Cahiers d'ethnomusicologie, 23 - OpenEdition Journals

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Cahiers d’ethnomusicologie Anciennement Cahiers de musiques traditionnelles 23 | 2010 Émotions Édition électronique URL : https://journals.openedition.org/ethnomusicologie/270 ISSN : 2235-7688 Éditeur ADEM - Ateliers d’ethnomusicologie Édition imprimée Date de publication : 31 décembre 2010 ISSN : 1662-372X Référence électronique Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010, « Émotions » [En ligne], mis en ligne le 10 décembre 2012, consulté le 30 septembre 2021. URL : https://journals.openedition.org/ethnomusicologie/270 Ce document a été généré automatiquement le 30 septembre 2021. Article L.111-1 du Code de la propriété intellectuelle.

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Cahiers d’ethnomusicologieAnciennement Cahiers de musiques traditionnelles 

23 | 2010Émotions

Édition électroniqueURL : https://journals.openedition.org/ethnomusicologie/270ISSN : 2235-7688

ÉditeurADEM - Ateliers d’ethnomusicologie

Édition impriméeDate de publication : 31 décembre 2010ISSN : 1662-372X

Référence électroniqueCahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010, « Émotions » [En ligne], mis en ligne le 10 décembre 2012,consulté le 30 septembre 2021. URL : https://journals.openedition.org/ethnomusicologie/270

Ce document a été généré automatiquement le 30 septembre 2021.

Article L.111-1 du Code de la propriété intellectuelle.

L’étude des relations entre musique et émotions – historiquement un problème avant

tout philosophique – connaît depuis quelques années un développement croissant dans

le domaine des sciences cognitives. La plupart des théories émises reposent sur des

approches de type esthétique ou psychologique, généralement centrées sur les

répertoires classiques occidentaux, avec quelques incursions dans le domaine des

musiques « actuelles ».

Bien que cette question puisse a priori concerner toute société humaine, les

ethnomusicologues ne l’ont que rarement abordée de manière approfondie. L’ambition

de ce volume est de combler ce manque tout en répondant à l’attente de chercheurs

d’autres horizons. À partir d’observations de terrain, les contributions analysent

comment les affects sont générés, exprimés, partagés dans une société donnée.

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

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SOMMAIRE

Dossier : Émotions

Le texte affecté. Vers une théorie de l’expression musicaleBernard Lortat-Jacob

L’action-dans-le-monde. Émotion musicale, mouvement musical et neurones miroirsJudith Becker

Quand l’émotion vient en chantant. La chanson d’un homme du Donegal (Irlande)Charlotte Poulet

Plaisir partagé et frissons individuels. Chanter et écouter les chants ganga (Croatie / Bosnie-Herzégovine)Anne-Florence Borneuf

Jouer aux noces, puis entre soi. Le cycle de l’émotion chez les musiciens tsiganes deTransylvanieFilippo Bonini Baraldi

Anti-pathos. Pratique et théorie de l’expression musicale dans une société d’ascendancenomade (Turquie méridionale)Jérôme Cler

À propos de violence. Étude d’une danse communautaire du Nord-Est de la TurquieNicolas Elias

Des affects entre guillemets. Mélodisation de la parole chez les Yézidis d’ArménieEstelle Amy de la Bretèque

Le musicien Yahyâ al-Nûnû. L’émotion musicale et ses transformations (Yémen)Jean Lambert

Sans excès. Musique et émotion dans un culte śivaïte du pays tamoulWilliam Tallotte

Les dimensions affectives des chants et jeux chantés que les adultes adressent aux enfantsen langue drehu (Îles Loyauté – Nouvelle-Calédonie)Stéphanie Geneix-Rabault

Entre rituel et spectacle, une tragédie en rythmes et en vers. Le bumba-meu-boi de SãoLuis do Maranhão (Nord-Est du Brésil)Marie Cousin

Entretien

Une passion pour l’IranEntretien avec Stephen BlumAmeneh Youssefzadeh et Stephen Blum

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Hommage

Les routes d’Acıpayam. In memoriam Talip Özkan (1939-2010)Jérôme Cler

Livres

Jean Molino : Le singe musicien. Sémiologie et anthropologie de la musique. Précédéde : Introduction à l’œuvre musicologique de Jean Molino par Jean-Jacques Nattiez Paris : Actes Sud / INA, 2009Denis-Constant Martin

Thomas Turino: Music as Social Life. The Politics of ParticipationChicago and London: The University of Chicago Press, 2008Marcello Sorce Keller

Jean During : La musique à l’esprit. Enjeux éthiques du phénomène musicalParis: L’Harmattan, 2008Monique Desroches

Laurent Aubert : Mémoire vive. Hommages à Constantin BrăiloiuGenève: Musée d’ethnographie / Gollion: Infolio, 2009Madeleine Leclair

Guillaume Kosmicki: Musiques électroniques. Des avant-gardes aux dance floorsMarseille: Le mot et le reste (collection Formes), 2009Yann Laville

Julien Mallet: Le tsapiky, une jeune musique de Madagascar. Ancêtres, cassettes etbals poussièresParis: Karthala, 2009Guillaume Samson

Luc Charles-Dominique et Yves Defrance : L’Ethnomusicologie de la France: de l’« ancienne civilisation paysanne» à la globalisation Paris: L’Harmattan, 2009Dominique Salini

Jean-Michel Guilcher: Danse traditionnelle et anciens milieux ruraux français.Tradition, Histoire, Société Paris: L’Harmattan, 2009Marlène Belly

Frank Tenaille: Musiques et chants en Occitanie. Création et tradition en Pays d’OcCorrens / Paris: Le Chantier, éditions du Layeur, 2008Luc Charles-Dominique

Claudie Marcel-Dubois et François Falc’Hun, assistés de Jeannine Auboyer: Les archives dela Mission de folklore musical en Basse-Bretagne de 1939 du Musée national desarts et traditions populairesParis: CTHS|Rennes: Dastum, 2009Jean-Christophe Maillard

Corinne Frayssinet-Savy: Israel Galván: danser le silenceArles: Actes Sud, 2009Agnès Aubert

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Antonello Ricci: I suoni e lo sguardo. Etnografia visiva e musica popolare nell’Italiacentrale e meridionaleMilano: Franco Angeli, 2007Giovanni Giuriati

Jean During: Musiques d’Iran. La tradition en questionParis: Geuthner, 2010Ariane Zevaco

Joep Bor, Françoise ‘Nalini’ Delvoye, Jane Harvey et Emmie te Nijenhuis eds.: HindustaniMusic: Thirteenth to Twentieth CenturiesNew Delhi: Manohar & Codarts, 2010Julien Jugand

CD

Collection universelle de musique populaire/The World Collection of Folk Music.Archives Constantin Brăiloiu (1913-1953)Seconde réédition augmentée, dirigée par Laurent Aubert. Archives internationales de musique populaire, Muséed’ethnographie, Genève/Disques VDE-GALLO, Lausanne, 2009 Madeleine Leclair

France. Une anthologie des musiques traditionnellesGuillaume Veillet. Coffret de 10 CDs Frémeaux & Associés FA 5260, 2009Luc Charles-Dominique

Bulgarie. L’art de la gadulkaEnregistrements (2008) et texte: Jérôme Cler, 2009Marie-Barbara Le Gonidec

Turquie. Le bağlama des yayla, Ramazan Güngör, Ali Kıvrak et Hayri Dev Enregistrements et texte: Jérôme Cler, 2008Thomas Loopuyt

Chine. « Le pêcheur et le bûcheron». Le qin, cithare des lettrés. Sou Si-tai Sou Si-tai: cithare qin ou flûte xiao, avec Georges Goormaghtigh: qin. Enregistrements (2006): Renaud Millet-Lacombe; texte: Georges Goormaghtigh, 2007François Picard

Bali 1928 I . Gamelan gong kebyar. Music of Belaluan, Pangkung, Busungbiu Réédition d’enregistrements historiques réalisés en 1928 à Bali, compilés par Allan Evans et Edward Herbst, WorldArbiter 2011 Éric Vandal

Pérou. Musique des Awajún et des Wampis d’Amazonie, Vallée du CenepaEnregistrements : Franz Treichler ; textes : Raúl Riol et Jeremy Narby, 2009Michel Plisson

Swaziland. Chants des SwaziEnregistrements et texte: Mark Bradshaw, 2009Emmanuelle Olivier

Marc et Thomas Loopuyt. Duo de oud – SilsilaEnregistrements: Thomas Loopuyt; texte: Marc et Thomas Loopuyt, 2009Laurent Aubert

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Thèses

Truong Thi Hanh: Le Dan Bâu (Monocorde calebasse vietnamien). Étudeorganologique et ethnomusicologiqueThèse de doctorat en Ethnomusicologie, 2009, Université de Paris IV-Sorbonne

Olivier Féraud: Voix publiques. Environnements sonores, représentations et usagesd’habitation dans un quartier populaire de NaplesThèse de Doctorat en Anthropologie Sociale et Ethnologie, 2010, École des Hautes Études en Sciences Sociales(LAHIC/EHESS), Paris

Enrique Pilco: Des voix dans la pénombre. Le catholicisme cuzquénien à travers leshymnes religieux en quechua. Musique, religion et société dans les Andes du XX  esiècle Thèse de Doctorat en Anthropologie Sociale et Ethnologie, soutenue le 27 février 2010 à l’École des Hautes Études enSciences Sociales (MASCIPO/EHESS), Paris

Hugo Ferran: Offrandes et bénédictions. Une anthropologie musicale du culte desancêtres chez les Maale d’ÉthiopieThèse de doctorat en anthropologie sociale et ethnologie, soutenue le 1er juin 2010 à l’École des Hautes Études enSciences Sociales, Paris

Farrokh Vahbzadeh: Le dotâr et sa musique dans le Khorâssân et en Asie centrale (uneétude d’ethnomusicologie comparative) Thèse de Doctorat en Anthropologie Sociale et Ethnologie, soutenue le 10 juin 2010 à l’École des Hautes Études enSciences Sociales (LMS/EHESS), Paris

Marcel Akiki: Les chants syllabiques de mariage au Mont Liban. Une premièreapproche ethnomusicologiqueThèse de Doctorat en ethnomusicologie, soutenue le 22 juin 2010 à l’Université Paris Ouest Nanterre-La Défense

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Dossier : Émotions

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Le texte affecté. Vers une théorie del’expression musicaleBernard Lortat-Jacob

Cet article a bénéficié, dans sa première version, des observations critiques de Victor Stoichiţa

que je tiens à remercier tout particulièrement.

Exprimer = dévier

1 La notion d’expression musicale est commune et récurrente chez les mélomanes et les

musicologues, mais lui assigner des limites conceptuelles claires et un contenu précis

semble assez problématique. Qu’est-ce que l’expression musicale ? À quels procédés

recourt-elle ? Est-elle surtout caractéristique des musiques occidentales ou partagée

par toutes les musiques du monde 1 ? Autant de questions qui méritent d’être discutées.

2 Expression/expressivité : ces deux termes sont voisins dans le langage courant.

Cependant, pour ce qui concerne les musiques écrites, le mot « expression » renvoie

d’abord aux instructions données à l’interprète, lesquelles figurent dans le texte lui-

même : on peut lire en effet sur une partition l’indication « con espressione », mais

jamais « con espressività ». L’expressivité, quant à elle, relève davantage du choix de

l’interprète dont on saura louer les qualités personnelles sur ce plan, ou a contrario

souligner, pour s’en plaindre, son interprétation « inexpressive ». Cependant, la

distinction entre expression et expressivité est relative et ne concerne que les musiques

écrites – ou, pour mieux dire, celles qui s’écrivent. Les deux termes deviennent en effet

interchangeables dès lors que la performance se passe d’un texte de référence dûment

codifié (c’est-à-dire écrit).

3 Dans le langage courant, est qualifié d’expressif « ce qui exprime bien ce qu’on veut

exprimer, faire entendre » [Petit Robert]. Cette définition recouvre deux idées :

celle d’intention : « ce qu’on veut faire entendre » ;

celle de qualité : il s’agit de « bien exprimer ».

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Ce qu’on veut faire entendre

4 Il apparaît que l’expression n’a pas le caractère d’une structure : elle n’en a ni

l’autonomie formelle, ni l’indépendance fonctionnelle. Ce qu’on veutfaire entendre

relève d’un « hors-texte ». Sauf localement, dans la musique écrite, l’expression ne se

note ni ne se transcrit. En revanche, elle se projette et éventuellement, se ressent 2.

5 Dans le binôme « Texte/Expression », il y a donc une asymétrie : si l’expression ne

relève pas du texte stricto sensu, elle a cependant besoin de lui pour exister, sans

pourtant bénéficier d’un statut formel bien clair. Ce qui la singularise est que, à la façon

d’une liberté qui se conquiert et se proclame, elle crée l’illusion de se réinventer à

chaque exécution. Destinée à retenir l’attention, elle est, semble-t-il, indispensable à

l’efficacité de nombreuses musiques, sinon de toutes.

6 La relation entre expression et texte se transforme en tension dès lors que l’expression

agit sur le texte pour modifier ce qui précisément est destiné à l’identifier comme tel 3 ;celui-ci semble là pour s’offrir à la déformation ; il s’expose à elle et, comme le savent

tous les interprètes, même les moins expérimentés, divers procédés sont requis à cette

fin : contrastes d’intensité, de tempo, rubato, qui consiste à rubare (« voler ») au texte sa

régularité temporelle, accentuations et articulations spécifiques, etc. Un monde

d’effets, en somme à explorer.

7 On entrevoit, à travers cet exemple classique par excellence, de quelles ressources

dispose l’interprète pour exprimer ce qu’il veut exprimer. Myra Hess ouvre son cœur à

Beethoven, au propre comme au figuré. Son intervention relève de pratiques usuelles,

que l’on enseigne de façon plus ou moins méthodique

Fig. 1. L’expression, comprise comme « déformation assumée du texte » (sonate 31/2 de Beethoven)

En haut : partition (édition Choudens) : passage « con espressione e semplice », demandé par Beethoven lui-même ;En bas : la très belle version de Myra Hess (pianiste anglaise, enregistrement des années 1940), guidéepar l’indication du compositeur et opérant par transformation systématique de la partition originale.L’ensemble reste grosso modo en mesure (i.e. les premiers temps suivent une pulsation lente, àenviron 38 à la noire) mais, à l’intérieur de chaque mesure, les groupes sont soumis alternativement àdes compressions et extensions des durées, selon une alternance régulière + court, + long, créant dela sorte une forme d’asymétrie interne des valeurs (à la façon d’un cœur battant des temps cycliquescomposés de longueurs inégales).

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dans les conservatoires4 : via l’expression, l’interprète a la charge de sortir un texte

bien identifié de son inertie graphique. Son génie se mesure à l’autorité qu’il est

capable d’exercer sur l’objet qu’il a sous les yeux, en agissant sur des signes qu’il n’a pas

écrit lui-même et dont chacun attend qu’il les plie avec talent à sa convenance. Au

point que, de façon singulière, le sens ou l’intérêt d’une exécution, sinon d’une œuvre,

semble pouvoir se mesurer au taux de déviation que lui fait subir l’interprète. Si celui-ci

se contente de lire strictement le texte et de respecter les signes tels qu’ils sont écrits, il

ne l’interprète pas. C’est seulement en s’en éloignant qu’il y parvient (c’est d’ailleurs le

sens commun du terme, lorsqu’on dit de quelqu’un qu’il « interprète » les propos de

quelqu’un d’autre). Un premier paradoxe est bien là : l’essence d’une œuvre semble ne

s’atteindre qu’en s’écartant plus ou moins du texte qui la figure 5. Quant à l’expression

elle-même, elle n’a pas de texture bien précise ; même dans le cas de la musique écrite,

un surlignage lexical occasionnel [le « con espressione » écrit sur une partition] reste une

indication énigmatique qui n’offre aucune clé pratique pour que se réalise l’instruction

demandée.

Le texte affecté

8 Revenons un instant sur l’expression de Myra Hess et sur les mécanismes qu’elle met en

œuvre. Tout se passe comme si, affectée par le texte du compositeur, la pianiste

anglaise y transférait en retour sa propre affection, suivant un cycle ternaire : 1) texte –

ce qui doit être joué – ; 2) affectation de l’interprète, donnant lieu à 3) une altération

du premier texte en en faisant émerger un deuxième (cf. fig. 2).

9 Le processus se laisse détailler de la façon suivante : émue par cette sonate, par les

signes figurant sur la partition, par les relations qu’ils offrent à voir et à entendre, par

les évocations qu’ils suggèrent, Myra Hess enclenche sa propre rhétorique expressive.

Les altérations affectives qu’elle subit la conduisent à altérer un texte fixé par la plume

d’un compositeur, qu’imprimeurs et éditeurs n’eurent de cesse de dupliquer à

l’identique. Et c’est sous cette nouvelle forme « affectée », à la fois infidèle et fidèle, que

ce deuxième texte touche l’oreille, grâce à un geste particulier de la pianiste, un rubato

dont elle assume la liberté, un jeu d’articulation particulier… et une pulsation

bouleversée [ne l’est-elle pas elle-même ?], qui acquiert l’étrange propriété de devenir

bouleversante à son tour.

Fig. 2. Le cycle ternaire : texte ; affection de l’interprète ; affection du texte original.

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10 On observera que ce mouvement centrifuge [texte F0AE affection] suivi par la pianiste

anglaise est inversé par rapport à celui que dut suivre Beethoven en 1802 lorsqu’il

écrivit sa 31e sonate. Lui fut contraint de concentrer (et probablement de limiter) ses

idées musicales, pour faire entrer son texte dans les normes d’une arithmétique

solfégique. À cette fin, il dut réduire celui-ci, le contraindre pour le rendre « scriptible »

et déchiffrable. Myra Hess emprunte le chemin inverse. En tant qu’interprète, elle est

tenue de redéployer le « non-dit », ou plutôt le « non-écrit » de Beethoven, en jouant le

texte bien sûr, mais aussi ce que la plume du Maître de Bonn fut dans l’impossibilité d’y

faire figurer 6. Acte de reproduction ? De simulation plutôt, qui ne trompe personne,

sauf peut-être l’interprète lui-même qui, le temps de sa prestation, met en œuvre son

imaginaire personnel, croisant illusoirement celui d’un Beethoven retrouvé 7.

11 Cependant, penser les choses en termes de binôme 8 et postuler une indéfectible

complémentarité entre le texte (fermé et fixe dans ses principes) et l’expression

(ouverte et débouchant sur de l’imprévu) offre de sérieuses zones d’ombre. D’une part,

la dualité induite [texte/expression] est anti-intuitive en ce sens qu’elle maintient en

des champs distanciés deux composantes du musical que l’écoute n’a de cesse de rendre

solidaires ; d’autre part, elle élude la question de la nature de la musique et ne nous dit

rien de clair sur son modus operandi. Être musicien, est-ce jouer des notes telles qu’elles

sont attendues et figurent sur une partition, ou, au contraire, savoir leur attribuer des

valeurs, inattendues, inouïes, surprenantes, impliquant un ensemble d’actions

spécifiques, ou pour mieux dire, spécifiantes ? Le débat semble banal (et, au fond, les

commentateurs de disques ne parlent que de cela), mais il a une dimension théorique,

car de deux choses l’une : ou, dans une optique étroitement formaliste, l’expression est

secondaire 9 – mais alors on comprend mal que mélomanes et musiciens ne cessent d’en

parler et consacrent tant de temps et d’énergie à la qualifier ; ou bien elle est

essentielle, et dans ce cas, elle devient, pour la musicologie, un ordre d’investigation de

première importance. Dans cette deuxième hypothèse, le texte premier, en tant que

réalité écrite ou même de simple représentation mentale –» partition intérieure »,

dirait Jacques Siron – ne serait là que pour proposer un deuxième texte destiné à offrir

des déviations essentielles, et non secondaires, tantôt admises, tantôt requises, tantôt

attendues, tantôt « de mauvais goût », tantôt improbables, expressives en tout cas. Pour

dire les choses un peu brutalement, l’expression, au lieu d’être un « plus » offert à

l’écoute attentive, constituerait l’essentiel de la musique.

12 Cette deuxième hypothèse correspond davantage à ce que l’on sait des mécanismes

fondamentaux de l’oralité. Avant d’être « produit », la musique serait « action » et

l’expression ne serait pas autre chose qu’une modalité d’extériorisation de cette action.

Une telle conception peut faire trembler sur ses bases la notion de texte. Celui-ci serait,

non pas « ce qui est écrit » (cas standard de la musique classique occidentale), ni même

ce qui fut joué et chanté, mais bien plutôt « ce qu’il s’agit de chanter ou de jouer » et,

plus largement encore, « ce qui attend d’être joué » (« what is to be performed »).

13 Dans ces conditions, l’expression ne peut plus être vue comme une simple déviance.

Elle est la marque, individuelle et indispensable, de l’appropriation aboutie d’une forme

ou d’un genre musical. En jazz et, plus largement dans ce qu’on appelle les « musiques

actuelles », elle se dissout dans le concept de « son » (sound). Le « son » (Delalande 2001)

pouvant, en l’occurrence, être défini comme l’empreinte personnelle et indéfectible du

musicien (ou d’une culture musicale) et, à ce titre, la condition sine qua non de la

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musique – d’une musique qui n’ignore pas forcément l’écriture, mais qui relègue celle-

ci à des fonctions secondaires, schématiques, pré-textuelles, et jamais textuelles.

L’inéluctable dimension culturelle

14 Ce raisonnement revient à reconnaître une inversion du rapport texte/expression :

devenu prétexte, le texte tirerait son origine et sa force d’un acte musical qui ne peut se

détacher du corps, de l’intelligence et in fine, du rôle de l’acteur-interprète. Et c’est ce

rôle même qui le rendrait expressif. Certes le texte ne se dissout pas dans l’action

musicale – pas plus que son éventuel mode d’emploi – mais l’expression, dotée d’une

fonction quasiment impériale prendrait totalement en charge sa mise en œuvre. Elle

serait la condition pour que cette œuvre existe, moins par sa structure, qu’à travers ses

effets 10.

15 De ce point de vue, les musiques classiques écrites, qui accordent à leurs textes, stricto

sensu, un scrupuleux respect, constituent un cas particulier et se distinguent d’autres

musiques ou, pour mieux dire, d’autres façons de concevoir la musique (par ex.

chansons et certains styles de jazz) – là où dominent l’expression, l’effet recherché, le

« son » particularisé, etc.

16 Dans ce panorama diversifié, les musiques de tradition orale vivante (ou pour mieux

dire, celles qui vivent à travers leur propre oralité) occupent, du point de vue de

l’expression, une place particulière. Leur esthétique s’autonomise d’autant moins

qu’elle se construit à l’intérieur d’un jeu social, au sein d’une performance complexe

impliquant souvent de nombreux protagonistes de plusieurs genres. L’expression est

alors volontiers celle de l’instant ; elle n’a pour permanence que celle que les acteurs en

présence veulent lui donner. Particulièrement riche en interactions, le qawwali en

Indeetau Pakistan (Qureshi 1986) ou même le « chant de compagnie » tel qu’on peut

encore l’observer dans de nombreux villages de Méditerranée (Lortajablog, op. cit.)

constituent de ce point de vue des exemples remarquables. Mais ils n’épuisent pas, bien

entendu, la diversité des situations socio-musicales, évoquées brièvement par Judith

Becker (2004 : 71-86) 11. À l’évidence, établir une carte du monde où figureraient les

innombrables modalités expressives et émotionnelles impliquées par la pratique et

l’écoute de la musique est une entreprise qui dépasse notre ambition, et peut-être

même notre entendement.

17 Quoi qu’il en soit, dans l’état de nos connaissances, rien ne permet de voir dans

l’expression un universel de la musique 12. Certains mécanismes cependant la rendent

probable, voire nécessaire. Le ressort expressif est en effet consubstantiellement lié aux

conceptions sémantiques et affectives qu’une culture met en œuvre dans ses pratiques

musicales : l’expression s’affirme avec d’autant plus de vigueur qu’est confié au

musicien ou au chanteur (qui, de ce fait, est aussi acteur) un rôle fortement

personnalisé – en d’autres termes, un statut d’interprète. Au bout du compte, le champ

de l’expression se voit balisé, d’un côté par la responsabilité d’un interprète devant sa

communauté d’origine ; de l’autre côté, par la liberté que ce même interprète s’accorde

à lui-même.

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Exprimer, mais quoi, au juste ?

18 Le second terme de notre définition de départ (formulée en première page) nous invite

à aborder un problème de fond. Car s’il s’agit, pour l’interprète, de bien exprimer

quelque chose, on est en droit de se poser la question : « d’accord, mais quoi ? ».

19 Pour cerner la signification musicale, Leonard B. Meyer (1964 : ch. 1) et, après lui, Jean-

Jacques Nattiez (1987 : 142-164) opposent, comme on sait, les points de vue absolutiste

et référentialiste. Pour les absolutistes, la forme-texte – c’est-à-dire la structure interne

de l’œuvre, supposée autonomisable – porte seule la signification. La musique dans ce

cas est moins un processus qu’un produit ; elle se déchiffre à la façon d’un livre. En

portant seule les raisons de son existence, elle se suffit à elle-même 13 à la fois comme

objet de science et de jouissance. Objet de « jouiscience », pourrait-on dire.

20 La position absolutiste est selon nous intenable dans la mesure où elle accorde au texte

(cette fois, pris au sens étroit du terme), une importance centrale, alors que, comme on

l’a dit, celui-ci ne constitue en rien l’essence de la musique. Tout au plus peut-il être vu

comme une commodité destinée à faciliter l’action de musiquer. Écrit, ce texte est une

technique efficace que la musicologie n’a de cesse d’exagérément célébrer : il est si

prégnant qu’il donne l’illusion de transmuer la musique en une réalité objective, voire

en « vérité vraie », comme disent les enfants.

21 Le point de vue référentialiste implique pour sa part que la musique se réfère à des

expériences connues existant en dehors de ce qui constituerait son « champ propre ».

L’expérience musicale s’en trouve d’autant limitée. Poussée à l’extrême, la thèse

référentialiste revient à attribuer au musicien un comportement simiesque, comme si

celui-ci devait à tout prix produire du sensible qui existe déjà, voire de la ressemblance,

et peut-être même de l’exactitude. L’art du musicien ou du chanteur n’a pourtant pas

grand-chose à voir avec celui du singe, ni même avec celui d’un peintre figuratif ayant

sous les yeux un bouquet de fleurs avec la tâche de le transposer en formes et couleurs

adéquates pour en faire un tableau ressemblant. Dans aucune circonstance, la musique

ne peut se réduire aux références qu’elle convoque. Elle réinvente sa réalité plutôt

qu’elle ne la dessine. Sans doute la musique peut-elle être « référenciante », c’est-à-dire

active dans le processus de référenciation, mais on ne voit pas au nom de quoi elle se

soumettrait à des références qui gouverneraient sa production ou sa perception.

22 Mais le fond de l’affaire n’est pas là. Il tient plutôt au raisonnement sémiologique lui-

même incitant à penser la musique à partir d’un clivage dedans/dehors dont on

comprend mal le fondement. En particulier, si – comme on nous le dit – le

référentialisme stipule que la musique renvoie « à autre chose qu’elle-même » (Nattiez

2008), on ne comprend pas très bien à quoi le « elle-même » renvoie. Il est pour nous

une totale abstraction 14.

23 Ce qui nous apparaît, en revanche, c’est que la musique ne peut exister

indépendamment de l’action qu’il s’agit d’accomplir, de l’homme (ou de la femme) qui

la fait, de l’oreille et du corps qui la saisit et de la pensée qui la pense. Cela vaut pour

toute forme de musique, dont la réalité ne peut être assimilée à la trace qui la rend

localement audible (partition, cassette, MP3, etc.) ; et cela vaut plus encore pour

l’expression qu’elle vise, qui ne peut se comprendre en dehors des intentions, voire des

dispositions psychologiques de ceux qui la produisent ou la perçoivent.

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Langue et musique : la pression des affects

24 On doit à Ivan Fonagy (1983) 15 – un auteur qui ne fait pas l’unanimité, il est vrai –

d’avoir jeté des ponts très intéressants entre expression musicale et linguistique, en

considérant que l’une et l’autre sont en prise directe avec l’émotion. Cette dernière est

à même d’ébranler l’arbitraire du signe (pour la langue) et, pour la musique, d’ébrécher

la forme, de sorte qu’à travers cette action spécifique – pour Fonagy, comme pour

nous – il n’y a pas lieu de traiter l’émotion langagière et musicale comme deux entités

séparées. Pour Fonagy en particulier, l’expression des six émotions de base (peur,

tristesse, dégoût, joie, surprise, colère 16) passe par une altération phonétique, laquelle

ne remet pas nécessairement en cause le système phonologique lui-même. Ce principe

serait général et, selon notre auteur, largement trans-linguistique. C’est ainsi que la

colère aboutit à un allongement des consonnes sourdes, alors que les émotions tendres

allongent les consonnes « douces » (l, j, m) et certaines voyelles (1991 : 116). Seraient

ainsi affectés les sons de la langue et ceux de la musique, dans la mesure où cette

dernière utilise le même système expressif que la langue.

25 L’apport théorique de Fonagy – dont la thèse n’est pas sans évoquer Rousseau – est

important, puisqu’il attribue à l’expression un rôle actif, susceptible

Fig. 3. Albanie, été 2009. Photo Eckehard Pistrick.

d’affecter la forme d’énoncés aussi bien langagiers que musicaux. La voie est désormais

ouverte pour que les expressions langagière et musicale ne soient plus considérées

comme deux champs séparés, mais bien comme un seul et même champ (Juslin 2008 17),

et que se voie du même coup créée une collaboration obligée entre linguistes et

musicologues.

26 Entendons-nous : sur les rapports entre langue et musique, il ne s’agit pas ici de rouvrir

un dossier qui a donné lieu à de nombreuses discussions expertes (Feld 1994 et Patel

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

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2008) mais de prendre à la lettre un point d’hypothèse de l’auteur hongrois : qu’elles

concernent la langue ou la musique, certaines nécessités expressives sont responsables

de la transformation de textes, ce qui revient à poser la relative malléabilité de ces

textes par rapport aux émotions qui les gouvernent.

27 Nous voici donc revenus à l’exemple de Myra Hess. Mais il nous reste à assigner les

limites de cette malléabilité : en clair, à se demander jusqu’où peut aller l’interprète en

modulant son expression [entre parenthèses, dans « ex-pression », il y a bien le radical

« pression »]. Réponse : jusqu’à ce que le message soit encore intelligible. Les bornes

sont dépassées lorsque sous le coup de la fureur, par exemple, plus rien ne passe… si ce

n’est la fureur elle-même. Pour la langue, donc, l’intelligibilité constitue à l’évidence un

critère. Elle a comme fondement théorique l’existence même du message, lequel

s’appuie sur des conventions phonétiques, morphologiques et syntaxiques clairement

établies. En cas de bouleversement trop marqué, le message est incompréhensible au

destinataire et, pourrait-on dire, la langue ne sera plus à même de jouer le rôle de

communication qu’ordinairement on lui reconnaît.

28 Pour la musique écrite, d’autres critères entrent en ligne de compte. Mais on peut

supposer que si, à partir d’un texte écrit, un interprète accorde à une croche une valeur

excédant celle d’une noire, par exemple, il y a problème ou que, à tout le moins, le texte

est brouillé.

29 Pour la musique non écrite, il en va bien sûr très différemment et – compte tenu de la

variabilité des situations connues et possibles – la question ne se règle pas facilement.

Chaque exécution hors-norme, dès lors qu’elle est trop aventureuse, peut susciter une

certaine interrogation de la part de qui l’écoute, mais cette interrogation concerne

moins le code que les usages qu’on en fait.

30 Il en va ainsi pour un Shaban Z. [grand chanteur de la région de Fier, en Albanie] ou

pour un Francesco B. [chanteur reconnu de Castelsardo en Sardaigne]18. Les

ornementations dans l’aigu produites par ce dernier sont nombreuses et acrobatiques :

elles relèvent pour tous d’une exhibition expressive exagérée, voire impudique et ont

pour effet non de transfigurer le chant, mais de le défigurer – en d’autres termes, de

rendre difficilement reconnaissable la forme et surtout, s’agissant de chant

polyphonique, de gêner considérablement les autres chanteurs du choeur. Le Miserere

de Francesco B., avec ses giri elicotterici [voir note 18], n’est plus vraiment un Miserere.

On l’écoute, on le supporte, on s’en plaint. On pense au modèle bafoué, mais on ne

remet pas en question le code – pour cela, il faudrait avoir du chant un modèle

totalement explicite, ce qui n’est pas le cas. Celui qu’on accuse, c’est surtout l’homme

qui vous procure un trouble esthétique et parfois une réelle gêne. Mais, en définitive,

sur place, on ne peut rien faire ; personne ne parvient à raisonner Francesco B., mais

chacun est obligé de reconnaître qu’il est un chanteur d’exception – l’exception étant

seulement là pour rappeler une règle qui a comme propriété de ne pas se dire, ni même

d’être bien connue. C’est donc au chanteur que s’adresse le mécontentement, voire le

ressentiment, lorsqu’il s’exprime. Pour remédier à cette situation, il ne sert à rien

d’invoquer une quelconque grammaire. On est en face d’un problème esthétique qui ne

dit pas clairement son nom et qui, lui-même, est régi par des rapports affectifs de

défiance ou de confiance accordée à celui dont on aime les audaces, et parfois aussi de

pouvoir et d’autorité.

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

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Affecter versus indiquer

Montrer l’émotion

31 Ce qu’on pourrait reprocher à Fonagy, c’est de prendre le problème à l’envers : de

partir de la langue, des principales émotions qu’elle manifeste et des catégories

expressives qu’elle utilise19, en soulignant, selon une logique quasi mécanique, que ces

catégories sont présentes en musique. Cloisonnée dans ses registres émotionnels, la

musique ne ferait que surligner les émotions auxquelles la langue donne une forme et

un nom.

32 De son côté, la musique occidentale connaît bien ces catégories affectives majeures, et

sans doute se plaît-elle à les manipuler : ainsi le legato est-il générateur de tristesse, le

tempo rapide associé à la joie, etc. C’est ce que nous disent plusieurs analyses portant

sur des modèles mélodiques occidentaux (Gabrielsson/Lindström 2001 et Juslin 2001

déjà commenté ici même, note 4). Tous soulignent la capacité de la musique à registrer

efficacement le champ émotionnel. En cela réside peut-être certaines de ses vertus…

mais aussi les limites de démonstrations qui pensent la musique à partir de sa capacité

à « accrocher » un certain nombre d’émotions de base qui, elles-mêmes sont balisées

par des mots, ou des classes de mots.

33 Or il est clair que la musique ne fait pas que « surcoder » les émotions de base. Elle

investit en continu le champ émotionnel et, par le biais de l’expression, les fait

apparaître comme réels, présents et audibles par tous.

Exprimer et dire le monde

34 Cela étant acquis, il reste que l’expression ne consiste pas seulement à visiter les affects

et « montrer l’émotion ». Elle est également susceptible de nous informer sur le monde

en objectivant des expériences sensibles. Incidemment, ces expériences se laissent

paraphraser par des mots de tous les jours propres à nous indiquer que, au-delà de ses

fonctions strictement émotionnelles très largement soulignées par de nombreux

auteurs (in Juslin et Sloboda 2001), la musique est, ou peut être 20 :

un indicateur proxémique. C’est ainsi qu’il n’est pas nécessaire d’être ému pour avoir une

idée assez précise de la présence d’une musique et pour évaluer son caractère proche ou

lointain. On pourra faire référence au corps de celui qui la produit [exemple du râle et de

l’exploitation musicale des diverses zones vocales pharyngées] ; ou encore observer qu’elle

installe une distance qui pourra, selon les cas, être perçue comme une forme de froideur ou

de distinction contenue.

un marqueur spatiotemporel [grave versus aigu ; tempo lent ou précipité] ; course versus

flânerie [style « ballade »] ;

un indicateur de mouvements sous toutes leurs formes : glissé, sauté, cycliques ou non, etc.

35 Mais la musique peut tout autant objectiver des attitudes, des comportements ou des

qualités, ainsi :

l’agressivité 21 versus la douceur procédant par l’allongement des voyelles et leur

« mélodisation ».

la coquetterie (ou l’intention de séduction) via le raffinement des attaques, un son

particulièrement « velouté », etc. ;

la bravade (le « narguer ») : le « La-la-lère »22 des enfants ;

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l’exploit, à l’aide de formulettes spécifiques 23 ;

la violence : par ex. le Hard-Rock ;

la décontraction, marquée par un « swing » particulier, en retard sur le temps ;

l’élégance, le détachement, la réserve : par ex. le cool en jazz ;

l’emphase, via l’utilisation du tempo rubato et/ou l’affirmation du pathétique ;

la supplication, la plainte, le regret, l’indignation : profil de phrase musicale le plus souvent

en pente descendante, couleur timbrique du pleur, lorsque le son « meurt », etc.

l’assertion : coup de glotte initial / attaque marquée ;

l’interrogation : mouvement ascendant suivi d’un silence, comme dans l’accord de

Petrouchka ;

l’interjection, l’interrogation : cf. « Georgia on my mind » (Lortat-Jacob 2006) ;

la menace : elle se lit dans les attaques, le timbre, voire le profil mélodique ;

certains modes rhétorico-logiques, par un usage systématique des constructions

symétriques ;

l’admonestation, la remontrance, l’objurgation, surlignées par une certaine autorité de

l’interprète ;

l’héroïsme, la grandiloquence comme dans certains préludes de Chopin ;

l’androgynie [registres et timbres ambivalents] ;

le conformisme [académisme] versus un certain « déjantement » ‘hors-norme’] ;

La langueur nostalgique, l’enchantement, le dépit, etc.

36 et, bien sûr, la concision formelle versus le « délayement »…

Une expression à deux pôles

37 L’inventaire ci-dessus est, bien sûr, incomplet et les termes qu’il recense ne sont pas

exclusifs les uns des autres. Il est seulement là pour rappeler que, outre « montrer

l’affection », la musique peut qualifier et indiquer. Elle est dotée, tout comme la langue 24, de fonctions non seulement affectives, mais aussi « attributives », pour utiliser la

terminologie de Claude Hagège (2006).

38 Deux pôles sont donc en présence qui ne recouvrent pas la dichotomie Meyer-Nattiez

(absolutisme versus référentialisme ou encore intrinsèque versus extrinsèque). C’est

autour de ces deux pôles que gravitent les principales sources de l’expression musicale,

en penchant vers l’un ou l’autre dans des proportions qui varient selon les répertoires,

les lieux, les périodes, les circonstances, les cultures et, tout autant, l’écoute de chacun.

39 En pratique, dans les chants polyphoniques de Sardaigne ou d’Albanie méridionale,

auxquels j’ai consacré plusieurs études et dans lesquels les chanteurs s’engagent avec

passion dans une pratique interactive et étroitement partagée, il est bien difficile de

faire le tour des plans et des domaines expressifs investis : l’expérience directe et une

écoute « enracinée » (c’est-à-dire conforme aux pratiques locales) laissent cependant

penser que le régime affectif est en constante relation avec le régime attributif.

40 Cela étant, identifier les intentions expressives d’un chanteur reste toujours une

opération difficile, puisque celui-ci adresse ses mots et ses sons à de nombreux

destinataires (y compris lui-même !). C’est ainsi qu’il pourra chanter « à la façon

d’autrefois », célébrant de la sorte un passé qu’il veut réanimer, ou qu’il voudra

dominer ses compagnons de chant, les mettre mal à l’aise en produisant des sons plus

forts que de coutume. Mais il pourra aussi chanter a mezza voce , dans une certaine

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recherche d’intimité, pour marquer une intention de dialogue et sans hésiter pour

autant à proposer des variantes inédites.

41 Ces variantes musicales sont toujours les bienvenues, car, du point de vue de

destinataires attentifs, chanter sans varier n’aurait pas beaucoup d’intérêt et,

paradoxalement, pour un chanteur cela est plus difficile qu’il y paraît. Le but du jeu, au

fond, consiste à produire de l’« inconfondibile ». Et, au final, ce qui aura été produit

comme chant pourra servir de référence à de futures prestations – mais de façon

toujours fugitive, en lieu d’une trace mnésique qui s’est construite dans une action où

furent associés, le temps de la performance, un passé et un présent à la fois affectifs et

attributifs 25 auxquels il aura été possible, ce jour-là, de donner une forme remarquable.

42 En résumé, l’expression est moins essentielle à la musique qu’on peut le supposer,

puisqu’elle ne lui est ni totalement indispensable ni totalement exclusive, et que la

langue y recourt également. Elle relève cependant d’un mécanisme singulier dont, en

suivant d’assez près Gregory Beller, on peut tracer les étapes (Olbin et Beller 2008) :

elle met en œuvre un « certain niveau d’information » [Beller ne précise pas lequel, mais

nous soulignons ici qu’il n’est pas exclusivement d’ordre strictement émotionnel] ;

l’exploration de ce niveau donne lieu à des « monstrations externes » [sonores et non

sonores, préciserons-nous] ;

ces « monstrations », traduisent un « état interne » proposé ou soumis à l’attention de

l’auditeur [libre à lui de les prendre ou non en compte].

Exprimer pour gouverner

43 Nous avons souligné qu’en première phase de ce mécanisme, le « niveau

d’information » dont parle Beller n’est pas simplement émotionnel, et qu’il inclut deux

régimes de sens. Mais on peut s’interroger pour savoir si, en stipulant l’existence de ce

double régime (affecter/attribuer), on ne court pas le risque de recréer une dichotomie

musicale, dont, ici même, on suggérait de se garder.

44 De notre point de vue, le risque n’existe pas si l’on admet que l’écoute musicale se

caractérise par sa fluidité et qu’est reconnue à la conscience musiquante un rôle actif,

n’opérant pas une discrimination classificatoire, mais jouant d’un ensemble

d’informations s’enchaînant les unes aux autres dans un mouvement continu. L’écoute

(mais aussi la production) de musique autorise toutes les associations logiques

présentes dans la mémoire et l’imaginaire. Le non-recours aux mots pour dénommer

les phénomènes qui se présentent à la conscience, permet en effet un passage sans

heurt entre l’affectation (de soi) et l’attribution (de quelque chose). Bref, procédant par

feuilletage, le sens musical ne connaît pas la contradiction, en dépit de sa prodigalité.

45 Car c’est bien cette prodigalité que, en définitive, l’expression s’efforce de cantonner en

opérant des choix et en voulant imposer une voie interprétative plutôt qu’une autre.

Mais, en dépit de son dessein unificateur, elle y réussit mal car elle est trop riche

d’informations et confrontée à des régimes de sens sujets au décloisonnement. De sorte

que, voulant autoritairement traduire au plan sonore une intention esthétique

personnelle et limitée, l’expression court le risque de s’illusionner sur les résultats

qu’elle vise : pour peu que les codes soient obscurs (au destinataire surtout), elle ne

devient plus qu’un simple fac simile et manque son but. Car chacun, dans son rapport à

la musique, est en prise directe avec sa propre mémoire et son propre imaginaire qui,

1.

2.

3.

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17

en définitive, le conduisent à être à la fois juge et partie des champs de significations

qui s’offrent à son attention.

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NOTES

1. C’est-à-dire, celles qu’on entend en Occident : les musiques classiques, bien sûr, mais aussi, le

jazz, la variété, le rock, la pop etc. dans leurs différentes formes combinées ou dérivées.

2. Cela n’empêche pas qu’elle s’étudie, dans le cadre d’institutions spécialisées (« Master

Classes ») ou qu’elle se transmet au cœur des grandes traditions (en Orient, notamment), ou

encore qu’elle s’élabore sous un contrôle communautaire et dans le cadre d’une production

villageoise.

3. Telle est la norme dans la majorité des musiques occidentales. Certes, on peut faire jouer un

prélude de Bach sans expression sur un clavier midi, mais il s’agit là d’une pratique atypique.

D’un autre côté, on peut penser aux œuvres de la première période de Steve Reich et même à

certaines pièces du grand répertoire : par exemple, le deuxième mouvement du concerto en sol

de Ravel qui, sur le plan rythmique, n’implique aucun rubato, ou, chez Ravel encore, à la fixité

métronomique rigoureuse du Boléro (laquelle n’est en outre nullement incompatible avec

l’expressivité mélodique demandée aux interprètes, notamment lorsqu’ils abordent le deuxième

thème en mode « cantabile »).

4. Cet « art de la méthode » a été mis en évidence notamment par Patrik Juslin (2001) dans un

article prenant en compte une mélodie-modèle et les effets induits par certains types d’altération

qu’on y porte. C’est ainsi que des changements de tempi, de durées et d’articulations internes,

dûment ciblés, sont susceptibles de faire passer un air bien connu [« When the Saints »] de la

catégorie « Triste » à la catégorie « Gaie ».

5. Cette conception de l’expression – considérée ici essentiellement comme une déviance par

rapport à un texte fixe – peut être rapportée aux thèses bien connues de L.B. Meyer(notamment

1973 : 80-105) décrivant la fonction esthétique de l’attente musicale. Le rubato expressif

notamment [celui de Myra Hess] aurait pour effet de brouiller des repères temporels. En

ménageant des retards ou en projetant des anticipations, l’interprète viendrait troubler les

attentes de l’auditeur et créerait chez lui de nouvelles ressources en émotion et plaisir.

6. Notons que, dans cette circulation d’affects en allers et retours, les deux chemins ne sont pas

nécessairement identiques – il serait illusoire de penser qu’il puisse en être autrement puisqu’il

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est impossible de qualifier les affects mobilisés par cette sonate. Son titre même, allusivement

descriptif [« La tempête »] n’offre, en fait, que de bien maigres indices.

7. C’est souvent ce qu’on entend dire dans les concours internationaux (à Varsovie, ou au

concours Marguerite Long, que j’ai souvent fréquenté autrefois comme simple auditeur) : « Mais

c’est Chopin lui-même ! » pour saluer une exécution de Chopin particulièrement « exemplaire ».

8. Un binôme qui pourrait en évoquer un autre : au fond, l’expression musicale ne jouerait-elle

pas le rôle de la prosodie en linguistique ? La réponse est non. Il s’agit là d’une analogie

superficielle qui, pour être vraie, exigerait que l’organisation de la musique épousât totalement

celle de la langue (signifiant versus signifié ; structural versus prosodique, etc.). En outre, une

linguistique (et a fortiori une musicologie) d’obédience structurale a, comme on sait, pour

principe d’évincer du champ d’analyse le sujet lui-même. Ma position personnelle (2009 : 196) est

que, pour la musique, cette éviction n’est ni souhaitable, ni même possible.

9. On se souvient des injonctions tranchantes du Stravinsky chef d’orchestre exigeant des

musiciens qu’il dirigeait de « ne jouer que les notes (écrites), et seulement les notes ! ».

10. Cf. Lortajablog 2009, rubrique « la musique en effets ».

11. Se référant à Bourdieu et à son double concept d’« habitus » et de « disposition » – pour ma

part, je parle plus volontiers d’« oreille culturelle » – Judith Becker aborde successivement, pour

les opposer, les modes d’écoute impliqués par les pratiques du « proto-typical Western, middle-class

listener », différentes, bien entendu de celles des griots du Sénégal, de celles de la musique

classique hindoustani, des Soufis de New Delhi, et des transes balinaises.

12. Au titre des musiques « a-expressives », mentionnons, par exemple

les « ritournelles » musicales des Hauts-plateaux turcs, qui ne donnent lieu à aucun pathos ni

aucune expression personnelle (Jérôme Cler, communication personnelle) ;

la musique de Bali dans son ensemble, selon Catherine Basset, en réponse à mes considérations

sur l’expression musicale. Elle y oppose les « mandala musicaux » – cf. extraits de son point de vue

dans mon lortajablog sous la rubrique « ça se discute » [Damasio, Spinoza, Rousseau].

Signalons encore, dans notre propre culture :

L’Ars Nova dans son ensemble, du moins selon Christophe d’Alessandro lors d’une brève

intervention sur ce sujet au colloque Emus 2008 ;

la musique techno offrant au corps dansant une pulsation de base a-expressive, et qui se fonde

sur une manipulation destructive de sons (Pourteau 2009).

13. Je ne suis pas loin de considérer qu’une locution comme : « la musique se pense », ou « la

musique s’écoute » ou « la musique se fait », relève de l’ineptie linguistique. Bien sûr qu’elle

« s’écoute » et « se fait » puisqu’elle n’existe qu’à travers cette action.

14. Une abstraction qui (si on comprend bien ce que nous disent nos auteurs) se réduirait à la

substance acoustique ; c’est-à-dire à une réalité a-psychologique. On voit mal que la musique

pensée par l’homme et inséparablement liée à son action puisse de la sorte s’autonomiser en quoi

que ce soit. Une musicologie sans corps et sans tête relève pour moi de l’aporie. D’un autre côté,

poser l’existenced’un ensemble de « concepts, d’actions, d’états émotionnels et de caractères

dont la musique serait exclue », comme le dit Nattiez, (1987 :144 et sq.) reste une hypothèse

délicate.On voit mal sur quoi se fonde une telle « exclusion » arbitraire et procédant en outre

d’un raisonnement circulaire.

15. Je me réfère ici uniquement à son livre le plus connu, La vive voix (1983).

16. Fonagy cite, par exemple, la colère de Beckmesser dans « Les Maîtres Chanteurs » ou celle de

Dona Elvire dans « Don Giovanni ».

17. « Music performers use the same emotion specific pattern that is involved in emotional speech »,dit

explicitement Patrik Juslin dans sa communication EmUs-Ircam 2008.

18. Francesco B., confrère chanteur de Castelsardo, évoluant dans un milieu de stricte tradition

orale, se voit localement surnommé « l’hélicoptère » (« l’elicottero »). Se produire avec lui, dans

une polyphonie à quatre parties, comme le Miserere, pose de sérieux problèmes à ses compagnons

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de chant ; les appuis de consonance, constituant le modèle du chant, ne sont jamais là où on les

attend. La question, maintes fois formulée à Castelsardo à propos de ses exécutions aux tours

(giri) imprévisibles, est : « mais, chanté de cette manière, un Miserere est-il encore un Miserere ? ».

Question qui n’appelle aucune réponse en noir ou en blanc, et qui dépend non seulement de l’idée

que chacun se fait du Miserere en question, des circonstances dans lesquelles a lieu l’exécution,

mais encore, des relations personnelles que chacun entretient avec ce chanteur à forte

personnalité (et qui sont en outre changeantes, parfois d’une année sur l’autre !).

19. Même en y ajoutant l’angoisse, laquelle, selon Fonagy (1991 : 128) « s’exprime en français, en

anglais, en allemand, en hongrois et dans la musique vocale par une forte réduction de la gamme

mélodique ».

20. Cette liste est, bien entendu, non exhaustive et le choix des exemples n’est là qu’à titre de

simple illustration.

21. De cette agressivité, Fonagy (1991 : 18) dit qu’elle se lit dans le durcissement des consonnes et

parallèlement dans le durcissement des transitoires musicaux.

22. L’exemple du « La-la-lère » enfantin est particulièrement intéressant. Une des formes

canoniques en est :

La formule se positionne toujours en finale et peut même se passer de support syllabique. C’est

ainsi qu’en lieu et place de la formule la-la-lère, (ou parfois na-na-nè-re) peuvent très bien

figurer des expressions lexicales précises. Dans l’exemple : « ma robe est plus belle que la

tienne », il suffit que les trois derniers mots, prononcés ou non, adoptent le contour musical ci-

dessus indiqué pour que le « nargage » [substantif du verbe « narguer »] soit efficace.

23. Exemple de ces formulettes chantées par les enfants, évoquant quelque chevauchée

fantastique imaginaire :

24. C’est ainsi qu’encourager, quémander, ou défier à l’aide de la voix (en musiquant celle-ci à

l’aide de contours intonationnels ad hoc) est beaucoup plus aisé, et sans doute plus efficace, qu’à

l’aide des mots du langage – cf. note 21.

25. Reconnaître qu’un chanteur chante bien – et s’en émouvoir – relève d’une appréciation

esthétique et affective. Reconnaître qu’il chante comme un Cenzo D. (grand chanteur décédé il y

a quelques années) relève d’une opération attributive. Enfin, reconnaître qu’il chante bien, dans

le style de Cenzo D. revient à fondre ensemble les deux pôles affectif et attributif.

RÉSUMÉS

L’expression musicale est une notion à la fois commune et problématique. En première approche,

elle apparaît comme une déviation par rapport à un texte supposé fixe (cas des musiques écrites).

Mais que se passe-t-il lorsque le texte n’existe que sous forme orale, en dehors de toute référence

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écrite? L’expression peut alors être vue comme un espace de liberté concédé à l’interprète. Mais à

quels réquisits obéit cette fonction d’interprète? Par ailleurs, s’il semble avéré que l’expression,

musicale ou linguistique, relève d’une seule et même espèce, quel sens a-t-elle et que nous dit-

elle au juste? Rendu audible par une énonciation particularisée [alias « monstration»], le sens

véhiculé par l’expression se situe entre deux pôles: affectif et attributif.Mais au bout du compte,

ce sont les stratégies de production et d’écoute, à la fois culturellement déterminées et ancrées

dans la conscience du sujet, qui nous font entendre ou deviner « ce qu’exprimer veut dire».

AUTEUR

BERNARD LORTAT-JACOB

Directeur honoraire au CNRS, spécialiste des musiques méditerranéennes qu’il a toujours

abordées à travers une pratique approfondie du terrain (Maroc, Sardaigne, Roumanie et,

désormais, Albanie). Il a été longtemps responsable du Laboratoire d’ethnomusicologie du Musée

de l’Homme – actuellement CREM. Il a publié de nombreux disques et articles, ainsi qu’une

dizaine de livres dépassant souvent le cadre de la stricte monographie.

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L’action-dans-le-monde. Émotionmusicale, mouvement musical etneurones miroirsJudith Becker

« Nous écoutons la musique avec nos muscles ».

Friederich Nietzsche (cit. in Sacks 2007 : xi)

Introduction1

1 Et si notre perception et notre émotion musicale étaient toutes deux liées à notre

interaction corporelle avec le monde ? Et si nos émotions musicales étaient construites

sur une expérience préconsciente du corps, suscitant des réponses corporelles

primitives, issues de l’évolution adaptative ? Ou encore si notre cognition, nos pensées

conscientes liées à nos émotions musicales – l’évaluation de ce que nous entendons, les

associations mémorielles, l’assignation du langage à l’écoute musicale – découlaient,

d’une certaine manière, de notre implication corporelle ?

2 Dans cet article, je présenterai quelques théories, anciennes et nouvelles, sur ce qui se

passe lorsque nous sommes profondément émus par une musique que nous aimons.

J’essaierai de soutenir l’opinion que l’émotion musicale peut être largement déterminée

par des processus corticaux préconscients, par des réponses corporelles, sous-corticales

ou des parties inférieures du cerveau2, lesquelles précèdent leur présentation au cortex

frontal de notre cerveau, qui est la partie la plus récemment développée du cerveau

humain, celle qui pense, évalue, planifie, élabore des stratégies, calcule et nous fournit

les moyens de naviguer au mieux dans le monde. L’émotion musicale est peut-être

beaucoup plus ancienne et corporelle que l’admettent une grande partie des théories

musicologiques sur la question.

3 Souvent cité, le livre Emotion and Meaning in Music de Leonard Meyer (1956) soutient que

l’émotion musicale est basée sur des attentes musicales structurelles et syntactiques

qui peuvent être différées, détournées ou satisfaites ; l’émotion musicale est

essentiellement générée par l’activité cérébrale consciente du lobe frontal. Dans son

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ouvrage Music Alone : Reflexions on a purely musical expérience (1990), Peter Kivy nie pour

sa part toute implication corporelle, sous-corticale, ou des parties inférieures du

cerveau (voir aussi Scruton 1997).

[…] le manque d’explications en termes de psychologie populaire du prétendu éveilde l’émotion ordinaire apparaît comme une preuve convaincante, sinon, peut-être,absolument déterminante, qu’aucun éveil de ce type ne se manifeste. (Kivy 1990 :152)

4 Je me baserai sur les travaux de scientifiques travaillant hors du champ musical, ainsi

que de neuroscientifiques étudiant la musique, les émotions et le cerveau, dont

plusieurs développent des théories sophistiquées suggérant la primauté de ce qu’on

peut appeler l’« action-dans-le-monde » (Rizzolatti et al. 2001 ; Gallese 2001, 2002 ;

Molnar-Szakacs and Overy 2006) en tant que base de nos perceptions, y compris

l’audition musicale et les imbrications de l’action et de l’émotion.

5 Les neuroscientifiques ont accès à des technologies sophistiquées telles que les IRMf

(Imagerie par résonance magnétique fonctionnelle), qui peuvent montrer en temps réel

l’activité neuronale du cerveau en train d’écouter de la musique, y compris dans les

parties du cerveau qui génèrent ou qui sont stimulées par des réactions émotionnelles.

Il est notoire que les scientifiques hésitent à faire des observations générales sur les

résultats de leurs études empiriques. La crainte d’affirmer quelque chose qui puisse

ensuite être démenti est élevée chez eux. Bien que les chercheurs cités plus loin dans

cet article aient le soin de formuler leurs hypothèses au conditionnel, je me sens libre,

par mon approche sous l’angle des sciences humaines, d’explorer leurs idées avec

moins de précautions et de mises en garde, mais en tenant compte de leurs suggestions.

6 Écrit par une anthropologue, étrangère au domaine, cet article propose une exploration

des « et si… » suggérés par une lecture assidue de quelques publications récentes en

neurosciences concernant l’étude des émotions musicales.

L’action-dans-le-monde

7 L’implication corporelle dans les expériences émotionnelles est un fait depuis

longtemps avéré. Un des fondateurs de la psychologie, William James (1842-1910),

affirmait déjà que les émotions commencent dans le corps :

Notre manière naturelle de penser sur […] les émotions est que la perceptionmentale de certains faits excite l’affection mentale appelée l’émotion, et que cedernier état d’esprit donne naissance à l’expression corporelle. Ma théorie, aucontraire, est que les changements corporels suivent directement la perception du faitexcitant, et que notre sentiment de ces changements lorsqu’ils surgissent est l’émotion. (James 1950 [1890] : 449) [les italiques et les gras sont dans l’original].

8 Le développement des sciences cognitives dans les années 1960 a mis à l’écart la théorie

considérant le corps comme générateur d’émotions, en envisageant plutôt le cerveau

en tant que maître planificateur de toute action, de toute émotion, de tout

comportement. L’ordinateur, considéré comme analogue au cerveau, en est devenu le

principal modèle. Les spécialistes des sciences cognitives et des neurosciences sont de

plus en plus en désaccord avec l’idée de séparer le mental du corps telle qu’on la

rencontre dans l’ancien modèle strictement cognitiviste d’activité du cerveau, qui

voudrait que celui-ci fonctionne comme un ordinateur donnant des ordres au corps.

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

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9 On pourrait voir l’ancienne perspective strictement cognitiviste des années 1960

comme une remise en cause de la tradition phénoménologique européenne en sciences

humaines, laquelle mettait l’accent sur l’interaction corporelle avec le monde comme

substrat de la perception, de la cognition et de l’émotion humaines (Husserl,

Heidegger). Le tournant neuroscientifique vers l’émotion corporalisée autorise un

dialogue entre sciences « dures » et sciences humaines qui était plus difficile tant que

l’ancien modèle cognitiviste strict conservait son emprise. Les scientifiques qui

adhèrent à la théorie de la cognition et de l’émotion corporelles se reconnaissent

volontiers dans la phénoménologie de leurs prédécesseurs du XIXe et du début du XXe

siècle, ce qui explique pourquoi les phénoménologues européens et américains d’il y a

un siècles sont fréquemment cités dans des articles scientifiques contemporains.

Si nous imaginons une forte émotion et essayons ensuite d’abstraire de laconscience toutes les sensations de ses symptômes corporels, nous trouvons qu’il nereste rien, aucune « substance mentale » (mind-stuff) dont l’émotion puisse êtreconstituée, et que tout ce qui subsiste est un état froid et neutre de perceptionintellectuelle. (James 1950 [1890], cit. in Damasio 1994 : 129)Ce que nous avons est un circuit, pas un arc ni un segment brisé de cercle. Ce circuitest appelé organique plutôt que réflexe, parce que la réponse motrice détermine lestimulus, tout autant que le stimulus sensoriel détermine le mouvement. (Dewey1896 : 363, cit. in Cisek 1999 : 132)Le sens du geste n’est pas donné, mais compris, autrement dit récupéré par un actede la part du spectateur. Toute la difficulté est de concevoir cet acte clairement,sans le confondre avec une opération cognitive. La communication ou lacompréhension des gestes vient par la réciprocité de mes intentions et des gestesdes autres, de mes gestes et de mes intentions discernables dans la conduited’autres personnes. C’est comme si l’intention de l’autre habitait mon corps et lamienne le sien. (Merleau-Ponty 1962, cit. in Gallese 2001 : 44)Selon Husserl, ce qui rend le comportement d’autres agents intelligible est le faitque leur corps est expérimenté, non pas comme un objet (Körper) matériel, maiscomme quelque chose de vivant (Leib), quelque chose d’analogue à l’expérience denotre propre corps agissant. L’empathie est profondément ancrée dans l’expériencede notre corps vivant, et c’est cette expérience qui nous permet de reconnaîtredirectement les autres, non pas comme des corps dotés d’un esprit, mais comme despersonnes, au même titre que nous-mêmes. (Gallese 2001 : 43)

10 Au sein de la discipline ethnomusicologique, l’intérêt pour la physiologie de la musique

en jeu (music making) et de l’émotion musicale ne s’est développée que tardivement. Les

ethnomusicologues n’étant pas à proprement parler des scientifiques, peu d’entre eux

sont versés dans les développements récents de la psychologie de la musique ou des

neurosciences. Les travaux académiques se référant au « corps » au sein de la discipline

sont plus enclins à parler du corps social, du corps sexué ou du discours culturel sur le

corps, dans la lignée des travaux d’auteurs comme Michel Foucault, Roland Barthes ou

Judith Butler.

11 Il y a néanmoins des exceptions notoires, parmi lesquelles le pionnier au sein de

l’ethnomusicologie est John Blacking, qui a revendiqué l’importance du corps

physiologique et ses implications culturelles à une époque où il existait peu d’outils

pour explorer de telles idées.

Mon intérêt pour l’anthropologie du corps repose sur la conviction que lessentiments […] qui s’expriment en tant que mouvements des corps dans l’espace et letemps. et souvent sans connotations verbales, sont a la base de la vie mentale.(Blacking 1977 : 21, italiques miennes)

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12 John Baily, un étudiant de Blacking, a analysé comment l’interaction entre la structure

du corps humain et celle de l’instrument de musique peut influencer la structure

syntactique des phrases musicales (Baily 1977 : 275).

13 En 1979, Margarita Mazo a effectué une expérience ECG (électrocardiogramme) dans un

village isolé de la province de Vologda, en Russie, sur l’effet physiologique de l’écoute

de lamentations russes (inédit).

14 Michael Bakan et Benjamin Koen, en collaboration avec des médecins et des

sociologues, ont travaillé sur la musique, l’émotion et l’autisme chez les enfants (Koen,

Bakan et al. 2008). Quant à ma propre étude sur la RED (réponse électrodermale),

mentionnée plus bas, elle révèle l’implication du système nerveux autonome dans les

réactions à l’écoute musicale (Becker 2009)3.

Le cerveau, le corps et l’environnement

15 Alors que la plupart des ethnomusicologues ont mis l’accent sur les contextes culturels

de l’émotion musicale et que les neuroscientifiques se concentrent essentiellement sur

le cerveau, quelques chercheurs de ces deux disciplines, ainsi que des philosophes, ont

préconisé une approche phénoménologique plus globale.

16 Chiel et Beer (1997) font partie des neuroscientifiques qui ont réintroduit le corps et

son environnement au sein de leurs modèles de fonctionnement cognitif. La série de

quatre figures qui suit, intitulée « Compréhension changeante des interactions entre le

système nerveux, le corps et l’environnement », illustre une manière progressivement

plus inclusive de penser sur la cognition, le corps et le monde (Chiel & Beer 1997 : 554).

17 Un manifeste de cette nouvelle approche des neurosciences est audacieusement énoncé

dans l’introduction d’un recueil d’essais publié sous la direction de Walter Freeman et

Rafael Núñez, Reclaiming Cognition : the primacy of action, intention and emotion (1999) :

« Nous croyons que les sciences cognitives traversent actuellement une périoderéductionniste, dans laquelle elles ont été entravées par la métaphore de lamachine. Il est nécessaire de s’en libérer et de passer d’une vision atemporelle,désincarnée, statique, rationaliste et vide d’émotion comme de culture, à unecompréhension fondamentalement plus riche incluant la primauté de l’action, del’intention, de l’émotion, de la culture, des contraintes du temps réel, desopportunités du monde réel et des particularités des corps vivants ». (Freeman &Núñez 1999 : ix)

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Fig. 1. L’acception limitée, et pourtant largement admise, de comment la perception opère.

« Selon cette acception, on reçoit d’abord un input des sens. Cette information perceptuelle estensuite envoyée au cerveau, et le cerveau ordonne alors au corps d’agir de manière appropriée. Lemodèle de cette acception traditionnelle de la manière dont la perception opère est un modèleclassique de traitement d’informations, un système ‹ input-output ›. Les perceptions sensoriellesfournissent l’input, et les actions motrices sont l’output. Des études récentes ont remis ce modèletraditionnel en question ». (Chiel & Beer 1997 : 554)

Fig. 2. Une acception un peu moins limitée.

« De nombreux inputs sensoriels sont extensivement préfigurés par le corps lui-même, et des outputsde neurones moteurs sont transformés par les muscles et les propriétés biomécaniques du corps ».(Chiel & Beer 1997 : 554)

Fig. 3. Une vue à la perception plus inclusive.

« La co-évolution et le co-développement du système nerveux et du corps mènent à unecorrespondance extensive et une complémentarité entre eux, qui créent aussi bien des contraintesque des opportunités pour le contrôle neural. La correspondance et la complémentarité entre lesystème nerveux, ses inputs sensoriels et ses outputs moteurs sont indiquées par les régionstriangulaires mises en évidence. La fonction du système nerveux est affectée par le feedback, dontune partie est générée par ses propres outputs moteurs, et une autre par l’environnement. Cefeedback peut altérer fondamentalement le comportement du système nerveux lui-même ». (Chiel &Beer 1997 : 554)

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27

Fig. 4. Le corps et sa relation à l’environnement

« Le système nerveux est intégré dans un corps, qui est à son tour intégré dans l’environnement. Lesystème nerveux, le corps et l’environnement sont des systèmes dynamiques riches, compliqués ethautement structurés, qui sont interconnectés. C’est leur interaction qui met en œuvre lecomportement adaptatif ». (Chiel & Beer 1997 : 554)

Plasticité neuronale

18 De récentes études en neurosciences révèlent l’extrême plasticité du cerveau en

réponse aux actions de l’individu dans le monde, sa capacité à changer la force des

connections entre les neurones en ajoutant ou en enlevant des connections ou en

ajoutant de nouvelles cellules, ainsi que sa capacité à regrouper des faisceaux

neuronaux tout au long de la vie (Chiel & Beers 1997 : 554 ; Pantev et al. 2001). Jusqu’au

milieu du XXe siècle, on croyait que les aires corticales et inférieures du cerveau

demeuraient structurellement immuables après l’adolescence. De plus amples

recherches ont démontré que le cerveau peut changer à l’âge adulte (Hebb 1949)

lorsque la force des connections entre les cellules corticales se modifie (Wiesel & Hubel

1963 ; Blakemore & Cooper 1970). Des recherches plus récentes montrent qu’en fait, le

cerveau peut réorganiser des systèmes entiers d’interconnexions neurales, changeant

ainsi l’organisation tant fonctionnelle que structurelle du cerveau, en plus de changer

la force des connections neurales, ou simplement d’y ajouter ou d’en soustraire des

connections neurales (Edelman 1992 ; Rauschecker 2003).

19 Le cerveau des musiciens révèle des changements structurels durables, qui résultent de

l’entraînement à long terme de muscles spécifiques, et qui n’apparaissent pas chez les

non-musiciens (Schlaug 2003 ; Pantev et al. 2003 ; Pascual-Leone 2003 ; Gaser & Schlaug

2003). Le formatage mutuel de l’action-dans-le-monde et de la représentation dans le

cerveau a été démontré dans de nombreuses études, dont l’une propose des

représentation corticale à grande échelle des muscles fléchisseurs du doigt et

extenseurs de la main après seulement cinq jours de pratique du piano (Pascual-Leone

et al. 1995), et une autre une représentation corticale agrandie des doigts de la main

gauche de joueurs d’instruments à cordes (Elbert et al. 1995). « Représentation

corticale » ne signifie pas qu’il y a une image du doigt dans le cerveau, mais indique

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

28

plutôt une activité électrique dans le cortex moteur sensoriel du cerveau qui contrôle

les mouvements des doigts. La figure 5 illustre la représentation corticale accrue des

jours d’instruments à cordes en comparaison avec le groupe de contrôle lorsque les

doigts des participants sont stimulés durant une session de IRM (Imagerie par Résonance

Magnétique).

20 Notre constante interaction avec notre environnement suscite des changements

physiques, cognitifs et émotionnels tout au long de notre vie. Tout organisme vivant, y

compris l’être humain, est dans un processus constant d’ajustement à un contexte qui

ne cesse de changer (Maturana & Varela 1987). Depuis le moment de sa conception,

l’embryon humain se transforme en réponse aux changements chimiques, hormonaux

et structurels que subit la mère. En chaque instant de notre vie, nous effectuons des

ajustements infimes sur notre être, qui est en constante évolution. Rien de ce que nous

faisons, pensons ou ressentons ne nous laisse tel que nous étions avant. Les émotions

musicales sont aussi dans un flux constant, aussi bien lors de l’écoute d’un événement

musical particulier qu’au cours d’une longue période d’expériences musicales.

Fig. 5. Représentation du pouce et de l’auriculaire dans le cortex moteur des individus de contrôleet du joueur d’instrument à cordes (Elbert et al. 1995 : 305).

« Les flèches représentent l’emplacement et l’orientation du vecteur ECD (Equivalent Current Dipoles,dipôles équivalents courants) pour chacun des deux chiffres évalués sur les musiciens et les individusde contrôle. La longueur des flèches représente la magnitude moyenne du moment du dipôle pour lesdeux signets dans chaque groupe. Les emplacements du pouce et de l’auriculaire sont décalésmédialement pour les bons joueurs par rapport aux individus de contrôle. Le moment de dipôle estaussi plus long pour l’auriculaire du musicien, comme l’indique la plus grande magnitude de la flèchenoire » (Elbert et al. 1995 : 305) [un « dipôle » est une paire de charges électriques ou de pôlesmagnétiques de magnitude égale et de signe opposé, situés à distance fixe l’un de l’autre].

L’émotion musicale et le cerveau : systèmes corticaux,systèmes sous-corticaux et systèmes nerveuxautonomes

« Chez les humains, […] la recherche indique que

l’écoute de la musique active les systèmes

autonomes, cortical et sous-cortical de manière

semblable aux autres stimuli émotionnels. »

(Trainor & Schmidt 2003 : 310)

21 L’implication du lobe frontal du système cortical pendant l’écoute musicale inclut le

fait de penser sur la musique, d’en reconnaître les structures, l’instrumentation, les

interprètes et l’ambiance musicale, mais aussi notre propre disposition ou encore les

souvenirs que nous associons à notre écoute. Les réponses de la aire corticale frontale

concernent les aspects conscients de nos expériences d’écoute, les choses auxquelles

nous pensons ou dont nous parlons. D’autres aires corticales impliquées dans l’écoute

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

29

musicale, mais qui ne sont pas accessibles à la conscience, sont le cortex préfrontal, le

cortex auditif dans le lobe temporal, et certaines parties du cortex pariétal.

22 Les réponses sous-corticales se réfèrent aux aires inférieures du cerveau situées en

dessous ou à l’intérieur des systèmes corticaux, y compris les aires plus directement

liées aux réponses émotionnelles, comme le système limbique (Blood et al. 1999 ; Blood

& Zatorre 2001).

Fig. 6. Les régions corticales du cerveau, la couche externe du cerveau.

Fig. 7. Le système limbique.

« Les parties sous-corticales du cerveau dédiées au traitement de l’émotion affectent le reste du corpsà travers deux mécanismes de base : la libération de molécules chimiques dans le sang, qui agissentsur différentes parties du corps, et la diffusion de l’activation neurale vers divers centres et musclesdu cerveau. À travers ces mécanismes, l’expérience d’une émotion est connectée avec une myriade deréponses physiologiques, des contractions musculaires aux changements de rythme respiratoire oucardiaque, ou encore aux changements du flux sanguin dans différentes parties du corps et à lasudation ». (Trainor & Schmidt 2003 : 312)

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30

23 Ma propre recherche a démontré que les « auditeurs profonds » (deep listeners)

expérimentent une forte activation des impulsions émotionnelles du système nerveux

autonome lorsqu’ils écoutent une musique qu’ils aiment profondément (Becker 2009).

Dans mon livre Deep Listeners : Music, Emotion and Trancing (2004), j’ai émis l’hypothèse

qu’il pouvait y avoir une affinité inexplorée, une relation de type physiologique, entre

les extatiques religieux et les « auditeurs profonds » laïques. J’ai défini les « auditeurs

profonds » comme étant des gens susceptibles de ressentir des frissons ou d’avoir la

chair de poule, voire de pleurer, lorsqu’ils écoutent une musique qu’ils trouvent

émouvante. J’ai supposé que les « auditeurs profonds », comme les extatiques religieux,

expérimentent de fortes réponses émotionnelles des parties inférieures du cerveau

lorsqu’ils écoutent une musique qui les émeut profondément. Pour tester cette

hypothèse, j’ai organisé une expérience empirique pour mesurer le GSR, la « réponse

galvanique de la peau » (Galvanic Skin Response) des participants lorsqu’ils écoutent une

musique qu’ils aiment (voir aussi VanderArk & Ely 1992, 1993).

24 La GSR, la réponse galvanique de la peau, est la mesure d’un petit courant électrique

entre deux électrodes attachées au bout des doigts du participant. En réponse à la

stimulation du ANS (Autonomic Nervous System, système nerveux autonome), l’activité

des glandes sudoripares de la main cause en chaque instant des changements dans la

conductance relative d’un petit courant électrique entre les deux électrodes. Le

graphique ci-dessous (Fig. 8) reproduit l’enregistrement de ces changements4.

25 Il a été demandé à tous les participants d’apporter leur chanson ou leur morceau

préféré d’une durée d’environ cinq minutes. Une œuvre de Sammartini, compositeur

mineur du début de l’époque classique, fut choisie comme le premier de deux exemples

de musique de contrôle. Le second exemple de contrôle fut choisi parmi les morceaux

préférés de participants antérieurs. La logique de cette procédure était de suggérer que

la réponse physiologique à la musique n’est pas inhérente à la musique elle-même, mais

qu’elle réside plutôt dans la relation entre un auditeur particulier et la musique.

Chaque participant, confortablement assis sur un divan face à une fenêtre donnant sur

un paysage plaisant, reçut des écouteurs. Après une période initiale de silence de deux

à trois minutes, les extraits musicaux suivants furent diffusés, avec un silence d’une

minute entre chaque extrait :

Contrôle 1 : 3e mouvement de la Symphonie en Fa majeur (J-C 38) de Giovanni Battista

Sammartini ;

Sélection 1 du participant : le premier des morceaux préférés du participant ;

Contrôle 2 : musique préférée d’un autre participant ;

Sélection 2 du participant : le second des morceaux préférés du participant.

26 Dans cette étude, les réponses GSR à leur musique du groupe des « auditeurs profonds »

et de celui des extatiques pentecôtistes ont été comparées à celles de trois autres

groupes de contrôle. Les résultats confirment l’hypothèse que les auditeurs profonds

laïques partagent de fortes réponses galvaniques de la peau avec les extatiques

religieux, des réponses du système nerveux sympathique autonome à l’écoute de la

musique. Les extatiques pentecôtistes et les « auditeurs profonds » surpassent à cet

égard les groupes de contrôle.

1.

2.

3.

4.

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

31

Fig. 8. L’enregistrement GSR, calibré et filtré en passe-bas, d’une participante écoutant une piècequ’elle a elle-même sélectionnée.

27 Un test de GSR subséquent a été effectué sur des sujets pentecôtistes durant la partie

musicale d’un de leurs services religieux ; la comparaison entre les pics de GSR

enregistrés à l’église et ceux mesurés dans mon bureau a révélé le point auquel les

poussées sous-corticales des parties inférieures du cerveau sont plus fortes quand la

musique est écoutée dans son contexte ordinaire que dans l’ambiance de laboratoire de

mon bureau.

28 Comme toute émotion, les émotions musicales sont fortement influencées par le

contexte, l’environnement et l’expérience d’écoute. L’importance du contexte sur tout

expérience musicale, principe fondamental de l’ethnomusicologie, est aujourd’hui de

plus en plus communément admise en psychologie de la musique (Juslin et al. 2010 ;

Sloboda 2010), en sociologie de la musique (DeNora 2010) et en neurosciences (Freeman

& Núñez 1999, Patel 2008 : 324-326).

Fig. 9. Comparaison entre les pics GSR de quelques Pentecôtistes en situation de test et dans unservice religieux, démontrant une plus grande excitation durant le service religieux.

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

32

Le mouvement musical

29 Le mouvement musical a été abordé depuis l’époque de la Grèce classique par de

nombreux auteurs travaillant dans une grande variété de disciplines : la philosophie,

l’esthétique, la musicologie, la psychologie, la théorie musicale ou, plus récemment, les

neurosciences (Clarke 2001 : 213). On a souvent estimé que le terme de « mouvement

musical » est une métaphore, autrement dit que nous appliquons notre sens du

mouvement physique à des séquences tonales, à des phrases mélodiques, des

crescendos, qui créent tous temporellement l’illusion du mouvement. Et si le sens du

mouvement en musique n’était pas métaphorique, mais perçu et ressenti dans le corps

par certains des mêmes systèmes par lesquels nous percevons tout type de

mouvement ? Et si ce mouvement, le mouvement musical perçu, était fondé sur notre

sens de la motricité (self-motion) ? Et si ce sens de la motricité était basé sur notre

propre action-dans-le-monde ?

30 Dans les dernières décennies, un certain nombre de chercheurs, y compris des

théoriciens de la musique, des musicologues, des philosophes et des neuroscientifiques,

ont contribué à compliquer notre approche du mouvement musical et, simultanément,

à remettre en cause l’idée longtemps défendue qu’en musique, le mouvement est une

notion purement métaphorique (voir par exemple Todd 1999 ; Todd et al. 1999 ; Todd &

Cody 2000 ; Lakoff & Johnson 1999 ; Clarke 2001 ; Cox 2001 ; Johnsaon & Larson 2003 ;

Barucha et al. 2006).

31 Dans un article important sur le mouvement musical, Eric Clarke (2001) a affirmé que,

contrairement à une opinion généralement admise, la notion de mouvement musical

est perceptuelle, et non métaphorique. Quoiqu’il admette que le mouvement musical

est virtuel plutôt que réel, Clarke fournit des exemples musicaux irréfutables dans

lesquels nous ressentons soit que quelque chose s’approche de nous, soit que nous nous

approchons de quelque chose, par exemple à l’écoute d’un crescendo progressif ; il

présente aussi le cas de figures musicales qui paraissent être des personnes en

mouvement, ou qui nous donnent l’impression que nous bougeons nous-mêmes. Clarke

émet la proposition que notre sens du mouvement en musique est fondé sur la même

base perceptuelle que le sens du mouvement que nous ressentons lorsque nous voyons

quelqu’un d’autre bouger.

J’ai proposé dans cet article que le sens du mouvement et du geste en musique esten réalité un phénomène perceptuel, et que l’information perceptuelle déterminantle mouvement est, de manière générale, la même que pour la perception dumouvement dans les circonstances quotidiennes. Le mouvement que les auditeursperçoivent peut en partie provenir des mouvements réels des interprètes et desinstruments en jeu, […] mais une partie importante du mouvement en musiquen’est ni réelle, ni métaphorique, mais fictionnelle – de la même manière que lascène représentée dans un tableau. Le sens du mouvement ou de la motricité amènel’auditeur à un engagement particulièrement dynamique avec les matériauxmusicaux (il ou elle agit parmi eux), et constitue ainsi une partie vitale de lasignification musicale. (Clarke 2001 : 228)

32 Clarke se réfère jusqu’à un certain point aux travaux antérieurs de Neil Todd, qui

soupçonnait aussi que le mouvement musical n’était pas métaphorique, mais basé sur

des sensations dans notre propre corps, en particulier dans le système de contrôle

moteur et ses extensions dans le système musculo-squelettique.

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

33

L’essence de la théorie sensorio-motrice est que l’expérience du rythme est arbitréepar deux représentations complémentaires : une représentation sensorielle despropriétés cinético-rythmiques d’une source externe d’une part, et unereprésentation motrice du système musculo-squelettique [de l’auditeur] de l’autre.Pour n’importe quel individu en situation d’apprentissage, les systèmes sensorielss’accordent aux propriétés temporo-cinétiques de l’environnement physique, alorsque, dans une situation comparable, le système de contrôle moteur s’accorde auxpropriétés dynamiques du système musculo-squelettique. Si les propriétéstemporelles/dynamiques de la source s’accordent avec le système musculo-squelettique, l’image motrice tendra alors à se synchroniser avec la source. (Todd etal. 1999 : 26, cit. in Clarke 2001 : 227)

33 Une manière possible d’accorder « les propriétés temporelles/dynamiques de la source

avec le système musculo-squelettique » peut être à travers les neurones miroirs qui

s’activent lorsque nous écoutons de la musique. Simultanément, nous pouvons

reproduire mentalement les mouvements des musiciens. « Le mouvement que les

auditeurs perçoivent peut en partie s’identifier aux mouvements réels des interprètes

et des instruments en jeu » ou, plus subtilement, à la réaction des neurones miroirs au

seul son, et pas seulement à la vision de musiciens chantant et jouant d’instruments.

Le système des neurones miroirs

34 La découverte du système des neurones miroirs est relativement récente. Les neurones

miroirs ont pour la première fois été découverts dans le cerveau de singes (Di

Pellegrino et al. 1992 ; Gallese et al. 1996 ; Rizzolatti et al. 1996). Étant donné que le

cerveau des singes est semblable à celui des humains, les neurones miroirs ont été peu

après identifiés dans le cerveau humain (Fadiga et al. 1995 ; Grafton et al. 1996 ;

Rizzolatti et al. 1996). Initialement, la recherche était centrée sur l’activité des neurones

miroirs humains lorsqu’un individu en observe un autre en train d’agir ou de se

comporter d’une certaine manière. Les neurones qui étaient activés étaient ceux qui

auraient été impliqués si l’individu agissait lui-même. Cela se vérifiait que l’observateur

imite ou non l’action observée ; d’où le terme de neurones « miroirs ». Quand nous

observons une action, nous « reflétons » cette action dans notre cerveau.

Un grand nombre d’études ont montré que l’observation d’actions effectuées pard’autres active chez les humains un réseau complexe formé par les aires occipitale,temporale et pariétale, ainsi que par deux aires corticales dont la fonction estfondamentalement ou principalement motrice. Ces deux dernières aires sont lapartie rostrale du lobe pariétal inférieur et la partie inférieure du gyrus précentral,plus la partie postérieure du gyrus frontal inférieur. Ces aires forment le cœur dusystème des neurones miroirs humains. (Rizzolatti & Craighero 2004 : 169)

35 On pense par conjectures que cette faculté serait la source de l’empathie ou de la

compassion chez les humains. Nous pouvons littéralement ressentir en quoi consiste ce

que quelqu’un d’autre est en train de faire. De dire « je ressens ta douleur » n’est ainsi

pas nécessairement une métaphore.

Nous comprenons les sentiments des autres à travers un mécanisme dereprésentation de l’action donnant forme à un contenu émotionnel, de telle sorteque nous fondons notre résonance empathique sur l’expérience de notre corpsagissant et les émotions associées à des mouvements spécifiques. (Carr et al. 2002 :5502)

36 Lorsqu’on parle de neurones miroirs, on se réfère aux neurones se trouvant dans le

cortex prémoteur et répondant à la vision ou à l’audition d’une action tout en

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

34

comprenant son intention. Les neurones miroirs dans le cortex prémoteur constituent

la section la plus basse de l’aire 6 de Brodmann (voir Fig. 10)5. Le système des neurones

miroirs implique néanmoins un plus grand réseau reliant l’aire 6 de Brodmann à l’aire

44 de Brodmann (gyrus frontal inférieur postérieur) et à l’aire 40 de Brodmann (lobe

pariétal inférieur). Il apparaît que ce système représente les actions et les intentions

des autres, à travers des modalités (sonore et visuelle), en faisant appel au système

moteur corporel de l’individu (Molnar, Szakacs & Overy 2006 : 236).

37 Il a été démontré que, dans le cortex prémoteur du cerveau, les neurones miroirs

imitent les actions de ce qui est observé, même si le percepteur demeure immobile.

Nous faisons agir dans notre mental ce que nous voyons quelqu’un

Fig. 10. Aires de Brodmann (pour plus de détails voir http://brodmann.psyblogs.net/).

« Ainsi, selon le mécanisme de simulation mis en œuvre par le système des neurones miroirs, leréseau moteur engagé par quelqu’un qui écoute un chant accompagné de percussions est semblableou équivalent à celui qui est engagé par le chanteur-percussionniste lui-même ». (Molnar-Szakacs &Overy 2006 : 236)

d’autre faire. Lorsque nous voyons quelqu’un jouer de la guitare, d’une certaine

manière nous jouons aussi de la guitare. La recherche a aussi démontré que les

neurones miroirs devenaient activés en relation avec le son seul (Kohler et al. 2002).

38 Le système des neurones miroirs nous incite à réfléchir à la dimension physiologique de

notre manière de ressentir une émotion profonde lorsque nous écoutons des sons

désincarnés. Il clarifie aussi le fait que notre structure et notre fonction émotionnelles

corps/esprit sont imbriquées dans l’environnement total dans lequel nous vivons.

Un répertoire personnel de neurones miroirs

39 Les neurones miroirs dans le cortex prémoteur répondent plus fortement aux actions

observées ou entendues que nous avons l’habitude de le faire par nous-mêmes. Les

actions que nous n’accomplissons pas ne suscitent pas une réponse aussi forte dans nos

neurones miroirs.

Les actions appartenant au répertoire miroir de l’observateur sont reportées surson système moteur. Les actions qui n’appartiennent pas à ce répertoire n’excitentpas le système moteur de l’observateur et sont reconnues essentiellement sur unebase visuelle, sans implication motrice. Il est probable que ces deux manièresdifférentes de reconnaître des actions aient des contreparties psychologiquesdifférentes. Dans le premier cas, la résonance motrice traduit l’expérience visuelleen une « connaissance personnelle » interne, laquelle n’apparaît pas dans le secondcas. (Rizzolatti & Craighero 2004 : 179)

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35

Fig. 11. Estimations paramétriques de l’influence de l’expertise motrice sur l’observationdes actions dans les voxels centraux de régions classiquement identifiées avec le systèmemiroir humain :

a) Gyrus précentral gauche / cortex prémoteur gauche (–24 –6 72) ; b) Sillon intrapariétal gauche (–33 –45 54) ; c) Sillon temporal supérieur postérieur (–39 –66 36). Le type de stimulus a des effetsminimaux sur les sujets de contrôle. Les barres noires reflètent des estimations paramétriques pour lestimulus du ballet et les barres blanches pour celui de la capoeira.

40 Lorsqu’ils écoutent de la musique, les musiciens, en plus de l’activité attendue dans le

cortex temporal, développent une activité plus intense que les non-musiciens dans le

cortex moteur préfrontal, l’espace dévolu aux neurones miroirs dans le cerveau

(Ohnishi et al. 2001 ; Haslinger et al. 2005). Une étude (Calvo-Merino et al. (2005) a

mesuré l’activité dans le cortex prémoteur (aire 6 de Brodmann), le sulcus intrapariétal

gauche (aire 39 de Brodmann), et le sulcus temporal supérieur postérieur gauche (aire

22 de Brodmann) d’un groupe de danseurs de ballet professionnels et d’un autre de

danseurs de capoeira. Les danseurs expérimentés ont témoigné d’une activité beaucoup

plus intense dans les aires du système des neurones miroirs (voir aussi Cross et al. 2006 ;

Lahav et al. 2007).

41 Les recherches ont aussi démontré que les neurones miroirs pouvaient être activés en

relation aux seuls sons (Kohler et al 2002). La stimulation des neurones moteurs,

lorsqu’on voit ou entend des séquences temporelles, apparaît comme un comportement

ancien, avantageux sur le plan évolutionnaire, qui prépare à planifier une réponse

physique réactive. La perception d’ordres séquentiels nous permet de formuler des

attentes spécifiques sur les événements en cours et d’y adapter des réponses motrices

séquentielles appropriées.

Bien que cette idée ne repose sur aucune preuve directe, il est possible que cesystème (les neurones miroirs) soit le médiateur du comportement imitatif parcequ’il lie directement la perception à l’action. […] cette recherche commence àéclairer la relation complexe entre les systèmes cognitifs-perceptuels, qui analysentet représentent le monde extérieur, et les anciens systèmes neuraux évolutifs en jeulorsqu’on accède à la valeur d’un stimulus relatif à la survie et qu’on décide quelleaction il convient de prendre . (Zatorre 2005 : 315)

42 Alors qu’aucune réponse par l’action n’est prévue ni préparée pour l’écoute musicale,

notre corps continue à impliquer nos neurones miroirs moteurs en réponse à l’audition

de séquences temporelles complexes. Notre corps les prépare « comme si » nous allions

réagir, indépendamment du fait qu’aucune action n’en prendra la place.

Un signal séquentiel attentivement observé peut être un stimulus suffisant poursusciter des activations dans un réseau cérébral étroitement relié à celui quiparticipe à des comportements moteurs séquentiels. […] Le résultat qu’uneinformation séquentielle peut transférer entre les domaines perceptuel et moteurpeut impliquer que les représentations séquentielles résident à un niveau detraitement antérieur à la sélection de systèmes effecteurs pour exécuter lemouvement. […] Les représentations perceptuelles et les représentations motrices

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36

d’une information séquentielle sont étroitement interconnectées, pour ne pas direau moins partiellement réalisées, à l’intérieur des mêmes cortex prémoteur etpariétal. (Schubotz & von Cramon 2002b : 928)

43 Les neurones miroirs ne sont pas exclusivement activés par un mouvement vu ou

entendu. La capacité d’imaginer l’activité associée à un son stimule les neurones

miroirs qui seraient impliqués si l’on effectuait l’action produisant le son. Même si nous

ne faisons que penser à jouer un passage, nos neurones miroirs moteurs répondent,

rendant la répétition mentale possible (Pascual-Leone 2003 : 401 ; Cross et al. 2009).

Neurones miroirs et émotion musicale

44 Dans un article récent publié dans la revue Social Cognitive and Affective Neuroscience

(2006), le neuroscientifique Istvan Molnar-Szakacs et la psychologue de la musique

Katie Overy ont émis l’hypothèse que le système des neurones miroirs humains, dans sa

capacité à imiter une action, pourrait être une source importante d’émotions

musicales.

Alors que l’avantage évolutionnaire de la faculté musicale est encore en débat, lefait que la musique joue un rôle dans le développement cognitif, dans la régulationdes émotions et l’interaction sociale est en revanche quasiment établi. Nous faisonsla proposition que le système des neurones miroirs humains peut susciter certainsde ces effets en liant la perception musicale, la cognition et l’émotion, et cela àtravers un mécanisme expérimental plutôt que représentationnel. (Molnar-Szakacs& Overy 2006 : 242)

45 Leur affirmation est que, depuis les temps les plus anciens, la musique a toujours été

liée à l’action, qu’elle soit le fait d’un musicien chantant ou jouant d’un

Fig. 12. Modèle de l’implication possible du système des neurones miroirs humains dans lareprésentation de la signification et des réponses affectives à la musique.

Un aspect de l’expérience de la musique implique la perception de séquences intentionnelles ethiérarchiquement organisées d’actes moteurs, avec une information auditive temporellementsynchrone. Les caractéristiques auditives du signal musical sont d’abord traitées dans le gyrustemporal supérieur (STG) et combinées avec des caractéristiques structurelles synchrones del’information « mouvement » transmise par le signal musical dans le gyrus temporal inférieurpostérieur (région 44 de Brodmann) et le cortex prémoteur adjacent. L’insula antérieure forme unconduit neural entre le système des neurones miroirs et le système limbique, permettant à cetteinformation d’être évaluée en relation avec l’état autonome et émotionnel de la personne contribuant àune réponse affective complexe transmise par le système limbique. (Molnar-Szakacs & Overy 2006 :237)

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37

instrument, ou d’un auditeur battant du pied, claquant des doigts, se balançant ou

dansant. En outre, les réactions motrices des auditeurs ou des interprètes à l’écoute

d’une musique ne sont pas dépourvues d’émotions. En plus du système des neurones

miroirs, du système limbique et des aires inférieures du cerveau mentionnés plus haut,

Molnar-Szakacs et Overy incluent dans leur hypothèse l’activité du cortex insulaire

antérieur, une structure sous-corticale également impliquée dans l’émotion musicale.

46 La figure 12 représente schématiquement leur compréhension du lien émotionnel de la

musique avec les neurones miroirs.

Conclusion

47 L’émotion musicale a parfois été considérée comme une émotion « esthétique » (Kant

1961 [1799] ; James 1950 [1890] :468 ; Kivy 1990), ce qui sous-entend qu’elle est distincte

des autres types d’émotions. Certaines preuves physiologiques semblent appuyer cette

hypothèse (Peretz & Gagnon 1999 ; Blood & Zatorre 2001 ; Sacks 2007 : 289-290). D’autre

part, l’implication du système des neurones miroirs et ses liens aux parties du cerveau

génératrices d’émotion, de même que ses connections possibles avec les systèmes

moteurs réactifs mouvement/émotion, avantageux sur le plan évolutionnaire, semblent

indiquer que l’émotion musicale repose sur de très anciennes racines. Il ne s’agit pas

pour autant de nier l’importance du cortex frontal, la partie consciente du cerveau. Le

cortex frontal évalue nos réponses, invoque nos souvenirs et peut utiliser la musique

pour manipuler consciemment notre humeur (DeNora 2000) ; tous ces facteurs sont des

aspects indéniablement importants de l’appréciation musicale. L’implication des

neurones miroirs, de l’action-dans-le-monde, en relation avec les émotions musicales,

et de l’activité préconsciente dans les aires corticales, limbiques et des parties

inférieures du cerveau ne met en avant qu’un plus grand sens de l’ancienneté, de la

profondeur et de la complexité des émotions musicales.

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NOTES

1. Traduit de l’anglais par Laurent Aubert.

2. Le terme « cortical » se réfère au cortex du cerveau, la couche externe, repliée et plissée, du

cerveau ; les régions « sous-cortical » du cerveau – y compris le système limbique – sont celles

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

42

qui se trouvent en dessous ou à l’intérieur du système cortical ; quant aux parties inférieures du

cerveau, elles correspondent au tronc cérébral et au cervelet.

3. Le système nerveux autonome (SNA) est la partie du système nerveux périphérique qui agit en

tant que système de contrôle maintenant l’homéostasie dans le corps. Ces activités d’entretien

s’effectuent essentiellement sans contrôle conscient ni sensation. Le SNA a des effets profonds

sur le rythme cardiaque, la digestion, le rythme respiratoire, la salivation, la sudation, le

diamètre des pupilles, la miction (l’émission d’urine) et l’excitation sexuelle. Le système nerveux

sympathique est une branche du système nerveux autonome, de même que le système nerveux

parasympathique. Le système nerveux sympathique est toujours actif à un niveau basal (appelé le

tonus sympathique) et son activité augmente durant les moments de stress. Ses actions durant

les réponses de stress incluent la réponse « combat-ou-fuite » (fight-or-flight).

4. Le système nerveux autonome (ANS) est la partie du système nerveux périphérique qui agit

comme un système de contrôle maintenant l’homéostasie dans le corps. Ces activités de maintien

sont essentiellement effectuées sans contrôle conscient ni sensation. L’ANS a des effets sur le

rythme cardiaque, la digestion, le rythme respiratoire, la salivation, la perspiration, le diamètre

des pupilles, l’urination et l’excitation sexuelle.

Le système nerveux sympathique est une branche du système nerveux autonome, tout comme le

système nerveux parasympathique. Le système nerveux sympathique est toujours actif à un

niveau basal (appelé le tonus sympathique) et son activité augmente durant les moments de

stress. Ses actions durant les réponses de stress incluent la réponse « combat-ou-fuite » (fight-or-

flight).

Le GSR des participants a été mesuré en utilisant des électrodes Ag-AgCl2 fixées à l’index et au

majeur. Des électrodes étaient connectées à un système BIOPAC MP100 et enregistrées sur un

ordinateur Macintosh utilisant le programme de logiciel AcqKnowledge.Le GSR a été enregistré

en tant que signal AC, ne mesurant de ce fait que les changements de conductibilité. Cela signifie

que, lorsque la conductibilité était stable, le signal GSR était plat à zéro. Quand le GSR des

participants changeait, l’output graphique reflétait ces changements par des pics et des creux.

Pour faciliter le calcul, les changements en GSR ont été mesurés en unités de 1 = 0,2 µmhos.

5. « Une région de Brodmann est une région du cortex basée sur sa cytoarchitecture, ou

l’organisation de ses cellules. Bien que les régions de Brodmann aient été commentées, débattues,

raffinées et intégralement renommées pendant près d’un siècle, elles demeurent l’organisation

cytoarchitecturale la plus largement connue et la plus fréquemment citée du cortex humain »(Wikipedia : Brodmann area).

RÉSUMÉS

Cet article explore certaines recherches récentes en neurosciences, en évaluant plus

particulièrement ce qu’elles impliquent pour la réflexion sur les émotions musicales des

chercheurs en sciences humaines. Au cours des dernières décennies, plusieurs publications

spécialisées en neurosciences ont développé l’idée que la perception, tant visuelle qu’auditive, est

liée à une préparation neuronale du cortex prémoteur à l’action-dans-le-monde. Les neurones

concernés dans ces expériences et ces débats sont appelés « neurones miroirs» car ils imitent les

actions neuronales qui auraient lieu dans la conscience ou le corps du sujet, lequel reproduit

effectivement des actions vues ou entendues passivement. Les neurones miroirs sont directement

connectés à d’autres systèmes de neurones, y compris ceux qui, dans le système limbique, sont

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

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impliqués dans la production d’émotions. Contrairement à une opinion courante parmi les

musicologues, qui supposent que la perception des mouvements musicaux est métaphorique,

certains indices permettent de postuler que cette perception pourrait en fait impliquer les

mêmes parties du système des neurones miroirs et de ses connections émotionnelles que la

perception ordinaire du mouvement.

AUTEUR

JUDITH BECKER

Professeur émérite d’ethnomusicologie à l’École de musique de l’Université du Michigan. Elle est

l’auteur de nombreux articles et de trois livres, Deep Listeners: Music, Emotion, and Trancing (2004),

Gamelan Stories: Tantrism, Islam and Aesthetics in Central Java (1993, rééd. 2004), et Traditional Music

in Modern Java (1980). Elle a par ailleurs publié une série de traductions en trois volumes sous le

titre Karawitan: Source Readings in Javanese Gamelan and Vocal Music (1984, 1986, 1987). Ses

recherches actuelles sont centrées sur les relations entre musique, émotion et extase, et plus

particulièrement sur les terrains d’entente pouvant exister en la matière entre les approches

relevant des sciences « dures» et des sciences humaines

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

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Quand l’émotion vient en chantant.La chanson d’un homme du Donegal(Irlande)Charlotte Poulet

1 Au village de Kilcar 1, dans le Donegal, en Irlande, un homme chante. Il chante au pub

aussi souvent qu’il le peut comme nombre d’autres villageois. Il ne reçoit pas d’argent

pour ses prestations et ne se considère pas lui-même comme un chanteur. Il est ce que

l’on pourrait nommer un amateur. Il se rend au pub pour boire un verre et laisse

parfois entendre sa voix, sans se mettre en avant ni se démarquer des autres clients.

Mais dès que sa voix s’élève, un silence emplit l’espace : les conversations cessent, les

corps s’immobilisent, les yeux s’emplissent de larmes. L’émotion est, pour la durée du

chant, palpable.

2 Cette scène musicale se distingue de celle que l’on observe lorsque, de la même manière

a priori spontanée, des clients du pub s’emparent des instruments qu’ils avaient

apportés avec eux afin de jouer quelques morceaux. Contrairement aux réactions

engendrées par le chant, le volume sonore ambiant augmente, les conversations

s’intensifient et nul ne semble prêter attention à ce qu’ils sont en train de jouer.

3 Ces deux formes musicales participent pourtant au corpus de la musique irlandaise dite

« traditionnelle » (Falc’her-Poyroux 1995).

4 La tension émotionnelle activée par le chant d’un homme pourrait légitimement être

pensée en rapport avec des propriétés immanentes et intrinsèques à ce qui est chanté :

la chanson. Or, si cette même chanson est interprétée lors d’un concert tenu lui aussi

au pub, l’audience ne s’en souciera point, elle ne constituera qu’un fond sonore aux

conversations. L’attitude singulière de l’auditoire n’est pas non plus le résultat d’une

surprise liée à une nouveauté ni d’une attention occasionnée par une composition en

performance. En effet, les chanteurs en général – et notamment le chanteur dont nous

parlons ici – n’usent pas d’un vaste répertoire. Ils réemploient sans cesse les mêmes

chansons qu’ils répètent chaque fois « mot pour mot », devant une audience

sensiblement identique.

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

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5 Pourquoi, donc, lorsque cet homme chante, le temps se suspend-il ? Pourquoi aucune

lassitude ne vient-elle tarir le flux émotionnel de l’audience ? Ce sont là quelques

questions auxquelles nous tenterons de répondre au long de cet article.

6 Si les seules propriétés des chansons ne suffisent pas à apporter des réponses, c’est du

côté du contexte d’énonciation que nous nous tournerons car ici, l’émotion naît dans et

par la pratique du chant. Afin d’appréhender l’expérience musicale vécue par les

participants, nous adopterons une approche anthropologique, la seule qui permette

une prise en considération des implications sociales non seulement du texte chanté,

mais aussi de l’acte de chanter.

7 Le chant a cappella, apparemment spontané, est pratiqué couramment sur l’ensemble

du territoire irlandais. À Kilcar, de nombreux hommes et femmes chantent ainsi. Nous

avons ici fait le choix de porter notre intérêt sur un homme – Cara, 83 ans – et une

chanson – Away in old Kilcar (le texte pourra être lu en annexe) en particulier - afin de

pouvoir mettre en lumière les enjeux impliqués par cette pratique, en un cadre

délimité, celui du village de Kilcar.

Quand pour chanter il faut s’entendre

8 C’est à la pratique du chant en tant que performance que nous nous intéresserons dans

un premier temps car celui-ci est l’acte par lequel la chanson est délivrée. Tel que le

suggère Richard Bauman à propos de l’art verbal, il s’agit d’« identifier l’événement »

(1988 : 3) afin d’appréhender la situation d’énonciation de la chanson et de la

distinguer, donc, des autres formes de pratique musicale exercées au village.

9 Le chant a pour lieu privilégié le pub. Malgré le volume sonore propre à ce type

d’établissement, il constitue, selon les acteurs de cette pratique, l’endroit « parfait ». Le

pub se caractérise par son implication dans la vie locale en proposant un espace de

socialité où les villageois se réunissent. Il est à la fois un espace du quotidien, où l’on se

retrouve pour boire un verre et le lieu des célébrations : toutes les fêtes (Noël,

mariages, anniversaires, etc.) seront autant d’occasions de s’y rendre. L’importance de

son rôle est corroborée par le nombre d’établissements au sein de chaque village

irlandais. À Kilcar, on dénombre cinq pubs pour un total de mille quatre cents

habitants. La pratique du chant s’inscrit en ce lieu et participe, de fait, aux interactions

qu’il permet.

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Fig. 1. Cara et son verre de brandy sans lequel il dit ne pouvoir chanter.

Photo Charlotte Poulet, Kilcar (Donegal), mars 2007.

10 Pourtant, contrairement à d’autres activités organisées par les tenanciers de pubs

(concerts, concours de billard, etc.), le chant demeure, lui, imprévisible et donc

d’apparence spontanée. Cela ne signifie pas pour autant qu’il soit de l’ordre de

l’aléatoire : s’il paraît pouvoir s’élever à tout moment, le fait que ce ne soit pas le cas

suppose l’existence de conditions.

11 Le chant ne se pratique qu’en présence d’un certain nombre de personnes, comme le

laisse présupposer le choix du lieu. L’envie de chanter naît plus particulièrement d’une

rencontre : la présence d’« amis » – qui peuvent aussi être des membres de la famille –

en est une des conditions. Mais, pour que le chant se fasse entendre, être ensemble ne

suffit pas, il faut aussi avoir partagé un bon moment. En effet, cette pratique ne se

déroule que tard dans la nuit, souvent lorsque les rideaux du pub sont tirés, que l’heure

de fermeture est depuis longtemps dépassée et que de l’alcool a été consommé 2. Le

temps du chant nous indique non seulement qu’une certaine intimité est nécessaire,

mais aussi qu’il est le résultat de la réunion et non pas son objet. Ainsi, s’il n’est pas

prévisible, c’est qu’il dépend de l’instant et de la qualité des interactions de la soirée.

Comme le proposait Bernard Lortat-Jacob à propos des confrères de l’oratorio de

Castelsardo, plus qu’une affaire technique, le chant est ici « une façon d’être ensemble.

C’est d’abord le témoignage acoustique de présences partagées » (1998 : 30). Le chant

est, à Kilcar, le symptôme d’une bonne entente.

12 Le vocabulaire utilisé par Cara, comme par les autres villageois, afin de désigner le

moment de chant témoigne de la dimension relationnelle qu’il implique et le distingue

des autres formes de pratiques musicales. Il parlera en effet des soirées durant

lesquelles il a chanté par l’intermédiaire de la notion de craic 3, désignant, dans le

langage courant, un bon moment passé ensemble, une certaine festivité. Jamais il ne

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

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dira avoir fait de la musique, ce dernier terme désignant, selon lui, la pratique

instrumentale et les concerts organisés. Ainsi, si on lui demande si de la musique a été

jouée dans le pub où il chanta la veille, il répondra que non, mais qu’il y a eu du craic. Le

chant est désigné par ses acteurs en tant qu’événement social avant d’être perçu

comme un événement musical.

13 À ces conditions de production du chant répondent un certain nombre de règles 4 qui en

structurent le déroulement et qui reflètent l’accord social nécessaire. Notons tout

d’abord que le chant se déroule au sein d’un groupe formant un cercle autour des tables

de la partie lounge des pubs. Ce cercle n’est pas constitué spécialement pour l’occasion,

mais résulte de la bonne entente précédemment évoquée. Le chant n’est pas une prise

de parole sur décision individuelle, mais la réponse à une demande effectuée par l’un

des membres du cercle. C’est généralement à Cara qu’elle s’adressera en premier car il a

la réputation d’être un « bon chanteur ». S’il est de coutume de se faire prier une fois ou

deux – surtout lorsque l’on est « bon chanteur » – il convient ensuite d’y répondre au

risque, sinon, de blesser celui qui a émis l’invitation. Le chanteur se lance alors, sans

modifier sa position qui, de fait, ne le distingue en rien des autres. Cara reconnaît

pourtant volontiers qu’il ne s’agit pas là d’une position adéquate pour chanter : « il faut

rester assis comme ça dans le cercle, pourtant ce serait mieux debout pour la voix, mais

[…] on doit toujours être assis ensemble ». Le chanteur se doit également de chanter

sérieusement, c’est-à-dire de s’investir et de s’appliquer dans son interprétation. La

valeur esthétique d’un chant n’est pas jugée sur la justesse des sons produits, mais sur

celle de l’émotion, de l’interprétation. Un « bon chanteur » n’est donc pas celui qui

chante le mieux, mais celui qui a la capacité de mettre en émoi ses auditeurs. L’écoute

aussi est réglementée. Au moindre bruit perturbant la prestation du chanteur, des

réprimandes viendront rétablir le silence. À la fin du chant, de forts applaudissements

et des injonctions congratulatrices récompenseront le chanteur. Il ne devra pas pour

autant entamer une deuxième chanson, mais laisser la parole au suivant, car la pratique

du chant s’exerce à tour de rôle et implique une participation de tous.

14 Le chant, dans la continuité des échanges verbaux qui le précèdent, est orchestré par

des règles qui ont pour vocation le respect, l’écoute et la participation. Il n’est pas un

spectacle que l’on regarde ni une musique que l’on écoute, mais un échange auquel

chacun participe. Chanter est ici dire que l’on s’entend, écouter un chant est donc une

source d’émotion pour le groupe impliqué.

15 Nous venons de décrire le cadre dans lequel une chanson devient signifiante pour un

groupe, c’est-à-dire le contexte dans lequel elle génère de l’émotion. Il s’agit

maintenant de s’intéresser plus particulièrement à ce qui est chanté. Il est possible

d’emprunter une chanson au genre de son choix afin de participer au tour de chant.

Néanmoins, si la solennité opère dans tous les cas, la tension émotionnelle que nous

décrivions ne s’exerce qu’avec les chansons appelées, à Kilcar, les old songs, et Away in

old Kilcar compte parmi elles. La question que nous posons ici est : comment et pourquoi

cette chanson, dans le contexte dans lequel elle est chantée, émeut-elle l’audience

comme le chanteur, et ce quel que soit le nombre de fois où elle est chantée ?

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

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Ce que le texte dit à Cara ou le principe denarrativisation

16 Away in old Kilcar est chaque fois très attendue et Cara ne manquera pas de la chanter

dès que la parole lui sera donnée. Si elle est dite « ancienne », ce n’est pas, comme nous

allons le voir, tant en raison de sa date de composition que du langage et des

thématiques dont elle use 5.

17 Jamais publiée, cette chanson a été écrite, dans les années 1930, par James Maguire,

poète né à Kilcar, alors qu’il résidait en Écosse. Pour en composer le texte, ce dernier

s’inspira de sa propre vie. Il y expose sa situation de migrant et rend compte de la

douleur liée à cet éloignement. Il ne raconte pas clairement son histoire mais, au

travers de la figure introductive du rêve 6, propose quelques souvenirs du lieu où il n’est

plus. La mise en exergue de l’absence et de la distance permet au personnage de

déployer toute sa nostalgie. L’accent est ainsi porté sur le nœud émotionnel, comme en

témoigne la phrase refrain (qui est aussi le titre) le résumant, et non pas sur une action.

18 Le texte d’Away in old Kilcar, comme la plupart des textes dit « anciens », est lyrique et

se caractérise par une énonciation à la première personne du singulier. Le point de vue

subjectif ainsi adopté permet, d’une part, un effet de réalité de l’expérience qui peut

dès lors être pensée comme ayant été vécue et, d’autre part, un rendu émotionnel des

faits.

19 Pourtant, Cara parle du contenu de ces chansons en général et de celle-ci en particulier,

en terme de story, « histoire ». Or, cette histoire n’est pas racontée dans la chanson, elle

y est simplement évoquée. Nous nous intéresserons donc à la réponse de Cara à la

question « quelle est l’histoire dans cette chanson ? » (« what is the story in that song? »).

Pour lui, cette chanson « raconte comment c’était » (« tells the way it was »). Il explique

que la forge (décrite par le couplet 4) était un lieu de rencontre et de socialité. Il s’y

rendait souvent, accompagné de son père, de James Maguire et d’autres hommes du

village :

James Maguire used to spend a lot of time there. People used to drink at the forge.The craic used to be in the forge. People come on up to have a drink, you know,stories and yarns […] I remember that forge. I miss those fellows 7.

20 Il continue ensuite en parlant de l’école (décrite par le couplet 5) et de la salle de classe

que chacun des enfants de la localité, dont lui-même, partagèrent. Il se souvient bien de

l’instituteur, à qui ce couplet rend un hommage.

21 Cara raconte ensuite que James Maguire rencontra sa femme à Muckross 8 et qu’ils

partirent ensemble en Écosse afin d’améliorer leur condition de vie. Le vers 11 du

couplet 2 (« But I’d rather still climb Muckross hill ») y fait une référence peu explicite.

L’homme fut, selon Cara, profondément bouleversé par ce départ : « He was sad. He’d

loved to be back in Kilcar. He’d liked to be home, back home. It was where he wanted to be

buried. He wanted to die at the same place he was born »9. Cara explique que nombreux

étaient les villageois, à cette époque, qui souhaitaient quitter le village en raison des

conditions de vie : « We all wanted to leave as well » (« nous voulions tous aussi partir »). Il

parle alors de son frère qui, lui aussi, emprunta le chemin de l’émigration. Il s’installa

en Irlande du Nord avec sa femme et y mourut il y a quelques années de cela.

22 Le récit de Cara offre une explication de texte par l’intermédiaire de la connaissance

qu’il a des faits qui ne sont qu’évoqués par la chanson. Plusieurs auteurs (Shields 1993 ;

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Coleman 1997) ont déjà souligné ce procédé, en Irlande, que Thomas A. Dubois nomme

« narrativisation » (2006 : 27). Il s’agit pour ce dernier d’une stratégie permettant

l’interprétation de textes lyriques et s’illustrant particulièrement dans le domaine des

chansons irlandaises. Le terme « story » se réfère donc à une ou à des histoires par

ailleurs connues et qui sont associées à la chanson par le soliste.

Personnalisation du sens et identification

23 Cara puise dans sa propre expérience afin de donner un sens à ce texte. Il le comprend

selon le vécu qu’il a lui-même des éléments évoqués dans la chanson. La forge et l’école

sont des lieux qu’il a non seulement fréquentés, mais aussi partagés avec l’auteur. Il est,

de plus, en mesure de lier l’émotion déployée dans le texte à la vie de son auteur

comme à la sienne. La douleur de l’éloignement répond, pour lui, à la douleur de la

séparation de sa propre famille, de ses proches en général. Thomas A. Dubois (2006 : 3)

a conceptualisé ce rapport, entre le chanteur et un texte, en termes de

« personnalisation ». En superposant ses propres expériences à celle de l’auteur, Cara

s’identifie à l’énonciateur s’exprimant dans le texte. Ce processus est facilité par la

présence du « je » dans l’énoncé, qui pousse à la confusion entre soi (récepteur),

l’énonciateur (le personnage) et l’auteur. Cette association se manifesta concrètement

lorsque dans son récit Cara voulut paraphraser l’un des vers afin de dire ce que James

Maguire avait pu ressentir et qu’il se reprit suite à une « erreur » : « New friends and

climes I… No… He sought » (« de nouveaux amis et climats j’ai… Non… Il a cherché ») ou

bien encore lorsqu’il parla de l’école et que, cette fois-ci, la paraphrase fut

involontaire : « I remember that school… » (cf. vers 1, couplet 5).

24 Par l’interprétation que Cara donne du texte, la chanson se fait le reflet de ses

expériences, elle évoque sa propre vie. Et c’est d’ailleurs pour cette raison qu’il dit avoir

décidé de l’intégrer à son répertoire.

25 Mais c’est précisément à l’instant où il la chante, lorsque sa voix donne corps au texte,

qu’il devient le « je » du texte. Comme nous le disions, un chant n’est pas apprécié par

l’audience à travers la justesse ou la qualité de la voix, mais en fonction de l’aptitude du

chanteur à rendre émotionnellement le texte. Seule l’adéquation entre l’expérience du

chanteur et les mots lui permet d’user de son propre registre émotionnel afin de

donner vie à ce qu’il chante. Comme l’explique Cara, quand il chante il est triste. Tant la

technique vocale utilisée que l’attitude gestuelle participent au jeu de la confusion des

identités entre le chanteur et l’auteur unis par le « je » de l’énonciation. En effet,

lorsque Cara interprète

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

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Fig. 2. Cara devant son cottage au toit de chaume.

Photo Charlotte Poulet, Kilcar (Donegal), mars 2009.

Fig. 3. Cara chante Away in old Kilcar au pub.

Photo Charlotte Poulet, Kilcar (Donegal), mars 2007.

cette chanson, sa voix transmet une tension émotionnelle par l’intermédiaire de

plusieurs procédés : l’allongement de la dernière syllabe des vers dont le son lentement

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

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disparait, l’ajout de silences entre les vers, une nasalisation permise par l’accentuation

des consonnes et l’usage de « vibrato glottal » (selon l’expression d’Hugh Shields, 1993 :

122) sur les voyelles. La flexibilité rythmique permet au chanteur de modeler le texte

au fil de ses émotions. La diction est claire et plutôt lente. L’union du texte et de l’air

ajoute à la puissance tant évocatrice qu’émotionnelle de la chanson. L’absence

d’accompagnement instrumental accentue d’autant la présence des mots. À l’inverse,

ce qu’il ne faut pas faire, selon Cara, c’est « mettre du swing » dans son interprétation10

ou bien chanter trop vite.

26 L’attitude du chanteur renforce l’impression qu’il est sur le point de se livrer et non pas

de réaliser une performance musicale. La posture adoptée est celle du repli sur soi, les

yeux mi-clos, le corps immobile ; le chanteur est indissociable des autres membres du

cercle. Le refus initial d’accepter l’offre de chanter contribue à ce climat de

confidences : le chanteur fait ainsi part de la difficulté à parler de soi. Plus l’émotion

sera audible et visible dans la prestation du chanteur, plus des injonctions viendront le

féliciter et l’encourager : « good man ! », « nice fellow ! », « good craic ! ». Les multiples

déictiques11 présents dans le texte concourent à la confusion des identités du « je » :

l’instant de leur énonciation détermine leur signification et finalise l’appropriation des

paroles par le chanteur en les ancrant dans le temps présent.

27 Aussi quand le chant s’élève, les premiers mots de Cara résonnent dans toute leur

sincérité : « My mind is sad and weary… » (« Mon esprit est triste et las… »). C’est ce que

Joe Heaney, chanteur professionnel, appelle « playing the act », « jouer la scène » (in

Coleman 1997 : 36).

28 Le chant de Cara est reçu par une audience qui le connaît et qui est en mesure de

reconnaître l’implication personnelle de ce qui est chanté. L’absence d’explication de

texte en performance repose sur le présupposé que chacun entend dans le chant de

Cara l’évocation de ses propres expériences12. Ainsi, s’il faut se connaître et s’apprécier

pour chanter, c’est que la réception de la chanson en dépend.

29 L’implication de références partagées entre le chanteur et l’audience s’illustre

particulièrement par la logique de propriété régissant la détention des chansons. En

effet, à la résonance personnelle de la chanson pour Cara répond une règle de propriété

reconnue des habitants de Kilcar. Pour eux, elle lui appartient et ils rappelleront à

l’ordre les participants qui la lui « volent ». Chaque participant possède de la sorte ses

chansons qui le représentent aux yeux des autres. La légitimité d’acquisition ne

s’exerce pas par le biais d’une transmission familiale, mais résulte d’une donation entre

un poète ou un chanteur à un autre homme. C’est ainsi que Cara reçut Away in old Kilcar

de James Maguire, qui lui en donna le texte après qu’il le lui eût demandé. Cette

filiation est connue de l’audience de Cara au moment même où il chante. Away in old

kilcar fait alors sens à Kilcar seulement lorsqu’elle est chantée par Cara car elle

l’emblématise et lui appartient.

De l’homme au peuple en passant par le village

30 Nous avons jusqu’à présent mis en lumière le lien unissant un homme à une chanson ;

mais, dans la narrativisation de Cara, apparaît un second niveau d’interprétation se

rapportant à une histoire plus vaste, celle du village et de ses habitants.

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

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Une chanson pour un village

31 Notons tout d’abord que le « je » dans le texte s’inscrit territorialement dans l’espace.

Comme de nombreux textes chantés en Irlande, Away in old kilcar déploie une riche

toponymie. Huit noms de lieux y sont au total énumérés. Trois d’entre eux sont liés à la

paroisse13 de Kilcar (Tra Loar, Muckross et Kilcar) qui est elle-même inscrite au sein du

territoire irlandais par l’usage des termes « Ireland » et « Irish » et de symboles s’y

rapportant (le trèfle et la Saint Patrick). À leurs côtés, se décline une toponymie qui

délimite le territoire en tant qu’elle exprime ce qui ne lui appartient pas : England,

Scotland, Lochnagar, Wales. Le territoire est ainsi jalonné et l’appartenance

revendiquée. Comme le notait Jean-Claude Bouvier (2002), ce procédé relève d’un

besoin de reconnaissance et d’appropriation de l’espace. L’usage de toponymes dans les

textes de chansons est à replacer dans un contexte géopolitique conflictuel. L’Irlande

n’obtint son indépendance du Royaume-Uni qu’en 1937 et dut se séparer des comtés qui

devinrent l’Irlande du Nord. Les conflits qui s’ensuivirent perdurèrent jusqu’à

récemment et sont encore très présents dans la mémoire des habitants de Kilcar. De

plus, la proximité frontalière accentua la nécessité de revendiquer une appartenance

non seulement à une paroisse, mais aussi à une nation.

32 L’emploi de ces toponymes est renforcé, dans le texte, par le ton élogieux du poète. Il y

présente Kilcar comme ne pouvant rivaliser avec aucun autre lieu. Lorsque Cara fait le

récit de cette chanson, il s’inscrit dans cet espace en rappelant chaque fois que tous les

couplets parlent de Kilcar. Les enjeux de territoire impliqués se matérialisent lorsque

Cara chante. En effet, quelle que soit l’audience, un murmure s’élève et prononce

chaque fois, avec le chanteur, les noms de Kilcar, de Muckross et de Tra Loar. Ensemble,

le groupe réaffirme son territoire.

33 Mais, davantage qu’un espace géographique, la paroisse de Kilcar est un « home ». James

Maguire, comme nombre de ses pairs poètes, fit de ce concept le cœur de son texte. Le

lieu n’y est en effet pas seulement présenté sous l’aspect de l’éloge, mais aussi de

l’attachement tant au territoire qu’à ses habitants (« the loved ones »). Et c’est par le biais

de cette approche que le poète cristallise un certain nombre d’éléments constitutifs de

la vie villageoise. Simplement évoqués, ils permettent à Cara, par son interprétation de

texte, de se remémorer des hommes, des lieux et des événements au travers d’un temps

raconté. Le texte, non seulement se fait alors le support d’une histoire individuelle,

mais engage une mémoire locale qui, elle aussi, repose sur la connaissance que chacun

en a puisqu’aucun commentaire ne sera formulé en performance. Les chansons ayant

pour sujet la localité sont les plus attendues car elles proposent une évocation

collective de l’histoire du village.

34 Si la résonance individuelle d’une chanson donne lieu à des règles de propriété, il est en

de même en ce qui concerne les références locales nécessaires à la réception du texte.

En effet, Away in old Kilcar appartient à Kilcar, c’est-à-dire que dans aucun autre village

adjacent cette chanson n’est chantée ni ne peut l’être.

Une chanson pour un peuple

35 L’emploi d’une toponymie tant locale que nationale répond à l’inscription de l’histoire

de la localité dans une histoire nationale. Cette translation est, là encore,

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Fig. 4. Le Tabairne Mic Siolla Cearra, pub de prédilection – mais aussi station service et épicerie –des chanteurs de Kilcar.

Photo Charlotte Poulet, Kilcar (Donegal), mars 2009.

36 permise par l’intermédiaire du concept de home. La dimension affective sous-jacente à

ce terme se dévoile au travers de la notion d’exil qui caractérise nombre de chansons

irlandaises. Selon Kerby A. Miller (1988), c’est l’oppression anglaise et l’éveil des

mouvements nationalistes du XIXe siècle qui façonnèrent la représentation de

l’émigration irlandaise en exil. Il ajoute que ce sentiment fut utilisé par les

mouvements nationalistes afin de renforcer, en Irlande, d’une part, l’hostilité irlandaise

envers le gouvernement britannique et, d’autre part, le sentiment national. Outre cette

dimension politique, l’exil est un sentiment encore présent aujourd’hui à Kilcar. Le

village ne fut en effet pas épargné par les vagues d’émigrations successives. Si la plus

dévastatrice fut celle liée à la Grande Famine (1845-1849), le XXe siècle connut

également de nombreux mouvements de population en raison de la précarité de la

situation économique de la région. Par exemple, le townland de Cara, Kilbeg, passa de

120 habitants en 1901 à 27 en 1992. Les ruines jonchant le sol le rappellent, tout comme

Cara énumérant devant chacune d’elles le nom de la famille qui y vécut. Au jour

d’aujourd’hui, ce sont les plus jeunes qui quittent la paroisse afin de faire des études,

tandis que les plus âgés reviennent de pays souvent lointains (surtout du Canada) en

expliquant qu’ils voulaient mourir là où ils étaient nés, tel que James Maguire

l’exprima. L’émigration fait partie de l’histoire du village et est une expérience

partagée par ses habitants qu’ils soient partis ou restés. Away in old Kilcar, à travers

l’expérience d’un homme, dit l’histoire de tous. Comme l’explique Cara, passant du

« il » (l’auteur) au « nous » (le village) : « nous voulions tous partir ». L’éloge est en

réalité une élégie qui, au travers du sentiment de nostalgie lié à la perte, procure le

partage d’une expérience collective et d’un sentiment d’appartenance.

37 L’indétermination du concept de home permet un élargissement du « lieu perdu » qui

n’est pas seulement le village, mais le pays, l’Irlande, comme en témoigne l’expression

« Irish exile’s heart ». La notion d’exil symbolise une « souffrance irlandaise » qui, dans

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

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son expression, fait naître un sentiment national, celui d’être irlandais, par opposition

à l’identité anglaise que le Royaume-Uni voulut imposer.

38 Le texte d’Away in old Kilcar,en mettant en mots l’expérience d’un homme, illustre

l’histoire locale comme l’histoire nationale et offre la possibilité d’un temps raconté où

les faits ne sont pas simplement énoncés, mais retransmis au moyen de leur vécu.

La négociation du sens ou la construction sociale dela localité

39 Lorsque Cara entame son chant, il devient, par l’expérience qu’il laisse entendre, un

membre du village, du pays. Il inscrit sa propre histoire dans celles des « autres » et

autorise son audience à s’identifier à l’expérience de James Maguire – qui est en cet

instant la sienne – grâce aux références partagées ainsi sollicitées. Ensemble et pour le

temps du chant, ils se remémorent et célèbrent le village, ils partagent leurs

expériences respectives d’un vécu commun.

40 L’évocation, qui est le propre de cette chanson, permet à chacun de la réinterpréter

dans le cadre collectif qu’est le village, de penser sa propre expérience en relation avec

celle de Cara, avec celle de James Maguire. Afin d’illustrer ce processus, nous

donnerons l’exemple d’un homme qui pleura à l’écoute du chant de Cara. Le récit qu’en

fit ultérieurement ce dernier met en lien l’interprétation musicale et l’interprétation de

l’homme écoutant.

I remember me at the party that fellow was home from… He was out in the Statesfor maybe for 40 years. He was married to a girl from Muckross. This girl comesfrom Muckross. He met her out there. He was back from the States and his wife wasthere […] So, there was a big spree over the house […] Next I start to sing. And whenI come to the verse “I’d rather still…” No, wait a minute, I sing it.“Climbed that LochnagarBut I’d rather still climbed Muckross hillAway in old Kilcar” He gave out, the guy was beside me… he let me finish the song and went out thedoor, just leave like that… He cried his tears outside… I couldn’t believe that.Someone went out at the door, went outside to see him… He cried… It was true […]Makes me sad meself… It was a lovely man […] He couldn’t stop crying. The tearsdown the face. You know they flew from the States, came back home on holidaysand then back again and the two of them died over there in the States. They died inthe States14.

41 Cara met en relation, d’une part le vers concernant Muckross et la situation de

l’homme qui y rencontra sa femme, et d’autre part la position de migrant du couple et

la douleur liée à l’absence mise en mots dans le texte. Il explique ainsi comment, en un

moment donné, la chanson fit sens pour un homme qui, à son écoute, fut violemment

renvoyé à ses propres émotions. Nous comprenons ainsi que non seulement, comme

nous le disions, l’audience appréhende le chant en relation avec les implications

personnelles du chanteur, mais ce dernier est lui aussi en mesure d’interpréter (de

décoder) les émotions qu’il déclenchera chez ses auditeurs du fait qu’il les connaît. Ce

récit nous apprend également que Cara corrèle l’histoire de ce couple au dernier

couplet d’Away in old Kilcar en insistant sur le fait que tous deux sont morts loin de

Kilcar.

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

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42 La chanson est ainsi réinterprétée chaque fois que Cara l’interprète, son sens s’actualise

à chaque nouvelle performance selon les personnes présentes. De nouvelles histoires

individuelles s’associent au texte dont la chanson se fera, par la suite, l’évocation.

Lorsque Cara livre l’histoire, c’est finalement un ensemble de noms de personnes qu’il

énumère, de personnes mortes loin de Kilcar. La chanson dit alors plus que les mots

qu’elle porte pour un groupe partageant un espace et un temps. En la pratiquant, les

villageois s’approprient leur passé dans le présent et incluent chacun des participants

aussi bien que les absents – qu’ils soient morts ou émigrés – à une communauté de

références partagées. Nous rejoignons là l’un des constats de Richard Bauman à propos

de l’art de raconter qui, selon lui, permet de « donner une cohérence cognitive et

émotionnelle aux expériences, de construire et négocier l’identité sociale » (1988 : 113).

En chantant, le groupe construit socialement sa localité en la délimitant

géographiquement et en interprétant son histoire.

43 Chaque chant est alors différent malgré l’exacte répétition du texte en tant qu’il est une

« œuvre », telle que Paul Zumthor la définit : « ce qui est communiqué poétiquement,

ici et maintenant […] le terme embrasse la totalité des facteurs de la performance »

(1983 : 81).

Conclusion

44 Au-delà des émotions ressenties individuellement à l’écoute de la musique, nous avons

ici souligné la mise en jeu d’affects relatifs au contexte dans lequel s’inscrit la

production musicale. Les conditions et règles régissant la pratique du chant impliquent

en elles-mêmes des liens affectifs entre les participants. Le silence instauré par l’écoute

est le signe d’un partage et d’un respect porté au perfomer qui, en laissant entendre sa

voix, confirme sa participation au groupe. L’usage des old songs répond à ce climat car

ce sont celles qui évoquent le passé tant individuel que collectif des villageois. La

chanson Away in old Kilcar, lorsqu’elle est chantée par Cara, prend corps ; elle révèle des

expériences auparavant partagées par le groupe participant au chant. En l’interprétant,

Cara réaffirme son identité ainsi que ses multiples appartenances face à son audience et

permet à cette dernière de se sentir « appartenir ». Les histoires singulières, s’associant

à la chanson, tissent ensemble une histoire collective locale par laquelle le groupe

renégocie chaque fois son identité sociale.

45 Dans le cas qui vient d’être étudié dans cet article, c’est l’acte de chanter d’un homme

en particulier, à un instant donné et face à certaines personnes, qui pare la chanson de

la capacité d’être l’objet par lequel des affects sont générés, exprimés et partagés.

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

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BIBLIOGRAPHIE

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BOUVIER Jean-Claude 2002 « Les toponymes dans quelques microrécits de la tradition orale ».

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Súilleabháin, dir : Blas : the local accent in Irish traditional music. Limerick: Irish World Music Centre,

University of Limerick: 31-52.

DUBOIS Thomas A. 2006 Lyric, meaning, and audience in the oral tradition of Northern Europe.

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FALC’HER-POYROUX Erick et Alain MONNIER 1995 La musique irlandaise. Spézet : Coop Breizh.

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SHIELDS Hugh 1993 Narrative singing in Ireland. Lays, ballads, come-all-yes and other songs. Dublin :

Irish Academic Press.

ZUMTHOR Paul 1983 Introduction à la poésie orale. Collection « Poétique ». Paris : Seuil.

ANNEXES

Away in old Kilcar 15

My mind is sad and weary

This blessed Saint Patrick’s Day

Dreaming of old Ireland

And the loved ones far away

I have my bunch of shamrocks

And I cherish them with pride

Each prayer grew on the river banks

Mon esprit est triste et las

En ce jour béni de la Saint Patrick

Rêvant de la vieille Irlande

Et des êtres chers au loin

J’ai mon bouquet de trèfles

Et je les chéris avec fierté

Chaque prière s’élevait des bords de la rivière

My good old home beside

And as I gaze upon them

My sad thoughts fly afar

To that dear old spot in the childhood’s cot

Mon bon vieux foyer à mes côtés

Et quand je pose mes yeux sur eux

Mes tristes pensées s’envolent loin

Vers ce cher vieil endroit dans le lit de l’enfance

Away in old Kilcar Loin dans le vieux Kilcar

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I travelled over England

I viewed the cliffs of Wales

J’ai voyagé en Angleterre

J’ai contemplé les falaises du Pays-De-Galles

I’ve seen the charming scenery

Of Scotland’s hills and dales

And sure no doubt they’re beautiful

The works of nature are

But they cannot cheer the longing

Of an Irish exile’s heart

I roamed the Wells of Weary16

And climbed that Lochnagar

But I’d rather still climb Muckross hill

J’ai vu les charmants paysages

Des collines et des vallées d’Écosse

Et sans aucun doute ils sont magnifiques

Les travaux de la nature le sont

Mais ils ne peuvent consoler la nostalgie

D’un cœur irlandais exilé

J’ai arpenté les Puits de Lassitude

Et gravit ce Lochnagar

Mais j’aurais plutôt dû gravir la colline de Muckross

Away in old Kilcar Loin dans le vieux Kilcar

It was pleasant in the summertime

To climb that same old hill

And drink in nature’s beauty

Of its sparkling sun cast rill

C’était plaisant en été

De gravir la même vieille colline

Et de boire dans la beauté de la nature

De son ruisseau étincelant de la lumière du soleil

Kilcar lies in the valley

With homes of spotless white

Kilcar repose dans la vallée

Avec ses maisons d’une blancheur immaculée

While the peat’s smoke curling to the sky Tandis que la fumée de tourbe virevolte vers le ciel

Ever ‘twas a glorious sight

When far below the Atlantic waves

C’était toujours un merveilleux spectacle

Lorsque loin en contrebas les vagues de l’Atlantique

Broke noisily on the bar

As it washed the shores

Of the wild Tra Loar17

Away in old Kilcar

Se brisaient bruyamment sur le front

En creusant les côtes

De la sauvage plage de Tra Loar

Loin dans le vieux Kilcar

It was cheery too in winter time

When the ground was white with snow

To stroll into Maguire’s forge18

And hear the bellows blow

To see that mighty blacksmith

Bring down his blows of steel

Conscientious with each sturdy stroke

That made that anvil peal

That anvil now is rusty

Its notes long silent are

C’était gai aussi au temps de l’hiver

Quand le sol était blanc de neige

De flâner dans la forge de Maguire

Et d’entendre les coups de soufflet

De voir ce puissant forgeron

Abattre ses coups d’acier

Consciencieux avec chaque solide frappe

Qui faisait que cette enclume grondait

Cette enclume est maintenant rouillée

Ses notes sont depuis longtemps silencieuses

While the smith asleep

His loved ones weep

Away in old Kilcar

Pendant que le forgeron s’endort

Ses proches pleurent

Loin dans ce vieux Kilcar

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I see again that old school house

And boyhood happy days

And the hawthorn tree that sheltered me

When I had learnt to play

I see the big clock on the wall

Above the master’s chair

And the little bell with the silver tongue

That proclaimed the hour of prayer

I see the master’s guiding face

Shines like a guiding star

As he strode to steer my course aright

Je vois encore cette vieille école

Et les jours heureux de l’enfance

Et l’aubépine qui m’abritait

Quand j’appris à jouer

Je vois la grande horloge sur le mur

Au-dessus de la chaise du maître

Et la petite cloche avec le battant d’argent

Annonçant l’heure de la prière

Je vois le visage directif du maître

Brillant comme l’étoile du berger

Lorsqu’il marchait à grand pas pour m’indiquer le chemin

Away in old Kilcar Loin dans ce vieux Kilcar

How many years have passed and gone Combien d’années ont passé et s’en sont allées

Since last I’ve seen that spot Depuis la dernière fois que j’ai vu cet endroit

I plodded on from day to day

New friends and climes I sought /

But the good old days of childhood

I’ll never see again

I close my weary eyelids

And dream of them in pain

And when I die I hope to lie

Where not my bones shall mar

‘Neath that long thick grass

In that lone graveyard

Away in old Kilcar

J’ai travaillé dur au jour le jour

De nouveaux amis et climats j’ai cherché

Mais les bons vieux jours de l’enfance

Je ne reverrai jamais

Je ferme mes paupières fatiguées

Et rêve d’eux en peine

Et quand je mourrai j’espère reposer

Là où mes os ne se gâteront pas

Sous cette haute herbe épaisse

Dans ce cimetière solitaire

Loin dans ce vieux Kilcar

NOTES

1. Le village de Kilcar compte mille quatre cents habitants. La pêche et l’élevage constituent les

principales activités économiques. Excentré des principaux pôles économiques, le village fut

longtemps isolé comme en témoigne l’arrivée tardive de l’eau courante et de l’électricité dans les

années 1950. Aujourd’hui, Kilcar est relié au reste du territoire irlandais par des axes routiers et

connaît une forte croissance du secteur du tourisme.

2. Une loi met les pubs dans l’obligation de fermer à 23 h 30. Mais bien souvent, les tenanciers

« simulent » une fermeture et autorisent les clients présents à rester à l’intérieur du pub.

3. Expression d’origine anglaise (« crack ») apparue dans les années 1950 et « gaélicisée » en

« craic » dans les années 1970.

4. Communément regroupées, par les travaux universitaires, sous la notion anglophone

d’etiquette (Falc’her-Poyroux 1995 : 58 ; Carson 1999 : 55).

5. Le terme « old » utilisé dans la désignation des chansons inspira de nombreux titres d’ouvrages

de collecteurs du XIXe siècle qui le traduisirent par « ancient » afin de mettre en valeur les

origines lointaines de la musique recueillie : Georges Petrie choisit en 1855 le titre de The Petrie

Collection of Ancient Music of Ireland et P.W. Joyce, en 1873, celui de Ancient Irish Music.

6. La figure du rêve est récurrente dans les chansons irlandaises, il s’agit d’un héritage d’une

forme poétique, nommée aisling et née à la fin du XVIIe siècle (Shields 1993 : 7).

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7. « James Maguire avait pour habitude d’y passer beaucoup de temps. Les gens buvaient des

coups à la forge. Le craic était dans la forge. Les gens venaient pour boire un verre, tu sais,

raconter des histoires, faire des récits […] Je me souviens de cette forge. Ces hommes me

manquent » (ma traduction).

8. Kilcar se compose de localités ( townlands) dépendant administrativement de Kilcar, dont

Muckross fait partie.

9. « Il était triste. Il aurait aimé revenir à Kilcar. Il aurait aimé être chez lui, de retour chez lui.

C’était là qu’il voulait être enterré. Il voulait mourir à l’endroit où il était né. » (ma traduction)

10. Cette expression peut être comprise, au vu de son utilisation, comme accorder trop

d’importance au rythme musical et/ou à la mélodie au détriment des mots.

11. Pronoms personnels et adjectifs possessif, « this » et « that », « now » et « this blessed Saint

Patrick’s day », etc. sont indéterminés et se déterminent dans le contexte d’énonciation.

12. Lors d’un tour de chant l’année suivant celle de la mort du frère de Cara, l’un des hommes

participant au tour de chant me parla spontanément de ce dernier après avoir écouté le chant de

Cara. Ce fut la seule fois que le sujet fut abordé en performance. Ma position d’étrangère entraîna

ce commentaire.

13. Le terme de « paroisse » englobe dans le langage courant l’ensemble des townlands rattachés à

Kilcar.

14. « Je me souviens d’une fête où cet homme était de retour de… Il était aux États-Unis peut-être

depuis quarante ans. Il était marié à une fille de Muckross. Il l’avait connue là-bas. Il était de

retour des États-Unis et sa femme était là […] Donc, il y eut une grande fête à la maison […] Après,

j’ai débuté mon chant. Et quand j’en suis arrivé au vers ‹ J’aurais plutôt dû… › Non, attend une

minute je la chante : ‘‘Gravi Lochnagar / Mais j’aurais plutôt dû gravir la colline de Muckross / Loin dans le vieux Kilcar’’. Il émit un son, l’homme était à mes côtés… Il me laissa finir la chanson

et sortit. Il est juste parti comme ça…Il pleurait de toutes ses larmes… Je ne pouvais pas le croire.

Quelqu’un sortit, alla dehors pour le voir… Il pleurait… C’était vrai […]Ca me rend triste… C’était

un homme bien […] Il ne pouvait pas s’arrêter de pleurer. Les larmes le long de son visage. Tu

sais, ils venaient des États-Unis, ils revenaient à la maison pour les vacances et après y sont

retournés et tous les deux moururent là-bas aux États-Unis. Ils sont morts aux États-Unis » (ma

traduction).

15. Le texte de la chanson a été retranscrit et traduit par moi-même.

16. L’expression « Wells of Weary » (« Puits de Lassitude ») désigne des sources se situant dans un

parc de la ville d’Édimbourg.

17. Tra Loar est le nom employé par les habitants de Kilcar afin de nommer l’une des plages de la

paroisse. « Tra », en irlandais, signifie « plage ».

18. Bien que le forgeron portât le nom de Maguire, il n’entretenait aucun lien de parenté avec le

poète James Maguire.

RÉSUMÉS

Cet article se propose d’étudier le lien unissant musique et émotions à la lumière des enjeux

sociaux que la production musicale implique pour un groupe d’individus donné. Le terrain

constituant la base de cette réflexion se compose d’un village irlandais du Donegal où le chant est

une pratique régulière. Cette dernière se distingue des autres formes musicales observées de par

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ses modalités tant d’écoute que de production. Et c’est précisément au cœur de cette pratique

que les chansons deviennent l’objet d’une émotion partagée. Il s’agit, à partir de données

ethnographiques, de comprendre de quelles manières le contexte de production d’une chanson la

rend signifiante pour un groupe.

AUTEUR

CHARLOTTE POULET

Actuellement doctorante en anthropologie sociale et culturelle à l’École des Hautes Études en

Sciences Sociales (Paris). Ses recherches se concentrent sur la pratique du chant en Irlande et

sont dirigées par Jean Jamin au sein du laboratoire d’anthropologie et d’histoire de l’institution

de la culture (LAHIC).

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Plaisir partagé et frissonsindividuels. Chanter et écouter leschants ganga (Croatie / Bosnie-Herzégovine)Anne-Florence Borneuf

NOTE DE L’AUTEUR

À la mémoire de Mira

1 À la simple question « les chants ganga sont-ils tristes ou gais ? », les réponses des

chanteurs, auditeurs ou amateurs locaux varient énormément1. Certains disent qu’ils

ne sont ni l’un, ni l’autre, qu’ils n’induisent aucune émotion2 ; d’autres répondent que la

ganga « c’est de la veselje » (terme que l’on traduira momentanément par « joie » ou

« plaisir ») ; d’autres encore rétorquent : « les deux ! et même autre chose ! ça dépend

de ce que disent les paroles… ».

2 Si les points de vue sont si variés et variables, est-ce parce que les réponses

émotionnelles sont très individualisées ? Parce que les interlocuteurs ne considèrent

pas la ganga sous le même angle ? Les réponses dépendent-elles du profil de l’auditeur

(auditeur occasionnel, simple amateur, grand connaisseur, chanteur…) ? De son état de

réceptivité, de ses attentes, du contexte, de l’interprétation des chanteurs, des

caractéristiques musicales intrinsèques de la ganga, ou d’autres facteurs encore ?

3 Il s’agit ici de donner des réponses à ces questions en se concentrant sur une des

situations les plus courantes de l’écoute de la ganga à l’heure actuelle, celle du dernek

(fête de village) où les amateurs se retrouvent dans quelques cafés.

4 Certains d’entre eux considèrent ce que la ganga exprime alors que d’autres se réfèrent

à ce qu’ils perçoivent ; quelques-uns prennent le terme « ganga » au sens large quand

d’autres le réduisent aux paroles et d’autres encore pensent aux principales situations

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pendant lesquelles elle est chantée. D’emblée, la réponse émotionnelle provoquée par

la ganga est brouillée par l’identification de l’objet qui est censé la produire. De fait, le

terme ganga (pluriel : gange) renvoie à plusieurs objets différents. Selon le contexte, il

désigne :

5 (1) au sens large, des chants ruraux caractéristiques 3 situés sur un territoire à cheval

entre la Croatie (région de la Zagora, arrière-pays dalmate) et la Bosnie-Herzégovine

(notamment l’Herzégovine occidentale et la Bosnie centrale). Le terme « ganga » est

alors un terme générique, contrairement au sens qu’il prendra dans le cas (2). Ces

chants polyphoniques sont caractérisés par un ambitus très étroit (de l’ordre de la

quarte, parfois une tierce majeure ou moins) et des intervalles non tempérés inférieurs

au ton. Bien que très brefs (trente à quarante secondes environ), ces chants se divisent

en trois sections (Fig. 1) :

Fig. 1. Sonagramme d’une ganga standard, chantée ici par des femmes.

Les trois sections sont numérotées. Dans cet exemple, on distingue bien l’ornementation des attaquesavec les grands traits verticaux (section 2) et la conclusion orientée vers l’aigu (section 3).

une première section chantée par un chanteur seul (il prend le nom de pjevač, littéralement :

« chanteur », il est de fait le seul à prononcer les paroles) ;

une deuxième section où deux, trois ou quatre partenaires chantant à l’unisson et nommés

gangaši (singulier : gangaš. « Ceux qui font la ganga » ou, néologisme qui sera adopté dans la

suite du texte, « gangueurs ») viennent greffer leur voix au-dessus de celle du « chanteur »

pour former une texture composée majoritairement de « secondes » de diverses natures 4.Les notes font généralement l’objet d’une attaque ornementée par l’un des « gangueurs »

(voir Petrović 1977 ou 1991) ;

une section conclusive à l’unisson : une grande descente en glissando ou bien, au contraire,

une sorte de cri bref mais appuyé, poussé vers l’aigu 5.

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6 (2) chacun des différents chants appartenant au grand groupe ganga décrit en (1). Ils

sont alors identifiables par un patron mélodico-harmonique propre et portent parfois

un nom qui peut correspondre au village d’origine, à un chanteur, à un incipit, etc. ;

7 (3) les deux vers de décasyllabes qui sont chantés sur ces chants et qui sont

interchangeables 6. Dans cette acception, seule la composante textuelle est prise en

compte ; l’aspect musical est totalement évacué.

8 Par conséquent, considérer les relations entre ganga et émotion telles que les

apprécient les habitants n’a de réelle pertinence que si ces différents angles sont

explorés. Actuellement, considérer le cas (3) est pratiquement inopérant en termes

d’émotion car il renvoie à une écoute et à une perception de la ganga désormais

révolues : « Maintenant, il n’y a plus d’émotion, plus personne ne t’offense par le chant.

Maintenant, la ganga ça n’est plus que de la veselje de fête de village. Plus personne

n’écoute le message de ton chant, tu as appris les textes ». Autrement dit, les paroles ne

sont plus improvisées en fonction du destinataire de la ganga. Les témoins de cette

époque (il y a encore trente ou quarante ans) rapportent que les paroles véhiculaient

effectivement des émotions et qu’elles opéraient quelle que fût la qualité des chanteurs.

Il s’agissait d’exprimer toutes sortes d’affects (tristesse, joie, dégoût, dédain, fierté,

mélancolie, rancune…) à travers le chant qui était entonné et entendu quotidiennement

durant les activités collectives. Musicaliser ce type de parole était en quelque sorte une

façon d’énoncer cette dernière publiquement en lui donnant un poids particulier. Cela

était perçu par tous les auditeurs, mais n’affectait que celui qui était la cible des paroles

ou qui était directement concerné par leur contenu. Désormais, le texte ne fait plus

vraiment l’objet de l’attention de l’auditoire 7 ; au niveau de l’émotion, il est

pratiquement devenu inopérant dans les fêtes et rassemblements où l’on chante. Les

paroles de ganga sont désormais rarement improvisées, mais puisées dans un fonds

commun. Sauf exception, le pur contenu poétique sera donc laissé de côté dans les

pages qui suivent.

Ganga et veselje : fabriquer et partager sa propreémotion

9 Chanter la ganga en compagnie n’est pas une banale activité de divertissement, ni

même une façon de donner à entendre sa voix à un auditoire. Il s’agit d’une façon de se

sentir bien, ensemble, entre compagnons.

10 Lorsque quelques chanteurs se retrouvent au sein d’une bonne compagnie (ekipa) au

café ou à la maison, la convivialité s’installe rapidement, par le partage joyeux d’alcool

mais aussi par l’adoption progressive d’un ton de conversation modéré : les conditions

sont alors réunies pour que s’instaure un sentiment que les protagonistes nomment

veselje. Si le sens courant de veselje est celui de « plaisir », « réjouissance » ou « joie », la

réalité qu’il désigne dans la situation de compagnie est plus subtile. Pour percevoir

cette émotion, les protagonistes doivent se trouver dans une certaine disposition

d’esprit, un état de réceptivité et de disponibilité affectives qui permet de créer un

environnement particulier, une « atmosphère débarassée des problèmes quotidiens : tu

es avec tes amis, tu bois, tu chantes, tu manges, c’est un plaisir, un plaisir populaire… »

précisent-ils. La veselje ne s’éprouve que si elle est partagée. Le chant finit alors

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

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généralement par se manifester : sans crier gare, interrompant même parfois une

conversation, un chanteur « lève » (dignuti) spontanément une ganga.

11 Les premières gange n’émergent que lorsque les conditions sont favorables, c’est-à-dire

lorsque la veselje est en phase d’installation et en passe de canaliser les membres de la

compagnie dans une attitude ouverte aux affects. Ces gange initiales peuvent être

tentées en guise de test, le résultat sonore traduira immédiatement l’état de réceptivité

et de disponibilité des uns et des autres ; elles peuvent aussi être une façon de

« réveiller » les partenaires et d’accélérer leur implication et leur totale disponibilité.

En effet, la ganga est un chant très exigeant qui ne tolère pas le demi-engagement ; les

chanteurs doivent s’y investir totalement, avec tout leur corps, notamment pour lui

imprimer son caractère très dense et intense. Cela se révèle particulièrement dans la

deuxième section du chant, caractérisée par cette texture – dure et dissonante pour un

auditeur étranger, mais très appréciée sur place – qui constitue l’essence8 de la ganga.

L’intensité du chant prend source dans les battements continus des « secondes » (3/4

de ton environ, entre 120 et 180 cents selon les groupes) ; mais elle ne serait rien sans

son renforcement par un son très soutenu, jamais interrompu9, doublé généralement

d’un fort volume, le tout servi par un très riche spectre sonore des voix. L’effort

physique nécessaire demande une certaine fulgurance pour être

Fig. 2. Mouvements des partenaires afin de faire converger les voix vers un foyer

Photo Anne-Florence Borneuf, 2008.

12 immédiatement efficace et le maintien de l’intensité qui donne corps à la ganga réclame

un fort soutien. Sans cela, les secondes caractéristiques ne pourraient pas sonner de

façon satisfaisante, la ganga ne pourrait être réussie.

13 À partir du moment où la veselje est installée, la disponibilité affective entre chanteurs

est présente et active : les gange trouvent naturellement leur place, elles gagnent en

qualité et acquièrent très rapidement une nouvelle dimension. Elles ne sont plus

seulement confirmation ou concrétisation de la veselje, mais deviennent à leur tour

moteur d’affects, de plaisir, notamment entre chanteurs : ce sont elles qui font vibrer

leurs corps et ravissent leurs âmes (duša). Les partenaires sont le plus souvent disposés

debout en cercle ou assis de chaque côté d’une table. S’éloignant et se rapprochant du

centre du cercle ou d’un partenaire (Fig. 2), s’adaptant parfois aussi à la stature des plus

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petits, ils cherchent à former et à sentir un foyer (fokus) où convergent les voix afin d’y

affiner les battements acoustiques recherchés : lorsque les « gangueurs » forment entre

eux un unisson parfait10 et que la note du « chanteur » bat contre lui de façon

satisfaisante, les oreilles des partenaires sont ravies et leurs corps ébranlés par le

régime de vibrations qui en résulte. La perception de la « justesse » de la ganga passe

d’ailleurs autant par l’oreille que par le corps qui mémorise ces vibrations. Néanmoins,

les chanteurs n’entrent pas en contact physique, ils sculptent un objet sonore,

ensemble, et c’est cette ganga qui, lorsqu’elle est réussie, unit les corps dans les mêmes

vibrations. Quant aux postures et attitudes, elles varient d’un chanteur à l’autre : l’un

fermera les yeux, un autre les portera au loin ou bien fixera la table ou un partenaire.

Dans tous les cas, il s’agit de s’extraire de tout superflu pour se concentrer totalement

dans la construction commune de l’objet sonore. Mais, généralement, la satisfaction ne

s’exprime pas directement. Rares sont les sourires, par exemple. Après une ganga, les

chanteurs baissent pudiquement la tête, détournent le regard vers un point neutre ou,

plus souvent, avalent une gorgée de vin, comme si chacun conservait pour soi-même ce

plaisir dont il sait pourtant qu’il est partagé. Parfois ils se livrent à un commentaire

laconique.

14 À son tour, cette entrée en résonance des corps se prolonge dans des sentiments

relevant du champ social et des relations affectives dans le sens où chaque protagoniste

perçoit parfaitement qu’elle est également ressentie par ses partenaires comme s’ils

formaient un seul corps. En représentant trois têtes de chanteurs partageant un corps

unique, le trophée d’un concours de ganga11 ne pouvait être plus explicite à cet égard.

On y lit directement la communion émotionnelle qui se joue dans la pratique du chant.

D’autres sensations de communion émotionnelle – et aussi intellectuelle – entrent

également dans la pratique de la ganga mais ne seront pas développées ici. C’est le cas

par exemple de la satisfaction qu’il y a à réaliser un débit rythmique qui, bien

qu’irrégulier, reste synchrone entre partenaires.

15 Chanter la ganga auprès de ses compagnons se trouve ainsi à la source d’une émotion

partagée, induite par une perception à la fois physique et sociale, dont les chanteurs

aiment à refaire continuellement l’expérience. C’est toute cette richesse qu’ils tentent

d’exprimer lorsqu’ils affirment : « notre chant est comme ça, plein de plaisir, de joie

(veselje) ». Autrement dit, il se passe réellement « quelque chose » lorsqu’une ganga est

chantée. Tout au long de la séance, la succession de gange entretient le sentiment de

veselje et, supplantant peu à peu les conversations, la ganga devient l’activité centrale

en nourrissant les affects de toute la compagnie. Et si, pour une raison quelconque, un

chanteur indésirable vient prêter sa voix au groupe, provoquant inévitablement un

déséquilibre à la fois sonore et affectif, deux attitudes sont possibles : au nom de la

veselje, on le laissera s’exprimer, bien que sans trop de conviction, ou bien encore, le

troublion sera fermement rejeté… Il est arrivé qu’un chanteur ainsi traité interrompe

immédiatement la ganga en jetant de colère son verre à terre.

16 C’est donc une prédisposition affective qui enclenche la ganga, mais, par la suite, c’est le

chant qui maintient la veselje au sein du groupe. Autrement dit, la ganga aurait une

double faculté : confirmer certains affects en les matérialisant dans un objet sonore et

les nourrir tout au long de la séance.

17 Pour toutes les raisons évoquées plus haut, chanteurs (producteurs du son, au cœur de

l’objet sonore et en harmonie entre eux) et auditeurs (éloignés du foyer de rencontre

des voix et physiquement passifs) perçoivent la ganga de façon très différente. Il est vrai

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que les amateurs de ganga chantent d’abord pour eux-mêmes ; ils fabriquent une

émotion entre eux et pour eux 12, se souciant peu de potentiels auditeurs. Les émotions

induites par la ganga diffèrent donc et se manifestent autrement selon que l’on est

producteur ou récepteur du son : on va le voir.

Écouter la ganga

18 Certes, les chanteurs ne chantent pas pour un public. Néanmoins, nombreux sont les

auditeurs qui, attentifs, prennent plaisir à écouter la ganga. C’est le cas notamment à

l’occasion du dernek – la fête du saint Patron du village ou du bourg – ou encore pour les

grandes fêtes comme celle du 15 août. En ces occasions, des équipes de chanteurs 13

parcourent plusieurs dizaines de kilomètres pour le seul plaisir de se retrouver et de

chanter dans les cafés ou les auberges fréquentées par les amateurs de ganga.

L’accumulation d’équipes de différentes provenances est source d’un véritable plaisir

pour le public. Ainsi un amateur, qui ne manque jamais une grande fête, disait à propos

de l’une d’entre elles : « c’était magnifique ! Cela faisait vingt ans qu’on n’avait plus vu

autant d’équipes ensemble ». Dans ces situations, les différents groupes présents

alternent leurs gange qui s’enchaînent, s’entrelacent parfois, en un tissu dont la densité

varie au cours de la soirée. Les chanteurs se retrouvent donc eux aussi, mais par

intermittence, en position d’auditeurs en attendant leur tour. Le public est bien plus

nombreux ici que dans les rencontres improvisées dans les cafés et il a, par ailleurs, une

perception de la ganga bien souvent différente de celle des chanteurs. Il ressent

d’autres émotions – beaucoup plus fugaces, passagères, et, surtout, beaucoup plus

individuelles – qui viennent se greffer sur la veselje générale.

19 Il ne s’agit pas de dresser ici un inventaire complet des affects qui peuvent surgir au

cours d’une telle soirée, mais plutôt de mettre en évidence, d’une part, les facteurs qui

favorisent leur émergence et, d’autre part, les façons dont ils se manifestent.

20 Lorsque de nombreuses compagnies de chanteurs ont convergé vers une fête (dernek),

les chants alternent entre les différentes équipes, chacune attendant que la précédente

ait fini sa ganga avant d’entonner la sienne. Dans certains cas, les groupes doivent

attendre plusieurs minutes avant de pouvoir insérer leur ganga dans la trame sonore

dense et serrée qui se tisse ainsi. « To je dernek ! » (« ça c’est un dernek ! ») s’exclamait un

chanteur qui, entre enchantement et résignation, attendait (im)patiemment « son

tour » pour chanter. Lorsque l’attente devient trop longue, il arrive qu’un groupe

empiète sur la ganga de l’équipe précédente ou y superpose la sienne. À ce rythme,

l’espace du café (ou de sa terrasse) et le temps sont rapidement saturés par les

dissonances multiples et la forte énergie sonore caractéristiques du chant. Combinée à

la consommation d’alcool, cette accumulation très sonore pourrait bien favoriser une

réceptivité émotionnelle particulière des auditeurs et des chanteurs immergés dans le

son14.

21 Mais dans cette succession de gange qui, du fait de leur brièveté, donnent l’impression

de fuser continuellement des quatre coins de l’espace, le public est également sensible à

la relation qu’elles tissent entre elles, à la façon dont les enchaînements sont opérés par

les chanteurs, alternant enchaînements « lisses » – attendus – et ruptures – surprises –

dans l’audition. Autrement dit, le public perçoit la façon dont se construit une forme

sonore étendue sur la totalité de la soirée. Cette « grande forme » est insufflée par les

chanteurs qui, lorsqu’ils maîtrisent un corpus de gange suffisamment vaste, manient

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

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aussi l’art de les combiner entre elles tout en veillant à ménager les corps et les gorges

pour tenir plusieurs heures. C’est ainsi qu’au cours d’une soirée, chaque groupe alterne

deux ou trois gange différentes assez faciles qui ne demandent pas d’efforts trop

importants ; mais, de temps à autre, le « chanteur » sort de ce corpus étroit et se lance

(parfois à la demande de ses collègues) dans une ganga inattendue qui vient surprendre

et affecter partenaires et auditeurs tout en impulsant une dynamique à la succession

des chants et donc à la soirée. Le caractère inattendu est dû au choix de la ganga (une

ganga rarement chantée, un chant proche de la ganga sans en être un à proprement

parler15, par exemple), ou encore à sa structure surprenante (avec une première section

où se répondent deux « chanteurs » ; sans l’habituelle section 1, mais avec une attaque

brusque par tous les chanteurs directement sur la deuxième ; avec l’irruption brutale

d’un silence au beau milieu de la ganga ou une durée démesurée de la deuxième section,

ou encore des ornements inhabituels, etc.). Entonner de telles gange constitue pour le

« chanteur » une façon de prendre des risques (assez mesurés) où il entraîne ses

partenaires mais permet aussi de renouveler leur implication tout en leur procurant un

plaisir encore inédit qui, par ricochet, affecte à son tour les auditeurs. Plus que les

autres, ces gange suscitent les commentaires du public, et certaines sont d’ailleurs

parfois qualifiées « de compétition » ou « d’émulation » (za takmičenje). Tout en cassant

le rythme de la soirée, elles ont donc aussi pour but à peine voilé d’inciter les autres

équipes à s’engager dans une joute. Plus rarement, le texte du chant peut aussi

concourir à l’élaboration de la « grande forme », par exemple : enchaînement sur la

même thématique ou, au contraire, rupture franche avec la ganga précédente ; choix

d’un même texte ou d’une variante de celui-ci, mais sur un autre motif mélodique de

ganga, agencement du texte en commençant par le second hémistiche.

22 Le dernier aspect qui sera abordé ici concerne l’appréciation et la réponse émotionnelle

au style des chanteurs. Cette sensibilité à l’interprétation des gange est beaucoup plus

individuelle et individualisée que dans les situations précédentes, et c’est celle-ci qui

est exprimée, et parfois partagée, de la façon la plus ostensible par le public. Les canaux

de ces réactions et expressions émotionnelles sont diversifiés et se combinent parfois

entre eux en sollicitant :

la parole, qui dit spontanément les émotions perçues avec des commentaires tels que : « je

pleure quand je les entends » ou encore, prononcé à propos d’une « chanteuse » tout en se

frottant le bras pour atténuer la chair de poule : « elle chante suavement » (« Ona milo

piva ») ;

des mouvements ou postures : ceux de la tête ou de la main, parfois incontrôlés, emportés

par les balancements imprimés par le chant ; ou encore des flexions des jambes qui se

transmettent directement, comme en miroir, du corps du chanteur à celui de certains

auditeurs. Mais c’est aussi l’immobilité qui peut simplement saisir l’auditeur jusqu’à la fin de

la ganga, lui interdisant momentanément toute activité normale pendant une de ces soirées,

comme parler, boire ou fumer.

23 des réactions physiques ou physiologiques : la chair de poule a déjà été évoquée et l’on

rencontre aussi les frissons, plus rarement les larmes, mais cela peut aussi être le

sourire, notamment en réaction au texte16. Très souvent aussi, le tronc de certains

auditeurs se tend entièrement pour ne se relâcher que dans la section finale de la ganga,

reproduisant ainsi précisément la succession tension-détente du corps des chanteurs.

La respiration est également sujette à modifications : apnée (qui peut aussi se traduire,

pour les fumeurs, par l’aspiration de très longues bouffées) ou, au contraire, respiration

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écourtée et haletante ; dans les deux cas, cette modification a lieu exclusivement dans

la deuxième section de la ganga, celle où interviennent les « gangueurs ».

24 Il est évident que les réponses émotionnelles ne se limitent pas à celles qui viennent

d’être décrites ; mais ces dernières révèlent toutes un monde de sensibilité des

auditeurs à l’égard de l’interprétation des gange plus qu’à la ganga en général. Que ce

soit le grain, les subtiles inflexions ou bien la robustesse d’une voix de « chanteur », une

technique de « gangueur », la souplesse ou au contraire la rudesse imprimée à une

ganga, l’excellence d’un unisson entre « gangueurs » ou une ornementation d’attaque

particulièrement virtuose, de nombreux éléments du chant touchent en effet

l’auditoire. Ceci est d’ailleurs parfois confirmé par des appréciations prononcées à la fin

du chant : « ne valja ! » (« ça ne vaut rien ! »), « jedan ! » (« un17 ! ») ou, au contraire,

« prva liga ! » (« ligue 1 ! »), « pet ! » (« cinq ! »), « svaka čast ! » (« félicitations ! ») ; les

applaudissements sont rares et marquent en outre le respect à l’égard d’un ou plusieurs

chanteurs. Si ces manifestations sont une réponse à la musique, ou plus précisément à

ce qu’en font les chanteurs, et révèlent l’appréciation que l’on en a, il semble que

certaines sont également une manière d’entrer sans chanter dans le cercle de la veselje,

dans le partage social des émotions. C’est une piste qui reste à explorer.

25 Qu’elle concerne le style du chant ou la perception de la « grande forme », l’émotion est

déclenchée par un objet sonore – maîtrisé ou modelé par les chanteurs – mais aussi par

l’appréciation que l’on a de cet objet. Autrement dit, pour les auditeurs, ce ne sont plus

les aspects physiques ou sociaux (plus spécifiquement éprouvés par les chanteurs) qui

induisent l’émotion, mais bien ce que les chanteurs font de cette matière sonore et la

façon dont elle est perçue. Il s’agit cette fois d’émotions fugaces, éphémères, qui durent

le temps d’une ganga, et surtout ce sont des émotions individuelles qui se distinguent

des affects plus installés, durables et partagés que les chanteurs développent de leur

côté lorsqu’ils chantent.

« La ganga c’est nous ! »

26 Dans plusieurs publications, Ankica Petrović précise que la ganga « éveille de forts

sentiments d’identité régionale » (1977 : 331) ou encore qu’elle « suscite un profond

sentiment émotionnel chez les chanteurs et leurs auditeurs, si ces derniers sont du

même territoire et du même environnement social » (1983 : 52). À travers la spécificité

sonore que tous lui reconnaissent, la ganga est intimement liée à leur territoire, celui où

ils sont nés ; les paroles renforcent parfois ce sentiment, comme celles qui suivent, bien

connues et très volontiers entonnées au cours d’une séance :

Gango moja volijo te ne bi Ma ganga ! je ne t’apprécierais pas

Da se nisan rodijo u tebi Si je n’étais né en toi [sur ton territoire]

27 La région est ainsi caractérisée et délimitée par un objet sonore que l’on n’hésite pas à

personnifier. Cela va jusqu’à pouvoir dire : « la ganga c’est nous ! » (« ganga, to smo

mi ! »). Parler de ganga ou la chanter, c’est parler de soi, d’un soi collectif et régional, se

célébrer. C’est le sentiment régional qui résonne dans la ganga et c’est aussi parce

qu’elle s’identifie à elle que la population y est sensible18.

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28 Dans le cadre de la perception émotionnelle se dévoile ainsi une nouvelle facette de la

ganga : elle induit un sentiment qui n’a pas besoin du contexte de la fête pour se

manifester, mais qui est néanmoins partagé par tous – chanteurs ou auditeurs –

indifféremment. Il s’agit d’un sentiment de fond ou « d’arrière plan » durable, en veille

constante, qui, même s’il ne se manifeste pas de façon particulièrement spectaculaire,

habite néanmoins une grande partie de la population de la région et qui, de plus, ne

nécessite pas obligatoirement de matérialisation sonore : la simple évocation de la

ganga, au cours d’une conversation par exemple, suffit à animer cette émotion latente.

Lors de mes premiers voyages dans la région, j’avais d’ailleurs été marquée par la

réaction des personnes à qui je m’adressais au hasard : il me suffisait de prononcer le

mot « ganga » pour voir immédiatement leur visage ou leurs yeux s’animer d’une

lumière particulière, résultat d’une émotion évidente qui n’était pas de la surprise.

29 Que ce soit par le biais de la pensée, au cours d’une conversation ou sous sa forme

sonore, la ganga aurait ainsi la faculté de déclencher des émotions diverses. Serait-ce

parce que ces émotions sont associées en mémoire avec les situations où intervient la

ganga ? Cela permettrait d’expliquer pourquoi une ganga – même mauvaise – peut

induire une émotion auprès de certains.

Un faisceau d’affects

30 À l’occasion d’une fête de village, une séance de ganga mobilise des affects de toutes

sortes : sur le sentiment de fond qui vient d’être évoqué, commun à tous mais peu

visible, se greffent des émotions ressenties et exprimées diversement selon que l’on est

chanteur ou auditeur. Si elles sont le plus souvent partagées entre chanteurs d’une

même compagnie, elles ne le sont pas toujours entre auditeurs. Par ailleurs, les affects

évoluent au cours d’une séance : induits par un comportement social, ils sont confirmés

sous une forme acoustique (en passant de la veselje à la ganga) qui devient à son tour

productrice d’affects de natures diverses selon les individus.

31 Toutes ces manifestations répondent à diverses sollicitations de la ganga. On a ainsi

affaire à un faisceau d’affects qui réagissent bien sûr à la musique en tant que telle, que

ce soit au style des chanteurs, aux caractéristiques acoustiques, à l’élaboration de la

« grande forme » ou à sa perception. Mais ces affects sont également stimulés par des

aspects non typiquement sonores et pourtant très intimement liés à la ganga : le

contexte de veselje, le sentiment régional qui lui est profondément associé, et

probablement la mémoire des situations associées à la ganga et que la simple évocation

du chant suffit à réveiller.

32 L’on pressent dès lors que c’est précisément dans cette complexité gouvernée par une

dynamique des affects que se joue la réussite d’une séance.

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BIBLIOGRAPHIE

PETROVIĆ Ankica 1977 Ganga, A Form of traditional Rural Singing in Yugoslavia, PhD non publié,

Belfast : The Queen’s University.

PETROVIĆ Ankica 1983 « Muzička forma ganga – simbol tradicionalnog kulturnog zajedništva »

[la forme musicale ganga – symbole d’une coopération culturelle traditionnelle]. Slovo Gorčina 11 :

50-53.

PETROVIĆ Ankica 1991 « Les techniques du chant villageois dans les Alpes dinariques

(Yougoslavie) ». Cahiers de musiques traditionnelles 4 : 103-115.

PETROVIĆ Ankica 1995 « Perceptions of ganga ». The world of music 37(2) : 60-71.

PETROVIĆ Ankica 2007 « Islamic Echoes in Bosnia and Hercegovina : Tradition and Modernity »,

Congrès des Musiques dans le monde de l’islam, Assilah, 8-13 août 2007. <http://

www.mcm.asso.fr/site02/music-w-islam/articles/Petrovic-2007.pdf>. Consulté le 22/04/2009.

UJEVIĆ Petar 1996 Lovrećka ganga [la ganga de Lovreć]. Lovreć : Osnovna škola S. S. Kranjčevića ;

Zagreb : Biakova.

Sitographie

<http://ganga.hr>

Ce site, régulièrement alimenté par Tomislav Matković, rassemble de nombreux textes sur la

ganga et permet d’écouter et de télécharger plusieurs centaines de gange que le webmestre (et

animateur de radio locale) collecte patiemment. Inconvénient majeur, ce site est intégralement

en langue croate. Néanmoins, il est facile d’accéder à la section des enregistrements. Pour cela :

cliquer sur la petite carte située sur la gauche de la page d’accueil. Lorsque la carte s’ouvre,

choisir une région colorée. Les gange sont alors présentées par villages.

NOTES

1. Le présent travail a été rendu possible grâce au soutien du Centre de Recherche en

Ethnomusicologie CREM – UMR 7186 LESC du CNRS.

2. Pour écouter des gange, se reporter à la sitographie.

3. Les détracteurs de la ganga qualifient volontiers cette dernière de « cri sauvage » ou

« primitif ».

4. Il s’agit d’intervalles de l’ordre du ¾ de ton, plus précisément : entre 120 et 180 cents selon les

groupes de chanteurs.

5. La descente en glissando est généralement caractéristique des gange masculines alors que le cri

aigu est plus courant chez les femmes, mais il ne s’agit pas d’une règle absolue.

6. Tout distique organisé en 4 + 6 syllabes peut être chanté sur n’importe quelle ganga.

7. Les textes de ganga font néanmoins toujours l’objet de publications dans des recueils. Ils ont

également leur place sur des sites internet où tout un chacun peut en « poster ».

8. C’est pourquoi les chanteurs qui entrent dans cette section prennent le nom de gangaši : « ceux

qui font la ganga » (ou « gangueurs »).

9. Une ganga se développe sur une unique unité de souffle des « gangueurs » : ils chantent toute

leur partie d’une traite pour ne pas interrompre la continuité sonore à l’intérieur du chant.

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Certaines gange échappent à cette règle mais, alors, l’interruption est brusque et volontaire, et a

pour but de produire un effet particulier (voir le chapitre « écouter la ganga »).

10. De fait, le moindre vibrato est prohibé afin de laisser s’exprimer exclusivement les

battements de l’intervalle de « seconde ». Par ailleurs, l’une des difficultés majeures pour les

« gangueurs » consiste à modeler leurs voix entre elles de façon à donner l’impression qu’elles

n’en forment qu’une ; ceci n’est pas toujours compatible avec les timbres respectifs, aussi

certaines combinaisons sont-elles définitivement insatisfaisantes.

11. Il s’agissait d’un bronze du sculpteur Boris Šitum offert pour l’édition 2005 d’un des concours

les plus connus et les plus courus de la région : la gangafest du village de Biorine (Croatie).

12. Toutefois, les chanteurs frappés du deuil d’un proche résistent à cette émotion en renonçant

tout simplement à chanter pour une durée plus ou moins longue, voire définitivement. Après un

certain délai, ils recommencent néanmoins à fréquenter leurs habituels compagnons et à boire

avec eux, mais ne participent pas au chant des gange. En situation de deuil, ce n’est pas à l’écoute

de la ganga que l’on renonce, mais à la fabrication de sa propre émotion en chantant.

13. Les groupes de chanteurs sont très stables : l’on chante généralement avec les mêmes

partenaires, ceux qui connaissent les mêmes gange que vous, avec qui le timbre et la tessiture de

votre voix s’accordent, mais aussi avec lesquels vous avez plaisir à passer et à partager une

soirée.

14. Pour un public non averti ou peu habitué à ces chants, c’est plutôt une fatigue, voire un

dégoût qui s’installe, mais jamais l’indifférence.

15. En Herzégovine, on entendra par exemple une džotavica ; du côté dalmate, les chanteurs

s’adonneront plutôt à une ojkavica ou une treskavica.

16. Pour des vers inédits, un texte coquin ou un jugement politique finement abordé, ou encore

pour une tournure bien trouvée par exemple.

17. Note la plus basse dans le système de notation scolaire (le 5 est la plus élevée).

18. En Bosnie-Herzégovine, il semble que ce sentiment régional se soit transformé en sentiment

croate (rappelons que la région est peuplée de Croates, Serbes et Musulmans, trois populations

qui, toutes, pratiquent ou ont pratiqué la ganga) (Petrović : 1995 : 66-69 et 2007 : 5-6). Mais cet

aspect ne sera pas développé ici.

RÉSUMÉS

Chantés aujourd’hui essentiellement au café ou en famille, les chants ganga sont en rapport direct

avec des affects de différentes natures. Par leurs caractéristiques acoustiques, l’organisation de

leur succession au cours d’une soirée et les styles propres à chaque groupe de chanteurs, ils

permettent tout à la fois l’émergence et le maintien des affects entre participants et induisent en

outre des émotions diversifiées, individuelles et fugaces, notamment auprès des auditeurs. Ces

émotions se greffent sur un sentiment de fond durable qui plonge ses racines dans le souvenir et

l’identité régionale induits par la ganga.

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AUTEUR

ANNE-FLORENCE BORNEUF

Membre du Centre de Recherche en Ethnomusicologie (CREM – UMR 7186 LESC du CNRS),

chargée de cours à l’Université de Paris 8 et coordinatrice éditoriale du portail documentaire de

la médiathèque de la Cité de la musique (Paris). Elle a remporté en 2000 le Prix International

Latina d’études musicales pour sa thèse qui a été publiée sous le titre Le chant et la Sainte Patronne.

La fête de la vara à Fiumedinisi (Sicile) (Lucques: Libreria Musicale Italiana, 2004). Ses principaux

terrains sont la Sicile, la Croatie et la Bosnie-Herzégovine.

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Jouer aux noces, puis entre soi. Lecycle de l’émotion chez lesmusiciens tsiganes de TransylvanieFilippo Bonini Baraldi

1 À partir du moment où le musicien est « embauché » (tomnit), et jusqu’à la fin de la fête,

quand le contrat sera soldé, un ensemble de règles régit sa relation avec les invités.

C’est un savoir partagé, que tout musicien professionnel tsigane connaît depuis son

enfance et qui gouverne sa manière d’être et de jouer dès que la voiture envoyée par le

commanditaire arrive devant sa porte1.

2 Chez ses clients, le musicien se soucie de respecter une prescription fondamentale, qu’il

maintiendra tout au long de sa prestation : « se tenir à sa place » (a sta la locul

său).« Se tenir » relève d’une double rigueur, qui touche tant à la morale qu’au

comportement. Il s’agit à la fois de « tenir ses engagements » et de « se tenir soi-

même », remplir le contrat sans se laisser entraîner par les débordements de la fête. En

effet, qu’il s’agisse d’un mariage tsigane, d’un banquet hongrois ou d’un bal chez les

Roumains, la position du muzicant – professionnel de la fête – est globalement la même :

il « construit une fête qui n’est pas la sienne » (Lortat-Jacob 1994 : 107). L’échange est

sans ambiguïtés : si l’on est payé, c’est pour « servir les gens à satiété » (să serveşti lumea

pînă ai săturat).

3 La conséquence de cette éthique professionnelle est claire et explicite : il faut que la

musique « fonctionne » (merge). Jouer telle ou telle mélodie, telle danse plutôt qu’une

autre, revient au même, pourvu que « ça marche ». Le bon muzicant ne néglige jamais

cet aspect. Le choix du répertoire et la manière de l’interpréter se fait de façon

pragmatique : tel ou tel air « fonctionne » s’il produit un effet observable sur le public.

Cet effet est évalué de manière empirique, presque quantitativement : plus on danse,

plus on chante, plus on applaudit, plus on pleure, plus cela montre que la musique

« fonctionne ». Mais ce n’est pas un fonctionnement global et abstrait de la musique qui

est recherché ; l’effet de tel ou tel air est ancré dans le présent, selon les nécessités, et

le répertoire se construit dans le hic et nunc de la performance. Ainsi, lors d’un concert

dans une salle parisienne, la musique « fonctionne » si elle arrive à attirer l’attention

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du public et à déclencher les applaudissements. Dans un repas collectif à la salle des

fêtes du village, quand le public est assis à table, la musique « fonctionne » si elle est

discrète, si le volume n’est pas trop fort, pour permettre aux convives de chanter et de

discuter. Au cœur des fêtes de mariage ou dans un bal en ţigănie (« quarter tsigane »), si

personne ne danse c’est parce que la musique ne « fonctionne » pas : elle n’a pas le bon

« groove » ([t] balanţo), ou le son n’est pas assez saturé. Enfin, à la fin des fêtes

transylvaines, l’effet à atteindre sont les larmes (bien visibles ou plus intérieures,

intimes) des convives.

4 La logique du « service » (serviciu) n’est pas spécifique aux muzicanţi de Ceuaş. Le cliché

d’un repas du 1er mai 1964 dans la capitale hongroise s’apparente de manière frappante

à celui que j’ai pris le même jour, quarante ans plus tard, à Ceuaş (figures 1 et 2). La

disposition des musiciens, leur posture, l’élégance, la proximité et les échanges de

regards avec le client assis à la table semblent relever d’une même modalité, qu’on

pourrait aussi observer dans les restaurants de Bucarest 2.

5 La particularité du rapport musicien-client et de l’opposition entre Tsiganes et Gaje

(non-Tsiganes) suscite depuis longtemps l’intérêt des observateurs. Plutôt

logiquement – c’est ce que suggèrent les images – l’accent a été mis sur cette

capacité du premier à « toucher » émotionnellement le second. Il s’agit-là d’un topos sur

les musiciens tsiganes de tout l’Est européen qui, au-delà des stéréotypes dont la

littérature est chargée, trouve avec Sárosi (1978 [1971]) et Stoichiţă (2008) un éclairage

majeur et une valeur scientifique 3.

6 C’est aussi la première problématique de cet article : comment le musicien parvient-il à

une efficacité émotionnelle ? À mon sens, tenter de répondre à cette question en

termes généraux s’avère infructueux. Rien n’assure a priori que les stratégies du

musicien soient toujours les mêmes, indépendamment de la qualité (ton, type, texture)

émotionnelle qu’il s’agit de générer chez le client. Dans des fêtes de douze, voire de

vingt-quatre heures, les émotions ressenties et exprimées par les uns et les autres

évoluent dans un continuum temporel, tout comme évoluent les relations entre les

acteurs. Rien n’assure non plus que ces stratégies d’efficacité, à condition qu’elles

existent, soient les mêmes à chaque moment particulier de la fête. La réponse doit alors

être cherchée dans des moments plus ponctuels, et ne peut se priver d’une analyse de

l’expérience vécue des participants.

7 La deuxième problématique, moins explorée, concerne cette fois-ci le ressenti du

musicien lui-même. Qu’en est-il de ses propres émotions ? L’expression « se tenir à sa

place », riche de sens, voudrait aussi dire que le contrat ne prévoit pas la participation

émotionnelle du musicien ? Quel est alors l’espace donné à son expression ?

8 Les mêmes principes méthodologiques sous-tendent l’approche de ces deux

problématiques. D’abord, concentrer l’analyse sur ces moments où pleurs et musique

« vont de pair ». Cette expression vise à marquer une différence fondamentale par

rapport aux recherches qui s’interrogent sur les réponses émotionnelles à la musique,

notamment dans le domaine des sciences cognitives (voir Sloboda & Juslin 2001).

Lorsque, sur le terrain, on observe un comportement qu’on peut qualifier d’émotionnel

(par exemple pleurer) en concomitance avec une pratique musicale, on ne peut pas dire

a priori qu’il s’agit d’une « réponse » à la musique. Dans une perspective

anthropologique, le type de relation entre les différentes actions – dans ce cas jouer de

la musique et pleurer – est l’objectif de l’analyse, et non un axiome de départ (Bonini

Baraldi 2009).

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9 Se focaliser sur une expression émotionnelle particulière – les pleurs – ne résout pas le

problème de la compréhension des émotions sous-jacentes (ce qu’on ressent). Il faut

pour cela s’appuyer sur d’autres outils : l’ethnographie de la performance, la

description de l’expérience vécue, l’analyse des catégories sémantiques locales. Mais ce

choix offre l’avantage de circonscrire l’émotion dans le temps (quand on ressent) et

dans l’espace (qui ressent). « Localiser » les expériences émotionnelles est, du point de

vue de l’ethnomusicologie, un problème méthodologique majeur qui distingue la

recherche sur l’émotion musicale de celle sur la transe4.

10 Enfin, se concentrer sur les pleurs apporte un avantage supplémentaire : être en accord

avec le point de vue local selon lequel « la bonne musique est celle qui fait pleurer ».

Une rhétorique du discours certes, mais qui se « réalise » parfois chez les Tsiganes de

Ceuaş. Présent dans bien d’autres sociétés, ce point de vue devrait interroger plus en

général, au-delà des particularités régionales, le lien entre musique et émotion.

Fig. 1. Musiciens tsiganes au service des clients, Budapest, 1er mai 1964 (dans Sárosi, 1978[1971].

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Fig. 2. Csángálo (de dos) et Sanyi au service des clients, Ceuaş, 1er mai 2004.

Penser la musique, générer l’émotion

En service professionnel : un répertoire taillé sur mesure

Bien sûr, [cela vaut pour] chacun… Dès que je le regarde, c’est bon : Ça, c’est lasienne [sa chanson] ! Je le regarde et je sais qu’elle est la sienne ! Je le sais ! Non

seulement à Ceuaş, mais dans chaque village où j’ai joué ! [Csángálo, musicienprofessionnel].

11 Chez les musiciens de Ceuaş , la notion d’efficacité rime avec une idée fondamentale : il

faut que la musique puisse correspondre aux goûts du client, qu’elle soit façonnée à son

image. Or la grande variété de personnes qui habitent cette région implique,

logiquement, qu’il n’y ait pas un seul répertoire efficace pour tous. Être en mesure de

« servir les gens » doit alors nécessairement s’accompagner d’une manière particulière

d’organiser (mentalement) et de gérer un vaste répertoire.

12 Un premier critère de distinction est lié à la « nationalité » (naţia) des clients. Il est

commun d’entendre dire d’une mélodie, ou d’un type de rythme, « qu’elle marche pour

les Hongrois » (merge la Unguri) ou « qu’il ne fonctionne pas chez les Tsiganes » (nu

merge la Ţigani). À Ceuaş, quand on dit : « C’est une csárdás hongroise », on sous-entend

la même chose. Personne, parmi les musiciens, ne se pose de questions sur la présumée

origine et appartenance « ethnique » d’un air 5 : une csárdás hongroise est une mélodie

qui est jouée chez les Hongrois et qui « fonctionne » pour eux.

13 Mais le critère de la « nationalité » est trop générique et ne suffit pas, au bon muzicant,

pour satisfaire ses clients. Il doit connaître « sa région » (zona lui), ce qui sous-entend

non seulement le répertoire de sa province, mais plus précisément les lieux où l’on joue

tel ou tel air. À force de jouer aux fêtes, les musiciens se sont formés une véritable

« cartographie mentale » de ce qui « fonctionne » le mieux dans tel ou tel village. Avec

le temps, les airs intègrent le nom d’une localité, par exemple « csárdás de Veseuş »(csárdás de la Veseuş) ou « învîrtita de Şmig », car c’est là qu’elles sont chantées ou

dansées.

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14 La « cartographie » du répertoire permet aux musiciens de « servir les gens » d’une

manière plus adéquate, plus fine. Mais l’activité professionnelle se nourrit d’une

connaissance encore plus particularisée des habitudes et des goûts des convives, qui va

jusqu’au niveau de l’individu. Et cela, parce que les musiciens de la génération de

Csángálo (né en 1954), qui ont joué dans la région depuis leur enfance, connaissent

personnellement les habitants des villages environnants. Ils connaissent non seulement

leur nom, le nombre de leurs chevaux, et la localisation de leur parcelle de terre, mais

aussi ce que János aime danser ou ce que Sándor préfère chanter. C’est ainsi qu’ils

parlent explicitement du « csárdás de János » ( csárdás lui János) ou du « hallgató de

Sándor » (hallgató lui Sándor) pour se référer à une mélodie particulière, même quand

János et Sándor ne sont pas présents 6.

15 « Ça, c’est leur style » (ăsta e stilul lor), disent les musiciens pour souligner

l’appartenance d’un style d’interprétation, d’un répertoire à une « nation »

particulière. « Ça, c’est son chant » (ăsta e cântarea lui), disent-ils pour signifier les

préférences individuelles. Mais cette propriété n’est ni matérielle, ni historique, ni

rigide et immuable : un air « appartient » (apart ine) à ceux sur qui il produit un effet,

d’autant plus si cet effet est d’ordre émotionnel 7.

16 Du général au particulier, de la « nationalité » à la « région » et de la « région » à la

personne, les stratagèmes professionnels s’affinent, le service est de plus en plus taillé

sur mesure. Et, de surcroît, plus efficace et donc plus rentable. Au delà de la technique

instrumentale, c’est ce type de connaissance qui fait du muzicant tsigane un homme de

métier.

17 La logique de l’efficacité – si explicite dans les actions et les discours des musiciens –

agit à mon sens encore plus fondamentalement, et de manière plus stable, au niveau

des représentations mentales du répertoire. Une action efficace (et préméditée)

nécessite des stratégies au niveau de la pensée, qui sont plus ou moins implicites. Et la

manière de nommer la musique les révèle en partie (csárdás « de » telle ou telle nation,

village, personne). Le modèle de la

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Fig. 3. Conception « verticale » du répertoire en service professionnel.

Plusieurs facteurs marquent la différence d’un domaine de préférence à l’autre : principalement le typede mélodie, le genre de danse ou le style d’interprétation, mais aussi le type de son (amplifié ouacoustique), la manière d’enchaîner les mélodies en séquences (suites), les types de fioritures ou« ruses » techniques (şmecherii, voir Stoichită 2008). Il n’est pas exclu d’ailleurs que certains vecteursd’efficacité soient les mêmes pour tout public. Par exemple accélérer le tempo progressivement lorsdes suites de danse « fonctionne » chez les Hongrois, les Tsiganes et les Roumains.

figure 3 pourrait alors schématiser la manière dont le vaste répertoire est conçu et

organisé mentalement lorsque des relations « clientélistes » s’imposent. C’est un

schéma que le musicien forme suite à une longue expérience des fêtes, mais qui n’est

jamais définitif et qui, à chaque contrat, est mis à jour par de nouvelles associations,

par des affinités renouvelées.

18 Choisir les éléments musicaux qui correspondent le mieux aux clients est un principe

qui guide le musicien tout au long du service. Mis à part les quelques airs liés aux

phases cérémonielles, le musicien observe, scrute, « lit » en ses clients et, en fonction

de cela, choisit ce qu’il va jouer. Cela détermine le résultat sonore d’une fête, qui

devient une sorte d’image acoustique de la communauté mobilisée pour l’occasion.

Ainsi, la musique est toujours « située » et, pour ainsi dire, la partition est le public 8.

19 Si le musicien se place dans le domaine des préférences « nationales » tout au long de la

fête, le niveau « personnel » de la musique est en œuvre plus ponctuellement. Par

exemple lorsque le « parrain » (naş) fait son entrée dans la salle des fêtes, ou lorsqu’un

danseur connu s’approche des musiciens, les musiciens jouent « son » chant. Dans ces

cas, ce n’est pas forcément un effet émotionnel qui est recherché. Il s’agit plutôt d’un

acte de respect envers une personne importante, d’une manière de signaler l’arrivée

d’untel, ou d’une invitation « personnalisée » à la danse.

20 En revanche, le niveau des préférences individuelles s’affirme dans la phase finale,

quand, après les gestes conformistes du début, l’excitation et divertissement de la

danse, la fête laisse la place à d’autres émotions, aux teintes douces-amères. Par son

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potentiel à mettre le client en « résonance », le traitement personnalisé de la musique

devient alors le moyen privilégié de le servir.

Faire résonner l’âme des clients

21 Les musiciens, toujours attentifs à ce qui se passe du côté des convives, savent qu’après

plusieurs heures de fête, les esprits se relâchent, l’alcool et la fatigue se font sentir au

niveau des jambes, de la tête et du « cœur » (inimă). Au petit matin, plus personne ne

danse. De toute manière, à ce moment de la fête, les femmes sont pratiquement toutes

parties. Les bouteilles de vin blanc et de pálinka (eau-de-vie), elles, sont toujours

présentes. Pour les musiciens, c’est maintenant le moment d’« aller entre les tables » (a

merge între mese) pour jouer au plus près de leurs clients, réunis en petits groupes.

22 Une autre ambiance prend le dessus. Dans les noces tsiganes, il n’est pas rare de voir au

matin quelques convives pleurer. Les textes des chants « de table » ([t] meseliecri) sont

révélateurs de la tonalité émotionnelle recherchée. Ils s’inspirent de faits réels, qui

évoquent les conditions du necaz (« malheur »), la jale (« chagrin ») liée à la séparation

d’avec l’être aimé, à la prison, ou s’adressent à Dieu ([t] Devla) pour invoquer la

« chance » ([t] baxt) et la « santé » ([t] sasté). Chez les Hongrois, ce sont plutôt des textes

de poètes nationaux évoquant des histoires de soldats et d’amour, au ton plus

nostalgique et métaphorique, qui sont associés aux hallgató ([h] chansons « à écouter »)

ou hajnali ([h] chants de l’aube) de la fin des fêtes.

23 Mais si la « couleur » des émotions mobilisées en clôture des fêtes est différente chez

les Tsiganes et chez les Gaje, l’enjeu reste le même. Par la possibilité de communiquer et

de partager le ressenti subjectif se réalise une prise de conscience rassurante : nous

vivons parmi des êtres semblables, nos voisins sont comme nous, ensemble nous

formons une « minorité émotionnelle » (Bonini Baraldi 2008).

24 Mobiliser les souvenirs plus ou moins conscients est fondamental dans l’établissement

de l’atmosphère émotionnelle douce-amère typique de la fin des fêtes9. En musique,

cela passe par un usage encore plus fin des airs « personnels » qui, au delà du niveau du

goût, creuse plus en profondeur et atteint la sphère la plus sensible du sujet. Les airs

qu’on chante et qu’on écoute à ce moment de la fête sont les plus familiers, ceux qu’on

chante depuis toujours. Ce sont les mélodies que János chantait quand il rencontra sa

femme pour la première fois, que Sándor demandait chaque fois qu’il buvait avec ses

amis pour oublier un chagrin, ou encore qui s’associent, par une affinité moins

manifeste, à quelque mouvement de l’inconscient 10. Elles permettent de vivre le passé

dans le présent, de s’abandonner à une expérience du souvenir, de la réminiscence.

25 Par la proximité qui se crée entre musiciens et convives, et grâce aux connaissances

que les premiers ont des seconds, c’est un effet de « résonance »11 entre musique et

états d’âme qui est recherché à ce moment là. Cet effet est véhiculé par la mélodie

« personnelle », synthèse musicale d’un ensemble de préférences esthétiques, de

souvenirs conscients, de mémoires implicites. La musique qui fait vibrer l’« âme »

(suflet) d’une personne avec la plus grande amplitude, qui « rentre dans le cœur » (se

baga in inimă), est celle qui la « syntonise » sur sa « fréquence naturelle », qui résonne

avec ses souvenirs et sentiments, la rendant alors plus vulnérable. Il n’est pas alors

anodin que les airs qui ont le plus de chance de devenir « la chanson d’une personne »

soient le plus souvent des hallgató, des doine ou des chansons de jale (« de chagrin »). Ce

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sont ceux qui, dans leur tempo non-mesuré, donnent accès à une expérience non

mesurable du temps.

26 Les musiciens, à ce moment de la fête, cherchent précisément à activer ces affinités

entre formes musicales et formes de l’esprit des clients. Mettre en résonance le client

(déjà bien ivre) présente une utilité concrète : quand le cœur « se laisse » (se lăsa), le

portefeuille, à son tour, se « laisse ». Voici l’utilité pratique de l’acte d’« aller entre les

tables », d’approcher les clients jusqu’au contact physique. « Le Tsigane est comme le

diable » (Tiganu’ e ca dracu’), disent-ils d’eux-mêmes, conscients d’utiliser des

stratagèmes habiles pour tirer profit de toute situation. Fin « lecteur » de ses clients, le

musicien s’empare d’un pouvoir sur leur univers intérieur, personnel, intime. En effet,

le diable est bien plus qu’un şmecher (« rusé ») ordinaire : il s’intéresse non seulement

aux choses matérielles – l’argent –, mais plus encore à l’essence des personnes.

27 Qui est alors ce musicien doté de ces étranges pouvoirs ? Un illusionniste diabolique

qui, par ses capacités techniques et ses stratagèmes, sait s’immiscer dans le cœur de ses

clients, deviner leurs sentiments et les transposer en musique ? Un humble serviteur,

héritier des musiciens de cour de l’Empire austro-hongrois, particulièrement dévoué

aux désirs des ses employeurs ? Qu’en est-il de ses propres émotions, pendant qu’il gère

celles de ses clients ? Y a-t-il, dans ces fêtes, la moindre place pour leur expression ?

28 Les musiciens admettent que, même de leur côté, un « choc » (şoc) peut parfois se

produire au cœur, qui fait « couler les larmes dans les violons » (scurge lacrimele pe

vioara). Si les conditions s’y prêtent (comme par exemple lorsque les musiciens jouent

pour les Gaje de leur propre village, où tout le monde – musiciens et clients confondus –

vieillit avec la même musique, ou pour des Tsiganes qu’ils connaissent bien), cela peut

arriver. Mais il est rare de voir un musicien pleurer « en service » et, de tout manière,

jamais avant le petit-matin. Si c’est le cas, c’est parce que cette expression anticipe

quelque chose qui va inévitablement se produire juste un peu plus tard, quand le

muzicant – rémunéré et embrassé par les clients – prend la route pour rentrer chez lui,

dans la ţigănie (« quartier tsigane ») de Ceuaş.

Après le service, la fête en tigănie

Entre répétition et fête, les pleurs des musiciens

29 Le trajet de retour du lieu du mariage à la maison est toujours un moment riche

d’événements, qui ouvre un autre espace-temps où – après avoir servi les clients – les

musiciens deviennent les protagonistes. Que ce soit en voiture, en charrette ou à pied,

ils s’arrêtent dans les bistrots pour commenter la fête, partager l’argent gagné et boire

des coups avec la monnaie qui reste, saluer les amis qui habitent dans le coin et parfois

même amorcer des contrats pour d’autres mariages. « Je me suis tiré de cette histoire »

(M-am scapat de treaba asta ), « J’ai abattu le mariage » (Am dat jos nunta), les entend-on

dire sur la route. Mais, à la satisfaction d’un contrat accompli, à l’excitation d’avoir de

l’argent dans les poches et à l’envie de rentrer au foyer, s’ajoutent d’autres sentiments.

Dans les tavernes, les musiciens jouent encore quelques morceaux, et cette fois-ci, il est

fréquent de voir leurs visages tout en larmes.

30 Une fois arrivés en tigănie, il n’est pas question d’aller se coucher : les musiciens

tiennent une « fête » (chef) entre eux. Pendant que les femmes s’occupent de préparer à

manger, les musiciens s’installent au centre de la cour, en cercle, tournés les uns vers

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les autres (figure 4). Ils jouent maintenant pour eux-mêmes. Plus de commandes à

satisfaire ni de dédicaces à gérer. Plus d’obligation de « se tenir à sa place » et de

« rassasier » les invités. Contrairement aux situations professionnelles, où le primaş(« violoniste chef ») a la responsabilité de conduire la formation et de choisir le

répertoire en fonction des envies et des goûts des convives, la relation entre les

musiciens s’affranchit de toute hiérarchie. Chacun

Fig. 4. Fête chez Tocsila, en tigănie, après le service aux noces.

La fête après le service est un des rares moments où les musiciens professionnels jouent sans êtrerémunérés. Dans un milieu où celui qui joue seul chez lui est considéré comme un mauvais musicien(parce qu’il n’a pas assez d’occasions de jouer), il s’agit pratiquement du seul moment où ils répètent.C’est l’occasion d’essayer de nouvelles mélodies, d’améliorer l’accompagnement harmonico-rythmique, de tester le répertoire d’un nouvel organist (« joueur de synthétiseur »).

peut jouer ce qu’il veut quand il veut. Les nœuds des cravates se défont et les postures

sont décontractées. La proximité est aussi physique, et il n’est pas rare de se serrer

dans les bras et parfois de s’embrasser 12.

31 Il peut sembler étonnant de voir les musiciens répéter après – et non avant – le service

chez les clients. Mais l’explication qu’en donne Csángálo est tout à fait logique, si l’on

pense au sens littéral du verbe « répéter » : « Dire, exprimer à nouveau (ce qu’on a déjà

exprimé) » ou « Exprimer, dire (ce qu’un autre a dit) » (Robert 2007). Selon lui, ces fêtes

entre musiciens sont les meilleurs moments pour essayer les nouvelles mélodies

entendues chez les Gaje, ou pour rejouer l’air qu’un client leur avait demandé, juste

quelques heures auparavant, lors du mariage. Après vingt-quatre ou quarante-huit

heures de musique, dit-il, ce moment est propice parce que :

Toutes les mélodies viennent à l’esprit, […] la main est chaude et tu peux trouver

[sur l’instrument] toutes les « finesses » (fineţe) […] Nous faisions alors unrépertoire trois, quatre fois meilleur, plus « puissant » (tare). Et le samedi [d’après],quand on allait aux noces, quand on mettait la main sur l’instrument, tu pouvaiscroire que… tout le monde pleurait ! [Csángálo]

32 Fêtes en famille et répétitions post-service entre musiciens, ces réunions dans l’espace

de la tigănie n’auraient pas la même intensité ni la même signification si l’émotion

n’était pas au rendez-vous. C’est ainsi que, entre un verre et l’autre, il arrive aux

musiciens réunis dans la cour de pleurer :

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Quand on revenait des mariages, […] on amenait un litre d’eau-de-vie chacun, on semettait à boire, un litre ou deux, à cinq ou six personnes, et on se mettait à jouer.Tu pouvais entendre alors… quelle musique ! La maison tout entière tremblait… eton pleurait… j’ai pleuré, l’autre a pleuré, l’autre encore a pleuré… c’est passé… et onrecommençait à boire. [Csángálo]

33 L’acte de pleurer s’accompagne toujours d’un geste musical : chanter, jouer, mais aussi

simplement chercher quelques accords sur un instrument mal accordé ou fredonner

quelques vers d’une chanson dont on ne connaît pas les paroles exactes. Bien que, dans

ces circonstances, il soit difficile de distinguer nettement le producteur du récepteur (il

y a souvent un autre musicien qui accompagne), il semble qu’il s’agit ici, en quelque

sorte, de « musiquer » sa propre émotion, c’est-à-dire d’être soi-même acteur (musical)

du changement de son propre état (émotionnel) (voir Rouget 1990 [1980]).

34 Le rôle actif du sujet pourrait avoir un lien avec le besoin ou la volonté de dépasser

quelque chose et la certitude de se sentir mieux après. Il s’agit en effet toujours d’une

expérience transitoire, vécue sur un temps court, qui a un début et une fin bien

délimités et qui peut se reproduire plusieurs fois, à l’improviste. S’il faut qu’elle soit

brève et qu’elle puisse se conclure rapidement, c’est parce qu’elle est perçue comme

potentiellement dangereuse – elle peut « fendre le cœur » (sparge inimă) – mais elle est

aussi libératoire, cathartique. « C’est bon » (gata), dit-on, en ajoutant que la douleur est

passée, que quelque chose est « sorti » (s-a dus).

35 L’organisation de la musique soutient ce déroulement de l’expérience : les pleurs ne

durent jamais plus d’une mélodie « de chagrin » (de jale) ou deux. Ils s’arrêtent

systématiquement à l’arrivée d’un ou plusieurs airs de csingherit (rapides et en rythme

binaire), qui marquent éventuellement le passage à la danse. La mise en jeu du corps

offre alors une voie de sortie possible aux pensées qui « montent à la tête » (vine în cap,

vine în minte) et à cette douleur qui « fait mal au cœur ».

36 L’acte de pleurer, individuel ou partagé, s’associe à une dimension sociale bien précise :

être chez soi et, si possible, avec ses amis. Dans ces circonstances, le sentiment d’union

est exacerbé. Il est fréquent d’entendre les Tsiganes s’adresser l’un à l’autre avec

l’expression « mon frère » ([t] mîro pral), qui désigne ici une proximité affective et non

un rapport de consanguinité. Les gestes qu’ils échangent – s’embrasser, se tenir la

main, mais aussi se donner des coups pour rire – expriment le même désir de dépasser

les conflits, les soucis, et de parvenir à un rapport d’égal à égal.

37 Les Tsiganes disent « pleurer comme un enfant » ([t] rovel sar iec ciav) pour indiquer,

avec un jugement valorisant, cette manière de pleurer spontanée, improvisée et

torrentielle. C’est une manière particulière d’être et de faire, qu’ils considèrent comme

leur étant propre. Les Gaje qui habitent juste au bas de la colline en seraient, selon eux,

exclus. « Nous seuls, les Tsiganes, pleurons avec la musique », affirme l’accordéoniste

Béla, établissant ainsi une frontière entre « nous » et « les autres » qui dépasse le cercle

des musiciens professionnels et qui s’élargit à tous les Tsiganes. « C’est notre manière

de faire avec la musique et non la leur, c’est notre émotion et non la leur », suggère-t-il

encore, affirmant ainsi un lien fondamental entre émotion musicale et conception de

l’identité.

38 L’expression ouverte d’un vécu émotionnel confère à ces réunions une aura

particulière, différente du simple geste technique de spécialistes de la musique. Le sens

de la vie, ce qu’il faut absolument faire avant de mourir, consiste à boire, manger,

pleurer, jouer jusqu’à ce qu’on s’endorme. Cela n’a rien d’étonnant : l’homme l’a

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toujours fait, depuis que « Jésus est venu sur terre » (când a fost Domnu’ pe jos). Mais

pourquoi faut-il le faire juste après avoir joué pour les autres, les clients ?

Post-performance, ou repli sur soi-même

39 La continuité avec le service professionnel donne à ces événements l’allure d’une

« post-performance » : les musiciens font une autre fête chez eux, juste après en avoir

« fabriqué » une ailleurs. La « post-performance » se base sur un mouvement général de

« retour sur » les éléments de la première performance : l’alcool, le repas, la danse, la

musique. Tout se passe comme si les musiciens profitaient du service pour se chauffer,

pour se « charger » de quelque chose qu’ils doivent absolument « décharger » plus tard,

chez eux. Boire un peu, gagner de l’argent, se remplir la tête de mélodies, se fatiguer

(en service) pour pouvoir – juste après – boire beaucoup, dépenser de l’argent, sortir les

mélodies de l’esprit, profiter d’un état altéré par la fatigue (chez soi).

40 Mais le « retour sur » se construit sur un renversement de rôles, de relations, de

postures, de hiérarchies : jouer pour les autres / jouer pour soi ; servir les clients / être

servis (par les femmes de la famille) ; « rester à sa place » / prendre librement sa place ;

ne pas trop boire / vider des caisses de bière… C’est, pour ainsi dire, une « post-

performance renversée ».

41 Le retour chez soi (physique), le retour sur les éléments de la fête (matériel), le retour

sur la musique, s’accompagnent alors d’un « retour sur soi », d’un « repli » d’ordre

psychique, émotionnel. Après avoir « servi » les clients et leurs émotions au petit

matin, le musicien revient sur son vécu personnel, sur ses propres souvenirs, sur sa

propre sphère de relations affectives. Quelles émotions sont alors en jeu ? De quelle

manière la musique participe-t-elle à ce « retour sur soi », sur ses propres sentiments et

ses propres relations affectives ?

L’état de supărare, dans la tête et dans le cœur

42 Lorsqu’il s’agit de commenter ce qu’ils ressentent dans ces moments où les larmes

« coulent dans les instruments », les Tsiganes disent que quelque chose « vient » (vine) :

c’est la supărare. « La musique commence, la mémoire vient, la jale ou la supărare, alors

il faut jouer ! » raconte l’accordéoniste Pali à propos des re-performances en tigănie ;

« Le cœur fait mal » (se supăra), répète Béla à plusieurs reprises lorsqu’il pleure en

jouant une doină…

43 Le substantif supărare peut indiquer un sentiment de peine, de chagrin, d’amertume,

ainsi qu’un état d’irritation, de contrariété, de colère (Teodora 1992). Mais le clivage

entre les deux acceptions du mot n’est pas toujours très net, et la condition de supărare

implique souvent un mélange entre ces deux sphères du ressenti. L’explication qu’en

donne le violoniste Tocsila permet de dépasser les difficultés de traduction et de saisir

le sens qu’a ce mot dans les contextes de pleurs musicaux en ţigănie :

Tout vient [à la tête]… oh comme j’étais « malheureux » (necăjit). Oh mon enfant estmort, oh mon papa a été malade, ou ma maman, ou… quelqu’un [de la famille] a étéen prison, de suite tous les problèmes viennent à la tête, la pauvreté, tucomprends ? [Tocsila, musicien professionnel]

44 La tête est le siège de quelque chose qui « vient », « arrive », mais la supărare

s’accompagne aussi d’une expérience sensible, censée se situer au niveau du « cœur »

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([r] inimă, [t] vogy ou iló), qui mobilise des sentiments de dor ou jale. De manière

synthétique, le mot dor renvoie à un sentiment doux-amer de « désir mêlé de douleur ».

Il dérive selon les linguistes du latin populaire dolus, terme qui indique la « douleur

physique et morale », mais aussi la « compassion », la « pitié » pour quelqu’un (voir

Anghelescu 2004). Quant au mot jale, utilisé dans des contextes fort variés – dont la

musique –, il peut se traduire par « détresse, tristesse, affliction, chagrin, douleur,

deuil » ; plus généralement par « état d’âme accablant dû à une perte irrémédiable, à

une situation désespérée » ; mais aussi par « pitié » (Teodora 1992) 13.

45 L’état, la condition de supărare semble alors se caractériser par le fait qu’elle engage à la

fois les pensées et les sentiments, un contenu mental et une expérience affective, la tête

et le cœur. Mais la séparation tête-cœur, esprit-affect, relève d’un dualisme propre à

notre tradition philosophique. La supărare ne sépare pas ; au contraire elle mélange et

intègre des images mentales, des faits de mémoire, à un ressenti particulier, à une

expérience affective différente de l’ordinaire.

46 Ce qui « vient à la tête », qui remonte à la surface, qui devient image accessible à la

conscience lors des moments de supărare est avant tout un ensemble d’êtres chers,

appartenant principalement à son propre cercle familial. Ils apparaissent toujours sous

forme de figures douloureuses, dolentes : le père défunt, un enfant malade, une fille

seule, éloignée de la maison, un frère en prison… Ces êtres sont tous souffrants, piteux,

« affectés ». Les pleurs de supărare ne seraient-ils pas les leurs ? C’est ce que semble

suggérer Béla quand il dit, en pleurant avec une doină : « C’est ma famille qui pleure,

pas moi »…

47 Dans la supărare, la condition existentielle subjective se reflète dans le réseau de

douleurs familiales et, réciproquement, les figures souffrantes de la famille sont prises

en charge par le sujet lui-même, acteur solitaire d’un pleur collectif. L’un ne peut

exister sans l’autre : jamais le chagrin de la supărare ne se confine à une individualité

isolée, séparée du reste de la famille. Au contraire, la jale du musicien qui pleure est

nécessairement liée à la condition d’un proche. Ses soucis, ses préoccupations, ses

ennuis – en un seul mot, son necaz (« malheur ») personnel – se relient et dépendent de

la condition de souffrance qu’incarnent ces êtres « affectés » qui habitent son esprit. De

sorte que, dans la supărare, le sujet « oscille » entre la douleur personnelle et la douleur

des proches, entre la jale propre et celle des autres, entre le chagrin et la pitié.

48 La même indétermination, liée à la propriété des sentiments en jeu, concerne aussi la

« propriété » des mélodies. Dans les moments de supărare, les êtres chers « viennent à la

tête » lorsqu’on joue leurs mélodies : la chanson de la mère de Poli, la chanson du vieux

Hagor, la chanson de Ghisela… Mais ces mélodies se caractérisent toujours par une

certaine ambivalence concernant leur « propriétaire ». Cette ambivalence tient au fait

que l’air personnel est censé être celui qui touche le plus, qui fait pleurer. Or, quand on

pleure avec la musique, c’est souvent parce qu’on joue ou qu’on écoute les mélodies de

ses parents défunts ou de ses amis éloignés. Il y a ainsi une superposition, du moins

partielle, entre « ses » mélodies et celles de ses proches.

49 La musique contribue ainsi à faire osciller la jale et le dor entre un « soi » et « les êtres

aimés », à propager ces sentiments dans un réseau familial de douleur partagée. Elle

participe à l’ouverture d’une région affective qui n’est ni personnelle, ni d’autrui, mais

qui oscille dans un réseau d’affects plus large. Elle permet alors de donner une

dimension relationnelle à cette supărare qui, soudainement, « vient ». C’est dans cet

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espace de frontière entre « moi » et « les autres » que ces pleurs trouvent tout leur sens

en ţigănie.

Un déchirement affectif vécu en musique et parmi ses « frères »

50 Ni simplement pratique de la nostalgie, ni complètement culte des défunts ou rituel de

l’égalité entre Rrom 14 – ou peut-être un peu l’un et un peu l’autre ? – les pleurs de

supărare s’expliquent à mon sens par une coexistence de ces deux conditions

existentielles : vivre des relations affectées avec des êtres inapprochables – le père

défunt, la fille éloignée – et simultanément des relations de proximité exacerbée avec

ses « frères ». La supărare se rapproche alors d’une condition de déchirement

psychologique dû à une tension entre le sentiment d’union – hic et nunc – et la brusque

prise de conscience d’être séparé des personnes aimées et de l’impuissance face à leur

condition « affectée ».

51 Le sens de déchirement, entendu comme tension entre sentiment d’union et de

séparation, semble d’ailleurs fréquent dans les situations d’émotion musicale intense et

même de transe. Rouget, dans son explication de la transe émotionnelle chez les

Arabes, observe :

C’est donc dans la mesure où elle réfère à la culture que la forme musicale touche etmême bouleverse. En l’occurrence, référer à la culture c’est mettre brusquementl’individu en présence de ce qui l’a formé, de ce qui a façonné sa sensibilité, de cequi lui est par conséquent antérieur, de ce qu’il a toujours connu et de ce qui ledépasse. C’est confronter son individualité éphémère, imparfaite, inaccomplie, avecla permanence, l’achèvement, la plénitude ontologique. C’est lui faire sentir, de lamanière la plus sensible – parce qu’à travers les sens –, l’existence de deux réalitésopposées, la sienne et une autre, à la fois proche et contraire. L’opposition entre cequ’il est et ce qu’il n’est pas – et à quoi obscurément il aspire – est alors vécue avecun sentiment aigu de déchirement. Il faut croire que c’est à ce déchirement, à cetteintense impression d’être divisé intérieurement qu’est due la transe, ou plutôt lacrise, celle-ci se constituant comme une réponse à un état intérieur devenuintenable et lui offrant ainsi une issue (Rouget 1990 : 521-522).

52 Rouget voit dans le déchirement psychologique un point commun entre la transe de

possession et la transe émotionnelle, du moins dans sa forme religieuse, liée à l’idée de

transcendance, signe d’une dualité irréductible :

Pluralité des âmes ou dualité du monde, la transe qui en résulte est dans les deuxcas le signe d’un certain vécu de déchirement et c’est lui qui constituerait peut-êtrele caractère commun de ces deux formes de transe, par ailleurs si différentes (ibid. :523).

53 Malgré les différences évidentes avec les situations de transe prises en compte par

Rouget, peut-on voir la supărare chez les Tsiganes comme une crise, un déchirement,

situé non pas dans une conscience partagée en plusieurs « âmes », ni dans une dualité

du monde liée à une religiosité transcendante, mais sur le plan des relations affectives

dans le cercle familial ?

Jouer aux noces, puis entre soi : fin de cycle

54 La supărare surgit dans de nombreuses circonstances, parfois spontanées et

imprévisibles, parfois plus ritualisées et régulières, comme les fêtes au retour des

noces. À chaque fois, les mêmes éléments sont en jeu : mélodies des êtres aimés,

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sensation de solidarité et de fraternité entre hommes, alcool, fatigue. Mais le fait que

cette crise émotionnelle ait lieu de manière presque systématique après le service

professionnel, révèle quelque chose de plus général sur le rapport qu’ont les Tsiganes

avec la musique.

55 La vie en tigănie est marquée par une double aspiration. D’une part, celle de devenir

musicien (pour les plus jeunes), ou de continuer à l’être (pour les plus âgés) afin de

gagner de l’argent, d’atteindre un statut privilégié et respecté, d’éviter de travailler

comme ouvrier agricole à l’étranger. Le musicien professionnel est un modèle, la

vedette un culte, car il sait profiter de ce « don » (dar) pour la musique par lequel les

Tsiganes se disent investis par la volonté divine. Il parvient ainsi à assumer une

position dominante en tigănie, et à s’inscrire dans le monde des Gaje de manière rusée.

56 D’autre part, chacun aspire à vivre ces moments d’unité entre Tsiganes, à réaliser cette

solidarité, condition nécessaire pour pouvoir vivre ses propres « relations affectées »,

cadre idéal pour l’expression des sentiments personnels. Pousser la fatigue et l’alcool à

l’extrême est un acte recherché, valorisé, perçu comme fortement rromano (« tsigane »),

tout comme le fait de montrer ouvertement l’expression de la souffrance. Les Gaje ne

savent pas ce que sont le « malheur » (necaz)ou la supărare, ils ne savent pas boire

comme les Tsiganes ni rester des nuits entières sans dormir, pas plus qu’ils ne savent

pleurer avec la musique.

57 Ces deux ambitions, l’une tournée vers l’individu, l’autre relevant d’une dimension

collective, sont cultivées avec le même soin. Jouer pour les autres et jouer entre soi sont

alors deux aspects d’un même idéal, deux facettes d’une même manière d’être, qui se

renforcent réciproquement lorsque le cycle complet est réalisé. Autrement dit,

l’aspiration d’un jeune qui grandit en tigănie n’est pas seulement de jouer dans les noces

et d’être payé, ni de jouer avec ses amis et de pleurer, mais d’unir ces deux moments en

une seule et unique expérience. C’est dans cet ordre des choses que travailler et gagner

de l’argent a un sens, et que pleurer de supărare devient une force vitale.

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NOTES

1. Les musiciens professionnels tsiganes en Roumanie sont généralement appelés lăutari. À Ceuaş,

village hongrois-tsigane de Transylvanie centrale où j’ai conduit mes recherches de terrain entre

2004 et 2006, ce terme n’est pas utilisé, et les musiciens se disent muzicanti. L’ethnographie des

fêtes en question, ainsi que de nombreuses idées présentées dans le présent article, sont traitées

plus en détail dans Bonini Baraldi (2010). Les termes vernaculaires sont transcrits ici en roumain

[r] (par défaut), rromanes [t] et hongrois [h]. Je remercie Seline Gülgönen, Elodie Soulier et Juliette

Grimbert d’avoir relu et corrigé cet article.

2. Proche du contexte culturel qui nous concerne ici, Balint Sárosi (1978 [1971]) décrit en

profondeur les relations que le musicien romungro (Rrom-Hongrois) entretenait autrefois avec les

notables et les paysans de la Hongrie historique. Il se base sur de nombreuses sources qui mettent

en évidence la logique de l’effet. À ce propos, voir aussi Williams (2001).

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3. Sárosi observe par exemple, à propos de cette relation personnelle entre musicien et client :

« Et le client pourrait sentir que, quand le musicien le regarde et joue pour lui, c’est comme s’il

était en train de découvrir ses propres sentiments et de les mettre (pourring them) dans la

musique, et qu’il ne serait autrement pas capable de les exprimer si bien. » (Sárosi 1978 [1971] :

244). Ou encore : « Ce n’est pas son objectif de donner une interprétation rigoureuse d’un

morceau de musique, mais, à l’aide d’instruments musico-rhétoriques, de faire plaisir (delight)

aux auditeurs, de les amener à l’extase, d’exciter (whip up) leurs émotions » (Herman 1907, dans

Sárosi 1978 [1971] : 251). Plus récemment et plus à l’est (en Moldavie roumaine), V. A. Stoichiţă(2008) parle d’un « fabricant d’émotion » qui façonne sa musique non pour s’exprimer devant un

public, mais plutôt pour servir les clients en vue d’un effet (les faire danser, les émouvoir).

4. Le rapport entre émotion et transe est loin d’être éclairci et mériterait un effort

interdisciplinaire. Outre Rouget (1990 [1980]), voir à ce sujet Becker (2004).

5. Sauf pour les musiques plus récentes comme les manele, que tout le monde perçoit comme une

musique étrangère, venant de Turquie.

6. Cette expression est aussi utilisée pour les musiciens ou chanteurs qui sont censés avoir « fait »

(facut) une mélodie de leur propre personne (inventer les paroles d’un chant, composer une

nouvelle mélodie).

7. Ce qui pourrait interroger la notion de copyright.

8. « In Gypsy music, the listener is the artist », a été dit pour souligner l’importance de ce

déplacement de la figure du créateur, du musicien au public. (Molnar 1937, dans Sárosi 1978

[1971] : 245).

9. Sperant a Rădulescu observe qu’en Olténie, dans le sud du pays, les doine (mélodies lentes en

rythme non-mesuré) sont jouées et chantées surtout le lundi, quand les familles des mariés et les

alergatori (ceux qui ont organisé la fête des noces) font eux-mêmes leur fête. Tous fatigués, en

bonne partie âgés, ils sont dans la bonne disposition pour écouter des mélodies aux vers

nostalgiques, tels que : Mi-aduc aminte de mult / Cum eram şi-acum cum sînt… (« Il me vient à

l’esprit, il y a longtemps / comme j’étais et comme je suis maintenant ») (Rădulescu,

communication personnelle).

10. À ce propos, Lortat-Jacob pose l’inconscient comme domaine d’action pour des expériences

émotionnelles comme la saudade dans le Fado portuguais ou le arab arabe : « Sinon, comment

expliquer la place que la musique occupe, en général, dans les affaires de nostalgie, saudade et

autres arab ? S’incarne en elle un vécu, voire un passé mythique qui n’a même pas besoin d’avoir

existé pour être là » (Lortat-Jacob 2006 : 70).

11. Concept entendu dans son acception littéraire : « Effet de ce qui se répercute dans l’esprit.

Écho, retentissement », à son tour fondé sur un phénomène physique : « Phénomène par lequel

un système physique en vibration peut atteindre une très grande amplitude, lorsque la vibration

excitatrice se rapproche d’une « fréquence naturelle » de ce système » (Robert 2007).

12. De toute évidence, ces fêtes étaient beaucoup plus fréquentes quand l’activité professionnelle

des musiciens à l’échelle régionale était plus régulière. Aujourd’hui ces réunions sont un peu plus

rares, aussi à cause des grandes distances que les musiciens doivent parcourir pour trouver du

travail (France, Hollande, etc.).

13. Ces deux termes – et surtout le deuxième, sorte d’emblème national semblable à la saudade

lusophone – mériteraient un essai à part, car leur signification et leur utilisation sont très vastes

aussi bien dans la langue orale, dans la poésie et la mythologie populaire, que dans la pensée des

intellectuels nationaux. Sur le dor, voir Anghelescu (2004) ; plus généralement, sur les sentiments

doux-amers dans les musiques du monde, voir Demeuldre (2004).

14. Pasqualino (1998) interprète les réunions entre gitans flamencos, à la fin des fêtes (juergas),

comme un culte des défunts. Stewart (1997) a approfondi les fêtes (mulatšago) entre Rrom Vlach

(Hongrie) en termes d’un rituel de l’égalité.

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RÉSUMÉS

Cet article explore deux dimensions de l’émotion musicale chez les Tsiganes de Ceuaş, un petit

village de Transylvanie centrale. La première concerne le service professionnel (noces, banquets,

baptêmes), où il faut toujours que la musique « fonctionne» pour satisfaire les clients jusqu’à

satiété. À la fin des fêtes, il n’est pas rare de voir des convives pleurer. C’est un effet de

« résonance» entre musique et états d’âme que les musiciens cherchent à provoquer. La

deuxième dimension touche au ressenti et à l’expression du musicien lui-même. Un fois rentrés

du service professionnel, les musiciens font une fête chez eux, une « post-performance» où ils

cultivent une forme de déchirement intérieur. Jouer pour les autres et jouer entre soi sont deux

aspects d’un même idéal, deux facettes d’une même manière d’être, qui se renforcent

réciproquement lorsque le cycle complet est réalisé.

AUTEUR

FILIPPO BONINI BARALDI

A obtenu un diplôme en Ingénierie Électronique en 2001 à l’Université de Padoue, tout en

poursuivant une formation musicale (violon) au Conservatoire de Musique de Venise (Italie). En

2003, il obtient un DEA en acoustique et informatique musicale (ATIAM) à l’IRCAM et bénéficie

d’une bourse du CNRS pour poursuivre ses recherches doctorales en ethnomusicologie

(Université de Paris Ouest – Nanterre). Depuis 2007, il enseigne l’ethnomusicologie à l’Université

de Paris 8 – S. Denis. Ses recherches chez les Tsiganes de Transylvanie explorent le lien entre

musique, émotion et empathie, se concentrant sur différents contextes sociaux où musique et

pleurs vont de pair. Avec l’association Kouzmeinko, il travaille également à la réalisation de bals.

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Anti-pathos. Pratique et théorie del’expression musicale dans unesociété d’ascendance nomade(Turquie méridionale)Jérôme Cler

« L’exprimé n’existe pas hors de la proposition

qui l’exprime ».

Gilles Deleuze : Logique du Sens, p. 33

Chanter, déplorer, danser

1 Village de Tekke Köyü, 2004, début mars, pendant le mois lunaire de muharrem, où est

commémoré le martyre de l’imam Hüseyin. Cette période est marquée par le seul jeûne

qu’observent les confréries alévies et bektashies en Turquie, un jeûne ne ressemblant

pas à celui du ramadan (que précisément n’observent pas ces mêmes populations), car

il est surtout abstinence de nourriture d’origine animale, et d’eau, en mémoire de la

soif de l’imam Hüseyin dans le désert de Kerbelâ. Le douzième jour du mois, les

villageois se réunissent dans la maison du rituel, où un dignitaire de la confrérie, baba,

dede ou halife, lit la mersiye, élégie poétique en l’honneur des martyrs de Kerbelâ.

L’assistance, d’abord pensive, fait peu à peu entendre des soupirs, puis des sanglots, qui

s’intensifient à mesure que progressent les allusions à la soif, puis au sang des martyrs.

2 Il en va de même pendant le rituel de l’unité (birlik), appelé aussi djem : celui-ci est

composé de danses sacrées (semah), de la consommation rituelle d’alcool (dem), d’un

banquet (sofra) ; puis sur la fin, après déjà quatre ou cinq heures de rituel, un des

musiciens aşık chante des strophes racontant les événements de Kerbelâ, le martyr de

l’imam Hüseyin… Là encore, les soupirs, puis les sanglots s’intensifient, suivis des

malédictions adressées à Yezid, le calife honni responsable des morts sanglantes dans le

désert de Kerbelâ. Après quelques prières finales, le rituel s’achève sur un dernier

partage de nourriture, à nouveau joyeux. Lors de mon tout premier séjour, alors peu

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coutumier de cet univers, je restai fort dérouté. En quelques minutes, l’assistance,

hommes et femmes, était passée des larmes du deuil aux imprécations, puis à

l’animation d’une fête. Et certains me demandaient joyeusement : « alors, ça t’a plu,

notre djem ? ».

3 De fait dans ce village, un djem, entièrement structuré par la succession de poèmes

chantés et/ou dansés, est une leçon de musique : à danser, pendant les semah ; à écouter

d’un air méditatif, pendant le banquet ; à faire pleurer, en fin de rituel. Leçon de

rythme également : tous les hymnes sont de rythme syllabique, selon une métrique

aksak de forme 2 + 2 + 2 + 3. Mais les semah s’achèvent toujours par une reprise des

derniers vers du poème sur un rythme libre, chantés avec des mélismes ; enfin, les

élégies, airs de Kerbelâ, seront généralement non-mesurées, également mélismatiques.

« Airs longs » et « airs brisés » : une opposition géo-musicologique

4 Nous sommes là en présence des « structures profondes » des répertoires anatoliens –

et notre ami Jean During a déjà bien souvent souligné combien la même opposition se

retrouve en Iran et en Asie Centrale. En Turquie, le répertoire se trouve ainsi décrit

selon une opposition binaire dans toute la Turquie : la distinction entre « l’air long »

(uzun hava : rythme libre, mélismes) et « l’air brisé » (kırık hava : air à danser, chant

syllabique) est fréquemment associée à des affects complémentaires ou opposés :

tristesse, exil, nostalgie d’un côté, description, récit, ou poésie d’évocation, de l’autre.

5 Dans la région du Taurus occidental, le répertoire comprend ainsi la grande famille des

airs longs de gurbet, d’« exil », associés aux migrations saisonnières à la recherche de

travail, ou les « chansons de nomades » yörük türküsü, évoquant celles des grandes

transhumances, l’amour impossible du sédentaire pour la jeune nomade, ou du nomade

pour une jolie sédentaire… Ces derniers ne sont pas tous non-mesurés, mais la diction

syllabique en est plus souple, plus libre, laissant ainsi le champ à une modulation de la

fonction expressive. Les airs de gurbet proprement dits sont accompagnés au luth saz

par un ostinato de métrique aksak (le plus souvent 7 = 2 + 2 + 3/8), sur lequel le chant se

déploie, libre, ponctué par les interjections de déploration comme « aman aman ey »,

toujours en rythme libre et mélismatiques.

6 Or dans ces mêmes montagnes du Taurus, les musiques à danser formulaires, sur des

aksak 2 + 2 + 2 + 3/8, se mettent au service d’une poésie concise, énigmatique et codée,

faite de quatrains d’heptasyllabes rimés aaba, nommés mâni , et dont la « machine

générative » repose la plupart du temps sur la formation de la langue elle-même : le

système morphologique et syntaxique turc, « agglutinant », s’ajoutant aux règles de

l’harmonie vocalique, favorise les assonances, parallélismes de construction appréciés

comme tels, et permet des rencontres fortuites, des jeux de mots et de sens qui font le

charme « surréaliste », bien remarqué par Bartók, de la poésie paysanne turque

(surréaliste, ou, pourquoi pas, oulipien !). Dans cette poésie « orurale » – comme dirait

Bernard Lortat-Jacob – sont évoqués la nature environnante, des bribes de récits, des

événements ; si l’on y parle de la séparation des amoureux, on nomme l’étoile du matin,

l’aube qui point, rien de plus : gökte yıldız az kaldı, « dans le ciel il reste peu d’étoiles ».

Nul indice d’une déploration, la pudeur du sentiment est extrême, le tout entraîné dans

le mouvement de la forme circulaire, de la répétition.

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7 L’air long (gurbet), par contre, explicite la douleur du sujet qui la chante : Ötme dukkuk

ötme bağırım eziktir,« ne chante pas tourterelle, ne chante pas, ma poitrine est écrasée

(mon cœur est accablé) »… Parfois, par discrétion, le chanteur se met en scène à la

troisième personne : mais dans tous les cas, la grande différence entre ce répertoire de

séparation et d’exil et celui des petites formes répétitives, c’est que dans le premier le

sujet s’enfle de sentiments qu’il explicite, et d’une déploration que les secondes évitent

soigneusement. Dans les « airs d’exils » ou « de nomades », la forme est plus

« linéaire », elle se déploie dans une durée, par opposition au temps circulaire du mâni

(poème) -kırık (formule aksak).

8 Par conséquent, au « stéréotype » d’une opposition binaire entre mélismatique et

syllabique, bien connue des paysans, se conjugue un autre stéréotype, répandu dans

toutes les campagnes de Turquie, – sinon dans l’Orient tout entier : celui du « chant de

séparation », qui exprime l’arrachement à un pays natal ou l’éloignement de l’origine

absolue, divine, la nostalgie du paradis perdu. Tantôt, chez les mystiques, il s’agit de la

référence au roseau coupé de sa jonchaie, thème quasi originel qu’illustre le premier

vers du masnavi de Rûmi, tantôt, comme dans les « airs à faire pleurer la mariée », est

accentuée la douleur de celle-ci se séparant définitivement de la maison où elle a

grandi, pour être transférée dans celle du lignage de son époux, tantôt encore, comme

dans le gurbet havası, est chanté l’exil de l’habitant des montagnes qui doit descendre

dans les plaines, à la fin de l’été, pour la pénible récolte du coton, où il se retrouve

asservi à son employeur, riche propriétaire terrien… Le mot-clé, dans tous ces cas, est

ayrılık, la séparation : et le « stéréotype » consiste surtout à associer cet affect de la

séparation aux formes « longues », tandis que les formes « brisées » affirment la

suffisance d’un territoire rythmique, clos sur lui-même, entre autres, dans la circularité

de la répétition et de la danse.

9 Or il s’agit bien d’une opposition géo-musicologique, au moins à deux égards : tout

d’abord, comme nous venons de le voir, dans la mesure où la forme musicale elle-même

renvoie à des « affects territoriaux » : séparation du natal, ligne de fuite vers les

lointains, pour les formes « longues », sédentarité du cercle de danse, et de la

ritournelle, pour les formes « brisées » ; ensuite, ces formes se trouvent localement

identifiées à une géographie, à l’altitude où résident ceux qui les pratiquent : en effet,

les paysans d’ascendance nomade (yörük) qui vivent dans les yayla , c’est-à-dire leurs

anciens pâturages d’été, se sont sédentarisés tardivement, et se démarquent de ceux

qui vivent plus bas, sédentarisés un ou deux siècles plus tôt, notamment en ne

pratiquant pas le répertoire de l’air long élégiaque, qu’ils identifient à « ceux d’en bas ».

Le sentiment d’un exil et sa déploration semblent donc, dans ce contexte limité des

yayla du sud-ouest, le propre des populations de sédentarité plus ancienne, habitant à

moyenne altitude (1000 m), alors que ceux dont les origines nomades sont encore

proches, relégués vers les montagnes et la forêt (1500 m), ne s’y identifient pas…

Musique et fonction expressive du discours : un lienarbitraire ?

10 Il sera aisé d’appliquer aux deux catégories le schéma des fonctions du discours,

proposé par Jakobson (1963 : 209-248) : Jakobson montrait que tout message adressé par

un « émetteur » à un « récepteur », dans le schéma de la communication, remplissait

nécessairement au moins une des 6 fonctions basées sur les 6 éléments du schéma : à

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l’émetteur correspond la fonction expressive ou émotive, au récepteur, la fonction

conative, au référent la fonction référentielle, au message, la fonction poétique, etc.

Certes, dans les deux cas qui nous occupent, chant long ou chant brisé, prédomine

évidemment la fonction poétique, selon laquelle la visée du message est le message lui-

même, son matériau sonore. Mais pour les « airs brisés » elle est prédominante,

presque exclusive, se conjuguant à la fonction référentielle (appelée aussi informative,

dénotative ou cognitive), à travers des images, évocations, descriptions succinctes.

Quant aux airs longs, c’est la fonction expressive qui y prédomine, – celle où la visée du

message est l’émetteur, et la communication d’un état émotif de l’émetteur : le sujet

s’investit affectivement dans le discours, et la figure du lyrisme repose sur cette

subjectivité déployée dans la ligne mélodique. Par conséquent nous trouvons d’un côté

une fonction poétique qui semble autosuffisante, à travers une forme concise qui se

moule dans la métrique aksak de la musique. De l’autre, la fonction expressive déborde

sa mise en œuvre poétique, qui procède par addition de distiques, et s’étire dans la

liberté expressive du mélisme.

11 Un tel emprunt aux fonctions du discours telles que Jakobson les avait établies est

(trop) facile, dans la mesure où les formes évoquées portent toutes un texte : c’est donc

bien du texte qu’il s’agit, mais pas nécessairement de la musique elle-même, bien que le

stéréotype associant l’air long, le mélisme, à l’expression d’un pathos, et l’air brisé,

syllabique, à une poésie d’images (référents) soit ici, dans cette région, parfaitement

opérant. Il faut ajouter, pour « l’air brisé », syllabique, la danse à laquelle il est associé,

de sorte qu’à la fonction référentielle s’ajouterait la conative (ou impressive), et cette

fois davantage du côté musical : en effet, la musique qui « fait sens » est celle qui pousse

l’auditeur à se lever pour danser, même sans texte, et donc agit directement sur lui

comme une injonction au mouvement.

12 Dans le milieu rituel de la confrérie bektashie, la situation est plus complexe : les airs

de danse se déroulent en longs poèmes où se conjuguent la prédication, la prière, le

récit : en, effet, c’est tout autant le contenu de la foi, l’adresse directe au saint ou à

Dieu, que le récit d’événements de la vie du saint local, Abdal Musa, qui se mêlent dans

ces poésies. Reste le répertoire des ağıt, ou thrènes, en mémoire des martyrs de Kerbelâ,

effectivement non mesurés. Mais à part ces derniers, les analogies et équivalences entre

fonctions du discours et discours musical, en l’occurrence dans sa teneur rythmique,

sont moins évidentes, ou plus complexes.

13 À partir de là, plusieurs propositions s’offrent à nous : la douleur (émotion) de la

séparation est-elle transcendante au chant qui la nomme, et la musique porte-t-elle en

elle les signes sonores de cette douleur ? Oui, dira-t-on : mélismes, rythme libre.

Pourtant, il existe nombre d’airs mélismatiques, et à rythme libre, qui parlent de tout

autre chose, comme par exemple un ethos guerrier. Un bel exemple d’un tel air se

trouve cité dans le CD accompagnant mon petit livre Musiques de Turquie (2000), le chant

de Muharrem Ertaş (pl. 7) : « les tribus avşar se sont mises en route / nôtres ont les

tribus allant d’un pas lent nos fiers coursiers arabes rendent proches le lointain/nôtres

sont les chemins par les hautes montagnes », etc., ce quatrain annonçant le caractère

invulnérable de ces « tribus » prêtes à affronter le Padishah, et leur fierté guerrière

d’annoncer que si le Padishah possède le firman 1, les montagnes sont leur bien

inaliénable…

14 Il n’y a donc pas de relation nécessaire entre la forme musicale et le sentiment qui s’y

exprime. Nous retrouvons ici la problématique soulevée par Hanslick à propos de

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l’Orphée de Gluck (Hanslick 1986 [1854] : 81) : « Lorsque l’air d’Orphée ‹  J’ai perdu mon

Eurydice ; rien n’égale mon malheur ! › faisait fondre en larmes des milliers d’auditeurs

(et parmi eux des hommes comme J.-J. Rousseau), un contemporain de Gluck, Boyé,

s’avisa de remarquer que la mélodie pourrait convenir aussi bien et même beaucoup

mieux aux paroles suivantes, qui disent tout le contraire : ‹ J’ai trouvé mon Eurydice ;

rien n’égale mon bonheur ! › » Comme l’ajoute Hanslick deux pages plus loin,

« l’expression musicale n’en reçoit aucune altération » (ibid. : 83) : en effet celle-ci est

dépourvue de toute relation nécessaire avec l’expression du poème chanté. Tout est

affaire de contiguïté, de voisinage, de tendance : certes, le chant long mélismatique « a

tendance » davantage à se prêter au pathos de la séparation qu’une forme vive, dansée,

« enjouée » (danse, en turc, se dit oyun, jeu) : mais les formes vives, répétitives, au

tempo rapide, évoquent également la séparation, dans une distanciation poétique qui

l’épure de son pathos. Il y a bien expression, mais hors de la fonction expressive au sens

des « fonctions du discours ».

La recherche du « bonheur d’expression » : l’effet desurface

15 Il semble donc exister une ambiguïté fondamentale dans la notion d’« expression ».

D’un côté, il s’agit d’une fonction du discours où le locuteur exprime son « je », ses

sentiments, ses émotions. Au fond, c’est le sens commun du verbe exprimer, « je

m’exprime », « j’exprime mes émotions » – et de ce point de vue, que je le fasse par les

intonations de la langue, ou par l’« ajout » d’une musique au contenu de l’expression

linguistique, le schéma est simple, bien connu : la langue ou la musique, outil de

communication, avec un émetteur, un récepteur, un message, celui-ci portant en lui un

« contenu d’expression »… Et dans le cadre de ce schéma, on pourra affirmer, comme

Stravinski, que la musique, en elle-même, est incapable d’exprimer quoi que ce soit, –

ou tout le contraire, absolutistes contre référentialistes…

16 Mais selon une autre acception, l’expression n’est plus transitive (« j’exprime quoi ? Un

sentiment, une émotion, un paysage… »), mais expression « pure ». Et dans ce cas, bien

évidemment, la musique « exprime », elle est pure expression, à condition que l’on

sorte de ce schéma somme toute simpliste où nous aurions une liste d’émotions que

l’on assignerait comme contenus possibles d’expression… Dans ce cas-là, nous

rencontrons le concept d’expression (et non le seul fonctif 2), tel que le déploie plutôt la

philosophie (phénoménologie et philosophie du langage, en particulier). Mon propos

n’est pas ici de passer du côté de la philosophie en oubliant l’anthropologie musicale,

mais plutôt d’être attentif à certaines composantes de ce concept susceptibles de nous

aider à mieux décrire « ce qui se passe » dans des situations musicales « de terrain ».

Tout au plus, dans cette deuxième acception, l’expression est l’acte qui réalise

l’intention, le passage du mode d’être « perceptif », mode des comportements, à « l’être

langagier » : dans ce moment de l’expression, où s’agence le passage à l’acte de parole,

« les structures linguistiques sont subordonnées au travail de l’expression » 3. C’est ainsi

que l’on parle de « justesse d’expression », et, mieux encore, de « bonheur

d’expression »…

17 Ne serait-ce pas de cette deuxième acception que témoignent nos paysans d’ascendance

nomade des yayla ? Plusieurs données ethnographiques nous le laissent bien penser.

Tout d’abord, leur répertoire musical, qui se manifeste dans la sociabilité de la danse, se

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travaille constamment, en a parte, dans le ressassement des ritournelles, la mise en

place des ornementations, la « composition » des formes entre elles : il s’agit bien, à

proprement parler, d’un « travail de l’expression », à la recherche de cette justesse et

de ce bonheur qui permettront au danseur de se lever, de façon irrésistible.

18 Mais ce travail de l’expression dénote aussi la fierté d’un « nous » qui s’oppose aux

autres, à « ceux qui » se contentent d’exprimer leur mal-être dans les airs longs et

nostalgiques… Autre exemple : dans un autobus, au cours d’un petit voyage vers une

ville voisine, Hayri Dev, maître incomparable du petit luth bağlama, écoute la cassette

que le chauffeur fait passer. Voici un « air long » de la région, déplorant avec le pathos

du sanglot chanté, et force aman aman !un amour malheureux et la séparation

douloureuse ressentie par l’amoureux transi : Hayri se met à chanter à son tour, sur un

mode parodique, reprenant les mots en ouvrant les voyelles au maximum, et singeant

les développements mélismatiques – provoquant ainsi sur ses voisins l’effet contraire

de celui escompté, puisqu’il les fait rire. Dans cette petite scène se révèle l’esthétique

des yayla où demeure Hayri, marquée précisément par le refus de tout pathos, et la mise

en avant d’une autre fonction de la musique – jeu et rire. Rire ? L’humour est une

dimension non négligeable de la codification de cette musique : au sein de la répétition

« en boucle » du même air formulaire bref, le chanteur fait surgir un vers ou un

distique, qui souvent s’apparentera à un proverbe, mais avec une certaine tendance au

non-sense, comme : « Çiçekten harman olmaz, olsada fayda vermez » (« on ne fait pas de

la paille avec des fleurs, et si on le fait, cela ne sert à rien… »).

19 Le même vers sera répété, tout au long de l’exécution musicale ; ou encore, l’évocation

d’une image, présentée sous la forme d’une énumération, dont à chaque réitération un

élément est changé (ex : « à la main elle tient x », où x peut devenir tout objet

susceptible d’être tenu par une femme). Formes ludiques, et autres fatrasies, bien

décrites par Catherine Pinguet dans son livre La Folle Sagesse (2005).

20 Mais l’humour réside aussi dans la forme même, et le rire sera suscité parfois par une

seule note, un ornement placé soudain au cœur de l’énoncé musical, à la fois à sa juste

place, et comme un « intrus », irruption du différent dans le même, selon un système

très précis de connivence entre le musicien et son assistance… Le regard de l’un

pendant qu’il joue, et les sourires qu’il rencontre alors, confirmeront cette intention

humoristique. Là encore, l’expression d’un humour révèle bien la nature de cette

musique, l’intention qui la sous-tend, celle d’un effet de surface, à opposer à la

profondeur que suppose l’intériorité affective des airs longs, chère à « ceux d’en bas ».

Il s’agit bien ici d’opposer deux esthétiques, comme on aime parfois à opposer Buster

Keaton ( = l’effet de surface) à Charlie Chaplin ( = la profondeur des sentiments), ou

encore, en philosophie l’aphorisme à la construction discursive.

21 Enfin, dans cette petite société, le référent musical le plus fréquemment invoqué est le

chant de gorge des femmes (boğaz havası)4, développement mélodique sans paroles,

considéré comme « matrice » de tout le répertoire local. De ce point de vue, la musique

par excellence est bien non-verbale, et à travers son expression d’une pure couleur

vocale, l’auditeur « s’enflamme » : airs à « allumer » les jeunes hommes, est-il dit… La

voix magique de ce chant de gorge, dans sa corporéité saisie hors de toute langue

articulée, est à son tour un « effet de surface » sur lequel tous s’entendent : une

expression pure, encore une fois hors de toute émotion ressentie par le sujet féminin

qui chante, s’emplit chez l’auditeur masculin d’une valeur, d’une charge amoureuse,

suscite le désir. Tous disent que ces airs de gorge « engendrent » le répertoire entier

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des airs à danser et des quatrains chantés sur leur modèle mélodique : s’y projette donc

aussi une qualité originelle de la musique « pure », décrite à partir de son effet. D’une

certaine manière, la dimension locale (« allumer ») confirme le global, puisqu’en

Turquie l’adjectif désignant l’émotion proprement musicale, le sentiment d’une belle

mélodie, est le plus souvent « brûlant » (yanık) 5…

Conclusion : anti-pathos et expression musicale

22 Nous avons donc : un travail sur le jeu de l’expression, qui produit la beauté musicale

ou, du moins, le plaisir recherché. Un musicien tout seul dans son coin, travaillant ses

petites formules sur son luth ou les fredonnant en marchant dans la montagne… Cette

première phase participe de la finalité sans fin de l’« art pour l’art ». Mais elle anticipe

la deuxième phase, celle de la fête, réelle, effective, où l’activité musicale a bien une fin,

celle de produire l’irrésistible mouvement d’un auditeur, « brûlé », et se levant pour

danser.

23 Il y a bien également un affect (une émotion), mais de quelle nature ? Suffirait-il de dire

qu’il s’agit d’une émotion secondaire, composée de deux émotions fondamentales par

exemple « joie » et « surprise » ? Sans doute pourrions-nous proposer de telles

désignations, mais elles nous semblent réductrices : ne manquons-nous pas alors le

musical de la musique, ce qui est sans doute l’émotion proprement musicale, et donc

d’une certaine manière « pré-émotionnelle », pour autant que la musique serait « pré-

linguistique » ? Cette question de la désignation de l’émotion musicale est

fondamentale : Hanslick en formule joliment le problème en expliquant qu’une émotion

ressentie (par exemple l’amour) ne prend sens que par l’ajout d’un « élément

intellectuel, actif, objectif » qui permet de la nommer, de la désigner par un substantif,

qui va subsumer toutes les qualités de ce sentiment (« il peut être aussi bien doux que

violent, aussi bien joyeux que douloureux, sans cesser d’être de l’amour »), et il

conclut : « la musique n’est apte à traduire que les adjectifs accompagnant le substantif ;

le substantif (l’amour) lui-même est hors de sa portée » (Hanslick 1986 [1854] : 73). De

fait, si l’émotion musicale était réductible à telle ou telle autre des émotions

couramment désignées, pourquoi de nombreuses traditions auraient-elles usé de

« signifiants flottants » comme le duende des flamencos, ou le hal en Iran6 ?

24 Par conséquent les musiciens des yayla s’insurgent contre l’expression du pathos par le

chant, contre la profondeur des sentiments, se moquent de la subjectivité qui s’étale

dans un air long d’exil ou d’amour malheureux : il est bien probable qu’ils le font aussi à

seule fin de se distinguer, et que si les « gens d’en bas » ne prisaient pas tant les airs

longs et leur « expressivité », ceux d’en-haut auraient choisi également le chant pour

expliciter leurs propres sentiments : et nous pouvons rattacher cela à ce que j’appelais

dans cette même revue (Cler 2007) le devenir-mineur. Mais du même coup, dans cette

opposition esthétique de nature structurelle, et qui recouvre une géographie

(opposition géo-musicologique), se révèle une philosophie bien marquée de

l’expression musicale : car la musique est pour eux « effet de sens » et « effet de

surface », quand bien même elle n’aurait pas de valeur proprement sémantique, ou

émotionnelle. Son accomplissement, conditionné par la « justesse d’expression », est

dans cet élan qui saisit certains pour danser. Or nous avons bien souvent observé que le

danseur ne se lève jamais sur n’importe quelle mélodie, mais bien plutôt à l’audition

d’une mélodie singulière du répertoire à laquelle il peut s’identifier affectivement, ou

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bien à laquelle le musicien sait qu’il va s’identifier : le danseur, interrogé par la suite,

pourra expliquer cette résonance particulière à telle ou telle mélodie en invoquant sa

grand’mère ou sa tante qui la chantait quand il était enfant – ou ne rien dire de plus

que : « j’aime surtout cet air-là, je ne sais pourquoi ». Tout le travail du musicien sera,

encore une fois, de trouver l’ajustement, l’adéquation, entre son savoir expert

d’instrumentiste et telle personne de l’assistance qu’il veut – sinon émouvoir –

mouvoir…

25 Par ailleurs, l’effet de sens « en soi », de la musique comme travail d’expression,

indépendamment d’une situation de danse, de fête, s’accomplit dans un paradoxal

sentiment de l’inouï, comme je l’ai déjà décrit ailleurs, sentiment d’autant plus

paradoxal qu’il advient à l’écoute d’une musique déjà largement ressassée… De ce point

de vue, toute mélodie « chérie », quand elle est habitée de sa pleine virtualité de sens,

de sa puissance propre, est à la fois l’écho d’un passé immémorial, anamnèse, et un être

neuf, se révélant étrangement dans une extériorité absolue : et tel est en fin de compte

l’effet toujours recherché par le musicien qui « travaille » son répertoire.

26 Nos amis des yayla nous rappellent ainsi qu’un des propres de l’émotion musicale est de

révéler dans le même instant le plus familier, le « déjà-vu », et l’étrangeté de la

nouveauté, de l’inouï, dans cet « effet de surface » où la musique nous joue plus que

nous ne la jouons.

27 Clément Rosset, dans l’Objet Singulier, écrit : « les esprits sensibles ont grand tort de

s’émouvoir des formules de ceux qui, tel Stravinski, déclarent la musique impuissante à

exprimer quoi que ce soit. Car de telles formules rendent à la musique à la fois la plus

stricte justice et le plus éminent hommage : repérant dans l’insolite inexpressivité, à

proprement parler, du langage musical le secret de sa puissance spécifique, le point

aigu de son incomparable expressivité » (Rosset 1979 : 71).

28 Nos amis des yayla ne connaissent certes ni Stravinski ni la philosophie de tradition

écrite occidentale, mais dans la répétition formulaire, et à la conquête de la surface où

se manifeste le sens ( l’inouï ), ils ne cessent d’affirmer le parti-pris esthétique d’une

pure expression qui se révèle « inexpressive », anti-émotionnelle, car tout simplement

musicale.

BIBLIOGRAPHIE

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Grozelier, dir. : L’inspiration, le souffle créateur dans les arts, littératures et mystiques du Moyen Âge

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JAKOBSON Roman 1963 « Linguistique et poétique », in Essais de linguistique générale. Paris :

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ROSSET Clément 1979 L’objet singulier. Paris : Minuit.

NOTES

1. Firman (du persan ferman), édit ou ordre du Sultan.

2. Concept, fonctif : « la science n’a pas pour objet des concepts, mais des fonctifs qui se

présentent comme des propositions dans des systèmes discursifs », (Deleuze et Guattari 1991 :

111). Le concept est du ressort de la philosophie, dont la pratique se définit comme création de

concepts.

3. Paul Ricoeur, expliquant la phénoménologie de Merleau-Ponty, dans « philosophies du

langage » (s.d.), cf. Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible.

4. Cf. Cler 2002, passim.

5. J’explique ici une cohérence sémantique locale, mais ce choix du « feu » pour désigner le

plaisir d’une belle mélodie n’est pas étranger, au niveau « global » du monde turcic, avec l’image

fort courante en Asie centrale de « l’ébullition ».

6. Sur le signifiant flottant, cf. Lévi-Strauss (1950 : XLIV sq.), Deleuze (1969 : 63 sq.) et Elie

During : « Tradition, sens, structure », postface à l’ouvrage de Jean During (1994 : 407 sq.).

RÉSUMÉS

Comment des musiciens de village, en Turquie méridionale, illustrent-ils dans leur pratique la

célèbre déclaration de Stravinski selon laquelle la musique serait « impuissante à exprimer quoi

que ce soit»? En effet, une caractéristique des paysans d’ascendance nomade du Taurus

occidental est leur refus des musiques « expressives» au sens des fonctions du discours telles que

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Jakobson les a détaillées. Les genres musicaux subordonnés aux affects comme la nostalgie, la

déploration, la lamentation, sont tournés par eux en dérision, au profit d’un pur jeu « formel»:

fonction poétique contre fonction expressive. Ce qui nous conduit à nous interroger sur le

concept même d’expression, à distinguer entre « l’effet de surface» et la profondeur du

sentiment, considérée comme illusoire dans ce milieu musical singulier, et à insister sur

l’expressivité proprement musicale de la musique.

AUTEUR

JÉRÔME CLER

Maître de Conférences en ethnomusicologie à l’Université de Paris-Sorbonne (Paris 4). Il a

travaillé une vingtaine d’années en Turquie méridionale, à partir de la pratique du luth bağlama,

interrogeant les spécificités d’une société musicale d’ascendance nomade. Après un passage par

la Bulgarie, il a entrepris récemment de nouvelles recherches dans le monde afro-colombien.

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À propos de violence. Étude d’unedanse communautaire du Nord-Estde la TurquieNicolas Elias

1 Sur les rives turques de la Mer Noire qui préfigurent déjà le Caucase, s’étend le littoral

pontique oriental (doğu Karadeniz) 1 : terre côtière à la végétation luxuriante séparée de

l’aride Anatolie par la chaîne des Alpes pontiques. La population locale – qui passe une

partie de l’année sous la pluie ou dans la brume – s’est taillé une réputation à travers

tout le pays sous le cliché ethnique du « Laze » ou géographique du

« Karadenizli » (« originaire de la Mer Noire », entendu comme la côte s’étendant de part

et d’autre de Trabzon) : une passion immodérée pour les armes à feu, un nationalisme

exacerbé, une tradition encore prégnante de vendetta et un conservatisme religieux

résolument borné 2. Si cette figure régionale stéréotypée cache un melting-pot ethnique

et linguistique unique en Turquie (turc, dialectes turkmènes, laze, grec pontique,

dialecte arménien, géorgien), il n’en reste pas moins qu’un fort particularisme local, dû

à des causes tant géographiques qu’historiques 3, confirme la spécificité de ce littoral

pontique.

2 Pour la géographie : une succession de vallées à l’accès difficile 4, aux habitats dispersés

dans la montagne (certains centres urbains se résument encore aujourd’hui, malgré

l’urbanisation fulgurante de ces dernières années, à un agrégat de commerces tandis

que les maisons sont éparpillées à travers la vallée), et qui garantit, à qui le veut, un

relatif isolement. Pour l’histoire : une longue tradition d’insoumission qui s’exprima,

jusqu’au XIXe siècle, en d’incessantes guérillas menées par des « chefs de vallée »

(derebey) contre l’autorité de l’Empire ottoman 5 ou simplement entre eux (le plus

souvent les deux à la fois, les alliances se faisant et se défaisant au gré des

opportunités). Chefs de vallées dont l’anthropologue Michael Meeker constate encore

l’existence, sous des formes plus discrètes.

3 D’ailleurs, s’il n’y a plus de guerres aujourd’hui, on a l’occasion, en voyageant vers l’Est,

de se rendre compte que la réputation sulfureuse de cette côte pontique orientale est

loin d’être usurpée : s’y succèdent en quelques heures les villes de Trabzon – lieu

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d’origine de l’assassin du journaliste turc arménien Hrant Dink et bastion du

groupuscule nationaliste Ergenekon –, de Sürmene – réputée pour ses couteaux –, d’Of –

dont l’intolérance des religieux locaux est proverbiale 6 – ou encore d’Ardeşen –

» capitale des Lazes », dont l’emblème de la municipalité figurant un fusil et une

mosquée est suffisamment éloquent.

4 La musique, quant à elle, participe également de cette fièvre : les chants et les danses,

menées par la cornemuse (tulum) ou la vièle locale (kemençe) au son criard – plus

rarement par le couple davul / zurna –, sont émaillés de cris, de bruits sourds de pas, des

clameurs des participants ou de coups de feu intempestifs… Atypiques et souvent

dépréciées dans l’espace national (malgré une récente réhabilitation habilement menée

par le chanteur Kazım Koyuncu 7), les musiques de ces vallées servent le plus souvent à

accompagner des danses d’une vigueur impressionnante (ou intimidante, selon le

contexte). En parcourant la région, on a de fortes chances – et ce d’autant plus que l’on

quitte la côte pour s’enfoncer dans les montagnes – d’assister à l’une de ces danses,

comme a pu en faire l’expérience l’écrivain voyageur Nicolas Bouvier, qui traversa la

Turquie il y a de cela un demi-siècle (Bouvier 2004 : 155) :

5 Au sommet du col [d’Ordu], entre quelques maisons de bois délabrées, une trentaine de

villageois dansaient au son d’une musique aigrelette. Ils tournaient lentement sous la

pluie qui nettoyait ces collines touffues, se tenant par le coude ou par la manche de

leurs vieux vestons noirs rapiécés à la ficelle. Nez crochus, méplats bleus de barbe,

visages de tueurs. Le gros tambour et la clarinette ne se pressaient pas mais ne

marquaient aucune pause. Une sorte de pression montait. Personne ne disait mot, et

j’aurai bien préféré qu’ils parlent ; la controverse, même irritée, m’apparaissait soudain

comme la plus paisible des occupations. J’avais l’impression déplaisante qu’on chargeait

méthodiquement un fusil par la gueule. Le village rival, s’il existait quelque part dans

cette jungle brumeuse, ferait bien de ne dormir que d’un œil.

La musique elle aussi n’était que menaces et coups de fléau. Quand nous tentionsd’approcher pour mieux voir les instruments, une houle d’épaules et d’échinestendues nous repoussait vers l’extérieur. Personne n’avait répondu à nos saluts ; onnous ignorait complètement. J’avais l’enregistreur sur l’épaule mais cette fois-ci jen’osai pas m’en servir. Au bout d’une heure, nous sommes redescendus vers lebrouillard qui couvrait la mer Noire 8.

6 Ce à quoi assistait Nicolas Bouvier n’est autre, mené ici par le couple davul / zurna,

qu’un horon, forme qui constitue l’écrasante majorité des danses de la côte orientale.

Tension palpable, virulence des participants, âpreté de la musique… le horon semble

être un condensé de cette violence que l’on prête si facilement aux habitants de la

région. Violence fascinante et problématique : pour se pencher sur celle-ci, encore

faudrait-il la définir. À la fois cerner ce qui peut être perçu, dans le déroulement de

cette danse, comme relevant (ou non) d’une certaine violence, et interpréter le rôle que

ce phénomène peut y jouer : par l’étude d’une danse communautaire – et en s’appuyant

sur les travaux de Pierre Clastres 9 – nous essayerons de comprendre comment, dans

une société donnée, une outrance physique et sonore est utilisée pour redéfinir les

logiques sociales et musicales.

« Une sorte de pression montait »

7 Grand horon unique des salons de mariage (que toute ville, si petite soit-elle, se doit de

posséder en plusieurs exemplaires), petits horon qui poussent comme des champignons

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sur les hauts-plateaux lors des grands rassemblements estivaux, accompagnés de

détonations d’armes à feu, horon mis en scène pour les grandes occasions ou horon

esquissés à l’improviste, sur un bout de pelouse ou entre deux tables… cette danse fait

l’objet d’une passion locale, et quelque vieille femme impotente se trémoussera au son

du kemençe tandis que son mari vous glissera à l’oreille qu’elle fut en son temps une

danseuse hors pair.

8 Il est avant tout nécessaire de préciser que, de Trabzon à Artvin, ce nom de horon ne

désigne pas tant une danse unique qu’il n’en englobe toute une famille 10 et qu’on lui

ajoute très souvent une désignation territoriale (Pazar horonu, Trabzon horonu…),

ethnique (laz horonu, hemşin horonu), plus rarement de genre (kız horonu), la danse étant,

de nos jours, très majoritairement mixte. D’ailleurs, dans une région où, d’une vallée à

l’autre, l’on tient à marquer ses différences, le horon accuse de flagrantes disparités :

disparités de pas bien sûr, mais également de rythme ou de fonctionnement 11. Cette

précision faite, force est de constater qu’il s’en dégage une unicité suffisamment

marquante (ne serait-ce que dans cette volonté de tracer des frontières stylistiques),

pour qu’on puisse se permettre de considérer ces différentes danses comme autant de

variantes au sein d’un système commun, et ce d’autant plus que ces disparités ont déjà

commencé à se dissoudre sous l’effet d’une régionalisation de la musique.

9 De fait, pour un observateur peu coutumier de la région, rien ne ressemble plus à un

horon qu’un autre horon : ronde animée par les mouvements vigoureux – joyeusement

exagérés chez les jeunes hommes – et les cris des danseurs, tournant lentement autour

du musicien qui, debout au centre, martèle inlassablement un rythme soutenu à coups

de formules répétitives. La virulence des danseurs est ce qui frappe au premier abord :

vives clameurs, pieds frappés sur le sol…le silence dont fait état Nicolas Bouvier (à

Ordu, extrême Ouest de la région considérée) n’est pas la norme et, plus l’on se

rapproche du Caucase, plus les cris des danseurs s’intensifient, jusqu’à sciemment

couvrir la musique (lorsque cette dernière n’est pas amplifiée, évidemment). À l’opposé

d’autres danses de Turquie, comme le karşılama ou le zeybek, où le contact physique est

quelque fois recherché mais toujours soigneusement évité, il est ici une composante

fondamentale. Ce n’est d’ailleurs pas par le petit doigt que l’on se tient – comme pour la

plupart des danses anatoliennes ou égéennes en ronde ou en demi-cercle –, mais à

pleine main, sans se lâcher à aucun moment et en tirant allègrement sur les bras de ses

voisins : le nouveau venu est ainsi littéralement emporté par l’élan du groupe.

10 Le musicien, quant à lui, joue sans discontinuer (les instruments « ne marquaient

aucune pause », note Bouvier). Si c’est là une caractéristique partagée par nombre de

musiques de danse, le son continu12 du tulum ou du kemençe, rehaussé de trilles et de

petits jeux polyphoniques qui ne laissent pas de place au silence, semble avant tout

offrir un tapis sonore et une ossature rythmique13, un espace pour la danse. D’ailleurs,

par « horon » s’entend généralement ce temps de musique (et de danse) ininterrompu,

long d’au moins plusieurs dizaines de minutes de musique, où viennent se succéder

chansons (türkü) et airs de danse (horon havası). En cela, le horon ne suit pas – dans son

développement général – une structure stricte, si ce n’est le sentiment qu’il donne

d’une accélération progressive ; sentiment souvent renforcé par le glissement d’un

rythme aksak à un rythme régulier (de 7/8 à 4/4 vers Trabzon, de 5/8 à 4/4 vers Rize)

et qui tend vers une certaine intensité. On peut malgré tout relever la récurrence d’un

long cycle en trois phases et guidé par la même logique de tension (« Une sorte de

pression montait. […] J’avais l’impression déplaisante qu’on chargeait méthodiquement

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un fusil par la gueule »), cycle qui nécessite l’intervention orale d’un meneur (ce rôle

peut être tenu par le musicien, par l’un des danseurs ou, plus rarement, par un

personnage externe à la danse) et qui pourra se répéter plusieurs fois14 :

Les pas de base constituent l’entame et la majeure partie de la danse, ponctués d’autres

figures simples laissées au gré des danseurs. Durant cette phase, selon la localité et le

contexte, peuvent prendre place des chansons (türkü).

Au signal, les bras se lèvent progressivement, tendus à hauteur de tête, s’accompagnant

souvent (mais pas nécessairement) d’un changement dans la musique et de mouvements

moins amples.

À un second signal, crié, la tension est rompue : les bras sont jetés vers le sol, le buste en

avant, dans un cri de joie collectif. Durant un court laps de temps, et sans que cela

n’implique nécessairement de changements notables ni dans les pas ni dans la musique, les

mouvements sont exécutés dans une joyeuse exagération, paroxysme d’intensité qui

s’estompe rapidement avant un retour à la première phase (qui durera sensiblement moins

longtemps que lors de sa première occurrence, la danse touchant alors généralement à sa

fin) ; déferlement d’énergie quasi-cathartique où la musique instrumentale tient le second

rôle – toute l’intensité étant focalisée sur les danseurs.

Une danse guerrière ?

11 Que Nicolas Bouvier lie implicitement, dans ses impressions, cette danse à l’activité

guerrière (« Le village rival, s’il existait quelque part dans cette jungle brumeuse, ferait

bien de ne dormir que d’un œil ») n’est pas anodin. Cette démonstration de virilité (si la

danse est mixte, ce sont les hommes – et parmi eux particulièrement les plus jeunes –

qui lui impriment son mouvement, eux qui se distinguent par l’exubérance de leurs

gestes et de leurs cris), débauche d’énergie qui touche à la violence, entre en résonance

avec les faits locaux de vendetta ou de fanatisme que tout un chacun peut avoir à

l’esprit, et ne manque pas de produire un effet intimidant sur l’auditeur étranger.

12 Pour autant le horon n’est pas une danse guerrière, on n’y cherche pas à impressionner

un ennemi imaginaire, ni à offrir à la société, réunie en public, une image guerrière

d’elle-même, au contraire. Pour impressionner, il faut faire front, faire spectacle. Le

zeybek – cette danse individuelle aux gestes ostentatoires du sud-ouest du pays qu’a

étudié Jérôme Cler (1998) –, vers lequel convergent tous les regards, peut-être. Peut-

être aussi cette « danse aux couteaux » (bıçak dansı), autre danse du littoral pontique

passée dans le domaine folklorique, où, aujourd’hui, deux enfants 15 simulent un combat

au milieu de l’attroupement formé par la communauté. Mais rien de cela dans le horon.

À l’opposé, le public y est étrangement absent. Absence relative bien sûr, et il y a

toujours des spectateurs occasionnels, des curieux qui se pressent autour du cercle,

mais sans cesse repoussés par le mouvement de recul qu’il opère. D’ailleurs, comme en

témoigne Bouvier, de l’extérieur on ne voit rien, ou pas grand-chose (« Quand nous

tentions d’approcher pour mieux voir les instruments, une houle d’épaules et d’échines

tendues nous repoussait vers l’extérieur »). Anti-spectacle : plus que nié, le public est

repoussé, refoulé. La violence perçue acquiert dès lors un sens foncièrement autre.

Dans ce cercle qui concentre toute son énergie vers l’intérieur, qui ne se laisse ni cerner

ni complètement apercevoir, elle est à la fois la condition sine qua non et l’expression de

la cohésion de la communauté. En liant, dans son Archéologie de la violence, l’utilisation

de la violence à l’idéal d’un « Nous » indivisé 16, Pierre Clastres touche au cœur du

problème ; ce vers quoi tendent les marques de « violence » décrites précédemment –

1.

2.

3.

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

104

importance du contact physique, exagération des mouvements, tension, cris collectifs

–, c’est avant tout à la synergie du groupe.

13 Si, à ce niveau d’analyse, un parallèle entre ce « Nous » et le groupe des danseurs serait

probablement trop hâtif, l’indivision qu’évoque Clastres étant avant tout sociale, l’on

peut toutefois le rejoindre sur deux points : la constitution d’un groupe fort (« Nous »)

implique nécessairement un mouvement de mise à distance (« Nous exclusif des

Autres »), les logiques d’intégration et d’exclusion fonctionnant de paire. Ainsi les

mouvements qui entraînent la synergie de la danse provoquent simultanément le recul

du public : en le rejetant en dehors, ils permettent la définition claire du groupe ; cette

mise à distance traduit un rapport étroit au territoire, « exclusivité dans l’usage du

territoire » qui réalise spatialement l’opposition « Nous »/» Autres ». L’énergie dégagée

par les danseurs vient, de fait, actualiser et renforcer la division spatiale latente dans

toute ronde, danse communautaire par excellence 17 : espace intérieur/espace extérieur.

Le dehors et le dedans

14 Le horon comme élément incontournable de sociabilité est tout entier construit sur

cette opposition : ou l’on est dedans (et l’on est porté par la synergie) ou l’on est dehors

(et l’on est d’office exclu du jeu), mais il n’y a pas d’entre-deux, cette position

intermédiaire qu’est celle du spectateur en interaction avec les danseurs ou le musicien

(en allant placer un billet dans la poche du musicien, en demandant une chanson, en

félicitant ou en encourageant un danseur, en exprimant son contentement à une

phrase musicale, en participant tout simplement par des cris ou des applaudissements) 18. Cela ne signifie pas, bien sûr, qu’il n’existe pas un public, ni n’empêche qu’une

circulation s’organise entre ces deux espaces : si l’extérieur du cercle est un hors-

territoire (et cette affirmation demanderait à être tempérée 19), l’espace intérieur

acquiert une importance fondamentale et devient, dès que le cercle s’agrandit

suffisamment, un espace privilégié.

15 Ce phénomène est particulièrement frappant aux environs de Trabzon : parcouru par le

musicien, mobile (que ce soit le kemençe, le tulum ou le zurna, les instruments locaux se

jouent debout), l’intérieur du cercle accueille régulièrement les personnes dans

l’incapacité de danser (personnes âgées, enfants en bas âges…) qui se regroupent alors

au centre, assises par terre. C’est à l’intérieur également que se glissent les curieux

pour filmer la scène avec leur téléphone portable. À l’intérieur encore que, lorsque la

ronde arrive à un point d’extension critique, se recrée un second cercle, plus restreint.

Que ce second cercle puisse ne pas en être un et qu’on puisse alors se contenter d’un

demi-cercle est, peut-être, révélateur d’un rapport distinct à l’espace qui prévaudrait

au sein de la ronde : danse d’extérieur, le horon recrée un intérieur, il produit du

territoire.

16 Et très exactement, dans certains cas, reproduit symboliquement un territoire

préexistant. Ainsi dans les pâturages d’été d’Honofter (Honofter yaylası), lors du festival

annuel rassemblant villes et villages alentour, et alors que l’on a du mal à circuler entre

la foule, la scène, les tentes, les danses improvisées çà et là, un horon dégage un vaste

espace au centre duquel trône une banderole, tenue par des enfants 20, où l’on peut lire

en lettres rouges : TONYA. Ce sont les hommes de la ville éponyme qui forment leur

propre horon, flanqués de leurs propres musiciens (cinq kemençe, un davul et un zurna ne

seront pas de trop pour concurrencer la sono voisine). Et avant que la danse ne rentre

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dans le vif du sujet, c’est le maire de la ville (issu d’une importante famille agnatique

locale) qui fait le tour de l’immense cercle en trottinant, suivi des musiciens et acclamé

par les participants. S’il y a, à l’évidence, une bonne dose de mise en scène dans ce cas

précis – minutieusement préparé les jours précédents et où se joue une partie de la

fierté locale, les habitants de Tonya n’hésitant pas à s’autoproclamer centre (ana

merkez) du horon –, il illustre à outrance la valeur territoriale qui est octroyée au horon.

Les quelques jeunes danseurs du village voisin d’Ağasar qui se sont joints à la ronde de

Tonya ne sont là qu’à titre d’invités dans un territoire ostensiblement signé et qui n’est

pas le leur, ce que ne manquent pas de préciser les observateurs avertis.

17 La dichotomie dehors/dedans que cristallise cette danse communautaire se retrouve à

d’autres niveaux d’analyse de la société pontique, confirmant au passage, et si besoin

était, la corrélation qu’établit Claude Lévi-Strauss entre structures spatiales (dont celle,

instable et éphémère, de la danse) et phénomènes mentaux 21. Deux exemples

suffiraient à expliciter ce parallèle. Prenons tout d’abord le rapport à l’espace

habitable, l’« aménagement du territoire » pourrait-on dire, organisé, sur toute la côte

orientale, autour d’un système de vallées « bipolaires » : à une extrémité le littoral –

espace ouvert de commerce et de conflit – à l’autre les villages montagnards – espace

fermé de tradition et d’entre-soi. La montagne escarpée et brumeuse tient, en tant

qu’espace intérieur, une place privilégiée dans les consciences, qui a de tout temps

servi à la fois de refuge 22 et de cachette 23.

18 Un autre exemple nous est donné par le système fermé de parentèles (akraba) qui

cloisonne les relations sociales. Nicolas Bouvier en a fait l’expérience,

Fig. 1. Les hommes de la ville de Tonya lors d’un festival sur les hauts-plateaux de Kadirga.

Province de Trabzon, 16 juillet 2010. Photo Nicolas Elias.

dans ces montagnes où l’étranger est rarement le bienvenu (« Personne n’avait

répondu à nos saluts ; on nous ignorait complètement »). Seul le statut d’invité

(misafir) – statut lui-même raccordé à une famille patronymique, on n’est jamais que

l’invité de quelqu’un – y offre une place ponctuelle. D’étranger à invité, du dehors au

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dedans, il s’opère alors un changement notable : les regards froids et silencieux qu’on

jette à l’inconnu (forcément espion ou malveillant) de passage dans telle petite ville de

montagne deviennent sourires bienveillants et paroles de bienvenue dès qu’on apprend

qu’il est l’invité d’une famille locale. Ce dernier détail rejoint un point important déjà

noté dans le cas du horon : l’intérieur se réalise par exclusion de l’extérieur, la cohésion

du groupe est fonction de la mise à distance constante qu’il oppose à ce qui lui est

étranger – » l’indivision interne et l’opposition externe se conjuguent, chacune est

condition de l’autre » (Clastres 1999 : 19) – ; plus prosaïquement, ce qui était perçu

comme violence de l’extérieur ne l’est plus de l’intérieur, la violence comme

intimidation n’ayant pour but que de maintenir la séparation mentionnée 24.

La violence comme frontière d’un entre-soi ?

19 Dans cette logique, la violence interviendrait-elle comme la frontière d’un entre-soi ?

D’évidence, l’effervescence locale va de pair avec une forme d’autarcie, toute aussi

flagrante au niveau national. Pour comprendre l’usage qui en est fait, il faut là encore

quitter l’aire de danse et se reporter aux travaux anthropologiques menés dans la

région par Michael Meeker. En s’appuyant sur les écrits de voyageurs de passage et de

consuls européens en poste à Trabzon lors des guerres intestines du XIXe siècle, il

analyse le déroulement et la portée réelle de ces conflits armés. Quelques-uns de ces

témoignages sont particulièrement éloquents quant à la logique mise en œuvre et

semblent corroborer cette hypothèse. Ainsi le constat que dresse le consul britannique

Guarracino, au fait des arrangements passés entre deux chefs locaux :

Uzunoglu Mehmet Agha, le commandant des troupes d’Osman Pacha, vint àMiruvet ; Kior Hussein Bey et Uzunoglu s’étaient mis d’accord pour qu’unaffrontement factice prenne place sur les rives opposées du fleuve, mais sansqu’aucune des deux factions ne fasse directement feu sur leurs opposants. Leshommes maintinrent un feu nourri pendant deux jours, et bien sûr sans qu’aucuncoup ne fasse effet. Les troupes, qui étaient apparemment ennemies durant le jour,traversaient le fleuve en bateau durant la nuit et festoyaient ensemble (Meeker2002 : 210).

20 Ou encore le témoignage du voyageur Fontanier évoquant des scènes de guérilla dans la

ville même de Trabzon (« Il est difficile d’imaginer une anarchie plus complète ») tout

en soulignant que « ces combats sont plus bruyants que meurtriers parce qu’il apparaît

souvent à la fin du combat que personne n’a été tué ni même blessé » (Meeker 2002 :

212). S’il s’agit là d’événements épisodiques au milieu de faits de guerre réels

(massacres, pillages, exécutions…), ils illustrent comment une logique guerrière

interne, et plus spécifiquement ici les démonstrations de force et l’éclat des armes, est

utilisée pour tenir à distance les indésirables : c’est précisément par l’état (quelquefois

soigneusement simulé) d’« anarchie » interne, de « barbarie » dira plus loin un autre

voyageur (Meeker 2002 : 235), qu’est atteint l’entre-soi désiré.

21 Et pourtant, malgré l’acuité de ces témoignages, la violence ne peut être réduite à une

volonté d’intimidation, loin de là ; nous avions noté qu’elle visait avant tout à la

synergie. En ce sens, la logique d’exclusion n’est jamais première : elle ne doit être

appréhendée que comme épiphénomène, réplique au sens sismologique d’une

puissante logique interne d’intégration. Dans le horon, le même équilibre prévaut et

l’étranger en fait facilement l’expérience : tenu à distance par la rangée de dos qui le

repousse (et peut-être intimidé par les cris), s’il fait l’effort de dénouer deux mains

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pour se glisser dans le cercle, il est rapidement entraîné par l’énergie de ses voisins

(voir infra à propos du statut d’invité conféré aux danseurs du village voisin dans le

horon de Tonya). Le nouveau venu ne sera pas mis en quarantaine, au contraire ;

ignorant qu’il est des mouvements, il aura droit à une double ration d’énergie qui le

propulsera dans la ronde. De même, si l’on signalait en introduction la (très) mauvaise

réputation des habitants d’Of, liée en majeure partie à leur intolérance religieuse, il

faut admettre qu’ils jouissent en retour d’une longue tradition de prosélytisme : la

violence religieuse (dont la réputation est loin d’être exagérée…) n’est pas tant exercée

pour repousser le mécréant que pour intégrer le futur croyant 25. Mise en demeure face

au fait religieux (et à ce jeu là, mieux vaut être chrétien qu’athée…), elle procède avant

tout d’une logique d’intégration (par la conversion espérée). À un niveau plus large, les

historiens n’ont pas manqué de souligner l’extraordinaire faculté d’assimilation de la

région face aux éléments exogènes, allant jusqu’à évoquer une « exception pontique »

(Bryer 1975), exception dont on retrouve aisément les traces de nos jours 26. Aujourd’hui

encore, la ferveur (régulièrement violente) religieuse comme nationaliste joue pour

beaucoup à la fois dans la cohésion de la région et dans son intégration à l’espace

national.

22 Si les marques de violence viennent incontestablement tracer une frontière (poreuse),

comme nous l’avions relevé dans la division spatiale du horon, la question est alors de

savoir sur quels critères s’établit cette frontière. C’est au détour d’une remarque de

Meeker que l’on trouve des éléments de réponse. Relatant un fait similaire aux

précédents, il conclut : « Ce qui fait de Sürmene une terre promise pour ses habitants,

leur expérience de (la) sociabilité, est exactement ce qui en fait un enfer pour ceux venant

de l’extérieur » (Meeker 2002 : 235) 27. Ce constat d’une sociabilité locale basé sur ce qui

pourrait était perçu, de l’extérieur, comme une expression de violence fait écho aux

travaux de George Drettas s’interrogeant sur la cohabitation, avant l’échange de

populations de 1923, entre chrétiens orthodoxes et musulmans dans la région (Drettas

1989). Analysant les mécanismes identitaires qui régulaient leurs relations de voisinage

(par l’étude de la figure guerrière de saint George), il fait l’hypothèse d’une sociabilité

commune, interreligieuse et interethnique, à travers un modèle héroïque. De violent à

héroïque, il se joue un glissement notable, qui implique un regard fondamentalement

différent sur l’usage de la violence.

23 Les Lazes (et plus globalement les « Karadenizli orientaux »), population virulente et

rebelle, de tous temps marginale par l’état d’anarchie qu’elle entretenait

soigneusement, ne se sont jamais autant intégrés à l’Empire ottoman puis à l’État turc

(auxquels elles appartenaient de facto) que par les guerres qu’ont mené ces États

(excellents marins, garde-frontières par la force des choses, les Lazes se sont distingués

dans toutes les guerres). Et l’on pourrait de la même manière se demander en quoi leur

adaptation réussie à la nation turque, si surprenante dans le contexte nationaliste (c’est

un exploit de pouvoir revendiquer si fièrement une affiliation ethnique différente dans

un État idéologiquement mono-ethnique) ne résulte pas d’une conformité à ce même

idéal héroïque que porte le nouvel État 28.

La figure du meneur

24 Revenons à l’aire de danse. Nous avions jusqu’à présent limité notre analyse des

clameurs et des expressions de virilité à une sociabilité subordonnée aux logiques de

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cohésion et d’intimidation (c’est à dire leur impact sur la formation du groupe), en

faisant l’impasse sur le poids qu’exercent ces éléments sur le fonctionnement interne

de certains horon (c’est-à-dire leur rôle dans l’organisation de ce groupe). Il faut, pour

constater cela, s’éloigner de Trabzon et pénétrer au cœur du pays laze, la « vallée des

tempêtes » (fırtına vadisi) qui s’ouvre non loin de la ville d’Ardeşen (préfecture de Rize)

et où le tulum est roi. Alors que plus à l’ouest (aux environs de Trabzon) le déroulement

de la danse est entièrement du ressort du musicien, il se joue ici un jeu plus complexe :

celle-ci est de bout en bout emmenée par un ou plusieurs meneurs successifs, qui se

comptent parmi les danseurs et ne sont pas clairement désignés d’avance. L’action de

ce meneur, mais également les mécanismes régulant sa prise de fonction, illustrent au

mieux l’ingérence de la virulence des participants dans le déroulement de la pratique

musicale.

25 Concentrons-nous en premier lieu sur le rôle que joue, une fois désigné, ce meneur.

Divergeant selon les lieux 29, le nom attribué à cette fonction est déjà d’une éloquence

frappante : horon başı (« chef du horon »), komutçu (« donneur d’ordre »  30), horon

vurdurur (« celui qui fait battre le horon »)… Dominant l’assemblée de sa voix et de ses

gestes, c’est lui qui impulsera au groupe la dynamique nécessaire, en l’encourageant et

en montrant l’exemple, lui qui montrera, tout en les dictant à voix haute, les figures à

effectuer (yerinde oyna : sur place), lui qui lancera les chansons, reprises à l’unisson par

les danseurs et attrapées à la volée par le musicien, lui qui commandera le changement

de rythme (s’il a lieu), de 5/8 à 4/4, lui surtout qui gèrera le cycle évoqué

précédemment et la tension qui en résulte (au cri de yüksek oyna, « joue haut », les bras

se lèvent, qui s’abaissant avec force cris au signal explicite de sesler beraber, « les voix

ensemble » 31).

26 Que ces mouvements impliquent nécessairement des changements musicaux (de

rythme, de tempo, de mélodie, de phase du cycle) suppose en retour une constante

interaction avec le musicien (par la voix, les gestes, le regard), interaction qui est

toujours à l’initiative du meneur. Selon les dires de meneurs le (bon) musicien doit

pouvoir répondre (au doigt et à l’œil) aux plus légers changements de tempo ou de

mélodie qu’indiquerait, de la voix ou du pied, le meneur. Ce dernier peut aller jusqu’à

dicter au joueur de tulum les motifs rythmico-mélodiques qu’il doit jouer à l’aide

d’onomatopées (« lit » et « lut »). Logique qui trouve son paroxysme à l’extrême est de

la région (préfecture d’Artvin), près de la frontière géorgienne, où, dit-on, il n’est pas

rare de voir des musiciens harassés par les sollicitations des danseurs.

27 Si les modalités de cette interaction ne sont ni similaires d’un lieu à l’autre, ni – en

l’état des recherches – clairement analysables, deux points méritent d’être relevés :

c’est en canalisant l’énergie du groupe (sesler beraber) que le meneur peut escompter

imposer sa volonté au musicien ; musicien auquel, quand cette logique est poussée à son

paroxysme, il fait violence ;

les cris et les bruits de pas du groupe ne couvrent pas tant la musique qu’ils ne la guident.

Marquant du pied le rythme, le meneur prend, littéralement, le pas sur le musicien.

28 À première vue, les meneurs se distinguent donc par leurs qualités « viriles » : une voix

qui porte, des gestes délurés, une énergie communicatrice (ce sont souvent des

hommes jeunes), qualités qui acquièrent ici une fonction précise dans le déroulement

de la danse. Si les femmes se joignent sans souci à la danse, et s’il est possible – à de

rares occasions – de les voir jouer d’un instrument, il est plus qu’improbable qu’elles se

mêlent de mener la danse. L’analyse révèle pourtant une autre dimension de ce rôle : à

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la fois figure virile et virulente – donc touchant à la violence –, le meneur est également

(« surtout » préciseront les intéressés) le dépositaire d’un savoir spécifique (figures,

déroulement général du horon, chansons aux paroles en partie improvisées…), tout

comme le garant d’une sociabilité (responsable de la danse, responsable aussi de la

hiérarchie, du non-conflit),et l’on retrouve en filigrane le modèle héroïque qu’évoquait

Drettas.

29 Ces pré-requis réduisent considérablement le nombre de meneurs potentiels présents

dans la ronde, qui se feront connaître par leur vitalité et leur participation active à la

danse. Si l’un d’eux prend de facto l’ascendant sur les autres, et ce sans qu’il n’y ait

matière à conflit, ces derniers, par la même attitude qui a permis au premier de

s’imposer, feront savoir qu’ils sont capables – et désireux – d’assumer cette fonction,

n’hésitant pas à venir légèrement empiéter sur le territoire du meneur en titre (rien

n’empêche a priori un autre danseur de proposer une chanson ou une figure de danse).

30 Là encore, faute d’informations suffisantes, il est difficile de rendre compte des

mécanismes exacts qui régissent, ou devraient régir, la prise et la passation de fonction

dans un contexte « traditionnel 32 » – selon les intéressés, « au village » la préséance

laisserait ce rôle à une personnalité éminente (et âgée) qui le délèguerait ensuite aux

plus jeunes. Au regard des diverses situations auxquelles nous avons pu assister, le

cadre semble plus souple qu’il n’y paraît, et ce d’autant plus que de nombreuses

inconnues rendent difficile toute conclusion hâtive. Que ce soit entre les différents

meneurs potentiels ou entre musicien et meneur, les relations ne sont pas fixes et

dépendent en grande partie des positions et des interactions prévalant hors de la

danse : si l’on est entre amis, on connaîtra d’avance le meneur le plus doué ; si par

contre les danseurs sont en partie, comme c’est souvent le cas, des inconnus, il

s’établira parfois un réel rapport de force qui, sans jamais dégénérer en conflit ouvert,

se traduira au contraire par une surenchère d’énergie ; si, d’autre part, le musicien est

réputé on l’écoutera plus docilement, probablement parce qu’on lui fera alors crédit

d’un savoir plus authentique… Analyser toutes les situations possibles ne rentre pas

dans notre propos : il serait plus judicieux de penser l’intérieur de ce horon laze comme

d’un champ de force où interagissent position sociale, compétences particulières

(celles, spécifiques, du musicien et du meneur) mais également force physique dans un

équilibre rarement atteint, mettant de ce fait en exergue la position délicate qui est

celle du meneur, à la fois détenteur ponctuel d’un pouvoir fort sur le groupe et objet

d’un consensus constamment remis en question par ce même groupe.

Le refus de l’exo-nomie

31 L’analyse du horon par le prisme de cette figure du meneur, si nécessaire au bon

déroulement de la danse, permet donc de distinguer grosso modo deux types

d’organisation : alors qu’à l’ouest, le rôle est assumé par le musicien 33 – meneur désigné

d’avance et extérieur au groupe des danseurs, maîtrisant tous les éléments de la fête – à

l’est, le meneur, figure ponctuelle, s’oppose ou soumet le musicien à ses ordres en

s’affirmant avec virulence comme porteur de la volonté du groupe 34.

32 À ce découpage, trop grossier pour être pertinent, répond un autre, établit par Michael

Meeker. Décrivant la situation politique de la région au cours du XIXe siècle, il distingue

de manière similaire, mais avec les guillemets nécessaires, la côte est de Trabzon

« ingouvernable » – aux mains de chefs de guerre locaux – de la côte ouest

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« gouvernable » – zone sous contrôle du gouvernement central – (Meeker 2002 : 216).

Dans cette corrélation sommaire entre organisation du horon et organisation

sociopolitique, l’on peut tenter un rapprochement entre la situation du meneur à l’est,

donneur d’ordre (komutçu) et meneur d’homme (horon başı), et celle de ces anciens

« maîtres de vallée » (derebey), que Meeker décrit comme détenteurs d’un « pouvoir

souverain à travers une association interpersonnelle » (Meeker 2002 : 390) : s’imposant

par sa virulence (mais pas nécessairement par la violence) 35, l’individu canalise

l’énergie de ses associés pour assurer l’intégrité et l’autonomie du groupe. C’est là un

élément clé des analyses de Meeker concernant l’organisation sociopolitique en vigueur

à l’est du littoral : la violence comme détournement dans l’intérêt du groupe.

Détournement prosaïque de flux commerciaux – ainsi, l’état d’anarchie soigneusement

entretenu à Trabzon (voir supra) était le fait de chefs d’autres villes côtières orientales

qui, par ce chahut, détournaient le commerce florissant (la ville était alors un port

important sur la route commerciale Orient-Occident) vers leurs propres ports, plus

petits mais moins dangereux 36 – mais également détournement constant du contrôle

étatique, d’un contrôle extérieur – que ce soit en le combattant, en l’intimidant ou en

l’infiltrant – et il rejoint en cela les thèses de Clastres. Or la virulence du meneur, qui à

la fois entraîne et répond à celle des danseurs, n’est-elle pas, elle aussi, le

détournement d’une certaine logique musicale, logique dominante accordant au

musicien les pleins pouvoirs ? Lortat-Jacob 37 avait déjà noté à quel point le contrôle de

la production musicale constitue un enjeu majeur pour certaines sociétés rurales. Ce

refus de la communauté de se faire dicter sa musique se double ici du refus de déléguer

au musicien le contrôle de ce moment communautaire privilégié qu’est la danse. Les

cris et les bruits de pas qui guident et couvrent l’instrumentiste ne sont-ils pas plus

largement le refus d’une situation d’écoute passive, refus d’une domination sonore par

le musicien ? Hold-up sur les pouvoirs généralement dévolus à ce dernier, participation

active et sonore à la danse qui semble trahir une contestation plus profonde sur

laquelle Pierre Clastres met le doigt : « le refus de l’exo-nomie, de la Loi extérieure,

c’est tout simplement le refus de la soumission » (Clastres 1999 : 20).

Épilogue

33 À l’analyse, la violence postulée du horon éclate en une myriade de logiques : synergie,

opposition, insoumission, mouvement continu… On se frotte les yeux et les oreilles :

quelle violence ? N’est-on pas parti tête baissée à la recherche de ce que l’on nous avait

tant promis ? Car, là-dessus, les témoignages sont unanimes : ceux des voyageurs du

siècle passé, celui frappant de Nicolas Bouvier, ceux d’amis ou d’inconnus turcs (même

sur place, l’on vous découragera d’aller spécifiquement dans telle ville), nos propres

impressions … Un malaise persistant à certains endroits, des regards trop cru, un

niveau de décibels légèrement trop élevé, des codes non partagés : le problème est

peut-être là, tout cela n’est-il pas qu’une affaire de perception, de proportion ?

Alexandre Toumarkine relève le même phénomène pour la réputation d’imbécilité que

traînent les lazes : on vous dira qu’elle est fondée, pas ici évidemment, mais rendez

vous dans le village (ou la vallée) d’à côté, et là vous verrez… Notions fuyantes, rétives à

l’analyse, qui cachent plus qu’elles ne montrent. Il serait pourtant trop facile de mettre

ces impressions sur le compte d’un relativisme culturel et indélicat de croire que la

violence se résume à des logiques dont les acteurs n’ont pas conscience. Si le horon n’est

pas une mise en scène, il n’en est pas moins le temps attendu de l’excès sonore et

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physique, temps de rupture dans un quotidien en coupe réglée (code de l’honneur,

règles religieuses…). Territoire symbolique, il est aussi terreau à émotions,

bouillonnement de passions violemment partagées, catharsis.

34 Il faudrait alors revenir sur nos premières constatations : le horon n’est peut-être pas

une danse guerrière mais il se joue là quelque chose qui tient d’une danse de guerriers. Si

le zeybek, « théâtralisé », raconte une histoire de bandit (celle d’un outsider qui se

soustrait à la société, et l’on rejoue indéfiniment, dans les plaines, un improbable

départ vers les montagnes, l’on rejoue indéfiniment les histoires mythifiées d’ancêtres

insoumis38), le horon débridé célèbre la puissance de ses participants ou peut se

percevoir comme un dispositif destiné à la laisser s’exprimer (à la contraindre à

s’exprimer ?). L’un se remémore des guerres passées, l’autre semble préparer la

suivante. Un ethos guerrier donc, comme clé de voûte de cette danse ? Cela nous renvoie

à l’étude qu’a consacrée Dumézil (loin d’être ignorant des réalités du Caucase) à la

figure du guerrier dans les mythologies indo-européenne, Heurs et malheurs du guerrier

(Dumézil 1989) : la violence n’est qu’un des attributs de celui-ci – ou plus exactement

un recours : la possibilité de la violence – aux côtés des notions plus fondamentales de

force, d’éclat, de démesure (ubris)… Moment de fête, de partage, de plaisir, le horon est

avant tout une explosion : explosion de joie, de violence, d’émotions, de cris,

qu’importe ; et l’on pourrait lui appliquer les mêmes mots : force, éclat, démesure.

35 Dumézil encore : « Et surtout le guerrier, par le fait qu’il se met en marge ou au-dessus

du code, s’adjuge le droit d’épargner, le droit de briser entre autres mécanismes

normaux celui de la justice rigoureuse, bref le droit d’introduire dans le déterminisme

des rapports humains ce miracle : l’humanité » (Dumézil 1989 : 129). Force qui est avant

tout force de transgression : transgression de l’appareil étatique pour Clastres,

transgression des cadres ethnico-religieux pour Drettas… où la violence physique

intervient en réponse à une violence symbolique. La violence sonore également peut se

percevoir comme transgression, rupture des cadres d’écoute traditionnels. En

introduisant la notion de violence dans le rapport musiqué-musiquant, ce type

d’organisation renverse la question : n’y-a-t-il pas une certaine violence symbolique

dans la situation d’écoute passive qui fait loi 39 ?

BIBLIOGRAPHIE

BOUVIER Nicolas 2004 [1963] « L’usage du monde  », in Œuvres. Paris : Gallimard.

BRYER Anthony 1975 « Greeks and Türkmens : The Pontic Exception » in Dumbarton Oaks Papers,

vol. 29, Dumbarton Oaks.

CLASTRES Pierre 1999 [1997] Archéologie de la violence. La guerre dans les sociétés primitives. La Tour-

d’Aigues : Éditions de l’Aube.

CLER Jérôme 1998 Musique et musiciens de villages en Turquie méridionale. Thèse de doctorat, Paris X

Nanterre, sous la direction de Jean During.

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DRETTAS Georges 1989 « Saint Georges le fou, un modèle de patron. Contribution à l’étude

critique des mécanismes d’identité ethnique », in F. de Sivers, dir. : Questions d’identité,

Sociolinguistique 4, Paris : Peeters-SELAF.

DUMEZIL Georges1985 Heur et malheur du guerrier. Paris : Flammarion.

LEVI-STRAUSS Claude 1974 [1958] Anthropologie structurale. Paris : Plon pocket.

LORTAT-JACOB Bernard 1994 Musiques en fête. Maroc, Sardaigne, Roumanie. Nanterre : Société

d’ethnologie.

MEEKER Michael 2002 A Nation of Empire. The Ottoman Legacy of Turkish Modernity.Los Angeles :

University of California Press.

TOUMARKINE Alexandre 1995 Les Lazes en Turquie (XIXème-XXème siècles). Cahiers du Bosphore XI.

Istanbul : Les éditions Isis.

NOTES

1. Cette dénomination englobe usuellement les préfectures de Trabzon, Rize et Artvin.

2. Ajoutons à cela une réputation d’idiotie qui en fait l’objet d’innombrables blagues à travers

tout le pays.

3. « Comme à la fois Anthony Bryer et Xavier de Planhol l’ont indiqué, les hautes chaînes

pontiques ont joué un rôle décisif dans la détermination d’une histoire distincte pour la côté

orientale de la région » (Meeker 2002 : 90).

4. Jusqu’au XIXe siècle, le cabotage était encore le moyen le plus simple de circuler le long de la

côte (Toumarkine 1995 : 9).

5. Puis, au début du XXe siècle, contre les invasions russes.

6. Le Oflu hoca, « hodja d’Of », est l’objet d’innombrables histoires. Plus généralement, les

habitants de la ville (Oflu) sont stigmatisés pour leur roublardise dans des proverbes qui les

dépeignent comme plus rusés que le diable ou que des serpents.

7. Réhabilitation qui se limite aux chansons, les musiques de danse restant indigestes pour une

grande partie du public (mais sont-elles jouées pour être écoutées ?).

8. Notons que l’auteur n’est pas néophyte en matière de musique et que, lui-même musicien, il

effectuera de nombreux enregistrements au cours de son voyage.

9. La transposition des thèses de Clastres à notre étude peut sembler peu appropriée. Loin de

nous l’idée de comparer les sociétés étudiées ou de tenter une anthropologie politique : nous

émettrons plus simplement l’hypothèse de concordances dans l’utilisation récurrente de la

violence au sein d’une société.

10. Ce mot signifie « danse » dans le dialecte grec pontique et ne désigne donc pas, à l’origine,

une danse spécifique. On retrouve d’ailleurs des noms similaires dans tous les Balkans (oro en

Macédoine, horo en Bulgarie, hora en Roumanie, koro en Serbie), souvent appliqués à des rondes.

11. Quant à la place du meneur, voir infra.

12. Et l’on notera l’absence de luths spécifiques à la région.

13. Il n’est pas rare que l’instrument se limite à la tonique, quelque fois alternée avec la quinte ou

l’octave, pour insister sur le sentiment rythmique.

14. Ou ne pas avoir lieu : quand le temps nécessaire à ces développements n’est pas disponible,

quand danseurs ou musicien n’ont pas les compétences requises, seule une phase, dont tout un

chacun connaît les pas, servira alors de plate-forme commune.

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15. « Bien souvent les adultes confient [aux enfants] les coutumes dont ils savent la désuétude, et

leur abandonnent des rôles (notamment musicaux) auxquels eux-mêmes ne croient plus »

(Lortat-Jacob 1994 : 9).

16. « Pour que la communauté puisse affirmer sa différence, il faut qu’elle soit indivisée, sa

volonté d’être une totalité exclusive de toutes les autres s’appuie sur le refus de la division

sociale : pour se penser comme Nous exclusif des Autres, il faut que le Nous soit corps social

homogène. » (Clastres 1999 : 13).

17. Cela s’explique bien sûr assez facilement par le fait que, dans l’absolu, tout un chacun est un

danseur potentiel et que la ronde engage d’office la communauté dans sa totalité : l’extérieur ne

peut alors qu’être l’étranger.

18. Là encore, le contraste avec le zeybek est frappant, où l’interaction avec le public, l’écoute

participative, est un élément central de la danse. Cf. l’analyse qu’en donne Jérôme Cler (1998).

19. Tourner le dos est en soi une attitude de communication explicite.

20. Cf. note 15.

21. « […] de nombreux documents attestent la réalité et l’importance de telles corrélations,

principalement en ce qui concerne, d’une part la structure sociale, et de l’autre, la configuration

spatiale des établissements humains : villages ou campements. […] On possède ainsi le moyen

d’étudier les phénomènes sociaux et mentaux à partir de leurs manifestations objectives, sous

une forme extériorisée et – pourrait-on dire – cristallisée. Or, l’occasion n’en est pas seulement

offerte par des configurations spatiales stables, comme les plans de village. Des configurations

instables, mais récurrentes, peuvent être analysées et critiquées de la même façon. Ainsi, celles

qu’on observe dans la danse, le rituel, etc. » (Lévi-Strauss 1974 : 347).

22. Évoquant l’époque byzantine, A. Bryer constatait déjà : « Dans les temps troublés, l’instinct

pontique à toujours été de se retirer dans les forêts escarpées » (Bryer 1975 : 120).

23. Les montagnes environnant Çaykara abritèrent ainsi de nombreuses écoles coraniques durant

leur interdiction par la jeune république turque. Aujourd’hui encore, les montagnes pontiques

recèle bien des surprises (particulièrement linguistiques…ou musicales !) et alimente bien des

rumeurs (rumeurs fondées de mafia, rumeurs persistantes de drogue ou rumeurs de nos jours

plus fantasques de « crypto-chrétiens », que l’on peut encore entendre en Grèce).

24. Notons au passage que, dans cette sociabilité qui fonctionne par exclusion, ou plus

exactement par retranchement (au sens littéral comme militaire), la dichotomie dehors/dedans

peut se répéter à l’envi, et l’on pourrait lui substituer l’image des poupées russes : décrivant, dans

la ville d’Of, ce lieu de sociabilité par excellence qu’est le café (de fréquentation exclusivement

masculine, faut-il le préciser ?), Meeker s’arrête longuement sur un détail frappant, la présence

d’une seconde salle plus petite à l’intérieur du café, et dédiée aux conversations plus

confidentielles, « une pièce dans une pièce » (Meeker 2002 : 348) qui rappelle singulièrement le

horon dans le horon que constitue le second cercle de danse.

25. Meeker relate la conversion espérée par ses interlocuteurs locaux. Tout voyageur de passage

pourra également en faire l’expérience.

26. La présence de musulmans grécophones est en soi exceptionnelle, mais la coexistence, aux

environs de Tonya, de villages grécophones et de villages parlant un dialecte turkmène atteste de

cette faculté d’assimilation de populations d’origines fondamentalement différentes au sein

d’une même culture.

27. Les italiques sont de nous.

28. Ainsi la garde personnelle de Mustafa Kemal était réputée pour être composée de « Lazes »

(ce qui était ethniquement faux même s’ils étaient originaires du littoral pontique oriental). Le

premier président de la Turquie n’a d’ailleurs pas manqué de souligner le soutien qu’ont apporté

les habitants de Trabzon à la révolution nationale.

29. Une question sur cette dénomination, posée à Istanbul à des musiciens originaires de lieux

différents, avait provoqué une longue discussion et amené une profusion de noms.

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30. Le mot komutçu semble être un néologisme local formé à partir du mot komut,« ordre », et du

suffixe -çu qui indique l’activité.

31. Exemple parmi d’autres.

32. Ou plus exactement un contexte villageois : köyde (« au village »)…mais bien sûr un village

« traditionnel ».

33. Quelques fois un meneur externe au cercle (donc non danseur) officiera de concert avec le

musicien ; c’est souvent un professeur de horon qui veille au grain.

34. Que, dans ce dernier cas, les cercles n’atteignent pas les proportions impressionnantes qu’ils

peuvent avoir aux environs de Trabzon n’est pas sans significations, et l’on rappellera que

Clastres lie le contrôle (conscient ou non) de la taille du groupe à la volonté d’autonomie qui

l’anime.

35. Il ne doit pas faire violence au groupe mais démontrer qu’il est en mesure de faire l’usage de

la violence que l’on requiert de lui.

36. À l’ère républicaine, détournement de fonds publics.

37. « […] les villages s’exposent constamment à perdre le contrôle de leur production musicale »

(Lortat-Jacob 1994 : 72).

38. Les turbulentes tribus turkmènes qui se sont installées dans ces territoires il y a plusieurs

siècles et dont la sédentarisation ne s’est pas faite sans heurts. Ainsi, à Acıpayam, petite ville

paisible, l’on se rappelle et l’on chante encore les hauts faits du Bey des Avşars dont on glorifie

l’esprit d’« indépendance et de rébellion » (Cler 1998 : 44). Plus généralement, le mot zeybek

renvoie simultanément à la danse et à la figure du « bandit d’honneur » que cette danse met en

scène.

39. Violence symbolique qui tient au pouvoir de la musique. Ce « pouvoir qu’exerce la musique »

devient par la force des choses « pouvoir qu’exerce le musicien sur l’auditeur ». N’est-ce pas

également une restriction de ce pouvoir qu’espère opérer – par des moyens et dans des optiques

fondamentalement différentes de celles que nous évoquions – moralistes et censeurs de tous

poils ?

RÉSUMÉS

Dans les chaînes des montagnes pontiques du nord-est de la Turquie, derrière les brumes d’une

des régions les plus pluvieuses au monde, se cache une mosaïque hétéroclite de peuples unis par

une passion commune pour les armes à feu, un nationalisme exacerbé, et une musique d’une

force inouïe où résonnent heurts et éclats. Aux portes du Caucase, la violence est omniprésente et

la musique n’échappe pas à cette fièvre… si elle ne participe pas à la mettre en scène. En étudiant

plus spécifiquement le horon, danse en cercle, danse de groupe menée autant par la vièle kemençe

ou la cornemuse tulum que par les clameurs des participants, il s’agira de mettre en évidence de

quelle manière une certaine violence (physique et sonore) redéfinit les logiques sociales et

musicales. Et ce faisant, partir sur les traces de Pierre Clastres (Archéologie de la violence).

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AUTEUR

NICOLAS ELIAS

Doctorant au Centre de recherche en ethnomusicologie (Université Paris-X Nanterre), sous la

direction de Jean During, et chercheur associé à l’Institut Français d’Etudes Anatoliennes. Il

étudie les musiques des montagnes pontiques (province de Trabzon, Nord-est de la Turquie) et

leur reterritorialisation en Grèce après l’échange de population de 1923. Dans le cadre du Master

2, il s’est intéressé à la pratique du lavta, et aux allers-retours de cet instrument entre Istanbul et

Athènes (« Lavta: étude pour un luth d’Istanbul», sous la direction de Makis Solomos, Université

Montpellier 3).

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Des affects entre guillemets.Mélodisation de la parole chez lesYézidis d’ArménieEstelle Amy de la Bretèque

1 Alagyaz, village yézidi du plateau d’Aparan, Arménie, avril 2007 1.

2 Assise à la table de sa cuisine, les coudes posés sur la nappe en toile cirée jaunie, Altûn

Mîrzoevna discute de tout et de rien avec Cemilê, l’infirmière du village. Coût de la vie,

astuces pour maigrir, charme de Poutine, interdits alimentaires, Altûn commente avec

entrain et humour. La conversation suit son cours. Le sujet de l’assassinat à Moscou en

1996 de Çeko Xidir, chef de gang yézidi est abordé. Altûn soupire. Mère de trois filles et

d’un fils, Altûn fait partie de ces femmes dites « au cœur brûlant » (dilşewat), celles qui

vivent un chagrin inconsolable, un deuil non accompli. Altûn dit avoir perdu la vie à la

mort de son fils, tué en Ukraine. « Depuis que mon fils est mort, je ne chante plus, je dis

des paroles sur mon fils », dit-elle. Au village, Altûn est connue pour ses « paroles sur »

(kilamê ser).

3 Les Yézidis réservent le mot chant (stran) aux répertoires liés à la fête et à la joie. Les

répertoires de la peine et de la nostalgie sont qualifiés de kilamê ser, littéralement

« parole sur… » ou « parole à propos de… » 2. Il n’est ainsi pas rare qu’au fil d’une

conversation, l’interlocuteur, ou plus fréquemment l’interlocutrice, entame un kilamê

ser. Cet énoncé mélodisé peut être un éclairage ou une précision concernant le sujet

abordé au préalable dans la conversation. Il est alors un développement mélodisé d’une

pensée exprimée d’abord par la parole. Le passage à la partie mélodisée est souvent

progressif. Certaines phrases sont entre le parlé et le chanté, on glisse d’un type

d’énonciation vers un autre. Parfois aussi, cette « parole sur » vient s’insérer dans la

conversation comme une parenthèse. N’ayant rien à voir avec ce qui a été dit

auparavant, ni ce qui va être dit par la suite, l’énoncé est alors un moment

d’épanchement d’une douleur personnelle. Les « paroles sur » permettraient d’apaiser

un cœur brûlant (dilşewat). Ces paroles mélodisées sont en effet des énonciations liées à

la douleur, à la peine, à la nostalgie : décès d’un proche, situation d’exil.

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4 Cette pratique de mélodisation de la parole de peine dans la conversation courante

n’est pas spécifique aux Yézidis de Transcaucasie. Des traditions similaires ont été

décrites dans la communauté kurde d’Irak et de Turquie 3. Et s’il n’y a que peu d’études

sur ce type d’énoncés, on peut penser que des pratiques semblables pourraient exister

dans d’autres communautés du Proche et Moyen-Orient. Le but de cet article n’est

cependant pas de décrire la spécificité ou non-spécificité des « paroles sur » des Yézidis

de Transcaucasie. La question est ici, en prenant un exemple précis, d’essayer de

comprendre le statut de ces énoncés mélodisés insérés dans la conversation

quotidienne. Le choix de dire des paroles tristes en les mélodisant est en effet

intéressant à plusieurs égards. Pourquoi en effet donner un statut particulier à ces

énoncés de peine ? Qu’est-ce que la mélodisation ajoute à ces mots ? Quel est le rapport

entre l’usage quotidien de la langue, et la parole mélodisée ? L’analyse de la « parole

sur » mélodisée par Altûn Mîrzoevna, dans sa cuisine, au village d’Alagyaz en avril 2007,

permettra de donner quelques pistes de réponse jetant une lumière nouvelle sur les

rapports entre langage et musique dans l’expression des affects 4.

Parler vs chanter

5 Les répertoires des Yézidis sont avant tout vocaux. Ils sont interprétés le plus souvent

dans un contexte rituel (mariages, enterrements et fêtes calendaires). Ils peuvent aussi

être liés à des circonstances plus intimistes : dans les cuisines, près du poêle, ou dans

les pâturages estivaux (zozan). Lors de funérailles, il n’est pas rare d’inviter un chanteur

et deux joueurs de duduk au chevet du défunt 5. De même, les hommes des castes de

religieux énoncent des prières (qewl et beyt) et des lamentations, contre rémunération,

lors des enterrements, mariages et fêtes calendaires. Les pratiques non professionnelles

sont souvent celles des femmes : chants responsoriaux dans les mariages ou les fêtes

calendaires, mais surtout lamentations, lors des enterrements ou des fêtes de

commémoration des défunts.

6 Deux types de hautbois constituent les principaux instruments : le duduk et le zurna 6.

Le duduk a une grosse anche, il joue dans un registre assez grave, tandis que le zurna a

une petite anche et joue dans un registre plus aigu. Ils sont tous deux joués avec la

technique du souffle continu. Les duduk sont souvent joués par paires : un duduk tient le

bourdon, un autre joue la ligne mélodique. Quant au zurna, il est toujours accompagné

d’un dohol, tambour sur cadre biface joué avec deux baguettes. Ces instruments ne sont

pas propres aux Yézidis, ils sont utilisés dans de nombreux répertoires dans tout le

Moyen-Orient (et jusque dans les Balkans pour le zurna). Chacun de ces hautbois est lié

à une vocalité particulière. Le jeu du zurna est qualifié de « chant » (stran), tandis que

celui du duduk est qualifié de « parole sur… » (kilamê ser…).

7 Cette distinction entre « chant » et « parole sur » est à la base de la pensée musicale des

Yézidis d’Arménie : toute énonciation mélodisée appartient à l’une de ces catégories

musicales. Le « chant » (stran) est mesuré, dansé et associé à la joie. Les « paroles sur »

(kilamê ser) sont chantées sur un rythme libre et associées à la peine et la nostalgie.

Cette dichotomie entre « chant »/» parole sur » est liée à des sentiments précis : la

« parole sur » est liée à la peine (xem), le « chant » est lié à la joie (şabûn). Pour les

Yézidis de Transcaucasie, xem et şabûn sont associés à un ensemble de rituels,

d’occasions, d’actions et de sentiments. Xem est aussi bien la peine, le deuil, la blessure,

l’isolement, l’éloignement, l’exil (xerîb), l’absence, la perte, le sacrifice (qurban), le don

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de soi et la fête des tombeaux (roja mazala). Quant à Şabûn, c’est aussi bien la joie, le

soleil (şems), les mariages (dawat), le foyer (ocax/mal), les fêtes calendaires telles Roja

Ezîd 7 et Xidirnebi 8. Şabûn est ainsi associé au zurna, au dohol et à la danse (govend), tandis

que xem est associé au duduk. Dans le stran, les paroles comptent peu, le zurna n’est pas

porteur de parole. Les chants ont des paroles, mais elles sont, d’une certaine manière,

accessoires. Personne n’y prête attention. À l’inverse, dans les kilamê ser, le contenu

sémantique est au centre de l’attention des auditeurs. Le duduk lui-même est dit parler.

On peut ainsi établir le tableau suivant :

CHANT (Stran) PAROLE SUR (Kilamê ser)

Voix ou zurna Voix ou duduk

Mesuré (takle) Non mesuré (betakle)

Danse Écoute

Joie (şabûn) Peine (xem), nostalgie (derd), exil (xerîb)

Paroles qui comptent peu Primauté des paroles

Le zurna est dit chanter Le duduk est dit parler

8 Les « paroles sur » peuvent être entendues dans des occasions diverses. Elles sont très

présentes dans les funérailles et les fêtes calendaires estivales (fêtes des Tombeaux –

Roja Mazala). Elles peuvent aussi être énoncées dans les pâturages l’été ou autour du

poêle l’hiver. Le poste de télévision, allumé en continu dans la pièce de vie, contribue

au programme musical : les chaînes satellites kurdes de Turquie et d’Irak diffusent de

nombreux stran mais aussi des kilamê ser.

9 Dans les commentaires des Yézidis, ces « paroles sur » peuvent se décliner de multiples

manières : paroles sur l’exil (kilamê ser xerîbiye) , paroles sur l’héroïsme (kilamê ya

meraniya), paroles sur les funérailles (kilamê ser şine), paroles sur le mort (kilamê ser

miriya), paroles sur le malheur (kilamê ser derane) , paroles de nostalgie pesante et de

douleur profonde (kilamê ya derda)… Toutes ces énonciations évoluent dans la même

sphère affective.

Les rossignols de Bagdad

10 Dans la cuisine de son foyer paternel, Altûn discute avec Cemilê, l’infirmière du village

venue lui prendre la tension et lui expliquer le fonctionnement du glucomètre. Parlant

de ses problèmes de santé, des démarches qu’elle devait accomplir pour pouvoir se

rendre à l’hopital sans payer, Altûn en vient à parler de son fils décédé. À ce moment,

l’énoncé devient mélodisé.

« parole » (kilam)ALTÛN : Il faudra que je te montre mon passeport et mon ordonnance.CEMILÊ : Je regarderai ça et je t’expliquerai. Il est important que tu saches te servirde ce truc (glucomètre). ALTÛN : Ah… depuis que mon fils a été tué, je ne dis que des paroles sur mon fils.

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Fig. 1. Altûn Mîrzoevna, Alagyaz, avril 2007.

Photo Estelle Amy de la Bretèque.

« parole sur » (kilamê ser)

1 Ah, j’ai dit : « si mon fils n’avait pas été tué dans la maudite

Ukraine

Ax, mi go bira wêrana Ûkraînê

nekuştana lawê min

2 Si la fille de mon frère n’était pas morte brûlée Bira neşewitya qîza birê min

3 Si mon frère n’était pas mort d’un infarctus Bira înfartê lênexista birê min

4 Si le père de mon Romîk n’avait pas été fusillé » Bira xwe gullenekira Romîkê bavê

min

5 Eman, eman Eman, eman

6 J’ai dit : « Le destin est traître Mi go felekê xayînê

7 Il embrasse la mère de jeunes enfants Daykê xorta dixapînê

8 Il se fait l’ennemi des mères » Daykara naê yole kane

9 J’appelle à l’aide, mais il n’y a pas d’aide Hewar dikim, hewar naê

10 Ma voix n’atteindra pas les rossignols de Bagdad Dengê min naçe şarûr bilbilê vê

Bex’daê

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11 J’ai dit : « Şalîko, fils, ne sois pas ainsi avec moi Mi go : Şalîko lao, were vê yekê minra

neke

12 Laisse l’Ukraine maudite Terka wêrana Ûkraînê bike

13 Quel dommage pour ta mère Dayka te guneye

14 Ne deviens pas vagabond Neke p’izka serê rya

15 Ne deviens pas orphelin ». Neke hêsîra ber derya

16 Ah j’ai dit : « Sêroj, mon frère Ay, mi go : Sêroj, birê mino

17 Ne pense pas à la mort maudite » Wêrana mirinê neke dilê xwe

18 Romîk, fils, j’ai dit : « Ne fais pas de ton sort une balle (de

fusil) »

Romîk lao, mi go gullê neke p’ara xwe

19 Ah, j’ai dit : « Je n’ai pas de fils Ay, mi go tune kurê min

20 Mon espoir était en mes frères Guman hebû birê min

21 Pour qu’ils portent mon cercueil à ma mort Çaxê bimrama, wê biketana bin

çardara min

22 Père, Romîk aurait posé sa main sur mes yeux Romîkê bavê min wê destê xwe bida

ser ç’evê min

23 Il aurait chassé tous les chagrins et malheurs de mon

cœur ».

Ew hemû kulê dinê derxista ji dilê

min

24 Ay li minê, ay li minê, ay li minê Ay li minê, ay li minê, ay li minê

25 Que faire de cette mort ? Ezê çawa bikim xwe vê mirinê

26 Comment ces yeux noirs, cette haute taille, ce bon danseur

est-il tombé sous terre ?

Ç’ev-birîê belek, bejna bilind, bejna

reqasçya, Xwedêva eyane, çawa ax

ketinê

27 J’ai dit : « Je n’ai ni père, ni mère » Ay mi go tunene dê û bavê min

28 J’ai peur, si je m’approchais du portail de la maison de mon

père,

Ditirsim çaxê bême ber derê mala

bavê xwe

29 Ma peur tremble devant elles : les femmes de mes frères

sont les filles d’étrangers.

Tirsa min wê tirsêye – jinê birê min

qîzê xelqêne

30 Elles diront : « Qui est-elle ? » Wê bêjin kêye, kê nîne

31 Elles diront : « C’est une vagabonde, elle est venue, elle va

partir »

Wê bêjin rêwî bû, xwera hat, dagerya

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32 Je dirai alors : « La maison des voisins est meilleure que

celle de mon père »

Ezê paşê bêjim : mala cînara mala

bavê min çêtire

33 Je dirai : « Romîk, fils, Şalîko, fils, frère Seroj Ezê bêjim : Romîk lao, Şalîko lao, Seroj

bira

34 Vous et moi sommes en exil Xerîb ez û hûnin

35 Nous nous assiérons sur les rives d’une rivière aux eaux

troubles ».

Emê rûniştine ber ç’emekî şêlûne

36 Dieu, comme les frères et sœurs manquent l’un à l’autre Hewara Xwedê, xûşk û bira çiqas

hezretê hevdune

37 Ax li minê, wey li minê, le destin est traître Ax li minê, wey li minê, felekê xayînê

38 Il trompe les mères de jeunes gens Dayka xorta çawa dixapînê

39 Je viendrai mélanger la neige à la pluie Ezê bêm berf û baran tevîhevkim

40 Je prendrai une cruche au cou fin Misînekî halê dilê xwera devziravkim

41 Tant que je suis vivante, mon chagrin pour Romîk, mon

fils, pour mon père, pour mon frère Seroj, ne seront pas

échangés pour une autre peine

Hetanî xweşbim, te’lya lawê xwe

Romîkê, bavê xwe, Serojê birê xwe

tevî t’u te’lya nakim

42 Si moi, malheureuse, je m’incline devant quelque chose Gava sondeke min, porkurê, hebe

43 Je dirai : « Je baisserai la tête devant mon frère

resplendissant »

Ezê bêjim serê birê xweyî kawî-

kubarkim

44 Que le destin de mon frère et du fils de mon frère soit

maudit

Mirazê birê xwe, kurê birê xwe, birê

xweyî reşkim

45 À l’aide, à l’aide, à l’aide par Dieu. Hewar, hewar, hewara bi Xwedêye.

« parole » (kilam)ALTÛN : Je dis mon chagrin, ce qui vient de moiE : Qu’est-ce que tu viens de dire ?ALTÛN : Une parole sur le mortE : Pas sur l’exil ?ALTÛN : Non, pas sur l’exil

11 Altûn jette un coup d’œil par la fenêtre, puis raconte : « Si j’avais su que j’allais perdre

mon unique fils, je me serais remariée ! J’avais encore l’âge d’avoir des enfants. Ah je

suis exilée ». Altûn a 51 ans. Mariée à 13 ans, elle en avait 26 lorsqu’elle devint veuve.

Cemilê, un sourire dans le regard, lui répond qu’il n’est jamais trop tard pour se

remarier. Le rire d’Altûn résonne dans la pièce. La conversation changera ensuite de

sujet. Altûn et Cemilê raconteront le divorce d’Îta, une jeune fille du village qui s’était

mariée à un Yézidi de la région de Krasnodar (Russie)…

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

122

12 Cet exemple est assez typique de la façon dont les « paroles sur » peuvent être glissées

dans les discussions quotidiennes. Au détour d’une conversation, quand le sujet est

douloureux, l’énoncé peut devenir mélodisé.

Motifs poétiques

13 Le niveau sémantique et symbolique des « paroles sur » révèle de nombreuses

accroches émotionnelles. Ces motifs poétiques sont notamment l’exil (xerîb), le sacrifice

(qurban), les formules de peine telles wey le mîne et des métaphores plus ou moins

usuelles dans ce genre d’énoncés. Combinées à la mélodisation, dont il sera question ci-

dessous, elles caractérisent cette manière d’utiliser le langage qu’est le kilamê ser.

Exil 9

14 Altûn évoque l’exil de son fils Romîk vers l’Ukraine (1) et le destin tragique qu’il a

rencontré (4). Depuis la fin de l’URSS, de nombreux Yézidis d’Arménie ont émigré vers

la Russie et l’Ukraine. Dans ces terres d’exil, la « mafia » yézidie est connue de tous. Les

lignes 27 à 34 font aussi référence à l’exil (xerîb) 10. L’exil est un sentiment

particulièrement important pour les Yézidis. Il est à la fois la mort, l’éloignement

physique des siens pour une terre étrangère et la perte des piliers du foyer. Les lignes

33 et 34 témoignent du plurisémantisme du mot xerîb. Littéral ou métaphorique, le

terme renvoie à un état émotionnel particulier : la douleur de la perte. Altûn se dit

exilée, de même que son petit-fils Romîk, son fils Şaliko et son frère Seroj. L’exil réunit

ainsi la mort (pour son frère Seroj et son fils Şaliko), la perte du père (pour Romîk) et la

perte du fils (pour Altûn).

15 Dans les « paroles sur », la mort est présentée comme un exil. On parle d’un départ du

mort vers un ailleurs : un exil en attendant que l’âme réintègre un corps. Xerîb peut

aussi faire référence à un exil » originel » d’Anatolie (Antep, Kars, Van) concernant tous

les Yézidis11. Le terme peut aussi renvoyer au fait de quitter sa maison, son village,

voire l’Arménie. Xerîb est encore la situation de l’épouse qui part vivre hors de son

lignage et de son foyer paternel lorsqu’elle se marie12. On notera qu’Altûn dit sa

« parole sur » dans son foyer paternel dans lequel elle est en principe une étrangère,

d’où les vers 28 à 35. Ils font écho à des discussions conflictuelles qu’Altûn avait à

l’époque avec ses belles-soeurs qui occupaient la maison. Le mot xerîb peut enfin

signifier ce qui est dehors, et donc l’étrange, l’étranger, l’ennemi. Cette fusion ou

confusion entre étranger et ennemi en dit long sur l’importance et l’affection que l’on

porte envers les siens, sur l’importance de la scission entre « nous » et « les autres ».

Xerîb exprime ainsi non seulement un rapport à l’espace et à l’autre, mais aussi un

sentiment de grande douleur ; une nostalgie profonde exprimée musicalement dans la

« parole sur », qu’elle soit énoncée dans la conversation quotidienne, dans les

funérailles ou par le jeu du duduk13. Chacun connaît ainsi au cours de son existence

plusieurs situations d’exil.

Sacrifice (qurban)

16 Dans la « parole sur », le sacrifice de soi est une thématique récurrente. Le terme le plus

fréquemment employé est celui de qurban, littéralement, le sacrifice animal14. Qurban

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

123

est également présent dans le langage quotidien des femmes. C’est un « mot doux » des

mères à leurs enfants (qurbana min : mon sacrifice). Il peut être alors compris au sens de

l’amour par le don de soi. Les femmes, notamment après la quarantaine, affirment très

souvent vivre en souffrance, vivre les malheurs des autres.

17 Altûn n’emploie pas le mot qurban dans son énoncé, mais la thématique du don de soi

est cependant présente dans les lignes 41, 42 et 43. Altûn y promet de garder en elle,

jusqu’à sa mort, la peine de la perte de son fils et de son frère, et du statut d’orphelin de

son petit-fils.

Formules en onomatopées

18 Des formules au sémantisme limité ou inexistant, mais évoquant pour tous la douleur et

la peine, sont utilisées dans les « paroles sur ». Altûn en emploie aux lignes 24 et 37.

L’expression Ax li mine (37) signifie littéralement « ax sur moi ». « Ax » (prononcer

« ah ») étant une onomatopée qui, un peu comme son équivalent français, est associée à

l’idée d’un soupir profond. Ay li mine (24) est une expression synonyme. Wey li mine (37)

signifie « wey sur moi », wey étant une autre interjection employée à l’annonce d’une

mauvaise nouvelle, ou face à un étonnement profond. D’autres formules sont plus

difficilement traduisibles, telles loylo, loylo, ou de le waê, wî de yoyo ou encore ax le waê.

19 Associées au chagrin, ces formules ont un rôle de déclencheur des émotions15. Elles

évoquent tout un champ de souvenirs et d’images. À ma question sur le sens de ces

expressions, Altûn répondit : « Tu dis wey le minê en pensant à ton malheur. Moi j’en ai

beaucoup [de malheurs], et ils sont tous dans wey le minê. Mon fils en premier bien sûr,

c’est à lui que je pense le plus. Mais les malheurs des autres sont différents des miens,

alors chacun pense à sa souffrance, chacun pense à sa vie ». Cemilê, qui assistait à la

discussion, précise qu’en entendant cette même formule elle pense à une photo de sa

mère défunte en habits de fête et aux pâturages estivaux (zozan). Chacun illustre

intérieurement cette formule de malheur, avec ses propres images, au sens des

souvenirs, du vécu…

20 Pour les Yézidis, le duduk aussi dit des « paroles sur ». On l’entend en particulier dire

wey le mine, comme dans les énoncés verbaux mélodisés… À moins

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Fig. 2. Fîdan, la mère de Cemilê en habits de fête

Photo Estelle Amy de la Bretèque.

de percevoir à l’inverse les formules comme wey le mine, en substituts vocaux du jeu

instrumental. En tout cas, les commentaires sur le jeu du duduk montrent que, pour

dire des « paroles sur », il n’est pas nécessaire de les énoncer verbalement 16.

Figures poétiques

21 Les métaphores ou expressions imagées sont courantes dans les « paroles sur ». Altûn

en utilise plusieurs. Elle évoque les rossignols de Bagdad (10), qui, dans l’imaginaire des

Yézidis, renvoient à un ailleurs merveilleux (que personne n’a jamais vu). Par

l’expression « Je mélangerai la neige à la pluie » (39), Altûn évoque les réalités diverses

qui doivent cohabiter, soulignant ainsi les obstacles qu’elle doit surmonter dans son

malheur. Quant à l’expression « Je prendrai une cruche au cou fin » (40), elle rappelle à

tous la coutume de l’eau versée sur le sol au moment du départ d’un proche en signe de

protection. Aux limites de l’intelligible, ces expressions imagées ne sont pas explicitées

ni commentées par l’énonciateur. Elles font partie des références partagées par tous et

interprétées par chacun à sa manière.

Mélodiser la parole

22 La « parole sur » d’Altûn s’insère dans la conversation quotidienne. Le passage de la

voix parlée à la voix chantée est progressif. Le début de sa « parole sur » est un parlé

rythmé qui, petit à petit, se mélodise sur un ambitus assez réduit.

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Fig. 3. Au zozan (pâturages estivaux). Août 2007.

Photo Christophe Kebabdjian.

23 Appelée par les musiciens professionnels yézidis betakle (sans rythme), la « parole sur »

n’a pas de rythme isochrone. La logique rythmique de chacune des phrases mélodiques

n’est pas celle du rythme de la parole : certaines syllabes sont étirées, en particulier en

fin de phrases. Les fins de phrases mélodiques et sémantiques coïncident avec la reprise

du souffle (axîn).

24 Les « paroles sur » relèvent d’une énonciation qui est aisément qualifiable de chant

pour des oreilles non-yézidies. La « parole sur » d’Altûn, comme l’ensemble des

« paroles sur », est soutenue par le modèle mélodique suivant : un « plateau récitatif »

plus ou moins long sur deux ou trois notes, puis, en fin de phrase, une descente sur

quelques notes. Ce schéma est répété à chaque phrase à des hauteurs variables, suivant

une pente dans l’ensemble descendante. Par exemple, si la première phrase est

construite autour d’un si :

25 la deuxième pourra commencer par un la :

26 et la troisième par un sol :

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

126

27 Après quoi, l’énonciatrice pourra reprendre sur un si, ou même sur un do, produisant

dans ce cas un effet dramatique :

28 Chacun de ces plateaux peut être répété plusieurs fois avec des paroles différentes.

Dans l’ensemble, il est difficile de prévoir quand la chanteuse descendra d’un plateau à

l’autre, et le nombre de plateaux qu’elle choisira de marquer entre le haut et le bas de

l’ambitus. Les « paroles sur » du duduk ou des chanteurs professionnels sont construites

sur le même modèle, mais sont en général plus ornementées que celle d’Altûn.

29 Altûn affirme que, dans les « paroles sur », seuls les mots comptent. Et de fait, personne

ne commente ni la ligne mélodique, ni la voix des énonciateurs. Sauf cas particulier, on

ne dirait pourtant pas de kilamê ser sans mélodisation. Certains indices montrent que

cet élément rajoute une « épaisseur ». Il est par exemple possible de dire les mots d’une

« parole sur » en présence d’un nourisson, mais il est fortement déconseillé de

mélodiser ces paroles. Car, même ceux qui ne comprennent pas les paroles (ce qui est

sûrement le cas des nouveaux-nés), sont sensibles à la mélodisation particulière des

kilamê ser.

30 Pour comprendre la spécificité des kilamê ser, il faut comparer leur courbe mélodique à

celle de la parole. On a coutume de définir l’intonation, comme l’ensemble des

« schémas typiques de la mélodie de la parole ayant une signification fonctionnelle »

(Riegel, Pellat et Rioul 1994 : 61). L’intonation de la voix parlée est généralement

considérée comme un marqueur de l’émotion. Elle s’ajuste au sens des mots en en

faisant ressortir des dimensions sémantiques particulières. Or, dans la parole chantée,

ce sont les mots qui se moulent dans une ligne mélodique passablement figée. Une

partie des marqueurs pragmatiques utilisés dans la parole sont donc absents, ou, en

tout cas, moins présents. Pourquoi donc mélodiser ces énoncés qui sont chargés

d’affects particulièrement intenses ?

Des affects entre guillemets

31 La « parole sur » est déployée dans une temporalité beaucoup plus large que la parole

ordinaire : l’énoncé d’Altûn a duré presque cinq minutes, alors que non mélodisé, il

aurait pu être dit en moins de deux minutes. Les mots sont énoncés plus lentement que

dans le langage quotidien, et l’espace de l’énonciation est empli des sons tenus de la

« parole sur ». Les auditeurs écoutent cois, les enfants sont éloignés, les larmes coulent.

La « parole sur » est ainsi placée dans un espace et une temporalité autres.

32 Les kilamê ser sont conçus comme une unité. Altûn, terminant son énonciation

mélodisée, a qualifié ses propos de : « une parole sur le mort ». À l’intérieur de cette

entité, les discours rapportés sont fréquents. Ils paraissent parfois faire référence à des

énonciations passées (j’ai dit : « … »), parfois futures (je dirai : « … »), parfois encore à

des énonciations au présent mais avec une prise de distance (je dis : « … »). La « parole

sur » est ainsi non seulement le temps présent de l’énonciation, mais aussi celui des

souvenirs évoqués, ou encore celui d’hypothèses, de pensées et d’aspirations…

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

127

33 En kurde, l’usage du discours rapporté direct est de loin le plus répandu dans la langue

orale 17. Mais cette préférence de la langue est encore plus marquée dans les moments

de récits tristes. Omniprésents, les discours rapportés multiples (j’ai dit : « … », je dis :

« … », elle dit : « … ») ponctuent alors les paroles, multipliant les énonciateurs. Dans la

« parole sur », le pronom « je » ne renvoie alors plus nécessairement à l’énonciatrice.

Sa référence se perd parfois dans l’imbrication de discours rapportés. Ceci est

particulièrement clair dans les kilamê ser chantés dans les funérailles où le procédé

permet d’impliquer les participants au rituel en les évoquant ou en parlant en leur

nom. Altûn chante : « J’ai dit : ‹ Je n’ai ni père ni mère › » (27). Cette affirmation

pourrait faire référence à un événement passé. Elle pourrait alors être véridique ou non

(Altûn a peut-être dit ‹ je n’ai ni père ni mère › ou peut-être pas). Mais elle chante aussi,

faisant parler les femmes de ses frères : « Elles diront : ‹ Qui est-elle ? › » (30),

construisant ainsi un dialogue hypothétique placé dans l’avenir. Même s’il fait écho à

des discussions bien réelles, comme nous l’avons vu précédemment, le futur lui donne

une dimension imaginaire. Les « paroles sur » sont d’ailleurs parfois appelées dirok, mot

qui désigne aussi les récits légendaires et les contes. Dans l’ensemble, il est difficile de

distinguer au sein des kilamê ser ce qui doit être pensé en terme de vrai ou de faux. Les

kilamê ser sont non seulement le récit de chagrins personnels, mais aussi des paroles

nimbées de fantastique.

34 L’usage quasi constant de formules telles que « J’ai dit : ‹…› » ou « Je dis : ‹ … › »matérialise des guillemets à l’intérieur de la « parole sur » et renforce l’impression de

citation, établissant d’emblée une distance entre l’énonciateur et sa propre parole. En

typographie, les guillemets sont employés pour isoler un mot ou un groupe de mots

cités ou rapportés, pour s’en distancier ou encore pour les mettre en valeur (Riegel,

Pellat et Rioul 1994 : 94). Le signe marque un changement de niveau énonciatif. C’est un

effet similaire qu’opère la mélodisation de la parole chez les Yézidis. Comme l’explique

Bakhtine (1977 : 161), « Le discours rapporté, [est] le discours dans le discours,

l’énonciation dans l’énonciation, mais c’est en même temps un discours SUR le

discours, une énonciation SUR l’énonciation » 18. Ainsi compris, le discours rapporté est

un acte d’extraction d’un énoncé de son contexte qui oblige à juger, peser et évaluer ce

dernier – comme il en sera pour l’acte d’insertion. Penser l’énonciation entre

guillemets permet à l’énonciateur, le temps de l’élocution, de jouer un rôle différent de

celui tenu au quotidien, plaçant par la même occasion sa parole à un autre niveau.

35 Selon Sperber (1974), la mise entre guillemets est le propre du savoir symbolique.

Contrairement au savoir encyclopédique, celui-ci n’est pas directement référentiel. Il

construit plutôt un univers dans lequel le jugement de vérité se trouve en quelque sorte

suspendu. De ce point de vue, l’introduction « J’ai dit : ‹… › » compte plus que les affects

qu’elle permet d’exprimer. Seules les énonciations liées à la peine peuvent recevoir une

mise entre guillemets supplémentaire qui est la mélodisation.

36 Par des procédés énonciatifs spécifiques, ces paroles chargées d’affects

particulièrement intenses se distinguent de l’usage quotidien de la langue. Dans un

cadre défini par une temporalité spécifique, une omniprésence du discours rapporté et

par la mélodisation, l’énoncé est dépersonnalisé et autonomisé. La mélodie crée un

moule en un sens plus neutre que l’intonation de la parole simple. Toutes les « paroles

sur » sont mélodisées plus ou moins sur la même courbe, qui est en elle même porteuse

d’une certaine émotion (par exemple, dans le cas du duduk, la mélodie a une efficacité à

elle seule). Ce procédé place la « parole sur » dans un univers suspendu, permettant à

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

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chacun d’y entrer ou aux émotions d’en sortir. C’est dans ce cadre défini par les

guillemets de la mélodisation qui soulignent et renforcent ceux du discours rapporté

que se dessine l’espace d’empathie entre le locuteur, le kilamê ser et l’auditoire.

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NOTES

1. Le Yézidisme est un système religieux qui a des points communs avec les grandes religions

monothéistes ainsi qu’avec les hétérodoxies du Moyen-Orient (Kreyenbroek et Rashow 2005). Il

est lié à une organisation sociale particulière fondée sur des groupes sociaux hiérarchisés,

endogames et héréditaires que les Yézidis appellent des « castes » (kasta, cf Kreyenbroek 1995,

Omerxalî 2005). Ce système ainsi que des croyances comme la métempsycose caractérisent les

Yézidis par rapport aux populations majoritaires. Les Yézidis sont kurdophones. Ils vivent

principalement au nord de l’Irak, en Géorgie et en Arménie.

2. Les « paroles sur » sont parfois appelées dirok, mot qui recouvre aussi les histoires racontées

aux enfants et les récits légendaires.

3. Allison (1996 : 43) rapporte le cas de femmes kurdes d’Irak, qui, après la destruction de leur

village d’origine, leur déplacement forcé à Qoş Tepe et l’enlèvement en 1983 par l’armée

irakienne de tous les hommes de la communauté, répondaient aux questions des journalistes

étrangers sur ce qui s’était passé par des lamentations mélodisées. Pour une étude sur les

lamentations des femmes kurdes réfugiées dans les bidonvilles de l’ouest de la Turquie voir Amy

de la Bretèque (2004, 2010). Ces lamentations étaient souvent énoncées au cours de récits

personnels sur la guerre, l’exil vers les grandes villes ou d’autres événements dramatiques.

4. Cet article s’appuie principalement sur le travail ethnographique que je mène depuis 2006 dans

les villages yézidis du Mont Aragatz en Arménie.

5. Dans tous les cas, il s’agit d’hommes. Le jeu du zurna et du duduk leur est strictement réservé

dans tout le Moyen-Orient (Delaney 1991 : 127). Les chanteurs profesionnels sont aussi, à de rares

exceptions près, des hommes.

6. Les autres instruments, très peu utilisés aujourd’hui par les Yézidis de Transcaucasie, sont des

flûtes (bilûr) jouées par les bergers, des tambours sur cadre (daf), une vièle à quatre cordes

(kamanşa) et un luth à long manche (saz). Le synthétiseur a aussi fait son apparition, notamment

dans les mariages.

7. Roja Ezîd ou Roja Ezdiyan (littéralement le jour des Yézidis) est célébré autour du solstice

d’hiver. On y danse au son de stran joués au zurna et au dohol, ou, plus récemment, chantés par un

chanteur professionnel accompagné d’un synthétiseur. Les stran au synthétiseur sont dans le

style rabiz (style musical urbain devenu très populaire dans l’Arménie post-soviétique).

8. Célébré autour du 15 février, Xidirnebi est une fête carnavalesque lors de laquelle les hommes

dansent masqués à la nuit tombante à travers tout le village, rendant visite à chacune des

maisonnées.

9. Sur l’importance de l’exil dans la communauté yézidie d’Arménie voir Amy de la Bretèque

(2008).

10. Xerîb est un mot d’origine arabe (garib) qui est présent dans beaucoup de langues du Moyen-

Orient. Il est très présent dans les poésies et chansons. Ce mot est très poétique en arabe

classique et contemporain et a alors le sens d’étranger, au sens propre et figuré (étranger dans un

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

130

pays ou étranger dans sa pensée). D’autres sens existent en arabe, notamment bizarre, curieux,

insolite, rare (littéraire). Lorsqu’il est associé à d’autres mots, il peut signifier excentrique,

original, loufoque (Reig 1983). En kurde, le mot xerîb peut être remplacé par xurbet, autre mot

pour l’exil(en turc : gurbet, de la mêmeorigine arabe – garib – que xerîb). Très usité par les Kurdes

de Turquie, les Yézidis d’Arménie emploient plutôt le mot xerîb.

11. Les Yézidis d’Arménie, originaires de Gaziantep, ont migré vers le Caucase en deux étapes.

Fuyant les persécutions des musulmans, ils se sont dirigés vers le nord-est : d’abord vers Van et

Kars, puis, lors du recul des troupes tsaristes, dans le Caucase. Les vagues d’arrivée au Caucase

ont été en 1828-29 et 1915-16.

12. Lors du mariage, la mère de la mariée dit une « parole sur l’exil » pour sa fille qui quitte le

foyer et part vivre avec des étrangers. Ce n’est qu’en donnant naissance à un fils que celle-ci

stabilise sa situation dans son nouveau foyer. À propos des lamentations pour la bru, voir

Rudenko (1982 : 14).

13. Le duduk a une importance toute particulière en Arménie : il est un symbole fort de l’«

Arménité », symbole d’un passé douloureux commun. Les Yézidis partagent cette souffrance avec

les Arméniens.

14. Mot d’origine arabe présent dans de nombreuses langues de la région. Pour les Yézidis

d’Arménie, ce mot est employé à la fois pour le sacrifice des moutons lors de fêtes religieuses et,

métaphoriquement, pour le don de soi. Il est parfois aussi traduit par « victime ».

15. On retrouve des interjections de ce type (évoquant tout un champ d’émotions, de ressenti, et

d’images) dans nombre de traditions lamentées. Des eleleu, aiaî et ototoi de la Grèce antique

(Loraux 1999, Svenbro 2004) aux terirem de la musique byzantine (Jefferey 1992 :109, Conomos

1974 : 261-86) en passant par les laïlaïlar des Azéris (Amy de la Bretèque, 2005) et les amanedhes

(sing. amanes) du Rebetiko (Holst-Warhaft 2003 :172-174), les interjections sont largement

utilisées dans les énoncés tristes.

16. Le jeu du duduk est admiré et les joueurs de duduk sont respectés au même titre que les

chanteurs. Les propriétés « parlantes » du duduk en sont peut-être la cause. À l’inverse, jouer du

zurna ou du dohol n’a rien de très honorable. Si on est mieux payé pour faire danser dans un

mariage (grâce à des paiements multiples : organisateur de la fête ainsi que commanditaire de

chaque mélodie ou chanson) que pour faire pleurer dans les enterrements, on est par contre plus

estimé, plus respecté, dans le deuxième cas…

17. Le discours rapporté indirect existe surtout à l’écrit ou dans le parlé des intellectuels. Pour

une analyse des formes du discours rapporté en kurde (direct, indirect et indirect libre) voir Akin

2002. À propos du développement du discours rapporté indirect dans la littérature kurde voir

Aydogan 2006.

18. Les majuscules sont de Bakhtine.

RÉSUMÉS

Dans la communauté yézidie d’Arménie, la dichotomie « parlé vs chanté» est à la base de la

pensée musicale. Le « chant» (stran) et la « parole sur» (kilamê ser) sont des catégories

d’expression ayant des caractéristiques émotionnelles spécifiques. En prenant pour exemple un

kilamê ser énoncé par Altûn Mîrzoevna, cet article analyse l’articulation entre musique, langage et

émotions. Mise entre guillemets, la « parole sur» se déploie dans un espace à part, créant un

monde dans lequel la véracité et l’intonation de la parole sont en suspens. Le temps de

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

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l’énonciation sort du réel: entre passé, présent et futur, il se déploie dans une temporalité

beaucoup plus large que la parole ordinaire. L’espace de l’énonciation, par l’étirement des

paroles et par l’évocation des souvenirs et des images, est lui aussi beaucoup plus vaste que celui

d’une parole simple. Mélodisant ses émotions dans la conversation, Altûn crée un univers

suspendu, celui de la peine (xem), de la douleur profonde (derd) et de l’exil (xerîb).

AUTEUR

ESTELLE AMY DE LA BRETÈQUE

Doctorante en ethnomusicologie au CREM-LESC (UMR 7186). Ses travaux de recherche ont porté

sur les cérémonies de deuil féminines en Azerbaïdjan, sur les Molokanes de Transcaucasie, sur les

lamentations des femmes kurdes déplacées dans les bidonvilles d’Istanbul et de Diyarbakir, et

enfin sur les Yézidis de Transcaucasie. Ses recherches actuelles dans la communauté yézidie

portent sur les typologies musicales des émotions et sur la manière dont la musique contribue à

l’appréciation du pathos. Elle enseigne par ailleurs le gamelan javanais à la Cité de la Musique

(Paris).

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

132

Le musicien Yahyâ al-Nûnû.L’émotion musicale et sestransformations (Yémen)Jean Lambert

1 J’avais souligné dans La médecine de l’âme l’importance de la question de l’émotion

musicale, de ses différents modes d’expression et de sa codification sociale et culturelle

dans le chant de Sanaa au Yémen (1997). Je n’avais pourtant pas pu approfondir cette

réflexion autant que je le souhaitais, en particulier sur le plan des mécanismes

individuels mis en jeu. Je me demandais en particulier comment rendre compte de ces

longues séances musicales auxquelles je participais à Sanaa avec le musicien Yahyâ al-

Nûnû 1, à la fin des années quatre-vingt, puis à la fin des années quatre-vingt-dix 2. Ces

séances étaient des sortes de marathons musicaux qui duraient de 3 h de l’après-midi à

7 h du matin. Yahya avait 3 une théorie assez élaborée sur l’effet de sa musique sur

l’émotion des auditeurs et souhaitait tester celui-ci, un peu comme en laboratoire. Il

préconisait lui-même de faire durer les séances toute la nuit, pour pousser au

maximum sa propre résistance physique et la nôtre.

2 Ces séances étaient donc surdimensionnées par rapport aux séances de qat

quotidiennes, magyal, qui ne durent « que » quatre ou cinq heures. Du point de vue de la

tradition yéménite, elles équivalaient aux veillées de mariage (samra), que la

communauté villageoise ou de quartier passe à jouer, à danser et à se distraire en

assistant à des saynètes, sauf qu’ici, il n’y avait pas de mariage, et que la séance était

plus nettement centrée sur la musique. C’était aussi pour Yahyâ une manière de

perpétuer des veillées musicales similaires 4 qui, dans l’aristocratie de Sanaa, n’étaient

pas liées à une fonction sociale particulière 5.

3 Au cours de la séance, Yahya al-Nûnû immergeait ses auditeurs dans un « océan » de

mélodies circulaires et obsédantes qui continuaient à retentir dans les esprits bien

après que la musique se fût tue. Simultanément, chez lui-même, l’expression musicale

donnait fréquemment lieu à une sorte de crise émotionnelle. Bien que la tentation soit

forte de parler ici de « transe », j’éviterai d’utiliser ce mot qui rend mal compte de

réalités si complexes : à quel niveau de conscience le musicien et l’auditeur étaient-ils

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

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transportés ? Que se passait-il vraiment dans leur cerveau, dans leur esprit, dans leur

cœur ? Et quelle relation y avait-il entre l’émotion du musicien et celle des auditeurs ?

4 Si l’émotion et les sentiments sont depuis longtemps devenus des objets de

l’anthropologie (Crapanzano 1994 et sa bibliographie), cette dernière a longtemps buté

sur la difficulté à rendre compte de phénomènes toujours plus intimes avec ses

instruments sociologiques classiques : à partir d’une certaine échelle de l’observation,

le recours à des outils conceptuels plus spécifiques semble s’imposer (Bloch 2009 : 51).

Les sciences cognitives peuvent nous aider car, dans la mise en relation de l’émotion et

de la musique, leur apport est déjà considérable (pour ne prendre que quelques

exemples récents, Mac Adams et Bigand 1994 ; Scherer 1995 ; Juslin 1997). Cependant,

elles se sont surtout cantonnées à des pratiques occidentales de la musique. Elles ont

aussi trouvé leur limite dans la multiplicité des facteurs en jeu 6, en particulier celui du

contexte, pour des activités qui sont « des manières d’être dans le monde », non « des

manières de penser sur le monde » (Becker 2005 : 482). En retour, il faut bien

reconnaître que l’ethnomusicologie, tout en apportant dans les dernières décennies

une foule d’observations de terrain, s’est cantonnée, sur le plan théorique, à réaffirmer

le lien entre l’expression de l’émotion et la diversité des cultures (Rouget 1980 : 409),

sans fournir de points d’appui solides pour la comparaison. C’était d’ailleurs jusqu’ici

l’orientation dominante de ma propre démarche vis-à-vis de la musique au Yémen. Or il

faut reconnaître que cela n’est plus suffisant pour comprendre des objets aussi

complexes, à la fois naturels et culturels. Malgré le fossé qui les sépare encore, la

convergence de ces deux approches paraît inéluctable 7. Sur ce « chemin escarpé des

sciences musicales » (Lortat-Jacob 2009), il me semble que l’expérience très particulière

du musicien Yahyâ al-Nûnû pourrait être utile, quelle que soit sa singularité, ou peut-

être justement en raison de cette dernière.

5 Il faut d’abord noter que la recherche par l’expérimentation intéressait aussi Yahya al-

Nûnû : celui-ci attendait de moi que je lui amène de nouveaux auditeurs, notamment

des étrangers, car il était particulièrement intéressé à tester les effets de sa musique

sur des sujets ne comprenant pas la langue arabe. Il souhaitait comprendre plus

précisément la nature de SA musique indépendamment de la compréhension

linguistique des textes, et surtout à partir d’un constat très naturaliste : comprendre

l’effet de la musique sur le psychisme humain. Pour ma part, cette approche

m’intéressait, pour des raisons qui convergeaient avec les siennes. Lui et moi

considérions ces séances comme une sorte de laboratoire vivant. C’est pourquoi la

présente étude, qui tentera d’en rendre compte, est très peu extensive : il s’agit d’un cas

très particulier, d’une expérience vécue et restreinte, irréductible, mais qui me paraît

significative par sa profondeur et son caractère intensif 8. On est donc ici à mi-chemin

entre l’enquête de terrain et l’expérience de laboratoire, en mettant l’accent sur

l’observation qualitative…

6 Par ailleurs, il me semble que le caractère volontairement global de la praxis de Yahya

al-Nûnû, couplé avec la nature monographique de mon approche, peuvent fournir un

modèle ayant une certaine valeur heuristique pour l’interprétation de l’émotion

musicale. Cette étude résulte d’une observation rapprochée et continue, à la fois chez le

musicien et chez les auditeurs. Sans les outils modernes de l’expérimentation (ce n’était

guère possible à l’époque), il faudra certes se contenter de l’observation traditionnelle

et d’une certaine dose d’introspection soutenue par mon expérience d’auditeur, mais

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

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non sans quelques références à ce qui me semble pouvoir amorcer de futures

convergences avec les sciences cognitives.

Des mélodies obsédantes au parcours obligé

7 Il faut d’abord rappeler que la musique du magyal et des veillées yéménites consiste

principalement en une suite musicale d’environ vingt minutes, la qawma, composée de

trois parties dont le tempo va en s’accélérant. Il s’agit donc d’une construction

temporelle, d’un « parcours obligé » dont la dernière section, le sâri‘, qui est la plus

rapide, représente un sorte d’apogée créant une tension expressive dominée par la

jubilation, en même temps qu’elle représente un horizon d’attente chez l’auditeur

(Lambert 2004 : 154-162) 9. Cette dimension temporelle permet de mettre en œuvre

plusieurs stratégies esthétiques.

8 Pour ces longues séances musicales, Yahyâ al-Nûnû insistait toujours pour jouer le plus

longtemps possible, jusqu’au matin ; sinon, pour lui, cela n’en valait pas la peine. Nous

faisions une pause vers minuit pour souper (un repas à base de viande, supposé être

énergétique), et nous reprenions le qat ensuite jusqu’au matin. Le qat nous aidait à

repousser les limites de la fatigue tout en faisant de la musique le plus longtemps

possible.

9 Concernant l’art de Yahyâ al-Nûnû, il faut évoquer ici la qualité très charnelle de sa

voix, très masculine, douée d’un grain particulier, peut-être lié au fait qu’elle était

placée profondément dans la gorge, ce qu’il assumait explicitement (et qui peut être

favorisé par l’émission de la consonne pharyngale |‘ayn| en arabe), mais pouvant aussi

adopter des inflexions plus tendres, féminines ou mêmes enfantines10. C’était l’une des

plus belles voix du style religieux nashîd à Sanaa (voir le CD Yémen. Le chant de Sanaa.

Yahya al-Nûnû, Lambert 2001), ce dont il avait parfaitement conscience. De même, il faut

mentionner son jeu de luth tantôt très saturé, tantôt au contraire subtilement

désincarné.

10 Chaque suite (qawma) durait de 30 minutes à une heure (donc, en général, plus

longtemps que chez les autres musiciens yéménites) et était séparée de la précédente

par une courte pause, de cinq à dix minutes. À nous autres, auditeurs, le jeu semblait se

bonifier progressivement. En général, les deux ou trois premières qawma étaient

affectées d’une certaine lourdeur 11, mais après, chaque suite nous paraissait

s’améliorer : dans la quatrième, la cinquième ou la sixième, il se produisait soudain un

changement notoire, une sorte d’allègement subtil, puis une sorte d’envol, un jeu du

luth aérien et diaphane. Il semble que cette impression était due en particulier à

l’alternance de sons saturés où plusieurs cordes de l’instrument étaient mises en

mouvement simultanément, et de sons

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

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Fig. 1. Tard dans la nuit, Yahyâ al-Nûnû (à droite) et Mohammed al-Khamîsî l’accompagnant auplateau en cuivre.

Photo Jean Lambert, 1997.

monodiques, « goutte à goutte », produits plus délicatement par le plectre. Avec la

variation des inflexions de la voix, le dialogue entre celle-ci et l’instrument, le jeu de la

répétition et de la variation d’une mélodie, toujours la même et pourtant toujours

différente, les subtils passages d’un cycle rythmique à un autre, ces changements

étaient, autant qu’il m’en souvienne 12, porteurs d’une intense émotion esthétique chez

les auditeurs, comme s’ils renouvelaient une sorte de paysage musical, nous le faisant

voir sous un angle que l’on n’avait pas soupçonné, et sans que l’on puisse comprendre

comment on en était arrivé là. Nous avions parfois littéralement l’impression que nous

nous envolions avec ces sons enchanteurs. Et surtout, fascinés par ces sensations

furtives mais séduisantes, nous nous attachions de plus en plus à suivre la musique

pour essayer de ressentir à nouveau les mêmes sensations. Je me rappelle très bien ces

moments comme étant ceux où j’abandonnais toute prise de notes, toute prise de

photos, et plus généralement, toute attitude de distanciation. Je vivais entièrement

avec la musique, tantôt concentré sur les sons eux-mêmes, tantôt déviant vers une

rêverie éveillée où la musique semblait elle-même me conduire, de son en son, d’image

en image, d’idée en idée. Souvent, je vérifiais a posteriori un effet similaire chez

d’autres auditeurs, en recueillant leurs commentaires spontanés (et en évitant de les

suggérer moi-même). Tout ceci reste d’autant plus subjectif que nous n’échangions

guère à propos de ce que nous avions « vu » ou « vécu ». Tout ceci aurait nécessité des

moyens d’objectivation expérimentale13, ce qui n’était malheureusement pas possible à

l’époque.

11 Yahyâ al-Nûnû se faisait toujours un point d’honneur de chanter les poèmes

intégralement. L’aspect mélodique était proportionnellement moins varié que chez

d’autres musiciens, mais cette apparente monotonie était largement compensée par le

développement des variations sur ce canevas mélodique de base. Par ailleurs, s’il voyait

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

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qu’une mélodie avait plu à son auditoire, il lui arrivait de la jouer plusieurs fois de suite,

éventuellement en changeant les paroles.

12 Enfin, Yahyâ insistait pour dire à ses auditeurs que c’était surtout plus tard qu’ils

allaient entendre sa musique, pendant les jours suivants, dans leur sommeil et à l’état

de veille, comme un écho de la performance présente. Et que cette irruption

involontaire de la musique susciterait en eux des souvenirs personnels et des

sentiments oubliés, que sa musique « chatouillerait » (daghdagh). On peut résumer ainsi

les manifestations émotionnelles que je pus constater alors chez les auditeurs :

Pendant les pauses, un état de fixation mentale sur la musique qui venait de s’arrêter, où

l’auditeur laissait voyager les mélodies dans sa tête, sans pouvoir s’en détacher ; cet état

pouvait s’accompagner chez certains d’une forme de prostration ou de pleurs.

Après la séance, remémoration intermittente des mélodies (observée sur moi-même et sur

de nombreux auditeurs), en général vécue comme une expérience enchanteresse ; certains la

verbalisaient en disant qu’elle évoquait des souvenirs intimes. Personnellement, il m’arrivait

presque systématiquement de fredonner involontairement certaines de ces mélodies de

manière persistante, et la même chose se produisait chez beaucoup d’autres participants,

comme j’ai pu souvent le vérifier avec eux a posteriori.

D’autres auditeurs, au contraire, ayant une réaction négative vis-à-vis du charisme plutôt

envahissant de notre ami musicien et de sa musique, se mettaient en colère, quittaient

brusquement la séance, etc. Cela affectait peu Yahyâ, qui considérait simplement que ces

auditeurs n’étaient pas sensibles à la musique, et que leur réaction était un mal nécessaire14.

13 Le phénomène de répétition mentale involontaire de mélodies est parfaitement décrit

sur le plan psychologique et neurologique par Oliver Sacks dans son livre Musicophilia,

où il leur consacre tout un chapitre, en y incluant sa propre expérience de mélomane.

Ces mélodies obsédantes, qu’il appelle des « vers musicaux » ou des « vers cérébraux »,

se trouvent aussi bien chez les gens bien portants que chez ceux qui souffrent

d’affections cérébrales (Sacks 2009, chapitre 5), et aussi, manifestement dans des

cultures très diverses. Pour notre part, nous resterons dans le domaine de la

« normalité » mélomane non pathologique (que Sacks évoque également dans son

chapitre 4, sans d’ailleurs les opposer l’une à l’autre).

14 Oliver Sacks évoque aussi le caractère fragmentaire de ces mélodies, qui expliquerait en

partie pourquoi elles sont obsédantes : du fait que l’on ne reconnaît pas bien leur début

et leur fin, elles ont naturellement tendance à se mettre en boucle (Sacks 2009 : 69)15.

Or, parallèlement à ce caractère fragmentaire (qui existe sans doute dans toutes les

mélodies obsédantes), il faut signaler que la musique de Sanaa a un caractère

« modulaire », ou encore de « ritournelle »16, qui produit un effet similaire, en

particulier parce que l’on ne reconnaît pas toujours bien où est le début et ou est la fin

de la mélodie. C’est en particulier le cas lorsque la réalisation d’une même mélodie,

répétée sur deux hémistiches poétiques différents, donne l’impression de deux phrases

mélodiques différentes, alors qu’en fait, il s’agit de la même légèrement modifiée, par

exemple avec une note finale plus longue dans la seconde occurrence, pour lui donner

une valeur conclusive. Dans un autre cas de figure, celui où l’on a une mélodie

clairement composée de deux sections bien distinctes, les possibilités combinatoires

sont multipliées : il y a alors des décalages dans la correspondance du texte à la

mélodie. On peut avoir par exemple au début :

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

137

Hémistiches poétiques X Y

Phrases mélodiques A B

15 puis, à la faveur d’un décalage, les nouvelles combinaisons suivantes :

Hémistiches poétiques X Y

Phrases mélodiques A A

16 puis :

Hémistiche poétique X Y

Phrase mélodique B B

17 Avec les autres combinaisons possibles sur un quatrain (AAAB ou A, etc.), on entre dans

un jeu sans fin de similarités et d’équivalences entre les formes, d’autant que l’on peut

aussi, pour corser le tout, inverser les hémistiches. L’ambiguïté est seulement dissipée

par l’adaptation régulière du vers poétique à la mélodie, ce qui, en pratique, est

rarement le cas. Tout ceci produit donc de nombreux effets de mise en boucle. La

tradition précise d’ailleurs que, sans une bonne maîtrise de la poésie, un musicien

risque de naviguer d’une mélodie à l’autre sans logique et sans limite, et de « perdre la

tête » dans cet « océan » (bahr) qu’est le répertoire san’ânî (Lambert 1997 : 130).

18 Sacks souligne également le rôle de la répétition dans l’apprentissage et la

mémorisation (2009 : 231 et sq.) : cette vulnérabilité aux obsessions mélodiques n’est

donc sans doute que le revers de la médaille de « l’empreinte quasi inévitable que la

musique laisse sur notre cerveau » (Sacks 2009 : 71-72). C’est également le point de vue

de Yahyâ al-Nûnû, qui était servi par une mémoire exceptionnelle et se faisait un point

d’honneur d’interpréter intégralement des textes poétiques, et de répéter ainsi autant

de fois le même canevas mélodique.

19 Il est intéressant de comparer la mélodie obsédante à la forme de la suite musicale

(qawma). Comme on l’a vu, cette dernière est une construction psychologique

temporelle contraignante, un « parcours obligé » : lorsqu’on a commencé, on ne peut

plus s’arrêter jusqu’à la finalisation du cycle. Or l’obsession musicale est déjà une forme

contraignante sur le plan temporel, mais de nature physiologique. Ainsi, Yahyâ al-Nûnû

prenait manifestement cette forme naturelle comme point d’appui pour sa

construction esthétique de la suite, pour sa part éminemment culturelle. Ainsi, nous

voyons là un premier ancrage naturel d’une pratique culturelle et esthétique.

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

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Une crise émotionnelle : manifestations extérieures,significations intérieures

20 Ce que j’appelle la « crise émotionnelle » était un état de tension qui s’installait

progressivement, du début à la fin de chaque qawma, de chaque interprétation

musicale, en particulier à la faveur de la durée. Ces suites de trente minutes ou plus se

répétaient à intervalles assez courts de cinq à dix minutes ; mais quand Yahyâ al-Nûnû

était en grande forme, il pouvait jouer jusqu’à deux heures d’affilée, enchaînant

plusieurs qawma sans s’arrêter ! Du fait de la pratique musicale continue, il transpirait

abondamment. Lorsqu’il était « bien chaud (hâmî), ses yeux étaient exorbités, en partie

par l’effet du qat, mais pas seulement. Il balançait son corps de gauche à droite et

d’avant en arrière, en particulier la tête, d’une manière expressive et en rythme avec la

musique (dans une relation kinésique avec le rythme musical qui était assez libre, mais

très intériorisée, un peu comme un chef d’orchestre avec ses musiciens). Au repos,

Yahyâ continuait ce balancement corporel de manière plus retenue, un peu à la

manière des chantres du Coran ou des soufis chez qui il accompagne un état de

concentration à la fois spirituelle et technique. Sous sa forme la plus accentuée et la

plus spectaculaire, ce balancement est connu au Yémen chez divers types de musiciens

sous le terme de nuwâsh ;il connote un certain état de concentration sur la musique, le

fait de la vivre profondément de l’intérieur, voire d’être « pris » par elle 17.

21 Plus Yahya al-Nûnû était « chargé » émotionnellement, et plus il était concentré sur sa

musique. À l’évidence, il vivait un état de coordination cognitive intense. Son exaltation

semblait porter cette harmonie artistique à son apogée, avec une sorte de grâce et de

précision optimale dans le jeu vocal et instrumental. Simultanément, Yahyâ

m’expliquait souvent que, lorsqu’il atteignait cet état d’« harmonie » (insijâm), c’était

comme s’il ne contrôlait plus son jeu, comme si c’était quelqu’un d’autre qui jouait, et

qu’il se sentait « comme en pilotage automatique sur un avion ». Et que c’était alors

qu’il se sentait jouer le mieux.

22 D’autres manifestations étaient plus spectaculaires, notamment ce que Yahyâ al-Nûnû

appelle la « danse assise », qu’il pratiquait en accompagnant la musique, d’amples

gestes harmonieux de toute la partie supérieure du corps (fig. 2) 18. De plus, lorsqu’il

jouait du luth, assis en tailleur sur le matelas du salon, il lui arrivait de se déplacer en

rampant vers le centre de la pièce, tout en conservant sa posture. Les auditeurs

yéménites présents retiraient précipitamment tous les objets qui se trouvaient devant

lui : un grand plateau en cuivre, éventuellement un narghilé, un plateau à thé, un

thermos, les déchets de qat, montrant ainsi qu’ils étaient habitués à ce genre de

manifestation… L’effet était impressionnant, par l’agilité du déplacement sans

mouvement visible des pieds, comme une sorte de paradoxe ou de miracle… Je n’ai

jamais obtenu de commentaires sur cette conduite stéréotypée : le musicien se

rapprochait-il ainsi de ses auditeurs ? Ou bien se plaçait-il symboliquement au centre

de l’assistance ? Certains témoignages rapportent un comportement similaire chez des

musiciens du passé à Sanaa 19.

23 La « crise » se manifestait surtout dans la partie finale de la qawma, de la manière très

personnelle dont Yahyâ la concluait, en particulier à une heure avancée de la nuit : à la

suite de la séquence la plus rapide, le sâri‘ mentionné plus haut, il chantait une partie

non mesurée très chargée émotionnellement, le tawassol, sur des paroles d’imploration

à Dieu et de demandes d’intercession au Prophète. Il est notoire que, parmi tous les

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

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musiciens de Sanaa, Yahyâ était le seul à interpréter une telle forme à cet endroit de la

suite, se démarquant ainsi de la tradition. Il y improvisait beaucoup plus qu’ailleurs,

aussi bien sur le plan vocal que sur le plan instrumental ; la voix était très chargée

d’émotion et riche en timbres, le jeu du luth était sursaturé, toutes les cordes jouant

ensemble 20. Comme partout dans le monde arabe, le non-mesuré a une forte

connotation « océanique » ; mais,

Fig. 2. La danse assise.

Photo Jean Lambert, 1997.

curieusement, il y réintroduisait aussi sans transition quelques fragments en rythme

binaire qui semblaient être comme une relance d’une activité vitale avant la fin

attendue, comme si c’étaient les soubresauts d’une longue agonie, ou la prolongation

d’un plateau orgastique, suspendant ainsi l’attente de la fin de la qawma dans un état de

tension extrême. Yahyâ était alors lui-même au summum de l’expression.

24 C’est ainsi que nous arrivions à ces moments inoubliables où la musique s’arrêtait et le

silence semblait avoir une saveur particulière. Le musicien était traversé par une

tension émotionnelle extrême. Il prenait son luth dans ses bras, il le caressait comme

une mère caresserait son nouveau-né et lui parlait d’une voix basse, chevrotante

d’émotion : « Mon enfant » (Yâ waladî), « Mon compagnon ! » (Yâ anîsî), « Mon

commensal ! » (Yâ jalîsî), à la limite de l’émerveillement et de l’éploration. Lorsqu’il

posait enfin son luth, il n’était pas possible de s’adresser à lui pour le féliciter d’une

manière ordinaire ; toute parole triviale était ressentie par lui comme rabaissant son

art. Seules les formules rituelles (« Que Dieu adoucisse tes jours ! », etc.) (Lambert 2004)

pouvaient être exprimées. Yahyâ était dans un état profondément ambivalent, à la fois

au summum du bonheur et au summum de la souffrance21. Il ne fallait surtout pas

chercher à le tirer de son état sur un mode discursif et rationnel, du genre : « Allons,

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

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calme-toi, ça n’est pas grave, nous sommes là pour te consoler, etc… ». J’avais vu ce type

de phrases, banales et maladroites, émises par des auditeurs yéménites, s’attirer

invariablement des plaintes du genre : « Mais non, c’est pas ça ! Vous ne me

comprendrez jamais ! », et être accompagnées de vociférations, de geignements et de

soupirs de souffrance et d’incompréhension22.

25 Comme je l’ai indiqué dans d’autres publications, l’esthétique de Yahyâ al-Nûnû se

conforme à un imaginaire très précis : selon lui, le luth et la voix sont « comme deux

cœurs qui chantent à l’unisson » et qui « vivent ensemble au même rythme », formant

un duo imaginaire. Cette représentation attendrie est indissociable d’une conception

métaphorique des rapports entre la musique et le langage : le musicien recherche dans

la musique une expression totale ayant pour vertu de replacer l’homme dans le cosmos,

et mettant en jeu non seulement l’instrument, la voix et le sens du texte, mais aussi

tout son corps de praticien (« de tous mes membres », bi-kull jawânihî). Dans la séance,

cela incluait aussi des fumigations de santal qu’il aspirait goulûment en citant un

proverbe de son invention : « le luth (‘ûd) est bon pour les âmes, et le santal (‘ûdeh) est

bon pour les humeurs » 23. C’est la « complémentarité », al-takâmol, que l’on peut aussi

traduire par « plénitude », « globalité » (Lambert 1997) 24. L’union entre la voix et

l’instrument, mais aussi entre les paroles chantées et la musique, est donc en quelque

sorte mise en scène par cette métaphore de la fusion entre deux personnes et deux voix

dont l’une, celle du musicien, est vivante, tandis que l’autre, l’instrument, ne vit que le

temps de la performance. Lorsque le luth s’arrêtait de sonner, une béance émotionnelle

immense s’ouvrait devant Yahyâ, et ce n’était plus un instrument de musique, mais le

corps mort de son « fils » qu’il prenait dans ses bras, en se lamentant sur sa « perte »25.

L’intensité émotionnelle de la transe était donc directement liée au fait que Yahyâ al-

Nûnû vivait pleinement cette métaphore, comme une réalité ; ou, pour être plus précis,

la métaphore exprimait une vérité supérieure, que l’on pourrait qualifier de

métaphysique (Lambert 1997, ch. X).

26 À quels niveaux de conscience et d’expérience physique Yahyâ revivait-il ce mythe ?

Lors de nos discussions durant le magyal, il m’expliquait très posément ses conceptions

esthétiques sur le takâmol et sur l’union de la poésie et de la musique, de l’instrument et

de la voix. Ces conceptions sont donc tout à fait cohérentes, mais elles étaient vécues

par lui de manières différentes selon les contextes. En revanche, le lien avec la version

originelle du mythe (voir ci-dessous, note 24) ne fut jamais mentionné explicitement

par lui devant moi, et je ne le connaissais que par mes lectures de la littérature

médiévale, dont il avait certainement eu connaissance par ses propres moyens, directs

ou indirects 26. Même après la musique, devant cette souffrance, il était impossible de

poser des questions 27.

27 Pour qualifier ces états psychologiques dans lesquels il était ainsi transporté, Yahyâ al-

Nûnû utilise les grandes catégories définies par la langue arabe : tarab, wajd, wujdân,

mots difficiles à traduire. Le mot tarab signifie « commotion », et par extension,

« vibration, émotion musicale ». Le champ sémantique du mot wajd est encore plus

large, on peut relever au moins cinq sens différents, dérivés les uns des autres : 1. le fait

de trouver ; 2. découvrir un sens intime ; 3. l’émotion spirituelle ; 4. le nostalgie ; 5.

l’extase (en particulier dans le soufisme) (Lambert 1998). Yahyâ parle surtout de

wujdân, mot qui a la connotation la plus élevée sur le plan spirituel. Ces mots peuvent

concerner tout autant le musicien que les auditeurs. Pour qualifier des phénomènes

similaires, certains ont pu parler de « transe émotionnelle » et « profane », soit » une

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

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conduite stéréotypée (mais non rituelle), consistant à exprimer d’une certaine manière

l’émotion ressentie en écoutant la musique » (Rouget 1980 : 390). Cependant, le mot

« transe » ne pouvait pas être le point de départ de notre réflexion, sous peine de nous

imposer une catégorie essentialiste pour décrire des phénomènes dont nous avons vu la

complexité. C’est pourquoi j’utilise un mot plus neutre.

28 En ce qui concerne la dimension religieuse, elle était seulement liée au fait que les

talents nécessaires à cette pratique charismatique, en particulier sous sa forme

thérapeutique, étaient considérés par Yahyâ al-Nûnû comme des dons de Dieu (par des

prières, des représentations diverses). On peut cependant constater que cette référence

est relativement discrète, en particulier s’agissant d’un musulman pratiquant. Si le

moment le plus intense émotionnellement était mis sous l’autorité de paroles

religieuses, cela n’avait pas forcément d’autre signification qu’une recherche de

légitimité. Il n’en reste pas moins que, si Yahyâ al-Nûnû n’est pas influencé directement

par la culture soufie, cette dernière semble souvent présente de manière diffuse à

Sanaa.

L’émotion comme communication réciproque, « sur larelation »

29 La description de cette crise émotionnelle nous montre bien une

expérience personnelle qui ne peut être communiquée aisément : « Ceux qui n’étaient

pas là ne pourront pas comprendre », disait Yahyâ al-Nûnû (Lambert 1995b) 28. Il jouait

aussi souvent seul, sans auditeurs, lors de longues séances (s’enregistrant fréquemment

lui-même) ; il s’enfonçait alors pendant de longues heures dans un monde

labyrinthique de mélodies dont il aurait bien aimé ne plus ressortir, toujours dans une

atmosphère fortement émotionnelle. Il me confiait qu’il lui arrivait alors d’avoir

l’impression d’être entouré, dans le noir, de génies (jinn) qui étaient venus l’écouter et

qui étaient assis là, en silence. Il ne s’agissait pas d’une croyance, mais plutôt d’une

hallucination qu’il me racontait en souriant.

30 Cette hallucination d’un auditoire composé de génies nous montre toute l’importance

de sa relation au public. Comme la sensation de dédoublement cognitif du « pilotage

automatique », elle semble indiquer une nécessité psychique de dissociation de la

conscience 29. Mais « dissociation » entre quels niveaux de conscience ? C’est que les

niveaux de conscience – et d’inconscience – sont aussi des niveaux de communication 30.

On peut par exemple se demander si le dédoublement « procédural » correspondant à

l’impression de jouer de manière automatique se joue aux mêmes niveaux que celui qui

fait halluciner la présence d’un public imaginaire…

31 Comme je l’ai indiqué plus haut, ainsi que dans d’autres publications (Lambert 1997), il

y avait chez Yahyâ al-Nûnû une manipulation consciente de la psychologie des

auditeurs, dont il étudiait soigneusement les attentes et y répondait d’une manière

adaptée. « Vous m’emporterez avec vous, et vous n’en sortirez pas indemne », disait-il

en substance. Il s’agissait donc d’une opération charismatique et de séduction, une

volonté d’influencer la psychologie de ses auditeurs et de leur révéler leurs « vrais »

sentiments, avec l’objectif avoué de transformer leur état psychique 31. Mais cette

transformation ne pouvait se produire qu’à certaines conditions : « Si le cœur de

l’auditeur est bon, ses sentiments seront bons, quels que soient ses souvenirs, qu’ils

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aient été heureux ou douloureux. En revanche, si son cœur n’est pas bon, les souvenirs

seront tous revécus en noir, même s’ils avaient été heureux », disait Yahyâ.

32 Cette condition de réceptivité, de bonne « disposition » 32 de l’écoute étant assurée,

Yahyâ était à son tour affecté, et il s’impliquait d’autant plus. Mais cette affectation

n’était pas exempte de conscience : l’interaction passait par une observation acérée,

bien que discrète, des personnes présentes. Tout en continuant à chanter, il gardait

toujours un œil sur chacune d’entre elles pour percevoir le moindre changement

émotionnel sur leur visage. Il considérait alors que les bons auditeurs étaient ceux qui

« lui prêtaient leurs sentiments » (yu‘îrûnî masha‘irhum).Yahyâ m’avait expliqué cela

avec le proverbe en apparence paradoxal : « L’émotion vient de l’auditeur » (Lambert

1997 : 218)  33.

33 Au cours de la séance, la distance entre ces deux lignes tangentes de l’émotion, celle du

musicien et celle de l’auditeur, tendait donc à se réduire, par l’observation mutuelle,

par une approche intuitive. Ces modifications subtiles étaient ressenties en même

temps par les auditeurs et par le musicien, et la reconnaissance de cette perception

commune, donc cette complicité mêlée de défi, était en elle-même un facteur

d’accroissement de l’émotion 34.

34 Il faut signaler que, dans les séances que nous organisâmes de 1995 à 2000 environ,

Yahyâ était accompagné par un comparse, au début Ahmed ‘Ushaysh, puis Mohammed

al-Khamîsî, qui avaient pour fonction de l’encourager pendant la performance (par des

interventions diverses, battant la mesure en frappant des mains ou en l’accompagnant

au plateau en cuivre, reprenant en chœur quelque refrain, etc.) mais aussi, à la fin de la

suite, de lui adresser des compliments rituels qui dégénéraient progressivement en

plaisanteries destinées à détendre l’atmosphère. À la fin de ces séances, ou parfois déjà

au milieu de la nuit au cours d’une pause plus longue, Yahyâ entrait dans ce jeu, et la

plaisanterie se muait en une saynète improvisée à deux, où l’atmosphère de la musique

et du chant semblait se transposer (sans pour autant disparaître) dans l’inventivité

narrative, dans un burlesque typiquement masculin (surtout situé au dessous de la

ceinture…). Mohammed al-Khamîsî était donc une sorte d’auditeur idéal, tout en étant

aussi une sorte de bouffon dont la fonction rappelle un peu celle des farces dans les

mystères médiévaux (Lambert, à paraître).

35 Ainsi, tous ces processus dessinent une sorte de boucle : le musicien agit sur l’auditeur

qui, en étant attentif à sa musique, « prête ses sentiments » au musicien qui, à son tour,

est encouragé à se surpasser et à aller chercher des modes d’expression rares ou

extrêmes qui vont à leur tour séduire encore plus l’auditeur 35. La musique devient alors

un langage d’une nature très particulière, qui ne parle pas d’objets, mais plutôt des

relations entre les êtres.

La conversation intérieure, la mémoire, une musiquequi « parle »

36 Si l’effet de la musique sur la psychologie humaine est bien connu, ses mécanismes

restent encore très mystérieux (Sacks 2009 : 118, 367). Dans la culture yéménite, que

dit-on de la sensibilité à la musique ? Pour Yahyâ al-Nûnû, les femmes et les vieilles

personnes y seraient plus sensibles que les autres catégories d’auditeurs, chacun de ces

groupes pour des raisons différentes : les femmes le seraient en général plus que les

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143

hommes, en quelque sorte par nature ; les vieillards parce qu’ils ont accumulé

beaucoup de souvenirs, qui sont potentiellement à évoquer. Le deuxième point souligne

le rôle de la nostalgie, variable selon chaque individu, tandis que le premier soulève la

question du genre. Pour cette raison, Yahyâ était très attentif aux réactions de son

public féminin. Cette conception est bien évidemment liée aux conceptions culturelles

des deux sexes dans la société yéménite. On ne saurait cependant affirmer qu’elle ne

renvoie pas aussi à des réalités plus universelles (Morin 1986 : 92 ; Mithen 2005 : 93).

Mais nous nous intéresserons surtout au premier point, celui concernant la mémoire.

37 Judith Becker remarque que la transe et l’écoute de la musique ont pour particularité

de faire cesser « la conversation intérieure (qui juge un comportement passé, planifie

l’avenir, se laisse happer par le cercle vicieux de la honte) » (Becker, 2005 : 464). Sans

aucun doute, la mise entre parenthèses de la « conversation intérieure » par l’écoute

directe de la musique est pour tout auditeur une première cause d’enchantement : elle

le « distrait », lui fait oublier ses soucis, et le ramène à une intuition de l’instant, de

l’être présent. C’est pourquoi l’observation de l’action directe de la musique sur

l’organisme humain a intéressé très tôt la psychologie expérimentale (par exemple

Francès 1956).

38 Un autre cas de figure se présente, celui où, loin de faire cesser le monologue de la

conversation intérieure, la musique s’y invite et y prend part. Ceci se produit en

général d’une manière inattendue, en lui donnant soudainement un sens, souvent

positif, qui en transcende les aspects négatifs. On retrouve ici un épisode typique des

récits de tarab qui sont racontés au Yémen et ailleurs dans le monde arabo-musulman :

un jeune homme amoureux éclate soudainement en larmes en écoutant de la musique ;

un couple qui se dispute est réconcilié grâce à une séance musicale habilement menée

(par Yahyâ al-Nûnû lui-même) (Lambert 1997), etc.36 Concrètement, les personnes

concernées laissent rarement transparaître des expériences aussi intimes, à cause des

conventions sociales, et c’est ce qui fait la difficulté d’en rendre compte de manière

objective. Il semble pourtant que l’on peut les approcher à partir de plusieurs angles.

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Fig. 3. » En écoutant la musique, il se remémore des souvenirs de son enfance ».

Photo Jean Lambert, 1997.

39 En fonction des observations que nous avons faites sur la circulation durable des

mélodies obsédantes, il nous faut distinguer, dans l’effet émotionnel opéré par la

musique de Yahyâ al-Nûnû, au moins deux ou trois phases post-écoute, où l’auditeur en

conserve la mémoire de manière plus ou moins intermittente : après chaque qawma,

dans les brefs intervalles de repos ; à la fin de la soirée ou de la nuit ; après la séance et

éventuellement les jours suivants. C’est ainsi que j’avais constaté qu’un auditeur de

Yahya était resté prostré dans un silence complet jusqu’au petit matin, et en avait été

affecté même le lendemain. Naturellement, il ne s’agit pas de séparer arbitrairement

ces phases postérieures de la phase de performance, mais seulement de remarquer

qu’elles représentent un déploiement temporel bien plus long, qui permet notamment

de confirmer ou d’infirmer les impressions premières reçues lors de l’écoute elle-

même. Comme le dit Oliver Sacks, « l’état d’âme suscité par une chanson subsiste plus

longtemps que le souvenir du chant qu’on vient d’entonner » (2009 : 419). C’est au cours

de ces phases « post écoute » que la musique, se mêlant le mieux à la conversation

intérieure, peut permettre de vérifier la validité des projections imaginaires. Il est aussi

plus aisé d’y observer ces dernières.

40 Dans le discours et la pratique de Yahyâ al-Nûnû, il était clair que c’était plus tard que

les auditeurs allaient effectuer l’opération de remémoration, d’anamnèse la plus

efficace, parce qu’ils se retrouveraient alors dans leur propre intimité. Il signifiait d’un

geste théâtral de l’index tournant sur lui-même, figurant le fonctionnement circulaire

du cerveau, comme d’une dynamo (fig. 3). Ses mélodies y « chatouilleraient » nos

sentiments. Dans une autre expression, il disait qu’elles les « essoreraient » ( yi‘sor)

(comme du linge après la lessive). Il n’était jamais demandé aux auditeurs d’évoquer

eux-mêmes leurs souvenirs réels ; mais pour sa part, Yahyâ évoquait en termes

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généraux (et sur un ton narquois) des souvenirs d’enfance, un amour malheureux, ou

bien un amour heureux mais révolu, etc.

41 Ici, l’expérience de Yahyâ al-Nûnû est très proche de celle de Marcel Proust qui a

montré mieux que personne comment l’émotion est aussi anamnèse, notamment

lorsqu’elle est suscitée par l’écoute de la musique : pour lui, la musique est un modèle

parfait de ce qu’il a appelé la « mémoire involontaire » (Nattiez 1999 : 68)37. Selon le

modèle proposé par Yahyâ al-Nûnû, l’effet émotionnel de la musique semble être dû au

rapprochement de deux types de mémoires : une mémoire proche et presque

automatique (les cognitivistes diraient : « procédurale »), en l’occurrence celle des

mélodies « obsédantes » ; et une mémoire en général plus lointaine, auto-biographique

de l’auditeur, qui fonctionne au mieux dans le rêve et dans la rêverie éveillée, dans

l’attention à ce qu’il y a de plus personnel en chacun. C’est ce rapprochement des deux

mémoires différentes (en fait toutes les deux en grande partie involontaires) qui

produirait un effet émotionnel, une révélation personnelle, un sens à la vie 38. Par

ailleurs, se remémorer un souvenir, y compris s’il est douloureux, revient à le

reconnaître comme sien, c’est une forme d’appropriation, d’assomption de soi

(Schacter 1999 : 46), et donc de cure psychique. La remémoration recherchée par Yahyâ

consistait bien à expérimenter ce fonctionnement double de la mémoire, c’était sa

« médecine de l’âme »…

42 Pour Yahyâ al-Nûnû, il y a aussi une concurrence entre musique et langage : pour lui, le

luth « parle » d’une manière plus éloquente que le langage. C’est ce qu’il appelle « le

guide » (c’est-à-dire la communication) qui va « du cœur au cœur », donc sans passer

par la bouche, et sans utiliser les mots (Lambert 1997 : 230-231). Là aussi, son

expérience est proche de celle de Proust pour qui la musique « parle », d’une manière

qui diffère sensiblement de celle du langage articulé et rationnel 39. On ne peut

comprendre cette manière de « parler » sans la mettre en relation avec le

fonctionnement de la conversation intérieure : celle-ci, par nature, prend des formes

opposées, passant d’un extrême à l’autre 40. Les structures de la musique se prêtent à

cette rencontre par leur capacité à opérer des retournements, de négatif en positif, de

déprimé en enchanté, qui sont favorisés par les retournements formels de la mélodie

ou la découverte de nouvelles variations 41. La musique « parle » à sa manière, parce

qu’elle se met à avoir une signification personnelle pour chacun. L’écoute musicale est

une construction. Mais une construction solide…

43 Yahyâ al-Nûnû illustre aussi cette éloquence de la musique par des gestes, non pas

lorsqu’il joue, mais lorsqu’il écoute ses propres enregistrements ou ceux de ses maîtres.

L’émotion est bien sûr moins intense, mais les significations sont manifestes. Ces gestes

évoquent des analogies dynamiques du mouvement, par exemple la vibration d’une

main élevée pour simuler un trémolo aigu de la voix, ou encore un grand mouvement

du bras pour accompagner une descente mélodique (fig. 4).

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Fig. 4. Le mouvement mélodique, représenté par le mouvement du bras.

Photo Jean Lambert, 1997.

Fig. 5. L’ineffable dans la musique.

Photo Jean Lambert, 1997.

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44 De même, les mimiques du musicien expriment des sentiments complexes, par exemple

les yeux mi-clos, les lèvres serrées, comme incapables de parler, les mains tournées

vers le ciel et montrant le magnétophone, tentant d’exprimer l’ineffable (fig. 5).

45 Certains gestes fonctionnent aussi comme des signes ou des icônes, simulant par leur

analogie des idées suggérées par la mélodie et/ou par le texte poétique. Ils sont donc un

commentaire a posteriori de ce que Yahyâ ressent pendant qu’il joue, et de ce qu’il

imagine (avec une certaine pertinence, semble-t-il) que les auditeurs ressentent. Ces

gestes gracieux peuvent signifier tout autant le retournement d’une mélodie, celui du

vol d’un oiseau, ou celui des idées d’une rêverie éveillée42. À travers une certaine

redondance entre le visuel et le sonore, ils mêlent plusieurs modes sémiotiques,

soulignant la nature à la fois organique et symbolique de la musique.

46 Ainsi, la récurrence automatique de la mélodie agit durablement, comme le ferait une

substance psychotrope, voire comme une séance d’hypnose, sur la perception de

l’individu, et en particulier sur sa perception du temps. Si les obsessions musicales

étudiées par Sacks sont clairement des phénomènes de nature physiologique et des

mécanismes cognitifs innés, pour Yahyâ al-Nûnû, le fait d’imposer à ses auditeurs des

mélodies au point de les rendre obsédantes, consistait à s’emparer de ce phénomène

naturel d’une manière éminemment culturelle, tout en reconnaissant sa nature psycho-

physiologique.

Retour au magyal : de la contemplation à la méditation

47 Mieux comprise dans sa profondeur, l’opération d’anamnèse que Yahyâ al-Nûnû

provoquait volontairement chez ses auditeurs éclaire d’un jour nouveau le cérémoniel

du magyal à Sanaa et plus généralement la consommation du qat. Comme je l’avais

remarqué dès mes premières observations, dans le magyal ordinaire et quotidien, la

troisième « phase » psychologique de la consommation du qat, dite « Heure de

Salomon », consiste à contempler silencieusement le coucher du soleil, la lumière

déclinant sur les façades des maisons ou sur les jardins de Sanaa, si possible après avoir

écouté un musicien (Lambert 1995a ; 1997 : 46-47). Pour caractériser cette activité

esthétique, j’avais longtemps hésité entre le mot « contemplation » et le mot

« méditation ». Finalement, j’avais exclu ce dernier, ne me sentant pas en position de

démontrer qu’il y avait là une véritable action psychique intérieure et réflexive.

Aujourd’hui, ayant exploré un peu plus les pratiques expressives et esthétiques de

Yahyâ al-Nûnû, il m’apparaît que l’on peut aller beaucoup plus loin dans l’analyse.

D’autant que Yahyâ nous précise, non sans humour, que, « au Paradis, ce sera comme

l’Heure de Salomon, mais pour toujours »…

48 Dans mon analyse du magyal, cette contemplation du couchant s’attachait en particulier

au passage du jour à la nuit, avec tout son symbolisme d’indétermination, éminemment

cosmologique (Lambert 1995a). Or, de telles pratiques de contemplation ne sont pas

contradictoires avec une véritable méditation, au contraire : dans beaucoup de

cultures, elles y préparent 43. Par ailleurs, on retrouve là l’une des fonctions du qat pour

favoriser cette méditation : surnommé le « clou du cul » (Lambert 1995a), il est le mieux

adapté pour aider l’individu à conserver une position stable tout en le maintenant

éveillé.

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148

49 Dans cette phase du magyal, la musique remplit donc une fonction importante, elle

l’enchante. En témoigne la grande demande de musique par les convives yéménites,

précisément à ce moment là : ils ont conscience de s’y préparer. On comprend mieux la

nécessité pour le magyal quotidien de durer au moins quatre heures et, pour les séances

de Yahyâ al-Nûnû, une quinzaine d’heures 44… On sait aussi que cet état peut être aussi

bien angoissé qu’enchanté (Lambert 1995a, note 30). Certaines observations montrent

la réalité de ce travail inconscient, ainsi que son encadrement normatif : par exemple, à

ce moment du magyal, certains consommateurs de qat ont souvent un tic nerveux, celui

de s’arracher quelques poils de la barbe, ce qui est en général vertement corrigé par le

groupe 45. On a donc toutes les raisons de croire que la musique, dans ce cas, joue un

rôle essentiel pour que l’atmosphère de la méditation soit plutôt enchantée.

50 Cette méditation est dite « emporter le consommateur vers son village d’origine ». Je

m’étais toujours heurté à l’impossibilité d’en savoir plus sur cette évocation des

« origines », n’osant pas m’immiscer dans cette intimité. Tout porte maintenant à

penser que cette troisième phase du magyal met bien en scène une activité psychique

spécifique qui comporte un certain aspect involontaire, mais aussi une certaine dose de

concentration réflexive, balisée par les conventions sociales. De quelle nature est cette

méditation ? Voilà une question qui relance de nouvelles pistes de recherche 46. Ce

qu’on peut seulement dire aujourd’hui est que, contrairement aux disciplines hindoues

et bouddhistes qui sont très spécialisées, au Yémen, cette forme de méditation est

parfaitement intégrée à ce que j’avais appelé jusque là le « cérémoniel » du magyal,

ainsi qu’à la consommation du qat, passant ainsi inaperçue. Tout en étant prise en

charge collectivement par le groupe qui est structuré d’une manière hiérarchique par

l’attention portée à l’amphitryon, elle fournit des satisfactions intimes à l’individu : à

l’Heure de Salomon, grâce à la musique, le convive ordinaire trouve un plaisir

personnel, esthétique, mais aussi spirituel, puisqu’il peut alors méditer sur son

parcours personnel dans un cadre légitime.

Conclusion

51 La praxis du musicien Yahyâ al-Nûnû nous fournit donc l’ébauche d’un modèle

d’interprétation des relations entre la musique et l’émotion, même s’il y subsiste encore

de nombreuses zones d’ombres. Si l’obsession musicale est une réalité à la fois

biologique et psychique, Yahyâ al-Nûnû la manipule d’une manière culturelle pour

modifier l’état de conscience de ses auditeurs, tout en étant affecté en retour par leur

bonne écoute. Grâce à leur récurrence, les mélodies se mêlent à la conversation

intérieure avec des effets durables, mettant en mouvement deux types de mémoire

involontaire (l’une, musicale et procédurale, et l’autre, autobiographique et à plus long

terme) qui, par la combinaison des formes et les associations d’idées, « parlent » à des

niveaux intermédiaires de la conscience et provoquent éventuellement une

illumination sur le sens de la vie. Il s’agit bien d’une forme de psychothérapie par la

musique, d’une « médecine de l’âme ».

52 Au cours de cette action musicothérapeutique, Yahyâ al-Nûnû entre lui-même dans un

monde musical obsédant, en particulier lors du summum expressif qu’est la conclusion

de la qawma où, après le sâri‘ enlevé et jubilatoire, il prolonge la coda finale en une sorte

de plateau musical et émotionnel plus mélancolique, bouleversé et bouleversant. En

nous montrant où, quand, et surtout comment s’arrêtent les formes musicales et la

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149

crise émotionnelle, les procédures socialement organisées de la félicitation-bénédiction

et de la plaisanterie nous renseignent, en négatif, sur ce qui se passe réellement « à

l’intérieur » de l’être, et qui est si difficile à approcher. Le musicien s’étant mis lui-

même dans un état de conscience modifiée qu’il ne saurait seul maîtriser, la

plaisanterie l’aide à s’en distancier, faute de quoi cet état le conduirait à l’installation

d’une dissociation plus durable de sa personnalité, à une dépression (tout ceci dans une

perspective homéostatique). Cette pratique musicale très personnelle de Yahyâ al-Nûnû

s’inscrit donc parfaitement dans le cadre des séances de qat ordinaires de Sanaa, qui

ont en grande partie les mêmes objectifs, même si c’est à un niveau différent de

pratique sociale. La validité du modèle d’interprétation qu’il nous fournit se mesure à

son aptitude à nous faire mieux comprendre ces pratiques sociales plus larges, celles du

magyal d’après-midi.

53 La singularité de la démarche de Yahyâ al-Nûnû n’est pas contradictoire avec une

dimension plus générale : c’est en mettant à profit certains des aspects les plus

particuliers de la culture musicale yéménite, qu’il rejoint des préoccupations

universelles : le traitement de l’âme souffrante. Les Yéménites, eux aussi, ont leur

« temps retrouvé ». Mais quand le Yémen retrouvera-t-il un autre Yahyâ al-Nûnu pour

que puissent se poursuivre de telles expériences en « laboratoire » sur l’émotion

musicale ?

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NOTES

1. J’ai déjà consacré deux articles à cette personnalité peu ordinaire qu’est Yahyâ al-Nûnû

(Lambert 1995b, 2002)

2. Pendant mon terrain de thèse, à la demande de Yahya al-Nûnû, nous organisions ces séances

tantôt chez lui et tantôt chez moi, avec des invités yéménites et étrangers, des hommes et des

femmes, des musiciens et des non-musiciens, etc. Dans le courant des années 90, ces séances

reprirent de manière intermittente en fonction de mes séjours plus courts au Yémen. J’étais

souvent accompagné par Pascal Privet qui en tira plusieurs heures de vidéo. Il faut souligner que

Yahyâ al-Nûnû, refusant de laisser enregistrer sa musique, était très réticent à l’introduction de

la caméra dans ces séances ; la relation que Pascal Privet sut tisser avec lui fut décisive dans son

acceptation. Il fut séduit par l’idée que la vidéo puisse restituer son expérience de manière plus

complète que le seul enregistrement sonore.

3. Si je parle à l’imparfait, c’est que Yahyâ al-Nûnû ne pratique plus la musique, étant

malheureusement diminué par une longue maladie.

4. Ces soirées étaient appelées « séances abbassides » par certains participants parce qu’elles

pouvaient se dérouler jusqu’à la prière de midi le lendemain, comme dans la vie musicale à l’âge

d’or du califat de Bagdad (Lambert 1997a, 152).

5. Dans les années 1980, ces séances étaient en voie de disparition. Parmi les nombreux musiciens

réputés pour jouer toute la nuit, on peut citer Sâleh al-‘Antarî (m. 1965), ‘Alî al-Anisî (m. 1980) ou,

moins connu, ‘Alawî Seyf ‘Abd al-Salâm, musicien de Ibb (m. 1994).

6. D’après ces études, les principales formes musicales capables d’exprimer de la manière la plus

universelle des émotions simples (joie, tristesse, crainte et colère) sont le volume sonore, le

tempo et le caractère plus ou moins détaché de l’articulation. En revanche, l’expression

d’émotions plus complexes, « sociales », comme la gratitude, l’admiration, la honte, le mépris, est

hors de portée de ces analyses (Mithen 2005 : 95).

7. Les travaux de neurologues comme Antonio Damasio (2003) semblent apporter des

perspectives universalistes stimulantes à l’anthropologie, de même que ceux d’Oliver Sacks

(2009) à l’ethnomusicologie.

8. Intensif aussi bien sur le plan du contenu que sur celui de l’engagement du chercheur : cet

exercice exigeait une solide résistance physique, notamment vis-à-vis du sommeil et de la

quantité de qat à ingurgiter…

9. Même si les aspects formels diffèrent, ceci me semble très proche de ce que Leonard Meyer

appelait déjà « continuité » (Meyer 1956 : 56), et que, plus récemment, Emmanuel Bigand appelle

la « syntaxe », en ce que tous deux créent un horizon d’attente temporel (Bigand 2009 : 352).

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10. Il disait aussi imiter des « rires », qahqaha, le glouglou de l’eau, ka‘ka‘a. J’avais pu l’observer

puisant des inflexions inédites dans l’accent de certains langues étrangères (Lambert 1997, 238).

11. Ce qui m’évoquait, je ne sais trop pourquoi, l’albatros de Baudelaire, perdu sur le pont du

bateau, comme le poète sans inspiration.

12. Je rappelle que je n’étais pas autorisé à enregistrer la musique lors de ces séances (Lambert

1995b) ; les vidéos tournées par Pascal Privet le furent tardivement.

13. Il aurait été intéressant de relier nos cerveaux, musicien et auditeurs, à des capteurs

électriques, comme l’avait fait Robert Francès dès les années cinquante, pour mesurer l’influence

du plaisir musical sur l’énergie électro-encéphalique (Francès 1956).

14. On peut rapprocher cette conception de celle de Guy Rosolato, pour qui « la vertu cathartique

de la musique […] concerne évidemment l’ensemble des sentiments que l’on peut éprouver, non

seulement l’amour, mais aussi la haïne (Rosolato 1982 : 167).

15. Un des patients d’Oliver Sacks qui était malade, mais bon musicien, évoque une technique

qu’il avait trouvée pour se débarrasser du caractère circulaire de la mélodie : « Chanter toute la

pièce musicale en entier, pour éviter de laisser la faculté à un seul fragment de se répéter

indéfiniment » (Sacks 2009 : 62-64).

16. Sur ce concept, voir Jérôme Cler (2006).

17. Piamenta signale notamment le sens de « danser en balançant ses cheveux longs et épais »,

pratique principalement féminine (Piamenta , « N W SH ») (Piamenta 1990).

18. Une forme de « danse assis » existe également en Mauritanie (Guignard 1975).

19. C’était le cas de Mohammed ‘Abd al-Rahmân Kawkabân (musicien du début du XX e siècle,

d’après M. al-Jumâ‘î). Aristocrate beaucoup plus connu comme poète, ce personnage n’autorisait

presque personne à l’écouter chanter, ce qui n’était peut-être pas sans relation…

20. Bien qu’il soit formellement assez proche du mawâl vocal et du taqsîm instrumental de la

musique arabe, pièces qui sont toujours introductives, le tawassol en diffère sur le plan

fonctionnel, puisqu’il est interprété à la fin, ce qui lui donne une signification différente, celle de

conclure la performance. Il s’agissait en fait d’une coda qu’il prolongeait ad libitum.

21. En quelque sorte une « double contrainte » (Bateson 1977 : 2, 42).

22. Judith Becker note que, dans les séances de zikr, c’est lorsque les soufis regagnent leur monde

ordinaire que survient la souffrance (2003 : 469)

23. Le ‘ûdeh, qui fait partie de la tradition du Prophète, est un parfum très sensuel, réputé pour

empêcher de dormir.

24. Cette idée de « complémentarité » est indissociable de celle d’homéostasie, ou d’équilibre, en

particulier d’équilibre des contraires, qui est très présente dans les usages du magyal, ainsi que

dans la médecine traditionnelle au Yémen (Lambert 1997 : 42). Il est intéressant de constater que

cette idée, qui est aussi présente dans beaucoup de philosophies orientales, est remise à

l’honneur par les neurosciences (Damasio 2003 : 35).

25. Cette fiction remonte directement au mythe arabe de création du luth par le personnage

biblique Lamek, à partir du corps démembré de son fils mort qui était suspendu dans un arbre

(Lambert 1997 : 90).

26. La similitude entre les deux versions du mythe, la littéraire et la « vécue » par Yahyâ al-Nûnû,

ainsi que le contexte, ne laissent aucun doute sur leur origine commune.

27. Je dois reconnaître que je n’ai jamais osé lui demander plus de précisions sur ce point : était-

ce de la pudeur de ma part, ou un excès de prudence méthodologique ? Sans doute un peu des

deux…

28. Becker souligne ce caractère indicible, « noétique », le sentiment que celui qui est en transe

accède à une connaissance impossible à acquérir d’une autre façon (2003 : 459).

29. Contrairement à ce que l’on croit couramment dans la culture occidentale, les phénomènes

de dissociation de la conscience sont très communs (Becker 2005 : 474), mais ils n’ont que trop

rarement été décrits de manière approfondie. En fait, ils ne font que révéler un phénomène

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inhérent à la nature imaginante de l’homme (Morin 1973 : 120-121). À travers nos émotions nous

mutons d’une personnalité à une autre, modifiant nos voix, nos comportements, et surtout la

combinaison de l’activité des trois grands strates évolutionnaires de notre cerveau, le

« reptilien », le « limbique » et le « cortical » (Morin 1973 : 223). La question de l’émotion devient

alors une question de niveaux d’expression ou de communication.

30. Gregory Bateson réfute une conception positiviste, selon lui erronée, qui ne verrait dans les

émotions que des quantités d’énergie agies par des poussées inchoatives s’opposant à la raison.

Au contraire, les émotions traduisent des relations qui, tout en échappant par nature à la

conscience et au langage, répondent à une autre logique (les « raisons du cœur ») (1977 : 150). Si,

dans les rêves ou dans les pratiques rituelles et artistiques, le mode de communication dominant

peut être qualifié de « processus primaires » (terme freudien mis dans une nouvelle perspective),

qui s’opposent au mode de communication « secondaire » de la double articulation du langage, le

propre de ces processus primaires (notamment la « communication iconique ») serait de ne pas

pouvoir recourir à certaines fonctions « digitales » du langage : les temps, les modes verbaux,

ainsi que la négation. La communication s’y effectue d’une manière métaphorique, en mettant

l’accent sur les relations, plus que sur les objets (Ibid. : 153-154).

31. Cette action charismatique est conforme à l’idéal du musicien yéménite dont l’archétype,

souvent évoqué dans les magyal, était de faire pleurer les auditeurs et de faire se poser les oiseaux

dans les salons (Lambert 1997b : 228). Dans le cas qui nous intéresse, cependant, les effets

émotionnels sont moins spectaculaires chez les auditeurs que chez le musicien lui-même, ce qui

rappelle la tradition des poètes devins préislamiques, malheureusement mal documentée

(Farmer 1929 : 21) et aussi, d’une certaine manière, le chamanisme.

32. Je reprends délibérément ce terme de François Roustang (1994 : 89).

33. Al-wajd min sâmi‘eh, littéralement « l’extase vient de l’auditeur ». On notera la difficulté de

traduire cette expression ; ici j’ai choisi de traduire wajd par « l’émotion », en fonction du

contexte.

34. Guy Rosolato souligne que « la passion est renforcée par l’identification des auditeurs entre

eux », de même que celle entre les auditeurs et la vedette, ce qui représente une « métaphore des

liens pulsionnels qui existent dans toute psychologie des masses » (Rosolato 1982 : 171).

35. On pourrait y voir un écho à la boucle cybernétique caractéristique de la « complexité » telle

qu’elle est décrite par Edgar Morin (1973) et Gregory Bateson (1977).

36. Un bel exemple de ce mécanisme universel nous est fourni par Tolstoï dans Guerre et Paix, où

Nicolas Rostov entend la voix de sa sœur chanter alors qu’il est lui-même plongé dans l’angoisse

(Tolstoï 1972 : 436-437).

37. « Nous sentons à la joie, au charme irrésistible qui nous inondent, combien le passé réel –

même le plus humble – est différent de celui que nous présente la mémoire de l’intelligence sur la

réquisition de notre volonté » (Contre Sainte-Beuve, cité par Nattiez 1999 : 54).

38. La psychologie de la mémoire semble confirmer cette hypothèse : « Une impression de

souvenir émerge de la comparaison de deux images : l’une dans le présent, et l’autre dans le

passé. Comme la perception visuelle du monde en trois dimensions résulte de la combinaison des

informations fournies par les deux yeux […], la perception du temps – lors du souvenir – dépend

de la combinaison des informations provenant du présent et du passé (Schacter 1999 : 44) ».

39. Dans la Recherche du temps perdu, la musique du compositeur Vinteuil se présente comme « un

équivalent du langage humain, mais qui fonctionne mieux que lui et le dépasse » (Nattiez 1999 :

109). La suppression des mots humains rend ce langage encore plus efficace : « Jamais le langage

parlé ne fut si inflexiblement nécessité, ne connut à ce point la pertinence des questions,

l’évidence des réponses » (Proust 1988 : 346).

40. Le meilleur exemple en est le questionnement sur le fait de savoir si un amour est partagé ou

non : tantôt on est aimé, tantôt on ne l’est pas, il n’y a guère de place pour la nuance…

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

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41. En écoutant (malgré lui) la sonate de Vinteuil durant la soirée Sainte-Euverte, Swann attribue

successivement à la « petite phrase » les significations et les sentiments les plus contradictoires

(Proust 1988 : 342-343). Comme l’ont remarqué certains psychanalystes, la musique est une

« métaphore des pulsions » présentant de nombreuses analogies avec les mécanismes de

l’inconscient (renversements, retournements, refoulement, sublimation) (Rosolato 1982 : 161), ce

qui l’éloigne d’autant de la nature du langage.

42. Il n’est malheureusement pas possible de s’étendre plus longuement sur ces gestes, qui feront

l’objet d’une publication séparée.

43. La méditation zazen est préparée par la contemplation d’un paysage naturel (par exemple un

rocher posé sur du sable). Or la contemplation d’éléments non dynamisant (fleurs, détails

architecturaux) chez un sujet parfaitement immobile favorise l’apparition dans le cerveau

d’ondes électriques (EEG) parfois appelées « sensori-motrices », qui sont distinctes des ondes

alpha bien connues (Gastaut 1974 : 177).

44. Antonio Damasio appelle « sentiments » des états durables, et essentiellement intérieurs,

relayant l’émotion qui est le plus souvent brève (et extériorisée). Pour vivre un sentiment, il faut

avoir du temps, car « le sentiment prolonge l’impact de l’émotion en affectant un certain temps

l’attention et la mémoire » (Damasio 2003 : 116).

45. Des plaisanteries ironiques étant souvent faites à ce propos, du genre : « Arrête de te plumer

les poils de la barbe comme le cul d’un poulet ! »

46. Probablement pas du type du yoga (qui implique une concentration sur un point imaginaire,

les yeux fermés), peut-être plus proche du type zazen (concentration sur un point unique, les

yeux ouverts). Pour sa part, le retour « au village », « aux origines », évoque plutôt une

régression, et aussi quelque chose comme un état de « veille paradoxale », donnant libre cours

aux souvenirs et aux pensées inconscientes, telle qu’elle est pratiquée aujourd’hui en Occident

par l’hypnose (une musique douce y est d’ailleurs employée comme fond sonore).

RÉSUMÉS

Durant mes recherches sur la musique yéménite, mon attention avait été attirée par un mode

d’expression singulier de l’émotion musicale, pratiqué par le musicien Yahyâ al-Nûnû. Au cours

de nuits musicales-marathons, il immergeait ses auditeurs dans un océan de mélodies

envahissantes, tout en vivant lui-même sa musique dans une sorte de « transe» créatrice où le

luth se transformait en un partenaire humain, un « fils» accompagnant sa voix. À travers cette

métaphore vivante, sa propre émotion et celle de ses auditeurs se stimulaient réciproquement.

Par une description phénoménologique des relations de la musique à la conversation intérieure,

aux mécanismes de la mémoire involontaire et d’un langage non verbal, j’essaie de dégager une

temporalité vécue de la musique et de l’émotion. Ce qui émerge ici comme un modèle (à la fois

théorique et pratique) permet de réexaminer la phase de contemplation des séances yéménites

de consommation du qat, « l’Heure de Salomon» (où la musique joue un rôle si important), son

intériorité psychologique comme sa signification rituelle.

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AUTEUR

JEAN LAMBERT

Ethnomusicologue, spécialiste du Yémen et de la Péninsule arabique. Il a notamment publié La

médecine de l’âme. Le chant de Sanaa dans la société yéménite (Nanterre: Société d’ethnologie, 1997). Il

est actuellement responsable du Centre de Recherche en Ethnomusicologie (Laboratoire

d’Ethnologie et de Sociologie Comparative, UMR 7186 du CNRS-Université de Paris Ouest

Nanterre-La Défense).

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

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Sans excès. Musique et émotiondans un culte śivaïte du pays tamoulWilliam Tallotte

En février 2008, lors d’une enquête de terrain au Tamil Nadu, je décide de passer

quelques jours à Chidambaram, petite ville où j’ai séjourné près d’un an en 2000-2001.

Dès le deuxième soir, je me rends au temple Śiva-Naṭarāja1 (ou Naṭarāja), afin d’assister

au dernier rituel de la journée. J’arrive avec quelques minutes de retard. Les portes de

l’autel principal sont déjà ouvertes et les prêtres s’activent à l’intérieur, autour de

l’image divine 2. L’intensité sonore est à son paroxysme, ou presque : je remarque en

effet que le joueur de hautbois nāgasvaram est absent – absence qui me frappe

puisqu’elle contredit mes observations antérieures (Tallotte 2007 : 79-81, 108-109). Les

jours suivants, curieux, je m’enquiers auprès des prêtres sur ce changement qui

implique au minimum l’abandon d’un répertoire en principe indispensable au bon

déroulement du culte (ibid. : 108, 115). Une première explication, sans grande surprise,

laisse entendre que le salaire des musiciens est devenu si dérisoire que les prêtres

éprouvent désormais de grandes difficultés à les retenir sur une base régulière et

quotidienne. Une deuxième explication, plus inattendue, semble liée à une volonté, à la

fois religieuse et sociale, de circonscrire les émotions exprimées par les fidèles à un

niveau de manifestation contextuellement acceptable. Idée que défend notamment T.

Ramalinga Dikshitar, prêtre de haut rang au temple Naṭarāja :

Lors de la pūjā  3 [rituel d’offrande] du soir, le comportement de certains fidèles merappelle celui des fidèles des temples où les dieux se soûlent et se repaissent dechair animale : ils bougent excessivement, se mettent à danser, crient parfois […].J’en ai même vu tomber à terre, comme s’ils étaient ivres ! […] Pourquoi ce rituelpose-t-il ce problème ? La musique [la mélodie ?], je crois, favorise cesdébordements. Alors, si le joueur de hautbois ne se déplace plus que de temps àautre, tant mieux ! (Extrait d’entretien, Chidambaram, février 2008)

Cette explication laisse supposer que les difficultés financières du temple ne justifient

que partiellement la réduction des salaires : il s’agit aussi, indirectement, de limiter la

présence du joueur de hautbois pour ce rituel puisque sa musique tendrait à

encourager des attitudes qui correspondent plutôt aux cultes des temples de basses

castes ou, tout au moins, non-brahmaniques – cultes où la danse, la transe et la

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

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possession sont le plus souvent au rendez-vous. Si cette explication pose la question de

l’impact psychologique et/ou physiologique de la musique sur les fidèles – impact que

reconnaît Ramalinga –, elle interroge aussi les limites tangibles de cet impact :

l’expression d’une émotion, d’un émoi, se devrait en effet d’être contenue en raison de

règles culturelles, sociales et contextuelles tacites. Partant de ce questionnement et

gardant à l’esprit cette idée de limite expressive, on se demandera comment, dans ce

cadre śivaïte de hautes castes, différents traits ou paramètres musicaux (timbre,

intensité, rythme, hauteur/mélodie) permettent effectivement à un ensemble d’états

émotionnels à l’œuvre dans le culte de s’exprimer avec une plus grande acuité – au

risque d’être ensuite réprouvés. On se demandera aussi, in fine, quel peut être l’apport

de cette micro-analyse à l’étude générale des relations entre musique et émotion.

La verbalisation des émotions (musicales) dans leśivaïsme tamoul : quelques repères

Né de la bhakti 4 et marqué par le Śaiva-siddhānta 5, le śivaïsme des temples tamouls de

hautes castes propose aux fidèles, en gage de délivrance, une union mystique avec une

réalité absolue, un dieu (Śiva) représenté sous la forme d’une image (mūrti) : liga, statue

anthropomorphe, diagramme, artefact divers. La dévotion, l’adoration, voire l’amour

de cette représentation est donc au centre des pratiques cultuelles et les fidèles se

doivent d’extérioriser un minimum leurs intentions et, pour le coup, leurs émotions

afin que les divinités, ontologiquement présentes 6 au cours des pūjā, puissent percevoir

avec plus d’aisance le cheminement des offrandes et des prières qui leur sont

adressées – le don impliquant ici le contre-don et la demande, voire la supplique, une

réponse concrète. L’émotion est donc a priori valorisée, car nécessaire à tout

achèvement spirituel. Son expression, comme le soulignait Ramalinga, a cependant ses

limites 7.

Les termes

Le vocabulaire relatif aux émotions renvoie dans ce contexte à une double

terminologie : tamoule et sanskrite 8. Côté tamoul, les termes uṇarcci (« émotion »,

« perception », « conscience ») et maṉanilai (« humeur », « trouble ») sont fréquemment

employés pour désigner les émotions perçues et vécues au cours des cultes. Le terme

salaṉam (« affecté », « secoué », « tremblant ») est quant à lui employé pour désigner les

conséquences physiques de cette émotion : une envie soudaine d’exprimer quelque

chose corporellement ou vocalement. Côté sanskrit, on rencontre essentiellement le

terme bhāva 9. Il désigne l’émotion, au sens large, à travers un champ de

correspondances lexicales spécialement étendu – tant au regard des sources que des

usages locaux : « état », « sentiment », « siège des sentiments », « être », « manière

d’être », « transformation », « affection », « amour », etc. Au quotidien, toutefois, ce

terme perd un peu de sa polysémie et renvoie avant tout à une expérience qui,

individuelle ou collective, semble impliquer la perception d’un état psychique hors du

commun.

Mais que recouvrent au juste ces termes ? Les acteurs du culte éprouvent de grandes

difficultés à répondre. Ils tentent au mieux de décrire un état singulier, souvent avec un

brin de gêne, ou sinon renvoient leur interlocuteur à d’autres notions : d’un côté, celle

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pan-indienne de bhakti (bakti ou batti en tamoul) : « dévotion », « foi », « piété » ; de

l’autre, celle, plus spécifiquement tamoule, d’apu : « amour », « amitié », « affection »,

« attachement ». Tandis que la notion de bhakti renvoie plutôt au domaine religieux et

celle d’aṉpu plutôt à la sphère familiale (Trawick 1990), les deux se superposent

volontiers dans l’esprit des fidèles : la dévotion supposant aussi, selon les individualités,

différents registres amoureux, du strict amour filial à un amour plus sensuel, aux

connotations volontiers érotiques. Soulignons en ce sens que nombre de fidèles – les

hommes l’avouent plus aisément – ont tendance à choisir une divinité d’élection de

sexe opposé.

Bhāva et rasa

Si l’on aborde désormais la question de la musique et de sa capacité à générer une

émotion dans un cadre rituel, les discussions glissent nettement, au plan lexical, du

domaine religieux au domaine esthétique – le tamoul s’efface alors devant le sanskrit.

Le terme bhāva est certes évoqué mais plutôt à travers le récit d’une expérience

personnelle, d’un ressenti, qu’au regard de notions (bhakti, aṉpu, etc.) qui en

dévoileraient ou en souligneraient le sens. Au-delà, certains interlocuteurs, parmi les

plus érudits, mettent volontiers ce terme en perspective avec celui, largement discuté

dans la théorie esthétique indienne, de rasa 10: « saveur », « goût », « jus », « essence »,

etc. Bien que la multiplicité des interprétations (textuelles) et des points de vue (oraux)

ne facilitent guère l’analyse, le bhāva apparaîtrait plutôt dans ce contexte comme une

émotion première, brute, spontanée, par opposition au rasa qui, pour être saisi,

nécessite une connaissance, voire un apprentissage préalable.

Cette distinction entre bhāva (« émotion crue ») et rasa (« émotion cuite »)11 est ici

déterminante puisqu’elle renvoie justement à différentes pratiques musicales – pour

une même tradition au sein d’un même temple – ainsi qu’à différents niveaux d’écoute.

Au temple de Chidambaram, par exemple, les musiciens du periya mēḷam12 sont

distingués en fonction des rituels au sein desquels ils interviennent : grandes fêtes du

calendrier d’un côté, rituels quotidiens ou occasions mineures de l’autre. Dans le

premier cas, un maître hautboïste (Achalpuram S. Chinnatambi), affilié sans limitation

de temps au temple, se déplace avec sa troupe sur demande des autorités religieuses ;

une grande partie de ses interventions sont longues – plusieurs heures chaque jour – et

sa musique a une valeur tant fonctionnelle, car nécessaire au rituel, qu’artistique, car

reconnue par les acteurs du culte comme belle, unique, émouvante. La musique, et

particulièrement les improvisations modales des grandes processions nocturnes, est ici

attendue par de nombreux connaisseurs (rasika) qui ne manqueraient en rien une telle

occasion. Dans le deuxième cas, plusieurs musiciens sont individuellement affiliés au

temple et se déplacent en alternance afin qu’au moins un duo hautbois/tambour soit

présent pour les pūjā où la musique des sonneurs-batteurs est supposée obligatoire ; les

interventions sont courtes – les pièces du répertoire ne sont jamais développées – et la

musique s’insère au sein d’un dispositif sonore en partie éclaté, dont la fonction

esthétique semble tout à fait secondaire.

L’exemple choisi (un culte quotidien) nous permet donc de nous limiter aux relations

entre musique, en particulier instrumentale, et « émotion crue » – et quelle que soit la

terminologie, tamoule ou sanskrite, employée par les acteurs du culte.

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Un culte quotidien et śivaïte : déroulement, structureet musiques du paḷḷiyaṟai cēvai

Le paḷḷiyaṟai cēvai  13(tamoul, « office de la chambre nuptiale ») 14 est la dernière des sept

pūjā exécutées chaque jour en l’honneur de Śiva-Naṭarāja au temple de Chidambaram. Il

participe, comme les autres rituels quotidiens, à l’équilibre du monde phénoménal et

au maintien d’une stabilité cosmique. L’action principale est le coucher du dieu qui,

sous la forme de socques (pādukā) en argent, est amené sur un palanquin de l’autel

central (fig. 1 : cit) à la chambre nuptiale (fig. 1 : pa) où il rejoint pour la nuit la déesse

Śivakāmasundarī 15. Le rituel s’accomplit selon un modèle ternaire : préparatifs et

invite, offrandes (on honore la divinité), rites de clôture. Je me limiterai ici à la

description de la partie médiane du rituel, la seule qui soit accessible aux non-

officiants.

Le tableau (fig. 2), à lire en regard du plan (fig. 1), met en relation les principales

séquences rituelles et les interventions sonores les plus significatives (fig. 3). Les

horaires indiqués correspondent à un temps moyen établi à partir de sept rituels

enregistrés et d’une vingtaine de participations. Un premier examen tend à montrer

que le sonore intervient comme élément de ponctuation des différentes séquences

rituelles : il signale les départs, les arrêts, marque les instants clés et souligne

l’ensemble des déplacements. La récitation des mantra 16, le chant des hymnes śivaïtes

tamouls17, la musique du periya mēḷam et les instruments annexes donnent donc à

entendre un temps segmenté où alternent

Fig. 1. Temple Naṭarāja de Chidambaram.

Plan des cours d’enceintes 1 et 2 et parcours de la procession lors du paḷḷiyaṟai cēvai.

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Fig. 2. Temple Naṭarāja de Chidambaram. Le paḷḷiyaṟai cēvai : structure et interventions sonores.

fixité (F, lorsque les rites sont effectués en un point précis de l’espace) et mobilité

(M, lorsque un déplacement à lieu : M, de la divinité seule, M1 de la divinité et de

l’ensemble du cortège, M2 du cortège sans la divinité). Cette segmentation, qui

implique autant la vue que l’ouïe, permet de dégager la structure suivante (les

indications entre parenthèses renvoient aux emplacements indiqués sur le plan, fig. 1) :F : préparation de Śiva et offrandes (en ci et ka)M : transport de Śiva jusqu’au palanquin (de ci aux abords extérieurs est de ka)F : palanquin à l’arrêt et offrandes (même lieu)M1 : procession jusqu’au mât porte-bannière (des abords de ka à dst)F : palanquin à l’arrêt et offrandes (en dst)M1 : procession jusqu’à la chambre nuptiale (de dst à pa)F : offrandes à Śiva et la Déesse et fermeture de la chambre (en pa)M2 : procession et fermeture des sanctuaires 10 et 8 (de pa à 17)F : offrande au gardien de nuit du temple et fermeture de son sanctuaire (en 17)

On peut également choisir, à partir de ce modèle (F M F M1 F M1 F M2 F), une

présentation plus factuelle et obtenir la combinaison suivante : A B C D E F E’ D’ C’ B’ A’,

que l’on présentera ainsi :

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

161

Cette présentation, qui renvoie aux fig. 1 et 2, servira également, en différents points

du texte, de repère spatio-temporel.

Timbres et instruments : associations contextuelles etaffectives

La perception d’un timbre est une perception vive, directe, immédiate. Elle ne peut, par

conséquent, que difficilement être mise en regard du déroulement ou de la structure du

rituel. Elle n’en reste pas moins un paramètre essentiel car émotionnellement suggestif.

Fig. 3. Temple Naṭarāja de Chidambaram. Le paḷḷiyaṟai cēvai : traditions et instruments.

Un timbre, un lieu … ambivalence des instruments et pluralité des contextes

En Inde, la musique est souvent une affaire de spécialistes et, par conséquent, une

pratique signifiante au plan local et statutaire : telle caste de musicien joue telle

musique à la demande de telle autre caste et pour telle occasion (Tarabout 1993 : 256).

Un timbre quelconque, plus que nulle part ailleurs, aurait donc cette faculté de

suggérer ou d’évoquer non seulement un instrument, mais un lieu, un contexte et, au-

delà, sans doute, les expériences émotionnelles qui s’y rattachent (Qureshi 2000 : 810,

815 et 818 ; Wolf 2000 : 89). Pour autant, le caractère amphibologique et ubiquiste de

nombreux instruments tend ici à brouiller les pistes. L’exemple du tambour tavil est en

ce sens instructif puisqu’il peut être joué – en pays tamoul du moins – au sein

d’orchestres socialement, contextuellement et musicalement distincts : periya mēḷam,

naiyāṇḍi mēḷam et uṟumi mēḷam (voir infra). L’instrument, l’objet, peut donc évoquer aux

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162

fidèles des émotions quasi opposées en fonction de leur caste d’appartenance et de

leurs habitudes cultuelles et/ou cérémonielles : émotions relatives aux cultes

brahmaniques pour le periya mēḷam (« dévotion », « adoration », « amour », etc.), aux

cultes de possession pour le naiyāṇḍi mēḷam (« ferveur », « effusion », « effroi », etc.),

aux funérailles pour l’uṟumi mēḷam (« douleur », « affliction », « tristesse », etc.). Le tavil,

pour autant, n’est pas joué de la même manière d’un orchestre à l’autre : bâton d’une

main et dés recouvrant le bout des doigts de l’autre main pour le periya mēḷam, bâton et

fine baguette pour les deux autres cas – soit différentes possibilités et différentes

techniques de frappe qui supposent une tension variable des peaux, des modifications

de facture, une gestuelle spécifique et, ipso facto, des timbres distincts. L’ambivalence de

certains instruments, comme la multiplicité des contextes, requiert donc ici un

minimum de précautions.

Timbre, instruments et efficacité rituelle

Qu’en disent les acteurs du paḷḷiyaṟai cēvai ? Il semblerait, en première approximation,

que le timbre d’un instrument ait bien le pouvoir de susciter ou de renforcer une

émotion à condition que celui-ci soit reconnu comme instrument de temple, voire

comme instrument du temple. Ce constat, assez banal, est confirmé par les prêtres, les

musiciens et nombre de fidèles qui, devant la suggestion d’un remplacement pur et

simple, clament avec force que la musique du paḷḷiyaṟai cēvai ne peut en aucun cas être

jouée sur des instruments dont le statut ne serait ni connu, ni reconnu, ni stabilisé –

manière de rappeler le caractère divin des instruments du temple. Toute émotion

relative au culte serait en effet immédiatement étouffée devant la crainte, si ce n’est la

peur, de contrarier la ou les divinité(s) présente(s). L’émergence d’une émotion est

donc foncièrement liée à la question, non moins complexe, de l’efficacité rituelle des

instruments. Les points suivants, relatifs aux statuts et aux prescriptions religieuses et

rituelles qu’ils imposent, permettront sans doute de mieux saisir ce lien :

Les instruments sont conservés au temple afin d’éviter que toute pollution extérieure ne les

souille. Ils sont par ailleurs annuellement l’objet, pour la fête pan-indienne de Navarātri

(« neuf nuits »), d’un rite propitiatoire (la Sarasvatī pūjā) où, à l’instar des objets de culte, ils

reçoivent ablutions et offrandes (Tallotte 2007 : 92-95).

Les instruments sont tous qualifiés d’« instruments auspicieux » (maṅgala vādya). Une

hiérarchie n’en est pas moins sous-jacente. Elle est liée au statut des musiciens et des

instruments et marquée par une position de jeu plus ou moins périphérique vis-à-vis de la

divinité (Tallotte 2007 : 54-61 ; Guillebaud 2008 : 286-290) : les tambours, dont les peaux sont

d’origine animale, et le hautbois, dont l’anche est régulièrement imbibée de salive, sont

plutôt tenus à distance ; la conque, également utilisée comme objet rituel, et certaines

cloches, dont la résonnance donnerait à entendre le son primordial o, sont en revanche

admises jusque dans l’autel des divinités. Trompes et cymbales semblent quant à elles

osciller entre ces deux pôles.

Les instruments dont les matériaux de fabrication sont considérés comme impurs peuvent

être soumis à divers réajustements de la part des musiciens. Un simple exemple : sur la face

interne du toppi (plus petite face du tavil), une pâte noire, faite du dépôt (aḻukku) accumulé

sur les liṅga de pierre en raison d’ablutions répétées, est appliquée au centre de la peau une

fois que celle-ci est tendue. Cette pâte forme alors une petite pastille (padam) qui devient

invisible lorsque l’instrument est assemblé. D’après les musiciens interrogés18, elle agirait

comme un agent purificateur efficace, susceptible de supprimer l’impureté présumée des

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peaux et de rendre au tavil un statut « digne » (je reprends ici le vocabulaire employé) d’un

contexte brahmanique.

Enfin, les musiciens, en particulier les musiciens non-végétariens, sont soumis à des

observances alimentaires et corporelles établies au regard de leur participation au culte :

interdiction à certaines périodes de consommer de la viande, du poisson ou des œufs ;

purifications nécessaires en cas d’affections ou de maladies, mise en quarantaine en cas de

décès dans la famille, etc.

Fig. 4. Fidèle devant une image de Śiva, temple Naṭarāja de Chidambaram.

Photo William Tallotte, 2008.

Un lieu, des timbres… un orchestre « éclaté »

Le timbre d’un instrument porte en lui le sceau ou la trace d’une signature, d’une

marque : religieuse, sociale, territoriale. Pour autant, lorsque la question des rapports

entre timbres instrumentaux et émotion est soulevée, les acteurs du pa iyaai cēvai

s’épanchent plutôt sur la simultanéité des timbres, voire des sonorités, que sur tel

timbre en particulier. En ce sens, le point de vue du joueur de hautbois T.

Krishnamurthy me paraît révélateur :

Je ne trouve pas la musique du paḷḷiyaṟai cēvai très captivante [mélodiquement]. Lespièces sont écourtées et souvent mal interprétées […]. D’un autre côté, je ne peuxnier que cette musique me touche. Peut-être en raison du son des instruments… oùplutôt de tous ces sons réunis en un même lieu… joués simultanément mais selondes codes distincts : les cloches d’un côté, les cymbales de l’autre, hautbois ettambours d’un autre côté encore… Il y a là quelque chose de saisissant  ! (Extraitd’entretien, Chidambaram, février 2008)

Krishnamurthy suggère ici que les instruments du paḷḷiyaṟai cēvai (fig. 3 : periya mēḷam,

tambour maddaam, cloches, conque, trompe, cymbales) forment un orchestre constitué

alors même que tout le monde ne se retrouve pas, au moins de manière précise, autour

d’un repère commun : battue, pulsation, rythme, hauteur. Autrement dit, les

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instrumentistes ne sont que partiellement (par groupes et à certains moments)

synchrones et accordés19 : les joueurs de cymbales se calent rythmiquement sur le

groupe hautbois/tambours avec une certaine imprécision ; les sonneurs de cloches, le

sonneur de trompe et le sonneur de conque sont en revanche désynchronisés de

l’ensemble. Par ailleurs, lors des keṭṭi paḷḷiyaṟai (cf. infra), toute coordination est

d’emblée abolie – réduite à néant.

Aussi, plus que la synchronisation précise des instrumentistes, c’est la superposition,

l’union puis la désunion des timbres et des sonorités dans l’espace et le temps qui

semblent fasciner les participants. L’orchestre du paḷḷiyaṟai cēvai, à la fois constitué et

éclaté, n’est donc pas sans évoquer quelque chose de l’ordre du « paysage sonore »20 :

une longue séquence à la fois musicale et non musicale, spatialement et

temporellement délimitée, qui chaque jour imprègne un peu plus la mémoire et la

sensibilité de chacun. Et si ce paysage participe d’une quelconque émotion, c’est qu’il

est non seulement lié à l’expérience d’un lieu (le temple de Chidambaram) et d’un culte

(le paḷḷiyaṟai cēvai), mais à celle, non moins troublante au plan émotionnel, d’une

présence divine (Śiva sous l’une de ses formes).

Émotion, intensification sonore, intensité

Le fait que les productions culturelles indiennes relèvent souvent d’une « esthétique de

la saturation » a maintes fois été souligné (par exemple Napier 2004). Au plan musical,

cette idée peut s’exprimer via l’ornementation, le doublage des voix, l’ajout de cordes

sympathiques… mais aussi l’intensité : jouer plus fort, jouer tutti, monter dans l’aigu,

etc. Edward O. Henry (2002), en réunissant des données jusqu’alors dispersées, montre

assez bien la corrélation qui prévaut entre intensification sonore, au sens le plus large,

et pics émotionnels dans de nombreuses traditions musicales, en particulier

dévotionnelles, du sous-continent indien. Qu’en est-il de ce rapport dans le cadre du

paḷḷiyaṟai cēvai ?

Un exemple : l’offrande de lumière et le keṭṭi mēḷam

L’offrande de lumière ou de flamme(s) (dīpārādhanā), généralement considérée par les

dévots comme l’une des actions les plus fortes au plan émotionnel, est toujours

accompagnée d’un keṭṭi mēḷam (fig. 2 : colonne 5), tumulte instrumental dont le but

serait non seulement d’éloigner le « mauvais œil », voire de couvrir les bruits

inopportuns (toux, raclements de gorge, etc.), mais de prévenir les fidèles d’une action-

clé qu’ils ne sont pas toujours en mesure de voir – en raison, par exemple, d’une foule

trop dense. Tout en brisant de façon soudaine pulsation, rythme et mélodie en cours, le

kei mēam exploite divers ressorts de l’intensité sonore : le joueur de hautbois enchaine

avec rapidité de courtes phrases ascendantes : tonique, quinte, puis tonique supérieure

appuyée par une série de battements à la seconde inférieure ; les joueurs de tambour,

sans contrainte rythmique, frappent avec vigueur les peaux ; les fidèles entrechoquent

vivement, voire violemment, leurs cymbales ; le sonneur de trompe resserre ses

attaques 21.

Mais pourquoi l’offrande de lumière occasionne-t-elle un tel tumulte – tumulte à la fois

nommé et faisant office de prescription ? La réponse nous renvoie, inéluctablement, à

un aspect central du culte śivaïte : la vision (darśana) de la divinité à travers une image

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(mūrti). Rappelons en ce sens que la divinité, pour le simple dévot comme pour

l’officiant de haut rang, habite l’image en permanence : sous une forme latente en

dehors du culte, manifeste pendant le culte (Brunner 1990 : 10). L’image représente

donc pour les dévots – en tant que seul point physique où la divinité se dévoile de

manière directe et régulière au monde sensible – l’unique chance de voir la divinité et

de s’unir à elle afin d’obtenir, dans un premier temps au moins, sa bienveillance. Or, au

sein d’un culte qui peut apparaître, assez prosaïquement, comme un jeu subtil

d’alternance entre une image tour à tour cachée puis montrée, voilée puis dévoilée,

l’offrande de lumière s’impose comme un moment privilégié pour les fidèles : l’image,

alors éclairée par l’officiant qui trace devant elle différentes figures à l’aide d’une

lampe 22, devient soudain plus distincte, plus visible, plus proche. On comprend dès lors

la fonction signalétique du keṭṭi mēḷam et l’association du tumulte qu’il génère à un

moment prenant, fort, crucial, voire vital, du culte.

Fig 5. Achalpuram S. Chinnatambi et sa troupe, temple Naṭarāja de Chidambaram.

Photo William Tallotte, 2003.

Mais si l’exemple du keṭṭi mēḷam souligne parfaitement ce lien qui, dans le monde indien

et plus particulièrement hindou, tend à mettre en relation intensification sonore et

émotion/dévotion, il n’est pas certain que l’équation puisse être généralisée.

Un contre-exemple : émois et temps creux

L’observation des comportements hors-limites – hors des limites contextuellement

acceptées – permet de nuancer l’équation. Les signes qui précèdent ces comportements

(cris légers, balancements inhabituels de la tête, sautillements, etc.) apparaissent

souvent, en effet, lorsque l’activité est apaisée et l’intensité sonore au plus bas. Le début

de la séquence B’ (fig. 1 et 2) est à cet égard l’un des moments les plus favorables, au

point que les prêtres présents qui n’officient pas reconnaissent volontiers se tenir prêts

à calmer, le cas échéant, les fidèles les plus expansifs – fidèles souvent en visite ou en

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pèlerinage et issus de zones rurales. Ce point est confirmé par les habitués du paḷḷiyaṟai

cēvai qui avouent volontiers que l’émotion, sans crier gare, les rattrape bien souvent

lors du chant des hymnes tamouls ou du solo de hautbois (fig. 2 : B’). Seule l’expérience

leur permettrait alors de contenir cette émotion. Toujours est-il que rien ne peut

expliquer le fait qu’une émotion – extériorisée ou non – survienne plutôt dans le creux

de la vague. On retiendra toutefois cette remarque de R.N.N. Dikshitar, prêtre au

temple Naṭarāja : « le temps de l’offrande de lumière implique un état de concentration

et de conscience qui n’est guère compatible avec un relâchement ; un temps moins

exigeant, au contraire, permet une décontraction propice au lâcher prise et, par

conséquent, à l’éruption d’une émotion »23.

Cet exemple montre qu’il est nécessaire de distinguer, et particulièrement dans ce

contexte brahmanique qui impose aux fidèles des règles et des limites

comportementales, entre la perception d’une émotion et son expression. Cette

distinction faite, il n’est dès lors plus évident qu’intensité sonore et pics émotionnels

soient en corrélation directe ; et ceci pour deux raisons au moins : d’une part, la

perception qu’ont les fidèles de leurs propres émotions ne nous est accessible

qu’indirectement à travers leurs paroles ; d’autre part, l’expression de ces mêmes

émotions peut être volontairement contenue et donc retardée. On peut donc penser

que les pics d’intensité sonore correspondent effectivement aux moments où les

émotions – celles de tous les fidèles – s’expriment ou sont à même de s’exprimer au sein

d’une plage temporelle et rituelle prédéterminée. On ne peut cependant être tout à fait

sûr d’un lien intrinsèque entre intensification sonore et émotion vive (ressentie), et vice

versa.

Rythme et mélodie : expériences émotionnelles etrépétition

L’émotion ressentie à l’écoute d’une musique se manifeste plus sûrement lorsque

l’auditeur entend quelque chose qu’il est en mesure de reconnaître et, qui plus est, s’il

associe ce quelque chose à une expérience marquante. L’écoute d’une pièce familière,

dans une situation donnée, a en effet plus de chance de l’émouvoir que celle d’une pièce

qui lui est inconnue. Le facteur itératif – les psychologues l’on bien montré (Imberty

2010 : 2-4) – est donc déterminant dans la compréhension et l’évaluation des pouvoirs

expressifs de la musique, ou tout au moins de ces composants mélodico-rythmiques. Il

l’est certainement dans le cadre du paḷḷiyaṟai cēvai,où la récurrence des pièces jouées

par le periya mēḷam (fig. 2 : colonne 5) donne à entendre aux fidèles et aux dieux, d’un

soir à l’autre, la même petite musique. On peut de fait supposer, dans ce contexte où la

musique à valeur d’offrande, que le retour incessant et quotidien des mêmes pièces ne

relève pas seulement d’un choix : il fait aussi écho à l’une des caractéristiques les plus

saillantes du rituel brahmanique : sa répétitivité (Fuller 1984 : 15).

Rythmes et frappes

Le paḷḷiyaṟai cēvai peut être scindé en deux grandes parties (fig. 1 et 2) : l’une ascendante

(de A à F), l’autre descendante (de F à A’). L’analyse des frappes des cymbales montre

que ces deux parties sont distinctes au plan rythmique : la première étant marquée par

une formule de deux frappes issue d’une division quinaire du temps (1 2 3 4 5), la

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seconde par une formule de deux frappes issue d’une division binaire du temps (1 2 3 4).

Les fidèles se repèrent ici au jeu des tambours (tavil et maddaḷam) et suivent le flux,

d’oreille – ce qui explique certains décalages. Pour les musiciens 24, en revanche, ces

divisions renvoient à un solfège :

Les acteurs interrogés, fidèles, prêtres et musiciens, ne semblent reconnaître ici de

valeur expressive – lorsqu’ils en reconnaissent une – qu’aux formules et aux séquences

rythmiques de type « cassé », non dans un rapport direct, immédiat, mais plutôt dans

un rapport d’indexicalité – rapport où la division en cinq est associée à l’alārippu 25et au

« Tēr mallāri »26 (fig. 2 : colonne 5) et, plus généralement, au culte śivaïte. Ainsi, le jeu

simultané des cymbales (1 2 3 4 5), du maddaḷam (1 2 3 4 5, face grave, puis aiguë) et du

tavil (jeu de rythmes plus complexes) renvoie-t-il les auditeurs, au plan émotionnel, à

une euphorie légère propre aux commencements. Ce rythme « cassé » serait donc

nécessaire d’une part au regroupement et à l’attention des fidèles, d’autre part à la

délimitation – sonore – d’un espace commun et familier.

Au-delà, une association strictement lexicale mérite d’être évoquée 27. Elle s’appuie sur

l’omniprésence du chiffre cinq (pañca) dans les pratiques cultuelles śivaïtes 28 et, plus

précisément, sur la substitution mentale effectuée par certains fidèles du mantra

fondamental de Śiva, namaḥ śivāya 29 (« Salutation à Śiva ! »), aux syllabes rythmiques ta

ka ta ki ta. On notera par ailleurs, dans les deux cas, une segmentation similaire : 2 (ta ka

pour namaḥ) + 3 (ta ki ta pour śivāya). La répétition des mêmes séquences, chaque soir et

d’un soir à l’autre, sans discontinuité, sans césure, et malgré les variantes d’exécution,

donnerait alors à ces syllabes rythmiques, non seulement un sens, mais le pouvoir

d’évoquer le divin et de communier – but ultime de la bhakti – avec lui.

Le pouvoir de la mélodie

T. Ramalinga, pour revenir à notre exemple initial, pointait la mélodie du doigt, la

soupçonnant, à travers le jeu du hautboïste, de semer le trouble en faisant basculer les

fidèles les plus fragiles et les moins informés dans un comportement

excessif, extraverti. Mais là encore, comme pour le rythme, il semblerait que ce soit

bien la reconnaissance immédiate d’une mélodie, grâce à son écoute répétée, qui ait le

pouvoir de susciter une émotion. Comme me le dit un jour J. Jayapal, ami et habitué du

paḷḷiyaṟai cēvai :

Je ne connais rien à la musique. Je suis incapable de nommer les pièces jouéeschaque soir au temple. Pourtant, je reconnais immédiatement tous les airs. Etchaque fois, sans même y penser, quelque chose monte en moi, dans mon ventre.J’ai envie de bouger. […] Le joueur de hautbois n’est parfois qu’un jeune garçon. Cen’est pas grave. Il faut juste qu’il joue la bonne mélodie. (Extrait d’entretien,Chidambaram, Janvier 2010)

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La « bonne mélodie » désigne ici la mélodie minimale – abrégée ou sans la finesse ni la

précision attendue pour les grandes fêtes – des pièces habituellement

exécutées (fig. 2) : le « Tēr mallāri » (de C à F), ou « mallāri du chariot » ; un kīrttaṉai (de

F à B’) parmi cinq possibilités ; le « PaḷḷiyaṟaiPāu » (en B’), ou « chant de la chambre

nuptiale », parfois remplacé par un uñsal pāṭṭu, ou « chant de la balançoire »; le kīrttaṉai

« Nagumōmu galavāni », « Celui au visage souriant » (en B’) ; une pièce traditionnelle

(de B’ à A’) ; et parfois, en sus, un svaram 30. Bien sûr, si la qualité de jeu est au rendez-

vous, si par chance des musiciens d’exception, « extraordinaires », viennent à

remplacer les musiciens « ordinaires », alors l’émotion a toutes les chances de

s’exprimer avec plus de ferveur. C’est au moins ce que j’ai pu observer le soir du

vendredi 10 août 2001 lorsque la troupe d’Achalpuram S. Chinnatambi remplaça le duo

habituel  31. Juste après la fermeture de la chambre nuptiale (de B’ à A’), plusieurs

participants, dont un jeune prêtre et deux habitués au moins, se mirent à danser – avec

une certaine retenue toutefois. Deux femmes, sans doute entraînées par le mouvement

qui s’était enclenché, les rejoignirent. Leur gestuelle, en revanche, était celle des

temples de bas statut et des cultes de possession : basculements désordonnés du corps,

mouvements brusques et circulaires de la tête avec les cheveux détachés, yeux hagards,

voire révulsés, etc. Le rituel touchant alors à sa fin, seuls quelques dévots tentèrent

timidement de les calmer.

On comprend à travers cet exemple que l’effet émotionnel suscité par la répétition

quotidienne d’une pièce peut être décuplé si celle-ci est exécutée avec goût et brio. On

comprend aussi que la défiance exprimée par Ramalinga vis-à-vis du joueur de hautbois

était avant tout une défiance vis-à-vis de la mélodie – non comme élément tout à fait

négatif mais plutôt antagoniste. Car si la mélodie (instrumentale) fait office de

prescription rituelle et contribue de fait, en tant qu’offrande, à l’efficacité du culte, elle

a aussi ce pouvoir – bien mystérieux – de semer le trouble.

En guise de conclusion

Annonce, induction, déclenchement

Les rapports qui se nouent entre musique et émotion au sein du paḷḷiyaṟai cēvai sont

multiples : la musique peut annoncer et souligner l’émotion (déjà présente dans le

culte), l’induire ou la susciter (par inférence), la déclencher parfois (grâce à l’attente

d’une pièce que l’on sait à venir). Si ces trois niveaux d’interaction – annonce, induction

et déclenchement – permettent de conceptualiser un minimum la question des

rapports entre musique et émotion, ils n’en constituent pas moins une réduction

drastique de la réalité. Chaque niveau, en effet, compte aussi ses propres variantes,

leurs possibles ambivalences, toutes appréhendées, ressenties et vécues différemment

au plan individuel. Une typologie ou une théorisation des rapports entre musique et

émotion, sans être illusoire, me semble donc difficile, et pour l’anthropologie, et pour

l’ethnomusicologie – à moins que celles-ci ne tentent d’intégrer à leur cheminement la

psychologie de la musique et les sciences cognitives (Becker 2004).

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Répétition et contraste

Le dispositif sonore à l’œuvre dans le paiyaai cēvai permet à la fois de satisfaire les dieux

(la musique est offrande) et de proposer aux fidèles des repères stables via

l’exploitation de deux principes : la répétition (des mêmes pièces et des mêmes

séquences sonores d’un soir à l’autre) et le contraste (par zones d’intensification sonore

et de changements rythmiques ou mélodico-rythmiques au cours d’un même office).

Ces deux principes rendent non seulement le culte rassurant, singulier, unique, mais lui

donne une clarté, une transparence, au plan structurel et émotionnel : tandis que la

répétition favorise la mémorisation des pièces et des actions rituelles correspondantes,

le contraste, de son côté, suggère un découpage spatio-temporel qui produit du sens, ou

tout au moins du mouvement, et marque l’esprit des acteurs – prêtres, fidèles ou

musiciens. De la musique et du son, des interprètes et des instruments, naissent alors le

plaisir et l’attente, l’attente d’un plaisir comme le plaisir (et parfois l’agitation) que crée

cette attente. Autant d’éléments qui, dans ce contexte rituel et dévotionnel, permettent

aux affects, aux émotions, de s’épanouir et de s’exprimer – mais sans excès.

L’idée de limite expressive me paraît donc être une piste intéressante. Elle permet en

effet de tracer une ligne au-delà ou en-deçà de laquelle les paroles, les gestes, les

attitudes, se font sensiblement plus précis, car mieux situés, mieux contextualisés. Mais

cette ligne, on l’aura compris, ne peut être qu’un repère variable à expérimenter en

fonction des sociétés et des musiques étudiées. Elle n’est ni un outil d’analyse ni un

outil théorique, tout au plus l’outil d’un artisan.

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NOTES

1. Temple brahmanique et haut lieu du śivaïsme.

2. À ce stade du rituel, il s’agit essentiellement de la sculpture principale, fixe et inamovible, de

Śiva-Naṭarāja.

3. La pūjā désigne de manière générale le culte hindou, domestique ou public. Elle peut être

définie comme le service et l’adoration d’une divinité sous l’une de ses images matérielles (mūrti),

via un nombre d’actions et d’offrandes strictement établies.

4. Grand courant hindou de dévotion qui s’est développé en pays tamoul à partir des VIe et VIIe

siècles environ, par opposition partielle au bouddhisme et au jainisme, encore puissants dans le

paysage politique et culturel de l’époque.

5. École de pensée dualiste, dominante au sein du śivaïsme tamoul. Le canon est principalement

constitué des Āgama śivaïtes (en sanskrit), et des textes réunis dans le Tirumuṟai (en tamoul).

6. Sur le statut ontologique de l’image dans le śivaïsme āgamique et, plus généralement, dans

l’hindouisme, voir respectivement : Brunner 1990 ; Tarabout 2004.

7. La gêne des prêtres du temple de Chidambaram vis-à-vis des émotions ou de leur

extériorisation est sans doute liée à une approche plus gnostique que dévotionnelle du Śaiva-

siddhānta. On reste loin cependant des écoles de pensée non-dualistes où l’émotion est plutôt

réprouvée et de fait envisagée – car relevant du domaine des illusions – comme un obstacle à la

délivrance.

8. Le tamoul est la langue commune. Le sanskrit, en revanche, est la langue des textes et des

traités et n’est donc connu que des prêtres et des lettrés. Il n’en demeure pas moins que le

vocabulaire tamoul compte de nombreux termes sanskrits – sensiblement modifiés (tamoulisés).

9. Si le terme bhāva peut être tamoulisé (bāvam), il renvoie pourtant à d’autres significations.

10. Sur le rasa, voir notamment Bruguière 1994.

11. J’emprunte cette analogie à June McDaniel (2007 : 56).

12. Le periya mēḷam (« grand orchestre ») est un ensemble de sonneurs-batteurs (hautbois

nāgasvaram, tambours tavil, cymbales tāḷam et bourdon) spécialisé dans le domaine musical savant

(karnatique) et traditionnellement attaché aux temples hindous de hautes castes.

13. Un descriptif minimum du rituel est ici nécessaire. Il nous permettra ensuite de mettre en

regard les actions rituelles, les interventions musicales, ou simplement sonores, et les émotions

éprouvées et exprimées in situ par les acteurs du culte.

14. Ce rituel est également nommé ardhayāma (sanskrit, ardha « demi » ; yāma « période de garde

nocturne »). Cette dénomination est surtout employée par les prêtres.

15. Sur les relations (y compris sexuelles) d’un couple divin dans un temple śivaïte du Tamil

Nadu, voir Fuller 1980.

16. La récitation des mantra appartient en Inde au domaine rituel (yajña) et non musical (saṅgīta)

en dépit d’une forte exigence métrique et mélodique. Elle intervient, de fait, comme « acte de

voix » (Staal 1990 : 6).

17. Ou chant du Tēvāram, en référence au Tēvāram (VIIe-IXe siècles), premier et principal recueil

canonique d’hymnes tamouls dédiés à Śiva – hymnes qui constituent aujourd’hui encore une

importante partie du répertoire des chantres ōduvār (Barnoud-Sethupathy 1994, Chevillard 2007,

Tallotte 2009).

18. Notamment les joueurs de tavil R.C. Nallakumar (Chidambaram, mars 2001) et P.B.

Venkatesan (Perumbalam, mars 2008).

19. Cf. fig. 3, colonne 1, pour les hauteurs données par les différents instruments.

20. Ou du « sense of place » développé par Steven Feld (1996) à propos des musiques Kaluli.

21. La conque (śaṅkha) peut être sonnée lors du keṭṭi mēḷam, mais plutôt pour sa capacité à attirer

l’attention de la divinité (Renou et Filliozat 1947 : 571). Rappelons en ce sens que la conque est

utilisée dans de nombreux rituels brahmaniques comme coupe servant aux consécrations et aux

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

172

aspersions. Son utilisation, comme instrument apte à produire un son, est de fait plus

réglementée que celle d’autres instruments.

22. Il s’agit de lampes en forme de poire (à une mèche), en plateaux (à cinq mèches), à coupelles

superposées (avec de nombreuses mèches), etc. Une même offrande est en principe effectuée

avec plusieurs lampes présentées tour à tour et selon un ordre défini.

23. Extrait de conversation, Chidambaram, février 2008. Il ne s’agit pas des paroles exactes de

R.N.N. Dikshitar mais de l’extrait d’un résumé consigné de mémoire à la suite d’un échange

informel.

24. Et avec eux l’ensemble des acteurs présents qui ont une pratique ou une connaissance

minimum de la musique karnatique.

25. L’alārippu (« éclosion ») est un prélude rythmique qui ouvre le mallāri – quel qu’il soit.

26. Le « Tēr mallāri » (« mallāri du char ») est une pièce qui, sous de nombreuses variantes,

marque le début de nombreuses processions dans les temples śivaïtes de hautes castes. Il est

aussi, comme tous les mallāri (Tallotte 2007 : 130-132), joué dans le mode gambhīra nāṭa – mode

(rāga) que les musiciens mettent en relation avec la force, la détermination, le courage : son jeu,

disent-ils, insuffle aux porteurs l’énergie nécessaire à la levée du palanquin. Ce mode est

également associé (Sambamurthy 1959 : 174) à l’une des huit saveurs (rasa) de la dramaturgie

classique indienne : l’héroïsme (vīra).

27. Bien que ce phénomène soit sans doute marginal en Inde du Sud, quelques cas ont toutefois

été relevés et discutés (Wolf 2000 : 99-103).

28. Au travers, par exemple, des cinq formes divines ( pañcamūrti), des cinq visages de Śiva

(pañcamukhaliṅga), des cinq produits de la vache (pañcagavya), de l’ambroisie de cinq fruits

(pañcāmṛta), etc. Sur ce point voir par exemple : Tallotte 2007 : 131 ; L’Hernault et Reiniche 1999 :

244 et renvois.

29. Version simplifiée du mantra : oṃ hauṃ śivāya namaḥ (« O Hau, à Siva, Salutation ! »).

30. Pour le détail de ces pièces (signataire, mode musical et cycle rythmique) voir Tallotte 2007 :

108-109.

31. Sa troupe était venue jouer le soir même, jusqu’à 21h30 environ, pour une fête dédiée à

Viṣṇu-Govindarāja et la déesse Punḍarīkavalli (Tallotte 2007 : 123). Elle enchaîna alors, à la

demande des prêtres, sur le paḷḷiyaṟai cēvai.

RÉSUMÉS

Ce texte, au travers de situations et d’exemples concrets, traite des rapports entre musique et

émotion dans le culte des temples śivaïtes de hautes castes du pays tamoul – culte tantrique (au

sens le plus large) de bhakti où l’émotion est plutôt valorisée. Il pose non seulement la question

de l’impact psychologique et/ou physiologique de la musique sur les fidèles, mais également celle

des limites expressives et tangibles de cet impact au regard et vis-à-vis de règles et de pratiques

culturelles, sociales et contextuelles plus ou moins définies. L’enjeu est alors de comprendre, via

l’analyse de microphénomènes, comment différents traits ou paramètres musicaux (timbre,

intensité, rythme, hauteur/mélodie) permettent effectivement à un ensemble d’états

émotionnels à l’œuvre dans le culte de s’exprimer avec une plus grande acuité – au risque d’être

ensuite réprouvés car pouvant être considérés, dans ce contexte brahmanique, comme excessifs.

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

173

AUTEUR

WILLIAM TALLOTTE

Ethnomusicologue, travaille depuis 1997 sur les musiques classiques et rituelles du pays tamoul

(Inde du Sud). En 2007, il obtient à l’Université Paris IV-Sorbonne, sous la direction de François

Picard, un doctorat de musicologie portant sur les pratiques musicales des sonneurs-batteurs du

periya mēam – hautboïstes et percussionnistes professionnels attachés aux temples hindous de

hautes castes. Depuis 1999, il enseigne régulièrement dans plusieurs universités françaises:

Bordeaux 3 (1999-0000), Strasbourg 2 (2002-2004) et Rennes 2 (2005-2007). Il est actuellement

chercheur post-doctorant au musée du quai Branly (2009-2010).

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Les dimensions affectives des chantset jeux chantés que les adultesadressent aux enfants en languedrehu (Îles Loyauté – Nouvelle-Calédonie)Stéphanie Geneix-Rabault

NOTE DE L’AUTEUR

À la demande de l'auteur (le 25/08/2021) toutes les figures publiées dans la version

imprimée du volume original n'apparaissent pas dans la version en ligne actuelle.

Introduction

1 Les chants et jeux chantés que les adultes transmettent aux enfants en langue drehu 1

(îles Loyauté, Nouvelle-Calédonie 2) constituent un répertoire qui n’a jamais été étudié.

Les recherches ethnomusicologiques menées, tant sur la culture musicale de ce pays 3

qu’en Océanie et ailleurs, notamment en Europe 4, ont longtemps ignoré ce pan de

l’oralité et peu de scientifiques l’ont examiné. Or, malgré une apparente simplicité, ce

patrimoine oral chanté se présente comme l’un des éléments capitaux permettant la

construction identitaire, musico-culturelle et affective de l’enfant kanak 5. Pour

analyser et comprendre comment les affects sont générés, exprimés et partagés dans le

répertoire que les adultes adressent aux tout-petits en langue drehu, il convient

d’appréhender pour cela l’ensemble des paramètres qui le composent : la gestuelle, la

voix, la mélodie, le rythme et le texte. Afin de répondre à cette problématique,

j’examine ici des données ethnomusicologiques qui proviennent de recherches

effectuées sur le terrain pendant trente-deux mois d’enquête ethnographique 6. Les

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

175

documents collectés au cours de ces pérégrinations sur les chants et jeux chantés

adressés aux enfants et sur les pratiques de maternage permettent de poser quelques

jalons de réponse aux principes et aux codes à la fois musicaux et culturels utilisés dans

ce patrimoine oral pour véhiculer une dimension émotionnelle. Car si, au premier

abord, l’interprétation d’une chanson enfantine peut donner la brève illusion de simple

fonction récréative, l’analyse approfondie des différents paramètres qui la composent

et gravitent autour d’elle permet de démontrer au contraire qu’elle ouvre directement

et/ou de manière implicite, les portes d’une intention affective permanente.

L’expression des émotions : une dynamique binaire

2 L’expression des émotions dans le répertoire que les adultes transmettent aux enfants

en langue drehu 7 ne s’inscrit pas dans une simple dynamique. Elle s’accompagne bien

plutôt d’une double association permanente entre le vécu de l’interprète et ce qu’elle

transmet directement à l’enfant en fonction de ses besoins.

3 Les intentions et les pratiques d’une chanteuse proviennent des réminiscences

affectives liées à sa propre enfance. Les émotions ressenties dans le passé inscrivent

dans la mémoire de chaque individu un cachet de souvenirs à la fois subjectifs et

arbitraires, qui ne sont pas tous placés sur le même plan mais qui influencent presque

unanimement les interprétations contemporaines. Reliés à la mémoire émotionnelle,

ceux qui concernent la petite enfance et le répertoire enfantin sont souvent associés au

bien-être tactile et sonore du réconfort maternel. Ils font écho à des voix, à des

individus ; ils font souvent référence à tout un contexte, à tout un environnement de

sensations tactiles et sonores.

4 Quoi qu’il en soit des souvenirs et des impressions des uns et des autres, on se rend bien

compte que la mémoire affective des différents protagonistes engagés dans ce jeu de

pratiques musicales influence par voie de conséquence les expressions orales chantées

telles qu’elles peuvent être collectées dans leurs manifestations actuelles. Cet état de

fait justifie non seulement le rapport qu’une femme entretient avec ce patrimoine, mais

aussi la vigueur, la fréquence d’exécution et le choix des pièces qu’elle va interpréter.

Après un chant, une grand-mère relate – bien souvent avec une pointe de nostalgie –

ses propres souvenirs pour expliquer la motivation profonde qui l’incite à transmettre

telle ou telle pièce à ses enfants et petits-enfants. Et c’est bien souvent parce qu’une

femme de son environnement maternel chantait elle-même une pièce, qu’à son tour,

elle va la transmettre aux siens. Bien plus encore, c’est parce qu’elle en conserve un

souvenir agréable que les chants et jeux chantés sont transmis aux lignées suivantes.

Les interprétations se renouvellent ainsi au fil des générations, même si un souvenir

chanté chargé d’une vigueur émotionnelle importante dans la mémoire d’une femme

n’est que partiel. Le répertoire pour enfants en langue drehu possède donc la

caractéristique singulière de rappeler la mémoire de quelqu’un, de faire référence à des

individus du clan maternel d’origine de l’interprète 8. Il faut préciser que la société

kanak fonctionne par résidence patrilocale, c’est-à-dire qu’une fois mariée, l’épouse

quitte le clan de ses parents pour intégrer celui de son conjoint. Au cours de sa vie, la

femme de Lifou se partage donc entre deux points de référence constants : celui de son

environnement d’origine et celui qu’elle a adopté en épousant son mari. Elle est plus

proche tantôt de l’un, tantôt de l’autre, mais rarement en rupture avec l’un ou l’autre.

Dans ces conditions, le répertoire enfantin constitue l’héritage musico-culturel et

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

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affectif que les femmes peuvent emporter et perpétuer avec elles sans aucune réserve.

Car contrairement au répertoire dansé drehu 9, auquel certaines précautions

d’interprétation sont liées, le patrimoine oral chanté que les adultes transmettent aux

enfants est détaché de toute appartenance clanique, et donc libre de toute

interprétation et de références à l’environnement maternel de la chanteuse.

5 Mais, loin de n’être que l’évocation de souvenirs d’enfance habitant les interprètes, la

profondeur sentimentale qui gravite autour de ce répertoire drehu imprègne

directement ou implicitement les pièces adressées aux enfants. Elle n’a pas

nécessairement besoin d’être verbalisée, puisqu’elle peut aussi passer par des codes de

communication chantés, et non parlés. Quoi qu’il en soit, elle est inlassablement placée

au cœur des perceptions et des préoccupations des femmes de Lifou. Les intentions

affectives, bien souvent manifestées sous une forme imagée, constituent une sorte

« d’initiation » aux sentiments, « la base de l’éducation » sensible des enfants. Selon un

chanteur drehu, le répertoire enfantin constitue en définitive « l’initiation par et avec

la chanson – ou le jeu – à la sensibilité personnelle et corporelle » et, plus largement,

« l’éveil à la sensibilité culturelle » du groupe auquel il appartient (entretien avec un

chanteur, Wé, 16.02.2005). L’affectivité, dans le répertoire enfantin drehu, comprend

ainsi une dimension collective – puisqu’elle est avant tout l’émanation d’un groupe

socio-culturel – combinée à une part d’individualisme. Les processus émotionnels sont

donc disparates ; ils suivent des logiques à la fois personnelles, sociales et culturelles,

qui ont toutes leur raison d’être et qui s’organisent en de multiples combinaisons,

intentions et contextes.

Les intentions émotionnelles du répertoire enfantindrehu

6 Le répertoire oral chanté ou scandé que les adultes transmettent aux enfants en langue

drehu se compose de multiples catégories. Les femmes, qui se chargent de garder les

tout-petits, en sont les détentrices exclusives. Il se transmet anonymement de bouche à

oreille d’une génération à la suivante et se compose principalement de pièces

interprétées individuellement dans l’intimité de la relation adulte(s)-enfant(s)10. Le

répertoire du nursery lore 11, pour reprendre la terminologie anglaise, qui accompagne

les pratiques de maternage, est fait de multiples pièces aux fonctions et aux intentions

diverses. En aire drehu il comprend :

des berceuses12, dont la particularité est l’endormissement, l’apaisement, le réconfort ;

des formulettes de jeux chantées13 accompagnées de mimes pour éveiller l’enfant, pour lui

apprendre à compter, à nommer les parties du corps, pour le faire sauter ou le balancer sur

les genoux, pour le faire rire, le chatouiller ou simplement jouer avec ses doigts ;

des chansons14 relatant des faits historiques, inculquant des principes éducatifs, des valeurs

morales, sociales, transmettant de bons conseils ;

d’autres expressions diverses non-verbales, par extension, peuvent être incluses comme les

superstitions, les croyances, les devinettes, les histoires, les contes, les proverbes, les dictons

et les productions matérielles telles que les jouets.

7 En examinant d’un peu plus près les différentes pièces qui composent le répertoire oral

chanté que les adultes transmettent aux enfants en langue drehu, il apparaît que leur(s)

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

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fonction(s) et leur(s) contexte(s) d’interprétation se prêtent naturellement à la

transmission permanente d’une dimension émotionnelle.

8 La berceuse est un chant adressé à l’enfant dans l’intention de l’apaiser, de l’endormir.

Il s’agit bien là d’assoupir l’enfant ou de calmer son chagrin non pas tant par des mots

qu’il ne comprend pas encore, mais bien plutôt par une mélodie combinée à un rythme

vocal et gestuel qui facilitent le retour au calme et la venue du sommeil. Dans ce

contexte, les premières expériences de communication du nouveau-né, ses premières

perceptions et rencontres avec son environnement affectif, se font par l’intermédiaire

de la chanson. La berceuse est ce moment privilégié d’échange intime entre l’adulte et

le petit enfant, qui fait glisser progressivement ce dernier vers le calme et le sommeil.

La mélodie et les gestes exécutés par l’interprète jouent un rôle de transition entre

l’éveil et le sommeil, entre l’énervement et le calme, soit entre la tension et la relâche.

Cette enveloppe sonore et tactile, véhiculée par une gestuelle combinée à la voix

poético-mélodico-rythmique, procure un sentiment de sécurité et d’apaisement dont

l’enfant a besoin. Tout ce système instaure un lien affectif entre la femme et le

nourrisson par le maintien intime d’un contact vocal et physique qui répond de

manière implicite à la demande de réconfort que formule le petit.

9 Quant aux formulettes de jeu chanté, vocable « plutôt réservé aux spécialistes, [et qui]

ne figure pas dans les dictionnaires usuels français » (Arléo 1994 : 153), elles désignent

des petits jeux d’éveil souvent accompagnés de mimes, de gestes et de balancements du

corps. Cette terminologie définit « les petits poèmes oraux traditionnels, le plus

souvent rimés ou assonancés, toujours rythmés ou, mélodiques, utilisés communément

[…] au cours [des] jeux » (Baucomont et al 1961 : 7). Les formulettes de jeux sont « à la

fois verbales et mimées et […] accompagnent l’enfant tout au long de son

développement » (Soriano 1980 : 181). La caractéristique de ces pièces est la finalité du

jeu, souvent ponctuée par la surprise, le rire, un balancement, une chute. C’est une des

caractéristiques mises en exergue par l’ethnomusicologue suisse Raymond Ammann

dans sa description du jeu chanté nengone15 Therelo re waco qui « […] se termine dans

une vague de rires » (Ammann 1997 : 216).

10 Dans ces conditions, par quels moyens l’émotion est-elle suscitée et exprimée dans le

répertoire enfantin drehu ? Les affects naissent d’un ensemble de paramètres

dynamiques indépendants, interférents et indissociables, qui sculptent le domaine

sensoriel. Celui-ci se compose de codes à la fois verbaux et non verbaux. Ils proviennent

d’une gestuelle variée, composée de tapotements, de caresses, de câlins, de bercements,

de chatouilles…, et de la voix, vecteur infaillible d’une palette affective très riche, qui

combine mélodie, rythme et texte.

Une communication affective non verbale : lagestuelle

11 Il n’est pas systématique de trouver des mouvements ou une gestuelle associés aux

interprétations des chants et jeux chantés pour enfants en langue drehu. Mais elle

ponctue généralement les interprétations et diffuse à sa manière une fonction

émotionnelle non verbale. Les interprétations qui cherchent à consoler, à endormir un

enfant sont fréquemment accompagnées de balancements, de caresses, de petits

tapotements sur le corps et de frappements de mains.

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

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12 Dans les premiers échanges musico-culturels entre la femme et l’enfant, un lien tactile

est maintenu pendant longtemps entre l’adulte et le petit. Celui-ci est fréquemment

porté et/ou balancé dans les bras ou dans le ngönepeng, le paréo de portage .

13 L’enfant peut indistinctement être bercé assis ou debout, balancé de gauche à droite, de

droite à gauche, d’avant en arrière ou d’arrière en avant. Avec le ngönepeng, il peut être

porté devant, sur le côté ou dans le dos. Le port de l’enfant est fréquemment

accompagné de tapotements, de caresses, de mouvements circulaires, etc. Ceux-ci

tendent non seulement à maintenir un lien tactile avec le corps de l’adulte, mais aussi à

rassurer l’enfant, à lui rappeler ses premières perceptions sonores (essentiellement

rythmiques). L’oreille du fœtus, qui se forme vers le sixième mois de grossesse, perçoit

en premier lieu le battement rythmique du cœur. Ces pulsations naturelles et

constantes sont complétées par le bruit des autres organes de la mère (l’estomac,

l’intestin, les poumons…), sa voix, celle des autres membres de la famille, de son

environnement affectif et social. Le fœtus perçoit donc ces diverses manifestations

acoustiques soit directement lorsqu’ils sont produits par les organes de la maman, soit

indirectement lorsqu’ils viennent de l’extérieur. Ces derniers lui parviennent de

manière déformée, traversant les filtres que sont la peau, le liquide amniotique et

l’utérus.

14 Toute la communication non verbale qui s’établit par le biais de ces petits tapotements

rythmés et réguliers établit ainsi implicitement des réminiscences acoustiques qui

évoquent au nourrisson toute la sécurité ressentie dans l’environnement amniotique

intra-utérin. Et c’est effectivement dans l’intention de le rassurer, de le réconforter et

de le dorloter que sont effectués ces petits mouvements : « les caresses sur les fesses, le

dos, les tapotements kola xexe la nekönatr16 » sont exécutés « pour que le bébé se sente

bien » (entretien avec une grand-mère, Tingeting, 26.03.2003).

15 Mais la gestuelle revêt aussi d’autres formes d’expression et d’intention en fonction de

l’éveil de l’enfant à qui elle s’adresse. Les formulettes de jeu chanté mimées mettent

alors en action une gestuelle plus dynamique, plus diversifiée et plus figurative17, qui

suscite la prise de conscience de l’éveil physique, la découverte de son corps. Dans sa

dimension ludique, elle permet de jouer avec le corps pour le simple plaisir du

mouvement, du jeu, de la joie et du rire qu’elle suscite, comme dans ce jeu chanté

Petrepetr18 (fig. 3) :

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

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Fig. 4. » [Un enfant vient de tomber d’un arbre et vient en pleurant pour se réfugier auprès de sagrand-mère. Elle le prend dans ses bras pour le consoler et commence l’interprétation de Ca neköiaji]. voilà, tu fais comme ça et puis tu recommences jusqu’à ce qu’il ne pleure plus. […] après deux,trois ou quatre fois, c’est bon, c’est oublié, il va retourner jouer dehors. » (Entretien avec une grand-mère, Qanono, 25.02.2004).

©2008 – S. Geneix-Rabault

16 La gestuelle qui accompagne les jeux chantés permet aussi de calmer un petit, de faire

diversion, de susciter une émotion plus joyeuse, comme le fait cette femme au cours de

son interprétation de Ca neköi aji 19 (fig. 4).

17 Au-delà de la charge émotionnelle stimulée par des codes gestuels multiples et variés

tels qu’ils viennent d’être décrits, les affects passent aussi par des codes de

communication vocale.

Une communication affective vocale

18 Tous les témoignages s’accordent à attribuer l’interprétation de ce répertoire aux

femmes et à le qualifier d’exclusivement vocal 20. Véritablement responsable de la

transmission de tous ces savoirs oraux fondamentaux, la femme joue un rôle

d’éducatrice et d’institutrice sociale dont les enseignements sont riches et variés. Loin

d’être l’apanage exclusif de la grand-mère ou de la mère, ce rôle est assumé et soutenu

par toutes celles qui font partie de l’environnement affectif et social de l’enfant. Le

petit de Lifou est materné, bercé, éduqué, éveillé au monde par les voix des mères, des

grand-mères, des tantes, des sœurs, etc .21. Passant de bras en bras, le développement

psycho-affectif et musical de l’enfant coïncide aussi avec son développement social,

amorce par là même ses premières communications et interactions avec son entourage

par le biais des voix et du chant. Dans le répertoire enfantin drehu, la voix joue un rôle

particulier et assume tour à tour plusieurs fonctions :

elle est le support de ces expressions orales chantées exclusivement vocales. Par ce biais, elle

constitue la base de la communication affective et intime entre les différents

protagonistes impliqués ;

elle est l’enveloppe sonore qui procure un sentiment de sécurité dont l’enfant a besoin ;

elle est le vecteur des émotions ;

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

180

elle permet la transmission de messages en langue vernaculaire aux contenus multiples ;

elle véhicule les premiers apprentissages affectifs, sociaux, historiques, identitaires et

musico-culturels des enfants.

19 Contrairement à la gestuelle, la voix met en forme et rend audibles les émotions et les

affects qui cherchent à être transmis. Il existe certaines différences acoustiques entre la

voix chantée et la voix parlée : contour mélodique, intensité plus importante, ambitus

et tessiture plus élevés, timbre… Le timbre de voix d’un interprète est un élément

caractéristique, très représentatif d’un individu. Il varie d’un être à l’autre en fonction

de la personnalité, de l’équipement laryngé de chacun, du mode vibratoire, et de la

forme de la cavité de résonance. Tous ces éléments confèrent à chaque individu un

timbre particulier (inflexions de la voix, dynamique, rythme), qu’il est possible de

différencier à l’oreille, par exemple lorsque l’on entend deux chanteurs dans le même

registre. Dans l’univers vocal extrêmement diversifié de Lifou, l’enfant s’éveille au

monde dans un environnement sonore pluriel qui lui permet progressivement

d’identifier et de distinguer les différents individus qui l’entourent. Ce faisant, ce sont

bien ces voix plurielles qui transportent et impriment unanimement dans la mémoire

de chaque petit les différents affects humains. Comment se concrétise musicalement la

transmission des émotions ?

La répétition mélodique et rythmique comme vecteurd’émotions

20 Les pièces qui composent ce répertoire peuvent être chantées ou non. La terminologie

vernaculaire utilisée à ce sujet l’évoque nettement, puisqu’elle opère une distinction

entre le nyima  22, le chant ayant une dimension mélodique franchement prononcée, et le

elo  23, un parlando aux frontières assez imprécises entre le chanté et le parlé. Dans le cas

des chants, par quels procédés musicaux sont générés les affects ? Selon les Lifous, c’est

la répétition qui en assure la fonction.

21 Toutes les pièces du répertoire de chants et jeux chantés pour enfants en drehu se

composent d’une phrase mélodique qui peut se subdiviser en segments, dont le

découpage de la période se fait selon les critères de répétition et de commutation24. À

chaque syllabe du texte est également associée une seule note ; les chants et jeux

chantés que les adultes transmettent aux enfants sont presque dénués de mélismes,

hormis quelques rares notes de passage transitoires. Ils contiennent un thème musical

court et indéfiniment répété ou associé à un vers pour faire ressortir tous les mots du

texte. Le caractère très réitératif de ces pièces est noté par Raymond Ammann au sujet

du jeu chanté collecté à Maré qui se compose : « […] d’une courte mélodie simple […]

continuellement répétée pendant le récit de la légende » (Ammann 1994 : 60).

22 Le nombre de syllabes correspond au nombre de notes. Cette scansion syllabique, sans

le moindre ornement ni mélisme d’aucune sorte, correspond au système giusto

syllabique bichrone de Brăiloiu (1973 : 154). À chaque répétition, des modifications

rythmiques ou mélodiques peuvent être effectuées pour permettre de prononcer

chaque syllabe du texte. À l’image des possibilités de variations ponctuelles, une

certaine récurrence du contour mélodique apparaît, telle qu’elle figure dans cette

berceuse, Gumej a meköl 25 :

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

181

23 Les intervalles utilisés dans les chants et jeux chantés s’inscrivent dans un système

tempéré 26. L’ambitus est assez restreint et dépasse rarement l’octave. La ligne

mélodique la plus fréquente se déroule par mouvements conjoints de seconde en

prenant appui sur des notes « pivots » qui inscrivent la courbe mélodique dans une

certaine linéarité. Les enchaînements de tierce, de quarte et de seconde sont

caractéristiques des chants et jeux chantés. En règle générale, l’empreinte du contour

du chant oscille entre le Ie et le V e degré. Les phrases mélodiques dévoilent donc un

grand nombre d’occurrences par des paliers en recto tono et/ou des insistances sur

certains degrés de l’échelle.

24 Les lignes mélodiques se caractérisent ainsi par une stabilité et une simplicité qui sont

largement recherchées par les Lifous car la mélodie est avant tout fonctionnelle et

toujours liée à la parole chantée : elle est le support du texte. Dans le discours des

femmes, l’absence de toute convention artificielle et inutile dans les expressions orales

chantées en langue drehu est perçue comme une qualité recherchée. Cette simplicité et

cette récurrence mélodiques sont largement invoquées pour soutenir l’atmosphère

auditive recherchée et/ou réclamée par l’enfant. Seuls ces paramètres permettent de le

calmer.

Loin d’être la spécificité exclusive de la mélodie, cette simplicité se retrouve dans le

rythme des chants et jeux chantés pour enfants, qui se caractérise par la répétition

presque systématique d’une cellule alternant une valeur longue et une brève, sous sa

forme binaire :

ou ternaire

.

25 L’irrégularité du nombre de syllabes dans les textes des chants enfantins drehu se

traduit invariablement de deux manières. À l’intérieur de la structure, si une syllabe est

ajoutée, une valeur de durée est monnayée dans le rapport 1/2. Inversement, deux

valeurs de durée sont amalgamées pour une syllabe en moins toujours dans le rapport

1/2, comme cela figure dans la transcription de cette chanson, Pelepele waco 27 :

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26 Cet ostinato rythmique caractéristique et commun à l’ensemble de la Nouvelle-

Calédonie est généralement nommé le rythme du pilou. Il se compose d’une « […] suite

ininterrompue de courts motifs rythmiques. Ces motifs sont formés par deux à quatre

coups de différentes dynamiques et/ou de différentes longueurs, frappés par des

instruments à percussion » (Ammann 1994 : 30). Il prédomine tant dans les chants et

jeux chantés pour enfants en langue drehu que dans le répertoire de danse. Il s’avère

même être un symbole identitaire largement attesté dans la musique kanak. Dans les

croyances traditionnelles, il puise son origine mythique dans les manifestations

acoustiques de la nature – » le bois » - et le rythme du corps humain – » le cœur, les

pulsations cardiaques » :

Notre rythme c’est le rythme du cœur, celui du sang qui coule dans nos veines. Levieux, il a ramassé un bout de bois et il a tapé le rythme sur un tronc creux […] celuides battements du cœur qui résonne dans notre corps. […] En puisant dans lerythme du cœur, il s’est mis à frapper sur le bois, à sauter sur un pied, puis surl’autre, puis à tourner. Voilà comment sont nés le rythme et la danse. (Entretienavec une grand-mère, Drueulu, 15.02.2005)

27 Cet état de fait explique la constance de la répétition de ce paramètre. L’ostinato

rythmique ferait donc lui aussi écho aux réminiscences des premières perceptions

acoustiques intra-utérines : le battement rythmique du coeur. La combinaison de ce

paramètre aux petits tapotements, aux caresses sur le corps de l’enfant et à la

répétition mélodique contribue ainsi à installer une atmosphère acoustique

réconfortante, en résonance directe au bien-être vécu, perçu et entendu dans le ventre

de la mère. Enfin, le dernier paramètre, qui exprime de manière plus directe une

intention affective dans les chants et jeux chantés pour enfants en langue drehu, se

situe dans le contenu textuel du chant.

Un message textuel affectueux

28 Lorsque l’on se penche sur l’analyse du contenu textuel des chants et jeux chantés pour

enfants, on se rend compte que la manifestation du bien-être est assez récurrente dans

ce répertoire. Elle se dévoile sous la forme d’expressions comme « Dors bien » dans

cette enfantine Eaea pepe :

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

183

Eaea pepe eaea peepe

eaea pepe eaea peepe

meeme hnyawa

a meköle hnyawa ju

hune i tanehe i

tanehe i drohmeci

ea ihe i hae ioele  28.

Eaea bébé, eaea bébé,

Eaea bébé, eaea bébé,

Dors bien,

Dors bien

Sur l’oreiller

Sur l’oreiller garni de feuilles sèches de bananier

Ea ihe i hae ioele.

29 Elle est renouvelée maintes et maintes fois par les démonstrations de tendresse et

d’amour, comme dans cette berceuse, Waicopë 29 :

Waicopë sue ni jë e Dizen

ke ngazo lae Hnaweo

i atre saene triji ni.

Ie oie ! hë ni jë hanying kölö,

Ie oie ! suene jë hanying, kölö,

Ie oie ! hë ni jë hanying.

Waicopë30, crie mon nom à Dizen31

car Hnaweo32

m’a rejetée.

Oh yé ! Interpelle-moi mon amour,

Oh yé ! crie-le fort mon amour,

Oh yé ! interpelle-moi mon amour.

30 Le recours fréquent à des interjections exclamatives propres à la langue drehu, telles

que ekölöhini 33 dans la berceuse Aköne Caeë, est également répandu :

Aköne Caeë me Nekö i Sinepi

Waheo Wahile Watreudro,

Pia Wahnyamala me angetre Lösi,

ekölöhini Wahemunemë.

Lapa neköeng pëhë angetre Lösi,

pë loi angatr, pë tixe i angatr,

pë titaxapo ne la baselaia i nyidrë,

ekölöhini Wahemunemë.

Tha hna majemine troa upi nyidrë,

kowe la huliwa matre iananyi.

Ekölöhini hekölö i hekölö,

hekölöhini Wahemunemë.

Lapa neköeng (pëhë) angetre Lösi,

pë loi angatr, pë tixe i angatr,

pë titaxapo ne la baselaia i nyidrë,

ekölöhini Wahemunemë.

Aköne, Caeë, et l’enfant de Sinepi,

Waheo, Wahile, Watreudro,

Pia, Wahnyamala, les gens de Lösi,

Disons au revoir à Wahemunemë.

Les gens de Lösi restent orphelins,

sans joie, sans chef.

La chefferie reste sans protection.

Oh, Wahemunemë.

On n’a pas l’habitude,

De le voir éloigné de nous par le travail.

Oh, oh, oh,

Oh, Wahemunemë.

Les gens de Lösi restent orphelins,

sans joie, sans chef.

La chefferie reste sans protection.

Oh, Wahemunemë.

31 Ou encore ekölö iaue  34 dans la berceuse Cai Waminetu :

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

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Lozati joxu hane hi lo la nyima

ne atrunyi nyipëti.

Alo alo Zawe ekölö iaue.

Ca i wamine tu e calojë e Jope

a xome la waka.

Alo alo Zawe ekölö iaue.

Angetre Gaïca me angatresi

lu’atresi hane hi lo la joxu

ne tro së a thili kow

i lis i rouz i kuron ka lolo.

Ca i wamine tu e calojë e Jope

a xome la waka.

Alo alo Zawe ekölö iaue.

Princesse Loza, voici un chant pour t’honorer.

Oh Zawe, oh Zawe.

Une petite est née là à Jope vers le sud.

Oh Zawe, oh Zawe.

Gens de Gaica et vous les atresi 35,

les deux atresi, voici notre princesse,

celle devant qui nous devons nous humilier,

une fleur de lys, une rose,

une couronne magnifique.

Une petite est née là à Jope 36 vers le sud.

Oh Zawe, oh Zawe.

32 Il arrive aussi fréquemment qu’on retrouve l’interjection au qui signifie « oh » ! Quoi

qu’il en soit sur les différentes formulations existantes en langue drehu, ces

expressions et intentions affectives imprègnent les chants et jeux chantés que les

adultes adressent à l’enfant. Cette verbalisation franche ou indirecte de sentiments

s’exprime soit par le texte en lui-même, soit par le recours à des exclamations

caractéristiques de la langue.

Conclusion

33 Cette imbrication de faits, de manifestations et d’explications de phénomènes témoigne

d’une dimension affective constante dans le répertoire enfantin drehu. Elle est même

largement recherchée et invoquée par différents procédés pour que l’enfant puisse

s’éveiller au monde dans un tissu permanent d’émotions et de sentiments. Les

intentions affectives, dont l’émanation relève avant tout du milieu maternel, sont donc

constantes, multiples, et peuvent être simultanées ou non. Elles prennent forme dans

des postures et des codes gestuels particuliers de tapotements et de caresses. Ceux-ci

peuvent se combiner à des expressions poétiques, mélodiques et rythmiques, basées sur

la répétition qui évoque stabilité, réconfort et réminiscence des premières perceptions

acoustiques. Mais l’expression des émotions dans le répertoire enfantin drehu n’est pas

qu’une réalité en soi. Elle ne peut se dissocier des circonstances musico-culturelles et

sociales d’où elle émerge et qui imprègnent les manières de les chanter et les mettre en

jeu. Elle est une émanation sociale qui se rattache non seulement à la sensibilité

collective, mais aussi à celle, plus singulière, de l’interprète. Car sous une forme

musicale commune, signifiée, reconnue et identifiée par l’ensemble des membres de la

communauté drehu, la verbalisation des affects mobilise en définitive un vocabulaire,

des attitudes et des expressions multiples. Chaque femme ajoute ainsi sa note

particulière selon son histoire individuelle, sa psychologie, son état affectif du moment,

son statut social, son origine géographique, son âge, etc. Les émotions suivent ainsi des

logiques musico-culturelles à la fois communes et personnelles qui tiennent une place

de première importance dans le répertoire enfantin drehu.

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185

BIBLIOGRAPHIE

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NOTES

1. Ce concept polysémique désigne à la fois l’île de Lifou, la langue qui y est parlée et ses

habitants.

2. La Nouvelle-Calédonie se situe dans la partie sud-ouest de l’océan Pacifique, à environ

1500 kilomètres à l’est de l’Australie, et à 18 000 kilomètres de la France métropolitaine. Elle

appartient à la Mélanésie, l’une des composantes géographiques de la région Pacifique, incluant

la Nouvelle-Guinée, les îles Salomon, le Vanuatu et les îles Fidji. Cet archipel se compose de

plusieurs îles ou îlots : l’île principale, appelée la Grande Terre, l’île des Pins et l’île Ouen au sud,

les quatre îles Loyauté, Ouvéa, Lifou et Maré, qui longent la Grande Terre sur une ligne nord-

ouest-sud-est à environ cent dix kilomètres de distance.

3. Seules trois études ethnomusicologiques – qui privilégient toutes le répertoire de danses – ont

été menées sur la culture musicale kanak : celle de Jean-Michel Beaudet et Lionel Wieri (1990), et

celles de Raymond Ammann (1994 et 1997).

4. Les récents travaux de l’équipe Musilingue (Arleo et Despringre 1997) ont permis de faire des

avancées considérables dans la diffusion de la connaissance scientifique sur ce patrimoine oral

chanté.

5. L’écriture du palindrome « kanak » désignant la population mélanésienne de la Nouvelle-

Calédonie est invariable en genre et en nombre.

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6. Une première enquête de terrain de six mois dans le cadre de la préparation d’une maîtrise de

musicologie : « Les berceuses kanak des îles Loyauté » (J. Le Floch’, dir. Poitiers : UFR de Sciences

Humaines et Arts, 2001) ; une seconde investigation de février à avril 2002 pour la rédaction d’un

DEA d’ethnomusicologie : « Les chants enfantins de Lifou » (A.-M. Despringre, dir. Paris IV-

Sorbonne-LACITO-CNRS, 2002) ; et ensuite trois missions dans le cadre de mon doctorat

d’ethnomusicologie : « Nyima me elo thatraqai haa nekönatr ngöne la qene drehu : chants et jeux

chantés pour enfants en langue drehu (îles Loyauté-Nouvelle-Calédonie). Analyse de l’expression

d’un répertoire en évolution constante. » (A.-M. Despringre. dir. Paris IV-Sorbonne-LACITO-

CNRS, 2008, félicitations du jury). Elles se sont déroulées de la manière suivante : huit mois

d’octobre 2003 à mai 2004 ; deux mois de décembre 2004 à mars 2005 ; treize mois de février 2007

à mars 2008.

7. Nyima me elo thatraqai haa nekönatr ngöne la qene drehu, littéralement « chant et jeu (fonction)

destiné pour, (collectif) les enfants en langue drehu ».

8. Dès son mariage, la femme crée un lien relationnel entre deux groupes : son clan d’origine et

celui de son mari. Le mariage est une étape essentielle dans sa vie. Une fois mariée, l’honneur

pour une femme est de donner le plus rapidement possible un grand nombre d’enfants à son

mari, d’assurer la survie du clan. Plus la femme aura d’enfants, plus elle sera gratifiée par les

personnes de la lignée paternelle et aura en charge toute l’éducation des petits.

9. Dans la société kanak, la majorité du répertoire musical kanak gravite autour de la musique de

danse. Celle-ci appartient à des clans particuliers, connus et identifiés par l’ensemble des

membres de la communauté, et ne peut être interprétée que par les détenteurs de ce patrimoine.

10. Cf. Beaudet (1990 : 19) et Ammann (1997 : 215).

11. Les folkloristes anglais Iona et Peter Opie réalisent en 1959 la distinction terminologique

entre le nursery lore, c’est-à-dire les productions pour adultes à l’intention des nourrissons, et le

children’s folklore, qui désigne les pièces que les enfants s’adressent directement entre eux.

12. Nyima nyine amekölen signifiant littéralement « chant pour endormir ».

13. Elo que l’on peut traduire littéralement par « jeu ou jeu chanté ».

14. Nyima qui veut dire « chant ».

15. Langue parlée sur l’ile de Maré, l’une des quatre îles Loyauté, située au sud-est de Lifou.

16. Cette expression qui signifie littéralement « pour tapoter l’enfant » désigne en définitive

l’action de bercer l’enfant. Action, gestuelle et intention affective sont indissociables dans la

pratique du bercement à Lifou.

17. Elle est tantôt ponctuelle, ludique et imitative. Progressivement, l’enfant, en grandissant, y

prendra une part de plus en plus active et participante.

18. Petrepetr : formulette de jeu chanté pour balancer un enfant sur les jambes. L’enfant est posé

sur les tibias ou les jambes de la grand-mère et balancé de haut en bas sur chaque pulsation. Á la

fin, il est jeté sur le côté.

À partir de Ziziakötre la grand-mère chatouille tout le corps de l’enfant.

19. Ca neköi aji : formulette de jeu chanté pour chatouiller le corps d’un enfant. L’enfant est

allongé devant la grand-mère, les jambes écartées, posées de chaque côté de ses hanches. Les

doigts partent des pieds du petit, puis, sur chaque pulsation, les mains montent petit à petit

jusqu’au cou : « un pas de souris, deux pas de souris, trois pas de souris, quatre pas de souris ». La

formulette se ponctue par des chatouillements sur tout le corps.

20. Cf. les descriptions du répertoire enfantin faites par Raymond Ammann (1997 : 215), Louise

Michel (1988 [1875] : 58), Emma Hadfield (1920 : 132), et Larsen (1960 : 206).

21. La terminologie familiale drehu diffère en de nombreux plans de l’acception occidentale plus

restreinte qui peut y être associée. Les désignations en langue des différents membres de la

famille éclaircissent le lien très élargi qui unit l’enfant à son environnement familial considéré

comme direct. Á titre d’exemples, un enfant désigne par thin, traduit littéralement par

« maman », sa mère biologique ou adoptive, les sœurs et les cousines parallèles de sa mère ainsi

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que les épouses des cousins du père. Par treetre, signifiant « tante », il nomme ses tantes

paternelles, les individus appartenant au clan maternel, les beaux-pères, les belles-mères et les

tantes paternelles.

22. Nyima sous-entend un contour mélodique nettement marqué : nin, l’air, la mélodie, le ton, le

son, la voix ou nin la, l’air du chant.

23. Elo désigne à la fois le mode de diction du jeu chanté, les expressions en parlando, entre

parlé-récité et chanté, qui tendent à se rapprocher de la langue parlée et le jeu d’un instrument

de musique.

24. Ruwet (1972 : 100-134) et Arom (1985 : 261-269).

25. Collectée auprès de Öna qatr Alikie, Hmeleck, Lifou (21.03.2005).

26. Vraisemblablement introduit par les missionnaires et fixé par des instruments de musique

tels que la guitare, l’accordéon, l’harmonica et le ukulele.

27. Collectée auprès de Öna qatr Alikie, Hmeleck, Lifou (25.06.2007).

28. Formules fréquemment employées pour signaler la fin d’un chant de danse. Il n’existe aucune

correspondance en langue française, c’est pourquoi elles ne sont pas traduites.

29. Collectée auprès de Maria qatr Sio, Jozip, Lifou (14.05.2007).

30. Anthroponyme.

31. Toponyme.

32. Anthroponyme.

33. Interjections exclamatives que l’on peut traduire par « Oh ! », qui peut signaler en fonction

du contexte dans lequel elle s’inscrit, une expression de joie ou de douleur. Ici, il s’agit de

l’expression d’une douleur liée à un départ.

34. Forme écourtée de l’interjection ekölöhini. Dans ce cas-là, elle exprime la joie à la naissance

d’une petite fille d’un grand-chef.

35. Les atresi sont les dignitaires et les protecteurs de la grande chefferie. Il y a deux atresi dans la

chefferie de Gaica, l’un des trois districts de l’île.

36. Toponyme.

RÉSUMÉS

Cet article examine les questions d’expression des émotions dans les chants et jeux chantés que

les adultes transmettent aux enfants en langue drehu. Il s’appuie à la fois sur des données

collectées au cours d’entretiens de type ethnographique (par observation directe et participante

et entretiens de type semi-directif), sur l’analyse historiographique des données archivistiques

disponibles et sur l’analyse musicale sémiotique. Il considère les principes conscients et/ou

inconscients, implicites et/ou directs, de communication à la fois verbale et non verbale qui

véhiculent une intention affective dans ce répertoire, visant ainsi à déterminer comment cette

imbrication de processus s’articule et réussit à la diffuser.

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AUTEUR

STÉPHANIE GENEIX-RABAULT

A soutenu une thèse d’ethnomusicologie à Paris IV-Sorbonne-LACITO-CNRS (2008), après avoir

réalisé huit ans d’investigations en Nouvelle-Calédonie sur le répertoire enfantin. Désormais

post-doctorante associée au LACITO-CNRS, elle poursuit sa réflexion dans des actions diverses de

diffusion et de valorisation de ses travaux au sein de l’Académie des Langues Kanak, de

l’Université de la Nouvelle-Calédonie et de l’IUFM. Elle élargit progressivement sa zone d’étude

de ce répertoire à l’ensemble des pratiques en Nouvelle-Calédonie.

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Entre rituel et spectacle, unetragédie en rythmes et en vers. Le bumba-meu-boi de São Luis doMaranhão (Nord-Est du Brésil)Marie Cousin

Les fêtes du bumba-meu-boi

1 La question du lien entre musique et émotion évoque bien sûr la question du beau, de

l’esthétique, de l’art pour l’art. Mais il n’est pas évident que les aspects liés aux affects

ou à l’esthétique soient toujours détachés de l’organisation rituelle, symbolique,

sociale, religieuse de la musique. De plus, si affects il y a, ceux-ci ne se laissent pas

clairement entrevoir, et apparaissent de façon codifiée, à travers des manifestations

musico-chorégraphiques qui sont leurs catalyseurs.

2 Il n’est pas non plus évident qu’il y ait une séparation nette entre musique, danse,

poésie, théâtre, et bien souvent l’on retrouve tous ces aspects réunis, comme c’est le cas

dans les manifestations culturelles populaires du Maranhão, État du Brésil situé dans

région Nordeste, entre le Ceará et le Para.

3 Quelle n’est pas la difficulté, pour le regard étranger, de percevoir l’indicible, de l’ordre

du ressenti ou du codifié, ou encore les enjeux affectifs dont les subtilités sont difficiles

à saisir ! Le rituel musico-chorégraphique du bumba-meu-boi (saute mon bœuf) met en

œuvre des stratégies musicales, chorégraphiques et théâtrales, dans le but précis de

provoquer la catharsis, dans un contexte symbolique. Dans les « fêtes de promesse »

que je vais aborder, les sentiments individuels sont, en plus d’être exaltés dans la fête,

dirigés vers l’idée du sacré, dans un idéal de cohésion communautaire.

4 L’émotion, qui s’insère dans les pratiques musico-chorégraphiques, est amenée par un

contexte festif par lequel des modalités musicales, chorégraphiques, performatives,

vont permettre à l’individu de se dévoiler. Et, au-delà du contexte, des moyens

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particuliers sont utilisés (théâtraux, spectaculaires) pour drainer ces émotions, en plus

du rapport particulier qu’entretient l’individu avec la manifestation.

5 Le rapport entre identité, communauté, fête, et pratique musicale, qui prévaut dans

cette région, ainsi que le lien qui relie l’individu à la communauté et à la fête, et que

l’intention individuelle, sont des éléments qui peuvent nous aider à comprendre la

naissance des émotions. Les fêtes du Maranhão sont séculaires et, de ce fait, portent

une valeur historique. La fête du Divin, organisée spécialement par les femmes,

majoritairement afro-descendantes et originaires des quartiers périphériques, met en

œuvre des valeurs de groupe telles que la dignité, la force et la solidarité entre femmes.

La fête du bumba-meu-boi, qui met en scène un mythe à l’image de la société

pluriculturelle dans laquelle elle se manifeste, porte, elle aussi, des valeurs de

solidarité. L’organisation de ces fêtes, qui dure plusieurs mois, permet à des réseaux de

se construire.

6 Cavalcanti (2001 : 72) démontre que l’on retrouve la manifestation du bumba-meu-boi,

avec son motif mythique de la mort et de la résurrection, dans différentes régions du

Brésil depuis le début du XXe siècle, la première référence que l’auteur a retrouvé étant

le bumba-meu-boi de São Luis, pratiqué dans les rues de la capitale, mentionné dans un

journal de juillet 1829. Parmi les formes régionales, existent le Boi-Bumbá en Amazonie

(Parintins) sur lequel l’auteur a travaillé, le Bumba-meu-boi du Maranhão, du

Pernambuco, le Boi Calemba de Rio Grande do Norte, le Cavalo-Marinho de Paraiba et

du Pernambuco, le Bumba de reis ou Reis de boi de Espirito Santo, le Boi Pintadinho à

Rio de Janeiro, Boi de mamão à Santa Catarina.

7 Les moyens utilisés, qui varient selon les fêtes, développent des caractéristiques

esthétiques subtiles. Aux éléments scénographiques, costumes, masques, s’ajoutent la

complexité des chorégraphies, et des esthétiques spécifiques des chants et des rythmes,

en particulier des toadas, poésies semi-improvisées, qui associent le signifié du discours

à des modèles mélodico-rythmiques symboliques.

8 Par ailleurs, une grande place est laissée aux expressions solistes, à la fois dans la danse

et dans le chant. Le solo vocal, instrumental ou dansé permet l’expression des identités

individuelles et aussi celle de leurs affects, de façon organisée et codifiée.

La tragédie

Histoire et mythe

9 Les fêtes de bumba-meu-boi sont liées aux grandes questions de la vie et de la mort. Dans

cette manifestation, un mythe tragique est mis en scène et joué de façon cyclique, tous

les ans entre le mois de juin et le mois de septembre. L’éternel cycle de la vie, du

recommencement, de la naissance et de la mort, est représenté par la naissance et le

sacrifice d’un bœuf, tragédie vécue et accompagnée par l’ensemble de la communauté.

10 Interdit au XIXe siècle et jusqu’à la seconde moitié du XX e siècle, le bumba-meu-boi a

pendant longtemps été prohibé dans la ville de São Luis. Il était pratiqué dans les

lointains faubourgs, aux limites de la ville, et ses pratiquants étaient fréquemment

arrêtés et emprisonnés. On trouve de nombreux témoignages de cette répression dans

les quotidiens locaux. On jugeait la représentation indécente, bruyante, une « diversion

d’esclaves grotesque », du fait de la liberté donnée au personnage principal Chico, noir

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esclave. En effet, les festivités du bumba-meu-boi prennent leur source dans un mythe

qui raconte l’histoire d’un magnifique bœuf, appartenant au patron de la fazenda

(grande propriété agricole), dérobé par l’esclave Chico pour nourrir sa femme enceinte

Catirina, qui rêve de manger de la langue de bœuf.

11 Le méfait accompli, le dono (« propriétaire ») de la fazenda étant fou de rage, l’esclave

Chico est poursuivi, recherché par les vachers. Chico se cache dans la forêt, et les

Indiens sont lancés à sa poursuite. Chico étant retrouvé, on envoie chercher le pajé 1 afin

de ressusciter le bœuf car, sinon, c’est l’esclave Chico qui va être mis à mort. Le bœuf

est ressuscité, et cet événement donne lieu à une fête. On célèbre ainsi la naissance, la

mort et la résurrection du bœuf à travers un cycle de fêtes durant lesquelles sont

exposés les différents tableaux du mythe.

12 Si Chico est un anti-héros, grotesque, qui fait rire, le sentiment tragique repose sur le

bœuf car, comme dans la tragédie classique, on en connaît le destin, et pourtant on

chante sa gloire, sa force et sa beauté devant une issue, une lutte perdue d’avance. Tout

le déroulement des fêtes de la Saint-Jean repose sur l’exposé de ces différents tableaux

et sur cette tension dramatique.

13 De plus, l’histoire du bumba-meu-boi est étrangement à l’image de la société brésilienne :

les Amérindiens et leur chef religieux et spirituel, le modèle économique de la fazenda

avec son patron et ses paysans, le bœuf, ressource professionnelle d’une partie de la

population, et le métier de vacher à la fois réalité et idéal identitaire, et enfin la famille

esclave qui illustre la réalité de plusieurs siècles de pratique esclavagiste.

14 Les fêtes communautaires sont organisées dans un lieu spécialement dédié à la

célébration, qui est l’arraial (espace public) ou le terreiro (espace privé).

15 L’enjeu émotionnel de la performance du bumba-meu-boi réside dans l’intensité suscitée

par le mélange des éléments musicaux, chorégraphiques, scénographiques, réunis dans

les participants qui sont à la fois danseurs, musiciens, acteurs et chanteurs. La tension

dramatique liée à l’expression du mythe est, elle aussi, un moyen de réunir tous les

participants dans un mouvement commun.

16 Câmara Cascudo décrivait déjà la performance du bumba-meu-boi comme un jeu d’une

époustouflante beauté, mêlant des éléments de mémoire du passé et un profond

sentiment social : « l’unique festivité dans laquelle le renouvellement thématique

dramatise la curiosité populaire, la rendant contemporaine. Ses constantes

transformations ne sont en aucun cas réalisées au détriment de l’essence dynamique du

folklore, mais au contraire le ravivent en une incomparable expression de spontanéité

et de réalité » (Câmara Cascudo 1954 : 154).

17 Le bumba-meu-boi, transposé sur les scènes publiques par les politiques locales,

accentue aujourd’hui les aspects spectaculaires de la performance (les superbes

costumes et chorégraphies), tandis que la participation du public est diminuée. La

politique locale du tourisme est évidemment à l’origine des scènes (palcos) et de la

transformation des arraiais, ces places publiques au sein de quartiers devenus lieux

« officiels ». Mais, si ces nouvelles institutions sont contradictoires aux pratiques

antérieures du bumba-meu-boi qui soutenaient un idéal déambulatoire et nomade (à

l’image du mode de vie des vachers), que peut-on dire de ses musiques ? Quels aspects

musicaux communautaires reste-il en dehors du groupe formé ?

18 Les festivités commencent officiellement le 13 juin, jour de Saint Antoine (Santo

Antonio), et les moments clefs, pour les participants au bumba-meu-boi qui ont instauré

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cette manifestation comme un art de vivre, se situent à la fin du mois de juin, entre le

24 (Saint Jean) et le 30.

Sotaques du boi et identités locales

19 L’organisation des différents boi se décline en sotaques ou « accents ». L’accentuation est

une question de choix de procédés esthétiques et organisationnels. Il existe cinq

sotaques communément reconnus, devenus en quelque sorte des « normes

stylistiques », mais qui en réalité découlent souvent de choix personnels, d’initiatives

privées, et de styles locaux. D’autre part, la présence et la participation des individus

aux manifestations de Bumba-meu-boi varient d’un sotaque à l’autre, nuançant

symboliquement la participation de la communauté dans la fête. Toute la créativité, les

enjeux identitaires sont endossés par ces distinctions stylistiques, qui offrent des

modalités d’expression tout en étant l’image publique des identités régionales 2.

20 Cavalcanti défend l’idée que la compétition organisée entre les groupes, ainsi que la

rivalité qui en découle, créent une dynamique. Les relations de voisinage rurales ou

urbaines contribuent à développer ce réseau, puisque « l’existence d’un groupe de

bumba-meu-boi quelque part en attire d’autres, comme la rivalité est la base de la

performance » (2001 : 73). Si la rivalité est le fondement de la création, comme le

suggère Cavalcanti, les individualités sont alors particulièrement sollicitées dans la

valorisation ou la défense d’une identité de groupe, locale ou familiale.

21 La pluralité stylistique s’explique par une origine géographique particulière (région,

quartier) ainsi que par l’association avec une classe sociale ou un mode de vie (rural,

urbain), qui impliquent des organisations sociales, religieuses, politiques, particulières.

La place de l’individu et l’enjeu de sa réalisation au sein des groupes vont dépendre de

ces différents contextes. Il est aussi intéressant de noter comment vont s’exprimer les

identités locales (indianité, identités rurales, mythes) à travers la présence de

personnages comme les esprits de la forêt, reflets du monde surnaturel des

« enchantés » (encantados) qui imprègne les conceptions locales du sacré.

La tragédie et la communauté

22 Les affects évoqués directement à partir du mythe sont des sentiments contraires : la

joie et la peine. Dans le vécu de la fête, le déroulement de l’histoire et sa tension

dramatique permettent de vivre ces affects de façons successives : la joie de la

naissance du bœuf, au moment de son baptême, lorsqu’il revêt une nouvelle « robe »,

qui a demandé un an de confection et va être portée durant un an ; la tension et la

peine de la mort du bœuf, dont on connaît le tragique destin et auquel il ne peut

échapper. Et à nouveau la joie de la résurrection, lorsque le bœuf est sauvé. Ces

sentiments sont portés par les toadas qui sont tour à tour narratrices, ou

encourageantes.

23 La fête a pour but la réunion de la communauté autour de l’événement tragique. Ainsi,

bien que les participants connaissent l’issue et la mort du bœuf, la fête doit célébrer ses

qualités : l’animal illumine, il apporte énergie et joie à l’image des feux de la Saint-Jean,

il démontre force et dignité.

24 La beauté et la force de l’animal sont des enjeux de taille et la concurrence est serrée

entre qui démontrera le plus d’énergie, de force, de variations dans la danse du bœuf

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

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(le personnage du bœuf est un masque porté par un danseur), et quel sera le bœuf le

plus lumineux, aux motifs les plus complexes et les plus beaux.

Le religieux

25 Les fêtes populaires de São Luis et du Maranhão se répartissent selon le calendrier

annuel. Elles sont organisées par les communautés, en particulier par les maisons de

culte afro-brésilien du tambor-de-mina 3 qui est la modalité de culte majoritaire dans le

Maranhão et le Nord du Brésil. Les préfectures se chargent d’organiser les fêtes

publiques de juin (Saint-Jean) qui entrent dans la politique touristique locale. Les fêtes

du bumba-meu-boi appartiennent aujourd’hui à la fois au contexte urbain « officiel » et

touristique et au contexte rituel, lié au local et à l’organisation communautaire.

26 Les implications individuelles qui sous-tendent la fête dépendent du contexte de la

manifestation : la fête sera une brincadeira, un « amusement », un « jeu », elle sera

présentée sur des scènes publiques, dans des arraiais, ou encore dans le cadre de scènes

fermées (théâtres). La fête sera une obrigação, c’est à dire une « obligation » rituelle, elle

se déroulera dans l’espace privé de la communauté. Les vœux adressés aux saints,

exhaussés, sont payés en offrandes musico-chorégraphiques rituelles. Cette relation

intime individu/saint régit les rapports entre les individus et le sacré dans le système

de croyances populaires du Maranhão.

27 Comme le suggère Abmalena Sanches, « en plus d’être un bien de consommation, un

spectacle touristique, le divertissement du bumba-meu-boi est aussi une « forme de

louange », une « religion ». La religiosité imprègne la conception de la fête. Encore

aujourd’hui, le bœuf est conçu, dansé et chanté en hommage aux saints catholiques,

mais aussi, entre autres, aux entités spirituelles adorées dans les terreiros de tambor de

mina, umbanda, pajelança. Ainsi, il peut être compris comme un système d’offrandes

entre les hommes et les divinités » (Sanches 2003 : 8).

28 Si São Benedito (saint Benoît) est le saint patron des afro-descendants et du tambor de

crioula (« tambour de la créole », fête de tambour organisé pour saint Benoît), São João,

Santo Antonio, São Marçal et São Pedro 4 sont les saint patrons des périodes juninas,

c’est-à-dire de la Saint-Jean.

29 Selon Sanches, dans la conception des participants, Saint Jean aime particulièrement le

bumba-meu-boi, et le rituel du baptême permet de réactualiser les liens entre le saint et

les participants, le bœuf étant baptisé et dédié au saint. La forme traditionnelle de botar

boi au Maranhão (« faire le bœuf », est, d’après Sanches, une rétribution par promesse,

« la promotion du divertissement en hommage à Saint Jean comme forme de

rétribution d’une grâce reçue (Carvalho 1995 : 74). De là, de nombreux groupes se sont

créés comme résultat de paiement de promesses » (Sanches 2003 : 8). Parrain de Jésus,

saint Jean aurait le même pouvoir que Dieu.

30 Dans la fête du tambor-de-mina, religion que pratiquent nombre de participants au

bumba-meu-boi, Santo Antonio est associé à l’esprit caboclo marinheiro, le marin, et au

vodun Agongono, nom dérivé de Agonglo, roi du Dahomey (actuel Bénin) de 1789 à 1797,

qui est devenu une entité spirituelle au Maranhão. São João est associé au vodun Badé,

force du tonnerre ; São Pedro à Hevioso, lui aussi un vodun de la foudre. Les entités de la

Saint-Jean sont ainsi liées à la royauté, et aux forces de la mer et du ciel.

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31 Sanches défend aussi l’idée que dans la fête du bumba-meu-boi, le catholicisme

« s’entremêle avec l’‹ encantaria › des terreiros afro-maranhenses où l’on honore les

orixás et les voduns jêje/nagô, les ‹ nobres, gentis ›, les entités brésiliennes comme les

caboclos, les indiens et les êtres de la mythologie indigène comme mãe d’água, curupira et

une infinité d’autres. Ce mélange montre l’existence complexe, riche et commune de

nombreuses conceptions religieuses, permettant à chaque participant d’avoir sa liberté

de manifester ses croyances » (Sanches 2003 : 11).

32 Les voduns et les orixás sont les messagers qui réalisent le lien entre la terre et le monde

céleste, au sommet duquel siègent Dieu et ses saints. Si eux ne font jamais le voyage, les

entités du tambor-de-mina descendent régulièrement dans les maisons de culte pour

recevoir les vœux et les demandes des êtres humains.

33 Ainsi, dans le Maranhão, les manifestations festives telles que le bumba-meu-boi, le

tambor-de-crioula ou la fête du Divino Espirito Santo sont de façon quasi systématique

associées au mode de pensée religieux local. La fête est pensée comme offrande, une

obligation religieuse. Plus la charge émotionnelle, énergétique, marquée par la

participation la plus grande de participant, sera importante, plus la fête sera réussie, et

mieux les divinités seront récompensées. Ainsi, on participe aux fêtes pour de multiples

raisons, sociales, identitaires, et surtout religieuses. Pour les pratiquants de la Mina, le

bumba-meu-boi devient le « canal de communication entre les dieux et ses adorateurs

[…], un lieu sacré, un espace religieux, une sorte de prolongement du terreiro (Sanches

2003 : 10). Les pères et mères de saint des plus fameux terreiros de São Luis se rendent

au bumba-meu-boi, en transe, accompagnés des entités qui s’identifient avec le boi,

comme la famille de Légua Boji.

34 Les costumes et les chapeaux des participants sont brodés à l’image des saints auquel le

groupe a été dédié. Les groupes sont aussi créés comme paiement de promesse. Par

exemple, le groupe de Santa Fé est né d’une promesse réalisée en 1988, exhaussée par

saint Jean, qui est ainsi devenu le dono, le maître du groupe de bumba-meu-boi, et à qui

toutes les fêtes réalisées par ce groupe sont dédiées.

35 Toada Meu vaqueiro eu sei que meu boi urrou, Santa Fé

Meu vaqueiro

Eu sei que meu boi urrou 5

Ta lindo meu coração

Urrou pra fazer a festa

Trazendo animação

Urrou no pé da roseira 6

Urrou no pé do mourão 7

Boi urrou boi urrou la na malhada

O dono da vaquejada

E meu senhor São João

Mon vacher

Je sais que bœuf a meuglé

C’est beau, mon cœur

Il a meuglé pour faire la fête

Apportant l’animation

Il a meuglé au pied du rosier

Il a meuglé au pied du mât

Le bœuf a meuglé là dans la communauté

Le maître du troupeau

Est mon seigneur Saint Jean

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Fig. 1. Baptême du boi de Rio Grande devant Saint Pierre.

La robe du bœuf est à l’effigie de Saint Jean et du Saint Esprit représenté par les colombes blanches.Igreja de São Pedro, Juin 2006, Marie Cousin.

Cheguei Salve São João e São Pedro (Je suis arrivé, louange à Saint Jean et Saint Pierre), toada du groupe

Boi de Maracanã.

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Cheguei salve São João e São Pedro

Eu vou dar um viva

Pra minha rapaziada

Vem ver morena vem ver

Touro do Maracanã

Que na ilha é o pai da malhada

Je suis arrivé, Salut Saint Jean et Saint Pierre

Je vais dire « viva »

À mon groupe

Vient voir, ma brune, vient voir

Le taureau de Maracanã

Qui est dans l’île, le chef de la communauté 8

36 Tous les ans, durant la nuit du 26 juin, l’église de São Pedro reçoit, pour leur baptême

annuel, les groupes de bumba-meu-boi. Ce rituel, qui dure vingt-quatre heures, consiste

à gravir les marches de l’église afin de présenter le nouveau bœuf devant saint Pierre,

patron des marins, afin de faire baptiser le bœuf. Les 29 et 30 juin (jours de São Pedro et

São Marçal), dans le quartier João Paulo, est organisée durant quarante-huit heures une

rencontre des musiciens de boi de matracas, fête dont l’apogée se passesous le chaud

soleil de l’après-midi. L’organisation de ces événements développe les liens sociaux et

valorise les entreprises individuelles.

37 La fête du bœuf est liée au sébastianisme du Nordeste du Brésil, mouvement

messianique qui voit le retour du roi du Portugal Sebastião sous la forme d’un taureau

avec une étoile au front. La figure du taureau étoilé est à la fois symbole de force et

signe de l’inversion du monde : si un homme arrive à l’attraper avec une corde, il

deviendra le roi du royaume des enchantés, l’Encantaria, à la place du roi Sebastião.

L’étoile sur le front du taureau est un thème récurrent des chants de bumba-meu-boi  9.Lors du rituel de la mort du bœuf, le moment où il faut attraper le taureau avec une

corde est un moment décisif, accompagné de chants spécifiques, qui peut durer

plusieurs heures.

La communion musicale

38 La musique du bumba-meu-boi saisit le spectateur de deux façons, à la fois par la

complexité de son organisation polyrythmique et par le lyrisme des chants associés à la

puissance des chœurs. Le rythme est primordial et sa frénésie est le symbole acoustique

des fêtes de la Saint-Jean. Les polyrythmies de la Saint-Jean sont « participatives » dans

leur représentation communautaire : chaque participant apporte son instrument, et les

percussions couvrent un vaste ambitus sonore, des fréquences les plus aigues aux plus

graves.

39 Le sotaque de matracas est le style qui permet la plus grande participation de musiciens,

occasionnels pour la plupart puisqu’ils ne jouent que lors des fêtes de la Saint-Jean. Sa

polyrythmie est constituée par l’ensemble des variations jouées par les musiciens,

puisque chacun peut puiser à sa guise son rythme parmi le répertoire de variations

rythmiques existantes, et le remplacer par un autre quand il le désire. C’est l’ensemble

des formules rythmiques, jouées par

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

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Fig. 2. Les pandeirões du boi de matracas

Pindoba, place Maria Aragão, Juin 2006, Wilton Matos.

Fig. 3. Tambour à friction tambor-onça ou tambour-panthère

Juin 2009, Marie Cousin.

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tous les participants de façon aléatoire et variante qui forme le rythme du bumba-meu-

boi. L’important étant de suivre la pulsation commune à l’ensemble des participants.

Les instruments sont amenés par les individus : matracas (à l’image des claves, paire de

bâtons entrechoqués pouvant mesurer un mètre de longueur), pandeirões (tambours sur

cadre de plusieurs diamètres, décorés par les noms des quartiers originels des

musiciens), zabumbas (grosses caisses), tambor-onça (tambour à friction au registre

grave), maracas (hochets-sonnailles métalliques) 10.

La polyrythmie du Boi de matracas

40 Dans un groupe, on trouve aux côtés de ces musiciens occasionnels des musiciens

spécialisés, qui forment le petit noyau central du groupe, ainsi que le choeur, et jouent

le rôle des vachers. Ils ont la charge de composer, de chanter et d’accompagner les

toadas.

La musique vocale du bumba-meu-boi : tragédie, critique sociale,affirmation de soi

41 Les toadas sont des poèmes chantés populaires. On retrouve le terme utilisé dans

d’autres manifestations poétiques, comme la poésie chantée des poètes repentistas, qui,

eux aussi, associent joute poétique à improvisation et critique sociale. À la toada du

bumba-meu-boi, s’associent à la fois une structure fixe et la nécessité d’une

improvisation.

42 L’improvisation, mesurée en vers et en rimes, doit porter du sens, et le déroulement de

la toada jusqu’à son dénouement doit amener progressivement l’idée d’un état de

stupéfaction face à une situation. Parmi les thèmes les plus évoqués, la magnificence de

la nature, la richesse ou la gloire de la communauté, de la culture et de la fête, le

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caractère farouche et indomptable du bœuf, la critique sociale et la gloire aux saints

patrons de la fête. La présence des saints, du Dieu chrétien ou encore de la nature est

récurrente dans les toadas. On évoque très fréquemment des entités issues de l’univers

mythique local, comme Estrela d’Alva (première étoile à apparaître au crépuscule et

dernière visible à l’aube, qui est en fait la planète Vénus, symbolisée sur la tête du

bœuf), la Sirène ou le roi Sébastien, qui font directement référence au sébastianisme et

à son royaume enchanté.

43 Les toadas sont formées de trois ou quatre phrases, dont chacune peut être divisée en

deux, trois ou quatre vers (tercets et quatrains). Il est d’usage de répéter certaines de

ces phrases, en rapport avec le déroulement sémantique et poétique de la toada, afin de

susciter un effet dramatique.

44 La trame poétique comprend une introduction, un déroulement et une conclusion, que

l’on retrouve dans le développement des contours mélodiques. La première strophe est

chantée a cappella par le chanteur principal, et elle est suivie du refrain. Lorsque le

chœur entonne à son tour le refrain, les percussions interviennent. S’ensuit un long

développement durant lequel soliste et chœur alternent en chantant le refrain,

accompagnés des percussions. Cependant, chaque fois qu’un nouvel élément (couplet)

est introduit par le soliste, les percussions s’arrêtent (Fig. 4).

Fig. 4

45 L’arrêt des percussions lors d’un nouvel énoncé poétique est la réalisation musicale de

l’importance, à la fois sémantique et mélodique, donnée à la création poétique.

L’émotion est à son comble, suscitée par l’attente du signifié, l’attente d’un achèvement

qui permettra à tous de se réinsérer de plus belle dans la performance communautaire.

L’esthétique vocale du bumba-meu-boi influe sur ce moment de tension. Travaillées par

la recherche d’une esthétique sonore originale, les voix rauques des chanteurs

transmettent lyrisme et affects : vibrato sur les voyelles tenues longtemps, voix yodlées

en particulier lors de l’attaque de certains mots-clefs, registre grave. Les trémolos et les

yodels apportent un effet dramatique recherché, lié à la lamentation, aux pleurs, qui se

combine avec le contenu sémantique des toadas. Le mode de vie rural, représenté par la

figure du vacher (vaqueiro), se retrouve de façon esthétique dans ces chants : par la

référence aux aboios, le chant des vachers réalisé traditionnellement a cappella pour

mener le bétail, caractérisé par une alternance de timbre de voix lumineux/rauque, des

attaques yodlées, une accentuation vocale decrescendo, et des finales longues (cf. toada

Cheguei São João et São Pedro illustrée précédemment).

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

200

Les identités vocales : mélodie modale, polyphonie et intensités

46 Les toadas, chantées a cappella par le maître du groupe (le chanteur soliste qui joue le

rôle du patron) de la fazenda, sont reprises par le chœur (formé par les personnes

occupant le rôle des vachers. Le chœur développe, en homorythmie, des voix parallèles

qui sont soit chantées à la tierce supérieure ou inférieure, soit sur d’autres intervalles

selon le modèle mélodique de base. La forme mélodique générale est descendante, avec

des appuis sur les termes importants. Les voix rauques se retrouvent sur les longues

tenues. Parmi les modes utilisés, on retrouve fréquemment le mode de sol. Les voix

doivent se superposer et se doubler, et savoir toar, c’est-à-dire doubler la voix, est

considéré comme une maîtrise vocale subtile et recherchée car elle n’est pas donnée à

tout le monde. Chanter la contre-voix grave est considéré comme un grande qualité,

rare parmi les chanteurs car cette réalisation esthétique s’avère très délicate.

47 Dans une toada, des passages en rythme binaire alternent avec d’autres en ternaire

(hémiole), à l’image de la polyrythmie qui les accompagne. Durant les longues périodes

jouées par les percussions, les cris scandent la pulsation, avec des termes comme « é

boi » ou « ekio ê », qui peuvent être identifiés à une utilisation accentuelle ou percussive

de la voix.

Boi de Santa Fé, Eu vou reunir (chœur)

48 Eu vou reunir /Je vais réunir, Boi de Santa Fé (toada de réunion de la communauté)

Eu vou reunir eu vou guarnicer

Meu boi vai rolar no terreiro

Vou cantar pra São João

Meu patrão Meu padroeiro

Eu vou tocar meu apito

Ta bonito te prepara meu vaqueiro

Je vais réunir je vais regrouper

Mon bœuf va avoir lieu dans le terrain

Je vais chanter pour Saint Jean

Mon patron mon parrain

Je vais jouer mon sifflet

C’est joli, prépare-toi mon vacher !

49 Exemple de toada de critique sociale :

Boi da Maioba – Deus criou o mundo

E triste é muito triste o que no mundo esta

acontecendo

C’est triste, c’est très triste ce qui se passe en ce moment

dans le monde

Por causa de furacão teremoto

e maremoto

À cause d’ouragans, de tremblements

de terre

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201

Muita gente esta morrendo Beaucoup de gens meurent

Rapazida vê na televisão On voit à la télévision

Milhares de corpos espalhados pelo chão Des milliers de corps dispersés sur le sol

Cenas que me fizeram chorar Des scènes qui me firent pleurer

O povo sem agua sem comida

e sem remêdio

Le peuple sans eau, sans nourriture

et sans médicaments,

Sem uma casa pra morar Sans une maison où habiter

Chorou Estados Unidos a Tailanda

e a Indonêsia

Les États-Unis, la Thaïlande, l’Indonésie

ont pleuré

Malasia e a China se foi por obra do divino La Malaisie et la Chine si c’était l’œuvre

du Divin

Cada povo que compra suassina Chaque peuple qui paie sa marque

Mãe natureza se empureceu La mère nature s’est manifestée avec force

Lançou tsunami e furacão À lancé tsunami et ouragans

O povo pobre soffrerá Le peuple pauvre souffrira

Refrain

Deus criou o mundo e nele sempre mandara Dieu a créé le monde et lui commandera

à jamais

Todo que aconteceu nos so podemos

lamentar

Tout ce qui est arrivé, nous pouvons à peine nous

lamenter

50 Le chœur est constitué par les vaqueiros. Intervenant comme conclusion, réunion,

rassemblement entre les longues strophes, traditionnellement improvisées par le

chanteur soliste ou composées chaque année, il permet aux participants de se rejoindre

et renforce le sentiment de groupe. Ce sentiment « unificateur » du chœur est

esthétiquement réalisé par une alternance de parties en homophonie et en polyphonie

(tenues finales) : on passe de l’impression verticale d’unisson à la couleur d’accords

finaux, ce qui donne une impression de pluralité et de densité, d’autant plus qu’elle

s’accompagne de l’augmentation de l’intensité sonore.

51 Le chant soliste n’est presque plus improvisé en public, bien qu’il le reste dans les

manifestations privées du Boi. Les strophes chantées par le soliste sont composées

chaque année pendant les préparatifs du Boi. Elles organisent le mythe, constituent une

critique sociale annuelle et, surtout, développent les sentiments liés aux différents

temps rituels du Boi.

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

202

52 L’esthétique des chants accompagne la compréhension sémantique des couplets dans

leur force de communication émotionnelle. Les chœurs véhiculent un sentiment

d’union communautaire, de symbiose, tandis que du chant soliste découle un flot vocal

qui tantôt célèbre le bonheur de la fête communautaire, tantôt exprime la douleur de la

perte du bœuf, la tragédie du mythe, et qui, cependant, agit comme une critique

sociale. Les timbres des voix, les formes mélodico-rythmiques, leurs motifs esthétiques

contribuent à la caractérisation émotionnelle du contenu sémantique.

Le spectaculaire

53 La fête du bumba-meu-boi est un ensemble performatif qui intègre des éléments

dynamiques, associés les uns aux autres, tels les éléments musico-chorégraphiques (le

chant, le rythme des percussions, la danse), plastico-visuels (les costumes, les

personnages) et théâtraux (les attitudes corporelles, les masques, les rôles). C’est une

émission pluridimensionnelle de vibrations et de rythmes qui touchent différents

niveaux sensoriels (vue, ouïe, réceptivité du corps aux vibrations), émis de multiples

manières (en rapport avec les moyens scénographiques), qui se développent dans le

temps à travers la trame du mythe mis en acte. La magnificence et la complexité des

costumes, la virtuosité de leurs tissages de perles et de plumes, les dimensions des

coiffes des Indiens et des cazumbas créent un univers plastique spectaculaires, les

musiciens – chanteurs et percussionnistes – étant intégrés au groupe des acteurs/

danseurs. O amo, le chanteur soliste joue le rôle du dono (« propriétaire ») de la fazenda ;

les vaqueiros sont incarnés par le chœur et les principaux percussionnistes.

La danse

54 L’organisation chorégraphique est réalisée selon des modèles soit linéaires (issus de la

procession), soit circulaires. Avec la musique, se mettent en place des éléments

contrastants qui permettent de réaliser des variations d’intensité. La danse est répartie

entre les différents rôles collectifs (vacher, Indien) ou individuels (Chico et Catarina, le

pajé, le bœuf). L’intensité de l’énergie dans le mouvement dansé est liée au musical :

lors des couplets, l’énergie est moins forte et les mouvements moins marqués. La danse

est traditionnellement organisée sous forme de procession. Les pas diffèrent entre les

différents groupes, mais l’on retrouve des idées communes :

le tour (pas circulaire), dans les virevoltes et les tourbillons du bœuf, des Indiens.

la verticalité, dans les pas des Indiens (associé à des sautillements) et des vachers.

55 La chorégraphie de groupe met en valeur les pas, chevilles, genoux, épaules, et les

objets attributs (bâtons, chapeaux, coiffes). La danse, basée sur la pulsation des

percussions, amplifie l’extraordinaire, le beau, la tension et l’admiration.

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

203

Fig. 4. Indiens du Boi de Santé Fé.

Anniversaire de Dona Tété, Juin 2006.

Les masques

56 Les personnages joués – esclaves, bœuf, vachers, Indiens, guérisseur, patron de la

fazenda – revêtent des identités sociales (amérindienne, africaine, paysanne) qui sont

associées à des caractéristiques qui font du bumba-meu-boi une pièce à la fois tragique et

comique.

57 Le bœuf (boi ) est un masque réalisé par une armature de bois léger, creuse, sur laquelle

est dressée chaque année la « nouvelle robe » réalisée en velours noir et brodé de

perles. La robe est assez longue pour cacher les jambes du danseur qui porte le masque.

Les tournoiements du masque, les rotations, démontrent la fougue et la vigueur de

l’animal.

58 Chico et Catirina, les deux esclaves, sont des personnages liés à la dérision. Ils font rire

par leurs attitudes et leurs costumes : ceux-ci, réalisés dans des tissus usés et recousus,

symbolisent la pauvreté paysanne et aussi son « innocence ». Catirina est souvent jouée

par un homme, ce qui accentue le comique du personnage.

59 Les cazumbas, ces masques confectionnés à partir d’éléments symboliques des animaux

sauvages et des représentations catholiques (églises etc.) représentent les esprits de la

forêt et de la nature ; ils font peur et inquiètent. Inventés pour constituer le cordon de

sécurité (sotaque da Baixada) autour du groupe, ils marquent la séparation entre

l’extérieur et l’intérieur de l’espace rituel.

60 Les Indiens et les Indiennes représentent la force, le rythme, l’énergie, la beauté de la

danse et des corps. On trouve les Indiens de ruban (caboclos de fitas) et les Indiens de

plumes (caboclos de penas), qui font référence à différents sotaques.

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

204

61 Les vachers incarnent l’ordre, la sécurité et l’identité : leurs chapeaux aussi possèdent

des caractéristiques esthétiques différentes selon chaque sotaque (diamètre,

décorations).

Le rituel

La naissance du bœuf

62 Le cycle annuel débute le Samedi de l’Alléluia (Pâques) avec des répétitions dans le

barracão, local situé dans le terreiro. Autour du 13 juin, jour de Santo Antonio, les essais

doivent être terminés pour l’ensaio redondo, l’essai arrondi, répétition générale du

groupe. Le 23 juin, la veille de São João, on réalise le baptême du bœuf, durant lequel le

nouveau cuir sera présenté à la communauté devant un autel, et le bœuf baptisé en

présence de sa marraine et de son parrain.

63 La naissance est symbolisée par un second baptême qui est réalisé à São Luis le 28 juin,

à l’Église de Saint-Pierre, patron des pêcheurs, dans le quartier de Madre-Deus.

64 La toada suivante, chantée dans les rondes de tambor-de-crioula  11, fait référence au rituel

du baptême du bumba-meu-boi – qui se déroule dans l’église de Saint-Pierre durant la

nuit du 26 juin et durant lequel les groupes de Boi gravissent les marches pour se faire

baptiser devant la statue de saint Pierre, protecteur des marins :

Na igreja

Na igreja

Na igreja de São Pedro

Na igreja

Dans l’église

Dans l’église

Dans l’église de Saint Pierre

Dans l’église

65 Ce rituel est essentiel car le bœuf non baptisé ne peut présenter sa nouvelle robe. La

foule et l’ensemble des groupes se rassemblent, chaque groupe jouant en même temps,

mais sur des pulsations différentes, ce qui génère un phénomène de « polymusique »,

qui se manifeste de préférence à l’aube naissante.

La mise en scène du mythe

66 Entre la naissance et la mort du bœuf, le mythe est mis en scène de façon itinérante en

de nombreuses places du centre-ville ou des quartiers périphériques. Déambulant en

processions dans les quartiers, les groupes de bumba-meu-boi s’arrêtent sur les places

publiques (arraial) pour jouer plusieurs parties du mythe, durant lesquelles

interviennent les personnages, tandis que les chanteurs narrent le récit, appuyés par

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

205

les chœurs. Le terme arraial, qui réfère traditionnellement à un « petit village » désigne

aujourd’hui un espace délimité, aménagé, qui comprend une scène, un terrain et des

stands. Les représentations traditionnelles durent plusieurs heures chaque soir durant

toute la période du mois de juin, jusqu’au 30 juin, jour de la Saint Martial. Tout en

suivant une trame commune, chaque groupe de Boi développe une esthétique et une

appréhension propres de la fête, liées à une identité associée au local – les noms des

quartiers d’où sont originaires les groupes apparaissent peints ou brodés sur les

instruments et les costumes, ainsi que dans les chants. Les enjeux identitaires sont

importants, et l’implication émotionnelle des participants y est liée.

La mort du bœuf

67 La mort du bœuf est organisée sous la forme d’une procession, dans les quartiers d’où

sont originaires les groupes. Durant plusieurs heures, l’attention est portée sur la

poursuite du bœuf. Tous les vachers présents doivent tenter de l’attraper avec une

corde, mais le bœuf se défend et résiste. La procession se dirige vers le terreiro ou

devant l’église du quartier, où le bœuf sera finalement capturé. La tension est élevée et

l’émotion à son comble. C’est le symbole de la lutte de l’animal contre son destin, et de

cette lutte émane la beauté de l’événement. Dans certains terreiros, des sacrifices de

bœuf ont réellement lieu.

68 La fête privée du boi-de-encantado peut éclairer les sentiments et les intérêts qui relient

la religion Mina et le bumba-meu-boi. Après le tambor de mina et le tambor de crioula, le

divertissement préféré des encantados est le bumba-meu-boi. Le rituel boi-de-encantado,

ou « bœuf des enchantés », réalisé dans les terreiros, peut être perçu comme le lien

entre le divertissement et le religieux.

Conclusion

69 Ces journées particulières déterminent un cadre annuel qui peut être envisagé comme

un terreau pour l’expression des affects individuels : le caractère « rare », « unique » de

ces fêtes, la rencontre de centaines de participants et leur union dans une pulsation

commune, la dévotion aux saints et les paiements de promesse, le sentiment très fort

d’appartenance communautaire, la perte de soi dans une ivresse générale (il arrive

fréquemment que des entités spirituelles « descendent » et soient incorporées durant

ces rencontres) se mélangent lors de la fête.

70 Le bumba-meu-boi, en tant que manifestation musicale et chorégraphique

communautaire, permet la cohésion de groupe : tous les ans, les groupes se

reconstituent et l’on peut intégrer un groupe de façon active, porter les costumes et

participer aux manifestations du calendrier, mais il faudra suivre les répétitions

organisées ; d’autre part, il est possible de participer au moment même de la

manifestation. Les grandes réunions, en particulier dans le quartier João Paulo,

donnent lieu à des ivresses collectives réunissant plusieurs milliers de personnes et

durant lesquelles certains participants entrent dans un état d’extase, voire de transe

religieuse. En effet, les entités du tambor-de-mina « descendent » parfois durant les

rassemblements. Ce sont aussi des moments de rencontre annuels qui permettent aux

participants de revoir des amis ou des connaissances et d’étendre leurs réseaux.

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

206

71 À travers cette manifestation, les identités afro-descendantes, rurales et amérindiennes

sont affirmées, dans un genre musico-chorégraphique théâtralisé qui développe

l’importance de l’improvisation poétique, du choeur (coral), de la polyrythmie et des

percussions, la construction des toadas ou poésies chantées, la recherche d’une ivresse

collective à travers la danse et la musique, durant de longues heures, du crépuscule à

l’aube.

72 Le contexte du paiement de promesse introduit les participants dans une ritualisation

liée au système de croyances local, où l’expression complète de l’individu, par la danse,

le chant, le rythme, le mouvement, et sa communication avec la communauté, est

nécessaire pour satisfaire le monde immatériel (l’encantaria ou « monde enchanté ») ou

divin. Le mythe de la mort du bœuf, tragique, est une toile de fond qui exacerbe et

canalise les émotions. Selon Sanches, la dévotion à saint Jean et aux enchantés renforce

les liens de solidarité entre les strates populaires. Ainsi, dans cet univers on peut se

divertir (brincar) par dévotion, pour payer une promesse, ou pour la le plaisir d’être

ensemble et de s’amuser (Sanches 2003 : 11).

73 Dans ce contexte, les affects (douleur, tristesse, joie), la catharsis et les tensions

(individuelles, sociales) sont portés par le chant et la danse, dans le cadre de structures

musicales et chorégraphiques fixes. Ils sont orientés de façon à s’exprimer

physiquement dans le lyrisme vocal et chorégraphique et dans l’improvisation

individuelle. Le visuel et l’auditif extrêmement sollicités (magnificence des costumes,

complexité des pas de danse, densité et intensités sonores et visuelles), les individus

entrent au bout de quelques heures dans un état d’extase collectif qui réunit les

passions individuelles dans une passion communautaire. Les objets (masques,

instruments, costumes) se chargent des sens, des représentations, des émotions et des

intentions que leur ont prêtés les participants. Ainsi, les émotions n’existent qu’en

relation avec un contexte complexe dans lequel interagissent ensemble la mémoire, le

vécu, l’imaginaire, le symbolique, l’extraordinaire et le musical. Les anciens disent qu’il

faut transmettre le bumba-meu-boi de génération en génération afin de préserver

l’héritage transmis par leurs aïeux, comme un modèle de partage et de lien social.

BIBLIOGRAPHIE

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Folclore,

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VIEIRA FILHO Domingos 1955 Os cultos fetichistas no Maranhao. São Luis : Folclore Sempre.

VIEIRA FILHO Domingos 1977 Maranhao, Foclore brasileiro. Rio de Janeiro : FUNARTE.

NOTES

1. Chef spirituel et médecin amérindien.

2. Lebumba-meu-boi da ilhaousotaque de matraca, sotaque de zabumba, sotaque de orquesta, sotaque de

costa de mão(Rosario), sotaque da Baixada (région de l’Intérieur du Maranhão, « abaissée »).

3. Le « tambour des Mina » : le terme Mina désigne au Maranhão les personnes nées en Afrique et

déportées au Brésil du temps de l’esclavage – le port de São Jorge Del Mina était un des

principaux ports de la traite négrière – par opposition à crioulo, « né sur le continent, créole ».

4. Saint Jean, saint Antoine, saint Martial et saint Pierre.

5. Urrar, « meugler », est le signe de la résurrection du bœuf, c’est le cri du retour à la vie.

6. Le rosier et ses fleurs sont associés à la dévotion aux saints.

7. Le mourão est le mât cérémoniel où est attaché le bœuf pour le sacrifice.

8. Tout le vocabulaire du bumba-meu-boi fait référence au bétail mais est utilisé de façon imagée

pour décrire les activités humaines. Ainsi, batalhão représente le groupe, la communauté,

l’ensemble des personnes participant à la fête, de même que malhada.

9. Comme le suggère Sanches (2003 : 10), pour les personnes pratiquant la religion

afrobrésilienne, le bœuf appartient non pas à saint Jean mais au roi Sébastien. On raconte que D.

Sebastião apparaît les nuits de lune du vendredi, sur la plage de Lençois, sous la forme d’un

taureau noir, le cuir recouvert de pierres précieuses, une étoile sur le front et des yeux de braise,

terrifiant les habitants, et que celui qui arrivera à le blesser dans l’étoile située sur son front

verra le taureau se transformer en roi, moment où la ville de São Luis sera engloutie et où le

royaume enchanté, caché sous les plages de Lençois, émergera. Bien souvent le bœuf est appelé

taureau, et de nombreuses toadas font référence à ce mythe.

10. Ces termes vernaculaires sont ceux qui sont utilisés par les musiciens locaux.

11. Les liens puissants entre tambordecrioula et bumba-meu-boi font que l’évocation de cette toada

dans une ronde de danse suscite aussitôt recueillement et dévotion.

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RÉSUMÉS

La manifestation du bumba-meu-boi au Maranhão (Brésil) est la mise en scène musicale,

chorégraphique et théâtrale d’un mythe tragique, qui fait référence à une ancienne pratique:

celle du sacrifice d’un bœuf. Cette manifestation annuelle est organisée en un cycle qui comprend

la naissance du bœuf, le développement du mythe en tableaux musico-chorégraphiques durant

les fêtes de la Saint Jean, et la mort du bœuf. Elle consiste en la représentation symbolique du

cycle de la naissance, de la vie et de la mort. Dans cette fête collective et communautaire, les

émotions individuelles sont canalisées à travers une interaction entre mémoire collective,

religieux, musical, performance et ritualisation du mythe.

AUTEUR

MARIE COUSIN

Diplômée d’un DEA en Ethnomusicologie de l’Université Paris 8 – Saint Denis, est actuellement

doctorante à l’université de Nice – Sophia Antipolis. Effectuant des séjours de recherche au Brésil

depuis 2001, elle s’intéresse depuis 2004 aux fêtes populaires du Maranhão, le tambor-de-crioula, le

bumba-meu-boi, le tambor-de-mina et la fête du Divino Espirito Santo.

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Entretien

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Une passion pour l’IranEntretien avec Stephen Blum

Ameneh Youssefzadeh et Stephen Blum

1 J’ai rencontré Stephen Blum à New York en 1987, alors que je venais de commencer

mon travail de terrain au Khorassan, grande province du nord-est de l’Iran, où je

menais des recherches sur la tradition du barde (bakhshi) de cette région. Stephen Blum

avait lui-même travaillé sur le terrain dans le nord de Khorassan à la fin des années

1960 ; il avait identifié un certain nombre de musiciens de cette zone musicalement fort

riche, et dont le bakhshi est un des plus illustres représentants. De cette première

rencontre je n’ai pas grand souvenir, sinon que j’étais très intimidée.

2 En 1997, Stephen Blum siégeait dans le jury de ma thèse, à Nanterre. Nous sommes

depuis devenus collègues et amis – et je ne me lasse pas d’apprendre et de me former à

ses côtés. J’ai ainsi eu le grand plaisir de faire du terrain avec lui au Khorassan, en

janvier 2006. Il est d’une grande générosité et sa belle humeur fait que c’est toujours un

plaisir et un privilège de se trouver en sa compagnie.

3 Stephen Blum n’est pas seulement musicologue et ethnomusicologue : c’est aussi un

érudit, dotés de connaissances approfondies, notamment dans les domaines de l’art et

de la littérature. De fait, ses écrits prennent toujours en compte tous les aspects de la

culture et de l’expression artistique. Selon Nettl (2002 : 147) : « Steve Blum a une

capacité à absorber et interpréter telle que j’en étais déjà venu à l’admirer ; de fait, son

savoir est toujours plus étendu que quiconque pourrait le présumer ». Il est cependant

extrêmement modeste, comme tous les grands savants !

4 Blum a souhaité que la conversation ait lieu en français. Elle s’est déroulée chez moi, à

New York, en deux séances de deux heures, au mois de décembre 2009.

5 A. Y.

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Fig. 1. Stephen Blum, mai 2010. Photo Y. Z. Kami.

Présentation

6 Stephen Blum est né le 4 mars 1942, à Cleveland, dans l’Ohio, qui est l’un des États les

plus peuplés des USA. Il suit des études à l’Oberlin Collège, dont le conservatoire de

musique est l’un des plus anciens et des plus réputés des États-Unis. En 1964 il reçoit

son diplôme de Bachelor of Music et s’inscrit ensuite à l’Université de l’Illinois, où il

étudie auprès de Bruno Nettl, Alexander Ringer et Charles Hamm. Il y obtient son

doctorat en 1972 (Blum 1972a). Il enseigne de 1969 à 1973 à l’Université Western

Illinois, puis, de 1973 à 1977, à l’université de l’Illinois à Urbana-Champaign, et enfin, de

1977 à 1987, à l’Université de York à Toronto, où il fonde le département de musicologie

de la musique contemporaine (dont l’ethnomusicologie faisait partie). Il est, depuis

1987, professeur de musique au CUNY Graduate Center à New York, où il a été le

premier chargé de doctorants en ethnomusicologie. Stephen Blum est également

« éditeur consultant pour la musique » de l’Encyclopaedia Iranica.

7 Ses recherches et publications couvrent deux principaux champs d’intérêt : d’un côté,

les traditions musicales de l’Iran, et plus particulièrement la musique du Khorassan ; de

l’autre, le champ d’application et les méthodes de l’ethnomusicologie et de la

musicologie.

Du pianiste virtuose à l’ethnomusicologue

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Vous étiez un pianiste virtuose. Quels souvenirs gardez-vous de vos années deconservatoire ?

Une de mes découvertes a été la musique de chambre – qui est une bonne préparation

à la musique persane. À Oberlin, je me suis d’abord intéressé à l’histoire de l’Asie et

de sa littérature ; sa musique ne m’attirait pas spécialement. J’étais surtout intéressé

par la Chine et le Japon, et j’avais d’ailleurs commencé à apprendre le japonais.

Vous vous installez ensuite en Illinois, où vous rencontrez Bruno Nettl. C’est d’ailleurs àl’Université de l’Illinois que vous devenez ethnomusicologue. Vous faites partie d’un premiergroupe autour de Nettl, avec entre autres Daniel Neuman et Jihad Racy – dont chacun estdevenu par la suite une autorité dans son domaine.

Je suis arrivé en Illinois en 1964, en même temps que Bruno Nettl. J’étais dans sa

première classe. Voici quarante-cinq ans que nous sommes amis. Je suis allé en

Illinois avec le désir d’étudier la musicologie. Il n’y avait pas encore

d’ethnomusicologie. Ce n’est qu’en cours de musicologie qu’on parlait

d’ethnomusicologie. Par la suite, en tant qu’enseignant, j’ai toujours enseigné la

musique européenne, que ce soit à Toronto ou en Illinois.

En Illinois, comment étaient vos relations avec vos collègues ?

J’étais proche de Robert Witmer, qui est par la suite devenu mon collègue à la York

University de Toronto. Ensemble, nous y avons établi le programme de musicologie

des cultures contemporaines (Musicology of Contemporary Cultures).

Witmer a aussi travaillé sur les Blackfoot, comme Nettl et vous.

J’étais assistant de Nettl. Je ne suis pas allé avec lui sur le terrain, mais je m’occupais

de l’analyse musicale, des transcriptions, etc. Witmer (1982) travaillait lui aussi sur

les Blackfoot au Canada ; ce fut d’ailleurs le sujet de son mémoire de maitrise.

Comment vous est venu le choix de ce terrain : le Khorassan ? On sait que Nettl avait déjàmené des études de terrain à Téhéran et à Mashhad.

Oui, Nettl était allé en Iran. Il m’en avait ensuite parlé et j’étais très intéressé. En tant

qu’étudiant de l’histoire de la musique européenne, je me suis penché sur la question

des langues, et entre autres sur les discours et les controverses interminables qui se

sont élevés entre l’opéra français et l’opéra italien, puis à la manière dont les

Allemands ont vu tout ça.

C’est donc la question des langues en contact qui vous a amené au Khorassan ?

Comme vous le savez, on trouve différentes ethnies au Khorassan. Je voulais étudier

les relations qui se sont tissées entre les répertoires des trois langues qu’on y parle

(persan, kurde et turc) – comme le français, l’italien et l’allemand dont nous venons

de parler. Dans le même domaine, je me suis en outre attaché aux relations musicales

entre les Noirs (Afro-américains) et les Blancs (Euro-américains) aux États-Unis. Il ne

s’agit pas tant d’une question de langue, cette fois-ci, que de contacts musicaux et

sociaux.

De fait, votre thèse de doctorat, soutenue en 1972, a pour titre Musics in Contact : The

Cultivation of Oral Repertoires in Meshhed. Vous y étudiez la manière dont les Persans, lesKurdes et les Turcs, interagissent et les effets que cela entraîne sur les genres de leurrépertoire. Dans cette lignée vous conduisez régulièrement, depuis plus de 40 ans, desétudes de terrain au Khorassan ; vous avez écrit et continuez à écrire vos réflexions dans

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de nombreux articles. Cela prouverait donc, contrairement à ce que certains croient, qu’unterrain n’est jamais épuisé, qu’on trouve toujours quelque chose d’intéressant à en dire ?

On peut toujours trouver de nouvelles choses. Ma connaissance des langues n’est

cependant pas suffisante. D’une année à l’autre, je comprends mieux certains aspects

de la question. Les poèmes, par exemple, ne sont pas si simples. On peut en outre lire

toujours plus de littérature persane. Ce que j’ai appris grâce à vous – votre réflexion

sur la relation entre la poésie des bakhshi et la littérature persane – m’est quelque

chose de très utile et d’un grand intérêt (Youssefzadeh 2002). J’arrive à lire des

poèmes de Hafez (XIV e siècle) – et c’est ce même vocabulaire que l’on retrouve dans

les poèmes en turc et en kurde au Khorassan. C’est une culture très cohérente.

J’aimerais que les Iraniens en comprennent mieux la richesse, et celle de leurs

traditions.

Fig. 2. Avec Gilbert Rouget, réveillon de la Saint Sylvestre chez Schéhérazade Hassan.

Paris, 31 décembre 2008. Photo Ameneh Youssefzadeh.

Votre intérêt pour l’Iran a-t-il été également précisé par votre rencontre et votre expérienceavec Borumand 1, venu en 1967 conduire un séminaire d’un mois en Illinois ? J’imagine quece fut une expérience exceptionnelle que de passer ainsi du temps en compagnie d’unmaître de la musique iranienne – d’autant que vous avez travaillé avec lui et enregistré sonrépertoire.

Ce qui a été fascinant, c’est tout ce que Borumand m’a appris sur la littérature

persane et sa relation avec la musique. À l’université de Téhéran, il se préparait à

diriger des études musicales ; mais à l’époque, il était toujours professeur d’allemand.

La littérature allemande était pour lui enfantine ; il ne s’intéressait qu’à Nietzsche. À

ses yeux, Goethe était enfantin ! Je n’ai pas eu l’impression qu’il était très heureux. Il

m’a un jour expliqué que le dastgâh Homâyun 2 était pareil à un vieillard qui veut

confier toute sa tristesse à un jeune homme.

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Qu’a-t-il pensé de votre choix de terrain ?

Ce choix n’était pas encore arrêté. Borumand est arrivé au printemps, et j’ai pris ma

décision en été. Ce même été 1967, j’ai suivi des cours de persan.

Comment se sont déroulées vos premières enquêtes de terrain au Khorassan ?

C’est à l’été 1968 que je me suis rendu pour la première fois au Khorassan. La région

avait été frappée par un tremblement de terre. Je suis arrivé une semaine après le

séisme. Mashhad était à l’époque une très belle ville ornée de nombreux arbres. Je me

suis arrêté dans plusieurs « maisons de thé », où il était facile de bavarder avec les

gens – des hommes bien entendu. Heureusement, les Iraniens aimant beaucoup

parler ; rien n’est plus aisé que de s’entretenir avec eux. J’y ai aussi rencontré des

naqqâl  3 et des luthiers, avec lesquels j’ai pris rendez-vous pour de plus longs

entretiens. À l’un, je disais que je menais des études de folklore ; à l’autre, des études

de religion ; à un troisième, des études de langue. La Savak, la police politique secrète

de l’époque, m’a donc interrogé parce qu’elle considérait que j’étais évidemment un

espion – vu que je ne disais jamais la même chose à mes interlocuteurs. Mais cette

stratégie était nécessaire car la plupart de ceux que je rencontrais ne voulaient pas

parler de musique.

En fait, comme vous travailliez sur les différentes ethnies de la région (entre autres lesTurcs et les Kurdes), les policiers avaient sans doute peur que vous n’exaltiez lesrevendications identitaires, voire autonomistes, des minorités ! Aviez-vous des contactsavec des musiciens à Téhéran ?

Oui, mais guère. Je me suis rendu dans une école privée, où les garçons apprenaient la

cantillation du Coran. Des prêcheurs y dispensaient aussi leur enseignement. Le tout

était fort intéressant.

Champs d’intérêt

Bien que votre intérêt se porte surtout sur les langues en contact, vous étudiez souventaussi dans vos publications la poésie chantée – les relations entre musique, poésie etprosodie. Que ce soit dans vos études de cas, comme la mélodie-type Navâ’i dans lamusique des bardes du Khorassan (Blum 2006), ou dans votre étude sur « L’articulationdes rythmes de Kafka selon Kurtág » (Blum 2002b ; 2009), on décèle clairement votrepassion pour la relation entre les mots et la musique, la poésie et la musique.

Est-ce elle qui vous a conduit en Iran, puisque vous-même écrivez : « Dans aucune traditionchantée du monde, la poésie n’a été plus appréciée qu’en Iran » (2010c) ?

Il existe en effet des relations très étroites entre vers et mélodie dans ce pays. Fârâbi

(Xe siècle) dit d’ailleurs qu’une mélodie sans vers n’est pas complète. On y cherche

par exemple toujours à chanter les poèmes les meilleurs : les ghazal de Hafez

(XIVe siècle), le Shâh-nâme, etc. Malheureusement, on ne chante pas en Iran le Khamse

de Nézami (XIIIe siècle). En Asie Centrale, en outre, on chante les vers de ses Saqi-

name.

Vous dites que Borumand vous a un jour affirmé qu’un poème sans musique était telle unemariée sans bijou ; vous avez plus tard découvert que cette citation faisait référence aufameux couplet d’Amir Khosrow (XIIIe siècle), qui énonce :

« Vois ! La poésie pour la mariée ; mélodie pour sa parure !Si belle soit la mariée, imparfaite elle est sans parure ! »4

Pourtant, la relation entre rythme parlé ou chanté, et rythme de la musique, est trèscomplexe. On ne compte d’ailleurs que peu d’études approfondies sur le sujet. Dans les

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travaux des chercheurs qui étudient les traditions musicales en Iran, par exemple, on n’enparle pas beaucoup.

Vous oubliez le travail de Sassan Fatemi (1998) sur la rythmique enfantine, que j’aime

beaucoup. Il s’inspire des travaux de Brăiloiu – dont j’apprécie aussi les études sur la

rythmique roumaine et les rythmes aksak.

On trouve au Khorassan plusieurs systèmes rythmiques. J’aimerais voir quelqu’un

s’intéresser aux systèmes rythmiques des langues iraniennes, comme Jakobson (1952 :

21-66) l’a fait pour les langues slaves.

Un autre des thèmes qui vous passionnent, est l’improvisation, dont vous traiteznotamment dans deux articles « Recognizing Improvisation » (Blum 1998) et« Representations of Music Making » (Blum 2009a).

On ne peut pas parler d’improvisation sans parler en même temps de composition –

de la façon dont on procède, dont les musiciens agissent envers les compositions et

les répertoires qu’ils ont appris de leurs maîtres – répertoires aussi bien de modèles,

que de formules, de pièces, etc. Les travaux de Rouget (2006) sur le Bénin sont

particulièrement éclairants sur ce point.

Il existe en Iran de nombreuses raisons d’improviser. Par exemple, autrefois, le

musicien devait obligatoirement chanter des louanges des hommes importants, des

dirigeants, des potentats, des princes, etc. En même temps, est-ce vraiment de

l’improvisation ?

Fig. 3. Avec le barde Rowshan Golafruz. Shirvân (Khorassan), janvier 2006.

Photo Ameneh Youssefzadeh.

En effet, la question se pose ; vous en parlez d’ailleurs dans votre article « RecognizingImprovisation », où vous montrez que l’improvisation est l’une des réponses possibles à

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une situation musicale donnée. Par ailleurs, dans la musique du Khorassan, quand on parlede composition, il s’agit souvent de la composition de vers nouveaux.

Au Khorassan, le musicien dispose de schémas rythmiques sur lesquels improviser –

ainsi, les formules de louange des khans ou, aussi, des brigands. Le barde Mokhtar,

par exemple, était attaché à Seyyed Rashid, auquel il chantait des louanges, comme il

l’a fait d’ailleurs à Khânlâr Khân de Bojnurd – l’un brigand, l’autre aristocrate kurde.

Cependant, seuls les musiciens et leur auditoire sauront juger de la « fraîcheur » des

improvisations et apprécier les changements qui y sont significatifs.

On sait en outre l’importance historique et culturelle en Iran de l’intimité entre

hommes, dans des réunions (je n’ai, évidemment, pas d’expérience de semblable

intimité chez les femmes). Les hommes parlent toujours d’amitié, d’affection

(mohabbat). Une telle proximité, me semble-t-il, requiert partout l’improvisation. Il

n’y a à ce sujet guère de différence entre l’Iran, la Turquie ou l’Europe du sud-est.

Passant de l’improvisation à la tradition, pensez-vous qu’en Iran la notation et lesenregistrements du répertoire (le radif 5) aient entraîné une « rigidité », comme l’avanceDuring (2009 : 124-129), laquelle provoquerait une crise, puisque les jeunes musiciens sesentent contraints de répéter tel quel ce qui est figé ?

Oui, c’est ce que disent beaucoup de jeunes Iraniens : la tradition est désormais gelée

(yakh zade). Mais, il me semble que cela ne se vérifie pas toujours. Ainsi, certains qui

connaissent le radif veulent cependant faire autre chose. C’est le cas de Payâm

Jahânmâni et de son maître, Hossein Alizadeh. J’ai effectivement à peu près la même

expérience que During à ce sujet, mais je ne suis pas certain pour autant que la

situation soit vraiment « gelée ».

Je crains cependant qu’aujourd’hui les étudiants ne passent pas autant de temps

qu’auparavant aux pieds de leur maître. C’est une éventualité, dont je ne connais pas

la réalité exacte. Il y a assurément un danger à disposer de toutes ces publications qui

ont été faites sur le radif.

C’est dans les ensembles, qui se sont constitués après la Révolution – par exemple

l’ensemble Dâstân – que l’on observe le plus clairement ce phénomène de « gel ».

Ainsi, l’enregistrement sur CD de cet ensemble, qui se produit avec Parisa, était

identique à ce qu’on avait entendu en concert 6.

Au terme de quarante années, comment voyez-vous la vie musicale du Khorassan ? Y avez-vous observé des changements essentiels ?

J’en vois trois, tout à fait fondamentaux : l’instauration et la prolifération des

festivals ; la fermeture des maisons de thé ; la suppression de la musique des motreb 7

et la disparition des luti 8. Cependant, j’éprouve un grand plaisir à voir, après

quarante ans, qu’un certain nombre de jeunes gens s’intéressent aujourd’hui à la

musique régionale, grâce aux festivals, à la diffusion des cassettes, etc. Je suis

heureux de constater que certains changements sont pour le mieux : ce n’est, hélas,

pas toujours le cas !

La musique de l’Azerbaïdjan vous intéresse également, notamment celle que pratiquent lesâsheq, dont le répertoire et la langue sont proches d’une partie du répertoire des bakhshi duKhorassan. Si vous n’êtes pas encore allé en Azerbaïdjan iranien, vous vous êtes renduplusieurs fois à Bakou. Comment s’y déroulent l’enseignement et la recherche, par rapport àl’Iran ? La longue domination soviétique doit avoir laissé des traces importantes.

Je me suis rendu deux fois à Bakou. Trois institutions y délivrent des diplômes dans le

domaine de la musique des âsheq, et il y a, à l’Académie des Sciences, plusieurs

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spécialistes de la poésie des âsheq. On ne trouve rien de semblable en Iran. J’apprécie

beaucoup la musique de l’Azerbaïdjan. Des relations étroites lient la musique des

muqâm à la musique des âsheq, en particulier à Shirvan. Il faudrait étudier ce genre de

relations en Iran.

Au mois de novembre 2009, à la conférence de la SEM au Mexique dans le cadre ducinquantième anniversaire de la Society for Asian Music, vous avez été le principalconférencier d’une table ronde organisée sur le thème « On Hybridity and Postcoloniality »(De l’hybridation et du post-colonialisme). S’agit-il donc toujours d’un sujet qui demande undiscours et une analyse ? On parlait déjà en Iran, dans les années 1960, de l’hybridation dela musique classique iranienne (Zonis 1973 ; Banâni 1971 : 321-340.). « L’hybridation et lavulgarisation de la tradition » venaient de l’Occident – un phénomène appelé gharbzadegi 9

en Iran, que vous avez d’ailleurs abordé dans votre présentation à Mexico. Pouvez-vousnous en parler davantage ?

Quand je suis allé en Iran en 1968, j’ai découvert que beaucoup de mes amis lisaient

Gharbzadegi d’Al-e Ahmad (1962 ; 1988), une diatribe féroce contre tout ce qui

provient de l’Occident. J’ai voulu comprendre les difficultés des Iraniens face à

l’Ouest. Dans ce domaine aussi, toutefois, les quarante années qui viennent de

s’écouler ont donné lieu à de nombreux et très importants changements. Les écrits de

votre ami Daryush Shayegan sont ainsi un grand progrès par rapport à ceux d’Al-e

Ahmad. Dans son livre Le Regard mutilé (1989), Shayegan se montrait réticent face à

l’hybridation. Il y voyait un grand danger. Je pense que son attitude a graduellement

changé. En effet, dans son livre La Lumière vient de l’Occident (2001), on le voit

beaucoup plus à l’aise face à ce phénomène. Ce livre est plus optimiste que le

précédent.

Le danger pour les Iraniens est, à mes yeux, qu’ils s’essaient trop rapidement à des

tentatives d’hybridation et qu’ils ne prennent pas le temps d’y réfléchir posément.

Les compositions de Nader Mashayekhi10 m’intéressent beaucoup à ce sujet : il y fait

appel à la musique classique persane d’un côté, et à la musique électronique de

l’autre, un peu comme John Cage. Il organise un rencontre de deux mondes. En

revanche, je suis désolé d’entendre des vers de Ferdowsi chantés par Shahram Nazeri

sur un schéma composé par son fils, Hafez – parce que j’ai entendu ces mêmes vers

chantés par des naqqâl !

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

218

Fig. 4. Avec Ozan Aksoy et Ornette Coleman. New York, Juin 2008.

Photo avec l’aimable autorisation d’Alessandra Ciucci.

Revenons au post-colonialisme, qui fut l’un des autres thèmes abordés lors de laconférence à la Society for Asian Music. Vous avez toujours exprimé vos vues sur lapolitique et vous vous êtes montré, par exemple, très critique envers la politique des États-Unis, que ce soit à propos de sa guerre en Irak ou de son invasion de l’Afghanistan.

Dans les années soixante, on parlait plutôt de néo-impérialisme. Des amis iraniens

comme Shekrollâh Pâknejâd11 m’ont beaucoup appris sur les conséquences de la

politique étrangère de mon pays. Au printemps 1972, j’ai terminé ma thèse et, ce

même été, je suis revenu en Iran. On y trouvait beaucoup d’Américains ; en 1968, il y

en avait 5000 ; en 1972, ce chiffre atteignait 50’000. Nixon avait vendu beaucoup

d’armes à l’Iran. Il fallait donc beaucoup d’Américains pour en apprendre l’usage aux

Iraniens ! Je n’étais pas à l’aise. J’avais même décidé de ne pas revenir dans ce pays,

où j’avais d’abord compté me rendre chaque été pour me perfectionner en persan. Or,

déjà, on pouvait comprendre que le régime impérial n’allait pas tenir. Ce n’est

qu’après vingt-trois ans que je suis revenu sur les lieux, en 1995.

Ethnomusicologie européenne / ethnomusicologieaméricaine

Toujours dans l’optique du post-colonialisme que nous avons évoquée tout à l’heure, il mesemble que la recherche française s’intéresse très peu à la musique des diasporas sur sonsol. Citons par exemple les styles de musique des cultures africaines de l’ancien empire :les Gabonais, les Ivoiriens, les Burkinabés, les Algériens ?

Pour nous aux États-Unis, ce genre d’études est indispensable, presque naturel, parce

que nous sommes une population mixte. Ici, aux États-Unis, les ethnomusicologues

doivent par exemple étudier les relations musicales entre les Blancs et les Noirs.

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

219

Êtes-vous de l’avis de Nettl, selon lequel il faudrait voir « s’il doit y avoir uneethnomusicologie standard au plan mondial, ou s’il y a différentes ethnomusicologies depar le monde » (in Defrance 2001 : 255) ?

Je pense qu’il faut adapter l’ethnomusicologie aux besoins de chaque pays, lesquels

changent en outre d’une décennie à l’autre. L’histoire de l’ethnomusicologie même

nous le montre. En Italie par exemple, il en va autrement qu’en France. En Italie, il

faudrait étudier la musique du sud ; en France, les musiques des anciennes colonies ;

au Brésil toutes les musiques populaires.

Il n’y a donc pas d’ethnomusicologie « standard » ?

Non ! Je n’aime pas ces efforts qui visent à standardiser l’ethnomusicologie. Cela dit,

je ne pense pas qu’il soit nécessaire d’avoir d’un côté la musicologie, de l’autre

l’ethnomusicologie – je préférerais un seul domaine unifié : la musicologie. Mais je

comprends que les chercheurs de chaque domaine aient besoin d’une formation

différente. C’est une chose que de travailler sur des manuscrits, sur des partitions,

des notations – et tout autre chose que de travailler sur le terrain. Le vrai problème,

c’est qu’il faut identifier les sources pertinentes, où que l’on se trouve. Le Khorassan

présente à ce sujet un certain intérêt, parce que les poèmes existent, le plus souvent,

sous forme écrite. En revanche, le rythme et la mélodie ne sont pas notés. Ils résident

dans la mémoire des musiciens. Dans nos recherches sur les dâstân (récit), nous

faisons usage des sources écrites par les bardes eux-mêmes, aussi bien que des

sources enregistrées.

Il existe aussi une ethnomusicologie dite historique.

C’est un terme utilisé par quelques ethnomusicologues qui travaillent sur des sources

écrites, par exemple Richard Widdess (1995) qui a étudié toutes les notations

musicales de l’Inde ancienne. J’ai toujours pensé que l’histoire fait partie intégrante

de l’ethnomusicologie. Ainsi, si je suis allé au Khorassan, c’est aussi parce que j’avais

lu Fârâbi (mort en 951) – son œuvre est de la grande littérature. De fait, dans un livre

du XIIe siècle, le Résale ‘elm-e musiqi de Neyshaburi (mort en 1184), on trouve la même

histoire des frettes du dotâr que j’ai réentendue dans la bouche de Mokhtar.

C’est donc que certains des éléments encore en usage aujourd’hui remontent à une trèshaute antiquité ?

Oui, mais pas toujours aussi haute que les musiciens veulent bien le croire. L‘histoire

moderne – celle des cinq derniers siècles – a toujours intéresse les

ethnomusicologues. Les meilleurs travaux, à mon avis, de l’ethnomusicologie

américaine de la dernière décennie, sont très historiques : les études de Thomas

Turino (2000), Donna Buchanan (2006), Jane Sugarman (1998), Peter Manuel (2000) et

David Coplan (2008). Dans Ethnomusicology and Modern Music History (Blum : 1991a), j’ai

voulu montrer que les enquêtes d’histoire doivent être au cœur de

l’ethnomusicologie.

Voyez-vous des différences fondamentales d’enseignement entre un étudiant iranientravaillant sur la musique de son pays, et un chercheur occidental s’attachant à cettemême musique – pour reprendre des termes anglais, entre les « insiders » et les« outsiders » ?

Oui. Il y en a de très grandes. Pour les étudiants étrangers, le persan est une langue

difficile à apprendre, sans parler de la maîtrise du corpus littéraire. En revanche, les

étudiants iraniens ont immédiatement accès à toute leur littérature. Par ailleurs,

pour travailler véritablement sur le terrain, il faut à mon sens connaître la langue de

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

220

ceux qui y vivent, ce qui n’est pas souvent le cas en Iran. Car je suis aussi convaincu

qu’il faut connaître la langue pour entendre la musique. Les mots en font partie – au-

delà de leurs sonorités et de leur valeur rythmique. Il est donc impératif de connaître

les langues. Évidemment, il faut aussi, pour étudier les traités, maîtriser parfaitement

l’arabe – langue qui n’est ces jours-ci guère en faveur auprès des étudiants iraniens,

puisqu’ils sont obligés de s’y former, pour des raisons religieuses, dès leur plus jeune

âge.

Il faudrait une « musicologie générale », d’après le terme de Nattiez (1987), qui

englobe aussi bien les traités et la littérature, que les sources humaines, etc. Ce

travail de coordination est partout nécessaire, pas seulement en Iran. Les Iraniens

peuvent comparer la terminologie de l’ethnomusicologie occidentale avec celles de

leurs pratiques régionales et des traités arabes et persans sur la musique et la

poétique.

Quelle ethnomusicologie vous semblerait-elle la plus appropriée pour l’étude des traditionsmusicales en Iran ?

Il est bien possible que l’ethnomusicologie française et, disons, l’ethnomusicologie

hongroise soit plus appropriée que l’ethnomusicologie américaine, qui néglige

l’analyse musicale. Je suis heureux de voir que Sassan Fatemi, élève de Jean During,

dispense des cours à l’université de Téhéran. En Iran, comme ailleurs au Moyen-

Orient, il est indispensable d’étudier les circonstances mêmes de la transmission,

comme l’a fait Schéhérazade Hassan pour l’Irak (Qassim Hassan 2002 : 311-16).

Vous avez écrit de longues études sur l’analyse musicale. C’est un domaine auquel, jusquelà, on s’intéressait peu aux États-Unis. Ne semblerait-il pas que les choses soient en trainde changer ?

Assurément. Au mois de février (2010) doit ainsi se tenir un colloque à Amherst sur

les « Analyses de la world music » avec la participation de Simha Arom. Cette

manifestation va ensuite avoir lieu tous les deux ans. Il existe en outre un projet de

revue, par le biais du Web, de l’équipe éditoriale dont je fais partie. On y trouve des

ethnomusicologues nord-américains comme Michael Tenzer (2006), qui entretient

des rapports avec des chercheurs français. Beaucoup d’ethnomusicologues n’ont, cela

dit, pas de formation musicale, car ils viennent plutôt de l’anthropologie et de la

sociologie. Il en va très différemment dans mon université : la plupart de nos

étudiants sont des musiciens professionnels, qui se produisent par ailleurs beaucoup

dans divers contextes. Nous avons aussi des étudiants sans formation musicale. Mais,

au fond, c’est aussi la condition de la musicologie : beaucoup de chercheurs

américains en musicologie ne peuvent ni chanter, ni jouer. Cette carence se constate

malheureusement dans leurs travaux.

Les œuvres de penseurs français, tels que Bourdieu, Foucault et Lévi-Strauss, revêtent unegrande importance aux États-Unis.

Oui. Rouget se moque d’ailleurs parfois des Américains et de leur passion pour

Foucault ! Quant à Lévi-Strauss, il a été l’une des figures marquantes de ma jeunesse,

et il le reste aujourd’hui encore. Maintenant, alors même que j’écris un texte

consacré à la théorie musicale, pour une série de livres que publiera l’Oxford

University Press et qui s’attachent aux diverses branches de l’ethnomusicologie, ma

réflexion s’appuie encore sur son œuvre et sur sa pensée.

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

221

Que pensez-vous de l’engouement extraordinaire dont la « pop music » fait l’objet aux États-Unis, y compris dans le champ académique ?

Il est sûr qu’ici, aux USA, il est presque impossible d’échapper à la pop music. Elle

forme une grande partie du monde de mes étudiants, et c’est tout naturel qu’ils

veuillent en faire un objet de recherches. Quant à moi, j’aime beaucoup la musique

populaire africaine, mais je n’en fais pas un objet de recherches.

Vous sentez-vous désormais prêt à écrire enfin le livre sur la poésie chantée au Khorassanauquel vous pensez depuis longtemps ?

Tout à fait. Je vais l’écrire très prochainement. Dans la foulée, j’espère que nous

pourrons ensemble dresser une édition critique des dâstân (récits) dans le répertoire

des bardes du Khorassan12.

N’avez-vous jamais essayé d’apprendre à jouer d’un instrument iranien, ou d’apprendre lechant ?

Je ne pouvais imaginer le faire de manière compétente – et c’est là peut-être une très

grande faute.

Vous le regrettez ?

Étant très actif en tant que pianiste, je n’ai pas voulu me risquer à jouer aussi de la

musique iranienne : je trouve offensant, si l’on joue une musique autre que celle de sa

culture immédiate, de la jouer de manière maladroite. Je regrette certes un peu de ne

pas l’avoir pratiquée directement, mais je ne vois pas comment j’aurais pu agir

autrement.

L’enseignement est une tâche accaparante, particulièrement aux États-Unis. Comment, entant que pédagogue attentionné et très proche de vos étudiants, voyez-vous l’avenir del’ethnomusicologie ?

J’espère que nous pourrons démontrer à nos collègues les avantages d’une

musicologie générale, à même d’étudier toutes les pratiques musicales ainsi que les

processus d’échange qui s’instaurent entre elles.

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NOTES

1. Nur ‘Ali Borumand (1905-1976/7) fut un maître de la musique classique iranienne et un

enseignant influent (sur Borumand voir Nettl 1974 : 167-71).

2. Le dastgâh Homâyun, est un des douze principaux systèmes de la musique classique iranienne.

3. Naqqâl : récitant de l’épopée Shâh-nâme ou Livre des rois, immense poème de Ferdowsi (XIe

siècle) comptant quelque cinquante mille distiques.

4. Nazm râ hâsel ‘arusi dân o naghme zivarash / Nist bi ‘eyb ar ‘arus-e khub bi zivar bovad.

5. Le radif est l’ensemble du répertoire canonique des types mélodiques et des modes de la

musique classique iranienne, organisé selon le style personnel d’un grand maître.

6. Concert de la chanteuse Parisa, le 9 septembre 2006 au Symphony Space, New York.

7. Le motreb est un joueur de musique urbaine de divertissement.

8. Type de musicien aujourd’hui disparu, le luti était un saltimbanque et un montreur de singes,

qui s’accompagnait au tambour dâyere.

9. Traduit en français par « L’occidentalite », voir d’Al-e Ahmad 1988.

10. Compositeur iranien né en 1958.

11. Shekrollâh Pâknejâd était un opposant révolutionnaire au régime du Shah. Emprisonné en

1969 (voir « Dernière plaidoirie de Paknejad » in Azadeh 1971 : 2058-66), il a été libéré à la

révolution de 1979. Il fut l’un des fondateurs du Front démocratique et national de l’Iran. En

juillet 1981, il fut arrêté par la police de la République islamique, puis exécuté au mois de

décembre de la même année.

12. Il s’agit d’un projet commun de publication d’une édition critique des dâstân (récits) figurant

dans le répertoire des bardes du Khorassan. Cette entreprise est parrainée par la « Iran Heritage

Foundation ».

AUTEURS

AMENEH YOUSSEFZADEH

Docteur en ethnomusicologie et chercheuse associée au CNRS, unité mixte 7528, « Mondes

iranien et indien». Ses recherches portent sur la musique des bardes du Khorassan, sur la

situation de la musique en Iran après la révolution de 1979, ainsi que sur les relations et la

situation des femmes et de la musique en Iran. Elle est l’auteur de plusieurs articles et CD, ainsi

que d’un livre, Les bardes du Khorassan iranien: le bakhshi et son répertoire. Elle est, depuis 2009,

chercheuse invitée à la Columbia University de New York, USA.

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Hommage

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Les routes d’Acıpayam. Inmemoriam Talip Özkan (1939-2010)Jérôme Cler

1 143 avenue Parmentier, Paris 10e, 6e étage : pendant de nombreuses années, pour

beaucoup d’entre nous, cette adresse fut un « point sublime », un lieu où le temps

s’arrêtait, où Paris, ses embarras, sa fatigue, s’effaçaient. Un indice étonnant, rare,

pouvait annoncer aux initiés ce qui avait lieu en ce 6e étage : en effet, cette extrémité de

l’avenue Parmentier est bordée de mûriers, comme si la route de la soie s’était

prolongée jusque là, ou comme si ce trottoir parisien avait voulu évoquer le parc

d’Acıpayam à l’artiste exilé qui y habitait, entouré de saz de mûrier…

2 J’ai connu Talip en 1988 par hasard – de ce hasard qui nous fait dire qu’il n’y en a pas…

À cette époque je pratiquais tant bien que mal la guitare flamenca, pour avoir vécu

deux ans en Espagne, et j’écoutais beaucoup de luths de différentes traditions, entre

autres le tar iranien joué par Dariush Tala’i, le ‘ud irakien de Munir Bachir, et le saz

anatolien : à ce dernier, l’amateur français de musique traditionnelle avait alors accès

par trois sources principales : Aşık Feyzullah Tchinar, qui représentait les traditions

ésotériques et le monde des Alevis, et dont le disque avait été publié chez Ocora Radio

France par les soins de Jean During et Irène Mélikoff ; il y avait également le double

album d’Alain Gheerbrant, réunissant des enregistrements qu’il avait réalisés dans les

années 1950, y compris un disque entier consacré à Aşık Veysel ; enfin, toujours chez

Ocora Radio-France, brillait le fulgurant disque L’Art vivant de Talip Özkan, où Talip

dévoilait la quintessence de son art du saz. Je me souviens qu’à première écoute, je

l’avais trouvé « trop virtuose », ne sachant pas encore que c’était bien le saz par

excellence qui sonnait sous ses mains.

3 En entrant à la fin de l’hiver 1988 dans un restaurant turc où m’avait invité un ami, je

fus stupéfait de reconnaître à une table le visage de Talip Özkan, que j’avais vu sur la

pochette de son disque… Je ne savais même pas qu’il vivait en

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

228

Fig. 1. Talip Özkan chez lui, au saz. Photo Jérôme Cler, 1991.

France. J’allai vers lui en demandant « vous êtes Talip Özkan ? » – » Oui », je lui fis mes

compliments, lui demandai s’il donnait des cours – ne pensant pas à moi, mais à un de

mes amis qui possédait un grand saz et désirait apprendre à en jouer. Talip me

répondit : « Mais c’est vous qui allez apprendre : il ne faut pas réfléchir, il faut

attaquer ». Ainsi commença notre histoire commune. Deux jours plus tard, je montai

pour la première fois les six étages : j’avais un petit saz, un cura baglama, que j’avais

trouvé un jour en Espagne, également « par hasard », et sur lequel Talip me fit jouer dès

le premier cours le mode hüseyini et un air à 5 temps… Bien vite, il m’embarqua dans

l’univers des rythmes aksak, surtout 5/8 et 7/8 au début, puis le vaste monde des « 9 ».

4 Deux fois par semaine, entre 1988 et 1992, je montais les six étages. Une fois arrivé, il

fallait tourner à droite pour emprunter le couloir, au fond duquel se trouvait la porte

de Talip. Souvent, avant de frapper, j’écoutais les sons – saz, tanbur, ‘ud – qui me

parvenaient de la leçon en cours, et que je n’osais interrompre. Puis je frappais, et

quelques secondes plus tard, Talip ou un de ses élèves venait ouvrir la porte. Une fois le

seuil franchi, il fallait abandonner toute autre urgence, savoir goûter le moment

présent, écouter. Talip assis par terre en tailleur, au milieu des saz et des coussins

étalés tout autour de la pièce ; unique mobilier, une table basse, avec les outils

indispensables : les feuilles de partition vierges, et le cendrier, très sollicité… Le cours

mêlait les deux aspects de toute transmission musicale : la relation de maître à disciple

et l’imprégnation. Talip instaurait une relation directe et singulière avec son élève,

qu’il écoutait, corrigeait, et à qui il constituait un répertoire : la « leçon » proprement

dite consistait d’abord à contrôler les progrès, à partir d’une chanson donnée la fois

précédente, à travailler certains détails techniques, à jouer éventuellement avec Talip,

et se concluait par l’écriture d’une nouvelle pièce pour le cours suivant : pour chacun,

surtout les premiers mois, Talip écrivait une transcription, sous forme d’un « squelette

mélodique » plus ou moins détaillé selon le niveau de l’élève – chacun de ses élèves a

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

229

donc chez soi des classeurs remplis des pages écrites par le maître, de leçon en leçon. La

précision de son écriture, et son élégance sont impressionnantes… Tout le travail

consistait ensuite à donner chair au « squelette », c’est-à-dire à « imiter les

vocalisations des paysans ». Une de ses constantes recommandations était d’écouter le

plus possible de chants, pour s’imprégner de l’ornementation vocale et l’imiter sur le

saz. Et quand il s’agissait de jouer un zeybek, il demandait de prendre pour modèle la

clarinette ou le zurna, pour en adapter au saz les ornements et le phrasé.

5 Quand l’élève rejoignait le groupe des « avancés », le travail se faisait sur partitions de

la T.R.T. (Radio-Télévision Turque) ou, mieux encore, Talip jouait et l’élève devait

transcrire lui-même…

6 Mais, en plus de la relation personnelle maître-disciple, il était également très

important que l’élève – surtout s’il n’était pas originaire de Turquie – reste longtemps,

écoute les autres, apprenne à préparer le café ou le thé, de sorte que, peu à peu, il

s’imprégnait de la musique, autant que de la langue et d’un certain art de vivre, certes

peu « parisien »… C’est ainsi que certaines leçons s’étendaient sur toute l’après-midi. Je

me souviens combien il était difficile de se lever pour se décider à partir, tellement le

monde à l’entour s’estompait… Aussi, pour tout musicien français habitué au cours

standard, payé à la demi-heure – souvent très cher –, la « méthode » de Talip inaugurait

une forte rupture, un vrai « déconditionnement ». Rester des après-midi entières,

c’était aussi écouter les autres et s’initier à la sociologie de la communauté turque

parisienne. Je me souviens d’une époque où des jeunes Assyro-Chaldéens de Sarcelles

venaient apprendre, et surtout demandaient à Talip de leur transcrire les chansons

qu’ils aimaient, à partir de cassettes qu’il lui apportaient.

7 Générosité, désintéressement : en 1989, Talip demandait 500 F par mois ( = environ

80 €), à raison de deux leçons par semaine, c’était évidemment très peu pour les

nombreuses heures qu’il était possible de passer là, sous ce toit de Paris… Et l’on

s’entendait souvent dire : « tu passes quand tu veux ». Il pouvait aussi proposer qu’on

vienne le soir, vers 21h, une fois la journée achevée. L’heure des élus… dîner, rakı, re-

rakı, vin, et Talip prenait le tanbûr, au cœur de la nuit, pour s’aventurer dans les

makam : « le son du tanbûr doit être comme une goutte qui tombe »…

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230

Fig. 2. Talip Özkan chez lui, au tanbûr. Photo Jérôme Cler, 1991.

8 L’« imprégnation », c’était aussi de longues conversations, où Talip avançait ses

théories sur la musique, sur les rythmes, qu’il voulait articuler au monde des nomades

de la steppe, des tribus oğuz. Il nous proposait des pistes de recherches : comme étudier

les musiques des Gök Oğuz, Gagaouz, de Moldavie, rechercher le vieux fond « turcic »

des musiques turques – un peu comme Bartók cherchait un substrat musical commun

aux Turcs et aux Magyars…Talip racontait aussi ses expériences du monde paysan

anatolien, innombrables anecdotes, ses collectes sur le terrain, répétant que, devant le

jeu du saz de certains paysans, il se sentait intimidé : l’hommage qu’il rendait à l’art des

paysans, à leur science musicale, était un leitmotiv de son enseignement. Et il prenait

bien souvent le parti des paysans contre les fonctionnaires de la musique qui avaient

transcrit leurs répertoires pour la T.R.T.

9 Talip, né en 1939 dans la petite ville d’Acıpayam, au sud-ouest de la Turquie (province

de Denizli), se révèla très vite un musicien exceptionnel, il fit carrière dans le milieu de

la musique « officielle » turque, c’est-à-dire à la Radio, T.R.T., dont il dirigea pendant

une quinzaine d’années les programmes de collectes dans toutes les régions du pays. Il

acquit ainsi une connaissance encyclopédique des chansons et danses de toute la

Turquie, qu’il avait mémorisées au cours de ses recherches. À la radio même, il donna

leurs lettres de noblesse à des instruments qui avaient jusqu’alors été négligés, comme

le sipsi (petite clarinette de roseau très jouée dans la région d’origine de Talip).

10 Mais il décida de quitter son pays pour s’installer à Paris en 1976, à la fois pour donner

à sa carrière une dimension internationale et pour poursuivre des études de Doctorat.

Pendant ses dix premières années en France, il donna beaucoup de concerts dans toute

l’Europe, et commenca à enseigner son art, sous forme de cours particulier, attirant

autant des élèves français, que les enfants de l’émigration. Au fil du temps, ce fut cette

activité d’enseignement qui prédomina dans sa carrière.

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11 Singularité du destin de cet homme qui, un jour, me dit qu’il était le « Ravi Shankar du

saz », signifiant par là qu’il donnerait à son instrument la même renommée que ce

dernier avait donnée au sitar. Hélas, ce n’était pas vraiment le cas : Talip n’a jamais su

« vendre » son art, par une sorte de maladresse, qui tenait à une étrange alliance

d’orgueil et de profonde timidité. Sa période glorieuse a surtout été entre son arrivée

en 1976 et la fin des années 80. Mais son caractère impétueux, parfois « sauvage » – de

cette sauvagerie revendiquée par ses ancêtres nomades de la steppe, Djengiz Khan et

consorts –, s’accommodait mal de l’establishment parisien en matière de « musiques du

monde »… Lui qui méritait amplement la scène du Théâtre de la Ville, se moquait

éperdument du fait que des programmateurs lui refusent leur salle sous prétexte que,

de toute façon, il jouait dans un modeste restaurant du XIe arrondissement…

12 Il préférait vivre ainsi, au jour le jour, plongé dans la musique, et finalement il

s’affirma surtout comme hodja, un professeur. Sa carrière d’enseignant finit d’ailleurs

par s’officialiser sous la forme de contrats avec le Conservatoire de Rotterdam, à

l’ouverture d’un département de musique turque (2000). Dans ses cours particuliers,

chez lui, il se montrait totalement disponible aux plus grands comme aux plus

humbles : à la fois il accueillait, par exemple, Hasret Gültekin1, qui venait de Cologne

prendre des cours, et il enseignait aux enfants de l’immigration les bases du solfège

avec une infinie patience. Sa patience et sa disponibilité se transformaient en attention

de thérapeute devant les difficultés personnelles de certains élèves…

13 Talip était un homme d’une rare urbanité, « çok efendi », parlait le turc avec

raffinement. Les adjectifs laudatifs qui revenaient le plus souvent dans sa bouche,

quand il parlait d’amis, de paysans d’Acıpayam, de musiciens de son entourage, des

femmes, étaient : « noble » et « discret »… Son goût pour la langue, l’habitude de la

poésie paysanne turque où règnent les assonances et les homophonies, alimentait aussi

son humour et ses jeux de mots ; car le rire était une de ses grandes ressources

pédagogiques, un ressort vital, expression de l’énergie qui

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Fig. 3. Relevé datant de 1964, fait à Acıpayam.

l’animait. Et surtout, Talip était une puissance, une « force de la nature », comme on

dit… Né un 2 août, il était bien un lion… Il avait beaucoup pratiqué la lutte dans sa

jeunesse, et avait gardé en lui, dans son corps, cette énergie des yörük 2 d’Acıpayam et

de Kızılhisar : il aimait raconter que sa grand’mère était une vraie yörük, qui avait

grandi dans la tente des nomades, et que c’est elle, le prenant sur ses genoux enfant,

qui lui avait appris ses premiers rythmes, ses premières chansons.

14 Comme chacun de nous, il était « plusieurs » : la nuit, au tanbûr, on percevait en lui la

noblesse ottomane, l’évocation du palais… alors que le jour, au saz, le paysan, ou le

nomade, prenait le dessus. Il tenait parfois des discours très « turquistes », mais

pouvait l’instant d’après condamner tous ceux qui s’enfermaient dans l’idéologie

nationale… Républicain et kémaliste, il réglait parfois ses comptes avec la Turquie qu’il

avait quittée en 1976, et qui était trop étroite pour lui… Il était né sunnite, à Acıpayam,

mais adhérait profondément aux chants alévis qu’il interprétait et aux valeurs qu’ils

véhiculaient ; la musique pour lui était bien sûr au-delà de ces divisions ; en fait, il se

réclamait bien plutôt du monde des Turks d’avant l’islam, des nomades chamanistes.

Grand soliste, fortement attaché à la scène qu’il savait occuper magnifiquement, il a

préféré l’existence modeste du professeur à celle du concertiste ; il s’occupait d’ailleurs

toujours lui-même de ses concerts, sa fierté de « roi du saz » rejoignant en cela la

modestie de l’enseignant… On trouvait en lui un étonnant mélange entre l’orgueil du

grand maître et la timidité du simple paysan… Pour ses élèves et ceux d’entre eux qui

devinrent ses amis, tous ces traits, parfois contradictoires, d’une très forte personnalité

composaient le quotidien de « l’aventure commune ». En ce qui me concerne,

l’aventure aura surtout été celle de parcourir « à l’inverse » le chemin de mon maître :

lui, né à Acıpayam, ayant ensuite fait carrière à Istanbul et Izmir, s’était ensuite établi à

Paris : telle fut sa « ligne de fuite » ; et moi, ayant grandi à Paris, après ma rencontre

avec Talip, j’avais voyagé à Istanbul, puis à Izmir, et enfin à Acıpayam et Çameli, dont

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

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j’avais fait mon terrain d’ethnomusicologue. C’est ce chemin croisé, cette double « ligne

de fuite », qui fit la singularité de notre amitié.

15 « Ligne de fuite » : quand Talip soutint sa thèse de Doctorat à l’Université de Paris 8,

Saint-Denis3, Gilles Deleuze venait d’y donner ses derniers cours, avant de prendre sa

retraite. J’avais souvent pensé à une conjonction entre Deleuze et Talip, à une

rencontre qui n’eut en fait jamais lieu… en particulier à partir des concepts de Mille

Plateaux, comme laritournelle, la ligne de fuite, la « nomadologie »… Il suffisait de voir

Talip jouer un zeybek pour comprendre ce que Deleuze dit de la composition entre la

vitesse et la lenteur.

16 Ce que Talip Hodja nous a le plus offert comme « modèle », c’était sa puissance

affirmative, son oui à la vie, son refus du ressentiment. Quand l’un d’entre nous était

triste ou préoccupé, il disait : « Ne pense pas ! Il ne faut pas penser : le temps est le plus

grand des lutteurs ». Le mot « fatigue » lui était étranger car, disait-il encore, il était de

la « vieille terre ». Il aurait pu afficher à sa porte, comme Nietzsche le proposait pour

lui-même : « j’habite ma propre maison, je n’ai jamais imité personne, et me suis moqué

de tout maître qui ne s’est pas moqué de soi ».

BIBLIOGRAPHIE

Discographie

Mysteries of Turkey. CD Music of the World, MOW 115, 1986.

Talip Özkan : the Dark Fire. CD Axiom (USA), 314-512 003-2,1992.

L’art vivant de Talip Özkan, vol. 1. CD Ocora Radio-France, C 580047, 1993.

Turquie. L’art du tanbûr, Talip Özkan. CD Ocora Radio-France, C 560042, 1994.

Talip Özkan : yagar yagmur. CD Kalan Müzik, O78, 1997.

NOTES

1. Hasret Gültekin, un des plus brillants joueurs de saz de sa génération, mort en juillet 1993 dans

l’incendie criminel et fanatique de l’hôtel Madimak à Sivas…

2. Yörük, littéralement « marcheur » : nomade du plateau anatolien.

3. « Rythmes et modes de la musique populaire turque », sous la direction de Daniel Charles,

1989.

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Livres

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Jean Molino : Le singe musicien.Sémiologie et anthropologie de lamusique. Précédé de : Introduction àl’œuvre musicologique de Jean Molinopar Jean-Jacques Nattiez Paris : Actes Sud / INA, 2009

Denis-Constant Martin

RÉFÉRENCE

Jean Molino : Le singe musicien. Sémiologie et anthropologie de la musique. Précédé de :

Introduction à l’œuvre musicologique de Jean Molino par Jean-Jacques Nattiez. Paris : Actes

Sud / INA, 2009. 478 p

1 Ce volume propose un ensemble de dix-sept textes écrits par Jean Molino entre 1975 et

2000, sélectionnés et minutieusement présentés par Jean-Jacques Nattiez. Il s’ouvre sur

l’article fondateur publié dans le numéro 17 de Musique en jeu sous le titre : « Fait

musical et sémiologie de la musique » et se referme sur une conclusion spécialement

rédigée pour ce livre et qui lui donne son titre. L’organisation en est thématique et non

chronologique ; les articles sont répartis en « fondements », « analyse », « sociologie,

histoire et anthropologie », « esthétique », « esquisse anthropo-historique de la

musique », parties que traversent les questions abordées par Jean Molino et les

réponses qu’il a proposé d’y apporter.

2 Face à une telle somme, l’entreprise de recension est particulièrement délicate. Il

semble impossible de rendre brièvement la complexité et la subtilité de raisonnements

appuyés sur une culture encyclopédique qui déborde très largement le champ de la

musique et des musicologies. Ayant abondamment écrit sur la musique depuis 1985,

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Jean Molino est aussi, indissolublement, une autorité en sémiologie générale, en

linguistique, en littérature française et comparée, domaines qu’il a abordés à partir

d’une grande maîtrise de la philosophie et des langues. Aussi, le compte rendu ne

saurait être que partiel et basé sur des choix qui sont loin d’épuiser la matière de

l’ouvrage. Une fois écrit que Le singe musicien est un livre de référence pour qui

s’intéresse à la sémiologie et à l’anthropologie de la musique, à l’analyse musicale et à

l’histoire des théories musicologiques (et ethnomusicologiques), il faut, pour le

présenter et inviter à le lire, insister d’abord sur sa fonction critique. Les textes de Jean

Molino interrogent dans trois dimensions : ils interrogent une réalité, les faits

musicaux ; examen qui pousse l’auteur à s’interroger et à présenter des réflexions, des

analyses et des suggestions théoriques et méthodologiques ; réflexions qui suscitent

chez le lecteur de nouvelles interrogations. C’est une partie des entrecroisements entre

ces trois modes d’interrogation que je voudrais essayer de restituer en abordant le

propos de Jean Molino dans le cadre du projet d’une musicologie générale (117 ;

chap. 6).

Tripartition

3 Au commencement était la tripartition, pourrait-on écrire, qui induit une approche

analytique applicable non seulement à la musique mais à « n’importe quel objet ou

n’importe quelle pratique produits par les êtres humains »1. S’agissant spécifiquement

de la musique, elle implique de considérer que « Ce qu’on appelle musique est en même

temps production d’un « objet », objet sonore, enfin réception de ce même objet. Le

phénomène musical, comme le phénomène linguistique ou le phénomène religieux, ne

peut être correctement défini ou décrit sans que l’on tienne compte de son triple mode

d’existence, comme objet arbitrairement isolé, comme objet produit et comme objet

perçu. Ces trois dimensions fondent pour une large part, la spécificité du symbolique »

(73-74). D’emblée, il est posé que les trois modes d’existence de la musique se rejoignent

dans le symbolique, donc dans un système de renvois infinis de signe à signes (86-89) et

d’« applications », de mises en correspondance de configurations distinctes 2.L’infinitude des renvois constitue le fait musical en fait social total : « […] il n’y a

musique qu’avec la construction de systèmes symboliques sonores susceptibles de

renvoyer à tous les domaines de l’expérience. La musique est bien un fait

anthropologique total » (95). Cette infinitude explique également qu’il ne saurait y

avoir de musique « pure », que celle-ci est toujours un mixte multidimensionnel et que

son étude doit inévitablement repartir de cette prémisse, car si LA musique 3 n’existe

pas, il ne peut y avoir une théorie qui en rende totalement compte, pas plus qu’il ne

peut avoir d’analyse qui couvre l’ensemble des aspects d’un fait musical. D’où le projet

d’une musicologie générale qui ne proposerait pas un système universellement valable

mais viserait plutôt à concevoir l’articulation et l’interaction de diverses disciplines et

approches musicologiques, anthropologiques et historiques, incessamment repensées à

la lumière des spécificités des objets étudiés sans exclusive (de la musique dite « d’art »

occidentale aux musiques savantes extra-occidentales, aux musiques de transmission

orale, aux musiques populaires ou de masse). Quels prolégomènes à cette musicologie

générale peut-on déduire du Singe musical ?

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

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Impureté

4 Les premiers tiennent au mélange et à l’impureté des musiques : elles sont toutes

composées d’éléments hétérogènes (193), donc se mêlent, se font des emprunts et « se

jouent les unes des autres » (84) pour engendrer des formes mixtes. Toute production

musicale repose ainsi sur une combinatoire (186-187), son écoute elle-même est

plurielle. De la richesse de l’impureté – qui contredit l’opposition du sonore éthéré et

du charnel inscrite dans bien des théorisations des musiques savantes –, il découle que

l’étude du fait musical doit porter sur la pratique musicale et non sur une ou une série

d’œuvres isolées, « purifiées » en quelque sorte, et s’attacher au rôle qu’y jouent les

corps, et leurs mouvements, des producteurs aussi bien que des auditeurs (140).

L’impureté sous-tend une définition « partielle, partiale et provisoire » de la musique :

« elle est son et rythme organisés » (192). Le mélange et l’impureté conduisent donc, en

particulier via les corps, au rythme.

Rythme

5 Et aux deuxièmes prolégomènes qu’affirme avec beaucoup de force Jean Molino : ceux

qui ont trait à l’autonomie du rythme. Celui-ci ne doit pas être conçu comme une

composante de la musique, mais comme un ensemble de pratiques qui animent les

corps individuels comme les sociétés. L’expérience rythmique survient au croisement

de l’activité (dont le corps est évidemment partie prenante) des sujets, des rythmes des

sociétés et des rythmes du monde (410-411). Elle traverse également la danse, la parole

et la poésie (148-150), que réunit une forme de « sémantique affective » (250), tant les

affects sont attachés au corps et à ses gestes. Il convient donc de traiter le rythme

comme un objet à part entière : « Les relations du rythme et de la musique ne doivent

donc pas être envisagées comme des relations de dépendance entre la musique et un de

ses paramètres mais comme les relations de deux ‹ familles › unies par de multiples

réseaux enchevêtrés » (407). Et, si poésie et langage possèdent un « ancrage musical »

(251-252), c’est le critère sémantique qui permet de confirmer que la musique n’est pas

un langage (253). Ayant recouvré son autonomie dans l’analyse, le rythme, fondement

corporel, affectif, individuel et social d’un ensemble expressif musique-danse-parole-

poésie, conduit à une conception de la musique comme pratique à la fois artistique et

cognitive.

Cognition

6 S’inspirant notamment des travaux de Simha Arom et de Steven Feld 4, Jean Molino

considère que « […] l’art ne reflète pas une conception du monde, il contribue à la

produire par des moyens spécifiques » (329). Les troisièmes prolégomènes soulignent

donc la dimension cognitive de la musique. À l’instar des Kaluli, les êtres humains « […]

pensent leur musique et leur musique les fait penser. Comprendre leur musique, c’est

donc la plonger dans le système cognitif qui lui donne tout son sens » (307). L’étude de

la musique est ainsi non seulement susceptible de contribuer à la connaissance des

sociétés d’un point de vue externe, elle est une des voies qui peuvent introduire à une

appréhension plus fine de la manière dont les membres d’une société pensent le monde

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

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dans lequel ils vivent, dont ils se le représentent et agissent en fonction de ces

représentations.

Infinitude

7 Une fois énoncés ces prolégomènes, se pose la question des méthodes capables de tirer

de la musique les connaissances qu’ils laissent espérer. Dans le cadre de la tripartition,

c’est par la musique, par l’analyse de ses caractéristiques intrinsèques, qu’il convient de

commencer, avant d’envisager les stratégies poïétiques et esthésiques qui constituent,

avec l’objet musical, le fait musical social total. Jean-Jacques Nattiez le redit dans son

introduction : il est indispensable de connaître la nature du fonctionnement interne du

fait musical avant d’aborder son « extérieur » (23), c’est donc par l’analyse de niveau

neutre qu’il faut l’approcher (26). Et, pour ce faire, s’il n’y a pas de « recette » unique,

les techniques ne manquent pas et ne sont pas exclusives les unes des autres. Toutefois,

l’approche tripartite se heurte à un obstacle majeur : « Si l’on met en relation le niveau

neutre avec la production et la réception, un problème théorique […] se pose : comment

rendre compte du processus dans son ensemble ? » (109). La réponse est, au premier

abord, quelque peu désespérante : « l’analyse du fait musical est interminable » (110).

Pluralisme

8 La première manière d’affronter ce qui ressemble à une aporie est d’admettre la

nécessité du pluralisme méthodologique : « Une œuvre est une réalité complexe qui

constitue un fait social total ; elle est composée de strates dont les éléments ne se

correspondent pas terme à terme ; elle appartient et renvoie à une infinité d’autres

œuvres dans les séries desquelles elle trouve sa place et prend son sens ; elle peut être

envisagée comme objet produit, comme objet reçu ou comme une trace sur laquelle

portera une analyse du niveau neutre. Les outils dont on se sert n’ont qu’une

validité locale, hypothétique et révocable. N’oublions pas enfin qu’il n’existe pas une

analyse, mais une infinité d’analyses qui varient et se différencient selon leurs buts »

(134). Il faut donc adapter les approches et les méthodes aux objets travaillés, en

fonction de leur adéquation supposée ou avérée (200), mais aucun modèle d’analyse ne

sera jamais universel et capable de décrire un fait musical dans sa totalité. En revanche,

les savoirs peuvent être cumulés et s’entre-féconder grâce à l’acceptation – mieux, à la

recherche – du pluralisme, qui pourra alors ouvrir sur un comparatisme

méthodologique : un horizon de « méta-analyse » (210-211).

Symbolique

9 L’analyse du symbolique soulève, dans cette perspective, des difficultés spécifiques.

Jean Molino pose le problème à propos de la manière dont Steven Feld aborde la place

et la signification des oiseaux dans la société et la musique kaluli : « […] il est à peu près

impossible de savoir avec clarté où il y a métaphore et quels sont les termes en relation

métaphorique : le son est-il métaphorique par rapport aux oiseaux, ou l’inverse ? Est-il

métaphorique par rapport aux sentiments ? Les oiseaux sont-ils la métaphore des

sentiments, etc. ? » (315). De fait, tout anthropologue ou sociologue se trouve en

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

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permanence confronté au risque de la surinterprétation, tout particulièrement en ce

qui concerne le symbolique (Olivier de Sardan 1996). Sur ce qui peut être saisi, ou est

signalé par les membres d’un groupe, comme symbolique, la tentation est grande de

plaquer des schémas interprétatifs constitués à partir d’études précédentes, sur la base

de la convergence des significations qu’elles ont mises en évidence. Une intuition

cultivée peut certes fournir des pistes mais elle ne garantit pas que le schéma utilisé

corresponde à la chaîne des renvois qui opère effectivement dans la situation étudiée.

« [I]l s’agit de savoir comment l’homme, manipulateur de signes et de symboles,

construit une représentation symbolique du monde et de lui-même » (339). L’utilisation

par Jean Molino du terme « représentation » est intéressante : parce qu’il semble faire

référence aux théories psycho-sociologiques des représentations sociales, mais ne

l’explicite pas et, surtout, n’aborde pas les méthodes d’enquête développées en relation

dialectique avec ces théories (Abric 1994 ; Jodelet dir. 1989 ; Madiot, Lage & Arruda dir.

2008). Or c’est peut-être à partir de l’analyse de la place du symbolique dans les

représentations, et des méthodes employées pour accéder aux représentations, qu’il

serait possible de mieux appréhender le fonctionnement du symbolique dans les

stratégies poïétiques et esthésiques.

Cultures instables et hétérogènes

10 Plus largement, Jean Molino s’interroge sur ce que pourraient être une anthropologie

et une sociologie de la musique, sur l’arrière-plan de la tripartition, dans la visée d’une

musicologie générale. Le postulat de départ est clair : « La sphère de la musique est de

part en part sociale, et il n’y a pas à en faire la sociologie comme s’il s’agissait de

quelque chose qui fût extérieur à la société et qu’il fallait y faire rentrer » (275). La

musique fait partie de la société et la constitue (425). À partir de là, c’est la diversité qui

prévaut : il y a des cultures musicales, dotées de particularités, mais celles-ci ne sont

pas essentielles et immuables, elles sont instables et hétérogènes ; c’est donc à leur

organisation particulière, en un temps donné, que la recherche doit s’attacher, ainsi

qu’à leurs éléments communs (même s’ils sont ailleurs arrangés différemment) et à ce

qui circule entre elles. Envisager ensemble spécificités (dans l’organisation temporaire

d’éléments non spécifiques), partages, circulations et échanges, dans une visée qui

évoque à la fois Paul Ricœur (2004) et Édouard Glissant (1990), permettrait de « ne plus

parler d’ethnie mais, plus largement, de communautés symboliques plus ou moins

autonomes selon les contextes » (425).

Haut et bas

11 Dans cette perspective, le lecteur ne peut qu’être déconcerté par l’utilisation de

dichotomies tranchées opposant des communautés restreintes à des sociétés

diversifiées dans lesquelles il faudrait distinguer des cultures d’« en bas » et des

cultures d’« en haut ». Certes, Jean Molino insiste sur la complexité des relations entre

« haut » et « bas », sur les emprunts et métissages qui, dans le cadre de systèmes

hiérarchiques et des représentations qu’il suscitent, donnent à ces appropriations et à

ces mélanges des valeurs particulières (371-372) mais il recourt encore à l’hypothèse

d’une « tribalisation »5 (360) des sociétés contemporaines et voit une coupure franche

entre musique « classique » et « musique populaire » (396). Il semble que les textes de

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Jean Molino soient traversés par une tension entre, d’une part, l’affirmation de la

dimension individuelle des phénomènes 6 (qui invite à l’emploi de l’individualisme

méthodologique [267]) et l’insistance sur les circulations et les échanges qui conduisent

à des mixtes et, de l’autre, une inclination à la dichotomisation et à la catégorisation.

Jean Molino pense les « tribus » comme des agrégats de communautés dans lesquelles

seuls certains styles de musique sont goûtés (360), ce qui semble être contradiction

avec les études relevant l’habitude actuelle du zapping musical et de l’éclectisme des

goûts 7. Plus largement, les passages se sont aujourd’hui multipliés entre genres

musicaux et publics et, sans sous-estimer fractures et distinctions hiérarchiques, c’est

dans ce qu’on pourrait qualifier de ponts entre des îles musicales – pour paraphraser

Michel Serres (1975, 1977) – que se tissent la richesse et la complexité des pratiques (de

production et de consommation) musicales contemporaines. C’est pourquoi on peut

entendre le constat : « On ne sait plus ce qu’est la musique » (394) comme un progrès,

un ensemble de déblocages qui découvre les continuums pratiques sonores animales –

pratiques humaines, bruits – sons organisés pensés comme musicaux, continuums qui

fournissent un des axes de réflexion d’un livre qui présente l’être humain comme un

« singe musicien » (443).

Sociologie

12 Le chapitre inédit intitulé « Pour une sociohistoire de la musique » (265-289) souligne à

juste titre les manques de bon nombre de travaux de sociologie de la musique, mais par

allusion plus que par référence précise à des auteurs ou des publications. Il renvoie

seulement à Max Weber, Theodor W. Adorno, Howard Becker, ainsi qu’à Bernard

Lortat-Jacob et Steven Feld, et se contente, sans plus de précision, d’évoquer la

sociologie et les sociologues. Il existe pourtant des travaux de sociologie des musiques

pratiquées aujourd’hui qui, parce qu’ils harmonisent connaissances musicales et

approches anthropologiques à propos de sociétés plus stratifiées que celle des Kaluli,

pourraient apporter une contribution significative au projet de musicologie générale  8.

13 C’est alors sur la place que peut occuper la sociologie de la musique dans la tripartition

qu’il faut s’interroger. L’idéal serait de pouvoir conduire l’analyse du fait musical dans

sa totalité, mais celle-ci risque d’être « interminable » (à moins d’un travail en équipe

de longue durée sur un objet étroitement circonscrit). Il est donc nécessaire de

segmenter l’analyse tripartite. L’analyse des caractéristiques intrinsèques de l’objet

musical, ou de ses « traces », est indispensable à toute sémantique musicale. Elle peut

aussi fournir le point de départ d’études plus spécialement consacrées aux stratégies

poïétiques ou esthésiques ; mais il faut bien admettre que, dans les conditions concrètes

de la recherche aujourd’hui, des travaux portant uniquement sur l’une ou l’autre de ces

stratégies peuvent également enrichir nos connaissances de la musique 9. On peut, à

partir de là, réfléchir aux méthodes qui compléteraient la description ethnographique

des « petits mondes de la musique » (278), en tempérant un individualisme

méthodologique peut-être trop limitant pour prendre en compte, sans retomber dans

un holisme flou, des actions et entreprises collectives qui ne se résument pas à la

somme des actions et interactions individuelles et mettent en jeu des dynamiques

propres. Les techniques d’enquêtes utilisées dans la quête des représentations sociales

et, surtout, les entretiens non directifs (Duchesne 1996 ; Duchesne & Haegel 2005 ;

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

241

Michelat 1975) peuvent sans doute contribuer à éviter les pièges de la

surinterprétation.

Création

14 L’allégorie du singe musicien présente une phylogénèse de la musique reprenant un

modèle darwinien de « descente avec modification », descente au cours de laquelle des

innovations sont produites, transmises et diffusées, sélectionnées – y compris hors de

leur zone d’origine – et répliquées pour fournir matière à d’autres innovations

(428-429). Ce modèle permet de penser le rapport de la spécificité irréductible (mais

momentanée) des cultures aux relations et échanges qui les animent. Il pose ainsi la

question de la création et de ses conditions. Acte individuel accompli dans un « foyer »

pourvoyeur de modèles (433), ensemble de décisions entérinées au sein d’une

communauté et circulant de foyer à foyer, dans la création se retrouvent l’individuel et

le collectif, le spécifique et le partagé, l’échange et la diffusion. Mais demeure le

problème d’établir les critères permettant de distinguer la création de la

« modification » : à partir de quel seuil qualitatif, dans quelles conditions ce qui

apparaît peut être qualifié de radicalement nouveau, parce que ne correspondant dans

sa globalité à rien de ce qui préexistait ? C’est une des questions, parmi tant d’autres

qui se posent à la musicologie générale projetée. Ce n’est pas l’un des moindres mérites

du Singe musicien que de la suggérer in fine. Ce livre doit être considéré comme un

« chef-d’œuvre » (au vieux sens artisanal du terme) 10, un chef-d’œuvre qui à la fois

instruit, provoque la réflexion et oblige en permanence à la pousser plus loin. En cela il

rend mieux envisageable le projet de musicologie générale que l’auteur appelle de ses

vœux.

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NOTES

1. Jean-Jacques Nattiez, Introduction : 14.

2. Jean Molino se réfère à Charles Sanders Pelrce et à Gilles-Gaston Granger ; voir Molino 1979a et

1979b.

3. « || n'y a donc pas une musique, mas des musiques, pas la musique, mais un fait musical. Ce fait

musical est un fait social total » (76 ; italiques dans l'original).

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

243

4. Auxquels sont consacrés, respectivement, les chapitres 8 et 14, sans compter les autres

mentions de leurs recherches dans le reste du volume.

5. Allusion, semble-t-ll, aux thèses extrêmement contestées de Michel Mafesoll (1988), que Jean

Molino ne cite pas.

6. « En sociologie comme en histoire, il n'existe pas d'entités collectives bien définies mais

seulement des individus dont les actions entrecroisées qui font l'histoire et la société » (268).

7. Jean Molino rappelle la diversité des publics qui se pressaient jadis à l'opéra de Marseille mais

ne signale pas que c'est maintenant dans des stades que se bousculent les amateurs d'opéra ne

pouvant ou ne voulant pas pénétrer dans les « malsons d'opéra ». Il ne fait pas état des rapports

qu'ont entretenus les concepteurs techno et les compositeurs de l'école dite « spectrale » ou les

efforts d'artistes « populaires » comme Jacques Brel ou Léo Ferré pour lier chanson et musique

« d'art », sans même évoquer la pénétration du jazz dans la musique» classique », la chanson et

les arts « traditionnels ». Enfin, où se trouvent le « haut » et le « bas » lorsque celle qu'on nomme

la « première dame de France » est issue de la variété et du show business ?

8. Pour n'en citer que trois, parmi d'autres : Averill 2003 ; Coplan 2008 ; Waterman 1990.

9. On peut tirer des enseignements généraux d'études des processus de production

musicale(Guibert 2006), des publics (outre Pierre-Michel Menger cité par Jean Molino : Antoine

Hennion, Maisonneuve & Gomart 2000), du fonctionne ment des orchestres (White 2008), des

lieux de consommation musicale (Argyriadis & Le Menestrel 2003), ou même de pratiques

insolites (comme celles des musiciens du métro [Green 1988]).

10. À la réalisation duquel le compilateur et commentateur Jean-Jacques Nattiez doit bien

évidemment être associé.

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

244

Thomas Turino: Music as Social Life.The Politics of ParticipationChicago and London: The University of Chicago Press, 2008

Marcello Sorce Keller

RÉFÉRENCE

Thomas Turino: Music as Social Life. The Politics of Participation. Chicago and London: The

University of Chicago Press, 2008. 280 p., glossaire, références, discographie annotée,

Index, CD

1 Ce livre a de nombreuses qualités et, du point de vue de l’auteur de ces lignes, peu de

défauts 1. Il faut tout d’abord signaler qu’il s’agit en principe d’un manuel pour

étudiants. Peut-être un peu ardu pour ceux qui l’aborderaient sans une préparation

suffisante, cet ouvrage fournira cependant une nourriture de l’esprit très stimulante

pour les étudiants plus avancés, et certainement une lecture passionnante à toute

personne cultivée s’intéressant à la musique.

2 Parmi ces derniers, qui en constituent le lectorat-cible, on peut craindre qu’il sera

surtout lu par celles et ceux qui en ont le moins besoin – en d’autres termes qui

s’intéressent déjà à l’anthropologie, à l’ethnomusicologie et, de manière générale, aux

sciences sociales. En revanche les historiens de la musique et les mélomanes

appartenant à la « culture classique », qui portent attention aux seuls compositeurs,

chefs-d’œuvre, interprètes (et, dans une moindre mesure, à des genres et des styles), ne

choisissent généralement pas ce type de lectures, auxquelles ils préfèrent les

biographies et autres monographies. C’est d’autant plus regrettable que ce livre

pourrait les aider à percevoir ce que la musique signifie pour la plupart des habitants

de la planète et, en fin de compte, les inciter à repenser la catégorisation des genres et

des styles musicaux sur la base de leur signification sociale plutôt qu’à partir de leurs

caractéristiques formelles abstraites. Nous en reparlerons plus loin…

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

245

3 Avant d’arriver à ce qui me semble être le point central de ce livre, il n’est pas inutile

de rappeler que les manuels sont devenus une sorte de « genre » en soi au sens de la

littérature ethnomusicologique contemporaine. Ils sont d’ailleurs importants bien

indépendamment de leur valeur pédagogique – et c’est en cela qu’ils s’écartent des

autres productions écrites par les ethnomusicologues – car, au sein de cette littérature

spécialisée, ils jouent un rôle auquel les monographies ne répondent pas. En fait, ce

n’est que dans les manuels (en particulier du type « introductions aux musiques du

monde ») que les auteurs se risquent aujourd’hui à utiliser le « grand-angle », à élargir

leur champ d’observation, afin d’offrir une vue globale sur l’ensemble des formes

existantes de son organisé (l’ensemble des « musiques », si vous préférez), ainsi que

leurs usages et leurs significations dans la vie humaine, d’Est en Ouest, ou du Nord au

Sud (Shelemay 2001 ; Wade 2004 ; Bakan 2007). Sinon, à de rares exceptions près, les

ethnomusicologues produisent soit des essais méthodologiques, soit des études

approfondies de situations et de processus musicaux, géographiquement et

culturellement circonscrites, mais dans lesquelles la dimension comparative est

rarement présente2.

4 Le manuel de Thomas Turino constitue en quelque sorte un genre en soi. Il ne prétend

pas proposer une introduction aux cultures musicales du monde et à leurs paysages

sonores. Il est au contraire centré sur les différentes façons de faire de la musique qui,

selon l’auteur, mènent à des manières tout aussi distinctes de l’expérimenter. Il expose

d’abord (chapitre 2 : 23-65) le cas des performances censées être « présentationnelles »

(presentational), c’est-à-dire « présentées » à un public qui se contentera d’écouter (dans

ce cas, le modèle, « l’idéal type », pourrait-on dire – est celui du concert de musique

classique). Il lui oppose ensuite les performances destinées à être « participatives »

(participatory), autrement dit ouvertes à quiconque souhaiterait s’y joindre, dans

lesquelles chacun peut entrer et sortir librement (ce qui en fait une forme ouverte

pouvant être organisée à l’avance en tant que telle, sans forcément faire appel à

l’improvisation, mais nécessitant un certain nombre d’ajustements imprévus de la part

de tous les participants). Il n’échappera pas à l’attention du lecteur à quel point les

historiens de la musique occidentale ont tendance à envisager la musique comme si elle

était nécessairement « présentationnelle », ce qui est évidemment loin de correspondre

à la réalité – en particulier pour les musiques antérieures au XIXe siècle, pour lesquelles

le concert public tel que nous le connaissons aujourd’hui n’existait pas encore. C’est

probablement parce que les historiens sont encore habituellement marqués par

l’influence esthétique du Romantisme tardif, qui ne prend en considération que des

œuvres bien définies, autonomes, susceptibles d’être transmises telles quelles à la

postérité, et prouvant par là même leur statut d’art « supérieur » (high-art) en résistant

avec succès au « test du temps ».

5 C’est l’historien de la musique Carl Dahlhaus qui, en 1970 déjà, signalait qu’avant que

surgisse l’idée d’absolute Musik à la fin du XVIIIe siècle, les genres étaient enracinés dans

leur fonction et donc dans leur rôle d’accompagnement de la liturgie, de la danse, des

processions… autant de cas où la musique n’est pas présentationnelle, mais bien, à

divers degrés, participative. La musique était ainsi évaluée et appréciée dans la mesure

où elle était susceptible de remplir sa fonction (une idée assez familière aux

ethnomusicologues). Et même l’autorité de Dahlhaus n’a pas suffi à changer

fondamentalement la manière abstraite dont les genres sont encore aujourd’hui traités

(Dahlhaus 1970).

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

246

6 Cette distinction opérée par Thomas Turino entre musiques « présentationnelles » et

participatives est en effet, à notre avis, fondamentale. Son livre n’est cependant pas le

premier à la souligner, et il est regrettable que l’auteur qui a le premier abordé cette

question ne soit pas ici cité explicitement, ni même mentionné dans la bibliographie.

Cela n’est cependant pas vraiment surprenant, il est notoire que la plupart des

anglophones s’appuient généralement sur les seules sources de langue anglaise, et en

effet, comme dans la bibliographie du présent ouvrage, sur quelques rares auteurs

suffisamment célèbres pour avoir été traduits en anglais (tels que Walter Benjamin et

Pierre Bourdieu). D’une certaine manière, on en arriverait à croire que ce qui n’existe

pas en anglais n’existe pas du tout. Cela est d’autant plus regrettable que le premier à

avoir suggéré la distinction entre musiques « présentationnelles » et « participatives »

n’est autre que Heinrich Besseler (1900-1969), élève de Willibald Gurlitt, qui fut aussi le

maître de Manfred Bukofzer, d’Edith Gerson-Kiwi, d’Edward Lowinsky et de Walter

Salmen, un érudit connu en particulier pour ses importantes contributions à l’histoire

de la musique du Moyen Âge et de la Renaissance. Installé en République démocratique

d’Allemagne après la Seconde Guerre mondiale, Besseler a largement contribué au

développement de la musicologie marxiste. On peut facilement comprendre comment,

du point de vue marxiste, les multiples usages de la musique et les manières dont elle

est perçue selon les époques sont devenus pour lui une préoccupation majeure. La

distinction opérée par Heinrich Besseler entre Darbietungsmusik, la musique

présentationnelle, et Umgangsmusik (souvent abrégé en allemand en U-Musik), la

musique participative, est demeurée pertinente dans la littérature musicale

germanophone (Geraths 2005). Le concept de U-Musik est aussi proche de ce que

Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865) appelait « l’art en situation » (Proudhon 1865), ce

qui justifie donc probablement qu’on le reconnaisse comme l’initiateur de cette

distinction très pertinente.

7 Les deux concepts de « présentationnelle » et de « participative » sont pensés par

Besseler comme des « idéaux types », dans le sens wébérien du terme. Ce qui veut dire

qu’il n’existe pas de musiques purement présentationnelles ou purement participatives,

alors que la plupart de celles que nous rencontrons se situent quelque part entre ces

deux pôles opposés ; ce que Thomas Turino explique aussi très bien – en fait même

mieux que Besseler. Contrairement au musicologue allemand, Turino est non

seulement familier de différentes musicales éloignées l’une de l’autre, mais il appuie

aussi son propos sur une remarquable série d’expériences accumulées au cours de sa

vie en tant qu’interprète de bluegrass étasunien, de musiques latines et africaines (sur

divers instruments à vent, au banjo à cinq cordes, à l’accordéon à boutons et à la

guitare). Turino est un multi-instrumentiste talentueux – comme en témoigne le CD

accompagnant ce livre, dont il est un des interprètes –, fort d’une expérience directe,

de première main, en tant qu’interprète de musiques relevant tant du pôle

« participatif » que du présentationnel, ou à mi-chemin entre les deux ou même se

déplaçant de l’un à l’autre. Lorsqu’il parle de la fonction sociale de la performance, il

peut ainsi confronter les points de vue de « l’intérieur » et de « l’extérieur », Il inclut

dans ce dernier celui du chercheur, de l’ethnomusicologue qui effectue des

enregistrements audio ou vidéos dans le but d’expliquer ces expériences musicales à un

public qui n’a ont jamais eu l’occasion d’y assister de près, et qui ne l’aura

probablement jamais. Cela m’amène à souligner un autre thème très important de ce

livre : celui la « musique haute fidélité » (high fidelity music) et l’« art audio » (audio art)

(chapitre 3 : 66-92).

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

247

8 Turino définit la « musique haute fidélité » comme une forme d’enregistrement (audio

ou vidéo) censé capter l’essentiel d’une performance live. Il analyse en quoi

l’enregistrement peut, ou plutôt en quoi il ne peut et ne parvient à capter l’événement

qu’il est censé reproduire. Si imparfait en soit le résultat, la catégorie de « haute

fidélité » existe cependant : des enregistrements commerciaux s’interposent ainsi entre

des artistes et des auditeurs qui ne sont habituellement pas en contact direct. Il y a

aussi l’« art audio de studio », autrement dit la musique enregistrée qui ne laisse

aucunement entendre qu’elle devrait, ni même ne pourrait faire l’objet d’une

performance en direct et en temps réel. Ces deux catégories sont efficaces et utiles car

elles nous permettent de prendre conscience que la performance live n’est plus du tout

aujourd’hui la seule manière « normale » d’expérimenter la musique. En outre, la

« musique haute fidélité » et l’« art audio de studio » sont à leur tour susceptible d’être

présentationnels ou participatifs selon les circonstances et le contexte culturel (les

Européens écoutent la musique de Youssou N’Dour alors que les Africains la dansent…).

9 Dans les années 1920, Theodor W. Adorno et Walter Benjamin (même si ce dernier ne se

référait pas à proprement parler à des matériaux musicaux) soulignaient déjà combien

l’invention des disques de shellac et de la radio représentaient un tournant historique

extrêmement important dans la manière dont la musique était perçue. La performance

avait perdu son caractère éphémère et, en même temps, s’était détachée de l’espace

physique pour lequel elle avait un jour été conçue. Et pourtant, durant tout le XXe

siècle, les conservatoires et les départements de musique des universités ont professé

que la « performance live » constituait la réalité de la musique (the real thing) et que sa

reproduction électronique n’en était qu’un succédané. Jusqu’à récemment, il était donc

impensable de concevoir des genres musicaux sur la seule base de leur relation aux

médias. À l’heure où tant de musiques sont produites électroniquement – celles que

Turino appelle d’« art audio de studio » –, nous sommes nécessairement appelés à

repenser la notion de genre. C’est pourquoi ce livre, sous couvert de manuel, devrait

attirer l’attention de spécialistes issus de champs divers. En fait, repenser la notion de

genre dans son ensemble est une tâche trop vaste pour être confiée aux seuls

musicologues : elle nécessite aussi le concours d’experts d’autres domaines.

10 Les deux chapitres suivants fournissent des exemples des quatre grandes catégories

proposées plus haut, choisis dans des contextes culturels familiers à l’auteur :

« Musiques participatives, présentationnelles et de haute fidélité au Zimbabwe »

(chapitre 5 : 122-154), et « Musique et danse de l’ancien temps : cohortes et formations

culturelles » (chapitre 6 : 155-188). Vient ensuite ce que je considère être la troisième

partie du livre, elle-même constituée de deux chapitres : « Musique et mouvements

politiques » (chapitre 7 : 189-224) et « Pour l’amour ou pour l’argent » (chapitre 8 :

225-234). Aussi intéressante soit-elle, cette section ne constitue pas à mon avis le coeur

de l’ouvrage. De part sa perspective de type « manuel », on aurait souhaité qu’il soit

assorti de considérations générales sur la relation entre la musique et la politique, le

pouvoir, et donc nécessairement aussi l’argent. À ce stade, le lecteur est peut-être en

droit d’en attendre plus – mais en tant qu’introduction au thème : ces propos restent

néanmoins riches en exemples, ici encore pour la plupart développés à partir des

expériences personnelles de l’auteur.

11 Quelle est donc la conclusion de tout cela ? En quoi ce livre est-il important ? J’ai déjà

signalé que, au delà de la quantité considérable d’informations qu’il réunit, et en plus

de la présentation raisonnée des quatre catégories principales sur laquelle il se

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

248

concentre (performances « présentationnelles » et « participatives », « haute fidélité »

et « art audio de studio »), ce livre est intéressant parce qu’il incite à réévaluer la

notion de genre musical à partir de la fonction sociale et des contenus de la

performance – une idée qui est dans l’air depuis pas mal de temps, mais qui ne s’est pas

encore imposée de façon générale. Les genres musicaux ont été et sont encore souvent

conceptualisés en relation avec la théorie des formes 3. Cela a certainement été le cas,

non seulement dans l’étude de la musique occidentale, mais aussi en ethnomusicologie

où, assurément, même si les exceptions sont monnaie courante, la description des

genres en relation avec les moyens formels qu’ils adoptent (rāg, radif, gagaku) demeure

la règle.

12 La question qui se pose maintenant est de savoir si les thèmes abordés dans le livre de

Turino représentent un matériel suffisant pour repenser la notion même de genre :

probablement pas. Je pense par exemple à une question substantielle et tout à fait

pertinente qui n’y apparaît pas explicitement : celle de la relation de la musique au

corps. Au moins dans le contexte occidental, si marqué par l’influence de la religion

chrétienne (à tel point que Benedetto Croce a pu soutenir qu’il était impossible de nier

que nous sommes chrétiens – que nous croyons ou non au Dieu chrétien), les genres de

« haut rang » (high-brow) sont en quelque sorte désincarnés, alors qu’on trouve de plus

en plus de corporéité à mesure qu’on s’approche du bas (low-brow) du spectre musical :

on ne danse pas sur de la musique classique (si c’est « classique », ça n’est pas pour

danser ; si c’est à danser, ça n’est pas « classique ») Une autre question qui n’est pas

abordée explicitement dans l’exposé de Turino : dans quelle mesure les catégories qu’il

décrit correspondent à différentes manières d’inclure ou d’exclure les gens ? Les

formes et les genres musicaux ont tendance à être socialement sélectifs, hautement

idéologiques et efficaces pour tracer des frontières entre les groupes sociaux et en leur

sein (classique, folk, pop, rock…). Aucune musique n’a jamais été conçue pour être

universellement appréciée.

13 Ainsi, s’il me fallait condenser en quelques mots le contenu de ce livre sans chercher à

en minimiser ni la portée, ni l’audience qu’il mérite, je le ferais de la manière suivante :

Thomas Turino rend explicite ce qui n’est considéré qu’implicitement dans la plus

grande partie de la littérature ethnomusicologique et qui ne devrait pourtant pas rester

dans l’ombre. En d’autres termes, lorsqu’il affirme avec tant de force qu’il est important

de distinguer les musiques de types participatif et présentationnel, on serait tenté de

réagir par un « oui, bien sûr, cela va sans dire », mais pour ajouter aussitôt : « cela va

sans dire, mais… cela va beaucoup mieux en le disant !  4 »

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NOTES

1. Traduit de l’anglais par Laurent Aubert avec la collaboration de Christine Guillebaud.

2. Les exceptions existent, mais elles sont si rares que nous pouvons mentionner de mémoire les

plus connues, telles que Suppan 1984 ; Nettl 1985 ; Bohlman 2002.

3. Leonard B. Meyer a pu définir genre comme étant « un système internalisé de probabilités »

« an internalized probability system » (Meyer 1967 : 8).

4. En français dans l’original.

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

250

Jean During : La musique à l’esprit.Enjeux éthiques du phénomène musicalParis: L’Harmattan, 2008

Monique Desroches

RÉFÉRENCE

Jean During : La musique à l’esprit. Enjeux éthiques du phénomène musical. Paris:

L’Harmattan, 2008. 146 p

1 Ce livre collectif publié dans la Collection « Éthique et contextes » sous la direction de

Jean During résulte d’un colloque organisé par la Fondation Ostad Elahi – éthique et

solidarité humaine – qui s’est tenu en octobre 2002 à l’Institut de Psychologie de

l’Université Paris-Descartes à Paris. D’emblée, je dirai que cet ouvrage constitue un

incontournable pour quiconque s’intéresse non seulement à la question de l’éthique en

musique, mais aussi et surtout à celle des modalités de performance, d’écoute et de

perception musicales. Neuf auteurs 1 d’horizons divers (psychanalyse, psychiatrie,

philosophie, ethnomusicologie, anthropologie, musicologie) proposent des analyses

ancrées dans des observations singulières (terrains culturels ou observations cliniques)

autour du problème de l’éthique en musique. Loin d’un débat sur les règles de

déontologie ou des protocoles de recherche, les auteurs nous convient à une pensée

originale portant sur l’éthos à la base de l’éthique musicale, celle qui interpelle un état

d’âme, une tonalité particulière à une œuvre, celle aussi qui suppose des modalités

perceptuelles singulières, que ce soit au niveau individuel ou collectif. Le livre

comporte ainsi sur une série de regards visant à démontrer le caractère intrinsèque

d’une pratique musicale, ce que Jean During appelle dans son introduction, la

« qualité » spécifique d’un individu ou d’un groupe.

2 Afin de bien positionner le concept d’éthique véhiculé par les grands penseurs grecs,

l’article du philosophe Sauvanet examine le rapport privilégié entre l’éthos et le

rythme : selon l’auteur, cette relation serait d’abord guidée par des significations

d’ordre moral et non musical. Il précise que « si les rythmes présentent des évaluations

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

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morales variables, c’est que celles-ci répondent à des dispositions morales propres à

chaque individu » (p. 58). La musique chez Platon n’est en effet jamais étudiée en elle-

même, pour elle-même. Comme le rappelle à juste titre Sauvanet, « l’esthétique est

subordonnée à l’éthique… et suppose qu’à tout objet musical (mode ou rythme)

corresponde un état d’âme » (p. 59).

3 Cette phrase vient merveilleusement bien résumer les réflexions qui sont au cœur de

cet ouvrage. L’éthique résulte d’une relation créée ou mise en place par l’expérience

musicale. Dès lors, elle relève de la conscience du sujet pensant qui doit agir dans une

communauté de règles, de mœurs et de valeurs. Comme l’a bien écrit ailleurs Bernard

Lortat-Jacob, cité par Stiegler dans cet ouvrage, « on ne peut jamais séparer l’objet

musical du sujet qui l’écoute… alors même que l’écoute peut aussi et est très souvent ce

qui rassemble en un ‹ nous › les singularités des écouteurs » (p. 25). Par ailleurs, un peu

plus loin dans son article, Stiegler voit dans la world music l’anéantissement du « je

narcissique » au profit d’une enveloppe esthétique répondant aux besoins du marché

(p. 33). L’auteur discute alors de la mince place réservée au « je » singulier dans ce vaste

marché de la world music, question qui traverse également le texte de François Picard.

Là, on réalise combien il est difficile de concilier le souci esthétique de la tradition

musicale singulière avec les lois du marketing. Partant de ses expériences de recherche,

chacun des auteurs nous convainc de la mise en place d’un processus de subjectivation

musicale tant du côté de la performance que de celui de l’écoute, qui procure à la fois

une singularité et une complexité à la question éthique. Le livre s’appuie dans ce sens

sur des cas concrets qui amènent le lecteur vers cette « sensibilisation culturelle », celle

qui associe l’éthos à une interprétation, l’éthique à une représentation, une pratique à

un état d’âme spécifique.

4 L’article de During s’inscrit pleinement dans ce sillage. Il rappelle que dans l’aire

culturelle qu’il étudie, l’Asie centrale et le Moyen Orient, la musique est souvent objet

de réprobation morale par les représentants religieux en raison de son caractère

sensuel et amoral. Là, il importe de distinguer l’éthos de l’èthos. Le premier recouvre

l’état, la forme de vie, la conduite, alors que le second renvoie au caractère et au

tempérament (p. 92). Il précise à cet égard que « les maîtres développent souvent eux-

mêmes, une éthique personnelle qui se traduit par des comportements et des traits de

caractères remarquables, par une finesse d’esprit et une grande sensibilité » (p. 92).

Puis il précise que, dans le processus de mémorisation, le cœur intervient, comme le dit

si bien l’expression apprendre par cœur (p. 94). During donne l’exemple du mot persan

sine qui évoque une région du cœur où on stocke les affects et les émotions.

Transmettre suppose alors « confier un secret, un mystère, quelque chose d’indicible »

(ibid.). Dans le même ordre d’idée, l’article du philosophe Sauvanet intitulé « Ethos et

rhuthmos » pose la question fondamentale du « pourquoi tel éthos pour tel rythme et pas

tel autre ? Question de culture, répond-il, et non de nature sans aucune doute ! »

(p. 60). Pour l’auteur, l’ethos véhiculé par la musique n’est pas directement relié à une

représentation, mais à une sensibilisation culturelle (le mode) et à une puissance de

suggestion (le son).

5 Le musicologue Jacques Viret explore quant à lui les implications éthiques de l’avant-

gardisme musical selon lequel Schönberg serait, par ses propositions audacieuses et

novatrices, éthiquement « pur » alors que Stravinsky, s’inscrivant dans le

néoclassicisme, serait, quant à lui, « impur ». Il met en doute le fait que toute musique

néoclassique cherchant en premier lieu l’appréciation du public serait de ce fait taxée

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

252

d’un signe négatif. Viret pose dans ce sens la question centrale d’une « saine éthique »,

celle qui doit passer par « un lien vital entre l’œuvre d’art et l’homme – corps, âme,

esprit – qui la produit ou auquel il s’adresse » (p. 132). Questionnant ensuite la

contemporanéité musicale, il évoque la conception véhiculée dans les milieux musicaux

qui veut que l’artiste contemporain ne se préoccupe guère des effets de son œuvre sur

les auditeurs. Certains postulent même que ces effets n’existent pas (p. 135). Viret n’est

pas de cet avis et un chapitre entier de son article est consacré à un regard critique de

l’art pour l’art, celui qui est créé sans égard aux goûts et aux conduites d’attente du

public. Les praticiens de la musicothérapie prouvent d’ailleurs régulièrement la

pertinence des bémols qu’il nous faut mettre sur de telles positions. Pour les adeptes de

la musicothérapie, la musique est loin d’être neutre et délivre au contraire « un

message », voire « une signification éthique, positive ou négative » (p. 138). Et l’article

d’Edith Lecourt (p. 45) vient illustrer le fondement d’une telle affirmation.

6 Une dimension importante du livre est consacrée aux conduites d’écoute. Partant d’une

citation de Jean Molino qui disait qu’« entendre une musique, c’est la comprendre, mais

en la transformant »2, Laurent Aubert rappelle que notre rapport à la musique est placé

« sous le signe d’une double métamorphose : d’une part, la musique nous transforme

par les pouvoirs dont elle est investie ; d’autre part, nous transformons la musique par

notre écoute » (p. 100). La question de la perception est ainsi complexifiée par ces

« filtres » singuliers et culturels qui modulent selon les circonstances le rapport d’un

sujet à l’objet musical. Par ailleurs, Aubert souligne que le développement des musiques

du monde et de la world music vient questionner à son tour le rapport à la tradition

interprétée en dehors de son contexte original. Comment notamment revendiquer

l’authenticité d’une pratique traditionnelle mise en spectacle pour le public

occidental ? Répondant lui-même à la question posée, Aubert distingue trois pôles

intéressants du phénomène. Aux côtés de « l’authenticité » (véracité de la musique), il

propose deux autres pôles d’analyse : celui de la « qualité » (beauté du corps, de l’âme

et de l’esprit) et celui de l’« exportabilité ». Le premier renvoie à la créativité singulière

de l’artiste et de ce fait peut se rapprocher du concept d’authenticité singulière mis en

avant par Hennion dans sa Passion musicale (1993). Le troisième critère, l’«

exportabilité », concerne à la fois le contenu musical et son déracinement contextuel,

critère qui introduit la question du dialogue – réussi ou non – entre le musicien et son

auditoire. Puis à son tour, Aubert nous ramène à la question centrale de l’ouvrage, celle

de l’éthos vu comme émotion et état d’âme, précisant qu’« indépendamment des

contingences, la musique est génératrice d’effets et d’affects » (p.106).

7 Cet ouvrage sur l’éthique porte ainsi en grande partie sur une dimension éthique vue à

partir d’un éthos, celui qui évoque l’état d’âme et qui interpelle un rapport singulier au

passé, à la tradition ancestrale comme à la contemporanéité. On peut soupçonner, à la

lecture de chacun des articles, la richesse des échanges qui ont dû suivre chacune des

présentations lors du colloque. Il est dommage dans ce sens que ceux-ci ne soient pas

joints à la publication.

8 Pour conclure, cette publication, par les regards croisés qu’elle propose, constitue une

avancée importante dans la compréhension des relations entre musique, émotion,

connaissance et éthique. Rassemblant des réflexions issues de différentes disciplines, ce

collectif devient ainsi une référence importante pour une meilleure compréhension du

phénomène musical, des stratégies de production aux habitudes et conduites d’écoutes.

Alors que bon nombre de centres de recherche mettent sur pied des comités d’éthique

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

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et de déontologie pour leurs chercheurs, « La musique à l’esprit » oblige sans équivoque

à l’ouverture du concept d’éthique. Ce dernier, bien plus qu’un ensemble de règles de

déontologie, atteint l’esprit musical, l’émotion, l’affect et la sensibilité individuelle et

collective. Je terminerai en disant que cet ouvrage montre bien l’urgence pour les

sciences cognitives d’intégrer le domaine du sensible et de l’affect dans leurs

investigations, mais illustre également la complexité de la mise en œuvre d’une telle

démarche.

NOTES

1. Dans l’ordre d’apparition des textes, il s’agit de Bernard Stiegler, Alain Didier-Weill, Édith

Lecourt, Pierre Sauvanet, Georges Goormaghtigh, Jean During, Laurent Aubert, François Picard et

Jacques Viret.

2. Jean Molino, communication orale, colloque « Musiques orales et migrations musicales »,

Abbaye de Royaumont, 22 juin 2000.

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

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Laurent Aubert : Mémoire vive.Hommages à Constantin BrăiloiuGenève: Musée d’ethnographie / Gollion: Infolio, 2009

Madeleine Leclair

RÉFÉRENCE

Laurent Aubert : Mémoire vive. Hommages à Constantin Brăiloiu. Genève: Musée

d’ethnographie / Gollion: Infolio, 2009. 271 p. (Coll. « Tabou» 6)

1 Mémoire vive a été publié à l’occasion de l’importante exposition sonore L’Air du temps1,

conçue sur la base des Archives internationales de musiques populaire qui furent fondées en

1944 au Musée d’ethnographie de Genève par Constantin Brăiloiu. L’exposition, qui

commémore le cinquantenaire de sa disparition, propose une réflexion

anthropologique sur l’identité et la mémoire à l’ère de la mondialisation.

2 Mémoire vive présente treize articles regroupés en deux parties. La première célèbre

l’œuvre de Brăiloiu en faisant état de ses multiples dimensions, tandis que la seconde

aborde des problématiques relatives à la gestion et à la valorisation des archives

sonores.

3 La partie I est captivante à plus d’un titre. La plupart des articles y sont rédigés dans un

style témoignant de l’enthousiasme, parfois de la ferveur, voire de la fascination des

auteurs pour Brăiloiu. Au-delà de la grandeur de son oeuvre, qui continue de rayonner

sur notre discipline, il semblerait que l’esprit même de cette personnalité

charismatique captive toujours ceux qui puisent dans ses travaux. On mesure

notamment la richesse de ceux-ci par les multiples interprétations qui peuvent en être

données. En effet, si tous s’accordent pour reconnaître que l’apport de Brăiloiu fut

déterminant pour la fondation d’une discipline autonome, les points de vue divergent

quant à la nature même de cet apport. Pour Jean-Jaques Nattiez, Brăiloiu a ouvert la

voie à une musicologie générale (p. 40) avec, comme principale préoccupation, l’étude

des systèmes musicaux. À l’inverse, Jacques Bouët met en avant la dimension

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

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anthropologique qu’aurait acquis l’ethnomusicologie lorsqu’elle a traversé « sa phase ‹ braïloienne › » (p. 57). Pour Luc Charles-Dominique, Brăiloiu « jette véritablement les

fondements d’une ethnomusicologie européaniste » (p. 105).

4 Concernant l’accessibilité des écrits de Brăiloiu, Speranţa Rădulescu évoque, se

référant sans doute à ses textes en langue roumaine, le « style » remarquable de son

écriture, « parfaitement limpide, élégant, souple, vivace, subtil, parfois ironique ou

autoritaire – un style qui séduit, qui convainc, qui coupe le souffle » (p. 30). Or pour

Jacques Bouët « […] l’écriture de Brăiloiu sollicite énormément la persévérance de son

lecteur : bien des passages restent obscurs si l’on ne se donne pas la peine de les étayer

par le solfège soigneux des notations musicales accompagnant le texte » (p. 58), d’où

une difficulté d’accès aux sources originales.

5 Les thématiques étudiées par les auteurs peuvent être rapidement résumées comme

suit.

6 Le texte de Spreranţa Rădulescu, « Un repère durable : Constantin Brăiloiu

(1893-1958) » (pp. 13-33) décrit comment les idées, les propositions théoriques et

méthodologiques avancées par Brăiloiu opèrent au quotidien dans son travail de

recherche.

7 Dans « Brăiloiu : innovations, acquis et prolongements » (pp. 35-53), Jean-Jacques

Nattiez revient sur l’orientation épistémologique suivie par l’ethnomusicologue

roumain et montre de quelle manière celui-ci a abordé la question du processus de

création dans les sociétés de tradition orale. Le thème de la création musicale qui

traverse l’œuvre de Brăiloiu est aussi le sujet de l’essai proposé par Victor A. Stoichiţă :

« Constantin Brăiloiu et la création musicale collective » (pp. 73-86). Il retrace, en

comparant deux articles publiés à dix années d’intervalle, la conception que se faisait

Brăiloiu de la créativité musicale dans les milieux paysans.

8 Dans « Brăiloiu aujourd’hui : les floraisons d’une pensée féconde au cœur des grands

débats de l’ethnomusicologie contemporaine » (pp. 55-71), Jacques Bouët démontre la

valeur heuristique des avancées méthodologiques du travail de Brăiloiu, et plus

particulièrement en ce qui concerne l’autonomie des systèmes musicaux. Bouët

s’interroge sur l’habitude qu’ont parfois certains de ses collègues ethnomusicologues

(non européanistes ?) d’avoir recours non pas aux écrits originaux du maître roumain

mais à des commentaires et bilans, au risque de limiter l’apport de Brăiloiu à celle d’un

simple pionnier de l’ethnomusicologie. On peut se demander si ce questionnement ne

témoignerait pas d’un sentiment d’inconfort plus largement répandu auprès

d’ethnomusicologues européanistes. Par son article « ‹ Folklore › et ‹ enfermement

national ›. L’ethnomusicologie européaniste de Brăiloiu à l’épreuve de l’exotisme »

(pp. 105-123), Luc Charles-Dominique est là pour nous rappeler que le malaise est bien

réel.

9 Dans ce texte, Charles-Dominique analyse point par point les raisons de la marginalité

et des partis pris dont ont souffert les tenants des écoles de l’Europe de l’Est au début

du XXe siècle et « qui se poursuit à l’encontre de certains ethnomusicologues

européanistes, notamment en France » (p. 107). Les préjugés auraient pour origine la

nature des terrains de recherche, « de proximité ou au contraire exotiques » d’où un

« clivage […] toujours valide et [qui] ne semble pas près de s’estomper » (p. 105). Ils

seraient colportés, notamment, par l’emploi du terme « folklore ». Mépris, exclusion,

discrimination, enfermement, marginalisation… le constat fait par Luc Charles-

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

256

Dominique est sans pitié. Une historiographie du terme « folklore » et des divers

concepts qui en découlent (folklorisation, folkloriste, folklore musical, etc.), aurait pu,

ici, être utile. Elle aurait peut-être permis de comprendre les raisons qui ont poussé

Rădulescu, ethnomusicologue européaniste, à écrire : « Les ethnomusicologues et les

folkloristes de Roumanie déplorent souvent… » (p. 22). Outre son caractère ambigu (qui

sont les « folkloristes » ? quelle différence avec les ethnomusicologues ? etc.), cette

proposition laisse en effet penser que le cloisonnement dénoncé par Luc Charles-

Dominique n’est pas entretenu que par des ethnomusicologues non européanistes, mais

aussi par ceux qui en seraient les victimes.

10 Dans son article « Brăiloiu revisité. L’héritage genevois de Constantin Brăiloiu »

(pp. 87-104), Laurent Aubert retrace l’histoire des Archives internationales de musique

populaire, liée à celle de l’institution qui les conserve, le Musée d’ethnographie de

Genève). Il revient sur l’origine de la Collection universelle de musique populaire et rend

compte de ses questionnements concernant la finalité des archives

ethnomusicologiques, leur valorisation et les limites qu’il convient de poser pour ce qui

est de leur contenu.

11 Cette première partie se termine par la republication d’une transcription annotée et

préfacée par Aubert des textes de deux conférences radiophoniques données par

Brăiloiu en 1953 à la Radio suisse romande, suite au voyage musical qu’il fit aux

Asturies (nord de l’Espagne) en 1952 (pp. 125-157).

12 La seconde partie de l’ouvrage, « Archiver la musique », propose des textes à caractère

plutôt descriptif.

13 Dans l’article « Des archives poussiéreuses à l’avenir numérique » (pp. 161-179),

Maurice Mengel retrace brièvement l’histoire du Phonogramm-Archiv de Berlin, devenu

le département d’ethnomusicologie du Museum für Völkerkunde (Berlin) en 1983. Il

évoque la numérisation des archives sonores et survole les principales préoccupations

des gestionnaires de bases de données informatisées.

14 L’article de Katharina Biegger, « L’archivage en proie au temps » (pp. 181-196), apporte

un certain nombre d’informations relatives au contexte de création des Archives de

folklore de la Société des compositeurs roumains fondées par Brăiloiu en 1928 à

Bucarest, devenues l’Institut d’ethnographie et de folklore « Constantin Brăiloiu ».

Biegger présente ensuite rapidement le portail informatique ethnoArc.

15 Nicolae Teodoreanu s’emploie quant à lui à coordonner la préservation et le catalogage

des archives sonores de l’Institut d’ethnographie et de folklore « Constatin Brăiloiu »

(pp. 241-256). Après un état des lieux des différents supports d’archive, l’auteur pointe

les menaces qui pèsent sur leur conservation.

16 L’article de Pál Richter, « La collection complète des chansons populaires hongroises de

Béla Bartók » (pp. 227-240), concerne les activités ethnomusicologiques du

compositeur, et plus particulièrement le gigantesque travail de transcription qu’il a

entrepris en vue de procéder à l’analyse comparative de plus de 13’300 chants

populaires hongrois. Un des aspects particulièrement intéressants de sa démarche est

le système de classification qu’il a dû mettre au point pour traiter un corpus d’une telle

ampleur. L’ensemble de ces données (notations manuscrites originales et

enregistrements sonores lorsqu’ils existent, système de classement) est publié sur le

remarquable site internet Béla Bartók : Complete Collection of Hungarian Folk Songs  2, dont

Richter est co-éditeur.

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

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17 L’article de Béla Bartók « Pourquoi et comment recueille-t-on la musique populaire ? »

est aussi reproduit dans cette deuxième partie de l’ouvrage (pp. 197-225). Ce texte

donne quelques clés qui permettent de saisir l’enjeu majeur de son monumental projet

de classification : la « préoccupation constante [lors de la collecte de musique

populaire] […] doit être la reconstitution du passé » (pp. 213-214). Il témoigne de la

rigueur méthodologique et scientifique de Bartók.

18 Mémoire vive se termine par l’article de Patrick V. Dasen « Histoire d’une collecte : ‹ Nagkamsa Awajún nampet dakubau atatui Cenepia › » (pp. 257-265). L’auteur raconte

l’expérience de collecte de documents audiovisuels auprès des Awajún et Wampis de la

vallée de Cenepa, en Amazonie péruvienne, ayant consisté à rassembler en un même

lieu, pendant trois jours d’août 2006, des représentants des communautés awajún et

wampis afin d’organiser avec eux le « Premier festival de musique awajún du Cenepa »,

intégralement enregistré. Le contexte de captation de ces documents est certes décrit,

mais on peut regretter que Dasen n’ai pas saisi cette occasion pour mener une réflexion

un peu plus approfondie concernant l’histoire de cette collecte, l’avenir de ce festival

ou encore la mise en spectacle par les amérindiens de leurs propres pratiques

musicales.

19 Si les textes rassemblés dans cette seconde partie présentent un réel intérêt en ce qu’ils

permettent de se faire une idée assez précise du travail de gestion de grandes

collections d’archives sonores, ils peinent parfois à amorcer une véritable réflexion de

fond sur les enjeux de la conservation et de la numérisation, sur l’institutionnalisation

de la recherche en ethnomusicologie, ou encore sur l’impact des technologies

informatiques dans les débats engagés concernant l’intérêt et la nécessité de conduire

des recherches comparatives à très grande échelle, en quête d’universaux en musique.

20 La réalisation de Mémoire vive s’est inscrite, on l’a vu, dans le cadre d’un projet plus

vaste initié par Laurent Aubert à la mémoire de Brăiloiu. Tel qu’il est structuré,

l’ouvragereflète donc parfaitement les préoccupations majeures du savant roumain : la

recherche en ethnomusicologie et la constitution d’archives sonores. Les deux parties

de l’ouvrage donnent lieu à des types d’approche sensiblement différents et sont donc

relativement indépendantes. Du coup, mise à part la préface de Laurent Aubert, aucune

n’aborde pleinement la question de la mémoire – pourtant au cœur de l’exposition L’air

du temps – envisagée comme problématique de recherche en ethnomusicologie.

NOTES

1. L’air du temps, Musée d’ethnographie de Genève, du 13 mars au 31 décembre 2009, prolongée

jusqu’au 20 juin 2010.

2. http://db.zti.hu/br/index_en.asp>

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Guillaume Kosmicki: Musiquesélectroniques. Des avant-gardes auxdance floorsMarseille: Le mot et le reste (collection Formes), 2009

Yann Laville

RÉFÉRENCE

Guillaume Kosmicki: Musiques électroniques. Des avant-gardes aux dance floors. Marseille:

Le mot et le reste (collection Formes), 2009. 408 p

1 Guillaume Kosmicki est titulaire d’un D.E.A. en Lettres et Arts option musique (Aix-

Marseille I) et a suivi un deuxième cycle en iElectroacoustique au CNR de Marseille. Il

enseigne actuellement l’histoire de la musique au sein de plusieurs « Universités du

Temps Libre » dans la région Provence, Alpes, Côte d’Azur et organise des stages

professionnels à l’attention des Centres Nationaux de la Fonction Publique Territoriale.

Parallèlement, il exerce toujours une activité de musicien électronique et s’investit

dans le collectif Öko System. Il est enfin l’auteur d’une dizaine d’articles consacrés aux

musiques électroniques et plus particulièrement aux « free parties » dont un a paru en

2008 dans les Cahiers d’ethnomusicologie. Musiques électroniques. Des avant-gardes aux dance

floors constitue sa première incursion dans le format livresque.

2 Comme annoncé en titre, l’ouvrage s’intéresse aux « musiques électroniques » via le

prisme de l’Histoire. Sa thèse est que les genres apparus sous cette appellation dans les

années 1990 avec le fameux « mouvement techno » (la terminologie n’est sans doute

pas très heureuse, mais elle a été consacrée par de nombreux chercheurs) ne

constituent pas en eux-mêmes une révolution des pratiques musicales – opinion assez

courante à l’époque – mais s’inscrivent dans un bouleversement plus global initié par

les avant-gardes classiques.

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

259

3 La démonstration accorde ainsi une large place aux innovations marquant l’écriture

savante au XIXe siècle (réhabilitation du timbre, de la dissonance, de l’emprunt et des

musiques populaires) et se prolongeant à travers l’instrumentation au XXe

(enregistrement détourné comme outil de jeu, intérêt pour les sons électrophoniques

amenant à intégrer ou à développer une lutherie nouvelle).

4 Une fois ce cadre posé, Guillaume Kosmicki tend à passer outre les intentions des

musiciens et à focaliser sur les technologies, détaillant l’essor des moyens électroniques

au sein des musiques « pop », ceci plus particulièrement à travers le rock psychédélique

des années 1960-70, le dub jamaïcain, puis les vagues industrial, synthpop et disco, pour

en arriver à la formalisation des genres house et techno, respectivement à Chicago et à

Detroit.

5 Le dernier tiers de l’ouvrage consacre une dizaine de pages à l’écriture des morceaux

« techno » – envisagés comme « œuvres ouvertes » (Eco 1979) – puis dresse un

inventaire des principaux styles regroupés sous cette appellation générique à l’heure

actuelle.

6 Sans qu’il s’agisse d’un reproche, la vision historique déployée par l’auteur n’est pas

foncièrement novatrice. Elle a déjà été explorée par différents journalistes (Kyrou 2002)

et critiques d’art (Artpress 1998) ayant eu à cœur de légitimer ce champ créatif. La

gageure ne semble donc pas tant de baliser une histoire connue – à tout le moins dans

ses grandes lignes – mais d’y apporter un éclairage nouveau, bénéficiant des lumières

propres à la musicologie dont se réclame Guillaume Kosmicki. Le résultat est hélas

plutôt décevant.

7 Tout d’abord, la présentation chronologique reproduit un travers que l’auteur dénonce

pourtant lui-même au détour de certains chapitres : celui de faire primer le cadre

savant, mieux documenté, plus clinquant, et d’entretenir de la sorte une forme

pernicieuse de Rezeptionstheorie (au sens utilisé par Brăiloiu 1973).

8 Le cas est manifeste à propos du rock, dont les expérimentations électroniques sont

majoritairement présentées via des analogies à la composition d’avant-garde ou des

passeurs avérés entre ces deux mondes (Zappa, Lennon, Cale, Colombani). Sans mettre

en cause l’apport de ces artistes, on est en droit de questionner leur représentativité :

ne sont-ils pas l’exception plutôt que la règle ? Leur intérêt pour le classique n’est-il pas

surtout un reflet de leur propre institutionnalisation ? En travaillant sur des questions

similaires, Peter Manuel soulignait fort à propos, en 1995 déjà, que :

Such musics generally do not exhibit the rarefied and relatively «  pure  » forms ofpostmodernism found in the works of artists like Godard, Warhol or Cage. Accordingly, thevery presence postmodernist attitudes in subcultural expressions is in some respectsparadoxical. Urban lower classes generally have little access to or interest in the élite avant-garde (not to mention poststructuralist literary criticism) ; they do not have the same easyfamiliarity with classical and popular culture that characterises today’s well-roundedyuppie culture consumer, and that constitutes a precondition for so much postmodern artand humour.(Manuel 1995 : 229).

9 Guillaume Kosmicki n’envisage ainsi guère le principe de génération spontanée, le fait

qu’une même idée puisse être émise en plusieurs temps et plusieurs lieux, sans

nécessaire lien de causalité, qu’une même forme puisse avoir des origines totalement

diverses, n’excluant pas l’erreur et l’accident.

10 De manière assez symptomatique, alors que ces alternatives sont à peine évoquées au

sujet du rock « blanc », elles deviennent centrales quant aux musiques « noires »,

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

260

présentées comme foncièrement populaires, tâtonnantes et instinctives. Cette vision

reproduit – sans doute involontairement – un clivage racialisant. En effet, la musique

pop américaine et ses ramifications globales sont intrinsèquement métisses : il faut

donc réhabiliter la part d’invention et de hasard chez les rockers à visage pâle, comme

en témoigne l’histoire du célèbre écho sur la voix d’Elvis dans « Blue Moon » (1956) ou

les étonnants collages bruitistes de Nervous Norvus ; et admettre que s’il existe une

influence des avant-gardes – quand bien même extrêmement diffuse – elle est partagée

de façon identique par les Noirs. En témoigne la facilité déconcertante avec laquelle

tous les pionniers afro-américains de la techno se reconnaissent dans la musique du

groupe Kraftwerk, lui-même influencé par Stockhausen.

11 Une autre ambiguïté majeure du livre tient à la vision qu’il offre des technologies. En

privilégiant la description des outils et des formes esthétiques plutôt que celle des

auteurs, des intentions et des contextes, l’auteur induit une forme de causalité entre

l’une et l’autre, un peu comme si les technologies avaient un sens propre, dictaient les

caractéristiques d’écriture postmodernes et menaient de façon logique des avant-

gardes classiques à la musique de rave.

12 La vacuité de la perspective transparaît à l’intérieur même du livre puisque Guillaume

Kosmicki situe les prémices du renouveau classique bien avant l’apparition des

intruments électroniques. Il fait aussi observer en marge de certains chapitres que tous

les styles musicaux ont été redéfinis par les technologies d’amplification,

d’enregistrement et d’intervention sur la matière sonore, y compris ceux affichant les

traits de l’acoustique. Il conclut enfin son tour d’horizon en soulignant que les soi-

disant « musiques électroniques » tendent aujourd’hui à sortir du tout-machine et à

intégrer la gamme des instruments passés. Bref, il apparaît que la technologie n’est pas

une fin en soi, ni un modèle de composition, mais un potentiel dont la « techno » ne

représente qu’un usage parmi d’autres. Dans une perspective analytique, il serait donc

plus intéressant de comprendre les motivations des artistes qui, à un moment donné,

ont choisi de le mettre en avant à ce point. Il n’en est malheureusement pas question

dans l’ouvrage. C’est d’autant plus dommage que les rapports entre création et

technologies sont manifestement un sujet riche, passionnant et encore largement sous-

exploité comme en témoigne – dans une perspective marxiste – la recherche de Gérôme

Guibert parue en 2006. Mais pour atteindre ce niveau de qualité, il faut d’abord savoir

mettre en doute l’uniformité du discours postmoderne. Ce que Peter Manuel formulait

déjà clairement en 1995 :

Postmodern elements in music can also coexist with modern and traditional elements, evenwithin the same song, involving complex processes of code-switching on the part of thelistener. Thus, while modern and pre-modern modes of making and hearing music areobviously related to particular modes of production and stages of socio-historicaldevelopment, they are best understood in this context as representing attitudes which canand do coexist and interact, just as a typical baby-boomer’s record collection might includeMadonna, Bach, Philip Glass, Ravi Shankar, and Voices of the [New Guinean] Rainforest .(Manuel 1995 : 230).

13 En conclusion, l’intérêt de ce Musiques électroniques. Des avant-gardes aux dance floors

dépendra beaucoup du lecteur et de ses connaissances préalables.

1. Le néophyte en quête de balises y trouvera un survol complet des ressources

électroniques appliquées au champ musical.

2. L’amateur des genres concernés restera sur sa faim dans la mesure où aucun n’est abordé

en détail. Qui plus est, il ne manquera pas d’être étonné par les approximations qui

1.

2.

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

261

jalonnent ce volume, notamment au sujet des musiques électroniques populaires supposées

être le point fort de l’auteur. À titre d’exemple, la techno de Detroit est définie comme une

musique sombre, farouchement rebelle, anti star-system, née dans les ghettos noirs de la

ville et influencée par les « ouvrages de science-fiction de Alvin Toffler » (p. 273). Cette

image relève d’un mythe journalistique construit autour du label Underground Resistance et la

deuxième vague d’activistes locaux (Laville 2004) : les pionniers du genre ne viennent pas du

centre décati, où cette musique ne trouvera d’ailleurs jamais public, mais de la tranquille

banlieue pavillonnaire de Belleville ; plusieurs d’entre eux connaissent les honneurs du top

50 (Kevin Saunderson avec le projet Inner City) et participent au jeu de la célébrité (Juan

Atkins remixe Samantha Fox, la plantureuse bimbo des années 1980) ; leur musique est

certes plus robotique et martiale que la house de Chicago, mais encore loin des matraquages

industriels qui feront la réputation du groupe Underground Resistance et de la scène locale

durant les années 1990 ; enfin, si Alvin Toffler est une lecture bel et bien revendiquée, il ne

s’agit pas de science-fiction au sens littéral, mais d’anticipation sociologique, thématisant le

passage du secondaire au tertiaire.

3. L’universitaire s’étonnera du peu de références mentionnées dans le texte, un choix qui a

le mérite de fluidifier la lecture, mais laisse planer un doute quant au sérieux et à

l’objectivité de la recherche. Cette impression est renforcée par la distribution de bons et

mauvais points que s’autorise l’auteur. Au fil des pages, tel musicien est présenté comme un

génie, telle pièce comme un chef-d’œuvre ou à l’inverse comme peu intéressante, voire

« franchement de mauvais goût » (p. 237). De telles allégations pourraient faire sens à

condition d’être argumentées, une peine que l’auteur se donne rarement. Il ne dépasse ainsi

guère le niveau du commentaire jounalistique. Et encore : dans le genre, des livres comme

Altered State (Collin 1998) ont souvent la bonne idée de rendre la parole aux acteurs du

mouvement et de se baser sur un méticuleux dépouillement d’archives.

4. L’ethnologue (et tout lecteur un tant soit peu versé dans les sciences sociales) regrettera

le côté événementiel de la démonstration. Mis à part quelques grands noms, les gens, les

publics, les contextes font cruellement défaut. C’est d’autant plus regrettable pour un genre

dont l’utopie fut à l’origine d’abolir ces vieux schémas d’opposition entre star et public.

5. L’ethnomusicologue, lui, outre les points mentionnés ci-dessus, aura du mal à

comprendre l’absence quasi totale d’information renvoyant au terrain de l’auteur. Il tiquera

en outre face aux analyse musicologiques – souvent impressionnistes – et plus généralement

face au manque de vision culturaliste amenant à fournir des analyses aussi plates que : « Il

n’est pas étonnant que ce style [la techno hardcore] se soit rapidement manifesté en différents

points de la planète, vers 1991, tant la tendance paraît naturelle » (p. 328).

14 Enfin, il s’étonnera de l’obstination à présenter la techno comme une musique-outil,

sans autre forme d’intérêt que les manipulations du DJ en contexte de fête. La parution

chronique d’anthologies au format CD, dont certaines présentées dans l’ouvrage,

montre que ces pièces peuvent très bien être envisagées comme des oeuvres finies et

s’accommoder d’une écoute domestique. Tout comme un rock, une messe ou une

polyphonie pygmée, genres eux aussi à l’origine associés à des cadres de sociabilité

précis. Ce changement mériterait sans doute une explication plus fouillée que celle du

déclin, dernier travers auquel cède l’auteur quand il assène des tirades nostalgiques du

genre : « Le fun pour le fun, l’obligation d’être heureux, telle semble être la

caractéristique des années deux mille […] Les mixes ne sont plus des aventures

musicales franchissant les frontières et offrant différents états d’écoute, mais ils

s’orientent sur la continuité sonore surpuissante et écrasante. Le festival des

Transmusicales de Rennes 2008 était surchargé de ce type de son étouffant » (p. 354).

3.

4.

5.

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

262

BIBLIOGRAPHIE

ARTPRESS (coll.) 1998 « Techno, anatomie des cultures électroniques ». Artpress (Paris), Hors série

numéro 19.

BRĂILOIU Constantin 1973 [1949] « Le folklore musical », in Problèmes d’ethnomusicologie, textes

réunis et préfacés par Gilbert Rouget. Genève : Minkoff : 63-118.

COLLIN Matthew 1998 Altered State. The story of ecstasy Culture and Acid House. New York, NY :

Serpent’s Tail (2e édition mise à jour).

ECO Umberto 1979 [1965] L’œuvre ouverte. Paris : Seuil.

GUIBERT Gérôme 2006 La production de la culture. Le cas des musiques amplifiées en France Genèses,

structurations, industries, alternatives. Paris : Irma/Séteun.

KYROU Ariel 2002 Techno rebelle : un siècle de musiques électroniques. Paris : Denoël.

LAVILLE Yann 2004 Techno-logos, repenser les sous-cultures musicales à travers l’exemple techno.

Neuchâtel : Institut d’ethnologie, collection Ethnoscope 7.

MANUEL Peter 1995 « Music as symbol, music as simulacrum : postmodern, pre-modern, and

modern aesthetics in subcultural popular music ». Popular music (Cambridge), 14 (2) : 227-239.

Discographie

PRESLEY Elvis 1956 « Blue Moon » in Elvis Presley, Elvis Presley. New York : RCA Victor (LMP-1254,

33t).

NORVUS Nervous (Jimmy Drake) 1956 Transfusion. San Francisco : Dot Records (Dot 15470, 45t).

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

263

Julien Mallet: Le tsapiky, une jeunemusique de Madagascar. Ancêtres,cassettes et bals poussièresParis: Karthala, 2009

Guillaume Samson

RÉFÉRENCE

Julien Mallet: Le tsapiky, une jeune musique de Madagascar. Ancêtres, cassettes et bals

poussières. Paris: Karthala, 2009, 279 p., 1 CD Rom

1 Ce premier livre de Julien Mallet s’inscrit dans une tendance récente de

l’ethnomusicologie en France. Rompant avec la tradition d’une ethnomusicologie plutôt

rurale, monographique, patrimoniale et/ou muséale, l’auteur privilégie l’étude des

« productions musicales récentes » (p. 9), en les inscrivant dans une approche

contemporaine des sociétés dans lesquelles elles s’insèrent. À travers le tsapiky, « jeune

musique » de la région de Tuléar, il entend comprendre les processus actuels de

production de culture et s’intéresser aux musiciens en tant que « révélateurs sociaux »

(p. 15) et acteurs de ces processus. Cette approche implique une réflexion sur

l’acculturation, qui concède au contact culturel une certaine vertu créatrice. Dès

l’avant-propos, Julien Mallet annonce les cadres historiques et sociologiques généraux

de son analyse : indépendances africaines, globalisation, recompositions des repères

identitaires, relations interethniques, rapports ville/campagne… On s’écarte donc

clairement d’une approche stéréotypée basée sur la simple alternative entre tradition

et modernité. Le recours aux travaux de M. J. Kartomi illustre bien ce désir d’étudier

comment une « » nouvelle musique » » se construit et s’insère « dans un nouveau

contexte social avec son propre jeu de significations extra musicales » (Kartomi 1981 :

233, cité p. 11). Le concept de « jeune musique », forgé par l’auteur, est directement lié

à cette prise en compte sérieuse de la « nouveauté » musicale.

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

264

2 La première partie de l’ouvrage est consacrée aux conditions d’apparition du tsapiky. Le

chapitre 1 retrace l’histoire de Tuléar, capitale régionale construite à l’époque coloniale

et en voie de ruralisation depuis l’Indépendance. De cette histoire et de la géographie

actuelle de Tuléar ressortent deux composantes essentielles pour la compréhension du

tsapiky : le clivage entre le Sud et la capitale (qui fait que le tsapiky est considéré comme

« la musique du Sud ») ; la « circulation des hommes » (p. 42) entre la ville et la

campagne à laquelle s’articule le « système tsapiky ».

3 Décrite dans le second chapitre, l’histoire du tsapiky est liée à l’émergence de l’industrie

phonographique mondiale et à ses impacts régionaux. Favorisant la circulation des

musiques entre Madagascar et l’Afrique, cette industrie fut à l’origine de la diffusion à

Madagascar de la musique du Sud-africain Lulu Masiléla, dont l’adoption à Tuléar

donna lieu à la naissance d’un genre : le lulu, « considéré comme l’ancêtre du

tsapiky » (p. 55). L’auteur explique comment l’appropriation de cette musique a

participé à la constitution « de nouveaux genres revendiqués comme malgaches et du

Sud » : tsaka oro, pecto, tsapiky. Prenant aussi en considération le rôle joué par quelques

genres « traditionnels », il insiste sur le « tourbillon des influences » revendiquées par

les musiciens de tsapiky. L’analyse du rôle joué par la répétition d’une cellule

harmonique IV-V-I illustre cette approche : centrale dans le tsapiky, cette cellule est

présente aussi bien dans la musique de Lulu Masiléla que dans les musiques

occidentales (« snobs ») jouées par les orchestres modernes avant le tsapiky et certains

genres traditionnels comme le renitra. L’auteur montre ainsi que les processus

d’appropriation s’inscrivent dans une expérience interculturelle qui génère de

nouvelles formes d’expressions musicales sans pour autant se déconnecter du passé.

« Marginaux de l’intérieur » (p. 83), les musiciens de tsapiky sont eux-mêmes

appréhendés comme des médiateurs dans une situation de crise et de changement

culturel. C’est notamment en réponse à cette situation que Julien Mallet propose son

concept de « jeune musique », qui vise précisément à comprendre la nouveauté

musicale comme un élément de médiation plutôt que de rupture entre le passé et le

présent.

4 Le chapitre 3 aborde le tsapiky dans sa dimension contemporaine. La diversité des

contextes de performance du tsapiky en fait le constituant musical de nombreux

« événements » : matches de foot, bals poussière, cérémonies… À travers la description

du déroulement d’un concert, on comprend comment l’interaction qui s’établit entre

les musiciens et le public est au cœur de la performance du tsapiky. Le caractère ténu de

la distance entre le public et les musiciens durant le concert est à l’image de la

proximité sociale qui existe entre eux. Etranger au « star system », le tsapiky est une

musique qui est avant tout « ancrée dans des pratiques locales » (p. 93). En cela, il est

porteur d’une culture particulière que l’auteur aborde dans un premier temps sous

l’angle de la danse et des textes des chants. Mais c’est au niveau musical que l’analyse

est la plus poussée. À travers la segmentation détaillée d’une pièce de guitare, on

comprend les principaux mécanismes de construction musicale du genre : s’appuyant

sur (ou dialoguant avec) la répétition d’un enchaînement harmonique I-V-IV, le jeu

accorde une grande place à la répétition et à la construction mélodico-rythmiques par

variation et transformation de phrases ou de cellules. L’analyse insiste sur la

« plasticité des phrases musicales » et le « jeu sur les différents niveaux de répétition ».

L’auteur souligne par ailleurs l’importance du timbre et des techniques de jeu

guitaristique dans la construction du discours musical.

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

265

5 La deuxième partie du livre concerne le rôle joué par le tsapiky dans le déroulement des

cérémonies. De nouveau, ce qui importe à Julien Mallet est de comprendre ces

cérémonies dans leur actualité. En insistant sur la plasticité des cérémonies et leur

capacité d’intégration aux situations présentes, il met en évidence le lien étroit qui

existe entre elles et la « culture du tsapiky » (p. 93). Le chapitre 1 est ainsi consacré en

partie à la description de plusieurs cérémonies (funérailles, circoncision) où « le

rapport aux ancêtres est au centre des préoccupations » et au sein desquelles le tsapiky

est « sur-présent ». Comme le montre le chapitre 2, le tsapiky s’inscrit dans un contexte

cérémoniel et festif où le système d’échange matériel et monétaire (à travers les dons)

joue un rôle central dans la réaffirmation du lien social. Dans un contexte de

réactivation des liens familiaux, la musique (qui fait venir les défunts) instaure

l’ambiance (maresaka) qui permet à la « communauté des vivants et des morts » (p. 189)

de s’exprimer. L’interaction entre les musiciens et le public est de nouveau au centre

des performances du tsapiky. Dans les cérémonies, la construction musicale « en

vague » correspond de fait à la façon dont les musiciens gèrent l’intensité musicale de

l’événement et accompagnent les différentes phases de la fête : arrivée des dons (enga),

parades successives des familles, danse des jeunes durant la nuit… L’auteur signale bien

que la relation fondamentale aux ancêtres n’est pas contradictoire avec l’intégration de

la modernité : ce qui compte est de « faire participer les ancêtres à tout ce qui est bon, à

tout ce à quoi on prend plaisir, alcool mais aussi le tsapiky et ses sonorités ‹ radicales › »(p. 211).

6 La dernière partie de l’ouvrage traite des « mécanismes socio-économiques » (p. 214)

qui marquent la diffusion du tsapiky à l’échelle régionale et que l’auteur intègre dans

son analyse du « système tsapiky ». Dans le chapitre 1, les « trois cercles » qui

caractérisent ce système sont étudiés dans le détail. Le premier cercle concerne les

orchestres et les relations de « dépendance réciproque » (p. 230) entretenues entre les

chefs d’orchestre (propriétaires des instruments qui tiennent le rôle de patron) et les

musiciens. L’auteur met notamment en évidence le caractère « labile » (p. 216) des

orchestres, qui est en partie lié aux rapports « tendus » et « conflictuels » (p. 230) entre

patrons et musiciens. Le second cercle concerne l’enregistrement des cassettes et leur

rôle dans l’établissement de la notoriété des musiciens. Dans la lignée des travaux de

Peter Manuel (1993), Julien Mallet souligne combien ces cassettes contribuent à la

démocratisation de l’industrie musicale malgache : « Loin d’être simplement

instrumentalisés par les producteurs, les musiciens utilisent ces supports et participent

eux-mêmes à la construction de leur notoriété » (p. 235). Constituant le troisième

cercle, les commanditaires privés ou publics du tsapiky sont aussi en prise avec des

« enjeux de prestige et de réputation » (p. 236) : « le commanditaire affirme ainsi sa

puissance. Le tsapiky lui permet de démontrer publiquement sa munificence et sa

générosité. » (p. 237). Le chapitre 2 intitulé « Institutions, marché et aoly » s’intéresse

tout d’abord à la façon dont le « système tsapiky » s’articule avec deux institutions

« régulatrices » : la radio et l’Office Malagasy du Droit d’Auteur. Julien Mallet

questionne, entre autres, la dimension problématique des velléités bureaucratiques de

l’OMDA. En remettant par exemple en cause la légitimité des « chefs d’orchestre », elles

paraissent parfois incompatibles avec l’existence même du « système tsapiky », dont les

conflits, jalousies et tensions se règlent aussi à travers les sorts (aoly) et les services des

devins-guérisseurs…

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

266

7 Ce livre passionnant et abondamment documenté (le CD-Rom qui l’accompagne est très

fourni) me paraît présenter deux intérêts essentiels. Le premier tient à l’objet

particulièrement stimulant qu’il traite. Le tsapiky ne se laisse pas enfermer ici dans des

méthodes d’analyse trop rigides et pré-fabriquées : Julien Mallet l’a bien compris. Il a

multiplié les approches de façon très complémentaire et s’est gardé de verser dans un

culturalisme excessif qui aurait été préjudiciable à la compréhension de ce phénomène

mobile que constitue le tsapiky. Dans cette réalité complexe, l’auteur a certes été

conduit à opérer des choix. Il a par exemple privilégié les formes de tsapiky jouées par

les orchestres électriques (qui sont la forme dominante du genre), traitant de façon

marginale l’appropriation du tsapiky par les fanfares et les joueurs d’accordéon  1. Quoi

qu’il en soit, l’approche interactionniste choisie sied tout à fait à la réalité de la

« culture tsapiky ». Un second intérêt essentiel de l’ouvrage réside dans les perspectives

méthodologiques qu’il ouvre pour l’ethnomusicologie en France. La notion de « jeune

musique » concerne de fait autant l’objet musical tsapiky que le regard que l’on est

amené à porter sur les créations musicales contemporaines. Ainsi, en démontrant qu’il

est possible de prendre en charge de façon ethnomusicologique une nouvelle musique,

il contribue à légitimer de nouveaux questionnements auxquels la discipline ne peut

plus échapper. Changements, circulations, appropriations, négociations identitaires,

institutions, marchandisation sont au cœur des phénomènes de globalisation et,

comme l’affirme l’auteur, les traiter scientifiquement est aussi « impératif » (p. 9) que

de sauvegarder les patrimoines musicaux en danger.

BIBLIOGRAPHIE

KARTOMI Margaret J. 1981 « The process and Results of Musical Culture Contact : a Discussion of

Terminology and Concepts », Ethnomusicology 25 : 227-249.

MALLET Julien 2005 Tsapiky, panorama d’une jeune musique de Tuléar. CD Arion, ARN64661.

MANUEL Peter 1993 Cassette Culture : Popular Music and Technology in North India. Chicago and

London: University of Chicago.

NOTES

1. Pour une vision plus diversifiée du tsapiky (incluant les fanfares et l’accordéon), Julien Mallet

renvoie au CD qu’il a réalisé en 2005.

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

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Luc Charles-Dominique et YvesDefrance : L’Ethnomusicologie de laFrance: de l’« ancienne civilisationpaysanne» à la globalisation Paris: L’Harmattan, 2009

Dominique Salini

RÉFÉRENCE

Luc Charles-Dominique et Yves Defrance : L’Ethnomusicologie de la France: de l’« ancienne

civilisation paysanne» à la globalisation. Actes du colloque de Nice-Sophia-Antipolis (15-18

novembre 2006). Paris: L’Harmattan, 2009. 493 pages

1 Le texte introductif de L’Ethnomusicologie de la France est clair : il s’agit d’un manifeste

pour réhabiliter, repenser, développer l’ethnomusicologie de la France, tant il est vrai

que « l’étude de l’ethnomusicologie de la France, tout comme d’ailleurs celle de

l’ethnologie de la France, accuse un retard considérable et est globalement méconnue

et déconsidérée » (p. 6). Important ouvrage de 493 pages qui rassemble les

contributions de 25 auteurs, ce livre est une somme d’informations, de

questionnements, de propositions aussi. Il faut le lire comme un livre-gigogne qui se

distribue de manière synchronique et diachronique selon trois axes choisis : « des

collectes romantiques au folk-revival : l’héritage » ; « croisement des disciplines et

théorisation : épistémologie et méthodologie » ; « évolution des terrains et des

problématiques et émergence du multiculturalisme ». Par emboîtement successif, ces

thématiques permettent de couvrir les questionnements divers que ce domaine a pu

soulever au cours de son élaboration et d’ouvrir de nouveaux champs de réflexion.

2 À la lecture des différents textes, apparaît bien l’ambiguïté historique qui pèse depuis

toujours sur les musiques non écrites, en quête d’une identité : lien souvent paradoxal

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

268

entre la science et le politique, rapport difficile avec l’histoire au point de brouiller

l’accès au sens, d’engendrer des erreurs d’appréciation, voire de créer des « fables

d’identités », place indécise à l’intérieur même de la science musicale. Aussi était-il

nécessaire de tenter de recentrer la problématique, entre rappel historique qui permet

de comprendre le présent et prise en compte de nouveaux questionnements et de

nouvelles géographies à l’heure de la globalisation. Le sous-titre est d’ailleurs bien

explicite : de l’ancienne civilisation paysanne à la globalisation. Nous pourrions bien

être, avec « l’urbanisation du monde » les acteurs/spectateurs […] d’une histoire qui

« recommence, mais à une autre échelle » (Augé 2009 : 79).

3 Les contributions s’inscrivent dans trois grands champs imbriqués : l’heuristique,

l’épistémique, le géographique. Il était logique d’ouvrir le débat en rendant un

hommage à l’un des « pionniers » de l’ethnomusicologie, Patrice Coirault. Le texte de

Belly pointe l’un des traits fondamentaux de cette époque : Coirault est une tête

chercheuse et non un ethnomusicologue ; employé au Ministère des travaux publics, il

réalise sa passion d’amateur. C’est une manière de rappeler que si, au XVIIIe siècle, la

pensée anthropologique naissait de la rencontre du baroudeur des mers –

l’explorateur – et du philosophe, le premier s’appropriant l’observation du terrain et le

second l’interprétation, il a bien fallu attendre Franz Boas et Bronislaw Malinowski

pour faire admettre qu’être ethnologue est un métier qui exige les deux compétences.

Bien sûr, à l’époque, la musique traditionnelle appartient au monde rural et la question

de la transmission ne se pose pas encore. C’est la raison pour laquelle ce qui intéresse

surtout les têtes chercheuses en France, outre l’inventaire systématique, c’est le lien

entre le savant et le populaire. L’ethnologie concerne plutôt l’ailleurs et la politique

muséale française confirme la séparation entre les arts et traditions populaires et les

civilisations lointaines.

4 Alors, comment ne pas reposer, avec Maurice Godelier (2007), la question de savoir à

quoi sert l’anthropologie ? ou ne pas citer Marshall Sahlins ? « L’anthropologie a

quelque chose à apporter à l’histoire. L’inverse va sans dire » … mais il ne s’agit pas

seulement d’une collaboration entre disciplines… « le problème est maintenant de faire

exploser le concept d’histoire au moyen de l’expérience anthropologique de la culture »

(Sahlins 1989 : 17).

5 Mais, si la dichotomie entre l’histoire et l’anthropologie est moins d’actualité

aujourd’hui, nombre de débats ayant agité l’académie autour de ces questions se sont

focalisés sur la science en général. Cet ouvrage a le mérite de poser cette question sous

l’angle de la musique, participant de fait à un rattrapage historique, à la réhabilitation

de la musique comme grille de lecture politique.

6 L’ethnomusicologue est auourd’hui confronté au fait qu’en de nombreuses régions du

monde, la musique « traditionnelle », d’essentielle qu’elle était parce que liée à un socle

anthropologique fort, devient un loisir. Un loisir qui s’affiche actuel, pleinement ancré

dans le contemporain, sans nostalgie d’un passé révolu, décomplexé par rapport aux

crispations identitaires des années 1970. Mais c’est là où la transdisciplinarité

académique ne suffit pas. Il est désormais impératif de prendre le mot musique dans

son sens générique. Comme toujours, pourrait-on ajouter, à côté des musiques

traditionnelles « s’ouvre le champ immense des musiques d’aujourd’hui » (Molino).

Mais, si nous sommes passés « d’une ancienne civilisation paysanne à un loisir

revivaliste », les ouvertures pourraient bien venir plus des acteurs contemporains et de

la musique vivante que de l’histoire de l’art.

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

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7 Aussi ne peut-on que regretter l’indifférence à l’égard de la musique expérimentale ou

pop. Il est fort dommage en effet que ce qui fait la spécificité de la musique

traditionnelle, d’ici et d’ailleurs, son mode de transmission dans l’oralité, n’ait pas

interpellé davantage sur ces nouvelles formes d’oralité recherchées par les

compositeurs. Quarante ans plus tard, les musiques traditionnelles, qui cherchent à

sortir du poids de la répétition de ce qui a été appris, font des incursions dans ce qui

s’appelait à l’époque « l’expérimental » : instruments électrifiés, traitements divers des

sources sonores, postures. Or, tout ceci rappelle bien les « expériences » d’un Mauricio

Kagel ou d’un Karlheinz Stockhausen.

8 Alors que les relations entre le savant et le populaire avaient profondément troublé les

folkloristes de la Rezeptionstheorie, en particulier, force est de constater que l’«

invention » de la « musique traditionnelle » par l’ethnographie musicale du domaine

français, de la décennie 1980-1990, par des tris subjectifs dans les pratiques et les

répertoires (Mabru), rejoint la fabrique des identités et de l’histoire (Hobsbawm &

Ranger 1983). Au moment du revival, le rejet du savant, voire de la froideur

universitaire ou encore de la confiscation de la mémoire par « l’institution patentée »

(Le Gonidec), se manifeste par l’attraction du passé, les musiques anciennes (Hennion),

ou par l’organologie (Maillard, Montbel, Laurence). Et c’est par le biais des études

théâtrales – qui débutent à la Sorbonne en 1956 – que naît l’ethnoscénologie (Gauthard)

à l’Université 1.

9 Mais la création de patrimoines musicaux par des sociétés déculturées, en quête d’une

mémoire afin de réactualiser des traditions indépendamment d’une appréciation

nostalgique ou passéiste, peut justement constituer une « pratique musicale-point de

départ » (Desroches) de nouvelles identités. En réalité, et c’est là la grande leçon

conjointe de l’histoire et de l’anthropologie, il n’y a pas de société sans musiques et

danses pour célébrer chaque moment du cycle de la vie à la mort, quelles que soient les

géographies, et indépendamment de leurs histoires aussi, puisque nombreux sont les

exemples qui montrent que la fête permet parfois d’emprunter les histoires des autres.

10 Le glissement sémantique de populaire, pour les folkloristes, à traditionnel, pour les

revivalistes, va de pair avec le processus de décentralisation alors amorcé, à l’instar de

la concomitance du régionalisme et du colonialisme relevée par Luc Charles-Dominique

(p. 146), rappelant, si besoin était, le lien du culturel au politique (Defrance 1993 : 185).

L’absence d’intérêt pour le contexte politique s’expliquait autrefois pour l’ailleurs, la

société étudiée étant considérée comme un objet clos, voire sans autre histoire que

celle de l’observateur. Or, la situation actuelle de l’ethnomusicologie française – et qui

donc implique l’urgence d’une re-fondation – s’explique en grande partie par son

histoire coloniale, et son centralisme jacobin. Les politiques de l’État à l’égard du

secteur des musiques traditionnelles sont assez éloquentes (De Lannoy). Les « cultures

régionales », qui incluent les langues régionales (rappelons la loi Deixone), sont bel et

bien des indices de résistance identitaire, la région étant, dans la décennie 1970-80, le

foyer des minorités nationales en France (Boursier)2, contestataire vis-à-vis de la

nation.

11 La question du traditionnel, qu’il soit du terroir ou du territoire élargi, touche encore le

problème politique des identités régionales. De la surprise des politiques, dans les

années 70, devant l’ampleur de la résistance et de la mobilisation populaires pour

défendre le Larzac, qualifié alors de « désert », à l’édification, aujourd’hui, « d’un

territoire à partir d’un patrimoine, du culturel, alors qu’auparavant, c’était le territoire

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

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qui façonnait le groupe par ses limites » (Boursier : 101) : voilà résumée une grande

partie de l’histoire de l’ethnologie en France. En prenant une nouvelle tournure, moins

idéologique et plus centrée sur le musical stricto sensu (Casteret, Isnart), la vision du

traditionnel aujourd’hui évite les questionnements en vogue dans les années 1980 :

existe-t-il une « ethnomusicologie régionale » ou en tout cas de « proximité » ?

12 Incluse dans le processus de décentralisation, la « délocalisation » à Marseille du

MNATP rebaptisé MuCEM (Musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée)

montre bien que la politique des États s’adapte aux nouvelles donnes géographiques de

la globalisation.

13 Bien entendu, l’objectif de l’ouvrage va bien au-delà d’un seul bilan rétrospectif de

l’ethnomusicologie en France métropolitaine, contrairement à ce que le titre pourrait

laisser supposer. De même qu’il s’est agi d’ouvrir l’espace heuristique à des

questionnements revisités voire inédits, il s’agit d’élargir également l’espace

géographique (l’espace français est-il pertinent ? les questions « nationales » ayant montré

leurs limites idéologiques). Retrouver des patrimoines des périphéries (Lemee) mal

connus, tus, occultés pour des raisons historiques (Roten), voire minimisés (Roura),

comme être attentifs à la création des nouvelles identités (Samson, Khatile) : tout ceci

relève bien de l’intention affichée dès le début de l’ouvrage et qui permet des

approches plus créatives de la question identitaire (Laborde).

14 Ce tableau de bord s’achève sur un constat : cette spécificité française de privilégier

depuis toujours le « monumental » par rapport à l’« immatériel », préférer l’institution

patentée au vécu des associations et des praticiens, est aujourd’hui à bout de souffle.

D’ailleurs n’est-il pas significatif que la France n’ait ratifié qu’en 2006 la convention de

l’Unesco définissant le PCI  3 ? Il s’agit donc de redéfinir un terrain géographique entre

l’ailleurs et l’ici, de recontextualiser des temps, de requestionner les méthodologies

jusque-là admises via la transdisciplinarité ; il faudrait sans doute ajouter via la

connaissance des autres domaines, en renouant notamment avec l’amateurisme et le

bénévolat. L’entreprise est considérable, d’où la démarche – et la création du CIRIEF 4

peut en être la première étape – qui consiste à déconstruire l’ethnomusicologie

historique de la France afin de reconstruire une anthropologie du sonore de l’espace

francophone multiculturel, ouvert sur de nouveaux champs de recherche et de

création.

BIBLIOGRAPHIE

ALTHABE Gérard, Daniel FABRE et Gérard LENCLUD 1995 Vers une ethnologie du présent. Collection

Ethnologie de la France, cahier 7. Paris : éditions de la Maison des Sciences de l’homme.

AMSELLE Jean-Loup 2008 « Métissage, branchement et patrimoine culturel immatériel », in

Michel Guelfucci & Dominique Salini, dir : La polyphonie corse peut-elle disparaître ? Collection

Hommes & Territoires. Ajaccio : éditions Dumane : 67-73.

AUGÉ Marc 2009 Pour une anthropologie de la mobilité. Paris : Payot & Rivages.

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

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DEFRANCE Yves 1993 « Musique et couleur politique. Les mouvements folk et écologique en

France », in A.Darré, dir. : Musique et politique. L’Aquarium. Rennes : 185-198.

GODELIER Maurice 2007 Au fondement des sociétés humaines. Ce que nous apprend l’anthropologie.

Paris : Albin Michel

GRUZINSKI Serge 1999 La pensée métisse. Paris : Fayard.

HOBSBAWM Eric & Terence RANGER 1983 The invention of Tradition. Cambridge: Cambridge

University Press.

LÉVI-STRAUSS Claude 1987 [1952] Race et histoire. Paris : Denoël.

SAHLINS Marshall 1989 [1985] Des îles dans l’histoire. Paris : Seuil.

SAHLINS Marshall 2009 [2008] La nature humaine, une illusion occidentale. Paris : éditions de l’éclat

NOTES

1. L’ethnoscénologie est aujourd’hui enseignée notamment à l’université de Paris 8, mais pas à la

Sorbonne (ndlr).

2. Temps modernes, Minorités nationales de France, no 324-5-6, 1973.

3. Patrimoine culturel immatériel (ndlr).

4. CIRIEF : Centre International de Recherches Interdisciplinaires en Ethnomusicologie de la

France, fondé en 2007, sous la présidence de Luc Charles-Dominique.

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

272

Jean-Michel Guilcher: Dansetraditionnelle et anciens milieuxruraux français. Tradition, Histoire,Société Paris: L’Harmattan, 2009

Marlène Belly

RÉFÉRENCE

Jean-Michel Guilcher: Danse traditionnelle et anciens milieux ruraux français. Tradition,

Histoire, Société. Paris: L’Harmattan, 2009. 318 p

1 Dans cette publication, Jean-Michel Guilcher offre une synthèse de plus d’un demi-

siècle de travaux centrés sur les danses traditionnelles de multiples aires culturelles du

domaine français. En ce sens, sa réflexion se situe dans le prolongement logique de ses

nombreux ouvrages et monographies qui font référence. Spécialiste incontournable de

ce champ de recherche, il propose une étude, une fois de plus, conduite selon une

méthodologie susceptible de servir d’exemple à de nombreux chercheurs. Dans la

droite lignée de l’œuvre de Patrice Coirault (1953-1963) sur la chanson, il se refuse aux

hypothèses qui se font passer pour des thèses sans n’avoir jamais été établies ou aux

approches – danses des jours de fêtes, par exemple – ne donnant à voir que la partie

visible d’un iceberg bien plus complexe dans ses réalités profondes. Entièrement fondée

sur l’observation, l’analyse, la vérification et la démonstration, la démarche est d’une

rigueur édifiante. Des insatiables prospections de terrain aux dépouillements

systématiques des sources documentaires touchant, de près ou de loin, son domaine de

recherche, il élabore, avec une minutie, une prudence, une patience et un acharnement

sans faille, la réflexion que couronne cet ouvrage. Si l’on ne prenait garde à la « leçon

de morale scientifique » (Lévi-Strauss 1990) qu’elle induit, l’expression toucherait

presqu’à l’obsédante restriction, tant elle est fournie en formulations de type

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

273

« confessons notre ignorance », « attention, pas de généralisation », « on ne saurait en

conclure que »… : une façon de procéder qui ne peut qu’inspirer le plus grand des

respects ! C’est alors un seul « Bilan provisoire » que prétend proposer ce maître de

recherches du CNRS qui, comble de modestie, ne se permet aucune conclusion mais,

sous l’intitulé « variation et tendance », conclut son propos par « quelques réflexions

d’ordre général ». Au-delà d’un raisonnement linéaire, élaboré selon le principe de la

démonstration, l’ouvrage renvoie également à de multiples autres matériaux ; les

annexes renforcent la réflexion et proposent des approfondissements ; l’appareil

critique, d’une profusion et d’une densité extraordinaires, propose d’irremplaçables

enrichissements ; la rigueur des index et l’impressionnante bibliographie font de ce

travail une nouvelle œuvre maîtresse pour le domaine de la danse.

2 L’intention de l’auteur est ici la mise en ordre « selon une perspective générale

unifiée » de ses recherches quant à la transmission au fil des générations et à ses

incidences sur l’objet transmis. Sa réflexion se démarque en bien des points des écrits

de ses prédécesseurs et contemporains. Là où, dans la stricte lignée des idées

romantiques, quantité de travaux posent les faits observés en témoignages de temps

immémoriaux, Guilcher, sans hésiter à désavouer ses propres théories de jeunesse,

dépasse la quête des origines pour se pencher sur celle des lignages. Sa rigueur lui

permet également de porter un regard critique sur les textes décrivant le monde rural

dans un fonctionnement en univers étanches : le milieu se serait appliqué à strictement

reproduire et aurait disposé de mécanismes assurant une transmission fidèle ;

l’aptitude à la conservation serait à mettre en corrélation avec une incapacité au

renouvellement ou à la création. Ces conceptions, à envisager dans l’héritage herderien

du Volksgeist, ont largement été relayées par le courant de pensée de l’anthropologie

culturelle américaine fondée par Boas et popularisée par ses disciples (voir Amselle

2001). En diamétrale opposition à ce courant, les écrits revivalistes ont colporté, sans

guère plus de fondements, l’image d’une tradition qui n’a eu de cesse que de

transformer. Bien loin de l’esprit trop systématique ou « simpliste » de ces tendances,

Guilcher rejoint Mendras (1967) dans sa présentation du concept de collectivité locale

et les théories de Saussure (1962) quant à la propagation des faits de langue. Son

approche de la dynamique des interférences lui permet de montrer qu’à côté d’une

capacité, certes, à conserver, la tradition paysanne a une aptitude tout aussi

remarquable à donner forme à des états nouveaux ; de la même manière que les

processus en œuvre peuvent anéantir ici, ils sont à même d’élaborer ailleurs. Les

renouvellements opérés sont alors précisés autant dans l’ampleur de leur diversité que

dans la multitude des formes qu’ils peuvent prendre. Ils sont également appréhendés

quant à leurs conséquences et nuancés selon les pays, les époques, les danses, les

milieux, les circonstances d’exécution, le sexe, l’âge des exécutants…

3 Pour chaque type de danse étudié, Guilcher retrace, aussi précisément que possible, les

étapes de transformations essentiellement échelonnées des dernières décennies du

XVIIIe siècle aux premières années du XXe siècle. Il précise les spécificités de chaque

danse aussi bien dans leurs formes que dans leurs schèmes moteurs ; il montre en quoi

la contredanse se pose en rupture avec l’esprit du branle et comment, au milieu du XIXe

siècle, l’élan pour les danses en couple fermé oriente définitivement le répertoire. Mais,

bien au-delà de ces seuls apports à la discipline, Guilcher situe les danses dans le milieu

où elles prennent place. « On ne saurait comprendre la transformation de la danse sans

la mettre en relation avec celle du milieu humain dont elle n’a pas cessé d’être un

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

274

moyen d’expression privilégié », écrit-il (p. 31). On retrouve, dans cette approche, le

point de vue émique de l’école anthropologique anglo-américaine qui, avec Hood,

Merriam ou Blacking, ne dissocie pas musique et culture. Guilcher n’a alors de cesse

que de situer l’Homme qui danse dans le contexte social, les époques et les schémas de

pensée qui lui sont propres. Sa présentation de la transformation sans précédent qui

agite le paysan au fur et à mesure qu’il disparaît devant le cultivateur de l’ère

industrielle complète les travaux des historiens du monde rural. Mais surtout, il

s’attache à établir, selon les époques et les lieux, le lien entre l’évolution de cette

civilisation et celle de ses expressions dansées. Miroir du groupe, espace privilégié où

l’homme transfère sa propre image, les prestations sont présentées comme une sorte

de microcosme, au sens littéral et étymologique du terme, de la société dans laquelle

elles prennent corps. À ce titre, Guilcher ouvre la voie à l’étude de la danse dans sa

dimension anthropologique.

4 Analyser le principe de transmission dans les sociétés traditionnelles, c’est

inévitablement se centrer sur les processus de variation qui y opèrent : « Ce sera même

un objectif majeur du présent ouvrage d’examiner les changements de toutes natures

qui ont pu […] affecter [les danses paysannes] » (p. 34). Là encore, le chercheur se

dégage des théories de bon nombre d’auteurs. Beaucoup ont vu dans l’acte de

transmission une inexorable dégradation de l’objet transmis due au fonctionnement

imparfait de la mémoire. Les défenseurs de cette thèse se sont alors bien souvent lancés

dans des essais de reconstruction de versions « primitives » ou « critiques », en

particulier pour le domaine des chansons ou des contes. Guilcher rejoint, quant à lui,

l’élan impulsé dans l’entre-deux-guerres par Bartók, Van Gennep, Brăiloiu ou Coirault.

Telle une force positive comparable à l’incessant renouvellement d’un organisme

vivant, la variation mérite d’être étudiée pour elle-même. Indissociable de l’acte

collectif, partie intégrante de l’être dans la mesure où elle se fonde sur des schèmes

moteurs, la variation propre à la danse s’envisage, selon Guilcher, quelque peu

différemment de celle étudiée dans les faits de langues (Jakobson 1973), les contes

(Propp 1970 [1965]), les chansons (Coirault, Brăiloiu) ou les mélodies (Bartók, Brăiloiu).

Le propos mériterait probablement des nuances, en particulier pour les chants à mener

la danse et, plus généralement, les énoncés collectifs et/ou ceux en lien avec le

mouvement. L’analyse montrerait la tendance à l’ancrage autour des schémas narratifs

dans le genre complainte, par exemple, qui, pour autant, se charge de créations et

d’inventions individuelles là où les chants, supports d’un rythme moteur, se dégagent

plus facilement du sens du texte, mais se resserrent autour des appuis ou des

formulations inhérentes à la cristallisation qu’exerce la force du groupe.

5 Pour autant, tout au long de son ouvrage, Guilcher complète et précise la notion même

de variation. Par l’analyse du domaine qui est le sien, il enrichit grandement les

connaissances en la matière : il s’applique à dégager les variations dues aux

réinterprétations sans réelle volonté de modifier, celles qui correspondent au sens

étroit étudié par Brăiloiu. Il les discerne des mouvances – relevant d’actes délibérés,

d’emprunts extérieurs, et/ou d’amalgames entre les matériaux à la mode et ceux reçus

de la tradition – qui constituent par rajout aux autres, la variation au sens large.

L’analyse montre l’étendue et la diversité du « champ de possibles » (de Certeau 1974 :

46) à ce niveau : d’un lent et continu remodelage sans atteinte de la structure

fondamentale – reprise de la thèse de Pouillon (1977) – à la remise en question totale

d’un modèle qui le conduit à sa ruine et peut en susciter un autre. Sans quitter sa

démarche d’ethnochoréologue, Guilcher s’attache à poser l’empreinte des milieux

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

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citadins sur les répertoires traditionnels en lien avec le déclin toujours plus marqué de

l’expression collective et l’affirmation croissante de l’individu. Il met également en

corrélation la reconversion des attitudes mentales impliquées dans la danse et la sortie

de tout processus de folklorisation, au sens où l’entend Coirault. « Mécanisme

premier » du principe de transmission, la variation est alors assimilable à autant

d’évolutions créatrices et indéniablement responsables de la venue jusqu’à des dates

avancées de pans entiers des répertoires de tradition orale ; leur réadaptation

permanente aux canons du moment les a, aussi longtemps que possible, dégagés d’une

position anachronique.

6 Tout scientifique qu’il est, cet ouvrage, qui saura prendre le rang qui lui revient,

témoigne aussi de la place que Madame Hélène Guilcher a tenue, avec la discrétion que

nous lui connaissons, dans les travaux de son mari. C’est sur une pensée particulière

aux épouses de ces autres chercheurs à qui l’ethnomusicologie des domaines

francophones est largement redevable (Coirault, Laforte, Delarue…), mais également à

toutes ces mains de l’ombre qui ont facilité quantité de réflexions, que nous souhaitons

refermer la présentation de cet ouvrage.

BIBLIOGRAPHIE

AMSELLE Jean-Loup 2001 Branchements. Anthropologie de l’universalité des cultures. Paris :

Flammarion.

BRĂILOIU Constantin 1973 Problèmes d’ethnomusicologie. Textes réunis et préfacés par Gilbert

Rouget. Genève : Minkoff reprint.

CERTEAU Michel de 1974 Le christianisme éclaté. Paris : Seuil.

COIRAULT Patrice 1953-1963 Formation de nos chansons folkloriques. Paris : éd. du Scarabée.

JAKOBSON Roman 1973 Questions de poétique. Paris : Seuil.

LÉVI-STRAUSS Claude 1990 « Message à Jean-Michel Guilcher », in « Tradition et histoire dans la

culture populaire. Rencontres autour de l’œuvre de Jean-Michel Guilcher ». Documents d’ethnologie

régionale. Centre alpin et rhodanien d’ethnologie 11 : 11.

MENDRAS Henri 1967 La fin des paysans, innovations et changement dans l’agriculture française. Paris :

S.E.D.E.I.S.

POUILLON Jean 1977 « Plus c’est la même chose, plus ça change ». Nouvelle revue de psychanalyse

15 : 203-211.

PROPP Vladimir 1970 [1965] Morphologie du conte. Paris : Seuil.

SAUSSURE Ferdinand de 1962 Cours de linguistique générale. Paris : Payot.

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

276

Frank Tenaille: Musiques et chants enOccitanie. Création et tradition en Paysd’OcCorrens / Paris: Le Chantier, éditions du Layeur, 2008

Luc Charles-Dominique

RÉFÉRENCE

Frank Tenaille: Musiques et chants en Occitanie. Création et tradition en Pays d’Oc. Correns / Paris: Le Chantier, éditions du Layeur, 2008. 296 pages

1 Bien que n’étant pas ethnomusicologue, Frank Tenaille n’est cependant pas totalement

inconnu dans le microcosme. Il a en effet publié Corse, polyphonies et chants (éd. du

Layeur, 2000) et surtout Le raï, de la bâtardise à la reconnaissance internationale (2002) dans

la fameuse (et regrettée) collection Actes Sud-Cité de la Musique. Mais ces deux livres

viennent s’insérer dans une longue liste de vingt ouvrages et cinq films aux thèmes très

divers, tournant cependant tous autour des « musiques du monde ». Car Frank Tenaille,

qui a collaboré à de nombreuses revues et émissions radiophoniques, qui est fondateur

du réseau Zone Franche (réseau des musiques du monde), directeur artistique de

nombreux festivals et membre de l’Académie Charles Cros, est parfaitement à son aise

dès lors qu’il s’agit de rendre compte de la création artistique dans le domaine des

musiques du monde. Sa culture sans limites, son érudition confondante, son étroite

proximité avec le monde de la scène et de la musique vivante, rajoutées à un sens aigu

de l’observation, font de lui un chroniqueur sans pareil, un témoin important et avisé.

C’est ainsi qu’il faut percevoir son dernier ouvrage : Musiques et chants en Occitanie.

Création et tradition en Pays d’Oc.

2 Une importante introduction tente non seulement de contextualiser les circonstances

de l’apparition, de la formalisation et de la revendication de cette occitanité musicale,

mais aussi de présenter la spécificité culturelle et linguistique occitane, sa diversité, la

multiplicité des courants historiques et actuels se réclamant de sa défense et de sa

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

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pérennisation. Frank Tenaille brosse ensuite une longue série de portraits de tous ceux

qui, du début de ce mouvement musical, culturel et politique – vers la fin des années

1960 et le début des années 1970 – jusqu’à aujourd’hui, ont contribué à marquer de leur

empreinte cette histoire particulièrement intéressante et féconde. Ces notices

biographiques, souvent en forme d’entretiens, sont réparties en dix chapitres :

« Mythologies » – les fondateurs comme Claude Marti, Jan dau Melhau, André Ricros ;

« Troubadours » – Jan-Maria Carlotti, Rosina de Peira, Gérard Zuchetto, qui

alimentèrent leur création musicale à la source de la poésie et du chant

troubadouresques ; « Folks d’Oc » – Daniel Loddo, Michel Maffrand, Joan-Pau Verdier,

trois personnages aux démarches très différentes dont le regroupement ici surprend,

tout autant que la catégorie censée les réunir ; « Voix des champs et des villes » – Renat

Sette, Marilis Orionaa, Manu Théron ; « Tchatche citoyenne » – Bernard Lubat, Claude

Sicre, Massilia Sound System ; « Souffles inspirés » – Christian Vieussens, Éric Montbel,

Michel Bianco ; « Mare Nostrum » – Miqueu Montanaro, Laurent Audemard, Sergio

Berardo et Lou Dalfin ; « Mezcladissa » (sic) – Michel Marre, Joan-Francés Tisnèr, André

Minvielle ; « Instruments en folie » – Patrick Vaillant, Valentin Clastrier, Alain

Cadeillan ; « Cousins » – Pascal Comelade, Beñat Achiary, Jean-Claude Acquaviva et A.

Filetta. Chaque présentation est soignée : la notice biographique est très complète et

toujours bien renseignée par des notes nombreuses et fort copieuses qui montrent le

sérieux de Frank Tenaille dans cette entreprise. On y découvrira également toute la

complexité de ces parcours croisés, toutes les influences culturelles, musicales,

intellectuelles et politiques qui en furent à l’origine et qui font de cette histoire un

phénomène d’une extraordinaire complexité.

3 Pour autant, si la liste des personnalités de ce grand mouvement musical est d’une part

bien fournie, d’autre part tout à fait représentative, rien n’est dit dans ce livre des

choix qui ont présidé à son établissement, ni des cohortes de musiciens, chanteurs très

talentueux qui ont marqué cette histoire tout autant que ceux qui sont ici présentés, et

sur lesquels le présent ouvrage est muet. Sélectionner n’est pas condamnable mais il

faut pouvoir assumer le choix et le justifier. D’autre part, au-delà de ces présentations

individuelles, le lecteur ne trouvera ici aucun contenu théorique analytique concernant

les rapports souvent tendus qu’entretinrent les tenants de la Nova cançon occitana (la

Nouvelle chanson occitane, engagée, militante, à texte) et les acteurs du revivalisme

occitan des musiques et danses « traditionnelles », ou encore les mécanismes de cette

patrimonialisation musicale chez les revivalistes. Les notions de mémoire, de

« tradition », d’identité, de singularisation/différenciation, de territorialisation,

d’inscription dans des aires culturelles transfrontalières plus larges, d’emblématisation

musicale, politique, culturelle, d’analyse historique, etc., sont globalement absentes de

ce qui demeure essentiellement descriptif et cumulatif : un état passé et présent. Cette

absence de posture scientifique se lit aussi dans les choix non maîtrisés de graphies du

vocabulaire occitan : les écritures « mistraliennes », « occitanes » ou la francisation des

termes occitans (par exemple « chabrette » pour « chabreta ») cohabitent de façon

assez désordonnée, parfois avec des fautes, de surcroît. De même, le glossaire présenté

en fin d’ouvrage – utile et nécessaire – aurait souvent mérité des développements un

peu plus conséquents, plus précis et aussi plus nuancés.

4 Mais l’ambition de Frank Tenaille n’est pas scientifique ni vraiment analytique. Il

cherche simplement à nous transmettre, par le biais d’une subjectivité clairement

assumée, la perception qu’il a de ce courant musical, en forme de « récit de voyage » ou

de « carnet d’enquête », un peu à la manière d’un bon ethnographe qui nous laisserait

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

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le fruit de ses observations, fines et justes en l’occurrence. Démarche sensible, intuitive,

entreprise quasi phénoménologique… L’ethnologue, l’ethnomusicologue,

l’anthropologue, l’historien, le sociologue même, resteront certes un peu sur leur faim.

Mais ce que l’on découvre dans cet ouvrage très bien conduit, très bien renseigné, très

honnête, plein de verve, c’est une matière riche et abondante, une source du plus grand

intérêt pour la grande étude diachronique et synchronique en anthropologie politique

et culturelle que j’appelle de tous mes vœux : celle, collective, pluridisiciplinaire, du

revival des musiques et danses « traditionnelles » en Pays d’Oc et, plus largement, en

France.

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

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Claudie Marcel-Dubois et FrançoisFalc’Hun, assistés de JeannineAuboyer: Les archives de la Mission defolklore musical en Basse-Bretagne de1939 du Musée national des arts ettraditions populairesParis: CTHS|Rennes: Dastum, 2009

Jean-Christophe Maillard

RÉFÉRENCE

Claudie Marcel-Dubois et François Falc’Hun, assistés de Jeannine Auboyer : Les archives

de la Mission de folklore musical en Basse-Bretagne de 1939 du Musée national des arts et

traditions populaires. Éditées et présentées par Marie-Barbara Le Gonidec. Paris: CTHS / Rennes: Dastum, 2009. 448 p., un DVD-rom

1 Le défunt musée national des Arts et Traditions Populaires (ATP) nous livre une part de

ses trésors, après les avoir longtemps gardés secrets. Belle victoire pour les éditeurs,

l’association Dastum, ici en collaboration avec les Éditions du Comité des travaux

historiques et scientifiques : la fameuse phonothèque Dastum qui, à sa création en 1972,

avait bénéficié d’une aide massive et unanime des collecteurs et chercheurs en musique

bretonne, s’était alors heurtée à un refus poli mais catégorique lorsqu’elle avait sollicité

l’accès aux collections des ATP. Cette part de trésor aujourd’hui dévoilée concerne la

Mission de folklore musical en Basse-Bretagne, qui s’est déroulée durant six semaines,

de juillet à août 1939, sous l’égide du tout nouveau musée. La photo de couverture du

présent ouvrage plonge d’emblée le lecteur dans l’atmosphère. Nous sommes le 7 août

1939 à 16 h 15, dans la mairie de Plogastel Saint Germain. Marianne, encadrée de deux

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

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drapeaux français, et un président de la République – Albert Lebrun sans doute –

paraissent observer la scène de leurs regards impassibles. Celle-ci est pourtant

inhabituelle dans cette bourgade bigoudène, plus habituée aux mariages ou aux séances

du conseil municipal : Claudie Marcel-Dubois et son équipe ont installé un studio

volant, dont on voit émerger un microphone dressé face à un homme d’une

quarantaine d’années. « Claudie », de dos, note scrupuleusement ce qu’elle entend. Face

à elle, un collaborateur précieux, l’abbé François Falc’hun, brillant linguiste spécialiste

de la langue bretonne, semble aussi absorbé par les informations qu’il recueille.

Quelques autres personnes, dont deux dames en coiffe discrètement assises sur la

gauche du cliché et perdues dans un flou photographique, paraissent attendre leur tour

ou observer avec curiosité.

2 Il n’est pas superflu de s’attarder ainsi sur ce cliché. L’ensemble de la publication, en

effet, a principalement insisté sur l’enquête elle-même, épisode-clé de l’histoire de

l’ethnographie musicale française du XXe siècle. Elle ravit presque la vedette au

matériau lui-même, pourtant abondant. En fait, l’ouvrage appelle à plusieurs niveaux

de lecture et, de ce fait, s’adresse autant au militant culturel qu’à l’ethnologue,

l’historien, le musicien ou le simple curieux. On saura infiniment gré à Marie-Barbara

Le Gonidec, partagée entre le passé des ATP et le futur du MUCEM (Musée des

civilisations de l’Europe et de la Méditerranée), d’avoir trouvé la formule qui

permettait d’offrir au public, avec le plus grand respect pour ses artisans, le résultat de

cette opération à la fois ambitieuse et, en certains points, frustrante.

3 La première partie du livre (pp. 16-97) propose une approche historique de la mission,

en la replaçant dans un contexte qu’il était indispensable de rappeler. Pour ce faire, la

responsable de la publication a fait appel à Yves Defrance, Gilles Goyat, Michel Valière,

Christophe Fouin et Silvia Pérez-Vitoria afin de retracer une chronologie des études

antérieures sur la musique bretonne, d’en brosser le contexte scientifique, voire

culturel, face aux traditions rurales du temps, et enfin de dresser un portrait des

principaux protagonistes de l’entreprise : Georges Henri Rivière, directeur-fondateur

des ATP et premier instigateur, Claudie Marcel-Dubois, François Falc’hun, et enfin

Jeannine Auboyer, responsable de la photographie et des films, préposée au journal de

bord et occasionnellement dessinatrice.

4 Les objectifs, les moyens utilisés, la préparation puis le déroulement de l’opération sont

ensuite évoqués dans la seconde partie (pp. 98-221). La mission en Basse-Bretagne est

donc la première d’une « série de missions de folklore que doit organiser mon

établissement dans les différentes régions de la France, missions qui ont pour but de

rassembler des matériaux originaux avec les méthodes et les techniques dont dispose

maintenant notre science, et de mettre ces matériaux à la disposition des folkloristes,

et en général de tous ceux qu’intéressent de telles recherches », si l’on en croit

Georges-Henri Rivière lui-même (cité p. 102). Les préparatifs seront délicats : en plus

d’un questionnaire envoyé aux personnes-ressource (instituteurs, membres du clergé),

d’infinies précautions diplomatiques conduisent à prévenir les susceptibilités en allant

au-devant d’éventuelles polémiques attisées par les tensions « franco-françaises » entre

l’État laïc et l’Église – le terrain a été judicieusement préparé, notamment grâce à la

présence d’un ecclésiastique dans l’équipe scientifique –, mais surtout par les

réticences des mouvements régionalistes ou nationalistes, parfois très virulents.

5 Le lecteur est en outre gratifié de nombreuses reproductions en fac-similé de courriers

divers, qui paraissent aujourd’hui un peu anecdotiques face à l’intérêt immense de

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

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l’enquête. Mais qu’importe : Marie-Barbara Le Gonidec, en dernière héritière de Claudie

Marcel-Dubois aux ATP, entend se livrer à une sorte d’hagiographie et retracer une

épopée, sous la forme d’une « légende dorée » qui ne nous épargne même pas les notes

de garagiste, car l’équipe demande une voiture suffisamment robuste pour supporter

les deux cents kilos de matériel (disques vierges, graveur, microphones…). Replonger

dans cette ambiance, aventureuse malgré l’ampleur des préparatifs, n’est pas sans

charme.

6 Nous sommes ensuite entraînés dans la mission elle-même, aidés par le journal de bord

de Jeannine Auboyer, qu’il soit transcrit dans le corps du texte ou présenté sous forme

de fac-similé. C’est peut-être la partie la plus passionnante de cette publication : cette

troisième section (pp. 222-434) présente la chronique de l’expédition, avec force

photographies rendant extrêmement vivant ce qui n’était auparavant qu’une

abstraction. On se rend dans diverses localités de Cornouailles et du Pays Vannetais,

aussi bien chez les informateurs eux-mêmes que dans les lieux publics, mairies ou salles

de fêtes. Les séances de collectage peuvent être spécialement organisées pour la

mission : les informateurs chantent et se livrent alors parfois à des démonstrations de

danses. Il arrive aussi qu’on profite d’occasions particulières : mariages, enterrements,

pardons. La moisson est particulièrement riche, même si l’accueil est variable : on note

la cordialité des Vannetais, la réserve de certains Bigoudens ou l’extrême méfiance des

habitants de Scrignac, qui refusent même de se faire photographier. Au milieu de cette

civilisation rurale, on découvre même à Plomodiern une noce « néo-bretonne » : un

militant culturel, un Breton de Paris « tueur de Bécassine », a convoqué pour l’occasion

de jeunes sonneurs versés dans le nouveau biniou bras (grande cornemuse écossaise),

parmi lesquels le luthier Dorig Le Voyer qui, quatre ans plus tard, fondera l’une des

principales fédérations musicales encore actuellement en exercice en Bretagne, la

Bodadeg Ar Sonerion. Puis, brusquement, c’est la débâcle de la mission : les tensions

internationales s’étant rapidement aggravées, Claudie Marcel-Dubois est rappelée

d’urgence à Paris le 26 août. Nous sommes à huit jours de la déclaration de guerre… et

la durée de l’opération, prévue jusqu’au 10 septembre, s’en trouve violemment réduite.

Les projets de publications, voire de thèse, n’aboutiront pas pour notre

ethnomusicologue. Quelques textes de conférences et un rapport de mission

complètent la publication.

7 Cette série d’informations donne au livre un aspect interactif, largement documenté

par le DVD-rom qui le complète. La consultation des archives permet au lecteur de se

déplacer de localité en localité, à moins qu’il ne préfère suivre la chronologie de la

mission ou se référer à la liste des informateurs, qu’ils soient chanteurs, sonneurs de

biniou et bombarde ou accordéonistes. Une table des chants et des airs instrumentaux

est jointe aux documents électroniques ; mais l’utilisateur pourra aussi, tout

simplement, déambuler dans le multimédia, qui associe avec bonheur les portraits

photographiques des informateurs, les enregistrements des documents leur

correspondant et, en certains cas, la transcription des paroles ou, plus rarement, la

portion de film les mettant en scène. Plusieurs séquences de danse viennent en outre

éclairer l’important corpus réalisé, quelques années plus tard, par Jean-Michel

Guilcher, mais sans aucun commentaire. On imagine la somme passionnante de travail

qui s’ouvre aux chercheurs et aux musiciens, qui peuvent désormais puiser dans cette

impressionnante somme de 201 chansons, 18 airs d’accordéon et 11 airs de biniou et

bombarde.

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

282

8 Quelles premières impressions retenir de cette documentation ? Dans leurs textes

introductifs, Charles Quimbert et Luc Charles-Dominique expliquent bien qu’un

important chantier est désormais ouvert. Aujourd’hui, l’idée d’une si conséquente

vendange de documents lors d’une enquête de seulement six semaines, effectuée dans

une soixantaine de localités, ne correspond certes plus aux critères d’une enquête de

terrain fiable. Cette première approche – car déjà en 1939 l’équipe prévoyait de

retourner plusieurs fois sur place – fait entendre des chanteurs de qualité inégale, mais

dans un répertoire en partie inconnu. D’honnêtes mais peu exceptionnels

instrumentistes nous renseignent pourtant utilement sur les styles de jeu. Mais nous

sommes en présence d’un butin qui dépasse les espérances, alors que seules quelques

bribes sonores de cette première moitié de siècle composaient antérieurement nos

connaissances. Témoignages infiniment émouvants de cette civilisation appelée

quelques jours plus tard à basculer dans le terrible épisode du conflit mondial, ces

documents laissent à tous la porte ouverte, comme celles des maisons bretonnes.

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

283

Corinne Frayssinet-Savy: IsraelGalván: danser le silenceArles: Actes Sud, 2009

Agnès Aubert

RÉFÉRENCE

Corinne Frayssinet-Savy: Israel Galván: danser le silence. Arles: Actes Sud, 2009. 96 p., ill.

coul.

1 Professeur d’éducation musicale et de chant choral, Corinne Frayssinet-Savy est

également chargée de cours aux universités de Toulouse-Le Mirail et de Nice Sophia

Antipolis. Elle est notamment l’auteur de plusieurs publications pour la Cité de la

musique de Paris : Décliner le flamenco (1995), L’Andalousie : musiques traditionnelles,

musiques, gitanes (1996) et Flamenco : créativité ou innovation (2002). Cette passionnée ne

limite cependant pas son travail à l’écriture, puisqu’elle est aussi la réalisatrice du film

Carte flamenca : la danse (1994).

2 Quant à Israel Galván de los Reyes, né à Séville en 1973, il apprend la danse avec son

père, le danseur José Galván, et sa mère, la danseuse Eugenia de los Reyes. En 1994, il

entre dans La Companía Andaluza de Danza dirigée par Mario Maya, avant de

développer une brillante carrière de soliste.

3 Dans Israel Galván : Danser le silence, l’auteur expose notamment l’idée du silence comme

une proposition de substitut à toute forme de chant ou de musique instrumentale

(guitare, cajón, palmas). L’ouvrage est divisé en quatre parties : « La danse, une

proposition » (pp. 7-13), « Danse soliste et danse en solo » (pp. 15-38), « Corps sonore et

plastique rythmiques » (pp. 41-62) et « Musicien-danseur » (p. 65-83). Corinne

Frayssinet-Savy y expose avec brio son interprétation de la danse d’Israel Galván en

tant que processus expérimental, ainsi que sa vision du monde du flamenco en tant que

tradition faite d’une succession de ruptures et de renouvellements.

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

284

4 Bien documenté et très riche en descriptions sur presque toutes les facettes du

flamenco, cet ouvrage va au-delà du simple portrait, même s’il pourra paraître un peu

ardu au simple amateur de cet art, notamment dans le chapitre « Danse et Flamenco

familial » (pp. 17-22) ou encore « La danse au temps des cafés cantantes » (pp. 22-27).

En revanche, pour un novice, les différents aspects de l’arte flamenco sont très bien

exposées, par exemple dans le chapitre « Corps immobile », dans lequel l’auteur évoque

ce jour où, « dans les arènes de Séville, on l’embauche et le déguise en danseur

flamenco. Ils sont plusieurs à devoir danser une sévillane, mais, à un moment, il ne peut

plus. Il s’arrête seul dans l’arène à rester immobile. On lui dit que l’on n’a jamais rien vu

de plus provoquant » (p. 43).

5 En effet la danse d’Israel apparaît ici comme une danse de l’« intériorité » et de

l’individualité ; à cet égard, elle rompt le lien entre le danseur, la musique et le public,

trois éléments indissociables qui forment, à mon sens, toute la magie et l’émotion du

flamenco en tant qu’art généreux et, justement, non individualiste. Le danseur se met

ainsi en évidence et apparaît alors comme un intrus visuel, plus que comme une

présence sensuelle.

6 C’est très justement que, dans le chapitre suivant, Corinne Frayssinet-Savy revient sur

l’idée que « le flamenco fait du corps un objet musical, un instrument… » (p. 44). Il n’est

plus ici question de danse, et le titre du livre aurait pu être : Israel Galván : Jouer le silence.

L’auteur associe à plusieurs reprises lsrael à une « figure rythmique ». En général, « la

musique sert la danse », mais ici l’auteur évoque l’idée qu’Israel Galván rompt ce

rapport « en restaurant un dialogue entre danse et musique » (pp. 35-37). On imagine

alors que musique et danse forment un seul et unique élément musical. Mais au

chapitre suivant, elle nous rappelle que « danser seul consiste à établir un véritable

duo » (p. 37). Qu’en est-il alors quand il danse en silence ? Avec qui ou quoi est-il alors

en dualité ?

7 Ses explications sur le flamenco, bien que très détaillées, nous font parfois oublier que

l’ouvrage est dédié à Israel Galván et à sa danse. Toutefois la dernière partie du livre,

« Musicien-danseur », qui lui est entièrement consacrée, met très bien en relief sa

singularité, y compris ses contradictions propres, en tant que danseur de flamenco.

Galván se revendique « novateur » et en même temps parle de son « lien avec la

tradition » (p. 80), une contradiction apparaît ainsi dans son concept d’innovation. Il dit

puiser son inspiration aux sources et explique qu’il « ramène la danse à son essence »

plutôt qu’au « joli ». En effet, l’immobilité recherchée par Israel, qu’il n’oppose pas au

mouvement, est une idée surprenante qui ouvre des possibilités inédites dans la

manière de concevoir le flamenco (p. 37). Mais on est alors tenté de se demander

pourquoi il ne crée pas une nouvelle danse qui lui serait propre, plutôt que de se

reposer sur un art déjà établi et qu’il utilise pour s’exprimer.

8 Quoi qu’il en soit, ce petit livre brillamment écrit et très bien illustré nous plonge dans

un univers musical et dansé très en adéquation avec les tendances de notre époque, où

l’individualisme de la création prime sur l’expression collective.

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

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Antonello Ricci: I suoni e lo sguardo. Etnografia visiva e musica popolarenell’Italia centrale e meridionaleMilano: Franco Angeli, 2007

Giovanni Giuriati

Traduction : Georges Goormaghtigh

RÉFÉRENCE

Antonello Ricci: I suoni e lo sguardo. Etnografia visiva e musica popolare nell’Italia centrale e

meridionale. Con immagini di Andreas Fridolin Weis Bentzon, Diego Carpitella, Ando

Gilardi, Franco Pinna, Imagines, Milano: Franco Angeli, 2007. 207 p., photographies n.b.

1 Au cours des années cinquante et soixante du siècle dernier, la recherche

ethnomusicologique italienne a connu un développement très considérable. C’est à

cette époque que commencèrent les grandes campagnes d’enregistrement de musiques

paysannes et pastorales surtout au sud de l’Italie, musiques alors pratiquement

inconnues. Le Centro Nazionale di Studi di Musica Popolare (CNSMP), rattaché à

l’Académie nationale de S. Cecilia à Rome et fondé en 1948 par Giorgio Nataletti, joua à

cette époque un rôle de pionnier et devint la référence pour certaines des plus

importantes enquêtes de terrain dans le domaine du folklore musical italien. Le CNSMP,

rebaptisé Archivi di etnomusicologia, conserve donc les documents sonores recueillis

par Nataletti lui-même, ainsi que par Diego Carpitella, Ernesto De Martino et Alan

Lomax, qui ont fait l’histoire de l’ethnomusicologie italienne. Bon nombre des

documents sonores issus de ces collectes sont désormais connus ; certains d’entre eux

ont même été l’objet de plusieurs rééditions. On ne peut pas en dire autant des

photographies prises dans le cadre de ces recherches, et dont le rapport avec les

documents sonores est souvent plus implicite qu’explicite. Vues à distance d’à peu près

un demi-siècle, ces photos permettent de reconstituer le contexte de ces recherches, au

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

286

cours desquelles aspects sonores et visuels étaient envisagés conjointement. Plus

généralement, elles mettent en lumière tout un milieu culturel.

2 C’est justement aux photographies conservées dans les Archivi di etnomusicologia

qu’est consacré ce beau volume édité par Antonello Ricci. Ce livre est l’aboutissement

d’un travail de catalogage et de systématisation critique effectué par Ricci sur ces

matériaux photographiques depuis plus de dix ans. Il s’agit d’un ensemble d’environ

trois mille cinq cent photos et de plus de mille trois cent négatifs, diapositives couleur

et microfilms.

3 Le mérite du travail de Ricci est avant tout d’ordonner et de faire connaître les

documents conservés dans les Archives. Certaines photos ont déjà été publiées par le

passé, d’autres sont inédites ; mais chaque image reproduite dans ce volume est

assortie d’un appareil critique fournissant des précisions sur son rapport avec la

recherche et l’enregistrement musical qu’elle illustre. Ricci écrit à propos de son

travail : « J’ai recherché les liens rattachant les matériaux visuels aux documents

sonores (sujets reproduits sur les photographies, notes de terrain, commentaires

enregistrés sur bandes, etc.) ; j’ai aussi tenu compte des pistes que constituent les

indications méthodologiques écrites, à titres divers et de façon plus ou moins fouillée,

surtout par Diego Carpitella et Giorgio Nataletti, à propos de l’utilité d’une

« documentation simultanée » (p. 8). En effet, Ricci nous rappelle que la photographie,

dans ce contexte, était perçue plus comme un complément aux enregistrements

sonores que comme instrument de recherche à part entière. « … on pourrait dire que la

documentation sonore était le but principal et le foyer de l’attention scientifique dans

le système de collecte et de documentation du CNSMP, alors que la photographie restait

en arrière plan, comme support documentaire » (p. 15). Ricci soutient cependant que

ces images, lorsqu’on les revoit avec nos yeux d’aujourd’hui, permettent de repérer les

motivations et les points de vue selon lesquels on choisissait de photographier certains

sujets plutôt que d’autres. Ralliement politique au monde humble et exploité des

paysans du Sud, découverte de modes de vie et de rituels jusqu’alors inconnus, ainsi

qu’une adhésion émotionnelle aux contextes culturels et sociaux observés au cours de

la recherche, qui ressort avec plus de force en images que dans les sons enregistrés.

4 On peut diviser le livre en deux parties. Dans la première, vaste essai méthodologique

et de mise en contexte critique, Ricci introduit la question des relations entre images et

sons dans la recherche ethnomusicologique tout en fournissant une contribution à la

reconstruction d’un climat culturel permettant de mieux comprendre les raisons et les

méthodes de la recherche ethnomusicologique dans l’Italie d’après-guerre, en donnant

un aperçu de l’activité qui se développe à l’époque autour du CNSMP. Cette étude

aborde ensuite les questions méthodologiques relatives à l’enquête et la documentation

avec images photographiques en ethnomusicologie.

5 Ricci organise ensuite sa présentation en cinq chapitres correspondant à autant de case

studies, chacune emblématique d’une attitude à l’égard de l’utilisation de l’appareil

photographique « sur le terrain ». Les titres des chapitres fournissent une idée

synthétique du rôle et des positions méthodologiques des auteurs des images

analysées : « Franco Pinna : un regard sur les sons ; Andreas Fridolin Weis Bentzon : une

photographie ‹ aventureuse › ; Diego Carpitella : une photographie ‹ inconsciente › ; Alan

Lomax : à la chasse des chants populaires ». Nous avons affaire à deux photographes

professionnels confirmés (Pinna et Gilardi) et à trois chercheurs ethnomusicologues qui

se sont essayés à la photographie. La collaboration et le travail en équipe sont

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

287

caractéristiques de la recherche ethnomusicologique italienne dans les années

cinquante et soixante ; il est donc naturel que la collaboration avec un photographe ait

été envisagée (on évoquera à ce propos la collaboration fructueuse qui s’instaura

pendant un certain temps entre Roberto Leydi et Ferdinando Scianna). Tout en

participant émotionnellement, Pinna et Gilardi fournirent, chacun à sa manière, un

point de vue professionnel scientifiquement fondé en collaborant avec des

anthropologues et des ethnomusicologues. Franco Pinna collabora en particulier à

plusieurs reprises avec le CNSMP de 1952 à 1968 et, les Archivi di etnomusicologia

conservent plus de cinq cents de ses photographies.

6 Dans les trois exemples qui suivent, ce sont les chercheurs eux-mêmes qui prennent les

photos illustrant leurs enquêtes sonores. À l’origine simples « notes visuelles » d’une

recherche, ces photos en disent long, comme le remarque justement Antonello Ricci,

sur l’attitude de recherche et la position culturelle de celui qui les a prises. On se rend

compte, en observant ces photos, combien les sons et la musique sont intimement liés à

l’engagement social et au regard sympathique et solidaire sur le monde paysan que l’on

découvrait alors à travers ces recherches pionnières dans un milieu culturel

politiquement engagé.

7 Le texte se conclut sur une importante bibliographie et un index des noms et des lieux.

8 La seconde partie du livre propose une série de soixante-seize images en pleine page,

captivantes et du plus haut intérêt, reproduites avec une qualité graphique qui permet

d’en apprécier pleinement la valeur. Il s’agit essentiellement de photographies se

référant aux recherches menées par Carpitella dans différentes régions d’Italie, parfois

en compagnie d’autres collègues (Nataletti, De Martino, Seppilli). Bon nombre de ces

photos ont été prises par Carpitella lui-même. On trouve également de nombreuses

photos de Franco Pinna en rapport avec des recherches en Lucanie et dans le Sud de

l’Italie au cours des années cinquante ainsi que celles d’Ando Gilardi pour ce qui est des

enregistrements en Ombrie. Une autre partie importante des photos concerne la

Sardaigne. Prises dans les années soixante par Andreas Fridolin Weis Bentzon, un

chercheur danois prématurément disparu, dont la recherche sur les launeddas sardes a

été d’une importance capitale. Ces photos témoignent, entre autres visuellement, de

toute l’attention et de la participation de leur auteur à un monde musical et à un style

de vie liés à des sons ayant disparu depuis longtemps. Plus généralement, on constatera

que I suoni e lo sguardo s’inscrit dans la tendance actuelle consistant à réfléchir sur le

parcours effectué. Un regard vers le passé, nourri peut-être d’une certaine nostalgie

d’un monde et d’un type d’enquête qui n’existent plus, tendant à historiciser la

recherche ethnomusicologique. Le livre édité par Ricci a le mérite de systématiser,

d’ordonner, de cerner méthodologiquement une question – l’ethnographie visuelle et

son rapport à la musique populaire –, un domaine qui avait jusqu’alors été perçu

essentiellement comme « complément » à la recherche sonore, alors que, pour les

chercheurs qui la conduisaient, elle pouvait et devait assumer ses valeurs heuristiques

propres. Le livre restitue donc un aspect significatif des développements de la

recherche sur le folklore musical italien, apportant un nouveau et important élément

pour la reconstitution d’une période féconde et à un débat particulièrement fructueux

pour la recherche ethnomusicologique en Italie.

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

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Jean During: Musiques d’Iran. Latradition en questionParis: Geuthner, 2010

Ariane Zevaco

RÉFÉRENCE

Jean During : Musiques d’Iran. La tradition en question. Paris: Geuthner, 2010. 354 p.,

photographies n.b. et coul.

1 Ce nouvel ouvrage de Jean During constitue une somme sur la vie musicale en Iran

aujourd’hui. Version remaniée et largement augmentée de son livre italien (Musiche

d’Iran. La tradizione in questione, Milan : Ricordi/BMG, 2005), Musiques d’Iran. La tradition

en question a pour ambition non seulement de présenter les principaux répertoires des

musiques d’Iran, mais surtout d’en analyser les dynamiques, dans le temps et dans

l’espace. Le sous-titre annonce la problématique qui sous-tend l’ouvrage : quel est le

sens donné aujourd’hui à la tradition musicale en Iran ? Bien au-delà d’un discours

purement musicologique qui viserait à décrire « les musiques iraniennes

traditionnelles », il s’agit donc, dans une perspective autant sociologique, esthétique,

philosophique, qu’ethnomusicologique, de donner à voir les pensées et les pratiques

musicales iraniennes dans leurs contradictions, leurs débats et leurs mouvements : « le

fait musical iranien » défini comme « les attitudes et comportements [qui] orientent les

pratiques musicales et leur expressivité » (p. 11). L’auteur pose d’emblée deux principes

à son point de vue : d’une part il prend le parti de la critique et assume, en tant

qu’interprète reconnu de ces répertoires, les jugements subjectifs qui émaillent ses

analyses ; d’autre part il utilise le comparatisme, tant historique que géographique, afin

de cerner les spécificités des pratiques musicales en Iran contemporain. Comme

l’indique le pluriel du titre, le livre concerne les musiques d’Iran, dans leur diversité et

parce qu’« il est problématique à notre époque de délimiter des singularités idéales

comme « la musique persane » » (p. 9), appellation qui fait référence à une culture et un

passé plus étendus que ceux du territoire iranien actuel. Néanmoins, la musique

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

289

persane en tant que répertoire savant ou lettré, c’est-à-dire celui des « systèmes

modaux » dastgâh, reste pour Jean During le centre des nouvelles formes de musique

iranienne, et à ce titre il y consacre une grande partie de son ouvrage.

2 Le premier chapitre, en forme de bal(l)ade à travers les différents lieux de musique à

Téhéran, reflète bien à la fois le propos de l’auteur (que se passe-t-il dans le monde

musical en Iran aujourd’hui ?), la complexité et la diversité des pratiques musicales

(traditionnel savant, populaire ou régional, pop – mais aussi les recherches locales et la

profusion des publications sur la musique), et sa position : le rapport intime qu’il

entretient avec la culture musicale iranienne, et son point de vue qui, quoique

optimiste, reste, à l’image de la majeure partie des musiciens iraniens, nostalgique d’un

temps passé où les maîtres cultivaient un certain « esprit de la tradition » (p. 51) et

cherchaient l’émotion esthétique (hâl) dans le cadre de performances conviviales.

Aujourd’hui, les rivalités dominent les rapports entre musiciens, la recherche de

création de « formes sonores » (p. 39) et l’urbanisation démentielle de Téhéran, qui

confine la musique aux appartements, loin de son milieu naturel, dénotent un vécu

musical diamétralement opposé à celui prôné par les dépositaires du savoir de la

période Qâdjâr. Pourtant, Jean During ne veut pas sombrer dans le pessimisme : « c’est

bien aussi le thème de la décadence qui donne son sens à l’idée de tradition : c’est de

cette tension polaire que s’inventent constamment les formes de l’authenticité »

(p. 55).

3 Comme il le démontre d’ailleurs dans le second chapitre (« Tableau historique et clips

d’actualité »), l’histoire de la musique persane a connu des âges d’or – aux XIV e et XV e

siècles, puis à la cour des Safavides – et des moments de stagnation, ou de brouillage,

notamment suite à la concurrence avec la musique urbaine légère (motrebi) et aux

modifications des conditions de performance entraînées par l’apparition des cassettes

et la diffusion radio-télévisuelle. Dans les années 1950 et 1960, c’est le shirin navâzi

(littéralement « style sucré ») qui dominait l’interprétation du répertoire savant : un

retour vers les styles anciens s’est ensuite amorcé. De même aujourd’hui les musiciens

se tournent vers l’étude des sources passées ou vers les musiques régionales et

populaires pour tenter de re-dynamiser le radif (répertoire académique des douze

dastgâh). Paradoxalement, ainsi que l’explique Jean During, ce n’est pas tant le statut

des musiciens (rehaussé par rapport à la période Qâjâr – et même sous la République

Islamique, malgré la censure de certains styles ou des performances féminines) qui

pose problème, c’est bien celui du répertoire : à qui et surtout à quoi est-il destiné ?

4 Pour répondre à cette question, l’auteur dégage les principales lignes de

transformations du jeu du radif au cours du siècle dernier et constate, en dépit des

changements, la conservation de toutes les formes antérieures : tendances à

l’harmonisation, à l’augmentation de l’orchestre traditionnel, à la narrativité, etc. Par

contre, l’étude des conditions de la transmission du savoir musical révèle que, si le

nombre de musiciens praticiens a été multiplié par dix depuis trente ans,

« l’enseignement est devenu une sorte d’industrie culturelle de masse, et peu de

professeurs sont attentifs à transmettre l’esthétique et l’esprit traditionnel. Ils utilisent

à peu près les mêmes recettes pédagogiques qui ont fait de nombreux conservatoires

orientaux des centres d’acculturation et même de déculturation » (p. 79). Selon

l’auteur, il s’agit là d’un obstacle majeur à la vitalité du répertoire savant, de la même

façon que la technicisation (ajoutée, depuis trente ans en Iran, à des performances

presque uniquement destinées à l’industrie du disque, étant donné la difficulté de jouer

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

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en concert) a rayé des objectifs musicaux la spontanéité du jeu et de la création

musicale, indispensable à une compréhension traditionnelle de la musique persane.

5 Tout ceci est évoqué par Jean During au fil de descriptions détaillées des instruments

(chapitre 3 : « Les instruments et leurs maîtres »), de leur jeu, de leur fabrication, et de

leurs utilisations passées et actuelles – on trouve par exemple des précisions sur la

« mode mystique kurde » (p. 143) qui a fait du tanbur un instrument désacralisé et,

parallèlement, investi d’une aura spirituelle à la mode occidentale. L’auteur dégage les

particularités d’esthétique musicale à travers l’organologie, et pose « la discontinuité

comme spécificité de l’utilisation des instruments anciens » (p. 155). Le but d’une

interprétation traditionnelle est donc la création d’un espace et d’un temps sonore

éphémère et subtilement contrasté, à l’opposé d’un jeu homogène et lisse, concepts qui

se comprennent bien à la lecture du chapitre 4, consacré à une description

musicologique du système du répertoire savant, et du fonctionnement de ses formes

modales et de ses rythmes. Après une histoire de l’élaboration et de l’évolution du

système des dastgâh et la présentation de son organisation structurelle, l’auteur dégage

les caractéristiques stylistiques du répertoire, dont il qualifie l’esthétique de

« motivique » (p. 185) : les gushe (mélodies ou types mélodiques) sont construits autour

de micro-motifs, ou « modules » qui définissent le caractère persan d’une

interprétation bien plus que la ligne mélodique (p. 188). La question du rythme est aussi

abordée en comparaison avec d’autres traditions musicales du Maghreb et d’Asie

Centrale, et une synthèse détaillée des modes et des rythmes des répertoires régionaux

et populaires conclut le chapitre.

6 Le chapitre 5 (« Performance, interprétation, invention ») aborde les différentes façons

d’interpréter et d’inventer : c’est la musique persane en performance. Jean During

définit ici ce qui caractérise la performance traditionnelle (rapport entre chant et

instrument, références poétiques du chant et sens du rythme, niveaux sonores

différenciés, etc.) et surtout les démarches créatrices révélées par la pratique de

l’improvisation. Dans tous les cas, le radif fonctionne selon un modèle dont le musicien

s’éloigne, se rapproche, à partir duquel il construit ou déconstruit, mais qui reste

toujours la base de la « syntaxe musicale » (Safvate, cité p. 269) et fonde ainsi

l’esthétique de la musique persane. C’est à ces fondements esthétiques qu’est consacré

le dernier chapitre du livre, dans une optique philosophique comprenant une

phénoménologie des affects. S’il n’y a plus de création en musique persane aujourd’hui,

mais beaucoup de travaux scientifiques et méthodes d’apprentissage, c’est parce que

« la patrimonialisation du répertoire l’a dévitalisé » (p. 276). Or cette vitalité se situe

précisément dans l’interprétation du texte poétique, qui donne son contenu au radif,

dont l’esthétique globale reste « impressionniste plutôt qu’analytique » (p. 287), et

relève bien des affects (hâl). Le régime cognitif de la musique persane est celui de

l’interprétation : produire une appréhension personnelle et spécifique de la réalité.

Pour finir, l’auteur s’interroge sur ce qui pourrait « briser » la tradition : selon lui,

l’occidentalisation (nombre de musiciens se tournent vers l’Occident pour y chercher

des sources d’inspiration de l’interprétation de la musique persane) ou la

mondialisation ne seraient pas tant en cause que la « Technique » (p. 297), qui pourrait

entraîner un formatage des sonorités. Une bibliographie et une discographie

exhaustives et commentées, assorties d’une chronologie, complètent l’ouvrage.

7 Indiscutablement, Jean During offre ici une vision globale du « fait musical » en Iran, à

la fois historique, sociale et esthétique – du point de vue de l’ethnomusicologue et du

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

291

connaisseur. Son regard personnel permet au lecteur d’approcher de l’intérieur les

problématiques de l’interprétation, dans un langage clair et fluide. Si le répertoire

savant, « la musique persane », occupe une grande place dans ce portrait musical de

l’Iran, c’est que, malgré la revalorisation progressive des traditions régionales, il reste

le référent musical majeur. Toutefois, la « décadence » relative du vécu musical

traditionnel décrite par l’auteur concerne, comme il le note, avant tout Téhéran : les

choses sont parfois différentes pour les musiciens en province (qu’il s’agisse des

répertoires savants ou populaires), moins engagés aussi dans les querelles de chapelle

qui divisent le milieu musical de la capitale, et plus proches peut-être d’un

environnement naturel exalté par la poésie (laquelle demeure au centre de la musique).

Ils ne démentiraient pas la conception des musiques d’Iran offerte ici, et, à l’image de

l’auteur, considèrent les changements comme inhérents à la notion même de

tradition – tant que ces derniers ne remettent pas en question ses fondements même.

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

292

Joep Bor, Françoise ‘Nalini’ Delvoye,Jane Harvey et Emmie te Nijenhuiseds.: Hindustani Music: Thirteenth toTwentieth CenturiesNew Delhi: Manohar & Codarts, 2010

Julien Jugand

RÉFÉRENCE

Joep Bor, Françoise ‘Nalini’ Delvoye, Jane Harvey et Emmie te Nijenhuis eds.: Hindustani

Music: Thirteenth to Twentieth Centuries. New Delhi: Manohar & Codarts, 2010. 736 p., ill.

n.b.

1 L’histoire de la musique hindustani, la musique « savante de l’Inde du Nord », renvoie à

un champ de recherche d’une grande richesse qui mobilise des disciplines aussi

diverses que l’histoire, l’anthropologie et l’ethnomusicologie. La seconde moitié du XX e

siècle voit une remise en cause de certains présupposés à partir de nouvelles sources

textuelles et iconographiques sur la musique qui propose une lecture critique des

historiographies produites à la période coloniale. L’ouvrage Hindustani Music : Thirteenth

to Twentieth Century (HM) représente un effort considérable dans ce domaine. Il met en

perspective les travaux d’éminents chercheurs qui pratiquent pour la plupart la

musique hindustani. Certains d’entres eux, comme Harold Powers qui offre ici une

contribution monumentale sur les systèmes de classification des rāga, ont contribué à la

rédaction des sections sur la musique indienne d’encyclopédies comme le New Grove

Dictionary of Music and Musicians (1980).

2 HM est la publication – revue, éditée et augmentée de cinq chapitres – de

communications présentées lors d’un symposium organisé au conservatoire de

Rotterdam du 17 au 20 décembre 1997 et intitulé « The History of North Indian Music :

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

293

Fourteenth to Twentieth Century ». Elle réunit plusieurs études inédites ainsi que des

mises à jour de travaux antérieurs, utilisant une grande diversité de textes en langues

indiennes et en persan, souvent méconnus. L’introduction présente quatre savants de

la période coloniale : l’orientaliste William Jones, N. Augustus Willard, le musicologue

Sourindro Mohan Tagore ainsi que le personnage clé de la musique hindustani au XXe

siècle, le musicologue et réformateur Vishnu Narayan Bhatkhande. Tout en ayant

entretenu des rapports divergents avec l’histoire de cette musique, ils exercèrent une

influence majeure sur sa situation contemporaine. HM est organisé en cinq parties :

3 « The Formative Period » qui débute au XIIIe siècle, à l’époque du sultanat de Delhi et de

l’émergence d’importants centres politiques et culturels régionaux ainsi que de la

culture indo-persane. C’est également à cette période qu’est rédigé un texte fondateur

de la musique hindustani, le sagītaratnākara, un traité de musique en sanskrit

abondamment commenté et traduit dans plusieurs langues de l’Inde, ainsi qu’en

persan. Il constitue encore aujourd’hui un texte de référence. Cette partie s’ouvre sur

une savante présentation des sources sanskrites et persanes par Emmie te Nijenhuis et

Françoise ‘Nalini’ Delvoye, qui mettent en évidence leur diversité et la difficulté de leur

interprétation. Suivent des contributions de Madhu Trivedi, Richard Widdess et

Katherine Butler Brown.

4 « The Modern Period » est présenté par Joep Bor et Allyn Miner. Suivant une logique

chronologique et géographique, les deux auteurs décrivent les transformations

musicales majeures du Nord de l’Inde du XVIIIe siècle à nos jours, les mettant en

perspective avec les transformations politiques et l’évolution des modes de patronage.

Cette présentation est suivie des contributions de Regula Burckhardt Qureshi, Peter

Manuel, Daniel Neuman, Sulochana Brahaspati, Charles Capwell, Michael D. Rosse,

David Trasoff et Ashok D. Ranade.

5 « Musical Instruments » comprend les chapitres rédigés par Allyn Miner, Philippe

Bruguière, Joep Bor et James Kippen ; « Indian Music and the West » ceux de Gerry

Farrell, Ian Woodfield, Neil Sorrell et Rokus de Groot ; « Concept and Theories » ceux de

Harold Powers, Suvarnalata Rao et Wim van der Meer.

6 Au fil de ces cinq parties, les contributeurs abordent un large éventail d’aspects de la

musique hindustani tels que les sources écrites et iconographiques, les textes en

contextes, les genres poétiques et musicaux, les lieux et processus de patronage, les

communautés de musiciens, les sociétés musicales, les instruments, les influences

mutuelles entre musiques occidentales et indiennes, les systèmes de classification et les

concepts musicologiques.

7 Plusieurs chapitres évoquent également le rapport qu’entretient la musique hindustani

avec le colonialisme et le mouvement nationaliste. Les musiques indiennes considérées

aujourd’hui comme « classiques », hindustani et carnatique, furent en effet l’objet

d’enjeux historiographiques importants à la période coloniale. Des chercheurs,

orientalistes et musicologues indiens, souvent associés au mouvement nationaliste,

tentèrent d’établir une continuité entre les sources textuelles de l’Inde ancienne et la

pratique moderne. Cette entreprise suscita – et suscite encore – de nombreux débats.

Elle postule une unité et une continuité culturelle hindoue issues des visions

brahmaniques dont les orientalistes étaient les héritiers et qui furent également

réinterprétées dans le cadre des hagiographies nationalistes. Par ailleurs, elle véhicule

une perspective « pro hindoue » ouvertement hostile aux musiciens professionnels

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

294

musulmans, qui étaient alors les principaux détenteurs des traditions musicales de

cour.

8 Ces historiographies orientalistes et nationalistes, qui étaient loin de toujours

s’accorder, eurent une influence importante sur la pratique musicale et la perception

contemporaine de l’histoire culturelle de l’Inde. À titre d’exemple, je commenterai trois

des contributions de HM qui ont trait à ces questions.

9 Regula B. Qureshi (chapitre 8) présente un texte en urdu, écrit peu après la révolte des

Cipayes de 1857, qui est essentiel à la compréhension de l’histoire moderne de la

musique hindustani et de son patronage : Madan al-Mūsīqī de Hakim Muhammad Karam

Imam. Il n’était jusqu’ici accessible que grâce à trois courts extraits qui furent traduits

en anglais en 1959 et 1960 par Govind Vidyarthi. Qureshi propose ici une introduction

critique à ce texte. Elle met en contexte la rédaction du manuscrit avec ce moment

charnière de la période coloniale et inscrit sa publication lithographiée en 1925 au

cœur du projet de réforme du musicologue Bhatkhande, lui même impliqué dans le

mouvement nationaliste. L’analyse, extrêmement fine, participe de la démarche

scientifique de l’auteur qui propose une perspective macroscopique des enjeux

historiques et politiques tout en replaçant les acteurs (ici Karam Imam) au cœur de son

étude.

10 David Trasoff (chapitre 14) aborde la question des rapports entre le mouvement

nationaliste et les transformations de la musique hindustani dans la première moitié du

XXe siècle à travers l’analyse des quatre premières « All-India Music Conference ».

S’appuyant sur la notion d’idéologie coloniale proposée par Thomas Metcalf et sur les

apports de l’historiographie critique dite « postcoloniale » de Partha Chatterjee et

Ranajit Guha, l’auteur analyse ces quatre rassemblements de patrons de la musique, de

musicologues et de musiciens et les interprète comme participant d’un projet politique

visant à la formation d’une culture nationale. Trasoff montre comment les sujets de

discussion abordés lors de ces rencontres ainsi que la place donnée aux musiciens

illustrent les enjeux et tensions au sein du milieu musical et ses liens avec le

mouvement nationaliste. Cependant, la distinction courante reprise par l’auteur entre,

d’une part, des réformateurs et musicologues issus des classes moyennes anglicisées

possédant la légitimité de parole et, d’autre part, des membres de l’aristocratie qui

seraient réduits aux simples rôles de bailleurs et de faire-valoir de ces conférences,

apparaît trop schématique et soulève des questions historiques encore non résolues.

11 La contribution de Suvarnalata Rao et Wim van der Meer (chapitre 25) propose une

érudite et didactique rétrospective des enjeux musicologiques du concept de śruti,

terme souvent traduit par « micro-intervalle ». C’est un des concepts clés les plus

abstraits de la musicologie indienne dont la première évocation apparaît dans le

nāyaśāstra (qui aurait été composé autour du II e siècle avant J.-C.). Il fait encore

aujourd’hui l’objet de vifs débats quant à sa pertinence dans la pratique musicale. Rao

et van der Meer se livrent à la fois à une relecture du sens donné à ce concept dans les

textes fondateurs de la musicologie indienne et à une critique éclairée des travaux

réalisés pendant la période moderne, donnant une place importante aussi bien aux

postulats des auteurs qu’aux instruments de mesure utilisés. Ils illustrent ainsi

comment le concept de shruti constitue un des axes du débat sur la continuité culturelle

et musicale entre les périodes ancienne et moderne ainsi que sur les liens entre le

contenu des traités et la pratique des musiciens. Cette question, au premier abord

purement musicologique, fut influencée, à l’époque du mouvement nationaliste, par les

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

295

enjeux de l’élaboration d’une culture « indienne », le plus souvent considérée comme

millénaire, et « hindoue ».

12 Par la diversité de ses contributions et la variété des sources, méthodes et approches

employées, HM couvre un grand nombre d’aspects de l’histoire de la musique

hindustani. Malgré l’intervalle de temps important écoulé entre la conférence de 1997

et sa publication en 2010, il ne put intégrer certains des travaux les plus récents comme

ceux de Janaki Bakhle, Eriko Kobayashi et Lakshmi Subramanian sur la question

nationaliste. L’ouvrage fournit néanmoins de précieux matériaux pour une discussion

sur les catégories musicales, leurs trajectoires historiques et les enjeux que celles-ci

soulèvent dans l’Inde contemporaine. La diversité des contributions offrira également

aux lecteurs un aperçu de la complexité du terme de « musique hindustani », dont

l’étude spécifique devra faire l’objet de futurs travaux.

13 HM constitue la référence sur l’état de la recherche dans le domaine. En dépit de

certaines illustrations difficilement lisibles, la qualité des contributions et celle de son

édition (renvois entre articles, références bibliographiques précises, index détaillé) en

font un outil indispensable pour tous les chercheurs travaillant sur l’histoire culturelle

de l’Inde. Il confirme la complexité et la richesse d’une musique qui pose encore de

nombreuses questions historiques et anthropologiques et souligne l’importance de

recherches interdisciplinaires conjointes.

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

296

CD

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

297

Collection universelle de musiquepopulaire/The World Collection of FolkMusic. Archives Constantin Brăiloiu(1913-1953)Seconde réédition augmentée, dirigée par Laurent Aubert. Archivesinternationales de musique populaire, Musée d’ethnographie, Genève/Disques VDE-GALLO, Lausanne, 2009

Madeleine Leclair

RÉFÉRENCE

Collection universelle de musique populaire/The World Collection of Folk Music. Archives

Constantin Brăiloiu (1913-1953). Seconde réédition augmentée, dirigée par Laurent Aubert.

4 CD audio. Archives internationales de musique populaire, Musée d’ethnographie,

Genève, AIMP LXXXV-LXXXVIII / Disques VDE-GALLO, Lausanne, VDE CD-1261-1264,

2009

La seconde réédition de la Collection universelle de musique populaire représente, aux côtés

de l’exposition sonore L’air du temps et de la publication de l’ouvrage collectif Mémoire

vive (voir pp. 277-281), l’un des événements marquants lancés par Laurent Aubert pour

faire de 2009 une année célébrant la mémoire de l’ethnomusicologue roumain

Constantin Brăiloiu.

Cette publication se présente sous la forme d’un livre multimédia contenant 4 CD

reproduisant les cent soixante-neuf pièces musicales sélectionnées par C. Brăiloiu pour

l’édition originale, augmentées de cinq morceaux enregistrés en 1952 dans les Asturies

(nord de l’Espagne) et restés inédits jusqu’ici. La partie texte comprend la préface à

l’édition originale par Ernest Ansermet, une introduction de Laurent Aubert,

l’ensemble des notices rédigées par Brăiloiu et la reproduction de vingt-et-une

photographies noir et blanc. Quant à l’essai de Jean-Jacques Nattiez : « Brăiloiu,

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

298

collecteur, comparatiste et structuraliste », il est intégré au CD 1 (document de 18 pages

en format .pdf). Tous les textes sont traduits en anglais.

L’édition originale de la Collection comportait quarante disques 78 tours 25 cm

accompagnés de leurs commentaires. Elle fut publiée entre 1951 et 1958, sous les

auspices du Conseil International de la Musique et des Archives internationales de

musique populaire (AIMP), avec le concours de l’UNESCO. À l’initiative de Jean-Jacques

Nattiez et de Laurent Aubert, la Collection fut republiée en 1984 sous la forme de 6

microsillons 33 tours, avec une importante contribution de Nattiez.

Cette seconde réédition met donc à nouveau en circulation ce qui est à la fois l’une des

réalisations majeures de Brăiloiu et l’une des premières publications discographiques

d’envergure consacrées aux musiques du monde. Cette Collection est du plus haut

intérêt scientifique, et ce à plusieurs titres.

Tout d’abord, elle permet de redécouvrir de nombreux documents sonores anciens et

rares, dont la plupart sont d’excellente qualité. L’enregistrement le plus ancien date de

1913. C’est la briolée aux boeufs (CD 3 : 1), un chant de labour capté par Ferdinand Brunot

dans le Berry français. Particulièrement émouvant, l’enregistrement révèle une voix au

timbre riche, déroulant une suite de phrases mélodiques qui explore un large ambitus,

alternant avec quelques passages faisant entendre la répétition d’un mot crié-chanté.

Toutes les autres pièces ont été enregistrées entre 1930 et 1953 : on peut estimer qu’un

nombre significatif d’entre elles sont représentatives de répertoires qui ont disparu ou

qui ont subi de profondes transformations depuis l’époque où elles ont été recueillies.

Les critères de sélection et de regroupement des cent soixante-quatorze pièces

musicales de cette Collection sont tout à fait significatifs des motivations qui animaient

l’activité de recherche et de réflexion entreprise par Brăiloiu.

Les musiques sont regroupées en quarante et un petits corpus distincts, correspondant

aux quarante disques 78 tours de l’édition originale, plus l’ensemble de pièces des

Asturies. Chaque corpus est associé à une notice.

Six corpus concernent des musiques provenant d’Afrique (Niger, Algérie, Ethiopie,

République du Congo, Côte d’Ivoire) et cinq d’Asie (populations turcophones d’Anatolie,

Inde du Nord, Japon, Chine, populations aborigènes de Taïwan). Toutes les autres pièces

proviennent de diverses régions de l’Europe : Caucase (Géorgie occidentale, Russie),

Balkans (populations roumanophones d’Ukraine ; Roumanie, Bulgarie, Serbie, Grèce,

musique judéo-espagnole de Thessalonique), Europe de l’Ouest (Italie, France, Portugal

et Espagne) et Europe du Nord (Irlande, Ecosse, Angleterre, Belgique, Suisse, Allemagne,

Autriche, Norvège et Estonie). L’anthologie est complétée par deux enregistrements

réalisés chez les Inuit de l’ouest de la Baie d’Hudson (Canada, province du Nunavut).

Vingt-six disques de l’édition originale ont servi de base à la réalisation d’une série de

conférences que Brăiloiu donna à la Radio Suisse romande entre 1951 et 1954. Dans son

essai, Nattiez analyse le choix extrêmement sélectif des pièces musicales présentées

dans la Collection, les contenus des vingt-et-une conférences qui ont été conservées en

archive et les textes des notices associés à chaque corpus afin de reconstituer

l’approche théorique et méthodologique des investigations comparatistes de Brăiloiu,

que lui-même n’a jamais exposée de manière complète et systématique. Ainsi, les

critères qui semblent avoir motivé le choix des musiques reflètent certains des

principaux axes de réflexion suivis par Brăiloiu : relevé des différents modes

d’expression d’un même genre musical (chants de travail, « chant long », musique

polyphonique, « musique à programme », etc.), confrontation de pièces musicales

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

299

d’origines diverses faisant entendre l’un des procédés de composition auxquels il a

consacré des études systématiques (rythmique enfantine, rythmes aksak, échelles,

giusto syllabique), ou encore investigation visant à suivre la diffusion de certaines

spécificités stylistiques comme le « chromatisme oriental » ou l’influence de la musique

arabe dans une région donnée. Une autre préoccupation qui transparaît dans les

commentaires rédigés par Brăiloiu est son questionnement concernant l’ancienneté de

certaines pratiques musicales.

La grande majorité des enregistrements présentés dans la Collection (soit cent trente-six

pièces) donnent à entendre des musiques vocales. Certains chants sont parfois

accompagnés du jeu d’un ou plusieurs instruments de musique, mais à quelques

exceptions près, ils sont relégués au second plan. Cette anthologie n’est donc pas sans

rappeler l’orientation du projet de Béla Bartók qui, entre 1906 et la fin de la Première

Guerre mondiale, a entrepris de procéder à l’analyse comparative d’un corpus de plus

de treize mille chants populaires hongrois, dans le but de rendre compte de l’évolution

historique du style des mélodies chantées1.

Compte tenu de la forte dominante vocale de cette sélection et de la diversité

remarquable des expressions et des timbres vocaux, on peut penser que Brăiloiu avait

peut-être en vue l’exploration d’un axe de recherche dont le fil conducteur aurait été la

description et l’analyse des techniques et modes d’émission vocale.

Enfin, la multiplicité des sources sollicitées par Brăiloiu pour réunir tous les documents

nécessaires à la constitution de sa Collection donnent une idée du rayonnement des

réseaux scientifiques auxquels il appartenait. Les cent soixante-quatorze pièces de la

Collection ont été enregistrées par plus de trente-cinq personnalités différentes,

auxquelles il faut bien sûr ajouter Brăiloiu lui-même. Plus d’une vingtaine d’institutions

(centres d’archives, centres et instituts de recherche, conservatoires, universités,

sociétés radiophoniques, etc.) réparties dans plusieurs pays d’Europe et d’Asie avaient

été mises à contribution.

L’ensemble des acquisitions d’archives sonores dans lequel Brăiloiu a puisé sa sélection

constitue le point de départ des Archives internationales de musique populaire (AIMP),

qu’il a fondées au Musée d’ethnographie de Genève en 1944. La publication de la

Collection et ses rééditions coïncident avec des moments clés dans l’histoire des AIMP.

L’édition originale correspond, on l’a vu, à la fondation des AIMP qui connurent une

période particulièrement prospère jusqu’au décès de Brăiloiu survenu en 1958. Après

plus de vingt-cinq ans d’abandon, les AIMP connurent une renaissance à partir de 1984,

date de l’arrivée de Laurent Aubert au Musée d’ethnographie de Genève et de la

première réédition de la Collection, qui fut couronnée en 1986 du Prix du Patrimoine de

l’Académie Charles Cros. Quant à la seconde réédition de 2009, à nouveau célébrée par

l’Académie Charles Cros qui lui a décerné un « Coup de cœur Musiques du Monde » (6

janvier 2010), elle s’inscrit dans un projet plus vaste conduit par Aubert pour célébrer,

en 2009, le cinquantenaire du décès de Brăiloiu ; elle concorde aussi avec deux autres

dates anniversaires qu’on peut rappeler : les soixante-cinq ans d’existence des AIMP et

le vingt-cinquième anniversaire de la première réédition de la Collection et de la

parution de Problems of Ethnomusicology 2qui rassemble, dans une version anglaise,

quelques uns des écrits les plus importants du maître roumain.

Mais la remise en circulation cyclique de cette publication discographique (environ

tous les vingt-cinq ans) coïncide aussi avec des moments-clés de l’édition

discographique. Jean-Jacques Nattiez nous rappelle qu’en 1973, Gilbert Rouget

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

300

soulignait le fait que la première édition avait été publiée au moment où le microsillon

commençait à détrôner le 78 tours et de ce fait était restée injustement méconnue

(Nattiez, p. 3). Et en 1984, la première réédition sur microsillons s’est faite au moment

où le CD commençait à supplanter tous les autres supports. Cette dernière réédition en

CD n’a été rendue possible que grâce à l’important travail de numérisation réalisé par

les AIMP pour sauvegarder les précieux documents sonores qu’elles conservent : la

pérennité et la diffusion en sont maintenant assurées par une mise à disposition

intégrale des enregistrements de cet important fonds sur le site du musée

d’ethnographie de Genève (http://www.ville-ge.ch/meg/musinfo_ph.php).

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

301

France. Une anthologie des musiquestraditionnellesGuillaume Veillet. Coffret de 10 CDs Frémeaux & Associés FA 5260, 2009

Luc Charles-Dominique

RÉFÉRENCE

France. Une anthologie des musiques traditionnelles. Enregistrements d’archives; réalisation

et textes: Guillaume Veillet. Coffret de 10 CDs Frémeaux & Associés FA 5260, 2009

1 Lancé il y a au moins cinq ou six ans par Guillaume Veillet pour le compte des éditions

Frémeaux & Associés, le vaste chantier France : une anthologie des musiques traditionnelles

vient de connaître son aboutissement par une monumentale édition d’un coffret de dix

disques. Projet pharaonique comme il en paraît un tous les dix ou vingt ans, et consacré

à un domaine particulier, cette anthologie est le fruit d’une collaboration d’un nombre

considérable de chercheurs et collecteurs individuels, d’associations (entre autres les

Centres régionaux de musiques et danses traditionnelles) et d’institutions, au premier

rang desquelles figure le MuCEM (Musée des civilisations d’Europe et de la

Méditerranée, ex-Musée national des Arts et Traditions Populaires). Alternant avec un

certain bonheur des chants de toutes sortes, des pièces instrumentales, des « paysages

sonores » et quelques enregistrements anciens de rituels, chacun des dix disques offre à

l’auditeur une exploration sonore de grande qualité, souvent dépaysante car renvoyant

la plupart du temps à des époques lointaines et depuis longtemps révolues. Chaque

disque est introduit par une petite présentation des principales caractéristiques

musicales et culturelles de la zone abordée ; chaque pièce bénéficie d’une notice écrite

avec concision et précision, permettant de contextualiser les divers enregistrements.

Enfin, la provenance des phonogrammes est soigneusement indiquée, de même que,

pour chaque disque, la mention de toutes les collaborations – mais, là, avec des oublis

ou au contraire des mentions qui n’ont pas vraiment lieu d’être.

2 L’organisation de cette anthologie est telle que l’auditeur se voit contraint d’adopter le

découpage « régional » : 1) « Bretagne (enregistrements réalisés entre 1900 et 2006) » ;

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

302

2) « France de l’Ouest (enregistrements réalisés entre 1956 et 2006) » ; 3) « Auvergne et

Limousin (enregistrements réalisés entre 1913 et 1998) » ; 4) « Centre France

(enregistrements réalisés entre 1909 et 1997) » ; 5) « Sud-Ouest (enregistrements

réalisés entre 1939 et 2006) » ; 6) « Méditerranée (enregistrements réalisés entre 1935 et

2003) » ; 7) » Alpes, Nord et Est (enregistrements réalisés entre 1930 et 2006) » ; 8)

« Corse (enregistrements réalisés entre 1916 et 2009) » ; 9) « France d’Outre-mer

(enregistrements réalisés entre 1962 et 2007) » ; 10) « Français d’Amérique

(enregistrements réalisés entre 1928 et 2004) ». Parti pris assez classique, mais qui

présente l’inconvénient de « zoner », de territorialiser des pratiques musicales très

diverses, de les essentialiser aussi. Et puis, un tel traitement est parfois cause

d’incohérences difficilement justifiables. Ainsi, dans le disque « Méditerranée », on

trouve des enregistrements de Patrick Mazellier réalisés dans le village d’Orcières

(Hautes-Alpes), c’est-à-dire dans une culture alpine et montagnarde qui a bien peu à

voir avec celle du littoral méditerranéen (il est vrai qu’ici, ce sont le Dauphiné et le

Vivarais qui sont en « Méditerranée »), alors qu’il aurait peut-être été plus judicieux de

les placer dans le disque suivant, mais dans lequel on a bien du mal à comprendre la

logique géoculturelle qui a prévalu à l’établissement de la zone « Alpes, Nord et Est »

définie comme suit : « Aire franco-provençale – Val d’Aoste, Suisse romande, Savoie,

Lyonnais –, Franche-Comté, Alsace, Lorraine, Nord, Wallonie, Paris et le bal musette » !

De même, dans le texte introductif du disque « Sud-Ouest », la géographie de cette zone

est présentée de telle façon que le Béarn et la Bigorre ne se trouvent plus en Gascogne,

que le Quercy est déclaré attenant à l’Auvergne, alors qu’il l’est tout autant – sinon

plus – au Limousin.

3 N’étant évidemment pas spécialiste de ces dix grandes zones, je serai dans l’incapacité

de porter une appréciation précise et détaillée sur la représentativité musicale de

chacune d’entre elles en regard des choix opérés par Guillaume Veillet. Dans celles que

je connais le mieux (« Sud-Ouest » et « Méditerranée »), j’ai constaté des déséquilibres

et des manques. Par exemple, dans le disque « Sud-Ouest », la dimension instrumentale

est sous-représentée (même pas le tiers des pièces), avec une curieuse absence de toute

référence au hautbois, alors que sont disponibles les enregistrements de Charles

Alexandre aux hautbois de Bigorre, du Couserans et du Haut-Languedoc. Dans le disque

« Méditerranée », aucune référence n’est faite aux marins et pêcheurs (il existe un air

de procession des pêcheurs de Gruissan – Aude – pour la Saint-Pierre), à l’animation

musicale et aux paysages sonores des jeux taurins, au jeu du violon en Languedoc, au

hautbois des Cévennes, au fait que les Gitans sont soit andalous, soit catalans, etc. Mais

il est vrai que vouloir dresser le portrait sonore d’un territoire en soixante-dix minutes,

au-delà de la notion de « paysage sonore » que je considère personnellement comme

une construction idéologique, méthodologiquement inopérante, demeure une

formidable gageure.

4 Il y a néanmoins, dans toute cette « régionalisation » musicale, un fait notable qui

dénote l’évolution positive que connaît l’ethnomusicologie de la France depuis déjà un

certain nombre d’années. La « France » qui nous est présentée ici s’ouvre sur l’Outre-

mer et aussi sur la francophonie nord-américaine. Certes, l’intérêt pour l’Outre-mer ne

date pas d’aujourd’hui et l’auditeur trouvera dans le disque consacré à cette zone

plusieurs enregistrements déjà anciens de Claudie Marcel-Dubois et Marie-Marguerite

Pichonnet-Andral. Mais, jusqu’à une période assez récente, le revivalisme français des

musiques et danses traditionnelles n’a pas suscité grande attention, dans l’ensemble,

aux musiques de l’Autre, extra-hexagonales, hors « métropole ». Cependant, cette

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

303

anthologie, dont la plupart des pièces soit sont anciennes, soit datent des années 1970

et 1980, ne s’écarte que trop peu encore des cultures musicales régionales de la France

métropolitaine, qui sont ici à peu près toutes rurales, de surcroît. En effet, dans les huit

premiers disques (235 phonogrammes au total), on n’entend en tout et pour tout que

six pièces de musiques tsiganes, juive, d’émigrés polonais, grecs, etc.

5 Cette anthologie publie des enregistrements inédits et d’autres qui ont déjà été publiés.

Les pièces inédites représentent 41 % des phonogrammes (120 sur 293). Ce qui est assez

surprenant, c’est que la grande majorité des pièces publiées provient de CDs assez

récents (96 pièces) ; 66 sont des publications d’enregistrements provenant de disques 33

tours ; seulement 11 sont des publications de 78 tours. D’une région à l’autre, le ratio

entre inédits et publiés varie très sensiblement. Cet intéressant constat est très

éclairant sur les niveaux des différents traitements régionaux de l’édition

discographique des documents de collecte. Certaines régions, notamment à travers

leurs Centres régionaux de musiques et danses traditionnelles ou certaines associations

patrimoniales emblématiques et dynamiques, se sont dotées d’outils éditoriaux

efficaces, comme par exemple les collections discographiques d’ethnomusicologie

régionale, généralement estampillées « Atlas sonores ». Dans d’autres régions (parfois

pour d’autres raisons), la publication des sources est moins avancée. De ce point de vue,

le disque « Corse » est une magnifique réussite : il est presque entièrement inédit (20

inédits contre 4 enregistrements publiés dans des 33 tours) ! Au-delà de la beauté des

enregistrements, son intérêt n’en est que plus important. Par ailleurs, j’ai été très

surpris de la quantité des pièces inédites en provenance du MuCEM : 45 au total (soit

environ un disque et demi), sans compter celles qui sont reproduites ici mais qui ont

déjà été publiées. Ce n’est pas la présence de ce fonds qui me surprend car on connaît

depuis maintenant un certain nombre d’années, avec Florence Gétreau dans un premier

temps, puis avec Marie-Barbara Le Gonidec aujourd’hui, la volonté d’ouverture, de

restitution des fonds aux régions, de collaboration éditoriale. Mais enfin, on se

demande pourquoi le MuCEM, grande institution patrimoniale nationale, ne s’est

encore jamais lancé dans une édition systématique de ses fonds ! On se prend à rêver

d’une immense collection discographique, un peu à l’image de l’édition des archives

d’Alan Lomax, qui serait de surcroît véritablement scientifique (avec comité éditorial).

6 Je terminerai avec deux critiques plus générales, l’une portant sur la présentation

formelle de cette anthologie, l’autre sur son traitement documentaire. Le « coffret »

dont il est question ici se résume en réalité en un large emballage cartonné ouvert sur

un côté, dans lequel on glisse un à un les dix « boîtiers cristal » des CDs ! Présentation

tristement indigente (je ne parlerai pas ici des illustrations des jaquettes conçues par

Crumb et qui ne sont pas sans évoquer les années 1970 et leur culture underground)

pour une réalisation qui n’a jamais connu de précédent et qui ne sera sans doute pas

renouvelée de sitôt, pour un projet éditorial d’envergure internationale ! Au-delà de la

présentation, c’est le traitement éditorial lui-même qui semble irrationnel. Ainsi,

chaque disque possédant son livret (que l’on froisse ou que l’on arrache à chaque fois

que l’on veut le consulter !), nous avons dix fois le même texte général de présentation

de l’anthologie (les collectes historiques en France, le revival, etc.) et dix fois le même

texte d’intention de la FAMDT (Fédération des Associations de Musiques et Danses

Traditionnelles, l’un des partenaires de cette publication) ; un texte curieux d’ailleurs

qui, en insistant fortement sur la nécessité d’utiliser aujourd’hui ces sources pour une

création contemporaine, donne presque l’impression de « s’excuser » d’une publication

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

304

à caractère aussi ethnomusicologique, ce qui me paraît en totale contradiction avec le

projet éditorial lui-même.

7 En place de ces redondances, on aurait aimé trouver des textes beaucoup plus

consistants sur l’histoire des collectes, la constitution du champ de l’ethnomusicologie

de la France, le revival, etc. On aurait aimé lire un traitement documentaire réellement

scientifique des enregistrements publiés. On ne peut pas mettre côte à côte une collecte

de Ferdinand Brunot et une autre de Claudie Marcel-Dubois sans expliquer ce qui les

différencie fondamentalement, au-delà des décennies qui les ont séparées. On ne peut

pas publier des enregistrements de rituels par Claudie Marcel-Dubois sans se livrer à

une anthropologie du sonore, même rapide. On ne peut pas présenter la flûte pìrula

corse seulement comme « un instrument à vent taillé dans le roseau » ! Par ailleurs,

plusieurs chants historiques ou complaintes sont déclarés non « traditionnels », tout

simplement parce que certains sont signés, à l’instar d’une chanson écrite en 1856 et

que chantait l’une des domestiques de George Sand. Guillaume Veillet nous précise

alors : « Il ne s’agit en aucun cas d’une chanson traditionnelle. » Ne doit-on pas ici poser

le problème différemment, en évitant à tout prix de reproduire d’une part les schémas

folkloriques historiques, d’autre part de se référer à la notion problématique de

« tradition », en usant de notions plus précises (non connotées) comme par exemple

« formes orales standardisées », que Goody suggéra en son temps et qui me paraît ici

beaucoup plus juste ? Une telle publication, qu’on le veuille ou non, est une édition

d’ethnomusicologie. Elle se doit impérativement d’être présentée de façon rigoureuse

et scientifique, au risque d’aboutir à un non-sens éditorial en cas contraire.

8 Que toutes ces petites critiques ne ternissent en rien l’immense plaisir que j’ai ressenti

à l’écoute de ces nombreux disques, plaisir toujours enrichi de la découverte de ces

pièces pour la plupart du plus haut intérêt. C’est une œuvre monumentale, titanesque,

rare, qui vient d’être réalisée ici. Il faut en être reconnaissant à Guillaume Veillet, son

concepteur et son réalisateur, et aussi à Frémeaux & Associés qui poursuivent ici une

action patrimoniale utile et de grande ampleur.

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

305

Bulgarie. L’art de la gadulkaEnregistrements (2008) et texte: Jérôme Cler, 2009

Marie-Barbara Le Gonidec

RÉFÉRENCE

Bulgarie. L’art de la gadulka. Enregistrements (2008) et texte: Jérôme Cler. 1 CD AIMP

XCI / VDE CD-1278, 2009

1 L’art de la gadulka est le deuxième disque de la collection des Archives Internationales

de Musique Populaire du Musée d’ethnographie de Genève dédié à la Bulgarie. Si le

premier était consacré aux traditions pastorales (Le Gonidec 2004), où prévalent flûtes

et cornemuses, celui-ci se penche sur cet instrument à cordes appelé gadulka, qui se

jouait jadis essentiellement dans l’univers villageois et dont l’aspect et l’accord varient

sensiblement d’une région à l’autre. La gadulka et les aérophones pastoraux

représentent les seuls instruments mélodiques bulgares de tradition rurale, puisque le

luth tambura était plutôt joué dans les régions plus orientales du pays, parmi les

Pomaks (Bulgares islamisés à l’époque ottomane). Ces trois instruments mélodiques

étaient accompagnés d’une percussion, la grosse caisse tapan, tandis que, parmi les

Pomaks, se jouait aussi un tambour sur pied appelé tarambuka. Mise à part la

cornemuse, tous les instruments que l’on vient de citer sont présents dans ce CD, de

même que l’accordéon, donnant à la gadulka un riche environnement musical et à ce

disque, une certaine variété.

2 Incompatible avec les changements socio-économiques drastiques que le

gouvernement communiste imposa aux Bulgares au lendemain de la Seconde Guerre

mondiale, le mode de vie ancestral, fondé sur la propriété familiale et le patriarcat,

disparut très rapidement. Sa musique évolua vers une pratique « urbaine d’ascendance

rurale », pour reprendre les termes de l’auteur du livret, ce qui lui permit de se

perpétuer pendant toute la période communiste, qui prit fin en 1989. Le disque

présente différents aspects du jeu de la gadulka, du plus « pur » style traditionnel

villageois (plage 1) au jeu plus contemporain (plage 5), en passant par la pratique

d’ensemble, typique de la période communiste (plage 13). Le livret retrace rapidement,

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

306

dans un style agréable à lire, l’histoire de la musique bulgare de ces dernières

décennies, une musique dite « narodna muzika », que l’on a du mal à traduire, puisque

narod signifie « peuple », et que narodna peut être rendu par « national » ou

« populaire », au sens politique du terme (le peuple représentant la nation), mais aussi

par « traditionnel ». Car « La » tradition a bien été maintenue à l’époque communiste,

et, ce avec grand soin, pour conserver cet « art du peuple bulgare » (narodno

tvortchestvo) servant de base pour des compositeurs dans la création d’un « nouvel art

démocratique » plus digne de représenter la nouvelle République, mais sans en gommer

les racines, source de fierté. C’est ainsi qu’ont vu le jour de grandes troupes de

musiciens et de danseurs – dont l’ensemble national Filip Koutev, fondé en 1951, est le

plus emblématique –, formations « officielles » dans lesquelles la gadulka occupait une

place de choix parmi les autres instruments évoqués plus haut.

3 Le livret décrit ainsi le passage de l’instrument, du village à la scène, évoquant les

transformations qu’il a subies pour ce faire (on voulait imiter le violon…) et jusqu’à son

aspect contemporain. Il en est revenu à la diversité d’accordages qu’il connaissait jadis

(accord de Gabrovo : la, ré, mi ; de Dobrudja : la’-la-ré’ ; de Thrace : la-ré-la ou la-mi-la)

et, pour ce qui concerne l’aspect morphologique, c’est la gadulka de Thrace qui est

maintenant considérée comme le modèle standard, et c’est elle qu’on entend ici. Ses

trois cordes, à l’origine en boyau, sont de nos jours des cordes de métal filées. Les

cordes sympathiques qu’on lui connaissait dans certaines régions seulement, dont la

Thrace, ont été conservées. Ces onze cordes qui ne sont pas touchées par l’archet, mais

dont la vibration est entraînée par « sympathie », autrement dit par résonance avec les

notes jouées à la même hauteur (ou fréquence) donnent au timbre de l’instrument cette

« épaisseur » et cette richesse de couleurs qu’on entend très bien à la plage 9, laquelle

dévoile un très bel aperçu des sonorités de la gadulka bulgare.

4 L’origine de l’instrument est ancienne. On le compare au rebec médiéval dont il partage

la morphologie et la structure, puisqu’on le confectionne non pas par assemblage de

différentes planchettes ou éclisses, mais à partir d’une seule pièce de bois. La cavité

creusée pour la caisse de résonance est fermée par une table d’harmonie. Si gadulka est

le nom que donnent les Bulgares à cette vièle de nos jours, ce type instrumental n’est

pas propre à la Bulgarie. Preuve est donnée avec le rebec ; mais on le trouve aussi, sous

des formes spécifiques, dans le reste des Balkans (lyra grecque, par ex.) et en Turquie

(kemençe). Il est intéressant de noter que son nom viendrait de gud, qui, dans les langues

slaves, se rapporte à l’émission sonore. Outre ces indications géographiques et

étymologiques, le livret évoque aussi le contexte de jeu de l’instrument, souvent utilisé

pour les mariages. Plusieurs plages sont consacrées au répertoire nuptial, qui comporte

autant des airs lents (complaintes de la mariée) que des airs à danser, évidemment.

5 Pour réaliser son disque, Jérôme Cler a fait appel à trois gadular différents, dont un,

Atanas Vultchev, né en 1937, est un grand virtuose. On l’appelle d’ailleurs le Paganini

de l’instrument. Il a fait son apprentissage auprès de son père Kiril, qui fut engagé dès

les premières années du nouveau régime dans l’orchestre de narodna muzika de la Radio

nationale bulgare. Atanas, recommandé par son père dès l’âge de 14 ans, y fait ses

premières apparitions officielles avant de rejoindre plus tard, comme accompagnateur,

la fameuse chorale féminine connue sous le nom de « Mystère des voix bulgares ». C’est

donc un musicien riche d’une double formation : héritier direct, par son père, du

modèle traditionnel et lui-même acteur de la construction des nouveaux modèles

culturels de l’époque communiste. Les deux autres joueurs sont Dimitar Gugov et

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

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Nikolaï Paskalev, nés respectivement en 1977 et 1974. Ils représentent la génération

formée selon le modèle « classique » (cours de solfège, d’harmonie et de composition,

etc.) alors dispensé dans toutes les écoles de musique, que l’élève se dédie à la

klasitcheska mouzika ou à la narodna, comme ce fut le cas pour ces deux gadular. Devenus

musiciens professionnels (dans tous les sens du terme et en premier lieu dans

l’acception liée à l’excellence), ils ont fait partie de nombreuses formations de haut

niveau avant la chute du communisme et réalisent aujourd’hui de belles carrières dont

l’une, celle de Gugov, se poursuit en France où il réside depuis neuf ans.

6 Ils sont accompagnés par des musiciens ayant un parcours similaire, sauf peut-être le

percussionniste Hasan Mustafov, qui, né en 1939, a connu comme Atanas Vultchev le

passage entre la musique de tradition rurale et la « néo-tradition ». Tous ont fait partie

de grands ensembles prestigieux formés à l’époque communiste et qui perdurent de nos

jours. Mais ce disque donne volontairement, avec ces « grands » musiciens, un aperçu

du jeu en petite formation, plus intimiste, qui laisse au mieux se développer « l’art » de

la gadulka.

BIBLIOGRAPHIE

LE GONIDEC Marie-Barbara 2004 Bulgarie. Musique de tradition pastorale. Enregistrements

(1992-1997) et texte : Marie-Barbara Le Gonidec. CD AIMP LXXIV/VDE-1148.

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Turquie. Le bağlama des yayla,Ramazan Güngör, Ali Kıvrak et HayriDev Enregistrements et texte: Jérôme Cler, 2008

Thomas Loopuyt

RÉFÉRENCE

Turquie. Le bağlama des yayla, Ramazan Güngör, Ali Kıvrak et Hayri Dev. Enregistrements et

texte: Jérôme Cler. 1 CD Ocora C 560213, 2008

1 Ce CD vient compléter la série des yayla1 issue des enregistrements réalisés par

l’ethnomusicologue Jérôme Cler au fil de vingt années de terrain dans la région des

plateaux du Taurus occidental, au Sud de la Turquie. Après le violon et le sipsi, c’est le

üçtelli ou bağlama, instrument de la famille des luths à longs manches, qui est ici mis à

l’honneur. L’intérêt majeur de ce quatrième volume est de réunir trois grands artistes

de même génération mais de sensibilités différentes, mettant ainsi en regard trois

versions complémentaires d’une même tradition musicale. Cela est d’autant plus

précieux que ce répertoire, qui témoigne d’un héritage pastoral ancien, tend

aujourd’hui à disparaître, supplanté par les pratiques citadines modernes des plus

grands saz. Nos trois musiciens sont tous des descendants d’anciens pasteurs d’origine

turkmène, et leur musique vit de cette mémoire des anciens temps auxquels ils font

constamment référence : des histoires de bergers et de jeunes filles nomades chantant

des « airs de gorge » que les instruments ne se lassent pas d’imiter. Ramazan Güngör et

Ali Kıvrak, après leur enfance dans les plateaux, sont descendus à Fethiye, une ville de

la côte autrefois occupée par les pasteurs pendant les périodes d’hiver, dans laquelle ils

se sont définitivement installés. Le troisième musicien, Hayri Dev, n’a quant à lui jamais

quitté cet univers des plateaux – sauf pour des concerts en Europe et, plus récemment,

dans les centres citadins de Turquie. Le rapport à la nature reste central dans ce

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

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répertoire, même si le mode de vie nomade qui lui était originellement associé a

disparu.

2 Le üçtelli, littéralement un luth « avec trois cordes », comporte sur son manche une

douzaine de frettes ligaturées. C’est le plus petit des instruments de la famille des saz.

La caisse, taillée dans la masse, est généralement faite avec du mûrier ou du genévrier,

selon que l’on se trouve dans la plaine ou dans les hauteurs ; le manche est en

abricotier. La table d’harmonie est quant à elle le plus souvent faite avec de l’épicéa,

parfois du genévrier. Le jeu du üçtelli présente plusieurs particularités par rapport à

celui d’autres luths : d’une part l’utilisation du pouce gauche pour les accords, d’autre

part les claquements sur la table d’harmonie obtenus avec les ongles de la main droite.

S’y ajoute le son, caractéristique du transitoire, produit par le frottement des ongles

sur les cordes métalliques. Tous ces sons, parfois rugueux et néanmoins délicieux pour

les amateurs, traduisent une forme d’expressivité rustique, caractérisée par une variété

d’énergies, d’articulations, et de timbres. Une particularité est l’usage d’une technique

apparentée au hammering ou tapping, produite par l’action de la main droite au niveau

des frettes : ainsi, les cordes entrent en vibration sans avoir été pincées mais plutôt

comme si elles avaient été martelées. Il s’ensuit un timbre très différent du son

habituel, riche en harmoniques et qu’on entend surtout dans des airs non mesurés (voir

les plages 8 et 18, entre autres). Aujourd’hui cette technique est couramment utilisée

par tous les grands noms du saz – par exemple Arif Sağ – qui se sont largement inspirés

des maîtres du üçtelli (en particulier Ramazan Güngör) pour enrichir leur technique de

jeu. Enfin, il est important de noter que le üçtelli a gardé une variété d’accordatures qui

tend en revanche à s’amoindrir dans le jeu de saz citadin. Sur ce point, le livret est

particulièrement bien documenté. Il constitue même une véritable méthode de uçtelli

(sans doute la première éditée à ce jour !), détaillant les six accordatures utilisées dans

ce disque et leurs rapports harmoniques, ainsi que l’usage d’accords renversés qui

manifestent ce que Jérôme Cler décrit comme une « pensée harmonique ». Les

différentes positions de la main gauche et le rôle de chaque doigt, y compris du pouce,

sont illustrés par des schémas. La technique de la main droite est également abordée,

avec les diverses manières de pincer les cordes : « rasgueo » (les ongles des doigts vers le

bas et l’index seul en remontant) ; « tek parmak » (un seul doigt, l’index, joue les cordes

alors que le pouce et le majeur tiennent le corps de l’instrument) ; parmak boğazi

(technique apparentée au hammering ou tapping mentionné plus haut).

3 Le répertoire du üçtelli se partage entre quatre formes principales : l’air long (uzun

hava), le zeybek, le boğaz et l’air rapide. Les airs longs sont caractérisés par l’absence de

cycle rythmique régulier (plages 1, 4, 11). Le zeybek est une pièce rythmée à 9 temps (ce

cycle étant de manière générale le plus usité dans cette région, voir Cler 1994) :

comptés 3+2+2+2 dans sa forme lente, et 2+2+2+3 dans sa forme rapide (plages 2, 9, 13,

15…). Le boğaz est un air de gorge anciennement chanté par des bergères à l’époque

pastorale (plages 7, 8, 11, 16, 23…). Enfin, l’air rapide est cyclique et plus allant,

comprenant des chansons et des airs souvent dédiés à la danse. C’est chez Hayri Dev

qu’on l’entend le plus.

4 Les dix premières plages du disque sont consacrées à Ramazan Güngör. Aujourd’hui

disparu, ce musicien jouissait d’une renommée particulière, aussi bien dans le milieu

académique que parmi les musiciens populaires de la région, comme un des derniers

détenteurs des techniques et répertoires liés au üçtelli, instrument qu’il avait

commencé à apprendre dès son enfance. Il reçut une formation de charpentier mais un

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

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accident l’obligea à abandonner cette vocation. Il choisit alors la lutherie, et se retrouva

ainsi à la fois luthier et luthiste, concordance rare mais d’une grande richesse. Ramazan

Güngör se distingue par sa connaissance large des répertoires de différentes régions de

Turquie et par une recherche technique : visible dans les changements d’accordature,

ou encore dans l’usage du hammering qu’il a été un des premiers à introduire dans le jeu

du saz. Cette recherche produit une diversité de dynamiques et d’atmosphères.

5 Hayri Dev, comme on l’a dit plus haut, est un homme de terroir, qui vit toujours dans sa

région natale. Il a connu en partie la vie pastorale, puis s’est reconverti dans

l’agriculture de subsistance. Mais ses meilleurs revenus, il les doit à la musique en tant

que professionnel des fêtes et des mariages. Les pièces jouées par Hayri s’organisent en

suites et sont caractérisées par un style à la fois vif et léger, dont la fluidité frappe

l’auditeur dès les premières notes. Il ne joue pas d’air long mais des mélodies rapides,

destinées à la danse, ou des chansons. Comme il se plaît à le dire lui-même avec

humour, les musiciens de la plaine ont un jeu « plus lourd » que ceux de la montagne.

De fait, à l’écoute de Hayri, on ne peut s’empêcher de penser que l’air et l’eau du

plateau sont à la source d’une légèreté de jeu toute singulière, par rapport au jeu des

musiciens de la ville. À l’image du personnage auquel était consacré le documentaire

Derrière la Forêt, réalisé en 1999 par Gülya Mirzoeva, ce jeu allie la vivacité et la sagesse

méditative. La référence à la nature environnante est particulièrement présente.

Notons en plage 22 une intéressante imitation des sonnailles. Hayri Dev est des trois

celui chez qui la dimension poétique est la plus présente, à travers de courts couplets

évoquant un événement singulier ou une aventure. Mi-parlés, mi-chantés, ces récits se

marient particulièrement bien avec le son discret et raffiné du üçtelli.

6 Ce disque offre donc un grand intérêt en tant que témoignage d’un répertoire dont le

contexte d’origine – la vie pastorale – n’existe plus. Les enregistrements, très bien

réalisés, n’ont subi en studio qu’un simple équilibrage des fréquences et n’ont pas fait

l’objet de montage. Tout cela participe du sentiment général de sincérité que l’on

ressent à l’écoute de ce disque. Ainsi les bruits d’ordinaire considérés comme

« parasites », tels que la douce sonnette de la maison de Hayri, sont perçus

agréablement et font partie d’un tout, celui du moment partagé rendu accessible aux

auditeurs.

BIBLIOGRAPHIE

CLER Jérôme 1994a Turquie. Musiques des yayla. CD Ocora-Radio France 560050.

CLER Jérôme 1994b « Pour une théorie du rythme aksak », Revue de Musicologie 80/2 : 181-210.

CLER Jérôme 1998a Turquie. Le violon des yayla. Mehmet ‘Akir, CD Ocora-Radio France 560116.

CLER Jérôme 1998b Turquie. Le sipsi des yayla, CD Ocora-Radio France C 560103.

CLER Jérôme et Bruno MESSINA 2007 « Musiques des minorités, musiques mineures, tiers

musical », Cahiers d’ethnomusicologie 20 : 243-271.

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311

MIERZOEVA Gulya et Jérôme CLER 1999 Derrière la Forêt. Production Les Films de l’Observatoire / E-motion picture Baden-Baden / ZDF-Das kleine Fernsehspiel pour ARTE.

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Chine. « Le pêcheur et le bûcheron». Leqin, cithare des lettrés. Sou Si-tai Sou Si-tai: cithare qin ou flûte xiao, avec Georges Goormaghtigh: qin. Enregistrements (2006): Renaud Millet-Lacombe; texte: GeorgesGoormaghtigh, 2007

François Picard

RÉFÉRENCE

Chine. « Le pêcheur et le bûcheron». Le qin, cithare des lettrés. Sou Si-tai. Sou Si-tai: cithare qin

ou flûte xiao, avec Georges Goormaghtigh: qin. Enregistrements (2006): Renaud Millet-

Lacombe; texte: Georges Goormaghtigh. 1 CD AIMP LXXXII / VDE CD-1214, 2007

1 Il existe au moins trois bonnes raisons de se réjouir de la publication de cet

enregistrement : il vient heureusement compléter la splendide et ô combien partiale et

lacunaire collection Brăiloiu, j’entends ici le double dispositif constitué par le fonds

Brăiloiu en ligne1 et la Collection universelle de musique populaire en 4 CD, poursuivi avec

la collection des Archives Internationales de Musique Populaire (AIMP). Elle marque un

point final à l’appellation fausse et désuète, de « musique populaire » pour désigner ces

musiques, objets et causes de l’intérêt, de la passion et des recherches des

ethnomusicologues, et que l’on appelle enfin : les musiques des gens ; qu’il s’agisse ici

de gens de bien plutôt que de gens de peu, de gens de lettres plutôt que de gens sans

lettres importe finalement bien peu à l’oreille.

2 Cet enregistrement de Sou Si-tai vient à point pour documenter ce qui se présente

comme une école particulière de qin, proclamée bien entendu la « dernière » (il n’en est

rien). Les amateurs et connaisseurs gardaient précieusement la cassette enregistrée par

lui et Liu Chuhua (1986).

3 Le disque est superbement enregistré et fait entendre un des plus beaux sons publiés ;

c’est en tous cas la conclusion à laquelle aboutit un travail associant connaisseur,

compositrice, spécialiste d’acoustique musicale et preneur de son (Picard et al. 2009).

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Ironiquement, il est ainsi associé à celui de Yang Lining, pourtant cosidéré par les

partisans de « l’école de Tsar Teh-Yun » comme emblématique de la prétendue « école

des professionnels de conservatoire » ; il est vrai qu’elle a reçu en secret – Révolution

Culturelle oblige – l’enseignement du dernier (avant le suivant) des lettrés : Zha Fuxi

(1895-1976).

4 Enfin, dernier bonheur, non réservé à ses admirateurs : entendre jouer le maître secret,

l’ermite des montagnes lui-même, Georges Goormaghtigh (plages 2 et 9), permet de

s’assurer que leur propre maître Tsar Teh-Yun n’est pas « la dernière des gens de

lettres » (Bell 2008).

5 On peut donc jouir de cette musique, de cette sonorité et de la finesse d’une

interprétation mature, empreinte de sérénité. Un partisan affirmé des cordes de soie,

John Thompson, répertorie sur son site web une liste d’enregistrements avec cordes de

soie, comme si c’était une catégorie en soi. Si l’on compare les pièces publiées sur ce

disque à celles déjà publiées (soie ou non), on constate que seule la dernière pièce,

Zuiweng yin (plage 10),très courte (0’44), ne figure pas déjà dans des enregistrements

avec cordes de soie, la pièce qui porte le même nom enregistrée par John Thompson

lui-même étant en effet différente. Sinon, seule la plage 1, Guiqulai ci, n’a pas été publiée

ni dans l’interprétation du maître Tsar Teh-Yun, ni dans celle de musiciens ou gens de

qin d’écoles réputées différentes, mais seulement par Lo Ka-Ping et Yang Baoyuan. On

l’aura compris, contrairement à ce que l’on a longtemps cru, ce n’est pas le répertoire

qui fait la spécificité d’une école ; ce n’est pas la sonorité – le disque permet de le

constater de manière sérieuse – ni la manière, le style, ou alors d’une manière

imperceptible… Reste une éthique, exigeante, et qui a valeur d’esthétique, que tous

ceux qui ont eu le bonheur de partager des moments de musique et d’amitié avec Yip

Ming-Mei, Liu Chuhua, Georges Goormaghtigh, Shum Wing-Foong, Sou Si-tai ou, sans

doute, Maître Tsar, ont éprouvée. On souhaite aux auditeurs un tel bonheur.

BIBLIOGRAPHIE

BELL Yung 2008 The Last of China’s Literati The Music, Poetry, and Life ofTsar Teh-yun, Hong Kong :

Hong Kong University Press.

BRĂILOIU Constantin et Laurent AUBERT 2009 Collection universelle de musique populaire. Archives

Constantin Brăiloiu (1913-1953). Coffret de 4 CD AIMP LXXXL-LXXXVIII / VDE-1261-1264.

CAI Deyun (Tsar Teh-Yun) 2000 The Art of Qin Music, ROI RB-001006-2C.

LIU Chuhua (Lau Chor-wah) 1996 Water Immortal, Roi RB-961008-C (HKG,)

LIU Chuhua et SU Sidi 1986 Récital de qin (cithare chinoise), enregistrement public pour l’Institut

Belge des Hautes Études Chinoises, 12 août.

LU Jiabing (Lo Ka-Ping) 2004 China : Lost Sounds of the Tao (with four compositions by Lo Ka-Ping),

World Arbiter.

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

314

PICARD François, Marie-Hélène BERNARD, SUN Ko-shu, avec Alain JOUBERT 2009 « La cithare

chinoise qin, contextes de jeu et enregistrement », communication au 5e Colloque de Musicologie

Interdisciplinaire – CIM09, « La Musique et ses instruments ». Paris, 26-29 octobre.

THOMPSON John 2009 John Thompson on the Guqin Silk String Zither <http://www.silkqin.com/

index.html>.

YANG Baoyuan 1994 China Records Carol CCD 94/347.

YANG Lining 1998 China Racines (avec François Picard au xiao). Prise de son Daniel Deshays. ED

9801, Buda.

NOTES

1. <http://www.ville-ge.ch/meg/musinfo_ph.php>

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Bali 1928 I . Gamelan gong kebyar. Music of Belaluan, Pangkung,Busungbiu Réédition d’enregistrements historiques réalisés en 1928 à Bali, compiléspar Allan Evans et Edward Herbst, World Arbiter 2011

Éric Vandal

RÉFÉRENCE

Bali 1928 I . Gamelan gong kebyar. Music of Belaluan, Pangkung, Busungbiu. Réédition

d’enregistrements historiques réalisés en 1928 à Bali, compilés par Allan Evans et

Edward Herbst. Livret de 16 pages en anglais. 1 CD (59’  30’’ ) plus contenu multimédia,

World Arbiter 2011

1 Il s’agit d’une parution peu banale que nous offre ici le chercheur américain Edward

Herbst, en collaboration avec Allan Evans, sous le label World Arbiter, l’un des rares à

publier des enregistrements d’archives de musiques traditionnelles. Ce disque constitue

le premier tome d’une série de cinq sur lesquels on retrouvera l’intégralité des 104

plages de 78 tours enregistrées à Bali à la fin des années 20 par les compagnies

allemandes Odeon et Beka. Il s’agit des premiers enregistrements commerciaux de

musique balinaise, et les seuls effectués avant la Seconde Guerre mondiale. En 1999,

Herbst nous avait déjà offert The Roots of Gamelan, qui compilait les quelques plages

disponibles à l’époque. Il nous présente maintenant la collection dans son intégralité,

fruit d’une recherche exhaustive s’étendant sur une dizaine d’années.

2 Curieusement, les parutions originales étaient destinées au marché local balinais. Le

gramophone représentait à l’époque un investissement extrêmement coûteux, que

seule une infime minorité pouvait se permettre. Conséquemment, les ventes furent

désastreuses. Toutefois, leur impact sur la recherche en ethnomusicologie a été

considérable. En effet, c’est après avoir entendu certains de ces enregistrements

lorsqu’il était à New York que le compositeur Colin McPhee se rendit à Bali afin

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

316

d’entreprendre une enquête approfondie (1966), ouvrant ainsi la voie à de nombreux

chercheurs jusqu’à nos jours. McPhee a d’ailleurs joué un rôle essentiel dans la présente

réédition, laquelle a pu être réalisée en grande partie grâce à sa collection personnelle,

car il fut un des rares à s’être procuré ces enregistrements.

3 Ces musiques ont été captées à une époque où Bali vivait de profonds changements

socioculturels. Sous domination néerlandaise depuis 1908, la société balinaise des

années vingt se transforme, passant d’une civilisation avant tout agraire et

relativement isolée à une société administrée à l’occidentale et pleinement intégrée au

réseau commercial colonial. C’est également à cette époque que l’île se fait connaître au

niveau international par le biais des touristes fortunés en mal d’exotisme et de

« pureté », qui affluent en nombre croissant.

4 Comme en guise de réponse à ces transformations importantes, la musique

traditionnelle du gamelan se verra complètement réinventée. Le kebyar, style explosif et

innovateur, apparaît autour de 1915 dans certains villages du nord de l’île – région sous

contrôle direct des Hollandais depuis 1849 – pour ensuite se propager rapidement vers

le sud, où il s’épanouira. Le genre emprunte auprès de tous les répertoires, palatins

comme villageois, tout en remaniant de façon radicale les canons

esthétiques traditionnels : grande liberté formelle, irrégularités métriques,

accentuations syncopées, modulations dramatiques de tempi et articulation contrastée

des dynamiques. Comme signature stylistique, le kebyar propose également une petite

révolution : l’abandon momentané d’une pulsation stable – jusque là régente absolue

des musiques de gamelan –, dans un nouveau type de passage constitué de cascades de

phrases jouées à l’unisson dans un style rhapsodique parlando/rubato. Ces mélodies

singulières, nécessitant une virtuosité et une coordination d’ensemble sans faille, en

viendront à être désignées par le terme même de « kebyar ».

5 Bali 1928 : Gamelan gong kebyar propose les performances de trois des orchestres les plus

actifs de l’époque : Belaluan (sud), Pangkung (centre-sud) et Busungbiu (nord), cet

ordre de présentation suggérant un cheminement à rebours vers les origines nordiques

du genre. Le gamelan de Belaluan, qui fut le premier à se produire régulièrement pour

un auditoire touristique, interprète tout d’abord Kebyar Ding (« ding » étant le premier

degré de l’échelle pélog à cinq sons du gamelan gong kebyar), un morceau de bravoure

qu’on a dû diviser en six « mouvements », étant donné la durée maximale de trois

minutes des plages de 78 tours. Le côté « patchwork » de la forme, même à l’intérieur

d’une seule plage, est particulièrement mis en évidence. En témoigne, dans

l’introduction (« Kebyar »), la surprenante juxtaposition entre une mélodie lyrique,

légèrement asymétrique, et un passage kebyar enflammé, joué fortissimo. On imagine

d’ailleurs facilement les musiciens s’en donnant à cœur joie avec ce nouveau procédé,

tant les sections kebyar sont omniprésentes. Leur exécution, plus « carrée » et moins

fluide que ce qu’on entend aujourd’hui, semble toutefois trahir une certaine

immaturité technique. La sélection de Belaluan est complétée par deux pièces de danse

et deux pièces cérémonielles – dont l’une, Buaya Mangap (« crocodile à la gueule

ouverte »), fut transcrite pour deux pianos par Colin McPhee (1940). Bien qu’il ne

s’agisse pas à proprement parler de pièces répondant au style kebyar, on perçoit tout de

même l’influence du nouveau genre à travers l’interprétation des musiciens.

6 Plus avant à l’intérieur des terres, l’orchestre de Pangkung offre une prestation moins

portée sur les nouvelles techniques, les passages kebyar étant employés ici avec

davantage de discernement. On remarque par contre une exécution un peu plus fluide

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

317

que celle de l’ensemble précédent. Les formes sont plus stables et conservatrices,

indiquant qu’il s’agit probablement ici, non pas d’authentiques créations, mais de

pièces de temple exécutées « à la façon kebyar », comme en témoigne la pièce Gending

Longgor II, toujours jouée dans les cérémonies du nord de l’île.

7 Enfin, avec le gamelan de Busungbiu, on goûte à toute la vitalité du kebyar. L’orchestre

maximise l’exploitation des registres, fait entendre les échanges de soli et utilise de

façon dramatique les successions soudaines d’arrêts et de silences, faisant en cela usage

des traits qui deviendront les caractéristiques les plus saisissables du genre. Certains

passages, particulièrement les soli joués par quatre musiciens sur le carillon de gongs

(reyong), sont d’une virtuosité hallucinante, laquelle n’a rien à envier aux performances

des meilleurs groupes actuels. Les passages kebyar sont pleinement mis en valeur par

une exécution tout en agilité et en souplesse, sans jamais que ne soit mise de côté leur

énergie explosive. En un mot, on jouait en 1928 dans le village de Busungbiu le kebyar

tel qu’il sera exécuté ailleurs des décennies plus tard.

8 On ne saurait passer sous silence l’excellent article de Herbst qui accompagne cette

publication et qui est disponible en fichier PDF sur le disque même. L’auteur y retrace

en détails l’histoire des enregistrements originaux et situe le contexte historique

entourant l’émergence du kebyar. Une bonne partie de ses recherches a été consacrée à

rencontrer les aînés des villages concernés, auxquels il a fait réécouter les pièces.

L’article met pleinement en valeur les propos qu’il en a recueillis dans un examen

approfondi de chaque sélection de la nouvelle édition. Ces témoignages représentent

une contribution originale aux recherches musicologiques sur Bali, enrichissant par le

biais de l’oralité les perspectives historiques que nous détenions sur le kebyar et qui,

jusqu’à maintenant, étaient grandement limitées par la rareté des traces écrites. Un

glossaire détaillé propose également un élargissement du vocabulaire lié aux

techniques de jeu du gamelan. De plus, le disque donne à voir trois courts films muets

du légendaire danseur I Marya, réalisés par Rolf de Maré en 1938. D’autres films

d’archives sont également disponibles sur le site internet de la compagnie World

Arbiter (www.arbiterrecords.com).

9 Souffle et crépitements sont bien sûr inhérents à ce genre de parution, et on voit

difficilement comment l’équipe de World Arbiter aurait pu faire mieux dans la

restauration sonore des documents. On appréciera toutefois la grande netteté des

aigus, là où résident les couleurs caractéristiques du gamelan. D’autres problèmes

découlent également des prises de sons originales, l’équipement de l’époque ne

permettant pas un rendu adéquat de toutes les fréquences. En témoignent les

enregistrements de Busungbiu, où les métallophones graves sont quasi-inaudibles.

10 En considérant le disque dans son ensemble, on constate avec étonnement que, malgré

une dizaine d’années d’existence seulement, les caractéristiques singulières du style

kebyar étaient déjà bien en place, du moins au niveau de la structure. Les musiciens de

Belaluan, Pangkung et Busungbiu nous démontrent que les musiques dites

traditionnelles ne relèvent pas toujours d’un développement progressif, mais peuvent

parfois jaillir presque spontanément pour se cristalliser rapidement sous des traits qui

deviendront leur marque distinctive.

11 De par la valeur historique évidente des enregistrements qu’on y retrouve, et

également au vu de la documentation exhaustive et inédite qui l’accompagne, Bali 1928 :

Gamelan gong kebyar constitue un incontournable de la discographie

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

318

ethnomusicologique du Sud-Est asiatique. On peut aisément supposer qu’il en sera de

même pour les quatre volumes suivants, à paraître dans les prochaines années.

BIBLIOGRAPHIE

HERBST Edward 1999 The Roots of Gamelan. 1 CD World Arbiter 2001.

McPHEE Colin 1940 Balinese Ceremonial Music, pour deux pianos. New-York : G. Schirmer.

McPHEE Colin 1966 Music in Bali: A Study in Form and Orchestration in Balinese Orchestral Music. New

Haven: Yale University Press.

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

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Pérou. Musique des Awajún et desWampis d’Amazonie, Vallée du CenepaEnregistrements : Franz Treichler ; textes : Raúl Riol et Jeremy Narby,2009

Michel Plisson

RÉFÉRENCE

Pérou. Musique des Awajún et des Wampis d’Amazonie, Vallée du Cenepa. Enregistrements :

Franz Treichler ; textes : Raúl Riol et Jeremy Narby ; fichier pdf avec les paroles des

chants en awajún, espagnol, anglais et français. 1 CD AIMP XCII / VDE-1279, 2009.

1 Ce très beau disque nous plonge dans l’univers musical des ethnies des Basses Terres du

Pérou, sur lesquels existent également quelques livres d’ethnologues1. L’Amazonie

péruvienne est très souvent la laissée-pour-compte des musiques amérindiennes ; on

lui préfère en général l’Amazonie brésilienne, beaucoup plus médiatisée et qui a fait

l’objet de nombreux et beaux enregistrements, comme ceux de René Fuerst, de Gustaaf

Verswijver ou de Luis Fernandez, publiés comme le présent CD dans la collection des

Archives Internationales de musique populaire (AIMP) de Genève. Cet album est donc le

bienvenu dans le champ des musiques amérindiennes.

2 Les ethnies Awajún et Wampis, dont nous pouvons écouter quelques beaux moments

musicaux dans cet album, appartiennent au groupe ethnolinguistique du haut et moyen

bassin du fleuve Marañon que les Espagnols appelaient « Jivaro » – sans doute une

déformation du terme Shiwar.

3 En 2002, on comptait environ 100 000 individus dans le groupe ethnolinguistique jivaro,

répartis entre l’Equateur et le Pérou, sans compter les groupes ethniques ayant adopté

leur mode de vie mais parlant d’autres langues, comme les Candoshi et les Shapra qui

parlent le candoa, ainsi que le relève Pierre Salivas dans sa thèse sur la musique des

Jivaro/Shuar (2002). Le livret du présent album, publié en 2009, donne quant à lui une

estimation de 75 000 individus pour les seuls Awajún. Divergence des chiffres, mais on

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sait que les groupes jivaro du Pérou et d’Equateur connaissent globalement une natalité

relativement élevée malgré les guerres de frontières entre militaires péruviens et

équatoriens, l’avidité implacable et destructrice des multinationales minières,

pétrolières et forestières liée aux pouvoirs locaux, et la paupérisation générale des

peuples amérindiens, qu’ils soient chasseurs-cueilleurs ou agriculteurs. Autre signe de

vitalité : ces cultures jivaro défendent farouchement leur identité vis-à-vis du pouvoir

central, même s’ils acceptent les écoles étatiques depuis les années 1960.

4 Le premier « Festival de musique awajún » a eu lieu en 2006 dans la vallée du Cenepa,

affluent du Marañon, à l’initiative de l’ODECOFROC, une organisation indigène de la

région fondée en 1995 et soutenue par des ONG nationales et internationales. Cette

organisation regroupe les cinquante-trois communautés autochtones du bassin de la

rivière Cenepa, soit environ 12 000 personnes. Ainsi, à l’instar ce qui se passe au Brésil,

en Equateur et au Mexique notamment, les communautés amérindiennes s’organisent

et défendent farouchement leur identité culturelle. À preuve, ce disque produit par

Laurent Aubert, qui, comme l’écrivent ses auteurs Raúl Riol et Jeremy Narby,

correspond à « un besoin formulé par les communautés locales ». Il ne s’agissait pas

pour eux d’imposer de l’extérieur un relevé systématique des répertoires, mais

« d’accompagner la prise de conscience des Indiens de la nécessité de conserver leur

patrimoine immatériel autant que matériel », en se donnant pour règle d’intervenir le

moins possible sur le choix des musiques que les Indiens voulaient transmettre. Les

Amérindiens ne sont donc plus un objet esthétisé par une vision occidentale

dominante, mais deviennent ainsi les sujets actifs et conscients de leur propre création

culturelle. Cette démarche est assez rare, du moins en Amérique latine, pour mériter

d’être soulignée.

5 Pour ce qui est de la culture elle-même, nous retrouvons certains traits communs à de

nombreuses ethnies amérindiennes des Basses Terres, comme le chamanisme et

l’absorption de plantes telles l’ayahuasca2,ingéré sous forme de pâte, qui permet de

« voir » la vie, d’« acquérir la vision » à travers la transe et de conduire au « voyage

dans le monde des esprits et des ancêtres », comme le souligne le livret.

6 D’autres déterminants culturels, notamment musicaux, sont propres aux Jivaro.

Comme chez les Shuar, on retrouve ici les chants sacrés anen et les chants profanes

nampeg, ainsi que d’autres pièces avec des instruments tels que la flûte traversière

pinkuy (plage 21) ou la flûte droite à encoche pijug (proche de la quena andine), en os de

chevreuil (plage 20). L’instrumentarium comprend également l’arc-en-bouche, seul

cordophone américain d’origine précoloniale. Le tambour tuntui est présent dans deux

morceaux(plage 27 et 28), mais ne figure pas dans les photos du livret, où l’on voit en

revanche un membranophone à deux peaux de type colonial (p. 17)3. On ne peut que le

regretter car cet idiophone à fentes, couché sur un support ou suspendu, proche du

teponaztli aztèque et méso-américain, est aussi une caractéristique assez répandue des

cultures des Basses Terres amazoniennes.

7 Ce qui domine dans cet album est, d’une part, la qualité des chants, notamment ceux

des femmes, comme dans la plage 23, où l’échelle mélodique est constituée d’intervalles

disjoints sur un ambitus assez large, et d’autre part, la forte présence du pentatonisme.

Hégémonique dans les Andes, de la Colombie au Chili, le pentatonisme est en général

plus rare dans les Basses Terres où l’on trouve beaucoup plus fréquemment ce que le

musicologue argentin Carlos Vega4 a appelé le « tritonique » ou le « trisonique », ainsi

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

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que des échelles tétratoniques (plage 9), comme on trouve dans d’autres

enregistrements de musiques jivaro.

8 Un des intérêts de ces enregistrements est bien la présence persistante d’échelles

pentatoniques, plus d’une quinzaine au total, notamment dans les belles voix de

femmes a cappella, mais aussi le fait que ces échelles utilisées par les Awajúns et les

Wampis sont assez peu fréquentes dans les Andes. Il y a là une vraie originalité

musicale, que ce CD met bien en valeur par une excellente prise de son. Au final, à part

l’absence de carte, sans doute justifiée par un livret déjà épais, aucun défaut n’est à

signaler dans ce bel album de musique amérindienne, qui nous ouvre un univers

musical encore peu connu.

BIBLIOGRAPHIE

DESCOLA Philippe 1986 La nature domestique. Symbolisme et praxis dans l’écologie des Achuar, Paris :

Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme.

DESCOLA Philippe 1993 Les lances du crépuscule. Relations Jivaros, Haute-Amazonie. Collection Terre

Humaine. Paris : Plon.

D’HARCOURT Raoul 1954 « Les formes du tambour à membrane dans l’ancien Pérou », Journal de

la Société des Américanistes, 43/1 : 155-160.

SALIVAS Pierre 2002 Musique Jivaro. Une esthétique de l’hétérogène. Thèse de doctorat

d’ethnomusicologie sous la direction d’Eveline Andréani. Paris : Université Paris VIII.

NOTES

1. Voir notamment Descola 1986 et 1993.

2. Ayahuasca : Banistériopsis. Très fréquent dans tout l’ouest du bassin de l’Amazone et dans les

régions adjacentes de l’Orénoque, jusqu’à la côte pacifique en Colombie et en Equateur. Ayahuasca

est le nom quechua de cette liane, dont les espèces apparentées sont connues sous de nombreux

noms vernaculaires comme caapi, dápa, mihi, kahi (utilisée par les Tukanode Colombie), natema,

pindé, yajé. Les chamanes la mélangent souvent avec d’autres substances comme le tabac.

3. Voir d’Harcourt 1954.

4. Carlos Vega (1898-1966), ethnomusicologue argentin, étudia dès avant la deuxième guerre

mondiale la musique traditionnelle de son pays, notamment dans la région du nord-ouest, et plus

tard celle du Pérou. Il laisse une œuvre considérable, quoique en partie aujourd’hui discutée. Sa

bibliographie complète a été publiée dans les Cuardernos del Instituto de Antropología n° 6. Buenos-

Aires 1966-1967.

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

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Swaziland. Chants des SwaziEnregistrements et texte: Mark Bradshaw, 2009

Emmanuelle Olivier

RÉFÉRENCE

Swaziland. Chants des Swazi. Enregistrements et texte: Mark Bradshaw. 1 CD AIMP XCIV/

VDE CD-1283, 2009

1 Tout comme le Lesotho, le Swaziland est un petit pays enclavé à l’intérieur de l’Afrique

du Sud dont les habitants, les Swazi, ou plutôt Swati (du nom de leur souverain Mswati

II qui régna au tout début du XXe siècle), arrivés au XVI e siècle près de la baie de

Maputo (actuel Mozambique), puis vers 1750 dans la partie septentrionale de l’actuel

Zululand (Afrique du Sud), se constituèrent en nation au début du XIXe siècle,

répondant ainsi à la menace de Chaka Zulu. Si leur histoire est bien documentée,

comme le rappelle Mark Bradshaw, leur musique a en revanche peu été étudiée1 et tout

l’intérêt de ce CD est de nous la faire mieux connaître.

2 Bien qu’une partie du répertoire « traditionnel » des Swazi soit lié à de grandes

cérémonies en l’honneur du souverain, de la reine-mère et de leur entourage,

renforçant à la fois le pouvoir royal et l’identité nationale, Mark Bradshaw choisit de

présenter des pièces plus intimistes, dont le chant est accompagné par des instruments

produisant mélodies et harmonies.

3 Dans les notes d’accompagnement au CD, il décrit précisément ces instruments et leurs

techniques de jeu : un arc à résonateur externe en calebasse dont la corde métallique

est baguée (makhweyane, plages 1, 2, 4, 5, 7, 9, 11, 12, 14) ; un monocorde muni d’un

résonateur fait d’un bidon d’huile dont la corde, chevillée, est frottée à l’aide d’un petit

archet (sikhelekhele, plage 6), instrument qui est en réalité une cithare et qui était très

populaire au début du XXe siècle dans les mines d’or et de diamant d’Afrique du Sud où

se côtoyaient des travailleurs issus de diverses populations d’Afrique australe. À côté de

ces deux instruments « anciens » (sans qu’on puisse cependant dater leur apparition

chez les Swazi), Mark Bradshaw décrit plusieurs autres instruments introduits par les

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

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colons occidentaux que les Swazi ont intégré à leur musique. Parmi ceux-ci, on

rencontre la guimbarde (sitolotolo, plages 8, 13), dont le jeu a été modifié par les Swazi

pour s’apparenter à celui de leur arc musical, et la vièle, issue du violon, mentionné au

Cap depuis le début du XVIIe siècle, et que l’interprète enregistré par Mark Bradshaw

appelle violin. Son jeu rappelle cependant celui d’un autre instrument, en l’occurrence

la guitare zouloue, ce qui, remarque l’auteur, n’est guère surprenant au regard des liens

historiques et culturels marquant la région (plages 3, 10). Enfin, les Swazi jouent d’un

petit concertina à boutons (proche de l’accordéon), instrument manufacturé à Vienne

par Damian en 1829, qui, selon Percival Kirby (1933), fut introduit en Afrique du Sud

quelques années plus tard (plages 3, 10), ainsi que d’une guitare acoustique et d’une

guitare basse adoptées plus récemment (plages 3, 10). Mark Bradshaw note enfin à juste

titre que ces instruments sont très répandus en Afrique australe, où ils existent sous de

nombreuses variantes (voir les travaux inégalés jusqu’à ce jour de Kirby, 1934), de sorte

que peu d’entre eux constituent des marqueurs identitaires. De fait, les instruments

sont plutôt de bons indices pour étudier les dynamiques circulatoires des individus et

des groupes en Afrique australe depuis plusieurs siècles.

4 Dans la lignée des travaux de Gerhard Kubik (1988), l’auteur analyse également la

manière dont les instrumentistes produisent des harmoniques à partir des

fondamentales des arcs musicaux et reprend l’hypothèse de Kubik, selon laquelle les

échelles utilisées dans la musique vocale seraient précisément issues des harmoniques

produites par les arcs. Il en résulte une musique fondée sur des échelles pentatoniques

anhémitoniques, comme la plupart des musiques d’Afrique australe pratiquées par les

populations bantouphones 2 (alors que les musiques des populations khoisan se fondent

principalement sur des échelles tétratoniques 3). Quant aux instruments d’origine

occidentale et aux chants qui les accompagnent, ils suivent une échelle diatonique et

des harmonies I-IV-V, que l’on retrouve aussi dans de nombreuses musiques populaires

d’Afrique du Sud 4.

5 Selon Mark Bradshaw, ces pièces et ces instruments, précisément parce qu’ils sont

joués par des individus ou de petites formations en dehors des grandes cérémonies

fédératrices, tendent à disparaître. Ce CD vise donc à témoigner d’une pratique

musicale en déclin. Pourtant, et c’est à mon sens leur point fort essentiel, les

enregistrements retenus révèlent une musique qui a su s’adapter, se transformer, se

renouveler, voire muter, pour rester en phase avec la société swazi, qu’elle soit passée

ou présente. Ainsi, le répertoire prédominant pour arc makhweyane continue-t-il à se

renouveler : en témoignent les six compositions récentes présentées dans ce CD (plage

1 : « L’amour est fini », de Khokhiwe Mphila ; plage 4 : « La première épouse » de

Ndsumiso Tsela ; plage 6 : « Khala Gogogo » d’Elias Matsenjwa ; plage 7 : « Logaduka »

de Sagila Matse ; plage 14 : « Mbilibhi » de Khokhiwe Mphila ; plage 16 : « L’abeille

curieuse » de Sagile Matse). À ce propos, il est fort appréciable de voir mentionnés les

noms des compositeurs ainsi que ceux des interprètes, une pratique qui se généralise

ces dernières années, mais qui a longtemps fait défaut, surtout pour les musiques dites

« de tradition orale ». Ensuite, l’appropriation et la transformation de chants

cérémoniels pour les instruments mélodiques (plages 1, 5 et 11) témoignent, comme le

souligne l’auteur, « d’un processus salutaire de réinvention et d’élaboration musicale »

de la part des musiciens swazi. Ce processus concerne également des pièces

initialement composées pour d’autres instruments – les flûtes par exemple – adaptées

ici à la guimbarde (plage 13). Les pièces de danse jouées aux violin, concertina, guitare et

guitare basse, qui ne sont finalement pas plus récentes que les autres, renvoient à la

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

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capacité qu’ont les Swazi non seulement d’intégrer de nouveaux instruments et de les

transformer pour les faire leurs, mais également d’adopter un nouveau langage musical

qui se superpose au langage antérieur sans l’invalider. Enfin, Mark Bradshaw

mentionne l’existence du groupe Sighubu Sebalozi qui joue lors d’événements publics et

en concerts, tandis que les (superbes) photos qui accompagnent la notice du CD nous

renseignent sur la mise en scène vestimentaire des musiciens, parés des habits

« traditionnels » swazi. Sommes-nous là dans un processus contemporain de

patrimonialisation musicale, avec la création de groupes qui se professionnalisent et

qui entrent dans une économie globalisante des productions culturelles ? On aurait

aimé en savoir plus sur cette question.

6 Sans être spectaculaire comme le chant diphonique des Xhosa, les orchestres de flûtes

en hoquet des Tswana ou le contrepoint vocal des Bushmen, la musique swazi de ce CD

présente une belle diversité en même temps qu’une finesse remarquable : l’arc

makhweyane qui prédomine adopte des styles de jeu différents tandis que les interprètes

se distinguent les uns des autres par leur timbre de voix et les subtiles variations qu’ils

développent. Mais le CD fait aussi la part belle aux musiques de danse exécutées aux

violin, concertina, guitare et guitare basse, qui me rappellent immanquablement le

Namastap, un répertoire de danses populaires introduites par les Boers au XIXe siècle

chez les Nama d’Afrique du Sud et de Namibie et qui ont été transformées,

réappropriées par cette population jusqu’à faire partie aujourd’hui de son héritage

culturel. La vitalité qui se dégage de ces danses swazi fait penser qu’elles participent

aussi, au même titre que des répertoires plus anciens, de l’identité que cette population

se donne aujourd’hui. Ce CD permet donc d’enrichir nos connaissances sur les musiques

d’Afrique australe en même temps que d’apprécier le travail de ces musiciens qui

composent et recomposent leur musique et leur identité swazi.

BIBLIOGRAPHIE

ENGLAND Nicholas M. 1995 Music among the Zu’|’wa-si and Related Peoples of Namibia, Botswana and

Angola. New York & London : Garland.

KIRBY Percival 1933 « The Reed-Flute Ensembles of South Africa : a Study in South African Native

Music », Journal of the Royal Anthropological Institute of Great Britain and Ireland 63 : 313-388.

KIRBY Percival 1934 The Musical Instruments of the Native Races of South Africa. Johannesburg,

Oxford : Oxford University Press.

KUBIK Gerhard 1988 « Nsenga/Shona Harmonic Patterns and the San Heritage in Southern

Africa », Ethnomusicology, 32/2 : 39-76.

LUCIA Christine 2005 The World of South African Music. A Reader. Cambridge : Cambridge Scholars

Press.

MALAN Jacques P. ed. 1982 South African Music Encyclopedia. Cape Town : Oxford University Press.

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

325

OLIVIER Emmanuelle 2006 « Archives khoisan. L’histoire comme champs de la musique », Afrique

et histoire, 6 : 193-222.

OLIVIER Emmanuelle 2007 « On Polyphonic Construction. An Analysis of Ju|’hoan Vocal Music »,

African Music, 8/1 : 82-111.

RYCROFT David 1967 « Nguni vocal polyphony », International Folk Music Journal 19 : 88-103.

RYCROFT David 1971 « Stylistic evidence in Nguni song », in KLAUS Wachsmann ed. : Essays on

music and history in Africa. Evanston : Northwestern University Press : 213-241.

NOTES

1. À l’exception des quelques travaux de David Rycroft portant sur la polyphonie vocale des

Nguni, un ensemble de populations sud-africaines comprenant les Swazi (Rycroft 1967, 1971). On

peut également citer Jacques P. Malan (1982), qui décrit les principales caractéristiques de la

musique traditionnelle swazi.

2. Les populations d’Afrique australe se divisent en deux grandes catégories linguistiques, qui

correspondent également à des strates de peuplement différentes : les populations locutrices de

langues bantoues sont arrivées au sud de l’Afrique en plusieurs vagues du Ve jusqu’au XVIII e

siècle ap. J.-C., tandis que les populations de langues khoisan sont considérées comme les

« peuples premiers » de cette région. En réalité, ces différentes populations ont développé

d’étroites relations qui se traduisent notamment sur le plan linguistique par l’adoption des clics

khoisan (consonnes produites par claquements de la langue en différentes positions du palais)

par certaines populations bantouphones comme les Xhosa et les Zoulous.

3. Voir notamment England (1995) et Olivier (2006, 2007).

4. Pour une vue d’ensemble de ces musiques, voir Lucia ed. (2005).

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Marc et Thomas Loopuyt. Duo de oud – SilsilaEnregistrements: Thomas Loopuyt; texte: Marc et Thomas Loopuyt, 2009

Laurent Aubert

RÉFÉRENCE

Marc et Thomas Loopuyt. Duo de oud – Silsila. Enregistrements: Thomas Loopuyt; texte:

Marc et Thomas Loopuyt. 1 CD + 1 DVD. Collection Musique du monde, Buda Records

3018064, 2009

1 Silsila, la « chaîne » : cette référence affirmée dans le titre de ce CD indique d’emblée la

couleur. C’est bien d’une transmission de nature initiatique que témoignent ces beaux

enregistrements, une transmission en ligne directe de père à fils, condition réputée

idéale pour que « quelque chose se passe », comme le souligne Marc Loopuyt dans le

livret, se référant implicitement aux propos de Jean During sur le sens de la tradition

dans l’Orient musical. À cet égard, cette nouvelle réalisation occupe une place

particulière dans la discographie déjà importante de Marc : elle est le signe d’un

accomplissement. Et pour Thomas, elle atteste la solidité des fondements sur lesquels

repose sa jeune carrière de musicien talentueux.

2 Au-delà de la saga familiale, le duo de oud de Marc et Thomas Loopuyt nous plonge dans

un Orient mythique, un Orient qui aurait aboli les frontières entre les différents

terroirs du maqām et qui, par là même, transcende les accents régionaux, les intégrant

tous en un langage commun, essentiel, qui serait à la musique ce que l’arabe coranique

est à ses variantes dialectales. En effet, laissant à d’autres « les évolutions actuelles

quasi-guitaristiques qui tendent à éloigner le oud du langage des maqāmat et de ses

potentialités méditatives », les deux musiciens s’attachent ici à développer les

ressources expressives des « formes originelles de l’instrument », autrement dit des

modes orientaux dans la plénitude de leur rayonnement. Pour ce faire, ils puisent aux

sources tant maghrébines que proche-orientales, turques ou azéries, combinant

compositions anciennes et improvisations modales en une série de suites parfaitement

Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010

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cohérentes, édifices sonores savamment construits dans le plus grand respect des

règles du maqām.

3 Au fil des plages, le dialogue musical se développe dans une totale complicité. Ce qui

aurait pu n’être qu’un exercice de style ou une démonstration de virtuosité apparaît au

contraire comme une véritable leçon de musique. L’évidente efficacité du discours

musical découle ainsi de l’application d’un certain nombre de principes et de critères

esthétiques clairement assumés. Le choix d’instruments anciens, chargés d’histoire,

n’est à cet égard pas anodin, pas plus que celui d’une position de jeu elle aussi à

l’ancienne, ou que l’usage de cordes en boyau et de plectres en penne d’aigle ou en

écaille de tortue : ces options ont en effet une influence directe sur la projection des

sons et les timbres instrumentaux, plus chaleureux et « organiques » que ceux produits

par des matériaux de facture moderne ; mais elles contribuent aussi à déterminer les

techniques de jeu appropriées, et notamment le tracé des lignes mélodiques,

l’ornementation et l’articulation mélodico-rythmiques, extrêmement souples et déliées,

dont témoignent à merveille les joutes cordiales des deux musiciens.

4 C’est dans les improvisations modales (taqasīm) que leur expression s’épanouit avec la

plus grande souveraineté, dans la liberté d’une conversation musicale fluide et d’une

inspiration partagée, guidée par un instinct musical sûr et une connaissance

approfondie de l’univers des maqāmat. Sans être à proprement parler

ethnomusicologues, Marc et Thomas Loopuyt possèdent manifestement la science de la

musique, une science dont ils ont acquis les arcanes auprès des maîtres qu’ils ont eu le

privilège de fréquenter au fil de leurs pérégrinations musicales, et qui se révèle ici dans

la rigueur avec laquelle ils restituent la quintessence de cet enseignement.

5 Cette démarche exemplaire méritait ainsi d’être signalée, et ceci à plus d’un titre : non

seulement parce qu’elle atteste que « le vent souffle où il veut », mais aussi dans la

mesure où elle propose une alternative crédible aux innombrables expériences

interculturelles plus ou moins opportunistes dont le marché des « musiques du

monde » est aujourd’hui à la fois le théâtre et l’instigateur. Ces enregistrements sont en

outre accompagnés d’un DVD offrant aux amateurs un extrait de concert et un

entretien croisé des deux musiciens, qui contribue à expliciter les tenants et les

aboutissants de leur parcours. Le seul regret que peut susciter cette production

concerne le livret, et plus particulièrement la description des pièces, qu’on aurait

souhaitée plus explicite dans la définition des formes musicales, des structures

rythmiques et de l’éthos des modes interprétés.

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Thèses

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Truong Thi Hanh: Le Dan Bâu(Monocorde calebasse vietnamien).Étude organologique etethnomusicologiqueThèse de doctorat en Ethnomusicologie, 2009, Université de Paris IV-Sorbonne

RÉFÉRENCE

Truong Thi Hanh: Le Dan Bâu (Monocorde calebasse vietnamien), Étude organologique et

ethnomusicologique. Thèse de doctorat en Ethnomusicologie, soutenue le 25 novembre

2009 à l’Université de Paris IV-Sorbonne (Maison de la Recherche), Directeur de thèse:

François Picard, 1 volume (299 pages), 1 DVD, 1 CD

1 Le dan bâu (đàn bâ`u), littéralement « instrument de musique à corde pincée et à

calebasse », est un monocorde à tension variable spécifiquement vietnamien. Il est cité

par les chroniques chinoises du Xe siècle parmi les instruments du Funan, du Champâ et

du pays de Pyû, soit donc l’Indochine. Les sources vietnamiennes les plus anciennes

remontent à 1777 (Lê Quí Đôn), suivies par les récits, dessins, croquis et photographies

de voyageurs, d’explorateurs puis d’ethnologues. Il apparaît que l’instrument était au

début du XXe siècle l’apanage des mendiants aveugles. Au cours du siècle, il est

cependant devenu un des emblèmes de la musique vietnamienne, objet d’améliorations

dans la facture, et surtout d’une modification du jeu instrumental avec l’usage

systématique du jeu en harmoniques qui lui permet de jouer tous les modes et toutes

les nuances, et des ornements aussi subtils que variés. Actuellement, l’incorporation à

l’ensemble caisse-corde-résonateur-levier d’une chaîne microphone-amplificateur-

haut-parleur lui permet d’être entendu parmi d’autres instruments et en situation du

concert. Il présente ainsi le cas d’un instrument resté traditionnel et vietnamien et

ayant totalement intégré la modernité.

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2 L’étude organologique, comprenant description et facture, se prolonge avec un aperçu

général qui situe le dan bâu au sein des monocordes asiatiques. L’étude musicologique

présente les modes de jeu, le système modal des pièces de son vaste répertoire ; elle est

complétée par une description des techniques de jeu et une étude d’acoustique

musicale. L’enseignement au sein des conservatoires est exposé avec la publication d’un

manuscrit inédit d’un maître. Le travail se conclut sur une proposition de l’utilisation

du dan bâu dans le cadre de la musicothérapie.

3 L’ensemble de l’étude s’appuie sur une pratique professionnelle de plus de trente ans de

jeu et d’enseignement de l’instrument. Les nombreuses illustrations et transcriptions

sont complétées par une discographie analytique.

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Olivier Féraud: Voix publiques.Environnements sonores,représentations et usages d’habitationdans un quartier populaire de NaplesThèse de Doctorat en Anthropologie Sociale et Ethnologie, 2010, Écoledes Hautes Études en Sciences Sociales (LAHIC/EHESS), Paris

RÉFÉRENCE

Olivier Féraud: Voix publiques. Environnements sonores, représentations et usages d’habitation

dans un quartier populaire de Naples. Thèse de Doctorat en Anthropologie Sociale et

Ethnologie, soutenue le 1er février 2010 à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales

(LAHIC/EHESS), Paris. Directeur de thèse: Jean Jamin, 496 pages, 23 extraits sonores et 6

séquences vidéo.

1 Partant d’une ethnographie des Quartiers Espagnols, quartier populaire de Naples,

cette recherche est une étude de la dimension sociale des environnements sonores.

Pluridisciplinaire, cette anthropologie sonore convoque l’anthropologie sociale,

urbaine et sensorielle, la microsociologie, l’anthropologie de la communication et la

prosodie. L’observation de la vie quotidienne et de ses « manières de faire » révèle des

pratiques d’habitation de la rue privilégiant la polyvalence des espaces de l’intime et du

collectif. Il s’en dégage la diversité des stratégies d’appropriation de l’espace urbain, et

une particulière porosité de l’habitat sur les plans sociaux et sensoriels, dans laquelle la

dimension sonore est centrale. La vocalité, production sonore privilégiant la relation à

l’autre, est au centre de la vie sociale du quartier.

2 L’analyse croisée des « voix publiques », cris de marchands et communications

domestiques à distance, témoigne d’enjeux fondamentaux de la vie sociale. De leur côté,

les discours et représentations attachés aux sonorités issues des pratiques populaires

pyrotechniques (pétards et feux d’artifice) révèlent, en tant que plaisir du bruit, une

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même volonté d’investir l’espace urbain par le biais de son environnement sonore.

Considérant que voix et pyrotechnie peuvent constituer des environnements sonores, il

apparaît que, pour autant qu’ils peuvent diviser, ils rassemblent les habitants qui se

sentent faire partie du quartier et participent de la fabrication du lien social. Pointant

la pertinence anthropologique de l’observation et la documentation du fait sonore,

cette étude met en évidence les corrélations entre les modes d’habitation et les

environnements sonores.

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Enrique Pilco: Des voix dans lapénombre. Le catholicisme cuzquénien àtravers les hymnes religieux enquechua. Musique, religion et sociétédans les Andes du XX  e siècle Thèse de Doctorat en Anthropologie Sociale et Ethnologie, soutenue le 27février 2010 à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (MASCIPO/EHESS), Paris

RÉFÉRENCE

Enrique Pilco: Des voix dans la pénombre. Le catholicisme cuzquénien à travers les hymnes

religieux en quechua. Musique, religion et société dans les Andes du XXe siècle. Thèse de

Doctorat en Anthropologie Sociale et Ethnologie, soutenue le 27 février 2010 à l’École

des Hautes Études en Sciences Sociales (MASCIPO/EHESS), Paris. Directeur de thèse:

Carmen Bernand. 370 pages, 17 extraits sonores

1 Cette thèse traite du catholicisme cuzquenien à travers l’usage des chants liturgiques

en langue quechua. La thèse s’appuie sur une ethnographie de la vie musicale des

principales églises de la région de Cuzco, partant de la perspective des musiciens. Une

attention toute particulière est portée aux activités des maîtres de chapelle dont le rôle

s’avère central dans la construction et l’expression musicale de la ferveur populaire.

Ces musiques, jusque là classées comme « folkloriques » bien qu’elles soient le fruit du

projet de catéchisation mis en place par l’église catholique des le XVIIe siècle, s’avèrent

finalement être au cœur de la sensibilité religieuse qui caractérise le catholicisme

andin.

2 Ce répertoire est tout particulièrement associé au culte populaire, non seulement du

fait des textes en langue quechua mais également par son contenu musical,

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notoirement influencé par les yaraví, huayno et qashwa, des genres d’origine indigène.

Ces hymnes ne sont uniquement interprétés lors des cérémonies et dans le cadre des

conventions déterminées par l’Église comme la messe, mais également dans les veladas,

des offrandes aux images religieuses. L’interaction des images religieuses peut s’établir

de façon individuelle ou collective, avec ou sans accompagnement instrumental, et ce

tout au long de l’année, que ce soit lors des commémorations religieuses ou des fêtes

patronales.

3 Les questions qui guident l’auteur sont les suivantes : les chants religieux entonnés lors

des rituels ont-ils un rôle performatif ? Comment permettent-ils d’établir une relation à

une image en particulier ? L’étude de ce répertoire religieux s’appuie en partie sur ma

propre expérience de musicien d’église originaire de Cuzco et se déploie selon trois

axes complémentaires : l’intervention des confréries de musiciens dans les veladas aux

images religieuses, l’implication du clergé dans l’usage de ces chants et, enfin, la

relation symbolique entre les genres de musique indigène et les différentes facettes du

culte. Il s’est ainsi agi d’identifier le ou les secteurs de la population qui la

reconnaissent comme étant la leur et de s’interroger sur sa pertinence actuelle.

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Hugo Ferran: Offrandes etbénédictions. Une anthropologiemusicale du culte des ancêtres chez lesMaale d’ÉthiopieThèse de doctorat en anthropologie sociale et ethnologie, soutenue le 1er

juin 2010 à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris

RÉFÉRENCE

Hugo Ferran: Offrandes et bénédictions. Une anthropologie musicale du culte des ancêtres chez

les Maale d’Éthiopie. Thèse de doctorat en anthropologie sociale et ethnologie, soutenue

le 1er juin 2010 à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris. Directeur de

thèse: Frank Alvarez-Pereyre. 1 volume (505 pages), 4 DVD (49 extraits sonores, 15

séquences vidéo)

1 Ce travail, issu de plusieurs enquêtes de terrain effectuées entre 2001 et 2008, propose

une anthropologie musicale du culte des ancêtres chez les Maale du Sud-Ouest

éthiopien. Après avoir montré que le culte des ancêtres organise la société maale en

patrilignages, il ressort que ces lignages sont pensés comme des canaux le long

desquels s’écoulent les offrandes musicales des cadets lignagers à leurs aînés et les

bénédictions de ces derniers à leurs cadets. L’enquête de terrain a révélé que chaque

offrande musicale « fait connaître » (ershane) simultanément quatre types

d’informations à son sujet. Ceci est validé par le fait que les auditeurs maale

parviennent toujours à déterminer le contexte (funéraire, non funéraire, deuil), la

circonstance d’exécution (divertissement, mariage, premières funérailles…) et le statut

social (héros, alliés, grand-mère…) des donateurs et des destinataires de l’offrande. Si

certaines de ces informations sont exprimées verbalement par les paroles chantées,

l’analyse ethnomusicologique permet de comprendre que la musique, la danse et le

statut des exécutants véhiculent eux aussi, mais chacun à sa manière, des précisions sur

le type d’offrande réalisée. En ce sens, la musique maale peut être considérée comme

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un vecteur de signification qui contribue à mettre en œuvre le culte des ancêtres,

l’organisation statutaire et le temps social et rituel.

2 Par l’étude des relations complexes entre éléments sonores, gestuels et sociaux, ce

travail tente de démontrer que les faits musicaux n’ont de sens que dans leur ancrage

social et culturel, et qu’en retour ils contribuent pleinement à la connaissance de la

société, rappelant ainsi tout l’apport de l’ethnomusicologie à l’anthropologie. Axée sur

les aspects cognitifs de la musique en lien avec le reste de la société, cette étude invite

également à une réflexion théorique et méthodologique en ethnomusicologie

africaniste. Elle cherche à mettre au jour les types de références mentales qui, chez les

Maale, président aux réalisations des pièces, des circonstances musicales et des cycles

de la vie ou de l’année dans lesquels elles s’inscrivent. Enfin, cette thèse s’attache à

l’étude des processus cognitifs à l’œuvre pour catégoriser ces références mentales et

leur donner un sens social.

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Farrokh Vahbzadeh: Le dotâr et samusique dans le Khorâssân et enAsie centrale (une étuded’ethnomusicologie comparative) Thèse de Doctorat en Anthropologie Sociale et Ethnologie, soutenue le 10juin 2010 à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (LMS/EHESS),Paris

RÉFÉRENCE

Farrokh Vahbzadeh: Le dotâr et sa musique dans le Khorâssân et en Asie centrale (une

étude d’ethnomusicologie comparative). Thèse de Doctorat en Anthropologie Sociale et

Ethnologie, soutenue le 10 juin 2010 à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales

(LMS/EHESS), Paris. Directeur de thèse: Frank Alvarez-Pereyre. 469 pages, 1 CD

(exemples vidéo + fichiers multimédia)

1 Cette thèse porte sur le dôtar, luth à manche long et à deux cordes répandu, dans toute

sa variabilité, en Asie centrale ainsi que dans la province du Khorâssân en Iran, où il a

plus particulièrement été étudié. Elle envisage la musique dans un sens large,

comprenant non seulement, son acception stricto sensu, mais aussi l’étude de

l’instrument, la gestuelle du jeu, le symbolisme, la mythologie ainsi que de multiples

aspects anthropologiques. La démarche interdisciplinaire suivie dans cette étude a

permis de mobiliser différents concepts et méthodes issus de diverses disciplines, et

notamment l’ethnomusicologie, l’anthropologie, l’ergonomie et l’informatique.

2 Au total, ce travail met en exergue d’une part un objet : le dotâr ; d’autre part une

notion toujours associée à cet objet : la musique ; et enfin l’homme, le musicien, qui

joue le rôle d’intermédiaire entre l’objet et la notion. En effet, le musicien engage son

corps avec l’instrument et, à travers une série de gestes organisés – des techniques de

jeu –, il produit de la musique, de la matière sonore organisée. De ce point de vue, l’acte

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de jouer constitue un système dont les éléments, ainsi que leurs interactions, se situent

dans un univers de représentations anthropologiques.

3 Ainsi, après une étude détaillée de l’organologie, des techniques instrumentales et de la

musique, cette recherche vise à démontrer qu’un ensemble hétéroclite d’éléments de

nature variée se présente comme les différentes facettes d’une même réalité qui peut

être définie comme « tradition musicale du dotâr ». Il est apparu que, malgré les

différences flagrantes relevées dans ce travail entre toutes les dimensions relatives à

l’instrument, il existe, et cela de manière très marquée, des lignes transversales qui

lient ces dimensions entre elles indépendamment de la région ou de la variante de

l’instrument. Néanmoins, cette étude a révélé que chaque tradition et, plus

globalement, chaque aire culturelle s’approprie certains traits qui lui assurent à la fois

son originalité et son identité.

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Marcel Akiki: Les chants syllabiques demariage au Mont Liban. Une premièreapproche ethnomusicologiqueThèse de Doctorat en ethnomusicologie, soutenue le 22 juin 2010 àl’Université Paris Ouest Nanterre-La Défense

RÉFÉRENCE

Marcel Akiki: Les chants syllabiques de mariage au Mont Liban. Une première approche

ethnomusicologique. Thèse de Doctorat en ethnomusicologie, soutenue le 22 juin 2010 à

l’Université Paris Ouest Nanterre-La Défense. Directeur de thèse: Jean Lambert. 2

volumes, 441 p, y compris annexes, 1 CD

1 Cette thèse établit pour la première fois un large corpus de chants collectés sur le

terrain au Mont Liban. Elle étudie les relations de ces chants avec les cérémonies de

mariage des villageois de la montagne. Elle décrit et analyse longuement les

thématiques, les formes et les structures poétiques, métriques, rythmiques, mélodiques

et modales. Malgré le délitement des traditions musicales vivantes, le corpus recueilli

dans plus de quarante-cinq villages révèle une grande variété de fonctions et de

structures : de nombreux chants rituels inédits ; des structures métriques de deux types

principaux clairement opposés, le quantitatif « arabe » et le qarrâdî syllabique ; des

structures rythmiques, mélodiques et modales qui étaient inconnues jusque là ; des

techniques de composition formulaires, à la fois poétiques et musicales, générées par

des structures-types récurrentes et mobiles, principalement les incipit de syllabes sans

significations.

2 La thèse se conclut sur une analyse des fonctions identitaires de la musique. Certains

genres et formes poético-musicales ont eu clairement un rôle de marqueur identitaire

dans l’histoire du Mont Liban : le chant syllabique qarrâdi,forme de métissage culturel

entre un substrat syriaque et des influences arabes ; les chants de bravoure d’origine

arabe, longtemps associés à la communauté druze, originaire de la Péninsule arabique,

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mais désormais partagés. Ces significations anthropologiques se sont transformées au

cours d’une coexistence sociale et politique qui remonte au moins au XVIe siècle, et a

engendré un partage de ces formes entre les deux communautés, à travers deux

activités communes, l’activité militaire et les rituels de mariage.

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