody (1977a : 35-60), l’anthropologie pratiquée par C. Lévi-Strauss est sourde à

l’oralité de ses propres sources et ce faisant s’aveugle nécessairement sur les processus de

domestication et en l’occurrence de distorsion cognitive et de biais culturel induits par sa pensée

graphique.

Questions de communication, 33 | 2018

309

14. Ces formules sont ambivalentes et peuvent même chez quelques penseurs importants

instruire le procès en usurpation de l’écrit : « L’écriture, qui semble devoir fixer la langue, est

précisément ce qui l’altère ; elle n’en change pas les mots, mais le génie ; elle substitue

l’exactitude à l’expression […]. Il n’est pas possible qu’une langue qu’on écrit garde longtemps la

vivacité de celle qui n’est que parlée […]. En disant tout comme on l’écrirait, on ne fait plus que

lire en parlant » (Rousseau, 1781 : 73).

15. On trouverait de telles partitions entre élite lettrée et sauvageon·ne·s d’une rare violence

symbolique dans la pensée (évolutionniste, primitiviste ou littératienne, c’est tout un) de

quelques-uns des sociologues français les plus en vue à la fin du XIXe siècle : « Parmi les

caractères spéciaux des foules, il en est plusieurs, tels que l’impulsivité, l’irritabilité, l’incapacité

de raisonner, l’absence de jugement et d’esprit critique, l’exagération des sentiments, et d’autres

encore, que l’on observe également chez les êtres appartenant à des formes inférieures

d’évolution, tels que la femme, le sauvage et l’enfant » (Le Bon, 1895 : 26). La mention de

« femmes » a disparu [ ?] dans l’édition publiée aux Presses universitaires de France (1963). Voir

aussi Privat, 2016.

16. On le sait, l’auteur de La Pensée sauvage lui-même n’aura de cesse de s’intéresser non

seulement aux mythologies amérindiennes mais aussi aux arts occidentaux (peinture, littérature,

musique), tout comme à la logique des rites oraux et à leur efficacité symbolique. C. Lévi-Strauss

évoquait volontiers sa nostalgie d’un monde qui savait/saurait aussi faire du sens avec du

sensible et où l’homme ne se résignerait pas à sacrifier la part sauvage qui le constitue. Il n’est

d’ailleurs pas sans intérêt de noter que La Pensée sauvage est dédiée « À la mémoire de Maurice

Merleau-Ponty », le phénoménologue de l’être « sauvage » et du logos.

17. Traduit de l’anglais, Mythe, rite & oralité est un recueil d’articles écrits sur une période qui va

de 1961 à 2010. C’est dire la constance de l’intérêt de son auteur pour l’oralité sous toutes ses

formes.

18. Une anthropologie structurale du lexique français et de son imaginaire culturel propre

établirait aisément que les principales acceptions du substantif masculin mémoire renvoient à des

pratiques écrites sérieuses (mémoires littéraires ou historiques, mémoires de plaideurs,

mémoires de chimie ou de mathématiques, mémoires universitaires de licence, mémoires de

frais, aide-mémoire) alors que les acceptions de mémoire au féminin concernent la mémoire

incorporée, ses données psychosomatiques, les affects subjectifs et les valeurs sociales afférentes

(perdre la mémoire, trou de mémoire, jouer de mémoire, mémoire de linotte, mémoire du cœur,

rafraîchir la mémoire, mémoire involontaire, honorer la mémoire, boire à la mémoire de, paix à

sa mémoire, mémoire affective, gustative, auditive, etc.).

19. L’utopie graphique et même autographique, voire littéralement auto-bio-graphique de

penseurs et didacticiens de l’âge classique pouvait s’énoncer en des termes enthousiastes… qui

auraient sans doute fort inquiété J. Goody : « Le but de l’art typographique est que les concepts de

l’esprit puissent être imprimés sur du papier en un court laps de temps et publiés en grande

quantité. Le but de la typographie vivante sera que les mêmes concepts puissent être rapidement

imprimés dans les esprits et la République emplie d’Hommes savants » (Comenius, 1657 : 22 ; voir

aussi McLuhan [1962]).

20. Le sergent Hertz (ibid. : 225) qui pratique autant que faire se peut l’ethnographie auprès de

ses hommes serait un très bel exemple, parmi mille autres, d’un habitus culturel moderne qui

greffe une technologie graphique sur une attention sensible à l’oralité du monde : « Je t’envoie un

supplément à ma collection de dictons. Tu voudras bien ranger ces petites fiches à leur place

dans le cahier que je t’ai envoyé. J’ai eu particulièrement du plaisir à recueillir les discours des

oiseaux […]. Tu te rappelles, une fois je t’ai rapporté de la Bibliothèque quelques notes sur le

chant des oiseaux, extraites du livre de Rolland sur la Faune populaire de la France. Mais comme

c’est différent de les accueillir de la bouche même des campagnards, de cueillir les fleurs toutes

fraîches au lieu de les extraire, pâlies et séchées, d’un herbier poudreux ».

Questions de communication, 33 | 2018

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21. Tous mes exemples viennent de l’entrée « sabot » du Trésor de la langue française.

22. Les anthropologues considèrent volontiers qu’un transfert de sacralité des mythes et des rites

vers l’art s’est opéré dans les cultures modernes.

23. Entre l’oralité et l’écriture se compose de douze chapitres répartis en quatre grandes parties :

« L’écriture et l’alphabet » ; « L’influence des premières formes d’écriture » ; « Cultures orales et

cultures écrites en Afrique occidentale » ; « L’écriture et son influence sur les individus dans la

société ».

24. J. Goody (1977a : 87) reconnaît volontiers à ce sujet sa dépendance première par rapport aux

travaux fondateurs de Eric A. Havelock (1963) ainsi que sa filiation intellectuelle avec Pierre de La

Ramée (ou Ramus), l’un des plus précieux humanistes de la Renaissance, initiateur de la réflexion

sur la géométrisation de la pensée à l’ère de l’imprimerie (Goody, 1977a : 137-138).

25. Les chapitres qui composent La Raison graphique ont été pensés pour divers publics et publiés

sous diverses formes, entre 1963 et 1976 (Goody, 1977a : 31-33).

26. L’histoire lexicologique du mot oral lui-même serait à examiner de près. Signalons

simplement à titre d’exemple que jusqu’à la fin du XVIIIe siècle les dictionnaires français qui

mentionnent le terme le définissent dans une perspective médiologique comme ce « Qui passe de

bouche en bouche ». Le commentaire, à la croisée du grammatical et de l’anthropologique,

est non moins intéressant : « Il n’est guère d’usage qu’au féminin, et dans ces deux phrases, Loi

orale, tradition orale , qui signifient, Une Loi, une tradition non écrite, mais qui se transmet de

bouche en bouche » (ici, Dictionnaire de l’Académie française, 1798). Voir aussi Privat, 2017.

27. La notice détaillée du catalogue Système universitaire de documentation (Sudoc : http://

www.sudoc.fr/000240028) propose sept « sujets » pour marquer les affiliations disciplinaires ou

thématiques de La Raison graphique : ethnolinguistique ; ethnopsychologie ; écriture ; sociologie ;

linguistique cognitive ; langage et culture ; graphologie (sic). Le moins qu’on puisse dire est que

font cruellement défaut des items tels que : anthropologie sociale ; modes de communication ;

culture écrite ; rationalité graphique ; technologie intellectuelle ; pensée sauvage ; processus de

domestication, etc.

28. Il est aisé de saisir le principe de ce type de dynamique cognitive « sauvage » à l’œuvre dans

les homologies sémantiques qui configurent un polyèdre lexical. Ainsi style classique se dit aussi

bien pour un écrit que pour un meuble, une peinture, une coiffure, une architecture, un jardin,

un comportement, etc. Ainsi, bureau est sans solution de continuité un lieu et un temps, un

meuble, un ensemble d’objets, une organisation du travail, un groupe de personnes, un pouvoir

administratif, associatif ou politique, un néologisme de la bureautique, etc. Ainsi de rosa, nom de

fleur, prénom féminin, exemple de grammaire latine ou évidemment de viola tricolor, pensée

sauvage, pensée des champs, herbe de la pensée, herbe de la Trinité, petite marâtre et en

français… titre d’ouvrage savant (Lévi-Strauss, 1962 : 281-285 et 358-360).

29. Sur le rôle important du savoir oral dans le monde universitaire voir aussi Françoise Waquet

(2003).

30. Après tout c’est bien un Prix Nobel de Littérature – J. M. G. Le Clézio – qui intitule « The

Savage Detective » la nécrologie qu’il rédige pour The New York Times (07/11/2009), lors de la

disparition de C. Lévi-Strauss. Il fait remarquer que La Pensée Sauvage se traduit en anglais par

l’univoque The Savage Mind (Keck, 2008 : 1799-1801) alors qu’en français ce titre peut aussi

suggérer la fleur appelée « wild forget-me-not »… On songe à la fameuse offrande d’Ophélie –

« And there is pansies, that for thoughts » (Shakespeare, 1603 : 327).

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RÉSUMÉS

L’ouvrage de Jack Goody, La Raison graphique. La domestication de la pensée sauvage (1979 [1977a]),

est très rapidement devenu un classique des sciences sociales – sciences scripturales avant tout.

Or, l’anthropologue propose de considérer le langage écrit moins comme un code fonctionnel

plus ou moins sophistiqué de transcription de la parole que comme un mode de (re-)production

spécifique de la pensée. Les analyses de cet ordre graphique (manuscrit, imprimé, numérique)

tendent à mettre en évidence comment la structuration tabulaire et l’ordonnancement

hiérarchique de la page (graphique, tableau, index, liste, etc.) informent un rapport inédit à la

langue et au monde (objectivation, abstraction, distanciation, mémorisation, etc.). Toutefois,

comme l’indique le titre original du livre – The Domestication of the Savage Mind, cette emprise

exponentielle et multiforme de la communication écrite se fait dans des logiques d’hybridations

langagières permanentes et au prix d’une nécessaire et souvent rude domestication de la pensée

sauvage. La présente contribution examine quelques aspects de ces processus, historiques et

éducatifs, cognitifs et sémiotiques, culturels et symboliques, en s’efforçant de clarifier ce que l’on

peut entendre et attendre de cette fameuse pensée sauvage (Lévi-Strauss, 1962), largement

synonyme de (dé-)raison orale.

Jack Goody’s book The Domestication of the savage mind (1977) quickly became a classic in social

science – scriptural science first of all. However, the anthropologist suggests to consider written

language less as a – more or less sophisticated – functional code of speech transcription than as a

specific mode of (re-)production of thought. Analyzes of this graphic order (manuscript, printed,

digital) tend to highlight how the tabular structure and the hierarchical ordering of the page

(graph, table, index, list, etc.) inform a new report to the language and to the world

(objectification, abstraction, distancing, memorization, etc.). Yet, as the original title of the book

indicates, this exponential and multiform influence of written communication takes place in

logics of permanent linguistic hybridizations and at the cost of a necessary and often harsh

domestication of the savage mind. The present contribution examines some aspects of historical

and educational, cognitive and semiotic, cultural and symbolic processes, trying to clarify what

we can hear and expect from this famous savage mind (Lévi-Strauss, 1962), largely synonymous

with oral (de-)reason.

INDEX

Mots-clés : Jack Goody, raison graphique, pensée sauvage, domestication, technologie de

l’intellect, culture orale, ensauvagement symbolique, configurations anthropologiques

Keywords : Jack Goody, graphical reason, savage mind, domestication, technology of the

intellect, oral culture, symbolic ensavagement, anthropological configurations

AUTEURS

JEAN-MARIE PRIVAT

Centre de recherche sur les médiations

Université de Lorraine

F-57000

jean-marie.privat[at]univ-lorraine.fr

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Notes de lectureBook Reviews

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Notes de lecture

Culture, esthétiqueCulture, Aesthetics

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Sandra CHAMARET, dir., De la couleur(comme un code)Paris, Zeug Éd./Hear, 2016, 128 pages

Agnès Felten

RÉFÉRENCE

Sandra CHAMARET, dir., De la couleur (comme un code), Paris, Zeug Éd./Hear, 2016,

128 pages

1 De la couleur (comme un code) se présente comme l’alternance de points de vue

d’enseignants-chercheurs et de designers. Le thème choisi est celui de la couleur

comme code. Chaque article se propose donc de présenter une approche de la notion de

couleur d’un point de vue différent à chaque fois. Il s’agit d’appréhender la couleur au

sens large et de la considérer comme un code. Dans l’introduction de l’ouvrage, Sandra

Chamaret (pp. 4-7) distingue trois grands axes. La couleur est une interprète, mais elle

est aussi traductrice car elle est surtout un guide pour les lecteurs/spectateurs. La

couleur doit être apprise mais elle apprend aussi. Elle connaît donc une fonction

didactique. Le designer a, lui aussi, une fonction importante en rapport avec les

couleurs. Il lui incombe la tâche de se positionner selon le contexte. De la sorte, est-il

un auteur, un chercheur ou encore un codeur ? Quoi qu’il en soit, le designer doit se

concentrer sur les éléments qui sont la base de son travail ; il s’agit, principalement, des

composants visuels, qui sont une catégorie qui permet d’appréhender la couleur dans

sa globalité. La couleur est un terme polysémique ; il englobe aussi bien la teinte, les

diverses opportunités concernant le reflet et la nuance. Pour définir une image, on peut

s’intéresser à sa stature, à saturation, mais aussi à sa texture. La couleur est difficile à

appréhender de manière objective ; dans certains cas, elle est une aide précieuse pour

un usager afin de retrouver son chemin, ou de comprendre un schéma, une carte.

2 L’objectivité est un des premiers standards épistémiques pour les scientifiques. Elle

repose à la fois sur une fonction normative et un certain flou définitoire. Pour

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appréhender la différence entre objectivité et subjectivité, Catherine Allamel-Raffin

(pp. 32-42) se concentre sur les liens qui s’établissent entre objectivité et images

scientifiques. Selon elle, pour définir l’objectivité on peut choisir une approche

générique ou une approche téléologique. L’opposition objectivité/subjectivité se

présente de manière asymétrique, les deux termes n’étant pas forcément antonymes.

L’objectivité peut se concevoir comme un dosage particulier des modalités

objectivantes. La subjectivité n’intéresse que très peu les scientifiques, les philosophes

des sciences, voire les sociologues, qui pourtant devraient être plutôt ouverts sur le

sujet. Elle suppose d’abord un recours inévitable à une perspective située, ensuite elle

propose la possibilité de faire des choix ou de créer une liste infinie de déterminations

subjectives, comme les types d’intelligence mobilisés ou les goûts de chaque

scientifique. Pour rendre compte de l’objectivité, on peut mettre en place une stratégie

afin d’obtenir des images scientifiques adéquates. Il faut aussi se pencher sur la phase

de production des images afin de mieux comprendre leur fonctionnement ou leur

lisibilité. La couleur contribue à établir le degré d’objectivité d’une image donnée, car

elle fonctionne sur la base des codes. En ce sens, son apport relève de la mobilité

objectivante, appelée formalisation. Il existe cependant une marge de manœuvre pour

ceux qui réalisent les images. C’est ce qui relève du pouvoir de la subjectivité.

3 Un article signé Fabrice Sabatier (pp. 45-48) définit la démarche du design. Pour

l’auteur, il faut revoir cet aspect à chaque nouveau projet. Il s’agit de réfléchir à la place

que prend la couleur dans le processus de création. Bien entendu, cette place varie d’un

projet à l’autre. L’article est fondé sur la problématique suivante : que nous apportent

les visualisations de données dans chaque projet portant sur une étude de la couleur ?

D’abord, la couleur intervient dans un processus de création. Elle est ensuite considérée

comme une donnée. Visualiser des données, c’est les incarner dans les formes au sens

propre. S’intéresser à la couleur, c’est donner de la chair. La couleur est un élément

important dans l’innovation, donc dans le design. Mais surtout, elle est le vecteur

essentiel de cette incarnation. Elle existe en tant qu’opération. Elle est une nécessité

dans la prise de recul nécessaire à toute création. La couleur doit être impliquée dans

l’élaboration de nouveaux logiciels. Lorsqu’un graphiste effectue une création, il doit

assumer le fait que l’image et la couleur sont des données. Enfin, la couleur participe à

la recherche et elle est liée au design par la préposition dans ou pour. Le terrain du

designer graphique est le visuel et il n’aborde la recherche que par cette notion. Il

travaille du point de vue de la forme, du motif, de la position et bien sûr de la couleur.

Sa manière d’exprimer un corpus se passe de la statistique, des calculs et des moyens. Il

privilégie l’affichage et la spatialisation des éléments du corps. Une autre fonction du

designer graphique est d’ordonner les signes, l’information ou les connaissances que le

monde produit. Il faut rendre visibles ces domaines et agencer le sens à travers des

projections graphiques. S’il est difficile de généraliser une méthode d’utilisation de la

couleur, il est cependant aisé de définir les 4 objectifs de la visualisation des données :

comprendre, explorer, analyser et transmettre. Le choix et le traitement de la couleur

peuvent se résumer à l’image du designer lui-même, à des critères subjectifs et à

l’application de règles ou de méthodes prédéfinies. La négociation entre la machine,

l’œil et la langue redémarre à chaque projet. En définitive, comme le poète qui maîtrise

le verbe à la perfection, le designer graphique joue avec la beauté, la plasticité, la

tonalité et la dynamique des mots et du langage. Le graphiste concilie donc le langage

graphique et la couleur.

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316

4 Pour sa part, Olivier Deloignon (pp. 64-70) affirme que la contemporanéité considère la

couleur comme un caractère sensible, un phénomène physique. La qualité de la lumière

que renvoie un objet et qui permet à l’œil de le distinguer des autres objets

indépendamment de sa nature et de sa forme. Ainsi, pour concevoir la question de la

couleur dans la période pré-moderne, il convient de prendre en compte que les anciens

ne mettaient pas de côté certains canons du visible afin de réduire la sensation visuelle

à ses attributs les plus importants et les mieux quantifiables qui sont aussi les plus

abstraits. L’espace chromatique ancien est défini par une trilogie. Les images

médiévales sont polychromiques, ainsi que certaines statues de l’Antiquité. En outre,

les premières impressions sont noires ; la polychromie date de Erhard Ratdolt qui ouvre

un atelier à Venise en 1474 et qui envisage trois couleurs de base : le blanc, le noir et le

rouge ; même si, pour beaucoup de systèmes, le blanc et le noir ne sont pas considérés

comme des couleurs, Erhard Ratdolt part du postulat qu’elles sont considérées comme

des couleurs. Le blanc reproduit l’incolore, la sincérité et la lumière, en association avec

le divin. Le noir est considéré comme l’inverse du rouge. Il symbolise le funeste, le

mélancolique. Lorsqu’il est terne, le noir peut être envisagé comme agréable. Quand il

est éclatant, il est mêlé de rouge. D’ailleurs, ce dernier est la couleur par excellence, et

même la seule digne de ce nom. Elle est le symbole du sang versé par le Christ, mais

aussi du sang du péché et des flammes de l’Enfer. La raison de son omniprésence tient à

l’importance des textes religieux imprimés à cette époque. Erhard Ratdolt se lance dans

une démarche chromolâtre et envisage même de décliner les couleurs majeures de la

palette antique dans ses publications, reconnaissant l’existence de douze couleurs

majeures. Cette posture s’oppose au chromoclasme, mouvement idéologique qui

s’oppose à l’adoration de couleurs particulières. Erhard Ratdolt exalte donc la

matérialité par la couleur. Quand le papier devient le principal support, le blanc n’est

plus que considéré comme le degré zéro des couleurs. C’est ainsi que s’impose la dualité

moderne fondée sur le blanc et le noir, qui vient remplacer la trilogie originelle. Erhard

Ratdolt crée son propre système de couleurs qui impose de respecter les questions de la

matérialité des choses représentées. Ainsi la crise entre iconoclastes et chromoclastes

montre-t-elle que la couleur appartient au domaine de la subjectivité.

5 Le studio des Signes (pp. 93-99) offre une réflexion intéressante sur la notion de couleur

intuitive. Celle-ci peut se définir empiriquement, car elle tente de « re-transcrire »

l’émotion liée au sujet. La couleur est considérée comme un élément fondamental dans

le domaine du graphisme. Elle est un signalement qui évoque inconsciemment d’autres

signifiés et instaure un second langage. La couleur ne possède pas toujours le même

statut dans chaque création. Son usage peut se diviser en trois catégories : l’utilité pure,

l’usage identitaire et la fonction valorisante. La première relève de la signalétique, de la

hiérarchisation des contenus et reste prisonnière de nombreuses contraintes. La

deuxième concerne le langage formel, notamment la typographie, l’iconographie et la

mise en page. Le choix de la palette doit prendre en compte la signification inhérente à

chacune de ces couleurs et relève d’une question de visibilité. La troisième se fonde sur

la fonction valorisante qui sert à rehausser les documents, à leur donner plus de

prestige, voire d’intérêt. Elle fait ressentir les aspects les moins évidents. Par

conséquent, le travail de la couleur se situe entre fonctionnalité et harmonie. Le refus

d’utiliser la couleur de façon décorative est prôné par les designers du studio des Signes

qui réaffirment par là même le statut crucial de la composition graphique qui se veut la

recherche d’un équilibre entre le fonctionnel et le sensible, en rupture avec les codes

habituels des lieux et des institutions. Donc la couleur est utilisée comme un langage à

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part entière. Elle est un outil riche en nuances dont la maîtrise, d’un point de vue

technique, peut se révéler difficile.

6 De son côté, Annie Mollard-Desfour (pp. 101-108) s’attache à définir la couleur à partir

de plusieurs entrées. Elle tente de mettre en lumière les différentes conceptions de la

couleur du point de vue des représentations physiques et symboliques, dans le temps et

l’espace. Elle s’intéresse au caractère évolutif et contradictoire des couleurs. La couleur

appartient à un continuum que chaque langage segmente et classe arbitrairement. Il

existe de très anciennes représentations polychromiques. Dans l’Antiquité, la

Renaissance et au Moyen Âge, les couleurs ne possèdent pas toujours la même fonction.

Aristote, par exemple, établit un ordre des couleurs organisé selon un axe qui tourne

autour du blanc et du noir. Il considère, d’ailleurs, toutes les autres couleurs comme

médianes. Le rouge se trouve au milieu ; le vert est proche du rouge, et le bleu

n’apparaît qu’au Moyen Âge. L’évolution met l’accent sur la luminosité, la brillance et

l’éclat. Au XVIIe siècle apparaît un nouvel ordre des couleurs. Le blanc et le noir se

trouvent exclus et ne sont plus considérés comme des couleurs véritables. Le bleu et le

vert récupèrent des places d’importance. À notre époque contemporaine, il existe onze

grandes divisions du champ chromatique. On distingue couleurs directes et couleurs

indirectes, qui tiennent compte des nuances. De plus, les noms des couleurs évoluent en

tenant compte des référents matériels et concrets mais aussi des référents abstraits.

Ainsi la variabilité, l’ambivalence et la relativité des couleurs sont-elles les échos de

l’évolution sociétale. Le jeu des couleurs symboliques est à mettre en rapport avec des

contextes spatiaux et temporels bien délimités. En conséquence, les couleurs sont des

constructions culturelles, liées à une époque et une société. Dans une même culture, on

peut trouver des différences, des écarts et des variations par rapport aux conceptions

des couleurs. Les couleurs appartiennent à un univers constamment changeant et

relèvent d’une impossible subjectivité.

7 L’article de Jessie Martin (pp. 72-80) envisage le problème central du recueil qui est de

faire le distinguo entre objectivité et subjectivé en ce qui concerne les couleurs. Aucun

système de cinéma ne peut représenter entièrement. Donc un réalisme

cinématographique ne peut être complètement envisagé. Quelles sont les modalités du

réalisme chromatique ? D’un point de vue chronologique, on peut estimer qu’il existe

trois périodes. La première est celle des procédés primitifs, avec peu d’effets, qui sont

ceux utilisés à l’origine du cinéma. La deuxième concerne les couleurs naturelles dans

un système appelé Technicolor. En général, on l’appelle le « Technicolor flamboyant »

et il est très éloigné de la réalité, même s’il porte une grande attention au caractère

conventionnel et culturel de la notion de réalisme. On peut considérer un double

mouvement : d’une part, la restriction de la couleur, d’autre part, l’ajout de quelques

touches de couleur. La troisième correspond à une période plus moderne, où la couleur

devient plus naturelle. Cette conversion à la couleur marque l’avènement du réalisme

critique, notamment à partir des années 1960. Elle devient vraiment un élément naturel

de l’image cinématographique. Donc la couleur a été pensée selon deux modalités au

cinéma : d’un côté, elle est vue comme un composant naturel ou naturalisé de l’image.

Ici il s’agit d’une couleur ontologique. D’un autre côté, la couleur est un moyen

d’expression au même titre que d’autres effets du langage cinématographique qui sert

d’appui au récit comme fiction ou discours sur le monde. Ici, la couleur devient

instrumentale. La couleur est instrumentalisée à des fins plastiques et critiques. Elle

rend compte des grands changements de la société. L’usage non naturaliste de la

Questions de communication, 33 | 2018

318

couleur sert le réel à travers le prisme de l’analyse critique. En définitive, la couleur est

un outil pour éclairer le réel mais aussi pour le critiquer.

8 Ce recueil apporte un éclairage intéressant et contemporain sur l’utilisation de la

couleur dans différents domaines. L’intérêt est que les articles fournissent des points de

vue différents, même si on peut regrouper les essais en trois grands axes. D’abord, la

perspective scientifique effectue un bilan sur le naturalisme, l’anatomie ou encore sur

l’utilité des images scientifiques dans les ouvrages de référence. Ensuite, les articles

convergent autour d’un élément clé, celui de subjectivité. Enfin, deux articles portent

sur des expériences plus concrètes encore, telles que le cinéma, ou la typographie.

L’une des questions essentielles soulevées par cet ouvrage collectif, outre la

redéfinition de la couleur est bel et bien l’opposition entre objectivité et subjectivité.

AUTEURS

AGNÈS FELTEN

Université d’Anvers

agnes.felten[at]gmail.com

Questions de communication, 33 | 2018

319

Jean-Pierre COMETTI, Conserver/restaurer. L’œuvre d’art à l’époque de sa préservation techniqueParis, Gallimard, coll. NRF essais, 2016, 320 pages

Laurent Husson

RÉFÉRENCE

Jean-Pierre COMETTI, Conserver/restaurer. L’œuvre d’art à l’époque de sa préservation

technique, Paris, Gallimard, coll. NRF essais, 2016, 320 pages

1 Comme l’indique l’auteur lui-même (décédé en 2016), le présent ouvrage s’appuie sur

une expérience de trois années au sein de l’École supérieure d’Art d’Avignon (ESAA)

(p. 237) et certains extraits en ont été publiés sur le carnet de l’unité de recherche

interdisciplinaire en et sur la conservation-restauration d’œuvres d’art contemporain

et d’artefacts ethnographiques à l’ESAA (https://seminesaa.hypotheses.org/9456). Jean-

Pierre Cometti pose la question de la perte d’évidence et du devenir de la

« conservation » et de la « restauration » après l’époque classique de l’œuvre d’art

unique et autographe. Cette fin d’époque et de paradigme est en même temps

révélation des présupposés existants alors. De ce changement les thèses classiques de

Walter Benjamin dans L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique (1939, trad.

de l’allemand par M. de Gandillac, trad. rev. par R. Rochlitz, Paris, Gallimard, 2007) –

auquel fait écho le titre – en sont un des premiers constats et la problématique s’en est

d’autant plus complexifiée avec les mutations de l’art contemporain et la part prise par

le fonctionnement et l’usage, l’art comme expérience, par opposition à l’œuvre d’art

comme objet, ce dont peuvent témoigner l’installation comme la performance,

exemples repris en conclusion de l’ouvrage.

2 Celui-ci – qui bénéficie d’un riche appareil de note et d’un index conséquent des noms

et des notions – apparaît au terme de sa lecture, comme curieusement construit et

Questions de communication, 33 | 2018

320

rédigé. En effet, la position philosophique et les enjeux de la question de la

restauration, le sens même des interrogations développées tout au long des huit

premiers chapitres du livre, ne se révèlent qu’au neuvième « Philosophie(s) de la

restauration » (pp. 181-199), par ailleurs disponible sur l’internet depuis juin 2016

(https://seminesaa.hypotheses.org/6405, consulté le 17/09/2017). C’est ce que

manifeste notamment la place donnée à Cesare Brandi et à son œuvre (pp. 186-187), des

sujets qui auraient dû être développés et placés au début de l’œuvre. De manière plus

générale, derrière le cas particulier de la question de la restauration, il semble que ce

soit une attitude et une méthode beaucoup plus générales qui soient visées au travers

de cet analyseur qu’est la restauration conservation : la critique de toute démarche

fondée sur un a priori. En effet, l’« intérêt de la conservation-restauration, pour le

philosophe, consiste à mettre en lumière la précarité de tout a priori et à soumettre les

concepts à l’épreuve du singulier, c’est-à-dire d’objets singuliers […] et de situations

singulières pour lesquelles on ne peut pas s’en remettre purement et simplement à des

recettes, si éprouvées soient-elles » (p. 184), ce qui nous montre que « tous les a priori

sont funestes » (p. 214). Ainsi chaque cas demande-t-il un examen particulier (p. 79). Ce

qui induit, pour le conservateur/restaurateur, la construction d’hypothèse d’action

dans un contexte de discussion (p. 81) et un processus « d’enquête » (p. 172) dont relève

également la procédure de « constat d’état » (p. 224).

3 Il ne faut donc pas attendre de l’ouvrage de nouvelles règles pour la conservation et la

restauration, mais on doit comprendre le sens des analyses qui nous sont présentées

dans les chapitres précédents comme autant d’exercices socratiques ayant surtout une

valeur propédeutique négative. De même, si l’art contemporain, terme auquel l’auteur

consacre une partie (chapitre IV, pp. 86-101) est convoqué – et cela dès le premier

chapitre –, si les objets ethnologiques sont également pris en compte et analysés

(chapitre V, « Les objets ethnologiques », pp. 102-103), c’est en raison de leur statut

d’objet problématique au regard des ontologies classiques et de leur capacité de mettre

face à l’exigence d’une démarche attentive au singulier. Au regard de tels objets et des

différentes manifestations artistiques déjouant l’ontologie classique de l’œuvre support

de propriété, l’ontologie de l’objet doit être abandonnée pour une ontologie

privilégiant l’expérience, au sens pragmatiste du terme, Jean-Pierre Cometti étant un

spécialiste de ce domaine et l’un des premiers à avoir insisté sur l’importance de

l’esthétique pragmatiste.

4 L’ouvrage commence donc par revenir sur la déstabilisation du « paradigme » (p. 15)

classique – le terme est choisi en écho aux travaux de Thomas Kuhn en épistémologie –

de l’ontologie classique de l’œuvre d’art, telle que cette remise en cause est induite par

la « variété des pratiques artistiques » (p. 13). Il discute ainsi et remet en cause la

pertinence de certains concepts, à la fois fondateurs et indiscutés de ce paradigme,

comme celui de « propriétés » de l’œuvre d’art, celui de la subsomption des parties sous

une totalité, ou bien encore celui de l’intention de l’artiste comme étant fondateur du

regard sur l’œuvre.

5 Par conséquent, certaines notions guidant l’activité de restauration ne sont pas

opérantes, comme celle d’authenticité, en raison de la manière dont elle accentue le

rapport au passé (p. 57). Les notions d’identité et de préservation de l’identité (p. 59)

apparaissent plus pertinentes et elles sont au fondement de l’intégrité et de

l’authenticité, à condition que l’identité intègre l’Histoire et se comprenne comme

identité relative. À la lumière de ces considérations, reconstruire et restaurer sont deux

Questions de communication, 33 | 2018

321

choses différentes (p. 72), retrouver un « hypothétique état originel » (p. 73) s’avérant

ne plus avoir de sens. Le problème se complique encore dès lors qu’on dépasse le cas

des œuvres autographes et qu’on s’inscrit dans le paradigme de l’usage. On est dans des

situations hybrides où on ne peut opposer technique et esthétique mais où chaque cas

demande un examen particulier (p. 79) et où les propriétés ne s’apprécient que dans un

contexte de fonctionnement (p. 81). À terme, l’auteur insiste sur le déplacement de

l’œuvre vers l’expérience, alors que cette dernière n’est pas nécessairement intégrée

dans les règles juridiques et économiques encore prisonnières d’une conception de

l’objet.

6 Dans ce débat, le contemporain joue un rôle important, de telle sorte qu’il importe de le

redéfinir, notamment sous l’égide de Friedrich Nietzsche, pour lequel le contemporain

est l’intempestif (p. 88). Cependant, il y a peut-être un piège dans la manière dont

certaines caractéristiques sont attribuées au contemporain : ainsi l’« éphémère » n’est-

il pas spécifique au contemporain, puisque toutes les œuvres le sont dans la manière

dont elles sont vouées à l’obsolescence (p. 92). Ce qui est en jeu est la spécificité du rôle

des éléments matériels dans certaines expériences artistiques. De même,

l’immatérialité n’est pas un concept discriminant car toute culture est de l’ordre du

sens et donc immatérielle. La considération des œuvres contemporaines est d’abord la

considération d’une certaine modalité de fonctionnement qui remet en cause la

démarche de conservation/restauration en posant par exemple la question du rapport

à l’auteur s’il est vivant (pp. 95-96), la question de l’authenticité au regard des

dispositifs techniques mis en jeu (pp. 96-97), l’artefact lui-même dès lors qu’il résulte de

l’importation de matériaux ordinaires (pp. 100-101), tout un ensemble de paradoxes

posés, mais pas nécessairement résolus par l’auteur.

7 La considération des objets ethnologiques, dont nous avons déjà évoqué le rôle, tient sa

valeur d’interrogation en ce que la question de la restauration/conservation ne se pose

pour elle qu’à partir de sa muséalisation. Dans son contexte d’origine, « la transmission

vaut conservation » (p. 107). C’est notre souci de la mémoire qui l’introduit à ce

problème et, de manière plus générale, l’invention moderne du « statut patrimonial

acquis dans nos sociétés » (p. 188), ce qui nous renvoie à « une réflexion beaucoup plus

ample sur l’art et la culture » (p. 189), réflexion qui engloberait également les

problèmes juridiques liés aux notions d’auteur et de propriété intellectuelle.

8 Au travers de ces quelques indications, on voit comment l’ouvrage fourmille d’analyses

riches mobilisant à la fois des exemples concrets d’œuvres et un certain nombre de

concepts de l’esthétique contemporaine, l’auteur, outre John Dewey, se référant

notamment aux travaux d’Arthur Danto et Nelson Goodman. Cependant, l’enjeu de la

question de la conservation/restauration, qui fournit le fil rouge de ce voyage à travers

certaines des perspectives de l’esthétique contemporaine, peut dérouter le lecteur non

familier de ces questions. C’est pourquoi nous lui conseillerions, comme indiqué au

début de cette note, de commencer par le chapitre IX et aussi d’être un peu familier

avec les textes classiques cités par l’auteur. On notera enfin que les analyses de l’auteur

ont été discutées, notamment dans un compte rendu critique argumenté paru sur le

site La Vie des idées, par Bernard Sève (« Pourquoi restaurons-nous les œuvres d’art, et

bien d’autres objets ? », La Vie des idées, 12 mai 2017. Accès : http://

www.laviedesidees.fr/Pourquoi-restaurons-nous-les-oeuvres-d-art-et-bien-d-autres-

objets.html) qu’on pourra lire en contrepoint de l’ouvrage.

Questions de communication, 33 | 2018

322

AUTEURS

LAURENT HUSSON

Écritures, université de Lorraine, F-57000

laurent.husson[at]univ-lorraine.fr

Questions de communication, 33 | 2018

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Éric DACHEUX, dir., La Planche et lebillet. La monnaie au miroir de la BDSaint-Denis, Éd. Connaissances et savoirs, 2017, 166 pages

Nicolas Oliveri

RÉFÉRENCE

Éric DACHEUX, dir., La Planche et le billet. La monnaie au miroir de la BD, Saint-Denis, Éd.

Connaissances et savoirs, 2017, 166 pages

1 Spécialiste d’économie sociale et solidaire, de la question européenne et de bande

dessinée (BD), Éric Dacheux propose un ouvrage collectif dont le jeu de mots du titre, La

Planche et le billet, attire d’emblée l’attention. L’intérêt réside également dans le

rapprochement original entre deux objets a priori hétérogènes, la monnaie et la bande

dessinée (BD) ainsi que dans le parti pris de l’auteur qui, dès l’introduction, leur

reconnait deux vertus. Premièrement, l’une comme l’autre possèderaient des

caractéristiques propres aux médias, dans la mesure où elles seraient des espaces de

médiation permettant de partager, de mettre en commun, d’échanger, bref de

communiquer : « Or, ces deux instances de médiation partagent la particularité de ne

pas être socialement reconnues comme médias » (p. 7). Deuxièmement, monnaie et BD

contribueraient également au renforcement du lien social, en prolongeant l’expérience

relationnelle entre les individus, au même titre que la télévision, par exemple. Mais ce

n’est pas tout. En tant que dispositif de transmission du sens, la BD ferait circuler et

diffuserait un nombre incalculable de représentations sur le thème de la monnaie.

L’apport de ce travail collectif est donc de faire discuter ensemble différents auteurs

dans leur analyse de la monnaie, mais au prisme de la BD, en se demandant

« justement, comment le neuvième art représente-t-il le phénomène monétaire ? »

(p. 8). Pour le comprendre, la théorie de la monnaie, la notion d’encastrement, la figure

du faussaire, le versant économique et monétaire des dystopies ou le commerce

triangulaire sont convoqués afin de saisir comment la monnaie et la BD entretiennent

des relations particulièrement poreuses au sein de l’espace public mais,

Questions de communication, 33 | 2018

324

paradoxalement, peu mises en lumière par les observateurs attentifs de chacun de ces

deux univers. C’est ce que remarque très justement Pascal Robert (p. 125) dans son

texte, en insistant sur le fait que ne pas dévoiler ce type de relation singulière est aussi

une manière de dire quelque chose sur notre rapport à la monnaie et sa représentation

dans les arts de manière générale. L’objectif poursuivi est alors de comprendre

« pourquoi la BD franco-belge, dans son écrasante majorité numérique, parle si peu de

monnaie qui est pourtant omniprésente dans notre vie quotidienne » (p. 9). On le voit

bien, la monnaie plus qu’un simple instrument de spéculation, permet tout au contraire

d’être réinterprétée à travers cet ouvrage, notamment par le biais de sa fonction

première fondée sur l’échange et la circulation, aidée en cela par le formidable outil de

réflexion et de diffusion des idées que demeure la BD.

2 Si l’on devait chercher un fil conducteur à ce travail commun et homogène dans ses

contributions, celui-ci se situerait dans la capacité des différents auteurs à déconstruire

une image plutôt stéréotypée de la monnaie. « En mettant à jour, à travers les albums

étudiés, la complexité du fait monétaire, les auteurs partagent, implicitement, un

même point de vue : une critique de la théorie orthodoxe de la monnaie » (p. 139). Ainsi

le fait monétaire est-il évidemment traité dans de nombreuses BD, facilitant alors les

échanges économiques entre les personnages. Néanmoins, la monnaie peut endosser un

rôle plus sombre et déliter durablement le lien social à partir du moment où elle n’est

plus uniquement l’instrument de la relation commerciale mais l’objet de toutes les

convoitises pour l’accession au pouvoir. Cette perte de contrôle de la monnaie

transparaît chez d’autres auteurs, où la spéculation et la destruction du lien social au

sein de la communauté sont visibles et redoutées. Monnaie et pouvoir s’entremêlent

alors et constituent un point de convergence majeur pour de nombreux auteurs. Pour

autant, les désaccords subsistent et des divergences se font également jour, renforçant

curieusement le propos général de l’ouvrage et le transcendant. Dès lors, la présence ou

non de monnaie dans une société est diversement appréciée en fonction des discours

défendus. Violence mimétique et autoritarisme régissent les règles du vivre ensemble

dans un espace dépourvu d’échanges monétaires pour certains, alors que d’autres y

voient plutôt une métaphore de l’aplanissement des tensions entre les individus et où

l’harmonie entre tous règne enfin. Toutefois, l’introduction de la monnaie dans cet

univers utopique est appréciée comme un élément perturbateur. Le regard porté sur la

marchandisation à outrance est perçu différemment selon que cette dernière est

appréhendée comme une hégémonie monétaire ou a contrario, comme l’agent

régulateur d’une économie stable et pérenne. En outre, les divergences dont nous

faisons état portent aussi sur la définition du terme de monnaie. En effet, les auteurs ne

s’appuient pas tous sur des réalités historiques identiques et débouchent donc sur des

interprétations différentes, pour ne pas dire foncièrement opposées. L’apport de

l’ouvrage est ainsi intimement lié « à l’essence de ces deux objets qui tous deux

nourrissent de manière invisible le lien social, mais qui le nourrisse d’une manière

opposée, d’où la richesse potentielle des analyses lorsqu’on met en présence ces deux

objets qui s’ignorent trop souvent » (p. 143).

3 Ce qui reste remarquable en l’état est donc le rôle de lien social qui unit monnaie et BD,

notamment par la production collective qu’elles engendrent en s’échangeant, se

partageant. En diffusant symboliquement des valeurs, monétaires ou morales, elles

incarnent une dimension patrimoniale et culturelle de l’art de transmettre et où l’axe

réflexif n’est jamais loin. Ce dernier est pourtant de nature différente. La monnaie

Questions de communication, 33 | 2018

325

n’offre que peu de prise de distance par rapport à l’acte de monnayer. Il s’agit ni plus ni

moins d’un besoin de mise en conformité vis-à-vis de la société civile, une forme de

cohésion sociale. La BD, quant à elle, autorise un jeu d’interprétation entre son créateur

et son lecteur, ouvrant ainsi la porte à l’imaginaire et à l’émancipation individuelle. La

fracture se situe donc là : « La BD est une matérialisation dessinée qui représente le lien

social, la monnaie une abstraction qui condense le lien social » (p. 145).

4 Finalement, on pourrait reprocher à Éric Dacheux l’aspect restrictif du traitement de

cet ouvrage collectif, puisqu’il est uniquement structuré autour de la BD franco-belge.

Une ouverture en direction du Japon et des mangas par exemple – nous pensons à

l’œuvre de Hiroshi Hirata (L’argent du déshonneur, Paris, Éd. Akata, 2015), celle de

Nobuyuki Fukumoto (Tobaku Mokushiroku Kaiji, Tokyo, Kōdansha, 1996) ou encore celle

de Ishigaki Yuuki et Miyazaki Masaru (Poker King, Tokyo, Kōdansha, 1986) –, auraient pu

constituer un terrain d’analyse comparatif des plus constructifs, permettant alors

d’évaluer la portée des représentations associées à la monnaie en fonction de variables

culturelles, temporelles et géographiques disparates. Pour autant, il convient de saluer

la pertinence de l’analyse de chacun des textes, tant ils permettent de tisser des liens

inédits et pertinents entre monnaie et BD, jusqu’ici passés sous silence.

AUTEURS

NICOLAS OLIVERI

SIC.Lab, université Côte d’Azur, F-06204

[email protected]

Questions de communication, 33 | 2018

326

Emmanuelle DANBLON, Mandorla dePaul Celan. Ou l’épreuve de la prophétieLormont, Éd. Le Bord de l’eau, 2017, coll. Études de style, 2017, 96 pages

Laurent Husson

RÉFÉRENCE

Emmanuelle DANBLON, Mandorla de Paul Celan. Ou l’épreuve de la prophétie, Lormont, Éd. Le

Bord de l’eau, 2017, coll. Études de style, 2017, 96 pages

1 L’ouvrage est le deuxième d’une collection ouverte en 2017 par un texte de Pierre

Brunel (Le Bateau ivre d’Arthur Rimbaud. Un texte, une voix). Dans le présent livre,

Emmanuelle Danblon, professeure de rhétorique à l’Université libre de Bruxelles – et

auteure, notamment, de L’Homme rhétorique (Paris, Éd. Le Cerf, 2013) – aborde la

question de l’utopie et de la prophétie à la suite de ses études sur la place rhétorique de

l’utopie dans les chartes et déclaration. Ici c’est sur un tout autre texte qu’elle s’appuie

puisqu’il s’agit du poème de Paul Celan « Mandorla » – poème court et énigmatique –

dont le texte original et une traduction de Marc Dominicy, suivie d’une note

concernant la traduction de certains termes, sont présentés (pp. 13-15). En annexe y

figure également une analyse métrique du poème par Marc Dominicy (pp. 79-88).

2 Avec la lecture de ce texte, l’auteure veut, après avoir, sur le fond d’un regard sur la

métrique du poème, attiré notre attention sur sa dimension de comptine « hors du

temps » (p. 23), nous amener à l’« épreuve de la prophétie » en entendant dans le

dernier vers du poème « Amande vide, bleu roi », une « autre voix » (p. 22), qui, ayant le

caractère d’une prosopopée, est liée à la tradition hébraïque de la « voix du ciel »

(p. 27). Les deux derniers vers sont, selon l’auteure un exemple du conseil d’Aristote :

« Il faut préférer l’impossible vraisemblable au possible non persuasif » (pp. 29-30).

Leur diction par Paul Celan dans les enregistrements que nous possédons (p. 28) en

révèle le caractère solennel. Ils articulent le désespoir tragique – que le temps de

Questions de communication, 33 | 2018

327

comptine du poème renforce – et son dépassement et cette articulation est au cœur des

analyses de l’épreuve prophétique proposée par l’auteure.

3 Le poème, selon Paul Celan « veut aller vers un autre » (Le Méridien, cité par

Emmanuelle Danblon, p. 31) ; il incite au dialogue, lequel nous renvoie à un sens

intérieur dont l’image de l’amande et du Roi caché en celle-ci. Sans suivre l’ordre du

poème, l’auteure propose un parcours de l’extérieur vers l’intérieur, de l’amande (p. 33)

au Roi (pp. 45-50) en passant par l’œil apparaissant au vers 9 – ou le regard – (pp. 32-38)

et le Rien (pp. 38-45). Les thèmes de l’œil et du regard attirent d’abord l’attention de

l’auteure, qui s’appuie à la fois sur des études historiques et neurologiques. En ce qui

concerne le regard, l’accent est mis sur la manière dont celui-ci conduit à l’attention et

à la fantasia, à la formation des images, aux techniques de visualisation et, à partir de là,

à la capacité fictionnelle et au primat de la fiction dans la perception (p. 35). Œil et

regard nous renvoient donc non seulement à une passivité, mais à une potentialité

directement signifiante qui supporte le regard. Le Rien, entendu notamment via la

théorie juive du Tsimtsoum (contraction) – « place vacante » (p. 38) laissée par le Retrait

de Dieu au sein de sa création –, apparaît comme premier ; il est le lieu de la méditation

par rapport auquel la lumière sera seconde en même temps qu’elle sera le milieu de la

poésie – au travers de l’« obscurité » – comme « fait linguistique » (p. 44). C’est par ce

contexte que se comprend la figure du Roi, « Dieu, bien sûr, mais […] aussi le noyau

intime de chacun, le “Soi”, que la poésie contribue à faire sentir » (p. 45). Dans une

sorte de grand écart, l’auteure convoque la tradition antique égyptienne (p. 46), des

références ésotériques (Karlfried Graf Dürckheim, p. 47) et les neurosciences (pp. 47-48)

pour asseoir l’idée d’un sens intérieur symbolisée par la figure du Roi, elle-même

rapprochée, non de la figure du Messie, mais de la figure du Juste dans la tradition,

décalage qui joue un rôle essentiel quant à la manière dont le poème de Paul Celan nous

conduit, par son obscurité comme par son sens, à l’épreuve de la prophétie.

4 Le chapitre suivant fait fond sur le clair-obscur articulé dans les deux derniers vers du

poème – « figurer la crudité du réel, pour la couvrir ensuite du voile pudique de

l’espérance » (p. 51) pour introduire au clair-obscur de l’utopie. Il ne s’agit cependant

pas de l’utopie idolâtre, mais de celle issue de la « résistance imaginative » (p. 53), et

qui doit s’articuler avec l’exigence de « ruser avec le réel » (p. 54). Cette ruse implique

un récit dystopique – c’est ici qu’Emmanuelle Danblon fait le lien avec ses études

antérieures sur la rhétorique des chartes – mais qui doit être distingué des démarches

mémorielles pour s’orienter vers l’utopie (pp. 55-56), et c’est précisément ce à quoi

invite la lecture du poème de Paul Celan, notamment en nous faisant faire l’épreuve de

cette distance qui ruse avec le réel et qui rend possible l’utopie. Cette épreuve passe par

le changement dans le poème des points de vue, du point de vue égocentré au point de

vue allocentré en passant par le point de vue hétérocentré, concepts issus notamment

des travaux de Pierre Berthoz (pp. 57-58). C’est la dimension allocentrée, le point de

vue de l’au-delà de l’humain qui est ici essentiel. Ce point de vue conjoint plusieurs

déterminations hétérogènes essentielles pour l’articulation, d’une part, de la limitation

des modalités du possible et de l’impossible pour rendre compte de l’utopie, d’autre

part, d’un certain usage de la catégorie du vraisemblable qui introduit à l’épreuve de la

dimension prophétique.

5 Le retour à la dimension prophétique tient son enjeu de sa disqualification sous les

coups de la sécularisation qui en avait rendu l’épreuve difficile, sinon impossible.

« Mandorla » est une occasion de renouer avec l’exercice de l’imagination prophétique

Questions de communication, 33 | 2018

328

et utopique, en s’appuyant sur certaines découvertes des neurosciences et de leur étude

de la fonction imaginative, et la manière dont le poème la met en œuvre en invitant à

l’interprétation des images qu’il déploie et notamment celle du Roi dans l’amande. Dans

ce cadre, la dimension interprétative joue un rôle important pour échapper à la

rationalisation et à l’obscurantisme et permettre à l’utopie une vraisemblance

prophétique au cœur de l’obscurité tout comme le Roi dans l’amande.

6 Vu la diversité des références – depuis l’Égypte ancienne jusqu’aux neurosciences – et

les perspectives convoquées, l’ouvrage peut surprendre au premier abord. Il fascine

également, dans la manière dont il nous conduit, grâce aux références qu’il comporte et

aux analyses qu’il propose, à écouter Mandorla, à en proposer une interprétation

suggestive, notamment dans l’articulation de l’obscurité et de la lumière, du

prophétique et de l’utopie dans son contraste avec le tout mémoriel. La voix

prophétique prend ici la figure d’un chuchotement de l’utopie, une voix à notre oreille,

face aux cris du monde.

AUTEURS

LAURENT HUSSON

Écritures, université de Lorraine, F-57000

laurent.husson[at]univ-lorraine.fr

Questions de communication, 33 | 2018

329

Cécile Fries-Paiola, Julie GOTHUEY,Déborah KESSLER-BILTHAUER, Thierry PANISSET, Estelle REINERT, dirs, Étudierla culture aujourd’hui. Enjeuxidentitaires, numériques, artistiques etspatiaux d’un objet de rechercheNancy, PUN-Éditions universitaires de Lorraine, coll. Interculturalités,2017, 250 pages

Alexander Frame

RÉFÉRENCE

Cécile Fries-Paiola, Julie GOTHUEY, Déborah KESSLER-BILTHAUER, Thierry PANISSET, Estelle

REINERT, dirs, Étudier la culture aujourd’hui. Enjeux identitaires, numériques, artistiques et

spatiaux d’un objet de recherche, Nancy, PUN-Éditions universitaires de Lorraine, coll.

Interculturalités, 2017, 250 pages

1 Cet ouvrage fait suite à des journées d’études consacrées à « La culture dans tous ses

états », organisées à l’Université de Lorraine en novembre 2014. Son objectif affirmé est

de valoriser des travaux de terrain, menés par de « jeunes chercheur-e-s » – la plupart

d’entre eux sont doctorants – de plusieurs disciplines : la sociologie pour une majorité,

mais aussi l’urbanisme, l’ethnologie, la philosophie ou les sciences de l’information et

de la communication. L’ouvrage adopte et assume, dès le début, une définition

volontairement ouverte de cette « notion bien difficile à cerner » (p. 5) de culture,

citant celle d’Edward Tylor datant des années 1870, qui considère la culture comme « ce

tout complexe comprenant à la fois les sciences, les croyances, les arts, la morale, les

Questions de communication, 33 | 2018

330

lois, les coutumes et autres aptitudes, et habitudes acquises par l’homme en tant que

membre de la société » (ibid.).

2 Afin de traiter de cette notion prise au sens large et dans une pluridisciplinarité

affirmée, l’ouvrage est composé de quatre parties : « culture et identité », « culture

numérique », « culture par le biais de l’art » et « cultures en relation avec l’espace ». Les

trois premières parties sont constituées de trois chapitres, deux pour la dernière

d’entre elles. Ce choix de structuration par thème est commenté et justifié dans une

introduction collective, signée par quatre des directeurs de publication, présentant

l’ouvrage, ses parties et ses chapitres. Une conclusion cosignée par deux des directrices

de publication (Cécile Fries-Paiola et Déborah Kessler-Bilthauer) vient clore ce livre de

250 pages, proposant une lecture alternative, temporelle, des approches de la culture

comme objet dans les différents chapitres (voir infra).

3 Le livre se présente sous les auspices d’une double actualité scientifique, dans la mesure

où il vient s’inscrire, même indirectement, dans un débat scientifique plus large, autour

de la manière dont on peut encore utiliser, aujourd’hui, le terme de culture. Puis, son

caractère actuel réside également dans une volonté déclarée de traiter de terrains

actuels, de pratiques et d’objets culturels ou révélateurs de dynamiques culturelles,

nouvelles ou renouvelées, parfois à travers les technologies numériques. Les

problématiques touchant à la culture, sous différentes acceptions, intéressent bon

nombre de chercheurs en sciences de l’information et de la communication. Pour cette

raison, on peut penser que tout un chacun trouvera dans ce livre un intérêt particulier,

compte tenu de la diversité des approches et des objets qu’il rassemble.

4 En nous écartant d’une lecture strictement chronologique correspondant à la

structuration thématique du volume, retenue par ses directeurs, nous évoquons ici des

affinités par problématiques et objets d’étude qui peuvent servir à regrouper les

contributions en cinq catégories. Quatre de ces catégories de problématiques,

présentées ici en premier, traitent de la culture avant tout au sens patrimonial ou

artistique du terme. Dans la première catégorie, deux chapitres questionnent les

pratiques culturelles actuelles, dans un contexte de convergence entre technologies

numériques et moyens d’appréhension plus classiques de la culture. Nouha Belaid

(pp. 87-106) examine les formes d’expression et les pratiques culturelles observées sur

les réseaux socionumériques qui accompagnent la diffusion d’une série télévisée

libanaise. Elle s’intéresse aux productions des socionautes mais aussi de l’équipe de

production de la série, et s’interroge sur la possible transition en train de s’opérer, dans

ce contexte, entre « téléspectateurs » et « télécréateurs ». Stéphanie Kellner

(pp. 107-134) évoque l’utilisation et l’emprunt de liseuses numériques au sein de

bibliothèques publiques. Enquête à l’appui, la chercheuse souligne qu’il ne s’agit pas,

selon son étude, d’une voie d’accès nouvelle à la culture attirant de nouveaux publics

vers les bibliothèques, mais plus souvent d’une pratique inédite intégrée parmi d’autres

activités culturelles, pour des habitués des lieux.

5 La deuxième catégorie de problématiques interroge pour sa part les pratiques

culturelles ou artistiques réservées aux jeunes aujourd’hui. Toujours dans l’enceinte de

la bibliothèque, Isabelle Lepape (pp. 137-145), conservatrice à la Bibliothèque nationale

de France (BNF), recense l’offre d’activités culturelles et artistiques à l’intention de ces

jeunes qui composent la moitié environ du public des bibliothèques sur le territoire

français. Elle met en avant différentes tentatives de diversification de l’offre culturelle,

ainsi qu’un besoin généralisé de communication autour de cette offre, afin de faire

Questions de communication, 33 | 2018

331

évoluer une image parfois un peu désuète des bibliothèques. La modernisation est

également prônée par Sylvain Fabre (pp. 155-172), en milieu scolaire cette fois. Celui-ci

évoque l’enseignement des arts plastiques à l’école, mesure les tensions entre « culture

artistique » et « culture scolaire », et plaide pour une intégration de l’art moderne sous

forme d’enseignements alternatifs tournés vers l’avenir.

6 Quant à la catégorie suivante, elle concerne de nouvelles mises en scène de la culture à

travers de nouveaux objets. Benjamin Barbier (pp. 37-86) évoque l’entrée dans l’espace

muséographique du jeu vidéo, en tant qu’objet culturel. Il souligne les changements que

cela implique à la fois pour l’objet et pour l’institution muséale, à travers une posture

nouvelle des visiteurs-acteurs, et des modalités d’exposition qui évoluent pour

s’adapter à ces biens culturels en voie de légitimation. Emmanuelle Gangloff

(pp. 195-216) examine les relations entre le spectacle vivant et l’urbanisme, à travers le

champ émergeant de la scénographie urbaine, éphémère ou plus durable. Elle illustre

son propos à travers l’exemple d’un projet de réaménagement de la place Napoléon à la

Roche-sur-Yon, visant à impliquer les habitants dans le projet de réaménagement, tout

en capturant un récit scénographique et en le pérennisant dans la forme de la place

aménagée.

7 En plus de la dimension artistique de son objet, Emanuelle Gangloff discute

l’articulation de cultures scénographique, urbanistique, et « de l’espace ». Par ailleurs,

Baptiste Pizzinat (pp. 173-192) s’inscrit dans une démarche ethnographique qui lui

permet d’expliciter le projet de création artistique d’un danseur iranien exilé en

France. Il souligne la manière dont ce projet a été pensé par rapport à l’identité

nationale et culturelle du danseur, à son statut d’exilé, et aux représentations

culturelles attribuées aux futurs spectateurs, à propos de l’Iran, de l’exil et de la langue

arabe. Élodie Hommel (pp. 53-70) relie, à son tour, pratiques culturelles et cultures de

socialisation, en cherchant à mettre en avant l’influence de la consommation de biens

culturels, en l’occurrence la lecture de romans de science-fiction et de fantasy, sur la

socialisation de jeunes adultes. S’échapper, grâce à la culture, vers un imaginaire certes

irréaliste par certains égards, permet d’explorer sans danger les relations sociales,

aujourd’hui comme par le passé. La chercheuse rapproche les interprétations et

réactions des enquêtés par rapport aux personnages fictifs, de leurs cultures familiales

et professionnelles.

8 Enfin, la cinquième catégorie regroupe les chapitres qui problématisent la notion de

culture dans un sens non artistique. Celui de Cécile Fries-Paiola (pp. 217-234) s’inscrit

dans une réflexion sur l’appropriation culturelle, à la fois nationale et professionnelle,

en rapport avec les pratiquants professionnels du fengshui. La chercheuse met en

relation les discours des pratiquants interviewés sur leurs propres pratiques, leur profil

et parcours professionnels, afin d’analyser les combinaisons d’influences culturelles

qu’ils revendiquent. Joseph Ciaudo (pp. 35-52) se penche sur l’opposition et la

complémentarité entre les termes de culture et de civilisation, sur les plans historique

et syntagmatique, opposition qui existe en français, en anglais et en allemand, entre

autres langues. Or, le chapitre se concentre avant tout sur la signification de deux

termes homologues en chinois, au début du XXe siècle. Il met en avant la labilité de

concepts et l’ambiguïté qui peut parfois entourer leur utilisation. Enfin, Marie-Claire

Willems (pp. 15-34) examine aussi, avec une posture critique, toute l’ambiguïté qui

entoure l’utilisation du terme « culture » en français aujourd’hui. Dans ce chapitre

passionnant, qui ouvre le volume, la chercheuse prend l’exemple de la « culture

Questions de communication, 33 | 2018

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musulmane » venant s’opposer à « la religion musulmane » et à « l’origine

musulmane ». Elle trace ainsi la voie d’une définition socio-constructionniste de la

culture qui laisse toute sa place à la question identitaire et aux dynamiques d’auto- et

d’hétéro-catégorisation qui ont lieu au sein de la société.

9 Dans leur conclusion, Cécile Fries-Paiola et Déborah Kessler-Bilthauer (pp. 235-248)

proposent une synthèse structurée par les « quatre grandes temporalités d’une

dynamique culturelle globale » (p. 236) : la construction, la diffusion, l’appropriation et

la monstration. Ces quatre temporalités leur permettent de resituer les différents

éclairages fournis par les chapitres de l’ouvrage. Cette relecture s’inscrit dans une

volonté de définir la culture avant tout comme une dynamique, et les auteures mettent

en garde le lecteur contre les dérives essentialistes consistant à adopter une vision trop

statique ou réductrice du groupe culturel. Or, c’est peut-être là que ce travail collectif

risque de laisser certains lecteurs avec l’impression d’un projet inachevé. Peut-être est-

ce par modestie, ou pour éviter de rentrer dans le vif des débats actuels, que les

auteures remarquent, en toute fin de conclusion : « Cet ouvrage, d’ambition

pluridisciplinaire – voire interdisciplinaire – n’avait pas la prétention d’apporter un

nouvel éclairage à la définition de la culture, mais plutôt de révéler quelques-uns des

questionnements contemporains » (p. 245). En cela le contrat est rempli, mais il aurait

pourtant été intéressant, dans un ouvrage dont le titre annonce un bilan sur les travaux

actuels, de chercher à faire avancer, grâce au travail collectif, les débats autour de la

définition de son concept-objet central. Alors que certains, à l’image de Fred Dervin

(voir par exemple Le Concept de culture. Comprendre et maîtriser ses détournements et

manipulations, Paris, Éd. L’Harmattan, 2013), plaident pour l’abandon du terme devenu,

selon eux, dangereusement polysémique, les auteurs et directeurs de ce volume, sans

pour autant passer sous silence ces dangers, ne semblent pas en tenir

systématiquement compte. Si l’ouvrage permet de « saisir la culture comme un

phénomène protéiforme, multiple et mouvant, constitutif de la nature humaine »

(p. 245), la question se pose de savoir ce qu’apporte une telle définition, englobant ainsi

des acceptions très différentes de cette notion. Plus la définition est lâche, moins le

concept est opérant et plus il est sujet à détournement, selon Fred Dervin. Finalement,

ce sera au lecteur de décider lesquels, parmi les multiples éclairages proposés par le

volume, il ou elle souhaite retenir pour nourrir sa propre conceptualisation. Ce parti-

pris éditorial n’enlève rien au caractère original et actuel des travaux réunis dans le

livre, qui témoignent tous à leur façon de l’intérêt particulier qu’ils trouvent à Étudier la

culture aujourd’hui.

AUTEURS

ALEXANDER FRAME

TIL, université de Bourgogne Franche-Comté, F-21000

[email protected]

Questions de communication, 33 | 2018

333

Pierre HALEN, Florence PARAVY, dirs, Littératures africaines et spiritualitéBordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, coll. Littératures desAfriques, 2016, 350 pages

Claude Forest

RÉFÉRENCE

Pierre HALEN, Florence PARAVY, dirs, Littératures africaines et spiritualité, Bordeaux,

Presses universitaires de Bordeaux, coll. Littératures des Afriques, 2016, 350 pages

1 L’ouvrage Littératures africaines et spiritualité dirigé par Pierre Halen et Florence Paravy,

qui signent chacun un article, comprend 18 contributions d’autant d’auteurs différents,

réparties en deux parties égales, la première consacrée à des perspectives générales, la

seconde à des études de cas. Si la représentation littéraire des spiritualités, ici

entendues au sens large, offre des voies multiples aux chercheurs, celles qui composent

cet ouvrage illustrent des approches variées, éclairant tantôt une problématique, tantôt

un auteur ou un ouvrage, voire un secteur éditorial. Elles s’avèrent complémentaires et

parfois divergentes, notamment lorsqu’elles abordent l’évolution historique. Par

exemple, si la période de la colonisation apparait inévitablement, ses impacts et leurs

importances varient logiquement selon l’analyse qu’en font les différents auteurs,

notamment en fonction des pays ou thématiques concernées. Mais toutes s’interrogent

sur l’évolution depuis les indépendances, notamment sur les « nouvelles » écritures ou

l’émergence des écritures féminines, et les conceptions et places qu’occupent les

problématiques religieuses ou spirituelles. Il convient de préciser que si les pluriels du

titre Littératures africaines comme celui de la collection, Littératures des Afriques, sont

bienvenus, les Afriques convoquées dans ces textes sont exclusivement sud-

sahariennes.

2 Il ne revient pas ici d’analyser ni de résumer les 18 contributions, toutes très

différentes dans leur objet, style et propos. Cette hétérogénéité n’est pas un obstacle à

Questions de communication, 33 | 2018

334

la compréhension ni à l’intérêt de l’ouvrage, proposant des angles de vue

complémentaires sur des niveaux d’entendement divers. Toutefois, si une définition

commune de la spiritualité ne pouvait être, et n’a pas été, proposée, certains textes

pour intéressants qu’ils peuvent être par d’autres aspects, semblent un peu éloignés de

la thématique centrale, tels ceux abordant « Le roman pour la jeunesse comme lieu de

discours sur les “sagesses” africaines » (pp. 131-146) ou « S’ouvrir à la sagesse africaine

en littérature de jeunesse : de la “bibliothèque rouge et or” à la multiplication des

contes » (pp. 113-130).

3 Contextualisant l’ensemble, l’ouvrage s’ouvre sur un chapitre de Pierre Halen qui,

comme coordinateur, évoque « Littérature et sacré : quelques enjeux africains d’une

problématique générale » (pp. 15-42), le titre correspondant parfaitement au contenu

qui dresse de manière très éclairante un état des lieux de la question et de la situation

contemporaine. Il rappelle la dépendance du religieux à l’égard du textuel – en effet il

n’existe pas de spiritualité sans texte – ce qui peut constituer pour certains un obstacle

dressé devant le discours humain pour atteindre le sacré, mais pour d’autres, au

contraire, lui permettre de se développer. Mais dès lors, une certaine rivalité entre le

discours religieux au sens large et le discours profane va exister, et peut-être s’incarner

différemment des deux côtés de la Méditerranée. Cette incarnation, dont les différences

vont s’exacerber sous l’ère coloniale puis dans la quête de savoirs « authentiques »,

parfaitement « endogènes », « d’identités » que rechercheront plus particulièrement

les mouvements revendiquant une négritude, ne masque-t-elle pas « une concurrence

plus fondamentale entre des formes de savoir qui n’ont, en réalité, rien de

spécifiquement africain ou occidental » (p. 19) ? Les figures de Franz Fanon et Léopold

Senghor traversent évidemment certains des textes présentés, qui rappellent au

demeurant que la plupart des pays du continent sont multiethniques, multilingues – ce

qui n’est pas sans souci pour la diffusion des littératures – et multiconfessionnels.

Aussi, prises dans leur ensemble, aux formes de savoir par adhésion ou enchantement,

qui jouent un rôle de cohésion et de liaison indéniable des communautés humaines,

tant territoriales que d’écrivains ou de lecteurs, ne s’oppose-t-il pas partout des formes

davantage critiques et empiriques, qui s’obstinent à se coltiner le Réel face aux

productions humaines d’Imaginaire ? Dès lors, n’est-ce point une question qui travaille

pareillement en interne toutes ces communautés, et différemment seulement en

proportion, et non en essence, selon les continents (et les époques d’ailleurs) ?

4 Sur la place et le rôle qu’il reviendrait aux Africains artistes en général, aux écrivains

en particulier (mais il en va de même pour les cinéastes), il est temps et salutaire que

soit désormais questionnée cette condamnation qui se voudrait par certains à

perpétuité, cette assignation à résidence, auxquels d’aucuns continuent de vouloir

idéologiquement les évaluer. Sommés de défendre et illustrer leurs cultures

autochtones, il leur reviendrait de les figer dans des représentations stéréotypées dans

lesquelles, justement, la « sagesse », la « spiritualité » forcément matinée d’animisme et

de cérémonies exotiques tiendrait une place prépondérante, peut-être pour compenser

la compromission, nécessaire mais coupable aux yeux de certains, d’écrire dans la

langue du colonisateur. La représentation coloniale de l’indigénisme a longtemps limité

tout écrivain (et artiste, voire tout Africain) à ne parler que sur « sa » tradition, celle-ci

étant nécessairement orale et déférente vis-à-vis des sagesses ancestrales. Pourtant le

spirituel, qui ne peut se résumer au religieux mais qui doit au contraire s’en (et l’)

inspirer, vise à apporter des réponses à la question du sens, nécessairement frappées du

sceau de l’incertitude, du provisoire, de l’incomplétude et du singulier. Il convient dès

Questions de communication, 33 | 2018

335

lors d’en finir avec une vision réductrice d’UNE Afrique homogène habitée des mêmes

cultures et spiritualités que seules de plaisantes variations mineures et inutiles

viendraient exotiquement colorer.

5 La variété des textes et auteurs étudiés dans ce livre montre la pluralité des Afriques et

de leurs approches de la littérature. Au-delà de la « parole gravée » qui recueille les

dires et récits religieux ou légendaires, est venue une littérature « exotique » et

intemporelle apte à satisfaire les éditeurs et lecteurs occidentaux. Le parallèle est

saisissant avec les – toujours actuels – bailleurs de fonds occidentaux, tels

l’Organisation internationale de la francophonie (OIF), ne donnant de l’argent aux

cinéastes africains que s’ils font des films « africains », c’est-à-dire avec des histoires et

images figées de l’Afrique ; cette contrainte mériterait à elle seule une étude et un

approfondissement. L’altérité prêtée à l’Afrique a été un outil de maintien de sa

domination, et est devenue une justification de l’échec par sa population d’une maîtrise

individuelle et collective de sa destinée, même si dans l’histoire de la littérature

africaine « l’insertion, à l’intérieur de la narration, d’un élément symbolique qui

renvoie au monde “traditionnel” africain s’est faite en général en vue de manifester son

opposition à la domination coloniale » (p. 68), elle en renforçait de fait la stéréotypie, se

focalisant sur des éléments et personnages présents dans le roman colonial comme le

griot, le féticheur, l’aïeul sage, etc. Mais l’émergence d’une nouvelle génération

d’écrivains, née après la colonisation et après les utopies post-indépendantistes, vise à

une émancipation vis-à-vis de ces représentations pour, simplement, rejoindre LA

littérature, telle qu’elle s’entend et s’attend dans le reste du monde. Et cet ouvrage

montre que la spiritualité n’en est nullement absente, ne serait-ce que par le nombre de

titres de livres comportant le mot « Dieu ». Mais il démontre également que, en

conséquence, les défis lancés aux spiritualités africaines sont exactement les mêmes

que ceux qui affectent les spiritualités des autres continents – ce qui risque, comme

pour les autres, de les affecter profondément voir de les remettre en question. Car, de

la même manière que le seul « cinéma-monde » est celui actuellement produit aux

États-Unis d’Amérique, la « littérature-monde » ne l’est que par, et pour, le règne de la

marchandise sur un marché mondialisé qui as, pour le moment, fait peu de cas des

spiritualités. Même si, pour une population en désarroi et quête de sens, le marché de la

littérature spirituelle, dont l’africaine, paraît matériellement très prometteur.

AUTEURS

CLAUDE FOREST

Accra, université de Strasbourg, F-67000

c.forest[at]unistra.fr

Questions de communication, 33 | 2018

336

François HARTOG, La Nation, la religion,l’avenir. Sur les traces d’Ernest RenanParis, Gallimard, coll. L’Esprit de la cité, 2017, 160 pages

Marie-Ève Saint Georges

RÉFÉRENCE

François HARTOG, La Nation, la religion, l’avenir. Sur les traces d’Ernest Renan, Paris,

Gallimard, coll. L’Esprit de la cité, 2017, 160 pages

1 Ce livre de l’historien François Hartog, intitulé La Nation, la religion, l’avenir. Sur les traces

d’Ernest Renan, paraît au printemps 2017. Loin du tumulte électoral français, la réflexion

proposée relève d’un travail minutieux, très précis et à l’image de l’auteur connu pour

ses recherches sur les régimes d’historicités et la notion de présentisme. Ainsi la

trajectoire d’Ernest Renan obtient-elle un nouveau coup de projecteur.

2 Les trois parties du livre se fondent dans l’étude de la Nation, la religion et l’avenir. Et,

comme l’indique le titre, ce sont trois temps de la vie d’Ernest Renan : d’abord à

Tréguier, dans les Côtes-d’Armor, puis à Paris, pour terminer dans un épilogue

synthétique au purgatoire. Trois déclinaisons de la pensée de l’auteur de « Qu’est-ce

qu’une nation ? » (Renan E., 1882, « Qu’est-ce qu’une nation ? », discours prononcé à la

Sorbonne, Paris, Éd. Mille et une nuits, 1997). Les jalons biographiques se conjuguent au

décryptage des questionnements, d’Ernest Renan en premier lieu mais aussi du

contexte historique traversé. Le lecteur est invité à se saisir de ces questionnements,

pas seulement pour ce qu’il révèle de la pensée d’Ernest Renan, mais surtout pour saisir

la manière dont le savant pose les questions.

3 Les aspects concernant la religion sont amplement imprégnés de cette leçon inaugurale

hors-norme qu’Ernest Renan donna au Collège de France en 1882, surtout pour

souligner le contexte et la conséquence directe de celle-ci. Son renvoi immédiat de

l’institution est prononcé, non pas pour la question même de la Nation, mais à cause de

l’affirmation posée par Ernest Renan. Jésus est décrit comme « cet homme

Questions de communication, 33 | 2018

337

incomparable », ce qui semble totalement inaudible pour l’Église catholique. Cette

dernière ne peut mettre sur un même plan terrien l’homme avec celui qu’elle considère

comme le fils de Dieu. L’évocation de la religion ainsi placée au cœur du cheminement

personnel comme d’écrivain acharné se reflète particulièrement dans cette conférence.

Et ce discours inaugural renvoie au premier des sept livres qu’écrira ensuite le

séminariste. Le Renan séminariste renoncera aux vœux et il ne deviendra pas prêtre. Ce

thème n’est donc pas simplement tourné vers les choix opérés par Ernest Renan au

sujet de la religion, mais bien plus sur la réflexion qu’il n’aura de cesse de nourrir

jusqu’à la fin de sa vie. Nous nous situons alors juste avant la loi de séparation des

Églises et de l’État, en 1905.

4 Bien plus qu’une causerie stérile pour ou contre l’Église, François Hartog inscrit ce

passage dans celui du progrès de la conscience. Un progrès qui mêle théologie, mais

aussi philosophie et science. Le trait commun rejoint les études menées par Ernest

Renan en philologie hébraïque. Le langage relie ainsi toutes les hypothèses dans la

recherche de vérité. C’est à la fois une riche production mise au goût du jour, avec

l’incontournable Histoire. Ernest Renan était en quête de l’origine des choses, du

christianisme particulièrement. Et le préalable posé consiste à trouver les éléments

pour penser dans le passé, afin d’en comprendre toutes les contradictions. Cela

permettrait d’accéder à cette quête de l’origine des choses et à la vérité. L’avenir

adviendrait par le travail des savants, en pleine conscience et avec la science pour seul

guide pour l’humanité. Selon Ernest Renan, la religion signifie l’avenir et l’avenir

signifie la science. Et si tout est devenir, pour Ernest Renan cela signifie que

« l’Ancienne Histoire […] maîtresse de vie est bien morte » (p. 100).

5 Dans la partie consacrée à l’avenir, l’on comprend qu’il se focalise précisément sur

l’Europe. Cette Europe qui allait effectivement connaître l’expansion industrielle,

économique et politique, son accès à la modernité dans une certaine mesure. Les trois

thématiques mises en avant dans l’ouvrage (religion, avenir et science) sont ainsi liées.

Ce qui forme une Nation tient à la langue et à l’Histoire, avec un fondement de cette

nation très divergent entre l’Allemagne et la France de cette époque. Avec le recul de

l’historien, François Hartog remet en perspective ce fondement du droit des peuples à

disposer d’eux-mêmes. Comme un choix, mais où le fondement de la nationalité ne

procède plus tout à fait de l’alliance supposée de la race à la langue. Comme le

montrent les propres mots du titulaire (renvoyé puis réhabilité quelques années plus

tard) de la chaire de philologie hébraïque du Collège de France, il s’agit de cette

existence de l’individu alliée à cette affirmation perpétuelle de vie.

6 Dans la partie relative à la Nation, la croyance d’Ernest Renan en l’Europe semble là

encore manifeste. Telle une solution pour ouvrir un avenir par-delà les nations. Si le

texte qu’il prononce en 1882 à la Sorbonne sous forme d’interrogation traverse le temps

(« Qu’est-ce qu’une Nation ? »), c’est aussi dans l’intention de projeter le débat sur le

futur. En creux, c’est aussi une invitation à ne pas remettre en cause la catégorie même

dans laquelle se situe un avenir pour l’heure inaccessible. Car, comme nous apprennent

ces traces de la vie d’Ernest Renan, l’avenir et son pendant immédiat – le devenir – ont

sans cesse été reformulés. Ainsi l’alliance des trois termes – la Nation, la religion,

l’avenir – se formalise-t-elle comme une métaphore filée. En outre, Ernest Renan avait

foi en l’avenir. Celui-ci sera définitivement gravé sur la statue qui lui est dédiée à

Tréguier et sur laquelle figure comme une maxime « on ne fait de grandes choses

qu’avec la science et la vertu ».

Questions de communication, 33 | 2018

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7 Les régimes d’historicités (François Hartog, 2003, Régimes d’historicité. Présentisme et

expériences du temps, Paris, Éd. Le Seuil, 2012) trouvent ici une incarnation, l’idée de

progrès pour ligne de mire. Et même si les rebondissements du siècle d’Ernest Renan

ont immanquablement conduit à de multiples remises en cause. Des retournements

politiques de 1848, ceux de 1870, jusqu’au retour de la République après le Second

Empire, le bouleversement de l’idée de Nation, de l’idéologie associée à la religion

comme les caractéristiques constitutives de l’avenir, dessinent ces nouvelles

temporalités du siècle d’Ernest Renan.

8 Et pour comprendre ce chercheur inépuisable, il faut aussi remonter à l’œuvre qu’il

compose en 1848, dès son plus jeune âge. Intitulé L’Avenir de la science (Paris, Calmann-

Lévy), le livre sera finalement publié peu de temps avant la mort de son auteur.

Véritable œuvre vivante, composée des fragments du parcours du jeune Breton arrivé à

Paris pour intégrer le séminaire mais aussi du scandale majeur provoqué par sa

conférence inaugurale au Collège de France. L’ensemble de cette œuvre est revisitée

par François Hartog qui traduit en nuance la lente maturation de ce parcours

spécifique.

9 Les interprétations de l’œuvre d’Ernest Renan demeurent multiples, notamment si l’on

se réfère aux points de vue de Charles Maurras, d’Aimé Césaire comme de Claude Lévi-

Strauss. Tout en tenant compte de ces regards, le voyage sur les traces d’Ernest Renan

est ponctué par les positionnements de l’auteur de La Vie de Jésus (Paris, Lévy, 1863). Et

les controverses restituées précisément enseignent la facilité à sortir d’un contexte

historique et scientifique des bribes pour les transformer en polémiques. Parce que ces

polémiques ne naissaient pas pour les mêmes raisons en 1882 qu’après la Seconde

Guerre mondiale. La recherche de cette différence, dans ces temporalités variées, à se

positionner par rapport à la religion constitue toute l’interrogation de François Hartog.

Entre le catholicisme du Pape Pie IX et les amalgames à l’endroit de la religion

musulmane de ce début de XXIe siècle, ce livre montre avec force les nuances

nécessaires pour se saisir de thématiques, de leurs champs d’analyse, extrêmement

vastes.

10 Ernest Renan est aussi décrit comme un adepte du double. Un double qui caractérise sa

propre réflexion scientifique, tout au long de sa vie. Le double constitue le filtre par

lequel passe l’engagement d’Ernest Renan dans son cheminement de philologue breton

et à travers son positionnement philosophique, une vie d’aspirant prêtre qui vient au

séminaire, avant de reprendre une vie d’étudiant avec l’aide de sa sœur. Le regard que

pose François Hartog questionne au fond la transmission du savoir.

11 L’ouvrage s’inscrit pleinement – de Tréguier au Collège de France – dans la

compréhension de ce « savant indubitable ». Et à ses questionnements posés, François

Hartog invite à ne proposer aucune solution définitive. Le lecteur peut à son tour suivre

le parcours d’Ernest Renan, placé au cœur de ce XIXe siècle qui aspirait à la modernité.

À travers l’opus du directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales

(EHESS), on passe en revue les questions qui ont jalonné la vie entière d’Ernest Renan.

Des questionnements restitués précisément dans ce contexte donné. Avec, in fine, des

éléments de réflexion qui semblent complètement transposables dans nos situations

présentes. À condition, comme le rappelle François Hartog en faisant sien l’adage

d’Ernest Renan, de « ne demander au passé que le passé » (p. 101). Quelles sont les

questions posées et comment – dans ce passé là – ont-elles obtenu des réponses ? La

Questions de communication, 33 | 2018

339

marque du présentisme n’est jamais très loin, pour renvoyer le contexte passé à notre

présent en crise et à mieux réfléchir notre propre présent.

12 L’intérêt de l’ouvrage réside surtout dans la façon qui nous est suggérée de saisir la

méthode Renan, sa manière de coupler science, religion et philosophie, pour avancer

dans nos propres questionnements. Avec, pour François Hartog, l’importance de Virgile

et du Mens agitat molem (littéralement, c’est l’esprit qui met en branle la masse du

monde) en écho à ses propres travaux et réflexions sur le temps.

AUTEURS

MARIE-ÈVE SAINT GEORGES

Gériico, université Lille 3, F-59000

marie-eve.saintgeorges[at]univ-lille.fr

Questions de communication, 33 | 2018

340

Sophie JOLLIN-BERTOCCHI, Lia KURTS-

WÖSTE, Anne-Marie PAILLET et Claire STOLZ, dirs, La Simplicité.Manifestations et enjeux culturels dusimple en artParis, H. Champion, coll. Bibliothèque de grammaire et de linguistique,2017, 542 pages

Jean-François Clément

RÉFÉRENCE

Sophie JOLLIN-BERTOCCHI, Lia KURTS-WÖSTE, Anne-Marie PAILLET et Claire STOLZ, dirs, La

Simplicité. Manifestations et enjeux culturels du simple en art¸Paris, H. Champion, coll.

Bibliothèque de grammaire et de linguistique, 2017, 542 pages

1 Depuis l’Antiquité, le terme de « simplicité » est présent aussi bien dans la littérature

que dans les beaux-arts, dans les sciences que dans la morale. Cette diversité de

contextes, également d’usages ou de projets, puisque le même concept peut servir à

décrire, à interpréter ou à juger, met immédiatement en question l’évidence d’un tel

terme.

2 Pour construire une problématique, limitée ici au domaine de la littérature et de

quelques arts plastiques ou musicaux, ce qui exclut d’emblée toute réflexion dans le

domaine des sciences, on peut partir de l’analyse du champ notionnel où une même

racine, « simple » va se déployer en « simplification », « simplet » ou « simpliste », ce

qui peut jouer sur la compréhension du terme « simplicité ». D’autant plus que si

l’adjectif précède ou suit un nom, son sens peut changer du tout au tout. Ensuite, le mot

« simplicité », s’il a de très nombreux antonymes, n’a pas de véritables synonymes. En

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faire le relevé permet de voir comment dans une langue particulière, le français, se sont

construites des relations avec, par exemple, la nature, l’unité, l’élémentarité, la nudité,

la netteté, la clarté, la concision, mais aussi la pauvreté, la sécheresse ou la banalité, ce

qui permet de construire des problématiques très différentes les unes des autres en

utilisant les mêmes outils apparents.

3 Si on prend en considération ces premières remarques, on va vite se rendre compte que

les réflexions diffèrent selon les époques, même si on constate des retours ou des

déplacements d’argumentations et selon les domaines puisque les critères d’un « texte

simple » n’ont aucun rapport avec ceux d’une « musique simple » par exemple. On va

surtout très rapidement se rendre compte qu’il n’y a pas de critères s’imposant de

manière évidente et permettant de caractériser une production quelconque comme

simple. Bertrand Rougé (pp. 285-298) en donne plusieurs exemples dans son article

« “‘Less is more’… than it seems” ou l’évidence du simple : faux-semblants du pur, du

littéral et du banal dans les arts plastiques au XXe siècle » en se demandant si la

simplicité consiste à refuser l’artificialisation, à seulement vouloir la cacher ou à n’en

prendre, tout simplement, pas conscience.

4 Le premier point à souligner est qu’il n’y a pas de critères possibles de la simplicité

universellement acceptés. Que ce soit pour définir les propriétés d’un texte « simple »,

il n’y a pas d’accord unanime puisque tout dépend de l’analyste qui peut privilégier les

propriétés internes au texte ou sa lisibilité par des personnes de groupes sociaux

différents. Dans le premier cas, il peut mettre en avant les textes faisant appel à des

concepts univoques si son intérêt se porte sur les éléments manipulés, mais un autre

observateur peut négliger cet élément lexical et mettre en avant l’angle syntaxique. Et

l’on arrive très rapidement au paradoxe que plus la phrase est « simple », comprise par

exemple par des professionnels exercés, moins elle sera interprétable sans explication

par un public inexpérimenté qui devra faire des paris sur les informations manquantes

afin de construire un sens seulement probable. Et la même question se pose, au-delà de

l’ordre interne des propositions, pour ce qui est des styles.

5 Ceci est aussi vrai en peinture, que l’on pense à l’arte povera, au minimalisme ou aux

gestes de provocation que pourrait être un carré blanc sur fond blanc. Dès que l’on

devient attentif, on voit que le carré n’est pas un carré et que le blanc du carré n’est pas

celui du fond et cela ne s’arrête pas là. Là où le visiteur inattentif ou pressé verra de la

simplicité, le critique se trouvera en présence d’une insondable complexité faisant

appel aux notions d’outre-blanc ou de déconstruction de l’image peinte.

6 Il en est de même en musique comme le souligne Bernard Sève (pp. 315-324) dans son

chapitre : « La simplicité musicale sous le prisme de l’organologie ». Un même morceau

de musique peut être « simple » à jouer sur une flûte de roseau construite à partir du

ton de la partition et très difficile sur un pipeau ayant potentiellement toutes les

tonalités. On peut même dire que, souvent avec des instruments plus complexes, le jeu

devient plus simple. Parler de simplicité n’a aucune signification tant qu’on n’a pas

précisé l’élément précis, qu’il soit, par exemple, thématique, mélodique, rythmique ou

harmonique déterminant le critère auquel on pense de manière subconsciente, pour ne

rien dire du niveau du musicien. Et comme il existe plusieurs dizaines de critères de la

simplicité en musique, il n’est guère possible de fonder un jugement sur un de ces

critères, en particulier sans accord préalable. De plus, il est impossible de faire une

synthèse de tous ces critères, il est ainsi impossible d’affirmer en droit qu’un morceau

de musique serait « simple ».

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7 On va un peu plus loin en observant que ces dialogues de sourds, résultant d’une

maîtrise imparfaite du langage à plusieurs de ses niveaux, ne portent pas en réalité sur

quelque chose d’objectivement définissable. Si, par exemple, le peintre Chardin

apparaît plus « simple » dans son art que Watteau, Boucher ou Fragonard, il convient

d’être très prudent. De tels jugements apparents peuvent cacher d’autres oppositions

sur des valeurs portées par la nouvelle bourgeoisie s’opposant au mode de vie d’une

aristocratie considérée comme décadente ou se perdant dans des futilités. Le jugement

cesse d’être esthétique pour devenir en réalité éthique et il occulte, dans ce cas, une

lutte des classes naissantes.

8 Ces idées sont développées, dans la première partie du livre, selon un panorama

historique allant de l’Antiquité au XXe siècle et après avoir examiné plusieurs

théoriciens, dont Aristote, Hermogène, Cicéron, Longus ou Roland Barthes, la seconde

partie explore les usages du concept dans la littérature chez Ronsard, Ménage,

Bouhours ou Jules Renard parmi d’autres auteurs. La troisième partie aborde, plus

rapidement, quelques points dans le domaine des arts non littéraires avant que d’autres

auteurs construisent la quatrième partie autour de la complexité de la simplicité. Sont

donc traitées des questions comme le pléonasme qui semble être un « simple »

redoublement du sens, la déponctuation de multiples textes contemporains qui paraît

simplifier les textes tout en en rendant la lecture de plus en plus malaisée. Plusieurs

auteurs proposent alors le concept de « simplexité », ce mot-valise indiquant qu’une

complexité est présente chaque fois qu’on ne perçoit qu’une fausse simplicité ou qu’une

simplicité superficielle.

9 On peut réellement se demander si ce concept de « simplexité » est bien utile dès lors

que dans un domaine donné, on a établi la liste des critères possibles afin de signaler

ceux que l’on retient comme étant pertinents à ses yeux et donc ceux que l’on élimine.

Qu’apporte d’utile ce concept de « simplexité » sinon la reconnaissance qu’il n’y a

pratiquement jamais d’accord sur un sens dès lors qu’un concept dans un domaine

donné a plusieurs dizaines de sens ? Toute pensée rigoureuse suppose la maîtrise

préalable de ces polysémies. L’inconvénient du concept de « simplexité » serait de faire

croire qu’on ne pourrait jamais y arriver d’une part et d’autre part, que cette notion

pourrait être le prédicat d’une quelconque réalité, ce qui est absurde.

10 Plusieurs index très utiles clôturent ce livre dédié donc essentiellement à la littérature

en raison des spécialités des quatre éditrices. S’il est bien question d’arts dans cet

ouvrage, la chorégraphie tout comme les installations, pour ne prendre que ces

exemples, sont absentes. Il est évident que la notion de « simplicité » est aussi utilisée

dans le droit, la théologie et les sciences. Des recherches analogues pourraient être

entreprises dans ces différents domaines afin de déterminer ce qu’il y a d’arbitraire ou

de fondé dans les débats autour de cette notion de « simplicité ». Il conviendrait enfin

de se demander comment fonctionne cette notion dans des savoirs, comme la chimie ou

les mathématiques où les concepts visent à être monosémiques.

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AUTEURS

JEAN-FRANÇOIS CLÉMENT

clementjf[at]gmail.com

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Sylvie LINDEPERG, dir., Par le fil del’image. Cinéma, guerre, politiqueParis, Éd. de la Sorbonne, coll. Histo.art, 2017, 182 pages

Michel Cadé

RÉFÉRENCE

Sylvie LINDEPERG, dir., Par le fil de l’image. Cinéma, guerre, politique, Paris, Éd. de la

Sorbonne, coll. Histo.art, 2017, 182 pages

1 Cette livraison se présente comme une série de 7 articles et 2 dialogues, forme

habituelle aux actes de colloques, mais ici forme voulue pour rendre compte du travail

accompli au sein d’une école doctorale, en l’occurrence l’école doctorale Histoire de

l’art de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, autour d’une professeure directrice de

thèses, Sylvie Lindeperg, Comme celle-ci l’indique dans son introduction, après avoir

rappelé les progrès des travaux consacrés à « explorer les liaisons du cinéma et de

l’histoire » (p. 9), ce qui agrège ces textes, à l’exception d’un, c’est de présenter des

travaux de thèses, en cours ou achevés, entrepris sous sa direction et à l’occasion

desquels devient visible « une génération de jeunes chercheurs unis par une complicité

intellectuelle et des relations d’amitié » (p. 10). Sans être le manifeste d’une école en

devenir, cette livraison en a un peu l’allure.

2 La première partie réunit des contributions autour d’un thème à spectre large :

« Cinéma et politique : figures de l’engagement et création collective » où les

cheminements forcés l’emportent parfois sur les passerelles possibles. Les deux

premiers textes, l’un d’Ania Szczepanska (pp. 21-42), l’autre de Mila Turajlic (pp. 45-59),

sont consacrés à une approche nouvelle du cinéma dans les pays de l’Est, Pologne et

Yougoslavie. Renonçant à une approche « occidentale », les deux auteures interrogent

la production cinématographique des années communistes en privilégiant les rapports

sociaux et de force, à l’œuvre dans ces sociétés dont le monolithisme s’avère, pour

partie, une vue de l’esprit.

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3 À travers l’histoire du groupe de production X animé par Andrzej Wajda de 1972 à 1983

(p. 25), Ania Szczepanska interroge les pratiques du groupe et sa relation au pouvoir

socialiste. À partir des rapports des commissions de « censure » (p. 29), guère utilisés

jusque-là, elle montre comment fonctionnent les échanges entre créateurs et

politiques, les codes non formalisés à l’œuvre, les possibilités de glisser dans les

interstices de la doctrine des coins de liberté (pp. 26-29). Elle souligne au passage les

discussions nombreuses sur la forme et l’expression, fréquentes à ce sujet, des gens de

cinéma, scénaristes en particulier (pp. 29-30). Cependant des formes insidieuses de

censure, au niveau de la distribution (p. 32), permettent au pouvoir de maîtriser en aval

une expression artistique avec laquelle il sait faire des compromis (pp. 33-34).

Analysant la pratique du groupe X à partir de documents divers et à travers des

entretiens, Ania Szczepanska constate d’abord sa fonction rassurante pour ses

membres placés sous l’aile tutélaire du plus important cinéaste polonais d’alors, citant

Agnieszka Holland qui définit ainsi son ancien groupe après avoir goûté aux conditions

de production à l’Ouest : « Une bénédiction, un asile, un soutien, un club » (p. 36). Le

revers de la médaille fut le poids du protecteur (p. 38) mais permit l’émergence d’une

« dynamique collective » qui amena de jeunes auteurs à travailler ensemble (p. 39). Le

développement d’un cinéma relativement autonome finit par se heurter au mur d’un

état autoritaire quand, la situation politique se transformant avec les grèves de Gdansk

de 1980, Andrzej Wajda en tournant L’Homme de fer décida qu’il était temps de choisir.

4 Étudiant la politique des Studios d’Avala Film de Belgrade, Mila Turajlic retrace

l’histoire du cinéma yougoslave après la Seconde Guerre mondiale. Elle montre le rôle

central que joua la production yougoslave dans la construction d’une nation, en

particulier à travers les films de partisans (pp. 48-51). Que cette nation n’ait pas résisté

au mouvement de l’histoire n’enlève rien à l’intérêt de la tentative. Celle-ci devait

beaucoup au chef de l’État, Josip Broz Tito, président cinéphile (pp. 57-59), persuadé de

la puissance du 7e art et de la capacité de cohésion recelée par de grands films

historiques évoquant l’histoire récente (pp. 51-56). L’ombre portée de sa présence dans

ces films, extraite de films tournés dans la clandestinité ou interprétée par des acteurs,

n’était pas un bénéfice inattendu mais elle fut discrète (p. 52). À l’occasion de la

production et de la réalisation de ces œuvres, nombreuses furent les discussions entre

« politiques » et gens de cinéma (pp. 51-57). On retrouve le même jeu entre les uns et

les autres que dans le cas polonais, avec cette différence que l’arbitrage, en général en

faveur des réalisateurs, est effectué par Tito lui-même qui montre, à cette occasion, sa

parfaite connaissance des problèmes techniques posés par la réalisation d’un film.

5 Si le travail des deux auteures se recoupe en partie, le dialogue qu’elles nouent

(pp. 61-74) permet d’entrer plus avant dans leurs méthodes. Toutes deux revendiquent

d’étudier les rapports entre cinéma et politique dans les pays de l’Est en faisant appel à

des sources archivistique et orales, examinées sans œillères idéologiques, pour penser

leur objet à partir des traces qu’il a laissées, en sondant ses logiques propres,

proposition neuve d’historiennes conséquentes (pp. 61-69). Cependant leur point

commun le plus intéressant est d’avoir mené de front un travail universitaire et la

réalisation d’un film sur le même sujet : Nous filmons le peuple ! pour Ania Szczepanska,

Cinema Komunisto pour Mila Turajlic. Tout en reconnaissant que leurs recherches dans

un cadre universitaire leur ont permis de penser leur projet de film, elles insistent sur

la nécessité qui fut la leur de se débarrasser du poids des connaissances acquises pour

retrouver la liberté nécessaire à s’exprimer dans un autre langage (pp. 69-74). Les deux

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chercheuses et réalisatrices apportent ainsi leur pierre à la réflexion de Robert A.

Rosenstone s’interrogeant, dans History on Film, Film on History (Londres/New York,

Routledge, 2018 [2006], pp. 12-27) sur la possibilité d’écrire au XXIe siècle l’histoire à

travers le médium du cinéma.

6 La contribution de Catherine Roudé (pp. 75-69) consacrée à deux faces et deux

moments de la même entreprise de production, Slon et Iskra (pp. 75-78), icônes du

cinéma perpendiculaire, pour reprendre l’expression de Philippe J. Maarek (De Mai 68

aux films X. Cinéma, politique et société, Paris, Dujarric, 1979, pp. 27-32), peut se lire en

parallèle avec celle d’Ania Szczepanska, à la fois à travers son intérêt pour le

fonctionnement d’un collectif, l’exploitation de sources jusque-là délaissées et le

recours à l’histoire orale (pp. 78-81). Reprenant un dossier mythifié, l’auteure donne à

voir les articulations d’un collectif militant, dominé par une figure forte du cinéma,

Chris Marker (p. 82), et son évolution de la production à la distribution (pp. 85-87). Ce

travail établit une périodisation, une évolution des orientations politiques comme des

thématiques, ouvre un nouvel espace à la compréhension du cinéma militant

entre 1968 et 1995 et constitue un jalon essentiel vers une histoire d’un cinéma trop

souvent analysée comme marginale.

7 Avec « Ahmed Bouanani, la clé de La septième porte », Marie-Pierre Bouthier (pp. 91-106)

présente quelques résultats de ses recherches autour du documentaire tunisien et

marocain, l’Algérie semblant exclue de ses recherches. Work in progress, cette

intervention est moins mature que les précédentes mais, néanmoins, partage avec elles

la volonté d’explorer des archives négligées, de recourir à l’enquête orale, comme de

s’interroger sur l’émergence de collectifs (p. 99). La personnalité du monteur et

cinéaste marocain Ahmed Bouanani est au centre de l’article, très largement construit à

partir de ses écrits publiés ou privés (pp. 95-105). La réattribution à ce dernier du film 6

et 12 tourné en 1968, officiellement signée par Majid Rechiche et Mohamed

Abderrahman Tazi (pp. 96-97), ne convainc guère, l’auteure ayant tendance à

surinterpréter les indices, défaut que l’on retrouve dans l’analyse qu’elle fournit de 6 et

12 (pp. 97-101). L’absence d’entretien avec Mohamed Abderrahmane Tazi confirme que

l’enquête s’est plus déroulée à charge qu’à décharge, l’empathie manifeste qu’éprouve

Marie-Pierre Bouthier pour son sujet n’est pas nécessairement bonne conseillère pour

l’historienne (pp. 105-106), péché de jeunesse…

8 La seconde partie de cette livraison, sensiblement plus courte, « Images des guerres et

des génocides », associe deux articles qui, quoique très différents dans leur sujet, ont la

Seconde Guerre mondiale et l’extermination des Juifs d’Europe en référence, à un

article qui interpelle les images du génocide des Tutsi au Rwanda, non sans liens avec le

précédent, l’ensemble s’inscrivant dans le renouvellement de la lecture des cauchemars

du XXe siècle. Victor Barbat (pp. 109-126) suit le parcours de Roman Karmen, célèbre

opérateur d’actualités soviétique, qui s’est illustré pendant la guerre d’Espagne (p. 110),

de 1941 à 1945, durant la « Grande Guerre patriotique ». Comme les autres auteur-e-s de

cette livraison, Victor Barbat recourt à des archives jusqu’alors peu utilisées (ibid.), ce

qui lui permet de tracer une carte des parcours de Roman Karmen pendant le conflit et

de constater qu’il fait le choix de l’intensité plutôt que de la durée (p. 111). Il montre

comment, par son habileté à monter, Roman Karmen, même pendant la défaite, sait

suggérer la victoire, sans recourir à de grossiers artifices, en utilisant un prémontage

au tournage qui n’est certes pas une nouveauté – les opérateurs d’Albert Kahn faisaient

cela très bien à la fin des années 1920 (Teresa Castro, « Les Archives de la Planète et les

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rythmes de l’Histoire », 1895, 54, 2008, pp. 56-81 ici pp. 64-65) –, mais qui, testé par lui

en Espagne et en Chine, est d’une redoutable efficacité (pp. 112-115). Roman Karmen se

révèle jouer aussi un rôle essentiel dans la « normalisation » des studios de Leningrad,

agent du comité du cinéma (pp. 116-118) mais aussi reporter de guerre pour les Izvestia,

il est désormais incontournable : il filmera la jonction des armées russes à Stalingrad, la

reddition de Von Paulus, la libération du camp de Maïdanek et sera le « porte-voix de

Moscou à l’international lors de la prise de Berlin » (p. 123), tout cela en partie grâce

aux liens qu’il entretient avec l’armée (p. 124).

9 Ophir Levy consacre son enquête aux réminiscences de la mémoire des camps,

interrogeant l’irruption de cette mémoire au détour des images qui composent

l’hypertexte du cinéma post-1945. Ainsi, reconnaît-il dans les tatouages matricules des

jeunes femmes d’Alphaville de Jean-Luc Godard (1965) ou dans les manifestants soulevés

de terre par la pelle d’un camion-bulldozer dans Soleil vert de Richard Fletcher (1973),

les marques du souvenir, peut-être subliminal, des camps nazis (pp. 127-128). Décidé à

traquer ces signes, il interroge notre mémoire nourrie de la réception des images

d’archive de l’ouverture des camps pour en établir la migration (pp. 128-129) dans des

films aussi différents que Platoon d’Oliver Stone (1987) ou La Reine Margot de Patrice

Chéreau (1994) où – inconsciemment ? – nous les reconnaissons, reste à documenter

cette affirmation (p. 129). S’appuyant sur des travaux divers où se côtoient les œuvres

de Sylvie Lindeperg, Michel de Certeau, Suzanne Liandrat-Guignes et Jean-Louis

Leutrat, Serge Daney et l’inévitable Michel Foucault, Ophir Levy file la métaphore

archéo-géologique sans toujours convaincre, l’appel aux grands anciens est une facilité

quand elle se fonde sur un éclectisme universitaire très « mode » aux allures de

sophisme (pp. 130-133). L’auteur est par ailleurs conscient des risques de

surinterprétation « kabbalistique » que peut entraîner une recherche excessive des

réminiscences (p. 133). Il propose, pour illustrer sa méthode, de se livrer à une étude de

cas, autour du thème du tatouage dans le cinéma, très argumentée et fort bien venue

(pp. 134-142) mais qui fait l’impasse sur l’envahissement contemporain du tatouage

comme motif d’affirmation de l’identité personnelle ou collective. Cependant, cette

plongée dans le jeu des réminiscences dans le cinéma des images des camps constitue

un des textes les plus novateurs, nonobstant quelques réticences, de cet ouvrage.

Nathan Réra (pp. 157-178) lui s’est intéressé à un corpus peu étudié, celui des images,

photographiques ou filmées, du génocide des Tutsi rwandais. Revenant sur sa méthode,

les résultats de sa thèse sont disponibles (p. 159), il commence par explorer les fonds

d’archives qui concernent les images diffusées au cours de la période du génocide en

privilégiant l’ordre chronologique, non sans s’interroger sur les rouages médiatiques et

sur l’implication française (p. 160). Ayant établi un corpus des photos publiées dans la

presse et un des sujets télévisés, il entreprend de les croiser, ce qui permet de constater

des partis pris, en particulier l’occultation dans un premier temps des massacres

(pp. 161-162). Puis il fait le choix de passer à « une vision rapprochée », celle de la

micro histoire (p. 163), d’aller sur place à la rencontre des lieux tout en multipliant les

entretiens avec les photographes ou vidéastes (pp. 163-166). Au fil de l’enquête, il fait

émerger des « oubliettes de l’histoire » (p. 167) la vérité non seulement des images mais

du génocide lui-même (pp. 168-170). Enfin, influencé par la vision du film Millenium

(pp. 170-172), il réinterroge les images sur son écran d’ordinateur en affirmant leur

nature de simulacre qui en font des « scories du passé » porteuses d’une vérité

lacunaire (pp. 172-173). Il conclut son travail en posant la question des possibilités de

l’art face au génocide, à travers films et installations, non une modalité de l’histoire

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mais un accès médiatisé à une forme de vérité. Le dialogue qu’il mène avec Ophir Levy

autour de la fonction, entre autres, du bulldozer comme icône des génocides

(pp. 145-154), est remarquablement éclairante sur la densité et l’intelligence de la

réflexion de ces deux jeunes historiens qui prennent les images, et les représentations

qu’elles véhiculent, au sérieux.

10 Cette livraison témoigne des avancées de la recherche en histoire du cinéma comme en

histoire des représentions portées par le cinéma, l’ensemble des auteur-e-s partageant

le même goût de l’archive inédite doublé d’un recours aux méthodes de l’histoire orale,

un semblable souci d’interpeller la pertinence des discours convenus, une attention

partagée à la nécessité d’une analyse distanciée des images. Ils ont aussi soin de nous

faire pénétrer dans leur atelier, citant leurs lectures, romans, textes esthétiques,

philosophiques ou autres, parfois leur pratique de spectateurs de films, offrant à la

méditation du lecteur cette vérité que faire de l’histoire c’est être au monde. D’une

certaine façon, Sylvie Lindeperg a fait école et elle peut en être fière.

AUTEURS

MICHEL CADÉ

Cresem, université de Perpignan Via Domitia, F-66860

cade[at]univ-perp.fr

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Paul RASSE, Le Musée réinventé.Culture, patrimoine, médiationParis, CNRS Éd., 2017, 296 pages

Valentine Châtelet

RÉFÉRENCE

Paul RASSE, Le Musée réinventé. Culture, patrimoine, médiation, Paris, CNRS Éd., 2017,

296 pages

1 Le Musée réinventé propose une approche historique et anthropologique de la médiation

de la culture. Il décrit le rôle de l’institution muséale comme lieu de mises en scène de

la culture et, de fait, son rôle dans la légitimation de la culture et dans le processus de

patrimonialisation. L’objectif de cet ouvrage est de démontrer le rôle clé joué par la

médiation dans les institutions muséales et de promouvoir auprès de tous les acteurs

du patrimoine une médiation de qualité, diversifiée et adaptée à des publics

différenciés pour accomplir une véritable démocratisation culturelle. Pour ce faire, Le

Musée réinventé suit une argumentation en trois points : 1) un exposé historique de la

culture, héritière d’un système de classes sociales conditionnant son accès et que le

contexte contemporain bouleverse (chapitre I et II) ; 2) une histoire des musées par

genre avec, pour chacun, le type de médiation déployé en fonction des disciplines et

des périodes (chapitre III à VIII) ; 3) une réflexion sur les perspectives et les enjeux du

développement des institutions muséales (chapitres IX et X).

2 Les deux premiers chapitres proposent une lecture historique de la constitution de la

culture et des étroits rapports qu’elle entretient avec la culture dominante. Face à

l’avènement de technologies capables de simuler l’authenticité dans ses moindres

détails et à l’heure de la dématérialisation, Paul Rasse montre que le système de valeur

de la culture est remis en cause : l’art, autrefois l’apanage de la classe dominante, est

désormais a priori accessible ou du moins porté à la connaissance du plus grand

nombre. Dans les faits cependant, et en se référant à Pierre Bourdieu, l’auteur explique

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que la mutation du modèle culturel n’abolit pas pour autant les « jeux de pouvoir »

(p. 37) entre classes pour la reconnaissance ou l’acquisition de légitimité. En effet,

malgré les innovations techniques, les classes dominantes conservent et perpétuent

leur avantage, phénomène observable à toutes les époques et de façon durable. De cette

façon et en dépit des aléas de l’histoire, c’est la culture des classes dominantes qui est

transmise aux générations futures et celle, également, dont les musées témoignent. Ces

derniers participent donc à ce que Paul Rasse décrit comme « la distinction et la

reproduction des élites » (p. 45). Ici, l’auteur fait abondamment référence à Richard

Hoggart et à son ouvrage La Culture du pauvre (1957, trad. de l’anglais par F. et J.-C.

Garcias et J.-C. Passeron, Paris, Éd. de Minuit, 1970), travail autobiographique sur un

intellectuel issu des classes populaires. La distinction résulte du rapport à la culture par

l’appartenance de classe : la culture est intégrée et naturelle lorsqu’elle est héritée et

peut de ce fait être transgressée ; elle est en revanche admirée, respectée et crainte

lorsqu’elle a été acquise. Quant à la reproduction, elle est encouragée par la culture de

masse, ce qui permet à l’auteur de résumer ainsi la fonction du musée : « Dispositif

privilégié de mise en scène de la culture » dont la mission est « tout à la fois de

rassembler le public élu, l’élite cultivée qui s’y reconnaît et de légitimer son pouvoir sur

le peuple renvoyé à sa barbarie » (p. 65).

3 Mais, poursuit l’auteur, la culture connaît actuellement, « à l’aube de la post-

modernité » (p. 67), une reconfiguration sociale. Si la sociabilité traditionnelle révèle

une appartenance sociale en fonction de l’échelle de valeurs édictée par l’élite, la

sociabilité « cinétique » (p. 77) – c’est ainsi que Paul Rasse désigne le rattachement à

des groupes par des réseaux sociaux-numériques – instaure une autre classification,

établie en fonction de la créativité et de l’appartenance à certains réseaux. Au bas de

cette échelle se situent, selon les mots de l’auteur, les « exclus de l’hypermodernité »

(p. 82) : les personnes les plus démunies tels notamment les déracinés, déplacés ou

réfugiés vivant dans des camps. Ces « exclus » illustrent le phénomène que l’auteur

nomme « hétérogénéisation des classes sociales » (p. 87) permis par l’avènement de

technologies de communication accessibles à tous. Pour le chercheur, « l’explosion des

formes d’expression culturelle, le brassage médiatique des cultures, leur

démultiplication infinie et leur diffusion instantanée, au moins dans leurs versions

digitalisées » (p. 90) entraînent une reconfiguration des processus de légitimation et de

délégitimation culturelles.

4 Les chapitres IV à VIII sont consacrés à l’histoire des musées. Si remonter aux « origines

de l’institution muséale » (p. 94) permet de poser les principes présidant aux

collections : taxinomie, inaliénabilité et imprescriptibilité, cela conduit aussi l’auteur à

proposer une définition de la patrimonialisation. Pour Paul Rasse, cette dernière se

déroule en trois étapes : sélection, conservation, médiation (p. 102) ; ce qui, tout en

rendant hommage à Jean Davallon (Le Don du patrimoine, Paris, Lavoisier-Hermès

sciences, 2006) comme créateur de la notion, en offre un élargissement plus aisé aux

patrimoines non archéologiques. Pour l’auteur, l’histoire des musées par genre révèle

une tension entre perpétuation d’un système hérité et instauration de nouvelles formes

de patrimonialisation. Par exemple, dans le domaine des beaux-arts, le système

contemporain de notation dont Paul Rasse décrit le mécanisme (pp. 131-136) montre un

fonctionnement en vase clos, participant à la reproduction de la distinction et donc de

la domination de la culture par les classes sociales supérieures. Les musées d’histoire

naturelle et musées des sciences, dès leurs débuts développés en parallèle de

recherches scientifiques, sont pour leur part apparus dans un contexte confiant dans le

Questions de communication, 33 | 2018

351

progrès et dans la possibilité d’une industrialisation de l’accès à la culture scientifique

(p. 151). Si cela ne s’est pas accompli parfaitement, le chercheur imagine que

l’interactivité et le développement de l’offre évènementielle des musées constituent

aujourd’hui des moyens de créer des espaces de débats plus « propices à la

vulgarisation scientifique » ; ce que les technologies de communication permettent

d’envisager par des processus d’information en réseau auquel le plus grand nombre

peut prendre part (p. 161). Quant aux « musées techniques, musées des cultures

populaires » (p. 163) et musées de société, la dimension scientifique très présente a

entravé leur constitution comme de véritables lieux de médiation des savoirs

populaires. Regrettant leur relatif échec, Paul Rasse reconnaît leur apport en matière

d’archivage et de connaissance et salue le caractère expérimental de certaines de leurs

expositions. L’histoire des musées ainsi rapportée les place entre tradition et

modernité, cette dernière étant sans cesse actualisée par l’introduction de nouvelles

pratiques et de nouveaux outils.

5 Les deux derniers chapitres traitent de l’actuelle tendance des musées, dont les

activités sont de plus en plus résolument tournées vers la communication (chapitre IX)

et pour lesquelles les activités de médiation constituent un enjeu désormais crucial, à

tous les niveaux (chapitre X). Si Paul Rasse titre « L’institution en crise réinventée par

la communication » (p. 211), l’exposé qui suit n’attribue pas à la seule communication le

renouveau du musée. Il mentionne trois causes à la crise : la numérisation et l’accès

diversifié aux œuvres, le vieillissement du modèle du musée et la baisse des moyens. Le

renouveau – ou « réinvent[ion] » – a été initié par la recherche dans la conception

d’expositions, en ayant recours notamment à des technologies et en s’engageant sur

des pistes nouvelles pour exposer des points de vue inédits (p. 218). Dans ces

démarches, conservation et communication tiennent désormais des rôles clés. La

première pour légitimer le travail du musée, le justifier et le perpétuer ; la seconde

pour fédérer des publics et donner sens au travail de recherche et de conservation.

Dans ces missions, les technologies ont permis une simplification de la taxinomie, d’une

part, et un accès à la connaissance plus large et plus facile, d’autre part. Or, les

technologies ne peuvent, insiste l’auteur, se substituer aux musées comme lieux

d’exposition de musealias. Les dispositifs d’exposition demeurent le principal moyen

pour impliquer les visiteurs qui, par leur lecture, donnent sens au contenu. Il faut donc

idéalement supposer que les technologies favorisent une consultation plus large et plus

fréquente de documents relatifs aux œuvres, attisant de cette façon le « désir [d’] être

là, devant l’original, [de] le voir, [de] vivre […] aussi une expérience unique dans le

cadre de l’institution » (p. 243). Paul Rasse établit alors le lien avec la médiation, dont il

expose les enjeux pour les musées. Il rappelle que la médiation puise ses origines dans

l’éducation populaire avec pour objectifs la démocratisation, l’élévation du niveau de

connaissances et le décloisonnement culturel. Pour atteindre ces objectifs, les

médiateurs doivent tenir leur rôle de « passeurs » des savoirs (p. 261). Le chercheur

décrit comment procéder : effectuer un retour à la conception de l’animation culturelle

« centrée sur le public » et « enrichi[e] de la présence des artistes » afin de renouer les

liens entre patrimoine et création artistique (p. 265). L’auteur insiste sur la nécessité

d’adopter une réflexion sur la culture artistique et sur ses conditions de production

dans un contexte donné (p. 265). Enfin, il est important que la médiation parvienne à

intéresser l’ensemble des acteurs de la sphère patrimoniale à la question des publics

(p. 267) pour toucher un public plus large que les seuls initiés et, ainsi, donner à voir la

« création foisonnante qui reflète les débats du monde » (p. 268). Ce sont là les enjeux

Questions de communication, 33 | 2018

352

de la médiation sous toutes ses formes, que les technologies accompagnent et

accomplissent auprès des acteurs du patrimoine comme des publics.

6 En filigrane de cet ouvrage figure donc le rôle tenu par les technologies, numériques et

de communication, dans la reconfiguration sociale et culturelle contemporaine. Qu’il

s’agisse du processus d’hétérogénéisation des classes culturelles ou de la diversification

des supports de communication, Paul Rasse montre que les technologies sont au cœur

de la patrimonialisation. Elles constituent un agent du passage de la post- à l’hyper-

modernité, périodes que l’auteur ne circonscrit pas mais qui supposent de nouvelles

perspectives sociales, pouvant toucher et impliquer des publics larges et différenciés.

Les technologies sont des moyens de médiation et donc un élément clé dans le

renouvellement des musées. Leurs responsables doivent de ce fait les considérer à leur

juste valeur pour en faire de véritables outils d’échanges au service de la connaissance

et à destination du plus grand nombre.

AUTEURS

VALENTINE CHÂTELET

Framespa, université Toulouse 2 Jean-Jaurès ; Lerass, université Toulouse 3 – Paul Sabatier,

F-31000

[email protected]

Questions de communication, 33 | 2018

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Pascal ROBERT, De l’incommunicationau miroir de la bande dessinéeClermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal, coll.Communication, culture & lien social, 2017, 144 pages

Laurent Husson

RÉFÉRENCE

Pascal ROBERT, De l’incommunication au miroir de la bande dessinée¸Clermont-Ferrand,

Presses universitaires Blaise Pascal, coll. Communication, culture & lien social, 2017,

144 pages

1 Le présent ouvrage, qui fait suite à plusieurs autres publications de Pascal Robert,

professeur en sciences de l’information et de la communication à l’École nationale

supérieure des sciences de l’information et des bibliothèques (Enssib-Université de

Lyon), vise à étudier la mise en scène de l’incommunication par la bande dessinée. La

bande dessinée n’est pas ici convoquée pour y « appliquer une théorie, celle de

l’incommunicabilité » (p. 19), mais pour « nourrir sa posture théorique » (p. 14) par

celle-ci et bénéficier de la richesse de son travail de « pré-modélisation » (p. 19). Celle-

ci anticipe donc certains des outils théoriques fondamentaux de l’auteur, telle la

typologie des paradoxes. Rappelée par l’auteur (p. 27), cette typologie est au fondement

des analyses qui suivent, les bandes dessinées convoquées devant entre autres

permettre de la tester en même temps que l’élargir.

2 Le corpus constitué est effectivement – à l’exception de Chris Ware dans la conclusion

(p. 131-134) – majoritairement franco-belge puisqu’on y trouve aussi bien des héros tels

que Gaston et Spirou (Franquin, Z comme Zorglub, Bruxelles, Dupuis, Les aventures de

Spirou et Fantasio, 1961, QRN sur Bretzelburg, même éditeur et même série, 1966),

Astérix (Goscinny et Uderzo, La Zizanie, Paris, Dargaud, Les aventures d’Astérix le

Gaulois, 1970) que des albums à succès tel Quai d’Orsay (Christophe Blain et Abel Lanzac,

Paris, Dargaud, 2016) ou des bandes dessinées d’auteur tels que Jean-Yves Ferry et

Questions de communication, 33 | 2018

354

Manu Larcenet (Le Retour à la terre, tome 1, Paris, Dargaud, Le poisson pilote, 2002, tome

2, même éditeur, 2003), Mœbius (Le Bandard fou, Paris, Les humanoïdes associés, 1974)

ou Tronchet (Houppeland, Paris, Dargaud, 2016).

3 Le premier chapitre, « La théorie assistée par la bande dessinée, ou l’incommunication au

miroir de la bande dessinée » (pp. 20-54), après une présentation du concept

d’incommunication et de la typologie des paradoxes, en étudie la pré-modélisation dans

la Zizanie – écrite « comme une sorte d’outil cathartique de la digestion de

l’incommunication que subissait [à l’époque ] le journal Pilote » (p. 33) – puis la teste

dans le corpus formé par les planches de Gaston Lagaffe et au travers des aventures de

Tintin. C’est avec le personnage de Détritus « Joker sombre » (p. 23), maître de

l’incommunication et révélateur de ses effets dévastateurs, que la logique de celle-ci est

introduite et ses paradoxes mis en avant, dans la manière dont s’y nouent « énoncés »

et « conditions d’énonciation ». Six types sont ainsi distingués. On se contentera d’un

exemple : le paradoxe de type 1 est celui où l’énoncé brouille les conditions

d’énonciation, ce que fait Détritus à maintes reprises, par exemple en qualifiant Astérix

de personnage le plus important du village à l’encontre des conditions d’énonciation de

la posture officielle du chef Abraracourcix. La typologie des paradoxes se retrouve chez

le Gaston Lagaffe de Franquin, la différence avec Astérix tenant à l’absence de

présentation explicite de résolution (p. 36), ce qui est lié à la « logique des gags »

(p. 37). Celle-ci confirme le caractère irrésistible du retour de l’incommunication. À

rebours, l’auteur de certaines lectures met en avant le caractère « insupportable »

(p. 38) autant que critique du personnage et la manière dont sa fainéantise, source de

stress, induit une véritable « tyrannie » (p. 41) aux effets multiples et à une

« subversion des signes » (p. 47). En ce qui concerne Tintin, l’analyse, qui se place sous

les auspices de Michel Serres est plus rapide, examinant le rapport à l’incommunication

de chaque personnage de la famille tintinesque.

4 Après la fécondation par la bande dessinée de la théorie de l’incommunication, le

chapitre 2 (pp. 57-92) s’attache à ses relations avec la sociologie et la sémiotique, à

travers l’analyse du Retour à la terre et QRN sur Bretzelburg et Le Bandard fou. Seule la

première partie est inédite. L’auteur étudie l’incommunication de Manu et Mariette

telle qu’elle se met en scène autour des cartons de déménagement et du bébé, tous deux

considérés comme « énoncé[s] » (pp. 60-61) pesant sur les conditions de

communication en même temps qu’ils sont source de résolution. Ce qui intéresse ici

l’auteur est la manière dont l’habitus (au sens de Pierre Bourdieu) est mis en scène par

Manu Larcenet, notamment dans l’opposition entre l’habitus rural et l’habitus urbain

tel qu’il s’exprime dans l’incommunication autour de l’affiche demandée à Manu par le

maire, de la gomme qui ne signifie pas la même chose, du bar des pesticides et de la

fête, tous exemples où les énoncés liés à l’habitus urbain sont perturbés par les

conditions d’énonciation, habitus rural, source de rituels spécifiques par lesquels se

résout l’incommunication au bénéfice de l’habitus rural. L’importance donnée à

l’analyse de QRN sur Bretzelburg – qui est pour Franquin, d’une autre manière que La

zizanie pour Goscinny, aussi un album de crise – permet le dialogue avec la sémiotique

et notamment l’usage du célèbre carré d’Algirdas Julien Greimas (p. 78, réutilisés

ensuite pp. 101-102), ce qui conduit une lecture de l’album comme « bascule d’une

communication négative à une communication positive et du mauvais goût au bon goût

dans un double renversement » (p. 78) dans le cadre d’une dénonciation de l’idéologie

de la communication en montrant « que les médias produisent plus facilement de

l’incommunication que de la communication » (p. 88). L’analyse de Mœbius enfin se

Questions de communication, 33 | 2018

355

conclut sur cette revalorisation des sens en interrogeant le rapport entre sexe et

communication.

5 Le troisième et dernier chapitre (pp. 95-127) aborde le rapport entre incommunication

et politique au travers de Quai d’Orsay, Z comme Zorglub (Franquin étant l’auteur le plus

présent dans l’ensemble de l’ouvrage) et Houppeland et se propose de questionner les

rapports du pouvoir et de la maîtrise paradoxale de l’incommunication, ainsi que de sa

dynamique sur le théâtre diplomatique, qu’il soit compris au niveau macro-

diplomatique ou micro-diplomatique (fonctionnement interne du ministère). En effet,

contrairement à ce qu’on peut attendre, « le jeu diplomatique et sa fabrique […] se

traduit par un jeu subtil autour de l’incommunication » (p. 97). De fait, toute la

typologie des paradoxes de l’incommunication s’y retrouve (p. 98), mais retravaillée par

les gestes stratégiques et tactiques de la diplomatie. Il en va ainsi notamment de la

production involontaire d’incommunication du ministre Taillard de Worms, entre

création et chaos, entre envolée, prégnance et contenance que donne à voir la bande

dessinée. Z comme Zorglub et Houppeland fonctionnent de manière différente, donnant

plutôt à voir – avec parfois un sens certain de l’anticipation – l’ironie d’un « pouvoir

impuissant » (p. 112), que ce soit dans les rapports avec la technique, la privatisation de

l’espace ou à la fête, qui dans Houppeland est instaurée comme obligatoire (Noël, Mardi-

Gras ou la Saint Valentin), ironie s’analysant en termes d’incommunication dont les

conditions sont analysables par le biais du carré sémiotique, notamment au travers des

rapports entre pouvoir et vie organique, pouvoir et fête.

6 Dans la conclusion, la bande dessinée (ici Jimmy Corrigan de Chris Ware, trad. de

l’américain par A. Capuron, Paris, Delcourt, 2002 [2000]) fait de l’incommunication non

plus l’objet de sa mise en scène, mais de sa production graphique elle-même, de telle

sorte qu’elle « semble perdre son efficacité communicationnelle » (p. 134).

7 L’ouvrage devait entrer en écho avec un autre livre, dont la publication était prévue en

2017 (La Bande dessinée, une intelligence subversive), mais qui semble avoir été retardée, de

telle sorte que les deux ouvrages n’ont pu être lus en parallèle. Quoi qu’il en soit,

l’efficacité de l’appareil théorique mis en place par l’auteur est indéniable et apporte

une réelle plus-value d’intelligibilité au regard des œuvres de son corpus, pouvant

même nous détacher de lectures plus évidentes. À cet égard, on appréciera plus

particulièrement les lectures de Franquin – notamment du corpus « gastonien » et de

Christophe Blain et Abel Lanzac. La démarche se laisse suivre aisément, depuis la

structure de l’incommunication jusqu’à son développement et sa régulation concrète

dans le cadre politique, enrichissant par là les outils d’analyse par la considération et

l’intégration progressive d’éléments permettant de contextualiser et de mettre en lien

avec d’autres outils théoriques le modèle proposé. La conclusion, avec l’introduction de

l’œuvre de Chris Ware (seul auteur non francophone du corpus) est plus frustrante,

notamment au regard du travail de la structure, du travail de la planche et non dans la

planche. Une question aurait pu être plus explicitement posée : pour l’ensemble du

corpus, la crise de la communication (pour prendre une formulation éculée) est liée à

une communication de crise (ce qui est explicite dans La Zizanie et Quai d’Orsay), de telle

sorte que le lien entre ces deux dimensions pourrait être revisité et approfondi.

Questions de communication, 33 | 2018

356

AUTEURS

LAURENT HUSSON

Écritures, université de Lorraine, F-57000

laurent.husson[at]univ-lorraine.fr

Questions de communication, 33 | 2018

357

Christian RUBY, Devenir spectateur ?Invention et mutation du publicculturelToulouse, Éd. de l’Attribut, coll. La culture en questions, 2017, 184 pages

Vincent Lambert

RÉFÉRENCE

Christian RUBY, Devenir spectateur ? Invention et mutation du public culturel, Toulouse, Éd.

de l’Attribut, coll. La culture en questions, 2017, 184 pages

1 Devenir spectateur ? Invention et mutation du public culturel dresse une architecture

théorique et politique à la spectatoralité classique jusqu’au début du XXe siècle,

complétée en conclusion d’aspects contemporains. Ce précis d’histoire de la figure du

spectateur, utile à la compréhension de l’histoire culturelle européenne, saisit une

perspective alternative aux approches d’efficacité quantitative ou qualitative portées

ordinairement sur cette cible. « La spectatrice, le spectateur ne sont pas élus par les

dieux ou les muses » (p. 165), cependant, Christian Ruby les explore depuis des années,

à contre-pied des innombrables analyses d’artiste, d’œuvre, d’industrie culturelle ou de

public. On apprécie le fait que les sources, largement documentées de textes

philosophiques ou littéraires, s’étendent aussi à l’iconographie qui, rassemblée dans

une galerie, pourrait faire l’objet d’une riche exposition thématique. Le bon usage de la

littérature scientifique révèle une inspiration rancièrienne utile et efficace. Rare dans

ce genre d’étude, la dimension plurielle de la représentation artistique à laquelle le

spectateur s’intéresse ressort équilibrée entre les arts d’exposition et les arts de la

scène. La structuration s’articule parfaitement en trois parties, la première un peu

ralentie par un style sinueux : 1) problématisation et déconstruction de la notion de

spectateur ; 2) avènement du spectateur classique ; 3) fixation morale, sociologique et

Questions de communication, 33 | 2018

358

psychologique de la théorie du spectateur. La justesse des démonstrations témoigne

d’un esprit analytique assumé et actuel.

2 Dans la veine de l’art contemporain et des courants déconstructivistes, le premier

chapitre s’engage à dénoncer les droits naturels du spectateur. Le regard culturel porté

sur la figure du spectateur dénonce son traitement universaliste, européocentré et

sexiste. Cette forme de particularisme d’origine européenne, naît d’un ensemble de

débats et de pratiques entre la Renaissance et les Lumières. Face aux extrémités des

documentaristes et des ethnologues qui placent le spectateur face aux zoos humains,

l’auteur tend à décoloniser la notion en brossant un regard historique sur « les rapports

de violence autour de la spectatoralité culturelle » (p. 26). On apprécie le

positionnement de l’auteur dans son approche inter-culturaliste, anti-universaliste et

anti-essentialiste.

3 Entre l’épiscopat et le scepticisme, l’étymologie du spectateur – celui qui observe,

collectivement – dévoile sa valeur sémantique de procès plutôt que d’essence, objet du

second chapitre (pp. 30-41). L’auteur démontre par là l’infondé du remploi direct du

latin spectator par les auteurs des langues romanes classiques comme Montaigne ou

Cervantès, qu’ils appliquent plutôt à un rôle social moderne alors en construction. Si la

réfutation de la thèse essentialiste alourdit un peu l’exposé historique, il présente les

conditions qui, au XVIIIe siècle, établissent durablement la figure du spectateur et qui

contribuent à sa naturalisation à travers l’émergence : 1) de l’exposition d’art d’adresse

indéterminée, 2) de l’institution culturelle, 3) de l’esthétique comme champ théorique.

4 Le troisième chapitre (pp. 42-55) brosse la différenciation entre le « spectateur

artistico-esthétique » (p. 43) et d’autres figures proches du sens de « témoin » ou « qui

porte le regard ». Les sources révèlent de quoi le spectateur est le sujet : le XVIIIe siècle

porte une attention particulière à la vue et aux représentations, il invente un

spectateur « d’art, du monde, de la nature et de la politique » (p. 48), puis vient au

XIXe siècle la figure du journaliste. Au XXe siècle, s’efface la figure du savant spectateur

du monde pour l’avènement d’objets nouveaux : sport, cinéma, télévision, ou, par la

phénoménologie et la psychologie, l’idée de devenir spectateur de soi. Aussi, des figures

d’outsider refusent d’être spectateurs et se réclament d’une observation active, ou

« s’opposent à l’usage indifférencié de la notion de spectateur » (pp. 54-55).

5 L’entreprise de déconstruction passe aussi par celle de son histoire qui, par exemple,

prétend un « établissement simultané de l’art d’exposition et du spectateur » (p. 59),

dont il décrit les « notions, mœurs, postures sociales, conflits et institutions »

(pp. 58-59). Christian Ruby réfute donc la concomitance du passage entre le « regard

mystique » (p. 61) et le spectateur moderne avec le passage d’un art mystique à celui de

la Renaissance. Il remet plutôt son origine entre le XVIIe et le XVIIIe siècle, au moment où

une « théorie des sens » (p. 61) tend à dissocier le regard de « possession-collection »

d’un regard public. À travers la pensée de Condorcet, il présente une théorie du

spectateur par laquelle le progrès des arts compose avec celui de l’égalité politique à

travers « des opinions, des goûts et des sentiments formés à l’aune des Lumières »

(p. 66). Le spectateur est érigé en « modèle éducatif » (p. 75) avant de passer dans les

sphères de spectatoralité exacerbée des dandys romantiques.

6 Le terme de public, plus politique, précède celui de spectateur. Au XVIIe siècle, le public

est capable de juger les idées d’un livre quand le spectateur ne représente que la

personne à qui s’adresse une œuvre, incarnée par le commanditaire, la reine ou le roi.

Questions de communication, 33 | 2018

359

Au XVIIIe siècle, le public, « instance politique et instance de jugement dans les lieux

publics » (p. 80), s’applique à l’appréciation « des arts et des œuvres » (p. 79). En effet,

l’ouverture et le succès de l’exposition et du théâtre permettent le développement d’un

vocabulaire critique. La figure du spectateur se constitue comme « un type conceptuel

de la modernité historique et sociale » (p. 70). Une trame théorique se tisse à partir de

deux penseurs : Roger de Piles explore pour la première fois les sentiments de tout un

chacun face à l’œuvre et Jean-Baptiste Dubos distingue du regard de l’artiste ou du

regard académique le regard du spectateur, nouvelle figure de discours non

dogmatique. À travers le bon goût et l’éducation, « le spectateur est bien un opérateur

de distinction » (p. 91). La normativité s’empare de cette théorie naissante, séparant le

bon spectateur du mauvais et distinguant « les registres possibles de spectatorialité »

(p. 92).

7 L’expérience sensible du spectateur réhabilite le corps et sa symbolique. Après une

introduction à l’esthétique qui pointe le plaisir désintéressé, le goût sensible et la

pulsion scopique, le sixième chapitre (pp. 93-108) considère qu’en tant que récepteur

des arts, le spectateur se situe au cœur des polémiques esthétiques, laboratoire de

« l’art du spectateur » (p. 98). Les exemples littéraires montrent la manière de devenir

un bon spectateur, d’élever son âme et sa moralité par un « répertoire d’attitudes »

(p. 102) couplé d’expressions de sa propre sensibilité. Il s’identifie par rapport « à une

communauté de spectateurs » pour y défendre son aptitude « au jugement […] et au

sens commun esthétique » (p. 105). Son rôle politique est d’unifier la société autour

« de l’honnête homme-spectateur, portrait vivant du sens commun, […] citoyen

esthétique » (p. 108).

8 Les idéaux universalistes et esthétiques rompent avec « la réalité des fractures

sociales ». Des « stratégies d’accession à la spectatorialité » (p. 111) offrent de rares

occasions de dresser des passerelles entre les genres hiérarchisés. Cette sociologie du

spectateur puise dans des gravures et des rapports de police de théâtre qui la peignent

par la caricature ou la folie collective. Les salles de spectacle s’aménagent selon des

vues politiques ou idéales (pp. 120-121) pour finir par penser le peuple comme esthète

et spectateur. Mais ce statut est vite rattrapé par les « protocoles de disciplinarisation »

(p. 123) du spectateur par un contrôle du passage « de la société d’ordres à la société de

distinctions dans la culture » (p. 124) de la période contemporaine. Le spectateur y

« adopte les goûts bourgeois servant de masque à sa situation réelle » (p. 125),

redoublant son caractère passif. Cette « double dualité, spectateur/acteur, passif/actif »

(p. 126) s’impose et entraîne des réactions politiques et des théories générales des

spectacles et des arts qui ouvrent sur « une rationalisation de la société aussi par le

spectacle » (p. 127).

9 Dans les lieux culturels, une « suspicion de classe » (p. 136) court jusqu’aujourd’hui et

prend des accents scientifiques de la part des sociologues, « spectateurs de la société »

(p. 138). Les débuts du cinéma témoignent de ce phénomène : ce procédé industrieux

est délaissé par la critique cultivée au spectateur populaire friand de fabuleux tours de

foire. L’auteur nuance le clivage social par d’autres visions où « le vrai spectateur est

l’homme du peuple » (p. 140) qui se passionne en dépit de sa condition, qui développe

une manière de juger propre. Or, ces observations, même dans l’inversion, appuient la

logique de domination sociale et respectent la théorie « de corrélation œuvre-

spectateur » où le peuple s’élève soit par « les éducateurs de l’élite », soit par « les

éducateurs populaires » (p. 146). Cette théorie dérive vers la culture de masse, qualifiée

Questions de communication, 33 | 2018

360

de « formatage de la perception du monde et des spectacles et d’identification du

spectateur aux héros et aux leaders » par une industrie culturelle autoritaire

transformant « le public-peuple [en] public cible » (p. 147).

10 L’esthétique, science du sensible, est l’une des origines de la psychologie. Le bon

spectateur, selon la théorie classique, doit « unifier sa personne en cultivant tant la

clarté de la raison que la vivacité du sentiment » (p. 150). Cette psychologie morale,

universaliste et naturaliste du spectateur perfectible, distingue jusqu’à nos jours le

spectateur sensible, le rationnel et entre les deux, le cultivé. Courant XIXe siècle, la

réception de l’art peut s’interpréter selon les individualités psychologiques ou par les

effets psychologiques d’être spectateur d’une œuvre ou d’une psychologie d’artiste. Se

dégagent d’autres « oppositions : sensibles vs compétences, inculture vs culture »

(p. 159). Des expérimentations psychologiques, parfois complices d’innovations

artistiques comme celles des illusionnistes ou des débuts du cinéma, interrogent les

mouvements, actifs ou passifs, du corps et de l’esprit du spectateur « le plus souvent

populaire » (p. 162), infantilisé, naturalisé, presque toujours sauvage, captif ou

hypnotisé. Le mauvais spectateur psychologisé est considéré comme naturellement

inculte, toujours inférieur « par rapport à l’auteur tout puissant » (p. 163).

11 Enfin, le XXe siècle n’est abordé qu’en rupture avec la notion classique développée dans

tout l’ouvrage. La tension historique et théorique de tout le livre s’ouvre sur une

conclusion claire et brillante sur la spectatoralité contemporaine qui résume ses

dispositions anthropologiques, esthétiques, politiques. La contemporanéité repense le

spectateur au-delà de la théorie classique « close et achevée » (p. 172) : « Regardeur,

participant, déambulateur, impliqué, viveur, spectacteur, etc. » (p. 171). La figure

moderne du spectateur résistant, celle de l’avant-garde, reste pour l’auteur minoritaire

et manque de lisibilité dans un monde dominé par les industries culturelles. Sans

oublier « les logiques individuelles de juridicisation des rapports à l’art (procès aux

metteurs en scène, censure des œuvres, assauts ponctuels isolés) » (p. 173), il récapitule

les modalités de la figure du spectateur actuel : le dandy du spectacle privilégié, le

modèle classique étendu vers un commun aujourd’hui dissolu, le spectateur résistant

d’éducation populaire, et la sortie de tous ces modèles par une attitude analytique qui

permet de « se désidentifier » (p. 174) du monde dominant.

AUTEURS

VINCENT LAMBERT

SIC.Lab Méditerranée, université Côte d’Azur, F-06000

vp.lambert[at]gmail.com

Questions de communication, 33 | 2018

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Léo SOUILLÉS-DEBATS, La Culturecinématographique du mouvementciné-club. Une histoire de cinéphilies(1944-1999)Paris, Association française de recherche sur l’histoire du cinéma, 2017,576 pages

Pascal Laborderie

RÉFÉRENCE

Léo SOUILLÉS-DEBATS, La Culture cinématographique du mouvement ciné-club. Une histoire de

cinéphilies (1944-1999), Paris, Association française de recherche sur l’histoire du cinéma,

2017, 576 pages

1 Contrairement à ce que l’on pourrait penser, l’histoire des mouvements cinéphiles

demeure très largement à rédiger. Si le livre d’Antoine de Baecque est centré

uniquement sur la cinéphilie élitiste parisienne (La Cinéphilie. Invention d’un regard,

histoire d’une culture 1944-1968, Paris, Fayard, 2003), si celui de Laurent Jullier et Jean-

Marc Leveratto ouvre la voie à une sociologie des cinéphilies étendue aux cultures non

savantes (Cinéphiles et cinéphilies. Une histoire de la qualité cinématographique, Paris,

A. Colin, 2010), si enfin les dossiers de revue coordonnés par Christel Taillibert et Jean-

Paul Aubert élargissent le spectre des cinéphilies étudiées dans leur diversité et ce

jusqu’aux cinéphilies contemporaines (Cahiers de Champs visuels, 6/7 et 8/9, 2013),

l’ouvrage de Léo Souillés-Debats présente l’intérêt majeur d’aborder la cinéphilie sous

un angle socio-historique, qui peut néanmoins interpeller les sciences de l’information

et de la communication dans la mesure où y est abordée avec précision l’histoire d’un

mouvement qui s’est constitué en alternative à cette industrie culturelle qu’est le

cinéma commercial. Surtout, il ne laissera pas indifférents tous ceux qui, dans le champ

Questions de communication, 33 | 2018

362

de la médiation culturelle, travaillent sur l’éducation artistique et culturelle par et au

cinéma.

2 Issu d’une thèse de doctorat dirigée par Fabrice Montebello et soutenue à l’université

de Lorraine en 2013, ce travail de synthèse sur l’histoire des ciné-clubs s’appuie sur des

sources nombreuses et diverses : revues spécialisées des fédérations de ciné-club,

cartons d’archives des cinémathèques, données statistiques du Centre national de la

cinématographie, correspondances privées, entretiens réalisés par l’auteur (la thèse

compte 400 pages d’annexes qui malheureusement n’ont pas pu être reproduites dans

l’ouvrage).

3 La recherche présente au moins trois dimensions originales. La première consiste à

étudier l’histoire des mouvements cinéphiles dans leur diversité. Léo Souillés-Debats

s’attache ainsi à confronter les histoires des fédérations a priori divergentes que sont

entre autres l’Union française des œuvres laïques d’éducation par l’image et le son

(Ufoleis), la Fédération française des ciné-clubs (FFCC), la Fédération Jean Vigo et la

Fédération loisirs et culture cinématographiques (FLECC). Comme le suggèrent le titre

et le sous-titre de l’ouvrage, la thèse consiste à démontrer qu’au-delà de la pluralité des

cinéphilies (Une histoire des cinéphilies avec un « s ») s’est construite une culture

commune (La Culture cinématographique du mouvement ciné-club). Si l’auteur concède que

les premiers ciné-clubs émergèrent dans l’entre-deux-guerres, il justifie le

commencement de la période après la Seconde Guerre mondiale par l’explosion d’un

« modèle ciné-club » rendu possible par un faisceau de déterminations non seulement

idéologique (l’éducation populaire), mais aussi économique (l’apparition du format

16 mm) et juridique (l’établissement du statut du cinéma commercial).

4 La deuxième originalité réside dans la place importante qui est accordée aux pratiques

et à leurs évolutions. En effet, selon Léo Souillés-Debats, quatre générations de

cinéphiles ont coexisté et se sont succédés durant un demi-siècle. Cette analyse qui se

veut au plus proche des militants permet de regarder dans le détail non pas seulement

l’organisation et les discours affichés des fédérations de ciné-clubs, mais les pratiques

des ciné-clubistes. Du reste, la recherche porte certes sur les animateurs mais aussi sur

les simples adhérents des ciné-clubs.

5 Enfin, l’étude permet de revenir sans complaisance sur une question si souvent

soulevée par les militants eux-mêmes, lorsqu’ils évoquent avec nostalgie l’épopée des

ciné-clubs : pourquoi ont-ils disparu ? Dans cette perspective, Léo Souillés-Debats,

même s’il n’exclut pas le motif le plus souvent avancé (la concurrence de la télévision),

prend le taureau par les cornes en évoquant à la fois le rôle des politiques publiques (les

ciné-clubs disparaissent au moment où émerge l’Art et Essai) mais surtout, et cela est

visible dès le début des années 1970, en raison de l’obsolescence du « modèle ciné-

club », qui tient plus à la responsabilité des fédérations elles-mêmes.

6 Seules deux restrictions peuvent limiter la portée des résultats. Cette analyse socio-

historique mobilise principalement des informations internes aux mouvements des

ciné-clubs sans pour autant les confronter avec des données qui lui sont extérieures.

Or, la période est sujette à de nombreuses mutations sociétales. De la même manière,

l’articulation de l’histoire des ciné-clubs avec l’évolution du système éducatif français

demeure un point aveugle. Il est aussi à regretter que l’étude soit plus fondée sur

l’observation de deux fédérations (la FFCC et de la Fédération Jean Vigo) et de leurs

revues respectives (Cinéma et Jeune cinéma) que de l’Ufoleis, la fédération de ciné-clubs

de la Ligue de l’enseignement, à laquelle pourtant près de neuf dixièmes des ciné-clubs

Questions de communication, 33 | 2018

363

étaient affiliés. Cette attente d’informations complémentaires sur la spécificité de

l’Ufoleis a sans nul doute motivé Léo Souillés-Debats, lorsqu’il s’est engagé, avec

Frédéric Gimello-Mesplomb et moi-même, dans la codirection d’un ouvrage sur

l’Ufoleis : La Ligue de l’enseignement et le cinéma. Une histoire de l’éducation à l’image

(1945-1989) (Paris, Association française de recherche sur l’histoire du cinéma, 2016).

7 En définitive, cette histoire des mouvements de ciné-clubs constituera à n’en pas

douter un ouvrage incontournable pour toutes les études qui s’inscriront dans le champ

de la sociologie du goût cinéphile. Une question sur l’effectivité de l’éducation

populaire par et au cinéma demeure ainsi ouverte : les ciné-clubs étaient-ils des

mouvements d’éducation véritablement populaire ou s’étaient-ils constitués sans le

peuple ?

AUTEURS

PASCAL LABORDERIE

Cérep, université de Reims Champagne-Ardenne, F-51100

pascal.larborderie[at]univ-reims.fr

Questions de communication, 33 | 2018

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Notes de lecture

Histoire, sociétésHistory, Societies

Questions de communication, 33 | 2018

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Philippe ALDRIN, Nicolas HUBÉ, Introduction à la communicationpolitiqueLouvain-la-Neuve, De Boeck supérieur, coll. Ouvertures politiques, 2017,288 pages

Alexandre Eyries

RÉFÉRENCE

Philippe ALDRIN, Nicolas HUBÉ, Introduction à la communication politique, Louvain-la-Neuve,

De Boeck supérieur, coll. Ouvertures politiques, 2017, 288 pages

1 Depuis une cinquantaine d’années, la façon propre aux hommes et aux femmes

politiques de mettre en œuvre des stratégies spécifiques et hautement opérationnelles,

soit pour conquérir le pouvoir, soit pour l’exercer avec force et légitimité a été

bouleversée en profondeur par la montée en puissance des médias de masse et des sites

d’information en ligne ainsi que, parallèlement, par l’accélération progressive des flux

d’information et des manières d’organiser le déroulement et le fonctionnement la vie

démocratique dans les sociétés occidentales postmodernes. Les (provisoirement

toujours) nouvelles technologies de l’information et de la communication ne sont bien

évidemment pas pour rien dans ces évolutions significatives. La politique, en tant que

pratique sociétale résolument ancrée dans l’espace public, s’est transformée en

profondeur en l’espace d’une quinzaine d’années sous l’influence d’effets de mode et de

façons de faire en provenance de l’étranger et des États-Unis en majeure partie.

2 L’ouvrage codirigé par Philippe Aldrin – professeur des universités en science politique

à l’Institut d’études politiques (IEP) d’Aix-en-Provence – et par Nicolas Hubé – maître de

conférences en science politique à l’IEP d’Aix-en-Provence intitulé Introduction à la

communication politique a été publié en 2017 aux éditions De Boeck Supérieur. Destiné à

des étudiants de 1er et 2e cycles en science politique, en sociologie, communication et

Questions de communication, 33 | 2018

366

journalisme cet ouvrage se propose de donner à voir le moment de bascule historique

qui s’est opéré et au cours duquel l’espace public, les médias de masse et la mesure de

l’opinion publique sont devenus un enjeu central du jeu politique contemporain. Très

didactique, ponctué de définitions et d’exemples éclairants, cet ouvrage est composé de

neuf chapitres répartis sur trois parties complémentaires. Face à la richesse de cet

ouvrage, je me vois contraint de faire des choix opérants en ne m’intéressant qu’à

certains chapitres de l’ouvrage et pas à la totalité. Les chaînes d’information en

continu, les réseaux sociaux, les cotes de popularité, l’emballement médiatique et les

stratégies d’influence des lobbys et des groupes de pression sont le nouvel horizon de

l’activité politique.

3 Dans l’introduction (pp. 9-24), Philippe Aldrin et Nicolas Hubé donnent la définition

suivante de la communication politique : « La communication politique comprend aussi

le rôle de la communication dans le travail de gouvernement, c’est-à-dire les activités

de communication qui visent à influencer le fonctionnement des organes exécutifs,

législatifs et judiciaires, les partis politiques, les groupes d’intérêt, les comités d’action

politique et les autres parties prenantes du processus politique » (p. 11). Les deux

auteurs soulignent l’important glissement épistémologique qui s’est traduit par le

passage de la communication politique à la communication publique, par le biais de

recompositions, de reconfigurations et d’extensions et d’élargissements successifs :

« D’abord délimité à 1) l’ensemble des actions stratégiques déployées par les titulaires,

les prétendants au pouvoir pour obtenir des soutiens ou des votes, les collectivités et

administrations publiques, le périmètre “classique” de la communication politique

s’étend aujourd’hui à 2) l’ensemble des actions stratégiques déployées par les groupes

sociaux organisés (associations, lobbys, ONG, think tanks, etc.) pour imposer leurs vues

dans le débat public et auprès des décideurs actuels ou futurs » (p. 14). Rappelant les

différentes étapes de l’émergence d’une science de la communication politique en

France, Philippe Aldrin et Nicolas Hubé donnent à voir la lenteur et les difficultés

d’institutionnalisation inhérentes à la recherche en communication politique française.

4 Dans le premier chapitre (pp. 27-44) – d’inspiration anthropologique –, les auteurs

soulignent très justement que l’activité politique, qu’elle soit conquête ou exercice du

pouvoir, est aussi une affaire de discours solennels, d’actes rituels, de stratégies

d’apparition publique et de mises en scène : « La politique se pratique donc

simultanément et instinctivement, si l’on peut dire, à travers toute une machinerie

symbolique et communicationnelle » (p. 28). Aujourd’hui, la cérémonie d’investiture du

Président de la République, ses visites en province ou ses vœux aux corps constitués,

par leur formalisation protocolaire participent pleinement d’une dynamique de

performation rituelle de l’ordre établi. Quel que soit le régime politique en place et le

style de gouvernement adopté, la légitimité des « détenteurs des fonctions d’autorité y

est toujours instituée et perpétuée par le maniement d’un appareillage symbolique qui

vise à justifier et à naturaliser l’asymétrie des positions, des droits et des ressources

entre les membres de la société » (p. 32). Par ailleurs, Philippe Aldrin et Nicolas Hubé

remarquent finement que la mise en forme(s) symbolique(s) du pouvoir politique est

toujours plus ou moins indexée sur les représentations dominantes du sacré et sur le

degré d’imprégnation religieuse de la société qu’il entend gouverner.

5 Dans le sixième chapitre de cet ouvrage très stimulant (pp. 139-162), les auteurs

choisissent de questionner la communication politique à l’aune du Web 2.0, des réseaux

socionumériques et de la circulation ultra-rapide de l’information en ligne : « La

Questions de communication, 33 | 2018

367

démultiplication des médias numériques et des sources d’information ont ainsi conduit

les chercheur-e-s à reformuler les questions de mediamalaise et de l’exposition aux

médias » (p. 154). Philippe Aldrin et Nicolas Hubé montrent que la surabondance

d’informations sur les réseaux socionumériques contribue à produire du savoir et de la

connaissance en renforçant considérablement le stock d’informations dont peuvent

potentiellement bénéficier les citoyens lambda dans une démocratie digne de ce nom.

Les réseaux sociaux contribuent à repenser à nouveaux frais la question de la

participation politique qui souffre d’une inexorable érosion dans beaucoup de sociétés

démocratiques. Cependant, « l’accès plus aisé à la participation politique via le Net

renouvelle le paradigme de la mobilisation par les médias, même si Pippa Norris

souligne elle-même que tendanciellement les publics internautes (en particulier ceux

des sites politiques) sont des publics déjà fortement intéressés par la politique et

mobilisés » (p. 157). Si tout n’est pas facilement quantifiable, il semble quand même que

les effets de l’usage de l’internet sur l’engagement et la participation politiques soient

croissants dans le temps, débouchant sur un réel espace public participatif, mais cela

est beaucoup plus vrai pour les jeunes générations que pour les générations plus

anciennes et éloignées du numérique. L’internet est devenu, « depuis une dizaine

d’années, une technologie complémentaire de mobilisation et de lutte politique.

Certains partis […] investissent très tôt le web pour contourner leur accès plus difficile

à l’espace public, et pour bénéficier […] de la force d’organisation et de coordination

entre activistes du web » (p. 159).

6 Dans le chapitre 9 (pp. 227-252), Philippe Aldrin et Nicolas Hubé ont constaté un

accroissement de l’importance accordée par l’opinion publique aux médias auscultant

et disséquant les travers et les errements des sociétés et de celles et ceux qui les

composent, on peut parler légitimement d’une hypermédiatisation des sociétés

humaines couplée à une digitalisation rapide de l’information. A ainsi émergé une

« démocratie des relations publiques », « au sens où les organisations de tous ces

secteurs ne se contentent pas de faire des relations publiques pour améliorer leur

image (ou “marque”) auprès du public [mais] emploient des communicants

professionnels pour atteindre un certain nombre d’objectifs plus spécifiques,

notamment : influencer les décideurs politiques, augmenter les prix des actions, gagner

les conflits industriels […] et générer de l’intérêt pour des problèmes publics

particuliers ou de nouveaux produits culturels » (pp. 234-235). Selon certains auteurs,

le travail de relations publiques des ONG et des groupes d’intérêt comme Occupy ou

Nuit Debout tendrait à se substituer à la citoyenneté électorale de masse.

Paradoxalement, cette professionnalisation de ce que l’on appelle en anglais l’advocacy

(plaidoyer, ou communication d’influence) a pour pendant une dépolitisation profonde

des sociétés démocratiques de par le monde. Dans la fabrique de la décision et de

l’action publique, la nouvelle tendance de la démocratie se traduit à travers « une

tendance à la professionnalisation des acteurs et des pratiques, une plus forte présence

et en plus grand nombre des acteurs non gouvernementaux et un recours systématique

à la publicité aux techniques communicationnelles » (p. 239).

7 Dans la conclusion (pp. 253-257) de cet ouvrage vivifiant, Philippe Aldrin et Nicolas

Hubé rappellent fort à propos que « le fil conducteur de ce manuel a été de saisir la

“modernisation” de la division du travail politique en démocratie, en lien avec les

transformations de l’économie, des pratiques et des usages médiatiques » (p. 254).

Questions de communication, 33 | 2018

368

8 Introduction à la communication politique donne des clés très utiles pour comprendre le

nouveau jeu politique – ce qu’ils appellent la démocratie des publics – et l’inscrire dans

l’évolution conjointe des régimes médiatiques et politiques successifs, de la

professionnalisation du travail politique comme des transformations du journalisme

soumis à la marchandisation de l’information. Cette « nouvelle forme du gouvernement

est aux prises avec une pluralisation des acteurs et des porte-parole de l’opinion, où les

agents traditionnels du jeu politique sont remis en cause, non pas uniquement dans

leur rôle de représentants, mais dans leur légitimité à énoncer une vérité en politique »

(p. 255).

9 À tous ceux que la communication politique passionne, interroge, laisse perplexe ou

même insupporte, ce livre apportera une multitude d’apports éclairants, de définitions

et de questionnements aussi inépuisables que la vie politique elle-même !

AUTEURS

ALEXANDRE EYRIES

Cimeos, université de Bourgogne Franche-Comté, F-21000

alex.eyries[at]yahoo.fr

Questions de communication, 33 | 2018

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Sylvain ANTICHAN, Sarah GENSBURGER,Jeanne TEBOUL, Gwendoline TORTERAT,Visites scolaires, histoire et citoyenneté.Les expositions du centenaire de laPremière Guerre mondialeParis, La Documentation française, coll. Musées-Mondes, 2016, 170 pages

Sébastien Ledoux

RÉFÉRENCE

Sylvain ANTICHAN, Sarah GENSBURGER, Jeanne TEBOUL, Gwendoline TORTERAT, Visites

scolaires, histoire et citoyenneté. Les expositions du centenaire de la Première Guerre mondiale,

Paris, La Documentation française, coll. Musées-Mondes, 2016, 170 pages

1 Cet ouvrage collectif résulte d’une enquête sur la transmission scolaire de la Première

Guerre mondiale à partir de visites effectuées par des élèves de six expositions qui ont

eu lieu à Paris et en province en 2014-2015 dans le cadre du centenaire, et de différents

terrains d’observations (cours en classe, ateliers, entretiens hors classe). Ce travail

mené par des chercheurs en sociologie, anthropologie et science politique est d’abord

resitué dans son contexte historique. Les musées d’histoire, pris au sens large, se

trouvent investis depuis une vingtaine d’années d’une fonction d’inclusion sociale par

l’adhésion à des normes autour de la citoyenneté (vivre ensemble, tolérance, paix) que

la fréquentation de ces lieux favoriserait. Cette évolution observable dans différentes

régions du monde établit un lien de causalité naturel entre transmission de la

« mémoire » et éducation civique que l’État français promeut de son côté depuis les

années 1990 par une politique éducative très active en direction des publics scolaires

sous de multiples formes dont les visites de musées d’histoire. Les enquêteurs soulèvent

un paradoxe apparent : à la différence des musées d’art ou de science, ce fort

Questions de communication, 33 | 2018

370

investissement politique et social pour la fréquentation de ces lieux n’a pas pour autant

suscité d’études sur les visites scolaires de musées d’histoire. Pour l’expliquer, il est

justement signalé le « statut social singulier » (p. 17) qu’occupe la transmission du

passé à l’égard des « jeunes générations » en général et celui des musées d’histoire en

particulier, mais les auteurs forcent le trait en évoquant un « pouvoir jusqu’ici

considéré comme quasi-magique » (ibid.) attribué à ces lieux pour éduquer ces

« jeunes » sans mesurer au préalable avec précision le contenu et la variété des attentes

des divers acteurs du champ concerné (du commissaire d’exposition à l’enseignant) ce

qui permettrait d’identifier au mieux, d’une part l’importance accordée au lieu et,

d’autre part, les effets attendus ou espérés possibles – ce qui ne relève pas de la même

chose. Interroger les effets réels de ces visites sur les élèves, débarrassé de ce modèle

interprétatif dominant, tel est en tout cas le point de départ pertinent de ce travail.

Dans le prolongement d’une littérature élargissant la notion d’apprentissage bien au-

delà de sa dimension factuelle, les auteurs ont cherché à relever et analyser avant tout

l’expérience que les élèves traversent lors de visites d’expositions consacrées à

l’histoire de la Grande Guerre.

2 D’autres travaux récents ont également privilégié l’expérience vécue par l’élève en se

situant résolument en dehors de la question de la transmission factuelle du passé et des

attentes éducatives dans le cadre de dispositifs scolaires socialement valorisés (voir la

thèse de Nathanaël Wadbled étudiant un voyage scolaire à Auschwitz-Birkenau [2016,

L’Expérience d’un espace de mémoire : une visite scolaire au Musée-Mémorial d’Auschwitz-

Birkenau, thèse en science de l’information et de la communication, Université de

Lorraine]). La méthodologie employée par les chercheurs pour saisir au mieux ce qui se

passe pour les élèves qui visitent ces expositions utilise différents dispositifs qui

excluent très logiquement des questionnaires de connaissance factuelle en amont ou en

aval de la visite. L’enquête s’est fondée sur des questionnaires relatifs à l’expérience de

visite, des entretiens avec des enseignants et des élèves, et enfin des séquences

d’observation. Le premier chapitre (pp. 25-43) étudiant la visite de musées par les

enseignants appelle des réserves sur la méthodologie (corpus non précisé) et sur les

interprétations souvent discutables et parfois contradictoires des entretiens qui

plaquent artificiellement un appareil théorique aux données empiriques. Le deuxième

chapitre (pp. 45-70), « Corps et attitudes », souligne fort à propos la pluralité des rôles

sociaux vécus simultanément par les élèves lors de cette sortie – jeunes entourés d’amis,

élèves accompagnés par leur professeur, visiteurs de musée, voire citoyens en devenir –

qui fait « la complexité de la situation de visite » (p. 48). Les auteurs constatent ainsi que

les collégiens interrogés mettent à distance l’exposition visitée et l’expliquent par le

fait qu’ils l’abordent d’abord dans un rapport scolaire à l’histoire (p. 53), vécu sous le

mode de la contrainte. Ce sont d’autres dimensions (trajet école-musée, pause déjeuner,

relations entre pairs, conférencier, expériences sensorielles) qui sont le plus souvent

évoquées dans les souvenirs des élèves à la suite d’une visite.

3 Alors qu’une incise intéressante est faite sur le rapport des classes populaires à la

culture légitime, on aurait aimé avoir ici des précisions sur l’appartenance sociale des

publics interrogés le plus souvent dénommés « collégiens » et sur les logiques retenues

pour le choix des échantillons. Les pages consacrées à la dimension corporelle des

visites – occultée la plupart du temps – sont très intéressantes et novatrices, signalant

pour les élèves un « équilibre instable entre dérogation et conformation » (p. 59).

L’expérience de visite signifie pour eux – et peut-être avant tout le reste – « une gêne et

Questions de communication, 33 | 2018

371

un empêchement de leur corps » (p. 70). Il manque à cette analyse fine une ouverture

sur les spécificités du rapport au corps à cet âge particulier de l’adolescence qui aurait

apporté un éclairage utile. La place des émotions dans la transmission de la Première

Guerre mondiale est l’objet du chapitre suivant (pp. 71-96), écrit à partir de

l’observation d’un cours d’histoire mené sur trois séances dans une classe de CM2 de la

région parisienne dont les caractéristiques sociologiques ne sont malheureusement pas

présentées. Après avoir décrit ces séances et relaté avec précision les réactions d’un

élève en particulier à côté duquel il/elle était assis(e), l’auteur(e) relève que les

émotions attendues par l’enseignant ne sont pas toujours ressenties par les élèves. Par

ailleurs, le rire et la dérision qui se manifestent à de multiples reprises indiquent que

l’objet d’histoire évoquant l’atrocité des combats et l’omniprésence de la mort est

approprié par certains dans une mise à distance propre à la culture infantile (le rire) et

dans une logique d’interactions entre les élèves.

4 Le quatrième chapitre de l’ouvrage (pp. 97-112) s’intéresse à l’appartenance sexuée des

élèves et à son rôle dans les prescriptions et les modes d’appropriations de la Grande

Guerre à partir de l’observation de différents ateliers de « Carnets de guerre » organisés

aux Archives nationales. Étude passionnante qui met en exergue des assignations à un

conformisme sexué au travers de techniques de médiation fondées sur l’identification

aux acteurs de la Première Guerre mondiale : les filles se projettent dans une maison en

tricotant quand les garçons écrivent du front où ils combattent… La transmission de

cette période est ainsi l’occasion de réaffirmer collectivement des normes de genre que

les élèves adoptent aussi par souci de conformité au groupe des pairs (garçons/filles)

auquel ils appartiennent. Il est également démontré une appropriation sexuée des

contenus du cours d’histoire avec un intérêt plus marqué pour l’histoire sociale et la

violence de guerre chez les filles quand les garçons retiennent davantage des contenus

plus factuels de la période. Une telle approche, déjà explorée par Alexandra Oeser

(2010, Enseigner Hitler. Les adolescents face au passé nazi en Allemagne : interprétations,

appropriations et usages de l’histoire, Paris, Éd. de la Maison des sciences de l’homme) dans

son étude sur l’enseignement du nazisme en Allemagne, ouvre des perspectives de

recherche prometteuses quant aux appropriations sexuées de l’enseignement de

l’histoire. Le dernier chapitre (pp. 113-142) explore la question de la transmission du

passé étudiée à partir de la fréquentation des musées d’histoire par différents groupes à

différents âges. Les souvenirs des élèves interrogés plusieurs mois ou années après la

visite de musées d’histoire se rattachent le plus souvent à des contextes liés à des

sensations physiques ou à des relations sociales. En dehors d’eux, ces élèves accordent

une valeur rétrospective à leurs visites dans le sens où elles ont assuré une fonction de

transmission du passé dont l’importance sociale est très souvent énoncée. Ces enjeux

mémoriels et civiques (« leçons d’histoire », « devoir de mémoire ») sont ainsi toujours

mentionnés quand les aspects cognitifs des expositions sont quasi-absents, ce qui

conduit les auteurs à constater que « les expositions transmettent moins un contenu

[…] qu’un rapport à ce contenu » (p. 115). Pour traduire une telle situation, la notion de

« sens commun civique » est mobilisée en référence au « savoir de sens commun »

évoqué par Michel Foucault. Ce sens commun qu’ils partagent par emprunt est d’autant

plus fort et durable qu’il n’est pas réellement approprié par les élèves : les visites ne

font par la suite jamais l’objet de discussions entre eux. Elles sont comme déposées dans

l’espace de la conformité sociale.

5 Écrit à partir d’études qualitatives sur un terrain composite, l’ouvrage a le grand mérite

de penser les visites scolaires de musées d’histoire dans une expérience éminemment

Questions de communication, 33 | 2018

372

sociale qui l’affranchit d’un « ordre du discours » (Michel Foucault) encombrant posé à

leur endroit et donc pesant sur leurs usagers, en premier lieu sur les élèves désignés

comme destinataires prioritaires. On peut regretter qu’à partir d’un tel postulat nourri

de nombreuses références, les analyses de cette expérience de visite souffrent parfois

d’imprécisions méthodologiques ou de contextualisations lacunaires pour rendre

compte de la variabilité des processus d’appropriations. Pour autant, les multiples

déclinaisons que les auteurs de l’enquête esquissent constituent des pistes de recherche

particulièrement stimulantes qui demandent à être discutées et enrichies par d’autres

études à l’avenir.

AUTEURS

SÉBASTIEN LEDOUX

CHS, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne/CNRS

ledoux.sebastien5[at]gmail.com

Questions de communication, 33 | 2018

373

Jean CAUNE, La Médiation culturelle.Expérience esthétique et constructiondu Vivre-ensembleGrenoble, Presses universitaires de Grenoble, coll. Communicationmédias et sociétés, 2017, 276 pages

Jean-Charles Chabanne

RÉFÉRENCE

Jean CAUNE, La Médiation culturelle. Expérience esthétique et construction du Vivre-ensemble,

Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, coll. Communication médias et sociétés,

2017, 276 pages

1 Dans une édition revue et augmentée, Jean Caune reprend sa réflexion sur la notion de

« médiation » (l’expression devient ici systématiquement : « médiation culturelle »),

initiée en 1999 dans Pour une éthique de la médiation. Le sens des pratiques culturelles

(Grenoble, Presses universitaires de Grenoble). Il lui adjoint une expression susceptible

de connaître le même processus d’affadissement et de dénaturation, et qu’il écrit avec

un trait d’union symbolique, de son point de vue, de la médiation comme il la définit : le

Vivre-ensemble. Il reprend, plus de quinze ans après, l’analyse critique des usages de

l’expression « médiation [culturelle] », en cherchant à clarifier le concept et à le situer

dans une approche philosophique, anthropologique, politique, esthétique. Pendant ces

années, la médiation culturelle a connu un processus d’institutionnalisation, tant du

côté des politiques publiques que de sa reconnaissance par l’université comme objet de

recherche et comme champ de formation professionnelle. Pourtant, « son offre n’est

pas toujours explicite dans ses objets et ses contenus » (p. 11), et tandis que le concept

continue à faire l’objet de brouillages multiples, les pratiques qu’il désigne restent dans

les limitations dénoncées dans l’ouvrage précédent. La médiation culturelle se voit

assignée de multiples fonctions : construction du lien social, outil de la démocratisation

culturelle, support de transmission de la culture, lutte contre l’exclusion, accès à

Questions de communication, 33 | 2018

374

l’expression des minorités, etc. Il faut dire que l’indétermination de l’expression est

amplifiée par la difficulté de définir chacun des deux termes qui la constituent, la

polysémie de « médiation » venant multiplier celle de « culture ». Un tel constat est

tout à fait d’actualité, comme en atteste la tenue d’un colloque qui ouvre encore une

fois le chantier de clarification en cherchant un consensus autour de « L’Essentiel de la

médiation » (« L’essentiel de la médiation. Vers un consensus sur le concept dans les

sciences humaines et sociales », Université de Padoue, 1-2 mars 2018.).

2 Jean Caune voit dans la multiplication de ces usages une usure de son sens, mais aussi le

« symptôme d’une société qui peine à reconnaître les conflits, […] et aspire à renouer le

tissu social déchiré » (p. 12). Ainsi la médiation culturelle est-elle conçue à la fois

comme une politique d’accès aux œuvres d’art, un exercice démocratique et un moyen

de construction des communautés et des individus. Pour lui, les errements de ces

définitions sont liés aux difficultés de fonder, par ailleurs, un projet politique pour nos

sociétés.

3 En particulier, une première réduction de la notion à l’animation culturelle et à la

démocratisation de l’art a montré ses limites : s’il s’agissait seulement de partager la

culture des « héritiers » et de poursuivre des visées d’intégration, les politiques

culturelles ont montré leurs limites. Jean Caune défend au rebours d’une conception

positive de la diversification de la notion de culture, son extension au-delà d’une

définition restreinte de l’art légitime, et le passage d’une culture comme transmission à

sa réappropriation par une énonciation. C’est tout à la fois un défi politique et un défi

théorique qui appelle une approche pluridisciplinaire, engagée dans les sciences de

l’information et de la communication (SIC), mais aussi l’ensemble des sciences de la

culture.

4 La réflexion engagée par l’auteur cherche à revenir au sens le plus fondamental de la

médiation comme construction de la relation qui croiserait dimension éthique, point de

vue esthétique, au sens du partage de l’expérience du sensible, et visée pragmatique.

Un des concepts centraux de l’ouvrage est celui d’énonciation, au sens de

réappropriation par le sujet des signes qu’il reçoit et qu’il produit : « Sans cette

pratique de la parole, l’appropriation des contenus est insuffisante parce que figée dans

la reproduction de l’énoncé » (p. 18).

5 Jean Caune, qui ouvre tous ses chapitres par une citation de Franz Kafka, fait l’éloge de

la force théorique des récits, « riches d’un savoir théorique qui ne se dit jamais, ni

directement, ni indirectement » (p. 29). Ainsi le chapitre 1 revient-il au récit de Babel :

la médiation culturelle ne peut se contenter d’être une relation instantanée entre les

individus, mais doit « introdui[re] la visée d’un sens qui dépasse la relation immédiate

pour se projeter vers l’avenir » (ibid.). Le chercheur critique ainsi les illusions du « récit

technophile », et dénonce la domination d’un « paradigme de la modélisation » qui

relèverait « d’une rationalité du calcul et de la prévision […] pour laquelle il n’y a pas

d’autres problèmes que ceux que la science et la technique peuvent résoudre » (p. 38). Il

lui oppose un « paradigme du point de vue » (p. 39) qui réintroduit la primauté du sujet

de parole dans son activité communicationnelle, réalisée par la médiation (au sens

sémiotique) des productions symboliques. L’enjeu est aussi épistémologique et le conflit

politique se poursuit sur le terrain de la science : « La place accordée à la relation

interpersonnelle et à la sensibilité, comme condition du Vivre-ensemble, est

fondamentale pour construire des humanités contemporaines, et celles-ci n’ont de

cohérence que fondées sur des sciences de l’esprit autonomes par rapport aux sciences

Questions de communication, 33 | 2018

375

de la nature » (p. 41-42). L’activité interprétative, en référence à Paul Ricœur, est ainsi

au cœur de l’ouvrage : « La médiation culturelle […] n’est pas la transmission d’un

contenu préexistant : elle est production du sens en fonction de la matérialité du

support, de l’espace et des circonstances de réception » (p. 45).

6 L’auteur illustre aussi l’importance de la dimension esthétique (qu’il ne réduit pas à

l’artistique, et encore moins à une définition restrictive de celui-ci) : ainsi la médiation

culturelle est-elle d’abord « un lien sensible entre les membres d’une même

communauté » (p. 43), tension entre contact et tact, bien illustrée par les puissances de

la voix humaine.

7 En outre, le chercheur critique une réduction de la médiation culturelle à un processus

de substitution pour réduire la fracture sociale, alors même que la demande d’un

commun est croissante. La médiation culturelle peut y contribuer, non parce qu’elle

« transmettrait » des contenus culturels, mais parce qu’elle offre des formes originales

pour une activité proprement théorique, par la médiation de formes expressives

inattendues dans cette fonction : ainsi, « Les termes de théâtre et de théorie partagent la

même référence au voir : le théâtre, c’est le lieu où l’on voit ; la theôria, c’est l’activité

qui rend visible ce qui ne l’est pas immédiatement » (p. 62). Aussi la condition

d’efficacité de la médiation culturelle dépend-elle de la possibilité de favoriser le

processus d’énonciation des communautés et des individus. Elle articule pour cela trois

dimensions qui sont modélisées (chapitre 3) : la médiation est un processus qui 1) ouvre

un sens latent par le biais d’un support sensible (elle ne l’impose pas) ; 2) met en œuvre

un savoir et une vision mobilisés par une poièsis (d’où l’importance d’une éducation par

l’art et pas seulement à l’art) ; 3) met en relation un auteur – un sujet de langage – et le

support matériel qu’il utilise (d’où la dimension matérielle de l’énonciation).

8 La médiation culturelle redonne sens à l’activité interprétative en proposant la mise au

travail esthétique des symboles, dont le jeu permet la transmission d’un héritage sans

l’imposer : « La redondance du symbole est le pouvoir de se répéter en se renouvelant »

(p. 91). C’est pourquoi Jean Caune regrette avec Walter Benjamin que « l’art de conter

[soit] en train de se perdre » (cité p. 93) : réénoncer les récits, c’est assurer à la fois la

continuité et la coupure avec la culture comme héritage.

9 Cette conception dynamique et émancipatrice de la médiation culturelle conduit Jean

Caune à être très critique à l’encontre des « idéologies » qu’elle porte parfois

(chapitre 4), qui toutes procèdent par réduction de la notion à des oppositions

naturalisées : nature/culture, technique/culture, individu/culture. C’est ainsi qu’il

s’agit à la fois de tenir compte du multiculturalisme de fait des sociétés

contemporaines, pour le transformer en interculturalisme (de l’être ensemble au Vivre-

ensemble) : « Ne pas céder à la dérive du communautarisme qui enferme les individus

et conduit à une juxtaposition de communautés que rien ne réunit, sinon une quête

identitaire. Celle-ci est un piège et un leurre » (p. 110). Tout au contraire, la médiation

culturelle passe, selon lui, « par la construction d’actes de parole qui permettent de

transformer le contact intime avec soi-même […] en expérience communicable. La

médiation culturelle comme modalité de l’interaction entre les sujets “donneurs de

sens” suppose l’acquisition des modes d’expression par lesquelles nous nous définissons

nous-même. On conçoit alors l’importance que peut prendre la reconnaissance des

langages que sont les langages artistiques » (p. 113) et surtout leur réappropriation

dans des pratiques.

Questions de communication, 33 | 2018

376

10 Jean Caune défend ainsi une « esthétique pragmatique de la médiation » (3e partie),

dans le cadre de laquelle il mobilise John Dewey, Richard Rorty, Richard Shusterman,

mais aussi l’école de Palo Alto (pour l’interactionisme symbolique) et la linguistique des

actes de langage, de l’énonciation. « Si une politique culturelle peut avoir un sens

aujourd’hui, c’est dans la mise en œuvre des conditions qui favorisent la médiation

culturelle. Il s’agit moins de démocratiser l’accès à une culture faite d’objets consacrés

que de faciliter et de susciter une diversité d’espaces dans lesquels l’expérience

esthétique puisse s’épanouir. Pour utiliser une autre formulation, de nature politique

pour sa part, il faut prolonger une politique de démocratisation culturelle par la visée

d’une démocratie culturelle. En effet, la première a montré ses limites – tant

idéologique que factuelle – parce qu’elle propose un accès à un domaine défini en

dehors des sujets invités à le partager. La perspective visée par la démocratie culturelle

est celle d’une culture qui se construit aussi par l’implication et l’expression de ceux

dont la parole n’a pas trouvé les lieux d’énonciation et de réception » (p. 195).

AUTEURS

JEAN-CHARLES CHABANNE

IFÉ, ENS de Lyon, F-69007

jean-charles.chabanne[at]ens-lyon.fr

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François CHARBONNEAU, dir., L’Exil etl’errance. Le travail de la pensée entreenracinement et cosmopolitismeMontréal, Éd. Liber, 2016, 304 pages

Agnès Felten

RÉFÉRENCE

François CHARBONNEAU, dir., L’Exil et l’errance. Le travail de la pensée entre

enracinement et cosmopolitisme, Montréal, Éd. Liber, 2016, 304 pages

1 Cet ensemble d’articles autour du thème de l’exil et de l’errance permet de découvrir,

ou de redécouvrir vingt artistes ayant écrit sur ce thème. La problématique du recueil

étudie les rapports entre certains auteurs et l’exil. D’une certaine manière, on pourrait

regrouper les auteurs en deux catégories, ceux qui célèbrent les vertus de

l’enracinement et n’envisagent pas de quitter leur terre natale, et ceux qui

souhaiteraient un monde cosmopolite tant ils se sentent chez eux partout. Dans quelle

mesure l’exil est-il lié à l’écriture ? Est-il un moyen d’enrichir le texte ? D’abord, l’exil

peut être défini de plusieurs manières. Ainsi Joël Madore le définit-il comme « ce qui

permet de sortir de la brutalité d’un monde sans pour autant lui tourner le dos »

(p. 152). Cette image montre bien que l’importance des liens avec le pays d’origine est

très significative, surtout pour ceux qui ont été contraints à l’exil. La naissance de la

philosophie s’accompagne d’un refus énigmatique, celui de l’exil. Par exemple, Socrate

a réfléchi sur les liens qu’il a créés avec sa communauté d’origine. Certains préfèrent

fuir plutôt que mourir. Ainsi de nombreux artistes ont fui devant l’oppression

allemande pendant la Seconde Guerre mondiale. Il est possible d’effectuer deux groupes

parmi les auteurs choisis pour chaque article. D’un côté, on distingue, en effet, les Juifs

qui ont fui les Allemands, voire ceux qui sont morts dans les camps. Et de l’autre, on

peut mettre ensemble les exilés politiques, qui sont partis pour éviter des soucis avec

certains gouvernements. Dans tous les cas, l’exil est un thème qui apparaît autant dans

Questions de communication, 33 | 2018

378

leur histoire que dans leur œuvre. Un trait caractéristique de toutes ces œuvres est de

mieux comprendre le régime qu’ils ont quitté. En effet, il existe un contraste entre le

pays qui a été quitté et celui d’adoption. L’exil apparaît selon trois critères différents

dans l’ouvrage. L’exil est soit volontaire, soit subi à cause de la politique, soit subi à

cause des conditions de vie dans un pays. Les auteurs appartiennent presque au même

groupe. En effet, la plupart sont des philosophes allemands qui ont bénéficié des cours

des grands maîtres, comme Edmund Husserl ou encore Martin Heidegger. L’exil est vu

comme une chance ou comme un nouveau départ dans certains cas. Il est révélateur de

l’intérêt qu’on peut porter aux autres. Le sentiment d’altérité est vécu différemment

selon les auteurs.

2 Le premier type d’exil est l’exil volontaire. Ainsi Octave Crémazie s’exile-t-il en France

pour échapper à ses créanciers. Il change même de nom pour éviter les poursuites. Sa

librairie fait faillite en 1862. Sa correspondance avec l’abbé Casgrain révèle une grande

lucidité à propos de la place de la littérature canadienne en France : « Si notre langue

avait été iroquoise ou huronne, constate-t-il, les Français auraient été plus attirés par

nos écrits » (p. 89-96). Éric Bédard conclut que ses propos sont encore de mise plus de

100 ans plus tard. Octave Crémazie incarne un auteur qui a été très important, très

engagé dans le Romantisme mais que l’on a complètement oublié. Contrairement à

Octave Crémazie, l’auteur romantique le plus reconnu est actuellement Chateaubriand.

Il a changé de nom. Son pseudonyme Jules Fontaine était censé le préserver de

différents ennuis. L’exil doit permettre aussi de se glisser dans une nationalité sans se

faire remarquer, surtout dans les périodes de crises. À l’image d’Octave Crémazie,

Jacques Derrida choisit l’exil. Il s’agit d’un écrivain souvent qualifié de cosmopolite. Il a

grandi en Algérie et est venu en France pour faire ses études. Même si certaines

périodes en Algérie ont été troublées, il s’est exilé volontairement. Toutefois, il a vécu

son départ d’Algérie comme une rupture importante. Son œuvre porte ce

questionnement sur la notion de frontière. Il se considère comme un héritier de la

philosophie des Lumières. En ce sens, il insiste sur l’importance de l’hospitalité entre

les peuples. Il s’interroge également sur le statut de l’étranger, qu’il définit non

seulement comme un être qui ne possède pas la même langue, mais aussi comme séparé

de sa patrie et de ses morts. Il a subi l’épreuve du passage de l’hospitalité à l’hostilité, et

toujours selon lui, la frontière entre les deux termes est très proche. Il effectue

d’ailleurs un rapprochement entre l’exilé et le prisonnier. En effet, la prison a pour

conséquence de déposséder l’individu de son essence. L’hospitalité revient à donner les

clés à l’arrivant avant de s’esquiver pour lui laisser toute latitude de s’installer. Ainsi

est-il marqué par son cosmopolitisme et son attachement à la langue. L’exil passe par

un partage et un échange entre deux langues. Le fait d’accepter au mieux une langue

permet d’écrire plus facilement et de sentir adopté par la nouvelle patrie. Friedrich

Nietzsche s’est exilé pour une double raison. D’abord en raison du travail, car il a

enseigné à Bâle. Ensuite à cause de sa santé, il a habité dans le Sud, notamment à Nice

ou en Italie. L’errance et l’exil hantent sa pensée depuis l’origine. Il peut être considéré

comme un témoin du déracinement. Il a vécu une époque relativement tranquille du

point de vue historique. Il ne fait pas partie des écrivains qui ont dû fuir un régime

oppressif. Et pourtant, il a tout aussi mal vécu cet isolement. De plus, il incarne à lui

seul, le mythe du Wanderer romantique et celui du Juif errant. Son apolitisme est

souligné par Hannah Arendt. Selon lui, la vraie vie intérieure est ailleurs. Ce grand

philosophe est considéré comme un nomade par Gilles Deleuze. La seule voie pour

Friedrich Nietzsche est celle de la solitude.

Questions de communication, 33 | 2018

379

3 Le second type d’exil est de nature politique. Victor Hugo est certainement l’exilé le

plus célèbre. Il a connu trois exils de plus en plus longs. Il a dû s’exiler à cause de ses

attaques répétées contre Napoléon III. Il a même refusé de revenir quand on lui a

proposé. Ces périodes d’exil ont été pour lui des périodes très riches qu’il a mises à

profit pour écrire beaucoup. Le fait d’être coupé de la France et blessé de différentes

situations l’a incité à organiser une réflexion très approfondie sur la poésie et sur le

rôle du poète notamment. Dans ce recueil d’articles, le seul écrivain qui ait dû fuir la

Terreur est Joseph de Maistre. Il est allé en Suisse et en Russie. Il est considéré comme

un grand polémiste. Mais on oublie souvent qu’il est aussi un grand écrivain qui a

essayé de nombreux genres littéraires. Il a éprouvé le besoin de se livrer. Et cet

épanchement montre les limites de l’exercice. Il n’aurait pas souhaité qu’on l’associe

aux romantiques qui se livraient beaucoup trop selon lui (comme Octave Crémazie). Il

souligne, bien avant Sigmund Freud, l’étrangeté de l’intime. Ce type d’écrits lui permet

toutefois de découvrir son moi et de faire partager ces découvertes avec le lecteur. Cet

aspect mélancolique de l’auteur est souvent peu évoqué. Léon Trostski, à l’instar de

Victor Hugo, est l’exilé le plus célèbre du XXe siècle. Il est rejeté du parti communiste

soviétique. Il quitte la Russie en 1929. Il a un rapport trouble avec le présent mais

surtout avec le passé. Il manifeste un vif intérêt pour l’histoire, et il a, par exemple,

rédigé un portrait très élogieux du tsar Nicolas II. Pourtant il note qu’une certaine

décadence vient corrompre ce système monarchique. La société évolue certes

lentement, mais elle tend à régresser et à devenir pire. Par conséquent, ce rythme de la

transformation plutôt lent ne s’intéresse pas assez aux idées qui deviennent

subsidiaires. Selon lui, l’histoire semble se dérouler sur deux plans distincts mais

simultanés aussi. Cependant ces deux plans n’ont aucune interaction entre eux. Il

estime que l’homme est maladivement trop attaché à son passé. Karl Marx partage avec

lui ce point de vue. L’homme raisonne comme si on était encore dans le passé. C’est

surtout parce que les héros de la révolution sont encore très présents dans les

mémoires et empêchent par là même, une véritable action. Leur mémoire, parce qu’elle

impressionne, paralyse les hommes qui se trouvent face à plusieurs dilemmes et ne

parviennent pas vraiment à choisir la solution la moins mauvaise. L’exil vient créer

chez Léon Trostski encore plus de confusion. En réalité, plusieurs types d’exil sont

concernés. Il subit un exil géographique, mais aussi un exil philosophique, en

s’éloignant du présent. Il est exilé de son parti politique. Et malgré tous ces

changements, il continue à affirmer sa fidélité à l’URSS. En 1922, comme des dizaines de

milliers de Grecs de Turquie, la famille Castoriadis quitte la Turquie pendant la Grande

Catastrophe d’Asie mineure, pour la Grèce et s’installe à Athènes. Cornelius Castoriadis

poursuit son exil à Paris. Il a le profil d’un homme de la Renaissance. Très érudit et

cosmopolite, il propose des points de vue très précis sur l’économie. Il doit fuir la

France à cause des Allemands. Il est un étudiant brillant et un militant aguerri. Il

accorde une valeur très négative à la bureaucratie. Selon lui, l’opposition entre le

communisme et le capitalisme n’est pas significative. Son enjeu est de permettre

l’autonomie de chacun, mais il craint que la bureaucratie n’impose sa structure. Donc il

ne peut pas la critiquer si on ne peut s’en défaire. L’exil est pour lui une contrainte

affective. Il aspire à une universalité ouverte à la pluralité afin de gommer les

oppositions entre les individus. Emil Cioran a dû fuir la Roumanie pour des raisons

politiques. Ses écrits de jeunesse démontrent un enthousiasme sans bornes pour un

régime très critiqué. Quand il arrive en France, il décide de n’écrire qu’en français. C’est

un véritable tournant dans son œuvre. Seuls six de ses ouvrages sont écrits en français.

Questions de communication, 33 | 2018

380

Il est donc d’abord exilé par rapport à sa propre langue, ce qui lui pèse tout de même

beaucoup. Il est confronté à un triple exil : géographique, linguistique et intérieur. En

effet, il estime qu’il subit une sorte de malédiction personnelle aggravée par l’exil. Il vit

très mal cette situation tragique de déracinement. C’est ainsi qu’il explique son

pessimisme. Il est pessimiste car il a été arraché à sa terre natale. Le passé devient pour

lui idéalisé, voire mythique. Pour mettre fin à ces « errements », il met au point une

stratégie de rédemption fondée sur la langue. La langue française lui accorde une

seconde naissance. C’est pourquoi ce basculement dans sa vie va correspondre à un

détachement complet de la langue roumaine. En définitive, il aspire à un idéal de

passivité. Frantz Fanon, s’exile, lui aussi, de manière forcée à cause du régime politique.

Il est né à La Martinique. Son exil est une obligation qu’il vit très mal. Dès lors ses écrits

sont centrés sur une vision très négative du colonialisme. Il est fortement attaché à ce

sujet. Quand il travaille en Algérie dans le domaine psychiatrique, il le fait pour aider

des gens qui ont été marqués par les désagréments du colonialisme. Il est très engagé et

très virulent parce que le sujet le touche de près et qu’il se sent proche des personnes

qui ont dû subir ses violences. C’est pourquoi il analyse avec précision les conséquences

très négatives. Selon Guillaume Bridet, Edward W. Said est le seul véritable intellectuel

du XXe siècle. Il a écrit de la fiction, ses Mémoires mais aussi des ouvrages critiques.

L’exil de la Palestine a provoqué chez lui une crise d’identité et a suscité de nombreuses

interrogations sur qui il était. Il ne s’est jamais senti américain, malgré le fait qu’il ait

obtenu un poste de professeur d’université. La dernière partie de son œuvre est

dominée par la maladie. Et bien plus que l’exil, son mal l’a rongé en le diminuant. Dans

ses écrits, il a tenté de définir l’exil. On peut estimer que, dans son œuvre, cohabitent

deux types d’exil. Il vit son exil d’une manière irrémédiable, et ensuite, il se présente

comme un émigré qui a réussi aux États-Unis. Il ne vit pas l’errance comme une

condamnation. Il pénètre dans un monde qu’il fait sien. L’engagement de sa pensée ne

fait pas de lui un écrivain militant. Même s’il a toujours pris le parti des petits et a

adressé de nombreux reproches aux puissants, lorsqu’il estimait que c’était nécessaire.

Pour lui, penser en exil relève d’un choix minoritaire. Il refuse de s’attaquer à d’autres

individus que des puissants. Ce qui caractérise son œuvre est aussi la maladie. Cette

dernière a donc fait évoluer son écriture. En définitive, il ne se livre qu’à cause du mal

qui le ronge. Il conçoit la politique de l’exil comme une prudence à mettre en place face

à la pluralité des hommes, leur complexité et la multiplicité des mondes.

4 De nombreux écrivains ont fui la menace nazie. Ce type d’exil est un cas à part, car il est

particulièrement violent. Cette période correspond en effet à de nombreux départs

volontaires. Les artistes ont fui un régime particulièrement oppressif à leur égard en

vue de protéger leur vie. Hannah Arendt est incontestablement la philosophe la plus

souvent associée à la culture juive. Elle a beaucoup écrit sur les systèmes totalitaires et

leur origine. Son ouvrage Le Système totalitaire (1951, trad. de l’américain par J.-

L. Bourget, R. Davreu, P. Lévy, Paris, Éd. Le Seuil, 1972) demeure une référence. Elle a

été marquée par un double exil, en France et aux États-Unis. Günther Anders évoque,

lui, comment il a dû changer de nom pour éviter que son nom d’origine juive n’attire

trop l’attention sur lui. Il précise que le directeur du journal qui l’emploie lui a

demandé de s’appeler d’une autre manière et « anders » signifie autre. Günther Anders

a mal vécu son exil. Il a eu du mal à s’intégrer à la vie en Californie et il s’est toujours

senti différent, voire étranger. Sa dépression s’est accentuée. Il a déjà mal vécu les

différents échecs professionnels qu’il a subis à la fin de ses études. En effet, il n’a pas

réussi à obtenir un poste de chargé de cours. Il a donc entrepris différents petits

Questions de communication, 33 | 2018

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métiers. Mais il a depuis lors toujours éprouvé un certain ressentiment. Karl Löwith fait

aussi partie des Juifs allemands qui ont dû fuir la guerre et la barbarie nazie. Dans ses

œuvres, il évoque les conséquences de l’exil. Il s’intéresse particulièrement à

l’expérience sur le temps. Il définit même l’exil radical comme un exil hors du temps. Il

donne comme leçon de renoncer à toutes les patries. Car la seule patrie véritable c’est

le monde. De même, Thomas Mann a été marqué par son exil aux États-Unis et il a

changé de regard sur l’Allemagne. Il a même adopté un autre point de vue sur la

création. L’idée de la décadence des arts déjà présente dès ses premières œuvres,

réapparaît renforcée dans le Docteur Faustus, son roman paru en 1947 aux éditions de la

Société du livre de Berlin. Il signifie dans ce roman capital la chute de l’artiste. L’art

n’apporte rien à la politique. Il a été déçu de sa patrie. Il n’aurait jamais imaginé qu’il

aurait été amené à dire du mal de ses compatriotes. Longtemps il a cru que les

Allemands possédaient une partie de bien en eux. Mais il a dû se rendre compte qu’il

n’en était rien. La présence de ce mal généralisé a justifié son exil et la posture qu’il a

fallu adopter par rapport à ce pays qui a renié ses idées. L’élément qui l’a le plus

marqué est la notion de génie. Il possède ce point commun avec le mouvement

romantique. En effet, le Romantisme aussi est un mouvement qui a durablement

influencé tous les auteurs allemands et lui aussi. L’importance accordée à l’intériorité

reste une marque qui confirme l’attrait pour la connaissance de soi. Simone Weil face

au même genre d’exil a toujours montré une grande fascination pour l’héroïsme. Ce qui

explique qu’elle n’a peut-être pas eu la vie qu’elle aurait souhaitée. Elle a montré une

obsession véritable pour les notions d’enracinement et de déracinement. Elle estime

qu’il peut exister de bons exils, c’est-à-dire des exils réussis. Et d’ailleurs beaucoup de

gens en sont capables. Pourtant il n’existe pas qu’un seul exil chez Simone Weil. L’exil

est vécu comme une forme du mal, lorsqu’il est imposé. D’ailleurs, le thème de

l’enracinement est omniprésent dans son œuvre. C’est pourquoi, la philosophe effectue

une quête presque désespérée d’un bon exil. Elle a dû travailler à l’usine. Elle a écrit à

ce sujet que l’ouvrier vit aussi une sorte d’exil par rapport à lui-même et ce à quoi il

pourrait prétendre. Chaque individu doit posséder ses propres racines. Elle considère

même que l’attachement au passé n’est pas irrationnel ou réactionnaire. Il faut

combattre l’exil au travail, donc l’exil de nombreuses catégories socio-professionnelles.

Simone Weil accorde beaucoup d’importance à l’héroïsme et se voit en tant que figure

héroïque, comme Jeanne d’Arc ou encore Antigone. Ce dévouement aux autres est un

leitmotiv dans son œuvre.

5 Le recueil présente aussi un rapport précis sur les conditions de l’exil. Par exemple,

Marina Tsvetaeva, la poétesse russe, a été persécutée par différents groupes, y compris

les communistes qu’elle a parfois défendus. Sa correspondance avec Boris Pasternak

atteste de cet état de fait. Les conditions durant l’exil sont souvent éprouvantes.

Certains auteurs ont écrit des journaux pour préciser comment ils ont vécu cette

période de leur vie. Une des conséquences de l’exil est avant tout la perte de la terre

d’origine. Leo Strauss estime que le philosophe, où qu’il soit, est toujours étranger de sa

propre cité. Il renvoie aux propos de Platon lui demandant d’abandonner son

environnement, car il est une entité dangereuse. En effet, sa préoccupation constante

pour la découverte de principes est en contradiction avec les aspirations des autres

citoyens. Leo Strauss reprend cette idée que le philosophe s’oppose au monde entier.

Donc il souhaite que la philosophie redescende sur la place publique. Sa mission doit

évoluer. Il faut que le philosophe éduque les autres hommes. De manière plus

pessimiste encore, Leo Strauss affirme que l’attachement d’un philosophe pour une cité

Questions de communication, 33 | 2018

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ne peut relever que du hasard, dans l’absolu il ne peut créer des liens qu’avec des êtres

nobles. Pour lui, le thème de l’exil permet de remettre en question la société et sa

raison même d’être. Il résume l’exil juif comme une contradiction entre une politique

libérale et une politique très autoritaire, voire dictatoriale. Les conséquences de l’exil

sont les suivantes : l’exil juif s’oppose à l’exil philosophique. L’exil juif n’apporte aucune

satisfaction. Il comporte une dimension tragique, qui paraît insurmontable. Et l’exil

philosophique ne comporte aucune part de tragique. Très peu ne sont pas marqués par

les années d’exil. De nombreux écrivains vivent leur exil avec nostalgie, parfois ils

éprouvent des souffrances très pénibles qui influencent leur style de vie et leur façon

de percevoir l’écriture. Le retour est aussi particulièrement éprouvant pour certains

d’entre eux. Il faut recommencer à reprendre ses marques dans le pays d’origine.

Certains ont gardé des liens forts avec leur terre natale. D’autres réussissent même à

trouver, dans leur nouveau pays d’adoption, une reconversion professionnelle

intéressante qui correspond à leurs compétences.

6 Ainsi ce recueil propose-t-il de multiples points de vue intéressants sur l’exil. Les

figures étudiées sont des références mondiales de la littérature ou de la philosophie.

Malgré une analyse très fine, la question de l’exil reste indéterminée quant à l’influence

qu’elle a pu avoir dans les œuvres passées en revue. Il est indéniable que l’exil possède

des conséquences psychologiques et que certains ouvrages à tonalité autobiographique

soit marqués par ce thème. Mais des ouvrages philosophiques souvent neutres ne se

trouvent pas influencés par la vie personnelle de leurs auteurs. L’exil et l’errance ont

un point commun que beaucoup possèdent et ils ont bien entendu enrichi de

nombreuses pages consacrées à cette période noire.

AUTEURS

AGNÈS FELTEN

Université d’Anvers

agnes.felten[at]gmail.com

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Miao CHI, Olivier DARD, Béatrice FLEURY, Jacques WALTER, dirs, LaRévolution culturelle en Chine et enFranceParis, Riveneuve Éd., 2017, 378 pages

Véronique Magaud

RÉFÉRENCE

Miao CHI, Olivier DARD, Béatrice FLEURY, Jacques WALTER, dirs, La Révolution culturelle en

Chine et en France, Paris, Riveneuve Éd., 2017, 378 pages

1 L’ouvrage collectif La Révolution culturelle en Chine et en France dirigé par Miao Chi,

Olivier Dard, Béatrice Fleury et Jacques Walter, rassemble dix-neuf contributions de

chercheurs d’horizons disciplinaires divers et met en perspective deux regards – l’un

intérieur, l’autre extérieur – pour revisiter la Révolution culturelle chinoise. Ces

relectures de l’événement privilégient l’objectivité en se concentrant sur les faits, en

recourant à l’explication causale, ou en mettant en regard des parcours de vie ou des

œuvres littéraires et artistiques. De fait, elles sont exemptes de médiations théoriques

comme si ce retour sur le politique voulait éviter tout prisme, forcément partial et

partiel. En effet, le contenu de l’ouvrage à la lecture duquel se dessinent quatre grandes

parties s’attache à rester au plus près des faits, qu’il s’agisse de la genèse, des effets, des

retombées ou du traitement ultérieur de cette révolution. Il contraste de fait fortement

avec l’illustration de la première de couverture représentant une affiche de l’époque

maoïste instillant l’élan et l’enthousiasme aux masses pour la révolution communiste.

2 Les cinq premiers articles traitent de la genèse et des effets de la Révolution culturelle

et du retour de mémoire. Ainsi l’article inaugural de Weihua Bu, « L’origine et

l’expansion du mouvement des Gardes rouges en Chine » (pp. 27-40), rend-il compte du

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contexte qui a favorisé la naissance des Gardes rouges : un enseignement très

idéologique où priment la lutte des classes et le modèle héroïque, le culte de la

personnalité de Mao et une uniformisation des comportements du quotidien instillée

par la propagande communiste via les médias. Les Gardes rouges, constitués autour

d’un groupe d’élèves de l’École secondaire annexe de l’université Tsinghua, se feront

connaitre en adressant à Mao un ensemble de récriminations à l’encontre de leur lycée

et en accusant le directeur de l’école sur un journal mural, mettant ainsi le feu aux

poudres et bénéficiant bientôt du soutien indéfectible de Mao.

3 C’est aux rôles du Comité du Parti de l’université Fudan dès les premiers mois de la

Révolution culturelle que Guangyao Jin (pp. 41-54) s’intéresse : rôle discret de purge

d’agents « bourgeois et réactionnaires » à ses débuts, puis attaque ouverte contre les

« opposants » via les journaux muraux sous la houlette du groupe créé à cet effet, Lance

à franges rouges, composé d’étudiants et de professeurs. Accusé par une partie des

étudiants, le Comité renonce petit à petit au pouvoir et la purge menée par les

étudiants s’étend aux cadres de l’université et aux membres du Comité alors que les

Gardes rouges s’emparent du contrôle de l’université.

4 Au-delà des études de cas, la lecture critique de la Révolution culturelle que propose

Jisheng Yang (« Voie, théorie, système. Mes réflexions sur la Révolution culturelle »,

pp. 55-67) tente d’établir la genèse de cet événement et d’en montrer les conséquences

sur la société chinoise d’aujourd’hui. Pour l’auteur, Mao en a été l’ordonnateur en

encourageant la population à s’opposer à la « classe de bureaucrates » ou

fonctionnaires, qu’il souhaitait affaiblir mais non supprimer au risque de mettre en

cause l’État. Si cette révolution a définitivement discrédité le communisme aux yeux de

la population, si elle a favorisé l’émergence d’un système juridique encore fragile, elle

n’a pas supprimé les privilèges et la corruption des fonctionnaires et de leur parentèle,

grands vainqueurs de la Révolution. L’économie de marché qui a suivi n’a pas inversé la

tendance en favorisant l’enrichissement des hommes du pouvoir et avec un

gouvernement aux manettes.

5 À partir d’entretiens et de témoignages écrits, Peidong Sun (pp. 69-83) montre

également que, malgré la Révolution, la lecture chez les jeunes instruits recoupe leur

origine sociale. Alors que les enfants d’ouvriers et ceux issus de la classe moyenne

disposent de livres rouges et de recueils de poésie ancienne, les enfants issus de milieux

intellectuels et de cadres ont davantage recours aux lectures clandestines se rapportant

à différentes disciplines, aidés dans leur approvisionnement par des instructeurs

politiques issus de l’armée, et rendues possibles lors de pratique du Taijiquan.

6 Si les recherches sur la Révolution culturelle en Chine dès les années 80 privilégient

une approche critique des événements, celles des années 90 après Tian’anmen seront

assujetties à la propagande politique, favorisant ainsi une recherche indépendante dont

l’historien Shu He nous livre un état des lieux (pp. 85-108). Cette recherche

indépendante, regroupant de nombreux acteurs témoins des événements et retraités

dans les années 2000, et n’ayant pas accès aux archives officielles, s’appuie sur divers

types de documents de l’époque (journaux, revue des organisations communistes,

enquête auprès de témoins, journaux intimes, comptes rendus de réunion, rapports,

tracts, objets). Outre les embûches matérielles, financières et politiques, cette

recherche souffre d’après l’auteur d’un manque de rigueur face aux lacunes

documentaires et de positionnements partisans, reproduisant les luttes de faction de

l’époque étudiée.

Questions de communication, 33 | 2018

385

7 Quatre autres articles portent sur le cinéma relayant la Révolution culturelle et

approché comme vecteur de propagande et lieu de confrontations idéologiques. C’est

dans cette première perspective que Di Wu (pp. 109-127) appréhende la période maoïste

à travers son cinéma et met au jour les éléments récurrents et stéréotypés de ces films

de fiction, comme les trois topiques suivantes : la lutte des classes, l’évocation des

souffrances passées et du bonheur présent, célébration et fidélité à Mao, dont les

variations tiennent au référent contextuel mobilisé (le milieu ouvrier, agricole,

scolaire) et formatant des générations futures à des modes de pensées manichéens

reflétant « l’esprit de la Bande des quatre » (p. 119). Ce cinéma révolutionnaire présente

également une évolution de la narration : mise en scène d’un chef rétrograde, tenant

d’une conception productiviste et non marxiste, puis mise en scène de complots

fomentés par un « capitaliste » et un chef complice, dans le droit fil de la lutte contre le

révisionnisme. Quant aux personnages, ils représentent l’homme nouveau, surdoué,

perspicace et guerrier, aux compétences plurielles, et pourvu du sens du sacrifice pour

la cause maoïste.

8 C’est moins autour de questions sémiotiques que Kristian Feigelson (pp. 129-152)

interroge deux films de fiction engagés traitant de la période maoïste que de

questionnement sur le réel historique. Alors que La Chinoise de Jean-Luc Godard (1967)

s’empare de l’idée maoïste d’allier théorie et pratique pour rompre avec un cinéma

commercial et faire du cinéma un outil révolutionnaire, La dialectique peut-elle casser des

briques ? de René Viernet (1973) met dos à dos toutes formes d’aliénation, qu’elle soit

communiste ou capitaliste. Pour l’auteur, ces rendez-vous manqués avec l’Histoire

procèdent du clivage de l’époque entre, d’un côté, une élite intellectuelle acquise à la

cause maoïste et au regard partial et, de l’autre, une culture populaire où le comique le

dispute aux stéréotypes à l’encontre de la Chine maoïste.

9 Pour sa part, Vincent Lowy (pp. 153-165) confronte deux autres films sur la Chine,

Chung Kuo, la Chine de Michelangelo Antonioni de 1974, peu complaisant à l’égard du

régime et accusé par la Bande des quatre de distordre la réalité, et celui de Joris Ivens et

Marceline Loridan-Ivens Comment Yukong déplaça des montagnes de 1976 qui, à l’inverse,

promeut la Révolution culturelle. Le contraste procède d’un réel très circonscrit dans

ce dernier où prime l’effervescence communicative, tandis que la caméra de

Michelangelo Antonioni privilégie le hors-champ et traque les dessous et les non-dits

d’une Chine que l’on ne veut pas montrer, si bien que c’est dans cet entre-deux que

peut émerger une vérité historique.

10 Quant à François Audigier (pp. 167-182), il voit dans le film Les Chinois à Paris de Jean

Yanne de 1974 à la fois une critique du régime maoïste et des maoïstes français

assimilés aux Vichystes. S’il s’agit de railler le caractère totalitaire du régime à travers

sa rhétorique marxiste-léniniste, la dictature des masses, la délation, l’autocritique et la

rééducation politique, le parallèle établi entre les maoïstes français et les

collaborateurs est à mettre sur le compte d’un retour de refoulé concernant le rôle et la

servilité d’une France collaborationniste pendant la Seconde Guerre mondiale

longtemps occultés par la lecture officielle d’une France résistante. Le film connaît une

campagne de dénigrement avec appels au boycott et actes d’agression dans les cinémas

tandis que la presse de gauche appelle au poujadisme, ce qui trahit, pour l’intellectuel

Dominique de Roux, le diktat idéologique d’une certaine gauche sur les médias et les

Arts.

Questions de communication, 33 | 2018

386

11 L’appropriation de la Révolution culturelle est également le fait des organisations

politiques en France et révèle ainsi les positionnements politiques vis-à-vis du maoïsme

comme le montrent les sept contributions suivantes.

12 Mathieu Rémy (pp. 183-196) retrace l’évolution de la référence maoïste et de celle de la

révolution culturelle au sein des mouvements étudiants léninistes-marxistes, et de sa

redéfinition à la lumière des revendications de la révolution culturelle de mai-juin

1968. Face aux tensions sino-soviétiques et au diktat stalinien du Parti communiste

français (PCF), l’Union des étudiants communistes connaît des défections, se

rassemblant dans l’Union des jeunesses communistes dont certains membres,

davantage tournés vers le situationnisme et la répression morale dans les universités,

créeront plus tard le groupe Vive la révolution. Mao y perd progressivement de son

attrait pour lui préférer une « politique du palier » par le biais de l’expression

individuelle, œuvrant pour une émancipation individuelle et générale plus proche de la

free press américaine.

13 Marion Fontaine (pp. 197-211) sonde les maoïstes de l’époque de la Révolution

culturelle, étudiants et intellectuels, qui se sont rendus dans le bassin minier du Nord-

Pas-de-Calais et y ont mené des actions propagandistes, de défense des mineurs et de

dénonciation des accidents liés à une course à la rentabilité, et allant jusqu’à former des

tribunaux populaires, à portée plus symbolique que ceux mis en place en Chine. Ils n’y

ont toutefois pas réussi à mobiliser les mineurs du fait d’après l’auteure d’une présence

trop courte dans la durée, d’actions trop spectaculaires et d’une branche en récession.

14 De son côté, Érik Neveu s’attelle aux usages qui sont faits de la Révolution culturelle

dans les productions des divers groupes maoïstes en France (pp. 213-229). Celle-ci

symbolise d’une part la lutte permanente contre l’institutionnalisation d’un parti au

bénéfice d’une classe dominante et la reproduction des rapports de pouvoir. Elle

représente d’autre part la lutte sur le terrain de la superstructure, liée à la contestation

des autorités symboliques et des évidences normatives et culturelles et à l’émergence

de nouvelles critiques sociales que sont l’écologie et le féminisme. Enfin, la Révolution

culturelle fait écho à la contestation des polarisations isomorphes aux rapports de

pouvoir (i.e. ville/campagne, intellectuels/manuels, dirigeants/masse). D’après l’auteur,

ces usages attestent que la Révolution culturelle ne se réduit pas à une lutte d’appareils

ni à une historiographie événementielle ou comptabilisatrice de martyrs mais est aussi

portée par une mobilisation qui fait sens pour les acteurs et témoigne d’une

« dynamique de l’événement irréductible à l’action mécanique de causes comme au

génie stratégique d’un protagoniste » (p. 227).

15 Kaixuan Liu (pp. 231-245) s’intéresse à l’Association des amitiés franco-chinoises (AAFC)

et à son évolution de 1952 à 1981 au gré des bouleversements qu’a connus la Chine.

Contrôlée par le PCF, l’Association vise à ses débuts à donner une image positive du

régime maoïste, à appuyer une reconnaissance diplomatique de la République

populaire de Chine (RPC), ainsi qu’à redorer l’image du communisme ternie par les

événements de Pologne et de Hongrie. Puis, face au conflit sino-soviétique et au

positionnement prosoviétique de Maurice Thorez, alors secrétaire général du PCF – ses

activités sont de fait au point mort –, l’Association est investie par une direction

maoïste dont les prétentions exclusivement politiques vont primer entre 1963 et 1966.

Par la suite, la volonté de Pékin de s’allier à l’Occident face à la menace soviétique

favorise la multiplication des comités de l’Association tout en essayant d’élargir

l’adhésion à un public plus large que ceux acquis à la cause. Accusée de suivisme face à

Questions de communication, 33 | 2018

387

son alignement sur l’arrestation de la Bande des Quatre, l’Association connaît des

défections notoires et se libère petit à petit de la tutelle pékinoise et du militantisme

maoïste dès les années 80.

16 Quelle(s) lecture(s) les deux mouvements trotskystes de l’époque, le Secrétariat unifié

de la IVe internationale (QISU) et Lutte ouvrière (LO), proposent-ils de la Révolution

culturelle ? Le premier, nous dit Hugo Melchior (pp. 247-265), s’est inscrit en faux

contre la version officielle du Parti communiste chinois (PCC), adhérant plutôt à la

version de Simon Leys qui voyait dans cet événement une réaction de Mao face à son

éviction du pouvoir compte tenu de l’échec de sa politique du Grand bond en avant. Au-

delà de cette usurpation d’un pouvoir resté bureaucratique, le QISU a vu une jeunesse

acquise au rudiment de la politique et de fait susceptible à terme de mener une

véritable révolution. À cette thèse, LO lui oppose celle d’une lutte de classe, entre un

parti « petit-bourgeois » s’attirant le soutien des étudiants et lycéens et la classe

ouvrière dont Mao souhaitait mater l’insubordination.

17 Gilles Richard (pp. 267-278) s’interroge sur ce qui a poussé sept jeunes giscardiens à se

rendre en Chine en juillet 1976. À partir de leur carnet de voyage paru l’année suivante

sous le titre La Vie en jaune, de la présentation de leur livre à Apostrophe et à partir

d’entretiens en 2016 avec trois des expéditionnaires, l’auteur met au jour les intérêts

des deux parties à ce rapprochement : d’une part, géostratégique pour la Chine voyant

dans son alliance avec l’Europe un moyen de contrecarrer l’expansionnisme soviétique ;

d’autre part, politique du côté de Génération sociale et libérale (GSL) qui comptait avoir

une envergure internationale et, qui, sensible à la glorification du travail et de la nation

et aux dissensions internes, a également senti les prémisses d’une productivité future.

Cette rencontre a également dessiné les carrières politiques de ces giscardiens et leurs

relations économiques futures avec la Chine dont les camps d’internement et de travail

n’ont pas été condamnés comme l’a été son pendant en URSS, fait remarquer à juste

titre l’auteur.

18 C’est autour des écrits de deux figures de la droite radicale qu’Olivier Dard (pp. 279-292)

met au jour des positionnements différents face au maoïsme et à la Révolution

culturelle. Suzanne Labin considère que la reconnaissance de la Chine populaire par De

Gaulle fait peser une menace sur l’Occident ainsi que son expansion concomitante au

moyen d’une propagande subversive et en introduisant l’opium pour détruire les

sociétés occidentales. Alain de Benoist, quant à lui, salue une conception de la guerre

inspirée de l’autrichien Carl von Clausewitz et s’inscrit dans le relativisme absolu de la

Nouvelle Droite consistant à soutenir la cause des peuples et à critiquer la notion

d’Occident. Des positionnements divergents – indexés sur la politique extérieure de

l’époque, les réactions au tiers-mondisme, le rejet de l’Occident, les luttes internes de la

droite radicale – mais qui restent mineurs par rapport à l’anticommunisme soviétique.

19 Les trois dernières contributions, contrairement aux précédentes, ont en commun de

s’intéresser à des parcours maoïstes singuliers et de mettre en exergue la palingénésie

politique qu’ils ont favorisée. Miao Chi (pp. 293-311) aborde ainsi la Révolution

culturelle sous l’angle de ses morts en rendant compte du travail de l’historien Shu He

visant à établir, à l’instar des victimes de la Shoah, une liste des victimes des

affrontements de Chongqing de 1966-68, où les Gardes rouges l’emportent dans un

premier temps sur les autorités, puis s’affrontent à leur faction dissidente, les Rebelles.

Le corpus, composé à partir des rubriques décès des journaux de l’époque, des

hommages aux martyrs et des informations biographiques recueillies sur les stèles du

Questions de communication, 33 | 2018

388

cimetière de la région dédié aux victimes et auprès des visiteurs, s’est constitué

également grâce au concours d’historiens, des participants eux-mêmes, dans un travail

de recoupement d’informations incessant. Quant au sens d’une telle démarche, 50 ans

après les événements, il est à mettre sur le compte d’une volonté de contre-propagande

et d’établissement d’une mémoire collective face à une confiscation de l’Histoire par le

gouvernement chinois.

20 Jacques Walter (pp. 313-344) s’interroge sur le sens que prend la Révolution culturelle

dans les récits de soi, sur l’intrication entre Histoire(s) et histoire personnelle, à partir

des écrits de trois femmes ayant en commun leur origine juive, leur expérience de

déportée ou d’enfant de déportés, et leurs séjours en Chine populaire. Ainsi, les

accointances pro-chinoises et le passé maoïste d’Annette Wieviorka ont fini par faire

écho à l’entreprise totalitaire dont elle-même et ses ascendants avaient été victimes,

cette expérience politique se transmuant de fait en engagement scientifique pour

comprendre les régimes totalitaires. Jacques Walter voit dans l’œuvre de Suzanne

Citron le même élan messianique à l’égard de la Chine maoïste que celui développé lors

de l’expérience à Drancy, face au désenchantement du stalinisme, la Révolution

culturelle s’accordant à ses engagements ultérieurs contre les colonisations et les

gagnants de l’Histoire. À travers les films qu’ils ont réalisés, Marceline Loridan-Ivens et

son mari ont soutenu la Révolution culturelle, en ce qu’elle pouvait changer les

rapports entre les hommes. Dans Ma vie Balagan (avec E. D. Inandiak, Paris, R. Laffont,

2008), Marceline Loridan-Ivens revient sur cet épisode de sa vie, son désenchantement

face aux exactions, sans toutefois perdre de son intérêt pour la Chine qu’elle appréciera

à l’aune de ses traits culturels qu’elle rapproche de la culture juive, contribuant à une

palingénésie identitaire.

21 Enfin, Béatrice Fleury (pp. 345-366) établit un parallèle entre l’engagement militant de

Jean-Luc Einaudi, décédé subitement en 2014, et ses recherches ultérieures sur la

guerre d’Algérie. Loin de se dédire comme d’autres anciens maoïstes, Jean-Luc Einaudi

a su tirer parti de son militantisme maoïste au sein du Parti communiste marxiste-

léniniste de France (PCMLF), qu’il quitte en 1982, en restant fidèle à son « projet

d’investir des terrains sensibles avec une visée dénonciatrice » (p. 355) et, en

particulier, aux formes d’exclusion, sociale et mémorielle. Alors qu’il est salué par la

presse généraliste comme le pourfendeur du colonialisme, l’hommage des proches

reconnait en lui le chercheur et son statut de non-historien comme garant de quête de

vérité.

22 L’intérêt des recherches compilées dans cet ouvrage – dont plusieurs réalisées par des

chercheurs chinois qui ne sont pas dans l’orthodoxie idéologique – est d’avoir posé un

objet commun et de montrer comment il est appréhendé cinquante ans plus tard de

part et d’autre en le mettant en perspective avec les crises politiques et sociales du

moment. Ces contributions témoignent également que le retour de mémoire vient

toujours inquiéter et réinterroger l’Histoire. Si le sens de la révolution y est saisi entre

réel et symbolique, les éléments agissants ne se réduisant pas au seul contexte ni à la

manipulation d’un seul, comme le fait remarquer Érik Neveu, il est sans doute aussi à

recomposer en tenant compte des imaginaires, se construisant, comme le concevait

Paul Ricœur (Du texte à l’action. Essais d’herméneutique II, Paris, Éd. Le Seuil, 1986), dans la

conflictualité entre deux pôles : l’idéologie, tendant au maintien et à la reproduction de

l’ordre social, ébranlée au contact de l’utopie, tendant à sa subversion et à sa

transformation, celle-ci étant entre autres nourrie par un besoin de dignité et de

Questions de communication, 33 | 2018

389

reconnaissance-reprise d’une place dans l’Histoire. En ce sens, il est à saisir dans une

dialectique entre réel, symbolique et imaginaires.

AUTEURS

VÉRONIQUE MAGAUD

Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3

magaudv[at]yahoo.fr

Questions de communication, 33 | 2018

390

Rodolphe CHRISTIN, Philippe GODARD,Jean-Christophe GIULIANI et Bernard LEGROS, Le Travail, et après ?Montréal, Éd. Écosociété, 2017, 112 pages

Gilles Rouet

RÉFÉRENCE

Rodolphe CHRISTIN, Philippe GODARD, Jean-Christophe GIULIANI et Bernard LEGROS, Le

Travail, et après ?, Montréal, Éd. Écosociété, 2017, 112 pages

1 Ce petit livre invite à envisager un avenir sans travail, sans travail pour tous, une

fiction qui pourrait devancer la réalité, comme l’explique l’introduction qui fait

référence à Trepalium (p. 9). Dans cette série télévisée française, la société est divisée en

deux : 80 % de la population survivent « sans travail » tandis que 20 %, de l’autre côté

d’un mur bien gardé, s’inscrivent dans une servitude volontaire, acceptant un

« travail » qui leur permet de rester du bon côté. Autre élément de cadrage : les débats

sur le revenu universel ou le revenu de base, médiatisés en France lors de la dernière

campagne présidentielle, dans un contexte de chômage qui caractérise négativement le

pays en comparaison avec les autres membres de l’Union européenne, n’ont pas

seulement porté sur les logiques de solidarité ou de devoir des sociétés envers les

citoyens, mais ont aussi mis en évidence les conséquences de l’évolution du travail,

alors que la robotisation et l’automatisation transforment les environnements

professionnels.

2 Les quatre textes de l’ouvrage s’inscrivent dans cette perspective : le « travail » n’est

pas « un absolu tombé du ciel » (p. 10) et ne peut pas être assimilé à un ensemble

d’activités librement choisies, il s’agit d’un phénomène de civilisation, indissociable de

monde « de la production et de la surproduction », « de la consommation et de la

Questions de communication, 33 | 2018

391

surconsommation », ce qui n’est plus considéré comme possible, notamment pour des

raisons « écologiques » (p. 11).

3 Dans le premier texte, « Après le travail » (pp. 13-42), Rodolphe Christin propose une

discussion sur le « mot-valise » travail qu’il s’agit d’envisager selon « les cultures et les

époques » (p. 17). Le « travail salarié et la norme généralement admise – soit occuper en

permanence un emploi pour gagner sa vie – sont battus en brèche par l’évolution de la

société » (pp. 18-19). Comme le plein-emploi est un « mythe saturé », il faut donc

« repenser la place du travail dans la société » (p. 19), en particulier du fait même de

l’évolution de la robotisation. L’auteur explicite assez peu les concepts de travail,

emploi, métier, activité, et l’analyse est assez classique : le travail est non seulement en

raréfaction, mais il génère aussi des « frustrations destructrices » (p. 22). C’est que,

comme dans Trepalium, il n’y aura bientôt plus « d’emplois salariés décents pour tout le

monde » (une affirmation qu’il s’agirait de démontrer). De plus, comme la « valeur

travail » est en voie de disparition, le « travail » ne sera plus un intégrateur social, une

structuration de la vie collective (p. 23). Cette analyse est loin d’être nouvelle : pour

Jeremy Rifkin (La Fin du travail, trad. de l’américain par P. Rouve, Paris, Éd. La

Découverte, 1997 [1995]) et Dominique Méda (Le Travail. Une valeur en voie de

disparition ?, Paris, Flammarion, 1995), le travail, qui fonde l’appartenance économique

et sociale, donc constitutif de la société et du lien social, est en transformation, voire en

disparition dans sa forme dominante actuelle. Pour autant, avec cette mutation

annoncée, le travail peut ne pas disparaître, mais changer radicalement, et il est

évidemment légitime de s’interroger sur sa finalité, dans sa forme actuelle comme à

l’avenir éventuel.

4 Alors que faire ? Rodolphe Christin invite le lecteur à revenir sur l’histoire du

capitalisme et du travail salarié. Avec la responsabilité sociétale des entreprises (RSE),

« imposture » (p. 25), « posture politique » (p. 30), « les entreprises institutionnalisent

[…] leurs propres normes au nom de l’intérêt général » (p. 32). Grâce à cette nouvelle

dimension morale, « le management remplace la politique » (p. 33).

5 En plus de la précarité, la culpabilité guette alors les chômeurs. Plus le modèle du

travail salarié s’épuise, plus la précarité augmente et l’auteur termine le premier

chapitre avec un développement sur le nécessaire revenu permettant à chacun « de

pouvoir vivre sereinement une existence sobre » (p. 39), un « revenu d’existence »

(p. 41) dans le cadre d’une « nouvelle configuration », mettant l’accent sur l’autonomie

de chacun, les « savoir-faire manuels et l’autoproduction » (p. 39) et une réévaluation

des technologies, car « la machine déshumanise le travail et rend l’homme accessoire »

(p. 40). Il s’agit d’un « changement culturel d’ampleur » susceptible de délivrer les

sociétés « des affres d’une soumission marchande sans frontières ni limites » (p. 42).

6 Pour sa part, Jean-Christophe Guiliani fournit des éléments pour « comprendre

comment les cadres et les classes moyennes […] acceptent d’abandonner leur liberté

sans y être contraints par la force » (p. 43). La formule de La Boétie n’est pas seulement

d’actualité au niveau des problématiques du travail salarié (voire d’autres formes de

travail). Il l’est aussi pour le quotidien des pratiques et des usages, de Facebook à

Google : chacun participe par ses clicks et ses traces à la mise en place d’un nouveau

modèle économique à l’échelle planétaire.

7 Convoquant Gabriel Tarde, Michel Foucault, Pierre Bourdieu, Martin Heidegger,

Thorstein Veblen, Carl Jung et Karl Marx, cette partie relie le travail (« au sens de la

pratique quotidienne d’une activité professionnelle » (p. 48) – pourquoi

Questions de communication, 33 | 2018

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« quotidienne », peut-être pour faire référence aux aspects absents de l’ouvrage : les

contrats, conventions, liens de subordination, l’emploi) aux problématiques

identitaires, à l’existence sociale et enfin à l’aliénation au travail, au « statut

professionnel ». Il s’agirait donc, et ce point rejoint les conclusions du texte précédent,

d’aider les travailleurs à « s’affranchir », par des « nouvelles pratiques quotidiennes »,

sociales : voilà l’un des enjeux de la réduction du temps de travail, une mesure qui

pourrait, en augmentant le temps libre de chacun, modifier les processus

d’identification et donc de « servitude volontaire ». Mais est-ce si simple ?

8 En outre, Bernard Legros s’intéresse à la décroissance et élargit le champ du « travail »

aux « tâches productives autonomes », des activités « aussi consubstantielles que le

travail à notre condition humaine » (p. 60). Il s’agit de rejeter la « centralité » du travail

(p. 66), travailler moins et développer le care, et mettre en œuvre une « période de

transition » avec la décroissance : « moins produire » (p. 67), « moins consommer »

(p. 68), « remplacer le couple producteur-usager par le rapport communautaire »

(p. 81). Finalement, ce texte est peut-être le plus intéressant de l’ouvrage, en particulier

par ses références et sa dimension philosophique, notamment sur la science et la

technique (pp. 72-74), et l’explication de « pistes de sortie » : vers un « humanisme bio-

centré » (p. 74), un « autre rapport au temps » (p. 78), des « métiers plutôt que des

emplois » (p. 80).

9 L’ouvrage se termine par un texte de Philippe Godard, « la pédagogie au travail »

(p. 85), consacré aux systèmes éducatifs. « Une pédagogie de la liberté est possible »

(p. 86) et pourrait mener au « déclic émancipateur » (p. 89). Pour cela, l’École doit

rompre avec « l’idéologie du travail » et la promotion de « la nécessaire conformité des

enfants au futur monde du travail » (p. 92). L’homme épiméthéen d’Ivan Illich apporte à

l’auteur un élément essentiel pour esquisser une nouvelle configuration pédagogique.

Mais comment ? En faisant « détester l’exploitation » aux enfants (p. 104), une ode donc

à la liberté, mais quid alors de la « servitude volontaire » et des mécanismes

d’identification exposés dans les chapitres précédents ?

10 La conclusion de ce livre est sans surprise : les auteurs revendiquent d’avoir pensé

« contre le travail » (p. 105), sans avoir d’illusion sur « l’effondrement définitif du

productivisme ». En fin de compte, leur projet est d’espérer un monde « plus libre », des

sociétés de « l’après-travail » animées par de « nouvelles formes de vie collective ».

11 Les thèses de cet ouvrage sont désormais bien partagées et discutées et l’intérêt des

arguments défendus repose certainement plus dans les références mobilisées (mais

incomplètes), que dans la nouveauté des thèses développées. De plus, il serait

intéressant de confronter les idées avancées à celles d’autres auteurs, par exemple,

John Rawls et Amartya Sen, ou encore Albert Hirschman et Zygmunt Bauman… On peut

aussi se demander si le travail va vraiment manquer, s’il s’agit d’une « fin » ou d’une

transformation (Dominique Schnapper), si la centralité du travail peut réellement

disparaître (Robert Castel et Jean-Paul Fitoussi), et si une nouvelle forme de régulation

étatique peut provoquer une évolution positive ? On peut aussi s’interroger sur les

Nouvelles frontières du travail subordonné (Héloïse Petit, Nadine Thèvenot, dirs., Paris, Éd.

La Découverte, 2006). En définitive, on a là un ouvrage bien écrit, qui aborde les

thématiques de la transformation du travail salarié et des sociétés capitalistes de

manière simple et pédagogique, et surtout dont le style et les références permettent

facilement aux lecteurs de développer leurs propres approches critiques.

Questions de communication, 33 | 2018

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AUTEURS

GILLES ROUET

Larequoi, université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines, F-78280

[email protected]

Questions de communication, 33 | 2018

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Sigolène COUCHOT-SCHIEX, coord., LeGenreParis, Éd. EPS, coll. Pour l’action, 2017, 128 pages

Natacha Lapeyroux

RÉFÉRENCE

Sigolène COUCHOT-SCHIEX, coord., Le Genre, Paris, Éd. EPS, coll. Pour l’action, 2017,

128 pages

1 L’univers du sport est marqué par une reproduction des normes de genre, notamment

dans le choix des pratiques sportives en fonction des sexes. Selon Catherine Louveau

(Annick, Davisse, Catherine Louveau, 1998, Sport, école, société. La différence des sexes,

Paris, Éd. L’Harmattan), les femmes s’investissent plus dans des disciplines dites

« gracieuses » au détriment des sports « virils ». En 2016, la Fédération française

d’équitation recensait 82,9 % de femmes licenciées contre 5,7 % de pratiquantes chez

celle de football. Les stéréotypes de genre qui façonnent les représentations et les

engagements dans des pratiques sportives sont en premier lieu véhiculés à l’école

pendant les cours d’éducation physique et sportive (EPS). Réalisé sous la direction

Sigolène Couchot-Schiex, professeure agrégée d’EPS et maîtresse de conférences en

sciences de l’éducation à l’université Paris-Est Créteil, Le Genre est un ouvrage collectif

publié en 2017 aux éditions EPS. Composé de deux parties, ce manuel présente des

outils conceptuels (partie 1) et des cas pratiques (partie 2) pour comprendre et agir sur

les inégalités de traitement entre les filles et les garçons dans l’apprentissage scolaire

des activités physiques sportives et artistiques (Apsa) et se donne pour ambition d’être

« un outil de réflexion et d’action » (p. 9) à destination des enseignant·e·s et des

professionnel·le·s de l’éducation physique et du sport. Dans une démarche pédagogique

destinée à les faire se pencher sur cette problématique peu traitée, sont insérés dans

chaque chapitre des encarts dans lesquels les auteur·e·s développent des concepts ou

donnent des exemples de cas concrets. Des résumés sont proposés à la fin de chaque

sous-partie de chapitre et des questions sont formulées à la fin des textes.

Questions de communication, 33 | 2018

395

2 La première partie de l’ouvrage (chapitre 1 à 3), intitulée « savoirs », propose une

synthèse des connaissances scientifiques produites dans les Gender Studies afin « de les

appliquer à l’EPS, aux pratiques sportives et éducatives » (p. 9). Dans le chapitre 1

(pp. 11-28), Caroline Dayer dresse un panorama pluridisciplinaire des recherches

menées sur les études de genre pour « comprendre comment le genre s’incarne dans la

construction des normes corporelles et les processus de socialisation » (p. 11) et quelles

en sont les conséquences dans le champ sportif. Ce chapitre revient sur les enjeux de

pouvoir liés au sexe, au genre et à la sexualité qui traversent les domaines du sport et

de l’EPS et sur leur articulation. En effet, des injonctions pèsent sur les hommes et les

femmes dans le sport qui sont diffusés via les discours des enseignant·e·s, des familles et

des médias (entre autres) qui vont valoriser les filles à partir d’un référentiel

stéréotypé « elle joue comme un garçon » ou dévaloriser les garçons « il joue comme

une fille » associant parfois une posture corporelle à un sexe, un genre ou une

orientation sexuelle. Caroline Dayer préconise d’utiliser un langage plus inclusif, ne pas

se caler sur un standard « masculin » de type viriliste, ni hétéronormatif. Dans le

chapitre 2 (pp. 29-46), Sigolène Couchot-Schiex interroge le postulat selon lequel les

corps seraient modelés uniquement par le biologique pour intégrer la question de la

construction sociale. Les discours biopolitiques ont été au fondement des rapports de

savoirs et de pouvoirs visant à gouverner le corps des femmes dans le sport et ont

contribué à forger le « mythe de la fragilité féminine » décrit par Nancy Theberge. La

construction située historiquement, socialement et scientifiquement de la différence

des sexes est aussi le critère qui justifie la bicatégorisation du sport et la

hiérarchisation des pratiques (les hommes sont jugés plus performants que les femmes)

selon le principe de la « valence de la différence des sexes » conceptualisé par Françoise

Héritier. Or, « la matérialité du corps est le lieu d’interaction entre le social et le

biologique » (p. 37), les processus de socialisation des enfants sont modelés par des

« modèles » et des « allants-de-soi » qui ont aussi une incidence sur les comportements

et les choix sportifs. Comme l’a souligné Collette Guillaumin, les femmes font dans

l’enfance l’apprentissage de l’évitement, alors que les hommes apprennent à se

bousculer, à s’empoigner, à se confronter, ce qui participe à modeler les techniques du

corps et va avoir un impact dans les comportements sportifs. Néanmoins, comme le

remarque Sigolène Couchot-Schiex certaines femmes entraînées peuvent dépasser la

puissance musculaire des hommes sédentaires et sans doute celles de certains sportifs.

Si les enseignant·e·s doivent favoriser l’égalité dans les apprentissages et participer à

une « fabrication sociale » des corps plus égalitaire, Sigolène Couchot-Schiex

(chapitre 3, pp. 47-64) pointe cependant que les inégalités liées au sexe et au genre se

forment principalement dans l’espace scolaire, notamment à travers les pratiques

didactiques des enseignant·e·s qui ont eux-mêmes appris « à se comporter comme des

femmes ou des hommes, à penser le monde et ses relations aux savoirs, aux objets et

aux autres à partir de ces repères sexués » (p. 49). Selon Sigolène Couchot-Schiex, les

enseignant·e·s reproduisent le système sexe/genre dans leurs discours en qualifiant les

garçons de « battants », « dynamiques », « joyeux » ; alors que les filles sont décrites

comme étant « plus appliquées », « elles s’écoutent trop », « elles sont molles ». Si les

filles et les garçons n’ont pas les mêmes aptitudes en EPS c’est aussi en raison

d’expériences différenciées : les enfants apprennent à avoir une présentation de soi en

conformité avec les normes sociales et les comportements des filles sont perçus comme

étant de moindres qualités. Ainsi l’auteure invite-t-elle les enseignant·e·s à prendre en

considération à fois les adaptations motrices des élèves, leur ressenti individuel par

Questions de communication, 33 | 2018

396

rapport à la symbolique de la situation, à concevoir des activités dans lesquelles filles et

garçons puissent accéder aux mêmes apprentissages et les incite à accompagner

l’ensemble d’une « réflexion sur l’action dans les interactions sociales » (p. 62).

3 La deuxième partie de l’ouvrage (chapitre 4 à 6) propose une analyse des apprentissages

physiques au prisme du genre à partir d’observations de terrain des pratiques

d’enseignement de l’EPS dans le secondaire et le second degré. Dans le chapitre 4

(pp. 65-80), Céline Delcroix et Gaël Pasquier recensent les stratégies didactiques

utilisées à l’école en EPS pour assurer l’égalité des sexes et se demandent dans quelle

mesure ces actions sont détachées des représentations traditionnelles stéréotypées

(faut-il choisir des activités physiques les plus neutres du point de vue des

représentations genrées ? Ou des sports connotés « masculins » ou « féminins » afin de

déconstruire les stéréotypes ? Faut-il séparer les garçons et les filles ? etc.). Selon Céline

Delcroix et Gaël Pasquier, tendre vers l’égalité est un travail au long cours qui nécessite

que « les représentations des élèves et des enseignants doivent être en permanence

questionnées » (p. 79) afin de ne pas céder à des attentes et des pratiques différenciées

en termes d’apprentissage entre les garçons et les filles en EPS. La question de la non-

mixité des enseignements est traitée dans le chapitre 5 (pp. 81-98) par Antoine Bréau et

Vanessa Lentillon-Kaestner à partir d’une enquête de terrain menée dans un collège

suisse. La séparation entre les filles et les garçons dans les apprentissages est envisagée

dans certains pays comme une réponse à la domination masculine et un moyen d’éviter

la reproduction des normes de genre qui seraient « amplifiées en contexte mixte »

(p. 81). Cependant, l’enquête d’Antoine Bréau et Vanessa Lentillon-Kaestner révèle que

les activités et les modalités d’engagements sont différenciées entre les sexes : les filles

pratiquent une EPS plus « récréative » ou de « détente » par opposition à la pratique

des garçons qui serait plus « sérieuse », plus « compétitive » et centrée sur la

performance. Les stéréotypes de genre sont donc toujours présents et la hiérarchie

entre les sexes est maintenue. Les garçons vont dévaluer les activités physiques des

filles « elles font des trucs moins durs » (p. 84) et repousser les activités artistiques

jugées « féminines » : « Ce n’est pas un truc pour nous » (p. 92). De plus, une division

s’effectue de manière marquée au sein même du groupe des garçons en contexte non-

mixte – entre « les compétiteurs » et « les non-sportifs ». Antoine Bréau et Vanessa

Lentillon-Kaestner envisagent que pour tendre vers l’égalité il faut proposer aux élèves

un travail coopératif plutôt que compétitif, s’accompagnant « d’une mise en mots »

visant à interroger et à déconstruire les stéréotypes de genre. Enfin, les corps des filles

et des garçons étant modelés par des expériences motrices différenciées et

dépendantes des stéréotypes de genre, Sigolène Couchot-Scheix et Michelle Coltice

(chapitre 6, pp. 99-114) proposent d’imaginer des pratiques d’enseignement qui

s’appuient sur une double lecture individualisée des corps sexués : une lecture objective

et descriptive de la gestuelle et de la posture et une seconde lecture subjective et

interprétative qui mettrait en relation le social et le symbolique avec l’activité motrice

afin de prendre en compte la dimension sociale du genrage des activités sportives.

4 L’ensemble des contributeur·trice·s de l’ouvrage s’accordent sur un point : la

reproduction des inégalités dans l’apprentissage des Apsa passe par des expériences

sociales différenciées en fonction des normes de genre traditionnelles et de discours

performatifs stéréotypés et/ou sexistes (les filles sont fragiles, les garçons sont forts,

etc.). Ces discours sont tenus à la fois par les élèves, mais aussi par les enseignant·e·s qui

« ont été soumis antérieurement aux normes de genre » (p. 64). Ces normes sociales

binaires, naturalisantes, essentialisantes et hétéronormatives relatives aux identités

Questions de communication, 33 | 2018

397

sexuelles et au genre sont véhiculées par des technologies de genre telles que

conceptualisées par Teresa de Lauretis : l’école, la famille, les médias, etc. On peut

reprocher à l’ouvrage de faire quelques raccourcis, notamment lorsqu’il donne une

lecture – à notre sens erronée – d’un spot publicitaire télévisé visant à promouvoir les

serviettes hygiéniques de la marque Always. Dans celui-ci, des adultes et des enfants

qui sont invités à courir, à se battre et à lancer « comme une fille », miment – hormis le

groupe des filles les plus jeunes – des mouvements constituant des clichés sur la

motricité « féminine ». Les auteur·e·s interprètent que le spot montrerait que les

stéréotypes de genre auraient déjà été incorporés par les adultes et les garçons non par

les jeunes filles, alors que nous avons affaire ici à une construction médiatique qui vise

à les déconstruire et à les dénoncer. Pour autant, nous partageons l’idée qu’analyser les

représentations culturelles du sport données à voir dans les films, les livres, la presse,

la télévision, etc., permet d’effectuer un état des lieux des stéréotypes de genre mais

aussi des représentations plus progressistes façonnant nos imaginaires sociaux. Un

dialogue entre les spécialistes du genre, du sport et des médias, issus des sciences et

techniques des activités physiques et sportives (Staps) et des sciences de l’information

et de la communication pourrait être pertinent pour traiter ces questions, comme ce

fut le cas pour l’ouvrage Gender Testing in Sport. Ethics, Cases and Controversies (Sandy

Montañola, Aurélie Olivesi, dirs, Londres, Routledge, 2016) qui traite de la controverse

autour de l’athlète intersexuée Caster Semenya.

AUTEURS

NATACHA LAPEYROUX

Irmeccen, université Paris 3 Sorbonne nouvelle, F-75005/Crem, université de Lorraine, F-54000

natacha.lapeyroux[at]sorbonne-nouvelle.fr

Questions de communication, 33 | 2018

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Laurence DE COCK, dir., La Fabriquescolaire de l’histoireMarseille, Éd. Agone, coll. Passé & Présent, 2017, 216 pages

Paul-Arthur Tortosa

RÉFÉRENCE

Laurence DE COCK, dir., La Fabrique scolaire de l’histoire, Marseille, Éd. Agone, coll. Passé &

Présent, 2017, 216 pages

1 La Fabrique scolaire de l’histoire est une publication de la collection « Passé & Présent »

des éditions Agone, supervisée par le Comité de vigilance face aux usages publics de

l’histoire (CVUH), une association d’historien·ne·s « inquiets de l’instrumentalisation

politique de l’histoire » (p. 3). Ce livre est plus spécifiquement l’œuvre du collectif

« Aggiornamento histoire-géographie », militant pour une « mise à jour » de

l’enseignement de ces disciplines, jugé trop encyclopédique, événementiel, centré sur

le récit national et fermé aux autres sciences humaines (p. 30-31). À l’inverse, les

auteur·e·s de ce manifeste plaident pour une histoire sociale et critique, jugée plus

adaptée à notre société plurielle. Le plaidoyer pour un nouvel enseignement de

l’histoire se décompose en quatre parties.

2 Premièrement, est examinée la question de l’élaboration et de l’appropriation des

programmes scolaires. L’écriture de ces derniers est « négociée » et chargée d’enjeux

« politiques et symboliques » (p. 44) explique Patricia Legris. Elle souligne que, jusqu’à

la création en 2013 du Conseil supérieur des programmes, ils étaient principalement

l’œuvre de l’Inspection générale de l’éducation nationale. Néanmoins, elle rappelle que

le pouvoir exécutif est intervenu régulièrement afin de bloquer des projets de réformes

jugés trop « marxisants », notamment sous les présidences de Georges Pompidou et de

Valéry Giscard d’Estaing. Toutefois, les programmes scolaires sont réappropriés par les

enseignants qui disposent d’une certaine liberté d’interprétation. Ainsi Géraldine Bozec

montre-t-elle que la plupart des professeurs des écoles proposent une lecture de

Questions de communication, 33 | 2018

399

l’histoire insistant sur les concepts de démocratie et d’humanité bien que le

programme de l’enseignement primaire ne se soit pas totalement émancipé de

l’héritage de la IIIe République faisant la part belle au roman national (p. 58). Elle ajoute

par ailleurs que la mise en valeur de la France comme « pays des droits de l’homme »

entretient paradoxalement l’idée d’une exceptionnalité politique française.

3 Deuxièmement, une série de contributions est consacrée au traitement des minorités

dans l’histoire scolaire, « entre récit national et politiques de la reconnaissance »

(p. 69). Françoise Lantheaume (pp. 75-86) revient sur la lente transmission des savoirs

universitaires dans le secondaire en soutenant une position proche de celle de

Géraldine Bozec sur l’enseignement primaire : « D’une certaine manière, les pratiques

prolongent le projet républicain hérité, mais en privilégiant les valeurs sur le projet

politique proprement dit » (p. 84). Samuel Kuhn (pp. 87-98) offre ensuite une

perspective comparatiste en analysant l’impact du multiculturalisme sur les

programmes scolaires états-uniens. Il estime que « la revendication d’une ouverture

multiculturelle n’empêche pas la fabrique d’un grand récit aux accents héroïsants »

(p. 98). Enfin, Véronique Servat (pp. 101-117) propose un stimulant article qui explore

des moyens concrets pour étudier l’histoire de l’immigration, peu présente dans les

programmes d’histoire, comme la traiter en EMC (éducation morale et civique).

4 La troisième partie de l’ouvrage milite pour une approche renouvelée de certains objets

scolaires. Vincent Capdepuy (pp. 121-134), enseignant à La Réunion montre de façon

convaincante que l’histoire globale doit être l’histoire de la mondialisation, c’est-à-dire

l’histoire de la constitution du globe comme Monde dont les différentes localités sont

interconnectées. Ensuite, Vincent Casanova (pp. 136-146) dénonce la domination de

l’idéologie géopolitique sur l’enseignement de l’histoire contemporaine, qui explique

l’état du monde au résultat de rapports de forces mécaniques entre puissances

étatiques, ce qui tend à faire perdre confiance aux élèves en leur capacité à être des

sujets politiques influant sur le monde.

5 Cette ambition de développer un enseignement de l’histoire qui produise des sujets

intellectuellement indépendants et politiquement actifs est au cœur de la quatrième

partie du livre. D’abord, Servane Marzin (pp. 152-164) insiste sur la nécessité de

développer l’esprit critique des élèves sans – ce qui est selon elle le cas dans la France

post-attentats – stigmatiser a priori ceux qui tiendraient des discours complotistes. En

effet, l’auteure explique que « fait social, le conspirationnisme est moins une preuve de

défaillance républicaine qu’un rapport immature d’adolescent au politique »

(pp. 162-163). Puis, Hayat El Kaaouachi (pp. 166-176) rappelle la nécessité d’une

formation continue des enseignants afin de renforcer les liens entre histoire

universitaire et histoire scolaire. Charles Heimberg (pp. 178-188) soutient également

cette idée en plaidant pour une histoire moins événementielle et plus critique qui

montrerait « la nature des conflits en jeu et l’existence d’intérêts divergents, voire de

légitimités contradictoires, au sein des sociétés humaines » (p. 183).

6 Cet ouvrage collectif qui se veut « une actualisation et un complément » (p. 37) de la

première édition, publiée en 2009 afin de dénoncer l’instrumentalisation politique de

l’histoire par le Président Nicolas Sarkozy, pourrait se voir adresser le reproche d’être

resté trop influencé par le contexte politique du quinquennat de celui-ci. En effet, si

l’ouvrage est relativement complet et pertinent en ce qui concerne les thématiques

culturelles, il occulte de nombreuses problématiques économiques et sociales qui

paraissent pourtant essentielles dans un débat contemporain sur l’enseignement

Questions de communication, 33 | 2018

400

scolaire de l’histoire. Pour grossir le trait, cet ouvrage reproche tellement à

l’enseignement de l’histoire d’être « blanc » que le lecteur en oublierait presque qu’il

est aussi « bourgeois ». D’abord, la question des moyens accordés à l’éducation

nationale et leur répartition est occultée. Pourtant, de fortes inégalités territoriales

dans le non-remplacement des enseignant·e·s absent·e·s alimentent le ressentiment de

populations s’estimant discriminées, comme en témoignent les nombreuses

mobilisations de parents d’élève de Seine-Saint-Denis à ce sujet. De plus, les auteur·e·s

sont totalement passé·e·s, selon l’expression de Didier et Éric Fassin, « de la question

sociale à la question raciale » (Paris, Éd. La Découverte, 2006), peut-être au mépris de

certains travaux de sociologie de l’éducation. En effet, Christian Baudelot et Roger

Establet, dans Le Niveau monte (Paris, Éd. Le Seuil, 1989), ou Mathieu Ichou dans sa thèse

intitulée Les Origines des inégalités scolaires. Contribution à l’étude des trajectoires scolaires

des enfants d’immigrés en France et en Angleterre (Sciences Po Paris, 2014), ont montré que

les difficultés scolaires rencontrées par les enfants d’immigré·e·s étaient bien plus liées

à l’origine sociale de leurs parents (dans la société française, mais aussi dans leur

société d’origine) qu’une crise identitaire vis-à-vis du roman national. Enfin, si Patricia

Legris note à juste titre que les débats relatifs aux programmes scolaires sont plus

faibles en ce qui concerne l’enseignement professionnel (p. 44) et que Suzanne Citron

dénonce « l’idéologie dualiste qui infériorise les métiers physiques ou manuels »

(p. 24), force est de constater que l’ouvrage reste consacré à l’enseignement général. Il

ne s’agit pas ici de rentrer dans une surenchère des stigmates accolés à l’enseignement,

jugé trop « élitiste » ou trop « national », mais de prévenir que placer le débat dans le

champ culturel et non pas social c’est reconnaître la pertinence du cadre d’analyse des

conservateurs, pourtant tant vilipendés dans ce livre et contredits par de rigoureux

travaux sociologiques.

AUTEURS

PAUL-ARTHUR TORTOSA

European University Institute, I-50014

paul-arthur.tortosa[at]eui.eu

Questions de communication, 33 | 2018

401

Didier FASSIN, Punir. Une passioncontemporaineParis, Éd. Le Seuil, 2017, 208 pages

Érik Neveu

RÉFÉRENCE

Didier FASSIN, Punir. Une passion contemporaine, Paris, Éd. Le Seuil, 2017, 208 pages

1 Cette contribution de Didier Fassin a une double origine. Elle reprend une série de

conférences données à l’Université de Californie à Berkeley en 2016 dans le cadre d’un

cycle annuel, où l’auteur est le premier sociologue-anthropologue invité sur un créneau

académique en général réservé aux philosophes et juristes. Ce point est important

puisqu’il explique une dimension de dialogue avec la conception juridique et

philosophique de la punition. C’est aussi un volume où Didier Fassin mobilise ses

travaux récents sur la prison et la police pour développer une réflexion sur la pénalité,

sur le déploiement croissant de politiques répressives qui peuvent passer par

l’incarcération de masse comme aux États-Unis, mais aussi par la multiplication des

comportements relevant d’une qualification pénale (rassemblements dans les cages

d’escalier…).

2 Le volume est structuré de façon à la fois logique et asymétrique. Un bref avant-propos

(pp. 9-20) vient souligner l’actualité nationale et internationale des enjeux répressifs.

Une introduction (pp. 21-42) développe deux récits qui vont amorcer une réflexion sur

la punition. L’un emprunté à Bronislaw Malinowski rapporte un épisode observé aux

Îles Trobriand où un jeune homme que la rumeur accuse de rapports sexuels

« incestueux » avec une cousine se tue en tombant du haut d’un cocotier : suicide ?

Anticipation d’un châtiment inévitable ? Réponse adressée aux propagateurs de

rumeurs ? L’autre récit est celui du sort tragique d’un jeune noir états-unien pris dans

la machine répressive pour un délit dont rien ne prouve qu’il l’ait commis… Il passera

mille jours en prison puis se suicidera. Suivent alors trois chapitres dont on peut penser

Questions de communication, 33 | 2018

402

qu’ils correspondent aux conférences californiennes. Ils explorent trois questions :

« Qu’est-ce que punir ? » (pp. 43-80), « Pourquoi punit-on ? » (pp. 81-116), « Qui punit-

on ? » (pp. 117-152).

3 Didier Fassin condense lui-même les résultats de sa réflexion en sept petites leçons

(pp. 155-156). Il n’est pas vrai empiriquement que le châtiment ait un lien fondateur et

cohérent avec le crime : certains faits pénalement réprimés sont en fait peu poursuivis

(on peut penser aux fraudes fiscales et financières), tandis que des châtiments bien

réels sanctionnent des faits qui ne tombent pas sous des qualifications pénales (comme

des expéditions punitives de la police, bien décrites dans ce volume). Ce dernier point

suggère, en deuxième lieu, que la distinction vengeance-punition est plus frêle qu’il n’y

paraît. Troisième acquis, la punition comme infliction d’une souffrance ou d’un

désagrément n’a pas de tout temps été la réponse aux comportements délictueux : des

logiques de compensation et de réparation ont pu prévaloir. En quatrième lieu, les

modèles explicatifs rétributivistes (la peine est le « paiement » adapté d’une faute) ou

utilitaristes (la peine est une technique de protection de la société) s’avèrent

insuffisants et réducteurs pour rendre compte des logiques pratiques de la pénalité, du

rapport subjectif qu’ont les agents des institutions répressives à leur travail. Ce point

conduit alors à réintroduire dans la réflexion une dimension refoulée tant par le droit

et la philosophie que souvent les sciences sociales : dans le punir, il y a une dimension

émotionnelle et pulsionnelle. Certains actes suscitent une puissante indignation, il peut

y avoir de la jouissance à administrer un châtiment. Les « leçons » de ce parcours dans

la pénalité tiennent aussi dans la mise en évidence d’extraordinaires asymétries : la

répression se fixe au premier chef sur des crimes et comportements plus

caractéristiques des milieux populaires, tandis que beaucoup d’activités délinquantes

des élites suscitent peu d’investissement en moyens répressifs. Variante de ce point : le

traitement des justiciables pour une infraction identique n’est pas régi par la neutralité

universaliste : il y a de grosses différences dans la capacité à payer des cautions, avoir

un bon avocat, manifester tout simplement une proximité sociale à ceux qui jugent.

Enfin, la vision d’une responsabilité individuelle est appliquée avec une ardeur qui n’a

d’égal que le creusement parallèle des inégalités sociales : questionner des causes

sociales du crime, le contextualiser ne saurait être que double vice intellectuel :

production d’une « excuse sociologique » – on reprend ici l’intelligente formule de deux

Premiers ministres socialistes Lionel Jospin et Manuel Valls – doublée du déni de la

souveraine liberté individuelle qui a conduit à choisir la voie délinquante.

4 L’auteur souligne deux points qui donnent l’esprit de son propos. Dans ce petit livre qui

combine pagination modérée (160 pages de texte stricto sensu) et format compact, il

veut créer une « brèche » dans le sens commun d’un populisme pénal qui a submergé

l’espace public. Le hasard veut que cette note de lecture soit écrite un matin de

janvier 2018 où la « une » de l’actualité est constituée par deux violentes agressions en

« banlieue » contre des policiers par des groupes de jeunes. Les médias d’information

continue diffusent en boucle vidéos de ces agressions, témoignages indignés de

policiers, et rhétorique sur la violence de ces jeunes. On ne saurait justifier que des

policiers en service – dont une femme – soient agressés et roués de coups. Mais

pourquoi le sens critique des journalistes ne se déploie-t-il pas avec une vigueur

équivalente quand des violences policières illégales sont démontrées ? Pourquoi aucune

réflexion sur ce qui a pu engendrer ces violences inacceptables : ces jeunes sont-ils des

animaux féroces ? Ont-ils choisi la délinquance comme on choisit de faire Sciences Po ?

Le ministre de l’Intérieur évoquera une explication « architecturale ». Que n’y avait-on

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pensé : l’effet « grands ensembles » déjà découvert à Sarcelles en 1960 ! Sûrement pas le

chômage et la décrépitude des services publics ou la ségrégation ethnique et sociale…

on serait dans l’excuse sociologique !).

5 Didier Fassin souligne aussi qu’une critique informée ne peut se draper dans la posture

« belle âme » qui nie la gravité des faits de délinquance, les gènes et souffrances qu’ils

engendrent, la difficulté à les conjurer et réprimer. La suggestion est bien davantage

que la solution est devenue le problème, que l’essor de la population pénale crée de

nouveaux problèmes de dislocation de multiples liens sociaux, que la transformation de

groupes sociaux entiers en réservoirs de suspects engendre entre ces groupes et les

personnes chargées du maintien de l’ordre une relation belliqueuse, de défiance et

d’animosité mutuelle. Elle est aussi de rappeler que juristes, philosophes, criminologues

et acteurs de terrain ont produit une somme très riche de contributions sur des

alternatives à l’incarcération, d’autres techniques pour policer, réparer les dommages

liés aux infractions.

6 C’est peut-être sur ce dernier volet que le livre laisse sur sa faim. Didier Fassin le

revendique : il n’est pas criminologue, il n’entend pas réinventer la roue de la réforme

pénale ou policière. On aurait pourtant aimé, ne serait-ce que sur deux ou trois pages,

une petite évocation des alternatives ou des expériences fécondes. Il aurait aussi été

intéressant de mieux expliciter la catégorie du « populisme pénal » empruntée à Denis

Salas (La Volonté de punir. Essai sur le populisme pénal, Paris, Hachette, 2005). Il y a là une

boîte noire de l’analyse d’autant plus encombrante que la catégorie ectoplasmique du

populisme est plus souvent un obstacle à l’analyse qu’un outil de compréhension.

7 La nature de ses interventions conduirait Didier Fassin à entrer d’abord en dialogue

avec juristes et philosophes (voir le chapitre « Qu’est-ce que punir ? »). L’exercice est

dépaysant et utile pour les lecteurs de sciences sociales. Il se paie paradoxalement d’un

déficit de dialogue avec la discipline d’insertion de l’auteur. Comment connecter l’essor

d’une rage de punir et de pénaliser avec en particulier les dynamiques du « processus

de civilisation » analysées par Norbert Elias et ceux qu’il a pu inspirer ? Faut-il y voir

une régression ? Le processus confirme-t-il la permanence et l’ampleur sous-estimée de

ces « arrières scènes de la vie sociale » (prisons, colonies hier) où l’on traite sans

ménagement aucun ceux qui ne sont pas labellisés comme civilisés ou civilisables ?

Faut-il voir dans cette évolution l’effet d’une rupture des processus de

« démocratisation fonctionnelle », de resserrement d’un ensemble d’inégalités

qu’avaient permises les trente glorieuses et pour lesquels les tendances s’inversent

depuis plus de trente ans ?

8 Par son propos critique, l’ouvrage de Didier Fassin soulève aussi une question qui

méritait d’être intégrée à la conclusion. Pourquoi faut-il en 2017 prendre la plume,

cogner pour faire « brèche », quand il s’agit d’énoncer des faits aussi simples et

évidents que l’existence de bases sociales et matérielles de ce qui est défini comme

crime ou délit, pour rappeler – sans abolir pour cela les notions de responsabilité et

d’autonomie – que la probabilité statistique d’entrer dans divers types de délinquance

est fort inégalement distribuée socialement, que certaines activités génératrices

d’immenses souffrances (on pense à l’exposition à l’amiante de milliers de travailleurs

ainsi condamnés à mort) sont impunies ou peu punies ? Comment expliquer la posture

de Sisyphe qui est celle des chercheurs en sciences sociales… pourquoi doivent-elles/ils

sans cesse rappeler avec un succès rarement durable des évidences issues de

nombreuses enquêtes ? Pourquoi, en de nombreux domaines, le paradoxe d’une règle

Questions de communication, 33 | 2018

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d’inverse proportionnalité entre la légitimité scientifique des chercheurs et leur

capacité à se faire entendre des médias et des autorités ? Non que sociologues ou

politistes puissent revendiquer détenir la Vérité ou la Solution des problèmes, mais

assurément qu’ils puissent aider à repérer questions mal posées et mythologies

sociales. On peut l’illustrer par le fait que de nombreux travaux manifestent que le

modus operandi des unités policières des brigades anti-criminalité (BAC) crée plus d’une

fois plus de tensions qu’il ne résout de crimes et délits – un autre livre de Didier Fassin,

fondé sur une enquête ethnographique parmi les policiers le montre fort bien (La Force

de l’ordre. Une anthropologie de la police des quartiers, Paris, Éd. Le Seuil, 2015 [2011]). Cette

vision critique s’exprime même jusque chez de haut responsables policiers, mais sans

grandes conséquences pratiques tant sont fortes les logiques d’institution, les reflexes

de défense corporatiste. Cette observation – faut-il dire sur le caractère inaudible, le

refus d’entendre, le mépris des savoirs ? – vaut bien au-delà de questions de justice ou

de police, au point que ce soient aujourd’hui même les sciences « dures » (qu’on pense

au climat) qui aient du mal à imposer leurs évidences dans l’espace public. Si la rage de

punir est une pathologie elle fait aussi système avec d’autres : le refoulement d’une

grande partie des savoirs produits par les chercheurs dans les processus de décision,

l’accroissement des inégalités sociales dans des proportions qui renvoient au

XIXe siècle.

AUTEURS

ÉRIK NEVEU

Arènes, université de Rennes 1/EHESP/CNRS/Sciences Po Rennes, F-35700

erik.neveu[at]sciencespo-rennes.fr

Questions de communication, 33 | 2018

405

Alain FAURE, Emmanuel NÉGRIER, dirs, La Politique à l’épreuve des émotionsRennes, Presses universitaires de Rennes, coll. Res Publica, 2017,304 pages

Gina Puică

RÉFÉRENCE

Alain FAURE, Emmanuel NÉGRIER, dirs, La Politique à l’épreuve des émotions, Rennes, Presses

universitaires de Rennes, coll. Res Publica, 2017, 304 pages

1 Fruit d’une rencontre académique « transversale », ayant eu lieu en 2015 à Aix-en-

Provence, La Politique à l’épreuve des émotions réunit plus d’une vingtaine de

contributions et entend affermir l’inscription de la science politique dans l’affective

(emotional) turn, ressentie comme absolument nécessaire. Car, à la différence d’autres

disciplines promptes à s’attacher à l’étude des émotions dans la seconde moitié du

XXe siècle (dans son « Introduction générale », Alain Faure évoque la philosophie, le

design, la psychanalyse, la sociologie, voire l’économie et la géographie), la science

politique resta longtemps réticente aux découvertes de la philosophie, de la

psychanalyse et de la linguistique qu’elle ne sut véritablement mettre à profit pour sa

propre cause.

2 Au-delà des défis conceptuel (foisonnement et dispersion) et méthodologique (le

caractère insaisissable de l’objet), il y a pour les auteurs l’ambition de trouver un

langage commun et d’établir un cadre de discussion. À cet égard, « une boîte de

dialogue » qui pourrait fonctionner sur le principe d’un triptyque, à l’instar de celui

proposé pour l’action publique par Hugh Heclo en 1994 (le « i » des institutions, des

intérêts et des idées), fut trouvée : le triple « e » (État, espace, éros) qu’Alain Faure

détaille (pp. 20-22) et au miroir duquel il interprète de manière surplombante les

contenus des chapitres de ce livre.

Questions de communication, 33 | 2018

406

3 La première des trois grandes parties de cet ouvrage extrêmement bien soigné et

harmonieusement structuré, « Les émotions au prisme du politique », se décline en

deux sections. La première – « Émotion et politique de l’événement » – regroupe quatre

chapitres fort différents dans leurs thématiques, mais qui mettent en lumière des

situations où l’émotion déboucha sur la politisation, en passant par la sensibilisation.

Véronique Dassié (pp. 31-42) montre les effets sur le parc du château de Versailles des

deux tornades qui ont sévi en France en décembre 1999 et ont « enclenché une réaction

conservatoire, processus classique des patrimonialisations publiques observées depuis

la révolution française » (p. 34). Consuelo Biskupovic (pp. 43-52) présente les résultats

d’une enquête menée à Santiago de Chili sur « l’expérience politique d’une association

citoyenne » (Réseau de défense de la précordillère) dont le but est de protéger El Panul,

« la dernière forêt primaire de la précordillère (piémont andin) », un espace, précise

l’auteur dans une note, « plutôt invisible dans le champ institutionnel, surtout en ce qui

concerne la gestion de ce territoire par l’État » (p. 43). Gérôme Truc (pp. 53-64), dans

son très intéressant papier relevant de l’anthropologie comme de la sociologie morale

et politique, s’appuie sur les messages adressés aux victimes des attentats qui ont eu

lieu à Paris en 2015 pour interroger les façons de « dire son émotion » en de telles

circonstances graves et exceptionnelles. Selon que les messages sont signés

individuellement ou collectivement, ils montrent, selon l’auteur, que leurs porteurs

pouvaient être mus par une « commune appartenance » ou une « commune humanité »,

mais aussi par une « commune singularité » (p. 63). Coline Salaris (pp. 65-76) analyse

« les émotions en partage dans les associations de victimes du Distilbène » (titre du

chapitre qu’elle signe), démarche s’apparentant à « la sociologie de l’action collective »,

mais aussi à une « sociologie de la construction des groupes mobilisés » (p. 65).

4 Les quatre chapitres suivants, réunis dans la section « Politiser la cause », déploient une

tout aussi large panoplie de situations et ils alertent sur la nécessité « de prendre au

sérieux la construction sensible des problèmes publics » (p. 28), comme il est écrit dans

l’introduction de cette première partie du livre. Christophe Traïni (pp. 77-88), dans un

travail qui est une prolongation d’une recherche sur les promoteurs de la cause

animale depuis le XIXe siècle, s’attache à explorer la question de ces pratiques

politiques moins conventionnelles – et la protection animale en est une – qui, par

certains aspects, tentent dernièrement de se rapprocher de la plus orthodoxe des

pratiques politiques. Dans un article qui retrace l’histoire du projet d’érection du

Mémorial de l’abolition de l’esclavage, qui fut inauguré en 2012 à Nantes, et de sa

réception par le public et les divers responsables, Renaud Hourcade (pp. 89-98)

s’intéresse à la façon dont les mémoriaux, en plus de valider l’existence symbolique des

victimes, deviennent « des espaces de contestation, de détournements ou de contre-

mémoire visant à leur faire porter d’autres discours, appuyés sur d’autres émotions »

(p. 90). Jordi Gomez (pp. 99-106) étudie « l’émotion comme ressource identitaire »

(titre du 7e chapitre de l’ouvrage recensé ici), en s’appuyant sur l’analyse de l’éveil du

sentiment d’appartenance à la « communauté catalane transfrontalière » chez les élus

des Pyrénées-Orientales, conséquence du fait que, dès les années 1990, on a vu

s’associer à l’identité catalane une « identité gratifiante » (p. 105), « valorisante »

(p. 106), sur fond, notamment, de croissance économique et de rayonnement européen

de Barcelone. Dernier chapitre de cette première partie du livre, « Les sensibilités des

quartiers sensibles », dû à Jean-Yves Trépos (pp. 107-123), est une étude de cas fondée

sur une enquête de terrain qui s’intéresse à la mobilisation des émotions et à leur

politisation.

Questions de communication, 33 | 2018

407

5 Intitulée, en symétrie avec la première partie, « La politique au risque des émotions »,

la deuxième partie est elle aussi constituée de deux ensembles de textes

(« Reconsidérer la politique » et « Ressource manifeste, variable limitée »), à travers

lesquels l’émotion apparaît (en politique) comme un potentiel à risque, « inassimilable

à d’autres catégories d’analyse » (p. 121). Et les responsables de l’ouvrage de distinguer

« quatre façons de penser l’émotion en regard de la politisation » : « la dépendante », « la

subsidiaire », « la médiatrice » et la… « nouvelle clef » (pp. 121-122) – les deux premières

encore quelque peu traditionnelles, les deux autres carrément révolutionnaires.

6 Florence Delmotte, Heidi Mercenier et Virginie Van Ingelgom (pp. 125-140), dans leur

contribution intitulée « Appartenance et indifférence à l’Europe : quand les jeunes s’en

mêlent (ou pas) », présentent en contexte les résultats d’une recherche

microsociologique « portant sur l’acceptation sociale de l’UE comme espace de

régulation » (p. 126). Issue de plusieurs entretiens avec des groupes de jeunes habitant

différents quartiers bruxellois, leur recherche confirme et approfondit une perspective

qui prévaut depuis la fin des années 1990 dans les études européennes, selon laquelle

les performances économiques ne sont plus seules à même de créer un engouement

pro-européen en l’absence d’un sentiment partagé d’appartenance. Christian Le Bart

(pp. 141-150), mêlant approche de science politique et démarche socio-historique et

s’appuyant sur l’analyse d’ouvrages écrits par des professionnels de la politique (de De

Gaulle à Ségolène Royal et Christine Boutin, en passant par beaucoup d’autres),

démontre comment les « émotions exemplaires ayant pour caractéristiques d’être

collectives et mobilisatrices » (p. 141) laissent depuis plusieurs années la place à des

émotions singulières, individuelles, d’où ne manquent pas les aveux de faiblesse.

S’ensuivent, dans une parfaite continuité, la contribution de Clément Arambourou

(pp. 151-158) – consacrée aux rapports entre « émotions, genre et définition du métier

politique », à travers notamment l’analyse d’ouvrages de deux politiques aux profils

comparables, Michèle Alliot-Marie et Alain Juppé – et celle de Carole Bachelot

(pp. 159-172), dédiée à l’expression des émotions « au sommet des partis », prenant

comme cas d’étude le Parti socialiste.

7 Le second ensemble de cette partie s’ouvre sur le papier de Maurice Olive (pp. 173-182)

portant sur l’amour des maires pour leur commune, qui peut devenir une authentique

ressource politique, suivi de celui de Laurent Godmer (pp. 183-190), consacré aux

émotions dans une campagne électorale locale. On lit ensuite la contribution de Rudy

Bessard (pp. 191-198) qui analyse le leadership et les ressources émotionnelles tels

qu’illustrés par un politique aussi expérimenté que le Tahitien Gaston Flosse. Juliette

Fontaine (pp. 199-208) décrypte le « phénomène d’obéissance collective et de

désobéissances individuelles » (p. 199) durant la Résistance, à travers l’analyse des

émotions ressenties par les instituteurs, saisies ici avec les outils de la sociologie des

émotions. Enfin mais non en dernier lieu, Thibault Jeandemange (pp. 209-220)

s’intéresse aux « caractéristiques de la musique dans la communication politique et

plus spécifiquement dans le marketing politique », en s’appuyant sur l’analyse des clips

ayant circulé durant les campagnes électorales pour les présidentielles françaises de

1981 à 2012.

8 Toute théorique et synthétique, la troisième partie clôt en beauté cet ouvrage collectif

de haute ambition grâce aux contributions de six grands spécialistes de la question,

tous également soucieux d’ouvrir des brèches et de créer des ponts et des carrefours

entre disciplines.

Questions de communication, 33 | 2018

408

9 D’abord, le texte de Philippe Braud (pp. 221-231) rappelle opportunément combien, au

lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l’appel au registre émotionnel pouvait

rebuter dans les discours politiques, en réponse à l’excès de démagogie et à la

manipulation émotionnelle qui avaient prévalu auparavant. Mais force est de constater

que l’émotionnel regagne désormais du terrain dans les discours politiques, devenant

même de nos jours omniprésent (p. 222). Partant de ce constat, la suite de ce chapitre

évoque « ce qui se joue dans la simple construction d’une relation d’interlocution »

(ibid.), comment les acteurs politiques font appel aux émotions collectives (par

l’activation de la peur ou de l’espoir, ou encore de la colère et de l’indignation) ou

mettent en avant des sentiments personnels (les leurs ou ceux qu’ils prêtent aux

citoyens), à une époque où on assiste au « triomphe de l’individuation » (p. 230), sur

fond de déclin des grands récits idéologiques et où la communication est de moins en

moins filtrée et de plus en plus immédiatement réactive sur les différents réseaux

sociaux.

10 Crystal Cordell (pp. 231-240) disserte sur la construction genrée des affects politiques ;

Jean-Louis Marie et Yves Schemeil (pp. 241-250) attirent l’attention du lecteur sur les

outils encore plutôt rudimentaires qu’utilisent les politistes pour leurs analyses

psychologiques et sur la nécessité d’une réelle coopération entre politistes et

psychologues ; Sophie Wahnich (pp. 251-260) conclut un article convaincant sur l’idée

que « la question des émotions n’est pas une question thématique en sciences humaines

et sociales, mais bien une question épistémologique et politique », puisque « les foules

démocratiques ne peuvent relever de la seule vie neuronale que l’on cherche

effectivement aujourd’hui à programmer ou à activer dans des stratégies de choc »

(p. 260). Enfin, Marc Abélès (pp. 261-268) fait état de ses analyses de la mort et de

l’échec en politique lui ayant permis de voir comment « la négativité travaille en

profondeur et donne une consistance particulière à des pratiques trop souvent

thématisées en référence à l’exercice de la décision, du gouvernement » (p. 263).

11 Emmanuel Négrier (pp. 269-278), signataire de la « Conclusion générale » qui précède la

riche liste bibliographique de l’ouvrage, évoque les émotions du chercheur lui-même, et

les dilemmes auxquels ce dernier peut se voir confronter dans son travail sur les

rapports entre émotion et politique (il en distingue quatre : temporalité, socialité,

rationalité et réalité). Dans cette même synthèse, il est aussi fait mention, non sans une

certaine forme d’inquiétude, de l’importance prise, dans les études évoquées, par le

« terrain empirique » (p. 277), situation toutefois assumée dès l’« Introduction

générale », où le lecteur est averti quant à la nécessité de « se faire violence par rapport

à un certain entre soi académique » (p. 19) en admettant l’apport essentiel de l’empirie

dans la recherche. Et pourtant, paradoxalement ou non, une certaine résistance de la

part du lecteur face au foisonnement et à la dispersion terminologique dont fait montre

cet ouvrage – Sophie Wahnich évoque, d’ailleurs, en citant Alain Corbin le « vertige des

foisonnements » (p. 251) – n’est pas à exclure, en dépit de l’obsession conceptuelle

systématisante qui aura présidé à l’initiative de ses coordinateurs. Mais, la plupart du

temps la lecture reste réconfortante, source d’émotions positives face à un réel aussi

complexe, à tant de situations où la politique se trouva et se trouve fortement éprouvée

par les émotions.

Questions de communication, 33 | 2018

409

AUTEURS

GINA PUICĂ

Interlitteras, Université Ștefan cel Mare, RO-720229

gina.puica[at]litere.usv.ro

Questions de communication, 33 | 2018

410

Gamba FIORENZA, Mémoire etimmortalité aux temps du numériqueParis, Éd. L’Harmattan, coll. Logiques sociales, 2016, 268 pages

Katharina Niemeyer

RÉFÉRENCE

Gamba FIORENZA, Mémoire et immortalité aux temps du numérique, Paris, Éd. L’Harmattan,

coll. Logiques sociales, 2016, 268 pages

1 Dans son ouvrage Mémoire et immortalité aux temps du numérique, Gamba Fiorenza

propose à ses lectrices et lecteurs une excellente introduction aux questions qui

émergent ou peuvent émerger en lien avec la mort et le numérique tout en proposant

une interrogation sur la place du rituel dans ce contexte.

2 L’ouvrage se divise en trois parties et neuf chapitres qui sont délimités et dont la

lecture se fait facilement grâce à un style d’écriture épuré et clair. Il y a parfois des

redondances qui peuvent peut-être s’expliquer par la volonté de vouloir laisser le choix

aux lecteurs de consulter les chapitres à la carte. Les chapitres, univers bien

synthétiques en soi, permettent un accès aux différentes problématiques amorcées : le

chapitre 1 (pp. 27-48) s’intéresse de façon générale aux rituels funéraires

contemporains, aux multiples rituels, tout en revenant sur la thanatologie. Le

chapitre 2 (pp. 49-70) s’appuie sur ce premier chapitre et introduit la variable des

transformations numériques et il revient aussi sur les premiers sites web consacrés à la

mort. Le chapitre 3 (pp. 71-100) se concentre davantage sur la communication et les

rituels funéraires. Ici l’auteure parle notamment de la question de l’expression des

émotions en ligne sur des plateformes telles que Youtube et Twitter. La deuxième

partie de l’ouvrage se divise également en trois chapitres et discute la question de

l’espace des rituels en contexte numérique (chapitre 4, pp. 103-122), revient sur les

mémoires rituelles (chapitre 5, pp. 123-144) et les espaces hybridés (chapitre 6,

pp. 145-164) qui présentent en quelque sorte l’apothéose de la rencontre entre une

Questions de communication, 33 | 2018

411

matérialisation plutôt classique (cimetière physique) et son prolongement numérique.

L’anthropologie de l’immortalité est au cœur de la troisième partie de l’ouvrage, qui se

concentre sur les fondements anthropologiques de la quête de l’immortalité et les

rapports à la fiction (chapitre 7, pp. 167-188). Cette démarche permet à l’auteure de

s’intéresser ensuite à la question des identités numériques (chapitre 8, pp. 189-214) et à

celle du « devenir immortel » (chapitre 9, pp. 215-234). Gamba Fiorenza conclut par

glossaire d’une dizaine de pages qui reprend les concepts clés de son ouvrage : la

personnalisation, la mémoire et le deuil, l’élargissement, l’identité, l’immortalité et le

corps, l’hybridation et la superficialité (à ne pas confondre avec la simplicité).

3 Dans les 140 premières pages, l’auteure argumente de façon convaincante que les

formes de commémoration et de mises en mémoire en ligne peuvent être considérées

comme étant des rituels (funéraires) qui n’ont pas nécessairement trait au religieux. À

l’appui d’une littérature riche et trilingue (principalement francophone et anglophone,

mais aussi italophone) issue de différentes approches des sciences humaines et sociales

(anthropologie, communication, philosophie et sociologie), Gamba Fiorenza discute les

enchevêtrements et différences qui paraissent entre les pratiques (funéraires) rituelles

formalisées et les pratiques rituelles informelles. L’auteure introduit rapidement la

place de la communication dans ses réflexions en explicitant de façon claire et précise

les différentes formes ou manifestations du deuil exprimées en ligne, leurs historicités

et généalogies (elle revient sur l’importance des jeux vidéo et sur les premiers

cimetières virtuels) et la tension qui s’installe entre souvenir et oubli ainsi qu’entre

privé et public, mémoire individuelle et celle de groupe. Les exemples sont variés et

riches, environ 76 sites web mentionnés et/ou analysés (voir la bibliographie,

pp. 263-264). Les réflexions de l’auteure sur ces sites web permettent de situer

parfaitement la problématique de la mort et du deuil au temps du numérique sur une

échelle anthropologique presque « universelle » : l’expression de la tristesse, de la

colère apparaissant avec la disparition d’un être cher et cela sans considération de la

religion ou d’une culture spécifique. Ainsi Gamba Fiorenza montre-t-elle les différences

entre les pratiques rituelles informelles selon le Japon et les États-Unis, par exemple,

tout en démontrant leurs points communs. L’auteure insiste également sur l’idée que

l’internet n’instaure pas une rupture dans ces pratiques, mais que le numérique et les

nouvelles technologies permettent de prolonger la quête de personnalisation qui était

préexistante auparavant. Elle montre aussi très bien les liens qui se tissent entre les

pratiques habituelles ou plus « anciennes » et celles qui sont possibles aujourd’hui : en

passant par les fameux R.I.P sur Twitter et Facebook et les cimetières en ligne, l’auteure

donne un panorama riche et fascinant des possibles. C’est peut-être ici que se nichent

les quelques faiblesses de son travail.

4 Dans quasiment tous les chapitres, Gamba Fiorenza insiste sur la question de la

personnalisation qui s’insinue dans les nouvelles formes de commémoration de la

mémoire des défunts ou dans les données individuelles stockées. Les résultats de ses

recherches s’appuient sur une cinquantaine de sites web analysés. Il est très dommage

d’ailleurs que les détails analytiques de cette personnalisation ne soient pas

développés. En quoi consiste exactement cette personnalisation, où se localise-t-elle

dans les données analysées, comment s’exprime-t-elle ? Certes, l’auteure fait mention

de l’usage de photographies numérisées et de montage vidéo sur Youtube ou encore de

la configuration narrative de certains sites web, mais les exemples demeurent

éclectiques.

Questions de communication, 33 | 2018

412

5 Avec une telle force d’écriture et un cadre théorique convaincant et bien argumenté, il

aurait été souhaitable d’en savoir davantage sur le protocole de recherche, la

méthodologie (ethnographie en ligne ?) et les critères d’analyse. En lisant l’ouvrage, on

attend avec impatience d’en savoir plus ou de lire ici ou là des études de cas réalisées

par Gamba Fiorenza : une observation plus pointue d’un ou de deux sites web choisis,

par exemple. La vue d’ensemble qu’elle propose sur les sites web existants, sa

proposition de typologies concernant les différentes façons de communiquer sur la

mort de proches ou de « people » (Youtube, pages Facebook, Twitter) est passionnante,

mais l’auteure ne nous conduit malheureusement pas en profondeur vers un ou deux

terrains spécifiques.

6 Il n’était peut-être pas possible de reproduire des images ou captures d’écran, mais

pour les lectrices et lecteurs qui ne connaissent pas forcément l’univers en question, il

est difficile de se représenter certaines pratiques, comme celles que Gamba Fiorenza

explicite si bien dans le chapitre 6 sur les espaces hybridés (à partir de la page 145). À

partir de là, l’ouvrage commence véritablement à prendre la forme annoncée dans le

titre, c’est-à-dire à présenter les étapes qui mènent à la question de l’immortalité.

L’auteure évoque les QR codes gravés sur une plaque qui est ensuite installée sur la

tombe, permettant ainsi aux personnes qui visitent cette dernière de se connecter via

leur téléphone portable aux données du défunt à partir d’une application mobile : « Ce

que les QR codes permettent aux visiteurs c’est l’accès immédiat à des informations qui

généralement ne sont pas indiquées sur la dalle funéraire par manque de place »

(p. 147). Ce chapitre, enchaînant sur la troisième partie (« Anthropologie de

l’immortalité », pp. 165-229) donne envie de poursuivre la recherche sur la question,

ainsi que de mener des entretiens avec des personnes qui utilisent les QR codes, d’en

savoir davantage sur leurs motivations et la potentielle ritualisation de la pratique

hybride. L’immortalité, concept qui paraît dans le titre de l’ouvrage et qui arrive

malheureusement trop tard dans le texte, devient en quelque sorte un mot clé

accrocheur, même si le chapitre qui lui est consacré est stimulant et constitue une

fascinante source de réflexion théorique. Peut-être aurait-il fallu mieux choisir la

notion d’« éternités numériques » (Eneid, ANR : http://eneid.univ-paris3.fr/) qui

propose la rencontre des notions de mémoire et d’immortalité en son nom. Gamba

Fiorenza semble connaître les chercheurs participant à ce programme de recherche ;

sur la question des identités numériques post mortem, elle cite, entre autres, Fanny

Georges, mais il est dommage de ne pas voir discutés dans son ouvrage les récents

articles incontournables issus de ce projet. L’ouvrage de Gamba Fiorenza date de 2016,

certes, mais les publications de 2013 et de 2014 auraient certainement pu contribuer à

une mise en perspective des derniers chapitres dans une dimension

communicationnelle et anthropologique (par exemple, Fanny Georges, 2014, « Identité

post mortem et nouvelles pratiques mémoriales en ligne. L’identité du créateur de la

page mémoriale sur Facebook », pp. 51-66, in : Bonenfant M., Perraton C., dirs, Identité et

multiplicité en ligne, Québec, Presses de l’université du Québec ; ou encore Fanny

Georges, Virginie Julliard, 2014, « Aux frontières de l’identité numérique. Éléments

pour une typologie des identités numériques post mortem », pp. 33-48, in : Saleh I.,

Bouhaï N., Hachour H., dirs, Les Frontières du numérique, Paris, Éd. L’Harmattan).

7 L’ouvrage de Gamba Fiorenza propose donc une introduction passionnante et riche à la

question du lien qu’entretiennent les rituels, le numérique et la mort. Son travail sera

utile pour toutes les personnes qui souhaitent s’initier à la problématique et acquérir

Questions de communication, 33 | 2018

413

des connaissances générales sur le sujet. L’ouvrage ouvre des perspectives

intéressantes pour des ethnographies en ligne à venir, pour des recherches

économiques sur « le marché de la mort » numérique, par exemple, mais aussi sur la

question de la protection des données.

AUTEURS

KATHARINA NIEMEYER

École des médias, université du Québec à Montréal, H2L 2C4

niemeyer.katharina[at]uqam.ca

Questions de communication, 33 | 2018

414

Patrice FLICHY, Les Nouvelles Frontièresdu travail à l’ère numériqueParis, Éd. Le Seuil, coll. Les Livres du nouveau monde, 2017, 432 pages

Victor Potier

RÉFÉRENCE

Patrice FLICHY, Les Nouvelles Frontières du travail à l’ère numérique, Paris, Éd. Le Seuil, coll.

Les Livres du nouveau monde, 2017, 432 pages

1 Avec Les Nouvelles Frontières du travail à l’ère numérique, Patrice Flichy poursuit ses

travaux engagés sur l’« imaginaire d’Internet » en 2001 (Paris, Éd. La Découverte), et

sur le « sacre de l’amateur » en 2010 (Paris, Éd. Le Seuil). Attention, cette

nominalisation du « numérique » comme un tout abstrait ne doit pas cacher au lecteur

la richesse d’analyse de l’ouvrage : outils de travail et leurs évolutions, plaisir de faire

ou nécessité, perception subjective des expériences vécues, aspects culturels, liens

entre amateurisme et expertise, considérations macroéconomiques ou managériales,

rapports du don à l’activité marchande, compromis social et recommandations aux

pouvoirs publics ; rien n’échappe au girond d’une analyse tout aussi complète que les

méthodologies utilisées (approche sociohistorique, entretiens, analyse statistique).

2 L’objet du livre est celui des « modifications profondes du travail et du salariat »

(p. 19). Après avoir fait le constat d’une précarisation et d’une porosité croissante du

travail (pp. 7-8), Patrice Flichy opte pour une approche consistant à « partir du travail

choisi et réalisé, et non de la forme des contrats de travail » (p. 9). Il identifie la

séparation entre un « travail dedans » (appartenant au monde de l’entreprise et inscrit

dans des rapports marchands) et un « travail dehors » (relevant de la sphère des

loisirs), ainsi que des phénomènes de « recouvrement » de l’un à l’autre (p. 12). Au

cours des quatre parties qui structurent l’ouvrage, Patrice Flichy étudie l’activité

réalisée au contact d’outils et de plateformes entrées dans nos quotidiens (Uber, Etsy,

Airbnb, World of Warcraft, MySpace, blogs, logiciels libres ou non, outils de micro-

Questions de communication, 33 | 2018

415

informatique personnelle, etc.) pour défendre sa thèse : les mutations numériques font

qu’« une nouvelle forme de travail apparaît, le travail ouvert », inscrit dans « une

continuité des modes de faire » (p. 14) entre un travail salarié et un « autre travail »

situé dans la sphère privée (ibid.).

3 Dans la première partie, Patrice Flichy travaille à déconstruire le paradigme de

séparation du travail et des loisirs. L’auteur montre que cette séparation est fondée sur

une définition des loisirs comme « anti-travail » (p. 36) et qui agit comme

« compensation » d’un travail émietté (p. 39). Pour l’auteur, tel paradigme fait fleurir

les thèses où « tout est travail » (p. 55), comme celles de la mise au travail du client,

mais dans lesquelles il déplore que le temps libéré y apparaisse comme « phagocyté par

la consommation et le divertissement ». Il ajoute que « ces thèses débouchent

finalement sur une impasse [puisqu’] elles décrivent de façon restreinte le travail du

producteur ou du consommateur ; elles ignorent le travail de construction de sens du

récepteur des médias » (p. 60). Patrice Flichy qualifie ce dualisme comme « impossible à

tenir » (p. 90), et y oppose le paradigme de la « continuité des modes de faire » (p. 63),

forgé par une double approche par la sociologie de l’activité, et de l’identité. La

sociologie de l’activité permet à l’auteur de substituer à l’approche friedmanienne celle

de la continuité et de l’engagement, en définissant l’activité de travail comme

expérience de « coopération harmonieuse entre l’homme et le monde » (p. 65), ainsi

que comme recherche de sens. Conçue comme ajustement à la situation plutôt que

comme reconquête d’autonomie interstitielle, cette activité appelée « travail à côté »

permet de développer une « identité du faire » (p. 77), notamment par l’insertion dans

de nouveaux collectifs et le développement ou la remobilisation de compétences

particulières – en opposition parfois aux « identités individualistes » que le modèle de

gestion par la compétence fait peser aux travailleurs sous forme d’injonctions à

l’entrepreneuriat de soi (p. 81). En terminant cette première partie par l’analyse

statistique de l’enquête « Histoire de Vie » de 2003 réalisée par l’Institut national de la

statistique et des études économiques (Insee), Patrice Flichy montre que les loisirs

s’articulent finement aux activités professionnelles pour servir de support à la

construction « d’une identité “pour soi” » au-delà des identités professionnelles

statutaires (p. 104), malgré les variations de pratiques de loisir observées selon les

catégories socioprofessionnelles (CSP) et les genres. Les individus « bricolent leur

identité pour soi » (p. 106) dans un lien fort entre passion et travail, puisque « l’identité

aux passions peut, en complément de l’identification au travail, favoriser l’importance

au travail » (p. 111). Cette continuité entre les activités de travail, de loisir et la

construction des identités sociales est finalement analysée dans le cas de populations

en marge du travail classique : les chômeurs (p. 113) et les étudiants (p. 118) d’une part,

les femmes au foyer (p. 118) et les retraités (p. 124) d’autre part.

4 La deuxième partie a pour but de replacer ces « zones de débordement » dans une

perspective sociohistorique, quand « les caractéristiques habituelles du travail

s’effacent » alors que cette activité pourtant, située entre travail et loisir, « débouche

sur une réelle production de biens et services » (p. 131). L’auteur procède d’abord à

l’étude de contre-cultures visant à reconquérir la complétude du travail et

l’autoproduction de son cadre de vie. Il couvre une période allant des grandes utopies

artistiques et politiques du XIXe siècle jusqu’aux chantres de l’autoproduction

numérique (les makers), en passant par les communalistes hippies californiens et le

mouvement « Do It Yourself » punk, pour en venir à analyser l’éthique des hackers,

fondée sur l’autonomie du travail et la libre circulation des savoirs (et le maintien

Questions de communication, 33 | 2018

416

paradoxal de sa vivacité dans la culture d’entreprise de Facebook, d’Apple ou de Google

[p. 156] !). Ces « utopies du faire » (p. 172) ne se caractérisent pas par une opposition

aux sphères marchandes, mais par leur articulation à elles « en actes », jusqu’aux

constituants contemporains de « culture numérique » (p. 177). Pour le prouver, Patrice

Flichy retrace « une anthropologie du faire avant l’émergence du numérique », par une

mise en perspective sociohistorique de « l’autre travail ordinaire » (p. 179). Il montre la

transformation progressive des loisirs « en une nouvelle forme de travail » (p. 180),

visant pour l’amateur à « braconner le champ des possibles » (p. 188) pour articuler

loisirs et activité professionnelle sur le spectre d’une même activité discontinue, en

requalifiant et en recomposant parfois les ressources sociales, gestuelles et techniques

de la sphère professionnelle (p. 195). Du jardinage au bricolage, le « goût pour l’activité

libre » est toujours encadré par le marché (p. 201) mais ces « arts de faire » sont

présentés comme des « facteurs de réouverture du travail » (p. 211) qui n’ont pas

qu’une valeur unique, entre le plaisir de l’acte de production et la valeur d’usage de ce

qui est produit.

5 Aussi la troisième partie sert-elle à montrer qu’avec le numérique, « un continuum se

fait jour » entre « activités pour soi » et de métier, qui « transcende la coupure » entre

« amateurs et professionnels » (p. 223). Outils et pratiques numériques s’inscrivent

dans une « culture commune » et « partagée » qui favorise la circulation des

compétences (p. 221) entre sphère personnelle et professionnelle. En émerge un

contexte où « deux logiques contradictoires » s’opposent (p. 243) ; entre foisonnement

d’applications « bricolées » dans cet entre-deux et volonté de nombre d’entreprises de

centraliser et de normaliser ce bouillonnement d’innovations (p. 225). D’un côté, une

(auto)production collaborative est montrée comme facteur de démocratisation de

l’internet (p. 229) ; d’un autre côté, « l’autre face » de l’informatique voit augmenter le

contrôle par l’encadrement de l’activité et la standardisation des procédures (p. 233). Le

chapitre 7 (pp. 247-282) est particulièrement remarquable pour son analyse de

39 entretiens semi-directifs qui, enfin, donnent corps à de « multiples itinéraires

d’activité [qui] tracent des voies diverses au sein de la nouvelle carte du travail

numérique » (p. 280) : chauffeurs pour Uber, hôteliers improvisés sur AirBnb, artisan

semi-professionnelle sur Esty, hackers de données GPS pour la randonnée ou le

parapente sportif, etc. L’auteur esquisse une « anthropologie du faire » (p. 248) dans un

espace de pratiques allant de la séparation des carrières de travail et de loisir à leur

unification, avec pour but à chaque arbitrage de se « forger une identité spécifique »

(p. 268). Au chapitre suivant, Patrice Flichy étudie cette nouvelle figure des

« travailleurs d’ailleurs » (p. 283), situés « en dehors du monde classique de

l’entreprise ». Leur travail est « complet » et « choisi » (p. 286) ; ils « refusent le plus

souvent la division du travail », et s’inscrivent en droite ligne des utopies makers par un

« mode d’acquisition original [des compétences], axé sur l’ouverture des boîtes noires

techniques et sur la recherche des multiples ressources en ligne » (p. 289). Ils se

construisent une seconde carrière, au sens de Howard Becker, valorisant tant leur

production que leur identité (p. 298) dans la construction de leur réputation en ligne

(p. 301). Enfin, cette partie se clôt sur la place du don dans la culture et le travail

numérique, et son rapport à l’acte marchand. Les travailleurs d’à côté sont montrés pris

« dans un double jeu » entre distance marchande et proximité amicale (p. 319), donnant

lieu à un calcul de la valeur du travail situé entre rationalité marchande instrumentale

et plaisir éprouver à réaliser ou à donner, créant une « dissonance » entre l’« intérêt à »

Questions de communication, 33 | 2018

417

et l’« intérêt pour » (p. 327) ne conduisant pas, pour autant, à une hybridation du

marchand et du non marchand, maintenu bien distincts en actes (p. 340).

6 La quatrième et dernière partie analyse la façon dont évoluent espaces, pratiques et

représentations du travail « avec le numérique », car les outils numériques sont à

double tranchant. D’une part, les plateformes marchandes sont des instruments

d’autonomisation et de « démocratisation de l’échange » (p. 350) des produits et des

avis de tous – « démocratisation-participation » – sur tout – « démocratisation-

participation » – (p. 354). D’autre part, les algorithmes favorisent les acteurs les mieux

lotis en réputation et agissent comme des « dispositifs de cadrage » du marché (p. 357).

Patrice Flichy remarque finalement « qu’il est difficile de mesurer le nouvel espace

occupé par le travail ouvert », bien que la convergence de facteurs culturels et

générationnels suppose qu’on assiste « à une mutation qui pourrait être plus profonde

que celle signalée par les données de l’emploi » (p. 382). Elle fait apparaître deux types

de nouveaux travailleurs : les « intégrés » et les « désaffiliés ». Les premiers sont décrits

comme des « amateurs heureux », qui « ne s’inscrivent pas dans le rapport social qui

qualifie le salariat » (p. 373), mais dans une autre forme de rapport social. Au contraire,

les seconds exercent un travail « n’ayant aucune valeur en soi », ils doivent « vendre

leur force de travail dans des conditions défavorables » (ibid.). En dépeignant les

conditions précaires de « travailleurs du clic » (p. 376), Patrice Flichy dessine les

contours d’un nouveau prolétariat, constitués de travailleurs « désocialisés » dont la

réalité est soumise aux lois des plateformes marchandes : « C’est surtout la plus-value

capitaliste qu’il faut interroger » (p. 392). La tonalité marxisante de cette fin d’ouvrage

n’achoppe pas sur une seule posture intellectuelle, puisque l’auteur formule plusieurs

recommandations aux pouvoirs publics (p. 402) : la création d’un « compte social

personnel » (p. 403) prenant en compte les activités annexes dans un compromis social

renouvelé, recourir plus largement à la validation des acquis de l’expérience (VAE)

pour « articuler une compétence constituée de façon autodidacte à d’autres régimes de

compétences » (p. 404) et des dispositifs de régulation des algorithmes destinés à

« s’assurer de leur sincérité », non plus pour « se libérer du travail, mais [pour] libérer

le travail » (p. 405).

7 Quelques prolongements peuvent alors poursuivre la lecture de cet ouvrage. Le premier

se rapporte au thème de la « nouveauté », présent dès le titre de l’ouvrage (« nouvelles

frontières », « nouvelle activité », « nouveaux modes de faire », « rapport différent au

travail », etc.). Mais la continuité entre les modes de faire, la porosité des frontières

entre privé et professionnel, traduit tout de même un engagement dans le travail qui

reste le même ; pourquoi donc alors conserver jusqu’au bout la suggestion d’une

rupture globale dans la reconfiguration du travail par le numérique ? Le numérique

remodèle-t-il le travail comme rapport social unifié par le droit et le marché… ou bien

prolonge-t-il, massifie-t-il peut-être, de classiques arbitrages déjà effectués avant

l’arrivée de ces outils ? Par exemple, les dispositions au travail d’à côté en fonction de

l’appartenance sociale sont assez peu discutées, bien qu’il soit montré des articulations

des loisirs au travail différentes selon les CSP (chapitre 3, pp. 93-128), ou des modes de

mobilisation de compétences socialement situées (chapitre 7, p. 282). Peut-être les

travailleurs ne sont-ils pas tous égaux face à un numérique massifiant des inégalités de

genre, de classe ou de générations connues par ailleurs ; auquel cas, la réactualisation

d’une analyse sociologique par la sociologie de l’activité choisie par Patrice Flichy

paraîtra véritablement novatrice pour affiner l’analyse de ces inégalités. Par ailleurs, à

l’heure où se multiplient « serious games » et dispositifs managériaux ludistes, l’analyse

Questions de communication, 33 | 2018

418

de la « relation ludique qui se construit au travail » par le numérique (p. 220) et des

rapports du jeu au travail (p. 65) auraient pu venir soutenir une réflexion plus large sur

la reconfiguration des frontières culturelles du travail, situant les représentations de

l’activité au cœur de porosités entre utilité et inutilité, ou entre plaisir et peine. Enfin,

Patrice Flichy reste peu critique sur les phénomènes de réputation ou d’encadrement

de l’activité sur les plateformes marchandes (p. 354), notamment vis-à-vis d’analyses

récentes sur les algorithmes et leurs articulations aux pratiques humaines (Dominique

Cardon, À quoi rêvent les algorithmes. Nos vies à l’heure des big data, Paris, Éd. Le Seuil,

2015). Ce faisant, le sociologue livre un ouvrage riche et stimulant, ouvrant bien plus la

réflexion qu’il ne la ferme, et résolument ancré au cœur des problématiques

sociotechniques sur le travail.

AUTEURS

VICTOR POTIER

Certop, université Toulouse 2 Jean Jaurès, F-31000

victor.potier[at]univ-tlse2.fr

Questions de communication, 33 | 2018

419

Sylvie FREYERMUTH, Jean-François P. BONNOT, De l’Ancien Régime à quelquesjours tranquilles de la Grande Guerre.Histoire sociale de la frontièreBruxelles, P. Lang, coll. Comparatisme et société, 2017, 474 pages

Stéphanie Bertrand

RÉFÉRENCE

Sylvie FREYERMUTH, Jean-François P. BONNOT, De l’Ancien Régime à quelques jours tranquilles

de la Grande Guerre. Histoire sociale de la frontière, Bruxelles, P. Lang, coll. Comparatisme et

société, 2017, 474 pages

1 Après Des personnages et des hommes dans la ville. Géographies littéraires et sociales (Berne,

P. Lang, 2014), poursuivant leurs investigations relatives à une « histoire d’en bas »

(p. 24), Sylvie Freyermuth et Jean-François P. Bonnot s’intéressent cette fois, en suivant

sur près de deux siècles les descendants de Jean Ferréol sur les terres du Haut-Doubs, à

la manière dont se construit et se transmet un « écotype », celui de la frontière. À une

époque où les travaux consacrés à la frontière, et plus largement à la construction de

l’identité, à sa caractérisation comme à ses supposés attributs, se multiplient dans

plusieurs disciplines (sociologie, anthropologie, littérature, pour n’en citer que

quelques-unes), l’étude pluridisciplinaire proposée ici a le mérite de s’intéresser à un

objet souvent dédaigné : non pas tant « les humbles » que les représentants d’une

« classe moyenne », pour utiliser une expression quelque peu anachronique, c’est-à-

dire une catégorie sociale intermédiaire et souvent invisible. Le choix d’une destinée

ordinaire, s’il obéit a priori en partie à des raisons familiales, se trouve surtout justifié

par la manière dont celle-ci permet de reconstruire « l’arrière-plan » (p. 144) d’une

histoire. De ce point de vue, l’un des grands mérites de l’ouvrage est de mettre en

évidence la manière dont ces êtres déjouent toute tentative de catégorisation univoque

Questions de communication, 33 | 2018

420

ou définitive – invitation à la prudence particulièrement bienvenue à une époque où les

étiquettes ou catégories sont toujours promptement distribuées. Examinant

successivement les différentes dimensions constitutives d’une vie, les auteurs

soulignent en effet la manière dont le comportement aussi bien que les valeurs et

l’imaginaire de ces habitants du Haut-Doubs se définissent d’abord par le sens de la

nuance, comme un écho à cette région frontalière, finalement perçue comme

intermédiaire : ni indifférence pour l’actualité politique ni dramatisation, ni éloge

effréné du labeur, ni goût inavouable pour les distractions, ni renfermement sur un

entre-soi ni nomadisme systématique, etc. Et c’est bien cette souplesse, à laquelle fait

écho l’aptitude des critiques à naviguer d’une discipline à l’autre, qui permet à cette

« biographie sociale » d’enrichir la connaissance d’une époque aussi bien que celle de

ses mentalités, conformément à la position de Carlo Ginzburg, dont se réclament

d’ailleurs les auteurs.

2 Très factuelle, la première partie de l’ouvrage plante le décor en proposant une

généalogie sociale et géographique de Jean Ferréol et de ses descendants. Inscrit dans

un paysage, dans une région puis dans une famille, le destin de Jean Ferréol acquiert

une valeur « romanesque » (p. 71 et sqq) autant qu’historique : « Insoumis, forçat et

lieutenant des douanes » (p. 71), il apparaît, au fil des témoignages et des récits, qui

confinent parfois au mythe, comme un ancêtre aussi atypique que profondément

représentatif. Cette ambivalence constitue le véritable fil rouge de cette première

partie : loin de toute généralisation excessive, comme de tout stéréotype, les

biographies reconstituées et narrativisées de ces quelques habitants du Doubs entre la

fin du XVIIIe siècle et le début du XXe siècle, en particulier celle du caporal

télégraphiste Henri Chabos, Poilu d’Orient, permettent ainsi de saisir, derrière

d’intéressantes destinées individuelles, les effets d’un écotype, c’est-à-dire « une

constellation d’événements sociaux et environnementaux qui, dans certains cas,

génèrent [un certain] comportement » (p. 418). De ce point de vue, le choix d’une

région située « à la frontière », plusieurs fois éprouvée par les tumultes de l’histoire,

contribue à mettre en évidence la force de certains tropismes, tels, ici, les dangers de

l’échange et la valeur de la solidarité.

3 Presque exclusivement consacrée au début du XXe siècle et à la période de la « Grande

guerre », la seconde partie surprend par le décalage tant d’objet que de méthode : à la

minutieuse généalogie succèdent ainsi, dans le premier chapitre de cette partie, des

études stylistiques (relatives, par exemple, aux emplois des expressions figées « Grande

Guerre » et « guerre maudite », ou encore du terme « boche »), mais aussi des analyses

relevant de la sociologie de la littérature, sur les difficiles conditions d’écriture et

d’édition en ce début de XXe siècle. En fait, cette contextualisation permet de mettre en

perspective la vie et la pratique d’écriture, essentiellement épistolaire, d’Henri Chabos.

Comme dans la partie précédente, il ne s’agit pas tant, ici, de dégager de larges

conclusions que de mettre en évidence les ressorts d’un « habitus de modestie »

(p. 325), lequel passe par un mode de vie, sinon traditionnel (mariage homogame), du

moins « ordinaire » (p. 337). De ce point de vue, c’est peut-être la pratique d’écriture de

ce Poilu qui retient l’attention : aujourd’hui, alors que les publications des lettres de

Poilus se multiplient, et que l’intérêt historique, voire littéraire de ces missives est

devenu évident, la correspondance d’Henri Chabos, dont ne demeurent presque que des

cartes postales, offre un contre-point aussi intéressant que bienvenu. Loin des drames

et des récits tragiques que réservent d’ordinaire ces missives quotidiennes, sa

Questions de communication, 33 | 2018

421

correspondance se présente au contraire comme le témoignage d’une vie, y compris

amoureuse, construite à distance de l’autre, comme de l’événement historique. C’est ce

regard, dépourvu de fatalisme comme de naïveté, empreint d’un « raisonnable

optimisme » (p. 335), qui redonne à ces « scènes de la vie de province » leur juste ton et

intérêt.

4 De fait, comme l’annonçait le sous-titre du volume, l’ambition des auteurs, en dépit de

l’apparente modestie du sujet, excède la biographie, pour tendre vers une « histoire

sociale », et même plus largement, une histoire culturelle et histoire des idées. Sylvie

Freyermuth et Jean-François P. Bonnot parviennent ainsi à mettre en évidence la

manière dont des trajectoires individuelles sans éclat construisent le tissu social d’une

région, fondent son identité, au moins sur le plan de l’imaginaire. La capacité à

naviguer entre les échelles, de la destinée individuelle à celle du pays, en passant par

celle, décisive, d’une région frontalière, permet de reconstruire une histoire oubliée des

mentalités. Si l’on aurait parfois souhaité profiter d’interprétations plus approfondies,

notamment eu égard aux nombreuses citations de la correspondance entre Henri

Chabos et sa future épouse, dont certaines sont simplement juxtaposées, reste que le

parti pris choisi, que l’on peut qualifier d’essentiellement documentaire, se trouve

justifié par la nature des sources et le statut du protagoniste – Henri Chabos n’étant, on

le rappelle, ni un lettré ni un écrivain. Cette approche assure in fine à ce travail

historique et informé (on retrouve dans ce volume les qualités scientifiques du

précédent : approche pluridisciplinaire solide et riche bibliographie) une lecture quasi

romanesque.

AUTEURS

STÉPHANIE BERTRAND

Écritures, université de Lorraine, F-57000

stephanie.bertrand[at]univ-lorraine.fr

Questions de communication, 33 | 2018

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Aurélia LAMY, Dominique CARRÉ, dirs,Temps, temporalité(s) et dispositifs demédiationParis, Éd. L’Harmattan, coll. Communication et médias, 2017, 166 pages

Émilie Kohlmann

RÉFÉRENCE

Aurélia LAMY, Dominique CARRÉ, dirs, Temps, temporalité(s) et dispositifs de médiation, Paris,

Éd. L’Harmattan, coll. Communication et médias, 2017, 166 pages

1 Cet ouvrage collectif est issu du XXe congrès de la société française des sciences de

l’information et de la communication (SFSIC) de juin 2016 sur le temps, les temporalités

et les sciences de l’information et de la communication (SIC) qui s’est déroulé à

l’université de Lorraine (Metz). Accompagné de trois autres volumes publiés suite au

congrès, ce premier recueil de travaux s’interroge sur l’écart entre temps et

temporalités des dispositifs de médiation et temps et temporalités du social. Les

contributions s’attachent alors à observer les pratiques qui se développent en lien avec

les « nouveaux dispositifs sociotechniques de médiation » (p. 8) autour de deux axes

principaux : stratégies et représentations. Le postulat sous-jacent à l’ensemble étant

que l’arrivée de nouveaux dispositifs sociotechniques entraîne un renouvellement de

l’agir et des pratiques individuelles et sociales.

2 En introduction (pp. 11-19), les responsables scientifiques de la publication, Aurélia

Lamy et Dominique Carré, reviennent sur la notion de médiation et sur son usage

flottant entre « notion prédéfinie », « concept opérant » et terme « allant de soi » à

force d’être investi dans les différentes sphères de la vie sociale (p. 11). En reprenant la

définition de Jean Davallon dans Médiation & information (« La médiation : la

communication en procès ? », 19, 2003, pp. 37-59), ils l’envisagent comme un élément

tiers avec un impact sur l’environnement. Selon eux, la médiation sociale et technique

Questions de communication, 33 | 2018

423

est rattachée à la notion de dispositif d’après Michel Foucault qui fait de celle-ci autre

chose qu’un simple appareillage technique, mais un assemblage de différentes strates

de discours, d’institutions, de règles, de sens, etc. (p. 12). Autre particularité, la notion

de médiation est appréhendée dans les différentes recherches regroupées dans ce

volume, « à partir d’une perception de ses usagers, du “public concerné”, d’une

“communauté imaginée” » (ibid.). Les articles sont ainsi regroupés en deux parties : une

première qui observe la mise en place de stratégies pour domestiquer les différentes

temporalités de l’information et des médias ; une seconde qui analyse et met en

évidence les représentations et les formes de pratiques sociales qui façonnent le temps.

3 Malgré cette entrée en matière par le concept de « médiation », on constate rapidement

que celui-ci ne sera pas nécessairement central, ni toujours bien défini, se voyant

remplacé parfois rapidement par l’observation de processus de médiatisation, de

médias, de medium, etc. Le premier article, celui de Benoit Lafon (pp. 23-37), donne le

ton en ouvrant sur « un objet d’étude impliquant nécessairement une réflexion

temporelle : les médias » (p. 24) et en ne faisant aucune mention à la « médiation ». À

travers l’exemple de travaux conduits sur la télévision, il cherche à montrer l’impact

des échelles temporelles (temps long et temps court) et spatiales (macro et micro) dans

la méthodologie et la construction de l’objet de recherche. Il aboutit ainsi à une

proposition de typologie qui vise à rendre « pensables » (p. 34) les espaces de

communication. Ces quatre ETM (espaces-temps médiatiques) proposés aux chercheurs

en SIC sont les suivants : ETM sociaux diachroniques (temps long du média), ETM

sociaux synchroniques (temps court du média), ETM vécus synchroniques (actions

individuelles lors d’un événement médiatique), ETM vécus diachroniques (actions

individuelles dans le temps long, historicisation). Ces ETM sont proposés alors comme

un cadrage théorique et méthodologique pour la recherche sur les médias. Plus ancré

sur un objet et un terrain, l’article de Paola Sedda (pp. 39-50) analyse les processus

d’accélération et de décélération médiatique à travers l’exemple de création de

Telestreet en Italie dans le cadre d’un mouvement citoyen militant. L’auteure se réfère

aux travaux de Hartmut Rosa, notamment son ouvrage Accélération. Une critique sociale

du temps (trad. de l’allemand par D. Renault, Paris, Éd. La Découverte, 2010 [2005]). Cette

référence sert aussi de cadre dans la seconde partie de l’ouvrage pour comprendre les

temporalités divergentes des dispositifs de formation à distance (Xavier Inghilterra et

Éric Boutin, pp. 131-140). En effet, dans l’un comme dans l’autre, la temporalité des

dispositifs proposés impacte les usages qui peuvent en être faits, en favorisant certains

aux détriments d’autres. Dans les cas des Telestreet, c’est l’accélération et son « action

inexorable » (p. 48) qui est à l’origine de l’apparition des télévisions de rue en Italie (en

résistance à), mais aussi de leur disparition (victoire « inéluctable de l’accélération »

[ibid.]). Dans le cas des dispositifs de formation à distance, c’est la non-adéquation du

temps institutionnel, celui des environnements numériques de travail (ENT), avec les

attentes temporelles des étudiants, qui favorise le déplacement de l’activité

d’interaction sur les environnements personnels d’apprentissage (EPA). Ce

déplacement entraîne parfois des effets néfastes : « course à la réactivité » ; « mise en

visibilité de soi », réponses gérées et classées par des algorithmes, etc. (pp. 138-139). On

peut cependant penser que la seule explication de ce phénomène, notamment au

niveau du temps institutionnel, ne se cantonne pas à l’aspect technologique de

générations supposées avoir un vécu différent de l’internet (p. 135), mais que d’autres

aspects sociologiques devraient être également pris en compte : temps de travail,

attentes de l’institution, normes, etc. En se penchant sur les patients équipés de

Questions de communication, 33 | 2018

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dispositifs de télémédecine, l’article de Marie Bénéjean et Anne Mayère (pp. 117-129)

montre dans un autre contexte comment la représentation du temps et de sa

rythmicité lors de la création de l’équipement médical peut impacter l’usage qui en

sera fait par la suite par les patients et faciliter ou pas son appropriation. Ainsi, si la

maladie avec l’avant et l’après est une rupture temporelle dans la vie des patients

(pp. 120-121), l’équipement médical y introduit une extériorité temporelle : heures à

laquelle saisir les données, contacter le médecin, obligation d’être proche de certains

équipements (balances, téléphones, etc.). Cette temporalité a du mal à être acceptée par

les patients. Elle cause parfois des ruptures ou abandons temporaires de la routine

médicale mise en place. Le rôle du personnel médical est alors central et perçu comme

un « travail de médiation […] autour du dispositif » (p. 126). C’est ce travail qui permet

l’acceptation du dispositif et la singularisation de celui-ci. La médiation humaine y

reprend toute sa place.

4 La mémoire des médias est au cœur de l’article de Mathias Valex (pp. 51-62). Il observe

à partir de leur mise en récit et dans une démarche comparative, le devenir de deux

anciennes usines de la région lyonnaise, disparues toutes les deux au moment de

l’étude. Leur comparaison montre deux destins différents, selon que des traces

matérielles de leur présence dans l’espace sont encore présentes ou pas, mais aussi en

fonction du contexte territorial : intérêts et logiques d’acteurs qui autorisent plus ou

moins la reconnaissance dans le présent d’un passé industriel. La mémoire y apparaît

alors comme des « processus complexes d’agencements et de mises en congruence de

différentes temporalités individuelles ou collectives » (p. 61). Sur la question de la

mémoire, on peut confronter cet article à ceux de Gustavo Gomez-Mejia (pp. 93-104), de

Fanny Georges et Virginie Julliard (pp. 105-115) ou de Béatrice Micheau et Marie

Després-Lonnet (pp. 141-155). Il n’est plus question de la mémoire de la presse, mais

pour les deux premiers de celle proposée par les réseaux sociaux et pour le troisième de

la rythmicité de la mémorisation d’étudiants dans des bibliothèques universitaires

posées comme « lieu “injonctif” d’apprentissage et d’affiliation » (p. 152). Pour Fanny

Georges et Virginie Julliard, les réseaux sociaux – ici Facebook – sont appréhendés à

travers la thématique du décès d’un proche et de la gestion du compte personnel de

celui-ci via la plateforme. Elles y montrent comment la mémoire de la personne

disparue peut être réactivée, prolongée et le trouble que cela provoque chez les vivants.

Ce n’est que depuis 2009, soit cinq ans après sa création, que Facebook propose une

alternative aux proches : fermer la page de la personne décédée ou la transformer en

compte commémoratif. Or, un troisième choix existe : ne rien faire et laisser le compte

de la personne ouvert à l’écriture, soit en version publique, soit en version privée. Les

personnes gestionnaires du compte prennent ainsi plusieurs décisions d’écriture, en

supprimant ou inscrivant des éléments de la page en question. Ce qui permet de

« pérenniser une certaine image du défunt » (p. 114). La mort et la mémoire de la

personne décédée ont donc fait évoluer à la fois les pratiques des proches, mais ont

encore – et ce point mérite d’être mis en avant – conduit Facebook à évoluer pour

essayer d’inclure la mort dans des pratiques sociales et d’écriture non anticipées. Cet

impact des réseaux sociaux sur la mémoire se lit aussi dans l’article de Gustavo Gomez-

Mejia. Il étudie les nouveaux rites de fin d’année : les rétrospectives de Twitter,

Facebook et YouTube, au niveau individuel ou collectif. Il y souligne une gestion

algorithmique du temps puisque ce qui ressort sont les publications les plus populaires.

Un phénomène d’agenda-setting y est lié puisque ces publications sont reprises par

d’autres médias pour qualifier l’année passée. Enfin, les usagers des réseaux sociaux

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anticipent désormais dans le présent la pérennisation et la massification potentielle de

leurs publications et réactions dans le futur.

5 L’article de Jérémie Nicey (pp. 63-74) poursuit la promesse de « possibilités nouvelles

offertes par ces dispositifs qui renouvellent un agir dans les pratiques sociales » (avant-

propos, p. 8). Il montre l’impact des médias numériques sur les pratiques

journalistiques. Si certains effets pernicieux sont apparus avec la concurrence des

médias sur le Net, comme l’uniformisation du contenu, la recherche de l’attractif, la

faible interprétation des contenus et des sources (p. 68), ils ont fini par nuire à la

crédibilité journalistique et donc à la fidélisation du lectorat. Jérémie Nicey observe des

pratiques journalistiques en réaction qui s’appuient sur du temps long et la recherche

de qualité. Il conclut alors qu’« après l’effervescence de productions du numérique,

plusieurs éléments indiquent un questionnement sur les cadences de production, leurs

limites et un renforcement des exigences de qualité » (p. 72). L’impact du numérique

est également mis en exergue dans l’article de Tatiana Kondrashova, Alexander Frame

et Sergey Kirgizov (pp. 75-89) qui mènent une étude comparative sur Twitter entre des

comptes de politiques en France, en Allemagne, au Royaume-Uni et en Russie autour de

l’actualité en Ukraine. Ils mettent en lumière le nouveau rôle d’agenda-setting de

Twitter et l’utilisation faite par les politiques : suivisme des événements populaires sur

la toile, inscription de ceux-ci dans le contexte politique, attention portée à leur propre

visibilité, etc. La comparaison de leurs tweets est conduits face à la masse indifférenciée

des twittosphères nationales et il serait intéressant de poursuivre avec d’autres groupes

sociaux pour affiner les résultats et les pondérer.

6 La présentation de ces travaux montre leur richesse et, pour certains, le rôle de

renouvellement de pratiques joué par les nouveaux médias, dispositifs et technologies.

Si la médiation en elle-même paraît, à quelques exceptions près, un peu passée sous

silence ou employée selon une acception très large, les questions du temps et de la

temporalité, des rythmes et de la mémoire y sont bien exploitées et des pistes

bibliographiques intéressantes sont données pour poursuivre sur ce thème.

AUTEURS

ÉMILIE KOHLMANN

Gresec, université Grenoble Alpes, F-38000

emilie.kohlmann[at]iut2.univ-grenoble-alpes.fr

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Valérie LÉPINE, Sylvie ALEMANNO,Christian LE MOËNNE, dirs, Communications & organisations.Accélérations temporellesParis, Éd. L’Harmattan, coll. SFSIC, 2017, 202 pages

Laurène Beccucci et Luc Bonneville

RÉFÉRENCE

Valérie LÉPINE, Sylvie ALEMANNO, Christian LE MOËNNE, dirs, Communications & organisations.

Accélérations temporelles, Paris, Éd. L’Harmattan, coll. SFSIC, 2017, 202 pages

1 Communications & organisations. Accélérations temporelles est le dernier des quatre

ouvrages publiés à la suite du XXe congrès de la Société française des sciences de

l’information et de la communication (SFSIC). Dans le prolongement de cette

manifestation qui s’est déroulée à Metz en 2016, l’ouvrage a pour ambition de dresser

un état de la recherche sur le thème de la temporalité en organisation en soulignant

l’apport spécifique des sciences de l’information et de la communication (SIC) à ce vaste

thème d’étude. Certes, il s’agit certes d’un thème qui n’est pas nouveau en soi –comme

le rappellent d’ailleurs les co-directeurs de l’ouvrage – il est néanmoins pertinent dans

le contexte des nombreuses et importantes transformations qui touchent les

organisations contemporaines.

2 Dans une volonté de rationalisation, le temps demeure un enjeu essentiel pour les

organisations qui tentent de s’adapter aux changements portés notamment par le

numérique. L’accélération des rythmes sociaux et économiques oblige les organisations

à une adaptation constante, avec souvent pour effet de contraindre les travailleurs à de

multiples injonctions. C’est du moins ce que la première partie (« Rationalité,

accélérations temporelles et communication ») de l’ouvrage s’attache à mettre en

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lumière à l’aide de plusieurs cas analysés. Le contrôle du temps demeure autant une

solution qu’un problème d’articulation entre les acteurs concernés, ce qu’aborde la

deuxième partie de l’ouvrage (« Dyschronie et enjeux communicationnels »). Enfin,

dans la troisième et dernière partie (« Réappropriations plurielles du temps et

médiations renouvelées »), les auteurs évoquent différents thèmes telles que la

matérialité du temps marquée par l’aménagement des espaces de travail et les

nouvelles compétences à développer, dont la réactivité. Ces trois parties centrales de

l’ouvrage s’articulent les unes aux autres dans ce qui représente une réflexion globale

sur « le couplage communications/organisations et ses temporalités ».

3 La première partie commence avec un chapitre qui aborde la question du « temps-

mesure » (p. 25) comme gestion des activités professionnelles et du temps des

individus, grâce au plan de communication. Les incidences des outils de contrôle des

individus par le temps sont, quant à elles, étudiées dans les chapitres 2 et 3. Devenir un

employé hypermoderne revient à maîtriser le temps en produisant un maximum de

ressources en une temporalité impartie et imposée par l’entreprise. Le constat simple

que le « temps contemporain » est soumis à une accélération que les acteurs

organisationnels tentent de contrer, supporte la réflexion. Ceci met en lumière le fait

que le temps est certes une construction sociale, mais repose aussi sur des cadres

objectifs qui placent les individus dans un rapport de négociation constante entre

dimensions personnelle et collective (p. 46). Mais les acteurs eux-mêmes peuvent

devenir porteurs de normes temporelles, comme c’est le cas des informaticiens.

Témoins et vecteurs de l’innovation technologique, ils sont les conséquences visibles de

l’accélération du travail. Leur métier est fondé sur l’urgence, la nécessité d’adaptation

incessante aux mises à jour des programmes, la surinformation, les échéances

successives et les emplois du temps personnels sacrifiés (p. 58). Ceci est renforcé par les

discours managériaux qui considèrent le temps comme une marchandise : la

productivité de la force de travail réside dans la réactivité (thème développé plus tard

dans la partie 3 de l’ouvrage) aux dépens de la santé des travailleurs. Ici, l’accélération

du travail résulte de la cohabitation de temporalités multiples marquées par l’urgence,

où les pratiques de communication et les technologies de l’information et de la

communication (TIC) deviennent un « potentiel de contrôle social » (Valérie Carayol,

2005, « Principe de contrôle, communication et temporalités organisationnelles »,

Études de communication, 28 pp. 77-89 – p. 59). Le rapport au temps se rationalise,

devenant autant une solution qu’un problème en soi. Les auteur-e-s mettent en lumière

la confrontation des temporalités et les conséquences organisationnelles qui en

découlent. En effet, les organisations s’inscrivent dans une évolution interne et dans un

contexte évolutif. Celui-ci est principalement caractérisé par l’implantation du

numérique qui reconfigure la relation au travail. L’utilisation d’outils de gestion est

significative car une partie du pouvoir décisionnel est donnée à la machine. En résulte

une injonction à la « modernisation », en d’autres termes une pression pour que les

individus s’adaptent aux TIC qui « cristallisent une pression des personnels avec une

multiplication des exigences » (p. 67).

4 Les cinq chapitres de la deuxième partie interrogent la confrontation de temporalités

antagonistes. L’idée principale est que les organisations inscrivent leur histoire dans le

temps et par leurs actions. Celle-ci est matérialisée par les communications produites,

les décisions prises par elles. Par exemple une université revendique ses valeurs par la

production de savoirs multiples et le dynamisme, pourrait-on dire, de sa communauté

savante (chapitre 4). Or, l’ouvrage fait état de l’injonction à devoir suivre la

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« modernisation » (terme non neutre) de la société par l’implantation du numérique

dans les établissements. Les personnels sont mis à l’épreuve par les TIC, porteuses de

pression à la performance et de nouveaux usages (p. 68). En d’autres termes, le récit de

l’université dépend de ce que l’État impose dans les politiques publiques. Les

conséquences d’un tel décalage, entre récit et réalité, sont directement perceptibles sur

les individus dont l’identité est en partie définie par leur travail (identité

professionnelle) ou, par un moment de sociabilité (le repas, entre symbolique et

institutionnalisation). Le repas est pris comme exemple au chapitre 5 pour montrer que

lorsqu’une pratique nous caractérise, nous consacrons du temps personnel à sa

réalisation. Or, l’« urgence » organisationnelle de l’hôpital impose un cadre rigide de

prise de repas : l’individu n’est plus libre de disposer de son temps. Le conflit qui

émerge survient à la prise du repas pour l’individu, symbole de sa vie d’avant la

maladie, en ce qu’elle renvoie au cercle familial. Pris dans l’agenda de l’hôpital, ce

moment reconfigure l’acte même de s’alimenter qui se transforme en un soin contrôlé

(p. 86). C’est aussi le cas des marques de luxe (chapitre 6) qui se réclament d’un héritage

tout en entretenant une image moderne et innovante. Le récit dépend directement du

temps qui dépossèderait l’entreprise de sa légitimité à mesure qu’il s’écoule. Il lui faut

« s’ancrer dans le présent pour éviter de s’empoussiérer dans le passé » (p. 94). Cette

opposition est mise à jour par l’étude sémiotique du récit organisationnel, à dimension

performative. Le récit témoigne du décalage entre ce que projette le « sujet-

entreprise » par rapport à l’expérience qu’il fait du quotidien (p. 111). Le lecteur est

ainsi conduit à constater l’impact des décalages temporels sur le plan personnel et

institutionnel.

5 Les quatre chapitres de la troisième et dernière partie de l’ouvrage questionnent les

transformations de la temporalité au prisme des différentes reconfigurations

organisationnelles qui investissent les espaces de travail et de collaboration. On le sait,

les organisations ont pris de plein fouet le virage numérique, entre autres efforts dans

la gestion des équipes, en éclatant les logiques institutionnelles traditionnelles. À l’aide

de trois cas, nous voyons comment les nouvelles technologies instaurent des

temporalités rapides à l’intérieur de lieux ou d’institutions très ancrés dans le temps.

Le premier dépeint une nouvelle forme d’entreprise ouverte offrant un espace de

travail partagé, muni de connexion à haut débit. Les transformations analysées

amènent à penser le temps comme un atout pour effectuer plus de tâches en un même

lieu ou un même laps de temps. L’attitude du travailleur face aux fonctionnements

induits par la réunion des espaces professionnels et privés est subjective. Ce chapitre

discute ainsi des formes de réappropriation des temporalités que tentent d’instaurer

les employé-e-s pour articuler les temporalités. Prenant l’exemple du temps de

socialisation et d’interaction avec le client, lequel est cadré par un horaire et un

agenda, les auteurs montrent qu’en situation d’open space, le travailleur indépendant

n’est relié à l’entreprise que par sa messagerie électronique. Un besoin constant de

vérifier ses mails s’installe. Ainsi le problème pour les entrepreneurs se traduit-il par

une gestion de la temporalité de l’organisation par un outil numérique qu’ils consultent

autant sur leur lieu de travail qu’à domicile. De cette façon, on observe une atomisation

des relations interpersonnelles et sociales, lorsque les individus qui interagissent dans

des réseaux professionnels en viennent à condenser leurs relations sociales autour de

tâches liées à leur activité et au networking. Le deuxième analyse les formes de

bibliothèques, ou « Learning center » (temps historique, long), qui génèrent des

modifications par l’implantation du numérique (temps mondial, court). Ensuite, le

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troisième chapitre met en avant l’influence des discours managériaux sur le rapport au

temps : la réactivité comme compétence devient une norme dans l’entreprise.

L’employé performant répondra à de multiples sollicitations en un temps très court.

Pour cela, les discours valorisent les comportements d’adaptation temporelle : traiter

une nouvelle information et y répondre devra se faire rapidement, tout en s’impliquant

dans les autres projets. Enfin, au sein d’un hôpital analysé au quatrième chapitre de

cette troisième partie, différents services s’inter-croisent dans le traitement des

patients, établissant ainsi une interdépendance temporelle. Cet exemple du patient

dont le temps personnel est sans cesse négocié avec d’autres urgences imprévisibles

(p. 186) correspond à un enjeu d’ordre gestionnaire. Comment donner suffisamment de

temps à chacun, personnel comme soignant, tout en garantissant le soin en continu ?

La réponse n’est pas simple car imposer une manière de fonctionner qui fait

abstraction du contexte, comme un « bricolage de temps hétérogènes » (p. 177), est

source de frustration autant pour les soignants que les patients.

6 Bref, comme en témoigne l’ensemble de l’ouvrage, le temps représente un objet central

pour définir l’organisation. Sa définition est plurielle car elle renvoie à une variété

d’expériences qui ne font pas toujours sens lorsqu’on les réunit dans un projet réduit à

une seule réalité : celle du projet de l’organisation. De plus, l’informatisation réifie et

instrumentalise les éléments qu’elle intègre : face à la « réalité » du terrain, force est de

constater qu’on ne peut réduire « une » réalité à une variable mesurable. Elle prend en

compte les ressentis de chacun mais aussi la position occupée.

7 Pour conclure, nous noterons que la bibliographie développée et la rigueur scientifique

demandée par l’exercice d’écriture dans le cadre du congrès sont de très haute qualité.

On pourra établir un parallèle entre cet ouvrage et celui de Vincent de Gaulejac : La

Société malade de la gestion (Paris, Éd. Le Seuil, 2004). À l’instar de ce dernier, le temps

contrôlé induit une « communication paradoxale, [et une] transformation de l’humain

en ressource » (p. 235) : cela a pour effet de modifier les représentations du monde du

travail et de la manière de vivre ses relations.

8 L’individu comme les organisations vivent le temps comme une évolution spatio-

temporelle, comme une contrainte ou encore comme une marque de l’appartenance à

un groupe. Si le temps permet de se définir, il peut aussi devenir source de stress

lorsqu’il est subi. La question est de savoir jusqu’à quel point le temps permet de

concilier attentes professionnelles, réalités du milieu et bien-être au travail. Est ainsi

dépeinte une réalité duale du temps qui devient une ressource organisée autant qu’elle

organise l’environnement.

AUTEURS

LAURÈNE BECCUCCI

Mica, université Bordeaux Montaigne, F-33600

laurene.beccucci[at]gmail.com

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LUC BONNEVILLE

Département de communication, université d’Ottawa, CA-ON K1N 6N5

luc.bonneville[at]uottawa.ca

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Susanna MAGRI, Sylvie TISSOT, dirs, Explorer la ville contemporaine par lestransfertsLyon, Presses universitaires de Lyon, coll. Sociologie urbaine, 2017,222 pages

Christian Gerini

RÉFÉRENCE

Susanna MAGRI, Sylvie TISSOT, dirs, Explorer la ville contemporaine par les transferts, Lyon,

Presses universitaires de Lyon, coll. Sociologie urbaine, 2017, 222 pages

1 Cet ouvrage collectif est issu des travaux d’un séminaire interdisciplinaire dirigé par

Susanna Magri et Sylvie Tissot, mais aussi par Fabrice Ripoll de 2011 à 2014. Le titre est

explicite et sera néanmoins précisé au fur et à mesure de notre analyse. Quelle « ville

contemporaine », qu’entend-on par « transferts » ? Les qualifications des auteurs,

relevant essentiellement de la sociologie même si l’on y voit aussi un peu

d’anthropologie et de science politique, devraient nous renseigner en elles-mêmes sur

la première question. Toutefois, leurs appartenances institutionnelles et les espaces

étudiés comme les transferts qu’ils y considèrent font à la fois la force – au cas par cas –

et la faiblesse – sur la cohésion de l’ensemble – de l’ouvrage sur les deux questions

précédentes.

2 La longue introduction (pp. 5-28) des deux directrices de l’ouvrage a ceci de particulier

qu’elle permet finalement, après avoir posé les définitions et les principes

méthodologiques généraux puis de chacun des auteurs, de naviguer parmi les huit

chapitres, même si ceux-ci ont été regroupés à nombre égal sous deux grands

chapeaux, « Catégories et dispositifs de l’action » (pp. 29-112) et « Formes urbaines et

pratiques quotidiennes » (pp. 113-211) : il suffit de lire chacun en ayant conscience de la

catégorie dans laquelle il est placé. L’ouvrage se conclut sur une ouverture vers un

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programme de recherche de cinq pages (pp. 213-217) : Susanna Magri et Sylvie Tissot

posent cette publication comme un jalon et s’attendent avec modestie à des critiques

sur des points qu’elles soulignent elles-mêmes.

3 Sur la première question – explorer la ville –, il faudrait ici consacrer à chaque chapitre

de l’ouvrage une partie spécifique de la présente note de lecture. Chacun d’eux

mériterait une recension, car il traite un cas très différent des autres – ce qui est ici une

des faiblesses de l’ensemble. L’ouvrage est donc intéressant au cas par cas, souvent

d’ailleurs autant sur le plan historique que sur celui sociologique revendiqué par ses

rédactrices, même si elles qualifient de « transdisciplinaire » (p. 5) le travail

préparatoire ayant conduit à cette publication. En effet, comment placer sous un même

titre et dans une même perspective – et en induire des constats et conclusions, ne

serait-ce que provisoires, sur les « transferts » dans la ville contemporaine – le « projet

de développements intégrés des quartiers » de Hambourg (Clément Barbier, pp. 31-52),

les « torres country » de Buenos Aires (Eleonora Elguezabal, pp. 73-92), la lutte contre la

pauvreté urbaine au Maroc (Éric Cheynis, pp. 53-72), ou un seul espace qui n’est ni une

ville ni un quartier, mais simplement la Maison Radieuse de Le Corbusier à Rezé

(Sabrina Bresson, pp. 115-138), pour finir avec les migrations transnationales euro-

méditerranéennes et des consommations urbaines (Alain Tarrius, pp.193-211) ?

4 Cela renvoie à ce que nous écrivions en introduction : chaque chapitre est en lui-même

intéressant et fort bien documenté – avec de conséquentes bibliographies – et donne

des indications et des perspectives pour des politiques urbaines à venir dans le ou les

lieu(x) qu’il considère, ou pour l’étude sociologique d’un lieu, quartier ou ville, mais

l’ensemble ne forme pas un tout cohérent qui pourrait guider de telles politiques, aussi

bien ici qu’ailleurs. Et les problématiques étudiées sont tellement différentes qu’il est

très difficile de les relier, même si elles sont en soi très finement détaillées. À titre

d’exemple, le chapitre de Jennifer Bidet (« Habiter “à la française” ou “à l’algérienne” »,

pp. 137-166) sur l’aménagement et l’appropriation des maisons construites en Algérie

par des migrants et leurs enfants est passionnant mais essentiellement sur le lien

passé-présent d’une ancienne colonie française : il ouvre donc une porte vers d’autres

recherches de même type dans d’autres anciennes colonies, pour voir par exemple

comment cette appropriation s’est faite ailleurs, quels sont les points communs, les

différences, et que ce qu’on pourrait en induire pour des développements urbains des

villes et pays concernés. Mais il s’inscrit finalement davantage dans le registre de

l’histoire, de ce qu’elle produit et dans un type de transferts très spécifique à ces lieux

et leur passé que dans une perspective générale pour les villes d’aujourd’hui et ce

qu’elles deviendront du fait des transferts.

5 Nous avons cité plusieurs fois ce mot « transferts » qui fait partie du titre de l’ouvrage

et qui devrait donc en être le fil conducteur, d’où la deuxième question que nous

posions en préambule. Or, là aussi, une faiblesse apparaît. Dans l’introduction, les

directrices de la publication résument en deux lignes ce qui est ici entendu sous ce

terme : « Par “transferts”, nous désignons la circulation de personnes, de mots et de

choses, saisie à travers ses motivations, ses modalités, ses implications » (p. 5).

Définition à la fois très vague et au champ très large, qu’elles précisent évidemment et

heureusement dans la foulée : « D’un côté ce sont les migrants, dont les mouvements

suivent les logiques de l’échange de marchandises, de l’amélioration de leur sort ou de

la simple survie, et sont traditionnellement appréhendés par les études sur les

migrations. De l’autre, ce sont des administrateurs, des universitaires, des experts, qui

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réalisent des déplacements virtuels ou réels dont la carte sans frontières est dessinée

par les réseaux de spécialistes. Or, dans tous les cas, avec ces personnes ou par leur

entremise, circulent aussi des mots, des catégories d’action, des manières de faire, de

voir et d’être. Se diffusant dans les pratiques des citadins, tout cela finit par avoir une

incidence sur la ville, en changer le paysage, en transformer lentement l’usage,

s’incarner dans des discours ou des modèles d’intervention » (ibid.).

6 Dans les chapitres successifs, les transferts sont regardés selon l’une ou l’autre des

approches ici énoncées, mais rarement selon toutes les dimensions qui pourraient

interagir d’un point de vue systémique. Ainsi par exemple, dans deux registres très

différents, peut-on voir à l’œuvre d’un côté à la fois les politiques et spécialistes dans le

chapitre sur Hambourg et le programme de soziale Stadtteitlentwicklung à savoir le

développement social des quartiers (p. 32), avec une dimension transnationale car le

programme s’inspire de politiques de développement menées en France, en Grande-

Bretagne et en Finlande ; de l’autre essentiellement des manières de faire d’une

population migrante – donc dans le registre des transferts culturels – dans le chapitre

de Marcia Ardila Sierra (pp. 167-192) sur la culture culinaire des migrants colombiens

installés peu à peu à Paris dans le commerce, la restauration, et donc sur l’échange

transculturel entre ces migrants et les autochtones. Ces deux exemples, certes classés

chacun sous le « chapeau » qui lui convient, donnent à voir la complexité à

appréhender l’ouvrage comme un tout pouvant éclairer sur la thématique des

transferts dans l’évolution des villes, de certains quartiers, comme dans les échanges et

donc changements culturels voire sociaux qui en découlent – sans parler des rejets et

conflits qu’ils peuvent générer, ce qui n’est pas évoqué dans l’ouvrage.

7 En outre, dans la définition citée plus haut, on peut se demander qui sont ces « experts

et réseaux de spécialistes ». Le chapitre d’Eleonora Elguezabal sur les « torres country » à

Buenos Aires (pp. 73-91) est à ce sujet intéressant. Ces « copropriétés fermées » de la

ville sont considérées comme des enclaves de richesse, construites par les promoteurs

depuis les années 1980, et dont les « frontières physiques viendraient matérialiser dans

l’espace les nouvelles frontières sociales issues du processus de polarisation

économique », pour reprendre l’auteure (p. 73). Or, cette dernière fait apparaître une

chronologie en matière d’intervention et de lecture du phénomène par, justement, les

experts et spécialistes. C’est dans les revues professionnelles d’architecture qu’est

apparue l’expression « torres country », et c’est un architecte, en même temps

professeur à la faculté d’architecture, de design et d’urbanisme de la ville, qui fut l’un

des principaux promoteurs et acteurs pour les gouvernements successifs depuis les

années 1980 de la « planification urbaine stratégique » connue sous l’appellation de Real

Estate ou desarrollo inmobiliario. On voit donc dans ce cas que les experts et spécialistes

sont en même temps les acteurs sur le terrain et que ce type de transfert mêle intérêts

privés et politiques urbaines.

8 Mais les acteurs impliqués peuvent être aussi les citoyens concernés eux-mêmes, en

tant qu’individus ou par le biais d’associations locales, bien que leur participation soit

parfois une récupération et qu’ils soient plus ou moins téléguidés – voir l’exemple de la

lutte contre la pauvreté au Maroc détaillé par Éric Cheynis (pp. 51-72) –, ou qu’elle

évolue vers leur politisation, par exemple dans le cas du grand ensemble de Marzahn à

Berlin Est après la réunification, étudié par Cécile Cuny (pp. 93-112).

9 On peut donc terminer cette note sur un constat qui va dans le même sens que celui des

deux directrices en conclusion de l’ouvrage. La variété des cas exposés, des transferts

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étudiés, ou des approches selon l’origine et le travail antérieur des auteurs, ne fait pas

voir une cohésion et des perspectives concrètes pour des politiques urbaines à venir.

Toutefois, cette publication est intéressante à lire au cas par cas et ouvre de vraies

perspectives de recherche. En outre, la question se pose souvent de l’aspect

épistémologique et méthodologique des résultats exposés. On devine plus qu’on ne lit,

ici une démarche empirique et constructiviste sur le terrain avec les acteurs, là une

lecture plus théorique s’appuyant sur les publications existantes sur le sujet étudié,

ailleurs – mais de façon trop implicite – une approche du sujet en tant que système et

une étude de la complexité via les interactions entre ses acteurs locaux, étatiques,

publics, privés, internationaux, transnationaux… donc en tant que transferts.

AUTEURS

CHRISTIAN GERINI

I3M, université de Toulon, F-83130

gerini[at]univ-tln.fr

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Arnaud MERCIER, dir., LaCommunication politiqueNouvelle éd. revue et augm., Paris, CNRS Éd., coll. Les Essentielsd’Hermès, 2017, 274 pages

Olivier Kouassi Kouassi

RÉFÉRENCE

Arnaud MERCIER, dir., La Communication politique, Nouvelle éd. revue et augm., Paris,

CNRS Éd., coll. Les Essentiels d’Hermès, 2017, 274 pages

1 La Communication politique, qui est une réédition de plusieurs articles actualisés,

présente un intérêt incontestable. Il se positionne au cœur de la problématique qui

hante la démocratie contemporaine, à savoir la confusion entre communication et

manipulation. Comment et où situer la communication politique dans la démocratie

contemporaine où l’éloge du marketing politique laisse paraître quelques perversions

dans le jeu politique ? C’est en substance la problématique à laquelle tentent de

répondre les auteurs de cet ouvrage. Les quatorze contributions s’attellent à donner les

éléments distinctifs de la communication politique, non sans indexer quelques dérives

du marketing politique, comme pour plaider non coupable en faveur de la première. Il

est donc question de remonter à l’origine de la communication politique afin d’en saisir

les métamorphoses opérées en trente ans de pratique (p. 10). Dans la note de

présentation générale, « La communication politique entre nécessité,

instrumentalisation et crises » (pp. 15-41), Arnaud Mercier, dans sa posture de

coordonnateur, revient sur cet environnement relativement poreux dans lequel évolue

la communication politique. L’importance de la communication politique ne saurait

être remise en cause malgré les dérapages politiques favorisés en partie par la

prépondérance des nouveaux médias (internet) dans le champ politique contemporain

(p. 15).

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2 Pour légitimer sa thèse, Arnaud Mercier identifie trois grandes fonctions de la

communication politique. Sur le plan anthropologique, elle est une « mise en scène des

détenteurs du pouvoir » (ibid.). Au niveau gouvernemental, la communication politique

se positionne en instrument de propagande, de contrôle et de mobilisation « des

gouvernés ». Enfin, au niveau axiologique et électoral, la communication assure

respectivement la mission de « persuasion » et de la transparence, référence faite à la

morale, au sens d’Emmanuel Kant (pp. 15-16).

3 Toujours dans une vision de défense de la communication politique, perçue comme la

cause de la perte de quintessence de la politique, Dominique Wolton propose trois

contributions. « La communication politique : construction d’un modèle » (pp. 45-61),

sa première réflexion, assimile l’irruption de la communication dans le champ politique

à celle de l’information et des médias de masse dans l’opinion publique (p. 46). Ainsi les

échanges dans le champ politique, autrefois manifestés par l’affrontement physique,

passent-ils dans la démocratie contemporaine à un affrontement sur un mode

communicationnel (p. 47). Dès lors, la communication s’érige en « moteur de l’espace

public » (p. 56), indispensable dans la démocratie moderne. On perçoit dans cette

contribution plusieurs rôles et fonctions de la communication dans le champ politique.

Notamment celui d’ouverture et de fermeture de thèmes de débat politique (pp. 56-57).

La communication politique assure donc la régulation de la confrontation entre médias,

politique et opinion publique. Son importance dans cette confrontation tripartite lui

impose d’endosser la responsabilité des dérives politiques.

4 La deuxième contribution de Dominique Wolton à cet ouvrage, intitulée « Les dix

contradictions de la communication politique » (pp. 63-77), aborde justement les

éléments qui créent l’ambiguïté de la communication politique. De l’analyse de

l’omniprésence de la communication dans la politique ces trente dernières années,

l’auteur ressort dix obstacles à une communication politique en phase avec les réalités

sociopolitiques de notre monde. À titre indicatif, on pourrait citer la quasi-disparition

de la société civile au profit de l’opinion publique, plébiscitée par les enquêtes de

sondages d’opinion (pp. 63-65), et l’hégémonie de l’espace public sur l’espace politique

qui aboutit par la même occasion à la confusion entre vie privée et vie publique rendue

tangible par les nouveaux médias (p. 65). L’auteur souligne également la disparition de

la fonction de « responsabilité sociale des élites, favorisée par l’égalitarisme » (p. 67).

5 La troisième et dernière contribution de Dominique Wolton, « Les nouvelles

contradictions de la communication politique » (pp. 79-104), s’apparente à une sorte de

révision que l’auteur fait des nouveaux enjeux de la communication politique après ses

réflexions de 1989 et 1995 sur le même sujet. En effet, ce sont dix points dans

l’ensemble similaires aux dix obstacles identifiés dans l’article précédent avec une

actualisation des termes. Le chercheur les désigne « les dix crises liées aux

déséquilibres des relations entre information, communication et action » (p. 80).

Plusieurs facteurs comme « la vitesse de l’information et la confusion entre expression

et information » concourent à discréditer la communication politique (p. 83). Un autre

élément important de ces dix nouvelles contradictions est la « crise imprévue de

l’extension de la médiatisation qui ne s’accompagne pas d’un élargissement du champ

de l’information ». Selon le sociologue, l’abondance ne crée pas la diversité (p. 84). Il

attribue ainsi le phénomène de la « pipolisation » à l’abondance des commentaires sans

nécessairement de fond informationnel et sans diversité (p. 85).

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6 À travers ses trois contributions, la démarche est proche d’une procédure clinique

classique : prise de contact, diagnostic et intervention. Le premier article peut alors

être perçu comme un constat : « La communication politique : construction d’un

modèle ». Le deuxième pose le diagnostic : « Les dix contradictions de la

communication politique » et enfin, le troisième s’assimile à un bilan de santé suivi

d’une intervention qu’il intitule « pour réduire ces contradictions » (p. 93).

7 Dans ce « procès » entre communication politique et marketing politique, Éric Dacheux

apporte un nouvel élément qui se veut déterminant pour une distinction. Dans

« Communication délibérative et démocratie participative » (pp. 105-115), il revient

avant tout sur les fonctions de la communication politique en y ajoutant l’exclusion des

termes qui ne font plus l’objet de conflits entre les acteurs politiques (p. 106). Il fonde

son analyse sur les travaux de Patrick Viveret (2006) relatifs à la construction des

désaccords (p. 107). Par délibération, Éric Dacheux entend la dimension de

regroupement d’intérêt général contenue dans la communication politique. Cette

dimension porte sur la publicité de l’information (pour bien débattre, car la

connaissance du sujet et ses enjeux s’imposent), la construction des désaccords entre

les acteurs et l’approche dialogique pour discuter sur les désaccords une fois ceux-ci

identifiés (p. 109). En outre, le marketing politique s’appuyant sur la communication

dans son déploiement se détache difficilement dans la pratique de la communication

politique. Ce qui tend parfois à créer une confusion entre les deux disciplines chez le

citoyen lambda qui épreuve ainsi du mal à faire une différence entre le marketing et la

communication politique surtout à l’approche des échéances électorales. On perçoit

alors une sorte de procès entre communication politique et marketing politique. Ainsi

l’article de Gilles Achache, « Le marketing politique » (pp. 117-132) analyse-t-il les

modèles de communication politique : dialogique, propagandiste et marketing (p. 119)

et tente visiblement de valoriser, d’une certaine manière, le marketing politique en

l’incluant dans les modèles de communication politique.

8 Le modèle dialogique implique la compétence (la compétence à tenir les arguments

donc une capacité communicationnelle), la raison (énonciation de discours de validité

universelle) et la liberté (capacité à maintenir en soi tout ce qui peut perturber la

bonne marche du dialogue) (pp. 119-120). Le modèle propagandiste identifie ses

acteurs, son espace public et ses médias privilégiés. Ainsi, l’espace public est ici

l’auditoire qui écoute la propagande ; les acteurs sont de deux natures, certains parlent

et d’autres écoutent. C’est une rencontre entre élites et masse ; les médias préférés sont

les médias d’image (pp. 122-125). Quant au modèle marketing, il se caractérise par la

prépondérance de la publicité avec un recours excessif aux techniques persuasives et

un usage sans limite des nouveaux médias. Le marketing politique fait donc moins

appelle à la contradiction, à la délibération, qu’à la manipulation, à la séduction, à la

construction et à la subtilité (pp. 130-131).

9 Ce caractère de création et de fabrication du marketing politique est une belle

transition dans cet ouvrage pour aborder une étude de cas avec la contribution de

Pierre Musso, « Le phénomène Berlusconi : ni populisme ni vidéocratie, mais néo-

politique » (pp. 133-147). Le succès politique de Silvio Berlusconi en Italie a été

notamment qualifié de « télé-populiste et vidéocratique » (p. 143). Cet article permet de

saisir la stratégie de conquête de Silvio Berlusconi qui a « réuni rationalité et

symbolique d’entreprise pour l’imposer dans l’espace public » (p. 146). Selon Pierre

Musso, c’est donc une approche managériale qui est ainsi appliquée à la politique : le

Questions de communication, 33 | 2018

438

« commanagement désigne le règne simultané et universel de la symbolique de la

communication et du dogmatisme du management » (ibid.). À travers cette méthode,

Silvio Berlusconi résume la politique à une efficacité de communication, avant d’activer

ses réseaux médiatiques dont le rôle a été essentiel dans la publicité.

10 Dans cette même optique d’usage singulier des médias de masse, l’article de Marie-

Cécile Naves, « Donald Trump ou la communication incantatoire » (pp. 149-158),

présente l’engagement du président américain sur Twitter. Le caractère performatif

des discours de Donald Trump et son agressivité à l’égard de ses adversaires mobilisent

l’attention de l’auteure (p. 150). Par ailleurs, l’émergence des réseaux socionumériques

dans le jeu politique suscite beaucoup d’inquiétudes au sujet de leur caractère

révolutionnaire. C’est ce que nous percevons dans l’article d’Alex Frame, « Personnel

politique et médias socionumériques : nouveaux usages et mythes 2.0 » (pp. 175-202).

L’auteur aborde l’impact des médias socionumériques sur la pratique politique dans

une dimension participative (p. 177). Il interroge la place occupée par les médias

socionumériques parmi d’autres dispositifs de communication politique et leur

utilisation par les acteurs politiques (politiques, journalistes, activistes, citoyens) à

différentes fins (p. 178). La gestion des interactions, la reconfiguration des relations

avec les journalistes, les interactions publiques et privées, les dimensions bruyante et

virale de la communication politique sur les réseaux sociaux sont analysées avec intérêt

dans cet article (pp. 185-195).

11 Dans « Blogs, réseaux sociaux et révolutions arabes, du fantasme à la réalité »

(pp. 203-22), Tourya Guaaybess, analyse le caractère révolutionnaire des réseaux

socionumériques évoqué par Alex Frame à travers les révolutionnaires arabes.

L’auteure remet en cause la thèse de l’impact de la religion sur la capacité des

populations à une prise de conscience politique. En revenant sur les soulèvements

populaires en 2011 dans les pays arabes, Tourya Guaaybess tente de mettre en évidence

le fait que le besoin de liberté d’expression et d’opinion est latent chez les populations

arabes avant l’avènement de l’internet. Les réseaux socionumériques n’ont été qu’un

instrument de révélation et de manifestation tangible de ce besoin latent. Tourya

Guaaybess révise de ce fait ce rôle de facteur de prise de conscience politique et parle

plutôt d’instrument de revendication de liberté politique. L’émancipation était en

marche avant l’émergence des réseaux sociaux, internet en a seulement été le porte-

voix (p. 208).

12 On peut le dire, l’étatisation de l’information asphyxie la liberté d’expression et aboutit

à la désinformation. Cette question de désinformation est l’objet de l’article de Nicolas

Tenzer, « La guerre de l’information russe : une guerre multidimensionnelle »

(pp. 223-238), dans lequel il indique deux objectifs de la guerre de l’information. Sur le

plan interne, elle vise à « opérer un lavage de cerveaux des citoyens en leur faisant

perdre tout repère » (p. 223). Au niveau externe, elle vise à « gagner une partie

importante de dirigeants et de l’opinion publique internationale à ses thèses » (ibid.). Il

insiste sur la volonté de Moscou de s’imposer non seulement à toute l’Europe mais au-

delà, au monde entier (pp. 225-228). L’auteur conclut son article en proposant une

stratégie d’intervention susceptible de déstabiliser la stratégie russe (p. 230).

13 L’impact de l’information (vraie ou fausse) sur le jeu politique se révèle également dans

la destitution de Dilma Rousseff au Brésil en 2016. La contribution de Juremir Machado

da Silva, « L’appui des médias à la destitution de Dilma Rousseff » (pp. 239-245), situe

ses origines et ses causes. Il identifie les causes de ce qu’il qualifie de « coup d’État

Questions de communication, 33 | 2018

439

constitutionnel » dans l’histoire politique du Brésil notamment dans la rivalité droite/

gauche (p. 240). À travers son analyse, on perçoit les motivations de l’engagement

exceptionnel des médias dans le projet de destitution de la présidente Dilma Rousseff

(p. 243).

14 Les changements de stratégies et des acteurs politiques orchestrés par la

prépondérance des médias est analysé par Éliséo Véron, dans « Médiatisation du

politique : stratégies, acteurs et construction des collectifs » (pp. 159-168). Il y est

question de la liberté de participation et de construction des processus d’identification

collective qui, selon Éliséo Veron, est la principale valeur sociale que seule la

démocratie peut contribuer à faire émerger (p. 160). Cependant, l’hyper médiatisation

du politique pousse à la disparition des objectifs à long terme pour faire place à la

recherche de solutions immédiates. Or, toute construction nécessite du temps (p. 167).

15 Les enjeux de la communication politique sont aussi bien d’ordre international,

national, que local. Dans « Les bulletins municipaux : une construction ambiguë à la

démocratie locale » (pp. 169-174), Christian Le Bart se penche sur cette question et met

en exergue les fonctions et l’utilité des bulletins municipaux. On note la fonction de

mise en visibilité du maire auprès, non seulement de ses électeurs, mais aussi de toute

la collectivité, puisque celui-ci est au service de tous. On perçoit également l’extension

de cette presse sur l’actualité locale et non uniquement sur celle de la collectivité

(p. 170).

16 En définitive, La Communication politique laisse paraître trois grandes orientations de

l’interaction politique/médias/citoyens. La première énonce des traits distinctifs entre

communication politique et marketing dans une perspective de valorisation de la

première (pp. 15-132). La deuxième direction dans laquelle s’inscrit cet ouvrage porte

sur le nouveau caractère particulier du contexte politique créé par le biais des mass

media. Porosité du jeu politique, instabilité de carrière des politiques, confusion entre

projets politiques de développement social et ambition électorale sont quelques-uns

des indicateurs qui montrent l’évolution rapide des pratiques politiques (pp. 133-202).

Enfin, la dernière orientation qui s’accorde en partie avec la précédente analyse est la

dimension manipulatrice des médias, notamment les réseaux socionumériques. La

nature révolutionnaire des médias numériques dans la mobilisation politique et

l’émancipation des citoyens dans les zones où les moyens classiques de communication

sont sous contrôle gouvernemental se perçoivent nettement dans cet ouvrage

(pp. 203-246).

17 Cette dernière édition se démarque de la précédente en ce qu’elle dresse une sorte de

bilan à mi-parcours de la communication politique depuis 1980 à aujourd’hui. La

prépondérance des réseaux socionumériques en politique, parfaitement illustrée par le

cas de Donald Trump à travers son usage assez actif de Twitter (pp. 149-158) est sans

doute l’un des indices de démarcation entre les deux éditions. En clair, cette édition

2017 présente une communication politique suivant l’évolution du contexte

technologique, économique, médiatique, alimentant ainsi sans cesse les débats dans la

démocratie contemporaine. Les quelques erreurs de mise en pages (pp. 107-108 ;

p. 241), n’enlèvent rien à la valeur d’analyse des auteurs. La tentative de réactualiser la

dimension presque incontournable de la communication politique dans la démocratie

contemporaine, magistralement réussie, paraît cependant difficile en pratique. En effet,

comme l’ont montré l’ensemble des contributions, les nouveaux médias rendent

difficile la distinction entre information et communication. Les acteurs professionnels

Questions de communication, 33 | 2018

440

de la communication ont du mal à s’imposer face aux simples commentateurs ou

activistes sur les réseaux socionumériques, ce qui accélère la course à la pipolisation

dans le monde contemporain. L’émergence des « fake news » (fausses nouvelles – voir

François Allard-Huver, 2017, « Fake news », Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et

critique des publics) résulte en partie de cette volonté de l’homme de paraître comme

détenteur de nouvelles, de connaissances. Ce qui cadre assez bien avec le nouveau

contexte politique fait de suspenses, de sanctions, de rebondissement, de buzz (voir

Pascal Lardellier et Alexandre Eyries, 2017, « Buzz », Publictionnaire. Dictionnaire

encyclopédique et critique des publics).

18 Aussi les différences entre marketing et communication politique soulignées par les

auteurs (l’abstraction de la contradiction), sont-elles difficilement perceptibles à

certains niveaux du jeu politique. Les affiches publicitaires en période de campagne

électorale relèvent de la contradiction lorsqu’elles dénoncent par exemple l’adversaire

avant de proposer la solution du candidat. Il y a une sorte de contradiction faite

d’arguments, contre-arguments et de dénonciations. Jean-Paul Gourévicth (L’Image en

politique. De Luther à l’Internet et de l’affichage au clip, Paris, Hachette Littératures, 1998)

aborde cette question en évoquant les quatre types d’image perceptibles pendant les

campagnes électorales. Dès lors, comment dissocier communication politique et

marketing politique, quand ils ont en commun les médias et leurs acteurs en

instruments et moyens d’expression ? Cette problématique se révèle plus complexe en

pratique.

AUTEURS

OLIVIER KOUASSI KOUASSI

Crem, université de Lorraine, F-54000

kouassi-olivier.kouassi[at]univ-lorraine.fr

Questions de communication, 33 | 2018

441

Jan-Werner MÜLLER, Qu’est-ce que lepopulisme ? Définir enfin la menaceTraduit de l’allemand par F. Joly, Paris, Éd. Premier parallèle, 2016,200 pages

Stéphane François

RÉFÉRENCE

Jan-Werner MÜLLER, Qu’est-ce que le populisme ? Définir enfin la menace, traduit de

l’allemand par F. Joly, Paris, Éd. Premier parallèle, 2016, 200 pages

1 Avec Qu’est-ce que le populisme ?, Jan-Werner Müller offre une réflexion capitale pour

comprendre les enjeux du populisme sur les démocraties libérales. Cet ouvrage court (il

fait 200 pages) mais dense se propose de donner une théorie générale du populisme,

loin des débats actuels (démagogie, « style » populiste, racisme, etc.). Malgré tout, sa

lecture est aisée, facilitée par une écriture fluide et non jargonnante. Pour se faire,

l’auteur a construit son ouvrage autour de trois parties : « Le populisme, en théorie… » ;

« …et dans la pratique » ; « De la manière des démocrates de se confronter au

populisme ». La première partie est, comme son titre l’indique, une théorisation du

populisme ; la deuxième une élaboration d’une définition générale au-delà des

particularismes nationaux (particularismes qui jouent un rôle primordial dans les

expressions locales) ; la troisième, enfin, propose un vade mecum aux démocraties

libérales confrontées à l’émergence de celui-ci. Cette dernière partie est importante, les

auteurs travaillant sur le populisme ne soulevant guère ce point. En effet, s’ils font le

constat de la montée des populismes et l’analysent, ils ne proposent pas de solutions.

2 Précisément, ce livre soulève une dernière question, présente en filigrane, mais

importante en science politique : comment définir le peuple ? Le peuple est au cœur du

débat démocratique, mais quel est-il ? L’usage du terme « peuple » est en effet

problématique. Il a une compréhension et une extension qui varient considérablement

selon les contextes : de quel peuple parle-t-on ? S’agit-il du peuple tout entier moins

Questions de communication, 33 | 2018

442

ceux d’en haut (les « élites »), c’est-à-dire de la majorité de la population nationale ?

Parle-t-on de la partie prolétarisée de celle-ci ? Dans ce dernier cas, le « peuple » se

réduit-il à la classe ouvrière à laquelle s’adjoindraient les chômeurs et les précarisés ? Y

ajoute-t-on les employés ? Les artisans et les commerçants ? Les paysans ? Et où met-on

les classes moyennes salariées ? Surtout, les différents partis populistes excluent une

partie de la population : les bienfaits de l’État-providence ne doivent être destinés

qu’au « vrai peuple ». En effet, le populisme procède d’une révolte contre le partage des

acquis sociaux durement obtenus sur le long terme avec de nouveaux venus – les

immigrés –, estimant qu’ils ne les méritent pas.

3 Qu’est-ce que le populisme, tant d’extrême droite que de gauche ? Le terme

« populisme » est trompeur. Dans les différents pays où il est utilisé, il renvoie à des

contenus différents : aux Pays-Bas, par exemple, il fait référence à un parti de droite

qui se radicalise (le Parti pour la Liberté), tandis qu’en France, il est utilisé pour

qualifier un parti d’extrême droite qui essaie de muter (en l’occurrence le Front

national). Au Venezuela, il sert en revanche à définir un régime autoritaire. En outre, ce

terme est abondamment utilisé pour disqualifier, ce qui ne facilite pas sa

compréhension. Jan-Werner Müller se démarque à la fois des auteurs qui considèrent le

populisme comme un style (proximité langagière avec le « peuple », habillement simple

« populaire », etc.) et de ceux qui réduisent le populisme à un discours démagogique. Il

ne nie pas ces aspects, bien au contraire, seulement, il les considère comme

secondaires. Il postule l’idée selon laquelle l’aspect le plus important pour définir un

populiste est son attachement à se considérer comme le représentant du « vrai

peuple », c’est-à-dire comme le représentant légitime de la majorité silencieuse. Mais

qu’est-ce que le « vrai peuple » ? Cette question est essentielle. Selon nous, l’auteur

soulève un point capital pour comprendre le phénomène populiste : en définissant un

« vrai peuple », le leader populiste établit une double exclusion : d’un côté, cela revient

à rendre les autres partis illégitimes, ceux-ci étant forcément corrompus (le « tous

pourris » chez tous les populistes, de gauche comme de droite) ; de l’autre, à exclure les

citoyens qui ne soutiennent pas la politique de ce leader (ils deviennent alors des

ennemis) : s’il y a un « vrai peuple », forcément homogène, il y a aussi un « faux

peuple ». De ce fait, le cœur du populisme, son essence, n’est pas la critique des élites –

les leaders populistes sont d’ailleurs rarement issus du « peuple », bien au contraire –

mais le rejet du pluralisme de l’offre politique. Sauf que, sans pluralisme politique, il n’y

a pas de démocratie… l’électeur populiste ne serait donc pas une victime de la

mondialisation, mais une personne rejetant la démocratie.

4 Le rapport aux élections est d’ailleurs symptomatique : les populismes rejettent le

système représentatif au profit du referendum et préfèrent s’adresser directement au

peuple. En ce sens, il est le symptôme d’un malaise dans le système représentatif.

Comme il connaît les besoins de ce peuple, le leader populiste est à même d’identifier la

volonté populaire, il n’a guère besoin d’institutions intermédiaires. Le rejet des

pratiques électorales se voit dans le décalage entre le résultat électoral et celui des

populistes : la majorité silencieuse, n’ayant pu s’exprimer (pour quelle raison ? cela

reste un mystère), les procédures électorales sont remises en cause. Il y a toujours un

complot ou une cinquième colonne… Longtemps confinés à une posture contestatrice,

protestataire, les populismes accèdent aujourd’hui au pouvoir, en Europe (Hongrie,

Pologne), en Inde, en Turquie ou États-Unis. Jan-Werner Müller remarque que, à

chaque fois, ces partis confisquent l’État : comme ils sont l’expression du peuple, l’État

doit le servir, comprendre servir le leader et le parti populiste au pouvoir. Dès lors,

Questions de communication, 33 | 2018

443

l’État devient illibéral : il restreint les libertés et empêche la discussion démocratique.

Les manifestations et contestations ne seraient que l’expression d’un complot, ourdi

évidemment depuis l’étranger pour faire échouer l’expérience en cours (pensons par

exemple au naufrage du régime chaviste du Venezuela).

5 Une fois l’idéologie populiste en place dans l’arène politique, comment la contester ou

la contrecarrer ? Jan-Werner Müller constate dans la dernière partie de son livre que

les stratégies habituellement utilisées sont des échecs. L’exclusion ne fait que

victimiser et renforcer les populistes en donnant à l’électorat l’idée qu’il y aurait des

thèmes tabous. La captation des thématiques ne fonctionne pas, l’électeur préférant

l’original à la copie, pour reprendre la célèbre formule de François Duprat, le co-

fondateur du Front national. En outre, cette dernière stratégie a tendance à banaliser

les thématiques populistes dans la sphère publique. Il propose également de ne pas

« pathologiser » le populisme et refuse de stigmatiser l’électorat tenté de voter pour

des formations populistes. En retour, l’auteur propose de dialoguer avec ces partis, en

respectant plusieurs règles : ne pas les disqualifier d’office, par exemple en les traitant

de démagogues, de racistes ou de menteurs ; faire de vraies contre-propositions ;

condamner fermement les propos les plus antidémocratiques ou moralement les plus

inacceptables, en particulier les discours racistes qui excluent du « vrai peuple » une

partie de la population. Surtout, le populisme relève d’une crise de la représentation

pour deux grandes raisons : premièrement, l’électorat des grands partis s’érode, par

manque à la fois du renouvellement du personnel politique et des idées ;

deuxièmement, l’électorat devient volatil. L’un des enjeux est donc de renouer la

confiance entre les partis de gouvernement et de proposer des idées nouvelles et

mobilisatrices.

AUTEURS

STÉPHANE FRANÇOIS

GSRL, CNRS/École pratique des hautes études, F-94205

Francois.stephane21[at]aliceadsl.fr

Questions de communication, 33 | 2018

444

Bruno POUCET, David VALENCE, dirs, LaLoi Edgar Faure. Réformer l’universitéaprès 1968Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. Histoire, 2016, 256 pages

Françoise Douay

RÉFÉRENCE

Bruno POUCET, David VALENCE, dirs, La Loi Edgar Faure. Réformer l’université après 1968,

Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. Histoire, 2016, 256 pages

1 Avec l’année 2018 s’annoncent deux commémorations obligées : le centenaire de

l’armistice du 11 novembre 1918 qui mit fin à l’effroyable guerre fratricide de 14-18

mais sans établir durablement la paix ; et le cinquantenaire de la tumultueuse année

1968 qui vit, à Saïgon en février l’offensive du Tèt, à Paris en mai le soulèvement

étudiant, et à Prague en août les chars soviétiques, flammes vives échappées de la

guerre froide, indices des remaniements sourds travaillant l’équilibre mondial.

Connaissant la suite de l’histoire : 1975, retrait des troupes américaines du Vietnam ;

1976-1978, mort de Mao Zedong et métamorphose de la Chine avec l’arrivée au pouvoir

de Deng Xiaoping ; 1989, chute du mur de Berlin… et tout le reste jusqu’à 2018, Donald

Trump, Vladimir Poutine et Kim Jong-Un, maîtres de nos destins, il nous est, en France,

devenu difficile d’inscrire directement, comme on le faisait alors, les événements de

mai 68 dans la trame héroïque de la lutte mondiale contre l’impérialisme stade suprême du

capitalisme. Qu’on s’en réjouisse ou qu’on le déplore, sans doute est-il temps d’examiner

d’un autre œil et à une autre échelle ce qui est arrivé à Nanterre le 22 mars 68, à la

Sorbonne et sur les barricades de la rue Gay-Lussac le 5 mai 68, dans les manifestations

monstres du 13 mai à gauche, du 30 mai à droite, et dans les urnes le 30 juin, puis dès la

rentrée 68 dans l’Université française toute entière, rondement réformée par la loi

Edgar Faure, votée à l’unanimité le 10 octobre et promulguée le 12 novembre 1968.

Questions de communication, 33 | 2018

445

2 Or, pour ce cinquantenaire, l’occasion en est donnée par l’ouvrage intitulé La Loi Edgar

Faure. Réformer l’université après 1968 paru aux Presses universitaires de Rennes au

1er trimestre 2016 ; produit d’un colloque qui s’est tenu en septembre 2011 à Paris, à la

Fondation nationale des sciences politiques, sous la direction scientifique de l’historien

Bruno Poucet, il est patronné par la Fondation Charles de Gaulle, comme l’attestent la

« Préface » (pp. 11-12) de son président, Jacques Godfrain, et la co-signature, avec

Bruno Poucet, des « Remerciements » (p. 7) par son ancien directeur-adjoint, David

Valence. Ce recueil de 256 pages offre, encadrées par l’« Introduction » (pp. 13-22) et la

« Conclusion » (pp. 193-195) de Bruno Poucet, onze communications réparties selon le

schéma de l’avant-pendant-après. « Le pouvoir face au défi de la massification »

(pp. 25-58), à travers les trois communications de Laurent Jalabert, Bruno Poucet,

Sabrina Tricaud, analyse, entre 1958 et 1968, les apports de la loi Fouchet (IUT, BTS), les

hésitations de Charles de Gaulle entre « sélection » et « participation », et le retrait

discret de Georges Pompidou. « Une loi “libérale” pour répondre à la crise de mai 68 »

(pp. 61-139), à travers les quatre communications d’Antoine Prost, François Audigier,

Nassera Mohraz, Ismail Ferhat, suit attentivement le développement de la Loi Faure,

« de Matignon à l’Élysée », puis à l’Assemblée nationale, et son accueil dans ce groupe

d’opposition de droite qu’est l’Union nationale interuniversitaire (UNI), ainsi qu’auprès

des syndicats enseignants. « Une loi peu ou mal appliquée ? » (pp. 143-192) à travers les

quatre communications de Charles Mercier, Arnaud Desvignes, Jérôme Aust, Yves

Lequin et Pierre Lamard, mesure les effets de cette loi dans quatre cas précis : la

présidence exemplaire de René Rémond à Nanterre, les limites de « l’autonomie » des

universités, l’échec que représente la scission de Lyon 3, enfin la réussite qu’incarne

l’Institut universitaire de technologie de Compiègne. Cet ensemble, complété par deux

témoignages saisissants dus l’un à Pierre Trincal et l’autre à Jacques de Chalendar

(pp. 199-239), se clôt sur une précieuse annexe archivistique rédigée conjointement par

Sylvie Le Clech et Emmanuelle Picard (pp. 241-251). C’est donc une très riche matière

qui est ainsi proposée à notre lecture.

3 Certes, tout n’y est pas constamment du même niveau d’excellence, et l’on croise çà et

là, péché véniel, des timidités touchantes (« nous n’avons malheureusement pas trouvé

trace… », p. 159) ; surprenants, des décomptes aberrants « De 100 000 étudiants en 1945,

on est passé à […] 600 000 en 1970 : un quadruplement des effectifs en 25 ans » (p. 13) ou

encore, par bouffées, une orthographe grammaticale calamiteuse (pp. 193-194) ; plus

gênant, des graphiques, que l’on devine multicolores à l’origine, rendus illisibles par le

passage au noir et blanc (pp. 115-117) ; et même, impardonnable, la falsification, que

l’on souhaite involontaire, d’un slogan pourtant célébrissime de Mai 68 : « Cours,

camarade, le vieux monde est derrière toi » réduit à « Cours, camarade, le vieux est

derrière toi » où « le vieux » désignerait Charles de Gaulle (p. 43) ! Mais laissons ces

pailles s’envoler au vent et, quitte à désarticuler un peu l’ordonnance de cet édifice,

tâchons d’en dégager les points forts, fructueux contrepoints et leitmotivs insistants.

4 Étoffée par les témoignages fournis en fin de volume, la seconde partie de l’ouvrage, qui

analyse de très près l’élaboration même de la loi – en un temps record de six semaines –

puis son vote à l’Assemblée nationale – par 441 voix pour, 0 contre et 40 abstentions –

suivi d’une acceptation inégale selon les syndicats enseignants, est vraiment d’un

intérêt majeur, qui se manifeste au mieux lorsqu’on lit ensemble, d’une part le récit

alerte d’Antoine Prost qui va jusqu’aux marginalia de Charles de Gaulle sur les

innombrables propositions d’Edgar Faure (« La loi Faure, de Matignon à l’Élysée »

Questions de communication, 33 | 2018

446

pp. 61-77) joint au vivant témoignage de toute première main de Jacques de Chalendar

sur ce marathon de 42 jours, ses attendus et ses conséquences (« De mai 1968 à juin

1969 », pp. 223-239), et d’autre part, les trois études de François Audigier (« […] tensions

et consensus à l’Assemblée nationale », pp. 79-97), Nassera Mohraz (« L’UNI […] :

l’opposition de droite la plus virulente […] », pp. 99-121) et Ismail Ferhat (« Une loi à

front renversé ? […] les syndicats enseignants […] », pp. 123-139) dont la confrontation

laisse clairement apparaître, aussi bien dans l’arène politique que dans l’opinion

universitaire, non pas un net et franc clivage gauche/droite mais bien un accord

largement majoritaire au « centre » gaullien, cerné, sur sa gauche par l’abstention du

Parti communiste à la Chambre et le refus de participation du seul SNESup parmi les

syndicats enseignants, et sur sa droite, par un groupuscule de six réfractaires influents

au sein des députés gaullistes auquel fait écho, sur la scène universitaire, la virulente

Union nationale inter-universitaire. Or, le départ du général de Gaulle en 1969 après

l’échec de son referendum sur la régionalisation ne modifiera pas sensiblement cette

configuration qui, comme Ismail Ferhat le souligne en conclusion (p. 139), a perduré

jusqu’à nos jours dans les débats scolaires de notre pays.

5 Comparées à cette partie centrale, les deux autres, où sont évoquées les positions de

Christian Fouchet, Charles de Gaulle et Georges Pompidou avant 1968, puis les cas

exemplaires de Nanterre et de Compiègne, les limites assez strictes de l’autonomie des

universités et la scission de Lyon 3, proposent des contributions qui, prises une à une,

sont instructives, mais restent juxtaposées sans dialogue entre elles, ni mise en

perspective finale. Il en va de même avec quelques leitmotivs dont la récurrence est

sensible au lecteur attentif alors qu’elle n’est pas thématisée ni soulignée en

conclusion. Retenons-en trois exemples. Le maître-mot « participation », éminemment

gaullien, vivement salué, encensé, applaudi, qui rallie les votes et fait taire les critiques

(pp. 12, 65, 79, 94-95, 148, 202, 224) reste inquestionné. La double séparation

« typiquement française », d’une part entre universités et grandes écoles, d’autre part

entre universités et recherche scientifique, est déplorée comme un échec persistant de

trop timides réformateurs (pp. 35, 179), alors qu’Antoine Prost montre (p. 73) que

Charles de Gaulle en personne a bloqué l’intégration prévue par Edgar Faure : aucun

bilan ne le souligne. Un motif plus discret revient à trois reprises, justifiant la

mansuétude à l’égard des « enragés » : « Ce sont nos enfants » (p. 89 : David Rousset, un

fils gauchiste ; p. 223 : Jacques de Chalendar, une nièce à Nanterre ; p. 233 : le préfet

Grimaud, deux enfants sur les barricades). Tant de riches échos auraient mérité une

belle orchestration finale !

6 Au lieu de cela, le directeur de l’ouvrage conclut sur l’impossibilité de comprendre

pourquoi le grand Charles a bien pu soutenir la loi Faure : « Réformer en profondeur.

C’est le choix du ministre et de son équipe, soutenu sans que l’on puisse aujourd’hui

encore savoir exactement pourquoi, par de Gaulle » (p. 195). Or la réponse se trouve à

deux encablures de là, dans le très beau passage de la communication d’Yves Lequin et

Pierre Lamard sur l’Université de technologie de Compiègne (UTC) intitulé « De la

France libre à la Libération » (pp. 182-183), où ils évoquent les liens forts qui unissent,

au siège de la France Libre à Alger en 1943-1944, puis dans Paris libéré en 1944, le

général de Gaulle, Edgar Faure et René Capitant : la solidarité dans la lutte, la confiance

réciproque, la volonté partagée de reconstruire la France, non moins qu’en 44, en 1968.

Bref, une synthèse plus vigoureuse des divers travaux de qualité proposés dans cet

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447

ouvrage pourrait l’éclairer d’un jour nouveau… et lancer de nouvelles pistes : beau

programme pour 2018.

AUTEURS

FRANÇOISE DOUAY

LPL, Aix-Marseille Université, F-13100

fran.douay[at]wanadoo.fr

Questions de communication, 33 | 2018

448

Arnault SKORNICKI, La Grande Soif del’État. Michel Foucault avec les sciencessocialesParis, Éd. Les Prairies ordinaires, coll. Essais, 2015, 288 pages

Jean Zoungrana

RÉFÉRENCE

Arnault SKORNICKI, La Grande Soif de l’État. Michel Foucault avec les sciences sociales, Paris,

Éd. Les Prairies ordinaires, coll. Essais, 2015, 288 pages

1 Ce livre se veut une analyse de l’apport de Michel Foucault à la sociologie historique et

politique de l’État. Aussi prend-il appui sur son travail historique à partir de la

démarche généalogique telle qu’initiée par Michel Foucault : une forme d’analytique

interprétative, définie comme une interprétation historique à orientation pragmatique

des pratiques culturelles qui nous déterminent.

2 Une double thèse parcourt ce livre : l’intérêt connu de Michel Foucault pour la question

du pouvoir, ensuite et surtout la fécondité de la généalogie comme contribution

méthodologique et empirique aux sciences sociales. C’est ce dernier point qui constitue

la trame du livre et l’essentiel de la démonstration. En effet, en confrontant Michel

Foucault aux sciences sociales, Arnault Skornicki propose de dégager, à travers les

méandres de cette pensée, « la contribution de la généalogie à la sociogenèse de l’État »

(p. 14). Ce faisant, il montre comment la généalogie, en déconstruisant les entités

collectives, en désubstantialisant les institutions, permet de changer, voire de tourner

le regard vers une convergence entre généalogie et sociogenèse.

3 En lecteur attentif de Michel Foucault, tout se passe comme si l’auteur faisait du

Foucault contre Foucault, le confrontant à ses propres contradictions et impasses :

entre ce qu’il fait sans le dire et ce qu’il dit ne pas faire et ce qu’il dit parfois sans le

faire, il y a l’implicite du discours, voire de la pensée à débusquer, la dynamique de la

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pensée à poursuivre ; c’est bien ce à quoi s’est employé Arnault Skornicki, en scrutant

de manière serrée les cours prononcés au Collège de France.

4 Deux citations de Michel Foucault semblent ici indispensables à l’introduction à cette

soif de l’État – métaphore utilisée par Michel Foucault – qu’il n’a guère eu le temps de

théoriser, au-delà des éléments épars distillés çà et là dans ses textes : « Je veux dire

ceci : faire l’économie d’une théorie de l’État, ça veut dire quoi ? […] Le problème de

l’étatisation est au cœur même des questions que j’ai essayé de poser » (Naissance de la

biopolitique. Cours au Collège de France, 1978-1979, éd. M. Senellart, Paris, Éd. Le Seuil/

Gallimard, 2004, pp. 78-79). Et cette autre citation dont on ne peut manquer de relever

la dimension dénégatoire : « En vous disant tout ça, il est bien entendu que je n’ai voulu

en aucun cas faire la généalogie de l’État lui-même ou l’histoire de l’État » (Sécurité,

territoire, population. Cours au Collège de France, 1977-1978), éd. M. Senellart, Paris, Éd. Le

Seuil/Gallimard, 2004, p. 282). Si donc la question de l’État est au cœur des

préoccupations du philosophe, comment se traduit-elle au-delà de sa simple

énonciation ?

5 Pour Arnault Skornicki, c’est le concept de gouvernementalité comme valeur

opératrice qui, à rebours, permet à Michel Foucault de passer de la microphysique des

pouvoirs qui relève de l’étatisation à la macro-politique qui renvoie justement à l’État :

il s’agit de partir du bas vers le haut et non l’inverse car, l’État, pour Michel Foucault,

est l’effet de gouvernementalités multiples. Sans explicitement proposer une théorie de

l’État, ce dernier a porté une attention particulière à l’État par l’entremise de la

question du pouvoir si bien qu’on a eu tendance à faire de lui le penseur du pouvoir. Or,

ses cours au Collège de France semblent montrer que la généalogie du pouvoir moderne

renvoie immanquablement à celle de l’État moderne. C’est pourquoi, on peut

légitimement se demander si, à partir des années 1970, Michel Foucault n’a pas tout de

même essayé de faire une théorie de l’État. Cette théorie serait complémentaire des

trois grands types reconstruits : juridique, marxiste et sociologique. L’auteur se

propose donc de confronter le modèle foucaldien au doublet juridico-marxiste et au

modèle sociologique du philosophe.

6 Pour ce faire, le livre est ainsi organisé en 5 chapitres : « La généalogie est-elle une

sociologie comme une autre ? » (pp. 23-49), « Foucault et la sociogenèse des

monopoles » (pp. 53-107), « Mystères et revers de l’ordre juridique » (pp. 111-131), « Le

Roi et le Berger » (pp. 135-187), « De la biopolitique considérée comme bureaucratie »

(pp. 191-230).

7 Dans la première partie, l’auteur s’interroge sur les rapports entre la généalogie conçue

comme une alternative radicale aux sciences humaines et la sociologie historique de

l’État. Pour sa démonstration, il balaye d’abord les objections à tout rapprochement

entre la généalogie et la sociologie pour ensuite en souligner au contraire la parenté, en

prenant notamment appui sur l’analytique du pouvoir chez Michel Foucault. Si l’on

considère que Michel Foucault est passé de l’archéologie du savoir (centrée sur les

pratiques discursives) à la généalogie, il semble impossible de conclure à

l’incompatibilité de l’archéologie du savoir à la sociologie.

8 Cette démonstration tient en ceci que Michel Foucault utilise une approche

nominaliste, processuelle, relationnelle et agonistique du pouvoir ; toute chose qui

autorise Arnault Skornicki à souligner la parenté entre la généalogie et la sociologie. En

effet, c’est bien la généalogie qui permet de montrer que l’État n’est pas la source du

pouvoir mais son point d’arrivée : c’est le sens de la sociogenèse des monopoles tel que

Questions de communication, 33 | 2018

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démontré dans le chapitre deux. L’État est l’aboutissement d’un processus à travers des

modèles de rapport de pouvoir (la discipline, la biopolitique, les conduites religieuses,

les pratiques asilaires, par exemple) qui tous relèvent de techniques de domination. Le

pouvoir est l’expression de la nature relationnelle et microphysique de la domination.

« Autant, note Arnault Skornicki, le pouvoir désigne la nature relationnelle, réticulaire

et microphysique de la domination en général, autant la gouvernementalité désigne la

forme moderne du pouvoir à partir de laquelle l’État s’est constitué » (p. 59).

9 Dans le chapitre trois consacré aux mystères et revers de l’ordre juridique, il s’emploie

à déconstruire la définition juridico-politique de l’État. En effet, c’est l’approche

généalogique qui lui permet de construire la définition classique de l’État comme

personne morale, puissance publique avec le monopole de la contrainte légale. À cet

effet, Michel Foucault renverse d’abord la hiérarchie des normes. La tripartition

traditionnelle de cette hiérarchie (constitution, lois, règlement) est remise en question

au profit d’une autre hiérarchie : souveraineté (loi), discipline (règle) et sécurité

(biopolitique). La notion de gouvernementalité rend encore plus explicite cette

construction juridique car c’est bien l’État souverain qui est une innovation du

gouvernement et non l’inverse à travers des pratiques de pouvoir dites

microphysiques. Ensuite, à la définition classique de l’État (territoire, population,

gouvernement), Michel Foucault oppose sa propre enquête historique : le territoire,

c’est la discipline, la population, le biopouvoir, le gouvernement, la gouvernementalité

qui porte la marque de l’originalité de tout son travail.

10 L’originalité de l’enquête de Michel Foucault est d’arriver à montrer que les matrices de

la gouvernementalité moderne puisent leurs sources dans la Basse Antiquité. Le

chapitre quatre est consacré à cette enquête généalogique qui va permettre de les

mettre en évidence. L’auteur s’intéresse d’abord au protestantisme dissenter (dissidents

religieux, Quakers et Méthodistes) et ensuite au christianisme de l’Antiquité tardive en

suivant la démarche régressive proposée par Michel Foucault. Ainsi la discipline et

l’anatomo-politique renvoient-elles aux sectes protestantes, tandis que la biopolitique

et la gestion des populations relèvent du pouvoir pastoral. Ce dernier, c’est-à-dire le

pastorat chrétien, passe par la direction de conscience exercée par le clergé sur les

fidèles à travers l’aveu et la persuasion. Comme mode de gouvernement, le pouvoir

pastoral relève de dispositifs de pouvoir. En effet, dans sa généalogie de la société

disciplinaire, notamment dans Surveiller et punir (Paris, Gallimard, 1975), le philosophe

montre bien que la prison dérive des pratiques et concepts religieux des Quakers dont

l’objectif était de produire des comportements disciplinés par l’entremise de

l’enfermement cellulaire et la fonction corrective de l’isolement.

11 Si la spécificité du pouvoir en Occident est redevable à l’Église par l’entremise du

pouvoir pastoral comme formation historique, qu’est ce qui permet de l’expliquer ?

Arnault Skornicki, en bon lecteur des textes de Michel Foucault, en donne l’explication

en fournissant nombre d’éléments de compréhension qui permettent de rendre raison

de l’originalité de la démarche généalogique qui opère par différenciation rigoureuse :

le pouvoir pastoral se distingue autant du modèle grec que de celui des Hébreux : « La

direction pastorale chrétienne obéit en effet à une triple logique : massifiante (le berger

conduit une multiciplité en mouvement, et non un territoire comme l’empereur) ;

bienfaisante, sacrificielle et oblative (il dirige pour le bien de ses ouailles avant le sien

propre, pour leur subsistance et leur salut) ; individualisante (le berger connaît

chacune de ses brebis, afin de n’en laisser échapper aucune) » (p. 161).

Questions de communication, 33 | 2018

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12 La figure du père semble opératoire entre celle du roi et celle du berger. Alors comment

passer de la bergerie à la monarchie moderne ? Si Michel Foucault y répond de façon

subreptice, l’auteur propose de mobiliser des sources complémentaires comme Jean

Bodin, Robert Filmer et John Locke dans une perspective généalogique afin d’en

dégager les méandres de la démonstration. Aussi arrive-t-il à mieux rendre compte de

la pastoralisation du souverain et du patriarcalisme qui transforment en profondeur les

modalités de l’action publique moderne.

13 Enfin, à la lecture des cours Sécurité, territoire, populations et Naissance de la biopolitique,

Arnault Skornicki dresse une généalogie de l’administration bureaucratique et de l’État

de droit. Comment s’opère l’autonomisation du politique par rapport au religieux ? Là

aussi, la généalogie tente de montrer en dehors de toute approche téléologique

comment l’État est devenu un objet de savoir. Dans ce cinquième chapitre, Arnault

Skornicki mobilise toute sa culture de sociologie historique bien au-delà des seules

intuitions de Michel Foucault sur la naissance de l’État et des angles morts de son

analyse.

14 Le Foucault politiste qui ressort de ce travail remarquablement documenté ne saurait

passer sous silence le sous-titre du texte. Bien souvent, on ne prête guère attention au

sous-titre. Ici, il est d’importance. Michel Foucault avec les sciences sociales. Même si

l’auteur se défend de commettre encore un livre sur Michel Foucault, il reste que le

sous-titre porte une volonté affirmée d’arrimer Michel Foucault aux sciences sociales

comme naguère le premier colloque international tenu à Paris en janvier 1988, Michel

Foucault philosophe. Michel Foucault avec les sciences sociales sonne comme une

revendication qui gagnerait à être davantage brandie tant cette association s’avère

féconde plus de trente ans après la mort de l’archéologue du savoir.

15 C’est le lieu de se rappeler que Jean-François Bert dans son Introduction à Michel Foucault

(Paris, Éd. La Découverte, 2011), faisait apparaître des liens profonds et non fortuits

avec les sciences sociales. Michel Foucault semble un auteur très fortement cité et

discuté en sciences sociales, particulièrement en sociologie. Cette dernière, observe

Pascal Hintermeyer (dir., Foucault post mortem en Europe, Strasbourg, Presses

universitaires de Strasbourg, 2015), vient en seconde position, bien après la

philosophie, dans le classement disciplinaire établi par le catalogue de l’Institut

Mémoire d’édition contemporaine (Imec) sur l’ensemble des références sur Michel

Foucault. Il note également qu’au-delà des réticences institutionnelles liées aux quatre

grands courants qui structuraient la sociologie en France à travers leurs principaux

auteurs (Raymond Boudon, Pierre Bourdieu, Alain Touraine, Michel Crozier) qui

avaient tous besoin d’asseoir leur légitimité incontestée, l’audience sociologique de

Michel Foucault va aujourd’hui crescendo ; ce que reconnaît aujourd’hui Alain Touraine

à travers l’usage qu’il fait du concept de subjectivation dans son livre Nous, sujets

humains (Paris, Éd. Le Seuil, 2015). De fait, nombre de chercheurs en sciences sociales

trouvent aujourd’hui dans les concepts de gouvernementalité, de pastorale, de

biopolitique, de discipline comme de dispositif, des outils d’analyse et de recherche à

faire fonctionner sous d’autres registres ou régimes de pensée. Tel n’était-il pas le

souhait de Michel Foucault de voir prendre son travail comme autant de boîtes à

outils ?

16 Si donc le livre de d’Arnault Skornicki s’inscrit dans cette dynamique, son grand mérite

réside dans l’inscription construite et démontrée de Michel Foucault dans les sciences

sociales, particulièrement la sociologie historique de l’État, et de l’approche

Questions de communication, 33 | 2018

452

généalogique dans la sociologie à qui elle aurait tendance subrepticement à donner une

leçon de sociologie.

AUTEURS

JEAN ZOUNGRANA

Sage, université de Strasbourg, F-67000

zoungrana[at]unistra.fr

Questions de communication, 33 | 2018

453

Michel VOVELLE, La Bataille dubicentenaire de la Révolution françaiseParis, Éd. La Découverte, coll. Recherches, 2017, 260 pages

Alexandre de Saint-Denis

RÉFÉRENCE

Michel VOVELLE, La Bataille du bicentenaire de la Révolution française, Paris, Éd. La

Découverte, coll. Recherches, 2017, 260 pages

1 Dans cet ouvrage, Michel Vovelle, professeur émérite à Paris I Panthéon-Sorbonne et

ancien directeur de l’Institut d’histoire de la révolution française (IHRF) s’adonne à une

tâche particulièrement instructive pour les individus intéressés par la période mais

aussi pour les étudiants et chercheurs en histoire et politique contemporaine. Par le

biais autobiographique, l’historien revient sur la véritable aventure de l’organisation

du « bicentenaire » de la Révolution française ainsi que sur les conflits politiques et

universitaires qui y ont attrait entre 1981 et 1993.

2 Lors de la victoire aux présidentielles de François Mitterrand en 1981, Michel Vovelle

est professeur d’histoire et vice-président de l’université d’Aix-Marseille I. En 1982, il va

être invité par le cabinet du ministre de la Recherche Jean-Pierre Chevènement à

conduire une mission exploratoire sur la participation de la recherche à la célébration

du bicentenaire (mission Godelier) et, en 1983, chargé de coordonner l’organisation de

sa commémoration scientifique. Fort du soutien d’Ernest Labrousse (« mon protecteur

et ma caution majeure », p. 35) et profitant de sympathies au sein du gouvernement

socialiste pour son travail d’« historien de conviction […] aux idées larges et nouvelles »

(p. 25), il va rapidement jouer un rôle prééminent dans le monde universitaire français

en devenant en quelques années professeur à Paris I, vice-président de la Société des

études robespierristes (puis président entre 1985 et 1994), directeur de la revue des

Annales historiques de la Révolution française, président de la Commission internationale

d’histoire de la Révolution française (1985-2000), président de la Société d’histoire

Questions de communication, 33 | 2018

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moderne et contemporaine (1985-1989), président de la Commission internationale sur

l’histoire de la révolution, président de la Commission Jaurès et surtout… secrétaire

général du Comité exécutif de la Commission nationale de recherche historique pour le

bicentenaire de la Révolution française. Ces multiples nominations firent de Michel

Vovelle non seulement le chef de file de l’école historiographique marxiste, reprenant

ainsi le flambeau d’Albert Soboul et d’Ernest Labrousse mais aussi la principale caution

universitaire du gouvernement pour créer un discours rassembleur mais progressiste

autour de la Révolution française. Elles firent aussi évidemment des jaloux.

3 Jusqu’à la première alternance (1986), Michel Vovelle travailla relativement

harmonieusement avec les cadres des gouvernements Mauroy et Fabius. Pourtant, une

opposition émerge tant à gauche à droite. À droite, il s’agit d’une fronde médiatique et

universitaire avec en tête de pont Le Figaro ainsi que l’université Paris 4 et les Archives

nationales sous la direction de Jean Favier. Celle-ci prendra de l’ampleur pendant la

période de cohabitation (gouvernement Chirac, 3/1986-5/1988) mais refluera après la

victoire socialiste aux élections législatives de 1988 (gouvernement Rocard 1 et 2). Les

composantes conservatrices, royalistes, catholiques, voire anti-républicaines ou anti-

démocratiques de ce mouvement (Pierre Chaunu ou Louis Pauwels, les membres de

l’Action française) firent qu’il resta plus ou moins cantonné à une fraction déjà assez

peu représentative de la population française. C’est ce qu’attestent d’ailleurs les

discussions avec les représentants de droite des missions Michel Baroin et Edgar Faure.

4 Plus sérieuse fut l’opposition de gauche. Elle se divisait alors en deux tendances : la

première était la vieille école communiste regroupée autour d’Albert Soboul, qui était

pour Michel Vovelle le symbole d’un jacobinisme sclérosé et d’une autocratie sur le

déclin. Pour celle-ci, Michel Vovelle était un jeune opportuniste dont le marxisme

hétérodoxe était un danger à la fois pour le parti et le champ d’étude de la révolution.

Malgré les tensions, la rupture ne fut jamais totale et les contributions d’Albert Soboul

furent reconnues par des postes honorifiques au sein de différents comités. Mais le défi

majeur fut celui posé par le mouvement dit « révisionniste ». François Furet et ses

collègues s’appliquaient depuis les années 1960 à réfuter toute causalité sociale aux

évènements de 1789 et à promouvoir les idées de contingence et de régression dans le

processus révolutionnaire à travers le concept de « dérapage » populaire. Ils

s’opposaient de fait au travail des historiens de la Sorbonne pour qui la « Grande

Révolution » était le fruit d’un conflit de classe fait de contradictions sociales et

économiques entre une bourgeoisie en pleine ascension capitaliste et une aristocratie

ancrée dans ses privilèges féodaux. Ces idées avaient gagné plusieurs universités,

notamment l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), et de nombreux

médias, dont les revues L’Histoire ou Le Débat.

5 On le comprend dans l’ouvrage : ce sont les représentants de la « vieille école », comme

Albert Soboul et Georges Lefebvre, qui étaient tout particulièrement visés, ainsi que

leur « orthodoxie » d’inspiration marxiste, réelle ou supposée. La jeune génération de

chercheurs marxistes va ainsi se retrouver prise en tenaille entre les deux camps

malgré leurs propres efforts pour renouveler le champ en accordant une place

considérable aux « mentalités » et au temps long. L’époque de la guerre froide est en

réalité empreinte de fortes rivalités idéologiques dans le camp de la gauche ainsi que

d’un vocabulaire trop souvent binaire. Dans le contexte particulier du stalinisme tardif

puis de l’ère kroutchevienne, des débats, pas toujours constructifs, ont eu tendance à

durcir artificiellement les positions des divers protagonistes. Ainsi, dès les années 1950,

Questions de communication, 33 | 2018

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les travaux de Georges Lefebvre ont été critiqués par les écrits fondateurs du

révisionniste britannique Alfred Cobban. Ils furent réévalués positivement tant dans le

monde anglo-saxon que français, par des historiens de toute obédience politique.

Notons aussi que le camp marxiste avait aussi compris depuis longtemps (avant la

guerre) que certaines approximations terminologiques héritées du XIXe siècle

(bourgeoisie) ou de la Révolution (Montagnards, Girondins, aristocratie) nuisaient à

l’étude et devaient être étudiées de plus près.

6 En France, c’est François Furet qui va devenir le chef de file de l’école révisionniste avec

la publication de La Révolution française en 1965 (Paris, Fayard), en collaboration avec

son beau-frère et futur collègue à l’EHESS Denis Richet. Dans les deux cas, Alfred

Cobban et François Furet ne sont pas des historiens de la Révolution française mais

plutôt des philosophes politiques. Comme Raymond Aron (au Figaro), François Furet se

fit journaliste politique (au Nouvel Observateur), ce qui participa à la promotion des idées

révisionnistes dans l’opinion, notamment dans la presse de gauche. L’attaque porte

ainsi moins dans les détails que sur les grands principes de la philosophie marxiste : le

déterminisme historique, la lutte des classes, la nécessité de la rupture révolutionnaire

et certaines implications téléologiques – les « lois tendancielles de l’histoire » (Albert

Soboul) – qui imposaient les révolutions de 1789 et 1793 comme matrices des

révolutions socialistes à venir. Comme Raymond Aron aussi, François Furet fut très

proche du marxisme avant de « virer à droite » : d’une certaine manière, alors que

certains comme Michel Vovelle ou Claude Mazauric tentèrent de renouveler le champ

de l’intérieur, d’autres préférèrent s’opposer aux rigidités de la « vieille école »

(François Furet).

7 Michel Vovelle fait le choix d’un exposé assez factuel de l’organisation des différentes

étapes de projet ou, comme il le dit, de l’« histoire d’une commission, dans son

fonctionnement quotidien, dans son cadre, le bunker, avec ses habitants… en somme,

c’est la bataille d’un camp, à partir de son promoteur, avec toute la subjectivité et

l’engagement partisan que cela représente » (p. 197). Cela lui permet de démentir,

chiffres et archives à l’appui, les allégations de sectarisme, d’opportunisme ou

d’enrichissement dont il fut accusé pendant les années 1980. Il règle ainsi ses comptes,

plutôt élégamment, avec Albert Soboul et François Furet mais beaucoup plus crûment

avec le chercheur américain Steve Kaplan, qui l’avait dénigré dans un précèdent

ouvrage, et le disciple furetiste Patrice Guennifey. C’est pourtant ce dernier qui

supervisera finalement l’organisation du bicentenaire.

8 Au bout du compte, les conclusions de l’ouvrage sont ambiguës. D’un côté, l’auteur

souligne le succès de sa mission scientifique du bicentenaire, la provincialisation et

l’internationalisation des recherches révolutionnaires, la promotion de plusieurs

générations de chercheurs et l’impasse du révisionnisme à affronter les événements

récents (les printemps arabes par exemple). Au contraire, il regrette la disparition de

l’école (néo)jacobine, la victoire dans l’opinion et les médias du furetisme ainsi que le

démantèlement progressif des organismes dans lesquels il a tant œuvré. En effet, à la

suite de plusieurs commissions et comités académiques, c’est le sort de l’IHRF lui-même

qui est en suspens.

9 Plusieurs ouvrages intéressants abordent l’historiographie de la Révolution française,

mais trop souvent d’un point de vue purement théorique ou idéologique. Fait bien trop

rare et passionnant, Michel Vovelle nous fait rentrer de plain-pied dans les arcanes de

la vie universitaire, avec ses tensions internes personnelles ou idéologiques et sa

Questions de communication, 33 | 2018

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relation parfois complexe avec le gouvernement. On aurait aimé en apprendre plus sur

plusieurs sujets tels que les tensions entre chercheurs français et anglophones,

l’organisation du colloque furetiste de 1988 et l’actualité de l’historiographie marxiste

de la révolution en ces années post-bicentenaire. L’ouvrage est donc à lire et on espère

que des travaux académiques viendront bientôt compléter cet exposé autobiographique

pour fournir une analyse plus globale de la période.

AUTEURS

ALEXANDRE DE SAINT-DENIS

ASIEs, Inalco, université Sorbonne Paris Cité, F-75013

alexdesaintdenis[at]gmail.com

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Colette ZYTNICKI, L’Algérie, terre detourisme. Histoire d’un loisir colonialParis, Éd. Vendémiaire, coll. Empires, 2017, 280 pages

Mélissa Mengue

RÉFÉRENCE

Colette ZYTNICKI, L’Algérie, terre de tourisme. Histoire d’un loisir colonial, Paris, Éd.

Vendémiaire, coll. Empires, 2017, 280 pages

1 L’ouvrage de Colette Zytnicki, dont les travaux portent sur l’histoire culturelle et

sociale du Maghreb, retrace l’histoire du tourisme en Algérie de 1830 à 1962, soit

pendant la période coloniale. Pour l’auteure, il s’agit là du passé glorieux d’une Algérie

destinée à être une « Californie africaine » (p. 10). En présentant les formes de tourisme

pratiquées, les sites les plus en vogues et les politiques adoptées en la matière, Colette

Zytnicki cherche à mettre en lumière le rôle de tous ceux qui ont participé à ce qui est

en même temps une fabrique d’images : ceux qui confèrent une renommée au

territoire, ceux qui investissent dans les aménagements, ceux qui institutionnalisent les

formes de loisirs, ceux qui les pratiquent. Quels sont les atouts touristiques de

l’Algérie ? Peuvent-ils rivaliser avec ceux d’autres pays dans la concurrence mondiale ?

Six chapitres retracent l’évolution du tourisme algérien et apportent des réponses à ces

interrogations.

2 Le chapitre, « Voyageurs, touristes et hiverneurs » (pp. 11-51), présente trois types de

touristes. Le premier est constitué par les « voyageurs » qui « parcourent le monde

pour le seul plaisir » (p. 25) à l’exemple, selon elle, des écrivains et des journalistes

sportifs ; ils peuvent se passer de réseaux infrastructurels importants. Les « touristes »,

dans la seconde catégorie, sont ceux qui pratiquent un « tourisme aventureux »

(p. 18) ; l’amélioration des conditions de transport a fait apparaître ces adeptes du

camping. Troisièmement, les « hiverneurs » constituent une catégorie moins élitaire

que les précédentes ; guidés par le sentiment exotique, les hiverneurs partent à la

Questions de communication, 33 | 2018

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découverte de l’Algérie. Cette classification permet à l’auteure de décrire l’influence

des compagnies de transport sur chacun des groupes.

3 L’auteure s’attaque ensuite au « développement du tourisme en Algérie » (pp. 51-85) et

évoque la pratique d’un tourisme qu’on peut qualifier de « méditerranéen » (p. 71) dès

le XIXe siècle. Il est pratiqué par l’élite coloniale, certains colons arpentant les paysages

montagneux tels que les sommets de l’Atlas, le col du Chréa… tandis que d’autres sont

attirés par les plages. Les apports de ce tourisme ont été multiples ; il a notamment

permis d’établir des cartes. Cependant, même s’il favorise l’essor d’une économie

locale, il ne rivalise pas encore avec la concurrence du tourisme dans les pays

européens.

4 Titré « Biskra et Bou Saada » (pp. 87-116), le troisième chapitre expose la mise en valeur

de Biskra et Bou Saada, deux villes devenues des stations touristiques. La rénovation de

Biskra répond aux attentes de touristes plus riches, souvent anglais ; ils sont attirés par

les quartiers indigènes qui préservent l’image culturelle de la ville et ont un cachet

d’authenticité, mais également par l’architecture moderne de la ville. Quant à Bou

Saada, elle a bâti sa renommée en exploitant l’image de l’artiste Étienne Dinet ; la

principale attraction touristique de cette ville est en effet le musée dédié au peintre.

L’historienne relève toutefois que l’attractivité de ces cités bâties dans les oasis

sahariennes risque de s’épuiser aux yeux des « amateurs de nouveauté » pour qui, une

fois visitées, elles deviennent banales. Des lieux donc, mais aussi une plongée dans

l’Histoire.

5 Le chapitre, « Un tourisme qui se cherche pendant l’entre-deux-guerres »

(pp. 117-146), décrit une période trouble du tourisme en Algérie. L’entrée en jeu des

autorités politiques dans la promotion du tourisme contribue à la construction de

structures pouvant accueillir une clientèle luxueuse. Ce projet d’aménagement

territorial est soutenu par des compagnies de transports telles que la Compagnie

générale transatlantique et la Transat. Mais la dépression qui survient après 1930

refroidit cette fièvre touristique : les voyageurs deviennent rares, ce qui engendre une

crise du secteur hôtelier, dont la clientèle riche et étrangère fréquente désormais des

destinations moins coûteuses. Le tourisme algérien se tourne par conséquent vers un

tourisme populaire qui exploite les paysages naturels ; la création de parcs nationaux

témoigne de cette visée.

6 Original, le chapitre « À la découverte du Sahara » (pp. 147-183) relate une phase

glorieuse du tourisme algérien, marquée par les « croisières » automobiles. Comme le

souligne l’auteure, le développement d’un tourisme au Sahara a été favorisé par la

médiatisation publicitaire des rallyes automobiles. Dans cette mise en valeur

touristique, l’armée a eu pour principal rôle d’assurer la sécurité des voyageurs. Les

compagnies de transport telles que Paris-Lyon-Méditerranée ont tracé les différents

circuits proposés aux automobilistes. En somme, ce tourisme aventureux attire une

clientèle riche, même si des problèmes d’hôtellerie et d’insécurité demeurent.

7 Enfin, « Le tourisme à l’heure de la démocratie des loisirs » (pp. 185-227), fait état d’un

développement du tourisme de masse après la Seconde Guerre mondiale qui avait

interrompu les voyages d’agrément entre la métropole et le département algérien.

Deux formes de tourisme sont apparues : un tourisme éducatif tourné vers la jeunesse,

et un tourisme social visant une clientèle locale. Par ailleurs, dès la fin de la guerre, un

« tourisme populaire », pratiqué par une classe moyenne européenne, voit le jour. Ces

trois catégories répondent aux attentes de la politique coloniale qui entendait faire

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« connaître la France et son empire » (p. 187). Plusieurs réformes furent ainsi menées

par les autorités coloniales et les organisations spécialisées pour développer un

« tourisme en plein air », un « tourisme du dimanche » et un « tourisme-travail » en

Algérie. Ce tourisme de masse est moins lucratif que celui concernant les groupes

sociaux voyageant en métropole.

8 En somme, malgré les atouts dont elle dispose, l’Algérie ne parvient pas à rivaliser avec

la concurrence mondiale. Comme le suggère cet ouvrage, la réussite du développement

touristique d’un pays dépend du réalisme de la politique menée par ses responsables,

de l’horizon d’attente des touristes et de la compétitivité du tourisme dans le marché

des loisirs. Au-delà de cet aspect général, l’intérêt de cette étude réside aussi dans le

choix de la période coloniale, pendant laquelle le tourisme « s’affirme comme un

mouvement d’appropriation du territoire, de ses paysages, de ses monuments et de son

histoire » (p. 229). En ce sens, il témoigne de ce que furent les enjeux interculturels,

économiques et politiques de cette période. Cet ouvrage bien présenté (avec un carnet

d’une dizaine de pages d’illustrations) s’appuie beaucoup sur l’Histoire de l’invention du

tourisme. XVIe-XIXe siècles de Marc Boyer (La Tour-d’Aigues, Éd. de l’Aube, 2000). Cette

synthèse est par ailleurs d’une lecture aussi agréable qu’intéressante.

AUTEURS

MÉLISSA MENGUE

Écritures, université de Lorraine, F-57000

melissamengue[at]gmail.com

Questions de communication, 33 | 2018

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Notes de lecture

Langue, discoursLanguage, Discourse

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Raphaël BARONI, Les Rouages del’intrigue. Les outils de la narratologiepostclassique pour l’analyse des texteslittérairesGenève, Slatkine, coll. Érudition, 2017, 218 pages

Hélène Crombet

RÉFÉRENCE

Raphaël BARONI, Les Rouages de l’intrigue. Les outils de la narratologie postclassique

pour l’analyse des textes littéraires, Genève, Slatkine, coll. Érudition, 2017, 218 pages

1 Dans Les Rouages de l’intrigue. Les outils de la narratologie postclassique pour l’analyse des

textes littéraires, Raphaël Baroni se propose de mieux comprendre le fonctionnement de

l’intrigue à l’heure où s’est amorcée, non pas une forme de prolifération des récits, mais

une prise de conscience de leur prolifération (p. 22). Dix ans après La Tension narrative.

Suspense, curiosité, surprise (2007, Paris, Éd. Le Seuil) et L’Œuvre du temps. Poétique de la

discordance narrative (2009, Paris, Éd. Le Seuil), l’auteur met en question les moyens qui

rendent séduisants des récits spécifiquement « mimétiques » entendus comme des

« récits immersifs et intrigants » (p. 72), dans une « perspective plus rhétorique que

cognitive » (p. 15). Il propose ainsi une « stylistique de la tension narrative »

(pp. 135-137) qui repose sur une mise en dialogue d’approches disciplinaires

différentes, en vue d’étudier les « mécanismes qui président à la dynamique de

l’intrigue littéraire » (p. 137).

2 Dans son analyse des rouages de l’intrigue, Raphaël Baroni se réclame d’une approche

« post-classique » de la narratologie. Bien qu’il souligne le caractère réducteur de

l’analyse sémiotique et linguistique lorsqu’elle mobilise le schéma quinaire (p. 36) ou le

schéma actanciel du personnage (p. 86), l’auteur n’écarte néanmoins pas l’héritage du

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structuralisme : il entend de la sorte « intégrer des outils linguistiques et formalistes

déjà éprouvés […] dans un nouveau contexte qui permette d’articuler la description des

structures textuelles avec l’interprétation de leurs fonctions discursives » (p. 18). Il

cherche ainsi à concilier une approche sur les formes et sur les fonctions, dont il

souligne la complexité du rapport (p. 31) en revendiquant une approche à la fois

objective et subjective de l’expérience esthétique (p. 81). Aussi propose-t-il une

nouvelle typologie de la focalisation (p. 101), ainsi qu’une étude sur les « formes » qui

donne une place à la « caractérisation des personnages » et à la « segmentation »

(pp. 81-115).

3 Par ailleurs, le chercheur met à plat certaines notions employées à la légère : aussi

distingue-t-il les « récits mimétiques » des « récits informatifs » (p. 35), l’« intrigue » de

l’« action » (p. 37) ou encore la « configuration », qui entre en jeu dans un processus de

compréhension, de la « mise en intrigue » (pp. 32-33). Mais, précisément, qu’est-ce que

l’intrigue ? L’auteur souligne le caractère plurivoque de ce terme, que les multiples

acceptions rendent flou (p. 25). D’où la nécessité de lui donner une définition

rigoureuse. Selon Raphaël Baroni, elle correspond à « l’établissement, [au] maintien et

[à] la résolution d’une tension dans la lecture, dont dépend l’intérêt du récit » (p. 40).

La tension narrative, qui vise « à dynamiser une histoire en suscitant du suspense ou de

la curiosité concernant son déroulement passé, actuel ou futur » (p. 73) lui est donc

étroitement liée. Aussi peut-elle susciter de la curiosité si « le nœud consiste à raconter

des actions dont le développement ultérieur est difficile à prévoir » (p. 40), ou bien du

suspense s’il « est fondé sur une représentation énigmatique de l’histoire, dont certains

éléments essentiels, présents ou passés, nous échappent » (pp. 40-41). Raphaël Baroni

fait la part belle à l’incertitude narrative, comme le montre le schéma paradigmatique

de l’« intrigue comme matrice de virtualités et comme énergie » (p. 36) : telle « une

matrice de possibilités dont la fonction est de susciter un désir cognitif » (p. 39), elle

s’associe à l’idée d’une irrésolution. Plusieurs phases composent ainsi l’intrigue :

l’« exposition », le « nœud », les « péripéties », le « dénouement » dont l’auteur souligne

le caractère hypothétique, et l’« évaluation » (pp. 69-70).

4 Dépassant la dichotomie conventionnelle entre fabula/histoire et sujet/récit/discours

(p. 70), Raphaël Baroni propose de complexifier l’étude des enjeux liés au récit intrigant

en prônant un dépassement de l’intrigue entendue comme « la simple trame des

événements » (p. 71) : la « séquence événementielle », qui renvoie à l’« histoire

effectivement racontée ou à son résumé » (p. 31) ne saurait, à elle seule, rendre compte

des mécanismes complexes qui régissent la mise en intrigue. À travers un schéma de la

« structure de l’intrigue », l’auteur souligne l’importance de la « séquence textuelle », qui

correspond à la « manière dont les informations sont présentées dans le récit » ; c’est-à-

dire à l’ordre de leur présentation, autour duquel « l’intrigue se noue et se dénoue »

(pp. 70-71). Aussi « l’agencement temporel des événements par le discours et les

différentes formes de mise en intrigue » entretiennent-ils un lien fondamental (p. 102).

5 Raphaël Baroni souligne l’importance de la « matérialisation verbale de l’histoire

racontée », pour comprendre les rouages du récit intrigant (p. 117). Par une typologie

des temps pivots de l’indicatif qui repose sur une logique entre « plan déictique » et

« plan diégétique » (pp. 118-119), il souligne le rôle des « perspectives de locution »

associées aux « modes énonciatifs » (p. 121) pour la mise en place d’une intrigue. La

lecture est production de sens : cette idée, que l’on doit notamment à Umberto Eco, est

centrale au regard du récit intrigant. Raphaël Baroni défend ainsi le principe suivant

Questions de communication, 33 | 2018

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lequel « nous lisons pour l’intrigue », « objet de désir » du lecteur (p. 13). L’intrigue

trouve sa force « en l’énergie cinétique de la lecture, cette dernière étant conçue comme un

processus qui fait passer l’histoire d’un état virtuel à un état actuel » (p. 41). L’auteur

déplace la question de l’intrigue vers le lecteur, dont elle nécessite la « participation

active à l’élaboration du sens du texte » (p. 65). Elle suggère de sa part un processus

d’immersion « dans le flux temporel d’une histoire tendue vers son dénouement »

(p. 35). Aussi nœud et dénouement sont-ils éminemment liés à « l’ordre de sa

progression […] dans le texte et non à celui de l’action racontée » (p. 38). Dans cette

mesure, la question du savoir du lecteur apparaît essentielle au regard des enjeux liés à

l’intrigue. Les modalités par lesquelles les informations lui parviennent, notamment

leur « filtrage » (p. 96), ont un impact prééminent sur la production du suspense ou de

la curiosité. Le « diagnostic » (p. 74) ou le « pronostic » (p. 75) apparaissent ainsi comme

des « efforts cognitifs » (p. 66) suggérés au lecteur, dont l’activité est en perpétuelle

recomposition (p. 181).

6 Pour étayer ses propos, Raphaël Baroni choisit d’étudier la dimension intrigante de

Derborence de Charles-Ferdinand Ramuz (pp.141-156), de Le Roi Cophetua de Julien Gracq

(pp. 157-166) et de Les Gommes d’Alain Robbe-Grillet (pp. 167-179), choix qui pourraient

paraître osés au regard de leur inscription dans l’histoire littéraire et de leur mise en

récit. Néanmoins ces textes, expérimentaux, « ont trouvé des moyens originaux pour

nouer leurs intrigues ou pour en refléter le fonctionnement » (p. 19). Aussi l’auteur

propose-t-il une analyse des mécanismes tels que les jeux sur les temps verbaux ou les

focalisations comme autant d’éléments qui concourent à l’élaboration d’une intrigue.

Les exemples proposés mettent notamment en lumière la dimension philosophique du

récit qui constitue « le seul dispositif qui permette de rendre compte des

transformations qui affectent le monde et les êtres qui le peuplent, tout en reliant ce

devenir à une certaine forme de persistance, qui est celle de la structure d’une œuvre

capable d’éveiller la conscience du lecteur sur le passage du temps et sur ses effets »

(p. 183).

7 L’ouvrage de Raphaël Baroni offre ainsi des outils précieux pour penser des récits

intrigants qui peuvent être aussi bien des romans fleuves à la narration complexe que

des blockbusters, d’apparence seulement standardisés (p. 137). À la suite de Christian

Salmon, l’auteur reconnaît le caractère potentiellement manipulatoire du storytelling

(pp. 60-61). Aussi l’intrigue pourrait-elle être mal vue, tel un objet de manipulation

séduisant auquel s’attacherait un « soupçon de commercialité » (p. 14). Néanmoins, les

récits mimétiques sont susceptibles de participer d’une « sensibilité éthique » (p. 59) :

en nous invitant à nous décentrer, ils nous permettent de « nous sentir véritablement

concernés par autrui » (p. 60).

8 « [R]éhabiliter la lecture pour l’intrigue » (pp. 47-62) : tel est le projet que se propose de

mener Raphaël Baroni. Dans cette mesure, il cherche à dépasser certaines théories

binaires qui voudraient opposer une lecture dite naïve à une lecture dite intellective ou

« savante », en les réconciliant (pp. 47-48). Il s’agit d’accorder de l’importance aux

émotions du lecteur en envisageant un « rapport plus passionnel aux textes » (p. 14) : la

dimension perceptive est essentielle au plaisir de la lecture, mais aussi au désir

d’apprendre (p. 15). L’ouvrage comporte des implications pratiques dont Jean-Louis

Dufays, qui en a réalisé la préface, souligne tout l’intérêt pour l’enseignement

(pp. 9-11). Aussi constitue-t-il une invitation, pour les études littéraires, à « prolonger

l’expérience esthétique, d’abord vécue sur le mode d’une immersion solitaire, pour en

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socialiser le sens, pour réfléchir collectivement sur la valeur de l’intrigue et pour

mettre en débat les passions qu’elle nous inspire » (p. 62).

AUTEURS

HÉLÈNE CROMBET

Mica, université Bordeaux Montaigne, F-33607

helene.crombet[at]gmail.com

Questions de communication, 33 | 2018

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Pierluigi BASSO-FOSSALI, Marion COLAS-

BLAISE, dirs, La Notion de paradigmedans les sciences du langageLiège, Presses universitaires de Liège, coll. Signata, 2017, 412 pages

Pierre Halté

RÉFÉRENCE

Pierluigi BASSO-FOSSALI, Marion COLAS-BLAISE, dirs, La Notion de paradigme dans les sciences

du langage, Liège, Presses universitaires de Liège, coll. Signata, 2017, 412 pages

1 La notion de paradigme, un des fondements de la linguistique saussurienne qui

apparaît par ailleurs dans de nombreuses disciplines scientifiques, nécessite d’être

définie et pensée au vu de l’évolution des sciences du langage. L’objectif du numéro 8

de la revue Signata, intitulé La Notion de paradigme dans les sciences du langage, est de

questionner cette notion et de fournir des pistes permettant de la renouveler, selon six

grands thèmes, chacun étant illustré par deux articles : la vie des paradigmes, pratiques

paradigmatiques, la mise en question des paradigmes, les paradigmes en discours,

degrés de complexification paradigmatique, conditions de résistance d’une notion

classique. Ces thèmes attestent de l’ambition de l’ouvrage : il s’agit, tout d’abord, de

montrer comment la notion de paradigme permet toujours de penser certains

phénomènes linguistiques et de les catégoriser ; ensuite, il s’agit d’aller à l’encontre des

conceptions classiques de la relation paradigme/syntagme, en montrant que la notion

n’est pas cantonnée à la langue et en questionnant sa place dans les études de la parole.

Enfin, l’ouvrage a pour ambition de remettre en question la notion même de

paradigme, d’en tester les limites et la pertinence dans divers contextes

épistémologiques.

2 De prime abord, la notion de paradigme est souvent envisagée comme une catégorie

dont les éléments peuvent permuter les uns avec les autres, à n’importe quel point de la

Questions de communication, 33 | 2018

466

chaîne syntagmatique. À ce titre, elle rejoint la conception que Ferdinand de Saussure a

de la « langue » comme un ensemble de potentialités catégorielles, réalisables et

mutuellement exclusives dans la « parole » – qui, elle, concernerait plutôt l’ordre

syntagmatique. Certaines catégories linguistiques, qu’elles soient syntaxiques, lexicales

ou même d’ordre rhétorique, ne peuvent pas être appréhendées sans la notion de

paradigme. Quelques auteurs choisissent de consacrer leur article à une nouvelle

problématisation de divers faits de langue à l’aide de la notion de paradigme. Mathieu

Goux (pp. 21-36) aborde par exemple la catégorie de l’article défini, dont il fait

l’historique tout en révélant les problématiques sous-jacentes à la création et à la

naissance d’un nouveau paradigme en français. Elles sont nombreuses et entrelacées :

l’héritage latin, d’une part, conduit les grammairiens du XVIIe siècle sur des pistes

morphologiques variées, et, d’autre part, son poids est tel que les chercheurs n’osent

pas, pendant longtemps, remettre en question ses fondements. Dans l’article suivant,

Jean-François Sablayrolles (pp. 37-50) s’attache à envisager la créativité lexicale sous

l’angle paradigmatique et dresse une typologie des différents néologismes. Il conclut en

défendant une vision du néologisme comme n’étant pas prototypique, c’est-à-dire ne

créant pas un autre paradigme, mais créant du nouveau au sein d’un paradigme déjà

existant. À ce titre, il est nécessaire de faire des hypothèses d’ordre paradigmatique sur

ce qui permet la constitution de néologismes, et de tenir compte des usages et des

connaissances métalinguistiques, en synchronie, des locuteurs les employant.

Catherine Fuchs (pp. 51-64) traite quant à elle des types de comparaison, dont elle

définit les possibilités et les impossibilités, en fonction notamment de la relation des

termes de la comparaison aux paradigmes dont ils sont issus. Nathalie Rossi-Gensane

(pp. 65-99) traite, d’un point de vue purement syntaxique, de la coordination et de

l’apposition sous l’angle de relations d’équivalence et d’entassement ; elle remet en

question la notion même de coordination. Enfin, Danielle Leeman (pp. 101-128) travaille

sur quelques enchaînements de type « Préposition + nom », dont elle fournit des

exemples attestés pour prouver que leur dimension paradigmatique est déterminée par

des critères socio-linguistiques et non purement sémantiques ou syntaxiques.

3 D’autres auteurs essaient de réconcilier la notion de paradigme avec celle de la parole

saussurienne. Il s’agit pour eux de montrer que la dimension paradigmatique ne relève

pas que de la langue ou d’un réservoir virtuel de potentialités, mais qu’elle est aussi

repérable au niveau de la parole actualisée, réalisée. Ainsi, Véronique Traverso

(pp. 129-144) propose un repérage des paradigmes dans la temporalité de l’interaction,

s’intéressant par exemple aux séries de productions linguistiques lors de la recherche

de mots. Elle conclut néanmoins en relativisant la possibilité de concilier la linguistique

interactionnelle et la notion de paradigme, tant cette dernière est habituellement

conçue in absentia, là où la linguistique interactionnelle s’intéresse à la parole in

praesentia. Partant d’une réflexion sur la cohésion de la répétition rythmique en

discours, Emmanuelle Prak-Derrington (pp. 145-174) propose, après une typologie des

différentes répétitions, un nouveau point de vue sur le rapport entre syntagme et

paradigme. En effet, la simple répétition du signifiant d’un syntagme, dans sa

matérialité sonore, suffit à n’importe quel locuteur, indépendamment des aspects

sémantiques de ce qui est dit, pour identifier les éléments susceptibles de se combiner

avec celui qui est répété. Autrement dit, la répétition crée des paradigmes. La

contribution d’Alain Rabatel (pp. 175-204) permet elle aussi de concevoir un paradigme

intégré au discours, plus précisément au texte. La notion lui semble dangereusement

affranchie de toute considération pragmatique ou énonciative, ce qu’il dénonce en

Questions de communication, 33 | 2018

467

démontrant qu’en discours, la substituabilité d’un terme à un autre (cette opération

étant au fondement de la notion de paradigme) se calcule en fonction de paramètres

discursifs présents au moment de l’énonciation (donc définis par le texte dans le cas de

discours écrits), et pas de façon absolue. Il propose une autre façon de voir le

paradigme, au-delà des conceptions habituelles reposant sur des critères

morphologiques ou une opposition local/global : la notion ne s’oppose pas au syntagme

mais entre dans une dualité avec lui. Chaque texte paramètre des paradigmes

spécifiques selon des critères énonciatifs, reposant sur un système de points de vue

qu’Alain Rabatel décrit à la fin de son article.

4 Enfin, certains articles questionnent directement la notion, à la fois pour en montrer

les limites et le réinventer. Sémir Badir et Lorenzo Cigana (pp. 247-267) reviennent sur

le concept tel qu’il apparaît chez Louis Hjemslev (qui développe, autour de la question

du paradigme, une véritable sémiotique des valeurs), et sur son exploitation

postérieure par Algirdas Julien Greimas. Les chercheurs montrent la nécessité de

revenir à cette perspective hjemslevienne, qui a été affaiblie par les besoins de la

linguistique structurale, mais qui est redevenue pertinente dans l’état actuel des

disciplines des sciences du langage. Marion Colas-Blaise (pp. 221-246) propose une

modélisation concurrente, ou parallèle, à celles existantes, qu’elle décrit du point de

vue morphologique, puis de l’opposition texte/discours, et enfin de l’énonciation. Elle

élabore un rapprochement entre le paradigme et les processus de reformulation, dans

une conception dynamiciste qu’elle théorise selon quatre régimes tirés de la sémiotique

tensive. Elle conclut en évoquant les possibilités d’appliquer la notion de paradigme au

sujet du langage visuel. Jacques Fontanille (pp. 205-220) envisage le paradigme comme

une compétition entre des manifestations potentielles, organisées à différents niveaux

de la sémiose selon les objets signifiants : langue, texte, discours, forme de vie… Il

permet ainsi de concevoir le paradigme non pas comme un réservoir figé d’éléments,

toujours les mêmes, potentiellement réalisables, mais plutôt comme des entités ayant

une histoire, des usages, ce qui détermine la disponibilité des éléments qu’elles

contiennent. La manifestation de ces éléments se fait selon ces déterminismes et relève

d’une forme de compétition entre eux. Pierluigi Basso-Fossali (pp. 269-312) propose

enfin, tout comme Alain Rabatel, d’aller au-delà de la simple opposition entre

paradigme et syntagme. Il dresse une cartographie du paradigme, des processus

sémiotiques qui y sont à l’œuvre, et modélise un fonctionnement du langage où la

syntaxe devient un point de contact entre des paradigmes compatibles. Cette

compatibilité est déterminée par les caractéristiques sémiotiques de chacun : densité,

intensité/extensité, appropriation/compétition, etc. Notons enfin que deux articles

passionnants paraissent sous forme de varia, le premier, par Adrien Mathy

(pp. 313-340), consacré à une modélisation ambitieuse de la subjectivité en discours, et

le second, par Lisa Kurts-Wöste (pp. 341-370), consacré à une approche trans-

sémiotique de la musique.

5 Cet ouvrage apporte une pierre importante à l’édifice des sciences du langage, et ce

pour plusieurs raisons. D’abord, parce qu’il réunit et fait dialoguer avec succès des

auteurs issus de domaines théoriques différents : sémiotique, syntaxe, linguistique

interactionnelle, énonciation, sociolinguistique, histoire de la langue… Ce large panel

de spécialistes montre à lui seul à quel point il était nécessaire de s’intéresser à

nouveau à la notion de paradigme, tant cette dernière traverse toutes les sous-

disciplines des sciences du langage. Ensuite, si l’on peut regretter quelques

redondances, la plupart des auteurs attachant une partie de leur travail à revenir,

Questions de communication, 33 | 2018

468

parfois brièvement, parfois moins, sur l’histoire de la notion de paradigme, chaque

contribution apporte néanmoins une vision unique et renouvelée de la notion.

L’ouvrage est d’une grande richesse, en termes d’objets d’étude comme d’appareillages

théoriques, sans pour autant que le lecteur en ressente une impression d’éclatement ;

au contraire, chaque approche éclaire d’une lumière différente le concept de

paradigme, dont le cœur apparaît plutôt stable, et le contour mouvant. Enfin, et c’est sa

qualité majeure, l’ouvrage propose une véritable reconfiguration de la notion de

paradigme et de son articulation avec le syntagme. La pertinence d’une opposition

paradigme/syntagme en sort fortement contestée, de même que l’association

systématique du paradigme à la langue, à une forme de réservoir de potentialités

actualisables. Il n’est pas question de rejeter entièrement cette vision, qui permet de

bâtir des catégories linguistiques utiles, mais plutôt de la reconfigurer. Le lecteur est

convaincu de la nécessité de pouvoir penser ensemble le paradigme et le discours, ce

qui constitue une avancée incontestable dans le champ des sciences du langage.

AUTEURS

PIERRE HALTÉ

Icar, CNRS/université Lyon 2/ENS Lyon

Pierre.halte[at]ens-lyon.fr

Questions de communication, 33 | 2018

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PIERRE CAUSSAT, textes réunis etproposés par Driss ABLALI, Variationsphilosophiques et sémiotiques autour dulangage. Humboldt, Saussure, Bakhtine,Jakobson, Ricœur et quelques autresLouvain-la-Neuve, Academia/Éd. L’Harmattan, coll. Sciences du langage,carrefours et points de vue, 2016, 464 pages

Maryvonne Holzem

RÉFÉRENCE

PIERRE CAUSSAT, textes réunis et proposés par Driss ABLALI, Variations philosophiques et

sémiotiques autour du langage. Humboldt, Saussure, Bakhtine, Jakobson, Ricœur et quelques

autres, Louvain-la-Neuve, Academia/Éd. L’Harmattan, coll. Sciences du langage,

carrefours et points de vue, 2016, 464 pages

1 Cet ouvrage est important dans le sens où il offre à la communauté des chercheurs, tant

en linguistique qu’en philosophie, une archive inédite car difficile d’accès rassemblant

les textes de Pierre Caussat des années 1970 à nos jours. L’auteur, traducteur et tout

particulièrement de Wilhelm von Humboldt (notamment : Pierre Caussat, éd et trad.,

Introduction à l’œuvre sur le kavi, Paris, Éd. Le Seuil, 1974) et assistant de Paul Ricœur,

livre ici des sources précieuses. Au terme de plusieurs années de travail pour

rassembler et numériser ce fonds, les articles sélectionnés par Driss Ablali en accord

avec l’auteur, s’organisent autour du langage et de la langue. C’est dire si l’œuvre

comparatiste de Wilhelm von Humboldt y est prégnante. L’ouvrage se divise en deux

parties.

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470

2 La première, « Langue, idiomes, nations, référence », constituée de 12 chapitres, met le

langage au premier plan et avec lui d’emblée, il rédime les études linguistiques autour

de la lancinante question de l’origine. En s’appuyant tant sur Nicolas de Cues que sur

Wilhelm von Humboldt, il redonne corps et vie à l’article 2 des statuts de 1866 de la

Société linguistique de Paris : « La société n’admet aucune communication concernant

soit l’origine du langage soit la création d’une langue universelle » (note p. 16). Les

portes du jardin d’Eden ainsi verrouillées, les études proprement linguistiques peuvent

commencer et Pierre Caussat de conclure « L’origine n’est pas en arrière, mais ici et

maintenant, dans la langue que je fais parler » (p. 33). Le ton est maintenant donné.

Tirant les conséquences d’une approche des langues dans leur pluralité, le chapitre

suivant réveille tant le philosophe que le linguiste de leurs rêveries d’un langage

désincarné. La langue n’est plus un objet que l’on peut poser devant soi, mais une chair

dont Wilhelm von Humboldt a fait valoir la singularité extrême, exemplaire de toutes

les autres singularités au niveau d’une nation comme au niveau individuel. C’est

essentiellement aux écrits de Ferdinand de Saussure – aux notes manuscrites laissées

plutôt qu’au cours interprété par Charles Bally et Albert Sechehaye – que se consacrent

les chapitres 3 (pp. 51-86) et 4 (pp. 87-106). Le premier fait état des tentatives des néo-

grammariens de forger des lois du changement phonétique et de la réponse radicale de

Ferdinand de Saussure en termes de dualité langue/parole et synchronie/diachronie.

Le suivant, avec la question du nominalisme, illustre la portée sémiologique opérée par

la coupure saussurienne « délivrant la langue de toute attache à une nature donnée »

(p. 102). Au chapitre 5 (pp. 107-132), Pierre Caussat mettra Charles Bally (Le Langage et la

vie, Paris, Payot, 1926) face à la psychologie allemande au moment du passage accompli

par l’œuvre de Ernst Cassirer de la notion de substance à celle de fonction –

conséquences des recherches en physique et géométrie de la fin du XIXe siècle – et du

débat sur le rôle et le statut de l’expérience (subjectivité) dans la construction des

connaissances (objectivité). « L’objet langue tout comme le sujet qui y parle, l’un et

l’autre en travail de leur propre invention » (p. 130) conclut Pierre Caussat au terme

d’un chapitre dense, liant linguistique et héritage kantien. Rompant quelque peu le fil

du propos, c’est aux écoles de la synthèse de la pensée linguistique et philosophique

occidentale avec la tradition slavophile que s’intéressent les chapitres 6 (pp. 133-145) et

7 (pp. 147-170), avec Roman Jakobson et Nikolaï Sergueïevitch Troubetzkoy (cercle de

Prague) et l’école de Kazan (fondée par Jan Baudoin de Courtenay). Le chapitre 8

(pp. 171-188) qui reprend un article publié en 1985 sous le titre « La subjectivité en

question » dans la revue Langages, questionne la subjectivité et avec elle le statut sui-

référentiel des performatifs. La réponse de Pierre Caussat sera philosophique avec Søren

Kierkegaard – penseur de l’individu comme catégorie décisive – rappelant que

« l’autorité ne se délègue pas, elle se répète à nouveau frais dans chaque individu »

(p. 182). Il ouvre ainsi la porte au principe de turbulence et au moment nodal signifiant-

signifié du processus langagier (p. 201) qui relance la relation du signe et du sens. Sujet

qu’il abordera dans le chapitre suivant avec les écrits de Saussure. Cette première

partie s’achève avec trois articles d’Antoine Meillet sur l’historicité de la langue, puis

sur le pouvoir créatif et donc la dimension culturelle de la langue avec les contributions

des philosophes Gottfried Wilhelm Leibniz, Jakob Thomasius et Johann Gottlieb Fichte.

C’est dire si cette première partie est à la fois dense au vu des thèmes abordés et

culturellement très nourrissante au vu des sources mobilisées pour mener le débat. On

regrette seulement que le lecteur ne soit peut-être pas suffisamment préparé à cette

densité, ni à cette richesse. Une présentation contextualisée des articles ainsi repris,

Questions de communication, 33 | 2018

471

aurait sans nul doute aidé à la lecture et à mieux suivre le fil conducteur d’un débat

d’importance sur la relation sujet-objet, à l’heure où les recherches en linguistique se

trouvent minorées au profit d’applications dites sémantiques (Web) de nature

technologique.

3 La philosophie occupe l’avant-scène des 8 chapitres de la seconde partie de l’ouvrage :

« Entre sémiotique et philosophie du langage ». Une philosophie passée avec Emmanuel

Kant et ses successeurs à l’épreuve de la révolution copernicienne puis du linguistic turn

(p. 261). Si la philosophie a ainsi dû rompre avec l’assurance d’être propriétaire d’un

logos maître, elle n’a pas pour autant été capable d’opérer la médiation entre le sujet et

l’objet, parce qu’il lui a manqué l’élément conjonctif : le langage. Cette critique lancée

par ce qu’il nomme les trois H – Hamann, Herder, Humboldt – nourrira les premiers

chapitres de cette seconde partie. Mais auparavant, l’auteur, philosophe et traducteur

de l’allemand, s’interroge sur l’espace laissé à la traduction en philosophie et avec elle à

la place des langues pour une appropriation à la fois singulière et indéfiniment

multipliée. Le chapitre 2 « Crise de la raison-logos et invention de la raison-langue »

(pp. 279-312) nous semble central, tant par son volume (33 pages) que par le sujet

abordé : l’héritage kantien et la place de la langue dans la refondation de la raison. Sorti

à la fois de son rôle ancillaire et de la mythique tour de Babel, la langue peut-elle

satisfaire à l’a priori du concept tel que subsumé par la théorie du schématisme ? Parmi

les trois H (supra) auxquels Pierre Caussat donne successivement la parole, si Hamann

et Herder sont restés dans la contestation d’Emmanuel Kant, l’apport de Wilhelm von

Humboldt, dont il connaît très bien les écrits, sera décisif. « Avec la “langue dont une

nation fait usage”, on tourne le dos à “l’idéologie” (Begriffschrift) des philosophes : parlé

(proféré) contre l’écrit, image parlante (vivante) contre concept pensé ; bref, une

langue incarnée, nourrie des échanges entre sujets membres d’une même nation »

(Caussat citant Humboldt, p. 295). En décelant l’universel dans le singulier, Wilhelm von

Humboldt n’opère pas une rupture, mais un développement du kantisme. Dans un

article de 1923, Die kantischen Elemente in Wilhelm von Humboldts Sprach-philosophie (Ernst

Cassirer, « Les éléments kantiens dans la philosophie du langage de Wilhelm von

Humboldt », trad. de l’allemand par A. Dijan, Les Études philosophiques, 113, 2,

pp. 259-282, 2015), Ernst Cassirer voit en Wilhelm von Humboldt celui qui a à la fois

prolongé dans son approche des parties du discours et de leurs relations mutuelles, la

conception kantienne de l’espace et du temps, mais aussi, celui qui a trouvé dans la

détermination critique de la limite par Emmanuel Kant, le sens indestructible de

l’individualité, préservant « la conscience du Je de se dissoudre dans celle du Tout »

(p. 270).

4 S’il n’est pas étonnant que les philosophes allemands, restés en poste sous le Reich, se

satisfassent d’une telle dissolution – dans le « on » de la communauté et de la race

chère à Martin Heidegger – le lecteur regrettera de ne trouver ici trace de l’apport si

précieux de Ernst Cassirer à ce débat. La conjonction entre Wilhelm von Humboldt et

Friedrich Schleiermacher sur le rapport individualité/totalité établissant dans et par la

langue l’identité relationnelle, occupera le chapitre 5 (pp. 351-373). Il se prolongera au

chapitre suivant (pp. 375-393) avec la philosophie d’Ernst Cassirer située entre Wilhelm

von Humboldt et le structuralisme. Pierre Caussat prévient du soupçon d’ingratitude à

l’égard du philosophe des formes symboliques, la plupart des questions lui ayant « été

soufflées par d’autres » (p. 376). Nos craintes vont se confirmer au vu des philosophes

allemands contemporains convoqués sur la question du langage comme forme

symbolique. Si l’on n’est guère étonné des inquiétudes de Hans-Georg Gadamer sur les

Questions de communication, 33 | 2018

472

« conditions historiques de possibilité d’effectuation de la langue » (p. 383), ce dernier

restant ancré dans une vision d’appartenance nationale à la langue, le lecteur est en

droit de s’interroger du bien-fondé d’un recours à Bruno Liebrucks en contradicteur de

Ernst Cassirer. Rappellerons-nous l’intérêt de Bruno Liebrucks pour l’anthropologie

raciale ? N’est-ce point rabaisser le débat que de requérir un tel protagoniste ? En ce

qui concerne le passage de la notion ontologique de substance à celle de fonction, nous

conseillons la lecture du livre de Jean Lassègue (Cassirer du transcendantal au sémiotique,

Paris, Vrin, 2016). L’auteur, comme les lecteurs, y trouveront matière à poursuivre

cette réflexion. Après un détour vers la psychologie expérimentale et l’œuvre

totalisante de Wilhelm Wundt qui s’intéressa aux conditions kantiennes de

l’expérience, le livre s’achève sur « la philosophie face à l’univers des signes » avec la

pensée médiane de Paul Ricœur et le caractère inachevé de toute interprétation.

5 Par les nombreuses sources citées et les questions soulevées, nous souhaitons à cet

ouvrage de gagner les bancs des amphithéâtres pour que se poursuivent les débats

entre linguistique et philosophie. Au vu des thèmes abordés ici, nous faisons confiance

à nos collègues pour accompagner les étudiants dans leur lecture.

AUTEURS

MARYVONNE HOLZEM

Dylis, université de Rouen, F-76000

Maryvonne.Holzem[at]univ-rouen.fr

Questions de communication, 33 | 2018

473

Catherine KERBRAT-ORECCHIONI, LesDébats de l’entre-deux-tours desélections présidentielles françaises.Constantes et évolutions d’un genreParis, Éd. L’Harmattan, 2017, 372 pages

Alexandra Cuniţă

RÉFÉRENCE

Catherine KERBRAT-ORECCHIONI, Les Débats de l’entre-deux-tours des élections

présidentielles françaises. Constantes et évolutions d’un genre, Paris, Éd. L’Harmattan,

2017, 372 pages

1 Après avoir fait paraître, il y a plus de 25 ans, un véritable panorama des acquis de

l’analyse conversationnelle et de la théorie de l’interaction (Les Interactions verbales, 3 t.,

Paris, A. Colin, 1990, 1992, 1994), après avoir mis en évidence les vraies dimensions de la

problématique abordée, en faisant porter successivement ses recherches sur le

discours, sur certaines figures de rhétorique comme l’hyperbole et la litote, ou encore

sur les formes nominales d’adresse, Catherine Kerbrat-Orecchioni met au jour un autre

livre phare : Les Débats de l’entre-deux-tours des élections présidentielles françaises.

Constantes et évolutions d’un genre. L’ouvrage est une ample analyse d’un type particulier

d’événements relevant de la catégorie des discours politiques, mais s’intégrant aussi

dans les discours médiatiques (télévisés) : les affrontements des postulants à la

magistrature suprême (1974 : Valéry Giscard d’Estaing et François Mitterrand ; 1981 :

les mêmes compétiteurs ; 1988 : Jacques Chirac et François Mitterrand ; 1995 : Jacques

Chirac et Lionel Jospin ; pas de débat en 2002 ; 2007 : Ségolène Royal et Nicolas Sarkozy ;

2012 : François Hollande et Nicolas Sarkozy [pp. 29-31]) –, à la veille de la « date

fatidique » (p. 8).

Questions de communication, 33 | 2018

474

2 Cet ouvrage, qui offre l’occasion d’une nouvelle et instructive rencontre avec

l’appareillage conceptuel, les méthodes d’analyse et les démarches de la théorie de

l’interaction, de l’analyse du discours et de la théorie des actes de langage, rassemble

une vaste gamme de remarques et d’explications relatives aux dires et surtout à la

façon de dire les choses d’hommes politiques illustres, dont la plupart ont rempli, au

moins une fois, la fonction de premier magistrat de France. Cependant, au-delà des

commentaires précis, rigoureux – parfois impitoyables – et aussi objectifs que possible

sur la production discursive de chaque candidat débatteur, le livre a tout ce qu’il faut

pour qu’il soit perçu par les lecteurs comme une histoire de ce « genre unique en son

genre » (pp. 8, 317, 348 ; Catherine Kerbrat-Orecchioni reprend l’expression à Malin

Roitman et Françoise Sullet-Nylander, comme elle le précise elle-même, en toute

honnêteté) que sont les débats de l’entre-deux-tours des élections présidentielles

françaises. Le sous-titre de l’ouvrage : Constantes et évolutions d’un genre prépare

d’ailleurs à ce type de réception. Mieux encore : en parlant de l’objectif de son étude,

l’auteure déclare, vers la fin de l’introduction : « Telle sera donc la ligne directrice de ce

travail : il s’agira de décrire à la fois les spécificités de ces débats envisagés en tant que

type d’interaction particulier, et ses éventuelles évolutions depuis le premier débat

jusqu’au dernier à ce jour (soit sur une période de quatre décennies) » (pp. 28-29).

L’idée est naturellement reprise dans le chapitre conclusif, où Catherine Kerbrat-

Orecchioni s’attache à répondre, avec une prudence non dissimulée, à la question « Les

débats de l’entre-deux-tours : un genre en évolution ? » (pp. 323-327), et consacre

environ cinq pages à la reprise, en résumé, des évolutions identifiées (pp. 327-332). Ce

qui nous permet d’y voir une dimension importante de cette espèce de monographie du

genre de discours décrit par l’illustre linguiste.

3 Mais le lecteur qui se penche avec attention sur ce livre y découvre surtout l’analyse

exemplaire d’un sous-type de discours politique, une étude dont la structure est dictée

par les particularités du genre discursif envisagé, aussi bien que par les objectifs, les

principes organisateurs, la façon d’aborder les données d’une approche

interactionnelle ; la portée de la recherche augmente du fait des statistiques qui

émaillent l’exposé. Il va de soi que tous les constats d’ordre quantitatif et qualitatif ont

un rôle à jouer dans les pages ou les paragraphes destinés à interpréter et décrire

l’attitude que les participants adoptent le long de ces « conversations », ou à évaluer

l’efficacité des coups portés par chacun d’eux à son adversaire du moment, enfin à

fournir une réponse argumentée à la question de savoir s’il y a ou non évolution de ce

type d’événements communicatifs. Tout cela permet de parler aussi de la grande valeur

pédagogique que le livre peut avoir pour plus d’une catégorie de chercheurs et futurs

chercheurs en sciences du langage, pour ceux qui travaillent dans le domaine de la

communication, pour les enseignants et pour bien d’autres publics spécialisés.

4 L’introduction et la conclusion à part, le contenu du livre est structuré en quatre

grands chapitres, les trois premiers s’étalant chacun sur 50 ou 60 pages environ, alors

que le dernier – sans doute l’un des plus importants – compte environ 90 pages.

5 Les quelques dizaines de pages de l’introduction sont conçues par Catherine Kerbrat-

Orecchioni comme un support indispensable au lecteur voulant suivre de près le travail

de l’analyste et obligé, de ce fait, de se plier aux exigences d’un modèle théorique qui

seul peut éclairer ou expliquer l’interprétation des faits de langue proposée par la

chercheuse. Les débats choisis pour être examinés sous toutes les coutures peuvent être

traités, nous dit-on, comme un « genre » particulier étant donné que ce discours

Questions de communication, 33 | 2018

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s’actualise à date fixe : « (Une fois tous les sept puis cinq ans), et à chaque occurrence

durant un temps relativement court (de 2h à 2h50 […]), ce qui confère au corpus un

avantage tout à fait remarquable […] en analyse du discours : […] l’on n’a pas à se

préoccuper de sa représentativité, puisque l’on dispose, avec les six débats qui le

composent […], de la totalité des réalisations du genre ; le corpus est clos (du moins

jusqu’à l’échéance de 2017) mais aussi exhaustif » (pp. 8-9). Ces débats présidentiels

sont de l’« oral en interaction », « produit en contexte médiatique » et « relevant d’un

registre confrontationnel » (p. 9). Si telles sont les caractéristiques de ce genre de

discours, il est évident que certaines difficultés peuvent surgir, qui compliquent la

tâche de l’analyste à la recherche de l’interprétation juste et correcte de la production

discursive de chaque participant. Les traits qui définissent le mieux ces soi-disant

« conversations » (p. 17) sont leur « caractère intrinsèquement confrontationnel », leur

nature de « compétition impitoyable » (pp. 16, 17), qui s’expliquent essentiellement par

leur enjeu, chacun des débatteurs devant non seulement « imposer ses vues » mais

« éliminer l’adversaire ; […] en triompher dans le débat, en attendant de le vaincre dans

les urnes » (p. 17). L’analyste se penche nécessairement avec plus d’insistance et de

minutie sur l’expression linguistique de ces traits, examinant la sélection de faits dans

le cadre d’un modèle avec lequel tous les lecteurs ne sont pas nécessairement

familiarisés. De là, le souci de l’auteure d’établir, à divers endroits de son étude, les

ponts attendus entre cadre théorique, exploitation des données recueillies et

interprétation locale ou globale des « signifiés symboliques » inclus dans son champ

d’observation.

6 L’introduction indique qu’« une interaction peut être qualifiée de débat à partir du

moment où elle se présente comme la confrontation publique de points de vue au

moins partiellement divergents sur l’objet (ou les objets) de discours, accompagnée du

désir manifesté par chaque débatteur de l’emporter sur l’adversaire » (p. 16). Il est donc

logique que le premier chapitre, qui propose dès les lignes inaugurales d’envisager les

débats de l’entre-deux-tours comme « un rituel obéissant à des règles strictes » (p. 33),

s’occupe de la description – plutôt sommaire, nous semble-t-il – du « script » des débats

(pp. 35-37), de l’identification des participants « actifs » à la « discussion » – deux

animateurs et deux débatteurs pouvant jouer, indifféremment, le rôle d’émetteurs ou

de récepteurs – et aussi, mais cette fois globalement, des récepteurs « passifs » qui ne

sont autres que les téléspectateurs, de l’indication des « six schémas d’allocution »

(p. 38), ainsi que de quelques autres questions telles que l’alternance des tours de

parole gérée par les débatteurs (pp. 60-71), la liste des tâches des animateurs (pp. 75-83)

et la radiographie de la relation interpersonnelle qui s’établit entre les animateurs,

ainsi qu’une vue d’ensemble sur l’attitude que les débatteurs affichent envers les

animateurs ou adoptent, sur toute la durée des débats, l’un envers l’autre (pp. 83-92). Le

travail de l’analyste sur l’expression linguistique de certains des aspects énumérés

porte essentiellement sur les marqueurs d’adresse : pronoms personnels et formes

nominales d’adresse (FNA), compte tenu des identités respectives de l’« adresseur » et

de l’« adressé », et observant la distinction entre adresse directe et adresse indirecte,

ainsi que la différence entre séquence d’ouverture et séquence de clôture, quand

l’« adressé » se trouve être l’ensemble des téléspectateurs (« les Français »).

7 Mais l’analyse de la dimension linguistique des « entretiens » qui composent le corpus

établi par Catherine Kerbrat-Orecchioni ne s’arrête pas là. Décidée à relever un défi

datant d’une quinzaine d’années, notamment une remarque de Simone Bonnafous sur

l’absence des aspects stylistiques et rhétoriques de la quasi-totalité des analyses du

Questions de communication, 33 | 2018

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discours politique publiées en France, l’auteure consacre tout un chapitre – le

deuxième (pp. 95-165) – à cette question, qui lui permet des commentaires

particulièrement pointus sur « le registre, plus ou moins soutenu ou familier, adopté

par les candidats », sur les « procédés rhétoriques qu’ils privilégient », sur « les formes

d’humour et d’ironie auxquelles ils peuvent avoir l’occasion de recourir » (p. 95).

« Accidents de parole épinglés dans le discours de tel ou tel participant, élisions et

liaisons, fluctuations dans la construction de la négation, emploi préférentiel de tel

tour dans la formulation des questions, vagues « fautes » de grammaire ou

« approximations sémantiques » identifiées dans le discours d’un candidat font dire à

l’analyste, dans les remarques qui viennent clore le premier chapitre, que l’on peut

parler « d’un “abaissementˮ du niveau de langue de 1974 à 2012 », qui serait l’indice

« d’un souci de s’exprimer de façon moins “corsetéeˮ, plus naturelle et plus proche du

style des échanges ordinaires » (p. 113). Étayées parfois par des calculs statistiques, les

analyses montrent en même temps que, poussés par le désir de rendre leur discours

plus convaincant et plus séduisant que celui de l’adversaire, tous les débatteurs font

appel aux figures de rhétorique. Mais le dialogue n’est jamais fortement « rhétorisé ».

Les procédés figuraux ont surtout une fonction polémique, et c’est toujours dans

l’intention de renforcer la portée polémique de leur parole que les compétiteurs font

appel à l’ironie ou à des formes d’humour qui visent à déstabiliser l’adversaire, en

délégitimant son discours et en travaillant de la sorte à la dégradation de son image.

Est-ce à dire que « ces interactions foncièrement polémiques » (p. 167) sont des débats

violemment conflictuels, des « duels » marqués au coin de l’impolitesse et de la

rudesse ?

8 C’est vers une possible réponse à cette question que conduit le troisième chapitre,

intitulé « L’affrontement » (pp. 167-225). « Orientées vers le désaccord, ces interactions

sont […] un terrain fertile pour le déploiement de ce que l’on appelle en théorie de la

politesse les face threatening acts (actes menaçants pour la face […]) : désaccords et

réfutations mais aussi accusations et reproches, protestations et sommations… […] en

même temps, [les débatteurs] doivent […] veiller à la “dignité du débat”, faire preuve de

fair-play et rester corrects envers un partenaire d’interaction qui prétend au même

titre accéder à la fonction suprême » (p. 168). Parmi les marqueurs de conflictualité,

Catherine Kerbrat-Orecchioni cite les interruptions, les « zones de turbulence »

(p. 169), des cas de délocution du co-débatteur, l’ironie. Soulignons toutefois qu’ils ne

peuvent remplir leur véritable fonction que s’ils sont associés à des énoncés qui

constituent une attaque contre l’adversaire. Le degré d’agressivité varie suivant les

débatteurs ; les « sortants » sont d’ordinaire moins agressifs que les « challengeurs ».

En réalité, ceci n’est pas toujours la règle… Les objectifs annoncés en quelque sorte par

l’intitulé du troisième chapitre demandent que les six débats qui composent le corpus

de l’étude soient examinés à la loupe. L’auteure tient compte de la position de

« sortant » ou de « challengeur » des candidats se trouvant face à face sur le plateau de

télévision, de l’expérience politique acquise par les débatteurs, de leur appartenance

politique, de leur personnalité et bien sûr du genre des participants. Les moments de

forte tension sont évoqués avec tous les détails nécessaires, certains clashs – ou

accrochages – déclenchés par le comportement de l’un ou l’autre des compétiteurs sont

décrits avec une force, une précision et, si nécessaire, avec un sens du rythme

absolument extraordinaires. Conçus pour aider les électeurs à se décider en faveur de

l’un ou de l’autre des candidats, ces débats « orientés vers la visée de disqualification de

l’adversaire […], la visée complémentaire étant l’auto-qualification » (p. 212), contiennent

Questions de communication, 33 | 2018

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de nombreux actes de menace (FTA) à l’adresse du compétiteur ; autrement dit, même

si les moments d’accord ne sont pas totalement absents de ces « discussions », au fil des

échanges on constate une préférence nette pour le désaccord, sans que les participants

se montrent toutefois vraiment impolis. Catherine Kerbrat-Orecchioni, qui admet que

nombre d’énoncés sont à la fois polis et impolis, parle plutôt de la catégorie neutre de

la non-politesse, ainsi que d’une « catégorie complexe » pour la désignation de laquelle

elle propose le mot-valise « polirudesse » (p. 216).

9 Cependant, il ne faut pas oublier qu’en tant que candidat à la magistrature suprême, il

ne suffit pas « d’affirmer sa supériorité sur l’adversaire », il faut « justifier cette

affirmation » (p. 227), montrer qu’on est le meilleur des (deux) participants. Ce que les

débatteurs cherchent à obtenir, en tant que résultat global, en exploitant dans leurs

discours les trois registres de la persuasion, parfois avec une préférence personnelle

soit pour le logos, soit pour l’éthos, soit pour le pathos. C’est à la démonstration de cette

idée, qui lui permet de parler des stratégies argumentatives des différents postulants à

la magistrature suprême s’étant soumis au test des urnes que Catherine Kerbrat-

Orecchioni consacre le quatrième chapitre – « Les trois registres de la persuasion : logos,

éthos, pathos » – de son ouvrage. Parcourant les 90 pages (pp. 227-315) de ce dernier

chapitre, les lecteurs découvrent que chacun des candidats au deuxième tour des

élections présidentielles prononce son discours avec le souci de convaincre les

téléspectateurs qu’il est « présidentiable » plus que ne l’est son adversaire, en insistant

sur ses propositions visant l’avenir, plutôt qu’en commentant – en posture de

« sortant », si tel est le cas – son bilan. Les six débats analysés mettent quand même en

évidence un moment où les candidats « sortants » s’impliquent dans un mouvement de

défense de leur bilan sur des questions variées, afin de mieux lancer ensuite leur

nouveau programme ; ce mouvement entraîne régulièrement des ripostes fermes ou

sarcastiques de la part des « challengeurs » respectifs, qui n’hésitent jamais à contre-

attaquer.

10 Dans la vie politique contemporaine, il semble pourtant que la « bataille des images »,

relevant de l’éthos, soit devenue plus importante que la « bataille des idées » (p. 311),

relevant du logos. Pour prouver qu’il sera un bon président, chaque locuteur s’emploie à

donner de lui-même une image aussi avantageuse que possible, une image valorisante

construite délibérément, surtout à coups d’attributs positifs auto-attribués (éthos auto-

attribué). En contrepartie, il attribuera souvent, sans hésitation aucune, des propriétés

négatives à son adversaire (éthos allo-attribué) (p. 268). Mais il n’y a pas que la « bataille

des images » qui marque profondément, aujourd’hui, la parole politique ; les émotions y

tiennent une place tout aussi importante. Le locuteur peut se permettre d’afficher

certaines émotions telles que la compassion ou l’indignation (p. 297). Les interactions

analysées laissent voir toutefois qu’on ne peut pas jouer n’importe comment avec les

termes émotionnels. Pour Catherine Kerbrat-Orecchioni, le débat de 2007, « du fait de

la personnalité des duellistes [Ségolène Royal et Nicolas Sarkozy], est […] le plus chargé

émotionnellement », mais on constate sans difficulté que par rapport à ce « pic », en

2012, il y a une « baisse du niveau émotionnel ». De toute façon, « la teneur

émotionnelle [des six débats analysés] reste toujours contenue dans des limites

raisonnables » (p. 313).

11 La matière que les six débats envisagés fournissent à l’analyste est sans aucun doute

extrêmement dense ; précisons en même temps qu’elle inclut des faits de langue de

nature fort diverse. Les débats électoraux sont un (sous-)genre du discours politique

Questions de communication, 33 | 2018

478

avec des particularités très spéciales, mais le livre de Catherine Kerbrat-Orecchioni

montre qu’il n’est pas impossible de percer les secrets d’un objet d’étude aussi

complexe et d’en rendre ensuite compte, avec clarté et rigueur, si l’on choisit de placer

ses recherches sur le terrain de la théorie de l’interaction. L’ample conclusion de

l’ouvrage (pp. 317-348) reprend brièvement, dans sa première section, certains des

traits spécifiques des interactions verbales analysées, afin de mieux mettre en relief

l’unicité du (sous-)genre discursif abordé. C’est aussi une bonne occasion pour l’auteure

de peser une nouvelle fois les variations et évolutions les plus frappantes enregistrées,

malgré d’incontestables manifestations de stabilité d’un débat à l’autre, avant de laisser

à l’avenir le soin de nous dire s’il y a, ou non, « une évolution irréversible du genre »

(p. 332). Mais ce qui surprend vraiment dans la lecture des pages finales du livre, c’est

la troisième section de la conclusion, intitulée « Décrire, interpréter, évaluer »

(pp. 332-348). Il s’agit d’un peu plus d’une quinzaine de pages que l’auteure consacre au

travail de l’analyste. Tout ce qui y est dit est gouverné par le principe – qui aurait pu

être mis en exergue – : « Décrire, c’est interpréter » (p. 333). Un message lucide, fait

tout de vérité, bien argumenté, absolument convaincant, quelque peu émouvant sur les

bords. Un plaidoyer qui porte loin et qui nous semble tout à l’honneur d’un « archi-

interprétant » (p. 340), d’une spécialiste de l’analyse du discours et des interactions

verbales comme Catherine Kerbrat-Orecchioni.

AUTEURS

ALEXANDRA CUNIŢĂ

CLCC, université de Bucarest, RO-010017

sanda.cunita[at]gmail.com

Questions de communication, 33 | 2018

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Micheline LEBARBIER, éd., Les Ruses dela parole. Dire et sous-entendre. Parler,chanter, écrireParis, Éd. Karthala, coll. Tradition orale, 2017, 316 pages

Christophe Cosker

RÉFÉRENCE

Micheline LEBARBIER, éd., Les Ruses de la parole. Dire et sous-entendre. Parler, chanter, écrire,

Paris, Éd. Karthala, coll. Tradition orale, 2017, 316 pages

1 La première de couverture des Ruses de la parole, ouvrage collectif dirigé par Micheline

Lebarbier, donne le ton du livre. Il s’agit de la reproduction de la photographie, prise

par Gustave Deghilage, d’un graffiti de Barcelone. Un chat y prononce l’acronyme ACAB

qui se traduit par « All Cats Are Beautiful », mais signifie en réalité « All Cops Are

Bastards ». Comme le sous-titre l’indique, « dire et sous-entendre. Parler, chanter,

écrire », Les Ruses de la parole est un livre d’orientation linguistique sur le non-dit. Il

émane du laboratoire Langues et civilisations à tradition orale (Lacito, CNRS/université

Sorbonne Nouvelle – Paris 3/Inalco) à la suite d’un séminaire. Le non-dit y est mis en

perspective avec des concepts proches et variés comme l’indicible, le tabou et l’interdit.

La perspective principale est celle de la linguistique de l’énonciation, en raison de

l’importance des situations et contextes, notamment culturels, du non-dit. La

pragmatique offre une perspective complémentaire, comme le signalent les nombreux

verbes contenus dans le sous-titre de l’ouvrage ainsi que dans les titres des différentes

contributions. Le non-dit apparaît principalement comme une stratégie qui préserve la

relation d’un énonciateur à une communauté ainsi que sa position en elle. Le livre

développe une stylistique du non-dit, notamment dans des formes artistiques comme le

proverbe, la généalogie, le conte grivois ou encore le calypso. Les différents articles

s’appuient sur un corpus à la fois vaste et ouvert, du proverbe africain en général au

proverbe bafia du Cameroun en particulier, des généalogies africaines aux chansons

Questions de communication, 33 | 2018

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vendéennes et caribéennes, sans oublier l’injure. Face à un livre qui embrasse à la fois

le Mexique et Maupassant sans oublier l’Amazonie, force est d’adopter une typologie

quelque peu hétérogène. Ainsi envisagerons-nous d’abord les formes de non-dit dans la

culture africaine, avant d’aborder cet objet dans les deux formes lyriques qui nous sont

proposées, à savoir la chanson vendéenne et le calypso caribéen, afin de mettre en

perspective le non-dit entre ordre et désordre.

2 L’ouvrage analyse certaines formes de non-dit dans la culture africaine, en

commençant par le proverbe en général sur ce vaste continent. Pierre Diarra et Cécile

Leguy, auteurs de Paroles imagées. Le proverbe au croisement des cultures (Rosny-sous-Bois,

Bréal, 2004), proposent un article intitulé « Le proverbe au risque de

l’incompréhension » (pp. 23-47). Adoptant une perspective interculturelle orientée vers

la réception, le constat de départ est celui d’un contraste entre une langue occidentale

appréhendée comme directe et une langue africaine considérée comme indirecte, et

dont l’avatar le plus important est le proverbe. En effet, la forme suprême de

l’éloquence africaine consiste à parler par proverbes afin de ne pas heurter son

interlocuteur ou de masquer sa propre gêne. Cette approche est prolongée par Gladys

Guarisma, dans « Comment le dire autrement ? Une première approche des proverbes

bafia (Cameroun) » (pp. 49-72). Cet article indique le caractère allégorique, c’est-à-dire

indirect, d’un exemple précis de proverbe africain. La contribution se fonde sur un

recueil de proverbes lié à la rencontre entre l’ethnologue Rosmarie Leiderer et le

guérisseur Biabak-à-Nnong. Bafia est la sous-préfecture d’une région de savane et de

forêt qui se situe sur la rive droite de Mbam. Les Bafia sont des agriculteurs et des

chasseurs polygames et exogames dont l’organisation sociale est virilocale. Après avoir

expliqué comment fonctionne la langue bafia, Gladys Guarisma replace le proverbe

parmi les autres formes de la littérature orale de cette culture : l’affaire, l’histoire, le

récit d’origine, le conte, la maxime, la prière, la plainte, l’invocation, la plaisanterie, la

devinette, la chanson et le chant. Elle propose alors une typologie des proverbes

d’abord formelle et reposant sur les critères de la simplicité, de la complexité, de la

modalité du rétrospectif, du syntagme nominal, des énoncés contenant la copule

« être » ou un présentatif, sans oublier le fonctionnement selon le mode de l’apposition.

Cette typologie formelle est complétée par une typologie sémantique qui distingue les

proverbes selon qu’ils expriment l’impossibilité ou l’interdiction. Ainsi les proverbes

bafia apparaissent-ils comme un discours parémiologique sur la finitude de l’homme. La

forme du proverbe est ensuite laissée de côté au profit de la généalogie. Sandra

Bornand, dans « Quand raconter, c’est prendre au piège : l’implicite dans les narrations

de griots généalogistes et d’historiens zarma du Niger » (pp. 175-220), s’intéresse à la

figure du jasare, c’est-à-dire du griot généalogiste et historien, dont la performance

offre, à l’occasion de cérémonies sociales, la généalogie d’un membre de l’aristocratie

locale à laquelle il n’appartient pas. Sandra Bornand n’étudie pas seulement la manière

dont la généalogie se mêle au commentaire et à l’ornement littéraire, mais aussi et

surtout celle dont un dominé, au moyen de la parole, noue un dialogue entre le

dominant et l’ensemble des dominés afin de prescrire à l’aristocrate une attitude noble

digne de ses ancêtres.

3 La série africaine est suivie par une série lyrique dont la première forme est la chanson

vendéenne. Sylvie Mougin, dans « Chansons traditionnelles à sous-entendus. Ne pas

dire pour mieux dire et comment le chanter (Vendée) » (pp. 73-96), propose d’abord

une rhétorique du non-dit dont les procédés sont l’amphibologie syntaxique, la

Questions de communication, 33 | 2018

481

prétérition et l’euphémisme. Elle analyse des exemples savoureux comme l’emploi des

verbes « savonner » ou « labourer », des expressions comme « être un cerisier de

pâquis » au lieu d’une fille facile et « faire grimper une fille au pommier », plutôt

qu’aux rideaux. Elle étudie ensuite la performance orale des chansons érotiques, du

contact visuel entre le chanteur et le public à la question emphatique sur la

compréhension du non-dit érotique. L’article se termine sur l’explication de la pratique

de la « ripoune », réponse du public qui reprend la chanson au moment grivois où le

chanteur se tait. Trois textes emblématiques de cette tradition sont reproduits : « Le

Voleur de prunes », « La Feuille à l’envers » et « Le Nez de Martin ». Bertrand

Masquelier remplace la Vendée par la Caraïbe. Dans son article intitulé « Acte locutoire

et double-entendre. Le calypso grivois à Trinidad (Caraïbes) » (pp. 97-138), il analyse une

forme liée au carnaval : le calypso. Il s’intéresse plus précisément à sa variante

érotique, appelée saucy calypso. Cette forme, liée à un instrument de percussion appelé

steel drum, fonctionne sur le double-entendre, à la manière du texte de Black Stalin

« Wait Dorothy wait ». Ce morceau de calypso superpose la musique et le sexe : « I jam

she/She jam me ». Bertrand Masquelier indique que le but de cette forme est de « mettre

en fiction la rencontre des corps, ce qui nous en est familier, et éviter le réalisme de la

description pornographique » (p. 108).

4 Une troisième série de contributions met en perspective le non-dit, entre ordre et

désordre. Dans « “Il m’a traité !” “Ils me traitent !” : de quoi ? L’injure ou le leurre des

mots » (pp. 221-248), Évelyne Larguèche théorise une situation de communication

propre à l’injure dans laquelle elle identifie l’« injurieur » d’une part, c’est-à-dire celui

qui insulte, et, de l’autre, l’« injurié », la cible de l’insulte, ou l’« injuriaire », celui à qui

on dit une insulte qui concerne un tiers. S’intéressant également à l’Afrique et en

particulier à la culture arabe, Évelyne Larguèche indique la manière dont l’insulte est

liée, dans ce contexte culturel, à l’accusation de fornication. Ainsi l’insulte possède-t-

elle une dimension à la fois morale et sociale qui permet également de comprendre la

réception de certaines formes artistiques comme le nu pictural. Élisabeth Motte-Florac,

dans « L’Implicite dans une histoire purhépecha de pacte avec le diable (Mexique) »

(pp. 249-286), interprète le non-dit dans le cas du pacte avec le diable. Dans le contexte

du Mexique, les difficultés liées à l’adaptation aux changements sont envisagées selon

un prisme chrétien. Le diable, représenté comme un étranger élégant, invite à gifler le

Christ pour devenir riche. Le non-dit de ce canevas est celui de la désorientation,

traduite par la perte de l’âme. Un canevas sacré sert à traduire une situation profane.

L’Amazonie colombienne succède au Mexique dans l’article de Laurent Fontaine intitulé

« Ce qu’on ne dit pas chez les Yucuna (Amazonie colombienne) » (pp. 139-173).

L’ethnologue s’intéresse à ce qu’on ne dit pas parce que cela va de soi dans une société

donnée pour les membres qui en font partie. Chez les Yucuna, qui font partie de la

famille des Indiens Arawak, de filiation patrilinéaire exogamique, vivant de la chasse,

de la pêche, de la cueillette et de l’horticulture, dans la moitié basse du fleuve Miriti-

Parana et le Bas Caqueta, en particulier le village La Pedrera, les groupes se distinguent

selon leur rapport à la sexualité et à la religion. Il y a d’un côté ceux qui sont vierges et,

de l’autre, ceux qui ne le sont plus ; d’un côté, ceux qui sont initiés, et de l’autre, ceux

qui ne le sont pas. En contexte domestique, le non-dit concerne la répartition des

tâches domestiques entre homme et femme au sein de la famille. Dans le domaine

public, le non-dit relève du bon déroulement de la vie sociale et le dit permet d’accuser

ou d’excuser. Laurent Fontaine indique aussi la manière dont les Yucuna, au lieu de ne

pas dire les mots du sexe, les étendent métaphoriquement aux domaines qui opposent

Questions de communication, 33 | 2018

482

les hommes et les femmes, ceux qui ont l’expérience de la sexualité et ceux qui ne l’ont

pas. Dans « Entre oral, anal et carnaval. Maupassant ou les ruses du dire »

(pp. 287-312), Jean-Marie Privat analyse le non-dit dans le conte normand intitulé Toine

(1885). Cette lecture se focalise davantage sur le malentendu et les possibilités de

l’interprétation que sur le non-dit et se situe entre la psychanalyse freudienne et la

culture populaire de François Rabelais telle que l’envisage Mikhaïl Bakhtine.

5 En conclusion, ce livre propose une analyse linguistique des formes culturelles et

artistiques du non-dit dans diverses aires culturelles. Ces contextes culturels et ces

formes artistiques déterminent la fonction et le sens du non-dit. Ainsi le non-dit du

proverbe africain est-il un dire africain qui diffère du dire occidental. Le non-dit

dépend également des situations de communication, du discours généalogique du jasare

à celle de l’« injurieur » face à un « injurié » ou à un « injuriaire ». D’un point de vue

axiologique, le non-dit apparaît normatif ou transgressif. Autrement dit, il rappelle à

l’ordre, ou transgresse ce dernier. Dans l’approche empirique de cet ouvrage collectif,

la méthodologie linguistique indique le non-dit comme un phénomène transculturel lié

à la responsabilité. Le non-dit, conformément à la figure de style qu’est la prétérition,

dit paradoxalement ce qu’il ne dit pas et réciproquement.

AUTEURS

CHRISTOPHE COSKER

HCTI, université de Bretagne occidentale, F-29000

Christophe.cosker[at]free.fr

Questions de communication, 33 | 2018

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Émilie NÉE, dir., Méthodes et outilsinformatiques pour l’analyse desdiscoursRennes, Presses universitaires de Rennes, coll. Didact méthodes, 2017,250 pages

Abdelkader Sayad

RÉFÉRENCE

Émilie NÉE, dir., Méthodes et outils informatiques pour l’analyse des discours, Rennes, Presses

universitaires de Rennes, coll. Didact méthodes, 2017, 250 pages

1 Les chercheurs en sciences humaines et sociales sont confrontés aujourd’hui à une

masse importante de données discursives et textuelles. Ces données, qui sont en

continuelle expansion grâce la généralisation de l’usage de l’internet, et même si elles

constituent de prime abord un champ des plus intéressants pour tout chercheur,

posent un certain nombre de problèmes : quels outils (statistiques et informatiques)

utiliser pour rendre compte de ces données ? Quelles méthodes adopter pour les

organiser et en constituer des corpus ? Et dans quels cadres théoriques ?

2 Cet ouvrage collectif, dirigé par Émilie Née se propose de répondre à ces questions

récurrentes dans de nombreuses disciplines comme les sciences de l’information et de

la communication, la sociologie, l’histoire, ou encore l’analyse du discours (AD). Cette

dernière constituera d’ailleurs un point d’appui pour cet ouvrage d’initiation à l’analyse

textuelle assistée par l’outil informatique, où l’on montre « l’intérêt des outils de

traitement automatique pour analyser des discours » (p. 11).

3 L’intérêt de ce manuel d’initiation réside dans le fait qu’il se propose d’articuler les

outils et méthodes fondés sur les statistiques lexicales « à des problématiques d’analyse

du discours » (p. 15). En effet, comme l’expliquent ses auteurs, l’outillage informatique

ne dispense pas le chercheur de s’interroger sur la validité de sa démarche en la

Questions de communication, 33 | 2018

484

confrontant à son objet d’étude. Cette contribution entend donc répondre à des besoins

concrets chez les étudiants et chercheurs qui s’intéressent à ce domaine, en abordant

des problématiques et des questions de recherches concrètes qui relèvent de l’analyse

du discours, dans un contexte où « mesurer les discours semble aujourd’hui devenu une

étape incontournable pour de nombreuses recherches en sciences humaines et

sociales » (p. 16)

4 Dans l’introduction (pp. 9-16), Frédérique Sitri et Christine Barats passent en revue

quelques postulats relatifs à l’analyse du discours. En effet, après un bref panorama des

principales disciplines qui analysent les textes avec des outils informatiques, comme la

lexicométrie ou la textométrie, les deux chercheuses présentent efficacement les

principes de base de l’analyse du discours, en insistant surtout sur l’importance du

contexte et de la situation. De fait, « Pour l’AD, la situation, le contexte,

l’environnement du discours ne sont pas ou pas seulement conçus comme matériels :

ces extérieurs au discours, ce sont aussi des discours, qui le conditionnent en partie »

(p. 12). Face à ces principes, notamment ceux en rapport avec les procédures de

constitution et d’analyse des corpus, l’outillage informatique s’avère être « une sorte de

garant méthodologique » (p. 14) qui permet une « lecture objective du texte », donnant

une valeur de science exacte à cette discipline qui relève des sciences humaines et

sociales (SHS).

5 L’ouvrage se compose de 6 chapitres complémentaires, allant de la présentation de

quelques notions, à l’application de ces outils sur des corpus concrets. Le premier,

intitulé « Compter les mots ? Pas si simple » de Serge Fleury, Émilie Née et Christine

Barats (pp. 17- 39), revient à juste titre sur les difficultés inhérentes aux procédures de

comptage des mots en fonction des outils informatiques utilisés, ces derniers ne

fournissant pas forcément les mêmes résultats. Ce chapitre se veut aussi une sorte de

présentation des prérequis indispensables pour une analyse informatisée de données

textuelles. Les auteurs passent en revue plusieurs idées reçues sur l’outil informatique,

en menant « une expérience ludique » sur le poème de Charles Baudelaire « La mort des

amants ». Des présentations très efficaces de quelques outils d’analyse grands publics,

comme « les nuages de mots » ou « Google NGram viewer » sont également proposées

dans ce chapitre. Dans « Constituer un corpus en analyse du discours, un moment

crucial » (pp. 41-62), Frédérique Sitri et Christine Barats s’intéressent à la notion de

corpus en AD, tout en reprenant quelques principes théoriques incontournables qui

sous-tendent sa constitution et son organisation. Cette étape, incontournable pour tout

chercheur dans ce domaine, nécessite des précautions particulières. La délimitation

d’un corpus en AD est le résultat de décisions et de choix, qui doivent être liés aux

questions et objectifs de la recherche. Aussi les auteurs proposent-ils « des exemples

concrets de structuration de corpus avant d’aborder le cas particulier des corpus

recueillis sur le web » (p. 41). Le troisième chapitre, « Constituer un corpus en trois

scénarios » (pp. 63-101), d’Émilie Née et Serge Fleury, se situe dans la continuité du

deuxième, en traitant des considérations plus concrètes, liées à la mise en œuvre

pratique du corpus. L’objectif est de « traiter des implications pratiques liées à

l’informatisation des données et à l’automatisation des analyses » (p. 63) en présentant

trois scénarios de constitution de corpus : le premier relevant d’un corpus médiatique,

le deuxième sociopolitique et le dernier concernant un discours de campagne électorale

(un genre particulier de discours politique). Il est à noter que ces scénarios, qui sont

« inspirés de travaux réalisés avec des étudiants de master (scénario 1), de travaux

Questions de communication, 33 | 2018

485

existants ou de recherches en cours (scénarios 2 et 3) » (p. 64), illustrent très bien les

protocoles présentés dans les deux premiers chapitres de l’ouvrage. « Compter dans les

textes, quelles unités ? » d’Émilie Née, Jean-Marc Leblanc et Serge Fleury (pp. 103-121)

revient sur l’épineuse question des unités de décompte en analyse de données

textuelles. Savoir ce que l’on compte est une étape importante dans tout travail sur des

données textuelles : « Pour permettre des mesures sur les textes, il faut définir les

unités qui composent ces textes et dont on va tenir compte pour les mesures » (p. 103).

Ces mesures varient le plus souvent et dépendent de plusieurs paramètres comme le

« point de vue adopté » ou « les postulats théoriques » de chaque chercheur. En tout

état de cause, ces « unités de décompte » poussent les chercheurs « à dépasser les

catégories classiques de description des langues » (p. 103). « Quels outils logiciels et

pour quoi faire ? » de Jean-Marc Leblanc, Serge Fleury et Émilie Née (pp. 123-161)

présente, comme son titre l’indique, « les principaux outils utilisés en ADT » (p. 123). Il

se propose également de montrer comment utiliser ces logiciels pour manipuler les

types d’unités préalablement définies ainsi que les procédures d’interprétation des

résultats, et ce, en centrant la présentation sur les principes de l’analyse factorielle des

correspondances (AFC).

6 « Problématiques d’analyse du discours et méthodes » de Marie Veniard et Frédérique

Sitri (pp. 163-202) se situe dans la continuité du chapitre précédent, en proposant une

illustration pratique fondée sur plusieurs problématiques abordées en analyse du

discours. Il s’agit de montrer comment ces questions peuvent être analysées par des

logiciels de traitement automatique des données textuelles. Les outils informatiques ne

donnent pas un accès direct à l’interprétation discursive et nécessitent en plus une

réflexion méthodologique sur les catégories d’analyse à privilégier. Accéder au sens

n’est pas une entreprise aisée. Cela nécessite la prise de nombreuses précautions afin de

ne pas tomber dans les pièges de la « transparence des discours ». Ce chapitre central,

qui propose quelques clés de l’interprétation discursive, revient sur plusieurs exemples

de problématiques relatives à l’identification des thèmes dans un corpus, à l’évolution

du sens des vocables résultats de changements socio-historiques, aux genres discursifs,

etc.

7 D’un point de vue pédagogique, des « fiches pratiques et approfondissements »

(pp. 203-228) sont proposées à la fin de cet ouvrage d’initiation afin de compléter les

orientations proposées dans les différents chapitres. Ces fiches reviennent à titre

d’exemple sur les procédures de constitution des corpus et abordent « le langage des

expressions régulières » (p. 203) ou encore les « commandes Unix pour manipuler des

données » (p. 206). De la même manière, il convient de noter que chaque chapitre est

savamment ponctué par différents types d’encadrés, proposant des éclairages

bibliographiques, documentaires ou notionnels, ou invitant à des recherches plus

développées. Par ailleurs, il est proposé une synthèse de « ce qu’il faut retenir au terme

de ce chapitre… », ce qui facilite grandement la lecture. Même si les références en la

matière ne manquent pas, cet ouvrage pourra constituer une ressource pédagogique

très utile pour tout étudiant souhaitant s’initier au traitement informatique des

données discursives et textuelles ou approfondir ses connaissances dans le domaine.

Questions de communication, 33 | 2018

486

AUTEURS

ABDELKADER SAYAD

Université de Mostaganem, Algérie, DZ-27000/MoDyCo, université Paris Ouest Nanterre La

Défense, F-92000

sayadaek[et]yahoo.fr

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Notes de lecture

Médias, technologies, informationMedia, Technologies, Information

Questions de communication, 33 | 2018

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Camille ALLOING, Julien PIERRE, Le Webaffectif. Une économie numérique desémotionsBry-sur-Marne, Ina Éd., coll. Études et controverses, 2017, 124 pages

David Galli

RÉFÉRENCE

Camille ALLOING, Julien PIERRE, Le Web affectif. Une économie numérique des émotions, Bry-

sur-Marne, Ina Éd., coll. Études et controverses, 2017, 124 pages

1 L’ouvrage de Camille Alloing et Julien Pierre présente les premiers résultats d’un

programme de recherche qui questionne l’émergence d’une économie numérique des

émotions. Cependant, dès l’introduction (pp. 9-16), les auteurs mobilisent un concept

plus large, l’affect, qui est selon leur propos « un élément qui circule entre les corps, et

certains dispositifs numériques tendent à faciliter cette circulation » (p. 11). À l’aube

d’une période où « un mélange s’opère entre le vivant et l’artificiel » (Franck Renucci,

Benoît Le Blanc, Samuel Lepastier, « Introduction générale », Hermès, La Revue, 68, 2014,

pp. 11-14, ici p. 11), imaginer un espace de médiation où s’entremêleraient affects,

corps, messages et technique semble s’inscrire dans un débat pertinent en sciences de

l’information et de la communication (SIC). De plus, les auteurs – étant eux-mêmes

chercheurs en SIC – proposent une approche identifiée de la discipline en s’inscrivant

dans la « circulation (des signes, des informations, des idées, etc.) » (p. 102) d’une part,

et dans les médiations humaines et techniques, d’autre part.

2 Les affects numériques « supposent des médiations qui ne sont pas uniquement

humaines » (ibid.). Ils circuleraient en surface, entre les interfaces, mais aussi en

profondeur, dans les bases de données. L’introduction se charge ainsi de nous plonger

dans un environnement théorique marqué par les dispositifs et la circulation

d’éléments économiques autour de références comme Michel Foucault et Adam

Questions de communication, 33 | 2018

489

Arvidsson. La valeur affective des données personnelles des utilisateurs tendrait de la

sorte à faire émerger une « forme de capital » (p. 31). Dans une approche critique et

socio-économique de l’objet, les auteurs mobilisent le champ de recherche émergeant

du digital labor, en citant Michael Hardt, Antonio Negri. Et ce n’est pas un hasard si la

préface de l’ouvrage est assurée par Antonio A. Casilli (pp. 5-8) qui a déjà publié sur le

sujet (Dominique Cardon, Antonio A. Casilli, Qu’est-ce que le Digital Labor ?, Paris, Ina Éd.,

2015).

3 Le digital labor participe à la détection de formes d’interactions médiatisées, souvent

quotidiennes, qui sont assimilables à un travail en ligne, encadrées par un dispositif, et

mesurables. Les usagers ne sont pas susceptibles de connaître leur participation à un tel

travail, mais leur production de valeur par la publication d’éléments et par les échanges

va développer une forme de capitalisme défendue par les auteurs – ici un « capitalisme

affectif » (p. 11). Dans cet ouvrage, la démonstration scientifique consiste à définir

l’émergence d’un modèle socio-économique de l’exploitation des affects numériques.

Pour y parvenir, Camille Alloing et Julien Pierre ont choisi un ensemble d’outils

méthodologiques : les analyses de brevets, discours, applications, structures financières

et fonctionnalités dites « affectives » (p. 13) sont corrélées à des entretiens

exploratoires auprès de community managers. Le cadre conceptuel de l’étude s’organise à

la fois en surface et en profondeur, à travers six chapitres de développement, une

vingtaine de figures, cinq tableaux et des discussions.

4 Dans le chapitre suivant la partie introductive (pp. 17-34), les auteurs commencent par

identifier plusieurs niveaux d’affects, délimités selon eux par le « degré de conscience

qu’ont les individus de la manifestation émotionnelle ou de sa cause, croisée avec

l’inscription dans le temps » (p. 17). L’émotion, schème basique, « faiblement

conscientisé » (p. 17) se distingue ainsi de la sensation par exemple, brève et

consciente, et du sentiment, marqué par un travail réflexif complexe. Une plus grande

finesse aurait peut-être été nécessaire pour permettre au lecteur de saisir certains

concepts comme celui de pulsion – présenté ici de manière très brève – mais cela n’est

pas l’objectif des auteurs. L’enjeu est ailleurs, dans l’émotion. Grâce à une revue

intuitive de différentes approches, on se familiarise volontiers avec les théories de

catégorisation des émotions – avancées entre autres par le médiatique Paul Ekman – et

avec les logiques de mesure des émotions qui nous accompagneront dans la suite de la

lecture.

5 L’un des points communs entre ces théorisations relevées par Camille Alloing et Julien

Pierre est le fait d’envisager la communication non verbale comme « un langage comme

les autres, avec un vocabulaire et une grammaire » (p. 27). Par un processus liant

atomisation, grammatisation et commensuration, les industries du numérique

semblent saisir cette transposition de l’état émotionnel humain en séquences

informationnelles, articulables, et quantifiables. La manœuvre ne laisse que peu de

place au corps et à la singularité de l’individu. Elle conduit à des logiques relevant de

l’hypothèse d’une « économie des affects » (p. 28) numériques.

6 Le propos s’achemine ensuite vers un chapitre consacré à la conception des interfaces

des plates-formes (pp. 35-48). Comment stimuler les usagers pour leur permettre de

faire circuler leurs données et ainsi nourrir un capitalisme affectif ? Dans un premier

temps, les auteurs proposent un examen historique de l’émergence de fonctionnalités

affectives chez Facebook et Twitter. Nous pourrions regretter l’absence de Snapchat et

Instagram – réseaux socionumériques significatifs tant en nombre d’utilisateurs actifs

Questions de communication, 33 | 2018

490

qu’en activités relevant de l’affectivité numérique – mais le choix des auteurs reste

cohérent avec le corpus étudié dans le reste de l’ouvrage. Dans la suite de la lecture,

plusieurs concepts apparaissent. Le design pattern (p. 36), par exemple, fait référence à

un ensemble d’éléments itératifs – les tags, les hashtags, la timeline, etc. – contribuant

à ce que les auteurs appellent une « forme d’imprégnation cognitive » (p. 38) chez les

usagers. Les nouvelles fonctionnalités semblent se raréfier : quid de l’innovation ? La

priorité serait donnée à la nécessité de circulation plutôt qu’à la nouveauté. Ce constat

est à nuancer au regard des investissements croissants des industries du numérique en

recherche et développement. Camille Alloing et Julien Pierre s’intéressent également à

Facebook Reactions, dispositif de six émoticônes apparu début 2016 qui permettrait aux

utilisateurs de « signifier une émotion » (p. 41). Ainsi la fonction « J’aime » auparavant

réductrice et contradictoire se diversifie-t-elle. Notons qu’il est difficile de dire si

l’approche universaliste de Paul Ekman, citée une nouvelle fois ici, a inspiré les

industries du numérique ou est simplement là en tant que référence incontournable

pour les auteurs.

7 Le troisième chapitre (pp. 49-64) aborde la question de la mesure. En s’inscrivant dans

les logiques actuelles de Big Data et de quantification des usages des internautes, les

auteurs font émerger le postulat de « l’avènement de métriques affectives ». Camille

Alloing et Julien Pierre introduisent un comparatif stimulant entre la vision de

« machines apprenantes » (p. 51) inspirées des mécanismes humains et le jargon utilisé

par les grands groupes : référencement « naturel » pour Google, portée « organique »

pour Facebook, mesure des « impressions » chez Twitter. La singularité du vivant est

parfois défendue dans l’ouvrage, mais il aurait peut-être été intéressant de poursuivre

avec plus de précisions sur les enjeux entre vivant, cognition et intelligence artificielle

à l’épreuve des dispositifs. Ce chapitre nous informe aussi des évolutions techniques

sous deux volets. D’une part, le traitement des données web, avec le sentiment analysis et

l’opinion mining qui s’appuient sur des « méthodes de traitement automatique de

langage » (p. 52), et, d’autre part, la « reconnaissance des émotions » (p. 54) faciales,

vocales, et physiologiques. La confrontation entre émotions et affects est ici

adroitement sujette à discussion : les auteurs nous confirment en fin de chapitre qu’il

s’agit bien d’outils de mesure de « ce qui affecte un individu plus que ce qui stimule ses

émotions » (p. 64). Enfin, qu’en est-il de l’écart entre la capture des expressions faciales

de l’individu et la perception infiniment individuelle de ses émotions ?

8 En avançant dans la lecture de l’ouvrage, on comprend cette idée invariablement

centrale de la circulation des données affectives numériques présentées en tant que

« marchandise comme les autres » (p. 77). Camille Alloing et Julien Pierre proposent

dans le chapitre suivant (pp. 65-80) de s’intéresser aux stratégies menées par les

industries pour proposer un espace de « médiation des affectivités » (p. 73) aux usagers.

À travers une longue étude de cas de Facebook, les auteurs montrent la nécessité pour

la firme de soutenir la production et le partage au sein de son dispositif, sans pour

autant développer une « stratégie émotionnelle […] comme le déploiement de Facebook

Reactions aurait pu nous laisser le croire, mais bien une stratégie affective » (p. 74). On

comprend que, selon cette approche, les plates-formes ne sont pas dupes : elles ne

maîtrisent actuellement que le déploiement d’affects numériques au sein de leur

environnement, les données dites « émotionnelles » ne seraient qu’un levier pour

séduire les annonceurs et augmenter leur profit.

Questions de communication, 33 | 2018

491

9 Dans la continuité des analyses des précédentes parties, les deux derniers chapitres

amorcent la théorisation de l’émergence d’un Digital Affective Labor. Il faudra d’abord

distinguer le « travail affectif » (p. 81) – entrant dans le système de production et de

circulation des affects – du travail émotionnel – qui « interroge la mise à l’épreuve des

émotions » (ibid.) de l’individu dans son quotidien. Les enquêtes ayant été réalisées

principalement auprès de community managers dont l’activité sur internet est identifiée

et rémunérée, l’approche théorique ne pourra être étendue à l’ensemble des usagers

lambdas des plates-formes. Cependant, les résultats indiquent que les community

managers interrogés pratiquent un travail affectif quotidien par l’utilisation de signes –

principalement des émoticônes – traduisant des expressions et attitudes du langage que

l’on retrouve chez Roman Jakobson (p. 86). Nous sommes dubitatifs sur cet aspect

communicationnel puisqu’il manque nécessairement le corps, le regard, la parole, en

outre ce qui fait fondamentalement l’humain. Certains « travailleurs du clic » (p. 89)

peuvent vivre un basculement de ce travail en ligne vers un « travail émotionnel »,

psychique, individuel, qui entre dans leur quotidien parfois comme une souffrance. Ce

dernier point est intéressant par les pistes qu’il laisse entrevoir sur les éventuels

impacts des « dispositifs affectifs » (p. 74) sur l’humain, et la communication.

10 En définitive, cet ouvrage structuré est un point de départ pour des questionnements

plus vastes en SIC et sur l’entité conceptuelle de digital labor. Loin de la croyance aux

potentialités de numérisation des émotions qu’ils critiquent dès les premières pages –

« ce ne sont pas des émotions qui sont capturées, quantifiées ou impulsées » (p. 10) –

Camille Alloing et Julien Pierre questionnent les interactions affectives par la

technique, mais cela ne peut faire oublier la dimension humaine de l’affectivité

originelle. De plus, « quelle émotion naît de l’interaction numérique ? » (p. 95). Si

capitalisme affectif il y a, alors les préoccupations concernant sa régulation ne

pourront s’éloigner de l’étude des impacts de la multitude d’injonctions

attentionnelles, affectives et déshumanisantes du numérique sur les relations

humaines.

AUTEURS

DAVID GALLI

Imsic, université de Toulon, Aix-Marseille Université, F-83000

david.galli[at]univ-tln.fr

Questions de communication, 33 | 2018

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Frédéric ANTOINE, dir., Analyser laradio. Méthodes et mises en pratiqueLouvain-la-Neuve, De Boeck, coll. Info com, 2016, 256 pages

Béatrice Donzelle et Aude Seurrat

RÉFÉRENCE

Frédéric ANTOINE, dir., Analyser la radio. Méthodes et mises en pratique, Louvain-la-Neuve,

De Boeck, coll. Info com, 2016, 256 pages

1 Analyser la radio. Méthodes et mises en pratique, un manuel dirigé par Frédéric Antoine, est

le fruit du travail collectif de treize chercheurs (Frédéric Antoine, Nicolas Becqueret,

Jean-Jacques Cheval, Étienne Damome, Christophe Deleu, Ariane Demonget, Séverine

Equoy Hutin, Laurent Fauré, Anne-Caroline Fiévet, Laurent Gago, Hervé Glevarec, Isabel

Guglielmone, Albino Pedroia, Sébastien Poulain, Pascal Ricaud et Nozha Smati), tous

membres du Groupe de recherches et d’études sur la radio (GRER). Frédéric Antoine

insiste dans son introduction (pp. 13-19) sur le fait que l’ouvrage est né des

préoccupations communes des chercheurs et qu’il a été conçu à partir des échanges et

débats au sein de ce collectif pluridisciplinaire. Il est l’aboutissement d’une réflexion

qui anime les membres du GRER depuis sa fondation en association en 2004. En

témoigne notamment la présentation de la pluralité des ancrages disciplinaires en

sciences humaines et sociales (SHS) qui permettent d’appréhender ce média : l’histoire,

le droit, la science politique, la psychologie, les sciences du langage, les sciences de

l’éducation et, bien entendu, les sciences de l’information et de la communication (SIC).

2 Cet ouvrage n’a pas pour objectif de faire un état des lieux de toutes les recherches et

problématiques portant sur la radio mais « de dire comment on mène une recherche sur

la radio » (Frédéric Antoine, « Introduction », p. 13), d’expliciter pas à pas les

différentes modalités d’analyse de ce média en prenant en compte sa médiativité, c’est-

à-dire ses singularités organisationnelles, techno-sémiotiques et relationnelles. Cet

ouvrage sera particulièrement utile aux étudiants et chercheurs qui entament une

Questions de communication, 33 | 2018

493

recherche sur la radio d’autant plus qu’il n’existe pas d’autre manuel francophone de

méthodologie d’analyse spécifique à la radio.

3 La radio est un média qui a souffert d’un certain manque de visibilité dans l’espace

académique, mais ces dernières années, les recherches sur la radio connaissent un

essor, notamment celles portant sur les transformations numériques du média. Ce

manuel, loin de figer son objet, montre d’ailleurs très bien comment appréhender les

dynamiques de transformations, qu’elles soient formelles, éditoriales ou

organisationnelles. Il est conçu et rédigé par des experts du média radiophonique qui

ont pu, dans leurs travaux respectifs, soumettre les approches disciplinaires à l’épreuve

de leurs terrains de recherche et expérimenter largement les méthodes qu’ils

présentent ici. Ces chercheurs ont également acquis l’habitude, à l’occasion des

événements scientifiques organisés par le GRER, d’échanger épistémologiquement

autour des méthodes, de croiser les approches, d’élargir leur vision de manière

interdisciplinaire, de « dialoguer et produire ensemble » (Jean-Jacques Cheval, « Avant-

propos », p. 8). Leur connaissance du terrain leur permet aussi de comprendre en quoi

la radio est un média particulier et en quoi son étude implique des méthodes d’analyse

spécifiques. Cet ouvrage collectif n’est donc assurément pas né de certitudes mais bien

au contraire de doutes féconds, de tests et d’expérimentations qui permettent de

présenter des méthodologies éprouvées empiriquement.

4 En introduction est proposée une définition de la radio en tant que média, et dans sa

dimension non seulement technique mais aussi sociale (pp. 20-25). Les spécificités et

particularismes de la radio vis-à-vis des autres médias sont mis en lumière, comme

autant d’éléments de son identité. Ne cédant pas à l’essentialisme, Frédéric Antoine

intègre une dimension diachronique à cette définition. Il rappelle par exemple que

« l’instantanéité » n’est plus spécifique de la radio à l’heure des chaînes télévisées

d’information continue et du numérique. Il démontre également que si l’absence

d’image ne peut plus suffire à caractériser le média radiophonique, sa dimension

sonore reste bien essentielle. Jean-Jacques Cheval, Christophe Deleu et Albino Pedroia

poursuivent cette introduction en présentant une synthèse des liens entre recherche et

radio (pp. 24-31), tandis que Laurent Gago et Frédéric Antoine fournissent des conseils

épistémologiques et méthodologiques en matière de démarche scientifique qui seront

utiles à tout chercheur et étudiant prenant comme objet d’étude le média

radiophonique.

5 Par sa forme même, ce manuel rend aisé sa prise en main. En effet, chaque chapitre est

construit selon la même trame. Il débute par une présentation synthétique de

l’approche méthodologique choisie et de ses objets de prédilection (« objets de

l’étude »), suivie de l’explication des outils méthodologiques (« disciplines et

méthodes ») et se termine par des illustrations de l’approche (« applications »). Le

chapitre 1, consacré à l’étude des acteurs de la radio, présente la richesse et la variété

du paysage radiophonique français, ainsi que l’étude d’Hervé Glevarec à propos des

acteurs professionnels de France Culture (techniciens, réalisateurs, producteurs). Le

chapitre 2, consacré à l’analyse de l’offre radiophonique, évoque notamment l’étude

menée par Elvina Fesneau à propos du transistor et des transformations que sa mise sur

le marché a induites en matière de programmation et d’usages radiophoniques, et

celles d’Étienne Damome sur le paysage radiophonique en Afrique. Le chapitre 3, rédigé

par Hervé Glevarec et Nicolas Becqueret, s’intéresse aux dispositifs radiophoniques, et

prend comme exemples d’application les « formes de bonjour » étudiées grâce à

Questions de communication, 33 | 2018

494

l’analyse conversationnelle, ainsi que le travail collectif d’un groupe d’étudiants ayant

pris comme objet de recherche les interviews des candidats à l’élection présidentielle

française de 2012 par les principales stations de radio, selon une approche d’analyse du

discours politique. Le chapitre 4 sur le matériau radiophonique fait référence à des

études menées sur le format et la programmation radiophonique en matière musicale,

sur l’analyse du discours radiophonique dans ses dimensions sonores et linguistiques,

sur le récit publicitaire, la voix radiophonique et la mise en scène sonore. Est également

abordée la question des hiérarchies et interactions entre langues dans les régions

marquées par le plurilinguisme. Sont cités en exemple les travaux de Ronan Calvez à

propos de la radio en langue bretonne, et de Pascal Ricaud au sujet des radios basques.

Enfin, Laurent Gago explique comment les méthodes d’analyse issues des SIC, des

sciences du langage et de la sémiologie peuvent être appliquées à l’étude des dispositifs

radiophoniques en ligne : sociologie des innovations, étude du discours, analyse des

dispositifs, lexocimétrie…). Le chapitre 5 se penche sur l’analyse des émissions

radiophoniques en les abordant sous l’angle du genre (documentaire), des conditions de

production et des contenus (émissions interactives). Le chapitre 6 traite de l’analyse

des contenus visuels et audiovisuels, avec notamment l’exemple des publicités visuelles

pour la radio, des usages mobiles de la radio, et de l’analyse des discours prescriptifs en

matière d’usage de la radio visuelle. Le chapitre 7 aborde l’analyse quantitative

(Frédéric Antoine, pp. 166-171) et qualitative (Hervé Glevarec, pp. 172-175) des

audiences, mais aussi la question des effets : influence des contenus radiophoniques sur

l’opinion publique et sur les comportements. Pascal Ricaud y présente une histoire

critique des écoles théoriques dans le domaine de l’étude des effets des médias, du

béhaviorisme aux cultural studies et à l’approche ethnographique. Dans une dernière

section consacrée à l’analyse des supports de la radio, du poste à galène à la radio en

ligne et aux applications mobiles, Laurent Gago conseille une approche

pluridisciplinaire et une attention portée tant sur les supports que sur les programmes

et les usages. Le dernier chapitre est consacré à la méta-radio, autrement dit aux

discours à propos de la radio, qu’ils soient réflexifs (les producteurs de contenus

radiophoniques parlent de leurs pratiques et de leur objet) ou analytiques (les médias

évoquent la radio en tant que sujet ou objet d’étude). Enfin, dans chaque chapitre, la

section « pour aller plus loin » suivie des repères bibliographiques permet au lecteur de

savoir comment approfondir telle ou telle approche méthodologique. L’ouvrage offre

ainsi une palette d’approches méthodologiques très variées quand bien même aurait-il

été intéressant de disposer d’exemples plus détaillés. Enfin, les approches développées

par la sémiologie ou la sémiotique du son ne sont pas réellement abordées dans

l’ouvrage et pourraient constituer un éclairage complémentaire.

6 À la fin de l’ouvrage, la partie consacrée aux ressources sera d’autant plus utile aux

étudiants et chercheurs qui entament un travail sur la radio que l’accès aux archives

radiophoniques est moins aisé que pour la presse ou la télévision. Cet ouvrage est ainsi

véritablement un « manuel » « destiné à être manié comme tel, c’est-à-dire manipulé

selon les besoins, au rythme des interrogations, des attentes et des étapes d’un travail

d’études ou d’investigation académique » (Frédéric Antoine, « Introduction », p. 13).

7 Analyser la radio n’a pas pour prétention de donner une feuille de route unique d’analyse

de la radio. Bien au contraire, il insiste sur l’importance de la contextualisation et de la

problématisation avant d’élaborer son itinéraire méthodologique spécifique. La

structure de l’ouvrage est à l’image de son objet : composite et multifacettes. Loin

d’être concurrentes, les approches présentées dans les chapitres permettent

Questions de communication, 33 | 2018

495

d’expliciter différentes modalités d’appréhension de ce média en fonction que la focale

porte sur les acteurs, l’offre, les dispositifs, les matériaux sémiotiques, les publics, etc.

Soulignons également que même si les approches sont présentées de manière

successive, il est plusieurs fois mentionné l’intérêt de leur articulation. Il aurait

cependant pu être intéressant de proposer à la fin de l’ouvrage un cas d’étude afin de

montrer un exemple d’articulation des méthodologies. Ainsi, on l’aura compris, cet

ouvrage répond à des enjeux pratiques, ceux du comment faire, comment procéder, mais

plus largement, comme le souligne Jean-Jacques Cheval dans son avant-propos, il

permet de « donner le goût de la recherche » (p. 11).

AUTEURS

BÉATRICE DONZELLE

Cimeos, université Bourgogne Franche-Comté, F-21000

beadonzelle[at]yahoo.fr

AUDE SEURRAT

Labsic, université Paris 13, F-93430

aude.seurrat[at]univ-paris13.fr

Questions de communication, 33 | 2018

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Benjamin BEIL, Thomas HENSEL,Andreas RAUSCHER, Hrsg., GameStudiesWiesbaden, Springer, coll. Film, Fernsehen, Neue Medien, 2018, 402pages

Simon Hagemann

RÉFÉRENCE

Benjamin BEIL, Thomas HENSEL, Andreas RAUSCHER, Hrsg., Game Studies, Wiesbaden,

Springer, coll. Film, Fernsehen, Neue Medien, 2018, 402 pages

1 Les game studies ou les sciences du jeu (vidéo) sont particulièrement riches en

interférences avec d’autres disciplines. La partie esthétique d’un jeu vidéo peut être

abordée avec des approches issues des études littéraires, des études

cinématographiques, des études théâtrales ou des études musicales, pendant que

l’interaction entre humain et ordinateur peut être analysée par exemple avec des

approches informatiques, psychologiques ou cognitives et que les effets des jeux vidéo

peuvent être étudiés entre autres avec une méthodologie issue de la sociologie, de la

psychologie ou des études culturelles. Une introduction à cette discipline relativement

jeune doit donc relever un double défi : faire apparaître clairement les enjeux majeurs

spécifiques de la discipline tout en tenant compte de l’interdisciplinarité du champ de

recherche. L’ouvrage Game Studies édité par Benjamin Beil, Thomas Hensel et Andreas

Rauscher, enseignants-chercheurs à Cologne, Pforzheim et Siegen, répond à cette

exigence en abordant les éléments clés des jeux vidéo avec une approche

multiperspectiviste. Les éditeurs ne proposent pas une introduction classique qui

inviterait à une lecture linéaire mais plutôt – et volontairement – une présentation des

nombreuses notions abordées par les auteurs et constituant autant de points d’entrée

dans le sujet (p. VIII). L’ouvrage contient vingt-et-un articles, rédigés par dix-neuf

auteur(e)s, pour la plupart enseignants-chercheurs en sciences des médias

Questions de communication, 33 | 2018

497

(Medienwissenschaft) en Allemagne. Ces articles sont encadrés par une introduction de

trois pages et une postface de deux pages. Ils sont complétés par un index des jeux

cités. Le livre contient également une quantité considérable d’illustrations en couleur.

2 Les articles sont regroupés par sept dans trois parties : « Spiele » (« Jeux »),

« Schnittstellen » (« Interfaces ») et « Spieler » (« Joueurs »). Cette structure facilite

l’orientation du lecteur et semble donc convaincante au premier abord. Mais quelques

problèmes se posent. Surtout, le classement des articles « Historiographie »

(pp. 363-378), « Kunst » (« Art ») (pp. 379-387) et « Gamification » (pp. 313-329) dans la

partie consacrée au joueur n’est pas évident : pendant que l’article « Historiographie »

se focalise sur l’écriture de l’histoire des jeux vidéo et que l’article « Art » s’interroge

sur les critères pour qualifier les jeux en tant qu’œuvres d’art, l’article « Gamification »

traite de phénomènes sociétaux dépassant le cadre des jeux et des joueurs. Les éditeurs

n’ont d’ailleurs ni justifié la sélection des termes choisis ni leur classement. On pourrait

aussi s’interroger sur le fait que le plan de la production des jeux vidéo est relativement

peu abordé.

3 Au-delà de ces problèmes de classement, les contributions elles-mêmes sont toutes très

clairement structurées. Chaque article est organisé en plusieurs parties numérotées,

commençant généralement avec une définition du ou des terme(s) clé(s), puis allant de

quelques réflexions plus générales à une analyse des cas concrets et se terminant par

des références bibliographiques. Des pavés en gris mettent en avant des concepts-clés.

Si l’organisation des articles témoigne donc d’un travail d’édition louable, on peut

regretter que l’introduction de tout l’ouvrage se limite à trois pages (pp. VII-XI) et qu’il

n’existe ni de conclusion générale ni d’introductions ou de conclusions consacrées à

chacune des trois parties pour davantage situer les articles dans leur contexte,

synthétiser les enjeux principaux et établir des liens entre les différents aspects.

4 Dans la première partie, consacrée à l’esthétique et aux parties constitutives des jeux

vidéo, l’article sur l’espace (pp. 3-26) et celui sur le monde (pp. 129-151) se recoupent

par rapport aux liens de la représentation spatiale graphique avec l’architecture,

l’architecture du paysage et la conception des parcs d’attractions. Dans l’article intitulé

« Raum » (« Espace ») par Andreas Rauscher sont également abordés le passage du 2D

au 3D – permettant une expérience de l’espace en continu – et l’organisation spatiale

typique des jeux vidéo, comme la cartographie ou la progression par niveaux. L’article

sur le monde de Marc Bonner insiste davantage sur les possibilités d’interaction du

joueur avec l’espace représenté. La contribution de Serjoscha Wiemer (« Zeit »,

pp. 27-45) consacrée au temps se focalise sur sa perception par le joueur à travers les

différentes configurations : la progression, la répétition, les variations, les sauts

temporels ou l’activation de la mémoire. L’article sur l’image de Thomas Hensel

(« Bild », pp. 47-62) s’intéresse quant à lui surtout au calcul des images en temps réel et

à leur interactivité. Le débat des années 1990 et 2000 entre narratologues et ludologues

est traité dans l’article « Story » d’Andreas Rauscher (pp. 63-85). En ce qui concerne des

approches plus récentes de la narration des jeux vidéo, la contribution s’appuie surtout

sur les travaux de Marie-Laure Ryan. Melanie Fritsch (pp. 87-107) commence son texte

consacré à la musique avec un petit rappel historique pour ce sujet plus rarement

analysé. Puis elle approfondit la réflexion sur la dimension immersive de la musique et

sur l’interactivité entre musique, images et game mechanics. L’article de Felix Schröter

(« Figur », pp. 109-128) consacré aux personnages rappelle l’importance de certains

d’entre eux – comme Mario ou Lara Croft – pour la célébrité des jeux qu’ils

Questions de communication, 33 | 2018

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personnifient et insiste sur le fait que l’identification passe plus facilement par des

personnages humains ou anthropomorphes.

5 La deuxième partie est consacrée à la notion d’interface. C’est aussi le titre du premier

article de cette section, écrit par Timo Schemer-Reinhard (pp. 155-172), qui peut donc

être lu comme une introduction de toute la partie. Il rappelle les deux fonctions

fondamentales de l’interface, souvent oubliées : constituer une unité d’entrée et une

unité de sortie. Puis il évoque leur évolution et s’interroge sur la question de la

transparence. L’article de Willem Strank intitulé « Plateforme » (pp. 173-200) introduit

aux platform studies et aborde des questions telles que l’impact des consoles sur

l’historiographie des jeux vidéo, les problèmes liés à la conservation et le portage des

jeux ou le procédé des émulations et le phénomène du retrogaming. Le texte sur l’avatar

de Benjamin Beil et Andreas Rauscher (pp. 201-217) complète l’article sur le personnage

de la première partie mais se focalise sur le personnage en tant qu’outil et non en tant

qu’élément de la fiction. Ils recourent au terme point of action, désignant le lieu virtuel

d’où l’action du jeu est accomplie. Ce concept est développé par Britta Neitzel

(pp. 219-234) dans l’article suivant consacré à l’involvement. Le titre est proposé par

l’auteure car, selon elle, il a l’avantage de contenir à la fois une dimension active liée à

l’interactivité et une dimension passive liée à une expérience immersive (p. 223). La

contribution de Philipp Bojahr et Michelle Herte intitulée « Spielmechanik » (« Game

mechanics », pp. 235-249) évoque une multiplicité de fonctionnements des jeux, allant

de dispositifs mécaniques comme les flippers jusqu’au phénomène des personnages

non-joueurs gérés par des algorithmes. Les auteurs insistent sur le rôle clé des game

mechanics pour assurer une fonction constitutive des jeux vidéo : convaincre le joueur

de continuer à jouer (p. 244). Hanns Christian Schmidt (pp. 251-265), dans son texte sur

la transmédialité, n’aborde pas seulement la définition de ce terme mais présente

également la grande diversité d’approches du terme intermédialité. Puis il présente le

concept incontournable du transmedia storytelling de Henry Jenkins et mentionne

quelques difficultés, comme le fait qu’il y ait plusieurs auteurs, ce qui nuit à l’unité

esthétique, ou comme le calendrier complexe des publications. La deuxième partie se

termine par un article de Markus Rautzenberg (pp. 267-281) proposant un regard plutôt

philosophique sur le jeu en recourant à la théorie de Hans-Georg Gadamer et à son idée

consistant à percevoir le jeu comme un média indépendant du joueur (pp. 270-271).

6 La troisième et dernière partie, consacrée justement aux joueurs, commence par une

contribution de Benjamin Beil (pp. 285-299) sur la participation, en partant du constat

d’une culture médiatique de plus en plus participative. Au centre de l’article est

évoquée la pratique du modding c’est-à-dire la modification du jeu par le joueur,

particulièrement avec des jeux comme Minecraft ou Little Big Planet pour lesquels le

partage du contenu édité par les joueurs constitue un élément constitutif. Judith

Ackermann, dans son article intitulé « Gemeinschaft » (« Communauté », pp. 301-311),

étudie l’échange social des communautés virtuelles autour d’un jeu, notamment dans

les MMOG (Massively Multiplayer Online Games), en les différenciant des communautés

imaginées ou des communautés présentielles. Felix Raczkowski et Niklas Schrape

(pp. 313-329) examinent le phénomène social de la gamification. Ils relativisent

l’ampleur du phénomène en montrant que la création des environnements motivants

n’a pas toujours un lien nécessaire avec des jeux vidéo (p. 325) et proposent, plutôt que

d’insister sur le constat d’une société davantage joueuse, de mettre en avant les

bénéfices d’une approche qui analyse certains phénomènes en tant que jeux (p. 326).

Jochen Venus (pp. 331-342), dans l’article consacré à la violence examine entre autres

Questions de communication, 33 | 2018

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les game mechanics dans plusieurs jeux vidéo lorsque le joueur doit tuer. Dans sa

contribution titrée « Genre », Andreas Rauscher (pp. 343-362) rappelle que pour les jeux

vidéo ce sont le déroulement du jeu et les possibilités du gameplay qui définissent

l’appartenance à un certain genre et non la narration ou les lieux de l’action comme

c’est le cas pour les films. Puis il démontre le caractère flou du terme et l’avantage de

percevoir les règles du genre comme dynamiques. Jochen Koubek (pp. 363-378), dans

son article sur l’historiographie, déplore l’absence d’une histoire culturelle des jeux

vidéo, au profit des ouvrages consacrés à l’histoire des ordinateurs et des consoles.

Enfin, cette troisième partie se termine avec la contribution de Thomas Hensel

(pp. 379-387) consacrée à l’art. Il commence par montrer qu’il est très difficile de

donner une définition et il passe au crible un grand nombre d’approches possibles. Puis

il arrive à son propos principal, consistant à considérer comme œuvre artistique, entre

autres qualifications, tout jeu qui se laisse comprendre comme acte de jeu (Spielakt),

c’est-à-dire dans lequel les game mechanics possèdent une dimension métaphorique.

7 Game Studies est ainsi une introduction documentée et approfondie abordant de

nombreux aspects des jeux vidéo. Les grandes qualités de cette publication sont la

clarté structurelle et la profondeur des articles, la multitude des sujets étudiés et les

nombreuses références abordées. L’ouvrage s’avère donc très utile pour les étudiants,

pour les enseignants et pour toute personne cherchant à s’initier aux méthodes des

game studies. Vu l’organisation claire de l’ouvrage et sa richesse bibliographique,

néanmoins limitée aux publications germanophones et anglophones, il pourrait aussi

être utilisé comme un outil encyclopédique pour des chercheurs plus avancés. En effet,

l’approche multiperspectiviste illustre parfaitement la richesse de la discipline. Mais

comme certaines questions fondamentales pour la constitution de la discipline, telles

que les débats entre narratologues et ludologues dans les années 1990 et 2000, se

trouvent traitées dans des chapitres spécifiques, elles risquent d’échapper à une lecture

sélective. Si Game Studies n’est pas la meilleure source possible pour une toute première

découverte de ce jeune champ de recherche, il constitue une ressource très précieuse

pour commencer à en approfondir certains aspects.

AUTEURS

SIMON HAGEMANN

Université de Lorraine, F-88100

simon.hagemann[at]univ-lorraine.fr

Questions de communication, 33 | 2018

500

Florence LE CAM, Denis RUELLAN, Émotions de journalistes. Sel et sens dumétierGrenoble, Presses universitaires de Grenoble, coll. Communication,médias et sociétés, 2017, 240 pages

Jean-François Tétu

RÉFÉRENCE

Florence LE CAM, Denis RUELLAN, Émotions de journalistes. Sel et sens du métier, Grenoble,

Presses universitaires de Grenoble, coll. Communication, médias et sociétés, 2017,

240 pages

1 Le dernier ouvrage de Florence Le Cam et Denis Ruellan répond à une question

apparemment toute simple : qu’est-ce qui attache les journalistes à leur métier ? Ou, dit

autrement : qu’aiment-ils dans ce qu’ils font ? Certes il s’agit bien, comme dans leurs

travaux précédents, d’une interrogation sur l’identité professionnelle des journalistes,

mais au lieu de viser directement les questions usuelles des sociologues sur ce point, les

structures de domination, les tensions, la socialisation dans le groupe, etc., il s’agit ici

de comprendre leur « attachement ». Ce qui, selon le sous-titre, constitue « le sel et le

sens » du métier.

2 Denis Ruellan n’a rien oublié de ce qu’il a écrit sur l’imprécision constitutive du

journalisme (Le Professionnalisme du flou, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble,

1993) ; il s’agit donc de découvrir des régularités qu’avec Florence Le Cam il va chercher

du côté des émotions dont ces deux auteurs pensent qu’elles constituent un moteur de

l’activité des journalistes : ils inventent pour cela un néologisme assez heureux,

« l’émotricité ». Il ne s’agit nullement pour eux de saisir l’émotion elle-même, qui n’est

pas de leur compétence, mais ce que les journalistes en disent. Non pas tous les

journalistes, mais deux catégories apparemment fort opposées, les présentateurs de

Questions de communication, 33 | 2018

501

télévision, très éloignés du terrain même de l’événement qu’ils présentent, et les

reporters de guerre qui sont, eux, soumis en permanence au « feu » de l’action. Pour

comprendre cet attachement au journalisme, les auteurs étudient deux types de

discours : les autobiographies et les entretiens que les auteurs ont conduits avec

22 journalistes de ces deux catégories.

3 En effet, l’émotion étant une catégorie plus psychologique que sociologique, ce livre

repose sur le pari qu’un sociologue peut trouver dans les écrits des journalistes une

voie d’accès à ce quasi-indicible qu’est l’émotion.

4 Les livres publiés par les journalistes sont en pleine croissance depuis les années 1970

(croissance de 560 % contre 175 % pour l’édition en général), parce que l’édition est

devenue un débouché habituel des contenus journalistiques, et une autre source de

revenus, notamment pour les journalistes free-lance dont elle assure aussi l’autonomie.

Dans cette grosse masse de publications, l’autobiographie tient une place bien

particulière qui repose fortement sur un « désir de recomposition de soi » (p. 47).

5 Certes, l’autobiographie peut être le moyen de prendre une pose, ou une posture (à la

limite cela peut sembler une imposture), mais il s’agit toujours d’un moyen d’accès à la

représentation de soi, à sa propre identité, qui souvent est le moment d’une trajectoire

(voir Lahire, cité p. 48). Ces récits ont toujours une double ambition : d’une part, ce sont

des récits situés, forcément reconstruits (le récit est souvent au présent) de moments

qui ont construit une identité professionnelle ; d’autre part, ils mettent en évidence

une rationalité qui est l’autre face de ces textes autobiographiques que les auteurs ont

sélectionnés à partir de la définition de base que Philippe Lejeune donne de

l’autobiographie (Le Pacte autobiographique, Paris, Éd. Le Seuil, 1975) : identité de

l’auteur, du narrateur et du personnage. Ainsi, à partir d’une sélection initiale large

(tous les présentateurs de TF1 et des chaînes publiques et une trentaine d’ouvrages de

reporters), seule une vingtaine de chaque catégorie sont cités. C’est encore beaucoup,

et cela explique largement la relative longueur de ce livre. Fortement opposés en ce qui

concerne leur engagement sur le terrain, ces deux « types » de journalistes le sont aussi

du fait que les présentateurs sont les médiateurs d’une information produite par

d’autres (leur équipe, leurs confrères) alors que les reporters rapportent ce qu’ils ont

vu eux-mêmes.

6 Ces autobiographies sont systématiquement « professionnelles » et fort peu

« personnelles » : la famille, l’enfance, la formation sont généralement absents, surtout

chez les reporters (une note de bas de page précise le parcours de chacun). Il apparaît

que, dans la vie du reporter sur le terrain, « la vie est en quelque sorte en suspens »

(p. 52). Mais ces livres indiquent clairement la position sociale de leurs auteurs, ce qui

explique que, dans les livres de reporters, souvent moins connus du public, la notoriété

est centrée sur la fonction (Roger Auque, Otages, de Beyrouth à Bagdad. Journal d’un

correspondant de guerre, Paris, A. Carrière, 2005, ou Florence Aubenas, Grand reporter.

Petite conférence sur le journalisme, Montrouge, Bayard, 2009) ; en revanche les titres des

présentateurs sont fréquemment autoréférentiels (Claude Sérillon, De quoi je me mêle,

Paris, Balland, 1988).

7 Les formes narratives sont extrêmement variées. On y trouve de quasi journaux

intimes, parfois faits de lettres, envoyées ou non, chez les reporters ; des récits de

souvenirs ; des « mémoires » où le journaliste devient chroniqueur ; mais les guerres

elles-mêmes ne sont pas racontées : ce sont des récits parcellaires, fragmentés, car le

journaliste, pas plus que le héros de Stendhal ne peut voir « la » bataille de Waterloo,

Questions de communication, 33 | 2018

502

ne peut voir ni connaître sur le terrain les origines ou les issues des conflits. Cela peut

être aussi la narration d’une vie, récit mémoriel de toute une carrière (Jean-Marie

Cavada, Une marche dans le siècle, Paris, Calmann-Lévy, 2006, ou Léon Zitrone, Big Léon.

Autobiographie, Paris, Hachette, 1989). Ce sont encore des séries mémorielles (Patrick

Poivre d’Arvor n’en finit pas de raconter sa carrière), ou des entretiens (Pierre

Desgraupes, 1992 ou Jean-Pierre Elkabbach, 1982), et enfin des essais, qui stimulent une

perspective réflexive, surtout chez les présentateurs, (Roger Gicquel, La Violence et la

peur, Paris, Éd. France-Empire, 1977).

8 Florence Le Cam et Denis Ruellan s’emploient ensuite à caractériser les « raisons

d’écrire » de tous ces journalistes et relèvent là encore des régularités. La première

raison est que le journaliste est là pour voir et pour dire : c’est son « veni, vidi ». Mais il

est aussi celui qui est avec une équipe, des sources, des concurrents et qui tient à le dire.

Il est encore celui qui est pour un horizon social, celui de son engagement dans le

métier. Il est encore malgré ses inquiétudes, la concurrence, en un mot celui qui reste

fidèle à ses convictions malgré les réalités parfois dures du métier. Il est enfin, après

son éviction de l’écran, par exemple, un présentateur qui est sans surtout chez les

présentateurs. Il faut encore ajouter, pour le reporter, le risque d’une destruction

psychologique dont il est tout à fait conscient, parce qu’il est soumis, comme le soldat

ou l’humanitaire, à un « stress post-traumatique » parfois violent.

9 En un mot, un journaliste est quelqu’un qui « ressent », et a besoin de faire part de son

vécu émotionnel. C’est l’objet du chapitre « Les émotions dans la recomposition de soi »

(pp. 85-111). Ce chapitre s’ouvre sur le « on n’est vraiment bien qu’au front » de Louis

Delaprée pendant la guerre d’Espagne (p. 86). Ce « ressenti », comme disent les auteurs

après tant de psychologues, renvoie à deux « registres », celui de la rationalité (les

lieux, les événements, les personnages, les situations), et celui du vécu émotionnel à

proprement parler. Nous n’aimons guère ce vocable de « ressenti », trop répété ici, qui

désigne à la fois le vécu émotionnel (que nous aimerions plutôt définir comme le

registre sémiotique de « l’épreuve ») et la conscience qu’on en a. En un mot, donc, le

maître mot du journaliste est l’adrénaline que ressent le présentateur quand il est en

direct devant les caméras, ou le reporter au cœur d’un conflit. L’émotion fonctionne

donc comme un schème, la trame du tissage de la vie racontée, et comme lien entre des

choses et des moments très disparates. Et le sociologue a pour tâche de distinguer entre

la verbalisation de l’émotion qui renvoie à la sensibilité individuelle, et les régularités

que révèlent les thématiques partagées.

10 Il y a ici quatre régularités : le journaliste est en mouvement constant, il vit dans une

sensation d’urgence, ou de fuite en avant qui comporte aussi, du moins pour le

présentateur, l’envie d’être admiré, d’être un acteur du spectacle. Deuxième régularité,

le comblement d’un vide qu’exprime la soif de reconnaissance, ou le souhait d’être une

figure publique, mais aussi, tout simplement, le bonheur d’être au milieu de l’action

(« j’ai aimé la guerre » dit Isabel Ellsen, p. 100). Troisième régularité, la lutte solitaire

pour se faire une place (qui n’est pas contradictoire avec la conscience du groupe, de

l’équipe avec qui on travaille) ; cela est particulièrement net chez les femmes dans le

milieu des présentateurs (Christine Ockrent). Il faut y ajouter la fréquence de

l’affirmation de la distance du reporter, très dubitatif sur la force et les effets de

l’information (voir pp.104-106). Enfin un sentiment très partagé est la « dépendance »

que les autobiographes décrivent souvent comme une drogue dont ils ressentent le

Questions de communication, 33 | 2018

503

manque lorsqu’ils sont privés ou écartés de ce mouvement et contraints à l’inaction

(Patrick Poivre d’Arvor, p. 109).

11 Les entretiens permettent de préciser davantage « ce que raconter son journalisme dit

de ses émotions » (p. 113) malgré les stéréotypes et parfois la difficulté à recueillir cela.

C’est ce à quoi est consacré le chapitre 3 (pp. 113-165) alors que le dernier chapitre

analyse la même question, mais à l’envers : comment dire ses émotions repose le

rapport du journaliste à son métier (pp. 167-211). D’abord l’émotion ressurgit dans

l’entretien de façon parfois très vive même si le récit tend à normaliser l’émotion.

Encore une fois, c’est le récit de l’émotion et non l’émotion que visent les deux auteurs

pour qui ce récit et l’expression des émotions qu’il comporte sont aussi des

phénomènes sociaux qui puisent « dans le tissu social des émotions existantes »

(p. 119).

12 Cinq fils tendent ce tissu émotionnel. C’est d’abord l’intensité du moment : la tension

du présentateur avant la prise d’antenne, la peur du reporter de se faire prendre alors

qu’il est en situation tout à fait irrégulière. Cela est stimulé par le désir d’être au cœur

de ce qui se passe, d’y vivre comme une « hyper-vie ». Le deuxième fil, surtout chez les

reporters, est le contrôle de son propre corps ou plutôt des réactions proprement

corporelles à la peur ou au stress ; cela comporte une confrontation à soi assez proche

de celle des sportifs en situation difficile ou périlleuse. Une troisième régularité est la

variation qu’entraîne la recherche avouée de « pics » d’émotion, et le changement

permanent qu’impose la poursuite de sa propre carrière. Un quatrième, présent de

façon assez proche chez les deux types de journalistes, est cette sorte de « mise entre

parenthèses » à la fois de soi-même et du monde, le temps comme suspendu de l’action,

la « bulle » de l’antenne en direct, le décalage constant entre sa propre vie et le terrain,

et aussi la façon dont le reporter peut se servir de son appareil photographique pour ne

pas être happé par l’émotion de la situation. Le dernier fil est celui des traces

émotionnelles ou des stigmates chez les reporters, que connaissent aussi les soldats ou

les humanitaires de retour de mission : peur du métro ou de la foule, colères subites,

etc. ; les présentateurs connaissent d’autres marques émotionnelles qui leur viennent

d’être toujours « en représentation ». Comme on le voit, chacun de ces fils peut être

partagé avec d’autres professions, mais c’est leur ensemble qui fait la spécificité de ce

« métier » et qui pousse les deux auteurs à développer (p. 163 sq.) ce qu’ils nomment

« émotricité », l’émotion qui pousse à agir dans deux sens : les raisons de faire ce

métier, et faire le récit de ce « mouvement ». En somme, ce serait l’émotion qui ancre

l’individu journaliste dans son travail, y compris cette sorte de suspens de l’émotion au

moment de l’action.

13 La dernière partie, consacrée à la « valeur » des émotions, est fondée sur la notion de

« valuation » qu’on doit à John Dewey : John Dewey, de 1925 à 1944 environ, a construit

une théorie de la « formation des valeurs » (titre du recueil de 5 textes, traduits par A.

Bidet, L. Quéré, et G. Truc, Paris, Éd. La Découverte, 2011), et proposé la notion de

« valuation » qui renvoie au jugement de valeur en action, à la fois « avoir intérêt à », et

« s’intéresser à », tout à la fois appréciation immédiate et évaluation de l’action. Ce que

tend à monter John Dewey, en un temps où, très proche du positivisme logique, il

s’oppose fortement à l’empirisme alors dominant et cherche à accroître la

« scientificité » de la psychologie, c’est qu’il n’y a pas de partage, mais un tissage

constant entre l’émotion et sa rationalisation ; ainsi la « valeur » du travail est liée à

l’émotion ou l’émotion à la valeur qu’on lui reconnaît. C’est le fil que suivent les deux

Questions de communication, 33 | 2018

504

auteurs pour montrer l’attachement des journalistes aux valeurs partagées, ou encore

la valeur sociale des émotions éprouvées. Ainsi, le journaliste vit « pour » des croyances

socialement partagées (la liberté d’expression, par exemple, ou le modèle

démocratique) ; il vit aussi « de » reconnaissance ou du bénéfice économique de son

action ; il vit « par » le fait qu’il se retrouve dans cette action, car il y éprouve tout à la

fois plaisir et confirmation de ses choix ; il vit enfin « dans » un milieu, un groupe, des

collègues avec qui il partage tout cela. Enfin, l’écriture serait une manière de passer de

la simple observation à cette « valuation ». Nous remarquons que les auteurs font appel

à Max Weber (p. 177) pour appuyer leur distinction entre vivre pour et vivre de (la

distinction de Max Weber est faite au sujet de l’acteur politique), alors que, pourtant,

Max Weber distingue nettement entre rationalité en valeur et en finalité, ce que John

Dewey tend à réunir justement dans ce mouvement de valuation.

14 Il reste que le but de ce livre, étayé par une foule de citations pertinentes, parfois

surprenantes et toujours heureuses, est de montrer qu’il y a un tissu émotionnel

commun à tous les journalistes ; mais ces émotions ne se produisent pas malgré eux, les

journalistes les recherchent comme ce qui constitue à la fois « le sel et le sens de leur

métier ».

AUTEURS

JEAN-FRANÇOIS TÉTU

Élico, université Lumière Lyon 2, F-69000

jf-tetu[at]orange.fr

Questions de communication, 33 | 2018

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Brigitte LE GRIGNOU, Érik NEVEU, Sociologie de la télévisionParis, Éd. La Découverte, coll. Repères, 2017, 128 pages

Georges Meyer

RÉFÉRENCE

Brigitte LE GRIGNOU, Érik NEVEU, Sociologie de la télévision, Paris, Éd. La Découverte, coll.

Repères, 2017, 128 pages

1 Écrit par deux spécialistes de sociologie politique, ce manuel éclaire les enjeux

contemporains de la télévision. Se centrer sur un tel sujet suppose de dénoncer un

mythe ancien d’une trentaine d’année : la télévision ne décline pas. Loin de se

dissoudre dans les multiples supports numériques, la télévision demeure un média

essentiel : les Français lui consacrent près de 4 heures par jour en moyenne, et on

compte 45 millions de téléspectateurs chaque jour dans ce pays. Cet ouvrage

synthétique fait le point sur une littérature interdisciplinaire, francophone (des

travaux fondateurs de Michel Souchon à La Banlieue du « 20 heures » de Jérôme Berthaut

[Marseille, Éd. Agone, 2013]) et anglophone (par exemple, un encadré est consacré à la

théorie de la cultivation de George Gerbner). Si les auteurs présentent les différentes

traditions des TV studies, comme l’approche en économie politique développée par le

Groupe de recherche sur les enjeux de la communication (Gresec, université Grenoble

Alpes) ou la sémiologie, ils privilégient toutefois une sociologie inspirée par Pierre

Bourdieu. Leur cadre théorique mobilise ainsi la théorie des champs : ils défendent une

analyse des contenus télévisuels qui ne saurait être dissociée d’une analyse des acteurs

et de leurs rapports de force dans le « champ de production culturelle de la télévision »

(p. 39).

2 L’ouvrage est divisé en quatre chapitres qui abordent successivement les professionnels

de la télévision dans l’optique de la sociologie du travail, le flux télévisuel, les effets de

la télévision sur les spectateurs, les effets de la télévision sur les champs (politique,

Questions de communication, 33 | 2018

506

religieux, sportif, culturel). La télévision est d’abord décrite comme un univers

professionnel en expansion et en transformation : les divisions entre les pigistes,

travailleurs précaires, et les animateurs-vedettes s’accentuent, les réalisateurs

déclinent face aux producteurs, les managers se hissent au sommet, comme le montre

la nomination d’une Delphine Ernotte, ancienne de France-Télécom Orange, à la tête de

France Télévisions.

3 Les auteurs critiquent des binarités simplistes qui émaillent les travaux sur la

télévision et son histoire : le passage, dans les années 1980, d’une télévision

« populicultrice » (Pierre Bourdieu), qui veut élever le grand public, à une « néo-

télévision » (Umberto Eco), qui sonnerait la fin de cette entreprise d’élévation, serait à

relativiser. Toutefois, une rupture néolibérale serait bien visible dans le flux télévisuel,

qui présenterait un monde « dur, menaçant et compétitif », où l’on ne trouve « une

place gratifiante qu’en jouant des coudes, en s’employant à maximiser des atouts

personnels et au final en acceptant de changer soi-même » (p. 47). Ainsi, des talk-shows

comme celui d’Oprah Winfrey auraient des vertus – constituant une « offre de sens de

l’expérience humaine » (p. 48), mais excluraient les questionnements sur les inégalités,

sur l’action collective, transformant les problèmes sociaux en problèmes individuels.

4 La télévision est encore l’objet d’un certain mépris de la part de gardiens des légitimités

culturelles. Comme le cinéma ou le théâtre avant elle, la télévision est en effet

régulièrement dénoncée pour ses effets supposément négatifs sur les publics. Les

auteurs ne cessent de critiquer ces visions par trop négatives selon lesquelles la

télévision détruirait l’éducation, réduirait le citoyen en consommateur, enfermerait les

gens dans une bulle domestique. Ils nuancent ainsi l’idée selon laquelle la télévision

favoriserait un enfermement dans la cellule familiale, que l’on trouve chez Raymond

Williams, l’un des grands auteurs des Cultural Studies. Critiques de la « domination des

mesures quantitatives » (p. 54), les auteurs mettent l’accent sur les approches

ethnographiques, qui ne considèrent pas les téléspectateurs de manière abstraite, mais

de manière concrète, au sein de leur univers social. Sur l’influence de la télévision sur

les téléspectateurs, les auteurs se montrent mesurés. Ils critiquent le bien-fondé de la

littérature scientifique sur ces effets que l’on trouve par exemple dans une revue

comme Journal of communication. Les effets de la télévision sur le vote ou l’opinion sont

l’objet de légendes particulièrement dénoncées. Ce n’est pas le débat télévisuel raté

face à Emmanuel Macron qui a fait perdre Marine Le Pen (le 3 mai 2017), même si cela a

pu lui faire perdre des suffrages. Si la télévision ne nous dit pas que penser, elle peut

imposer pour autant un ordre du jour social, disant à quoi penser. Elle diffuse les

normes sociales : « L’une des logiques de la télévision est d’exhiber une vitrine des

normalités » (p. 90).

5 Les auteurs nuancent l’impact de la télévision sur le champ politique ou le champ

culturel : il n’y aurait pas de « médiacratie ». Comme l’a montré Pierre Bourdieu (Sur la

télévision. Le champ journalistique et la télévision, Paris, Éd. Liber, 1996), la télévision

introduit certes de nouvelles formes de consécration culturelle, privilégie les logiques

commerciales et fait apparaître des intellectuels médiatiques qui n’existeraient pas

sans elle. Toutefois, la télévision n’a qu’un faible impact sur la hiérarchie des mondes

savants, qui demeurent relativement autonomes vis-à-vis des logiques médiatiques.

Pour autant, tout n’irait pas « au mieux dans l’articulation entre univers culturel et

médiatique » (p. 108) : la visibilité accordée à des intellectuels médiatiques comme

Michel Onfray et l’invisibilité des intellectuels reconnus par leurs pairs est critiquée,

Questions de communication, 33 | 2018

507

ainsi que l’excessive simplification des problèmes publics qu’opère le média. Les

auteurs déplorent un « paradoxe démocratique » de la télévision : « Parce que

universellement disponible, la parole télévisuelle ne doit choquer aucun public

socialement tenu pour important mais doit s’inscrire dans l’espace des opinions et

comportements raisonnables » (p. 112). Toutefois, les auteurs notent que le

conservatisme de la télévision est de plus en plus bousculé par les séries, qui gagnent

en légitimité culturelle.

6 Comme les auteurs le reconnaissent, un thème peu traité est le soft power : le rôle de la

télévision dans les relations internationales. Les polémiques récentes sur le

développement de Russia Today en France faisaient pourtant de ce thème un sujet

d’actualité. Malgré quelques riches encadrés consacrés par exemple au « télécrate »

Silvio Berlusconi, à l’Oprah Winfrey Show ou au télévangélisme, les auteurs se centrent

particulièrement sur le cas français. Pour autant, ce manuel, très clair et lisible, permet

d’aborder à nouveau frais, dans une perspective critique, les différents enjeux d’un

média dont la fin est toujours annoncée, mais qui est fleurissant.

AUTEURS

GEORGES MEYER

Cresspa, université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis, F-75017

georges_meyer[at]yahoo.fr

Questions de communication, 33 | 2018

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Sylvie PIERRE, Jean-Christophe Averty,une biographieParis, Ina, 2017, 340 pages

Jérôme Bourdon

RÉFÉRENCE

Sylvie PIERRE, Jean-Christophe Averty, une biographie, Paris, Ina, 2017, 340 pages

1 Cette belle biographie de Jean-Christophe Averty, pleine de sympathie pour son sujet,

se lit avec plaisir. Elle respecte les lois du genre de la biographie de l’artiste : elle débute

par l’arrière-plan social et familial, puis, les chapitres sont organisés selon les étapes

d’une vie de créateur, détaillant les influences (surréalisme et dadaïsme), les passions

(le jazz), et les grandes œuvres ou périodes (Raisins Verts, adaptation des Verts

Pâturages, d’Ubu Roi, show Halliday-Vartan, Autoportrait mou de Salvador Dali…).

Enfin, la reconnaissance critique est discutée. Le choix du genre (une biographie

classique de créateur) nous dit quelque chose de l’auteure du livre, du statut de la

télévision, et de Jean-Christophe Averty.

2 Car il s’agit d’un créateur de télévision qui fait partie d’une génération de réalisateurs

ayant connu une reconnaissance critique dans les années 1950 et 1960, avant que la

critique n’ait renoncé à considérer la télévision comme un lieu de création (ce que

l’université, à de très rares exceptions, n’a jamais fait). On aurait pu penser que

l’ouverture de l’Institut national de l’audiovisuel (Ina) entraînerait une floraison de

monographies d’œuvres et de créateurs, des thèses sur Marcel Bluwal ou Jacques Krier.

Il n’en est rien. C’est l’influence sociale du média et ce qu’on pourrait appeler les études

de représentation qui dominent l’exploitation des archives.

3 L’exception Jean-Christophe Averty est au fond ancienne. Car Jean-Christophe Averty a

déjà bénéficié d’un livre interview par un des critiques de télévision déçus cités plus

haut (Jacques Siclier, Un Homme Averty, Paris, J.-C. Simoën, 1976), et surtout de l’étude

d’Anne-Marie Duguet (Jean-Christophe Averty, Paris, Éd. Dis voir, 1991), qui notait déjà

Questions de communication, 33 | 2018

509

que « l’œuvre » (mais faut-il mettre des guillemets ?) de Jean-Christophe Averty était

« sans équivalent dans le contexte télévisuel » (citée p. 6). Jean-Christophe Averty est

singulier parmi les réalisateurs car il a affirmé une ambition créatrice ailleurs que dans

le genre para-cinématographique de la fiction (la dramatique, puis la série), qui fut le

lieu principal d’un éphémère « Art de la télévision » (voir à ce sujet le livre éponyme de

Gilles Delavaud [L’Art de la Télévision. Histoire et esthétique de la dramatique télévisée,

1950-1965, Paris/Bruxelles, Ina/De Boeck, 2005]), mais dans celui, moins noble, de la

variété (dénomination générique qu’il récuserait sans doute). Au-delà des auteurs cités,

il a quelques fans et chercheurs (certains réunis dans une livraison de la revue Cinémas

[André Gaudreault, Viva Paci, coords, « La télévision… selon Jean-Christophe Averty »,

26, 2-3, 2016] qui complète très bien le livre de Sylvie Pierre). Mais une simple

recherche sur Google montre bien qu’il s’agit d’un phénomène d’aficionados qui ne

peut se comparer, en ampleur, à la reconnaissance longtemps acquise par les

réalisateurs de cinéma (ou même, aujourd’hui, les auteurs de série de fiction).

4 C’est ici que le livre, pour riche qu’il soit, ressemble trop à un plaidoyer. L’auteure, qui

a longuement fréquenté Jean-Christophe Averty et a eu accès à sa documentation, livre

une information très riche mais avec très peu de distance critique. Je n’entends pas ici

des réserves sur la qualité de l’œuvre, mais une mise en perspective qui ferait place aux

jeux de force autour duquel se construit la notion « d’art », qui aurait pu s’inspirer

d’auteurs très différents, Pierre Bourdieu vient à l’esprit, mais une analyse latourienne

aurait été pertinente aussi. Par exemple, la relation de Jean-Christophe Averty avec les

États-Unis, où il a beaucoup séjourné, obtenu un Emmy award, est mentionnée, mais, à

l’instar des journalistes du temps, comme une façon de renforcer son statut et d’assurer

sa reconnaissance. Or, cette légitimation américaine réclamait une analyse

approfondie. L’auteure cite un article du magazine Votre Chance de 1966 qui dit que

Jean-Christophe Averty est « le seul réalisateur de la télévision française détenteur d’un

Oscar américain » (p. 255). Les États-Unis sont ici l’outil rhétorique d’une stratégie de

valorisation qui méritait d’être prise en compte comme telle. Par ailleurs, nous n’avons

pas de confirmation américaine de cette reconnaissance, et j’avoue ne pas connaître

d’auteurs ou d’analystes de la télévision américaine qui mentionnent Jean-Christophe

Averty comme source d’inspiration. Dans la livraison de Cinémas citée plus haut, une

auteure invitée, Lynn Spigel, étudie Jean Christophe Averty « and his U.S. TV

Contemporaries » (Cinémas, 26, 2-3, 2016, pp. 173-197). Si elle compare et note des

convergences, elle ne signale aucune influence.

5 Indépendamment de ce processus de « ratification » américaine (plus ou moins

imaginaire ?), la question des rapports Averty/États-Unis, son goût pour le jazz, pour

une certaine modernité musicale et esthétique, méritait d’être approfondie (en termes

sociologiques, à mettre en relation avec le milieu, les aspirations esthétiques et la

génération de Jean-Christophe Averty). Ceci est un exemple parmi d’autres :

l’information est là, le lecteur devra chercher lui-même l’interprétation.

6 Jean-Christophe Averty appartient aussi à la génération de premiers réalisateurs de

télévision qui ont certainement cru que le médium serait le lieu d’une reconnaissance,

et ont été déçus. D’où la haine de ce qu’est devenu la télévision au fur et à mesure qu’il

vieillit. Même si Jean-Christophe Averty l’a exprimé avec une fureur particulière, elle

apparaît banale – typique de cette génération de réalisateurs. Sylvie Pierre note

justement que Jean-Christophe Averty a été considéré, à la fin de sa carrière, comme

assagi, ayant fait des compromis, ce qui cadre mal avec l’idée de l’artiste provocateur

Questions de communication, 33 | 2018

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dadaïste. Mais les nécessités de la carrière dans ce médium ont dû jouer. Bref, l’auteur

de cette recension aurait aimé que Jean-Christophe Averty soit traité moins comme un

individu, un météore, et qu’il soit un peu plus sociologisé, ce qu’on a pu faire avec des

artistes infiniment plus reconnus que lui, dans de tout autres contextes (Svetlana

Alpers sur Rembrandt [1988, L’Atelier de Rembrandt. La Liberté, la peinture et l’argent, trad.

de l’anglais par J.-F. Sené, Paris, Gallimard, 1991], pour ne citer qu’un exemple), sans

rien enlever ou ajouter à la question de la « qualité », mais en déplaçant la question.

Cela aurait peut-être fragilisé ce qui me paraît être l’ambition de l’ouvrage : établir,

après d’autres chercheurs, mais de façon beaucoup plus complète, le statut particulier

d’un « artiste de télévision ». À cette réserve près donc, les « avertologues », les

historiens et les sociologues de la télévision française trouveront dans ce livre

précieuse matière à réflexions à la fois sur un individu, sur une œuvre et sur le statut de

la télévision dans la société française.

AUTEURS

JÉRÔME BOURDON

Université de Tel Aviv, IL-69978

jeromebourdon[at]gmail.com

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Pascal PLANTARD, Agnès VIGUÉ-CAMUS,dirs, Les Bibliothèques et la transitionnumérique. Les ateliers internet, entreinjonctions sociales et constructionsindividuellesVilleurbanne, Presses de l’Enssib, coll. Papiers, 2017, 212 pages

Florence Michet

RÉFÉRENCE

Pascal PLANTARD, Agnès VIGUÉ-CAMUS, dirs, Les Bibliothèques et la transition numérique.

Les ateliers internet, entre injonctions sociales et constructions individuelles,

Villeurbanne, Presses de l’Enssib, coll. Papiers, 2017, 212 pages

1 La fracture numérique s’est déplacée des équipements aux usages et les bibliothèques

en tant que lien social pour les plus démunis, conscientes de ce problème, jouent leur

rôle de médiateur dans ce domaine. Cet ouvrage, sous la direction de Pascal Plantard,

enseignant-chercheur à l’université de Rennes 2, spécialiste de l’exclusion numérique

et Agnès Vigué-Camus, chargée d’études en sociologie à la Bibliothèque publique

d’information (BPI), présente les ateliers internet comme des solutions pour opérer la

transition numérique faisant de la bibliothèque un lieu inclusif ouvert à tous sans

exception, un « centre culture à la plus-value humaine » (p. 10). Dans l’introduction

(pp. 7-15), les deux directeurs de publication et Mathilde Servet, cheffe du service

Savoirs Pratiques de la BPI, rappellent que très tôt les bibliothèques se sont posées en

lieux de formation à l’utilisation du numérique, dès 1990, puis en 2012 avec ces ateliers

informatiques. Face à l’utilisation de l’outil numérique, certaines personnes en

difficulté se rendent dans les bibliothèques pour chercher des réponses. À la fois tiers

lieu ou troisième lieu, selon la définition de Ray Oldenburg, la bibliothèque devient un

Questions de communication, 33 | 2018

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lieu inclusif créant ainsi des relations sociales entre les différents publics. L’ouvrage est

découpé en trois parties séparées en chapitres rédigés tour à tour par des contributeurs

tous issus du secteur des bibliothèques.

2 La première partie, « La fracture numérique revisitée », est divisée en deux chapitres.

Le premier, « La fracture numérique : visages et usages » (pp. 18-27), fait rapidement,

mais judicieusement, le tour de la question de la fracture numérique « un nom qui

nomme un mal qu’il faut soigner » (p. 19). Cette préoccupation augmente et a évolué

avec le temps passant de l’inégalité d’accès aux outils à l’inégalité d’utilisation selon les

groupes sociaux, de l’équipement à l’usage. « La fracture ne se réduit pas elle se

déplace » (p. 20) créant ainsi « l’isolement social » (p. 21) dû à la pauvreté, mais aussi au

manque de temps à y consacrer (enquête M@rsouin 2009). Le projet Inéduc mené

entre 2012 et 2015 a conclu que « les inégalités éducatives liées aux usages du

numérique, importantes chez les adolescents, dépendent beaucoup du territoire dans

lequel ils vivent » (p. 25), ce n’est plus l’équipement qui bloque, mais le manque de

connexion. La bibliothèque ne peut rester en marge de ces phénomènes d’inégalités

renforçant le rôle social de ces institutions culturelles. Le deuxième chapitre « Rester

connectés » (p. 28-70) reprend une enquête menée par la BPI lors des deux générations

d’ateliers numériques mis en place, entre octobre 2012 et mars 2013, avec un cadre

informel puis depuis janvier 2014, organisés en séances de 1h30 sur des thèmes précis.

Deux études qualitatives portant sur 30 entretiens semi-directifs et une quinzaine

d’observations dans ces ateliers ont permis de mettre à jour la nécessité de pratiquer

réseaux et écrans pour les participants. Le profil de ces usagers inscrits est très divers :

actifs ou retraités, la moyenne d’âge est de 61 ans, utilisant peu les services de la

bibliothèque. Ils viennent pour différentes raisons : retard parce que leur métier

n’implique pas l’utilisation de l’outil, ils délèguent ces tâches à d’autres, ne sont pas

intéressés, sont chômeurs. Le manque d’utilisation pendant une période donnée

entraîne un retard important du fait de l’évolution rapide des outils. L’absence de

solidarité au travail et en famille est aussi un facteur d’exclusion numérique. Cette

prise de conscience d’incompétence, ressentie par certains comme un « handicap »

(p. 50), et cette « injonction sociale à s’équiper et à se connecter » (p. 45) mènent ces

usagers vers ces ateliers par crainte de stigmatisation. Les types de demandes

diffèrent : familiarisation avec la technologie, connaissances nécessaires dans la vie

quotidienne (démarches administratives), acquérir des automatismes, réveiller des

connaissances enfouies. Les paroles rapportées des utilisateurs augmentent la véracité

du propos.

3 La partie II de l’ouvrage, « De la bureautique au Fablab : parcours de médiation », est

divisée en six chapitres présentant chacun six expériences de médiation numérique

dans différentes médiathèques françaises retraçant ainsi l’évolution du numérique

dans ces espaces et les modifications progressives des pratiques professionnelles et des

demandes des usagers. Le responsable de la médiathèque de Saint-Aubin relate son

parcours dans un « questions-réponses » avec Agnès Vigué-Camus. Il constate que son

métier a bien changé, les demandes d’ateliers de ce type augmentent et les contenus se

déplacent. Ensuite, un animateur numérique remarque que son parcours professionnel

s’est aussi modifié en fonction des demandes des usagers. Il a dû constamment

s’adapter à leurs besoins passant de l’utilisation pratique de l’outil à l’identité

numérique, de l’animation multimédia à la véritable médiation pour « les accompagner

dans l’acquisition d’une culture numérique » (p. 87). Il ira jusqu’à leur proposer un

Questions de communication, 33 | 2018

513

atelier de robotique (p. 90) puis un Fablab mobile (p. 93), concluant que le métier de

médiateur numérique sera à l’avenir un aspect inévitable du métier de bibliothécaire.

Puis, à Montreuil, ville très marquée par les inégalités sociales, la diversité des publics

et le dynamisme culturel (p. 97), le constat a été fait d’un manque de surface en

bibliothèque pour accueillir les usagers mais aussi de la faible proposition de postes

informatiques. L’équipe a donc fait l’acquisition de ressources numériques consultables

à distance, de liseuses et de tablettes pour valoriser ces contenus mais n’a

malheureusement pas obtenu le résultat souhaité. Ils se sont donc engagés en 2014

auprès des bibliothèques sans frontières (BSF), proposant un programme de

sensibilisation et de formation à la culture numérique y compris la programmation

intitulé « Voyageurs du code ». Ce programme est présenté (p. 107), ainsi que leur

expérience personnelle dans cette action.

4 Une bibliothèque ouverte en 2013 dans un quartier pauvre de la capitale participe à sa

revitalisation. Elle est pensée comme un lieu accueillant tous les publics gratuitement

en répondant à leurs besoins particuliers y compris au niveau numérique dans un

projet « d’inclusion sociale ». Dès le départ, ils ont opté pour la mise à disposition

d’outils et l’accès à internet ayant choisi d’aborder le numérique selon la dimension

ludique et la découverte de jeux vidéo en réseau par exemple ce qui a attiré un public

d’adolescents absent habituellement de la bibliothèque. Cela passait par la volonté de

déconstruire les préjugés de certains usagers. Le pôle inclusion numérique passait

surtout par des ateliers proposés sous forme de cycle mais l’inscription jugée trop

contraignante s’exposait à un fort absentéisme. La simplification sous la forme d’une

« permanence numérique » (p. 114), un rendez-vous hebdomadaire assuré par deux

bibliothécaires où les gens viennent sans inscription avec leurs questions du moment

sur n’importe quel sujet ou support, était la solution. Cela a engendré plus de mixité

sociale et générationnelle. Le public est satisfait si on considère les récits rapportés par

les bibliothécaires (p. 115) dégageant un sentiment d’utilité sociale. Cette démarche est

devenue le volet numérique de leur projet social proposant aussi la consultation

d’écrivains publics en référence aux Idéa stores londoniens (ces bibliothèques d’un

genre nouveau fonctionnent en libre-service et proposent un service de formation

permanent d’adultes et d’alphabétisation) (p. 119). Ils ont entamé aussi un partenariat

avec « Emmaüs connect » (p. 120) dont l’objectif est de toucher un public qui ne vient

pas en bibliothèque.

5 Le chapitre suivant présente la médiathèque Marguerite Duras à Paris ouverte en 2010

n’ayant jamais cessé de se diversifier s’adaptant aux évolutions technologiques, aux

besoins et demandes des usagers. Le personnel s’est spécialisé dans cet

accompagnement avec comme objectifs l’insertion sociale et professionnelle et

l’inclusion numérique (p. 122) répondant ainsi aux textes et chartes professionnelles.

La médiation est nécessaire pour l’appropriation des outils et des nouveaux usages

numériques pour un certain public même s’ils ont le matériel à leur disposition. Ils

proposent des ateliers, mais aussi des ressources d’autoformation intitulées

« toutapprendre.com » (p. 124). Cependant le manque de coordination et de

communication entre le réseau des bibliothèques parisiennes, de visibilité pour les

publics, a créé une insatisfaction au niveau des besoins des bibliothécaires empêchant

les expérimentations alors que le réseau est important, couvre tout le territoire et

propose des espaces suffisants, adaptés et des équipes dédiées au numérique. Les

ateliers de cette bibliothèque ont des programmes mensuels précis et s’intitulent :

Début’net pour l’initiation, Démo’net pour la culture numérique et Débug’net pour le

Questions de communication, 33 | 2018

514

« dépannage » (p. 129). La bibliothèque évolue au rythme des demandes et besoins des

usagers.

6 Le dernier chapitre (pp. 137-155), est une présentation du réseau des médiathèques du

territoire de plaine commune au nord de Paris regroupant une population peu

qualifiée, jeune, touchée par le chômage, de nationalités et de cultures très diversifiées.

Il est identifié comme « Territoire de la culture et de la création » (p. 138). Fort de ces

constats, les médiathèques sont au défi : du réseau informatique de 2006 au portail

commun. La constitution d’un groupe de référents numériques a permis un état des

lieux complet pointant les contrastes, favorisant un rééquilibrage et développant un

bouquet et la mise en place d’ateliers y compris de création numérique. Il faut aussi

penser au professionnel, médiateur ayant besoin de formation innovante pour

accompagner au mieux. En annexe de ce chapitre, trois dispositifs sont présentés pour

leur importance dans ce réseau : le Café numérique d’Aimé Césaire (p. 150) ; les jeux

vidéo de Flora Tristan (p. 152) ; le bibliobus, laboratoire professionnel et makerspace

mobile (p. 154).

7 La troisième et dernière partie de cet ouvrage propose la présentation de trois

bibliothèques étrangères choisies pour leur offre innovante : en Suède le learning center

de la Bibliothèque municipale de Malmö (p. 160) utilise le partage de connaissances

nommé « pique-nique » ; en Finlande le makerspace de la bibliothèque centrale

d’Helsinki (p. 171) essaie de toucher tous les usagers, pas seulement les férus

d’informatique créant un lieu de rencontre y compris pour les réfugiés ; en Allemagne à

la bibliothèque de Cologne (p. 178), le recours à des bénévoles pour les ateliers est

courant, les bibliothécaires n’ayant pas tous les compétences nécessaires, attirant de

nouveaux usagers pour « travailler davantage avec les gens qu’avec les livres » (p. 183).

Dans un dernier chapitre, « Quand la digital divide s’impose aux bibliothèques : une

analyse américaine » (p. 185-199) un bref historique de la lecture publique à l’inclusion

numérique en Amérique est proposé.

8 À travers cet ouvrage, la bibliothèque est présentée comme un lieu d’inclusion

numérique de premier plan : son évolution a permis d’attirer de nouveaux publics

allant jusqu’aux migrants. La présentation de ces ateliers numériques prenant

différentes formes selon les publics et les lieux nous permet, en tant que novice, de

découvrir l’implication pour des lieux de lecture publique dans l’inclusion numérique.

Pour les professionnels, ces différentes expériences donnent des idées d’ateliers à

mettre en place même si l’adaptation est de mise. Cependant, le dernier chapitre sur les

bibliothèques à l’étranger aurait pu être plus étayé et aborder peut-être plus

d’expériences.

Questions de communication, 33 | 2018

515

AUTEURS

FLORENCE MICHET

Mica, université Bordeaux Montaigne, F-33600

florence.michet[at]etu.u-bordeaux-montaigne.fr

Questions de communication, 33 | 2018

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Notes de lecture

Théories, méthodesTheories, Methods

Questions de communication, 33 | 2018

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Jean-François BERT, Une histoire de lafiche éruditeVilleurbanne, Presses de l’Enssib, coll. Papiers, 2017, 144 pages

Christophe Cosker

RÉFÉRENCE

Jean-François BERT, Une histoire de la fiche érudite, Villeurbanne, Presses de l’Enssib, coll.

Papiers, 2017, 144 pages

1 Étymologiquement, une fiche fixe quelque chose. Ainsi, de façon concrète, se sert-on

d’un clou pour ficher ou fixer un matériau. Mais le mot « fiche » est également

employé, de façon abstraite, dans le domaine des sciences humaines et sociales (SHS).

Elle devient alors une manière de fixer un savoir dont l’homme est le sujet, et parfois

aussi l’objet. Jean-François Bert s’intéresse à un type particulier de fiche, celle qu’on

nomme « érudite ». Il lui donne pour ancêtre le registre médiéval né au XIIIe siècle et la

définit comme l’une des formes d’enregistrement du savoir, aux côtés de la feuille

volante, de la liste, du carnet ou encore du cahier de notes. Son point de départ est une

forme de fiche issue du monde des bibliothèques et dont le but premier est l’inventaire.

Jean-François Bert se présente comme un historien des pratiques savantes – et la fiche

érudite est employée des sciences naturelles à la médecine –, comme un anthropologue

des savoirs et comme un spécialiste de l’archive des SHS. Dans son essai intitulé Une

Histoire de la fiche érudite, il réalise un projet éponyme de Lucien Febvre. Dans cette

perspective, nous signalons que le point de départ, d’apparence restreinte, de la fiche

érudite donne lieu à une vaste réflexion sur les différents avatars passés, présents et

futurs de la fiche. Jean-François Bert analyse le discours sur la fiche, un discours entre

éloge et blâme, qui relève de l’éloquence épidictique et qui approfondit le paradoxe

selon lequel, dans le monde de la pensée, rien ne se fait sans fiche, sans pour autant que

la fiche fasse tout. Nous proposons de lire les cinq chapitres de cet ouvrage en

distinguant les idées qui renvoient à la fiche matérielle de celles qui renvoient à la fiche

immatérielle ; la fiche étant à la fois chose et objet.

Questions de communication, 33 | 2018

518

2 L’une des premières questions à laquelle Jean-François Bert répond de façon multiple

est d’ordre pratique. Il s’agit de savoir comment faire une fiche. Cette question

matérielle renvoie au support papier. Le critère principal de la fiche est sa taille réduite

qui vise l’idéal du format de poche. Pour ce faire, les fichistes détournent les formats

qui existent. Ainsi le physicien de la fin du XVIIIe siècle Georges-Louis Lesage

transforme-t-il des cartes à jouer en fiches de sciences (p. 32). De même, Marcel Mauss

se sert de ses propres cartes de visite pour saisir au vol certaines de ses idées (p. 133).

D’autres fichistes découpent des papiers selon le format qui leur convient le mieux. À ce

sujet, Jean-François Bert rappelle le projet d’une normalisation d’un format

international de la fiche dont les dimensions idéales sont 125 x 100 mm (p. 48). Se pose

ensuite la question de l’organisation de l’écriture sur des bouts de papier en fonction du

nombre de lignes possibles et de l’ordre de disposition et de succession des éléments

d’une fiche. Face à la multiplicité des fiches volantes, ce deuxième problème renvoie au

mode de rangement. Jean-François Bert indique l’importance du volume de fiches dans

les fonds hérités de certains chercheurs comme les trente cartons de Claude Lévi-

Strauss entreposés à la Bibliothèque nationale (p. 111). Il s’agit alors du problème du

fichier qui permet l’ordre et le rangement des fiches. Ce problème donne lieu à des

solutions qui recourent à l’ébénisterie. L’auteur rappelle l’existence de deux meubles

dont le but est le rangement des fiches. Le premier est le scrinium literatum, ou armoire

érudite. Elle est décrite notamment par Vincent Placcius dans De Arte excerpendi en

1689. Le second consiste dans les casiers articulés de Georges Borgeaud. Le premier

chapitre de l’essai explique le fonctionnement de ces deux meubles et en fournit

plusieurs illustrations à la fois esthétiques et didactiques. L’Histoire de la fiche érudite de

Jean-François Bert rappelle également la richesse du paradigme morphologique du mot

« fiche », en particulier en ce qui concerne les auteurs de fiches, du neutre à tendance

méliorative « ficheur » au péjoratif « fichard ». Ainsi le chercheur propose-t-il une

analyse, non pas des « scribouillards conquis » (p. 56), mais des grands ficheurs. Les

fiches de physique de Georges-Louis Lesage sont relayées par celle de l’historien André

Leroi-Gourhan (pp. 106-107), ou encore par celles de la sociologue Béatrice Potter Web,

l’inventrice de la méthode : « One card, one fact » (p. 63). Ces fiches manuscrites

introduisent dans l’intimité du chercheur dont l’écriture matérielle peut poser des

problèmes de déchiffrage. Ainsi la fiche est-elle un dispositif matériel, c’est-à-dire un

morceau de papier écrit, de formats variés et dont le rangement mérite réflexion.

3 La fiche se présente également comme une forme, souvent jugée mineure, du savoir.

Elle précède, pour le chercheur, le livre ou l’article, et se situe bien souvent entre deux

livres. Elle se trouve également en situation intermédiaire, entre le monde et le livre, et

se comprend alors entre les mots et les choses ; elle relève pourtant déjà de l’écriture.

Elle apparaît comme la trace de l’élaboration d’une pensée, plus précisément d’un mode

de pensée entre lecture et écriture. En effet, Jean-François Bert théorise une éthique de

la vitesse qui fait que la fiche ralentit la lecture et, corrélativement accélère l’écriture.

Ainsi la fiche est-elle un mode de pensée impur, entre lecture et écriture. Elle est une

forme vertueuse qui fait l’objet d’un éloge parce qu’elle permet au chercheur

d’accumuler des données et de vérifier des sources. Elle forme une bibliothèque

miniature. En outre, elle permet de conserver et de réutiliser des données que le

chercheur ordonne dans de nouvelles perspectives. Elle garantit de l’oubli et facilite

l’accès au savoir. Mais elle apparaît aussi comme une forme vicieuse qui fait l’objet d’un

blâme. En effet, la fiche se substitue à la mémoire humaine et favorise l’oubli. De plus,

elle stérilise l’imagination et fige l’écriture, conformément aux « ouvrages qui fleurent

Questions de communication, 33 | 2018

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bon la fiche » (p. 80). Elle relève d’une forme d’écriture qui se réduit bien souvent à la

copie et favorise l’individualisme sans oublier une coupure d’avec le monde.

Indépendamment des formes qu’elle adopte, la fiche est donc un objet immatériel qui

permet la transformation de la matière intellectuelle mais cette méthode possède à la

fois des avantages et des inconvénients recensés par Jean-François Bert.

4 En conclusion, cette analyse de la fiche érudite approfondit cette forme à la fois

matérielle et immatérielle de façon concrète et réfléchit sur la confection et le

rangement de cet objet de pensée. Elle envisage aussi, de façon abstraite, les forces et

les faiblesses de ce type d’enregistrement du savoir attendant une configuration

nouvelle. Ainsi la fiche se situe-t-elle entre ordre et désordre, circulant entre deux

chercheurs. Cette réflexion générale sur la fiche articule le rapport entre fiche et livre,

entre fiche et chercheur, ainsi qu’entre fiche et savoir. Enfin, elle est mise en

perspective comme tradition liée au papier à l’époque de la transition vers le

numérique. En s’intéressant à cette forme mineure utilisée par des chercheurs majeurs,

Jean-François Bert adopte une attitude intellectuelle moderne. Délaissant le livre au

profit de la fiche, il explique comment advient l’homme de savoir pour lequel la fiche

est un exercice invisible. Cette réflexion sur la formation de l’esprit scientifique se met

en abyme car la forme de la fiche érudite, qui se rattache à la fiche de lecture, renvoie

au présent exercice qui reçoit plusieurs noms : chronique, recension, compte rendu ou

encore note de lecture.

AUTEURS

CHRISTOPHE COSKER

HCTI, université de Bretagne occidentale, F-29000

Christophe.cosker[at]free.fr

Questions de communication, 33 | 2018

520

Valérie DESHOULIÈRES, La Gouge et lescalpel. Oscillations pendulaires entrel’Art et la ScienceParis, Hermann, coll. Savoir lettres, 2017, 356 pages

Jean-François Clément

RÉFÉRENCE

Valérie DESHOULIÈRES, La Gouge et le scalpel. Oscillations pendulaires entre l’Art et la Science,

Paris, Hermann, coll. Savoir lettres, 2017, 356 pages

1 Ce livre reprend ou synthétise des études très diverses par leurs thèmes menées

pendant environ 25 ans par une professeure de linguistique comparée. Celle-ci fut la

lectrice de nombreux écrivains dont, parmi d’autres, Robert Musil, Julio Cortázar et

Witold Gombrowicz. Pour relier ces textes, l’enseignante cite les notions qu’elle

utilisera (par exemple la « métaphore », « l’idiotie », la « mélancolie », le « caméléon »,

la « sans-qualitude », « l’irreprésentable » ou la « mimésis active »). Elle fait de même

pour les hypothèses qui lui ont paru majeures pour organiser son travail. Ceci implique

que les outils de la pensée ne sont pas construits à partir d’un corpus qui lui aurait été

imposé. Les lectures successives de l’enseignante s’organisent, à l’inverse, autour

d’outils fournis par des lectures antérieures.

2 L’hypothèse centrale, qui forme l’unité du livre, est qu’il existerait des liens, non entre

la science et l’art, comme l’indiquent les deux hypostases du sous-titre du livre, mais

entre des personnes qui ont incarné des formes de savoir scientifique au cours de

l’histoire comme André Vésale ou Johann Wolfgang von Goethe et des auteurs ou des

lecteurs de textes littéraires reprenant ces intuitions afin d’en faire des outils

permettant d’apporter des éclairages nouveaux à diverses créations littéraires. Il y

aurait ainsi comme une « chambre d’écho », des retombées, des propagations, entre les

idées de certains chercheurs sélectionnés dans le domaine des sciences et celles de

Questions de communication, 33 | 2018

521

spécialistes de la littérature soucieux de sortir des limites disciplinaires et donc de

parler « l’interdisciplinois ». Une autre idée apparaît au milieu du livre, beaucoup plus

ambitieuse : « Peut-on décrire linguistiquement et non plus seulement cliniquement ce

qui… distinguait, chez Cortázar, les hommes du possible, qu’il présentait comme des

artistes sans œuvre, et les poètes effectifs, c’est-à-dire optant pour la

création ? » (pp. 152-153). Pour le moment, il n’existe aucune véritable réponse à cette

question.

3 L’intuition centrale part des livres de Hans Blumenberg, un philosophe allemand

décédé en 1996, qui attaque de front, outre Carl Schmitt et sa théorie de l’État, la

conception cartésienne de la science. Pour lui, le rapport au monde n’est pas immédiat,

il passe par une médiation qui n’est pas celle des concepts ou d’une rationalité séparant

comme chez Descartes les ordres du réel, mais celle de la métaphore. Si tout n’est pas

objectivable ou déterminable, il conviendrait de réintroduire cette catégorie de

métaphore d’autant plus que la science a souvent évolué, au moins lors de la formation

des premières hypothèses, grâce à des métaphores (« la lune tombe sur la terre comme

une pomme »).

4 L’auteure jette, au passage à moins que ce ne soit essentiel, quelques lueurs sur une

ego-analyse ou une « ego-critique » (p. 312) permettant de comprendre pourquoi outils

et hypothèses ont été sélectionnés par elle, éventuellement comment ils ont évolué.

Elle met en avant plusieurs faits, une attirance pour la thématique de l’échec, pour celle

de la « crise spirituelle », l’existence de relations ambigües avec les sciences qui

détermineront le choix du sujet de sa thèse. Il y aura aussi les conséquences de la

« perte d’une sœur » (p. 120 et 209 sqq.). Ceci permet d’aborder autrement, du moins

dans ce cas particulier, ce qu’est la littérature comparée, cette « non-discipline »

(p. 113), cette « discipline contre la discipline » (p. 133) par rapport à la littérature

générale. L’intention est d’esquisser une analyse critique de cette spécialité, à la fois de

son objet et de ses rites comme l’habilitation à diriger des recherches. L’auteure

interpréta la mort de sa sœur, qui est bien plus qu’une simple mort puisqu’elle entraîna

un suicide, en pensant qu’il y a des silences, des zones obscures qu’il faut aborder avec

prudence, lentement en se souvenant, selon cette pensée philosophique subjective, que

tout n’est pas déterminé. Ce qui « déterminera » un intérêt pour la (seconde) pensée de

Karl Popper qui a porté non sur le développement des révolutions scientifiques, mais

sur l’indéterminisme. Et dans cet univers perçu comme quelque peu inquiétant, la

métaphore bien évidemment vive ou agissante sera imaginée comme pouvant être un

« secours » (p. 163).

5 Il y a de la franchise à montrer la porosité entre vie personnelle et production

universitaire. Après ces épreuves, l’important fut de comprendre que toute lecture

spontanée pouvait être superficielle. Par exemple, pouvait-on dire de Robert Musil qu’il

consacrait la fin de la métaphysique sans penser qu’il pouvait aussi annoncer

« l’avènement d’une métaphysique du non-Moi ? » (p. 164). Ce sont là des effets très

positifs de l’inquiétude outre le fait que, dans ce cas, une thèse sert au moins « à mieux

vivre » (p. 166) en replaçant la raison ici inopérante par une foi mystique. Toutefois,

l’analyse s’arrête sur la nature du présupposé de la littérature comparée qui est « la

confiance absolue dans l’unité de la création littéraire, et même de la culture » (p. 133).

Une autre question reste aussi sans réponse : peut-on comprendre des formes d’altérité

littéraire sans passer par des filtres (nationaux ou religieux), ce qui est courant dans la

littérature comparée ? Pourrait-on n’utiliser que la seule analyse littéraire (question

Questions de communication, 33 | 2018

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posée p. 305) ? En attendant, demeure le « spleen du comparatiste » (p. 157), d’où sans

doute le désir de l’universitaire de devenir à son tour, sous pseudonyme, créatrice de

textes littéraires que pourraient étudier d’autres comparatistes (p. 317). Le fantasme

d’Ouroboros.

6 Par ailleurs, les points faibles de la pensée épistémologique de Hans Blumenberg ne

sont pas examinés. Il est vrai que la pensée analogique a été présente dans la science

tout au long de son histoire, mais il est impossible d’en faire, surtout dans la

démonstration ou l’expérimentation, un des fondements de la pensée, à moins de céder

à un anarchisme méthodologique. Mais alors, on quitte totalement des limites de toute

scientificité pensée à la manière de Karl Popper. S’il y a de la rigueur dans les sciences,

c’est parce qu’elles éliminent, même si c’est souvent difficile, toute forme de

métaphore, qu’elle soit allégorique ou faible ou métaphore forte. Le langage ordinaire

est une chose, la pensée ou les idées scientifiques en forment d’autres. La métaphore,

comme déplacement d’un nom d’une chose à une autre, n’est tolérable que dans la

vulgarisation. Par exemple, Goethe qui développe l’idée de « plante originelle » pour

croire y trouver un principe explicatif, s’égare. Des convergences de formes existent,

mais leur cause est ailleurs. Gaston Bachelard rappelle avec force des idées analogues :

seul est légitime un constructivisme abstrait.

7 Reste à savoir, et cette question fut récemment posée par Michel Maffesoli à la suite de

Vilfredo Pareto, si les sciences humaines et sociales peuvent accepter le développement

de métaphores ou d’images non seulement dans le contexte de la découverte d’idées

comme cela peut être le cas dans toutes les sciences, mais également dans une pensée

interprétant des phénomènes non formalisables. Dans ce cas, il ne s’agit pas de

ressemblances, encore moins de comparaison, mais de saisies d’informations

complexes, mais la question reste de savoir si ce n’est là qu’une démarche provisoire

puisqu’il n’est nullement certain que ces métaphores soient éclairantes ni qu’elles

soient une garantie face au risque de l’irrationalité.

8 Dans les études illustrant la thèse initiale du livre, on ne voit pas toujours ce qui fonde

la thèse annoncée. Ainsi André Vésale, qui impose la dissection humaine dans la

formation médicale, aurait-il pu inciter des poètes ou des romanciers à écrire selon ce

nouveau modèle de l’anatomie, qui n’est pas celui des chirurgiens ou de Marcello

Malpighi. Cela se vérifie-t-il ? La pratique d’André Vésale est, certes, fondée sur le

plaisir de la vision directe et la désacralisation du corps humain. Mais de cela, il n’est

pas question dans l’étude de Valérie Deshoulières, celle-ci évoquant seulement des

textes contemporains qui évoquent la figure d’André Vésale, le rapport n’étant que très

indirect. Une autre étude signale que la morphologie générale de Goethe, qui se

développera à la fois pour les couleurs, les minéraux ou les nuages, se retrouve dans un

texte de Jacques Abeille où des cultivateurs de statues sont partis d’un champignon

originel. Là aussi, le rapport n’est que superficiel, car il y a chez Christian von Wolff la

description d’une dynamique précise exprimée par des « lois » biomécaniques de

développement des formes qu’ignore l’écrivain français dont les références pourraient

être tout aussi bien Julien Gracq ou André Hardellet. Reste la question essentielle qui se

pose au terme de cette voie mystique que l’auteure caractérise comme étant celle du

caméléon : « Qu’est-ce qu’aimer ? » (p. 324).

Questions de communication, 33 | 2018

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AUTEURS

JEAN-FRANÇOIS CLÉMENT

clementjf[at]gmail.com

Questions de communication, 33 | 2018

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Yves GINGRAS, L’Impossible dialogue.Sciences et religionsParis, Presses universitaires de France, 2016, 422 pages

Jean-Paul Truc

RÉFÉRENCE

Yves GINGRAS, L’Impossible dialogue. Sciences et religions, Paris, Presses universitaires de

France, 2016, 422 pages

1 Si Frère Marie Victorin disait en 1920 qu’il fallait « laisser la science et la religion s’en

aller par des chemins parallèles, vers leurs buts propres » (p. 1), on assiste à un regain

d’intérêt pour un dialogue entre sciences et religion, au point que John Templeton

(1912-2008) a créé une fondation (pp. 292-293) pour financer les études sur le sujet.

C’est sur ce phénomène que s’est penché Yves Gingras, professeur à l’Université du

Québec (histoire et sociologie des sciences) et ancien étudiant en physique dans les

années 1970. Si les mathématiques ont posé peu de problèmes aux théologiens, ce n’est

évidemment pas le cas pour la cosmologie, la biologie ou la paléontologie. Certes,

l’Église catholique a perdu une grande partie de son pouvoir temporel, mais il n’en est

pas de même pour les groupes protestants ou musulmans, et on assiste à une limitation

de l’enseignement de certaines théories aux États-Unis dans quelques États ou dans les

pays musulmans depuis 1980.

2 En bon scientifique, Yves Gingras commence par s’interroger : qu’est-ce que la science ?

Une « tentative de rendre raison des phénomènes observables par des concepts et des

théories qui ne font appel à aucune cause surnaturelle, croyance, ou spiritualité

personnelle » (p. 8). Les pays musulmans ne jouant pas un rôle central en sciences, c’est

surtout des Églises chrétiennes dont il sera question dans ce livre. Les religions

panthéistes, bouddhisme ou shintoïsme, ont d’ailleurs peu de problèmes avec les

sciences. Comme l’a dit Albert Einstein, « la principale cause de conflits actuels entre la

religion et les sciences se trouve dans le concept d’un dieu personnel » (p. 15).

Questions de communication, 33 | 2018

525

3 Yves Gingras ne veut pas du « juste milieu », ce courant dominant actuel qui veut sous-

estimer les conflits institutionnels entre sciences et religion. Pour mieux les

comprendre, il en retrace d’abord l’histoire. Il remonte au conflit entre les théologiens

de la Sorbonne (p. 33) et les partisans de la physique et de la philosophie d’Aristote au

XIIIe siècle. Thomas d’Aquin, canonisé en 1323, devra faire une réinterprétation de cette

philosophie, pour qu’elle puisse être enseignée. La théologie reste toute-puissante et le

concile de Latran (1513) déclare que « une proposition non conforme à la foi ne peut

être vraie ». Le conflit perdurera et Emmanuel Kant lui-même réclamera dans Le Conflit

des facultés (1798, trad. de l’allemand par J. Gibelin, Paris, Vrin, 1935) la fin de la tutelle

théologique sur la philosophie, « sans s’effrayer de la sacralité de l’objet ». C’est avec la

nouvelle théorie du chanoine Copernic sur les révolutions des planètes, diffusée par

Johannes Kepler et Galilée, que le choc va être plus rude encore. Yves Gingras narre cet

affrontement dans les moindres détails : prudent, Nicolas Copernic dédicace son

ouvrage publié en 1543 au pape, celui qui vient d’officialiser l’Inquisition en 1542.

L’astronome prend même la précaution de mourir en 1543, ce qui lui évitera quelques

ennuis. L’ouvrage est également mal accueilli par les luthériens. Martin Luther lui-

même le critique, ainsi que le philosophe luthérien Andreas Osiander qui, chargé

d’assurer la publication de l’œuvre, fera insérer à l’insu de l’auteur un avis au lecteur

pour en minimiser la portée, indiquant qu’il ne s’agit que d’une hypothèse de calcul

commode, sans réalité scientifique. Yves Gingras aurait d’ailleurs pu signaler que cette

position, assez curieusement, sera celle de Niels Bohr à la fin de sa vie, songeant que la

réalité de l’atome demeure inconnue, mais que les modèles permettent de faire des

calculs et des prédictions exacts. Le scepticisme se transmet ainsi du camp des

théologiens au camp des scientifiques, gagnant les physiciens confrontés à la

mécanique quantique. Les idées de Nicolas Copernic sont reprises par Johannes Kepler

en 1598 dans Mysterium cosmographicum, ouvrage aussitôt censuré par le théologien

luthérien Matthias Hafenreffer. Johannes Kepler, désavoué par le Roi, obtempère.

Galilée reprend la nouvelle théorie à son compte en 1610 dans le Sidereus nuncius (le

messager céleste), mais l’infortuné astronome va trop loin. Attaquant les théologiens, il

veut remettre en question la hiérarchie des disciplines : « L’intention du Saint-Esprit

est de nous enseigner comment on va au ciel et non comment va le ciel… Nul théologien

ne devrait s’arroger l’autorité de formuler des décrets sur des disciplines qu’il n’a ni

exercées, ni étudiées » (p. 52). C’en est trop pour le cardinal Bellarmin, jésuite et

inquisiteur (canonisé en 1930 !), celui-là même qui a fait condamner Giordanno Bruno

au bûcher en 1600 pour avoir affirmé qu’il existait d’autres mondes habités et que

l’Univers était infini. Le premier procès de Galilée s’ouvre en 1615. Le système

copernicien est condamné et il est désormais interdit à Galilée d’en faire la promotion.

En 1633, à l’occasion d’un deuxième procès, Galilée devra abjurer « s’étant rendu

véhémentement suspect d’hérésie autrement dit d’avoir tenu et crû une doctrine fausse

et contraire aux saintes écritures ». Les Dialogues sont interdits et leur auteur

condamné « à la prison selon qu’il nous plaira dans ce saint-office ». Le pape veille à ce

que tous les professeurs de philosophie et de mathématiques soient informés. Galilée

est confiné dans sa villa puis en 1638 dans sa maison de Florence où il restera enfermé,

sans visites, jusqu’à sa mort en 1642.

4 Les demandes de réhabilitation pleuvent mais rien n’y fait. Gottfried Wilhelm Leibniz

tente de convaincre l’église d’annuler la censure de Nicolas Copernic vers 1680 : « C’est

prostituer les saintes écritures que d’abuser de leur autorité, pour prévenir les gens sur

des vérités de la philosophie ». Jean d’Alembert, encyclopédiste conseille au pape

Questions de communication, 33 | 2018

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éclairé Benoît XIV de corriger le tir (p. 106). Il faut onze années pour que Benoît XIV

obtienne que le pape ait droit de regard sur les décisions de la congrégation de l’Index

(la même inertie du Vatican qui s’oppose aujourd’hui aux réformes du pape François !).

Benoît XIV autorise également la publication d’une version expurgée des Dialogues,

accompagnée de la sentence du jugement. Mais avec Clément XIII, les conservateurs

reviennent au pouvoir et c’est l’encyclopédie elle-même qui sera mise à l’index en 1759,

et en 1830 c’est le tour de l’Astronomie des dames, ouvrage de vulgarisation de Jérôme

Lalande. Peut-on imaginer qu’en 1827, la Critique de la raison pure d’Emmanuel Kant ait

été mise à l’Index ? – Benoît XVI voyait encore dans la philosophie kantienne, une

« auto-limitation » de la raison. Napoléon sera en possession des actes du procès trop

brièvement pour les rendre publics. Ce ne sera fait qu’en 1900 par le gouvernement

italien qui publie à ses frais les œuvres complètes de Galilée. En 1936, Pie XII envisage la

publication d’une biographie de Galilée par l’Académie pontificale des sciences,

biographie rédigée par le prêtre Paschini, « efficace démonstration de ce que l’Église

n’a pas persécuté Galilée, mais l’a beaucoup aidé dans ses recherches » ! Le projet de

Paschini, trop favorable à Galilée, ne verra le jour qu’en 1964 et encore dans une

version profondément remaniée.

5 Même le concile Vatican II ne sera pas favorable à la reconnaissance de l’erreur. Yves

Gingras note l’influence rétrograde des évêques africains en la matière, l’archevêque du

Cameroun jugeant que cela n’intéresserait que les Européens… La pétition des

scientifiques catholiques français transmise par Mgr Elchinger n’a pas plus d’effets.

Comme le reconnaîtra (p. 130) Jean-Paul II dans son discours pour le centenaire de la

naissance d’Albert Einstein, la condamnation de Galilée est une source de tensions et de

conflits qui « conduit beaucoup d’esprits à penser que science et foi s’opposent »

(discours du 10 novembre 1979 : http://www.clerus.org/clerus/dati/2002-06/06-6/

Ens_JP2_79.2_03.htm).

6 Au chapitre 6 (p. 305), Yves Gingras s’interroge : « Qu’est-ce qu’un dialogue entre

science et religion ? ». Peut-on arriver à cet échange d’arguments philosophiques

aboutissant à un consensus quand le Cardinal Newman (p. 307) déclare que « la

théologie et la science… sont dans l’ensemble incapables de communiquer » ? De nos

jours, la science fournit de nouvelles informations qui conduisent le théologien à

s’adapter ou à refuser, mais trop souvent ce dernier s’arroge le pouvoir de découvrir le

« sens ultime » des choses. Gérard Siegwalt, théologien protestant déclare : « Il n’y a

culture que lorsque la science, qui est essentiellement partielle… s’ouvre à la pensée »,

comme si les scientifiques ne pouvaient pas penser par eux-mêmes, et, selon

l’expression de Gaston Bachelard, « faire montre d’une surveillance intellectuelle de

soi ». Les ouvrages philosophiques de Werner Heisenberg ou d’Henri Poincaré ne font-

ils pas intégralement partie de leur œuvre scientifique ?

7 Trop souvent, la « pensée » fait preuve d’un anthropomorphisme primaire, comme

dans la théorie du « fine tuning », dénoncée (p. 318) par le prix Nobel de chimie Ilya

Prigogine, selon laquelle l’ajustement quasi miraculeux des constantes ayant permis

l’apparition de la vie dénoterait une intention divine. « Dieu » devient alors un nom,

donné à notre ignorance. Mais quelques scientifiques ont malgré tout suivi cette voie,

tel Fritjof Capra auteur du Tao de la physique (1975). Le boson de Peter Higgs, prix Nobel

1993, n’a-t-il pas été qualifié de « particule de Dieu », « The God particle » ? Stephen

Hawking n’a-t-il pas déclaré que « une théorie unifiée permettrait de connaître la

pensée de Dieu » ?

Questions de communication, 33 | 2018

527

8 Aux Etats-Unis, les scientifiques tentent d’amadouer le courant évangélique en

adoptant des positions conciliatrices. Trinh Xuan Thuan s’allie avec Matthieu Ricard,

moine bouddhiste, pour présenter lui aussi un visage compatible de la physique. La

puissante fondation Templeton œuvre dans le même sens en proposant un prix d’un

million de dollars, supérieur au prix Nobel, pour donner de la crédibilité à la religion en

brouillant la frontière bien déterminée avec la science. Parmi les « grosses prises » de la

fondation, l’auteur cite Martin Rees, astrophysicien, directeur de Trinity College et

Bernard d’Espagnat, philosophe et physicien, prix Templeton 2009. Templeton finance

également l’UIP (Université interdisciplinaire de Paris) à hauteur de 1,6 million de

dollars entre 2004 et 2009, et le projet Science and religion in Islam a reçu une dotation de

800 000 dollars entre 2011 et 2014. L’International Society for Science de Cambridge a reçu

deux millions en 2007 pour diffuser des livres, et plusieurs millions ont été affectés à la

formation des journalistes. Toutefois, on peut se demander si l’auteur n’est pas un peu

excessif dans la théorie du complot à l’encontre de Templeton… Rappelons-nous que la

physicienne Faouzia Charfi, professeure d’université en Tunisie, a déclaré « pour mes

étudiants, Einstein s’était trompé parce que la vitesse de la lumière ne pouvait être

qu’infinie, parce qu’on lui donne un caractère sacré ». Les millions de dollars investis

par Templeton sur les projets concernant l’Islam sont donc loin d’être inutiles…

9 Les croyances peuvent même s’opposer aux sciences (chapitre 7) et à la raison, en

particulier dans le domaine de la paléontologie, où des scientifiques ont dû restituer de

très vieux ossements humains à des autochtones, et également aux États-Unis où la

tribu indienne des Bannocks a pu ré-enterrer ses morts grâce à la récente loi NAGPRA

(Native American Graves Protection and Repatriation Act). Yves Gingras conclut sur une

note optimiste et réaliste, en affirmant son espoir dans la science : « Dans un monde

désenchanté, éternellement soumis à la “guerre des dieux”, comme le disait Max

Weber, seul davantage de science peut corriger les erreurs de la science ».

AUTEURS

JEAN-PAUL TRUC

jean-paul.truc[at]prepas.org

Questions de communication, 33 | 2018

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Fred HAILON, Étude(s) de cognitionpolitique. Discours, pensée, sociétéParis, Éd. L’Harmattan, coll. Questions contemporaines, 2017, 200 pages

Michele Paolini

RÉFÉRENCE

Fred HAILON, Étude(s) de cognition politique. Discours, pensée, société, Paris, Éd. L’Harmattan,

coll. Questions contemporaines, 2017, 200 pages

1 Étude(s) de cognition politique, écrit par Fred Hailon, aborde le thème de la construction

de l’identité dans les groupes humains à travers le langage, le discours, l’information et

la circulation sociale des messages politiques transmis par les médias. Le mot

« cognition » indique non seulement le sujet du livre, mais surtout son a priori. Celui

selon lequel l’information constituerait, par le discursif et par le symbolique, la base

empirique d’une activité concernant principalement l’intelligence humaine, qui

s’exprime sciemment à travers des processus que nous pouvons configurer comme

« traitement de l’information ». C’est donc surtout la nature mentale, consciente ou le

plus souvent inconsciente de cette activité générale, qui justifie l’usage du mot.

2 Les points de référence sur lesquels Fred Hailon s’appuie sont principalement proposés

par les travaux d’Alice Krieg-Planque et de Georges-Elia Sarfati en analyse du discours,

tandis que ses présupposés épistémologiques sont surtout reconnus dans l’expérience

philosophique de Hannah Arendt (sur la dynamique de la formation du totalitarisme),

dans les enquêtes de Michel Foucault sur les rapports entre systèmes de pensée et

diversité humaine (on pense surtout à Surveiller et punir), dans les études sociales de

Pierre Bourdieu (notamment les mécanismes générateurs de production symbolique du

pouvoir).

3 Conçu sur ces prémisses, le travail s’articule autour de cinq chapitres sur une piste

d’investigation unique : la construction-production du « sens politique », à partir de (et

à travers) un corpus hétérogène de documents couvrant la période qui court de

Questions de communication, 33 | 2018

529

septembre 2001 (à la suite des événements catastrophiques du 11-Septembre aux États-

Unis) à mai 2017 (campagne présidentielle en France).

4 Le corpus de l’analyse a comme pivot la France et sa vie politique. Il est opportunément

varié tant pour les supports technologiques envisagés (du format papier au format

numérique des textes) que pour les types éditoriaux (articles de presse, commentaires

en ligne, déclarations politiques), ou encore les sujets de l’énonciation identifiés, des

websurfers aux dirigeants politiques. Les événements retenus sont de trois types : les

campagnes électorales françaises (en 2002, 2007, 2012, 2017), quelques événements

exemplaires liés aux crises migratoires (notamment l’évacuation des camps de réfugiés

à Calais entre 2015 et 2016), des événements d’importance apparemment locale, comme

l’occupation du toit de la mosquée de Poitiers par des militants de la formation

nommée Génération Identitaire en octobre 2012.

5 Les premières pages d’Étude(s) de cognition politique suggèrent que le discours « institue

socialement » le sujet aussi bien que le sujet « institue socialement » le discours. Ce lien

problématique discours-sujet semble donc activer un phénomène de sens riche en

implications croisées, parce que le discours établit aussi, à son tour, le sens social. Cela

voudrait dire qu’il existe une sémantique fondamentale qui intervient de manière

dynamique dans la production collective de concepts sociaux, de schémas, de

catégorisations. C’est alors dans cette sphère de réflexion que nous dirions, d’une façon

kantienne, que la connaissance elle-même est appelée à produire en partie, et aussi

dans une large mesure, son propre objet, c’est-à-dire le « politique ».

6 Le contexte pragmatique ‒ qui est souligné d’abord à travers le rôle joué par les médias

‒ produit des cadres cognitifs utiles à la compréhension des événements (p. 13). À cet

égard, le concept d’« auto-création de la société par le discours », qui semble ici

relancé, reprend des éléments post-structuralistes, comme le confirme l’examen des

références bibliographiques (pp. 171-180).

7 Les conditions cognitives du discours constituent le thème spéculatif prioritaire de

l’œuvre : la « cognition au cœur du politique » (p. 19). Fred Hailon distingue deux

niveaux : la connaissance comprise comme le besoin de connaître et de comprendre, et

la signification, comprise comme un processus générateur de phénomènes de sens.

L’ancrage référentiel global du contenu discursif à une contrepartie empirique pourrait

parfois être complètement instable. Ainsi le « travail » (en y ajoutant un sens freudien)

du discours politique produit-il sa propre logique, avec des disparités spécifiques entre

monde symbolique et monde sensible, et peut – dans des cas extrêmes – valider des

schémas de croyances non vérifiées. Nous serions en présence de la doxa : stratégie avec

laquelle l’esprit intégrerait les stimuli issus de la réalité, en les adaptant de façon

autonome à des schémas existants a priori, catégoriels, influencés par le langage. De la

même manière qu’Edgar Morin l’affirme (voir p. 23), les modèles cognitifs fonctionnent

dans le langage tout comme le langage est à l’œuvre dans les modèles cognitifs. Nous ne

pouvons pas dire quelles sont les relations possibles de préséance et de causalité.

8 L’action « hégémonique » d’un sujet d’énonciation exige cependant que nous parlions

de relations de pouvoir dans le contexte socioculturel, comme Fred Hailon l’a fait, en

renvoyant son analyse à la tradition de la pensée althussérienne et à une notion

gramscienne d’« hégémonie » (p. 25). En tout cas, le concept déjà évoqué d’« auto-

création de la société par le discours » devrait être mis à l’épreuve, si nous pouvons

proposer une annotation, à la lumière de ce qui peut émerger de la tentative de

déchiffrer l’« énigme du sujet », à la manière de Cornelius Castoriadis (voir surtout

Questions de communication, 33 | 2018

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L’Institution imaginaire de la société, Paris, Éd. Le Seuil, 1975, pp. 196-203), parce que nous

avons encore besoin, autrement, de postuler l’existence et l’action d’individus

« sociaux » comme soutien nécessaire à l’auto-représentation de la société.

9 La tentation « hégémonique » d’un sujet de l’énonciation exerce ses effets via l’itération

des messages et la généralisation sociale conséquente de la doxa, qui devient une sorte

d’hyper-structure cognitive plus articulée et rigide. Une hyper-structure similaire, à

son tour, transforme en idéologie le discours qui dérive du sens commun linguistique.

Ou plutôt il la promeut au rang de « norme idéologique », comme suggéré par Georges-

Elia Sarfati (p. 30). Fred Hailon n’utilise pas les notions saussuriennes de « langue »

(niveau social du discours institutionnalisé) et de « parole » (niveau individuel de

discours qui établit les structures), bien que sa description de la dynamique socio-

discursive semble les refléter indirectement, toujours à travers la déjà mentionnée

vulgate post-structuraliste à laquelle il se réfère. En fait, le discours politique peut

engendrer ‒ socialement et idéologiquement ‒ des scénarios cognitifs stéréotypés, à

telle enseigne qu’on peut supposer que même les scénarios du prêt-à-penser peuvent

générer eux-mêmes ‒ circulairement et en sens inverse ‒ une objectivation discursive.

10 Néanmoins, Fred Hailon place le couple conceptuel idéologie-discours au centre de sa

réflexion. Une approche linguistique aurait préféré, à la manière saussurienne, une

paire syntagme-paradigme. Cette dernière approche, méthodologiquement différente,

serait utile dans la discussion du modèle de Jacqueline Authier-Revuz (pp. 31-34), où les

concepts d’« amalgame » et d’« hétérogénéisation » semblent faire partie d’une grille

de lecture représentant l’organisation des niveaux de généralisation à travers l’échelle

sémantique. Ce qui attribue aux mots des valeurs plus ou moins larges et générales,

selon un mécanisme de sélection du contexte et de la situation.

11 L’amalgame permet de recadrer les champs sémantiques à une échelle croissante. Ces

champs sémantiques peuvent, à leur tour, se chevaucher ‒ dans des contextes et des

situations propres à la propagande ‒ dans différents domaines notionnels tels que ceux

de l’« immigration » et de l’« insécurité » ou des catégorisations telles que celles

concernant les « immigrés » et les « criminels ». Ces superpositions établissent des

relations indues d’identité et des phénomènes de sur-lexicalisation en vertu desquels

l’utilisation du mot « immigration » peut devenir synonyme (ou quasi-synonyme)

d’« insécurité », l’utilisation du mot « immigré » peut être comprise en tant que

synonyme (ou quasi-synonyme) de « criminel ».

12 La stéréotypie de l’altérité (pp. 43-46) est un autre noyau conceptuel saillant. Fred

Hailon aborde ce thème à partir d’un excursus sur les notions et la terminologie

connexes : clichés, stéréotypes, formes stéréotypées de la pensée, etc. La liste des

termes nécessiterait une élaboration générale, peut-être sous la forme d’un glossaire, et

non un simple index de concepts, avec des propositions d’agencement qui tentent, du

moins, de distinguer deux aspects différents : la nature linguistique qui caractérise

certains éléments, par exemple le cliché, et la nature cognitive correspondante (ou

sous-jacente) qui est liée à d’autres éléments, par exemple le stéréotype. La difficulté

relative de toute classification, documentée par une abondante littérature, reflète aussi

la densité critique des contiguïtés et des contacts entre sémantique et cognition.

13 L’approche présentée par Étude(s) de cognition politique se concentre néanmoins sur une

idée du stéréotype en tant que « produit social » dont la nature semblerait être

essentiellement culturelle. Son approche, comme nous l’avons noté, bien qu’elle

implique a priori une exclusion du « support matériel » (neurophysiologique) de la

Questions de communication, 33 | 2018

531

connaissance, n’exclut pas un dialogue avec les acquisitions qui proviennent du point

de vue psychosocial, ou psycho-biologique. Les différents chemins des recherches ne

seraient pas incompatibles, mais pourraient plutôt converger vers des résultats d’utilité

commune.

14 L’intégration d’une description des mécanismes neurophysiologiques de réponse aux

stimuli permettrait, par exemple, de comprendre encore mieux comment la tendance à

l’hypergénéralisation, à savoir l’« amalgame », qui se manifeste dans les processus de

catégorisation n’est pas seulement un phénomène purement individuel, isolé, ni limité

à de petits groupes, mais au contraire appartient, au moins dans une mesure

tendancielle, à l’équipement perceptuel de la communauté humaine dans son

ensemble, à sa dotation psycho-biologique, donc, a posteriori, à ses expressions

symboliques et linguistiques. L’indication spinozienne se révélerait alors plus valable

que jamais : « non ridere, non lugere, neque detestari, sed intelligere ».

AUTEURS

MICHELE PAOLINI

Faculté de Pédagogie, université Comenius Bratislava, SK-81334

[email protected]

Questions de communication, 33 | 2018

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Michel MEYER, Qu’est-ce que lequestionnement ?Paris, Vrin, coll. Chemins philosophiques, 2017, 128 pages

Alain Rabatel

RÉFÉRENCE

Michel MEYER, Qu’est-ce que le questionnement ?, Paris, Vrin, coll. Chemins philosophiques,

2017, 128 pages

1 Michel Meyer ouvre son stimulant petit ouvrage par un chapitre très dense, « Le

questionnement ou la refondation de la philosophie » (pp. 7-15). Il y propose sa

définition de la philosophie comme questionnement radical, discontinué (pp. 7-8). Ce

dernier se distingue, d’une part, du questionnement scientifique, qui repose sur des

propositions apodictiques nécessairement vraies (ce qui implique qu’on ne peut dire à

la fois une chose et son contraire) ; d’autre part, du mode de questionnement

rhétorique, qui s’affronte aux propositions contradictoires ou contraires de la doxa

(pp. 8-9). Le questionnement philosophique considère toute réponse comme une

réponse à une question présupposée, éventuellement oubliée, mais qu’il est du devoir

du travail philosophique de dévoiler (p. 10). Historiquement, ce « point de départ »

(c’est l’expression que Michel Meyer préfère à celle de « fondement ») a été occupé par

l’être suprême, voire l’être, le sujet, la conscience, etc. Or l’auteur considère ces

fondements comme des réponses et s’interroge sur les raisons pour lesquelles elles ont

pu être considérées comme des fondements ultimes, au prix d’un refoulement de leur

questionnement sous-jacent. Ce refoulement est d’autant plus efficace qu’il est souvent

alimenté par l’idéal apodictique de non-contradiction, dans lequel la réponse se

présente comme la seule possible, « présupposant d’entrée de jeu un modèle non

questionné du répondre » (p. 11). C’est donc en plaquant des modes de réflexion

scientifiques que l’on empêche toute pensée alternative, la réponse prenant la forme d’un

jugement ou d’une proposition qui n’apparaît pas sous sa dimension responsive. Au-

delà, c’est même l’ensemble du propositionnalisme aristotélicien qui occulte le

Questions de communication, 33 | 2018

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questionnement, car toute pensée se réduit aux relations sujet/prédicat, au risque de

donner à penser que la proposition, « comme unité de base de la pensée, ne renvoie

plus qu’à elle-même, créant du même coup le dilemme classique du réalisme et du

nominalisme » (p. 11), sur lequel Michel Meyer revient plus précisément dans le

chapitre 5. C’est seulement l’histoire qui alimente un processus incessant de

questionnement(s), interrogeant sans cesse les couples questions/réponses, les

situations qui les ont rendues (im)possibles, autrement dit tentant de penser leur

« différence problématologique » (p. 14), à rebours des approches de la philosophie

comme métaphysique.

2 Michel Meyer explicite cette thèse dans le chapitre 2, « Pourquoi le refoulement du

questionnement a-t-il marché ? Trois exemples : Aristote, Descartes et Heidegger »

(pp. 16-35). Il considère que ses illustres prédécesseurs n’ont pas suffisamment mis en

œuvre radicalement la tension plus ou moins problématique entre question et réponse,

dans la mesure où leur pratique philosophique aurait « plaqu[é] la philosophie sur le

modèle scientifique du répondre où l’apodicité des conclusions servait à éliminer les

alternatives, donc le questionnement » (p. 17). Ainsi le cogito fait-il échapper Descartes

au doute, qui est pourtant « la seule réponse qui s’impose » : « Je doute = je

questionne » (p. 21). Descartes s’inscrit dans la logique du propositionnalisme non

contradictoire aristotélicien, toute affirmation vraie étant exclusive de son contraire. Il

aura fallu attendre la « mort du sujet » à laquelle ont contribué Marx, Freud, Nietzsche,

ou encore l’approche philosophique anglo-saxonne du positivisme logique centrée sur

le rapport à l’expérience, au langage (e.g. Wittgenstein) – en réponse à Descartes, Locke,

Kant, Hegel –, pour abandonner la philosophie du sujet comme fondement, au risque de

verser dans un relativisme ou un positivisme bien peu philosophiques (pp. 23-24).

Aristote est ensuite interrogé dans la façon dont il justifie son principe de non-

contradiction, via sa déduction « dialectique » entre un questionneur et un répondant.

Mais la dialectique aristotélicienne, différente de celle de Platon, est de nature

syllogistique, rhétorique, restreignant le questionnement à un rôle ambigu – débusquer

sophismes ou paralogismes ou discuter des prémisses –, dans la mesure où, une fois les

prémisses posées, tout s’enchaîne en vertu du principe de non-contradiction, présenté

comme une affirmation irréfutable, sauf à verser dans une contradiction posée comme

impertinente (pp. 26-27). Avec Heidegger, l’interrogation sur l’être qui s’interroge sur

l’être reste la seule voie d’accès à l’Être, alors que les étants sont perpétuellement

accaparés par mille préoccupations qui les détournent de cette activité réflexive. Cette

double action de voilement/dévoilement de l’Être par des étants qui savent profiter

dans leur être-là du moment propice (le kairos) pour penser leur rapport (authentique

ou inauthentique) à l’Être (pp. 29-31). Michel Meyer souligne ensuite le lien entre

questionnement et historicité, en raison de l’accélération des processus historiques qui

affaiblissent la pertinence des anciennes réponses : « Le couple, la famille, la religion, le

juste, l’injuste, le bien, le mal, rien n’échappe à l’interrogation » (p. 32). La cohabitation

de réponses variables « pousse la pensée à cesser de voir le problématique comme un

défaut de la pensée, mais plutôt comme sa positivité même, un champ nouveau en

somme, prêt à être interrogé à son tour comme tel » (pp. 31-32). Ainsi le questionneur

peut-il s’interroger à nouveaux frais sur Soi, le Monde, Autrui, c’est-à-dire, dans les

termes des Grecs, sur l’ethos, le logos, le pathos, en concevant à chaque fois ses réponses

comme des réponses à des questions posées par les évolutions mêmes de l’histoire, en

sorte que si le questionnement est philosophiquement premier, il ne l’est pas,

Questions de communication, 33 | 2018

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historiquement : « La philosophie naît en réponse à l’Histoire en s’instaurant en

originaire par rapport à elle, quitte à revenir vers elle par après » (p. 35).

3 Le chapitre 3, « Les principes du questionnement comme principes de l’ordre des

réponses comme tel : le dépassement de l’ordre des réponses conçu comme ordre

propositionnel » (pp. 36-42), est consacré aux trois principes interdépendants que sont

le fait d’être cohérent (principe d’identité), de ne pas se contredire (principe de non-

contradiction ou du tiers exclu), de pouvoir se justifier (principe de raison suffisante) :

« Le principe d’identité régit les questions, celui de non-contradiction définit les

réponses en tant que telles, et le principe de raison suffisante caractérise le passage des

questions aux réponses, la raison d’une réponse étant donnée par la question à laquelle

elle est réponse (ou à laquelle on dit qu’elle l’est en vertu de cette question) » (p. 39).

Ces trois principes ont donc pour visée de rendre l’ordre propositionnel auto-suffisant,

dans la mesure où tout l’effort de la réflexion porte sur les réponses, sur leur

effectivité, de façon à permettre des résultats, comme dans la démarche scientifique.

Michel Meyer ne remet pas en cause ce processus, il insiste en revanche sur le fait que

cette démarche apocritique ne peut valoir pour un raisonnement philosophique,

problématologique, qui appréhende les principes dans leur historicité, pour mieux

penser les décalages entre les réponses et les questions, décalages qui sont eux-mêmes

soumis aux variations historiques (pp. 41-42).

4 Dans le chapitre 4, « Refoulement problématologique et refoulement apocritique : les

arts et les sciences » (pp. 43-61), Michel Meyer met en avant les conséquences qui

découlent sur la focalisation exclusive sur les réponses, conduisant tantôt à des

réponses figuratives, non littérales, métaphoriques ou analogiques (pp. 45-48), tantôt à

des réponses quantifiées, mathématisées (pp. 49-50), qui tendent à s’imposer avec

l’avancée des sciences, sans empêcher le recours aux manifestations précédentes. Ce

chapitre brosse de grandes perspectives en appui sur des publications antérieures de

l’auteur, relatives notamment au comique et au tragique (voir Le Comique et le tragique.

Pour une histoire du théâtre, Paris, Presses universitaires de France, 2003, ou encore

Questionnement et historicité, Paris, Presses universitaires de France, 2000, à propos de la

physique quantique).

5 Le chapitre 5, « Soi, le monde et autrui » (pp. 62-80) offre l’occasion à Michel Meyer de

revenir sur les relations entre ethos, logos et pathos, car il se refuse à considérer chacun

de ces domaines isolément, comme si leur identité était si forte qu’elle rendait inutile

de penser leurs influences réciproques. Ainsi, « il y a du pathos dans l’ethos, dans le

rapport à soi, dans l’éthique et ses discours. Je est un Autre. D’où l’éthique, la

psychologie, faite d’émotion et de passions, la morale pour les dompter, et la politique

pour les harmoniser, puisque le pathos et le logos, comme discours rationnel,

s’immiscent dans l’ethos, comme le pathos pénètre dans le logos et l’ethos, et le logos, à

son tour, dans les deux dimensions. Le logos, c’est certes la science, la raison, l’ordre du

monde (cosmos) pensé comme ordre, mais c’est aussi ce langage qui relie l’Autre et le

Moi, le pathos et l’ethos, un lien dont la rhétorique est l’expression la plus évidente.

Enfin, il y a le pathos, où l’autre n’est pas seulement un auditoire, mais un ensemble

d’êtres, avec leurs passions, individuelles et collectives, qui nécessitent de penser le

vivre ensemble, d’où la politique et la morale » (pp. 62-63). Il n’est pas sans intérêt de

penser la morale, l’éthique, la politique, comme la psychologie depuis chacun de ces

trois pôles et surtout depuis les relations que chacun entretient avec les deux autres, ce

qui fait que la politique, par exemple, ne s’épuise pas dans un logos, un ordre rationnel,

Questions de communication, 33 | 2018

535

elle gagne aussi à penser le commun à partir des problématiques du soi, de la

satisfaction (ou non) des besoins comme des désirs, qui sont autant égoïstes

qu’altruistes ; à penser aussi le logos en relation avec les Autres, qui sont également

fondés à interroger la rationalité de la politique à l’aune de leur besoins et désirs. Ainsi

pour l’éthique, qui n’est pas qu’une réponse personnelle à l’interrogation sur le bon ou

le mauvais (ainsi encore pour la morale, que l’auteur aborde plus particulièrement dans

le chapitre 6). Et ainsi également pour la psychologie, qui s’enrichit à penser les

individus dans leurs dimensions singulières et sociales, rationnelles et thymiques, en

tenant compte des raisons des émotions comme de la déraison d’une raison qui

oublierait le substrat passionnel et corporel dont nous sommes faits. : « Dans tout

questionnement, si l’on y regarde bien, je m’adresse à quelqu’un sur quelque chose, et

ce “je”, ce “tu” et ce “il” sont présents, co-présents même, de façon structurelle, et

sinon explicitement. Je puis, certes, isoler le “Qui suis-je ?” des deux autres dimensions,

comme si elles étaient autonomes. Cela peut être même, à certains égards,

méthodologiquement utile, mais le résultat obtenu restera incomplet, car sans tomber

dans l’égoïsme à tout crin, le souci ou la crainte obsessionnel de l’Autre, ou encore la

seule rationalité issue du monde, “je”, “tu”, et “il” sont toujours sous-jacents aux trois

focalisations problématisantes » (p. 64). Ainsi encore le logos sert-il à rendre efficaces

certaines demandes, plaintes, doléances des individus, à faire partager des émotions,

ainsi encore le logos peut-il donner lieu à des échanges respectueux, rationnels, comme

aux affrontements plus violents, etc. Cependant, forte est la tentation de prendre le

logos comme une raison raisonnante absolument fiable, capable de dire des vérités

objectives, si l’on oublie l’opacité du langage.

6 On devient alors la dupe des phénomènes de naturalisation, d’essentialisation et des

simulacres d’effacements de la subjectivité. Le propositionnalisme lui-même, à travers

la bipartition sujet/prédicat, fait que, comme tous les linguistes le savent, la langue

interroge l’information nouvelle, portée par le prédicat, mais ne doit en principe pas

(sauf à passer pour un empêcheur de tourner en rond) interroger l’existence du sujet,

posé comme connu, et dont l’existence est comme présupposée, échappant ainsi à la

question comme à la négation (pp. 66-69). C’est aussi en vertu de cette autonomisation

du logos que s’affrontent les immémoriales positions antagonistes du nominalisme et du

réalisme, relativement aux rapports entre la langue et la réalité : les deux options sont

en fait intenables, il est impossible d’accéder à la réalité sans la médiation de la langue,

impossible aussi de défendre l’idée que l’activité même de nomination des sujets leur

permet à coup sûr d’atteindre le réel sans risque d’illusion, de distorsion, de

surinterprétation. La réalité existe indépendamment de l’esprit humain, et elle existe

aussi par l’effort d’objectivation de ce dernier. Comme l’écrit Michel Meyer, « il faut

pouvoir accéder au réel pour pouvoir constater qu’il n’a pas besoin de nous pour être ce

qu’il est, et que cela fait partie du mouvement d’objectivation. Comment cela se fait-il ?

Grâce au questionnement, avec son double mouvement d’instauration des réponses et

de refoulement de celles-ci au profit de ce dont il y est question, les choses du monde

apparaissent telles qu’elles sont, sans se référer aux réponses qui ont permis ce

surgissement, lequel est refoulé. La constitution et la prise de conscience de

l’indépendance du réel devient ainsi pleinement intelligible. […] Pour accéder aux

choses, aux êtres, pour les percevoir, les comprendre, les distinguer, il faut

questionner. Ce qui est question n’est au départ qu’un « ce qui », vu comme corrélat et

expression de notre questionnement, avant de s’imposer pour lui-même,

indépendamment. […] Une fois trouvée comme réponse, la question à laquelle elle

Questions de communication, 33 | 2018

536

renvoie disparaît, puisque résolue, et la réalité cesse alors du même coup de se voir, de

se concevoir comme réponse : elle en devient le substrat » (pp. 72-73). En sorte que « la

réalité est ainsi question(s) et réponse(s) à la fois, susceptible par là-même d’être

conçue comme projection idéaliste, comme résultat d’un processus d’interrogation,

mais aussi comme réaliste et entièrement indépendante des questions qui ont permis

d’y accéder et qui sont refoulées par le résultat final » (p. 73). Autrement dit, le logos

peut certes se limiter au refoulé du questionnement, mais il est aussi ce qui le permet,

rapporté au questionnement de sujets en situation, inscrits dans l’histoire… C’est à ce

prix que le logos n’est pas homologique au réel, et c’est grâce à cette différence, à cette

distance, que surgit le moment problématologique. Quant au Soi, qui joue le rôle de

questionneur, il s’interroge sur le monde comme sur ses questionnements, sur celui qui

questionne, sur ce(ux) dont il est question. Ce type de questionnement est fondamental,

« lorsqu’on quitte la religion », pour aborder la question de « la morale pour l’homme,

quel que soit le contenu qu’on donne à ce terme, ou plutôt, qu’il lui donne. […] le lien

entre l’ethos et l’éthique devient plus clair : il n’y a d’éthique que pour le soi, ensuite

pour le soi comme autre pour l’autre, parce qu’il y a un autre que soi qui est quand

même identique malgré leur différence physique, celle-ci requiert d’ailleurs une autre

éthique, propre au respect de l’autre et de ses différences, ce qui n’a plus rien à voir

avec l’universalité propre à l’autre qui est un autre que soi tout en étant un soi. Le soi-

individu coexiste avec l’Autre en soi qui est physiquement un autre que l’Autre qu’on est

pour lui et qui fait qu’on est l’Autre de l’Autre, ce qui définit trois formes d’altérité : 1)

une identité et une différence entre les individus, 2) une identité d’essence avec une

différence qui relève de l’existence, et 3) une distinction physique et corporelle, où

l’autre en moi est physique (le corps). L’altérité se singularise ainsi en trois moments.

L’ethos est cette interrogation sur l’identité et la différence avec soi, mais encore

convient-il de bien préciser de quel soi et de quel autre il s’agit » (pp. 79-80).

7 Michel Meyer développe ces distinctions dans le sixième et dernier chapitre, « De

l’ethos à l’éthique ou la morale en questions » (pp. 81-93). Dévidant le fil des réflexions

précédentes, il prend l’exemple de la morale, qui se décline sous trois formes possibles :

d’abord, comme morale du Soi (ethos), distinct de l’autre ; ensuite, comme morale du

pathos individuel, où le pathos est en soi, avec un corps qui nourrit une vision dualiste

du corps et de l’esprit, où le soi est souvent tenté d’affirmer son identité dans le

refoulement du corps (c’est l’éternel conflit du stoïcisme et de l’épicurisme) ; enfin, une

morale du logos, où l’existence se subordonne à l’essence, avec les dualismes

structurants de l’essence et de l’existence, de l’universel et du particulier, où le soi

cherche à se réaliser dans sa part d’universel, comme chez Kant. L’ensemble de ces

morales repose sur une mise à distance croissante, dont Michel Meyer a

magistralement décliné les variations dans Principia Moralia (Paris, Fayard, 2013), en

soulignant que la vie ne pousse pas à choisir une fois pour toutes une posture, mais à

les faire jouer ensemble, selon les situations : « On est utilitariste lorsqu’on est dans la

vie professionnelle et qu’on a à cœur la société qui vous emploie et qu’on cherche à

obtenir le meilleur salaire pour soi-même. On est kantien quand ne reste des hommes

qu’il faut juger, et avec lesquels il “faut” bien se comporter, que leur humanité

d’homme comme critère. On ne connaît rien d’autre d’eux. Et on est aristotélicien,

c’est-à-dire soucieux d’être vertueux quand on est proches, et qu’on doit faire preuve

de prudence et de modération. Enfin, on sera stoïcien, lorsqu’il faut surmonter ce que le

corps nous inflige, le nôtre, celui des autres » (p. 89). On saura gré à Michel Meyer de

rappeler en conclusion que le corps est partout : dans le rapport de soi à soi comme aux

Questions de communication, 33 | 2018

537

autres, à travers sa maîtrise, une pudeur aux sources de la politesse et de la civilité, à

travers le refus de la domination de l’autre, tant dans la relation interindividuelle que

dans l’ordre du politique. D’où le prix de la condamnation de la violence, de la torture,

des humiliations, et l’on pourrait ajouter du terrorisme, même si le mot est absent, car

la loi morale en nous et autour de nous commande le respect absolu de la vie, de toutes

les vies, de leur début à leur fin (p. 90). L’ouvrage se termine par la citation de deux

extraits du patrimoine de la philosophie, le premier d’Aristote (Seconds Analytiques, I, 1,

71a 25-30 – 71b 8-11), assorti d’un commentaire de l’auteur sur « le syllogisme comme

solution au paradoxe sur le questionnement » (pp. 97-111), le deuxième de Gadamer,

« Vérité et méthode », qui fournit à Michel Meyer l’occasion de revenir sur la « logique

de la question et de la réponse » (pp. 113-126).

8 Au total, l’ouvrage, d’une grande densité, décline en la résumant, une pensée

dialectique, historicisée, exigeante, profondément stimulante et inspirante, telle qu’elle

a été élaborée dans les œuvres capitales de son auteur. Aussi ne peut-on qu’inciter

vivement le lecteur, philosophe professionnel ou non (c’est notre cas), d’aller y voir de

plus près, pour se confronter ensuite à d’autres œuvres plus approfondies, notamment,

outre ses Principia Moralia, déjà cités, ses Principia Rhetorica (Paris, Fayard, 2008), qui

intéresseront au premier chef ceux qui utilisent dans leurs travaux les théories de

l’argumentation. Alors que la course au publish or perish entraîne à une multiplication

de publications approximatives et inabouties, Michel Meyer offre le contre-exemple

d’une œuvre qui ne cesse de se déployer sans être ignorante des prédécesseurs, revient

sans cesse sur ces fils rouges que sont chez lui les notions de problématisation (et de

questionnement), de distance, et sur les mises en relation multipolaires qui résultent

d’une dialectique qui s’éprouve dans l’histoire, tout en étant étayée par des références

culturelles diversifiées. Nul doute que le lecteur sortira enrichi des analyses sur les

interrelations entre ethos, logos et pathos, sur la problématisation de l’identité, comme

sur des vues fortes sur la question du réalisme et du nominalisme, ou encore du

propositionnalisme aristotélicien.

AUTEURS

ALAIN RABATEL

Icar, université Lumière Lyon 2, F-69007

alain.rabatel[at]univ-lyon1.fr

Questions de communication, 33 | 2018

538

Christian PLANTIN, Dictionnaire del’argumentation. Une introduction auxétudes d’argumentationLyon, ENS Éd., coll. Langages, 2016, 633 pages

Daniel Jacobi

RÉFÉRENCE

Christian PLANTIN, Dictionnaire de l’argumentation. Une introduction aux études

d’argumentation, Lyon, ENS Éd., coll. Langages, 2016, 633 pages

1 Le monde des dictionnaires de linguistique est rempli de surprises. Mais est-il judicieux

de parler de monde ? Oui, d’une certaine façon, parce que les dictionnaires de

linguistique, depuis celui pionnier de Georges Mounin (aux Presses universitaires de

France en 1974), sont nombreux. Dans ce dictionnaire pionnier, l’entrée argument est

bien présente. Très brève [9 lignes à peine], le mot argument y est employé avec un

sens linguistique restreint. Et pourquoi est-il surprenant ? Pour au moins trois raisons.

Premièrement, ce dictionnaire – pas plus que tous ceux qui l’ont précédé –, n’est pas à

proprement parler un dictionnaire, mais plutôt une encyclopédie accumulant des

connaissances sur les notions et les concepts et non pas sur les définitions des mots.

Deuxièmement, ces dictionnaires ne sont d’accord entre eux sur à peu près rien. Ni sur

le choix des entrées, ni quand ils choisissent pourtant les mêmes, sur les informations,

les précisions et les commentaires qu’ils proposent pour chacune d’elles. Cette

différence, qui serait insensée pour des dictionnaires de langue, est facile à comprendre

pour des sciences (les sciences du langage) dans lesquelles peu de paradigmes sont,

sinon universellement partagés, en tout cas utilisés de façon assez consensuelle.

2 Chaque dictionnaire (encyclopédique donc), entre autres raisons parce qu’il s’adresse à

un public spécifique, procède selon des théories ou des modèles divergents de ceux que

les autres ont retenus. Troisièmement enfin, parce qu’ils sont écrits, non pas par des

Questions de communication, 33 | 2018

539

dictionnaristes froids et neutres, mais par des chercheurs qui font œuvre d’auteur et

tentent de tirer la recherche d’un domaine dans le sens des méthodes qu’ils jugent

supérieures aux autres et pour lesquelles ils se transforment en de quasi prescripteurs

presque militants. On se souvient que, lors de la publication du passionnant Dictionnaire

d’analyse du discours (Patrick Charaudeau, Dominique Maingueneau, dirs, Paris, Éd. Le

Seuil, 2002), bien d’autres théoriciens de ce secteur, alors en plein développement,

manifestèrent leur agacement de se voir oubliés… ou contredits (dans ce dictionnaire

l’entrée argumentation est bien présente. Elle est assez complète mais longue de 6

pages à peine).

3 Le Dictionnaire de l’argumentation est un épais volume de plus de 600 pages. Il compte, ce

qui est rare pour de tels volumes, plus de 250 entrées. Certes, certaines sont brèves et

d’autres au contraire très développées car enrichies de plusieurs définitions successives

parfois contradictoires. Bref, aucun doute : c’est une somme qui convainc rapidement le

chercheur en communication, amateur de travaux sur l’argumentation et le rend

conscient de l’étendue ridiculement restreinte de ses propres connaissances.

4 Pourquoi une telle ambition encyclopédique ? L’auteur, qui a acquis une connaissance

assurée de ce domaine, ne s’est pas contenté de produire une sorte d’hyper-manuel de

la recherche sur l’argumentation. Il y ajoute une dimension historique en abordant

aussi bien des notions récentes ou contemporaines que la présentation de

l’argumentation dans les traditions classiques grecque, latine et plus récemment

rhétorique. Si ce dictionnaire est d’abord l’œuvre d’un linguiste et explore donc les

dimensions langagières de l’argumentation, l’immense curiosité de son unique auteur

et sa culture très étendue du domaine, sur lequel il travaille depuis de très nombreuses

années, enrichissent et diversifient beaucoup son contenu. En témoignent les très

nombreux exemples d’arguments et de modes d’argumentation qui parsèment, de

façon très heureuse, ce dictionnaire.

5 Pour aider les lecteurs de Questions de communication à se faire assez rapidement une

idée du contenu de ce dictionnaire, à dessein, j’ai choisi de parcourir trois entrées :

éthos, fallacieux et métaphore. À l’entrée Éthos, on trouve un texte de 9 pages

(pp. 242-249). Il est divisé en quatre parties : le mot éthos (d’un point de vue lexico-

sémantique), le concept dans le discours argumentatif (partie la plus développée),

l’éthos comme catégorie stylistique et enfin l’éthos comme caractère de l’auditoire.

Dans cette section 2 de l’entrée Éthos, Christian Plantin évoque successivement : l’éthos

de l’orateur puis éthos et argument d’autorité, suivi de éthos et étude du discours

argumentatif. Pour préciser sa pensée, il précise que l’éthos est une facette construite

par ce que l’orateur dit de lui-même quand il argumente. Et pour expliciter qu’elle est

la résultante de trois forces, il trace un diagramme (p. 246). On peut donc remarquer

que la notice éclaire bien cette notion souvent employée de façon confuse.

6 À l’entrée Fallacieux (pp. 278-293), on trouve de longs développements sur les fallacies

comme péchés de langue puis le fallacieux comme mot (y compris les façons de traduire

selon les contextes l’anglais fallacy). Christian Plantin dresse ensuite un catalogue

raisonné des types de fallacies, catalogue emprunté à différents auteurs, tous cités et

resitués dans les contextes dans lesquels ils ont construit leur typologie des

raisonnements scientifiques. Suivent deux développements sur l’histoire du fallacieux

successivement chez Aristote, puis au XVIIe siècle. Ainsi, par l’épaisseur comme par le

tour d’horizon qu’il en propose, les fallacies comme le fallacieux prennent-ils leur juste

place dans le lexique spécialisé de l’analyse argumentative.

Questions de communication, 33 | 2018

540

7 L’entrée Métaphore (pp. 385-390), pour sa part, est délibérément associée à analogie et

modèle. L’auteur de ces lignes qui a lui-même analysé en détail les relations et les

différences entre métaphore, analogie et modèle scientifique tant elles se confondent

en apparence dans les analyses classiques de la communication scientifique ne peut que

se réjouir de cette convergence. Il y avait ajouté pour sa part la comparaison ce que ne

fait pas explicitement Christian Plantin, mais il précise que, contrairement à la

métaphore par nature fallacieuse dans l’exposé scientifique, la comparaison, en ce

qu’elle est explicite, ne l’est pas. Notons pour être complet qu’il est vrai qu’on trouve

cependant un renvoi à l’entrée Comparaison à la fin de sa brève mais complète analyse.

8 Avec ce copieux ouvrage, tous ceux en sciences de l’information et de la

communication qui n’auraient en tête à propos de l’argumentation que les seuls

ouvrages de Philippe Breton, découvriront la richesse, mais aussi la profondeur et la

complexité des études argumentatives. Certes, Christian Plantin prend en compte la

dimension rhétorique du débat, mais son ouvrage s’intéresse aussi bien à des situations

ou des contextes ordinaires (comme les interactions entre proches) que des débats

scientifiques spécialisés. Pourtant, cette encyclopédie (plus donc qu’un dictionnaire)

impressionnante et touffue se veut aussi un manuel d’initiation à l’analyse

argumentative. Même si l’auteur écrit modestement dans le titre de son ouvrage qu’il

s’agit d’une introduction, on peut douter que cette promesse (était-elle tenable ?) soit au

rendez-vous…

9 Le débutant qui voudrait s’initier à l’analyse argumentative à l’aide de ce dictionnaire

serait rapidement découragé et en tout cas bien embarrassé pour entreprendre sa

recherche. En voulant associer l’argumentation à l’épistémologie et à la logique (celle

du neuchâtelois Jean-Blaise Grize) ainsi qu’aux interactions et donc à l’énonciation,

Christian Plantin brouille avec de vraies raisons les frontières. Mais il est évident que

cette abondance de pistes, d’approches et de méthodes perturbe ou complexifie le

travail d’un apprenti soucieux de conduire une analyse argumentative en situation ou

dans un corpus délimité.

10 L’ouvrage s’adresse donc plutôt à des enseignants déjà compétents sur l’argumentation

et qui voudraient compléter ou enrichir leur enseignement. Ou alors à des chercheurs

en sciences du langage comme en sciences humaines et sociales qui voudraient

éprouver la validité de leurs méthodes, les enrichir ou les diversifier. Ce reproche est

sans doute excessif d’autant que quant à ses intentions pédagogiques, Christian Plantin

a déjà beaucoup donné. Les débutants auront l’embarras du choix puisqu’il a déjà, dans

le passé, publié des petits ouvrages qui leur sont explicitement destinés.

AUTEURS

DANIEL JACOBI

CNE, université d’Avignon et des Pays du Vaucluse, F-84029

danieljacobi[at]orange.fr

Questions de communication, 33 | 2018

541

Marie-Laure RYAN, Narrative asVirtual Reality 2. Revisiting Immersionand Interactivity in Literature andElectronic MediaBaltimore, J. Hopkins University Press, 2015, 292 pages

Ioanna Vovou

RÉFÉRENCE

Marie-Laure RYAN, Narrative as Virtual Reality 2. Revisiting Immersion and Interactivity

in Literature and Electronic Media, Baltimore, J. Hopkins University Press, 2015,

292 pages

1 « Le mariage entre interactivité et immersion est établi dans notre relation à la vie/

monde, mais la vie n’est pas un récit, quoiqu’elle puisse être une mine d’or de

matériaux narratifs quand l’on y regarde rétrospectivement » (« The marriage of

interactivity and immersivity is achieved in our relation to the life-world, but life is not a

narrative, though it can be a gold mine of narrative materials when we look at it

retrospectively », p. 251). Cette affirmation de Marie-Laure Ryan que l’on peut lire dans

les dernières pages de son ouvrage cristallise à nos yeux l’essence de la problématique

principale questionnée par l’auteure, celle de la combinaison de trois éléments majeurs

– l’interactivité, l’immersion et le récit – comme la formule pour ce qu’elle appelle

« l’art global » (« total art ») dans les technologies interactives, appliquée dans les jeux

vidéo, les installations artistiques numériques, les mondes virtuels sur l’internet ou la

fiction électronique.

2 D’emblée, la trajectoire de l’ouvrage en question est intéressante. Les graines de ce

travail se trouvent dans un article précédent de l’auteure intitulé « Immersion vs.

Interactivity : Virtual Reality and Literary Theory » (Postmodern Culture, 5, 1, 1994,

Questions de communication, 33 | 2018

542

pp. 447-457). Dans sa forme actuelle, l’ouvrage est une réédition de 2001, revisitée,

rassemblant aussi des textes et recherches menés à différents moments et structurés

dans une logique cohérente. Enfin, pour surenchérir sur un mode de lecture

palimpseste à la fois interactif et intermédial, l’ouvrage se prolonge sur l’internet par

l’intermédiaire de six interludes, i.e des textes qui apportent un contexte

supplémentaire, incitant le lecteur à passer d’un état d’immersion à un état

d’interactivité, allant compléter les éléments narratifs manquant sur un autre support,

à savoir un site internet. Cette activité ludique et en même temps réflexive vu le sujet

traité, serait, à notre sens, un argument supplémentaire en faveur de la thèse

principale de Marie-Laure Ryan, identique dans les deux éditions du livre (2001 et

2015) : « Une interactivité désincorporée et externe est hostile à l’immersion et la

réconciliation la plus totale entre interactivité, immersion et récit se réalisera avec la

participation d’un corps virtuel » (« …disembodied, external interactivity is hostile to

immersion, and that the fullest reconciliation of interactivity, immersion, and narrativity will

therefore take the participation of a virtual body ») (préface du livre). La même hypothèse

de la chercheuse à quinze ans d’intervalle la conduira dans des conclusions différentes,

au vu de l’étude sur les genres narratifs numériques qui ont vu le jour et du travail

théorique des spécialistes de l’intelligence artificielle sur le « storytelling » interactif.

3 L’ouvrage débute par un retour sur le sens de ce qu’on appelle « réalité virtuelle ».

Revenant sur certaines des promesses de la réalité virtuelle (RV) dans les années 1990

et constatant que, de nos jours, dans l’imagination collective elle est plutôt remplacée

par des applications diverses de technologie numérique, par les réseaux sociaux et par

la réalité augmentée qui affectent de façon plus directe nos vies de tous les jours,

l’auteure soutient que la notion de RV continue à nous fasciner aujourd’hui dans le

cadre des mondes virtuels sur l’internet, ce qui est loin d’être ce à quoi s’attendaient les

pionniers de la RV dans les deux dernières décennies du XXe siècle. Pour ce qui est de la

définition de la virtualité l’auteure propose trois distinctions : a) une première qualifiée

d’optique, i.e. le virtuel comme illusion, inspirée de la thèse de Jean Baudrillard, b) une

autre scolastique, i.e. le virtuel comme potentialité qui tient ses origines au travail de

Pierre Lévy et c) une dernière technologique, à savoir le virtuel en tant que médiation

par ordinateur, traduisant le rêve d’un « langage naturel » et le mythe de la

transparence du medium qui semble se concrétiser par la disparition de l’ordinateur au

sens à la fois littéral (voir ce qu’on appelle « habits de réalité virtuelle » comme par

exemple les lunettes Google, les smartphones, etc.) et métaphorique du terme –

l’ordinateur qui devient un espace que l’utilisateur habite. Comme il est expliqué par

l’auteure : « La réalité virtuelle ce n’est pas simplement le medium ultime, c’est la

métaphore ultime de l’interface » (« ‘Virtual reality’ is not just the ultimate medium, it is the

ultimate interface metaphor ») (p. 44).

4 Dans le but de questionner la notion d’immersion et celle d’interactivité dans les genres

narratifs numériques, l’ouvrage entreprend une archéologie de ces deux notions dans

la peinture et la littérature, toutes deux effectuant des allers-retours entre

représentation iconique et symbolique. Ainsi, pour ce qui est de la peinture, l’invention

des règles de la perspective immerge-t-elle le spectateur dans un environnement qui,

mentalement, s’étend au-delà des limites du cadre ; ce dernier a l’expérience de

l’illusion d’un espace dans lequel l’on peut s’introduire. Le climax de cette immersion

optique serait les trompe-l’œil de l’époque baroque quand la distinction entre espace

physique et espace représenté devient obscure, l’espace visuel n’étant plus un élément

évident. Ensuite, au début du XXe siècle, l’espace représenté participe dans un jeu de

Questions de communication, 33 | 2018

543

formes et de couleurs abstraites, étant fragmenté en plusieurs perspectives ; ainsi le

spectateur est invité à mobiliser plusieurs angles visuels simultanément, entrant dans

un jeu d’imagination, telle une activité intellectuelle de groupement des formes et des

couleurs. Plus l’art devient une activité mentale, plus l’œil de notre cerveau triomphe

sur l’œil physique. Cela étant, l’auteure souligne que la résonance d’un espace

représenté qui serait, de façon symbolique, ouvert sur le corps ne perd pas facilement

son attrait. À partir du milieu du XXe siècle, les idéaux de l’immersion reviennent en

triomphe avec le mouvement surréaliste : des représentations hyperréalistes, des

installations tridimensionnelles, etc. Les installations artistiques, par exemple, qui

invitent le visiteur à activer l’œuvre d’art donnent un premier indice des entrelacs

entre immersion et interactivité, le duo qui caractérise la technologie de la RV.

5 Du côté de la littérature, la montée et la chute des principes de l’immersion sont liées à

une poétique de l’illusion qui présuppose la transparence du medium. Le style narratif

du XVIIIe siècle, d’un côté, cultive cette illusion via la feintise des genres narratifs non

fictifs, i.e. mémoires, lettres, autobiographies, etc. D’un autre côté, le jeu avec les

principes de l’immersion n’y manque pas, discerné dans l’alternance des modes

narratifs, guidant l’attention du lecteur tantôt sur l’histoire en tant que telle, tantôt sur

l’acte de narrer. Ensuite, durant le XIXe siècle l’accent est mis sur le monde diégétique

au point où le narrateur et l’acte de narration se seraient oubliés et le corps symbolique

du lecteur serait transporté dans le monde fictif du roman, en s’immergeant dans

l’intrigue, devenant « témoin » des événements narrés et développant des liens affectifs

étroits avec les caractères de la fiction. Pourtant, ces éléments sont mis en question à

partir la deuxième moitié du XXe siècle où l’on remarque des croisements entre

littérature, structuralisme et déconstruction, des glissements conceptuels, des

structures de textes ouvertes, des oppositions entre forme et contenu, une

intertextualité diffuse et une attitude réflexive des textes, en passant par la parodie et

le pastiche, de sorte que l’écriture littéraire, ainsi que la lecture deviennent un jeu

intellectuel. Par conséquent, l’acte immersif est mis à l’écart par une posture ludique

face au medium. De nos jours, l’interactivité appliquée au texte via les nouvelles

technologies a été considérée comme synonyme de la perception postmoderne du sens,

étant porteuse de l’idéal d’un texte qui se renouvelle sans cesse allant du niveau du

signifié (interprétant) à celui du signifiant (représentant). Les hypertextes sont des

fragments de texte qui apparaissent à l’écran. Toute lecture produit un texte différent,

ce qui s’oppose au texte « conventionnel » imprimé dans lequel le lecteur peut projeter

des interprétations personnelles divergentes, pourtant au sein d’une base sémiotique

stable. Au contraire, le lecteur d’un texte interactif participe à la construction de ce

dernier comme une représentation de signes que l’on peut voir.

6 Ainsi l’interactivité a-t-elle été considérée comme la possibilité de se libérer à la fois du

pouvoir de l’écrivain/créateur et de la linéarité du texte. Par opposition, la notion

d’immersion a « souffert » jusqu’à la fin des années 1990, associée à l’idée de « se

perdre » dans un ouvrage (l’auteure note que les mises en garde face aux dangers

prétendus de l’immersion commencent dès l’époque de Don Quichotte) ou dans

n’importe quel genre de réalité virtuelle ; l’objection majeure étant sa non-conformité

avec l’exercice des habilités intellectuelles critiques. C’est, en effet, rétorque Marie-

Laure Ryan, oublier qu’il ne s’agit pas d’une activité passive ; en revanche, pour la

production d’une image mentale issue d’un monde textuel, il faut entreprendre une

activité intellectuelle complexe, comme il est démontré par les théories plus récentes

sur les nouveaux médias qui puisent dans des approches neuropsychologiques et

Questions de communication, 33 | 2018

544

neurophysiologiques sur la simulation mentale. L’empathie avec les caractères offre un

exemple éloquent. Comment expliquer que les lecteurs/usagers vivent l’agonie dans

une œuvre/texte/jeu même si c’est la deuxième ou troisième fois qu’ils le lisent/

jouent ? Et ceci, même s’ils connaissent la fin ? Comment expliquer que le sort des

héros de fiction provoque des réactions émotionnelles qui s’expriment par des

symptômes physiologiques/corporels, tels que des larmes, des frissons, des serrements

d’estomac, même s’ils savent bien que ces héros n’ont jamais existé ?

7 L’auteure développe une poétique de l’immersion liant le texte à un monde qui consiste

en l’environnement du corps virtuel du lecteur, en se référant aux théories de

l’immersion et en distinguant trois types d’immersion : spatiale, temporelle et

émotionnelle. Quant à une poétique de l’interactivité et à ses formes diverses, elle

considère le texte comme jeu et le lecteur comme joueur, notant au passage que l’idée

du jeu en tant qu’objet philosophique et sociologique s’est introduite dans de multiples

champs scientifiques à partir du milieu du XXe siècle. Si l’enjeu des médias

contemporains est de proposer des mondes narratifs immersifs et interactifs à la fois, la

question principale est de savoir comment connecter ces deux principes. La réponse

donnée par Marie-Laure Ryan est que la coprésence de l’immersion et de l’interactivité

présuppose la présence physique ou symbolique du corps dans le monde virtuel. Dans

le cas de la RV cela peut se produire plus facilement car à chaque fois que l’usager fait

un choix il « sort » de l’univers textuel narré, adoptant un regard externe au récit. Ceci

dit, le champ de la réalité virtuelle n’est pas le seul environnement qui offre

l’expérience de l’immersion, associée à celle de l’interactivité. D’autres lieux ou

situations, tels les jeux de rôles ou les jeux de simulation, les parcs d’attractions, l’art et

le théâtre proposent également une participation active soit du corps physique, soit du

corps virtuel/symbolique dans une réalité construite dans l’imaginaire des

participants.

8 L’intérêt majeur de l’ouvrage de Marie-Laure Ryan est de questionner le récit comme

producteur de réalité virtuelle dans les médias électroniques nouveaux sur des

plateformes diverses. Il s’agit aussi d’interroger les possibilités que la RV offre au

processus de représentation, ce qui revient à penser cette dernière comme un

phénomène sémiotique. L’ouvrage invite donc à repenser les notions de « texte »,

« textualité », « mimésis », « narrativité », « théories de la littérature » au vu de

nouveaux modes d’expression médiatique et artistique qui sont rendus possibles à

travers l’évolution de la technologie numérique et ceci dans plusieurs genres narratifs,

tels que le jeu, la fiction, l’information.

AUTEURS

IOANNA VOVOU

Cim, université Sorbonne Nouvelle – Paris 3, université Panteion, GRE-176 71

ioannav[at]wanadoo.fr

Questions de communication, 33 | 2018

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Livres reçusReceived Books

Questions de communication, 33 | 2018

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Livres reçusReceived Books

Cette liste est constituée des ouvrages et revues reçus par Questions de communication.

Pour les envois :

Questions de communication

Centre de recherche sur les médiations

Université de Lorraine – plate-forme de Metz-Saulcy

UFR SHS-Metz

Île du Saulcy – BP 60228

57045 METZ Cedex 01

Ouvrages

Absalyamova Elina, Stiénon Valérie, dirs, Les Voix du lecteur dans la presse française au

XIXe siècle, Limoges, Presses universitaires de Limoges, coll. Médiatextes, 2018, 362 p.

Ameille Aude, Lécroart Pascal, Picard Timothée, Reibel Emmanuel, dirs, Opéra et cinéma,

Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. Le Spectaculaire, 2017, 494 p.

Auzanneau Michelle, Greco Luca, dirs, Dessiner les frontières, Lyon, ENS Éd., coll.

Langages, 2018, 240 p.

Baschet Jérôme, Défaire la tyrannie du présent. Temporalités émergentes et futurs inédits,

Paris, Éd. La Découverte, coll. L’horizon des possibles, 2018, 320 p.

Basso Fossali Pierluigi, Vers une écologie sémiotique de la culture. Perception, gestion et

réappropriation du sens, Limoges, Lambert-Lucas, coll. Sémiotique, 2017, 656 p.

Baudry Patrick, dir., collab. Gérard Peylet, Migrations et mobilités, Pessac, Maison des

sciences de l’homme d’Aquitaine, coll. Migration et immigration, 2018, 324 p.

Baumgardt Ursula, dir., Littératures en langues africaines. Production et diffusion, Paris,

Karthala, coll. tradition orale, 2017, 362 p.

Beauvallet Willy, Michon Sébastien, dirs, Dans l’ombre des élus. Une sociologie des

collaborateurs politiques, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, coll.

Espaces politiques, 2017, 258 p.

Questions de communication, 33 | 2018

547

Beck Nicolas, En finir avec les idées reçues sur la vulgarisation scientifique, Versailles, Éd.

Quæ, 2017, 168 p.

Beividas Waldir, La Sémiologie de Saussure et la sémiotique de Greimas comme épistémologie

discursive : une troisième voie pour la connaissance, trad. du portugais par Lionel Antoine

Féral, Limoges, Lambert-Lucas, coll. Sémiotique, 2017, 248 p.

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