Itinéraires, 2019-1 - OpenEdition Journals
-
Upload
khangminh22 -
Category
Documents
-
view
1 -
download
0
Transcript of Itinéraires, 2019-1 - OpenEdition Journals
ItinérairesLittérature, textes, cultures
2019-1 | 2019La « renaissance littéraire » africaine en débatInterrogating the African Literary “Renaissance”
Wilfried Idiatha, Aurélie Journo et Magali Nachtergael (dir.)
Édition électroniqueURL : http://journals.openedition.org/itineraires/5620DOI : 10.4000/itineraires.5620ISSN : 2427-920X
ÉditeurPléiade
Référence électroniqueWilfried Idiatha, Aurélie Journo et Magali Nachtergael (dir.), Itinéraires, 2019-1 | 2019, « La «renaissance littéraire » africaine en débat » [En ligne], mis en ligne le 11 juillet 2019, consulté le 24septembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/itineraires/5620 ; DOI : https://doi.org/10.4000/itineraires.5620
Ce document a été généré automatiquement le 24 septembre 2020.
Itinéraires est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Attribution - Pasd'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International.
De nombreux auteurs africains ont connu une visibilité accrue sur la scène littéraire
internationale au tournant du XXIe siècle tandis que sur le continent ont émergé des
revues littéraires, des maisons d’édition locales ou des collectifs d’écrivains qui
semblent témoigner d’une vitalité littéraire et créatrice retrouvée. Ces phénomènes ont
été relayés dans les médias et par les critiques à travers les expressions de
« renaissance » ou de renouveau (« renewal ») littéraires. Si le thème de la migration
occupe une place toujours importante, de nouveaux thèmes ont fait leur apparition et
des genres souvent sous-représentés ou considérés comme mineurs, science-fiction,
roman sentimental ou roman policier, se sont vus réinvestis par de nombreux
écrivains. Ce numéro explore les diverses facettes de la production littéraire africaine
anglophone et francophone du début du XXIe siècle en vue de mettre au jour ce que
l’expression de « renaissance littéraire » recouvre.
The turn of the twenty-first century witnessed a boom in African writing, with writers
gaining visibility on the international literary scene. Parallel to this movement, on the
continent itself, literary journals, publishing houses or writers’ organizations
flourished, seemingly pointing to newfound creativity. Within academic and literary
circles, critics, writers and scholars spoke of literary “renewal” and “renaissance.”
Others described the generation of writers emerging in the late nineties and two-
thousands as “the third generation” of African writers and sought to shed light on the
distinguishing features of this generation while acknowledging elements of continuity
with its predecessors. While tropes such as migration, war and poverty still occupy
center stage, new themes have appeared such as gender, sexual identity or religious
radicalization and international terrorism. Moreover, once “minor” or under-
represented genres have been invested or re-invested by this new generation, whether
it be science-fiction, crime fiction, fantasy or romance. This issue aims at exploring
contemporary African literary production in English and French, in order to question
the notion of “literary renaissance.”
NOTE DE LA RÉDACTION
La rédaction dédie ce numéro à Binyavanga Wainaina, fondateur et premier rédacteur
en chef de Kwani?, disparu le 21 mai 2019.
Itinéraires, 2019-1 | 2019
1
SOMMAIRE
La « renaissance littéraire africaine » en débatIntroductionWilfried Idiatha, Aurélie Journo et Magali Nachtergael
Questions de genre(s)
Achille Ngoye et Jean-Roger Essomba : le renouveau du polar africain francophoneHervé Tchumkam
The Hairdresser of Harare, Questioning Gender and Sexuality in a Zimbabwean NovelPierre Leroux
“Le pays, c’était comme la femme d’un autre”: Reconceptualising West African MigrantMasculinity in Fatou Diome’s Le Ventre de l’Atlantique and Léonora Miano’s Tels desastres éteintsAshwiny O. Kistnareddy
Renaissance linguistique et pratiques littéraires
Défense et Illustration des Langues Africaines: Linguistic Commitment and Critical Thoughtin Ngugi wa Thiong’o’s and Kwasi Wiredu’s WorksPierre Boizette
Nouvelles expressivités littéraires pour L’Afrique qui vient : Alain Mabanckou et LéonoraMianoJosefina Bueno Alonso
Mémoire collective et sociabilités littéraires : le cas de la revue Kwani?(Kenya)
Passeurs de mémoire populaire : Kwani Trust et les lieux de l’histoireKate Wallis
Kwani? as Social Contract: Reflections on the Post-2000 Sub-Saharan Literary RenaissanceBilly Kahora
Varia
À quel prix vêt-on la terre ou le vent ? Regards mulongo sur le vêtement dans La Saison del’ombre de Léonora MianoPierre-Yves Dufeu
Folie et trauma dans Un jour de grand soleil sur les montagnes de l’Éthiopie : uneesthétique de l’indicibleAurélia Mouzet
Itinéraires, 2019-1 | 2019
2
Le visage de l’autre comme écotone dans Tout ce qu’on ne te dira pas, Mongo de DanyLaferrièreEmmanuel Mbégane Ndour
Itinéraires, 2019-1 | 2019
3
La « renaissance littéraireafricaine » en débatIntroduction
Interrogating the African Literary “Renaissance.” Introduction
Wilfried Idiatha, Aurélie Journo et Magali Nachtergael
1 Pour la littérature africaine, le tournant du XXIe siècle semble avoir été marqué par une
vitalité littéraire et créatrice retrouvée. De nombreux auteurs et autrices africain·e·s
ont connu une visibilité accrue sur la scène littéraire internationale tandis que sur le
continent ont émergé des revues littéraires (Kwani? au Kenya, Saraba au Nigéria,
Chimurenga en Afrique du Sud, entre autres), des maisons d’édition locales (Cassava
Republic et Kachifo au Nigéria, les récentes éditions fusionnées Ifrikiya au Cameroun ou
Hemar au Congo-Brazzaville), ou des collectifs d’écrivains (Femrite en Ouganda)1.
Parallèlement, des figures de la littérature africaine francophone et anglophone,
comme Alain Mabanckou, Chimamanda Ngozi Adichie, Teju Cole, Tayie Selasi, Fatou
Diome, In Koli Jean Bofane, ou Léonora Miano, font désormais partie du paysage
éditorial globalisé, entraînant dans leur sillage de nouvelles formes d’expressivité
littéraires et artistiques (danse, théâtre, performance, musique). Le choix de certains,
comme Sami Tchak, de se faire éditer en Afrique témoigne de cette effervescence
autour du livre et de la production littéraire sur le continent africain.
2 Ces phénomènes se sont vus relayés dans les médias et par les critiques à travers les
expressions de « renaissance » ou de renouveau (« renewal ») littéraires (Walsh 2003,
Schappell et Spillman 2007). D’autres critiques, écrivains ou universitaires, comme
Helon Habila, Pius Adesanmi et Chris Dunton, ou encore Paul Zeleza, ont qualifié cette
génération de la fin des années 1990 et du début des années 2000 de « troisième
génération » d’écrivains africains, tandis que dans le domaine francophone,
Abdourahman Waberi (1998) désignait sous le nom d’« enfants de la postcolonie » les
écrivains appartenant à la quatrième génération. Ces critiques ont cherché à mettre en
lumière les traits qui la différencieraient des générations qui l’ont précédée, sans pour
autant passer sous silence les éléments de continuité qui la rattachent à ces dernières.
Tous semblent insister sur le caractère cosmopolite (« post-national », pour citer
Itinéraires, 2019-1 | 2019
4
Habila) de cette génération, qui explique un rapport à l’identité et aux racines
culturelles africaines plus fluide, privilégiant l’idée de multiplicité d’appartenances à
celle d’hybridité. En outre, si le thème de la migration occupe une place toujours
importante, de nouveaux thèmes ont fait leur apparition, tels quela question de genre
ou LGBTQIA ou les phénomènes de radicalisation et de terrorisme global, entre autres.
Enfin, des genres souvent sous-représentés et considérés comme mineurs se sont vus
investis ou ré-investis par de nombreux écrivains, que l’on songe à la science-fiction, au
roman sentimental ou au roman policier.
3 Si de nombreux chercheurs et critiques ont pu déceler dans la fin du XXe siècle et le
début du XXIe siècle un tournant dans la production littéraire africaine, c’est aussi parce
que cette période a été marquée par un certain nombre de changements d’ordre
politique, social ou technologique qui ont modifié les conditions de production
littéraire. On peut citer tout d’abord les mouvements de « décompression autoritaire »
(Bayart 1991) qui ont mené au retour au multipartisme au Kenya ou à la fin de la
dictature militaire au Nigéria, la disparition du régime de Mobutu Sese Seko au Zaïre –
aujourd’hui République démocratique du Congo, mais aussi la fin de la guerre civile au
Sierra Leone ou de l’apartheid en Afrique du Sud, évolutions politiques et sociales : ces
bouleversements socio et géopolitiques ont contribué à un climat plus propice à la
création littéraire, mais aussi à la modification de la réception des œuvres. On peut à
cet égard évoquer la place qu’occupe la critique littéraire africaine qui semble prendre
un nouvel élan aujourd’hui et, bien évidemment, la place de ces littératures dans le
monde académique, à l’image de l’université Omar Bongo de Libreville qui s’est dotée
d’un département de littératures africaines au sein duquel la « littérature gabonaise »
est désormais une filière à part entière.
4 Le développement d’Internet a également joué un rôle important en ce qu’il est
rapidement apparu comme une plateforme de diffusion et de démocratisation de la
pratique littéraire, mais aussi comme un lieu d’échange et de sociabilité où ont pu se
développer des communautés littéraires qui ont en partage moins l’appartenance à un
espace commun que des aspirations et des préoccupations partagées. Enfin, il faut
souligner le rôle important qu’ont joué les prix littéraires comme le prix Caine, créé en
2000 ou l’historique Grand Prix littéraire d’Afrique noire (le « Goncourt africain »), mais
aussi les nombreux festivals littéraires consacrés régulièrement à l’Afrique, dans la
visibilité accrue des écrivains du continent.
5 L’objectif de ce numéro est donc de s’interroger sur ce que l’on entend lorsque l’on
parle de « renaissance littéraire » à propos de la production littéraire africaine
contemporaine, afin de mesurer et de penser conjointement les phénomènes de
rupture et de permanence qui la sous-tendent.
6 Les articles de ce numéro s’intéressent tout à la fois aux changements et aux
permanences thématiques, au renouveau générique et au réinvestissement de certains
genres. Ils proposent des lectures qui témoignent de la variété des pratiques littéraires
contemporaines et de la spécificité des conditions socio-politiques dans lesquelles elles
se situent, et se penchent sur l’évolution de « l’espace des possibles » (Bourdieu) en
s’intéressant à l’émergence d’institutions littéraires continentales (prix, maisons
d’édition, revues, collectifs d’écrivains). En effet, l’influence et le pouvoir prédominants
des « centres littéraires » décrits par Pascale Casanova dans La République mondiale des
lettres persistent et se confondent désormais avec la notion de globalisation, décrite par
un collectif de penseurs auquel Achille Mbembe a pris part, de sorte que global est à
Itinéraires, 2019-1 | 2019
5
entendre à un niveau continental, mais aussi au-delà à travers les interactions
diasporiques. Ces nouvelles structures mettent au jour le développement de réseaux de
sociabilité littéraire panafricains et nous invitent à repenser et à complexifier le
paradigme qui oppose centres et marges de l’espace littéraire mondial et conçoit leur
rapport selon des forces désormais multilatérales.
Questions de genre(s)
7 Les articles d’Hervé Tchumkam et de Pierre Leroux ouvrent ce numéro et reviennent
sur la façon dont certains auteurs investissent et renouvellent les genres policier (Jean
Roger Essomba et Achille Ngoye) et sentimental (Tendai Huchu).
8 S’appuyant sur les analyses de Giorgio Agamben, de Judith Butler et de Guy Debord,
Hervé Tchumkam propose une lecture des romans policiers du Congolais Achille Ngoye
et du Camerounais Jean Roger Essomba qui se situe à l’intersection de l’esthétique et du
politique. Il met en évidence la façon dont ces fictions mêlent polar de l’immigration,
paranormal et Bildungsroman politique. Chez Achille Ngoye le genre policier revêt une
fonction sociale et pédagogique autour de la question du retour d’exil et de l’autopsie
possible des États postcoloniaux tandis que le roman de Jean-René Essomba, en ce qu’il
« met à nu les logiques capitalistes et impérialistes qui installent durablement les
citoyens africains dans l’insécurité et la terreur » et invite à une réflexion sur
« l’humanitaire et sur le totalitarisme local (africain) et mondial », remplit une fonction
philosophique.
9 Pierre Leroux, dans son article sur le premier roman du Zimbabwéen Tendai Huchu,
The Hairdresser of Harare, revient sur un autre genre populaire, le roman sentimental,
investi par la thématique de l’homosexualité, relativement peu traitée dans la
littérature zimbabwéenne. Il montre comment « la représentation de l’homosexualité
et des questions de genre (gender) est indissociable […] du travail sur les genres
littéraires populaires », et permet, dans un récit qui s’appuie sur des ressorts
génériques précis et délègue le débat sur l’homosexualité à plusieurs voix narratives, de
mettre au jour divers aspects d’une société zimbabwéenne en crise.
10 La question de l’identité genrée est également au cœur de l’article d’Ashwiny
O Kistnareddy. Dans sa lecture des romans de Fatou Diome et de Léonora Miano, elle
envisage la façon dont celles-ci proposent de reconceptualiser et de reconstruire les
masculinités noires dans un contexte postcolonial (la France) et diasporique, en
articulant et en arrimant la question de la / des masculinité(s) noire(s) à celles relatives
à l’exil, au retour et à la nostalgie.
Renaissance linguistique et pratiques littéraires
11 Pierre Boizette propose une lecture historique et linguistique de la notion de
renaissance africaine en la resituant dans les débats autour de la question de la langue
d’écriture et de la revalorisation des langues africaines des années 1960, et le rôle de la
promotion des langues africaines dans cette renaissance. Cette dimension plurilingue
est au cœur de l’engagement du romancier kényan Ngugi wa Thiong’o mais aussi de la
pensée du philosophe ghanéen Kwasi Wiredu : le lien à la langue hégémonique,
l’anglais, loin de cristalliser un rejet pur et simple, permet d’approcher le « rêve
Itinéraires, 2019-1 | 2019
6
panafricain » et de constituer une communauté dans laquelle une conversation peut
prendre place. Cet aspect transnational favorise les dialogues intercontinentaux mais
aussi les sociabilités littéraires qui participent à la production, la circulation et la
légitimation des œuvres en dehors du pays d’origine des auteur·trices.
12 Dans le domaine francophone, la théorisation de la pratique littéraire peut aussi,
comme chez Léonora Miano et Alain Mabanckou, se constituer à partir d’une définition
identitaire, qu’elle soit postcoloniale, diasporique ou liée à l’expérience de l’identité
noire. Dans cette confraternité linguistique qu’est la langue française, Josefina Bueno
Alonso analyse L’Afrique qui vient à l’aune de l’afrodescendance, dans le sillage de la
« génération transcontinentale » décrite par Abdourahman Waberi. Ainsi, Miano et
Mabanckou adoptent une position politique qui appelle au dépassement de la
« francophonie » et croise les enjeux de la diaspora, des migrations et de l’identité
noire. Cette production littéraire non pas tant activiste qu’afropolitique est celle
également prônée par le Camerounais Achille Mbembe ou encore portée par le concept
d’« afrotopie » développé par Felwine Sarr en 2016.
Mémoire collective et sociabilités littéraires : le cas dela revue Kwani? (Kenya)
13 Le rôle des revues dans la constitution des communautés de lecteurs et d’auteurs mais
aussi dans la promotion de certaines pratiques littéraires est bien souvent déterminant.
Dans son étude de Kwani?, revue et plateforme éditoriale kényane, Kate Wallis
s’intéresse à l’espace d’expression d’une « mémoire populaire collective » que celle-ci a
ouvert au Kenya. Elle analyse l’attention particulière portée à l’historiographie et à la
mémoire historique par les membres du Kwani Trust, dont font partie Andia Kisia,
Parselelo Kantai, Billy Kahora et Yvonne Adhiambo Owuor, ainsi que la façon dont leurs
textes œuvrent à la matérialisation d’une forme de mémoire populaire. Mais comment
combiner histoire populaire et nationale, en somme quelle histoire écrire, pour quelle
mémoire ? Le texte de la conférence que le rédacteur en chef de la revue Billy Kahora a
donnée à Paris en 2017 permet d’éclairer, de l’intérieur, les enjeux et le contexte, tant
politiques que littéraires, qui a vu l’apparition de la revue au début des années 2000. Il y
présente les diverses facettes de la revue mais aussi les réseaux de sociabilité littéraires
qui la sous-tendent, et montre le rôle que celle-ci, par ses publications et les
événements qu’elle organise, a joué dans « la renaissance littéraire » continentale.
14 Les varias associés à ce dossier prolongent les contours de la « renaissance littéraire
africaine » notamment en explorant la représentation de la contemporanéité dans
l’écriture romanesque d’Afrique. L’article de Pierre-Yves Dufeu s’attache à interroger le
rôle du vêtement dans La Saison de l’ombre de Léonora Miano, et le regard mulongo qui
se déploie dans ce récit situé à l’époque de la traite négrière. Lorsque l’écrivain
congolais Pius Ngandu Nkashama publie Un jour de grand soleil sur les montagnes de
l’Éthiopie, il s’inspire d’une révolte lycéenne contre le régime éthiopien dans les
années 1970, tout en mêlant sa propre expérience du Congo-Zaïre sous Mobutu. Dans
son article portant sur la folie et le trauma, Aurélia Mouzet montre en quoi les
psychoses personnelles décrites dans ce récit sont une métaphore de la folie
dictatoriale qui marque les individus autant que la collectivité. Enfin, l’article d’
Emmanuel Ndour se déplace du côté des Amériques, où l’auteur haïtien Dany Laferrière
dialogue avec un jeune immigré camerounais, rencontré par hasard dans une rue de
Itinéraires, 2019-1 | 2019
7
Montréal, et prodigue, dans un enchevêtrement de souvenirs, des conseils au nouvel
arrivant. Ndour pose l’hypothèse d’une véritable éthique du déchiffrement à l’œuvre,
dans un échange constant avec sa propre altérité et dans des « subjectivités
alternatives ».
BIBLIOGRAPHIE
Adesanmi, Pius et Dunton, Chris (dir.), 2008, « Nigeria’s Third-Generation Novel: Preliminary
Theoretical Engagements », Research in African Literatures, vol. 39 no 2.
Bayart, Jean-Francois, 1991, « La Baule, et puis après ? », Politique africaine, no 43, p. 5-20.
Bourdieu, Pierre, [1992] 1998, Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil.
Casanova, Pascale, [1999] 2008, La République mondiale des lettres, Paris, Seuil.
Habila, Helon, 2012, « Introduction », dans H. Habila (dir.), The Granta Book of the African Short
Story, Londres, Granta Books, p. vii-xv.
Mbembe, Achille et Sarr, Felwin (dir.), 2017, Écrire l’Afrique-Monde. Les Ateliers de la pensée, Paris,
Philippe Rey.
Sarr, Felwin, 2016, Afrotopia, Paris, Philippe Rey.
Schappell, Elissa et Spillman Rob, 2007, « The Continental Shelf », Vanity Fair, juillet 2007,
p. 118-197.
Waberi, Abdourahman, 1998, « Les enfants de la postcolonie : esquisse d’une nouvelle ge ne ration
d’ecrivains francophones d’Afrique noire », Notre librairie, no 135, p. 8-15.
Walsh, Declan, 2003, « Kenya’s Literary Renaissance Gives a Voice to Urban Living in Nairobi »,
The Independent, 11 octobre 2003.
Zeleza, Paul, 2007, « Colonial Fictions: Memory and History in Yvonne Vera’s Imagination »,
Research in African Literatures, vol. 38, no 2, p. 9-21.
NOTES
1. Ce numéro d’Itinéraires prolonge les réflexions qui se sont tenues lors d’une journée
d’étude intitulée La « renaissance littéraire » africaine anglophone en débat qui a eu lieu à
l’université Paris 13 le 5 juillet 2017.
Itinéraires, 2019-1 | 2019
8
AUTEURS
WILFRIED IDIATHA
Université Paris 13
AURÉLIE JOURNO
Université Paris 13, Pléiade (EA 7338)
MAGALI NACHTERGAEL
Université Paris 13, Pléiade (EA 7338)
Itinéraires, 2019-1 | 2019
9
Achille Ngoye et Jean-RogerEssomba : le renouveau du polarafricain francophoneAchille Ngoye and Jean-Roger Essomba: The Revival of the Francophone African
Crime Novel
Hervé Tchumkam
1 Dans son article intitulé « Mayhem at the Crossroads: Francophone African fiction and
the Rise of the Crime Novel » (2005), Pim Higginson trace une généalogie du roman
policier africain autour d’une thèse centrale selon laquelle la naissance du roman
policier en Afrique francophone a modifié les centres d’intérêt et les stratégies
esthétiques et ainsi, a reconfiguré l’imaginaire de toute une génération d’écrivains
africains. Son article rappelle les caractéristiques principales du genre policier, à savoir
« le cadre urbain de l’action, son intérêt pour les notions de classes et d’ethnicité, son
exploration des paradigmes normatifs en relation avec le droit, la variation des espaces
géographiques et sa célébration du jargon » (Higginson 2005 : 163)1 et souligne avec
justesse que ces éléments jouent un rôle déterminant pour les écrivains, dans la mesure
où ils leur permettent de reconfigurer les catégories sociales. En effet, on pourrait
considérer que l’émergence du roman policier en Afrique signe l’acte de naissance
d’une troisième génération d’écrivains, si l’on s’en tient à la classification de Séwanou
Dabla (1986) qui parlait des romanciers de la seconde génération. On parlerait donc
d’une troisième génération distincte de celle qui la précédait non pas en raison de la
présence ou de l’absence de la notion de violence multiforme, mais précisément dans le
support d’expression et de représentation de cette violence : la fiction policière. Mais
plus intéressant, au sein de cette troisième génération d’écrivains africains, certains se
distinguent par la référence à l’immigration, ce que Pim Higginson a appelé « polar de
l’immigration », mais aussi au surnaturel.
2 Tentant de comprendre l’intérêt soudain des écrivains africains pour le polar, lequel
était généralement perçu comme paralittéraire, Pim Higginson introduit la notion de
polar de l’immigration en soulignant le constat suivant : si les énigmes policières
Itinéraires, 2019-1 | 2019
11
africaines avaient au départ l’Afrique pour espace de prédilection, cet espace de la
fiction devient ensuite l’Occident et Paris en particulier, ou il se répartit entre Paris et
l’Afrique. Sorcellerie à bout portant (1998) d’Achille Ngoye s’inscrit dans cette catégorie
de polar de l’immigration. L’action s’y déroule entre la France et le Congo (ancien Zaïre)
et bien que l’essentiel de l’action ait lieu en Afrique, il reste que la France, en tant que
point de départ matérialisé par l’aéroport Paris-Charles-de-Gaulle qui ouvre le roman,
est le point spatial à partir duquel le message du roman d’Achille Ngoye se construit et
sans la référence à laquelle l’itinéraire du protagoniste n’aurait pas de sens. Trois ans
avant la parution du roman de Ngoye, Jean-Roger Essomba publiait Les Lanceurs de
foudre (1995), un roman auquel la critique ne semble pas avoir prêté grande attention,
mais qui est d’autant plus pertinent qu’il emprunte les caractéristiques du polar de
l’immigration, les enquêtes se déployant doublement du côté de l’Afrique et de
l’Occident. Au moyen d’une lecture de ces deux œuvres, je voudrais mettre en relief
l’originalité des romans de cette troisième génération d’écrivains africains, en ce qu’ils
associent le polar de l’immigration au paranormal pour finalement faire de leurs
œuvres de fiction des espèces de Bildungsroman politique, voire géopolitique. J’entends
par là que parallèlement au roman d’initiation, le roman policier africain souligne la
nécessité pour le sujet africain de maîtriser le jeu politique comme condition de sa
propre survie dans un contexte où l’État organise l’injustice. Pour ce faire, je proposerai
donc une approche de ces textes en tant que romans qui transgressent les codes
classiques du roman policier occidental et lui ajoutent une empreinte singulière
africaine, avec l’irruption d’enquêtes policières qui entremêlent investigations
scientifiques et recours à des savoirs paranormaux comme conditions de la tentative de
résolution de l’énigme de la mort.
Polar et intrusion du paranormal
3 Dans Sorcellerie à bout portant, le protagoniste Kizito Sakayonsa retourne dans son pays
natal pour essayer de comprendre les circonstances du meurtre de son frère. Ces cadres
vont par la suite donner lieu au développement d’histoires intéressantes dans la
mesure où elles indiquent une véritable subversion des modèles d’enquêteur et
postulent une nouvelle caractérisation du roman d’Achille Ngoye entre esthétique et
politique. Dans Les Lanceurs de foudre en revanche, Jean-Roger Essomba donne à lire une
histoire d’autant plus palpitante que les enquêtes se démultiplient et ont lieu à la fois
dans un pays imaginaire de l’Afrique et dans un espace hors Afrique appelé l’Occident.
Au cœur du roman d’Essomba, se trouve une arme du crime qui échappe aux catégories
conventionnelles du meurtre : la foudre, dont l’utilisation et la compréhension ne
relèvent pas d’une approche cartésienne, mais d’un pouvoir magique. D’emblée, il faut
noter que les intrigues de ces deux romans contredisent ou tout au moins indiquent les
insuffisances de certaines postures théoriques sur le roman policier en Afrique
francophone. Dans Écritures et discours littéraires (1989), Pius Ngandu Nkashama soutient
par exemple que l’un des problèmes auxquels se heurte le roman policier en Afrique
réside dans le fait qu’il y a en postcolonie incompatibilité entre l’État postcolonial
supposé garantir les cadres juridiques nécessaires à une enquête policière et le fait que
ce même État est criminel, d’où la mise en avant d’une contradiction néfaste à
l’émergence du roman policier en Afrique :
La fiction romanesque du policier ne peut nullement évoluer sur deux planscontradictoires ; à savoir, la quête de la vérité et la dénonciation du système dans
Itinéraires, 2019-1 | 2019
12
lequel est menée cette quête, ou qui fonde le principe de la vérité. (NganduNkashama 1989 : 209)
4 La quête de la vérité et la dénonciation du système dans lequel est mené cette enquête
posent problème dans la mesure où il n’y aurait donc pas adéquation entre le but de
l’enquête et les institutions supposées la protéger ou en tout cas fonder son principe de
validité. Ce point de vue de Pius Ngandu est remarquable en effet, dans la mesure où les
systèmes politiques en postcolonie reposent essentiellement sur la dé-liaison de l’État
et des citoyens, plutôt que sur la protection de ceux-ci par le premier. C’est à ce titre
qu’on pourrait d’ailleurs établir une analogie entre le citoyen africain aux prises avec
les pouvoirs postcoloniaux et une figure centrale de la Rome antique : l’homo sacer. En
m’appuyant sur la notion de « vie nue » théorisée par Giorgio Agamben dans Homo
Sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue (1998), je signalerai qu’on peut observer, au moins
théoriquement, dans la société africaine contemporaine prise en charge par les romans
de Ngoye et Essomba, une mutation intéressante au cœur de laquelle l’homme africain,
l’homo africanus, devient littéralement un homo sacer, c’est-à-dire ce citoyen qu’on ne
peut mettre à mort sous les formes rituelles mais dont la mort n’est pas considérée
comme homicide. La vie du citoyen africain insacrifiable est garantie par son droit à un
procès équitable, et pourtant cette même vie est en permanence exposée à la mort. En
clair, l’analogie que je perçois entre le citoyen africain face aux pouvoirs politiques et l’
homo sacer d’Agamben réside dans le paradoxe entre le caractère sacré de la vie et la
mise à mort qui n’est pas considérée comme homicide. Mais là serait un tout autre
programme de recherche2.
5 Revenant au roman policier, on peut observer que les itinéraires des personnages
comme Kizito Sakayonsa de Sorcellerie à bout portant d’Achille Ngoye, mettent en avant
la possibilité de ce « dire » que Pius Ngandu Nkashama estime impossible. Car en effet,
le « polar de l’immigration » ou « polar du retour » ne rompt pas les amarres avec
l’Afrique qui est le lieu de cristallisation des deux plans contradictoires relevés par le
critique. De la même manière, on pourrait tout aussi bien soutenir la thèse selon
laquelle Jean-Roger Essomba en alliant la quête de la vérité et la dénonciation des
systèmes africains et occidentaux dans lesquels cette quête est menée, réussit à
réconcilier ces deux plans contradictoires, en refusant précisément que les enquêteurs
de tout bord aient accès à la vérité recherchée et à la punition des coupables.
Autrement dit, dans ce cas et dans une logique purement philosophique, la puissance
n’est-elle pas supérieure à l’action ? La posture de Pius Ngandu Nkashama est valable
étant donné le corpus de polars africains existant quand il écrit ses Écritures et discours
littéraires. Mais il me semble aussi que sur un plan de théorie littéraire, sa position
serait peut-être à nuancer dans la mesure où cette écriture de l’aveuglement qui essaie
de « dire » un système indicible tout en reconnaissant son inaptitude à le « dire »
pleinement (ceci renverrait à la contradiction que décèle Pius Ngandu Nkashama)
confirme justement la potentialité de l’œuvre d’art en Afrique, et notamment de la
fiction policière. Car au sens où l’entend Franck Evrard, « si la littérature policière
semble donner l’impression de prendre ses distances ou de se remettre en cause, cela
vient peut-être de sa contrainte structurelle : rendre problématique le récit du crime,
raconter l’impossibilité de raconter3 » (1996 : 83). L’art deviendrait ainsi le lieu par
excellence de l’objectivation de la négation, et ces hypothèses sont vérifiables dans la
manière dont les intrigues des polars d’Achille Ngoye et de Jean-Roger Essomba sont
organisées.
Itinéraires, 2019-1 | 2019
13
6 Sorcellerie à bout portant raconte les mésaventures de Kizito Sakayonsa de retour dans
son pays natal pour tenter d’élucider le mystère de la mort de son frère Tsham, officier
d’armée décédé dans un accident de voiture, d’après la version officielle donnée par les
services de l’armée et de l’État. Un détail frappant annonce la complexité de l’enquête :
le corps de Tsham n’aurait jamais été retrouvé et la voiture accidentée aurait
mystérieusement disparu. Jusque-là, rien n’annonce un polar singulier, excepté que par
une espèce de prolepse, quelques pages plus haut Achille Ngoye introduit le monde du
surnaturel dans l’énigme de la mort ; alors que le protagoniste de Ngoye relit le
télégramme lui annonçant la mort de son frère, le narrateur fait une incursion dans le
passé des deux frères et évoque de manière presque anodine le règne du paranormal.
D’abord, alors que Kizito est encore dans l’avion qui le ramène dans son pays natal, il
est informé par un Britannique de la prégnance à Kinshasa de la sorcellerie « hi-tech »,
une histoire de « sorcerers [qui] mènent des raids nocturnes aériens dans des avions
furtifs […], sans le moindre outil de navigation » (Sorcellerie : 17). Plus haut dans le
texte, parlant de Kizito, le narrateur affirme que l’enfant était un « casse-tête pour les
siens lorsqu’il se mit à clopiner du jour au lendemain [et que] les toubibs et guérisseurs
ne surent en établir l’origine, tandis qu’un voyant détectait le signe de mauvais
augure » (Sorcellerie : 14). L’horizon occulte qui va guider la totalité de l’enquête devient
davantage explicite quelques pages plus tard quand le narrateur informe le lecteur
qu’« avec la débâcle économique du pays, aggravée par les pillages à répétition, le
surnaturel constituait l’ultime recours pour beaucoup […]. L’occulte et le sournois
avaient repris le dessus dans les rapports sociaux » (Sorcellerie : 34). À partir de ce
tableau qui encadre et pourrait-on dire prépare l’horizon d’attente du lecteur, l’on
constate qu’Achille Ngoye oriente progressivement son projet d’écriture dans un entre-
deux entre l’autopsie du politique et le récit d’un crime à élucider. En effet, d’une part
le protagoniste doit comprendre les raisons et les conditions de la mort de son frère, et
à l’instar de tout enquêteur, démasquer le meurtrier afin que justice soit faite. D’autre
part, le récit tout entier se fonde sur une situation politique précise (celle de l’Afrique
postcoloniale) en imaginant pourquoi cette société est au bord de l’explosion et bien
parfois de l’implosion. Je reviendrai sur ces deux éléments mais il est important de
souligner que le roman d’Achille Ngoye « crée son propre monde », un monde qui mime
le réel tout en observant une distance avec celui-ci.
7 Le roman de Ngoye entremêle donc deux modalités apparemment contradictoires mais
complémentaires : il n’est pas référentiel, c’est-à-dire factuel, mais imaginaire ou
fictionnel. Le roman se rapporte au monde réel, mais en plus, il crée un monde qui ne
correspond pas toujours exactement au monde extérieur au texte, comme l’écrit Dorrit
Cohn au sujet du rapport entre l’œuvre de fiction et le monde qu’il représente :
[…] l’œuvre de fiction crée elle-même, en se référant à lui, le monde auquel elle seréfère […]. Le caractère non référentiel n’implique pas qu’elle ne puisse pas serapporter au monde réel, extérieur au texte, mais uniquement qu’elle ne serapporte pas obligatoirement à lui […] 1) ses références au monde extérieur autexte ne sont pas soumises au critère d’exactitude ; et 2) elle ne se réfère pasexclusivement au monde réel, extérieur au texte. (Cohn 2001 : 29-31)
La question de l’univers référentiel ainsi établie, je reviens maintenant sur
l’intéressante superposition par Achille Ngoye de l’enquête à mener et de l’autopsie des
structures politiques en Afrique, qui de ce point de vue ne laisse aucun autre choix au
citoyen que la transgression de la norme établie ainsi que le fera Kizito. Ce dernier
débarque en effet dans son pays natal et dès l’aéroport, il assiste à des scènes d’abus de
Itinéraires, 2019-1 | 2019
14
pouvoir de la part de la police et remarque la militarisation de l’aéroport de Kinshasa.
La succession de scènes irréalistes dont Kizito est victime, allant de l’extorsion à
l’intimidation et jusqu’au retrait de son passeport alerte notre détective civil
postcolonial sur le fait que, comme le rappelait à juste titre Pius Ngandu Nkashama
(1989), il y a une contradiction claire entre le système qui est supposé garantir la loi et
les transformations de la loi elle-même. Ainsi, la vérité « officielle », c’est-à-dire celle
qui est garantie, établie et validée par les institutions étatiques n’est rien d’autre que la
mise en texte légale et institutionnelle de la volonté de ceux qui détiennent le pouvoir.
En effet, « l’enthousiasme rationaliste, la fascination pour la modernité de la science
[…] aboutissent à une sacralisation de la quête de la vérité qui n’interdit pas le recours à
la magie, aux sciences occultes […] L’imaginaire ne peut se contenter toujours du point
de vue trop étroitement positiviste ou scientiste » pour reprendre les mots de Franck
Évrard (1996 : 94). Ce recours aux sciences occultes, le protagoniste d’Achille Ngoye a
tant et si bien perçu sa nécessité que son séjour dans son pays va être une véritable
descente aux enfers dans le monde de la magie.
8 Tandis que chez Achille Ngoye le protagoniste revient de la France en Afrique pour se
lancer à la recherche des mobiles et responsables de la mort de son frère, avec Jean-
Roger Essomba il va s’agir de tout autre chose. Dans un petit village africain, des
hommes recourent à la foudre pour réparer les injustices et redonner justice aux
hommes et femmes qui ont été lésés par la justice institutionnelle, la justice d’État.
Constatant une série de morts de personnes bien ciblées – ce sont des autorités
administratives de l’Est du Cazaïbon, pays imaginaire d’Afrique –, les pouvoirs publics
décident de mettre leur arsenal policier et juridique en marche pour arrêter les
coupables et les mettre hors d’état de nuire. Ce qui est hautement intéressant avec le
roman de Jean-Roger Essomba c’est que la justice ne se déploie plus pour rétablir
l’ordre social, mais précisément pour protéger les acteurs du renforcement d’un
désordre caractérisé par la prédation du peuple par les élites politiques et
administratives. Dès le début du roman, on voit un personnage solliciter le pouvoir des
lanceurs de foudre afin d’être rétabli dans une justice qui lui a été refusée par un
certain Henri Agoumou, le procureur de la République, autrement dit le représentant et
garant du droit des citoyens. Le dialogue qui s’installe entre le jeune homme assoiffé de
justice et le lanceur de foudre est intéressant dans la mesure où il fournit des éléments
d’appréciation de l’univers juridique du pays de référence de la fiction, de même qu’une
réflexion pertinente sur les usages de la notion de justice en postcolonie. Face à
l’hésitation du lanceur de foudre qui tient à préciser à son interlocuteur que la foudre
est « une arme de dissuasion qui est là pour faire régner la justice, la paix et la
concorde », le jeune homme développe une réflexion qui mérite d’être reprise ici en
dépit de sa longueur :
Vous dites bien justice ! Qu’est-ce que je vous demande, moi, si ce n’est la justice ? Jeviens de passer injustement trois années de ma vie en prison. Pendant ce temps-là,un autre est parti avec ma femme. Et vous trouvez que ce serait utiliser le feu à tortque de me rendre justice ? […] Je vous en prie, sage Goro, une injustice flagrante aété commise et je veux que justice soit rendue comme l’ont jadis prôné nosancêtres. (Lanceurs : 11)
9 De la citation qui précède, deux constats importants s’imposent. D’abord, Les Lanceurs
de foudre de Jean-Roger Essomba, un peu à la manière de L’Archer bassari (1984) de
Modibo Sounkalo Keita, introduit dans le polar africain une nouvelle modalité du crime
dans la mesure où, plutôt que d’occasionner l’instabilité sociale, le crime vient rétablir
Itinéraires, 2019-1 | 2019
15
l’équilibre qui a été brisé par une justice au service des puissants et au détriment du
peuple. Mais allant plus loin que Modibo Sounkalo Keita, et c’est le deuxième constat,
l’arme du crime n’est utilisable et donc intelligible que par un petit groupe d’initiés qui
ont un pouvoir surnaturel, d’où l’intrusion du paranormal dans le roman policier
africain non pas comme responsable négatif du crime, mais plutôt comme outil de
rétablissement de l’équilibre judiciaire et donc social et politique. C’est donc la foudre,
nouvelle arme du crime, qui va ôter la vie à Henri Agoumou, procureur de la
République, personnage que le roman présente d’ailleurs comme un homme aux
ambitions démesurées qui n’avait pas de scrupules, capable de grotesques flagorneries
devant ses supérieurs hiérarchiques mais du pire mépris pour ses subalternes, en un
mot, un véritable « bras censeur de l’oligarchie, [dont] le nombre d’innocents qui
croupissaient dans les prisons par sa faute était impressionnant » (Lanceurs : 19). C’est
donc la mort du procureur, suivie de la psychose qui va gagner la ville, qui va décider
les autorités administratives du Cazaïbon à confier au commissaire Longbi et à ses
inspecteurs de police une mission impossible qui consistera à nettoyer la province de
ces lanceurs de foudre, justiciers d’un autre genre.
10 Il est également notable que parmi les policiers qui vont mener l’enquête des décès par
foudre, l’inspecteur qui va infiltrer le village des détenteurs du pouvoir mystique est le
fils d’un contrôleur des impôts vraisemblablement véreux qui avait lui-même été tué
par la foudre. Essomba réussit là aussi un tour de force en introduisant dans la fiction
policière un détective qui ne se saisit pas de l’enquête pour appréhender un éventuel
criminel (ce qui correspond à la mission des agents de police, celle de garantir et/ou
rétablir la sécurité publique), mais plutôt pour accomplir une vengeance personnelle.
Tout ceci éclaire en conséquence le fonctionnement de la justice dans l’Afrique
postcoloniale où la notion de sécurité étatique se double de celle d’ambitions
personnelles. Alors que les autorités du pays imaginaire de Jean-Roger Essomba
s’organisent pour venir à bout des justiciers de la foudre, un groupe d’Occidentaux se
prépare, sous le couvert d’organisations humanitaires, à exfiltrer de l’or du pays et à
aller à la recherche de la foudre, une arme si puissante qu’elle pourrait leur permettre
de devenir les hommes les plus puissants de la planète. En effet, du fait de son
intraçabilité « scientifique », la foudre conférerait à qui détient les secrets de son usage
plus de pouvoir même que l’arme nucléaire qui constitue, de nos jours, l’arme la plus
redoutable qui existe. L’on comprend, en lisant le roman d’Essomba, pourquoi le Dr
Edwell qui est à la tête de l’organisation humanitaire aux visées non avouées qui est
résolu à entrer en possession du secret de la foudre, constitue sa propre équipe
d’espions qui opèrent sur le continent africain. Ce continent, le Dr Edwell ne le connaît
que trop bien car le roman nous apprend qu’il a commencé sa carrière
d’« humanitaire » au Zaïre, le même pays dans lequel Kizito Sakayonsa, le protagoniste
d’Achille Ngoye, va faire la rude expérience de la recherche de la vérité après la mort,
mieux, l’assassinat de son frère Tsham.
Vers un Bildungsroman politique
11 Dans ce Zaïre où le maréchal dictateur qui a dirigé le pays d’une main de fer pendant
trois décennies vient d’être détrôné par Laurent Désiré Kabila, la suite des tribulations
de Kizito va s’articuler progressivement autour de deux paramètres transgressifs qui
valent la peine d’être signalés : d’abord, Kizito en tant qu’enquêteur n’est pas policier
Itinéraires, 2019-1 | 2019
16
de formation, il n’a donc jamais été formé aux rouages d’une enquête policière
normale. Ensuite, outre le fait que la police qui est acquise à la cause du pouvoir ne
résoudra jamais l’énigme de la mort de Tsham, il faut ajouter que les paramètres qui
entourent la disparation du frère de Kizito échappent aux lois de la physique et de la
raison, tant les détails ésotériques abondent autour de la vie même du major Tsham.
Résolu à comprendre les conditions du décès de son frère, Kizito va être par la suite
victime de menaces, et face à sa détermination, il va être l’objet de pratiques occultes.
Tout se construit dans cet espace colonial soit autour de la violence des pouvoirs
politiques, soit autour de la magie. Cette spécificité de la scène du crime rend l’enquête
d’autant plus impossible que même les détectives privés que Kizito recrute pour l’aider
sont victimes de la nécropolitique ambiante en postcolonie. L’univers social africain
postcolonial se singularise, comme dirait Achille Mbembe (2004), par le fait que la
politique tend à se constituer uniquement comme une forme de dépense. Ce qui est
frappant dans la machine répressive de l’État c’est qu’elle se déploie de manière à
compliquer la cartographie du crime. Le détective postcolonial doit donc désormais
faire face à deux crimes, l’un étant intimement lié à l’autre. Résoudre l’énigme de la
mort dépend d’abord de la résolution de celle de la violence institutionnelle. Ainsi, la
somme des faits divers qui ponctuent le roman d’Achille Ngoye prend un sens bien
particulier dans la relation que je vais essayer d’interpréter entre l’enquête d’une part
et la fiction politique d’autre part. Si l’on admet avec Franck Évrard que « le fait divers
constitue davantage un “prétexte” destiné à rendre problématique le réel et à
découvrir derrière la mise en scène spectaculaire du fait brut, une réalité complexe qui
met en jeu la société et l’idéologie » (1996 : 79), il devient on ne peut plus clair que
Sorcellerie à bout portant d’Achille Ngoye envisage l’énigme policière tout en ouvrant une
autre enquête, celle qui porte sur le système politique africain contemporain.
12 Le politique dans l’Afrique contemporaine, nous rappelle Achille Mbembe, accorde une
place centrale à la pratique du pouvoir comme pensée et pratique de guerre. Tout s’y
organiserait donc, poursuit le penseur de la postcolonie, autour d’une destruction qui
procure jouissance. Mais bien plus, et là réside le lieu significatif du croisement des
romans de Ngoye et Essomba, toujours selon Mbembe :
[…] ce travail de destruction comporte deux aspects. Le premier traite del’extraction/consumation/excrétion des richesses naturelles (or, diamants, etautres produits du sous-sol). Le deuxième consiste, pour l’essentiel, à « donner lamort ». Il est une manifestation éclatante du pouvoir absolu et souverain, que celui-ci exprime sur le plan de l’intention, de l’acte ou du fantasme. (Mbembe 2004 : 152)
13 En suivant le fil de la pensée d’Achille Mbembe et en l’appliquant aux fictions d’Achille
Ngoye et Jean-Roger Essomba, il ressort que la mission de « surveiller et punir » dont se
chargeait l’État moderne d’après Michel Foucault (1975) est devenue, dans le cas de
l’Afrique dont il est question, la mise en place d’un état d’exception permanent comme
nouveau paradigme de la souveraineté. Plutôt que de s’atteler à l’étude de la
permanence du pouvoir qui s’exerce par le contrôle des corps dans le mode
d’affirmation du pouvoir souverain en Afrique, il faudrait donc peut-être s’intéresser
aux manières dont la spectacularisation de l’État postcolonial rentre également en ligne
de compte dans cette manière dont le pouvoir souverain maintient droit de vie et de
mort sur les citoyens. Guy Debord est certainement le penseur qui le mieux a cerné
cette dimension de ce qu’il appelle la « société du spectacle » dans l’ouvrage du même
nom et dont les analyses sont reconsidérées et poursuivies dans ses Commentaires sur la
société du spectacle. Dans La Société du spectacle (1967), Guy Debord affirme dès sa
Itinéraires, 2019-1 | 2019
17
quatrième thèse que loin d’être un ensemble d’images, le spectacle est plutôt un
rapport social entre des personnes, médiatisé par des images. Une vingtaine d’années
plus tard, l’essayiste remarque que le spectacle qui se trouvait au centre s’est renforcé
et se trouve désormais au plein cœur de tout rapport social entre l’État et les citoyens.
Sorcellerie à bout portant est le théâtre du déploiement des techniques de ce que Guy
Debord nomme la société du spectacle. Dans sa quête dont l’objet est de comprendre le
décès de son frère et d’identifier les responsables de sa mise à mort, Kizito Sakayonsa
fait en effet face à un pouvoir qui renforce ses capacités d’exécution de la société
spectaculaire par le surnaturel. De ce point de vue, la suspension temporaire des droits
des citoyens qui caractérise le justitium du droit romain qui garantissait à l’État ces
droits devient une situation dans laquelle Kizito se retrouve en permanence. Qu’il
s’agisse des intimidations et des menaces dont il est l’objet, ou des pratiques occultes
comme la scène de sorcellerie au cimetière avec ses vêtements, Kizito fait en effet la
dure expérience d’un pouvoir qui « insiste sur les grands moyens du spectacle, afin de
ne rien dire de leur grand emploi » (Debord [1988] 1992 : 18). Tel est en effet le cas
lorsque les autorités de la présidence de la République où le défunt frère de Kizito était
en service mettent en avant leur pouvoir financier et leur appareil représentatif aux
obsèques de leur victime. Ce qu’il faut comprendre c’est que le frère de Kizito, militaire
de formation, et grand bourreau au service du pouvoir, avait fini par devenir gênant
tant il connaissait les secrets d’un pouvoir qui repose entre autres sur sa dimension
mystérieuse. À l’origine de cette situation, il se trouve un aspect de la vie en
postcolonie qui échappe d’abord à Kizito dont on voit bien que le retour d’exil n’était
pas préparé, et donc ne pouvait être heureux, ainsi que l’a magistralement démontré
Ambroise Kom (2002). C’est que, ainsi que le théorise Guy Debord, la société du
spectacle débouche sur une fin parodique de la division du travail, c’est-à-dire qu’en
contexte africain, « le devenir-monde de la falsification était aussi un devenir-
falsification du monde » ([1988] 1992 : 23). Plus clairement, Kizito ignore tous les codes
d’interprétation de la société dans laquelle il revient et dont il découvrira qu’il ne sait
rien. En effet, et toujours suivant la pensée de Guy Debord, le spectacle organise
l’ignorance de ce qui advient et tout de suite après, l’oubli de ce qui a quand même pu
en être connu, de sorte que finalement, le plus important est le plus caché. Ainsi, le
spectacle déploie la fin de l’histoire par le gommage des traces et l’élimination des
preuves comme c’est le cas dans Sorcellerie à bout portant dans lequel « le gouvernement
du spectacle, qui à présent détient tous les moyens de falsifier l’ensemble de la
production aussi bien que de la perception, est maître absolu des souvenirs comme il
est maître incontrôlé des projets qui façonnent le plus lointain avenir » (Debord [1988]
1992 : 23-24). Cela semble d’autant plus vrai dans le cas du roman d’Achille Ngoye que
Kizito verra sa famille débarquer à son insu et malgré lui de la France. S’ensuivront un
nombre de péripéties et de confrontations directes et indirectes avec la machine du
pouvoir politique qui contraindront le protagoniste et sa famille à la fuite clandestine.
On comprend donc pourquoi, selon Pim Higginson qui analyse Sorcellerie à bout portant
du point de vue du roman noir :
The impenetrability of the plot reflects the complexity of the country; still, the realstory is the protagonist Zito’s repeated failure to situate himself in a place ofvaguely recognizable contours, but whose secret handshakes, political climate, andtortuous capillary flows of power, privilege, and influence he does not understand—not because they are incomprehensible but because he no longer masters hisenvironment4. (Higginson 2011 : 102)
Itinéraires, 2019-1 | 2019
18
14 L’incapacité pour l’enquêteur à maîtriser son environnement et donc à mener une
investigation sanctionnée par un dénouement positif dont parle Higginson fait
également l’originalité du roman de Jean-Roger Essomba, mais sur deux plans
parallèles. Sur un premier plan, ce sont les enquêteurs officiels (policiers) du Cazaïbon
qui, ne maîtrisant rien aux contours de l’utilisation de la foudre qui donne la mort, sont
incapables de cerner les contours de leur enquête au cœur des morts mystérieuses.
Aurait-il d’ailleurs pu en être autrement lorsqu’on sait que, contrairement à une
investigation policière qui rétablirait la sécurité et la quiétude, il s’agit plutôt d’une
mise en branle des structures étatiques qui visent à protéger les détenteurs du pouvoir
politique qui en abusent ? Dans tous les cas, il est clair que l’inaptitude des forces de
police à résoudre l’énigme dans Les Lanceurs de foudre signe irrévocablement l’échec du
gouvernement du spectacle, dont Guy Debord disait qu’il a les moyens de falsifier la
production et la perception. Sur un deuxième plan et peut-être de manière encore plus
originale qu’Achille Ngoye dont les personnages non africains – et notamment Peter
Thombs qui dirige la société de gardiennage et de renseignement qui devient adjuvant
de Kizito dans son enquête – ont une parfaite maîtrise du jeu politique, social et des
influences en postcolonie, Jean-Roger Essomba met en fiction un groupe d’Occidentaux
qui, malgré des ressources matérielles importantes et des carnets d’adresses
particulièrement fournis, ne parviendra pas à triompher sur cette Afrique désormais en
proie à la volonté des acteurs étrangers et surtout occidentaux qui bénéficient du
silence complice des autorités locales. Une illustration de cette collusion entre les
leaders politiques africains et les groupes d’intérêts occidentaux est, chez Jean-Roger
Essomba, par exemple matérialisée par le fait que « fort de son expérience et des appuis
que lui donnait sa notoriété, [le Dr Edwell] avait mis sur pied une véritable organisation
internationale qui, sous le couvert d’œuvres charitables, pillait consciencieusement les
pays où elle officiait. Ce pillage se faisait parfois avec la complicité des dirigeants des
pays concernés » (Lanceurs : 40).
15 En introduisant dans sa fiction une telle évocation de cette entente tacite entre
gouvernements africains et groupes occidentaux pour nuire aux peuples en les privant
de leurs droits élémentaires, Jean-Roger Essomba par le biais de son roman se
transforme lui-même en détective des modalités abjectes de gestion des peuples
africains et de leurs ressources naturelles. Ce serait peu dire que d’affirmer qu’il
permet d’ouvrir une piste d’analyse des rapports de type Françafrique, dont des
essayistes comme François-Xavier Verschave (1998, 2004) ou plus récemment, des
documentaristes à l’instar de Patrick Benquet (2011) ont proposé une remarquable
analyse. Mais bien plus qu’une allusion suggestive à la Françafrique, ce que le roman de
Jean-Roger Essomba accomplit avec bonheur c’est de suggérer une réflexion sur
l’humanitaire en Afrique. Une scène de dialogue dans Les Lanceurs de foudre est
intéressante à résumer ici, avant toute interprétation ; en effet, alors que le Dr Edwell se
met aux trousses des détenteurs du pouvoir de la foudre avec des intentions inavouées,
il est débusqué par l’un d’eux qui ne correspond absolument pas au nègre naïf dont
étaient friands les administrateurs coloniaux et que continuent à célébrer les
spécialistes du droit sélectif de la personne. Il faut rappeler que le prétexte humanitaire
que la fondation du Dr Edwell choisit et met en avant pour se lancer à la chasse à l’arme
la plus discrète et la plus puissante du monde est la construction d’une école. Ayant
ainsi mis en avant la scolarisation dans la partie est particulièrement sous-développée
de ce pays africain imaginaire, les Occidentaux qui vont compliquer l’intrigue du roman
Itinéraires, 2019-1 | 2019
19
passent donc pour des bienfaiteurs que l’État postcolonial célèbre, comme en témoigne
l’ensemble de mesures cosmétiques, hygiéniques et protocolaires qui précède la
réception officielle de ces « preux chevaliers » de la cause humaine. Seulement, comme
je le rappelais plus haut, une scène carnavalesque qui a lieu entre Ikem, un des
dépositaires du pouvoir de la foudre et le leader des humanitaires est significative.
Alors qu’Ikem laisse entendre que la construction de l’école n’est qu’un prétexte pour
une fin insidieuse, le Dr Edwell s’offusque en ces termes : « Je vous trouve bien injurieux
à l’endroit de quelqu’un qui vous apporte de l’aide » (Lanceurs : 85). Et la réponse d’Ikem
qui ne se fait pas attendre résume bien les matrices cachées de l’aide humanitaire dans
les pays dits sous-développés :
De l’aide ! Ne me faites pas rire, docteur. Vous apportez quelques instruments pourque ces pauvres enfants apprennent à lire leur misère et à célébrer votre grandeuret vous appelez ça aide ? De toutes les façons, je ne veux pas vous juger. Je veuxjuste vous faire comprendre que j’ai compris votre jeu. (Lanceurs : 85)
16 La posture du villageois qui démasque celle de l’Occidental en mission humanitaire est
profondément révélatrice de ce qu’il conviendrait de percevoir comme la parade
centrale qui préside désormais aux (non) interventions de l’Occident et/ou de ce qu’on
appelle la communauté internationale dans les pays en proie aux guerres, parfois
doublement réelles et symboliques. Didier Fassin a réfléchi à l’intrusion sur la scène
politique des sentiments moraux dans son remarquable essai intitulé La Raison
humanitaire à l’intérieur duquel il affirme avec force que « la compassion peut
paradoxalement s’avérer un sentiment qui permet de faire l’économie d’une action plus
exigeante » (2010 : 230). En ramenant cette affirmation au contexte du roman de Jean-
Roger Essomba, on pourrait dire en effet que la leçon décapante que l’intrigue policière
enseigne c’est précisément que les pouvoirs politiques locaux, en appuyant, en
célébrant et surtout en étant complices actifs ou passifs des missions humanitaires,
contribuent à mettre en avant l’émotionnel, le pathos plutôt que la raison ou la logique.
En d’autres termes, par sa prise de position sur la problématique de l’aide, Ikem le
lanceur de foudre du roman d’Essomba devient symboliquement un détective qui livre
les conclusions d’une enquête au cœur de la mise à mort physique ou symbolique d’un
peuple réduit à sa pure vie biologique, sans aucune médiation. En jouant ce rôle
problématique, les États postcoloniaux en Afrique participent donc consciemment à
l’occultation des causes sociales de la misère des peuples, et du même fait renforcent la
permanence des vies précaires que Judith Butler a analysées en se servant du concept
de « visage » développé par Emmanuel Lévinas. L’analyse de la philosophe dans l’essai
intitulé Vie précaire correspond bien à la forme que prennent ces vies précaires dans Les
Lanceurs de foudre, en ceci que le roman de Jean-Roger Essomba invite à s’interroger sur
le fait qu’« il se fait que d’autres prétendent avoir des droits moraux sur nous, nous
adressent des exigences morales, que nous n’avons pas sollicitées et que nous ne
sommes pas libres de refuser » (Butler 2005 : 164).
17 À la fois chez Didier Fassin et chez Judith Butler, il y a la mise en relief de ces vies qui ne
comptent pas, celles des citoyens soumis à l’injonction d’acceptation d’un ordre
mondial humanitaire inique et destructeur. C’est au nom de ces vies précaires que parle
Ikem dans le roman de Jean-Roger Essomba, qui souligne le fait que l’action
humanitaire qui occasionne la présence des Occidentaux dans son village est le résultat
d’une exigence morale imposée aux villageois, et que ces derniers n’ont pas demandé,
et qu’ils ont encore moins le droit de refuser. L’humanitaire en Afrique, suggère le
roman policier, serait aussi une modalité du « donner la mort » en postcolonie en
Itinéraires, 2019-1 | 2019
20
prétextant « sauver la vie », étant entendu que les dimensions affective et émotionnelle
mises en avant dans les logiques humanitaires bloquent précisément la voie aux droits
inaliénables dont doivent bénéficier les peuples africains. Si ces peuples en Afrique sont
généralement sans défenses face au rouleau compresseur de l’État local et du
gouvernement mondial, dans les romans policiers d’Achille Ngoye et Jean-Roger
Essomba, ils sont dotés d’un pouvoir de résistance impressionnant.
18 Dans Sorcellerie à bout portant par exemple, face à la démission du gouvernement et à
son incapacité ou son refus de rendre une justice équitable, on note tour à tour le rôle
de la justice privée et notamment la justice populaire (lynchages ou encore « supplice
du pneu »), la nécessité de tuer comme unique condition de survie (Kizito venu au Zaïre
pour élucider une mort est contraint de donner la mort pour ne pas mourir lui-même),
ainsi que les règlements de compte purs et simples (le frère de Kizito aurait été appâté
et tué par Malesso qui vengeait ainsi le meurtre de sa famille par les troupes du
maréchal dictateur alors sous le commandement du major Tsham). Dans Les Lanceurs de
foudre, la revanche du peuple s’appuie sur la maîtrise d’une arme paranormale, la
foudre, qui fait de ses utilisateurs des sortes de détectives qui n’ont pas besoin de
mener une enquête mais qui sont aussi doublement des bourreaux, non pas du peuple,
mais simplement de quiconque porte atteinte à ou enfreint la justice. De manière
presque carnavalesque, le roman de Jean Roger Essomba renverse les structures
classiques de l’investigation policière et inscrit le meurtre dans une dimension
transnationale.
19 Les victimes de la foudre qui répare les injustices dont ont été frappées les pauvres
populations du Cazaïbon se comptent non seulement parmi les tenants du pouvoir dans
ce pays d’Afrique postcoloniale, mais aussi en Occident où tous les apôtres du mal sont
punis et sanctionnés par la mort que même la police occidentale, avec tout son arsenal
scientifique et technique, ne parvient pas à expliquer ou à comprendre
rationnellement. L’univers de la fiction devient ainsi un véritable carnaval, à
comprendre au sens Bakhtinien :
Le carnaval est un spectacle sans rampe ni division entre interprètes et spectateurs.Dans le carnaval tout le monde participe activement, tout le monde communie aujeu carnavalesque. Le carnaval ne s’observe pas ni même, à proprement parler, nese joue, il se vit, c’est-à-dire qu’on y vit d’une vie carnavalesque. Et la viecarnavalesque est une vie tirée de son cours ordinaire, dans une certaine mesureune « vie à l’envers », un « monde renversé » (« le monde à l’envers »). (Bakhtine1970 : 143-144)
20 En effet, en échappant au contrôle de la police officielle, la nature des crimes par la
foudre dans le roman de Jean Roger Essomba abolit les limitations de la vie ordinaire et
brise tout pouvoir et toute situation hiérarchique. Le pouvoir est désormais contrôlé
par le petit peuple qui, à l’inverse des gouvernements postcoloniaux et de leurs
complices occidentaux, signe le changement et le renouveau des rapports entre les
catégories sociales de la vie ordinaire. Le carnaval à l’œuvre ici serait bien celui qui,
dans l’esprit de Bakhtine, « n’érige rien en absolu mais proclame la joyeuse relativité de
toutes choses » (1970 : 146), ainsi que l’atteste le fait que le pouvoir de la foudre revient
finalement à Clara Ellison, personnage non africain mais, et c’est ce qui importe,
sensible au fait que la charité sans justice n’est rien d’autre que le maintien de
l’injustice. Deux constats s’imposent au terme de la lecture de Sorcellerie bout portant
d’Achille Ngoye et Les Lanceurs de foudre de Jean-Roger Essomba.
Itinéraires, 2019-1 | 2019
21
21 Premier constat : ces textes représentatifs du roman policier africain se situent en
dehors du canon du roman policier occidental sur plusieurs plans. D’abord, le propre du
polar étant de réduire l’altérité de la violence à une signification, ces romans n’y
parviennent pas et se limitent à suggérer des pistes sur lesquelles je reviendrai ci-
dessous. Ensuite, le policier n’est plus un détective formé aux rouages du droit civil et
pénal ainsi qu’aux méthodes d’enquête, il devient n’importe qui et parfois, il peut
même être un sorcier. Puis l’irruption de la sorcellerie dans le polar et l’introduction du
surnaturel dans un genre classiquement régi par la rationalité devient un mode de
transgression majeur du modèle du roman policier. En cela, Achille Ngoye et Jean-
Roger Essomba se servent de l’imaginaire pour remettre en question la primauté de la
thèse selon laquelle il existe un seul modèle de rationalité, ainsi que l’avaient déjà fait
en leur temps des philosophes africains à l’instar de Fabien Eboussi Boulaga (1977)et
Meinrad Pierre Hebga (1998).
22 Second constat : se servant du genre policier en tant que genre perçu comme étant le
plus proche de la réalité en raison de son ancrage populaire, Achille Ngoye tout comme
Jean-Roger Essomba réussissent en effet un tour de force remarquable. L’enquête qui se
situe au cœur de la fiction et qui est compliquée par des données surnaturelles permet
aux écrivains camerounais et congolais de proposer en effet un Bildungsroman politique
qui se veut très différent du modèle du Bildungsroman allemand.
23 Le Bildungsroman classique se définit généralement comme la transformation d’un jeune
homme en adulte mature, et cette transformation met en relief la société de l’évolution
du personnage comme lieu de l’avènement d’un homme d’expérience, au contraire du
jeune homme qu’il était au départ5. Au cœur du Bildungsroman se trouve donc une
fonction rigoureusement sociale, c’est-à-dire l’intégration du personnage en situation
de formation. Or, ces critères ne correspondent en rien à la trajectoire cependant très
initiatique de Kizito le protagoniste d’Achille Ngoye par exemple. Au contraire, tout
indique que si Sorcellerie à bout portant, au-delà de son intrigue policière, se donne à voir
comme une radioscopie de l’Afrique postcoloniale, Les Lanceurs de foudre pour sa part
peut être lu comme un anti-Bildungsroman occidental en raison de son originalité sur
deux points : la variation dans le statut du héros et la finalité de la formation, qui n’est
plus celle d’un jeune homme en adulte mature, mais celle d’un corps social à la fois
international et africain qui est mis en garde quant à ce que l’on pourrait considérer
comme la finalité du Bildung classique, à savoir l’accès au pouvoir individuel, social ou
matériel. En introduisant donc le polar de l’immigration ou les enquêtes au pays natal
pour parodier le titre d’un polar de Driss Chraïbi, les romanciers africains modifient
ainsi le statut du personnage principal qui ne vient plus nécessairement de la province
vers Paris, mais bien souvent de l’Occident vers l’Afrique.
24 Ensuite, plutôt que de se focaliser sur la mise en avant du lieu de formation du
personnage central, les romans de Jean-Roger Essomba et d’Achille Ngoye fournissent
des éléments pour naviguer dans le monde politique en Afrique postcoloniale et dans
son prolongement planétaire, au moyen d’un éclairage sans détours sur la
responsabilité que partagent dirigeants africains et groupes de pression internationaux
sur la déliquescence de l’Afrique. La société africaine à l’intérieur de laquelle se déroule
l’enquête étant encore plus mystérieuse que le meurtre lui-même, la mise en avant du
détective postcolonial de Sorcellerie à bout portant, de même que la déroute des
détectives officiels et occidentaux dans Les Lanceurs de foudre, apportent tout de même
un savoir sur son monde référentiel. Ce savoir n’est rien d’autre que le fait que, ainsi
Itinéraires, 2019-1 | 2019
22
que l’écrit Guy Debord : « On croyait savoir que l’histoire était apparue, en Grèce, avec
la démocratie. On peut vérifier qu’elle disparaît du monde avec elle » ([1988] 1992 : 36).
De ce fait, étant par ailleurs entendu que « partout où règne le spectacle, les seules
forces organisées sont celles qui veulent le spectacle » (Debord [1988] 1992 : 37), on
peut émettre l’hypothèse que par le choix de paramètres poétiques atypiques tels que
l’intrusion dans la fiction du surnaturel comme actant, le roman policier africain
subvertit le genre de l’intérieur et en transgresse les règles. Cette transgression a une
conséquence plus importante sur la fonction de la littérature de manière générale. Je
suggère en effet que la spectacularisation de la mort dans la fiction policière africaine
serait une forme subtile de « résistance » en ce sens qu’en réponse au déploiement
excessif et irresponsable d’un pouvoir qui se fonde sur la « société du spectacle » et la
prolifération systématique de la mort, le sujet postcolonial décide de le défier en lui
opposant des réactions à leur tour spectaculaires, mais à l’envers parce que non
réductibles à une interprétation rationnelle ou scientifique.
25 En d’autres termes et pour conclure provisoirement, les écrivains de polars africains,
par le biais de leurs personnages, ont arraché au pouvoir la capacité d’usage exclusif de
la mort que ce pouvoir avait capturé. Cette permanence de la mort inexplicable serait
peut-être aussi la forme africaine d’une « insurrection qui vient » et avec laquelle l’État
devra composer ou s’anéantir, tant il est vrai avec Giorgio Agamben que « la
profanation de l’improfanable est la tâche politique de la génération qui vient » (2005 :
122). En définitive, en mettant en avant polar d’immigration, paranormal (surnaturel)
et Bildungsroman politique, Achille Ngoye et Jean-Roger Essomba se servent du genre
policier pour effectivement remplir deux fonctions essentielles qu’il faut indiquer en
conclusion. La première, à savoir la fonction sociale et pédagogique du roman policier
en Afrique, Sorcellerie à bout portant l’inscrit dans la problématique des retours d’exil et
fonctionne comme une mise en garde « en direction des Africains qui séjournent trop
longtemps en Occident en oubliant de se tenir au courant des évolutions que subissent
les pays du continent. La qualité du retour, suggère [Ngoye], est étroitement liée à la
maîtrise du terrain et de la psychologie des acteurs en place » (Kom 2002). Ce faisant, le
roman d’Achille Ngoye rend possible l’autopsie des pouvoirs postcoloniaux qui
illustrent à souhait le constat selon lequel « la nouveauté de la politique qui vient, c’est
qu’elle ne sera plus une lutte pour la conquête ou le contrôle de l’État, mais une lutte
entre l’État et le non-État (l’humanité) » (Agamben 1990 : 88). La seconde fonction du
roman policier africain, qui est la fonction philosophique, est remarquablement
illustrée par le roman de Jean-Roger Essomba. En effet, Les Lanceurs de foudre autorise et
invite à une réflexion à la fois sur l’humanitaire et sur le totalitarisme local (africain) et
mondial en ceci qu’il met à nu les logiques capitalistes et impérialistes qui installent
durablement les citoyens africains dans l’insécurité et la terreur. En raison de quoi il ne
reste plus qu’à conclure cette réflexion avec ces mots de Jean Marie Teno dans son
documentaire Le Malentendu colonial (2004) : « Combattre l’injustice afin que la charité
devienne inutile. » Sortir des logiques coloniales qui ont systématisé le « don de la
mort » et remplacer la raison humanitaire par le droit des peuples et la justice, telle
semble être en effet l’ultime leçon à tirer du roman policier africain qui associe polar de
l’immigration, paranormal et Bildungsroman politique.
Itinéraires, 2019-1 | 2019
23
BIBLIOGRAPHIE
Agamben, Giorgio, 1990, La Communauté qui vient, Paris, Seuil.
Agamben, Giorgio, 1997, Homo Sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue, Paris, Seuil.
Agamben, Giorgio, 2005, Profanations, Paris, Payot, Rivages.
Bakhtine, Mikhaïl, 1970, Problèmes de la poétique de Dostoïevski, Lausanne, Éditions L’Âge d’Homme.
Benquet, Patrick, 2011, Françafrique : 50 années sous le sceau du secret, Compagnie des Phares et
Balises, 159 min, DVD.
Bresnick, Adam, 1998, « The Paradox of Bildung: Balzac’s Illusions Perdues », Modern Language
Notes, vol. 113, no 4, p. 823-850.
Butler, Judith, 2005, Vie précaire, Paris, Éditions Amsterdam.
Cohn, Dorrit, 2001, Le Propre de la fiction, Paris, Seuil.
Debord, Guy, 1967, La Société du spectacle, Paris, Buchet-Chastel.
Debord, Guy, [1988] 1992, Commentaires sur la société de spectacle, Paris, Gallimard.
Dabla, Sewanou, 1986, Nouvelles écritures africaines. Romanciers de la Seconde Génération, Paris,
L’Harmattan.
Eboussi Boulaga, Fabien, 1977, La Crise du Muntu : authenticité africaine et philosophie, Paris,
Présence africaine.
Essomba, Jean-Roger, 1995, Les Lanceurs de foudre, Paris, L’Harmattan.
Évrard, Franck, 1996, Lire le roman policier, Paris, Dunod.
Fassin, Didier, 2010, La Raison humanitaire, Paris, Gallimard, Seuil.
Foucault, Michel, 1975, Surveiller et punir : naissance de la prison, Paris, Gallimard.
Hebga, Meinrad Pierre, 1998, La Rationalité d’un discours africain sur les phénomènes paranormaux,
Paris, L’Harmattan.
Higginson, Pim, 2005, « Mayhem at the Crossroads: Francophone African Fiction and the Rise of
the Crime Novel », Yale French Studies, no 108, p. 160-176.
Higginson, Pim, 2011, The Noir Atlantic. Chester Himes and the Birth of the Francophone African Crime
Novel, Liverpool, Liverpool University Press.
Kom, Ambroise, 2002, « Il n’y a pas de retour heureux », Mots Pluriels, no 20, [En ligne], http://
motspluriels.arts.uwa.edu.au/MP2002ak.html, consulté le 11 juillet 2019.
Mbembe, Achille, 2004, « Essai sur le politique en tant que forme de la dépense », Cahiers d’études
africaines, no 173-174, [En ligne], http://journals.openedition.org/etudesafricaines/4590, consulté
le 11 juillet 2019.
Ngandu Nkashama, Pius, 1989, Écritures et discours littéraires, Paris, L’Harmattan.
Ngoye, Achille, 1998, Sorcellerie à bout portant, Paris, Gallimard.
Sounkalo Keita, Modibo, 1984, L’Archer bassari, Paris, Karthala.
Itinéraires, 2019-1 | 2019
24
Tchumkam, Hervé, 2016, « Homo Africanus, Homo Sacer. Biopouvoir et ethnoracialisation des
rapports sociaux en France », Terroirs, vol. 1, no 2, p. 117-135.
Verschave, François-Xavier, 1998, La Françafrique : le plus long scandale de la République, Paris,
Stock.
Verschave, François-Xavier, 2004, De la Françafrique à la mafiafrique, Bruxelles, Tribord.
NOTES
1. « Its urban setting and preoccupation with class and ethnicity; its exploration of
normative paradigms through the trope of the law; its liminal literary status; its
evolution through geographic displacement; and its celebration of the vernacular. »
(Nous traduisons).
2. Pour une lecture d’une interprétation du sujet africain et diasporique comme homo
sacer, voir Hervé Tchumkam (2016).
3. Je souligne.
4. « Le caractère hermétique de l’intrigue est à l’image de la complexité du pays ; la
véritable histoire est celle de Zito, le protagoniste, qui ne parvient pas à retrouver ses
repères, et à qui tout échappe, des jeux d’influences aux manœuvres de pouvoir, non
pas parce qu’ils sont incompréhensibles, mais simplement parce qu’il ne maîtrise plus
l’environnement dans lequel il opère. »
5. Lire à ce propos Adam Bresnick (1998).
RÉSUMÉS
Dans l’histoire littéraire africaine, qu’il s’agisse du roman colonial ou du roman de la révolte
solitaire, le roman africain a toujours été assimilé au roman réaliste. Cependant, au tournant des
années 1980, on a observé dans la production littéraire africaine un tournant significatif marqué
par le dépassement du roman réaliste et l’avènement de la fiction policière. Cette transgression
des frontières génériques s’est accompagnée de l’émergence de nouvelles thématiques, au rang
desquelles l’intrusion dans le roman policier du paranormal et de la sorcellerie. Le présent article
se propose de lire Sorcellerie à bout portant (1998) d’Achille Ngoye et Les Lanceurs de foudre (1995) de
Jean-Roger Essomba comme deux romans qui renouvellent le genre policier en Afrique
francophone. Au moyen d’une lecture qui se situe au point de rencontre entre esthétique et
politique, mon objectif sera de montrer comment ces fictions associent polar de l’immigration et
paranormal. Je suggérerai finalement que ces romans interrogent la place de l’Afrique et de
l’Africain dans le partage du sensible, ouvrant ainsi sur la mise en évidence d’une nouvelle forme
de ce que j’appelle Bildungsroman politique propre au contexte africain.
In African literary history, whether in the colonial novel, the family romance, or the novel of
solitary revolt, the African novel has generally been considered realistic. However, in the early
eighties new genres and authors challenged the reign of the realistic novel, giving birth to the
Itinéraires, 2019-1 | 2019
25
African detective novel. Some of the crime novels in Africa have renewed aesthetics by
introducing sorcery and the paranormal into the plots. To that effect, this article offers a reading
of Achille Ngoye’s Sorcellerie à bout portant and Jean-Roger Essomba’s Les Lanceurs de foudre as
novels that recast Francophone African crime fiction. By underlining the intersection between
politics and aesthetics in these novels, my aim will be to highlight the ways in which these novels
bring together witchcraft and immigration. Ultimately, I will contend that this revival of African
fiction seeks to interrogate the place of Africa and Africans in the distribution of the sensible,
thus hinting at the coming-of-age of a new form of what I term the political Bildungsroman that is
specific to the African context.
INDEX
Mots-clés : Ngoye (Achille), Essomba (Jean-Roger), paranormal, polar, Bildungsroman politique
Keywords : Ngoye (Achille), Essomba (Jean-Roger), sorcery, crime fiction, political
Bildungsroman
AUTEUR
HERVÉ TCHUMKAM
Southern Methodist University
Itinéraires, 2019-1 | 2019
26
The Hairdresser of Harare,Questioning Gender and Sexuality ina Zimbabwean NovelLe Meilleur Coiffeur d’Harare : genre et sexualité dans un roman zimbabwéen
Pierre Leroux
1 Tendai Huchu’s first novel, The Hairdresser of Harare was published in 2010 by Weaver
Press. Although he was already living in Edinburgh at the time, the author made sure it
was first released in Zimbabwe by a Zimbabwean publishing house. The story is set in
Harare during the financial crisis that followed the land expropriations in the late
nineties. The narrator, Vimbai, is a young single mother who claims to be the best
hairdresser in the city. Her trade, and the fact that she describes herself as the “queen
bee” (Hairdresser: 3) in the salon introduce her as a self-taught gender expert. She
knows what is expected of women and provides her customers with the feminine image
they long for. In her appreciation of her work, she even associates gender and race,
since, according to her, the key to success is that the “client should leave the salon
feeling like a white woman” (Hairdresser: 3). This curious assertion, reminiscent of
Fanon, reveals a flaw behind the character’s apparent confidence. If whiteness is a
feeling, could womanhood be a performance rather than a fixed identity? Vimbai’s
convictions are challenged when Dumisani, a handsome talented young man, joins the
team. She feels attracted to the newcomer, but it eventually transpires that he is gay. In
the novel, this “gender trouble” (Butler 1990) is translated into what we should call a
“genre trouble” as the author plays with the codes of “chick lit,” this subgenre of the
romance novel that originated with books such as Bridget Jones’s Diary (Fielding [1996]
2016).1
2 As the author chose to be published in Zimbabwe, it is crucial to consider his target
audience and the themes he presents in The Hairdresser of Harare. How does this gay
character fit into the fictional universe? What are the strategies at play to present him
as an everyman and not a tragic figure in a hostile environment? Far from the violent
depictions of sexuality by a major Zimbabwean author like Dambudzo Marechera,
Itinéraires, 2019-1 | 2019
27
Tendai Huchu’s salon, while not hiding the precarious condition of a gay man forced to
hide his sexual preferences, focuses first and foremost on his daily anecdotes and
quibbles to convey a sense of normality.
3 In this paper, I intend to place The Hairdresser of Harare in its literary and social context.
I argue that the use of a gay protagonist, while conveying a message of tolerance, also
serves a more complex exploration of gender and genre. The subversion of “chick lit”
and the use of conflicting narratives to depict homosexuality eventually contribute to
bring about a striking depiction of a society in a crisis.
Introducing a Gay Protagonist: Major Revolution and/or Western Obsession
4 Firstly, it is important to say a few words about the perception of homosexuality and its
literary treatment in Zimbabwe. Some speeches and spectacular actions, as they occupy
media space, may prove to be misleading and need to be put into context.
5 As Drew Shaw explains in his article “Queer Inclinations and Representations:
Dambudzo Marechera and Zimbabwean Literature” (2005), 1995 was a turning point
regarding the presence of homosexuality in Zimbabwean public space. The ban on GALZ
(Gay and Lesbian of Zimbabwe Organization) at the Harare International Book Fair that
year and Robert Mugabe’s violent speeches prompted international indignation and
opened up a national debate. Shaw sums up the new reality as follows:
Whereas few Zimbabweans had publicly discussed the subject previously, now itbecame unavoidable, thanks to a high-profile anti-gay campaign led by RobertMugabe, who came to shape and symbolize a virulent new homophobic movementwithin pan-Africanism. Earlier Mugabe had declared homosexuality “anathema toAfrican culture.” Now he called on the public to purge Zimbabwean society of this“foreign vice.” In response, the Church lent its wholehearted support to Mugabe’scrusade, as did the media, which is mostly state-controlled. (Shaw 2005: 91)
With only a few references in Dambudzo Marechera’s works and a short story on prison
life by Stanley Nyamfukudza (1991), homosexuality does not seem to be a major theme
in Zimbabwean literature prior to 1995. Although one cannot say it becomes more
prevalent afterwards, it is important to note that major authors like Charles Mungoshi
attempt to provide a more nuanced treatment of same-sex relationship. In his short
story “Of Lovers and Wives” (Mungoshi 1997), he tells the story of Shamiso who finds
out that her husband has been having an affair with his friend Peter for many years.
This love story ends with Peter’s suicide and it seems that, for Mungoshi, tragedy is the
only way out for such a love triangle:There could be no question about the rightness of certain situations, under certaincircumstances. And when Chasi decided to leave town after Peter’s funeral,preferring only to visit his wife occasionally during a weekend, Shamiso felt thatthat too had its own fitting rightness. (Mungoshi 1997: 111, my emphasis)
The repetition of the noun “rightness” points to a problematic sense of closure.2
Although the rest of the story is much more nuanced, this ending seems to confirm a
certain vision of homosexuality. The following comment from pro-government
newspaper, The Patriot, exemplifies, in my opinion, the dominant view on the matter.
The story is presented as an “eye-opener to the younger generation who experiment
with all sorts of ideologies and sensibilities that challenge the African way”
(Tirivangani 2015). The author of this article considers that Charles Mungoshi is
Itinéraires, 2019-1 | 2019
28
“making a statement” and he sums up, in a rather striking way, the intended meaning
behind the story’s tragic ending: “Homosexuality is an aberration that threatens the
extinction of the future of the human race.” This accusation is indeed recurrent, and I
will comment on it when I examine Vimbai’s reaction to the truth about Dumisani.
6 This cultural and literary context explains in part the attention Tendai Huchu’s novel
received. Here, not only is the gay protagonist a positive character, but he does not
seem to be doomed and is eventually accepted for who he is by the female narrator. As
a consequence, most articles studying The Hairdresser of Harare overtly embrace a
sociological reading, instead of discussing its literary merits. For example, we find the
following statement in Gibson Ncube’s paper “Deconstructing the Closet: A Sociological
Reading of Tendai Huchu’s Novel, The Hairdresser of Harare”: “I read The Hairdresser of
Harare as a prism through which to consider the construction and functioning of the
closet in contemporary Zimbabwe” (Ncube 2016: 12). Likewise, the assessment by Anna
Chitando and Molly Manyonganise focuses on a social and moral standpoint:
We assert that Huchu has taken an important step to address the theme ofhomosexuality in Zimbabwe through creative writing. Although there are somedifficult dimensions that come out in his approach, he must be acknowledged forhis willingness to address a theme that remains “under the tongue” for manywriters. (Chitondo and Mayonganise 2016: 567)
The novel is thus considered both as a sociological document and as a tool to influence
public opinion.
7 When asked about the interest in this issue, Weaver Press publisher Irene Staunton
offers an interesting shift in perspectives. Although she acknowledges that the novel
“bravely addresses a very contentious issue” (Staunton 2017, email to the author), she
insists on the fact that our view on the matter is largely distorted by media attention:
“It seems to me that the attacks on this tiny minority, both verbal and physical, are
always directed by some other force with another agenda.” As a consequence,
homophobia was not her main concern when she published the novel:
Thus, if the publication of the novel generated a certain anxiety on my part, thishad more to do with the character of Minister M and her husband, as many wouldsay they were easily identifiable. Besides, ironically, Dumisani, is thoroughlythrashed and goes into exile. The State would surely approve.
Political considerations weighed more heavily than the sociological issues that received
attention outside Zimbabwe. Finally, she focuses on a more general view of society,
insisting on the fact that The Haidresser of Harare cannot be limited to a pamphlet on
homosexuality in Zimbabwe:For me, the novel was so much more than the unfolding of the relationship betweenVimbai and Dumisani, and its denouement. Huchu offered a light, tight but complexpicture of life in Harare at a particular juncture, touching upon the farm invasions,race relations, the fundamentalist churches, patriarchal attitudes, sugar daddies,the newly rich, and much else besides. Much Zimbabwean writing reflects pain inmany different manifestations. Huchu’s great gift is the ability to explore difficultissues while being able to make his readers laugh.
For his part, Tendai Huchu insists on the gap in perceptions between Zimbabwean
readers and Western readers: “There’s a major difference. Zimbabwean readers enjoy
the work more holistically and are able to read the nuance in the text. Westerners tend
to view it as some kind of activist tract and less as an artistic piece” (Huchu 2017, email
to the author).
Itinéraires, 2019-1 | 2019
29
8 As the novel was published in a very particular context and was mainly commented on
from a sociological point of view, it seemed important to offer a new perspective on
these conflicting standpoints. It is also essential to go further in order to question the
relationship between gender and genre in the novel.
Gender and Genre, Introducing “Subversive Repetition”
9 Dumisani, who is both very attractive and out of reach for the female characters,
appears to be in-between worlds, and this elusiveness has an impact on Vimbai’s
narrative. The references to popular genres such as the fairy-tale or the romance novel
act as structures within which the narrator attempts to inscribe Dumisani’s behaviour.
Genre and gender both play on the reader’s normative expectations to present them
with a new perspective. In that regard, Tendai Huchu’s strategy is quite close to what
Judith Butler calls “subversive repetition”:
The critical task is, rather, to locate strategies of subversive repetition enabled bythose constructions, to affirm the local possibilities of intervention throughparticipating in precisely those practices of repetitions that constitute identity and,therefore, present the immanent possibility of contesting them. (Butler 1990: 147)
Like the classical comedy which originates from a fertility myth, romance novels and
fairy-tales end up in marriage more often than not. Therefore, as both genres appear to
consolidate heterosexual normativity, it seems rather efficient to use them as a means
of subversion. Tendai Huchu, although he does not claim such a use of literary
techniques, shows a real interest in what has been called “paralittérature” (Bleton 1999).
He explains how these genres are useful to explore other matters:I think genre is a very important item in the writer’s toolkit. By this I mean certainpreexisting narratological conventions are very useful in terms of signaling certainthings and/or allowing certain kinds of stories to be told. If you think of stories assimulations of real life then mystery is very good for doing plot-heavy work and sci-fiworks well in terms of exploring unusual ideas and mastering worldbuilding craft.Literary fiction with its demands on characterization adds another dimension. Noneof these things are specific or exclusive to those genres, but one feels like they’reworking different muscles when immersed in each genre, and this practice can onlymake for better craftsmanship down the road. (Huchu 2017, email to the author, myemphasis)
Here, the author describes his work in terms of craftsmanship and he significantly
avoids all references to the sociological dimension of his writing. It is important to note
that, unlike other writers, Tendai Huchu does not commit to one genre and seems to
make a distinction between his short stories and his novels. Whereas the former are
akin to exercises in style, the latter are more elaborate and combine the various skills
listed above. Huchu’s first two novels never narrowly fit into one particular genre but
they draw from various sources to offer a more complex treatment of the story.
10 Since he published The Hairdresser of Harare, Tendai Huchu has been experimenting with
various popular literary genres. He has written a mystery story for Ellery Queen’s
Mystery Magazine,3 a handful of science-fiction short-stories 4 and his last novel, The
Maestro, the Magistrate and the Mathematician (Huchu 2014), contains some features of a
spy novel. This eclectic production reflects the new trends of African literatures.5
11 To illustrate this briefly before returning to The Hairdresser of Harare, I would like to
present one very interesting example of how science-fiction enables a questioning of
Itinéraires, 2019-1 | 2019
30
gender and empowerment in Zimbabwe. In “The Sale,” the protagonist, Mr Munyuki,
has to take a daily suppository of a drug that represses his need to rebel while causing
his breasts to grow: “He fiddled behind his back to remove his 36A bra. He moved his
hands to feel his boobs, a known side effect of the daily doses of NeustrogenAlpha.”
(Huchu 2012: 38) Testosterone is presented as the source of all rebellion and is
therefore strictly controlled by the authorities: “all natives were required to maintain
low testosterone levels in public unless otherwise authorised as in the role of native
policeman or bouncer” (Huchu 2012: 36). This restriction of manhood is here implicitly
associated with the loss of economic power and even cultural identity. Although he
regains agency by committing suicide, the character’s loss of power is symbolized by
his hormone chemistry.
12 This tension between estrogen and testosterone is absent in The Hairdresser of Harare,
where Tendai Huchu goes to great lengths to introduce nuances into traditional gender
representations. Vimbai is an independent single mother and Dumisani appears as a
gay character who is not effeminate. Although he claims he did not intend to emulate
the romance novel, Tendai Huchu acknowledges the “breezy feel to the narrative”
(Huchu 2017). As for the other genres, he finds in “chick lit” some traits that allow him
to tell a better story: “While some may sneer at it (largely because it is a female
dominated area) I feel, even as an outsider, romance captures the drama of intimate,
interpersonal relationships better than anything else” (Huchu 2017). In fact, Vimbai, a
young independent woman looking for love, has a lot in common with the characters of
such books:
In their novels, the authors follow a well-established storyline that focuses on therather dramatic life of a white female protagonist and her obsession with bodyweight and diets, good looks and beauty routines, frequent shopping sprees andinfinite chats with her best girlfriends. The reader encounters an allegedly typicalmodern-day woman, who, despite her financial independence and an oftentimessatisfying career, is primarily occupied with her feminine appearance and theimpression her appearance has on the opposite sex. (Eichmanns Maier 2017: 100)
Vimbai owns her own house and she’s satisfied with her career, but Tendai Huchu also
introduces significant differences. For instance, she is black and the “shopping sprees,”
due to the Zimbabwean financial crisis, are replaced by endless queuing. While Helen
Fielding’s Bridget Jones writes in her New Year’s resolution that she must not “spend
more than earn” (Fielding 2016: 2), Vimbai explains that she must save electricity
because she is “two months behind with payment” (Hairdresser: 11). The “breezy feel”
mentioned above mostly come from the rendition of small talk and gossip in the salon,
such as this graphic trashing of competition:“Everyone who goes there comes back. I hear horror stories about people’s hairsnapping off.” It was an exaggeration but destroying a competitor’s reputation wasall part of the game. Easy Touch, in turn, spread a rumour that we were wencheswho wanted to steal our customer’s husbands. (Hairdresser: 5)
The narrator is quick to respond to the other characters, but she also uses her
privileged standpoint to draw some satirical portraits: “we were all beautiful except for
Agnes who shared her mother’s toadyish shape. Neither mother nor daughter had
necks. Shame” (Hairdresser: 5). The choice of adjective (“toadyish”) and the final
interjection (“Shame”) both point to a narrative that mimics conversation.
13 Vimbai tells her story as if it was a romance novel but the reader soon understands that
an essential feature of the genre won’t be possible: if Dumisani is gay, then they cannot
get married and live happily ever after. Part of the interest of The Hairdresser of Harare
Itinéraires, 2019-1 | 2019
31
thus lies in the fact that the expected love story cannot happen. This shift in
perspective allows Tendai Huchu to use the elements of “chick lit” that interest him
while playing with expectations to reveal the real issues at stake. His characters—
Dumisani more so than the others—are designed to defy stereotypes.
14 Dumi, without being too specific about the nature of their relationship, introduces
Vimbai to his wealthy family. They instantly adopt her and even buy her a salon in
Borrowdale, an upmarket part of the city. As she later begins to have doubts about
Dumi’s intentions, the young woman herself then compares her love-story to a fairy-
tale:6
I’d loved Dumi even when I had thought he was as ordinary as myself, but lookingback it became blurry as to whether it would have gone this far if I had not foundout about his privileged background. Sure, it has kind of added to the fairy-tale… but Iwasn’t certain that I wanted to go down this route. (Hairdresser: 158, my emphasis)
The “route” Vimbai is talking about leads to one of the criticisms often aimed at
romance novels, which is that they publicize an image of women as depending on the
wealth and strength of men. As in fairy-tales, the princess must be saved by a prince
who is both handsome and rich.
15 Like the “chicana chick lit” in the United States and its Turkish counterpart in
Germany (Eichmanns Maier 2017), Tendai Huchu uses the characteristics of this very
popular genre to portray a modern Zimbabwean woman while acknowledging that she
does not come from the same privileged background as a European Bridget Jones. Yet,
as far as Dumisani is concerned, it is important to note that, although the reader
quickly understands that he is gay, the narrator, Vimbai, keeps beating about the bush.
It seems that this false mystery is essential to understand Huchu’s treatment of
homosexuality in the novel.
What is Wrong with “Mr. Right,”7 IntroducingConflicting Narratives
16 It seems quite strange that the narrator, while indirectly giving clues to Dumisani’s
homosexuality, never seems to suspect the truth. In the final part of this paper, I will
argue that the representations of gender and sexuality are put into perspective
through conflicting narratives and voices staged within the novel. Vimbai only unveils
the truth when Dumisani, through his diary, himself becomes a narrator.
17 The claim that homosexuality is in some way “un-African” has been widely discussed
and when Dumisani attempts to conceal his sexual orientation, he is in fact attempting
to comply with this dominant point of view. Nevertheless, he never fully surrenders to
this hegemony and many details help alert the reader to the fact that he does not fit in.
To understand this and to accept him as he is, Vimbai has to completely transform her
mindset. The invisibility of Dumi’s sexual preferences seems to arise from the tension
between the socially accepted violence of men and the demonization of homosexuality.
18 In this perspective, the very first sentences of the novel set the tone for the treatment
of Dumi’s homosexuality in The Hairdresser of Harare: “I knew there was something not
quite right about Dumi the very first time I ever laid eyes on him. The problem was, I
just couldn’t tell what it was. Thank god for that” (Hairdresser: 1). Commenting on those
opening lines, Chitondo and Mayonganise feel they have a negative effect since “they
buttress the incorrect view that homosexuals are ‘abnormal’” (Chitondo and
Itinéraires, 2019-1 | 2019
32
Mayonganise 2016: 570). Although this ideological standpoint is understandable, it
seems important to underline that it is the narrator, Vimbai, and not the author who is
using that phrase.
19 This first hint of Dumisani’s difference is followed by many others. When he first enters
the salon, for example, his career choice sets him apart: “These were difficult times and
jobs were scarce but I’d never thought that men might try to get a woman’s job”
(Hairdresser: 7). Most of the time, Vimbai sees him as a paradox, since he appears to be
the perfect man but seems to possess none of the usual faults of his kind: “A guy like
him being single was next to impossible. He should have had a girlfriend” (82–83).
20 The young man embodies all the qualities usually associated with masculinity. Even
though she is initially in competition with him, Vimbai, as well as the patrons of the
salon, insist on how special Dumi is: “To find a man who can groom himself in
Zimbabwe is next to impossible, but what are the odds of finding one who can groom
you as well?” (38). The conclusion of this conversation exemplifies the treatment of
gender we find in the novel: “A man so comfortable with his own masculinity was hard
to find” (Hairdresser: 38). The disjunction of sex (“man”) and gender (“masculinity”)
troubles fixed categories and reveals that these identities are social constructs.8
21 The traditional men, in contrast, show very predictable behavior. Random men Vimbai
meets in the streets seem to follow identical patterns while interacting with her:
He looked like a typical nice guy. It’s a pity he didn’t know that I hadn’t been in arelationship for six years and had no intentions of changing that. Men didn’t appealto me anymore. They couldn’t be trusted. “You think you’re special, but you’re not even beautiful” he finally volunteered.Getting abused was nothing new. “You’ll die without a man.” A kombi9 came by and I jumped in, glad to escape. Men don’t take rejection so well.It’s like they’re raised expecting that they can have whatever they want.(Hairdresser: 24)
The interesting part lies in the fact that this aggressive behavior comes from a “typical
nice guy.” The standards for manhood are linked to verbal violence and domination
whereas Dumisani shows respect and courage when confronted with a dangerous
situation. For instance, he takes the risk of being beaten up by war veterans to protect
Trina, a white woman who used to be a farmer and who acts as a supplier for the salon.
22 As she sees Dumi is special, Vimbai—unlike most readers—fails to understand that he is
gay until, out of jealousy, she searches his room and stumbles upon his diary. This
blindness is not specific to Huchu’s novel and it can also be found in Mungoshi’s short
story. Shami has lived for years with her husband before finding out the truth. It seems
as if she did not see because she could not conceive of this relationship: “she […]
realized with shocking clarity that the two men hadn’t hidden anything from her, but
that she had been blind to what was going on right under her very nose” (Mungoshi
1997: 106).
23 Dumisani clearly does not fit in the caricatural representations of a gay character. This
dawns on Vimbai as she is finally confronted with the truth:
DUMI IS A HOMOSEXUAL – Ngochani. If it wasn’t written in his hand and before myeyes, I would have denied it. I could not have foreseen this. He spoke like a normalman, wore clothes like a normal man and even walked like a normal man.Everything about him was masculine. Didn’t homosexuals walk about withhandbags and speak with squeaky voices? (Hairdresser: 166)
Itinéraires, 2019-1 | 2019
33
The use of capital letters emphasizes the shock she experienced,10 but the use of the
Shona word “Ngochani” discreetly reminds us that this reality—homosexuality—is not
absent in African cultures, since there is a word for it.11
24 Vimbai cannot see the truth because she is influenced by various narratives which tend
to build a phantasmatic portrait of homosexuals. For example, when she takes
Dumisani to church with her, pastor Roger Mvumba delivers a sermon on morality that
relies on the Bible to prove that homosexuals should be rejected:
Timothy 3:1–9 teaches that “Men will be lovers of themselves in the last days.” Youmust be on the lookout for homosexuals and sexual deviants. Perverts shall burn.How can a man and another man sleep together? God made Adam and Eve notAdam and Steve. Can a woman and a woman make a baby? (Hairdresser: 72)
Overlooking the possibility that the quote could point to selfishness, the pastor unfurls
his discourse of hatred. As Vimbai thinks this is “a powerful sermon filled with the
power of the Holy Spirit,” Dumisani asks to leave the church. Here, homosexuals are
condemned from a moral and religious standpoint. The reference to the “last days”
places this sexual preference in an apocalyptic background and it seems, then, that the
acceptance of homosexuality is associated with the collapse of society. This caricature
is not specific to Zimbabwe or even Africa, but it takes on a particular meaning in the
context of very serious social and economic difficulties. In this narrative, homosexuals
are presented as a cause, or at least a symptom of the crisis.
25 The sermon leaves no room for contradiction, it is presented as a statement and the
audience, like Vimbai, may only approve and cheer. When she later tries to understand
Dumisani, the young woman goes to her brother, Fungai, who presides over a
philosophy club. This time, the lesson takes the form of a dialogue as Socrates is
invoked as an example:
“That can only lead to the conclusion that man and woman may not be as distinctas they seem,” said one called Armstrong. “Correct. When we use our brains, we can see that between these two genders thereare a myriad possibilities; the leap from male to female is not as straightforward asour senses tell us. Therefore when you look at what you think is a man and whatyou think is a woman, you often fail to recognize or acknowledge all the otherambiguous possibilities.” (At this point one of them stood up and left.) (Hairdresser: 177)
The various interventions and the use of logical operators such as “Therefore” point to
a rational approach to the question. It is also important to note that the character
appeals to “our brains” whereas pastor Mvumba relies on emotions and puns such as
“Adam and Steve.” Although most of the listeners are not ready to hear this and leave,
the staging of a rational debate provides Vimbai with an alternative narrative on
homosexuality.
26 Both the moral condemnation and the philosophical rehabilitation present the
homosexual as a subject matter and not an actual person. Dumisani’s diary then
indirectly allows the young man to speak for himself. The whole of chapter thirty-four
is dedicated to the transcription of some of the most meaningful entries. As in mystery
novels, this secret diary is meant to shed a new light on the story. Episodes like the
wedding of Dumi’s brother Patrick or Dumi’s promotion in the salon are narrated from
a different perspective. In this text, emphasis is put on the young man’s struggle to be
accepted as he is and his reluctant decision to hide his preferences: “Need to tell Vimbai
everything. Is it too soon? Seems like a really nice person. Don’t know who to trust any more… It’s
way too risky. […] Can’t afford to mess this up. Shouldn’t have to live my life in the shadows like
Itinéraires, 2019-1 | 2019
34
this” (Hairdresser: 165, author’s italics). Ironically, these short, elliptic sentences are
much closer to Helen Fielding’s style than the rest of the novel. Bridget Jones, like
Dumisani, uses her diary to express her fears and longings: “Nightmare day in office.
Watched the door for Daniel all morning: nothing” (Fielding 2016: 25). Tendai Huchu
thus aims to create a sense of intimacy with his character.
27 Vimbai’s discovery leads to a series of events that will culminate in Dumisani being left
for dead and forced to leave the country. As his lover happens to be the husband of a
government minister, the young man is beaten up by “war vets” and his only escape is
to go into exile. Although we can only agree with Chitando and Mayonganise who insist
on the “persistence of the theme of violence in Huchu’s work” (2016: 570), it is
important to stress that, unlike in Mungoshi’s story, the gay protagonist does not die
and Vimbai’s view on the subject undergoes a spectacular change. The last paragraph of
the novel echoes its opening lines: “In a way I will always love Dumi. He restored my
faith that there are still some good men out there” (Hairdresser: 189). The “something
not quite right” from the first sentence of the novel has disappeared to establish Dumi
as an example for other men.
Conclusion
28 The critical reception of The Hairdresser of Harare and its place in the Zimbabwean
literary landscape are crucial to understand the treatment of homosexuality in the
novel. Political propaganda tends to distort our view of the issue and explains in part
the gap in perception between Western and Zimbabwean readers. It seems nonetheless
that, when compared to other stories, such as Mungoshi’s “Of Lovers and Wives,”
Huchu’s novel adds a new complexity to the depiction of gay characters in Zimbabwe.
29 As the “chick lit” novels question the heritage of feminism, The Hairdresser of Harare
plays with the reader’s expectations to question gender and sexuality in modern day
Zimbabwe. Vimbai’s dilemma at the beginning of the novel is quite close to Bridget
Jones’s ironic statement in Helen Fielding’s book:
This confusion, I guess, is the price I must pay for becoming a modern womaninstead of following the course of nature intended by marrying Abnor Rimmingtonoff the Northampton bus when I was eighteen. (Fielding 2016: 103)
The “confusion” stems from the tension between two conflicting views of what it
means to be a woman. On the one hand, she must be financially independent and have a
career. On the other hand, she still dreams of a handsome and preferably rich prince
charming. In this perspective, the “course of nature” may be interpreted as the
heteronormative framework that is examined in Tendai Huchu’s novel.
30 I have described Dumisani as invisible because he hides his sexual preferences and
because Vimbai does not realize he is gay until she is confronted with a written
confession. Since the debate on homosexuality is developed through various discourses
and dialogues, it may be more accurate to say that he is inaudible. Whereas the pastor’s
sermon and Fungai’s philosophical approach deal with an abstraction, the diary allows
the reader to enter the young man’s intimacy. As he must go into exile, the gay
protagonist is silenced once more and the main narrator, Vimbai, is left to interpret his
story. If the novel is not, as Tendai Huchu suggested, an “activist tract” (Huchu 2017),
the character of Dumisani does work as a catalyst to reveal hidden tensions and explore
the contradictions of a society in crisis.
Itinéraires, 2019-1 | 2019
35
BIBLIOGRAPHY
Bleton, Paul, 1999, Ça se lit comme un roman policier : comprendre la lecture sérielle, Québec, Éditions
Nota Bene.
Butler, Judith, 1990, Gender Trouble: Feminism and the Subversion of Identity, New York, Routledge.
Chitando, Anna and Manyonganise, Molly, 2016, “Saying the Unsaid: Probing Homosexuality in
The Hairdresser of Harare,” Journal of Homosexuality, Vol. 63, No. 4, pp. 559–74.
De Meyer, Bernard, Halen, Pierre et Mbondobari, Sylvère, 2013, Le Polar africain, Metz, Université
de Lorraine, Centre de recherche “Écritures".
Eichmanns Maier, Gabriele, 2017, “Shoes, Shopping, and the Search for Mr. Right: Investigating
the Trivial in Recent Turkish-German Chick Lit,” Monatshefte, No. 109, p. 100–123.
Epprecht, Marc, 2004, Hungochani, The Story of a Dissident Sexuality in Southern Africa, Montreal,
McGill-Queen’s University Press.
Fielding, Helen, [1996] 2016, Bridget Jones’s Diary, London, Picador Classic, electronic edition.
Huchu, Tendai, 2010, The Hairdresser of Harare, [Harare, Weaver Press] Auckland Park, Jacana.
Huchu, Tendai, 2012, “The Sale,” in Ivor W. Hartmann (ed.), AfroSF: Science Fiction by African
Writers, Milton Keynes, Story Time Publishing.
Huchu, Tendai, 2014, The Maestro, the Magistrate and the Mathematician, Bulawayo, AmaBooks.
Huchu, Tendai, 2014, “Hostbods,” Omenana, 30 November 2014, [Online], https://omenana.com/
2014/11/30/hostbods/, accessed 16 July 2019.
Huchu, Tendai, 2015, “The Best Man,” Ellery Queen Mystery Magazine, No. 887.
Huchu, Tendai, 2016, “The Marriage Plot,” Omenana, 25 March 2016, [Online], https://
omenana.com/2016/03/25/the-marriage-plot/, accessed 16 July 2019.
Huchu, Tendai, 2017, Email to the author, received 27 June 2017.
Isbister, Georgina, 2009, “Chick Lit: A Postfeminist Fairy Tale,” Working Papers On The Web,
[Online], https://extra.shu.ac.uk/wpw/chicklit/isbister.html, accessed 16 July 2019.
Mungoshi, Charles, 1997, “Of Lovers and Wives,” in C. Mungoshi, Walking Still, Harare, Baobab
Books, pp. 105–112.
Ncube, Gibson, 2013, “The Festering Finger?,” Reimagining Minority Sexuality in Tendai Huchu’s
The Hairdresser of Harare and Abdellah Taïa’s Une Mélancolie Arabe,” Current Writing: Text and
Reception in Southern Africa, Vol. 25, No. 1, p. 66–75.
Ncube, Gibson, 2016, “Deconstructing the Closet: A Sociological Reading of Tendai Huchu’s Novel,
The Hairdresser of Harare,” South African Review of Sociology, Vol. 47, No. 3, pp. 8–24.
Nyamfukudza, Stanley, 1991, “Posters on the Wall,” in If God was a Woman, Harare, College Press.
Nyéla, Désiré, 2017, La Filière noire, Dynamiques du polar “made in Africa,” Paris, Honoré Champion.
Raftopoulos, Brian and Mlambo, Alois S. (eds.), 2009, Becoming Zimbabwe: A History from the Pre-
colonial Period to 2008, Avondale, Weaver Press.
Itinéraires, 2019-1 | 2019
36
Shaw, Drew, 2005, “Queer Inclinations and Representations: Dambudzo Marechera and
Zimbabwean Literature,” Matatu, Vol. 29–30, No. 1, p. 89–112.
DOI: 10.1163/18757421-029030007
Staunton, Irene, 2017, Email to the author, received 22 June 2017.
Smyczynska, Katarzyna, 2007, The World According to Bridget Jones, Frankfurt, Peter Lang.
Tirivangani, Augustine (Dr), “An Africa-centered Critique of Walking Still… a Close Analysis of ‘Of
Lovers and Wives’,” The Patriot, 14 May 2015, [Online], https://www.thepatriot.co.zw/old_posts/
an-africa-centred-critique-of-walking-still-a-close-analysis-of-of-lovers-and-wives/, accessed
16 July 2019.
NOTES
1. On that topic, see The World According to Bridget Jones: “[Chicklit’s] popularity was
boosted by the publication of the best-selling British novel Bridget Jones’s Diary by Helen
Fielding, which re-inscribes some plots from Austen’s novels into a contemporary
context and seemingly has analogous ironic distance toward prevalent social norms.
Because of chicklit’s structural affinities with numerous pulp romances, the convention
has also been designated as an updated version of Mills and Boone romantic formula,
though targeted are a younger readership” (Smyczynska 2007: 7).
2. On this affirmation of heteronormativity, Drew Saw comments: “I do not dispute the
possible occurrence of such situations and tragedies in real life. I do, however, question
Mungoshi’s use of the device of closure here to seal off a heteronormative moral order
—the attempt to declare it ultimately unassailable” (Shaw 2005: 100).
3. The short story “The Best Man” (Huchu 2015) focuses on the enquiry of female
detective Munatsi who tries to solve the murder of a young boy in Harare.
4. The complexity of The Hairdresser of Harare is reflected in the variety of those texts.
On the one hand, in “Hostbods” (Huchu 2014), the author imagines a new kind of
slavery as young people rent out their bodies to older or impotent clients. “The
Marriage Plot” (Huchu 2016) on the other hand, explores a time paradox in a humorous
story about a time traveler who cannot make up his mind about marriage.
5. Although South African crime stories have had a great reputation since the eighties,
the development of popular genres is quite recent in francophone and anglophone
African literatures. Science fiction novels like Lagoon by Nnedi Okorafor (Nigeria, 2014)
or crime stories like Tail of the Blue Bird by Nii Ayi Kwei Parkes (Ghana, 2009) prove that
those genres have the potential to question the present situation in modern African
countries. For francophone thrillers, see also La Filière noire, Dynamiques du polar “Made
in Africa” (Nyéla 2017) and Le Polar africain (De Meyer, Halen et Mbondobari 2013).
Romance novels are also well represented in the Ankara Press collection, with titles like
Love’s Persuasion (Awonubi, 2016).
6. On the connection between “chick lit” and fairy tale, see Georgina C. Isbsiter’s
article: “Chick Lit, a Postfeminist Fairy Tale?” (2013).
7. Mr Right is the name often given to the modern equivalent of a prince charming. We
borrow this expression from the title of Eichmanns Maier’s article on Turkish “Chick
Lit”: “Shoes, Shopping and the Search for Mr. Right” (2017).
Itinéraires, 2019-1 | 2019
37
8. Examining the theories of Monique Wittig, Judith Butler considers this distinction as
an important tool for subversion: “If gender is not tied to sex, either causally or
expressively, then gender is a kind of action that can potentially proliferate beyond the
binary limits imposed by the apparent binary of sex” (Butler 1990: 112).
9. Name given to collective taxis in Zimbabwe.
10. See also Ncube’s analysis of this excerpt: “The use of capitalisation in the above
passage serves not just as a typographical sign but more importantly as a psychological
marker that immediately captures the attention of the reader. The subsequent use of
the Shona word ‘ngochani’ (homosexual) in italics functions in the same manner as the
preceding capitalisations” (Ncube 2013: 70).
11. On this topic, see Marc Epprecht’s book Hungochani, the Story of a Dissident Sexuality
in Southern Africa (2004).
ABSTRACTS
As gay characters have been rather rare in Zimbabwean literature, Tendai Huchu’s first novel,
The Hairdresser of Harare attracted a lot of attention when it was published in 2010. The story of
Vimbai, a single mother who dreams of owning her own salon, and Dumisani, her friend who
tries to hide his sexual preferences, thus works as a catalyst to explore different aspects of a
society in crisis. For those reasons, the author has been both praised and criticized. In this
article, I argue that, in the novel, the depiction of homosexuality is closely related to the
exploration of popular literary genres such as the romance novel. The subversion of “chick lit,”
for instance, allows Tendai Huchu to question fixed gender categories and sexuality. The author
reveals the violence Dumisani undergoes by using several conflicting narratives that try to depict
and analyze homosexuality.
Les personnages gays demeurent rares dans la littérature zimbabwéenne et le premier roman de
Tendai Huchu, The Hairdresser of Harare, a attiré l’attention des commentateurs dès sa sortie en
2010. En effet, l’histoire de Vimbai, une mère célibataire qui rêve de posséder son propre salon de
coiffure, et de son ami Dumisani, qui tente de masquer ses préférences sexuelles permet de
révéler divers aspects d’une société en crise. Pour ces raisons, l’auteur a été aussi bien loué que
critiqué. Dans cet article, je pars de l’idée que la représentation de l’homosexualité et des
questions de genre (gender) est indissociable au sein de ce roman du travail sur les genres
littéraires populaires, au premier rang desquels se trouve le roman sentimental. Dans cette
perspective, l’usage subversif de la « chick lit » permet à Tendai Huchu de questionner les
catégories figées du genre (gender) et les représentations de la sexualité. C’est en déléguant à
plusieurs voix narratives – parmi lesquelles l’intéressé lui-même – le débat sur l’homosexualité,
que l’auteur parvient à rendre compte de la violence dont est victime Dumisani.
Itinéraires, 2019-1 | 2019
38
INDEX
Mots-clés: Zimbabwe, homosexualité, études de genre, roman sentimental, genre littéraire,
Mugabe (Robert), Huchu (Tendai)
Keywords: Zimbabwe, homosexuality, gender studies, genre, romance novel, Mugabe (Robert),
Huchu (Tendai)
AUTHOR
PIERRE LEROUX
Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle, Sorbonne Paris Cité
Itinéraires, 2019-1 | 2019
39
“Le pays, c’était comme la femmed’un autre”: Reconceptualising WestAfrican Migrant Masculinity inFatou Diome’s Le Ventre del’Atlantique and Léonora Miano’s Telsdes astres éteints« Le pays c’était comme la femme d’un autre » : reconceptualiser la masculinité
des immigrés de l’Afrique occidentale dans Le Ventre de l’Atlantique de Fatou
Diome et Tels des astres éteints de Léonora Miano
Ashwiny O. Kistnareddy
Introduction
1 Fatou Diome and Léonora Miano, born in Senegal and Cameroon respectively, and
living in France, are part of the growing number of diasporic African writers seeking to
transform the landscape of African literature. Diome is a prolific writer whose novel Le
Ventre de l’Atlantique (2003), translated in 2008 under the title The Belly of the Atlantic, has
garnered a great deal of success due to its humoristic and yet poignant description of
African migrants’ life in France. Miano is a novelist, essay writer and now a theorist,
with Marianne et le garçon noir (2017). In Tels des astres éteints (2008) Miano discusses the
troubling dislocation experienced by African migrants in France through three distinct
voices. In this article, I examine the emerging notions of masculinity in relation to sub-
Saharan African migrants in Paris in the novels, to gauge the extent to which the
women writers are reconceptualising masculine identity and thus debunking erstwhile
notions of masculinity.
Itinéraires, 2019-1 | 2019
40
2 In his seminal Peau noire masques blancs (1952), Fanon declares that “What we call the
Black soul is a White man’s invention” (Fanon 1952: 11).1 Black masculinity itself was
severely compromised by White colonizers given that colonization assumed the
position of the male penetrating the feminized colonial country. As Connell has
underlined, “the colonizer was virile and the colonized were dirty, sexualized, and
effeminate, or childlike” (Connell [1995] 2005: 75). She further adds that “it follows […]
that decolonization and transition to a postcolonial world are likely to involve
problems about masculinity and violence” (76). For the theorist, “reconstruction is not
the work of men alone […] women are active in the shaping of masculinities” (76).2 This
article gauges the extent to which Miano and Diome reshape African masculinities in
post-colonial, contemporary France, where nationalism and the need to assert
“French” identity has become more prominent.
3 Linked to the shift in perceptions of masculinity are the notions of nostalgia and return
in the context of the diaspora in the novels. Diasporas take on many shapes throughout
history, from the dispersion of Jews, to the modern day socio-economic migrations,
which have fostered new diasporic communities in several parts of the world, via the
forced “collective trauma” of slavery for Africans for instance, as Cohen explains in
Global Diasporas: An Introduction. For Cohen, “all diasporic communities […] acknowledge
that ‘the old country’ […] always has some claim on their loyalty and emotions” (Cohen
1997: ix). For socio-economic migrants whose displacement is recent, the sentiment of
nostalgia is equally ever present.
4 According to Boym, “nostalgia is a longing for home, but often a longing for a home
that no longer exists, or perhaps has never existed” (Boym 1995: 75). This discrepancy
between the idealised home and the actual home, or lack thereof, is complicated in the
context of diasporas wherein the individuals involved feel out of place both in the
diasporic surroundings and the home for which they experience nostalgia. Often
coupled with the notion of nostalgia is that of the return to the home, which as Boym
states, is absent or was never present. The return itself is seen from the diasproric
point of view through the terms “ethnic return migration” or “return migration”
(Tsuda 2009). In the context of migration undertaken predominantly by men, it is
crucial to examine the extent to which nostalgia and return reshape the notion of
masculinities. Moreover, the tension between the new home and the original home and
their role in identity construction is analysed to demonstrate whether the emergent
Black masculinities depicted are emblematic of a new way of conceptualising
masculinity.
Black Masculinities in White Paris
5 In the years post-independence, socio-economic migration from former colonies to
France has increased exponentially. The journey to Paris has often been undertaken by
men,3 seeking to escape poverty and send money back to Africa. The effect of such
mobilities on the notion of identity as conceived by migrant men becomes a crucial
aspect to be considered. As a means of decentring his analysis from the Western family
structure in order to provide a different perspective on masculinity, Bourdieu
examines the positioning of men in Kabyle society in La Domination masculine (1998).
Bourdieu underlines the place occupied by men in such societies where the male
dominates the social realm while the female is constrained to the domestic space. This
Itinéraires, 2019-1 | 2019
41
model is frequently seen in non-Western societies where public and private spaces have
been divided into male and female respectively. Nonetheless, in Miano’s and Diome’s
texts, this hegemony is accompanied by the responsibility placed on sub-Saharan men,
regardless of their age, to earn money and feed their extended families.4
6 For Diome, in Le Ventre de l’Atlantique:
Most of these boys only receive mouths to feed as inheritance. Despite theiryouthfulness, many are already heads of extended families and they are expected toachieve what their fathers failed to do: get their families out of poverty. They areharassed by responsibilities that confound them and lead them to desperatesolutions. (Diome [2003] 2005: 182)5
Similarly, Miano, in Tels des astres éteints underscores the exhaustion of migrants whose
only concern remains sending money back to their communities, to the detriment of
their own health and wellbeing (Miano [2008] 2010: 30). Both writers unveil the
suffering of migrant Black men whose sense of identity is caught between the need to
support their family and the overwhelming necessity to find their place in a host
society that petrifies them in their difference.
7 From this perspective, Cazenave and Célérier argue that migration and displacement is
“no longer a collective political struggle, but an isolated, individual, and fragmented
process” (Cazenave and Célérier 2011: 11). The fragmentation observed by the critics is
symptomatic of a generation of migrants who are split between their home country and
their host country. Visibly different, they are both physically and psychologically
displaced as they are excluded from French society in the novels. This is exacerbated by
the nostalgia that these men experience vis-à-vis the left-behind home, and the
superior public position they occupied in their society of origin, following Bourdieu’s
analysis.
8 For Cazenave and Célérier, “Diome’s novel proposes a critical rereading of the myth of
France as a haven for immigrants, the path to social recognition, and the exit-door to
thwarted possibilities on the continent” (Cazenave and Célérier 2011: 123). While
Cazenave and Célérier are right to underline the critical point of view adopted by
Diome, it is imperative to understand that Diome also provides a different and layered
vision of the men who are struggling to make sense of their own position in society.
Similarly, writing about Miano’s text, Cazenave and Célérier observe “[Miano] evokes
the impossibility of going back home and, in the process denounces the myth of Paris/
France as the land of plenty. […] Each narrative reasserts French society’s refusal to
deal with the postcolonial subject and her/his agency” (Cazenave and Célérier 2011:
125).6 Ndiaye, who attempts a sociological study of “The Black condition” in French
society asserts that “we must reveal this paradox: black people in France are
individually visible, but they are invisible as a social group and have not yet received
particular attention from researchers” (Ndiaye 2008: 21).
9 In a country that publicly denies race—the Constitution until July 2018 stipulated that
there should be no distinction of race or origin—it is difficult to process and examine
racial discrimination as race is not recognised as existent.7 The French MPs’ recent
decision to remove race from the constitution completely further adds to this issue as
there is now no avenue to discuss or denounce racism and its effects on migrants in
France. How then do these men negotiate a thwarted masculinity, a denied subjectivity
in the face of racism as well as a nostalgia for their “home” country?
Itinéraires, 2019-1 | 2019
42
Failed Returns to Africa: Black Masculinities in Limbo
10 According to Boym, the feeling of nostalgia is closely associated with the diaspora
insofar as it is marked by the need to feel at home. Thus, it is not a longing for a place
as such, but the feeling of intimacy associated with the place (Boym 2001: 258). For
Boym, there are two types of nostalgia: the first is “restorative,” based on a collective
sense of a national project oriented on the past and the second is “reflective,”
individual, focused on the future. Boym’s distinction is significant as it foregrounds
both the identity of the diaspora and the affective aspect of nostalgia, which in the case
of the novels is explored through the prism of skin colour and masculinity.
11 Thus, in Miano’s Tels des astres éteints, the opening narrator, who has the status of
observer in this polyphonic novel, comments on the centrality of colour in identity
construction in French society: “here only colour defines us […] it isn’t merely our
clothing, it’s our totality” (Miano [2008] 2010: 15). The novel paints the portrait of a
fractured society which is unable to accept the strangers in its midst. Countries such as
the UK and France have a problematic relationship with their colonial past and as such,
they efface the rhetoric of colonialism from their discourse, as Ndiaye has remarked in
La Condition noire (2008).
12 For Gilroy in Postcolonial Melancholia (2000), when descendants of the colonized make
the reverse journey from the periphery to the centre, putting former Colonial societies
face to face with evidence of their guilt, “postcolonial melancholia” manifests itself.
Whilst they cannot deny their past, they simultaneously refuse to acknowledge it,
causing a tension with the migrant other. On the other hand, Etoke looks at
melancholia in the concept of “melancholia africana” and examines how the “loss,
mourning and survival” experienced by Afrodescendants and Subsaharan African
migrants informs their present in a form of contamination (Etoke 2010: 28).8 Both the
former coloniser and the former colonised thus experience melancholia in different
ways and this impacts greatly on the migrant sub-Saharan men who bear the brunt of
France’s disavowal of colonialism in the texts as well as their own feeling of dislocation.
13 Thus, the principal protagonists in Miano’s novel, Amok, Shrapnel and Amandla
experience alterity as immigrants in a range of ways. Shrapnel is the quintessential
militant Black man from Africa who would like to see changes happening from within
France, as it was the inception of racism and the colour divide. Marked by his desire to
restore Blackness to humanity (Miano [2008] 2010: 56), Shrapnel envisions a return to
the source of Blackness, the Tree of Life, on the African continent. Shrapnel’s nostalgia
is therefore “restorative” in the sense that Boym explicates it. It is a national project
insofar as Shrapnel attempts to re-create a form of national identity. Shrapnel is part of
the activist group, Sons of Kemet, which hopes to revolutionize African identity. Yet,
Shrapnel’s hopes are thwarted by blatant acts of racism and prejudice: French people
give him a wide berth and bags are safely tucked away because he is perceived to be
dangerous (Miano [2008] 2010: 52) in his blatant Black masculinity.9
14 Despite this, Shrapnel is attracted to Blonde women who remind him that he is a man,
positing white women as redemptive and the conduit towards a recuperation of Black
masculinity in Shrapnel’s case. The white woman’s gaze permits a renegotiation of
identity for Shrapnel. Ironically, Shrapnel is emasculated by Black women who value
financial stability, since they are pragmatic and need to make ends meet (Miano [2008]
2010: 109–110). Yet, Shrapnel reveals a racialized view of white women as fantasizing so
Itinéraires, 2019-1 | 2019
43
readily about the idea of the Black man that “it would suffice to blow on them for them
to swoon” (Miano [2008] 2010: 219).
15 In Peau noire, masques blancs (1952) Fanon asserts that Black men from the Caribbean,
for instance, feel the need to reaffirm their masculinity by sleeping with a white
woman, thus proving their authentic virility. For Fanon, this is symptomatic of neurosis
due to abandonment. The individual suffering from this feels the need to validate
himself through others because he was abandoned very young. Indeed, Shrapnel has
never met his father and has never used the term “father.” Whilst it would be simple to
map Fanon’s theory onto this, it is perhaps more useful to look at it from a second point
of view: when Shrapnel fathers a child, which he only legally recognizes because
fatherhood would allow him to gain French nationality. Manipulative, Shrapnel thus
uses one of Marianne’s daughters to gain access to Marianne, but the child itself is in
turn abandoned because of Shrapnel’s incapacity to love his son. The son becomes a
reminder of his own failure to provide a genealogy, a link to Africa for the next
generation. “Restorative” nostalgia here impedes “reflective” nostalgia insofar as it
disrupts continuity and the future.
16 This interruption is further exacerbated by Shrapnel’s sudden cardiac arrest. The
futility of his death underscores the futility of his dream. While Shrapnel has dreamed
for the whole of the Black diaspora, he has not lived his own life fully. Shrapnel’s out of
body experience on his death bed leads him to an in-between world, where the failure
of the notion of individual responsibility for collective identity is reinforced by the
voices of the great Black men of the history of the Black diaspora: Martin Luther King
does not want to hear about his “dream” again because the voices of the people
clamouring after his dream compel him to stay in limbo. Similarly, Malcolm X has also
found it impossible to pass on to the afterlife.10 Miano here takes the reader to a space
where the rhetoric of attachment to ancestral values leads to a limbo where the
leaders, which include Shrapnel, are forced to relive their inadequacies repeatedly.
While theorists like Homi Bhabha (1994), advocate a notion of identity as an in-between
space where the individual can slip between the ancestral and the new identity, here
diasporic, and find it enabling, in Shrapnel’s case the in-between space is a prison for
eternity. It is only when Shrapnel recognizes his failure as a father, as an individual,
with a personal history, that he attains a higher state and passes on.
17 The other character who attempts to recreate a narrative for Black people in Miano’s
text is Amandla, who is also an activist. Amandla’s perception of the Black diaspora is
stark and reveals a section of society trapped between two realities: that of their
material comforts in France and that of their sacred identity in Africa. She observes the
fear felt by her peers:
They were afraid to find themselves suddenly on this land that was so easilyidealized from afar, where there was no Social security. Afraid to find themselvesamong people who were not expecting them, who did not know them, and whowould not understand why they would leave Babylonia to join what they wereeschewing. […] She knew many people who, born in Kemet, were determined tonever return. She saw them every day clinging to the poverty of the North,convinced that it was more glorious than that of Kemet (Miano [2008] 2010: 86–7).11
18 Any notion associated to France (Babylonia) remains idealised, even if it is poverty.
Amandla promulgates a return to the source of mother Africa (Kemet) through an
actual movement to the continent, an ethnic return migration to contextualise it in
Itinéraires, 2019-1 | 2019
44
diasporic studies terms. However, to do this, she needs a “mythical man” (Miano [2008]
2010: 81),12 since without a man, there would be no family.
19 Masculinity is strongly linked to nostalgia and the return here as genealogical return
can only happen through the coming together of the diasporic woman and native West
African Bantu man. The objectification of the man evokes Miano’s debunking of
stereotypes. Conversely, while Shrapnel would like to use women, he finds himself
straying from his path due to the feelings he harbours towards his white girlfriend. In
Amandla’s case, the Black man becomes a breeder, just as in erstwhile slavery periods
where his capacity to procreate was needed along as his physical resilience in the
fields. Nevertheless, much as with Shrapnel, Amandla also represents the failure of the
return to Africa and an overattachment to an Africa that does not recognize her
children. Amandla’s return is aborted because her real mother is on her deathbed and
all attempts at leaving for Mother Africa must be halted so that she can take care of her
real mother.
20 In both Amandla’s and Shrapnel’s cases, the nostalgic, restorative notion of Africa is
reduced to an unaccomplished dream as it was impossible in the first place. While these
two characters are preoccupied with negotiating collective identity, their individual
circumstances and ultimately their personal history, reduce their endeavours to
nothing.
21 On the other hand, Diome’s Le Ventre de l’Atlantique is chiefly homodiegetic alongside
several metanarratives, which are told as anecdotes by the narrator. Indeed Salie, the
main author-protagonist, tells this story from her point of view, depicting Niodior,
Senegal and the life of African migrants in France through individual stories. The
“here” and “there” of the narrative is constantly changing, whether it be where Salie
lives in Strasbourg, France or in Niodior. Through stories which alternate pathos and
humour, as Cazenave and Célérier (2011) pointed out, Salie paints a bleak picture of the
life of Black migrants in France.
22 Thus, the success story of Niodior, who set up a shop on the island “had been a nigger in
Paris […] never did his torrential narratives reveal the miserable existence he lived in
France […] he had first haunted the metro exits, stolen to satiate his hunger, begged,
survived through winter thanks to the Salvation Army, before squatting with fellow
sufferers” (Diome [2003] 2005: 88–9).13 Black men are relegated to the lowest social
positions in a society that rejects them as inhuman in the novel. Yet, they cling on
desperately due to the number of people counting on them to survive back home.
23 Moussa, one of the most pitiful characters in the novel, demonstrates the absolute
disparity between expectations and life in France: sent to France as a football player, he
cannot adapt to the ground nor the weather, and suffers racist remarks. Failing to join
the main team, he is reduced to working clandestinely on a boat and despite his wishes
to return home, his father’s words “you must work, save and return” (Diome [2003]
2005: 104),14 are a litany that compels him to face his misery alone. Caught as an illegal
immigrant, he is incarcerated before being sent back to Senegal. His failure to return
successful and rich, leads to society rejecting him and his presence and eventually he
commits suicide. His inability to accomplish his task as a man erodes his sense of
identity. Moussa’s story should serve as a deterrent to the youth, but it is perceived as
an exception by most. For the majority of those who stay in France, Salie states
“Africans of all origins live mostly in slums. Nostalgic, they dream of an improbable
return to their origins, a country, which ultimately worries them more than attracts
Itinéraires, 2019-1 | 2019
45
them, as, not having seen it change, they feel like strangers during their rare holidays”
(Diome [2003] 2005: 176).
24 Diome’s Salie continues to explore the pitfalls of living in a predominently white
society thus: “In Europe, my brothers, you are first and foremost Black, incidentally
citizens and definitely strangers, and that is not written in the Constitution, but it is
read on your skin” (Diome [2003] 2005: 176). Ill at ease back “home” because they and
the country have changed, and in France because they are Black, they experience an
extreme sense of psychological dislocation, which Fanon analysed in Peau noire, masques
blancs. Diome, like Miano, demonstrates that French society’s perception of Black men
has not altered in the last five decades and Pap Ndiaye’s sociological study La Condition
noire is testament to that.
Finding a “Home”: Re-inscribing African MigrantMasculinities in France
The affectivity of home is bound up with the temporality of home, with the past,the present and the future. It takes time to feel at home. For those who have lefttheir homes, a nostalgic relation to both the past and home might become part ofthe lived reality of the present. (Ahmed et al. 2003: 9)
25 Ahmed’s description of the tension between host and home country is emblematic of
the condition of migrants in both Diome’s and Miano’s texts. According to Gunew:
the term “nostalgia” derives from the Greek, combining a “return home” and“pain”; a prolonged absence from home, homesickness. In the index to Freud’scollected works the closest term to nostalgia is Heimweh a pregnant term containingthe home, the mother, sickness for but also of the home. (Gunew 2003: 47)
The lived experience of migration is fraught and while those who remain in the home
country assume it to be a blissful experience, reality reveals itself to be otherwise,
especially when the movement from periphery to centre is experienced as an exile.
26 For Said, “[Exile] is the unhealable rift forced between a human being and a native
place, between the self and its true home: its essential sadness can never be
surmounted” (Said 1990: 357). Amok, in Tels des astres éteints describes the nostalgia he
experiences thus: “he missed the land. Its colours. Its seasons. The brightness of its
mornings. The weight of the sky before rain. The movement of strangers on the
streets” (Miano [2008] 2010: 30),15 but Amok’s poetic memories are marred by those of
his violent father. Amok’s father is the son of a war collaborator and this legacy is
passed down in his family, along with violence. Amok’s father represents violence and
his mother endurance for all the years she tolerated his beatings. Symbolically, Amok’s
father could also represent the old French regime and his mother, enduring Africa.
27 Yet, ironically, Amok’s escape takes him to France, the very seat of Colonial power
which he resents because of his grandfather. However, he chooses France because he
could obtain funding for his studies, through his father’s connections. Staying in France
becomes a way of obtaining a tabula rasa, because he has no genealogy. Thus, whilst
Shrapnel and Amandla in Miano’s text and Salie in Diome’s see migration as a purely
economic endeavour—whereby migrant men cross the border for financial gains—
Amok perceives migration to France as a means of finding a “virgin space to deploy the
energy that the motherland was crushing. He understood more than anyone the feeling
of freedom which one could experience by living where there was no past. It was like
Itinéraires, 2019-1 | 2019
46
being born again” (Miano [2008] 2010: 41).16 Thus, with Amok, Miano explores the
possibilities of creating a new mode of thinking the Black masculine identity in France.
28 According to Gedalof, “the female body is repeatedly appropriated as a marker of
national, racial, religious and ethnic communities.” Moreover, “by associating the
female body with community origins, many identity narratives position ‘Woman’ as
‘place,’ as the pure space of ‘home’ in which tradition is preserved from outside
contamination” (Gedalof 2003: 95). However, in Tels des astres éteints, Amok underscores
the impossibility for migrants of possessing this woman-land. Indeed, he observes that
migrants only return home for occasional holidays “because they could not withstand a
massive dose of native land. The country was like someone else’s woman. One could
touch her a little. Never possess her” (Miano [2008] 2010: 42).17 For Amok, migrants
perceive their home country as a woman who is slightly out of reach and not
completely theirs, which increases their attraction towards it.
29 However, Amok’s perception of home is not coloured by nostalgia. Here personal
history influences the perception of the home country. His relationship with his
parents and especially his mother reveals a man who has experienced a great deal of
issues whilst negotiating his identity back “home.” As child his mother “despaired to
make a man out of him. He was so afraid. So melancholic. It was why she was stern. Not
hesitating to beat him. To harden him. To see him rebel against his parents reassured
her. He was a boy. He had acted like one” (Miano [2008] 2010: 34).18 The accumulation of
short sentences, the staccato rhythm and sharp statements reflect the harsh
upbringing that shapes Amok’s masculinity. The description of Amok as an emotional
man jars with traditional notions of masculinity in Cameroon, and thus it is only when
he misbehaves that “they found him virile. Because they conceived masculinity as a big
mess” (34).19
30 Similarly, Shrapnel, his best friend defines Black masculinity as the opposite of Amok:
a normally constituted Black could not be constantly be feeling the blues. He wouldnot withdraw into himself. A well-configured Black man shouted, fought, andfucked. He expulsed his pain into another’s heart and went on happily with his life.(Miano [2008] 2010: 53)20
Shrapnel’s definition is problematic as it is generalized and reductive. Like Amok’s
mother, he looks to his society’s values to gauge what “normal” is and meantime
petrifies masculinity into a specific mould, which is accepted back home. Yet, with
Amok, Miano introduces a new conception of Black masculinity, which is individual and
personal. In this way, in Marianne et le garçon noir, Miano asserts that: “in a world
environment structured and directed by male willpower, by virile rivalries or
solidarities, it is useful to explore the masculinity of men who are seemingly devoid of
power” (Miano 2017: 30).21
31 Writing about her own son’s impending coming of age and blatant masculinity, Audre
Lorde (1984) urges mothers to teach their sons how to feel and in facing their feelings,
to become better human beings. Conversely, Amok’s mother tries to stop him from
feeling and incites rebellion in him. Later, faced with the pressure from Amandla to
perform his masculinity, he experiences erectile dysfunction (Miano [2008] 2010: 253–
54). Afraid to be his father’s son, he does not want to procreate and cannot perform his
masculinity. For Amok, becoming a man begins with rejecting his prior identity as his
parents’ offspring.
Itinéraires, 2019-1 | 2019
47
32 Thus, nostalgia has no part to play in Amok’s negotiation of identity, as he adopts his
own mode of thinking and living that does not rely on his legacy. Through him, Miano
gives us a possible conceptualization of identity:
Identities would not be national but borders. Borders would be a long juxtaposition.Rather than a scar impeding the unity of humanity. Men would have their commondestiny. Their superficial differences would entertain them. Enrich them. If racismdisappeared, there would be no need to valorise colour. (Miano [2008] 2010: 117)22
33 It is by no means a coincidence that he is the only character who is focused on finding
himself rather than a collective identity that utters these words of hope for the future.
Identity for Miano remains something that is still being negotiated and in the border.23
34 Moreover, according to Fortier, “leaving home or returning home are about moving
between homes” (Fortier 2003: 130). When Amok takes Shrapnel’s body back “home,” he
realises that just as his life has progressed and moved along, so has his country and he
has not been part of these changes, of this history. The migrant remains in-between
homes, but needs to recognize that both the home and s/he has changed in the process.
Recognizing this change leads to another tabula rasa for Amok, who at the end returns
“home” to Paris but does not take on the burden of creating a genealogy with Amandla.
Ultimately his choice marks a new beginning for his own conception of masculinity as
self-creating and feeling.
35 On the other hand, home and masculinity are envisaged in a different manner by
Diome. Like Shrapnel and Amok, Salie also gives us a description of masculinity in
Senegal. For her:
men did not like details, they say, from childhood they had already made him [herbrother] understand that he act like a man. They had taught him to say “ouch!,” tobite his tongue, to not cry when he was in pain or afraid. […] They had erected athrone for him on the head of the feminine gender. Thus male, and proud to be so,this authentic guelwaar knew, even as a child, how to enjoy a princely hegemony[…] and have the last word in front of the females. (Diome [2003] 2005: 40–41)24
36 However, Salie is not one of the “females” who submits to her brother because nothing
in the world would make her want his testicles (Diome [2003] 2005: 41). While she is
loving and will watch football matches for him, she uses it as a means of establishing
constant communication with her brother. Indeed, Salie is deeply marked by nostalgia
so much so that she calls herself an “exile.” Cazenave distinguishes between migrants
and exiles as, for her, the migrant has a specific destination. Diome’s choice to give
Salie the status of an exile is crucial to our understanding of place and identity in her
text.
37 For Salie, globalization is positive because it gives the impression of belonging to the
world even if one does not feel one belongs to the host nor the home country. Like
Derrida’s stranger (1997) who is outside of Reason (Logos) by virtue of being born
elsewhere and can thus be perceived as mad, Salie feels fragmented. Yet, in her in-
between position, she is able to see the society she hails from, from an outsider
perspective. Thus, she remarks that virility is a fragile throne (Diome [2003] 2005: 42)
since boys and men are constantly required to hide their feelings and assert their
masculinity. Moreover, through Moussa’s story, she highlights the fact that his close
friendship with Ndétare is seen as homosexual because there is no homosocial space in
their society.
Itinéraires, 2019-1 | 2019
48
38 However, just like Moussa experienced exile in France, Ndétare was exiled to Niodior.
Their closeness is only possible because they have experienced the same dislocation
which is felt by those who have been in exile. They understand each other’s suffering in
more ways than those who have never left. The return home for Moussa is fraught and
leads to implosion, psychological dislocation and ultimately to suicide. The men who
have lived through exile cannot access home again because they have both changed.
Like Amok, in Miano’s novel, Moussa cannot come to terms with his home country and
the changes operating both within himself and in the society around him. Unlike Amok,
who has the possibility to return to France, Moussa can only deliver himself to the sea
and ultimately commits suicide. Salie herself notes: “leaving is dying of absence. One
can return, of course, but one returns as an other” (Diome [2003] 2005: 227).25
39 This “othered” masculinity is also explored with El Hadji, another character who had
spent decades in France and who has undertaken return migration. The community
believes that he is monogamous to imitate the Western marriage model assimilated
while he was abroad, but more pointedly they call him “monotesticle” because the
concept of masculinity is directly related to polygamy in the society depicted by Diome.
Here, there is a tension between original and acquired culture. Ironically when El Hadji
concedes and takes another wife after his return, his marriage is unsuccessful. Diome,
through Salie’s character delivers a message to the young men who wish to change
their life:
Ok fine, be ready to leave, go towards a better existence, but not with thesesuitcases, with your neurons! Dis-emigrate from your heads these habits thatshackle you to an anachronistic mode of living. Polygamy, profusion of kids, allthese constitute the fertile soil of under-development. (Diome [2003] 2005: 179)26
40 The power of education and thought is emphasized here as Diome wants Senegalese
society to see where development lies instead of necessarily migrating to France. Salie’s
thought that it is perhaps because France has a woman’s name that she is so desired
unveils the deeply masculine need to travel and acquire France, when one lives in
Africa, whereas the reverse journey reveals a deep-seated feeling of not-belonging or
being in-between identities. For Salie, like Amok, life in Africa was problematic because
she had a tainted past, wherein she was born out of wedlock and was never recognised
as being part of the community, even when her stepfather married her mother. Always
different, she was the tomboy of the house, the only girl who could share the closed
space for debates reserved for the boys because “each full exercise book, each read
book, each consulted dictionary was an additional brick added to the wall separating
her and the women” (171). Excluded from domestic spaces, Salie becomes an honorary
man, in her household, following Bourdieu’s definition of the spaces occupied by men
and women in La Domination masculine (1998).
Conclusion: Alternative Masculinities
41 “Are alternatives to classic masculinity being put in place so that the individual
overcomes norms and invents new spaces for himself?” asks Miano in Marianne et le
garçon noir (Miano 2017: 27). Miano, as demonstrated above is in favour of alternative
masculinities that would show that men can be sensitive and that this does not
preclude them from seeing themselves as men. What she advocates is: “redefining
masculinity by learning from those for whom it is constructed on the loopholes created
Itinéraires, 2019-1 | 2019
49
by history” (32). Thus, rather than a focus on nostalgia and the past, Miano solidifies
the need for shifting perceptions to the present of migrant masculinities.
42 In creating Amok, in Tel des astres éteints Miano reshapes masculinity as full of emotions
and introspective. The power of affect is both to affect and to be affected and Miano
depicts a man who is central to the narrative both as the first main protagonist but also
as the focal point of all relationships. With Amok, Miano demonstrates that it is
possible for immigrants to find their identity in the frontiers between the old home and
the new home and that the stability that immigrants seek is perhaps inside them.
Similarly, Diome redefines masculinities in Le Ventre de l’Atlantique: “no one has taught
the men from our society that tenderness does not remove one’s virility, that, on the
contrary, it gives an additional soulfulness to the strongest of characters” (250).27
43 For both Amok and Salie, it is access to education and to a different thought process
that allows them to see identity as something that is constantly negotiated. In Salie’s
case, as Connell (1995) has argued, women can also display signs of dominant or
hegemonic masculinity. Salie’s executive decision to send money to her brother for him
to set up a business and not migrate to France leads to his financial stability. Salie and
Amok feel out of place in Africa and France is not yet home, but it is the space which
affords them the ability to renegotiate identity and ultimately, what it means to be
“home.”
BIBLIOGRAPHY
Ahmed, Sarah, Castañeda, Claudia et al., 2003, Uprootings/Regroundings: Questions of Home and
Migration, Oxford, Berg.
Anzaldúa, Gloria, 1987, Borderlands/La Frontera: The New Mestiza, San Francisco, Aunt Lute.
Bhabha, Homi, 1994, The Location of Culture, London, New York, Routledge.
Bourdieu, Pierre, 1998, La Domination masculine, Paris, Seuil.
Boym, Svetlana, 1995, “Post-Soviet Cinematic Nostalgia: From ‘Elite Cinema’ to Soap Opera,”
Discourse, Vol. 17, No. 3, “Views from the Post-Future/Soviet and Eastern European Cinema,”
pp. 75–84.
Boym, Svetlana, 2001, The Future of Nostalgia, New York, Basic Books.
Cazenave, Odile, 2003, Afrique sur Seine : une nouvelle génération de romanciers africains à Paris, Paris,
L’Harmattan.
Cazenave, Odile and Célérier, Patricia, 2011, Contemporary Francophone African Writers and the
Burden of Commitment, Charlottesville, University of Virginia Press.
Cohen, Robin, 1997, Global Diasporas: An Introduction I, London, UCL Press.
Connell, Raewynn, 1995, Masculinities, Cambridge, Polity Press.
De Sondy, Amanullah, 2015, The Crisis of Islamic Masculinities, London, Bloomsbury.
Itinéraires, 2019-1 | 2019
50
Derrida, Jacques, 1997, Anne Dufourmantelle invite Jacques Derrida à répondre De l’hospitalité, Paris,
Calmann-Lévy.
Diome, Fatou, [2003] 2005, Le Ventre de l’Atlantique, Paris, Livre de Poche.
Diome, Fatou, [2006] 2008, The Belly of the Atlantic, translated by Ros Schwartz and Lulu Norman,
London, Serpent’s Tail.
Etoke, Natalie, 2010, Melancholia Africana : l’indispensable dépassement de la condition noire, Paris, Le
Cygne.
Fanon, Frantz, 1952, Peau noire, masques blancs, Paris, Seuil.
Fortier, Anne-Marie, 2003, “Making Home: Queer Migrations and Motions of Attachment,” in
S. Ahmed, C. Catañeda et al., Uprootings/Regroundings: Questions of Home and Migration, Oxford,
Berg, pp. 115–35.
Gedalof, Irene, 2003, “Taking a Place: Female Embodiment and Re-grounding of Community,” in
S. Ahmed, C. Catañeda et al., Uprootings/Regroundings: Questions of Home and Migration, Oxford,
Berg, pp. 91–112.
Gilroy, Paul, 2004, Postcolonial Melancholia, New York, Columbia University Press.
Gunew, Sneja, 2003, “The Home of Language: A Pedagogy of the Stammer,” in S. Ahmed,
C. Catañeda et al., Uprootings/Regroundings: Questions of Home and Migration, Oxford, Berg, pp. 41–
58.
Kimmel, Michael, 2010, Misframing Men: The Politics of Contemporary Masculinities, New Jersey,
Rutgers University Press.
Lorde, Audre, 1984, Sister Outsider: Essays and Speeches, New York, Crossing Press.
Miano, Léonora, [2008] 2010, Tels des astres éteints, Paris, Pocket.
Miano, Léonora, 2017, Marianne et le garçon noir, Paris, Pauvert.
Ndiaye, Pap, 2008, La Condition noire : essai sur une minorité française, Paris, Gallimard, coll. « Folio
Actuel ».
Said, Edward, 1990, “Reflections on Exile,” in R. Ferguson, M. Gever, T.T. Minh-ha, and C. West
(eds.), Out there: Marginalization and Contemporary Cultures, New York, Cambridge, New Museum of
Contemporary Art and MIT press.
Tsuda, Takeyuki, 2009, “Introduction: Diasporic Return and Migration Studies,” in T. Tsuda (ed.),
Diasporic Homecomings: Ethnic Return Migration in Comparative Perspective, Stanford, Stanford
University Press, pp. 1–21.
Van Klinken, Adriaan, 2016, “Pentecostalism, Political Masculinity and Citizenship: The Born-
Again Male Subject as Key to Zambia’s National Redemption,” Journal of Religion in Africa, vol. 46,
no. 3, pp. 129–57.
NOTES
1. “Ce qu’on appelle l’âme noire est une construction du Blanc.” All translations from
the French are mine.
2. On the African continent itself the relationship between religion and masculinities
has recently been examined through the prism of Islam (De Sondy 2015) and
Itinéraires, 2019-1 | 2019
51
Christianity (Van Klinken 2016), which is testament to the growing interest in
masculinities post-colonialism.
3. For more on this see Kimmel’s analysis on contemporary global masculinities (2010).
4. Pap Ndiaye gives an account of the different types of migrations from Africa in La
Condition noire (2008) and focuses on the social alienation of Black migrant workers who
were isolated and away from their families in order to provide for them.
5. “La plupart de ces garçons ne reçoivent que des bouches à nourrir en guise
d’héritage. Malgré leur jeune âge, beaucoup sont déjà à la tête de famille nombreuses et
on attend d’eux ce que leurs pères n’ont pas réussi : sortir les leurs de la pauvreté. Ils
sont harcelés par des responsabilités qui les dépassent et les poussent vers les solutions
les plus désespérées.”
6. For more information on this see documentary by Alice Diop, for example “Mieux
réfléchir à la fracture sociale de la France” accessed on 23rd Oct 2017 at https://
www.youtube.com/watch?v=m57T1HKJ9Vc.
7. Pap Ndiaye’s interview in Le Monde Afrique, “Gommer le mot ‘race’ de la Constitution
est un recul,” highlights the dangers of removing the word “race” as it was used simply
as a “point d’appui,” an imaginary construct, to discourage those who discriminate. Its
importance was fundamental in the wake of WWII but equally now. For Ndiaye, it is the
opportunity to condemn the crime itself that has been deleted along with the word.
Accessed online on 20th September 2018 at https://www.youtube.com/watch?v=hH_5-
ilyfWc.
8. “[…] la perte, le deuil et la survie.”
9. This notion is echoed by Alice Diop in her film “Vers la tendresse,” which received
the César in the short film category in 2017.
10. Interestingly Martin Luther King and Malcolm X represent Black Christian and
Black Muslim masculinities, which reflect both Cameroonian and Senegalese
masculinities present in the novel. Miano subtly also debunks the idea of Black
redemption through religious discourses.
11. “Ils avaient peur de se trouver tout à coup sur cette terre qu’il était facile d’idéaliser
de loin, où il n’y avait pas de métro, pas de Sécurité sociale. Peur de se retrouver parmi
des gens qui ne les attendaient pas, qui ne les connaissaient pas, qui ne comprendraient
pas qu’ils aient quitté Babylone pour rejoindre ce qu’ils fuyaient quant à eux. […]. Elle
connaissait de nombreuses personnes nées à Kemet, déterminées à n’y pas retourner.
Elle en voyait tous les jours dans les rues de la ville, s’agripper à la misère de
l’hémisphère Nord, persuadés qu’elle était plus glorieuse que celle de Kemet.”
12. “[…] l’homme mythique.”
13. “[…] il avait été un nègre à Paris […] Jamais ses récits torrentiels ne laissaient
émerger l’existence minable qu’il avait menée en France. […] il avait d’abord hanté les
bouches de métro, chapardé pour calmer sa faim, fait la manche, survécu à l’hiver grâce
à l’Armée du Salut avant de trouver un squat avec des compagnons d’infortune.”
14. “Tu dois travailler, économiser et revenir au pays.”
15. “La terre lui manquait. Ses couleurs. Ses saisons. L’éclat de ses matins. La lourdeur
de son ciel avant la pluie. Le mouvement des inconnus dans la rue.”
Itinéraires, 2019-1 | 2019
52
16. “[…] un espace vierge où déployer l’énergie que la terre natale écrasait. Il
comprenait mieux que personne le sentiment de liberté qu’on pouvait éprouver à vivre
là où on n’avait pas de passé. C’était comme renaître.”
17. “[…] ils ne pouvaient supporter une dose trop massive de terre natale. Le pays,
c’était comme la femme d’un autre. On pouvait la toucher un peu. Jamais la posséder.”
18. “[…] elle désespérait d’en faire un homme. Il était si craintif. Tellement
mélancolique. C’était pour cela qu’elle se montrait sévère. Pour l’endurcir. Le voir
soudain se dresser contre ses parents l’avait rassurée. Il était un garçon. Il s’était
comporté comme tel.”
19. “On le trouvait viril. Parce qu’on concevait la masculinité comme une espèce de
grand désordre.”
20. “Un Noir normalement constitué ne pouvait être en proie au vague à l’âme. Il ne se
repliait pas sur lui-même. Un homme noir bien configuré criait, se battait, s’envoyait
furieusement en l’air. Il expulsait sa douleur, la déposait dans un autre cœur, et vaquait
dans l’allégresse à son existence.”
21. “Dans un environnement mondial structuré et régi par des volontés mâles, par des
rivalités ou des solidarités viriles, il est utile d’explorer le rapport à leur masculinité
d’hommes en apparence privés de pouvoir.”
22. “Les identités ne seraient pas nationales mais frontalières. Les frontières seraient
un long côte-à-côte. Plutôt qu’une cicatrice barrant l’unité du genre humain. Les
hommes sauraient leur destin commun. Leurs différences superficielles les
divertiraient. Les enrichiraient. Si le racisme disparaissait, il n’y aurait plus à valoriser
la couleur.”
23. Much like Anzaldúa’s concept of “border consciousness” (1987) wherein the
individual can live at the crossroads of cultures.
24. “Les hommes n’aimaient pas les détails, dit-on, et lui, tout petit déjà, on lui avait
fait comprendre qu’il devait se comporter en homme. On lui avait appris à dire ‘ouille !’,
à serrer les dents, à ne pas pleurer lorsqu’il avait mal ou peur. […] on lui avait bâti un
trône sur la tête de la gent féminine. Mâle donc, et fier de l’être, cet authentique
guelwaar savait dès l’enfance, jouir d’une hégémonie princière […] et avoir le dernier
mot devant les femelles.”
25. “Partir, c’est mourir d’absence. On revient certes, mais on revient autre.”
26. “D’accord, soyez prêts au depart, allez vers une meilleure existence, mais pas avec
des valises, avec vos neurones ! Faites émigrer de vos têtes certaines habitudes bien
ancrées qui vous chevillent à un mode de vie révolu. La polygamie, la profusion
d’enfants, tout cela constitue le terreau fertile du sous-développement.”
27. “[…] nul n’a appris aux hommes de chez nous que la tendresse n’ôte de virilité à
personne, qu’elle donne au contraire un supplément d’âme au plus affirmé des
caractères.”
Itinéraires, 2019-1 | 2019
53
ABSTRACTS
Fatou Diome and Léonora Miano, both born in Africa and living in France, are part of the growing
number of diasporic West African writers seeking to transform the landscape of African
literature. In this article, I will examine the emerging notions of masculinity in relation to West
African migrants in Paris to gauge the extent to which the women writers are reconceptualising
masculine identity, and thus debunking erstwhile notions of masculinity. This article analyses
how Miano and Diome reshape and reconstruct African masculinities in post-colonial,
contemporary France, where nationalism and the need to assert French identity is becoming
more prominent. The concept of nostalgia and its implied hope for a return are examined to
determine whether the return is ever completely possible and how this shifts the
conceptualization of masculinity. Moreover, the tension between the new home and the original
home and their role in identity construction is analysed to demonstrate whether the emergent
Black masculinities depicted display a new way of reshaping masculinity.
Fatou Diome et Léonora Miano, nées en Afrique et habitant en France, font partie d’un nombre
croissant d’auteurs de la diaspora africaine qui cherchent à transformer la littérature africaine.
Dans cet article nous examinerons les notions de masculinité émergentes liées aux immigrants
africains à Paris, afin de démontrer jusqu’à quel point ces autrices reconceptualisent l’identité
masculine et discréditent les notions obsolètes de masculinité. Cet article démontre, à travers des
analyses de textes, que Miano et Diome reconstruisent les masculinités africaines dans une
France post-coloniale, où le nationalisme et l’identité française sont prééminents. La nostalgie et
l’espoir de retour que celle-ci implique seront analysés afin de déterminer si le retour est
possible et comment cela pourrait changer le concept de masculinité. De plus, la tension entre le
nouveau « chez soi » et le « chez soi » d’origine et sa fonction dans la construction identitaire
sera analysée afin de démontrer si oui ou non les masculinités noires émergentes sont une
nouvelle manière de conceptualiser l’identité masculine.
INDEX
Keywords: migrant African literature, gender, masculinities, identity construction, immigrant
identity, Diome (Fatou), Miano (Léonora)
Mots-clés: Afrique, genre, masculinités, construction des identités, identité des immigrés,
Diome (Fatou), Miano (Léonora)
AUTHOR
ASHWINY O. KISTNAREDDY
University of Cambridge
Itinéraires, 2019-1 | 2019
54
Renaissance linguistique etpratiques littérairesLiterary Practices and Linguistic Renewal
Itinéraires, 2019-1 | 2019
55
Défense et Illustration des LanguesAfricaines: Linguistic Commitmentand Critical Thought in Ngugi waThiong’o’s and Kwasi Wiredu’sWorksDéfense et illustration des langues africaines : engagements linguistiques et
pensée critique chez Ngugi wa Thiong’o et Kwasi Wiredu
Pierre Boizette
1 In recent years, the apparently anachronistic term of decolonization came out again in
the francophone intellectual field. Anachronistic because, more than twenty years after
the end of apartheid, decolonization seems to be a completed process. However, the
contemporary vogue of the word symbolises a change in its meaning from an
infrastructural scale to a superstructural one. In other words, political and economic
autonomy is achieved—at least partly—but it is not the case for the minds and the
imagination. Fanon already wrote the following:
The liberation of the individual does not go hand in hand with national liberation.Genuine national liberation exists only to the extent that the individual hasirreversibly begun his liberation. It is not possible to distance oneself fromcolonialism without the slightest time to take in regard to the imide that has beencolonized by the filter of colonialist culture. The one of the revolution of thenational consciousness. (Fanon 2011: 789)
This assertion echoes the comments of many other artists and politicians who, like him,
have stressed the need to do such a work on mentalities to complete the struggle for
independence. Thus, such an emphasis on the need to continue the work of
decolonization also testifies to the fact that a true renaissance of the continent can not
take place unless, beforehand, such a work has been accomplished.
2 This phenomenon is obvious when it comes to debates about the use of African
languages in literature. Although it is a highly contentious issue, it nevertheless
Itinéraires, 2019-1 | 2019
56
appears out of date today to many writers as both English and French languages have
become the norm. However, for many of them, this consensus makes no sense.
According to them, it is unlikely that an African renaissance will occur as long as the
languages inherited from imperialism will remain at the expense of African languages.
As the signing of the Asmara Declaration of African Languages and Literatures showed
in 2000, their claims keep influencing a whole section of contemporary criticism. The
rise of decolonial argumentation therefore invites us to analyze how to rethink the
relationships between the project of African renaissance and the use of African
languages in a context where, nevertheless, they remain minored at a global scale.
3 By analyzing the trajectories of Ngugi wa Thiong’o and Kwasi Wiredu, my aim is to
demonstrate how their theses on African languages are in the wake of old ambitions.
Furthermore, I also discuss how they renew these to adapt to contemporary issues,
even if English keeps playing an important role.
Which languages for the African Renaissance?
4 Since the early twentieth century, there has been a relationship between the idea of an
African Renaissance and the enhancement of African languages. Even when the
colonization was at its peak, African intellectuals thought about the future of the
continent once delivered from foreign domination. As Bill Aschroft remarked,
preoccupation about the future has unfailingly been linked to the memory of the past
in African literature, a perspective Ashcroft calls “anticipatory consciousness” (2009:
703), which he defines as “a positive anticipation of the future freedom” (703). Its
utopian characteristic explained why some authors frequently tried to devise the
conditions of emergence of this future and to promote it through their commitment. In
this perspective, the use of African languages in literature has been caught between the
Afrocentric search for a return to pre-colonial African wisdom and the quest for
liberation from colonial reason. Consequently, literature helped delineate the outlines
of the African Renaissance and anticipate its achievement. It was according to this
pragmatic conception of literature that intellectuals sought to invest the linguistic
issue of political stakes.
5 We can draw up a summary and lacunar history of this linguistic reflection on what the
African Renaissance should be. First, it seems that the notion is as old as the Western
and modern conception of African literature: the term “Renaissance” has been claimed
by generations of intellectuals from the continent and the diaspora (we can mention
the well-known “Harlem Renaissance” and “Sophia-town Renaissance”). They made it a
catchphrase aiming to rally thinkers and artists around an emancipatory project, which
was to allow Africa and its inhabitants to recover dignity after centuries of oppression.
As Maurice Taonezvi Vambe noted: “The most remarkable impulse in the creation of an
African literary Renaissance in Africa was an attempt to foster the cultural pride of
African people” (Taonezvi Vambe 2010: 257). There is no doubt this is a common point
to all peoples sharing the feeling that their cultures have been belittled, when not all
but annihilated. If the monument of the African Renaissance, built by Pierre Goudiaby
Atepa and inaugurated in Dakar in 2010, is its most recent expression, it is only the
culmination of a project that took many forms during the twentieth century, the
linguistic form being one of them.
Itinéraires, 2019-1 | 2019
57
6 Two milestones enable us to grasp how the utopian project of a revival of the continent
was connected with that of a revalorization of its languages. It is expressed by several
of the founding fathers of the novelistic genre in Africa. For instance, Joseph Ephraim
Casely Hayford made the apology of African languages as early as 1911 in his novel
entitled Ethiopia Unbound: Studies in Race Emancipation, considered the first novel written
in English by an African. The end of the novel looks ahead the world in 1925. Inspired
by the Irish and Danish models, the author imagines what he calls Ethiopian leagues to
promote the learning and development of Hausa, Yoruba and other African languages.
He concludes by claiming: “The black races had at length learnt to run along their own
natural lines of development, and the white needed the black and the black needed the
white. The work of Cain had given place to the grace of conciliation […]” (Casely
Hayford [1911] 2003: 208). By this way, he imagines the possible pacification between
African and European languages.
7 He was not the only one to establish a clear link between political emancipation and
linguistic assertion. At the historic conference that took place in October 1936 in the
city of Florida, S.S. Mafoyane and Vilakazi, among others, examined the status and
crisis of African literature(s) in African languages. As in Ghana, in South Africa, the
claim was not new since it had been made since the beginning of the twentieth century
by the first generations of Zulu, Xhosa and Sotho writers. Pixley ka Isaka Seme
published his essay The Regeneration of Africa in 1904 and was one of the founders of the
ANC in 1912. Among the leaders of the movement were also authors who became
famous for their commitment, first and foremost Solomon T. Plaatje. Benedict Wallet
Vilakazi is just one among many other writers not to give up African languages, let us
quote at the same time Shaaban Robert, Gakaara wa Wanjau or Daniel Olorunfemi
Fagunwa. Nevertheless, their works are published in a context where European
languages tend to become hegemonic with the appearance of transnational publishing
houses devoted to African literatures. For authors choosing African languages, it is
therefore very difficult to be legitimized and recognized internationally without going
through European languages.
8 However, the writer/intellectual who made the most explicit link between the
upgrading of African languages and the idea of an African Renaissance remains the
Senegalese historian and Egyptologist Cheikh Anta Diop. In “When can we talk about an
African Renaissance?” (An article originally published in The Living Museum, Special
Issue 36–37, November 1948), he wrote:
We believe that every literary work necessarily belongs to the language in which itis written […] All these reasons—and many others—prompt us to put thedevelopment of indigenous languages as a prerequisite for a true AfricanRenaissance.1 (Diop 1948: 34–35)
The aspiration for an African Renaissance is thus rooted in a rich cultural tradition
prior to 1994, a tradition that shared a desire to give the continent its grandeur back
after the colonial experience.
9 However, this utopia has given rise to a multitude of theoretical and political projects
which only partially overlap. As noted by Mahmood Mamdani:
When did the African Renaissance begin—in 1994 or earlier? Is the AfricanRenaissance to be a turnkey for South African export to the rest of Africa?Alternatively, could it be that the African Renaissance does not have a singleparentage, a single genealogy, that its waters come from springs before joining a
Itinéraires, 2019-1 | 2019
58
larger flow? Could it be that this genealogy is as continental as its claim? (Mamdani1999: 125)
Indeed, in the context of post-apartheid South Africa, the expression has benefited
from a renewed interest particularly from authors like Ali Mazrui or Kwesi Kwaa Prah.
Above all, since the positions taken by the immunologist Malegapuru William Makgoba
and the organization of the eponymous conference held in 1998, it has come to focus on
two meanings. The first could be described as traditionalist, emphasizing the values
that are supposed to be immemorial on the continent and whose climax is the ubuntu,
or, schematically, the idea that one is a human being only through the recognition of
others (see Ramose [1998] 2003: 270–80). Secondly, a more economic-political
significance has emerged, the aim of which is to promote the continent’s further
integration into world economy, a vision that is also found in Rwanda, notably with
Paul Kagame and his close advisers.
10 While the first significance has been greatly studied in human sciences, the latter poses
difficulties if we put it in perspective with what the African Renaissance must have
been for the intellectuals mentioned above. As a more or less clearly elaborated
government program, it is in opposition to the orientations they advocated. The words
of President Thabo Mbeki seem to narrow its meaning only to its economic dimension
(see Mbeki 1998). In its South African acceptance, the African Renaissance seems to
take little account of the demands of several generations of intellectuals, who,
precisely, sought to suggest a different path from those proposed by the dominant
economic models. Two conceptions clash here. On the one hand, we have what Dipesh
Chakrabarty named “the pedagogical side” (Chakrabarty 2010: 47) of decolonisation
where:
the very performance of politics reenacted civilizational or cultural hierarchies:between nations, between classes, or between the leaders and the masses. Thoselower down in the hierarchy were meant to learn from those higher up.(Chakrabarty 2010: 46)
11 The second, “dialogical side” would be “an urge towards cross-cultural dialogue
without the baggage of imperialism” (47). While the former does not aim at a complete
reform but at a partial renewal of an already established order, the second undertakes
the transformation of the established relations in order to put an end to the
hierarchization between the parts of the world and their inhabitants established by
Western domination.
12 From a literary point of view, it seems that it is at the junction between these two
major trends that the contemporary phenomenon of the Anglophone African literary
Renaissance must be apprehended. Writers are forced to negotiate between the utopian
aspiration for a global conversation that respects local differences and a necessary
integration into the globalized world. The question of African languages in this
dynamic has thus profoundly changed, it now generates individual trajectories where it
is a matter for the authors to promote literature in minority languages while taking
advantage of the echo chamber the American intellectual field represents.
Decolonising the Tongue
13 Consequently Ngugi wa Thiong’o and Kwasi Wiredu’s commitment results from these
claims to increase the pace of African Renaissance. As a consequence, these authors
Itinéraires, 2019-1 | 2019
59
turn to/resort to pragmatic engagement in order to advocate for it. It seems as if it was
a performative statement which, having ruled on the need for a Renaissance,
simultaneously prompted it. In Something Torn and New, Ngugi wa Thiong’o thus stated:
“The African Renaissance has already started: it began at the historical moment when
the idea of Africa became an organizing force in opposition to the European colonial
empires” (Wa Thiong’o 2009: 72). Such a political stance places the issue of the
Renaissance in the very act of Panafrican awareness, as soon as this awareness was no
longer experienced as a badge of inferiority but as the symbol of an alternative model
offering the possibility to chart other paths, different from those introduced by
Western imperialism. Similarly, according to Odhiambo:
During the past fifty years, an African Renaissance has taken place whose meaningmay have been lost for the politicians but which remains rooted to our today’ssearch for the genuine African past, for a correct analysis of the most strikingcontemporary reality and for tracks leading to multiple possible futures for Africa2.(Odhiambo 1999: 10, quoted in Samarbakhsh-Liberge 2010: 390)
So it becomes possible to read the works of these scholars as laying the foundations for
an African renaissance, each standing as an endorsement within the literary system to
succeed in making it responsive to the positions advocated by the Africans.
14 Ngugi wa Thiong’o and Kwasi Wiredu have too often only been regarded as leaders of
cultural nationalism. In this perspective, the question of African languages is read only
as the continuation of a reflection on the national independence of Kenya and Ghana. It
is a question of freeing oneself from colonialism and the best way to achieve this would
be turning away from English, both in literature and philosophy. Spiritual
decolonisation, then, in fact conceals very local political demands aimed at completing
the movement of independence and thus putting an end to the neocolonial turn taken
by some of the governments of the newly decolonised states. However, it would be
greatly restrictive to limit their respective remarks to national scales and one should
rather put them in perspective with the global dynamic that attempts to take stock of
Western domination.
15 First of all, these two authors did not immediately take a stand in favor of the
revitalisation of African languages. Both were initially part of the intellectual elite
formed in colonial schools and Western universities. Ngugi wa Thiong’o began his
training at the Alliance High School, founded by the Church of Scotland Mission, and
then graduated from Makerere and Leeds. Kwasi Wiredu studied at Alisadel College,
then at the University of Ghana and finally at Oxford. Their situation has, in the
beginning, caused them to be mistrustful of Afrocentric claims and, in particular,
tribalism. Ngugi wa Thiong’o’s first newspaper articles published between May 1961
and August 1964 (in the Sunday Post, Sunday Nation, Daily Nation) refer to his refusal to
mythologize pre-colonial Africa (see Cook and Okenimkpe 1983 and Lovesey 2015).
Similarly, in “How Not to Compare the African Traditional Thought with Western
Thought” (1976), Wiredu suggests the underlying irony of defending and protecting,
even with anti-colonialist intentions, a so-called “general trait” of culture that has
“allowed small troops of Europeans to enslave and keep much more African
populations under the colonial yoke” (Wiredu 1980: 43); a trait which “still today makes
them the prey of neo-colonialism.” Thus, Wiredu establishes a link between this
technological backwardness and the superstitious foundations of many traditional
practices. Wiredu warns against the perpetuation of traditional culture that encourages
superstition and thus leaves Africa lagging behind in the West in terms of rational
Itinéraires, 2019-1 | 2019
60
investigation. “To develop us,” he writes, “we in Africa must break with our old
uncritical habits of thought; that is to say, we must advance past the stage of traditional
thinking” (1980: 44 quoted in Jeffers 2011: 642).
16 It was therefore later on that Ngugi wa Thiong’o and Kwasi Wiredu spoke out for the
revitalisation of African languages. At the local and regional level, both build on
reflections initiated long before them. In the Kikuyu context, Derek R. Peterson has
shown that the question of language and its fixation has always been invested by the
population to question the measure of the community for which it was a rallying mark.
Whether by the members of the revivalist churches in the 1940s or by the Land and
Freedom Army fighters, the way of writing the Kikuyu language was systematically
conceived of as a means of engaging the Kikuyus towards unexplored forms of the
future. According to Derek R. Peterson:
The political imagination in central Kenya was never an abstract mental exercise. Inrecord books and in novels, in Bible translations and in grammar exercises, Gikuyuentrepreneurs projected possible futures and, in so doing, inspired people to act.Their creative writing lined up constituents, consolidated political support, andmobilized dissolute, directionless, disputatious people behind a cause. (Peterson2004: 19–20)
17 In Uganda, Okot p’Bitek, of whom Ngugi wa Thiong’o was very close, went in the same
direction for Luo people, notably via his essay Africa’s Cultural Revolution and his texts in
Luo like Lak Tar Miyo Kinyero Wi Lobo or Wer pa Lawino. The famous 1962 Makerere
conference had also already generated the famous criticism of Obi Wali about the use of
European languages (see Wali 1963). Gakaara wa Wanjau, a militant, writer and
publisher who published in Kikuyu in the 1950s and with whom Ngugi wa Thiong’o
worked on the linguistic reform of the early 1980s, wanted to do the same thing (see
Pugliese 1995). For West Africa, it is necessary to remember Cheikh Anta Diop but also
the postulates expressed by Chinweizu Ibekwe and Ihechukwu Madubuike in Toward the
Decolonization of African Literature in 1983.
18 Behind Wiredu’s belated will to devote himself to an in-depth study of Akan’s ideas,
there is the concern, shared by Ngugi wa Thiongo, with breaking away from the mental
colonialism by which Western-trained African philosophers and academics are affected
in their eyes. It is easy to see the correspondence between these tasks and the slogans
of cultural nationalism: rejection of assimilation by the West; preservation and fruiting
of indigenous African culture. Wiredu and Ngugi devote particular attention to what
might be called linguistic nationalism: trained in European languages, African
philosophers are, Wiredu writes, “constantly threatened with mental deafricanisation,
unless consciously and voluntarist to their own languages” (1996: 137). His studies of
the Akan conceptual framework illustrate this recourse when Wiredu shows how a
reflection on the difficulty of translating the Western philosophical terms into the
indigenous languages makes it possible to contemplate certain central philosophical
problems from a different perspective.
19 However, what their cultural claims point out is how much the idea of severance
remains important in the postcolonial imagination. Severance should not here be
mistaken with some kind of isolationism but should rather be understood as time
closure trying to grieve the colonial era while laying the foundations of a future
separated from the West. “Breaking with the West” (see Chakrabarty 2000) results in
virtually designing a world based on principles that are different from those issued by
Itinéraires, 2019-1 | 2019
61
modernity and, in particular, in the case of Ngugi wa Thiong’o, by capitalism. As Bill
Ashcroft explains concerning Braithwaite’s texts:
The utopian function of Caribbean writing, as for all postcolonial writing, lies not inthe perception of a utopia but in its very determination that the world could bedifferent, that change is possible. (Ashcroft 2017: 163)
Therefore, the tropism over “Nationalism” when voicing their opinion does not
sufficiently account, in our opinion, for the resolutely global nature of their
commitments. The Renaissance they offer is not that far from the one called for by
decolonial theorists of “modernity/coloniality” among whom we find a good number of
South American researchers, such as Walter Mignolo or Ramon Grosfoguel. In their
wake, Ngugi wa Thiong’o and Kwasi Wiredu do not imagine that an African Renaissance
may occur within Western mental constructs that European languages convey, even
despite themselves. If some sort of universalism must remain, once the break is
completed, it should only be as a kind of pluriversalism (see Ali and Dayan-Herzbrun
2017), i.e. substituting to the vertical identities of modernity ways of being together
that are more horizontal and where each region and culture could exchange, a
dialogical ideal that is in many ways the contrary of the educational model already
criticised by Dipesh Chakrabarty. Only by prioritizing such an approach can the English
language sustain its role, in their opinion, to the benefit of the African Renaissance.
African Renaissance and Global Awakening
20 Consequently, questions about African Languages and African Renaissance do not stop
at the scale of the continent, rather, they have to do with the capacity, for academics,
to invent a new set of relationships between spaces and peoples after colonisation. As
the group “modernity/coloniality” pointed out, Western modernity was from the
beginning built on the hierarchization of the world. As Ramon Grosfoguel explained,
colonialism was not the same thing as “coloniality,” meaning:
[…] a hierarchization of power relations deploying at global level […] and mutuallyinterwoven within the framework of an overall paradigm in which Occident,perceived as superior, dominates and exploits the rest of the world, seen as inferior.3 (Grosfoguel 2014: 7)
Consequently, contrary to the canonical definition of imperialism suggested by Edward
Said, coloniality emphasizes the need for imaginary structures to be re-formed in order
to build a fair world, finally freed from the spectre of the colonial experience.
21 Decolonization is both an act of reappropriation of a territory and a therapeutic
procedure which aims to unleash the spirits of the aftermaths of colonialism (see
Durrant 2004). Ngugi wa Thiong’o and Kwasi Wiredu foregrounded the decolonisation
of the mind as propaedeutic to real liberation. Their respective questioning of African
languages thus aims to promote other ways of collectively creating a new world and,
consequently, to reduce the impact of eurocentrism. Nevertheless, their project faces
the constraints of the global system. Indeed, they correlate, as the Asmara declaration
did, the African renaissance with the use of African languages, but those are minored
on a global scale in comparison to English language. Under these circumstances, their
ability to open up the continent seems unrealistic. As Natasha Distiller said:
Globalisation, with all its implications for cultural exchanges and influences, is partof the world created by colonialism. It is precisely the global networks of power,politics, and economics into which the concept of the African Renaissance has toenter, and the inevitable dominance of an elite which results, that make the African
Itinéraires, 2019-1 | 2019
62
Renaissance and the institution of English Literature co-dependent. (Distiller 2004:125–26)
Kwasi Wiredu and Ngugi wa Thiong’o are aware of this power relationship that
weakens the development of literature and philosophy in African languages. It
encouraged them to imagine other ways to open up African languages even if this
implies to use English.
22 As illustrated by Kwasi Wiredu’s reflection on the Akan concepts, it is not a matter of
challenging Western hegemony in favor of a purely Afrocentric perspective, but rather
of being done with a unilateral approach to express the world. His aim is to promote
other ways of perceiving it than those given by English language and its concepts.
According to him: “The way your language functions can predispose you to several
ways of talking and, indeed, to several ways of reasoning” (Wiredu 2000). First, the
decolonization of the minds will have to reclaim a plurality of approaches thanks to the
practice of African languages. However, it is only the first step because, once this is
accomplished, the cross-cultural dialogue must be restored. Wiredu wrote the
following:
As we start, we must be aware of the differences: we must investigate thedifferences. But when we have brought the differences to attention, we can thenwork on cross-cultural evaluation. […] in the programme of decolonization, Ienvisage two stages: first, to elicit the differences, but second, to use what I call theindependent considerations, i.e. considerations that are independent of thepeculiarities of a particular language or culture, to make cross-cultural evaluations.(Wiredu 2000)
Such an ambition nevertheless requires to find a common communication instrument
otherwise intercultural dialogue would be jeopardized.
23 This insistence on the dialogical aspect of decolonisation that needs to be undertaken
thus strangely led Ngugi wa Thiong’o to reconnect with English. Although he always
uses Kikuyu for his novels, he nevertheless favored English to begin his memoirs. This
return to English in fact indicates the role that the author hopes to endow English with,
that of a lingua franca which could make it possible to weave connections between
cultures that do not benefit from sufficient mutual connections. He thus used the
metaphor of the bridge to express this point of view. According to him:
the really important thing is to see connections. It is only when we see realconnections that we can meaningfully talk about differences, similarities, andidentities. So the border, seen as a bridge, is founded on the recognition that noculture is an island unto itself. It has been influenced by other cultures and otherhistories with which it has come into contract. This recognition is the basis of allthe other bridges that we want to build across our various cultural borders. Thebridges are already there, in fact. The challenge facing, say, teachers of Englishliterature, of African or of Asian literature, is to recognize and find those bridgesand build on them. (Wa Thiong’o 2000: 124)
Indeed, English has become a border operator between different African countries, but
also between the black population on the continent and in the Diaspora. The best
example is undoubtedly one Ngugi uses in In the Name of the Mother. Ngugi said that the
Heinemann publishing house and its African Writers Series:[…] has published writers from virtually every country in Africa thus enabling adialogue among readers and writers from the three main colonial traditions:Portuguese, French and English. They have also enabled a dialogue betweenAfricans of the continent and the diaspora. (2013: 8)
Itinéraires, 2019-1 | 2019
63
24 The existence of centres in the literary field is thus not a limiting horizon for him. On
the contrary, it is a question of using this position in order to participate in reforming
the field, from within, by working from its interstices. If the room for maneuver is
limited, their inclusion in this system alone is sufficient to cause a disturbance. While it
may be recycled in the form of a dilution of their proposals for the benefit of
capitalism, it nevertheless contributes to blur the lines by transforming a situation,
that of the in-between, into an engine for decentring.
25 The notion of globalectics appeared in the work of Ngugi wa Thiong’o at the beginning of
the year 2010, and it is inseparable from the Global South Dialogue Project platform
launched by several researchers from Cornell University in the United States: Duncan
McEachern Yoon, Pashmina Murthy and Ngugi’s son, Mukoma wa Ngugi (also a writer).
Their project is:
to facilitate conversation among writers and scholars from Africa, Latin Americaand Asia as well as minority groups in the West. Through such a dialogue, we canlearn how our different societies have responded to questions of language, identity,and the role of culture in the work of decolonization. This project seeks toencourage an honest discussion about the ties that bind the South to the South andto help imagine and create a more democratic and egalitarian global culture. (WaNgugi, McEachern Yoon and Murthy 2015)
It seems, therefore, that Ngugi wa Thiong’o, Kwasi Wiredu and the postcolonial authors
have developed an increased awareness of the conditions of transfers in the globalized
world. This allowed them to deepen their linguistic commitment as they enjoyed wider
recognition and thus to work towards a decentralisation from this centre, with which
they are in some way involved.
26 Thus, according to them, English has a part to play in the African Renaissance from the
very fact of the imperial stature it still has today. As Ngugi wa Thiong’o said:
Translation is one way by which the accessibility of resources in African languagescan be ensured. Philosophizing in African languages directly, conversation amongAfrican languages, and then across other languages through translations is the onlyway by which Africa can add originality to the wealth of human knowledge,enriching the world the way it once did in Old Egypt. (Wa Thiong’o 2013: ix)
27 Resolutely pragmatic, these two authors are aware of the fact that working in the U.S.
may indeed turn them into “compradores,” quoting the very harsh expression used by
Kwame Anthony Appiah (1991: 348) to call members of the post-colonial movement but,
simultaneously, American universities give them the possibility to create synergies
with researchers from the whole world. Remaining within these “places of Utopia”
indeed represents a concession to a kind of hegemonic power but it is also the best
means to move towards a progressive shift in the field of culture.
* * *
28 Faced with the depreciation of their cultures, intellectuals from Africa and the Diaspora
have long been hoping for the rebirth of the continent after the tragedies experienced
by its populations. The question of which language to use very quickly emerged as a
nodal point in their commitments, so that the use of former colonial languages seemed
to endlessly reproduce some form of addiction to the West. For Ngugi wa Thiong’o and
Kwasi Wiredu, the African Renaissance, if it had to come, can not take place without a
prior spiritual decolonization, which necessarily implies the revitalisation of African
Itinéraires, 2019-1 | 2019
64
languages. Without that, any rebirth would be partial because it would always be
inscribed in the paradigms of the former imperial powers.
29 This concept of African Renaissance breaks with its more contemporary avatar,
promoted in South Africa since 1994. However, promoting African languages does not
mean, for Ngugi wa Thiong’o and Kwasi Wiredu, limiting oneself to a national, or even
ethnic scale. Rather, it is a means to reform international relations so that all cultures
can meet and enter into dialogue. English can be a strategic tool to make this
conversational ideal attainable. Due to its hegemonic status today, it is a vector capable
of building bridges between the various cultures of the continent and re-establishing a
Pan African ideal.
BIBLIOGRAPHY
Ali, Zahra and Dayan-Herzbrun, Sonia (eds.), 2017, “Pluriversalisme décolonial,” Tumultes, No. 48.
Appiah, Kwame Anthony, 1991, “Is the Post- in Postmodernism the Post- in Postcolonial?,” Critical
Inquiry, Vol. 17, No. 2, pp. 336–57.
Ashcroft, Bill, 2009, “Remembering the Future: Utopianism in African Literature,” Textual
Practice, Vol. 23, No. 5, pp. 703–22.
Ashcroft, 2017, Utopianism in Postcolonial Literatures, London, Routledge.
Casely Hayford and Joseph Ephraim, [1911] 2003, Ethiopia Unbound: Studies in Race Emancipation,
Bristol, Thoemmes Press.
Chakrabarty, Dipesh, 2000, Provincializing Europe: Postcolonial Thought and Historical Difference,
Princeton, Princeton University Press.
Chakrabarty, Dipesh, 2010, “The Legacies of Bandung: Decolonization and the Politics of Culture,”
in C. J. Lee (ed.), Making a World after Empire: The Bandung Moment and its Political Afterlives, Athens,
Ohio University Press, pp. 45–68.
Cook, David, and Okenimkpe, Michael, 1983, Ngugi wa Thiong’o. An exploration of His Writings,
London, Heinemann.
Diop, Cheikh Anta, 1990, “Quand pourra-t-on parler d’une renaissance africaine ?,” in Alerte sous
les tropiques, articles 1946-1960, culture et développement en Afrique noire, Paris, Présence africaine.
Distiller, Natasha, 2004, “English and the African Renaissance,” English Studies in Africa, Vol. 47,
No. 2, pp. 115–30.
Durrant, Sam, 2004, Postcolonial Narrative and the Work of Mourning: J. M. Coetzee, Wilson Harris, and
Toni Morrison, Albany, State University of New York Press.
Fanon, Frantz, 2011, Œuvres, Paris, La Découverte.
Grosfoguel, Ramon, 2014, “Prologue,” in C. Bourguignon-Rougier, P. Colin, and R. Grosfoguel
(eds.), Penser l’envers obscur de la modernité. Une anthologie de la pensée décoloniale latino-américaine,
Limoges, PULIM.
Itinéraires, 2019-1 | 2019
65
Ibekwe, Chinweizu, Onwuchekwa, Jemie, and Madubuike, Ihechukwu, 1980, Toward the
Decolonization of African Literature: African Fiction and Poetry and Their Critics, London, Boston, KPI.
Jeffers, Chike, 2011, “Kwasi Wiredu et la question du nationalisme culturel,” Critique, Vol. 8,
No. 771–772, pp. 639–49.
Lovesey, Oliver, 2015, The Postcolonial Intellectual, Ngugi wa Thiong’o in context, Dorchester, Ashgate.
Mamdani, Mahmood, 1999, “There Can Be No African Renaissance without an Africa-Focused
Intelligentsia,” in M. W. Makgoba (ed.), African Renaissance: The New Struggle, Cape Town, Mafube,
Tafelberg.
Mbeki, Thabo, 1998, “The African Renaissance, South Africa and the World,” Speech at the United
Nations University, [Online], http://archive.unu.edu/unupress/mbeki.html, accessed 17 July
2019.
Peterson, Derek R., 2004, Creative Writing: Translation, Bookkeeping, and the Work of Imagination in
Colonial Kenya, Portsmouth, Heinemann.
Pugliese, Cristiana, 1995, Author, Publisher and Gīkūyū Nationalist: The Life and Writings of Gakaara wa
Wanjaū, Bayreuth, E. Breitinger, Bayreuth University.
Ramose, Mogobe B., 2000, “‘African Renaissance’: A northbound gaze,” Politeia, Vol. 19, No. 3,
pp. 47–61.
Ramose, [1998] 2003, “The Philosophy of Ubuntu and Ubuntu as a Philosophy,” in P. H. Coetzee and
A. P. J. Roux, The African Philosophy Reader, London, Routledge, pp. 270–280.
Samarbakhsh-Liberge, Lydia, 2010, “L’African Renaissance en Afrique du Sud : de l’utilité ou de
l’utilisation de l’histoire ?,” in F.-X. Fauvelle-Aymar, J.-P. Chrétien, and C.-H. Perrot (eds.),
Afrocentrismes. L’histoire des Africains entre Égypte et Amérique, Paris, Karthala.
Taonezvi Vambe, Maurice, 2010, “Contributions of African literature to the African Renaissance,”
International Journal of African Renaissance Studies - Multi-, Inter- and Transdisciplinarity, Vol. 5, No. 2,
pp. 255–69.
DOI: 10.1080/18186874.2010.534848
Wa Ngugi, Mukoma, McEachern Yoon, Duncan and Murthy, Pashmina, 2015, “Imagining a More
Egalitarian Global Culture,” The Global South Project, [Online] http://
www.globalsouthproject.cornell.edu/about.html, accessed 17 July 2019.
Wa Thiong’o, Ngugi, 2000, “Borders and Bridges: Seeking Connections between Things,” in
K. Seshadri-Crooks and F. Afzal-Khan (eds.), The Pre-occupation of Postcolonial Studies, Durham,
London, Duke University Press, pp. 119–25.
Wa Thiong’o, Ngugi, 2009, Something Torn and New: An African Renaissance, Basic Civitas Books, New
York, 2009.
Wa Thiong’o, Ngugi, 2013, “Foreword: A Historic First,” in C. Jeffers (ed.), Listening to Ourselves: A
Multilingual Anthology of African Philosophy, Albany, State University of New York Press.
Wali, Obi, 1963, “The Dead of African Literature,” Transition, Vol. 10, pp. 13–15.
Wiredu, Kwasi, 1980, Philosophy and an African Culture, Cambridge, Cambridge University Press.
Wiredu, Kwasi, 1996, Cultural Universals and Particulars. An African Perspective, Bloomington,
Indiana University Press.
Itinéraires, 2019-1 | 2019
66
Wiredu, Kwasi, 2000, “Language Matters! Decolonization, Multilingualism, and African Languages
in the Making of African Philosophy, Kwasi Wiredu in Dialogue with Kai Kresse,” Polylog: Forum for
Intercultural Philosophy 2, [Online] http://them.polylog.org/2/dwk-en.htm, accessed 17 July 2019.
NOTES
1. “[N]ous estimons que toute œuvre littéraire appartient nécessairement à la langue
dans laquelle elle est écrite […]. Toutes ces raisons – et bien d’autres – nous incitent à
poser comme condition préalable d’une vraie renaissance africaine le développement
des langues indigènes.” All translations are mine.
2. “Les cinquante dernières années ont vu se produire une renaissance africaine dont la
signification peut s’être perdue aux yeux des politiques, mais qui est au fondement de
notre quête actuelle du véritable passé africain, d’une analyse correcte de la réalité
contemporaine la plus prégnante et des chemins conduisant aux multiples futurs
possibles pour l’Afrique.”
3. “C’est un type de pouvoir multiforme, hétérogène, et complexe : il consiste en une
hiérarchie de relations de pouvoir qui se déploient au niveau mondial […] et
s’imbriquent mutuellement dans le cadre d’un schéma global dans lequel l’Occident,
reconnu supérieur, domine et exploite un monde non occidental, jugé inférieur.”
ABSTRACTS
This article proposes to return to the history of the notion of “African Renaissance” and its link
with the question of the revalorization of African languages. By presenting the work of the
Ghanaian philosopher Kwasi Wiredu and the Kenyan novelist Ngugi wa Thiong’o, we wish to
illustrate how the linguistic dimension has been central to thinking about how to free the
continent from Western domination. The use of English could thus appear antinomic to the very
idea of rebirth as it symbolized the renewal of a form of imperialism, even after independence.
Nevertheless, these two authors did not give up English. Their works testify to the fact that
English, despite but also thanks to its hegemonic status, can today contribute to the African
renaissance by promoting a conversational ideal capable of reviving the Pan-African dream.
Cet article propose de revenir sur l’histoire de la notion de « Renaissance africaine » et de son
lien avec la question de la revalorisation des langues africaines. En présentant les travaux du
philosophe ghanéen Kwasi Wiredu et du romancier kenyan Ngugi wa Thiong’o, nous souhaitons
montrer la centralité de la question linguistique dans les réflexions autour de la possibilité d’un
détachement de l’Afrique d’avec l’Occident. L’usage de l’anglais a ainsi pu apparaître comme
antinomique avec l’idée même de renaissance puisqu’il symbolisait la reconduction d’une forme
d’impérialisme, y compris une fois les indépendances acquises. Néanmoins, ces deux auteurs ne
renoncent pas pour autant à l’anglais. Leurs travaux témoignent du fait que l’anglais, malgré son
statut hégémonique et grâce à lui, peut aujourd’hui contribuer à la renaissance africaine en
promouvant un idéal conversationnel à même de redonner vie au rêve panafricain.
Itinéraires, 2019-1 | 2019
67
INDEX
Mots-clés: Renaissance africaine, Wiredu (Kwasi), Wa Thiong’o (Ngugi), nationalisme culturel,
décolonial, idéal conversationnel
Keywords: African Renaissance, Wiredu (Kwasi), Wa Thiong’o (Ngugi), cultural nationalism,
decolonial, conversation
AUTHOR
PIERRE BOIZETTE
Université Paris Nanterre, Centre de recherche en littérature et poétique comparées
Itinéraires, 2019-1 | 2019
68
Nouvelles expressivités littérairespour L’Afrique qui vient : AlainMabanckou et Léonora MianoNew Literary Expressivities for “the Africa to come” (L’Afrique qui vient):
Alain Mabanckou and Léonora Miano
Josefina Bueno Alonso
« L’on aura beau ériger des frontières, construire
des murs, des digues et des enclos, diviser,
sélectionner, classifier et hiérarchiser, chercher à
retrancher de l’humanité ceux et celles que l’on
méprise, qui ne nous ressemblent pas ou avec
lesquels nous pensons que nous n’avons, à
première vue, rien en commun – il n’y a qu’un
seul monde et nous en sommes tous les ayants
droit. En principe, ce monde nous appartient à
tous également, et nous en sommes tous les
héritiers même si les manières de l’habiter ne
sont pas les mêmes – d’où justement la réelle
pluralité des formes culturelles, des langages et
des façons de vivre ». (Achille Mbembe, « Pièces
d’identité et désirs d’apartheid », 2010, p. 115)
1 Cette citation du philosophe camerounais, promoteur de la pensée circulaire du
monde1, montre l’irréversible emmêlement et entrelacement des cultures, des êtres et
des choses. L’irruption de l’Autre, de l’Ailleurs, dans l’espace français, le bousculant, le
transformant, l’enrichissant, n’est pas le résultat de ces dernières décennies, mais un
fait depuis plus d’un siècle. C’est en 2010 que paraît son essai, Sortir de la grande nuit,
dans lequel il évoque une vision particulière du cosmopolitisme qu’il définit comme
une sensibilité culturelle, historique et esthétique nommée Afropolitisme2, désignant
avant tout une façon d’être dans le monde contemporain.
Itinéraires, 2019-1 | 2019
69
2 Notre analyse aborde les ouvrages critiques de deux écrivains qui participeraient à la
mise en œuvre d’une Renaissance littéraire africaine à partir de leur militantisme dans
leurs créations artistiques, de leurs espaces de diffusion et des liens qu’ils tissent avec
la critique africaniste contemporaine. Même si les idées ne sont pas toujours inédites, le
contexte d’énonciation, le statut des locuteurs et la nature des textes leur confèrent un
potentiel de diffusion non négligeable (Imorou 2017 : 149). La façon de reprendre les
idées est novatrice et le statut des écrivains est différent3. Le discours artistique des
écrivains est le résultat d’un cheminement intellectuel, la pratique littéraire étant
devenue une « philosophie de vie » (Miano 2016a : 67). J’ajouterai à l’ampleur
médiatique, le fait que les écrivains et les penseurs africains s’insèrent dans les luttes
sociales contemporaines (immigration, racisme, identité nationale, révision de la
politique coloniale en France, etc.) renvoyant à une réflexion circulaire sur l’Autre et
sur soi-même. En d’autres termes, l’écrivain noir s’érige au centre du débat politique et
social sur les identités africaines. Il les interpelle et il en propose une nouvelle
cartographie ainsi qu’une transformation des représentations et des institutions, entre
autres, de l’institution littéraire.
3 Dans cette contribution, nous aborderons cette Afrique qui vient, dont la création
artistique se veut être à la source. Quelle serait la contribution des essais de
Mabanckou, tout particulièrement Penser et écrire l’Afrique aujourd’hui ? Quel serait
l’apport des essais de Miano à cette nouvelle f(F)rancophonie4 et à la réhabilitation de
l’afrodescendance ? Faudrait-il y voir également un apport de genre au sein de la
critique africaniste contemporaine ? Les réflexions de Mabanckou et de Miano
rejoignent les lignes de pensée d’Achille Mbembe et de Felwine Sarr, l’écrivain dépasse
les pourtours de la littérature pour prendre le rôle de divulgateur d’idées5.
L’Afrique qui vient
4 La critique africaniste prend un tournant à partir des réflexions théoriques publiées
par des écrivains et intellectuels originaires d’Afrique subsaharienne. Leur réflexion
sur les relations qu’ils entretiennent avec la langue française et avec une Francophonie
institutionnelle est particulièrement intéressante. Des écrivains de la quatrième
génération, « les enfants de la postcolonie ou la génération transcontinentale »
(Waberi 2017 : 156) passent de la fiction à la réflexion théorique et se placent aux côtés
de critiques et penseurs tels que Achille Mbembe ou Felwine Sarr élaborant un nouveau
discours africain6 pour un continent à construire, qui doit s’écrire et qui doit être
repensé. C’est le cas d’Alain Mabanckou et de Léonora Miano qui annoncent, sinon une
rupture, en tout cas un changement par rapport à la génération précédente. Les deux
auteurs partagent des traits communs : ils sont nés après l’année 1960, ils se
considèrent comme africains mais veulent dépasser cette appartenance, ils sont
récipiendaires de prix littéraires7 et le thème du retour au pays natal a disparu et c’est
plutôt le thème contraire, le thème de l’Africain en France, qui traverse leurs fictions.
5 L’advenue de cette Afrique qui vient est un défi qui ressort avant tout de la création
artistique, tout particulièrement la littérature (Mbembe 2017 : 28). Dans ce sens, de
nombreuses publications à partir des années 2000 portent dans leur titre ou font
allusion à cette Afrique qui vient. En 2013, Alain Mabanckou et Michel Le Bris, publiaient
une anthologie de textes d’écrivains africains8, intitulée L’Afrique qui vient. Le continent
a besoin de se redéfinir, il ne s’adapte plus aux discours établis ni aux stéréotypes qu’il
Itinéraires, 2019-1 | 2019
70
a longtemps soufferts. L’Afrique qui vient est inquiétante et surprenante, écrit Alain
Mabanckou. Nous sommes face à un continent qui échappe à la délimitation territoriale
car étant pluriel et hétérogène, il est marqué par l’afropolitanisme qui naît de
l’échange, des expériences, des rencontres, de la redéfinition et de la décentralisation
de l’espace. Tels sont les aspects soulignés par Alain Mabanckou, dans Penser et écrire
l’Afrique aujourd’hui (2017)9, volume qui rassemble les contributions d’africanistes qui se
sont rencontrés en 2016 au Collège de France :
Penser l’Afrique, c’est se demander « quelles sont les grandes lignes de fracture ouencore les grands antagonismes qui nous donnent l’impression de vivre un momentparticulièrement agité de l’histoire de notre monde ; qui nous donnent le sentimentinquiet d’être face à des choix irréconciliables, ou encore vivre une histoire qui sedécline désormais sur le mode du désordre et du fracas » ; c’est aussi […] relever ledéfi de notre temps qui consiste à savoir « quelle langue et quelle écriture serontcapables de restituer à l’Afrique sa force, sa puissance propre en même temps quesa figure-monde ». (Mabanckou 2017 : 10, 11)
6 Le discours contemporain sur l’Afrique qui vient se trouve divisé entre la foi d’un futur
alléchant10, et d’un autre côté, un présent qui apparaît sous une apparence chaotique. À
ce sujet, Felwine Sarr reprend deux concepts Afrotopos et Afrotopia, évocation d’une
sorte d’utopie africaine, pour dessiner l’avenir du continent (Sarr 2016 : 14).
7 Les principaux enjeux du continent africain, un des continents les plus peuplés dans les
prochaines décennies, sont les mouvements migratoires et la mondialisation. Tel que le
remarque Achille Mbembe, bien que la mondialisation gouverne la planète, « la vieille
catégorie politique de la souveraineté se confond désormais avec le droit de décider de
qui peut bouger et à quelles conditions » (Mbembe 2017 : 19). Une des principales
conséquences de la mondialisation est que notre monde s’est considérablement réduit
et que nous assistons à une crise de l’idée de frontière. Ce découpage en groupes
socioculturels préconstruits et distincts les uns des autres donne naissance, dans les
États-nations, à ce qu’Étienne Balibar et Immanuel Wallerstein appellent « l’ethnicité
fictive » dans le sens où il s’agit d’une identité de « fabrication » (Balibar 1997 :
130-131).
8 En pleine ère de la mondialisation et de la révolution technologique, notre monde
devient paradoxalement limité. Cette même critique se retrouve dans Le Sanglot de
l’homme noir11, où Mabanckou tente de déconstruire les limites territoriales qui
contribuent à l’association imaginaire d’une « identité nationale fixe et standardisée » :
Pour certains Français, il est difficile d’admettre que nombre de leurs compatriotesne leur ressemblent pas et que l’idée d’une France blanche n’est plus de nos joursqu’une illusion, une image figée qui condamne celui qui aura acquis la nationalitéfrançaise à passer sa vie à se justifier, à expliquer au citoyen « de souche » sesorigines… […] Ma conception de l’identité dépasse de très loin les notions de territoireet de sang. […] L’histoire de la colonisation nous a montré que le territoire pouvaitêtre imaginaire, dépasser les frontières, braver les variations climatiques, brasserles langues et les races. (Mabanckou 2012 : 58-59)
9 Pour la construction d’un nouveau concept de l’Afrique, Mbembe (2017) et Sarr (2016)
revendiquent non seulement la pensée circulaire mais la recherche de paramètres de
développement différents des modèles occidentaux ; ils proposent de nouvelles clés
d’interprétation de l’histoire-monde. La circulation des mondes, ainsi que la pensée-
monde, se retrouvent à l’origine de la nouvelle conception du continent africain. Sarr
parle d’un des grands enjeux de l’Afrique, l’afrocontemporanéité (2016 : 41) qui permettra
au continent de se réaffirmer dans ses différences fécondes, sans tomber dans le
Itinéraires, 2019-1 | 2019
71
communautarisme12. Cette pensée circulaire implique une « transnationalisation de la
société, de la vie intellectuelle et artistique », et c’est là le champ de travail des
écrivains et intellectuels africains tels Mbembe, Mabanckou, Sarr ou Miano, en
contribuant à la diffusion de la création d’un espace public afropolitain.
10 « L’Afrique, existe-t-elle ? », « De quelle Afrique parlons-nous ? », Alain Mabanckou
répond de façon affirmative, loin d’un essentialisme nostalgique qui puisse contribuer à
accentuer les préjugés sur les lettres africaines :
L’Afrique n’est plus seulement en Afrique. En se dispersant à travers le monde, lesAfricains créent d’autres Afriques, tentent d’autres aventures peut-être salutairespour la valorisation des cultures du continent noir. Revendiquer une « africanité »est une attitude fondamentaliste et intolérante. L’oiseau qui ne s’est jamais envoléde l’arbre sur lequel il est né comprendra-t-il le chant de son compère migrateur ?Nous avons besoin d’une confrontation, d’un face-à-face des cultures. Peu importele lieu… (Mabanckou 2012 : 159)
Pour ce faire, une des voies à explorer est une Afrique multilingue qui s’écrira dans les
langues autochtones et dans les langues occidentales, qui donnera lieu à une « création
déterritorialisée » (Mabanckou et Le Bris 2013 : 9). L’Afrique à venir est désormais
multiple, complexe et en pleine mutation, produisant une sorte de polythéisme social
et culturel ; elle apparaît sous la forme d’un assemblage d’espaces produits sur le mode
de l’imbrication et de la circulation. L’être africain implique la participation à cette
déclosion du continent et du monde. À la question : « L’émigration, a-t-elle influencé
votre écriture ? », Alain Mabanckou confirme qu’il s’agit de dépasser les frontières en
tant qu’écrivain et en tant qu’être humain :Lorsqu’on me demande si l’émigration influe sur mon écriture, il m’est impossiblede donner une réponse précise et définitive. Sans doute parce que je suis de plus enplus persuadé que le déplacement, le franchissement des frontières, nourrit mesangoisses, contribue à façonner un pays imaginaire qui, finalement, ressemble à materre d’origine. Il y va de ma propre quête intérieure, de ma façon de concevoirl’univers. J’ai choisi de ne pas m’enfermer, de prêter l’oreille au bruit et à la fureurdu monde, de ne jamais considérer les choses de manière figée. (Mabanckou 2012 :131)
11 Alain Mabanckou a été le premier écrivain africain à occuper la chaire de création
artistique du Collège de France. Cette entrée symbolique d’un écrivain africain dans
l’élite de la langue de Molière et de Kourouma représente une ouverture au monde et
situe l’écrivain francophone africain au cœur de sa modernité. Felwine Sarr remarque
le rôle de ces écrivains et leurs contributions pour changer les systèmes et les
structures mentales occidentales. Cette expérience nouvelle de l’ici et de l’ ailleurs
demeure un point clé :
Les écrivains africains vivant dans la diaspora ont posé un regard sur le continent àpartir de l’ailleurs de leur exil. Leur lieu d’ancrage les a amenés à penser la synthèseculturelle, les identités nomades et circulaires, mais aussi à rêver et à fantasmerl’Afrique. […] Abdourahman Waberi imagine une Afrique devenue puissante etprospère, et autour de laquelle s’agglutinent Eurasiens et Américains miséreux etdésireux de s’y installer. Léonora Miano pense l’Afrique et le projet d’y édifier notrehumanité avec ses ombres et ses clartés, mais elle interroge aussi les nouvellesconstructions identitaires en terre européenne, sur fond de mémoire, d’oubli et deréminiscences. Cette Afrique-là, qui pose un regard de loin, a son mot à dire dans laconstruction de l’Afrique qui arrive. (Sarr 2016 : 135)
Itinéraires, 2019-1 | 2019
72
Léonora Miano : l’identité frontalière etl’afrodescendance
12 Léonora Miano rassemble dans deux essais une panoplie de thèmes propres à sa
sensibilité d’écrivaine. Il s’agit pour elle d’une invitation à mieux lire les écrivains
subsahariens d’hier et surtout d’aujourd’hui. Habiter la frontière (2012) et L’Impératif
transgressif (2016) offrent le substrat politique et esthétique de sa poétique. Ces textes
fournissent une meilleure connaissance de l’auteure, qui se dit contribuer « à la
réhabilitation de la conscience de soi au sud du Sahara » (2012 : 17) et lui ont permis
d’être remarquée parmi les africanistes qui élaborent une nouvelle pensée sur l’Afrique
subsaharienne.
13 Un des thèmes abordés est le rapport à la langue non seulement en situant la langue
française au centre, mais également en jouant sur les « autres langues » – autochtones
ou pas, comme le cas de l’anglais – et sur le(s) sujet(s) parlant(s) à qui elle renvoie la
capacité de se dire : « Aux subsahariens de continuer à s’emparer du français pour dire
ce qui fut longtemps tu, la langue étant parfaitement neutre quant à sa capacité à dire
le vrai » (Miano 2016a : 104). Pour elle, l’Afrique subsaharienne francophone est un
espace multilingue « où la langue française est traversée par d’autres, imprégnée par
d’autres imaginaires, rythmes et perceptions » (Miano 2016a : 94).
14 Son constat est qu’il faut repenser la notion de francophonie, telle qu’elle a été conçue
depuis ses origines, soulignant « l’universalité de la langue française », tel que le
proclamait, par exemple, Rivarol en 1784 dans son Discours sur l’universalité de la langue
française :
Le temps est venu de dire le Monde Français, comme autrefois le Monde Romain, etla Philosophie, lasse de voir les hommes toujours divisés par des Maîtres qui onttant d’intérêt à les isoler, se réjouit maintenant de les voir, d’un bout de la terre àl’autre, se former en République sous la domination d’une même langue13.
15 L’autre constat à faire est que : « Écrire en français n’est pas écrire français » (Miano
2012 : 29) et que : « La langue française telle que parlée sous le Sahara, n’est plus tout à
fait celle que connaissent les Français » (Miano 2016a : 21). Par conséquent :
Les francophonies littéraires d’Afrique subsaharienne démontrent bien que lalangue usitée, l’expression qui en découle, ne sont, en réalité, pas françaises. Nonseulement écrire en français n’est-il pas écrire français, mais écrire en françaisn’implique même pas d’avoir, au préalable, une culture littéraire française. (Miano2016a : 95)
16 Si « [u]ne partie de l’Afrique subsaharienne est dite francophone parce que le français y
est la langue de pouvoir, aucunement en raison de sa pratique effective pour la
majorité de la population » (Miano 2016a : 98), il faudrait changer le statut de la langue
française qui passerait de « langue de domination » à « langue de partage ». Contre la
francophonie institutionnelle qui considère les francophones d’Afrique subsaharienne
comme de petits satellites devant graviter autour du soleil France, Miano proclame une
troisième voie.
17 Contre la Francophonie institutionnelle hégémonique, une internationale francophone
devrait permettre de se rapprocher les uns des autres, de bâtir sur le continent, de
meilleurs systèmes d’échanges, afin de forger un panafricanisme et d’envisager le
français comme un lien avec les diasporas francophones d’Europe et des Amériques au
Itinéraires, 2019-1 | 2019
73
sens large (Miano 2016a : 98). Pour Miano, un des instruments pour décoloniser le
français, serait la création d’une nouvelle voix, nommée l’afrophonie (2016a : 99).
L’afrophonie est la mise en dialogue, par les Subsahariens et les Afrodescendants14
de leurs expériences. Elle est le lieu où naissent de nouvelles relations, où sedéroulent les échanges et collaborations dont ils furent privés, l’espace intellectuelet créatif, au-delà du stigmate. […] La désaliénation ne consiste pas en larépudiation de tout élément venu d’Occident, mais dans le choix du rôle à luiattribuer, dès lors qu’il a été identifié comme utile. Il est tout à fait possibled’avancer dans le sens de soi-même, de passer par la porte ouverte du français pourpartager d’autres langues entre Subsahariens, avec les Afrodescendants etl’humanité dans son ensemble15. (Miano 2016a : 100)
18 L’afrophonie est conçue ainsi, à partir d’une position anti-hégémonique, qui implique
un usage transgressif de la francophonie lié au concept de frontière, à partir d’une vision
subsaharienne, qui en fait un lieu de médiation, de rencontre, en aucun cas de rupture.
Loin d’attribuer des reproches univoques à la France et aux Français de l’Hexagone, l’
Afrique qui vient, dont l’une des langues d’écriture sera le ou les français, a une tâche qui
n’est attribuable qu’aux Subsahariens, à qui notre auteure exige une responsabilité
partagée.
19 Léonora Miano se définit elle-même à partir de la notion de frontière : « J’écris dans
l’écho des cultures qui m’habitent : africaine, européenne, africaine américaine,
caribéenne » (2012 : 144), nous dit-elle. Elle défend le concept d’identité frontalière,
notion qui recoupe à la fois une préoccupation identitaire, un positionnement dans un
monde en mouvement ou encore une volonté esthétique.
20 Son afropéanisme se construit sur la même dynamique de frontière. Non plus ligne de
rupture mais « espace d’accolements » (Miano 2012 : 25), celle-ci est le lieu de naissance
de sujets culturels complexes, nourris par leurs parcours individuels internationaux :
Afrodescendants arrivés ou nés en Europe. Ils appartiennent aux deux continents sans
que cela leur coûte l’abandon ou le rejet de leur africanité (Miano 2012 : 84). On
pourrait dire de l’afropéanisme de Léonora Miano : « qu’il est une négociation
constante de la frontière » (Lefilleul 2014 : 85).
Je suis une Afro-occidentale parfaitement assumée, refusant de choisir entre mapart africaine et ma part occidentale. […] Il me semble que ce que j’affirme pourmoi-même est bel et bien la réalité actuelle de ma terre natale. […] être africain, denos jours, c’est être un hybride culturel. C’est habiter la frontière. (Miano 2012 : 28)
21 Miano ainsi que Mbembe convoquent une variété de cultures et de notions
conceptuelles et mettent tous deux l’accent sur la circulation des identités et des
imaginaires culturels. Leurs discours s’articulent autour d’éléments clés semblables : la
pensée de la circulation comme support de la construction identitaire, le caractère
historique et surtout pré-colonial de la mobilité en Afrique, l’aspect cosmopolite de
cette circulation humaine et culturelle, et enfin la nécessité de repenser l’africanité et
de placer le geste créatif au cœur de cette préoccupation.
22 L’afropéanisme comme l’afropolitanisme sont la continuité d’une mobilité présente sur
le continent africain qui se produit avant la présence coloniale. Achille Mbembe et
Léonora Miano insistent tous deux sur le caractère historique de cette circulation. Ils
nous rappellent que le processus de créolisation des cultures africaines a commencé
bien avant la colonisation, que les échanges culturels et commerciaux y avaient
largement cours et se sont ensuite déplacés avec l’arrivée des Occidentaux. La frontière
et la fixité qui en découlent sont des faits coloniaux. Miano, en choisissant de redéfinir
Itinéraires, 2019-1 | 2019
74
la frontière, déconstruit l’imposition d’une fracturation géographique et culturelle
pour définir les identités multiples de ce qu’elle nomme les « Afropéens16 », et plus
largement les « Afrodescendants17 ». Les identités proposées par l’afropolitanisme et
l’afropéanisme sont des identités multiples, cosmopolites, façonnées par la rencontre et
l’hybridité.
23 Tous deux ancrent leurs réflexions dans le continent africain et sa diaspora
contemporaine. Ils choisissent de mettre en lumière la réalité multiculturelle de ces
deux entités. C’est la mobilité des individus qui provoque (et a provoqué) ce
cosmopolitisme. Dans le cas de Léonora Miano, ses textes de fiction évoquent un espace
transnational où il existe une absence de localisation dans un espace littéraire
identifiable, et où la marque spatiale reste floue. Dans son dernier roman, Crépuscule du
tourment (2016b), les personnages vivent leur parcours existentiel entre les deux
continents – l’Afrique et l’Europe –, le Nord évoquant une éventuelle France ou Europe.
24 Écrire la frontière implique une vision particulière du genre. Elle, qui refuse l’étiquette de
« féministe » ou « féminine », affirme : « si le féminisme consiste à faire valoir les droits
d’une catégorie outrée, il va sans dire que je le défends » (Miano 2012 : 34). Elle insiste
sur le fait que ses romans parlent d’humanité et, qu’une fois dépassée la question
biologique, le masculin et le féminin ne sont que des constructions sociales et
culturelles.
25 Mais la cause des femmes demeure très présente tout au long de ses textes. Elle y offre,
par exemple, une vision particulière de la « soumission » des femmes subsahariennes
aux canons de beauté esthétique occidentaux, « inaccessible horizon des femmes du
monde entier ». La recherche d’une chevelure lisse qui glisse entre les doigts est une
des préoccupations majeures des femmes subsahariennes qui fréquentent les salons de
beauté afro afin de trouver le meilleur produit lissant et nourrissant. Cette recherche
permanente et inassouvie est pour l’auteure, qui « milite pour cette fameuse marque
qui permet aux femmes de souche subsaharienne de se réconcilier avec leur héritage »,
la métaphore de l’aliénation de la femme africaine.
26 Son dernier roman, Crépuscule du tourment, donne voix à quatre femmes, la Mère,
l’épouse, l’amante et la sœur, destinées au même homme. L’univers féminin est
explicitement nommé à travers les personnages qui, bien que différents du point de vue
social et générationnel, se cherchent et se retrouvent autour de la « magie féminine »
de l’écrivaine féministe afro-américaine Ntozake Shange (New Jersey, 1948), Where there
is a woman there is magic :
J’ai lu cela il y a des années, je me suis dit bof, cela ne m’impressionnait guère, celame contrariait même un peu, ces femmes qui en faisaient tout un plat de leurféminité, comme si c’était un truc spécial, je voyais ma mère, je me voyais moi et necomprenais pas, à présent je sais qu’il y a du vrai, le texte disait aussi qu’il fallaitconnaître sa propre magie pour la rendre effective, j’irai débusquer la mienne.(Miano 2016 : 183)
27 Léonora Miano explore dans ses romans et dans ses textes théoriques la déportation
transatlantique des Subsahariens, désignée aussi comme Traite des Noirs, Traite des
esclaves (Miano 2016a : 141). Ce thème parcourt sa fiction et ses personnages en portent
l’empreinte. Le drame fondateur – nommer la douleur – (Miano 2016a : 155) de la
déportation et de la traite est à la base ; il s’agira donc d’une réhabilitation du passé
« au besoin de mieux saisir le présent à la recherche d’une voie permettant de se
dessiner un avenir » (Miano 2016a : 67).
Itinéraires, 2019-1 | 2019
75
28 L’entreprise de Miano vise la restitution et la réhabilitation du point de vue
subsaharien de cette période historique non seulement dans des travaux académiques
ou dans les discours médiatiques mais aussi dans l’imaginaire français et
afrodescendant18. D’autre part, la révision, la réhabilitation et la réparation sont les
notions autour desquelles l’auteure déploie son militantisme dans la création littéraire.
Ce sont les sociétés subsahariennes les premières qui doivent se raconter le passé. Elle
propose de mettre en place des synergies entre chercheurs et créateurs, pour aider les
populations subsahariennes à se réapproprier leur histoire, à reprendre la parole :
Parler, représenter, expliquer, nommer, c’est aussi consoler. L’Afriquesubsaharienne pour qui le rire est une marque d’élégance et de pudeur, doits’autoriser à pleurer. Il ne s’agit pas que ces larmes, encore refoulées, prennent laforme de récriminations adressées aux puissances européennes, ou d’unressentiment corrosif. (Miano 2016a : 169)
Quelques pages plus loin elle écrit : « C’est d’une conscience de soi assainie qu’il est
question : ni complaisance, ni autoflagellation » (174).
29 Alain Mabanckou et Léonora Miano pratiquent dans leurs essais une réflexion sur
l’identité du sujet africain, anciennement colonisé et racialisé, et de façon indirecte,
une réflexion sur la littérature africaine de langue française comme une éventuelle
réponse à la démarche identitaire. Cette réflexion ne se fait ni à partir du continent
africain, ni pour le continent, mais au sein d’une mondialisation où l’Afrique et ses
diasporas se rencontrent, s’interpellent et s’enrichissent. Tous les deux ne sont pas
dupes et ils sont conscients de la complexité de ce processus de réflexion et de
transformation qui rejoint les postulats de Mbembe et de Sarr et qui implique
désormais un travail de réécriture et de dé-victimisation de soi. Nous nous trouvons
face à un rapport entre la France et l’Afrique qui se fait par le biais de la création
artistique où la médiatisation de la littérature s’offre comme un nouvel espace de
réflexion pour les spécialistes ou les africanophiles, mais également pour un large
public qui s’intéresse à la matière humaine.
BIBLIOGRAPHIE
Balibar, Étienne et Wallerstein, Immanuel, 1997, Race, nation, classe : les identités ambiguës, Paris, La
Découverte.
Casanova, Pascale, 1999, La République mondiale des lettres, Paris, Seuil.
Imorou, Abdoulaye, 2017, « Le nouveau discours africain, version bêta », Études littéraires
africaines, no 43, p. 145-151, [En ligne], https://id.erudit.org/iderudit/1040923ar, consulté le
16 juillet 2019.
Doi : 10.7202/1040923ar
Lefilleul, Alice, 2014, « Afropéanisme, identités frontalières et afropolitanisme. Penser les
nouvelles circulations », Africultures, no 99-100 (2014/3), p. 84-91.
Mabanckou, Alain, 2007, Lettres à Jimmy, Paris, Fayard.
Itinéraires, 2019-1 | 2019
76
Mabanckou, Alain, 2012, Le Sanglot de l’homme noir, Paris, Fayard.
Mabanckou, Alain et Le Bris, Michel, 2013, L’Afrique qui vient. Anthologie, Paris, Hoëbeke.
Mabanckou, Alain, 2016a, Lettres noires : des ténèbres à la lumière, Leçons inaugurales du Collège de
France, Paris, Collège de France, [En ligne], http://books.openedition.org/cdf/4413, consulté le
16 juillet 2019.
DOI : 10.4000/books.cdf.4413
Mabanckou, Alain, 2017a, « À propos du Sanglot de l’homme noir », dans A. Mabanckou (dir.), Penser
et écrire l’Afrique aujourd’hui, Paris, Seuil, p. 121-134.
Mabanckou, Alain (dir.), 2017b, Penser et écrire l’Afrique aujourd’hui, Paris, Seuil.
Mangeon, Anthony, 2017, « Répétition générale », Études littéraires africaines, no 43, p. 141-145, [En
ligne], https://id.erudit.org/iderudit/1040922ar, consulté le 16 juillet 2019
DOI : 10.7202/1040922ar
Mbembe, Achille, 2005, « Afropolitanisme », Africultures, [En ligne], http://
www.africultures.com/php/?nav=article&no=4248, consulté le 16 juillet 2019.
Mbembe, Achille, 2006, « Qu’est-ce que la pensée postcoloniale ? », Esprit, décembre 2006,
p. 117-133.
DOI : 10.3917/espri.0612.0117
Mbembe, Achille, 2010a, Sortir de la grande nuit. Essai sur l’Afrique décolonisée, Paris, La Découverte.
Mbembe, Achille, 2010b, « Pièce d’identité et désirs d’apartheid » dans M. Le Bris et J. Rouaud
(dir.), Je est un autre, Paris, Gallimard, p. 115-122.
Mbembe, Achille, 2010c, « La République et l’impensé de la “race” », dans N. Bancel, F. Bernault,
P. Blanchard, A. Boubeker, A. Mbembe et F. Vergès (dir.), Ruptures postcoloniales, Paris, La
Découverte, p. 205-216.
Mbembe, Achille, 2017, « L’Afrique qui vient », dans A. Mabanckou (dir.), Penser et écrire l’Afrique
aujourd’hui, Paris, Seuil, p. 17-31.
Miano, Léonora, 2012, Habiter la frontière, Paris, L’Arche.
Miano, Léonora, 2016a, L’Impératif transgressif, Paris, L’Arche.
Miano, Léonora, 2016b, Crépuscule du tourment, Paris, Grasset.
Miano, Léonora, 2017, « De quoi Afrique est-il le nom ? », dans A. Mbembe et F. Sarr (dir.), Écrire
l’Afrique-Monde, Dakar, Philippe Rey, Jimsaan, p. 101-115.
Sarr, Felwine, 2016, Afrotopia, Paris, Philippe Rey.
Waberi, Abdourahman, 2017, « Les enfants de la postcolonie, précédé d’une note liminaire », dans
A. Mabanckou (dir.), Penser et écrire l’Afrique aujourd’hui, Paris, Seuil, p. 148-161.
NOTES
1. La pensée circulaire de Mbembe s’insère dans sa définition de la pensée postcoloniale
qui se caractérise par son hétérogénéité. Cette pensée éclatée, en mouvement, est loin
de la pensée binaire et linéaire. Il s’agit d’une démarche intellectuelle face aux défis
d’un monde globalisé. La pensée circulaire est la pensée de l’enchevêtrement et de la
concaténation. L’identité s’origine dans la multiplicité et la dispersion. Par exemple, la
Itinéraires, 2019-1 | 2019
77
colonisation n’apparaît plus comme une domination mécanique et unilatérale qui force
l’assujetti au silence et à l’inaction. Au contraire, le colonisé est un individu vivant,
parlant, conscient, agissant, dont l’identité est le résultat d’un triple mouvement
d’effraction, de gommage et de réécriture de soi (Mbembe 2006).
2. Il pourrait paraître paradoxal de défendre une ouverture en africanisant ou
particularisant des notions générales – afropolitisme pour cosmopolitisme. Il s’agit de
rester fidèle à la théorie postcoloniale et de faire de la « question africaine » une
question planétaire. En africanisant certains concepts, le propos est un changement de
« logiciel » (Imorou 2017 : 150) qui vise à faire comprendre qu’il n’y a plus de question
africaine ou diasporique qui ne renvoie en même temps à une question planétaire.
Parler d’afropolitisme au lieu de cosmopolitisme ne serait que la réponse osée afin
d’inverser la logique occidentale où universalisme et Occident vont de pair.
3. À noter que Mbembe, Mabanckou ou Sarr dépassent l’espace littéraire et intellectuel
stricto sensu. Ils ne négligent point la projection médiatique et le potentiel divulgateur
de leurs idées. Les Ateliers de la pensée sont diffusés sur Internet. Mabanckou se montre
très actif sur Facebook et Twitter et il n’hésite pas à critiquer la politique francophone
du président Macron ou l’actualité politique du Congo. Par exemple, si Mabanckou
refuse le projet de francophonie, Sarr accepte la mission sur la restitution des biens
culturels à l’Afrique.
4. Cette graphie rassemble en un seul terme les deux acceptions du mot : Francophonie,
avec un « F » majuscule représente les Institutions de l’OIF (70 États et gouvernements)
et renvoie au statut institutionnel de la France et à son projet de diffusion de la langue
et de la culture française. Cette représentation institutionnelle est liée à la stratégie
diplomatique de la France et à sa présence en Afrique suite à l’héritage colonial. La
francophonie, avec un « f » minuscule, rassemble les millions de francophones
dispersés dans le monde. Au-delà des notions géographiques politiques, d’un point de
vue linguistique, la francophonie renvoie à la pratique effective de la population, aux
multiples appartenances que l’on peut avoir avec la langue française, dans un contexte
monolingue ou multilingue, ainsi qu’au partage d’un « espace francophone » lié à une
culture, tel que l’on parle de « culture latine », par exemple. Il est à remarquer que les
francophones ne partagent ni un imaginaire culturel homogène, ni l’imaginaire
culturel exclusivement français.
5. Léonora Miano souligne que la révision et la réappropriation de la Déportation
transatlantique des Subsahariens (DTS) doit sortir de l’étau académique et des cercles
des spécialistes. Par exemple la littérature africaine d’expression française, dont elle
fait preuve, doit viser un public, les Afrodescendants européens.
6. Par nouveau discours africain, je parle du discours sur l’Afrique indépendamment des
origines des auteurs ou de leurs lieux d’écriture.
7. Léonora Miano a reçu le Prix Fémina en 2013 pour son roman, La Saison de l’ombre ;
Alain Mabanckou a remporté le Prix Renaudot en 2006 avec son roman Mémoires de
porc-épic, et a été sélectionné pour le Prix Goncourt en 2015 avec son roman Petit Piment.
8. Cette anthologie rassemble des auteurs variés, de langues et de lieux différents et
dont le dénominateur commun est un lien d’appartenance avant tout intime au
continent africain. On y lit – entre autres – Léonora Miano, Wilfrid N’Sondé, Mia Couto,
ou Mackenzy Orcel, écrivain haïtien. La couleur de peau, le lieu de vie, les sujets de
Itinéraires, 2019-1 | 2019
78
prédilection sont variés et ne prédisposent donc pas l’écrivain à un étiquetage
« africain ».
9. Voir les articles de Mangeon et Imorou, à propos de ce volume collectif dans Études
littéraires africaines, no 43, 2017.
10. « Depuis 2000, sa croissance économique est supérieure à 5 %. Parmi les taux de
croissance les plus élevés du monde de 2008 à 2013, les pays africains sont bien
représentés (Sierra Leone 9,4 %, Rwanda 8,4 % Éthiopie 8,4 %, Ghana 8,11 %,
Mozambique 7,25 %). […] D’autre part, la jeunesse africaine investit les réseaux sociaux,
tient des blogs, tweete, commente l’actualité, exprime ses opinions et pose son regard
sur la marche du monde. Elle est prompte à réagir contre la francophonie quand celle-
ci se pare des vêtements de l’impérialisme culturel, en dépit des dynamiques
démographiques et sociolinguistiques qui font du français une langue non seulement
africaine, mais qui ne survivra et ne maintiendra son rang de langue internationale que
grâce à la démographie du continent africain » (Sarr 2016 : 49 et 94).
11. Alain Mabanckou a écrit un premier essai, Lettre à Jimmy, consacré à l’écrivain James
Baldwin dans une sorte d’hommage épistolaire contemporain à l’auteur et son combat.
Tous deux refusent les identités étatiques ne reconnaissant que deux identités : celle
d’écrivain et celle d’être humain. En 2012, Mabanckou nous offre un deuxième essai, Le
Sanglot de l’homme noir, faisant allusion au sanglot de l’homme blanc de Pascal Bruckner. Le
travail d’intertextualité interpelle l’identité noire à partir de différents romans
d’auteurs français et africains. Sa réflexion, à mi-chemin entre la dénonciation et
l’autocritique est une invitation contre la complaisance et la victimisation.
12. Le défi ne s’avère pas facile. Il s’agit d’aller au-delà de l’essentialisme noir ainsi que
de prendre acte de ce que l’Europe n’est qu’une province du monde, que l’Afrique n’est
pas l’exemple de l’ailleurs ou que les régions du monde sont en relation.
13. Rivarol, De l’universalité de la langue française, 1784, [En ligne], https://gallica.bnf.fr/
ark:/12148/bpt6k98382.image, cité par Léonora Miano (2016a : 75).
14. Les Afrodescendants sont des Européens d’ascendance subsaharienne (Miano 2012 :
140). « Les Afrodescendants ont perdu leur arbre généalogique, pas leur identité, sauf à
considérer qu’elle n’aurait à voir qu’avec le nom des aïeux. Leur culture est celle qu’ils
ont créée, tout comme la culture française, aujourd’hui, est celle que façonnent les
Français aujourd’hui. Les Afrodescendants n’ont jamais perdu l’Afrique, ils l’ont
adaptée à leur espace, en ont conservé ce qui pouvait y faire sens » (Miano 2016a : 50).
15. La situation linguistique de beaucoup de pays francophones d’Afrique
subsaharienne est multilingue, où la communication se fait à partir d’un brassage de
toutes les langues. À noter, le cas du Cameroun : « les Camerounais ne se comprennent
entre compatriotes que parce qu’ils ont inventé des langues véhiculaires comme le
pidgin ou le camfranglais, et parce qu’ils se sont appropriés les anciennes langues
coloniales » (Miano 2016a : 89).
16. « Par Afropéen, je n’entends pas parler d’une personne qui, comme moi, serait
venue en Europe à l’âge adulte. Il s’agit, à l’inverse, de gens dont le vécu est
essentiellement européen, que l’on peut définir comme Européens, et qui ont des
attaches subsahariennes » (Miano 2016a : 55).
17. « Le mot Afrodescendant reconnaît et célèbre l’Afrique comme fondement
identitaire essentiel, sinon unique. Il n’est pas la négation d’autres apports, mais la
Itinéraires, 2019-1 | 2019
79
reconnaissance du fait que, sur les plans symboliques et intimes, les cultures en
question présentent de nombreux traits subsahariens » (Miano 2012 : 120).
18. Voir à ce propos « De quoi Afrique est-il le nom? » (Miano 2017).
RÉSUMÉS
Cet article analyse les écrits théoriques de deux écrivains qui participeraient à la mise en œuvre
d’une « renaissance littéraire » africaine, à partir du militantisme manifeste dans leurs créations
artistiques et des liens qu’ils tissent avec la critique africaniste contemporaine. Alain Mabanckou
et Léonora Miano appartiennent à la « génération transcontinentale » de Waberi, et ils partagent
des traits communs susceptibles de marquer un tournant par rapport aux générations
précédentes et par rapport au rôle de la littérature tout en donnant une dimension politique
flagrante à l’acte d’écriture. Il s’agit ici de rapporter les lignes d’écriture d’une Afrique qui vient,
métaphore de l’éclosion à venir du continent, à la source de laquelle se trouve la création
artistique. Si Mabanckou nous offre des réflexions littéraires proches de la pensée postcoloniale
de Mbembe, Miano projette un rapport nouveau à l’Afrique à partir de l’identité frontalière et de
l’afrodescendance. Nous sommes face à de nouvelles expressivités littéraires, à travers d’autres
supports textuels (magazines spécialisés, réseaux sociaux, etc.) et visant d’autres destinataires,
qui placent l’acte d’écriture et la figure de l’écrivain au centre d’un nouveau discours critique.
Une nouvelle conception de la f(F)rancophonie ou un rapport autre face à la langue d’écriture se
retrouvent à la source de la création littéraire. Ces deux écrivains proposent dans leurs textes
une théorie de leur pratique fictionnelle. Tous les deux abordent des thèmes qui sont au cœur des
rapports entre la France et l’Afrique, entre autres, la révision du statut d’immigré – et des
Afrodescendants – et la réappropriation de l’histoire et de l’imaginaire des peuples colonisés par
l’Europe occidentale.
This article analyses the theoretical writing of two writers who participated in the African
francophone literary renaissance. Their works are influenced by their activism and their strong
ties to African contemporary scholarly critique. Alain Mabanckou and Léonora Miano belong to
what Waberi has termed the “Transcontinental generation.” Their shared common features seem
to represent a break away from previous generations and the role they gave literature. This new
generation’s writing process is given a blatant political dimension: they seek to report in writing
“an Africa to come” (une Afrique qui vient), a metaphor that symbolises the imminent flourishing
of the continent, enabled by artistic creation. Mabanckou’s literary reflections echoe Mbembe’s
postcolonial approach while Miano foregrounds a new relationship with the continent, that of
border-crossing identities and Afrodescendents. New forms of literary expressions have
appeared (specialised magazines, social networks, etc.) that address other publics. They place the
writing process and the figure of the writer at the centre of critical discourse. The concept of
f(F)rancophonie and the relationship to the language one writes in are being rethought and
represent building blocks for literary creation. Both writers’s texts offer theorisation of their
fiction writing. They explore topics that are at the core of the relationship between France and
Africa, such as the revision of immigrants’ status—the Afrodescendents—and the re-
appropriation of the history and imagination of formerly colonized people.
Itinéraires, 2019-1 | 2019
80
INDEX
Mots-clés : littérature africaine, identité, afropolitanisme, frontière, critique africaniste,
Mabanckou (Alain), Miano (Léonora)
Keywords : African literature, identity, afropolitanism, frontier, African critique, Mabanckou
(Alain), Miano (Léonora)
AUTEUR
JOSEFINA BUENO ALONSO
Université d’Alicante
Itinéraires, 2019-1 | 2019
81
Mémoire collective et sociabilitéslittéraires : le cas de la revue Kwani?(Kenya)Collective Memory and Literary Sociabilities: Kwani? (Kenya)
Itinéraires, 2019-1 | 2019
82
Passeurs de mémoire populaire :Kwani Trust et les lieux de l’histoireBrokering Popular Memory: Kwani Trust and the Location of History
Kate Wallis
Traduction : Aurélie Journo
NOTE DE L’ÉDITEUR
Ce texte est la traduction d’un chapitre d’une monographie à paraître et issue d'une
thèse soutenue à l’université du Sussex en 2016, intitulée Literary Networks and the
Making of 21st Century African Literature in English: Kwani Trust, Farafina, Cassava Republic
Press and the Production of Cultural Memory.
1 Dans la nouvelle d’Andia Kisia « A Likely Story », le professeur Kimani, après avoir été
emprisonné, torturé et contraint à l’exil pour ses textes sur Dedan Kimathi, est invité à
rentrer au Kenya pour mener les recherches visant à retrouver la sépulture du chef des
combattants Mau Mau (Kisia 2003). On ne connaît le narrateur qu’à travers son lien au
professeur Kimani : il s’agit d’un collègue universitaire et compagnon de beuverie qui
est soulagé de voir le professeur contraint de partir, car cela lui évite d’avoir à « le
quitter1 » (83). À son retour au Kenya, cet « ami » l’accueille à l’aéroport, puis, un an
après la mort du professeur lui rend le « petit service » de raconter l’histoire de son
échec à retrouver des ossements qui auraient pu soutenir la nation et rendre justice au
travail de sa vie.
2 « A Likely Story » a d’abord paru dans le premier numéro de la revue Kwani?, lancée en
2003 par la maison d’édition et collectif littéraire Kwani, basé à Nairobi. À travers ce
récit, Kisia attire l’attention du lecteur sur le manque de fiabilité de l’histoire et de la
mémoire, et sur les multiples façons dont, au Kenya, le passé a été effacé, approprié ou
construit. La valeur et le sens de l’histoire en tant que discipline universitaire sont
remis en question : le professeur Kimani se barricade derrière ses livres, et sa quête
visant à écrire et à localiser Kimathi devient une telle obsession qu’il en perd sa famille,
Itinéraires, 2019-1 | 2019
83
et ce, bien que, quarante ans plus tard, cette quête n’ait produit que peu de résultats
(74), le sujet de sa recherche demeurant « impénétrable, énigmatique, caché sous une
carapace de vérités » (76). Le narrateur montre comment la vision qu’a le professeur
Kimani de Kimathi se construit en retirant « les coïncidences, les diverses
imperfections (quoiqu’humaines) et tout autre fait gênant2 » et souligne que si le
professeur a écrit des romans qui sont lus par des centaines de milliers de lecteurs à
l’étranger, il n’est pas reconnu au Kenya par ceux qu’il considère comme son lectorat
principal (82). Kisia remet en question non seulement la valeur et la fiabilité du travail
de l’historien, mais aussi les sources primaires et secondaires sur lesquelles se construit
toute narration historique. Les murs des archives nationales sont ainsi décorés des
« falbalas de l’oubli » : on y trouve des photographies jaunies d’hommes politiques
assassinés avec « les dates de naissance et de mort de chacun, avec un flou commode
quant à la méthode (d’expédition) » (77). Kisia crée ainsi l’image percutante de
l’histoire d’une nation qui a non seulement été négligée, mais qui a également fait
l’objet de dissimulation et de manipulation. En témoigne l’image des archivistes qui
font disparaître les « textes qui dérangent » en les avalant, ne laissant derrière eux que
des pages « à moitié mâchées » et indigestion (80-81). Quand le professeur Kimani et le
narrateur essaient de trouver ce qu’ils cherchent en dehors des archives nationales,
dans des récits oraux, leur source leur indique qu’il « en avait assez qu’on lui creuse la
tête et qu’on transforme ce qu’on en extrayait en récits qu’il ne reconnaissait plus, lui
qui les avait racontés3 » (81).
3 La nouvelle, dont l’action se situe en 2003, année de sa publication et des célébrations
des quarante ans d’indépendance du Kenya, s’attache à disséquer la relation
particulière qui unit le passé et la construction de l’idée nationale au cours de ces
quarante années. Le texte de Kisia montre une nation construite à la fois sur l’appel à
l’amnésie historique défendu par son premier président Jomo Kenyatta pour unir le
pays (« oublier et pardonner », 78) et sur toute une série de « monuments mal bâtis à la
gloire de sa complaisance » érigés par Kenyatta qui plantaient « les germes de son
propre souvenir » en donnant son nom aux bâtiments et aux rues à travers le pays (76).
Les recherches entreprises par le nouveau gouvernement pour retrouver la sépulture
de Kimathi et autour desquelles se construit la narration, sont présentées comme un
acte de mémoire alors même qu’elles s’intègrent à une entreprise plus large
d’effacement de la mémoire, manière de « rediriger la bile collective vers d’autres
cibles » (82). De manière frappante, personne ne sort innocent de ce processus et le
narrateur avance l’argument d’une responsabilité collective dans l’écriture de l’histoire
et la création de héros : « De cela, nous sommes complices. Nous autorisons
l’imagination à l’emporter sur les faits » (77).
4 La nouvelle d’Andia Kisia et le fait qu’elle a été publiée dans le premier numéro de la
revue Kwani? met en lumière ce qui nous intéresse ici, à savoir la façon dont le Kwani
Trust a œuvré à créer de nouveaux lieux et de nouvelles formes d’expression de la
mémoire culturelle. La ligne éditoriale et les textes des principaux auteurs du Kwani
Trust (comme Andia Kisia, Parselelo Kantai, Billy Kahora, Yvonne Adhiambo Owuor et
Binyavanga Wainaina) témoignent d’une préoccupation particulière pour
l’historiographie, et pour les façons dont la mémoire et l’histoire se construisent et
prennent forme en tant que textes. En replaçant ces questions dans le contexte plus
large de la production culturelle au Kenya, et notamment celle financée par les
donateurs étrangers et qui s’intéresse, elle aussi, aux questions d’histoire et de
mémoire, nous aimerions rendre compte des différentes manières dont la revue Kwani?
Itinéraires, 2019-1 | 2019
84
aborde et explore les questions que soulève avec force la nouvelle de Kisia : Où se situe
la production du savoir historique au Kenya ? Qui produit l’histoire et pour qui ? Quels
sont les liens qui unissent mémoire, littérature et matérialité ? Nous ferons dialoguer la
notion de mémoire collective, élaborée par l’égyptologue Jan Assmann et constituée
selon lui de la « mémoire culturelle » et de la « mémoire communicative », avec les
définitions que propose Karin Barber des « arts populaires » (Barber 1987) afin de
montrer comment ce groupe d’écrivains s’attache à la construction d’une mémoire
populaire.
Construction de la mémoire
5 L’égyptologue allemand Jan Assmann a développé le concept de « mémoire culturelle »
afin de nuancer la notion de « mémoire collective » développée par Maurice Halbwachs.
Le travail fondateur de ce dernier avait rendu visible la façon dont les individus « se
souviennent, reconnaissent et situent leurs souvenirs » au sein de cadres socialement
déterminés (Halbwachs 1992 : 43). Reprenant les travaux de Halbwachs, Assman avance
que la mémoire collective est constituée de deux formes de mémoire qui
s’entrecroisent : la mémoire communicative et la mémoire culturelle (Assmann 1995).
La mémoire communicative se définit par son inscription dans la « communication
quotidienne ». Assmann souligne que si ces échanges sont régis par des conventions, la
mémoire communicative se caractérise quant à elle par des traits de « non-
spécialisation, de réciprocité des rôles, d’instabilité thématique et de désorganisation4 »
(Assmann 1995 : 126). Un autre trait distinctif de la mémoire communicative est selon
lui de se situer dans un horizon temporel limité, difficilement localisable dans « le
passé toujours en expansion du passage du temps » (Assmann 1995 : 129). Au contraire,
la mémoire culturelle se définit par son ancrage dans des points de référence fixes dans
le passé et renvoie à la façon dont la mémoire d’une époque ou d’un événement
particuliers est entretenue par le biais de formations culturelles ou de communication
institutionnelle, un processus au cœur duquel se situent les notions de « formation » et
d’« organisation ». Assmann définit la mémoire collective comme une « culture
objectivée » : un ensemble de « textes, d’images, de rites, de bâtiments, de monuments,
de villes, ou même de paysages » à travers lequel une société donnée construit son
identité et son rapport au passé (Assmann 1995 : 128). C’est dans son lien à un
sentiment d’identité collective – lien également visible dans la mémoire
communicative – que la mémoire collective se distingue de l’histoire (Assmann 1995 :
128). Assman insiste sur les dynamiques à l’œuvre dans la mémoire culturelle,
dynamiques qui se manifestent différemment selon le lieu et l’époque, mais dans
lesquelles les processus de « transformation et de transmission » sont centrales,
particulièrement entre mémoire communicative et mémoire culturelle. Ce qui suit
cherche donc à montrer que ces processus de transformation et de transmission jouent
un rôle essentiel dans la façon dont les textes littéraires publiés par le Kwani Trust
interviennent dans la « formation » et l’« organisation » de la mémoire culturelle, en ce
que ceux-ci s’appuient sur les distinctions opérées par Assmann entre mémoire
culturelle et mémoire communicative comme deux façons de construire la mémoire,
tout en problématisant ces distinctions.
6 Afin d’analyser la façon dont le Kwani Trust a pu créer de nouveaux lieux et de
nouvelles formes d’expression de la mémoire culturelle, il est nécessaire de replacer le
Itinéraires, 2019-1 | 2019
85
travail de ses membres sur l’histoire et la mémoire dans une conversation plus large
autour de ces questions. Depuis la création du Kwani Trust en 2003, les débats
médiatiques et universitaires témoignent d’une préoccupation particulière pour ce que
Dan Ojwang et Lotte Hughes ont respectivement appelé « une crise de l’historicité dans
la culture politique kenyane » (Ojwang 2009 : 36) et « une crise de la mémoire
collective » (Hughes 2011 : 183). Par exemple, dans un article universitaire publié en
2003 et intitulé « Mau Mau & the Contest for Memory », Marshall S. Clough analyse le
caractère insaisissable de la mémoire autour des Mau Mau et la manipulation dont
celle-ci a fait l’objet, comme le fait Kisia dans « A Likely Story ». Il décrit la façon dont
Kenyatta a soutenu une « politique d’amnésie » et analyse la « crise de la mémoire » qui
s’ensuivit (Clough 2003 : 256, 268). À propos de sa recherche menée dans le cadre du
projet « Managing Heritage, Building Peace: Museums, memorialisation and the uses of
memory in Kenya » financé par l’AHRC (Arts and Humanities Research Council, 2008-2011),
Lotte Hughes souligne que cette « amnésie orchestrée » s’étend au-delà de la lutte pour
l’indépendance :
[et] continue à recouvrir une variété de sujets, comme le régime tyrannique duprésident Moi (1978-2002) et son héritage, les assassinats politiques, le recours àl’emprisonnement et à la torture sous les régimes de Kenyatta et de Moi,l’accaparement des terres par les élites, la corruption extravagante, etc.5. (Hughes2011 : 187)
Elle souligne de façon significative que la plupart des Kenyans le savent et que « cela
fait l’objet de débats quasi-quotidiens dans les médias » (Hughes 2011 : 187), débats qui
se sont intensifiés après la vague de violences qui suivit les élections présidentielles
kenyanes de 2007. Dans cet article, et en écho à la nouvelle de Kisia, Hughes attire notre
attention sur la façon dont la répression de la mémoire se poursuit parallèlement à une
« mémorialisation florissante autour des Mau Mau » (Hughes 2011 : 183, 186).
7 La nouvelle de Kisia, « A Likely Story », et le premier numéro de la revue Kwani? furent
publiés juste après l’élection de Mwai Kibaki, dirigeant du parti de la National Rainbow
Coalition (NARC), à la présidence en décembre 2002. Son prédécesseur, Daniel arap Moi
était resté au pouvoir vingt-quatre ans et sa présidence était devenue synonyme d’une
époque de corruption et de répression politique. La revue fut ainsi lancée à un moment
où les électeurs kenyans étaient plein d’espoir que l’« ouverture et l’unité » que
représentait le nouveau gouvernement NARC soient « une occasion de mener un
changement véritable » (Branch 2011 : 249), en un mot dans « un contexte de libération
et de transition politique » comme le soulignent les auteurs de l’introduction à
l’ouvrage Rethinking Eastern African Literary and Intellectual Landscapes (Ogude, Musila et
Ligaga 2011a : xi). Il est significatif que la revue commence à être publiée à un moment
où le nouveau régime politique donnait des gages quant à la possibilité que les discours
sur le passé, et plus particulièrement sur la répression et la manipulation de celui-ci,
puissent sortir des espaces populaires ou informels où ils circulaient jusqu’alors pour
intégrer des espaces publics plus formels. James Ogude (2007) et Joyce Nyairo ont par
exemple tous les deux montré comment, en opérant « en dehors des espaces de
contrôle officiel », la musique populaire avait pu représenter un espace dans lequel,
depuis l’indépendance, l’histoire kenyane pouvait être décrite et où des « lectures
radicalement différentes du passé » pouvaient s’exprimer (Nyairo 2005). La négociation
de cette transition, ou pour reprendre le vocabulaire d’Assmann de cette
« transmission » entre culture populaire kenyane et forme littéraire fut ainsi au cœur
de l’intervention opérée par le Kwani Trust sur la mémoire culturelle. Que la fin du
Itinéraires, 2019-1 | 2019
86
régime Moi ait été synonyme d’ouverture des espaces publics à la circulation des
discours, ainsi que de la possibilité pour la production culturelle de s’intéresser au
passé, est visible non seulement dans la création de la revue mais également dans la
renaissance de toute une série d’initiatives en matière de protection du patrimoine
portées par la société civile (Hughes, Coombes et Karega-Munene 2011 : 176), dans la
création d’un espace artistique pluridisciplinaire, le GoDown Arts Centre en 2003 à
Nairobi (GoDown Arts Centre 2016) ou encore dans la fondation de Ketebul Music en
2007, dont le but est de décrire et d’archiver la musique produite dans la région « au
cours des soixante dernières années6 » (Ketebul Music 2016).
8 Comme l’indique Hughes, la nature des débats autour de la mémoire et du passé au
Kenya a changé et ces débats se sont intensifiés à mesure que l’euphorie de 2002 cédait
la place à la désillusion et quand l’élection présidentielle de 2007 donna lieu à des
violences inter-ethniques qui entraînèrent la mort de plus d’un millier de personnes et
le déplacement interne de plus de 400 000 autres (Njogu 2009b : 2). Ces événements
donnèrent lieu à toute une série de nouvelles conversations, qui pour beaucoup furent
financées par la Fondation Ford : une série bimensuelle de débats à l’Institut Goethe
modérés par Mbugua wa Mungai et George Gona et intitulée « (Re)membering Kenya »
mais aussi une variété de projets et de publications menés par Twaweza
Communications, une maison d’édition basée à Nairobi et fondée par le professeur
Kimani Njogu. Twaweza publia ainsi les trois volumes de la série de livres intitulée
(Re)membering Kenya ainsi que d’autres ouvrages comme Healing the Wound: Personal
Narratives About the 2007 Post-Election Violence in Kenya (Njogu 2009a) et Defining Moments:
Reflections on Citizenship, Violence and the 2007 General Elections in Kenya (Njogu 2011b).
Njogu décrit sa motivation comme ancrée dans une double conviction : celle qu’il ne
fallait pas laisser l’État être la seule instance autorisée à interpréter les événements et
celle de l’importance de prendre en compte « les sources peu recherchées » dans
lesquelles se laissent lire une variété de voix et de points de vue alternatifs (Njogu
2011a). Le double numéro cinq de la revue Kwani? témoigne de motivations similaires. Il
proposait une réponse aux violences post-électorales et était présenté comme « un
récit collectif de ce que nous étions avant, et de ce que nous sommes devenus au cours
de l’épisode historique des cent premiers jours de 20087 » (Kahora 2008a). Il faut ajouter
ici que Binyavanga Wainaina, le rédacteur-fondateur du Kwani Trust, et Yvonne
Adhiambo Owuor, dont la nouvelle « Weight of Whispers », paru dans le premier
numéro de la revue, a remporté le prix Caine en 2003, ont tous les deux réfléchi à la
façon dont les violences post-électorales ont informé leurs premiers romans respectifs
One Day I Will Write About This Place (Wainaina 2014) et Dust (Owuor 2013).
9 En replaçant le Kwani Trust dans un contexte culturel particulier, dans lequel la
production culturelle financée par des donateurs étrangers se concentre sur les
questions d’histoire et de mémoire, selon des modalités différentes en 2002 et en 2007,
souligner la novation littéraire du Kwani Trust ou s’interroger sur les raisons de sa
préoccupation pour l’histoire paraît insuffisant. Il s’agit plutôt de voir ici quelle est la
particularité de la contribution du Kwani Trust et de la littérature dans la médiation et
la forme de la mémoire culturelle au sein de cet environnement culturel plus large.
Itinéraires, 2019-1 | 2019
87
Prendre forme, trouver une forme : le Kwani Trust
10 La recherche de Macharia Mwangi a montré la volonté de Kwani Trust de « consigner
l’histoire politique et sociale du Kenya » (199) et la façon dont la revue Kwani? a abordé
différentes facettes de l’histoire kenyane (227) en rassemblant et en publiant des
documents et des textes qui traitent en particulier des sociétés précoloniales, des
archives du mouvement Mau Mau, de l’histoire politique après Kenyatta, et des
violences politiques de 2008 (Mwangi 2015). Prolongeant cette réflexion, nous avançons
l’idée que le travail du Kwani Trust sur l’histoire et la mémoire au Kenya se fait par la
mise en relation de trois formes de textes.
11 Tout d’abord, plusieurs écrivains étroitement associés au Kwani Trust, et légitimés par
celui-ci, parmi lesquels Andia Kisia, Billy Kahora, Parselelo Kantai et Yvonne Adhiambo
Owuor, semblent avoir vu en la forme fictionnelle un outil permettant de dévoiler des
histoires jusqu’alors cachées et d’explorer la façon problématique dont les récits
historiques officiels se construisent au Kenya. Andia Kisia, par exemple, a vu ses textes
publiés dans cinq des huit numéros de Kwani? parus à ce jour, et depuis 2005, son
parcours est mis en avant sur le site du Kwani Trust : après avoir été publiée dans
Kwani? elle a en effet obtenu une bourse auprès du Royal Court Theatre de Londres
(Kwani Trust 2005). Après la publication de « A Likely Story » trois de ses textes furent
publiés dans le deuxième numéro de la revue (Wainaina and Kalondo 2004). Ces trois
textes éclairent de différentes manières les silences qui demeurent dans les récits
historiques kenyans : sa nouvelle « 1982 », dont le titre fait référence à la tentative de
coup d’État militaire de la même année, raconte l’histoire d’un policier en charge du
registre officiel qui y consigne (avant de se les approprier) les vêtements et effets
personnels des personnes arrêtées suite à ce coup d’État manqué (7-24). De la même
façon, les textes d’Yvonne Adhiambo Owuor témoignent de sa volonté de mettre en
lumière les archives mémorielles qui existent au Kenya. Owuor fait partie du groupe
d’écrivains à l’origine de l’idée grâce à laquelle est né le Kwani Trust, et sa nouvelle
« Weight of Whispers » fut publiée dans le premier numéro de la revue. Son premier
roman, Dust, fut publié dix ans plus tard, et sa sortie fut intégrée aux festivités liées aux
dix années d’existence du Kwani Trust. Comme la nouvelle de Kisia « A Likely Story », le
roman Dust s’intéresse aux effets destructeurs de l’héritage de Jomo Kenyatta et de son
appel à garder le silence sur les difficultés du passé pour construire un Kenya
indépendant et uni. Dans Dust on voit le patriarche Aggrey Nyipir Oganda et ceux de sa
génération se débattre avec ce silence, et « chanter à pleine voix l’hymne national »
avec l’espoir vain qu’il pourra ainsi protéger ses enfants des regrets, silences et
trahisons du passé et du présent (Owuor 2013 : 30). Dans la scène qui ouvre le roman, le
fils de Nyipir, Odidi est abattu par la police dans les rues de Nairobi, avec en toile de
fond les violences post-électorales de 2007-2008. Cet événement sert de point de départ
à l’élucidation des silences et des histoires cachées à laquelle procède le roman. Aux
yeux de Nyipir, le meurtre de son fils par l’État est directement lié à une histoire plus
longue de mort et à ses espoirs déçus en la jeune nation kenyane. Les textes de
Parselelo Kantai soulèvent des questions similaires : où est produit le savoir au Kenya,
qui écrit l’histoire ? Kantai fut également l’un des membres fondateurs du Kwani Trust,
et comme Kisia, il est fait référence à son succès sur le site du collectif et dans le
deuxième numéro de la revue, notamment au fait qu’une de ses nouvelles a été
nominée pour le prix Caine en 2004. Cette nouvelle, intitulée « Comrade Lemma & the
Itinéraires, 2019-1 | 2019
88
Black Jerusalem Boys Band » (Kantai 2004) retrace les aventures de Comrade Lemma,
qui fut dans sa jeunesse le chanteur principal d’un groupe populaire du quartier et le
compositeur de Joka, une chanson d’abord associée au mouvement de libération avant
d’être interdite au cours de la première année d’indépendance du pays. À la veille des
célébrations du quarantième anniversaire de l’indépendance, l’entreprise de
préservatifs Careful Love condoms le « retrouve » vivant dans l’anonymat et la
pauvreté, et il est célébré en héros national, malgré une série d’erreurs sur son identité.
Tout au long de la narration, Kantai attire subtilement l’attention du lecteur sur les
différentes façons dont l’identité de Comrade Lemma, le narrateur et sa chanson Joka
font l’objet de réécritures et d’appropriations. Dans un article paru en 2006 dans The
East African, Kantai affirmait la nécessité que le savoir historique sur l’Afrique soit
produit sur le continent et non plus par les universitaires occidentaux, arguant que
« ceux qui importent leurs histoires se condamnent par l’échec de leur propre
imagination8 » (Kantai 2006 : 249). Il conclut en affirmant que la réappropriation du
« territoire » de l’histoire représente « la nouvelle frontière pour l’intellectuel
africain » (Kantai 2006 : 249). Sa fiction, présentée comme « une tentative de réengager
le dialogue avec l’histoire kenyane officielle ou publique » (Kantai 2011), peut être lue
comme une réponse ou une « contribution » (Musila 2014 : 250) à ce défi.
12 En second lieu, en tant qu’institution, le Kwani Trust s’est efforcé de soutenir et de
promouvoir les recherches et l’écriture de textes s’intéressant aux récits non
fictionnels sur des personnes, des événements ou des lieux jusqu’alors peu représentés
en littérature ou sous une forme imprimée. On trouve par exemple dans le premier
numéro de la revue (Wainaina 2003b) un texte intitulé « The Life and Times of Richard
Onyango » – sorte d’éducation sentimentale et artistique d’un des artistes kenyans les
plus connus, telle que l’artiste l’a racontée à Binyavanga Wainaina, et qui se concentre
sur sa relation avec Drosie, source d’inspiration de son œuvre (174-209). Le premier
livre publié en dehors de la revue est une commande du Kwani Trust : il s’agit des
mémoires, intitulés Kizuizini (« en détention ») et rédigées en swahili, de Joseph Muthee,
ancien prisonnier des camps de détention britanniques pendant la révolte des Mau Mau
(Muthee 2006). À ces mémoires succéda le récit non fictionnel de Billy Kahora, The True
Story of David Munyakei (Kahora 2008c), dont une partie avait déjà été publiée dans le
troisième numéro de la revue (Kahora and Wainaina 2005) et qui s’attache à faire le
récit, jamais encore entrepris, de la trajectoire du lanceur d’alerte dans le scandale
Goldenberg, dont les actes permirent de sauver l’économie kenyane de la faillite mais
qui termina sa vie dans la pauvreté et l’anonymat. Ce texte, comme la nouvelle de
Kantai, met en lumière les intérêts politiques et commerciaux qui sous-tendent la
construction de héros nationaux. Par le biais de la forme littéraire adoptée dans ce
texte, Kahora entreprend de consigner et de conserver une trace de la vie de David
Munyakei. Il souligne également, à travers la variété des perspectives et des formes
intégrées au texte, que pour saisir une version de la vérité il est nécessaire de donner à
voir la nature changeante et multiple de son sujet. Kahora devint rédacteur en chef de
Kwani? en 2008 et s’attacha alors à promouvoir la création non fictionnelle comme
genre à même de documenter les élections de 2007 dans le cinquième numéro de la
revue (Kahora 2008a, b). Les textes non fictionnels publiés par le Kwani Trust, comme
Kizuizini et Tale of Kasaya – mémoires d’une jeune domestique, Eva Kasaya, qui montrent
ce qui se passe « derrière les portes fermées de la famille urbaine kenyane et révèlent
des espaces que nous reconnaissons tous, mais dont nous refusons d’admettre qu’ils
existent9 » (Kwani Trust 2016) – furent salués par la critique et reçurent tous deux le
Itinéraires, 2019-1 | 2019
89
prix littéraire Jomo Kenyatta, décerné tous les deux ans par la Kenya Publishers
Association.
13 Enfin, de façon complémentaire à la création non fictionnelle mise en avant pour
documenter l’histoire politique, la vie quotidienne et la production culturelle, les
premiers numéros de Kwani? comprenaient une grande variété de documents issus de la
culture populaire kenyane, comme des entretiens, des échanges de courriels, des
vieilles photographies, ou encore des paroles de chansons, qui jusqu’alors n’avaient
jamais été rendues visibles dans un ouvrage imprimé. Le premier numéro de la revue,
par exemple, comprend une série de photographies de Marion Kaplan intitulée
« Scenes from the Past » et dans laquelle on trouve des images du premier vice-
président kenyan et futur meneur de l’opposition, Oginga Odinga, prises lors d’un
rassemblement politique en 1966, ou de Tom Mboya dans son cercueil après son
assassinat politique en 1969 (Wainaina 2003b : 48-50). À ces photos succède dans la
revue un entretien de Binyavanga Wainaina avec le groupe de hip-hop Kalamashaka,
qui à l’époque bouleversait la scène musicale de Nairobi et dépassait les divisions de
classe entre est et ouest de la ville grâce à leur rap en sheng qui mêlait « paroles
percutantes et message poétique de justice sociale » (Wainaina 2003b : 54) tout en se
tournant vers le passé pour défendre le changement : « Dis-moi qui le premier
prononcerait le mot harembee ? Dedan Kimathi ou Mzee Jomo Kenyatta10 ? »
(Kalamashaka 2003). Ce numéro s’attaquait également à la façon dont les stéréotypes
circulent dans les formes culturelles populaires : on y trouve reproduit un courriel qui
circula largement au Kenya, intitulé « Vain Jango » (Wainaina 2003b : 103-112), et une
réponse imaginée par Binyavanga Wainaina et Muthoni Garland. Le message original,
écrit dans un mélange d’anglais, de swahili et de sheng vient d’un Luo anonyme, qui
raconte sa rencontre avec une femme dans un bar de la capitale kenyane, et comment il
est tombé sous le charme de son derrière (« serious bootie ») avant que son accent rural
Okuyu (Wainaina 2003b : 104, 106) ne le fasse changer d’avis. On trouve dans le premier
numéro de Kwani? une reproduction du mail accompagné de la « réponse cinglante »
(Musila 2014) de la femme en question, imaginée par Binyavanga Wainaina et Muthoni
Garland. On retrouve cette inclusion d’une variété de formes issues de la culture
populaire kenyane dans Kwani? 3, avec deux photographies : l’une de Dedan Kimathi
(Kahora et Wainaina 2005 : 5) et l’autre d’un couple de jeunes mariés prise en 1963 au
studio Venus sur la rue Victoria (aujourd’hui rue Tom Mboya) et accompagnée d’une
légende indiquant que « de nombreux services proposés dans cette rue ne furent
ouverts aux Africains noirs qu’à partir de 1963 » (123). On y trouve également
reproduites les paroles de chanson des membres du collectif Ukoo Flani Mau Mau (dont
faisait partie Kalamashaka) et qui sont présentées comme de la poésie en sheng
(167-190) ainsi que des reproductions de pages et de couvertures datées de 1975 et 1976
du magazine populaire kenyan Joe.
14 C’est selon nous à travers l’interaction entre ces trois formes de textes – fiction,
création non fictionnelle, et éléments extraits des archives ou de la production
contemporaine de la culture populaire kenyane – que le Kwani Trust intervient dans la
construction de la mémoire culturelle. Billy Kahora souligne à maintes reprises la
volonté de Kwani? de s’intéresser aux objets qui « étaient absents des textes imprimés »
et décrit le rôle du travail engagé par le Kwani Trust comme étant de « mettre en avant
la mémoire populaire contre la mémoire officielle » (Stasio 2012). Les textes
commandés par le Kwani Trust relèvent ainsi en partie de ce désir de documenter ou de
rendre public toute une série de récits sur le passé ou le présent kenyans, récits qui
Itinéraires, 2019-1 | 2019
90
étaient selon Kahora, absents « des textes publics officiels et formels » (Kahora 2007 : i).
Toutefois, il nous semble que la ligne éditoriale du collectif et de ses écrivains témoigne
d’une préoccupation pour l’historiographie plus que pour l’histoire. En effet, à travers
ces publications, l’intention du Kwani Trust est moins peut-être de documenter que
d’interroger et de mettre au jour la façon dont la mémoire et l’histoire sont construites
et légitimées en tant que textes. En rassemblant une variété de formes issues de la
culture populaire kenyane et en les publiant avec des formes littéraires fictionnelles, le
Kwani Trust rend visibles les formes sous lesquelles ces histoires et récits considérés
comme « cachés » existent déjà.
Passeurs de mémoire populaire
15 Il s’agit à présent de dégager des cadres théoriques à même de conceptualiser les
réseaux qui mettent en relation ces différentes formes populaires et littéraires.
L’éditorial de Billy Kahora qui ouvre Kwani? 4 commence par ces mots : « Attends que je
te raconte » (« Let me tell you… ») (Kahora 2007 : i). Cette phrase est le point de départ
d’une réflexion de Kahora sur le Kenya comme espace où circulent les récits (« a
storytelling space »), dans laquelle il décrit la façon dont il ne cesse de rencontrer « dans
les bars, les matatus11, les églises, aux coins des rues » des individus qui engagent la
conversation par ces mots « Attends que je te raconte… » avant de le tenir « captivé »
(« spellbound ») par « une histoire incroyable de plus » (Kahora 2007 : i). Il poursuit en
suggérant que s’exprime dans ces espaces « une version de la vérité sur la plupart des
questions nationales ou locales » et souligne que le choix du terme « incroyable » est
délibéré :
Et même si les faits ont leur importance, c’est l’invitation à être ensemble, lesentiment que j’ai assez en commun avec un inconnu pour l’écouter, pour croirel’incroyable, la version la plus invraisemblable, c’est cela qui me fait me sentirkenyan plus que tout autre chose12. (Kahora 2007 : i)
Dans cet éditorial, Kahora avance que ces récits en disent certes beaucoup sur la nature
de la condition kenyane, mais représentent surtout ce qui permit de la maintenir au
cours des années « sombres » du régime Moi, alors que l’économie kenyane était
affaiblie par le scandale Goldenberg (Kahora 2007 : i, iii). À deux reprises dans ce texte,
il regrette que « ces récits ne trouvent jamais leur place dans nos textes publics officiels
et formels », et insiste que ces mêmes récits sont la raison d’être de Kwani? (Kahora
2007 : i, iii). L’historien E.S. Atieno Odhiambo a montré que le contrôle étroit maintenu
sur les institutions publiques et l’absence d’espace où aurait pu s’exprimer une
opposition politique constituée ont fait des espaces informels, comme les
enterrements, les « républiques populaires des matatus », les organisations religieuses,
le football, la musique populaire ou les bars, des lieux d’expression démocratique
alternatifs (Odhiambo 1987 : 200-1). Ce sont précisément ces lieux, caractérisés par
Odhiambo par la vigueur de la conscience politique qui s’y exprime (Odhiambo 1987 :
201), que Kahora identifie à des sites de circulation des récits et des vérités nationales13.
16 Comme l’ont souligné les ouvrages sur la culture populaire est-africaine publiés il y a
une dizaine d’années (Nyairo 2007, Ogude et Nyairo 2007, Ogude, Musila et Ligaga
2011b), la situation mise en lumière par Odhiambo explique l’émergence au Kenya
d’une scène artistique populaire foisonnante, caractérisée par sa créativité, son sens de
l’innovation et son énergie, et qui représentait une des rares formes d’expression
permettant de s’attaquer aux questions complexes du pouvoir à l’abri de la surveillance
Itinéraires, 2019-1 | 2019
91
gouvernementale14 (Ogude, Musila et Ligaga 2011a : viii). Dans le tout premier éditorial
de la revue, Binyavanga Wainaina prend acte de cette « énergie créative » des arts
populaires en dressant une liste de ses manifestations, du hip-hop d’Ukoo Flani Mau
Mau à l’exposition de l’artiste Joga dans les rues et ruelles d’Eastleigh et de Mathare
(Wainaina 2003a : 6). Il décrit cette forme d’expression créative comme relevant d’une
certaine « esthétique » et souligne que c’est au Kenya qui s’y exprime que s’intéresse
Kwani? (Wainaina 2003a). L’idée que la revue cherche à s’inspirer de cette esthétique
qui puise ses sources dans la culture populaire kenyane est mise en avant par Billy
Kahora dans l’éditorial qu’il signe dans le troisième numéro. Il raconte comment le
groupe d’écrivains réunis pour travailler à ce numéro a discuté de la façon dont leur
écriture pourrait donner à voir « le langage de la rue kenyane, de la campagne kenyane,
du bar kenyan, et bien sûr le langage de la famille kenyane15 », leur « saint Graal » –
inspiré en cela par des musiciens kenyans comme le collectif Ukoo Flani Mau Mau –
étant d’« écrire comme les Kenyans parlent, vivent et respirent » (Kahora 2005 : 6). Ces
trois éditoriaux mettent en avant la relation des rédacteurs en chef de Kwani? à la
culture populaire kenyane, relation centrale dans la ligne éditoriale de la revue, avec la
double volonté d’attirer l’attention sur les récits et histoires qui circulent dans ces lieux
et de développer une esthétique et des formes littéraires qui s’en inspirent. Ce dernier
point soulève des questions importantes – évoquées notamment par Grace Musila
(2014) et Tom Odhiambo (2011) – quant à la relation qu’entretiennent les rédacteurs en
chef de Kwani? avec les catégories du « local » et du « populaire », et à la façon dont
celle-ci s’articule à la volonté de ceux-ci d’établir des liens et de se faire connaître au-
delà des frontières nationales.
17 L’essai dans lequel Musila développe ces questions est intitulé « Archives of the Present
in Parselelo Kantai’s Writing » et fut publié dans l’ouvrage collectif dirigé par Stephanie
Newell et Onookome Okome à l’occasion de la date anniversaire des 25 ans de la
publication de l’essai fondateur de Karin Barber, « Popular Arts in Africa » (Barber
1987). Cet essai sert de point de départ à Musila qui cherche à étudier la façon dont
Kantai et ce qu’elle appelle la « génération Kwani? » « repoussent les frontières des arts
populaires dans une multitude de directions » (Musila 2014 : 246). Elle analyse la
relation des écrivains de la génération Kwani? au « populaire » à travers l’éditorial de
Binyavanga Wainaina dans Kwani? 1. Il y rend hommage à cette énergie créative des arts
populaires au Kenya en l’associant à l’innovation et à la « nouveauté », deux éléments
qui permettent le développement d’une esthétique qui :
[…] ne nous sera léguée ni par les couloirs de l’université, ni par le ministère de laculture ou le Centre Culturel Français. Elle viendra de la création individuelle demilliers d’individus créatifs16. (Wainaina 2003a : 6)
Musila lie la rhétorique à l’œuvre dans le texte de Wainaina à la définition que Barber
donne des arts populaires comme non officiels et « libres d’opérer entre des systèmes
culturels établis sans pour autant se plier à leurs conventions », et comme tenant leur
« caractère novateur » de la manière dont ils « associent des éléments des cultures
traditionnelles et métropolitaines de façon inédite, se différenciant radicalement de
chacune d’entre elle17 » (Barber 1987 : 13). Musila réinvestit le continuum entre
tradition et élites développé par Barber pour mettre en lumière la façon dont le
programme d’écriture de Kantai et des contributeurs de Kwani? plus généralement,
« enjambe » la ligne de partage déjà floue qui sépare « canonique » et « populaire »
(Musila 2014 : 245-246). Elle évoque en particulier les liens qui unissent le Kwani Trust
aux espaces littéraires de Londres, Paris, New York ou du Cap, sa position de projet de
Itinéraires, 2019-1 | 2019
92
la classe moyenne nairobienne dont le public principal est cette même classe moyenne
de Nairobi, ainsi que la façon dont il dépend pour ses activités du soutien de donateurs
du Nord global. L’ensemble de ces éléments contribue à interroger les concepts de
« populaire » et de « réseaux de relations » (Barber 1987 : 1) grâce auxquels émerge
cette écriture qui « élargit les horizons de la pratique littéraire populaire au Kenya »
(Musila 2014 : 251-252, 262-263).
18 Le travail de Musila démontre avec force que les travaux pionniers de Barber sur les
arts populaires peuvent offrir des jalons intéressants pour tenter de resituer le Kwani
Trust dans un réseau littéraire panafricain et dans l’espace littéraire mondial. Barber
insiste sur la nécessité de ne pas envisager les catégories de traditionnel, de populaire
et d’élitiste comme des « catégories empiriques de produits culturels » mais de les
considérer au contraire comme des « champs d’expression » traversés par différentes
tensions et des concentrations de styles d’expression variés (Barber 1987 : 19).
Stephanie Newell illustre ce point quand elle montre que, dans le cas des romans ouest-
africains, si l’on se place dans la perspective du lectorat local, la distinction entre
« élitiste » et « populaire » est peu opératoire, et que l’on perd de vue la « complexité
du discours littéraire africain » si l’on cherche à « définir les textes “littéraires” contre
et par rapport aux romans “populaires” » (Newell 2000 : 158). En accord avec
l’affirmation de Musila selon laquelle la fiction de Kantai « élargit les horizons de la
pratique littéraire populaire au Kenya » (Musila 2014 : 263), nous aimerions nous
appuyer sur la conceptualisation faite par Barber du continuum entre « populaire » et
« élitiste » pour nous pencher sur le lien qu’entretiennent les rédacteurs en chef de
Kwani? avec le « canonique » et la mémoire culturelle et dégager certaines des tensions
qui sous-tendent la volonté de Kahora de voir Kwani? promouvoir une forme de
« mémoire populaire contre la mémoire officielle » (Stasio 2012).
19 Si Barber n’utilise pas le concept du « quotidien », l’ouvrage collectif dirigé par Newell
et Okome place au premier plan la relation entre les arts populaires et « le quotidien »
(« the everyday »), et insiste sur la façon dont la documentation, la construction et la
transformation du quotidien représentent autant d’articulations culturelles collectives
(Newell et Okome 2014 : 3, 14). L’ouvrage montre ainsi que la culture populaire
africaine constitue un lieu où se produisent les processus caractéristiques de la
mémoire culturelle selon Assmann : la création d’une forme de savoir partagé à partir
duquel un groupe forge son sentiment d’identité collective et sa relation au passé.
Cependant, ces processus sont ici intimement liés aux expériences et aux activités
quotidiennes qui contribuent à les produire. Pour Assmann, au contraire, la « mémoire
culturelle se caractérise par la distance qui la sépare du quotidien » et la
communication quotidienne propre à la mémoire communicative se caractérise par son
« absence de forme » (« formlessness ») (Assmann 1995 : 129, 127). Ainsi, les catégories
dégagées par Barber au sujet de la culture populaire africaine soulèvent toute une série
de questions par rapport aux distinctions opérées par Assmann entre ces deux formes
de mémoire : sa caractérisation des producteurs de mémoire communicative comme
des « non-spécialistes » (126) d’une part, et la nécessité pour lui que la mémoire
culturelle fasse l’objet d’une organisation et d’un « renforcement institutionnel » (131)
d’autre part.
20 Cela étant dit, et sans perdre de vue ces tensions, le travail d’Assmann, en plaçant au
premier plan le lien entre mémoire culturelle et communication quotidienne – même
s’il n’en dégage pas toutes les nuances – offre un point d’entrée utile pour analyser la
Itinéraires, 2019-1 | 2019
93
façon dont s’articule le travail du Kwani Trust par rapport au passé et à l’idée du
« populaire ». Il permet de mettre en lumière la préoccupation de ce dernier de trouver
de nouvelles formes littéraires à même d’exprimer une série de récits jusqu’alors
absents des textes formels et officiels, en même temps qu’ils dotent ces récits, en les
publiant sous leur forme populaire existante, d’une valeur culturelle. Ce que Barber
appelle le « réseau de relations » (Barber 1987 : 1) que l’on retrouve dans l’expression
bourdieusienne de « réseau des relations d’échange18 » (Bourdieu [1992] 1995 : 230) et
par lequel les textes sont produits et consacrés et dotés de valeur culturelle, est donc
essentiel dans la position qu’occupe le Kwani Trust dans le continuum, ou peut-être à
l’interface entre l’officiel / le canonique et le populaire. Si Musila considère que la
revendication de Wainaina d’une « indépendance totale à l’égard des institutions
universitaires et de mécénat » est compromise par les subventions que le Kwani Trust
reçoit de la Fondation Ford et de la Fondation Doen (Musila 2014 : 251), nous aimerions
quant à nous avancer l’idée que Wainaina n’a aucune intention de positionner Kwani? à
l’extérieur de ces processus de légitimation, et insister sur le fait que l’esthétique
recherchée par la revue puise son inspiration dans la culture populaire kenyane, que
les institutions culturelles en place – de l’université au gouvernement, en passant par
les financeurs étrangers de l’industrie culturelle – avaient perdue de vue et ne
légitimaient pas. Cette idée se retrouve dans la rubrique « About Us » du site internet
du Kwani Trust en 2005, dans laquelle les rédacteurs en chef se félicitaient du succès et
des 5 000 exemplaires vendus, dans un pays où, selon les enseignants et les éditeurs, il
n’existait pas de culture de la lecture :
[…] voici ce dont nous nous sommes aperçus : l’intelligentsia littéraire, les éditeursafricains et les fondateurs de projets littéraires ont perdu de vue une nouvellegénération d’Africains qui en ont assez qu’on leur parle de haut et qui cherchent àfaire sens du monde déroutant qui les entoure – et à être légitimés par l’écrit19.(Kwani Trust 2005)
21 Il nous semble plutôt, comme nous l’avons montré ailleurs (Wallis 2016), que le Kwani
Trust était conscient des multiples processus de légitimation par lesquels les textes
produisent du sens, et ont adopté leur ligne éditoriale en conséquence. Lorsque Kahora
écrit que certains récits sont invisibles dans les « textes publics officiels et formels »
(Kahora 2007 : i), il fait référence non seulement aux silences des médias ou aux formes
de savoir sur lesquelles l’État exerce une forme de contrôle, mais aussi aux façons dont
l’orchestration de l’amnésie nationale a empêché qu’une variété de récits voient le jour
dans des productions culturelles légitimées comme de la littérature et dans des
productions de savoir légitimées comme de l’histoire. Lorsqu’il réfléchit à sa volonté de
recouvrer une forme de mémoire de collective par l’écriture, Kantai souligne que les
tribunes médiatiques « n’étaient pas seulement limitées, elles étaient aussi très
éphémères » tandis que la « fiction » et sa publication dans Kwani? semblait garantir «
une certaine mesure de pérennité » (Kantai 2012). Comme nous l’avons montré dans un
article publié dans Wasafiri en 2016, la forme imprimée devait jouer un rôle central dans
l’idée de pérennité et de légitimation. Kahora souligne ainsi que l’idée de rendre
compte de l’élection présidentielle de 2007 dans le cinquième numéro de la revue est
née de la conviction, partagée avec Wainaina, qu’il fallait garder des traces écrites qui
pourraient être consultées à l’avenir : « Peut-être que tout n’y sera pas dit, mais il faut
que nous le consignions dans un livre20 » (Kahora 2011).
22 Du fait de la légitimité dont jouissaient la littérature et les récits partiaux dans l’espace
national, le Kwani Trust a délibérément cherché à être reconnu dans l’« espace
Itinéraires, 2019-1 | 2019
94
littéraire mondial21 » (Casanova [1999] 2004 : xii). Cependant, à côté de cette insistance
à nouer des relations avec et à être reconnue par des institutions littéraires
continentales, aux États-Unis et en Grande-Bretagne, le Kwani Trust, en tant
qu’organisation, cherche aussi à entretenir des relations avec l’institution universitaire
et le gouvernement kenyans, et ce malgré les débats houleux qui l’opposèrent à ses
débuts aux universitaires et aux journalistes locaux. Dans un article paru en 2013 dans
The Nation, Kingwa Kamencu observait qu’il était « rafraîchissant » de voir une partie
des festivités organisées pour les dix ans de la revue se tenir dans des « institutions
universitaires », à l’université de Nairobi et à l’université Kenyatta et que cela
témoignait des « rapports cordiaux qu’entretenaient aujourd’hui d’anciens groupes
rivaux » (Kamencu 2013). Si les relations entre le Kwani Trust et l’institution
universitaire ont évolué avec le temps, les conférences et discussions publiques au sein
de l’université de Nairobi ont toujours été au programme des festivals (Kwani Litfest)
organisés par le collectif : Chimamanda Ngozi Adichie, Doreen Baingana, Ishmael Beah,
M.G. Vassanji et Binyavanga Wainaina ont ainsi pris part à une discussion organisée
lors de la première édition du festival en 2006 et qui se tenait dans la Taifa Hall de
l’université de Nairobi. Dans un éditorial intitulé « Editor’s Rant » et publié dans le
premier numéro de la revue, Wainaina se plaint du fait que ni lui ni Yvonne Adhiambo
Owuor n’ont reçu de reconnaissance du ministère de la Culture pour avoir remporté le
prix Caine. Ce texte témoigne peut-être de la volonté des rédacteurs en chef de Kwani?
de se positionner en dehors des structures officielles de légitimation, qu’il critique : sur
un mode dialogique, le texte avance que Kalamashaka et Richard Onyango « devraient
être reconnus pour le travail pionnier qu’ils accomplissent » et pose la question
suivante : « doit-on encore s’attendre à ce que les éternels chefs de chœur et chanteurs
de louanges soient la priorité du programme culturel du gouvernement ? » (Wainaina
2003b : 233). Il semble toutefois que cela témoigne d’un désir, plutôt que d’un rejet, de
la reconnaissance par l’État et de la légitimation qui y est associée :
Je donne peut-être l’impression de rechercher la gloire ou les médailles ou je ne saisquoi. Non. Je suis simplement troublé que le gouvernement refuse de prendre ausérieux ce que nous faisons. Il s’agit après tout de NOTRE gouvernement. Commebeaucoup de la nouvelle génération, je suis troublé que nos efforts comptent sipeu22. (Wainaina 2003b : 233)
23 Certaines des dynamiques que nous venons de décrire semblent aller à l’encontre de
certaines caractéristiques dégagées par Barber à propos des « arts populaires ». La
volonté de consigner et documenter le passé, de s’appuyer sur des instances de
légitimation qui permettent la création de quelque chose de pérenne, qu’il sera possible
de consulter à l’avenir (Kahora 2011) ne semble pas entrer dans le cadre de
« l’esthétique de l’effet immédiat » mise en avant par Barber (1987 : 45). De la même
façon, il semble que les conventions sur lesquelles s’appuie Kwani? pour « construire du
sens et communiquer avec son public » sont plutôt que ne sont pas légitimées et
reconnues publiquement. La revue littéraire imprimée en tant que forme qui occupe
une place importante dans l’histoire de l’édition en Afrique et dans l’espace littéraire
mondial depuis le XIXe siècle a toujours permis d’incorporer une variété de genres et
d’artefacts issus de la culture populaire (Patten 2006 : 360). Et pourtant, il nous semble
que le champ d’expression insaisissable des « arts populaires » théorisé par Barber est
un concept clé pour comprendre les textes publiés par le Kwani Trust, et plus
particulièrement son rapport à la mémoire et à l’histoire. Barber a montré que la
nature syncrétique des arts populaires est ancrée dans une forme de négociation
Itinéraires, 2019-1 | 2019
95
culturelle, quand elle décrit les producteurs d’arts populaires comme des « passeurs
culturels » qui, au sein de la société, regardent dans les deux directions à la fois et
s’appuient sur des éléments issus de « deux ensembles de ressources culturelles
différents » (Barber 1987 : 39). Une lecture du programme du festival Kwani Litfest de
2006 témoigne de la position de passeur culturel occupée par le Kwani Trust : au
programme de la soirée d’ouverture du festival le 14 décembre on trouvait l’artiste
Richard Onyango, dont les mémoires (« Life and Times ») étaient parus dans Kwani? 1 et
une session live du DJ Ntone Edjabe, rédacteur en chef de la revue Chimurenga (Afrique
du Sud), mais aussi la conférence prévue (mais finalement annulée) du ministre des
Affaires étrangères Rafael Tuju. Le 15 décembre, une série de conférences ouvertes au
public se tenait à l’université de Nairobi et réunissait Chimamanda Ngozi Adichie,
Doreen Baingana et Binyavanga Wainaina autour du thème de la place des écrivains
africains sur la scène mondiale (« African Writers on the Global Stage ») (Pambazuka 2006).
Ainsi, le Kwani Trust se présentait comme un passeur culturel dont le regard est tourné
vers différentes directions – vers les espaces culturels officiels et non officiels au Kenya,
mais aussi vers l’extérieur, vers d’autres éditeurs du continent et au-delà, vers
l’« espace littéraire mondial ». Si les définitions que donne Barber des « arts
populaires » permettent de problématiser les distinctions établies par Assmann entre
mémoire communicative et mémoire culturelle, son travail semble proposer un modèle
grâce auquel il est possible d’envisager ces deux notions non comme des catégories
fixes, mais plutôt comme des champs d’expression et ainsi d’envisager un continuum
entre mémoire communicative et mémoire culturelle, sur lequel, comme nous l’avons
montré, le Kwani Trust est à même d’intervenir en tant que passeur culturel dans
l’espace de ce que nous appelons la « mémoire populaire ».
BIBLIOGRAPHIE
Assmann, Jan, 1995, « Memory and Cultural Identity », New German Critique, no 65, p. 125-133.
Barber, Karin, 1987, « Popular Arts in Africa », African Studies Review, vol. 30, no 3, p. 1-78.
Bourdieu, Pierre, 1995, The Rules of Art: Genesis and Structure of the Literary Field, trad. Susan
Emanuel, Stanford, Stanford University Press.
Bourdieu, Pierre, [1992] 1998, Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil.
Branch, Daniel, 2011, Kenya: Between Hope and Despair, 1963-2011, Londres, Yale University Press.
Casanova, Pascale, 2004, The World Republic of Letters, trad. M. B. DeBevoise, Cambridge, MA,
Harvard University Press.
Casanova, Pascale, [1999] 2008, La République mondiale des lettres, Paris, Seuil.
Clough, Marshall S., 2003, « Mau Mau & the Contest for Memory », dans E.S. A. Odhiambo et
J. Lonsdale (dir.), Mau Mau & Nationhood: Arms, Authority & Narration, Oxford, James Currey,
p. 251-267.
Itinéraires, 2019-1 | 2019
96
GoDown Arts Centre, 2016, « History », [En ligne], http://www.thegodownartscentre.com/
index.php/aboutthegodown/history, consulté le 15 juillet 2019.
Halbwachs, Maurice, 1992, On Collective Memory, trad. Lewis A. Coser, Chicago, University of
Chicago Press.
Hughes, Lotte, 2011, « “Truth be Told”: Some Problems with Historical Revisionism in Kenya »,
African Studies, vol. 70, no 2, p. 182-201.
Hughes, Lotte, Coombes, Annie E. et Karega-Munene, 2011, « Introduction », African Studies,
vol. 70, no 2, p. 175-181.
Kahora, Billy, 2005, « Editorial », Kwani? 03, p. 6-7.
Kahora, Billy, 2007, « Editorial », Kwani? 04, p. i-iii.
Kahora, Billy (dir.), 2008a, Kwani? 05 Part 1: Maps and Journeys, Nairobi, Kwani Trust.
Kahora, Billy (dir.), 2008b, Kwani? 05 Part 2: Revelation and Conversation, Nairobi, Kwani Trust.
Kahora, Billy, 2008c, The True Story of David Munyakei, Nairobi, Kwani Trust.
Kahora, Billy, 2011, Interview by Kate Haines, Nairobi, 24 mai.
Kahora, Billy, et Wainaina, Binyavanga (éds.), 2005, Kwani? 03, Nairobi, Kwani Trust.
Kalamashaka, 2003, « Moto », Kwani? 01, p. 53-54.
Kamencu, Kingwa, 2013, « “Literary gangsters” take stock 10 years on », Nation, [En ligne], http://
www.nation.co.ke/lifestyle/weekend/-Literary-gangsters--take-stock-10-years-on/-/
1220/2101940/-/ap74fr/-/index.html, consulté le 15 jullet 2019.
Kantai, Parselelo, 2004, « Comrade Lemma & the Black Jerusalem Boys Band », dans Kwani? 02, éd.
B. Wainaina et E. Kalondo, p. 208-223.
Kantai, Parselelo, 2006, « Death of the Kenya Dream? », The East African, 31 juillet, [En ligne],
http://allafrica.com/stories/200607311009.html, consulté le 15 jullet 2019.
Kantai, Parselelo, 2011, Interview par Kate Haines, Nairobi, 25 mai.
Kantai, Parselelo, 2012, « Writing history’s silences », Kunapipi, vol. 34, no 1.
Kasaya, Eva, 2010, Tale of Kasaya, Nairobi, Kwani Trust.
Ketebul Music, 2016, « About Us », [En ligne], http://www.ketebulmusic.org/about-us/, consulté
le 15 jullet 2019.
Kisia, Andia, 2003, « A Likely Story », Kwani? 01, éd. Binyavanga Wainaina, p. 70-85.
Kwani Trust, 2005, « About Us », [En ligne, archive], http://web.archive.org/web/
20051219081607/http://www.kwani.org/about%20us.htm, consulté le 15 jullet 2019.
Kwani Trust, 2016, « Tale of Kasaya », [En ligne, archive], https://web.archive.org/web/
20170818081418/http://kwani.org/publication/kwani-series/164/tale_of_kasaya.htm, consulté
le 15 juillet 2019.
Musila, Grace, 2014, « Archives of the Present in Parselelo Kantai’s Writing », dans S. Newell et
O. Okome (dir.), Popular Culture in Africa: The Episteme of the Everyday, Abingdon, Routledge.
Muthee, Joseph, 2006, Kizuizini, Nairobi, Kwani Trust.
Mwangi, Macharia, 2015, « Publishing Outposts on the Kenyan Literary Landscape: A Critique of
Busara, Mũtiiri and Kwani? », Thèse de doctorat, Université de Nairobi.
Itinéraires, 2019-1 | 2019
97
Newell, Stephanie, 2000, Ghanaian Popular Fiction: “Thrilling Discoveries in Conjugal Life” & Other
Tales, Athens, OH, Ohio University Press.
Newell, Stephanie et Okome, Onookome, 2014, « Introduction », dans S. Newell et O. Okome (dir.),
Popular Culture in Africa: Episteme of the Everyday, New York, Routledge.
Njogu, Kimani (dir.), 2009a, Healing the Wound: Personal Narratives About the 2007 Post-Election
Violence in Kenya, Nairobi, Twaweza Communications.
Njogu, Kimani, 2009b, « Introduction », dans K. Njogu (dir.), Healing the Wound: Personal Narratives
About the 2007 Post-Election Violence in Kenya, Nairobi, Twaweza Communictions, p. 1-12.
Njogu, Kimani, 2011a, Interview par Kate Haines, Nairobi, 29 septembre.
Njogu, Kimani, (dir.), 2011b, Defining Moments: Reflections on Citizenship, Violence and the 2007 General
Elections in Kenya, Nairobi, Twaweza Communications.
Nyairo, Joyce, 2005, « Zilizopendwa: Kayamba Afrika’s use of cover versions, remix and sampling
in the (re)membering of Kenya », African Studies, vol. 64, no 1, p. 29-54.
Nyairo, Joyce, 2007, « “Modify”: Jua Kali as a Metaphor for Africa’s Urban Ethnicities and
Cultures », dans J. Ogude et L. Nyariki (dir.), Urban Legends, Colonial Myths: Popular Culture and
Literature in East Africa, Trenton, NJ, Africa World Press, Inc.
Nyairo, Joyce, 2011, Interview par Kate Haines. Nairobi, 30 septembre.
Nyairo, Joyce, 2015, Kenya@50: Trends, Identities and the Politics of Belonging. Nairobi: CONTACT
ZONES NRB.
Odhiambo, E.S Atieno, 1987, « Democracy and the Ideology of Order in Kenya », dans
M. Schatzberg (dir.), The Political Economy of Kenya, New York, Praeger, p. 177-201.
Odhiambo, Tom, 2011, « Kwani? and the Imaginations Around Re-Invention of Art and Culture in
Kenya », dans J. Ogude, G. Musila et D. Ligaga (dir.), Rethinking Eastern African Literary and
Intellectual Landscapes, Trenton, NJ, Africa World Press.
Ogude, James, 2007, « “The Cat that ended up eating the Homestead Chicken”: Murder, Memory
and Fabulization in D. O. Misiani’s Dissident Music », dans J. Ogude et J. Nyairo (dir.), Urban
Legends, Colonial Myths: Popular Culture and Literature in East Africa, Trenton, NJ, Africa World Press,
Inc, p. 173-200.
Ogude, James, Musila, Grace et Ligaga, Dina, 2011a, « Introduction », dans J. Ogude, G. Musila et
D. Ligaga (dir.), Rethinking Eastern African Literary and Intellectual Landscapes, Trenton, NJ, Africa
World Press, p. vii-xxvi.
Ogude, James, Musila, Grace et Ligaga, Dina (dir.), 2011b, Rethinking Eastern African Literary and
Intellectual Landscapes, Trenton, NJ, Africa World Press.
Ogude, James, et Nyairo, Joyce (dir.), 2007, Urban Legends, Colonial Myths: Popular Culture and
Literature in East Africa, Trenton, NJ, Africa World Press.
Ojwang, Dan, 2009, « Kenyan Intellectuals and the Political Realm: Responsibilities and
Complicities », Africa Insight, vol. 39, no 1, p. 22-38.
Owuor, Yvonne Adhiambo, 2013, Dust, Nairobi, Kwani Trust.
Pambazuka, 2006, « KWANI LITFEST 2006: Ideas…Words…Markets », [En ligne], http://
www.pambazuka.org/resources/africa-ideas…words…markets, consulté le 15 juillet 2019.
Itinéraires, 2019-1 | 2019
98
Patten, Robert, 2006, « When is a Book not a Book? », dans D. Finkelstein et A. McCleery (dir.), The
Book History Reader, Abingdon, Routledge, p. 354-368.
Stasio, Frank, 2012, « Reimagining Kenya’s Future through Literature: Interview with Billy
Kahora », WUNC: North Carolina Public Radio, 20 janvier.
Wainaina, Binyavanga, 2003a, « Editorial », Kwani? 01, edited by Binyavanga Wainaina, Nairobi,
Kwani Trust.
Wainaina, Binyavanga (dir.), 2003b, Kwani? 01, Nairobi, Kwani Trust.
Wainaina, Binyavanga, 2014, Interview par Kate Haines, Londres, 7 mars.
Wainaina, Binyavanga et Kalondo, Ebba (éds.), 2004, Kwani? 02, Nairobi, Kwani Trust.
Wallis, Kate, 2016, « How Books Matter: Kwani Trust, Farafina, Cassava Republic Press and the
Medium of Print », Wasafari, vol. 31, no 4 (Special Issue: Under Pressure: Print Activism in the 21st
Century), p. 39-46.
NOTES
1. NdT : sauf mention contraire, toutes les citations sont traduites par la traductrice.
2. « […] accidents of chance, miscellaneous imperfections (though human) and any
other inconvenient facts. »
3. « He had had enough of his brains being picked and the pickings fashioned into tales
that were no longer recognizable to him who had told them. »
4. « high degree of nonspecialization, reciprocity of roles, thematic instability, and
disorganization. »
5. « […] continues to cloak myriad subjects such as Moi’s tyrannical rule and legacy,
political assassinations, detention and torture during the Kenyatta and Moi eras, land
grabbing by elites, corruption on a lavish scale, and so on. »
6. On peut signaler ici que Joyce Nyairo, qui avait enseigné pendant plus de vingt ans à
l’université Moi, au sein du département d’études littéraires, théâtrales et
cinématographiques, et dont la recherche portait sur les liens entre musique populaire
et mémoire, devint en 2007 chargée de mission (« programme officer ») auprès de
l’antenne de la Fondation Ford en Afrique de l’est. La Fondation Ford, une fondation
privée dont le siège est à New York et dont la mission est de promouvoir la justice
sociale (Ford Foundation 2016), avait accordé au Kwani Trust les fonds lui permettant
d’installer ses bureaux à Nairobi, et de lancer la revue Kwani? en 2003. Au cours de ses
cinq années passées à la Ford Fondation, Nyairo a développé des passerelles entre sa
recherche universitaire et la création artistique en initiant et soutenant une série de
projets et d’organisations dans le domaine des médias et de la mémoire, qu’elle a elle-
même baptisés « projets liés à la mémoire culturelle » (Nyairo 2015, 2011). Parmi ces
projets, on peut citer la série de Ketebul Music intitulée « Retracing Popular Music », un
projet artistique à l’Institut Goethe intitulé « Amnesia » qui s’intéressait aux
conséquences culturelles de la perte de mémoire culturelle, deux nouvelles séries de
biographies sur les femmes et les sportifs. Ce fut également elle qui encouragea le
Kwani Trust à regarder vers le passé en soutenant le festival (Kwani LitFest) que celui-ci
Itinéraires, 2019-1 | 2019
99
organisa en 2010 sur le thème « Tell Us What Happened » et qui comprenait une série
de conversations entre écrivains kényans de différentes générations (Nyairo 2011).
7. « A collective narrative on what we were before, and what we became, during the
epochal first 100 days of 2008. »
8. « People who import their histories are doomed by the failure of their own
imaginations. »
9. « […] behind the closed doors of the Kenyan urban family to reveal spaces that we all
recognize but refuse to acknowledge. »
10. « Tell me who would be the first to say the word harambee? Dedan Kimathi or Mzee
Jomo Kenyatta? » [NdT] : « Harambee » est un terme swahili qui signifie « tirons tous
ensemble », ce terme est devenu au moment de l’independance la devise du pays.
11. [NdT] Les matatus sont des minibus de transport collectif.
12. « And though the facts matter, it is the inducement of commonality, a feeling that I
share enough with a stranger to care about a shared narrative, to believe the
unbelievable, the improbable version; that is what makes me feel more Kenyan than
anything else. »
13. Ce sont aussi ces lieux que Grace Musila appelle, dans son ouvrage A Death Retold in
Truth and Rumour, les « “tribunaux” parallèles du ouï-dire » (Musila 2015 : 111) qui se
développent quand la « rumeur » permet d’analyser et de combler les lacunes de la
science et de la loi, et construisent ainsi une « version de la vérité » dotée de bien plus
de légitimité et de crédibilité.
14. « […] one of the very few vehicles… to negotiate complex issues of power away from
the watchful eye of the state. »
15. « […] how to make what they were writing reflect the language of the Kenyan
street, the Kenyan shamba, the Kenyan bar, and of course the language of the Kenyan
family. »
16. « […] will not be donated to us from the corridors of the university; or from the
ministry of culture, or by The French Cultural Centre. It will come from the individual
creations of thousands of creative people. »
17. « […] combine elements from the traditional and the metropolitan cultures in
unprecedented conjunctures, with the effect of radical departure from both. »
18. La référence de la citation en français est la suivante : Bourdieu [1992] 1998 : 373.
19. « What we have found is that the literary intelligentsia, together with African
publishers and founders of literary projects have lost touch with a new generation of
Africans who are sick of being talked down to; who are seeking to understand the
bewildering world around them—to be validated in print. »
20. « It might not say everything, we just need to actually record this in a book. »
21. La référence de la citation originale en français est la suivante : Casanova [1999]
2008 : xi.
22. « Now I may be sounding much like I want fame or fortune or medals or something.
No – I am simply disturbed by the refusal of our government to take what we are doing
seriously. After all, they are OUR government. Like many of a new generation, I am
disturbed by the way our efforts seem not to matter. »
Itinéraires, 2019-1 | 2019
100
RÉSUMÉS
Cet article s’intéresse aux diverses façons dont la revue Kwani? a créé de nouveaux lieux et de
nouvelles formes d’expression de la mémoire culturelle. Nous montrerons que la ligne éditoriale
et les textes des principaux membres du réseau littéraire que constitue le Kwani Trust, et dont
font partie Andia Kisia, Parselelo Kantai, Billy Kahora et Yvonne Adhiambo Owuor, témoignent
d’une préoccupation particulière pour l’historiographie et pour les façons dont la mémoire et
l’histoire se construisent et prennent forme en tant que textes. Nous replacerons ces questions
dans le contexte plus large de la production culturelle au Kenya, notamment celle financée par
les donateurs étrangers, et qui s’intéresse, elle aussi, aux questions d’histoire et de mémoire. Il
s’agira de rendre compte des différentes manières dont ces écrivains abordent et explorent les
questions suivantes : Où se situe la production du savoir historique au Kenya ? Qui produit
l’histoire et pour qui ? Quels sont les liens qui unissent mémoire, littérature et matérialité ? Nous
ferons dialoguer la notion de mémoire collective, élaborée par l’égyptologue allemand Jan
Assmann et constituée selon lui de la « mémoire culturelle » et de la « mémoire communicative »,
avec les définitions que propose Karin Barber des « arts populaires » (Barber 1987) afin de
montrer comment ce groupe d’écrivains s’attache à la construction d’une mémoire populaire.
This article explores the ways in which the Kwani? journal has opened up new forms and spaces
for cultural memory. It argues that the editorial agenda of, as well as the work of some of the
most prominent voices associated with Kwani Trust as a literary network (including Andia Kisia,
Parselelo Kantai, Billy Kahora and Yvonne Adhiambo Owuor), reflects a particular preoccupation
with historiography—or the ways in which memory and history are constructed and take form as
texts. Setting this in the context of the wider engagement of donor-funded cultural production in
Kenya with questions of history and memory in this period, it examines the different ways that
these writers confront and explore questions around where knowledge about Kenya’s past is
located, who history is produced by and for, and memory’s relationship to literature and material
form. Building on and problematizing Jan Assmann’s framing of collective memory as made up of
“cultural memory” and “communicative memory,” and putting this in dialogue with Karin
Barber’s definitions of “popular arts” (Barber 1987), it characterizes this group of writers as
engaged in the construction of popular memory.
INDEX
Keywords : Kwani Trust, popular arts, cultural memory, Kenya, history, contemporary African
literature
Mots-clés : Kwani Trust, arts populaires, mémoire culturelle, Kenya, histoire, littérature
africaine contemporaine
AUTEURS
KATE WALLIS
University of Exeter
Itinéraires, 2019-1 | 2019
101
Kwani? as Social Contract:Reflections on the Post-2000 Sub-Saharan Literary RenaissanceLa revue Kwani? comme contrat social : considérations sur la renaissance
littéraire sub-saharienne au tournant du XXIe siècle
Billy Kahora
EDITOR'S NOTE
Writer, journalist and Kwani? editor Billy Kahora gave the following lecture during the
workshop organized at Paris 13 University in July 2017. He recalls how Kwani? emerged
in Kenya in the two-thousands, and how it can be read in the wider context of what
some scholars have called a continental “literary renaissance.”
[Ce qui suit est une transcription de la conférence donnée par Billy Kahora, journaliste, écrivain
et rédacteur en chef de la revue kenyane Kwani?, lors de la journée d’étude organisée à
l’université Paris 13 en juillet 2017. Il revient sur les conditions d’émergence de la revue au début
des années 2000 et la « renaissance littéraire » continentale dans laquelle celle-ci s’inscrit.]
1 Kwani? can be described as a literary space—the broadest signifier possible—and this is
on purpose because even for us who work there, who drive its direction, pause when we
try and think of an exact definition. Kwani? is in essence many things to many people
who are involved in it at one level or the other. Kwani? is a journal, a space, a series of
imprints, a literary festival amongst many other things. Back when Kwani? started—
some, especially those who were there at the beginning and this was towards the end of
2001 (two years before official registration) saw it as a small movement of sorts. A space
for literary innovation. With time it has become difficult to separate myth from fact—
this is generally true of spaces that see themselves as movements. The idea of a
post-2000 continental literary renaissance also involves myth-making and self-
Itinéraires, 2019-1 | 2019
102
fashioning. Talking, pontificating and writing about Kwani is of course also part of this
myth-making.
2 Helon Habila has written about the “post-national” nature of this renaissance. Quoting
Paul Zeleza he says: “[…] this generation incorporated in their literary imaginations
disdain for colonialism and distrust of nationalism,” both of which inform the context
of Kwani?’s beginnings. Kwani? seems to have emerged from a transitional period of
Kenyan “nationalism”—what Habila refers to as the post-national condition.1
3 In 2001 a young writer called Binyavanga Wainaina returned to Nairobi after living in
South Africa for about a decade where he had been part student, part layabout, part
cook and part illegal immigrant. He had left Kenya a decade earlier to study at the
University of Transkei—he left the University three months short a Bachelor of
Commerce degree, and came back to Kenya with writing as the only thing he was
interested in. On his return he wrote a piece called Discovering Home that would go on to
win the Caine Prize for African Literature. While he was writing and being a layabout
he was also trying to find a “community of writers” in Nairobi. What he found was a
loose group of people who were interested in literature in very broad terms. These
individuals were mostly part of a new urban generation with middle-class leanings and
pretensions that started meeting as part book club, part cultural elite and part drinking
set. In fact some of the most repeated tales of this time other than Yvonne’s winning of
the Caine Prize for her short story Weight of Whispers are about the drinking. Back then
these individuals were also working in some of the fledgling civil society gigs that were
still surviving during the last few years of the Moi regime. These individuals who were
part of the forming Kwani? were from a generation born mostly in the seventies, who
grew up in the eighties and came of age in the nineties. Within a Kenyan context these
are seen as distinct socio-political periods. There is a lot of political and cultural
nostalgia for the Kenyan seventies a time when the dreams of the newly independent
nation were still thought to be realisable. The eighties are however seen as the
beginning of political and economic turmoil with the nineties a death-knell for any
hope. This narrative extends to the arts, culture and literature. The seventies were the
golden age of Ngugi wa Thiong’o, Grace Ogot and Meja Mwangi followed by the eighties
which are seen as a time of decline followed by what is described as the death of
systematic formal literary fiction publishing in the nineties. There is something about
growing up across these times for the individuals who would coalesce to form Kwani?
that bred a distrust of societal “official” structures and a resultant and acquired
instinct for surviving those times through informality, adaptation—a tendency towards
“informality” would eventually influence Kwani? when it came to content production.
This was coupled with a dark and cynical approach to the world that was both creative
and humorous. This is to be noted outside of Kwani? in the wider creative contexts of
the time in music (Kalamashaka) and standup comedy (Redykulass). There is a realistic,
irreverent, escapist aesthetic to these artforms. An informal approach that eschews
formal structure. And this is what Kwani? was in those early days.
4 It is worth noting however that most of these individuals at the core of Kwani? or even
in the larger creative space came from educated, relatively well-off backgrounds. They
had been part of a solid public education that would come under severe challenges for
different reasons; most of them were the children of senior civil servants who had
started their careers in the seventies when government was seen to work. And so they
had experienced in childhood the full potential of Kenya and a belief in a new
Itinéraires, 2019-1 | 2019
103
independent nation built on the blood and tears of the freedom struggle. Their parents
were products of Uhuru (Freedom) and Harambee (pulling together).2 The Kwani?
generation therefore came from a generation of believers in the nation and this had its
advantages because it suggested that structure was possible. But because of perceptions
of a failed dream the Kwani? generation had become disillusioned. And thus the creative
context within which Kwani? emerged was also of a social and political nature.
5 These individuals were also products of a Nairobi space where the elite had always
congregated. In fact most of them had gone to the same schools, hung out in the same
social circles. It is often forgotten that there was a strong middle-class dynamic to
Kwani? in those early days. But many of them had also left to pursue educations in the
United States, the United Kingdom and South Africa so they had also been part of a
Kenyan diaspora. They had brought back their Western experiences and contacts.
6 There were also key contextual factors that provided key advantages to the formation
of Kwani?. As mentioned earlier publishing in Kenya had mainly regressed to text-book
publishing in the nineties. The only fiction that was being systematically produced was
for the text-book market. And even in this the process was corrupt and produced books
that were mediocre based on a government tendering system. For many literature was
actually a dreaded discipline that many endured at school and forgot about. This
challenge provided an opportunity for Kwani? that was quite important.
7 In spite of all this because all these emerging writers at Kwani? were a generation
removed from immediate post-independence African writing and African writers they
could tangibly see what was possible from these older writers. They strongly felt that it
was necessary that the narrative of their generation be presented, written about and
celebrated. One major aspect of the idea of the post-national is a resentment of having
few representative writers—one of Binyavanga’s early Kwani? editorials attacks this
idea of “one” recognised national writer in the person of Ngugi Wa Thiong’o, who
seemed to dominate national literary conversations in mainstream print media and the
academy.3
8 These contexts provide insights into the nature of the Kwani? that emerged—an
identity that was multi-faceted. It also explains why this was not a disadvantage in the
production of what was deemed necessary. Because of a practical knowledge of pre-
existing structures Kwani? was able to also emerge as:
A Journal
An Open Mike space
A Litfest
A Kwani? and Kwanini Series
A series of writing workshops
And based on its influences and its multi-faceted identities accompanied by practical
aspects Kwani? with time has become many things to many people but at the same time
retains a fluidity that keeps its brand relatively new and exciting. And therefore Kwani?
could be the following things:A community of writers
A literary network
A journal
A publishing house
An NGO that promotes literature
An Open Mike Event that happens every first Tuesday of the month
•
•
•
•
•
•
•
•
•
•
•
Itinéraires, 2019-1 | 2019
104
A series of workshops
A literary Mafia
A vehicle of possibilities for Founding Editor, Binyavanga Wainaina
A literary festival
A Trust
A Brand
A group of upstarts
This ability to function as many things comes from an evolution of processes over time
and within a widespread informal network of relationships. From the beginning there
always was an unspoken commitment and agreement of the need for a new Kenyan
writing between the main players, Kwani? editors and its contributors at all levels,
almost like a social contract that became the driver of Kwani’s post-2000 literary
production.
9 Beyond Kwani? all that I have described has of course replicated itself in many other
ways across the continent. And in many ways a social contract seems to have been
drawn up between creative individuals within the borders of Kenya that replicated
itself across the continent. A friendship struck up on an online workshop on Zoetrope
between Binyavanga Wainaina and Chimamanda Adichie Ngozi and cemented during
the Caine Prize awards in 2002 grew into a larger network and institutional
relationship that involved Farafina and Kwani? So, conversations on distribution,
attendance of respective fellowships and workshops between different institutions
such as Chimurenga, the Caine Prize, the Commonwealth Prize, Femrite, African
Writers Trust have emerged from individual contact. The informal social contract has
given way to institutional agreements that are bred in similar societal conditions in
sub-Saharan urban spaces. That is why the story of Kwani?, Farafina, Chimurenga and
more recently Jalada, Saraba and Bakwa trace their trajectories to individual
relationships akin to social contracts that have grown into institutional networks that
now inform the idea of a post-2000 sub-Saharan literary renaissance. These emergent
literary space(s) have completely circumvented the traditional nationalistic spaces that
housed literature in early post-independence years in Africa.
10 A few years ago I was invited to the Hargeysa Book Fair and I appeared on a panel with
Kenyan writer Stanley Gazemba and Kenyan poet Phyllis Muthoni. On the panel when
we were asked what was happening in Kenyan Literature. Gazemba complained that the
problem with Kenyan writing recently was that young writers in Kenya were writing
for the West. It was not clear whether Gazemba meant that these young writers were
outward rather than inward looking, whether they were writing for Global Prizes such
as the Caine Prize or whether their concerns were not local. This outward looking-ness
is of course one of the great qualities of the idea of the post-2000 literary renaissance
which is of course not unique to Africa and its literature. Milan Kundera has outlined in
his book The Curtain how Kafka made an overt choice to leave Czechoslovakia and go to
Germany and write in German. Kundera uses this example of Kafka’s choices to
illustrate a tension that artists and writers face between being citizens in a national
space and being artists/writers within a larger historical context of art and literature.
Defining provincialism as an inability to see outside one’s culture, Kundera goes on to
state that all nations inculcate in the writer the conviction that he belongs to that place
alone. And that to set his gaze beyond the boundary of the homeland, to join his artistic
colleagues in the supranational territory of art, is considered pretentious, disdainful of
•
•
•
•
•
•
•
Itinéraires, 2019-1 | 2019
105
his own people. He adds that the tension heightens because the national context is
always morally justifiable because the nation in many ways is always arguing and
justifying its existence. Kundera adds that the professors of literature to demonstrate
their expertise make a great point of identifying with the national context of the
Literatures they teach—they adopt its opinions, its tastes, its prejudices. This is the
same tension that strongly informed the emergence of Kwani? within the context of a
larger idea of Kenyan and African literature going back to the sixties.
11 Kwani? and other mentioned spaces came to congregate in quasi-official and informal
networks outside the nation. Brought together often by common pasts through
common schools, neighbourhoods, common social practices, they work in offline and
virtual spaces. New spaces with a youth demographic are now emerging through online
platforms. The most visible in Kenya, Jalada Africa offers an interesting case in point.
Describing themselves as pan-African they have connections in Nigeria, Kampala,
Zimbabwe, Rwanda. They also have become part of similar international networks
whose conversations play out on social media. Therefore, national spaces are
completely surpassed for the local and the international. Production, circulation and
reception of literary works has followed suit. Over the last sixty years the print cultures
which informed nationalism, literary and cultural production have now shifted to
multi-media, to the local and specialised which is also paradoxically international.
12 There is also a shift in narratives and stylistics. Emerging themes of sexuality, gender,
and radicalisation are re-invested with meaning or re-inscribed within specific
contexts such as the city or through larger subjects such as migration new genres like
life writing. There seems to be a lot of stylistic and formal experimentation with new
forms linked to new technologies i.e. autowriting, sms writing and blogging. There is an
emergence of minor and relatively new genres such as Afro-futurism, Afro fantasy,
crime fiction and erotica. Experimentation with language is no longer a national
debate. Writers no longer seem to have hangups on the question of language. In Kenya
the growth of the Kenyan urban patois Sheng signalled by popular music and its role in
contemporary writing is a given not a matter for debate.
13 From the post 2000 literary renaissance to the present there is observable growth in
the possibilities for the individual writer. Literary content is being re-purposed in ways
that go beyond the dictates of production and publishing. With new technologies
individual writers are able to produce work that is self-fashioned and created around
individual public personas. From a sense of the collective that came with Kwani? it has
now become easier for the writer as individual to focus on his own energies and
capacities.
NOTES
1. Though Kwani? was formally registered in 2003 those involved in those early days
had already started meeting in 2001. This period involved the transition between 24
years of President Daniel Arap Moi’s regime widely considered as despotic ushering in
Itinéraires, 2019-1 | 2019
106
democratic change. Kwani’s emergence and that of other youthful artistic and cultural
institutions and collectives reflects the socio-political euphoria of the time.
2. Editor’s note: Kenya obtained independence (Uhuru) in 1963. The first Prime
Minister, and later President, Jomo Kenyatta (1891-1978) developed the idea of
“Harembee” (“pulling together” in swahili) as a collective effort in nation-building,
through community projects. [Note de la rédaction : le Kenya a obtenu son indépendance
(Uhuru en swahili) de la Grande-Bretagne en 1963. Le Premier ministre puis président du pays,
Jomo Kenyatta (1891-1978) développa le concept de Harembee (« tirons ensemble » en swahili),
qui visait à promouvoir une construction collective de la nouvelle nation kényane.]
3. “Quite a number of interviews I have had in Kenya have asked me questions like: So
you have replaced Ngugi? One person even asked me when we will “topple” him. My
answer always has been “why?” […] I do not intend to replace anybody else’s view of
the world, I simply seek to make mine readable” (B. Wainaina, “Editor’s rant”, Kwani?3,
Nairobi, Kwani Trust, pp. 307-309, p. 308).
Itinéraires, 2019-1 | 2019
107
À quel prix vêt-on la terre ou levent ? Regards mulongo sur levêtement dans La Saison de l’ombre de Léonora MianoAt What Price Can Earth or Wind Be Clothed? Looking at Clothing through
Mulongo Eyes in La Saison de l’ombre, by Léonora Miano
Pierre-Yves Dufeu
1 Récit après récit, Léonora Miano sait émouvoir, toucher avec talent un public universel,
tout en donnant vie, de façon très documentée, à des groupes humains particuliers,
notamment ceux issus de ce pays qu’on appelle aujourd’hui Cameroun1. Dans La Saison
de l’ombre, récit paru en 2013, elle choisit de poser la question de la traite négrière du
point de vue d’une communauté particulière, les Mulongo, qui, vivant dans la forêt
éloignée des côtes, en subit les effets sans les comprendre. Elle déploie à partir de là un
genre littéraire original, qui a pu être défini comme roman policier historique
(Mokam 2015). Elle place ainsi un personnage de femme mulongo en situation de sortir
du village, de suivre les traces des disparus, d’atteindre cette fin du monde qu’est pour
elle la côte et d’y faire bien des découvertes inattendues. L’une des forces de ce récit,
c’est que le lecteur du XXIe siècle est à la fois parfaitement conscient de ce qui se passe,
la capture de jeunes mulongo qui ont probablement été vendus comme esclaves et
emportés par bateau vers les Amériques, et à la fois, par le jeu de l’empathie narrative,
émotionnellement solidaire de ce personnage principal qui cherche, ne comprend pas,
et découvre peu à peu la vérité sous l’aspect de ses propres références culturelles. On
peut y voir une mise en écriture mais surtout en lecture, de la « double conscience »
que les théoriciens du XXe siècle2 ont pu mettre au jour, mais ici pour rendre compte du
destin de communautés africaines anciennes et sur un plan fictionnel.
2 Nous voudrions montrer comment, dans ce récit à forte résonance historique,
symbolique et interculturelle, la perception du vêtement joue un rôle subtil dans la
révélation de cette vérité au cœur du drame des Mulongo. Les anthropologues3 ont pu
Itinéraires, 2019-1 | 2019
109
établir que le vêtement remplit des fonctions de protection, de signification et
d’esthétique4. Pour Leroi-Gourhan, « le vêtement est l’instrument de la dignité de
l’homme », formule qui fait très heureusement la synthèse entre le rôle pratique et le
rôle sémantique, voire spirituel d’un objet qu’on aurait donc tort de réduire à sa seule
épaisseur matérielle. L’usage fictionnel de ce référent est en outre révélateur d’une
ontologie (Descola 2005), celle des communautés fictives mais vraisemblables mises en
scène. En le mentionnant, en le décrivant dans son récit, Léonora Miano ne sacrifie pas
seulement aux exigences du réalisme documentaire : elle signifie toujours quelque
chose, dans l’économie du récit même, et dans cette avancée de l’ombre qu’évoque le
titre du roman. Le vêtement n’est pas seulement dans ce récit un élément statique de
description : lié à d’autres référents, il intervient toujours comme le signe d’une
dynamique tragique que porte le récit, figure de l’histoire universelle. Il est toujours
l’objet d’un regard subjectif, culturellement déterminé, dans l’économie complexe de la
coexistence de ces communautés anciennes contemporaines des siècles classiques de la
traite négrière. C’est là que la puissance thématique du récit lui donne aussi une
dimension politique et, en congruence avec les réflexions théoriques exactement
contemporaines d’un Achille Mbembe5 par exemple, invite à réfléchir, à travers
l’invention du « nègre6 » à l’abolition, par un pouvoir invisible, de la frontière entre
chose et personne. Dans ce contexte, le vêtement qu’engage la fiction romanesque y
apparaît autant comme signe ou indicateur de la « fongibilité » (Mbembe 2013 : 16) de
l’humain lui-même que comme instrument de sa dignité. La mention toute littéraire de
cet objet si humain, le vêtement, invite ainsi à considérer aussi l’esclavage du point de
vue de ces objets inanimés auxquels l’esclave, ce nègre pressenti et reconnu tel par le
lecteur au terme du récit, est paradoxalement assigné.
3 Le récit de La Saison de l’ombre est conduit en focalisation zéro à forte tendance interne :
la narration rend compte, à la troisième personne, des faits, gestes, paroles extérieures,
mais ne le fait jamais sans s’approcher tour à tour du personnage qu’elle suit, au point
de laisser percevoir son regard, sa pensée, sa conscience. Or, tous les personnages ainsi
approchés dans le récit par cette singulière narration empathique sont mulongo, ils
appartiennent tous à ce peuple des forêts. Ce choix narratif facilite l’empathie du
lecteur lui-même à l’égard de cette petite société africaine, qu’il découvre pourtant au
fur et à mesure. Le récit rend compte en particulier de l’initiation d’Eyabe, personnage
féminin principal, et, à travers elle, laisse percevoir au lecteur la profondeur historique
et anthropologique de ces territoires africains antérieurs à la colonisation européenne.
Superficiel par nature, le vêtement et ses discrètes variations livrent ainsi subtilement
une profondeur inattendue, ils nous révèlent cette superposition de communautés qui
seule explique in fine ces disparitions, objet de la quête d’Eyabe. Les mentions du
vêtement, ou de l’étoffe – car, pour un Mulongo, celle-ci correspond nécessairement à
celui-là – constituent ainsi un discret fil d’Ariane cousu dans le tissu symbolique du
récit, fil qui s’enrichit ou s’épaissit au fur et à mesure de son avancée. L’exploitation
littéraire des fonctions anthropologiques du vêtement évolue au fil du récit. On peut
ainsi distinguer, dès les premières pages, une conception surtout pratique du vêtement,
celle de la communauté mulongo, associée notamment à la force et à la résilience des
femmes et reliée à la fonction de protection qui est aussi celle de l’écorce végétale dont
il est tiré. Dans son deuxième chapitre, le récit évoque et souligne l’étonnement d’un
personnage mulongo face aux tissus de la communauté bwele voisine et à l’art de leur
confection, les fonctions sémiotique et symbolique (Delaporte 1990 : 970-997) du
vêtement sont alors questionnées et par là mises en exergue. Enfin, sont très tôt
Itinéraires, 2019-1 | 2019
110
mentionnées d’étranges étoffes imprimées venues d’au-delà des eaux et associées à une
communauté d’étrangers : leur fonction esthétique saillante leur conférera, au-delà
même du récit mais visé par lui, un pouvoir inouï.
Vêtements des femmes et de la forêt : force del’écorce et de l’étoffe
4 Dans le récit, les femmes apparaissent d’emblée au centre de la communauté mulongo.
Elles sont évoquées les premières, et ce sont, autant que leur peine oubliée ou refoulée7,
leurs grandes qualités de force morale, de résilience8, que l’auteur entend d’abord
mettre en exergue. Les vêtements décrits sont donc d’abord des vêtements de femmes,
et ils vont signifier à leur façon toutes ces qualités, car ils sont aussi le produit de leur
travail :
Elles n’échangeront que des paroles banales, celles qu’on dit en exécutant les tâchesdomestiques. Les mots que l’on prononce lorsqu’on pile des tubercules à deux.Quand on rassemble des fibres végétales pour confectionner un dibato ou unemanjua. (Miano 2013 : 17)
Le récit ne fait pas ici que rapporter le vêtement mulongo au travail des femmes, il le
relie, lui et ses noms, à la parole des femmes, comme si ces « paroles banales »
féminines étaient en fait le tissu du quotidien de la communauté, celui qui lui permet
de vivre, de se nourrir, de se vêtir. Le vêtement apparaît ainsi, dans la communauté
mulongo, comme le produit de la parole créatrice et collective de ces femmes. En ce
sens, l’énallage, le passage de « elles » à « on » est significatif, il renforce le caractère
empathique de la narration et fait également de ces femmes le centre effectif de leur
communauté9.
5 Chez les Mulongo, le vêtement appartient donc toujours d’abord aux femmes au sens où
ce sont les femmes qui l’auront confectionné. Le texte mentionne deux noms
traditionnels, « dibato » et « manjua », dont le glossaire douala annexé au récit fournit
des définitions :
Dibato (pluriel : mabato) : étoffe Manjua : vêtement à franges, en fibres végétales, qui ressemble à une jupe ; se porteen signe de lamentation. (Miano 2013 : 243)
Cette distinction entre les deux habits mulongo est exploitée assez tôt dans le récit,
dont le propos est volontiers didactique :Eyabe pénètre maintenant dans la case. Elle fredonne une complainte, tapedoucement des mains. Bientôt, elle ressort, vêtue d’un dibato en écorce battue. C’est un costumed’apparat, pas comme la manjua. Eyabe se dirige vers le centre du village, avancelentement. (Miano 2013 : 26)
Le lecteur, s’il est peu familier de ces cultures, comprend ainsi que les deux vêtements
sont confectionnés à partir de fibres ou d’écorces végétales. Les Mulongo tirent
naturellement leurs vêtements de la forêt dans laquelle ils vivent. Le passage ci-dessus
nous rappelle en outre que l’écorce, devenue étoffe, donne force. La fonction de
protection du vêtement s’inscrit ainsi parfaitement dans une anthropologie analogique,
et non naturaliste10, en laquelle l’affinité extérieure arbre / homme est construite par la
transformation de l’écorce en seconde peau de protection au sein de l’univers mulongo.
Les femmes mulongo, leur travail et leur parole confectionnent donc, autant que ces
vêtements, l’analogie qui les rend possibles dans leur fonction de protection. Cette
Itinéraires, 2019-1 | 2019
111
fonction du vêtement apparaît ainsi saillante dans cet univers fictif mulongo, mais
jamais unique, comme nous l’apprennent les anthropologues et comme l’illustre ici
Léonora Miano à travers l’évocation différentielle du dibato, « costume d’apparat » : la
fonction sociale et symbolique est donc bien présente elle aussi, sur un mode mineur.
6 Quelques pages auparavant, Eyabe s’est détachée du groupe indistinct des mères de
disparus, condamnées à l’isolement par le village. Le récit lui a accordé un nom
individuel. Voici qu’à travers le dibato, l’écorce battue, elle se revêt elle-même de force
et de solennité pour briser cet isolement qui pèse à toutes, en demander raison à la
communauté.
7 Les vêtements mulongo, tirés des ressources de la forêt, portent en eux la parole, la
force créatrice des femmes. Des femmes capables de se suffire à elles-mêmes :
Pendant votre séjour ici, vous ne recevrez pas de viande. Tout ce dont vous aurezbesoin est là… Une de mes coépouses a rassemblé des étoffes et des fibres dont vousferez vos vêtements, vos nattes. (Miano 2013 : 38)
C’est l’ancienne du village qui parle ici aux mères des douze disparus. Tout le premier
chapitre du récit met constamment en valeur la force, la résilience de ces femmes, à
travers cette épreuve sociale et d’abord émotionnelle de la perte du fils, puis de la mise
à l’écart de la communauté. Dans cette épreuve, le vêtement apparaît toujours à la fois
comme le signe et le produit de leur constance, de leur patience qui est la vie même, en
lien avec cette nature végétale toute proche qui leur procure les matières dont elles se
vêtent ou vêtent la communauté tout entière.
8 Dans la suite du récit, le vêtement féminin mulongo ne sera plus associé qu’à Eyabe.
Tiré de la forêt, fait de la main des femmes et lié à leur parole, il soulignera dans le récit
à la fois le destin et la force de ce personnage féminin, qu’il alourdisse ses épreuves ou
au contraire l’en protège, conformément à la première de ses fonctions
anthropologiques :
Eyabe tente de ne pas s’affoler. Il faut garder confiance. La fatigue la gagne. Elleavance. La boue lui couvre les mollets, alourdit les franges de sa manjua, mais elleavance. (Miano 2013 : 119)Une vieille impotente est assise devant l’une des demeures. Les voyant passer, ellemarmonne quelque chose d’inaudible, envoie un long crachat dans leur direction.Le jet glaireux s’écrase au sol, manque de peu les passants. Eyabe détourne les yeux,resserre les pans de l’étoffe qui lui couvre les épaules. (Miano 2013 : 175)
Cette ambivalence de l’habit mulongo figure celle du parcours d’Eyabe, dont l’âme
devient à la fois plus lourde et plus solide au fur et à mesure de ses découvertes hors du
territoire familier. L’occultation progressive, dans la narration, de la fonction de
protection du vêtement figure la prise de conscience par cette communauté mulongo
du passage d’une ère de protection à la saison de l’ombre, lourde d’inconnu et de
menaces.
Mutango face aux tissus bwele
9 Dans le deuxième chapitre du roman, « Dires de l’ombre », la narration empathique du
récit se rapproche d’un personnage mulongo masculin. Mutango, frère jaloux et
adipeux du chef du village, s’éloigne du territoire mulongo jusqu’à parvenir chez les
Bwele, le peuple voisin. C’est donc à travers ses yeux que nous découvrons la société
bwele, voisine mais pour lui étrange, étrangère. Se déploient alors les développements
les plus longs que consacre le récit à la thématique du vêtement. Cette longueur est en
Itinéraires, 2019-1 | 2019
112
soi un indice de la dimension symbolique et nécessaire de ce référent dans le récit,
d’autant plus qu’elle nourrit précisément une réflexion sur ses fonctions esthétique
puis socio-sémantique :
Le gros regarde aussi les vêtements des rares personnes attardées là, la finesse dutravail des artisans bwele qui font des merveilles avec leurs métiers à tisser l’esoko.Chez lui, les étoffes les plus délicates ne sont que battues, ce qui ne fait pas appel àla même ingéniosité. Mutango se sent tout à coup un peu arriéré, se fait l’effet d’unloqueteux. […] Il se rassure en se disant que, malgré tout, les Mulongo sont plushabiles à travailler les peaux. Les chefs de sa communauté possèdent, pour enattester, un habit de cérémonie en léopard, appelé mpondo. Ce costume est si beauqu’il confère prestance, autorité, à celui qui le revêt. Même lorsqu’il s’agit d’unindividu aussi insignifiant que son frère Mukano. Un jour prochain, l’homme en estcertain, il revêtira le mpondo, tiendra d’une main ferme le bâton decommandement. (Miano 2013 : 93)
La finesse du tissage bwele laisse apparaître à Mutango comme au lecteur une subtile
frontière culturelle. Les Bwele savent tisser, quand les Mulongo ne savent qu’assouplir,
en les battant, les ressources de la forêt, fibres, écorces. Mais l’admiration spontanée ne
dure pas, elle laisse vite la place chez Mutango à deux passions basses, tout d’abord une
certaine honte, puis une survalorisation, par l’imagination, du vêtement le plus
prestigieux à ses yeux, fait de la peau du léopard, ce souverain de la forêt. La vanité et
cette jalousie qui s’exerce autant à l’encontre de son frère que des Bwele, suspendent
en Mutango ses capacités d’attention, au bénéfice d’une rêverie mesquine et
masculine11 en laquelle pouvoir et vêtement en viennent à se confondre. Le lecteur
parvient ainsi moralement aux antipodes du regard naturel, explicite et collectif que
portent les femmes mulongo sur les vêtements d’origine végétale qu’elles
confectionnent et qui mettait en avant leur fonction de protection. À partir de l’étoffe
mulongo familière, faite de fibre ou d’écorce, et première dans le récit, se tisse ainsi,
dans ce passage, un réseau d’oppositions, bwele / mulongo, battre / tisser,
homme / femme, animal / végétal qui démultiplie les formes et les rapports au
vêtement. Or, ces oppositions se conjuguent d’une façon inattendue :En passant devant un tisserand occupé à ranger son matériel, le dignitaire s’arrête,observe l’outil qui permet la fabrication du tissu en esoko. Puis, quelque chose lefrappe, l’indigne. Il s’adresse à Bwemba : Ce sont donc les hommes qui effectuent cetravail ? Son compagnon acquiesce, précise : Autrefois, la fonction se transmettaituniquement entre mâles d’une même famille. De nos jours, c’est un simple métier, qu’onapprend auprès d’un maître. Celui-ci met ses choses en ordre parce que la nuit arrive. Il estinterdit de tisser après le départ du soleil. Mutango distingue mal les parties du métier àtisser, tente d’évaluer la pénibilité d’une activité qui, pour lui, devrait échoir auxfemmes. Un mâle a mieux à faire. (Miano 2013 : 94)
Étrangeté fondamentale pour Mutango, le tissu bwele ne vient ni de la forêt, ni du
travail des femmes. Comme Ahmadou Kourouma avant elle12, Léonora Miano, dont le
territoire national s’enorgueillit encore aujourd’hui du nombre de ses ethnies13,
interroge ainsi la question des frontières culturelles internes à l’Afrique. Et,
contrairement à Kourouma, plus léger, fantaisiste, volontiers humoristique dans son
approche de cette question, elle le fait sur le mode restreint et mesquin qu’implique
son choix d’une narration empathique ici liée à un personnage antipathique. Elle
engage ainsi une critique implicite des schémas de domination genrée qui déterminent
la perception de Mutango. Mais elle démonte aussi à travers lui, plus généralement, les
mécanismes du préjugé culturel, de l’ostracisme, qui est aveuglement, fuite du réel au
profit du fantasme, décision implicite de mépriser plutôt que d’apprécier : Mutango
« distingue mal » ce qui sert à tisser parce que déjà dans son esprit cette activité tout
Itinéraires, 2019-1 | 2019
113
entière, quelque fin qu’en soit le produit, est dévaluée par l’indignation qu’il éprouve,
dont il n’entend pas sortir et qui lui tient lieu de regard. Ainsi toutefois pensé comme
un objet social plutôt que d’abord pratique, le vêtement, loin de protéger, inquiète en
ce qu’il révèle un nouvel ordre symbolique.
10 Cette frontière entre les deux cultures apparaît plus profondément encore lorsque
Mutango observe de l’intérieur la demeure de la reine bwele :
Les serviteurs alignent les tabourets à caryatide sur lesquels d’éminentespersonnalités prendront place, déroulent, entre les deux rangées de sièges, unetoile en esoko qui a la particularité d’être brodée par les femmes bwele. Le notablemulongo s’étonne de les voir déplier un tissu à même le sol. Le chasseur lui dit quece textile n’est pas conçu pour l’habillement. Cette étoffe, tissée comme toutes lesautres par les hommes, est considérée à la fois comme un élément du mobilier etcomme un objet décoratif. Une fois façonnée par les tisserands, elle est confiée àune catégorie précise de femmes – il ne dit pas laquelle – chargées d’y broder desmotifs selon leur fantaisie. L’homme n’est pas certain de tout saisir : d’où il vient, les artisans sont, bien sûr,très attachés à la beauté de leurs œuvres, mais elle est conditionnée parl’adéquation entre l’objet et sa signification profonde. C’est précisément ce qui luiéchappe ici : le sens. Sans le questionner davantage, il songe que son interlocuteurne lui dit pas tout, continue d’observer ce tissu créé pour que l’on marche dessus,comme si la terre n’était pas assez bonne, comme s’il n’était plus absolumentprimordial d’entretenir avec elle des liens puissants. Lorsque le chasseur ajoute quel’étoffe en question est aussi utilisée pour envelopper les corps des nobles avantleur mise en terre, le gros homme ne cherche plus à comprendre. On ne peutconsacrer le même matériau à des usages si différents, c’est absurde. (Miano 2013 :95-96)
Nul besoin de souligner combien les fonctions anthropologiques sémiotique et
symbolique (Delaporte 1990 : 970-997) de l’étoffe sont ici explicitement mises en valeur.
Ce passage illustre parfaitement l’art qu’a Léonora Miano de creuser la distance entre la
connaissance extérieure de son lecteur et celle, plus restreinte ici, de son personnage,
de mettre en lecture la double conscience14. La focalisation sur Mutango ici adoptée
permet de percevoir à travers lui, de s’étonner avec lui, et, au point de rupture
interculturel, sinon de ne pas comprendre, puisque le lecteur reconnaît un tapis dans
cet objet bwele ici non désigné, de faire du moins l’effort de comprendre
l’incompréhension de Mutango.
11 Or cette incompréhension même est signifiante, et l’auteur pousse assez loin cette
réflexion : que signifie un tel objet, que peut signifier, pour un Mulongo, vêtir la terre ?
L’étoffe mulongo protège le corps comme l’écorce l’arbre dont elle est tirée. Mais que
protège une étoffe déployée à terre ? Mutango d’ailleurs, sans s’y attarder, entrevoit le
prix de cette subversion de l’usage : bien loin de protéger, une telle pratique menace de
rompre la communication sensuelle, organique, de l’homme avec la terre, puisque,
ainsi séparé par l’étoffe, son pied n’est plus cette racine mobile qui, la foulant, la
ressent aussi. Pour des raisons obscures, les Bwele isolent donc l’homme de la terre et
de la forêt nourricières : ils vêtent son corps, non de fibres ou d’écorces, mais d’esoko
tissé, ils éloignent son pied du contact avec la terre. Une fonction symbolique inconnue
fait donc disparaître la fonction de protection.
12 La peur de Mutango n’est pas dite. Elle est toutefois symbolisée, et, comme toujours
chez ce personnage peu curieux et présomptueux, occultée par un mépris qui exprime
surtout sa profonde bêtise. Toutefois, la mention par Bwemba de ce que les Bwele
utilisent encore cette étoffe pour vêtir et ensevelir les morts de haut rang est assez
Itinéraires, 2019-1 | 2019
114
éloquente. Si déjà l’étoffe ne protège plus, si elle menace et déséquilibre l’ordre du
monde, voilà que les Bwele lui accordent le pouvoir de retenir et d’accompagner ces
morts qui, vivants, furent les plus puissants. Dans ces conditions, ainsi détournée de
l’usage naturel qu’en indique la forêt, que ne peut-elle pas ? Capturer les vivants ? Les
tuer peut-être ? Mutango garde à l’esprit que douze des siens ont disparu, son
apparente indifférence ou refus de comprendre dissimule une crainte symbolique : si le
sens lui échappe, c’est qu’on lui cache un danger.
13 Or, dans la suite du récit, Mutango, hôte des Bwele, sera précisément invité à quitter
son vêtement mulongo pour revêtir un tissu bwele :
Le garçon lui présente ce qui ressemble à une étoffe pliée. C’est lui qui parle lepremier, une moue de désapprobation lui abaissant les lèvres : Étranger, je mepermettrai de rafraîchir ton… habit demain. Tu le laisseras sur le lit, et revêtiras ceci, fait-ilen lui tendant le tissu. (Miano 2013 : 101)S’emparant du vêtement qu’on lui a remis, il entreprend de le déplier. L’idée luivient soudain qu’il ne se ferait pas remarquer, s’il le portait. Quelques-unes desamulettes qui ne le quittent jamais le trahiraient peut-être, mais de loin, on lesverrait à peine, dans ce pays où les accoutrements peuvent se révéler d’une rareextravagance. L’homme se débarrasse de sa manjua, noue l’étoffe autour de son large bassin,réfléchit un instant, décide de ne pas laisser sa gibecière. (Miano 2013 : 102)
Le garçon bwele cache mal son mépris à l’égard du vêtement mulongo, au point qu’il
peine même à le reconnaître tel. Mépris probable envers la grossièreté de la manjua
non tissée mais battue, mais aussi dégoût de l’odeur qui s’en dégage, car Mutango,
avant d’arriver chez les Bwele, a dû marcher et dormir longtemps dans la forêt, l’habit
frottant constamment contre la gibecière pleine de viande boucanée.
14 La décision que prend Mutango de revêtir en effet l’étoffe bwele ne répond pas à la
suggestion de ses hôtes, dont il se méfie, mais plutôt à une intention de s’échapper pour
ne pas rester à leur merci pendant la nuit. Elle prend toutefois une signification
symbolique : quittant la manjua pour le tissu bwele, Mutango, dignitaire mulongo,
devient de lui-même sujet de la princesse bwele. Hanté par la parole des disparus
mulongo, « Ne sais-tu pas que les Bwele ont jeté sur nous leurs filets ? », Mutango croyant
fuir enfile une étoffe qui le retiendra mieux qu’un filet. Ainsi revêtu, il ne quittera plus
ce monde ; tenu plus tard pour un espion, il y deviendra esclave. Ce vêtement a ainsi
rempli une fonction symbolique, réassigner un homme, il n’assume plus aucune
fonction de protection.
Étoffes venues d’au-delà des eaux
15 Le parcours interculturel que propose La Saison de l’ombre, sous sa forme de « polar
historique » (Mokam 2015), ne se limite pas au face-à-face mulongo / bwele, et,
s’agissant du vêtement, à l’opposition battre / tisser. Assez tôt en effet dans le récit
sont mentionnés de mystérieux étrangers qui possèdent des étoffes inconnues ; ainsi
dans les propos de Bwemba, ce chasseur bwele qui conduira Mutango sur son
territoire :
Le chasseur hausse les épaules. Son peuple connaît bien celui de la côte. Ils sontvoisins. Ceux qui vivent sur les limites du monde connu sont, d’après lui,terriblement prétentieux. Depuis qu’ils ont rencontré les étrangers venus par leseaux, ils se croient les égaux du divin. Leurs nouveaux amis les fournissent en
Itinéraires, 2019-1 | 2019
115
étoffes inconnues dans cette partie de misipo. Ils leur donnent aussi des armes, desbijoux et des choses qu’on ne saurait nommer. (Miano 2013 : 79)
Avant que Mutango ne découvre les usages bwele, Bwemba, qui le conduit chez les
siens, introduit dans le récit une dimension de profondeur anthropologique : les
Mulongo, les Bwele (« Son peuple »), les Côtiers, ainsi qu’ils seront désignés dans la
suite du récit, et « les étrangers venus par les eaux ». Or, si les Bwele savent tisser de
fines étoffes, et en offrir à leurs hôtes, les étranges étrangers à l’autre bout de la chaîne
de voisinage et d’amitié en donnent ou en vendent d’autres, plus fines encore peut-être,
mais surtout plus étonnantes, assorties à des objets ou corrélées à des gestes
inattendus. C’est qu’en elles ça n’est plus la fonction de protection qui prévaut, ni
même une fonction socio-symbolique, mais leur puissance esthétique15, qui leur confère
un pouvoir sur les âmes.
16 Ce n’est qu’à la fin du roman qu’Eyabe entendra elle aussi parler de ces étoffes
inconnues dans le récit de Mukudi, le jeune mulongo qu’elle a reconnu et qui a perdu
son nom avec sa liberté :
Les Côtiers avaient rapidement pris conscience des avantages à tirer de relationsavec les hommes aux pieds de poule. Ces derniers leur procuraient desmarchandises étonnantes contre de l’huile, des dents ou des défenses d’éléphants.Ils avaient été les premiers à se vêtir d’étoffes tissées par les étrangers. Ces tissus àmotifs imprimés faisaient fureur, chez les Isedu. Leurs princes étaient, par ailleurs,entrés en possession d’armes qui crachaient la foudre, faisaient un bruit detonnerre. Quand leurs associés avaient réclamé des personnes humaines en échangede ces équipements, les Côtiers leur avaient d’abord remis quelques-uns de leurssoumis ou des individus ayant gravement contrevenu aux lois du clan. (Miano 2013 :193-194)
Ce passage à la fin du roman livre à Eyabe la clé indirecte de la disparition des douze
jeunes mâles mulongo, raison de son périple jusqu’à la Côte. Indice s’il en fallait que le
vêtement sert de repère dans le récit, ces étrangers « aux pieds de poule » (il s’agit des
Blancs, des Européens) sont désignés, non par la couleur de leur peau, mais par les
étranges vêtements qui leur couvrent les jambes16. Or, ces visiteurs, venus de royaumes
très éloignés, ont introduit un commerce glaçant : des étoffes imprimées et des armes à
foudre et à tonnerre contre de l’huile, de l’ivoire ou des hommes. Les « motifs
imprimés » renvoient à la chronologie de l’Occident, qui fabrique les indiennes à partir
du XVIIe siècle : la « fureur » qu’ils déclenchent, en Europe comme, dans ce récit, sur ces
côtes africaines, manifeste que leur fonction esthétique est liée à un pouvoir à la fois
mental et géopolitique. Elle occulte voire contredit la fonction initiale de protection.
17 Les disparus, parmi lesquels le fils d’Eyabe, auront ainsi pu être vendus contre ces tissus
ensorcelants. La suite du récit de Mukudi livre d’autres indices accablants :
Dédaignant les mabato en fibres ou en écorce, les femmes de haut rang n’arboraientplus que des étoffes imprimées, dont on disait que les étrangers aux pieds de pouleles créaient exclusivement pour le plaisir des dignitaires isedu. On constatait,d’ailleurs, qu’ils ne portaient pas eux-mêmes ces tissus bariolés. (Miano 2013 :199-200)
Eyabe, femme mulongo qui entend ce récit au terme de son parcours, ne peut qu’y voir
un renversement plus radical que l’inversion femme/homme qui choquait Mutango
chez les Bwele dans l’activité de tissage. Les femmes nobles renoncent à la protection
de l’écorce et de la forêt, pour livrer leurs corps à des tissus inconnus, imprimés,
porteurs de figures étrangères, tissus dangereux assurément puisque ceux qui les
fournissent ne s’en vêtent pas. La fonction de protection de l’étoffe s’inverse donc ici,
au bénéfice du « plaisir », de la fonction esthétique. Cette côte est vraiment lieu autant
Itinéraires, 2019-1 | 2019
116
que signe de la fin du monde. Parvenue à ce point, Eyabe (et le lecteur à travers elle)
peut pressentir ou anticiper la fin de ce monde en soi que fut la communauté mulongo.
18 Sans que Mutango y prête attention, fasciné qu’il était par la mention des armes à feu,
le chasseur Bwemba lui avait révélé, évoquant ces mêmes « étrangers venus par les
eaux » :
On dit que ces étrangers sont les émissaires de lointains dignitaires, désireux des’allier avec leurs homologues, de ce côté-ci de la Création. Pour faire la preuve deleurs bonnes intentions, ils ont couvert les princes côtiers de présents, raison pourlaquelle ces derniers se disent désormais leurs frères, les hébergent dans leursconcessions. Cela fait déjà un moment que leur embarcation, une immense pirogue bardée d’étoffesdestinées à emprisonner le souffle du vent, mouille au large du pays côtier. (Miano 2013 :80-81)
Pour les Mulongo, la peau ou l’écorce protège le vivant, arbre ou fauve. Le vêtement
que les femmes en tirent protège, pour peu qu’elles battent la fibre ou l’écorce, animant
ainsi le végétal. Vêtir, pour un Mulongo, c’est donc d’abord protéger. Or, Mutango
découvrira de ses yeux, sans réellement le comprendre, qu’on peut vêtir la terre, la
couvrir d’étoffe, comme si la terre immobile elle-même requérait protection. Si c’en est
une, cette protection s’assortira déjà, dans l’esprit de Mutango, de lourdes menaces.
Mais, dans le détail du récit de Bwemba, il aurait dû prêter attention à mieux, ou pire :
ces étrangers ont revêtu d’étoffes une pirogue pour « emprisonner le souffle du vent ».
La subversion est ici totale. Si vêtir la terre semble aussi absurde que menaçant,
comment et pourquoi, à quel prix vêt-on le vent ?
19 Vêtir ici n’est plus protéger, mais tout au contraire prendre, capturer, emprisonner. Et
de même que la voile innommée entend non pas protéger mais profiter du souffle et de
l’énergie du vent, de même les étoffes imprimées, venues d’au-delà des eaux, entendent
capturer le souffle et le désir de l’homme pour l’enfermer dans l’offre et la demande. Le
désir des femmes en particulier, délaissant la force de leur parole collective et créatrice
– au moins dans le monde mulongo –, sera ainsi excité et capturé dans ce marché de
l’étoffe, comme le vent moteur dans la voile. L’étoffe, loin de protéger, devient ainsi le
premier maillon d’une chaîne commerciale dont, par-delà les eaux, des
« marchandise[s] » humaines (Colbert 1665 : article 7) seront les derniers. La fonction
de protection du vêtement s’est inversée, sa fonction symbolique s’est brouillée, sa
fonction esthétique domine alors mais pour mieux cacher son rôle d’appât au bout de la
chaîne de domination, appât que lance une communauté naturaliste prédatrice17 à
d’autres, analogiques, sans égard ni regard pour leurs ontologies propres. Et c’est ainsi
que l’homme devient fongible, semblable à ce qui le vêt.
Conclusion
20 À l’issue de ce parcours en trois étapes – mulongo, bwele, européenne – des
symboliques interculturelles du vêtement dans La Saison de l’ombre, nous souhaitons
mettre en exergue quelques lignes parmi les dernières du roman :
Peu à peu, l’eau a commencé à rendre des effets : les sagaies, les amulettes dessoldats mulongo ; le mpondo du chef, celle de ses mbondi que la tourbe avaitemprisonnée – l’autre ayant été retrouvée plus tard par Ebeise – son ekongo et sonbâton d’autorité. Le tout sera remis à l’ancienne, en attendant l’érection dusanctuaire. (Miano 2013 : 241)
Itinéraires, 2019-1 | 2019
117
Un monde a été anéanti. L’eau qui, tout au long du récit, de façon volontiers onirique,
puis, lorsqu’Eyabe atteint la Côte, sur un mode plus réaliste, a figuré frontière et lieu de
disparition, restitue ici, entre autres reliques éparses, le vêtement mulongo le plus
prestigieux, le mpondo. De la peau du léopard, souverain de la forêt, les Mulongo
avaient fait la cape royale de leur janea, leur chef souverain. C’est ce mpondo que
Mutango, frère jaloux du chef, désirait revêtir, et c’est son désir désordonné qui l’aura
conduit à sa perte. Or le janea Mukano, trompé par les Bwele, mort embourbé avec ses
hommes dans les marais, n’aura pu comprendre, comme partiellement Mutango ou
plus complètement Eyabe, les causes profondes du malheur de sa communauté. Causes
terribles, ombre inouïe dont, sans crier gare, la saison s’est avancée trop vite. Car c’est
à un prix terrible qu’on vêt la terre ou le vent. Or du désastre surnage un vêtement,
symbole de souveraineté. Et, mémoire inclusive, porteur de toutes ces images, ce texte
si puissant, savamment tissé.
21 « Instrument de la dignité », le vêtement révèle donc ici son contraire : sa fragilité, sa
fongibilité désignent clairement celles de l’homme réduit au rang de marchandise et
celles de communautés historiques détruites, désorganisées. Léonora Miano aura ainsi
fourni une illustration littéraire puissante aux réflexions théoriques, historiques ou
philosophiques contemporaines18 de la parution de son récit.
BIBLIOGRAPHIE
Bahuchet, Serge, 2009, « Pagne d’écorce », dans Y. Le Fur (dir.), Musée du quai Branly, la collection,
Paris, Skira/Flammarion, p. 56-57, [En ligne], hal-00486921.
Balut, Pierre-Yves, 2014, Théorie du vêtement, Paris, L’Harmattan.
Bissa Enama, Patricia, 2014, « Léonora Miano ou la gynécocratie racontée dans La Saison de l’ombre
», dans A. D. Tang (dir.), L’Œuvre romanesque de Léonora Miano : fiction, mémoire et enjeux identitaires,
Paris, L’Harmattan.
Chaulet Achour, Christiane, 2014, « La force du féminin dans La Saison de l’ombre (2013) », dans
A. D. Tang (dir.), L’Œuvre romanesque de Léonora Miano : fiction, mémoire et enjeux identitaires, Paris,
L’Harmattan.
Colbert, Jean-Baptiste, 1665, Code Noir, ou recueil d’édits, déclarations et arrêts concernant les Esclaves
Nègres de l’Amérique, 1685, http://www.axl.cefan.ulaval.ca/amsudant/guyanefr1685.htm, consulté
le 15 juillet 2019.
Coquery-Vidrovitch, Catherine, [1994] 2013, Les Africaines, Paris, Desjonquères.
Coquery-Vidrovitch, Catherine, 2011, Petite histoire de l’Afrique, Paris, La Découverte.
Coquery-Vidrovitch, Catherine et Mesnard, Éric, 2013, Être esclave – Afrique-Amériques, XVe-XIXe
siècle, Paris, La Découverte.
Delaporte, Yves, 1990, « Le vêtement dans les sociétés traditionnelles », dans J. Poirier (dir.),
Histoire des mœurs I, vol. 2, Paris, Gallimard.
Itinéraires, 2019-1 | 2019
118
Depaule, Jean-Charles, 1990, « Le vêtement comme métaphore ? », Égypte/Monde arabe, Première
série, no 3, [En ligne], http://journals.openedition.org/ema/228, consulté le 15 juillet 2019.
DOI : 10.4000/ema.228
Descola, Philippe, 2005, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard.
Du Bois, William Edward Burghardt, 1903, The Souls of Black Folk, Chicago, A. C. McClurg & Co.
Gilroy, Paul, 1993, The Black Atlantic. Modernity and Double Consciousness, Londres, New York, Verso.
Grenouilleau, Olivier, [1997] 2018, La Traite des Noirs, Paris, PUF.
Leroi-Gourhan, André, 1945, Milieu et techniques, Paris, Albin Michel.
Mbembe, Achille, 2013, Critique de la raison nègre, Paris, La Découverte.
Mokam, Yvonne-Marie, 2015, « Polar historique et mémoire de la capture des esclaves », Revue
critique de fixxion française contemporaine, [En ligne], http://www.revue-critique-de-fixxion-
francaise-contemporaine.org/rcffc/article/view/fx10.08, consulté le 15 juillet 2019.
Tang, Alice Delphine (dir.), 2014, L’Œuvre romanesque de Léonora Miano : fiction, mémoire et enjeux
identitaires, Paris, L’Harmattan.
Corpus
Kourouma, Ahmadou, 1998, En attendant le vote des bêtes sauvages, Paris, Seuil.
Miano, Léonora, 2013, La Saison de l’ombre, Paris, Grasset & Fasquelle.
NOTES
1. Le nom de ce pays, d’origine coloniale comme on sait, n’est jamais cité dans l’œuvre
de Léonora Miano, quitte à ce qu’elle invente un nom de territoire fictif qui signifie « le
pays ». Dans La Saison de l’ombre, l’absence de ce nom est parfaitement cohérente avec
l’histoire et le point de vue interne mulongo retenu.
2. Notamment Du Bois (1903) ou Gilroy (1993).
3. Nous nous référons aux travaux classiques de Leroi-Gourhan (1945), Delaporte
(1990), Depaule (1990) ainsi que, plus récemment, à ceux de Descola (2005) pour sa
typologie des ontologies, Bahuchet (2009), notice sur un pagne d’écorce mbuti, Balut
(2014), archéo-anthropologue qui distingue notamment les fonctions abri et habit.
4. S’agissant du vêtement des sociétés traditionnelles, cette tripartition est notamment
développée par Delaporte (1990 : 964-1012).
5. Notamment à travers sa réflexion sur l’histoire et le « devenir-nègre du monde »
(Mbembe 2013).
6. C’est-à-dire de l’esclave historiquement associé à une couleur (niger). Ce terme est
logiquement absent du récit de Léonora Miano du fait du point de vue empathique
privilégié.
7. Ce thème du « déni de [la] mémoire » des mères de victimes de la traite est
particulièrement mis en valeur dans l’article de Patricia Bissa Enama, « Léonora Miano
ou la gynécocratie racontée dans La Saison de l’ombre » (2014).
Itinéraires, 2019-1 | 2019
119
8. Nous renvoyons à l’analyse de ce rôle et de cette force des femmes que propose
Christiane Chaulet Achour, dans sa contribution « La force du féminin dans La Saison de
l’ombre (2013) » (2014).
9. Rappelons que l’étymologie du pronom « on » est un substantif, « l’homme », porteur
en français d’une signification souvent ambigüe, entre universel et masculin. En
choisissant d’ailleurs d’utiliser la forme conservatrice « l’on », l’auteur remotive cette
étymologie.
10. Pour Descola (2006), l’ontologie naturaliste (celle de l’Occident par exemple) a en
commun avec l’ontologie analogique (propre aux sociétés traditionnelles de l’Afrique
de l’Ouest) une différence des intériorités, ici homme/végétal. En revanche, elles se
distinguent en ce que la première postule une « ressemblance des physicalités », quand
la seconde suppose une « différence des physicalités ».
11. À l’inverse des femmes, que caractérisent silence, force intérieure et résilience face
aux épreuves, les personnages masculins de l’œuvre, à rebours des schémas
phallocentriques majoritaires dans les sociétés européennes ou africaines, sont
volontiers associés au(x) défaut(s), à la perte. Qu’il s’agisse de disparition (les douze fils
enlevés à la communauté), de bassesse d’âme (Mutango), d’incapacité à comprendre ou
à décider (le noble chef Mukano perdu dans les marais, figure littéraire de ses
atermoiements intérieurs), d’agonie (l’ancien Mutimbo) ou d’esclavage (Mukudi qui, à
la fin du récit, refuse ce nom que lui donne Eyabe qui le reconnaît). Léonora Miano
suggère ainsi par petites touches, au sein de cette communauté traditionnelle, une
profonde impuissance des hommes à vouloir, à agir ou à (se) protéger. Mutango illustre
cette incapacité d’abord morale des hommes jusqu’à la caricature.
12. Notamment par exemple dans le fameux passage où est évoquée la nudité des
« paléos » (Kourouma 1998 : 12-20).
13. On compte en effet encore aujourd’hui 250 à 300 ethnies distinctes au Cameroun.
14. Voir supra, premier paragraphe, et note 2.
15. Delaporte (1990 : 1013), insiste sur les relations d’antagonisme qui existent entre les
trois fonctions du vêtement des sociétés traditionnelles, et singulièrement entre la
fonction esthétique et les fonctions pratiques.
16. Nous renvoyons au long échange explicatif entre Bwemba et Mutango, qui introduit
l’expression – donnée par le peuple de la côte – pour désigner ces étrangers. Bwemba
qui alors dit avoir vu ces hommes sans toutefois les approcher ne mentionne pas du
tout leur couleur de peau mais, pour répondre à la perplexité de Mutango devant cette
expression singulière, il décrit leur habillement qui les fait ressembler aux poulets
(Miano 2013 : 80). L’auteur a ainsi souligné, dans le texte comme dans des
commentaires qu’elle a pu en faire, cette perception non raciale, en tout cas non
épidermique, de l’Européen par les communautés africaines.
17. Selon Descola (2005), l’ontologie naturaliste qui caractérise l’Occident assume la
ressemblance des physicalités (et la divergence des intériorités), ce qui lui permet de
penser la continuité absolue des espèces vivantes. Celle en particulier, de l’animal au
« nègre » dont il a fait historiquement le synonyme d’esclave : voir Coquery-Vidrovitch
(2011 : 13) ou Mbembe (2013 : 34), dans sa critique de Buffon.
18. En particulier celles d’Achille Mbembe (2013), ou celles, plus exclusivement
historiques, sur la condition d’esclave, que renouvellent Coquery-Vidrovitch et
Mesnard (2013).
Itinéraires, 2019-1 | 2019
120
RÉSUMÉS
Comment le vêtement est-il perçu dans La Saison de l’ombre (Léonora Miano, 2013) ? À travers ce
référent d’apparence superficielle, le récit nous fait percevoir la profondeur interculturelle des
échanges qui se tissent à l’époque de la traite négrière, cette « saison de l’ombre » des sociétés
africaines. Les différentes fonctions anthropologiques du vêtement, mises tour à tour en valeur,
accompagnent et signifient dans cette fiction le processus historique de réification et
d’assignation au fongible de l’homme lui-même. Empathique, le récit nous rend solidaire de la
communauté mulongo, victime dès l’ouverture d’un incendie et de disparitions inexplicables.
Pour cette communauté, le vêtement, tiré de la forêt, protège comme elle. Toute étoffe, peau ou
écorce battue, sert à vêtir, à protéger. Ce vêtement est l’affaire des femmes, volontiers associé à
leur parole, à leur travail et signe de leur force que souligne l’auteur par volonté d’hommage.
Mais le récit rend également compte de l’étonnement d’un personnage mulongo face à l’art du
tissage de ses voisins bwele, et des usages étranges, porteurs de menaces, qui sont chez eux
associés à ces tissus, confectionnés par les hommes, vêtant parfois non le corps, mais la terre.
Plus loin encore, sur la côte, fin du monde inouïe pour les Mulongo des forêts, d’autres étoffes
étrangères, plus dangereuses encore, emprisonnent le vent lui-même et bientôt le désir
d’élégance des femmes comme la soif de pouvoir des hommes. Telles sont les frontières mentales
et symboliques, culturelles et historiques qu’aura franchies le lecteur au long de ce récit en
suivant l’aspect des étoffes à travers des yeux mulongo.
How are clothing and garment perceived in La Saison de l’ombre (Léonora Miano, 2013)? Through
these superficial referents, the narrative makes the reader perceive the intercultural depth of
exchanges woven in the early days of the slave trade, the “season of the shadow” for African
societies. In this fiction the various anthropological functions of the garment, which are in turn
foregrounded, accompany and signify the historical process of reification and assignment to the
fungible of man himself. Told empathically, the story makes the reader identify with the
Mulongo community, who, very early in the novel, fall victim to a fire and inexplicable
disappearances. For this community, clothing, taken from the forest, protects as the forest does.
Any cloth, skin or beaten bark is used to clothe and to protect. Clothing is a women’s matter and
is strongly associated with their voices, their work and presented as a sign of their strength by
the author. But the story also recounts the astonishment of a Mulongo character when faced with
his Bwele neighbors’ art of weaving, and with the strange and threatening customs associated
with their fabrics, woven by men and sometimes used to cover the earth rather than bodies.
Further still, on the coast, the unimaginable end of the world for forest Mulongos, even more
dangerous foreign fabrics are able to imprison the wind itself as well as women’s desire for
elegance and men’s thirst for power. These are the mental and symbolic, cultural and historical
boundaries that the reader will have crossed throughout the story by looking at fabrics through
Mulongo eyes.
INDEX
Keywords : stuff, clothing, Africa, story, focus, ontology, protection, semantics, aesthetics,
Negro, fungible, Miano (Léonora)
Mots-clés : étoffe, vêtement, Afrique, récit, focalisation, ontologie, protection, sémantique,
esthétique, nègre, fongible, Miano (Léonora)
Itinéraires, 2019-1 | 2019
121
Folie et trauma dans Un jour de grandsoleil sur les montagnes de l’Éthiopie :une esthétique de l’indicibleMadness and Trauma in Un jour de grand soleil sur les montagnes de
l’Éthiopie: An Aesthetics of the Unspeakable
Aurélia Mouzet
1 Au sein de gouvernements stables, il apparaît relativement simple d’établir une limite
clairement définie entre folie1 et raison puisque les différentes institutions publiques2
se chargent de contenir la folie en marge de la société – que cela soit au sein d’asiles
psychiatriques, de prisons ou encore d’hôpitaux. Mais lorsque les troubles quittent le
confort des marges pour s’immiscer au cœur de la société, la frontière entre folie et
rationnel apparaît dès lors éminemment plus poreuse. Il en est ainsi dans les pays où le
gouvernement est l’entité qui génère le chaos. Certaines nations de l’Afrique
contemporaine, encore secouées par les régimes tyranniques qui émergèrent après les
indépendances, illustrent ce type de renversement. Sous la dictature, la folie n’est
effectivement plus « maîtrisée » par l’État, car c’est ce dernier qui est la source même
de la psychose. En découle alors une forme de démence3 au sein de laquelle la violence
est banalisée voire généralisée. Et lorsque les êtres sont en proie au chaos du monde, il
peut être extrêmement difficile de rationaliser l’horreur et l’indicible. Incapables de
trouver une explication logique à ce qui leur arrive, certains sombrent alors dans la
folie d’ordre pathologique.
2 De nombreux écrivains africains tiennent à témoigner, par l’intermédiaire de leurs
œuvres, de l’horreur subie par leurs communautés respectives. Ces derniers se trouvent
alors confrontés à la dimension lacunaire du langage : comment en effet traduire la
barbarie par des mots sans la minimiser ? Par quel moyen décrire justement l’horreur ?
L’écrivain congolais Pius Ngandu Nkashama a choisi de dénoncer la tyrannie par
l’intermédiaire d’une esthétique de la folie qui semble être seule à même de véhiculer
l’ampleur des drames vécus par des milliers d’Africains. Dans son ouvrage consacré à
Itinéraires, 2019-1 | 2019
123
Pius Ngandu Nkashama, Alexie Tcheuyap (1998) s’interroge quant à la manière de lire la
folie dans l’œuvre de l’écrivain :
Si donc les romans de Ngandu Nkashama ont un lien si étroit avec la folie, commentla lire ? De quelle manière l’auteur transforme-t-il le désordre psycho-sociologiqueet le délire de ces catégories esthétiques ? Comment comprendre ces « textes fous »(M. Plaza : 1986) présentant des structures éclatées, des confusions narratives, destypographies instables, des aberrations syntaxiques et des passages inintelligibles ?(Tcheuyap 1998 : 14)
3 Il s’agira, dans le cadre de cet article, de mettre au jour les différents visages que revêt
la folie au sein du roman de Pius Ngandu Nkashama Un jour de grand soleil sur les
montagnes de l’Éthiopie. L’esthétique de la folie dont parle Tcheuyap procède d’une
tension entre l’expérience et son expression par le langage. Ngandu manipule
effectivement la langue pour signaler l’inadéquation des mots lorsqu’il s’agit de décrire
une réalité brutale. Cette esthétique de la folie est donc aussi une esthétique de
l’indicible dans la mesure où l’œuvre littéraire met au jour ce que le langage peine à
retranscrire. Au cours de cette étude, nous verrons dans un premier temps dans quelle
mesure une société confrontée au chaos peut graduellement sombrer dans la psychose
collective4. Nous analyserons ensuite la manière dont le délire généralisé innerve le
langage et lui fait ainsi perdre sa fonction référentielle habituelle. Nous mettrons enfin
en lumière la manière dont Ngandu pousse la folie à son paroxysme en dénonçant la
frénésie religieuse comme une forme sournoise de psychose collective.
Chaos du monde et décadence de la raison
4 Un jour de grand soleil sur les montagnes de l’Éthiopie conte « l’épopée de jeunes lycéens
pris dans les convulsions d’un Empire à la dérive » (Un jour… : 4e de couverture).
Écrivain particulièrement prolifique, l’auteur congolais, Pius Ngandu Nkashama a fait
de son œuvre le chantre de tout un peuple. Sa double carrière d’écrivain et
d’universitaire imprègne toute son œuvre et sa plume mordante dénonce avec
virulence les travers d’une société africaine soumise aux régimes dictatoriaux. Pour
écrire ce roman, Ngandu s’est non seulement inspiré d’un épisode de l’histoire
éthiopienne, le soulèvement de lycéens contre le régime totalitaire qui sévissait dans
les années 1970, mais aussi de son expérience d’intellectuel congolais (Congo-Zaïre).
Comme le souligne Antoine Tshitungu (2007) :
Cet immense écrivain au verbe frondeur pourrait résumer, à lui tout seul, les affresd’une vie d’écrivain dans le Zaïre de Mobutu, où l’idéologie plombée du parti-Étatne pouvait tolérer de discours échappant aux normes codifiées par le bureaupolitique du Parti. Arrêté, torturé dans les caves des Services de Sécurité àLubumbashi en 1977, puis relégué à Mbuji-Mayi, sa ville natale. Contraint à l’exil, ilatterrit en France. (Tshitungu 2007 : § 1)
Ayant expérimenté dans sa chair les dérives de la tyrannie, Ngandu a cherché à
exprimer, par l’intermédiaire de l’œuvre littéraire, l’horreur et la barbarie. Corolaire
des violences barbares, la folie apparaît dans son œuvre comme une thématique de
prédilection. Dans le cadre de ses recherches, Alexie Tcheuyap s’interroge justement
sur les liens qu’entretiennent la folie, le continent africain et l’œuvre de Pius Ngandu
Nkashama :Comment devient-on fou aujourd’hui en Afrique ? La folie ici est-elle la mêmequ’ailleurs ? Quel est le rapport réel de l’esthétique à la folie ? Peut-on déterminerla spécificité de l’œuvre et du discours de Ngandu Nkashama sur la littérature à
Itinéraires, 2019-1 | 2019
124
l’épreuve de la déraison ? […] La démence est-elle à déterminée [sic] par rapport àl’individu ou par rapport au groupe ? Folie et distinction peuvent-elles alternerchez le même sujet ? Peut-on établir un étalon universel du normal ? (Tcheuyap1998 : 9)
5 Au regard des interrogations mises en lumière par Tcheuyap, l’on remarque qu’au
contraire de thématiques plus « rationnelles », la folie soulève plus de questions qu’elle
n’apporte de réponses. À la lecture du roman de Ngandu, il est néanmoins possible
d’apporter quelques éléments de réponse. En effet, si la psychose mise en lumière dans
le roman est avant tout une psychose individuelle, elle n’en plonge pas moins les êtres
dans une forme de folie collective – provoquée par la confrontation quotidienne des
individus avec une violence paroxystique générée par l’État. Abébé Hagos, l’un des
compagnons de bataille du héros Khédamawit apparaît ainsi, malgré sa jeunesse, rongé
par la démence : « Abébé Hagos n’avait pas encore seize ans, et son corps anémié
accusait déjà une sénilité précoce » (Un jour… : 63). Le chaos de la société dépeinte par
Ngandu est tel que toute source de vie est anéantie par le spectre de la décrépitude.
Ainsi, au lieu de véhiculer la vigueur propre à leur âge, les jeunes apparaissent déjà
marqués par une forme d’anéantissement. L’aliénation d’Abébé Hagos n’est toutefois
pas la manifestation mentale d’une tare physiologique, elle est en effet la conséquence
de traumatismes5 terribles endurés par le jeune homme – ce que l’on qualifierait
aujourd’hui de trouble post-traumatique :
Toute sa famille a été chassée de leurs terres par la brutalité des Balabat. Ses parentsont été massacrés sous ses yeux. […] Le grand-père, un ashekar honorable, avait été flagellé, nu devant tout le village.Lorsque le bourreau avait arrêté la flagellation, le vieillard avait cessé de respirer.Ils l’ont étouffé avant de le jeter dans une fosse à purin. Des gendarmes aux aboiss’étaient mis pendant ce temps à poursuivre assidûment ses sœurs sous lesbroussailles où ils les culbutaient férocement. Il fallait comprendre alors sa peine.Immense et inconsolable. Rien ne pouvait l’en tirer. (Un jour… : 68)
Le vocabulaire de la torture et de la violence contribue à mettre en lumière l’ampleur
de la souffrance « immense et inconsolable » du jeune homme. Les représentants de
l’État apparaissent ici comme des fauves aux abois tandis que la population est victime
de leur fureur. La folie de revanche d’Abébé Hagos est l’une des conséquences logiques
des brisures de son être et reflète l’ampleur de son traumatisme. À la violence armée
des autorités, la jeunesse ne peut qu’opposer le même type de réactions. Marquée par la
brutalité de son passé colonial, l’Afrique contemporaine est en quelque sorte née de la
mort. Cette naissance oxymorique se traduit parfois par la difficulté de répondre à la
violence autrement que par la violence. Comme le souligne Frantz Fanon dans Les
Damnés de la terre :Au niveau des individus, la violence désintoxique. Elle débarrasse le colonisé de soncomplexe d’infériorité, de ses attitudes contemplatives ou désespérées. Elle le rendintrépide, le réhabilite à ses propres yeux. Même si la lutte armée a été symboliqueet même s’il est démobilisé par une décolonisation rapide, le peuple a le temps de seconvaincre que la libération a été l’affaire de tous et de chacun, que le leader n’apas de mérite spécial. La violence met le peuple à la hauteur du leader. (Fanon[1961] 2004 : 90-91)
Dans le roman de Ngandu, la violence est l’un des moyens de résistance que
développent les individus afin de ne pas perdre totalement leur intégrité d’être
humain. Pour Abébé Hagos, ses comportements haineux sont désormais un réflexe car
il a été aliéné par l’intervention cruelle des forces de l’ordre. Le jeune homme ne peut
d’ailleurs plus envisager sa survie hors de la violence barbare. La société l’a privé de ses
Itinéraires, 2019-1 | 2019
125
droits les plus fondamentaux. Acculé et terrifié, il a développé des mécanismes de
résistance fondés sur la folie furieuse dont il a été lui-même victime. En opposant à ses
adversaires la même force de combat, il reprend en quelque sorte un pouvoir dont les
autorités l’ont privé :Quelque chose de si violent, Khedid. Je lutte en moi-même jour et nuit pourmaîtriser cette chose. Et toujours elle me revient. Elle me sert au cœur. Elle me faitbattre le sang dans tout le ventre, dans la poitrine. Jusqu’à me suffoquer. […] Jetuerai des Tschowa en grand nombre. Tous les Tschowa de la terre. C’est peut-êtreparce qu’ils respirent le même air que moi que j’étouffe sous la puissance de cettechose-là. (Un jour… : 68)
Toutefois, même si « la violence met le peuple au rang du leader » (Fanon [1961] 2004 :
90), cette accession au pouvoir se fait malheureusement sur le mode de la douleur et de
l’aliénation. Parce qu’ils ne sont pas nés violents, les êtres ne sortent pas indemnes de
cet impérieux besoin de vengeance. Ils sont en effet rongés par la colère et apparaissent
ainsi marqués du sceau de la démence :Ils ne devaient plus jamais l’oublier. L’oublier ? Non. L’horreur qui s’était nouée àl’aine. La lie excrémenteuse d’un lait mal caillé, collé en granules dans une barattede peau. Ce qu’ils avaient bu n’avait pas un goût de lait. Mais bien celui de cendres.Et le chemin, même s’il contournait les roches, menait invariablement au bout despistes des buissons. Ils ne seront plus jamais des mulets domestiqués, portant destiges de roseaux dans des hottes en osier. Ni des épis surchargés pour les récoltesdes autres. (Un jour… : 110-111)
La force de la métaphore décuple ici la puissance évocatrice de la narration. Ngandu
met en lumière la décrépitude de la société en opposant à toute source de vie le goût
âcre de la mort. Nouée à l’aine tel un vêtement dont on ne voudrait pas, la souffrance
est devenue la sœur siamoise de ces enfants qu’on a fait grandir trop vite. Même le lait,
breuvage traditionnellement nourricier, apparaît ici comme un élixir de mort au goût
de cendres. L’horreur du monde qui les entoure est telle qu’elle se glisse sous la peau
comme un deuxième corps mortifère dont ils n’arrivent plus à se défaire. Lorsque la
violence atteint son paroxysme, nul n’est à l’abri, et c’est l’ensemble de la société qui
menace de sombrer dans la folie. Furieux à l’idée que la hiérarchie millénaire au
sommet de laquelle ils trônaient puisse être menacée par les rebelles, les Balabat, « la
race des Seigneurs », se transforment eux aussi en monstres assoiffés de sang :Et alors, tout s’est déroulé dans une hallucination étrange. […] Les Balabat avaientattendu l’heure de la vengeance. Ils étaient venus à la rescousse. Puisque leGeramanja6 les avait abandonnés, autant laisser la terre prendre sa propre revancheet se carboniser tout à fait. Le vertige de la mort pouvait les emporter dans la mêmeapocalypse. Pour avoir touché au dieu des tonnerres, les jeunes lycéens avaientprovoqué contre eux-mêmes la colère implacable de la race des Seigneurs. Unecolère que rien n’aurait su assouvir, sinon le sang dans la poussière ou des ossoumis à la consommation par le feu dévoreur. (Un jour… : 319)
Aveuglés par leur soif de revanche, les Seigneurs cherchent à rationaliser l’horreur des
massacres en invoquant le mythe de l’Apocalypse et l’imaginaire du Kebra Nagast, texte
ge’ez dont s’est largement inspiré Ngandu. Muriel Debié précise que « Le Kebra Nagast
[est] un apocryphe destiné à transmettre le message de la gloire éternelle de la royauté
éthiopienne de descendance salomonienne et de sa supériorité sur la royauté d’Israël
d’une part, sur l’empire romain chrétien d’autre part » (Beaucamp et al. 2011 : 258). Les
Balabat convoquent ce récit épique, qui a été instrumental dans l’accès et le maintien au
pouvoir de la dynastie salomonienne d’Éthiopie, afin de justifier la hiérarchie féodale et
la prise des armes en vue de son maintien. Dans ce passage, le délire apocalyptique dont
ils témoignent illustre le lien d’étroite proximité qu’entretiennent psychoses
Itinéraires, 2019-1 | 2019
126
individuelle et collective dans le roman. Comme le signale Vincent Di Rocco, apocalypse
et délire individuel sont, en psychanalyse, intrinsèquement liés : « Le sentiment
d’apocalypse est une métaphore de l’état de catastrophe interne. Le délire transpose la
catastrophe interne dans l’univers perceptif du “monde externe” » (Di Rocco 2006 : § 4)
Les paroles apocalyptiques des Balabat figurent ainsi le point de jonction entre la
psychose individuelle et la psychose collective. L’évocation du mythe fédère les
individus autour d’une destinée commune et absorbe ainsi la somme des destins
individuels dans l’anonymat de la foule, devenue véritable machine de guerre. Cette
folie furieuse qui gangrène la société dans son ensemble pervertit toutes les sphères de
la cognition, et même le langage trahit une forme de délire collectif qui témoigne du
chaos auquel sont confrontés les personnages.
Quand la langue ne suffit plus à dire le monde
6 Dans Un jour de grand soleil sur les montagnes de l’Éthiopie, Ngandu a choisi de mettre en
lumière la folie du monde à travers une esthétique que l’on pourrait qualifier de folie
du langage. Si le caractère insensé du discours apparaît comme l’une des manifestations
de la folie, son illustration littéraire est, pour l’écrivain, un véritable défi. Il lui faut en
effet non seulement détourner la langue afin de mettre en lumière la folie des
personnages, mais aussi trouver le moyen de rendre l’inintelligibilité compréhensible
pour le lecteur. Sur le plan stylistique, Ngandu emploie la parataxe, le statut instable du
narrateur et les métaphores afin de brouiller l’illusion référentielle tant au niveau de la
syntaxe que du lexique :
Les Réprouvés avaient marché, frappant de leurs pieds sur les lattes de bambous quidélimitaient des territoires interdits. Debout, Peuple ! Cité irréelle sur unpromontoire éburnéen. Vision d’un soleil de transe, pris dans un hoquet. Et là, iltanguait, il oscillait. Il vacillait. Il s’écrasait de sa masse de brontosaure. Des géniesbariolés de kaolin, de craie blanche. Des paires de punaises dorées, rutilantes.Piquées dans les lobes de tes oreilles. Toute parole enchaînée, captivée. Son aura debrillance. Chahira, toi la neuve. Notre sang battant des flots de démence. Une mer engésine. Des vagues qui montaient, qui débordaient dans les débarcadères. Jusquedans les plis des montagnes. La houle était notre désir incoercible : la parturition.(Un jour… : 98)
7 Le vocabulaire de la transe nourrit l’évocation de la psychose collective qui est
intensifiée sur le plan textuel par les soubresauts thématiques opérés par l’auteur. Ce
dernier joue en effet de l’indétermination créant ainsi une certaine confusion chez le
lecteur qui ne sait plus qui, du peuple ou du soleil, tangue, oscille et vacille. La
confusion est, en outre, intensifiée par la juxtaposition du « je » homodiégétique et du
« je » hétérodiégétique qui confirme la non-fiabilité du narrateur. Sur le plan
syntaxique, la marche des rebelles est martelée au moyen de la ponctuation : les
virgules et les points renforcent la puissance scandée de la narration qui permet au
lecteur de ressentir, par l’intermédiaire de l’acte de lecture, la frénésie des rebelles. Et
lorsque les mots manquent pour dire l’horreur du monde, les images prennent le relais.
La force des éléments, la nature dans toute sa puissance, sert alors de berceau
métaphorique à l’expression de la colère de la jeunesse révoltée. La mer et le soleil
s’unissent pour témoigner de l’immensité de la fureur des adolescents et signalent
ainsi, grâce à la puissance évocatrice de l’image, la force de leur révolte. Cette
prégnance d’images poétiques convoquées par l’écrivain afin de mettre au jour la folie
du monde illustre le statut ambivalent que les littératures africaines assignent à la
Itinéraires, 2019-1 | 2019
127
figure du fou, poète / prophète, tout à la fois visionnaire respecté et symptôme du
potentiel destructeur de la société :
L’attitude du roman africain vis-à-vis du fou est aussi ambiguë que celle la société :on le chasse, on l’exhibe comme l’image de ce qui menace chacun, on lui donne laparole là où elle est retirée à tous les autres. Le fou de la littérature africaine va donc être poète, griot à la parole sacrée quiréconcilie la société moderne avec les croyances traditionnelles, mais aussi lesymptôme des luttes de pouvoir, de l’ambition, de la perte des valeurs. (Thauvin-Chapot 1995 : 12)
En Afrique, il existe, comme ailleurs, différentes formes de folie et tous les fous ne sont
d’ailleurs pas nécessairement institutionnalisés7. Certains sont même, au contraire,
respectés et considérés comme des prophètes qui auraient la faculté de voir ce qui ne
peut être vu à l’œil nu et de pressentir une supra-réalité inaccessible au commun des
mortels. Dans le roman, cette ambivalence de la figure du fou se reflète aussi dans le
langage qui est à la fois créateur et dévastateur. Ce double emploi assigné aux mots
trouve son illustration la plus flagrante dans la folie discursive qui, bien que le discours
apparaisse parfois incohérent pour le lecteur, possède au demeurant une fonction
guerrière. Ngandu oppose dans son roman les Balabat du Tigray, « les féodaux [qui]
avaient acquis des propriétés terriennes immenses [et qui] pouvaient surtout se
procurer des esclaves » (440) à ceux qu’ils avaient réduits en esclavage les Baria. Ces
derniers « ne possédaient pas de propriétés terriennes en propre [et] devaient par
conséquent aliéner leur force de travail auprès des Balabat » (440). Il situe l’espace de la
diégèse sur le plateau du Tigray, près de la frontière nord de l’Éthiopie entre les ruines
de la ville ancienne d’Aksoum et la ville d’Adoua ancrée dans la mémoire collective
comme le lieu emblématique de la victoire en 1896 de Ménélik II sur les Italiens.
L’espace même du roman apparaît ainsi comme la représentation métaphorique d’une
quintessence de la résistance africaine à l’oppression et le délire collectif des
adolescents n’est autre que l’expression d’une forme d’endoctrinement au moyen du
langage. Afin de fédérer la jeunesse autour de la cause des rebelles, les leaders font
appel à la mémoire collective et ils renouent avec un passé mythique en s’imprégnant
de la topographie des lieux :Nous affirmons le prestige du Tigray. L’honneur du Tigray. Le triomphe de la Terresainte. Nous proclamons la justice, la grande justice sur toutes les montagnes. Lacitadelle des enfants du Tout-Puissant : Adouwa l’imprenable. Voici la nouvelleannée de la grâce. Elle est insaisissable. Le Seigneur des armées nous conduit de samain. Nous hurlons haut la mission des Élus. À eux le prestige de mener paître lestroupeaux du Maître des cieux, sur des pâturages verdoyants. Vous les vaillantsGuerriers. Debout. Redressez-vous dans la houle. (Un jour… : 75)
L’histoire rejoint ici le mythe au sein duquel Adoua est élevée au rang de forteresse
imprenable. L’imaginaire mythique fédère la jeunesse combattante autour d’un passé
glorieux pour qu’elle y puise la force de résister aux abominations du présent. La
puissance évocatrice des mots mêle le verbe au mythe et autorise alors sa
réactualisation au sein de l’univers diégétique. Le mythe rayonne ainsi au-delà du texte
pour redevenir pré-texte, pour reprendre le terme de Pierre Brunel (1992). La
convocation du mythe est renforcée par la structure même de la syntaxe. La parataxe
confère en effet à la parole la rythmique des percussions et inscrit ainsi au cœur des
mots une poétique semblable à la poétique de guerre de l’Afrique précoloniale. Alors
qu’Abébé Hagos est pris d’un accès de démence après avoir ingurgité du Tschatté, son
délire guerrier s’exprime à travers la langue au moyen d’une syntaxe syncopée :
Itinéraires, 2019-1 | 2019
128
Nous sommes venus. Nous avons marché, des lunes, des années. Une foule immense.Nos pas ont fait trembler les roches. Les montagnes. Nos pieds ont résonné. Jusquedans Makallé. Nous avons marché, jusqu’à ce que nos jambes ne nous portent plus.Les pierres se fendaient en morceaux sur notre passage. D’Adigrat, de Maychew.Nous avons imprimé le rythme de la force aux frémissements des arbres. Aux cimesdes collines. Des collines brisées, écartelées. Le pays a vibré de nos clameurs. Nous,le Peuple de gloire et de puissance… Ah, ah ! À nous la gloire. À nous la victoire ! (Unjour… : 67)
L’alternance de phrases minimales et nominales confère au récit d’Abébé Hagos une
rythmique percutante qui martèle l’avancée des rebelles dans l’esprit du lecteur. Ce
rythme saccadé est par ailleurs décuplé, à l’intérieur même de chaque phrase, par la
césure qui transforme la succession de syntagmes en une formule rythmique que la
puissance évocatrice du verbe vient renforcer, le vocabulaire du bruit soutenant
effectivement la rythmique de la phrase. Le rythme cadencé du récit s’exprime donc
chez Ngandu à un triple niveau, à la fois discursif, syntaxique et lexical. L’écriture
ngandesque rejoint ainsi la poétique de guerre de l’Afrique précoloniale telle qu’elle a
été mise en lumière par Yaw Adu-Gyamfi :This precolonial African war poetics characteristically included making referenceto the presence of, and the human dependence on, gods, spirits, supernaturalforces, and ancestors in times of war or national emergencies; using an engagedpoetic voice to stir up public sentiments against an imminent danger to thecommunity; stressing the virtues of group strength, heroism, and patriotism;resorting to particular oral generic modes, like the victory ritual song andcelebration, drum poetry, dancing, and chanting, which together give the discoursea public, sociopolitical character […]. (Adu-Gyamfi 2002 : 106)
La voix poétique se voit attribuer une fonction stratégique en temps de guerre : elle
réunit la communauté autour d’un ennemi commun et devient par là même une arme
de destruction. La puissance de la voix poétique renvoie ici à la dimension performative
du langage et au pouvoir que de nombreuses cultures africaines attribuent aux mots. En
effet, comme le souligne Alexie Tcheuyap (1998 : 117) : « Pour l’Africain en particulier,
la parole est primordiale. L’impératif est porteur de puissance et peut moduler un
destin. […] Et dans les romans où la violence est une règle, voire un réflexe, on ne
saurait occulter le pouvoir des mots, notamment leur pouvoir offensif. » Mais dans
l’univers ngandesque, il n’est de construction sans destruction préalable, les deux faces
d’une même réalité figurant la complexité de la vie même. C’est pourquoi si l’évocation
du passé mythique de l’Éthiopie renforce la ferveur des jeunes guerriers, les références
au mythe sont toujours associées à la fébrilité des personnages. Incapables de
rationaliser l’horreur, les lycéens calquent sur leur présent un imaginaire mythique.
Exutoire de l’histoire, le substrat mythique est censé préserver les individus des
fractures de leur être, mais les actes de barbarie imposés aux adolescents sont tels que
malgré d’extraordinaires facultés de résistance, tous finissent peu à peu par devenir
fous.
8 Khédamawit, le héros du roman, était au départ l’un des seuls à percevoir le caractère
fallacieux des paroles du Saint Prêtre Johanès qui promettait la résurrection aux jeunes
qui mèneraient à bien le combat. Mais après des mois de bataille, ayant assisté
impuissant au massacre de celle qu’il aime, Khédamawit plonge lui aussi dans la
psychose :
Zôra Lou, transpercée de part en part, s’est écroulée, frémissante. Khédamawit sedébattait pour rejoindre le corps affaissé sur lui-même, tassé sur la déraison quiavait saisi les humains à l’aine. Ma souffrance qui éclatait. Mon amour ! Mon amouraimé ! Tes yeux chavirés, le sang dans ta bouche. Un filet qui longeait tes lèvres, sur
Itinéraires, 2019-1 | 2019
129
le menton. Ta langue lourde remplissait mes mâchoires. Tes dents serrées surl’écume de la douleur. Ton murmure indistinct. C’était moi ! Moi qui t’aimais. Monamour. Mon amour aimé. Je t’aime, Zôra Lou Swego. Je t’aime, Zôra Lou. Ne melaisse pas seul. Donne-moi la force de t’arracher à la mort ou emporte-moi avec toi.Adieu mon chéri. C’est mieux ainsi. Va rejoindre Sénami. Sénami Yémane. Non, nepars pas, reste avec moi. J’ai ton enfant dans mon corps… Tout était fini. (Un jour… : 340)
La folie de la guerre et la souffrance qu’elle engendre terrassent le jeune homme au
point qu’il est désormais incapable de rester rationnel. Le monde autour de lui est
devenu fou. Les hommes n’ont plus aucun respect pour la vie humaine et n’ont pas
hésité à massacrer une jeune femme enceinte de quelques mois. Le corps de Zôra Lou,
jusqu’alors objet de l’amour du jeune homme, lui renvoie désormais toute l’horreur de
la guerre. Khédamawit tente alors vainement de se raccrocher à ce qui lui reste de Zôra
Lou et il croit entendre sa voix. La psychose du jeune homme est retranscrite dans la
narration par le passage indistinct de la focalisation externe à la focalisation interne où
se mêlent paradoxalement une multitude de voix narratives. L’aspect polyphonique du
récit permet à l’auteur de mettre en lumière la douleur et la confusion du jeune homme
soulignant ainsi l’atrocité des événements qu’il vient de vivre. Les voix se mêlent dans
le récit et véhiculent l’idée d’une collectivité unie grâce au médium romanesque. À
travers le geste artistique, Ngandu redonne la parole aux opprimés que la tyrannie
avait réduits au silence. Dans son roman, les victimes de la guerre sont unies dans la
souffrance et recouvrent paradoxalement leur dignité d’être humain grâce à
l’imbroglio des voix narratives.
9 L’une des caractéristiques de l’esthétique de Ngandu est le détournement du langage à
des fins de mise en exergue de la folie du monde. Démence qu’il déploie et interroge à
travers ses récits. « [L]a réclusion, la solitude et la souffrance du paria émigré dans une
ville lointaine sont évoquées [dans son œuvre] dans toute leur violence désespérante et
dans un face-à-face avec la mort insensée et la folie », écrit Silvia Riva (2006 : 265). Cette
violence paroxystique qui oblige les hommes à se confronter au quotidien à la folie et à
la mort corrompt non seulement le monde, mais aussi la langue qui perd sa fonction
référentielle. La dislocation du langage est, sous la plume de l’auteur, l’un des
symptômes de la psychose. Notons que cette relation qu’entretiennent langage et folie
dans les romans de Ngandu n’est pas unidirectionnelle. Les mots apparaissent en effet
comme à la fois cause et conséquence de la démence. Le rapport folie/discours s’inverse
ainsi lorsque l’on s’intéresse aux multiples références religieuses présentes dans le
roman. Ce ne sont plus les mots qui trahissent la folie, mais plutôt la parole même qui
mène les individus vers une certaine forme de démence.
Oubliés des dieux : une quête de transcendance entreferveur et démence
10 La société dépeinte par Ngandu est ravagée par la guerre à tel point que tout ce qui
pourrait apporter un certain réconfort aux habitants en situation de paix ne fait
qu’accentuer leur douleur. Cette communauté disloquée apparaît comme oubliée par
les dieux. Loin d’être un exutoire, la religion apparaît comme un outil dont se servent
les puissants afin de maintenir le peuple dans sa position subalterne. Mère Soraya,
sentant venir la rébellion des esclaves, évoque le mythe de la Reine de Saba et se
remémore la légende millénaire afin de justifier la validité du système féodal : « Depuis
Itinéraires, 2019-1 | 2019
130
des générations, ils avaient toujours rendu aux paysans le sens de la vie, l’amour des
vertus qui élèvent à la dignité de l’homme. Le respect de son rang assigné par la
nature » (Un jour… : 29). L’esclavage s’inscrit, selon elle, dans l’ordre des choses. La
dignité même de l’homme procéderait d’ailleurs de cette hiérarchie, dans la mesure où
la respecter serait le signe d’une soumission de l’être aux puissances divines. Loin de
considérer le caractère millénaire de ce système comme archaïque, la vieille dame y
puise même un certain réconfort :
Deux mille ans, trois mille ans. Tout un temps qui ne commence ni ne se termine.Les regards fixés sur l’étoile tutélaire, l’étoile-mage qui avait guidé la grande Reinevers les pistes où coulent le lait et le miel. À l’idée de cette Gloire hors temps, l’élection des siens lui paraissait être le geste leplus sublime de la Création. Ceux qui avaient été désignés par le Destin devaientbriller sur toutes les montagnes de la terre au crépuscule. (Un jour… : 29-30)
Mère Soraya est incapable de concevoir le monde au dehors des rapports hiérarchiques
que l’esclavage a instauré au sein de sa communauté. Elle convoque un passé mythique
afin de justifier le massacre des rebelles. Loin d’être une entreprise barbare, les tueries
permettraient, selon elle, au Peuple Élu de recouvrer une gloire bafouée et de briller à
nouveau par-delà les montagnes. Les Balabat se servent ainsi du discours religieux afin
de justifier la cruauté dont ils font preuve envers les Baria. Mais, que l’on soit bourreau
ou victime, l’on ne sort jamais indemne d’un tel déchaînement de violence. Par une
tragique ironie du sort, le Mage dont les Balabat exploitaient les visions afin d’asseoir
leur autorité, finit lui aussi par succomber à la psychose. Traumatisé par la mort
injustifiée de l’un des esclaves, le Mage mâche « frénétiquement les feuilles du Tschatté
qui étaient tombées dans les poches de sa veste » (55) et contre toute attente, rendu fou
par la drogue et la folie guerrière qui consume sa communauté, il massacre le juge
Shemellis, l’un des membres de son clan :C’est alors qu’il s’est projeté tout entier en avant. La démence avait saisi tous lesBalabat. Ils ne s’étaient pas repus des transes de la destruction. Devant les crisépouvantables qu’ils continuaient à pousser, le Mage avait cru que l’univers avaitété secoué par un séisme, et qu’il allait s’effondrer avec des fracas de tonnerres. Lesplanètes chaviraient. Des comètes en délire se gaussaient avec des feulementscaverneux. Des échos, des vibrations prolongées. Toute sa science millénaire luiapparaissait dans un éblouissement étrange où des réverbérations suffocantes semêlaient à l’écume amère qui dégoulinait de sa bouche. L’instant de la mort totale.Il s’arrachait les cheveux. Il grinçait des dents. Il haletait à bout de souffle, lesmuscles douloureusement contractés. Sans qu’il ne s’en aperçoive lui-même, il sesentait poussé par une force extraordinaire. Il s’est projeté sur le juge Shemellis. […][I]l avait plongé l’arme dans le corps du Juge, le transperçant de part en part. (Unjour… : 55-56)
La société du roman est plongée dans un tel chaos que les signes que le Mage pouvait
lire dans les étoiles apparaissent désormais démentiels. À l’instar de la folie qui sévit
sur la terre, les planètes chavirent et les comètes délirent. Incapable de s’appuyer sur sa
science millénaire, le Mage perd la raison et son corps trahit sa pathologie8 à mesure
que sa psychose s’amplifie. Le prophète est néanmoins loin d’être le seul à ne plus avoir
foi en une puissance supérieure, tous les personnages du roman se sentent
effectivement abandonnés des dieux. Ne craignant plus l’imminence du jugement
dernier, tous se livrent par conséquent à une cruauté sans limite :La mort avait expulsé les dieux hors du temps. Ils étaient bannis de la mémoire.Dans les tympans du garde, des sifflements aigus. Tadessé Gébré cognait, cognait detous ses poings serrés. Le sang coulait dans les narines du gardien du Temple, dans
Itinéraires, 2019-1 | 2019
131
sa bouche sacerdotale. Le sang ruisselait sur sa chape de velours vermillon. Laflaque humide, avec des dentelures en pattes d’araignée. (Un jour… : 315)
11 Parce qu’en temps de guerre, les hommes sont confrontés quotidiennement à une
violence extrême, l’idée d’un dieu protecteur peut apparaître comme une chimère.
Dans son œuvre, Ngandu lui oppose d’ailleurs le motif de la malédiction. Le peuple élu
est aussi et surtout un peuple maudit, ce qui génère en lui une colère indicible. Dans le
roman, cette rage trouve à s’exprimer au moyen d’une folie guerrière qui prive les
adolescents de leur innocence et témoigne par ailleurs de la difficulté à conserver la foi
en temps de guerre. Persuadés qu’ils ont été abandonnés depuis longtemps par les
dieux, les lycéens s’attaquent à tout ce qui touche de près ou de loin au divin. Le
gardien du Temple paie de sa vie sa proximité symbolique avec un dieu absent.
Déshumanisé par la métaphore, l’homme n’est plus qu’une vulgaire créature en
décomposition, faite de pattes d’araignée, insignifiante à l’échelle de l’univers. L’image
poétique permet ici à l’auteur de traduire l’une des absurdités de la guerre : les
individus ne sont plus perçus en tant que tels, car leur identité individuelle se noie dans
son rapport au collectif. La foule des anonymes devient l’ennemi à abattre et hommes,
femmes et enfants disparaissent indistinctement derrière l’idéologie. La vie humaine
n’a, en temps de guerre, qu’une moindre importance car, pour certains, seule compte la
victoire à tout prix. Aveuglés par leur soif de vengeance, les jeunes ne réalisent pas
qu’eux aussi sombrent peu à peu dans la démence :
Une année nouvelle s’était ouverte à eux. Le cycle d’autres saisons qu’ils avaientcommandées par la force de leur voix unique. Un autre Johanès, Apôtre de leurAmour. Le sanctuaire ressemblait à un trou béant. Devant le cortège, Addis Kessalé s’était juché sur un cheval de bois quiaccompagnait toujours le dieu Geramanja dans sa procession. Il était vêtu d’unechape de velours vermillon qu’il avait retiré du corps du garde assommé. Il avait leslarmes aux yeux à force de se tordre de rire. (Un jour… : 317)
Enivrés par la victoire, les lycéens convoquent de nouveau l’imaginaire mythique et
envisagent le monde qui les entoure à l’aune d’une pensée millénariste. La démolition
du sanctuaire présagerait ainsi la renaissance des combattants et Addis Kessalé jubile à
cette idée. Aveuglé par un trop-plein de souffrances, le jeune homme est désormais
incapable de discerner le bien du mal et se rit alors des massacres qu’il a provoqués.
12 En invoquant une possible renaissance, les adolescents cherchent un moyen de justifier
l’innommable. Il s’agit pour eux de se préserver de la démence absolue. Il leur faut aussi
pouvoir trouver la force de continuer à se battre en dépit du caractère insensé de tous
les massacres. Le symbole de la régénérescence a donc une double fonction : l’une est
de justifier les souffrances présentes, l’autre est de préserver de la peur de la mort, ce
qui, en temps de guerre, peut s’avérer particulièrement utile. Les jeunes gens ont réussi
à se persuader que la mort ne serait pas une fin pour eux et chaque bataille apparaît
alors comme un jalon supplémentaire posé sur le chemin de leur gloire ultime :
Alalo Sidamo a murmuré : Je vais le jeter sur les cendres des autres. Nous mourrons tous, nous, les enfants del’Ethiopia nouvelle. Des cendres surgiront des milliers de mains que vous nepourrez plus anathémiser. Notre foi est inexpugnable, Papasé. Inexpugnable. (Unjour… : 336)
13 Après la colonisation, la pensée millénariste a fait de nombreux émules au Congo-Zaïre.
Bien qu’il ait situé l’action diégétique en Éthiopie, le traitement que fait Ngandu des
tumultes politiques dans le roman a été fortement inspiré par le régime tyrannique
Itinéraires, 2019-1 | 2019
132
imposé par Mobutu au Congo-Zaïre. Il n’est alors guère étonnant que l’écrivain
convoque par l’écriture la pensée millénariste dont le dictateur s’est servi pour
galvaniser les foules. En dénonçant, par l’intermédiaire de la fiction, les dérives de
l’aveuglement collectif, Ngandu met en lumière la perversité des régimes tyranniques
qui promettent de meilleurs lendemains au peuple afin d’éviter sa rébellion et de
permettre les coups d’État. Notons que la pensée millénariste au Congo-Zaïre n’est pas
née après l’indépendance de la nation : certains mouvements messianiques avaient en
effet déjà émergé dès les années 1920-1940 en réponse à l’oppression coloniale. Comme
le souligne Serge M’Boukou :
En effet, les catégories socio-professionnelles en contact avec les colonisateursdonneront les « courtiers » culturels de la première génération : cuisiniers,interprètes, catéchistes, sacristains, miliciens, petit personnel de maison,jardiniers… C’est parmi ces catégories que surgiront les prophètes, les résistants, lesmessies… Ces personnages tenteront de traduire le texte de la donnée coloniale enlangage religieux souvent de nature mystique, convulsive, poétique, fulgurante,visionnaire, extatique, millénariste… Nombre d’entre eux seront à la tête desmouvements politico-messianiques qui, précisément, entre les années 1920-1940tenteront de penser et d’agir en vue de la possibilité d’une Renaissance historique :première tentative de compréhension de ce qui se passait et de la nécessité d’une« reprise d’initiative » comme l’a si bien formulé G. Balandier. (M’Boukou 2007 : 4)
Cette pensée millénariste apparaît donc au départ comme une reprise symbolique de
pouvoir face à l’adversité de l’administration coloniale. Elle est, à cet égard,
originellement source d’espoir, espoir qui sera finalement anéanti par la dictature de
Mobutu. Cette tension entre espoir et désespoir, folie et rationnel est magistralement
illustrée, dans le roman, par le contraste entre discours et réalité diégétique. En effet, si
les mots peuvent être porteurs de consécration, les faits témoignent quant à eux de la
débâcle. Le langage perd sa fonction référentielle lorsque les mots ne sont plus assez
forts pour exprimer l’horreur du monde et qu’ils deviennent la source d’une forme
d’hypnose des personnages. Inefficaces pour exprimer de telles atrocités, les mots sont
condamnés à ne plus renvoyer au réel et seule la folie du langage peut alors traduire le
caractère indicible de l’horreur subie par les personnages.
14 Bien qu’elle ne semble permettre aucune issue dans le roman, la folie n’est toutefois pas
nécessairement gage d’emprisonnement psychologique en Afrique. Dans le roman, tout
ce qui devrait permettre l’ordre et le rationnel – et ainsi une certaine forme de
sécurité – détruit les êtres humains en faisant de la violence le pain quotidien de ceux
qui meurent de faim. Le chaos de l’univers traverse les individus et les imprègne
jusqu’à la moelle. La folie devient alors une seconde peau qui les enveloppe et figure,
paradoxalement, le dernier sursaut du psychisme qui tente de se protéger des horreurs
du monde. Perdre la raison est dans des situations extrêmes une alternative à la
désintégration de l’être. Acculé, « transformé […] en gibiers pour les bûchers dressés
par les Balabat » (Un jour… : 321), Tadessé, le compagnon d’infortune de Khédamawit,
sombre dans la déraison et se persuade ainsi que la mort au combat est une forme de
délivrance qui engendrera une renaissance symbolique :
Du nord au sud du continent, au-delà de tous les déserts infranchissables, ilssauront que des mouflets s’étaient rendus maîtres du monde par leur seule volonté.Des regards naïfs et débiles, mais la puissance pour construire des empiresimmortels. D’autres enfants naîtront de ces cendres. Ils marcheront sur toutes lesavenues de toutes les cités. Ils réclameront un soleil nouveau, des étoiles nouvelles.(Un jour… : 322)
Itinéraires, 2019-1 | 2019
133
Plutôt que de mourir dans la peur, Tadessé préfère périr en combattant : « J’aurais tout
le temps pour déserter dans la mort […]. Je me suis incarné dans un esprit nouveau
pour lutter. Après, lorsque je me serai reposé, j’irai m’endormir dans le néant d’où
j’avais été tiré, si tant est que le néant repose » (Un jour… : 324). La folie guerrière du
jeune homme fonctionne ici comme un rempart contre la terreur que provoquent en lui
tous les massacres. Sa démence pose, presque paradoxalement, un filtre salvateur sur
les atrocités de ce monde. Elle manifeste une forme de résilience qui illustre le
potentiel libérateur de la déraison. Pascale De Souza (2004), qui cite, à titre
d’illustration, les propos de l’écrivaine Marie Cardinal, y voit d’ailleurs l’une des
caractéristiques essentielles de la folie :L’écrivain pied-noir Marie Cardinal a clairement saisi le potentiel libérateur de lafolie. Elle note dans son roman autobiographique Les mots pour le dire : « Elle est Moi.Moi, c’est Elle. La folie et moi nous avons commencé une vie toute neuve, pleined’espoirs, une vie qui ne peut plus être mauvaise. Moi, la protégeant, elle, meprodiguant l’invention, la liberté. » (De Souza 2004 : 135)
La folie serait donc doublement libératrice : en permettant d’une part aux individus
d’échapper au carcan des normes sociétales, et en décuplant, d’autre part, leur
créativité. Confrontés quotidiennement à la mort et la violence, les personnages d’Un
jour de grand soleil sur les montagnes de l’Éthiopie sombrent dans la folie pour continuer à
vivre. La démence apparaît comme le seul exutoire possible aux atrocités permanentes
et c’est à travers la recréation du mythe, aussi démentielle soit-elle, qu’ils se libèrent
des chaînes de ce monde et puisent ainsi la force de résister.
Conclusion
15 Figure emblématique de la résistance, Ngandu écrit tout haut ce que bon nombre
pensent tout bas et sa plume n’en finit pas de résonner pour dénoncer les souffrances
d’un peuple décimé par la violence. S’il fait de la folie et de l’indicible une gageure
esthétique dans son œuvre, c’est parce qu’il ne veut pas laisser les victimes anonymes
tomber dans l’oubli. Ce refus de laisser bafouer sa liberté d’expression par un régime
autoritaire, il l’a payé au prix suprême de l’exil et, c’est à travers son œuvre qu’il retisse
les liens avec le Congo-Zaïre qui l’a vu naître. L’écrivain Antoine Tshitungu dit de lui
qu’il est le :
[h]érault d’un peuple supplicié titubant dans la souffrance, il s’est voulu aussi unelampe pour son peuple. L’écriture chevillée au corps, il en a fait le symbole d’unerésistance, de la rage de proclamer la vérité face aux censeurs. De la descente auxenfers du peuple congolais, il est le mémorialiste sublime, le chroniqueurimplacable. Sa description des réalités kafkaïennes du système Mobutu n’a pasd’égal. Ses mots forgés dans les entrailles de nuits soumises à l’agonie sans fin des« étoiles écrasées » furent des repères pour toute une génération déboussolée etsacrifiée. (Tshitungu 2007 : § 3)
16 Écrire pour combattre l’oubli ; écrire pour se libérer symboliquement des camisoles
imposées à l’être par un régime dictatorial qui étouffe en son sein jusqu’à la dernière
étincelle de vie ; refuser de devenir la marionnette d’un système qui broie l’homme
dans tout ce qu’il a de singulier sont autant de fonctions que Ngandu assigne à
l’écriture dont il exploite la dimension cathartique. Il s’agit pour l’auteur de trouver les
mots pour dire l’indicible, la souffrance et la folie qui en résultent et ce, pour pallier
l’aliénation de l’être et trouver une alternative à la démence.
Itinéraires, 2019-1 | 2019
134
BIBLIOGRAPHIE
Adu-Gyamfi, Yaw, 2002, « Orality in Wrtiting: Its Cultural and Political Significance in Wole
Soyinka’s Ogun Abibiman », Research in African Literatures, vol. 33, no 3, p. 104-124.
Beaucamp, Joëlle, Briquel-Chatonnet, Françoise et Robin, Julien, 2011, Juifs et chrétiens en Arabie
aux Ve et VIe siècle : regards croisés sur les sources, Paris, ACHCByz.
Brunel, Pierre, 1992, Mythocritique, Paris, PUF.
Bokanowski, Thierry, 2010, « Du traumatisme au trauma : les déclinaisons cliniques du
traumatisme en psychanalyse », Psychologie clinique et projective, vol. 16, no 1, p. 9-27, [En ligne],
https://www.cairn.info/revue-psychologie-clinique-et-projective-2010-1-page-9.html, consulté
le 16 juillet 2019.
DOI : 10.3917/pcp.016.0009
De Souza, Pascale, 2004, « Folie de l’écriture, écriture de la folie dans la littérature féminine des
Antilles françaises », Présences francophones, no 63, p. 130-144.
Di Rocco, Vincent, 2006, Qui est là ? : échecs de la symbolisation et symbolisation des échecs de la
symbolisation dans les problématiques psychotiques, Thèse de doctorat, Université Lyon 2, [En ligne],
http://theses.univ-lyon2.fr/documents/lyon2/2006/dirocco_v, consulté le 16 juillet 2019.
Fanon, Frantz, [1961] 2004, Les Damnés de la terre, Paris, La Découverte.
M’Boukou, Serge, 2007, « Mobutu, roi du Zaïre. Essai de socio-anthropologie politique à partir
d’une figure dictatoriale », Le Portique, [En ligne], https://journals.openedition.org/leportique/
1379, 6 décembre 2007, consulté le 16 juillet 2019.
Nijimbere, Béatrice, 2010, Le Narrateur multiple dans l’œuvre de Pius Ngandu Nkashama, thèse de
doctorat, Université de Limoges, [En ligne], http://aurore.unilim.fr/theses/nxdoc/default/
74c4a003-0246-460b-a900-352028176749/view_documents, consulté le 16 juillet 2019.
Riva, Silvia, Collin Fort (trad.), 2006, Nouvelle histoire de la littérature du Congo-Kinshasa, Paris,
L’Harmattan.
Thauvin-Chapot, Arielle, 1995, La folie dans les romans africains d’expression française : un
espace de désordre et de transgression, Thèse de doctorat, Université de Limoges.
Tcheuyap, Alexie, 1998, Esthétique et folie dans l’œuvre romanesque de Pius Ngandu Nkashama, Paris,
L’Harmattan.
Tshitungu, Antoine, 2007, « Pius Ngandu Nkashama : Un Monstre Sacré », La Libre, [En ligne,
archive], https://web.archive.org/web/20160408000124/http://feuillesvolantes.blogs.lalibre.be/
archive/2007/05/16/pius-ngandu-nkashama-un-monstre-sacre1.html, 15 mai 2007, consulté le
16 juillet 2019.
Dictionnaires
Larousse, dictionnaire de la langue française, https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais,
consulté le 16 juillet 2019.
Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, http://www.cnrtl.fr/definition/folie,
consulté le 16 juillet 2019.
Itinéraires, 2019-1 | 2019
135
Corpus
Ngandu Nkashama, Pius, 1991, Un jour de grand soleil sur les montagnes d’Éthiopie, Paris,
L’Harmattan [abrégé en Un jour…].
NOTES
1. L’on trouve, sur le site du CNRLT, de nombreuses définitions du terme folie. Si celle-ci
s’exprime dans l’œuvre, entre autres, comme un « trouble mental accompagné de
manifestations de violence », le portrait qu’en fait l’auteur invite le lecteur à interroger
sa conception de la folie en tant que « [c]onduite, comportement qui s’écarte de ce qui
serait raisonnable aux regards des normes sociales (dominantes ou propres à l’idéologie
du locuteur) et qui est considéré comme l’expression d’un trouble de l’esprit […] et/ou
d’un manque de sens moral, de bon sens ou de prudence ».
2. Les hôpitaux et les prisons sont des institutions qui, de manière plus ou moins
controversée, permettent aux États de maintenir une partie de ceux que la société
considère comme fous à l’écart de la communauté. Mais les individus ainsi marginalisés
ne souffrent pas nécessairement d’une pathologie mentale : la folie peut effectivement
prendre plusieurs formes, allant de l’originalité – comme le refus de respecter certaines
normes de vie en société (elle n’est, dans ce cas, pas obligatoirement d’ordre
pathologique) – à la pathologie mentale, comme par exemple, la psychopathie ou la
schizophrénie.
3. Le Larousse propose une définition du terme « démence » en tant
qu’« [a]ffaiblissement psychique profond, acquis et spontanément irréversible, qui se
manifeste par une diminution des fonctions intellectuelles avec troubles de la mémoire,
de l’attention et du jugement, un appauvrissement des fonctions symboliques (langage,
praxies, calcul) et une perte des critères de référence logiques, éthiques et sociaux.
(Une désorientation temporo-spatiale est fréquente. La démence a pour conséquence
de graves troubles du comportement.) ». Dans le roman de Ngandu, les personnages
sont soumis à une telle violence quotidienne qu’ils finissent par en perdre leurs
capacités de jugement. Quant aux « critères de référence logiques, éthiques et
sociaux », ils ont été radicalement invalidés par l’existence du régime dictatorial.
4. Si la psychose individuelle est un trouble d’ordre psychiatrique dont le malade n’a
pas conscience, la psychose collective est, quant à elle, « une obsession collective
provoquée par un traumatisme d’origine sociale ou politique » (Larousse). Dans le
roman, psychoses individuelles et collective se mêlent et permettent à l’auteur de
mettre au jour les effets dévastateurs que peuvent avoir les régimes autoritaires sur la
société et les individus.
5. Au sens médical, le trauma est, par définition, une lésion ou une blessure produite
par un impact. En psychanalyse, Thierry Bokanowski rappelle que « [l]’emploi du terme
“trauma” vient, aujourd’hui, le plus souvent désigner l’action négative et désorganisatrice
du “traumatisme”. Du fait de la blessure narcissique créée, laquelle entame les
capacités de figuration et de symbolisation du sujet, celle-ci peut alors le conduire
jusqu’à adopter des logiques de type négativantes (haine de soi) face aux sentiments de
désespoir, ou d’effondrement, qui l’animent » (§ 55). Ces deux définitions nous
Itinéraires, 2019-1 | 2019
136
semblent particulièrement révélatrices de ce qui se passe dans le roman de Pius
Ngandu Nkashama, que cela soit au plan de l’écriture ou au plan de l’intrigue : l’impact
des dérives autoritaristes produit effectivement une blessure qui va, comme nous le
verrons, jusqu’à se refléter dans la langue même, tandis que les personnages tentent en
vain de lutter contre les effets dévastateurs du traumatisme causé par le chaos
environnant.
6. Dans sa thèse qui porte sur le narrateur multiple dans l’œuvre de Pius Ngandu
Nkashama, Béatrice Nijimbere souligne la dimension hautement symbolique de la
destruction du Geramanja qui est le « symbole de l’humiliation pour les Baria ». Dans le
roman, les Zamatchs « détruisent le Geramanja : le signe de la puissance millénaire des
Seigneurs. Une divinité que rien ne pouvait détruire, ni les bourrasques, ni les cyclones.
L’image même de la gloire pour ceux qui avaient érigé des royaumes entiers sur le sang
de leurs enfants » (cité dans Nijimbere 2010 : 105).
7. Rappelons d’ailleurs que l’internement asilaire est un héritage colonial. Le premier
hôpital psychiatrique d’Afrique subsaharienne, Kissy Psychiatric Asylum, a
effectivement été fondé en 1820, en Sierra Leone, par les Britanniques.
8. Terme entendu ici au sens de la définition qu’en donne Le Larousse : « Ensemble des
manifestations d’une maladie et des effets morbides qu’elle entraîne. »
RÉSUMÉS
Au sein de gouvernements stables, différentes institutions publiques sont chargées de contenir la
folie dans les marges de la société. À l’aune de concepts normatifs, la folie serait ainsi le contraire
de la raison. Mais lorsque c’est l’État lui-même qui génère la psychose, où se trouve la frontière
entre folie et raison ? Face à la dictature, les individus tentent en vain de rationaliser l’horreur et
l’indicible. En proie au chaos du monde, certains sombrent alors dans la démence. L’écrivain
congolais Pius Ngandu Nkashama a choisi de dénoncer la tyrannie par l’intermédiaire d’une
esthétique de la folie qui semble être seule à même de véhiculer l’ampleur des drames vécus par
des milliers d’Africains. Il s’agira, dans le cadre de cet article, de mettre au jour les différents
visages que revêt la folie au sein de son roman Un jour de grand soleil sur les montagnes de l’Éthiopie.
In stable governments, different public institutions are responsible for containing madness on
the margins of society. In the light of normative concepts, madness would be the opposite of
reason. However, when the State itself is the source of psychosis, where does the border between
madness and reason lie? Living under a dictatorship, individuals are trying in vain to rationalize
the horror and the unspeakable. Fighting the chaos of the world, some then sink into dementia.
The Congolese writer Pius Ngandu Nkashama has chosen to denounce tyranny through an
aesthetic of madness that seems to be the only way to convey the magnitude of the tragedies
experienced by thousands of Africans. In this article, I will bring to light the different faces of
madness in his novel Un jour de grand soleil sur les montagnes de l’Éthiopie.
Itinéraires, 2019-1 | 2019
137
INDEX
Mots-clés : guerre, folie, esthétique, Afrique, trauma, Ngandu Nkashama (Pius)
Keywords : war, madness, aesthetic, Africa, trauma, Ngandu Nkashama (Pius)
AUTEUR
AURÉLIA MOUZET
University of Arizona
Itinéraires, 2019-1 | 2019
138
Le visage de l’autre comme écotonedans Tout ce qu’on ne te dira pas,Mongo de Dany LaferrièreThe Face of the Other as Ecotone in Tout ce qu’on ne te dira pas, Mongo
(Everything they won’t tell you, Mongo) by Dany Laferrière
Emmanuel Mbégane Ndour
« Nous qui avec tant d’impatience rassemblons
ces moi disjoints…
acharnés à contenir la part inquiète de chaque
corps
dans cette obscurité difficile de nous. »
Édouard Glissant, La Case du commandeur
Introduction
1 Le contexte d’« instabilité » politique et économique dans lequel nous vivons
aujourd’hui à l’ère de la mondialisation est aussi marqué par la montée des
nationalismes et des discours xénophobes dans la plupart des pays qui sont confrontés
à l’Autre perçu comme problématique dans sa version la plus prosaïque et la plus
dégradante, c’est-à-dire l’Autre vecteur de crises, d’instabilité et de transformation des
identités nationales. C’est ainsi que le traitement politique de ce que l’on appelle (dans
une ambiguïté lexicale surprenante) la « crise des migrants », « la crise des réfugiés »
ou encore « la crise des sans-papiers », se résume globalement à des politiques qui se
réduisent de plus en plus au renforcement ou à la fermeture des frontières. Dans les
territoires nationaux 1 (l’emploi ici du mot n’est pas anodin : le territoire est souvent
perçu par les nationaux comme un espace fermé devant être protégé dans son intégrité
politique, sociale et culturelle alors qu’il peut aussi être un lieu fragmentaire,
susceptible d’être déterritorialisé), la réaction générale se définit par une tension de
plus en plus grande entre des élans de solidarité et d’accueil de l’Autre, d’une part, et la
Itinéraires, 2019-1 | 2019
139
montée du racisme et de la xénophobie, d’autre part, qui se traduit souvent par la
montée des partis d’extrême droite et par l’élection de personnages politiques au
discours radical. La conclusion provisoire que l’on pourrait tirer de cette situation est
que ce à quoi nous assistons aujourd’hui dans un monde de plus en plus globalisé, c’est
à une fragmentation des espaces nationaux qui traduit une crise de l’universalisme, une
incapacité à penser l’humanité comme un tout. La crise réelle dont il s’agit est une crise
de la fraternité.
2 Dans ce contexte délétère, l’écrivain québécois d’origine haïtienne Dany Laferrière
publie en 2015 un roman intitulé Tout ce qu’on ne te dira pas, Mongo2 pour participer au
débat sur les valeurs du Québec initié par la femme politique québécoise Pauline Marois
qui s’inspirait de la politique et du discours du président français de l’époque Nicolas
Sarkozy. Tout ce qu’on ne te dira pas, Mongo raconte l’histoire d’un jeune immigré
(Mongo) d’origine camerounaise qui rencontre, dans une rue de Montréal, le
personnage de Dany Laferrière qui lui donne des conseils sur les codes de la société
québécoise pour qu’il puisse s’approprier son nouveau lieu sans heurts. Le roman se
présente donc du point de vue axiologique comme lieu de formation de valeurs, du
point de vue esthétique (au sens de Jacques Rancière) comme une tentative de l’auteur
de créer un espace partagé à travers la « construction d’un monde sensible commun »
(Rancière 2000 : 66) et dans son écriture composite posée comme lieu paratopique qui
figure le dédoublement entre l’auteur et l’univers de l’œuvre où convergent et se
reconstruisent les identités individuelles (y compris l’éthos de l’auteur) et collectives.
3 Ma proposition est que le roman de Laferrière constitue dans sa narration et dans son
écriture un écotone, un « lieu de rencontre entre deux communautés engagées dans un
processus de créolisation et de germination pour former une nouvelle communauté »
(Écotones 4, 2018), de nouvelles identités relationnelles. L’écotone est un espace de
circulation qui peut également être perçu, selon Florence Krall, comme un théâtre de
« conflits, de renouvellement entre plusieurs communautés » (Écotones 3, 2017).
Cependant, ce qui se joue dans cet espace (tiers), c’est l’unidualité3 comme schéma de
perception et de construction des relations sociales. L’enjeu de l’espace écotonique
réside aussi dans l’hétéronomie, l’éthique de la responsabilité, la relation de
transparence et d’opacité, la fluidité et l’instabilité des appartenances dans la
redéfinition des structures d’imaginaires et des identités individuelles et collectives.
Enfin, il s’agit d’un pari sur une écriture composite et paratopique qui met en scène la
relation d’altérité par la figure dédoublée de l’auteur face à l’œuvre et le jeu de
(re)construction des identités individuelles et collectives.
4 L’objectif de cet article est d’étudier le potentiel axiologique de la notion d’éthique du
visage conçue comme écotone et d’explorer l’esthétique littéraire et linguistique à
l’œuvre dans le texte de Laferrière. Cette esthétique est à envisager dans ses
dimensions composite et paratopique en tant que lieu de refondation des identités
individuelles et collectives.
5 Il s’agit donc dans un premier temps de voir comment Laferrière met en branle la
question de la singularité du visage – du Soi et de l’Autre – dans le roman pour
construire une « zone de contact », pour employer la formule de Mary Louise Pratt
(1991), d’où sortiront des convergences de valeurs. Dans un deuxième temps, nous
examinerons la manière dont s’articule la dialectique de l’Un et de l’Autre dans une
écriture conçue comme tout ce qui peut « donner lieu à une inscription et à une
interprétation » (Moulenda 2016 : 11). Dans ce double mouvement, nous analyserons
Itinéraires, 2019-1 | 2019
140
aussi le traitement, dans l’écriture du roman, des interrogations identitaires
individuelles et collectives qui ont pour but de construire un lieu commun où s’élabore
une nouvelle communauté composite.
Pour une convergence axiologique
6 L’esthétique de Laferrière dans Tout ce qu’on ne te dira pas, Mongo s’inscrit en faux par
rapport à la conception et à la représentation dominante de l’altérité dans le monde
occidental.
En Occident, toute approche de l’Autre passe par un appareil métaphysique qui,depuis Platon, enferme cette problématique dans un cercle vicieux : impossible deparler de l’Autre sans, en même temps, le restreindre dans les limites d’unereprésentation qui l’instrumentalise. Une représentation qui fait de lui en sommel’objet d’une manipulation. Les différentes philosophies qui sous-tendent lareprésentation de l’Autre dans l’ensemble des disciplines du savoir en Occidentpartagent un trait commun, celui d’assujettir son altérité au Même. (Durante 1997 :3)
Aujourd’hui, ce constat d’opposition entre alter et ego dans de nombreux pays
occidentaux est aggravé par la réduction du clivage entre des civilisations, des cultures
et des populations non pas par une démarche d’ouverture et d’adhésion mais par une
volonté d’assimilation de l’autre ou par une réaction de rejet.
7 Tout ce qu’on ne te dira pas, Mongo semble déployer une autre vision du monde qui
s’appuie sur la philosophie de l’éthique du visage d’Emmanuel Levinas qui tente de
sortir les relations interpersonnelles de la logique binaire du sujet d’un côté et de
l’objet de l’autre. Pour Levinas, « [l]e visage est un geste d’expression qui est à la fois
manière de se situer à l’égard du monde, et manière de parler à Autrui, de lui exprimer
dans l’ouverture de la lumière l’intériorité de la conscience » (cité dans Misrahi 1999 :
96). Ce qui sous-tend cette nouvelle relation, c’est la responsabilité que l’on a vis-à-vis
de l’Autre comme fondement de notre subjectivité. L’approche du visage d’autrui se fait
également chez Levinas dans une perspective non symétrique qui engage une
responsabilité première. L’éthique du visage permet donc de construire le schéma
d’une relation vertueuse dans des contextes d’immigration. L’intersubjectivité entre
l’autre (le sujet migrant) et les populations des pays d’accueil se réalise ainsi dans
l’unidualité, la fluidité du regard qui prend en charge la singularité et la complexité de
l’autre, l’hétéronomie qui institue la responsabilité d’un rapport avec l’autre pour
construire un espace commun. Ce rapport renouvelé s’établit dans une relation
écotonique où l’altérité devient le tissu référentiel d’un monde partagé.
8 Dans le roman de Laferrière, le schéma de représentation de l’Un et de l’Autre se réalise
dans la représentation du Québec et de Haïti dans la singularité de leur histoire.
Pourtant la convocation de ces deux lieux aux trajectoires différentes dans une
narration et dans un espace textuel communs (le roman de Laferrière, en l’occurrence),
a aussi pour raison la volonté de mettre en évidence une convergence d’expériences
quant à la situation coloniale du Québec et de Haïti et à la place de la langue française
pour l’un et de l’anglais pour l’autre : « Je viens d’un pays où l’on s’est battu longtemps
contre l’hégémonie de la langue française. Tout ce qu’on dit de l’anglais ici, je l’ai
entendu là-bas à propos du français » (Mongo : 23). Les déictiques ici et là-bas
structurent le schéma d’un écotone où l’Un et l’Autre s’inscrivent dans une
communauté d’expériences et de destins face à la situation coloniale et postcoloniale.
Itinéraires, 2019-1 | 2019
141
Cet écosystème nouveau prend les allures d’un paradigme non réductif selon lequel
« autrui n’est ni un objet dans le champ de ma perception, ni un sujet qui me perçoit,
c’est d’abord une structure du champ perceptif, sans laquelle ce champ dans son
ensemble ne fonctionnerait pas comme il le fait » (Deleuze 1969 : 356-357). Ce champ
perceptif situe le personnage de Laferrière dans un rapport de double appartenance au
Québec et à Haïti mais aussi dans la symbolique d’« une manière d’être au monde
nouvelle qui associe la mobilité et la multilocalité » (Agier 2018). Le nouveau visage du
personnage de Laferrière se construit sur une éthique nouvelle. Il ne se pose ni comme
sujet ni comme objet mais comme figure multiple, ouverte à la formation d’une nouvelle
communauté.
9 D’autre part, la singularité de l’Un et de l’Autre se manifeste dans le roman à travers
l’évocation de deux figures d’extériorité par rapport à Mongo : Pierre Eliot Trudeau et
René Lévesque, deux hommes politiques marquants de l’histoire du Québec, (mais
aussi) deux personnalités antagonistes sur le terrain politique : l’un symbolisant « le
patricien arrogant » et l’autre « l’enfant chéri du peuple » (Mongo : 82). Cette dualité
s’estompe cependant dans une fraternité qui fait préséance, dont témoigne à nouveau
Laferrière :
C’était fascinant, surtout quand les visages (de Trudeau et Lévesque) sesuperposaient pour ne faire qu’un […] L’un, premier ministre du Québec ; l’autre, duCanada… Tous deux fils du Québec. […] On ne peut pas trouver deux hommes aussidissemblables, et d’une certaine manière aussi proches. (Mongo : 81-82)
Cette structure d’altérité domestique témoigne de la disposition de la société d’accueil,
selon Laferrière, à jouer pleinement son rôle dans la construction de sa relation sociale
avec le sujet migrant. C’est également pour Mongo une invitation à concevoir
l’unidualité comme base d’une interrelation et d’une intersubjectivité nécessaires pour
construire un espace commun avec le Québec. Une nouvelle éthique du visage qui
repose sur l’unité-diversité du sujet lui est proposée comme modalité d’appropriation
et d’appartenance au pays d’accueil.
10 Ce double schéma qui établit le face-à-face entre Mongo, Trudeau et Lévesque, d’une
part et entre Trudeau et Lévesque, de l’autre, suggère l’établissement d’une relation
sociale fondée sur l’hétéronomie de la part du sujet migrant. Celui-ci est invité à forger
une perception de Soi et de l’Autre fondée sur la fluidité du regard pour construire un
nouvel écotone. Laferrière situe la dualité de Trudeau et Lévesque dans une filiation
biblique tout en déjouant la tentation d’une lecture binaire dans cette relation de
fraternité paradoxale : « Certains ont vu une similitude avec la première scène
d’affrontement de deux frères relatée dans la Bible : celle de Caïn et Abel. Le doux serait
Lévesque et le cynique Trudeau. La réalité est, comme toujours, plus complexe »
(Mongo : 83). Laferrière préconise donc de se situer aux intersections pourvoyeuses de
perspectives multiples et de complexité. Le schéma antithétique que présente l’image
des deux hommes politiques du Québec se résout dans une unidualité dont témoignent
leurs tempéraments :
Lévesque par une certaine humanité. Trudeau, par une animalité certaine. Lévesquevous enveloppe. Trudeau vous étouffe. Mais les deux vous gardent dans leurs bras.Ils chassent différemment. Si Trudeau capture un cœur pour jouer (un serial killer),Lévesque préfère s’y installer à demeure (un serial lover). On aime Lévesque pour sesmains qui s’agitent comme des oiseaux autour de son visage quand il parle. Onadmire Trudeau pour ce côté sportif, insolent, moderne. (Mongo : 83)
La réconciliation de ces deux figures politiques du Québec suggère par la métaphore les
tracés dans lesquels le sujet migrant – Mongo en l’occurrence – doit s’inscrire pour se
Itinéraires, 2019-1 | 2019
142
forger une perception sans clivage et participer à la construction d’une nouvelle
communauté. L’intention d’accueil et d’intégration se réalise ainsi dans l’invitation à la
fluidité du champ perspectif deleuzien. La singularité du visage de l’Un et de l’Autre se
définit non pas dans le schéma d’une opposition binaire entre « je » et l’« autre » mais
par la reconstitution d’un espace de confluence et de remembrement de valeurs pour
former une nouvelle communauté.
Pour une grammaire commune
11 Dans Tout ce qu’on ne te dira pas, Mongo, la construction d’un écotone se réalise
également à travers l’écriture conçue elle-même comme un lieu de rencontre où le
signe linguistique et le langage confluent pour l’avènement du sens. Dans le roman,
celui-ci s’élabore d’abord par le paratexte conçu comme « seuils » du texte pour
emprunter le terme de Genette4, ou encore comme « mode d’emploi textuel ». Le titre
du roman (Tout ce qu’on ne te dira pas, Mongo), constitue donc une porte d’entrée du
roman qui introduit un schéma d’opacité et de transparence puisqu’il met en évidence
l’existence de codes sociaux propres à toute collectivité et que les nouveaux venus
ignorent. La société québécoise n’échappe pas à cette règle. Pour Laferrière, il s’agit de
doter le sujet migrant d’outils d’intelligibilité de la société d’accueil. Cela se fait d’abord
par une redéfinition nécessaire de l’exil et des situations qu’elle implique. Pour
l’auteur :
L’exil, […] c’est quitter l’île. L’ex-île. Partir sans pouvoir rien emporter avec soi.Peut-être ses coutumes, ses dieux, ses habitudes, son art de vivre, en somme, maison découvre vite que tout cela ne vaut pas grand-chose ailleurs. Les autres ont aussileurs coutumes auxquelles ils tiennent. (Mongo : 133)
Cette invitation à relativiser l’universalité de sa culture n’est pas une incitation à se
replier sur soi-même, mais plutôt la formation par le langage d’un regard tourné vers le
divers du monde. Il s’agit aussi de se déprendre de soi et d’une conception exclusiviste
de sa culture, car « l’exil nous apprend que la perte, le manque et la distance sont au
fondement même de toute appartenance, que le “chez-soi” est toujours provisionnel »
(Zecchini 2010 : 57). Ainsi advient un sens nouveau porté par un langage dont la
dimension poétique est « la dimension à la fois créatrice et critique qui permet
l’émergence de nouveaux mondes possibles » (Thomasset 2005 : 529). L’écotone
provisoire survient dans l’expérience de soi et du monde à travers le langage de l’exil.
12 À la dé-construction sémantique du langage de l’« ex-île » succède une démarche
didactique, car pour Laferrière :
l’exil est la plus grande école de conduite. On devrait envoyer tous les enfants faireun stage à l’école de l’exil. À ce jour, seuls les damnés de la terre semblentbénéficier de ce cours magistral. Dans cette obligation d’observer attentivementl’autre, on se découvre parfois. En analysant ainsi chacun de ses gestes, cela prendun temps avant de voir qu’on était en face d’un miroir. (Mongo : 77)
L’exil géographique mène à l’exil intérieur, car l’on redécouvre que s’ouvrir au monde
de l’autre c’est aussi s’ouvrir à son propre monde, que l’exil nous ouvre à des voies
hétérotopiques (au sens de Foucault) où l’on tente de réaliser l’impossible coïncidence5
avec soi-même. Il accrédite ainsi l’hétéronomie comme mode didactique dual pour la
connaissance de l’homme et du monde. L’écriture de l’ex-île permet à Laferrière de
construire un nouvel espace de rencontre dont le sens s’élabore dans la relation
intriquée entre l’univers intime et le monde extérieur, entre l’intimité du soi et le
Itinéraires, 2019-1 | 2019
143
visage de l’autre. L’écotone se dessine, dès lors, à travers cette double expérience du
dedans et du dehors contre tout solipsisme de l’un et de l’autre.
13 Le partage d’expériences ou la transmission culturelle entre Laferrière et Mongo se fait
ensuite par la mise en garde de ce dernier contre tout jugement prématuré : « Ne vous
méprenez pas, il y a ici aussi des Montréalais curieux et passionnés. Ce sont des gens
qui ne se dévoilent pas facilement » (Mongo : 8). L’affirmation de la complexité des
membres de la société d’accueil est une manière d’établir un paradigme qui doit faire
préséance aux interrelations entre les Montréalais et Mongo : la nécessité de prendre le
temps de saisir l’autre dans sa singularité et dans sa complexité pour envisager ensuite
un lieu de rencontre de la communauté reconstituée. L’auteur appelle à un
remaniement des a priori de Mongo et ceux de tout sujet migrant pour leur substituer
une patience et une prudence davantage propices à la con-naissance de l’autre. Dès
lors, la complexité se pose dans le roman comme paradigme d’une éthique de l’autre
dans la découverte de son visage authentique.
14 Par ailleurs, la formulation du titre du roman semble suggérer la possibilité d’en
renverser le schéma unidirectionnel : Tout ce qu’on ne te dira pas, Mongo permet
d’envisager, dans un parallélisme des formes, tout ce que Mongo ne dira pas (au
Québec). Catherine (l’amie montréalaise de Mongo) décide de faire son mémoire de
maîtrise sur Mongo parce que, dit-elle, c’est « toujours intéressant, un sujet vivant »
(Mongo : 156), ignorant que « de l’autre en tant que tel, il n’y a peut-être rien à dire »
(Mangeon 2008 : 73) selon la formule qu’Anthony Mangeon attribue à Bernard Mouralis.
Malgré la maladresse de la formulation de Catherine, celle-ci constitue une tentative de
relation pour une meilleure connaissance de l’autre. Le projet de cette dernière de faire
de Mongo un sujet d’étude est, pour Laferrière, une provocation préventive pour éviter
l’incongruité d’un amour teinté d’ethnologie. Pour l’auteur, il s’agit aussi de proposer le
cadre d’un écotone où l’autre est perçu « comme subjectivité alternative ou comme
subjectivation altérante » (Mangeon 2004 : 872), c’est-à-dire comme alter ego, porteur
d’un imaginaire neuf. Ce qui se joue finalement dans ces interrelations, c’est aussi
l’apprentissage et la découverte de la société d’accueil du sujet migrant pour que dans
la relation de l’un et de l’autre se réalise l’écotone comme lieu de rencontre de la
nouvelle communauté. C’est aussi dans ce cadre de réciprocité des échanges qui
changent l’imaginaire de soi et de l’autre que peut se réaliser la refondation des
identités individuelles et collectives.
15 La lecture paratextuelle du titre du roman permet également d’envisager Mongo
comme l’alter ego de Laferrière confronté malgré l’ancienneté de son immigration à ce
que la société québécoise n’a pas fini de lui dire. « Si je suis revenu sur mes pas, c’est
pour te croiser en chemin » (Mongo : 158), dit-il à Mongo pour souligner que le chemin
de l’immigration est une longue aventure faite d’apprentissage permanent,
d’incessantes découvertes, de transparence, d’opacité et de rebours pour rencontrer
l’altérité de son propre visage.
16 De plus, l’autre visage de Mongo pourrait être celui de l’écrivain camerounais que
Laferrière pose également comme « subjectivité alternative ». Mongo Beti dont
l’identifiction de Laferrière sonne comme un hommage à ce que François Noudelmann
appelle des airs de famille pour « la qualité de sa langue, son ton calme et réfléchi »
(Mongo : 7) participe de ce que l’on pourrait appeler avec Patrick Chamoiseau « l’arbre
relationnel » de Laferrière. François Noudelmann parle encore d’« affinités » et
Chamoiseau (2013) des « fraternités littéraires » pour désigner le mouvement dans
Itinéraires, 2019-1 | 2019
144
lequel se forment de nouvelles structures d’imaginaires, l’écotone témoin de la
rencontre entre l’Afrique et les Antilles, Mongo Beti et Laferrière, pour dire
l’avènement des nouvelles identités relationnelles fondées sur une éthique du visage.
17 Par ailleurs, cette démarche de com-préhension se réalise dans le cadre d’une éthique
de la responsabilité. Les rapports interpersonnels se fondent également sur le désir de
se connaître de l’un et de l’autre. Confronté à l’altérité de son propre visage sur une
photo de jeunesse, Laferrière conjure « l’angoisse d’être vu » (Mongo : 132) par une
démarche de responsabilité : ne pas se soustraire à l’expérience de l’autre mais plutôt
saisir l’opportunité d’une relation féconde6. « Un visage qui ne connaît pas la lumière
artificielle, qui n’a été vu que par des yeux nus de gens qui se plaçaient en face de moi.
Il fallait s’approcher de moi si on voulait me regarder. Alors, j’ai pu aussi voir ceux qui
m’ont vu » (Mongo : 132). C’est dans cette réciprocité que se réalise le miracle
lévinassien de la présence de l’autre, dans l’épiphanie des hétéronomies multiples qui
construisent l’espace écotonique à partager.
18 La couverture du roman de Dany Laferrière constitue également une voie d’accès à
l’œuvre. Celle-ci montre le portrait de l’auteur le dos tourné, peut-être pour reprendre
le chemin énigmatique du retour vers son passé d’immigré, d’où la rencontre avec
Mongo. Puisque le paratexte se définit comme seuil du texte, l’image de Laferrière sur
la page de couverture semble renvoyer au texte pour y découvrir l’autre visage de
l’auteur : le visage inaccessible de l’image se dévoilant dans le texte. Ce schéma
d’opacité et de transparence (Glissant) est repris dans une mise en abyme entre les
notes pseudo-confidentielles du carnet noir du personnage de Laferrière et le récit
destiné à Mongo et aux autres destinataires du texte romanesque. « Ce carnet abrite
mes pensées secrètes, celles que je n’ai pas envie de balancer au visage des gens »
(Mongo : 70), écrit Laferrière pour justifier cette disposition typographique qui opère la
distribution du récit. Ce procédé d’enchâssement, marqué par le retrait typographique
du texte, fait des destinataires des « pensées secrètes » de Laferrière, l’alter ego de
Mongo, tout sujet migrant, tout lecteur du roman, les cofondateurs d’un nouvel
écotone qui transgresse la frontière entre le réel et la fiction. Laferrière brise la
« frontière mouvante mais sacrée entre deux mondes : celui où l’on raconte, celui que
l’on raconte », pour reprendre les mots de Genette cités par Greisch (2001 : 180). Ce
schéma métaleptique reconstitue un nouvel espace de rencontre qui situe l’expérience
migratoire dans l’univers recomposé du réel et de la fiction. La lecture du paratexte de
la page de couverture du roman suggère donc, dans l’esthétique de Laferrière, une
invention ou une réinvention du réel ou la « reconstruction d’un monde sensible
partagé » selon la formule de Rancière. L’effacement de la frontière entre
l’extradiégétique et le diégétique dans Tout ce qu’on ne te dira pas, Mongo réalise la
dynamique où doit se construire la nouvelle communauté : l’écotone où le visage de
Mongo et celui du Québec reconstituent de nouvelles structures d’imaginaires.
Une écriture (et) des identités composites
19 Au-delà des seuils du texte, le texte lui-même. Dans Tout ce qu’on ne te dira pas, Mongo,
celui-ci donne à voir ce qui dans l’écriture représente l’un et l’autre par la métaphore
du schéma binaire que Laferrière présente dès le début du roman : « Voici l’état des
choses au moment de mon arrivée à Montréal. À l’époque, le monde était à mes yeux
composé de deux univers distincts : le Nord et le Sud. Haïti se trouvant au sud et le
Itinéraires, 2019-1 | 2019
145
Québec au nord » (Mongo : 13). Cette configuration géographique est relayée par une
écriture composite faite d’une langue française propre à l’écrivain et de québécismes,
tous deux reconfigurés dans une structure nouvelle qui rappelle le créole de Haïti. Un
exemple de québécisme à propos de Catherine : « C’est qu’elle vient de tomber en amour
», écrit Laferrière (Mongo : 177). La formule « tomber en amour », traduction littérale
de l’anglais (to fall in love) que l’on emploie dans le français québécois, se retrouve sous
la plume de l’écrivain élu à l’Académie française qui définit sa langue comme de
l’anglais mal traduit. C’est là qu’apparaît la dimension composite de cette langue aux
racines multiples qui, en constituant un lieu de rencontre, dit ce qu’elle fait : dessiner
l’écotone textuel d’une nouvelle communauté composée d’origines diverses :
d’Africains, d’Haïtiens, de Québécois et de bien d’autres.
20 L’écriture de Laferrière est une écriture qui établit des « zones de contact », là où se
reforment les identités individuelles et collectives. Celles-ci se constituent dans
l’ailleurs : le Québec pour Mongo, la Floride pour Laferrière, lieux écotoniques où le
visage de l’autre se révèle être l’altérité de son propre visage. « Ma vie est cousue de là-
bas. J’ai toujours voulu aller là-bas pour voir si j’y étais. Et, bien sûr, il m’arrive de me
croiser dans un café en train de lire une nouvelle de Borges. C’est ainsi que j’ai su que
c’était moi » (Mongo : 134-135). Cette altérité du même situé dans un autre lieu dédouble
la « non-coïncidence » (Sartre) de soi à soi chez Laferrière et renforce l’acuité du regard
sur lui-même. Ce déplacement géographique est également un déplacement temporel :
Laferrière, l’écrivain d’aujourd’hui, c’est Mongo l’immigré d’hier. L’on entre ainsi dans
le schéma de la récursivité des identités qui miment le tracé des écotones d’où doivent
s’établir les contacts entre l’altérité de son propre visage et celle du visage de l’autre.
21 L’écriture du roman est encore un « être singulier qui (s’)écrit » selon Gallinari.
Instance paratopique, « cette créature para-graphique est située dans une temporalité
particulière établie par des exigences scripturales » (Gallinari 2009 : 4). Celle-ci est
intrinsèque à l’œuvre qui oscille d’un côté entre l’histoire du Québec et celle de
Laferrière dans son expérience migratoire et de l’autre, la période contemporaine où la
sociologie du Québec change de visage avec l’arrivée de migrants. L’écriture elle, tente
de réaliser un autre impossible : celui de définir la place de l’auteur dans son champ
discursif et dans la société.
Elle est dès lors caractérisée […] par des « petits moments » existentiels consacrésau « faire artistique » et marqués par des activités de création, telles que(indépendamment des époques) prendre des notes dans les espaces de relationsociale, effectuer des recherches, lancer des discussions, oser des expérimentations,observer des comportements, inscrire les traces des êtres et des choses, enregistrerdes rêves et fantaisies, penser l’œuvre, etc. – ou, simplement, écrire en fonction desparamètres esthétiques-culturels caractéristiques de moments historiquesdiversifiés. (Gallinari 2009 : 4-5)
Ces activités (la sortie au café où Laferrière prend des notes dans son carnet noir, où
Mongo le retrouve pour discuter avec lui ; les chroniques à la radio pour parler de
questions liées à l’actualité québécoise et mondiale) constituent la réalisation d’une
écriture paratopique dans une période (d’incertitude voire d’inquiétude) où la question
migratoire occupe toutes les instances sociopolitiques. Surtout, elle advient à
l’instigation d’un auteur (Laferrière) soucieux de prendre part au débat actuel sur
l’immigration au Québec mais aussi de « construire le territoire de son œuvre »
(Maingueneau 2004 : 85) par un discours constituant à travers lequel il redessine les
multiples facettes de son identité. L’écriture devient ainsi l’écotone où confluent
l’auteur et l’univers de son œuvre, dans une relation paradoxale où celui-ci redécouvre à
Itinéraires, 2019-1 | 2019
146
travers elle l’altérité de son propre visage et tente de reconstruire les différentes
facettes de son identité et celle de la société. Ainsi, Laferrière s’exprime dans ces
termes :Je crois avoir fait un petit livre assez spontané où j’ai laissé mes expériencesremonter tranquillement à la surface. J’ai noté chaque idée ou image qui m’atraversé l’esprit. Juste des notes qui pourront aider, j’espère, un jeune homme quivient d’arriver à Montréal. Les gens qui n’ont jamais quitté leur pays ne peuventsavoir ce qu’il coûte de se retrouver dans un jeu dont on ignore les règles. (Mongo :191)
Au « faire artistique » s’adjoint la volonté pour l’auteur de construire « le territoire de
son œuvre » à travers une anamnèse tranquille. Son écriture prend en charge à la fois
les possibles préoccupations de tout sujet migrant – aussi celle de Mongo, son alter
ego – mais s’attache également à informer la société d’accueil sur les difficultés et les
douleurs de l’exil. Ainsi se forme l’écotone dans une triangulation paratopique
(Laferrière, son œuvre et la société) où s’élaborent les nouvelles identités individuelles
et collectives. À la question de savoir pourquoi il a écrit le roman, Laferrière répond :
« pour tenter de mieux connaître ce monde agité qui m’entoure, mais surtout que ça
me donne la possibilité d’écrire » (Mongo: 191). Ainsi se construit l’ethos de l’écrivain à
travers « l’ethos de la littérature comme appréhension, arpentage et lecture
différenciée du monde » (Berrouët-Oriol 2013).
22 L’autre visage de lui-même se révèle aussi dans son identité d’écrivain. Celle-ci n’est pas
révélée a priori ; son accès se fait de manière non immédiate. Pour marquer ce schéma
de transparence et d’opacité, Laferrière situe l’accès au visage de l’écrivain dans les
confidences du carnet noir :
La vie d’un écrivain se résume à ce mélange d’encre et de sang. Un jour, c’est un peude sang dans beaucoup d’encre, et le jour suivant c’est un peu d’encre dansbeaucoup de sang. Un sang d’encre. Donc un seul conseil, si jamais tu ne te dérobespas face à ce destin d’écrivain que je pressens : n’écoute pas les sirènes du passé quite promettent souvent un confort identitaire. Cherche plutôt à te mettre en dangeren prenant un chemin inédit. (Mongo : 158)
Le visage de l’un et de l’autre se retrouvent dans la métaphore du sang d’encre, dans
l’unidualité du sujet migrant dont l’identité prend les chemins inédits des écotones aux
apports composites. Le visage de l’un et de l’autre, celui de Mongo et de Laferrière se
réalisent dans une hétéronomie qui est fonction d’un champ perceptif nouveau : lieu de
rencontre et de germination pour que les questions migratoires se résorbent dans des
fraternités relationnelles.
Conclusion
23 Tout ce qu’on ne te dira pas, Mongo propose une manière d’appréhender ce qui semble
être la question majeure de ce début de XXIe siècle : la question migratoire et ce qu’elle
révèle de « notre impossibilité à envisager l’unité-diversité, les solidarités
conflictuelles, les ruptures qui rassemblent, les écarts convergents : une complexité que
seule l’idée d’une mise en Relation peut nous aider à fréquenter » (Chamoiseau 2013 :
15).
24 Le roman, par le biais de la double appartenance, déploie une structure du champ
perceptif susceptible de révéler la possibilité de construire un espace de convergence
d’identités. Par la convocation de personnages représentant des personnalités
politiques québécoises, Laferrière pose l’unidualité et l’hétéronomie comme
Itinéraires, 2019-1 | 2019
147
fondements d’une éthique nouvelle et d’une subjectivité nécessaire pour construire une
nouvelle communauté.
25 Par ailleurs, l’écriture du roman pose le paratexte comme seuil du texte permettant des
inférences lectoriales du titre et de la page de couverture du roman pour doter le sujet
migrant – Mongo – et le Québec, sa société d’accueil, d’outils de compréhension
mutuelle et de construction d’un lieu commun. Ces outils qui ont pour nom :
relativisme, subjectivités alternatives, responsabilité et transgression de la frontière
entre le réel et la fiction, s’avèrent nécessaires à l’édification d’une éthique du visage
permettant la rencontre avec soi et avec l’autre. Celle-ci est également orchestrée au
cœur d’un lieu paratopique – l’écriture – où confluent l’auteur et son univers
romanesque pour reformuler les identités multiples de l’écrivain et de la société qu’il
évoque.
26 Enfin, Tout ce qu’on ne te dira pas, Mongo mobilise une langue composite qui établit des
« zones de contact » entre le visage de l’un et de l’autre, celui de Mongo et celui de
Laferrière, celui de l’homme et celui de l’écrivain dans un schéma de transparence et
d’opacité. La récursivité des identités procède d’un champ perspectif nouveau qui
suggère l’édification d’un lieu commun communautaire. Il convient de citer Laferrière
une dernière fois : « La littérature est là pour dire que nous ressentons les choses de la
même manière quels que soient les climats, les paysages, les classes, les races, les sexes
et les religions. L’émotion pure est interchangeable et unique malgré tout » (Mongo :
249). C’est dans ce propos que le roman réalise l’ultime tentative de construire un
espace commun fait d’apports composites, le visage de l’un et de l’autre : l’écotone où
se constituent les nouvelles identités relationnelles.
BIBLIOGRAPHIE
Agier, Michel, 2018, « Regarder le monde comme il fait monde à partir de toutes les situations
d’entre-deux », Entretien de Anne Bocandé avec Michel Agier, Revue Africultures, [En ligne],
http://africultures.com/regarder-monde-monde-a-partir-de-toutes-situations-dentre-deux/,
consulté le 23 juillet 2019.
Bakhtine, Mikhaïl, 1970, Problèmes de la poétique de Dostoïevski, Paris, Seuil.
Berrouët-Oriol, Robert, 2013, « Notre Québec à tous », Lettre ouverte à Andrée Ferretti, publiée à
Montréal le 14 décembre 2013, [En ligne], http://berrouet-oriol.com/droit-de-parole/
notrequebecanoustous/, consulté le 23 juillet 2019.
Chamoiseau, Patrick, 2013, Césaire, Perse, Glissant. Les liaisons magnétiques, Paris, Éditions Philippe
Rey.
Deleuze, Gilles, 1969, « Michel Tournier et le monde sans autrui », dans Logique du Sens, Paris,
Minuit, p. 354-357.
Durante, Daniel Castillo, 1997, « Les enjeux de l’altérité et la littérature », dans F. Tétu de Labsade
(dir.), Littérature et dialogue interculturel, Québec, Les Presses Universitaires de Laval.
Itinéraires, 2019-1 | 2019
148
« ÉCOTONES 3 : océan indien – écotones, zones de contact et tiers-espaces », Appel à contribution,
Calenda, Publié le jeudi 28 septembre 2017, https://calenda.org/416478, consulté le 23 juillet 2019.
« ÉCOTONES 4 : Partitions and Borders », Appel à contribution, Université de Pennsylvanie,
publié le 4 janvier 2018, [En ligne], https://call-for-papers.sas.upenn.edu/cfp/2018/01/04/
ecotones-4-kolkata, consulté le 23 juillet 2019.
Gallinari, Melliandro Mendes, 2009, « La “clause auteur” : l’écrivain, l’ethos et le discours
littéraire », Argumentation et Analyse du Discours, no 3, [En ligne], https://
journals.openedition.org/aad/663, consulté le 23 juillet 2019.
DOI : 10.4000/aad.663
Genette, Gérard, 1987, Seuils, Paris, Seuil.
Greisch, Jean, 2001, Paul Ricœur. L’itinéraire du sens, Grenoble, Éditions Jérôme Millon.
Laferrière, Dany, 2015, Tout ce qu’on ne te dira pas, Mongo, Montréal, Mémoire d’encrier.
Levinas, Emmanuel, 1982, Éthique et Infini, Paris, Fayard.
Maingueneau, Dominique, 1996, Les Termes clés de l’analyse du discours, Paris, Seuil.
Maingueneau, Dominique, 2004, Le Discours littéraire, paratopie et scène d’énonciation, Paris, Armand
Colin.
Mangeon, Anthony, 2008, « Avec Bernard Mouralis », Études littéraires africaines, no 26, p. 73-75,
[En ligne], https://id.erudit.org/iderudit/1035126ar, consulté le 23 juillet 2019.
DOI : 10.7202/1035126ar
Mangeon, Anthony, 2004, Lumières noires, discours marron. Indiscipline et transformations du savoir
chez les écrivains noirs américains et africains ; itinéraires croisés d’Alain Leroy Locke, V. Y. Mudimbe et de
leurs contemporains, Thèse de doctorat, Université de Cergy-Pontoise.
Misrahi, Robert, 1999, Qui est l’autre ?, Paris, Armand Colin.
Moulenda, Joseph Igor, 2016, « Par-delà le sens, l’écriture et le texte. Jacques Derrida »,
Controverses. Revue spécialisée de philosophie, ENS, Libreville, Éditions Oudjat, [En ligne],
hal-01504272.
Noudelmann, François, 2012, Les Airs de famille. Une philosophie des affinités, Paris, Gallimard.
Pratt, Mary Louise, 1991, « Arts of the Contact Zone », Profession, p. 33-40, [En ligne], http://
www.jstor.org/stable/25595469, consulté le 23 juillet 2019.
Rancière, Jacques, 2000, Le Partage du sensible. Esthétique et politique, Paris, La Fabrique-éditions.
Sartre, Jean-Paul, 1943, L’Être et le Néant, Paris, Gallimard.
Sartre, Jean-Paul, 1948, « Orphée noir », dans Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de
langue française, Paris, PUF.
Thomasset, Alain, 2005, « L’imagination dans la pensée de Paul Ricœur : fonction poétique du
langage et transformation du sujet », Études théologiques et religieuses, vol. 80, no 4, p. 525-541, [En
ligne], https://www.cairn.info/revue-etudes-theologiques-et-religieuses-2005-4-page-525.htm,
consulté le 23 juillet 2019.
DOI : 10.3917/etr.0804.0525
Wulf, Christoph, 2008, « Homo absconditus. L’anthropologie fondamentale d’Edgar Morin »,
Synergies Monde, no 4, p. 263-266.
Itinéraires, 2019-1 | 2019
149
Zecchini, Laetitia, 2010, « “Je suis le multiple”. Exil historique et métaphorique dans la pensée
d’Edward Said », Tumultes, no 35, p. 49-65, [En ligne], https://www.cairn.info/revue-
tumultes-2010-2-page-49.htm, consulté le 23 juillet 2019.
DOI : 10.3917/tumu.035.0049
NOTES
1. L’emploi ici du mot n’est pas anodin : le territoire est souvent perçu par les
nationaux comme un espace fermé devant être protégé dans son intégrité politique,
sociale et culturelle alors qu’il peut aussi être un lieu fragmentaire, susceptible d’être
déterritorialisé.
2. La forme abrégée « Mongo » sera désormais utilisée pour les mentions du titre.
3. Dans ses travaux, Edgar Morin attribue à l’homme une dimension ambivalente qui en
fait un « être à la fois biologique, naturel et cérébral d’une part, culturel, social et
spirituel de l’autre, l’un étant inséparable de l’autre » (cité dans Wulf 2008 : 264).
4. Dominique Maingueneau, citant Gérard Genette précise que le paratexte est destiné à
« rendre présent le texte, pour assurer sa présence au monde, sa “réception” et sa
consommation » (1996 : 60).
5. Selon Mikhaïl Bakhtine, « L’homme ne coïncide jamais avec lui-même » (1970 : 97).
6. Jean-Paul Sartre, dans « Orphée noir », souhaitait à ses contemporains « de ressentir
comme [lui] le saisissement d’être vus » (Sartre 1948).
RÉSUMÉS
Cet article élabore une réflexion sur le visage de l’autre conçu comme écotone dans le roman de
Laferrière, à savoir un lieu où la singularité de l’un et de l’autre se rencontrent pour construire
une autre vision du monde qui repose sur des valeurs convergentes. L’éthique du visage
d’Emmanuel Levinas permet de mener cette réflexion qui interroge également une écriture
composite et paratopique à envisager comme lieu d’inscription et d’interprétation des signes
écotoniques dans l’œuvre, d’interrogation et de (re)formation des identités individuelles et
collectives et d’élaboration d’une nouvelle communauté composite.
This article analyses the conception of the face of the other in Laferrière’s novel as an ecotone,
that is, a place where two individuals meet in order to build a renewed vision of the world based
on their converging values. This analysis is informed by Emmanuel Levinas’ ethics of the face. It
considers composite and paratopic writing as a place where ecotonic signs in the novel are
inscribed and may be interpreted. These signs serve to question and (re)-shape individual and
collective identities and to create a new composite community.
Itinéraires, 2019-1 | 2019
150
INDEX
Keywords : face, the other, Laferrière (Dany), Levinas (Emmanuel), ecotone, migration, exile,
identity
Mots-clés : visage, l’autre, Laferrière (Dany), Levinas (Emmanuel), écotone, migration, exil,
identité
AUTEUR
EMMANUEL MBÉGANE NDOUR
University of the Witwatersrand
Itinéraires, 2019-1 | 2019
151