“‘Pour clorre nostre conte’: la comptabilité de Montaigne”, Littérature, n° 82 (1991), p. 28-42.
Morgane ou le paradis maternel : lait, littérature et féerie
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Morgane ou le paradis maternel : lait, littérature et féerie
L’image d’une fée penchée au-dessus d’un berceau n’étonnera aucun jeune occidental.
Pourtant, même si Laurence Harf-Lancner a clairement rappelé le caractère maternel de
certaines figures féeriques médiévales dont les plus connues sont sans doute Mélusine ou la
Dame du Lac. Certaines belles dames ont davantage à voir avec des femmes fatales qu’avec
des tendres mères. C’est le cas de Morgane, dont la réputation sulfureuse évoque luxure et
maléfices. D’ailleurs, la maternité qu’on lui attribue parfois, celle de Mordret, est l’une des
plus inquiétantes qui soient. Nous choisirons de ne pas traiter ici de ce fils monstrueux et de
sa sombre conception, qui n’est d’ailleurs pas celle que proposent le cycle Vulgate français
qui fait de l’épouse du roi d’Orcanie, la mère de l’assassin royal1. Pour notre recherche, nous
envisagerons Morgane comme figure maternelle de manière intertextuelle. Sans oublier les
différences des contextes et enjeux des œuvres, il semble pertinent de rapprocher ces récits car
les enfants de Morgane tiennent des rôles singuliers dans le vaste champ littéraire. Leur destin
ou leur relation avec leur mère suscitent l’intérêt et ces maternités féeriques invitent
paradoxalement à une réflexion sur le maternage dans ses aspects les plus concrets, et tout
particulièrement sur la question de l’allaitement, comme témoin d’un transfert d’essence de
mère à enfant, féeriques ou esthétiques.
Les Fils de Morgane
Dans la littérature médiévale, les fées sont souvent convoquées à la naissance d’un
enfant pour jouer le rôle de marraines. Seulement, il semblerait que certaines ne se contentent
pas de cette maternité toute symbolique et qu’elles veuillent remplacer ou améliorer la mère
réelle des enfants. Dans le roman du dernier tiers du XIIIe siècle, Floriant et Florete
2,
Morgane devient la marraine du héros, Floriant, qu’elle fait baptiser3, élève
4 et aime comme
un fils : « de son cuer l’ama » (v. 753). Seulement, pour ce faire, elle se livre à un véritable
rapt de l’enfant qu’elle enlève à sa mère, afin de le prendre auprès d’elle à Mongibel5. Floriant
croit d’ailleurs qu’elle est sa mère, jusqu’à ce qu’elle le détrompe (v. 770-2). À la fin du
roman, après avoir permis au jeune homme de s’accomplir comme chevalier à la cour
1 Voir P. McCracken, « Maternity and Chivalry after Chrétien » [Maternité et Chevalerie après Chrétien],
Cahiers de recherches médiévales, 14, 2007. 2 Floriant et Florete, éd. A. Combes et R. Trachsler, Paris, Champion, « Champion Classiques », 2003.
3 Ibid., v. 549 sq.
4 Ibid., v. 566-573.
5 Ibid., v. 513-565.
d’Arthur, Morgane le rappelle auprès d’elle dans l’autre monde, afin de le soustraire à la
mort6 : « amis, vous deviez mourir / et de cest siecle departir » (v. 8237-8). Floriant « ne
mourra jamais à Mongibel » (v. 8245). Cette figure maternelle, qui soustrait le fils adoptif aux
périls du monde, ressemble aux fées amantes qui enlèvent leur bien-aimé pour les garder
auprès d’elles dans l’au-delà7. Et inversement, la fée amante qui entraîne son bien-aimé
humain dans l’autre monde prend souvent des traits maternels. Son monde se dessine souvent
paradisiaque, comme une matrice métaphorique dans laquelle le bien-aimé se trouve comblé
de tous les biens mais dont il est presque nécessairement condamné à être expulsé ou à
s’évader… La fée devient la mère universelle, femme idéale, jamais détrônée, de la très petite
enfance.
Pour les fils naturels de la belle sulfureuse, la situation est souvent moins idyllique. Ils
sont confrontés à l’âpreté du monde sans la moindre consolation, voire en raison de la
noirceur maternelle même. C’est le cas pour Yvain dont on apprend qu’il est le fils de
Morgane dans le lai anonyme de Tyolet (v. 631) ou dans la Suite Huth du Roman de Merlin de
Robert de Boron8. Dans cette dernière œuvre, Yvain est le fils du roi Urien et de la fée.
Morgane n’a aucun amour pour son époux. On la présente enceinte d’Yvain mais en train de
séduire Merlin, afin d’obtenir ses connaissances, puis elle accouche d’Yvain et l’auteur ne dit
rien de ses agissements et de ses sentiments à l’égard de l’enfant. Elle trompe finalement
Urien avec un amant :
Morgane se trouvait alors à la cour, son fils Yvain, avait été fait chevalier et méprisait
sa mère pour sa méchanceté. Morgane en effet, n’aimait ni Arthur, ni Urien, son époux, elle
vouait en revanche une adoration à un chevalier de Gaules nommé Accalon (p. 377).
Morgane, sœur malveillante d’Arthur, apparaît dans l’ensemble comme une femme habitée
par de mauvaises pensées.
Elle manifeste un sentiment maternel plus net pour Corbon, l’enfant qu’elle conçoit,
de manière assez improbable, avec Rainouard dans la Bataille Loquifer (dernier tiers du XIIe
siècle). Corbon est un « vif diable » (v. 3923) peut-être en raison de la nature propre de ses
deux parents, au plan du récit, mais aussi pour des raisons esthétiques, puisqu’il est issu de
6 Ibid., v. 8177-8277.
7 C’est particulièrement vrai dans le cas d’un autre héros, Brun de la Montagne, qui est allaité par une fée dont il
est destiné à devenir l’amant. La mère et l’amante se superposent dans la figure féerique. Le maternage féerique
est lié à l’accession au statut héroïque qui à son tour appelle l’amour de la fée. 8 Les Livres de Merlin, Tome I, présentation N. Desgrugillers-Billard, Paleo, « L’encyclopédie médiévale »,
2007.
l’union de l’épopée et du roman9. Quoi qu’il en soit, Morgane s’intéresse assez à ce fils pour
vouloir préserver son héritage contre l’autre enfant de Rainouard, Maillefer. C’est là une
ébauche de Morgane en mère, et, partant, en médiatrice entre différents mondes littéraires.
Son rôle est bien plus intéressant encore lorsqu’à la suite de son union, tout autant
improbable, avec Jules César (v. 25-32), elle met au monde Aubéron, dont on sait la puissante
postérité littéraire et artistique. Il est notamment question de ce fils singulier, à la fois divin et
féerique, doué de grands pouvoirs et d’une insurpassable beauté, en dépit de la malédiction
qui le condamne à rester nain10
, dans Huon de Bordeaux (entre 1220 et 1260). Auberon y est
« le petit nain savaige » (v. 14), « filz Jullien Cesar qui tant fuit prous et saige, / car en
Morgue le Fee l’anjanrait san servaige » (v.17-8). Adulte, Aubéron vit retiré dans la forêt et
possède une renommée effrayante en raison de ses pouvoirs surnaturels (v. 3166-3178).
Malgré cette maîtrise des enchantements, Aubéron se revendique créature divine avant
tout (v. 3334-3339). Pourtant le nain « nasqui ançois que Jhesu Cris fust nés » (v. 3426). Il
semble transcender les oppositions apparentes entre les êtres, comme s’il était issu d’un
monde à l’unité intacte. Ainsi, fils d’une fée, il est aussi le défenseur de valeurs morales très
chrétiennes et c’est le Dieu chrétien qui assure ses pouvoirs : « dou grant povoir que Jhesu
m’ait donnér » (v. 3722). Aubéron agit « per faierie, per la Dieu vollanteit » (v. 10087). Il
prône le bien et l’obéissance aux principes chrétiens ; il refuse le mensonge11
, interdit à Huon
de consommer son amour pour Esclarmonde, sa bien-aimée, avant le mariage12
. Aubéron
apparaît comme une figure de la conscience de Huon. Son ascendance maternelle semble
participer à cet effet. À la manière des êtres féeriques, Aubéron peut être analysé comme
relevant du fantasme, du double, de l’être intérieur de Huon. En termes mythiques ou
psychanalytiques, Aubéron serait le témoin d’un état primordial de la psyché dans lequel ses
différentes instances pourraient coexister sans contrariété, à la croisée des mythes, fils de
mondes aux croyances encore indifférenciées.
9 Union que C. F. Clamote Carreto juge « contre-nature » (p. 114) dans son article « Rainouart au pays des fées.
Interchangeabilité des personnages et dialogisme de la Bataille Loquifer » dans Façonner son personnage au
Moyen Âge, dir. C. Connochie-Bourgne, Aix-en-Provence, Publications de l’université de Provence, 2007. 10
Cette malédiction n’est pas due à une faute de l’enfant, mais à la colère de l’une des fées invitées par Morgane
à son repas de naissance (v. 3497-3533). 11
« Que jai si tost mensonge ne direz / Que tu ne perde d’Auberon l’amister » (v. 5507-8). 12
Lorsque Huon transgresse l’interdit d’Aubéron avec Esclarmonde, la punition intervient aussitôt, car Aubéron
partage aussi la colère divine. Une tempête s’abat sur le bateau qui porte les amants, ce qui n’est pas sans
rappeler les manifestations de la colère divine. Qui plus est, la punition d’Huon rejoue l’exil du paradis terrestre :
les amants font naufrage et se retrouvent nus sur une île hostile (v. 7093 sq.).
Même si tous les critiques ne s’accordent pas sur ce point13
, Aubéron apparaît bien
souvent comme doué de vertus christiques voire divines14
. Il est un héros de la compassion15
.
Huon transgresse ses interdits et Aubéron le pardonne et répare. Dans cette limite, et pas
seulement, nous le verrons, Morgane, sa mère, devient paradoxalement une figure mariale,
rappelant ainsi comment le christianisme est venu se superposer aux anciennes croyances et la
Vierge Marie aux déesses Mères. En être féerique, mais aussi comme ce Dieu qui sonde les
cœurs et les reins, Aubéron connaît toujours le sort de Huon. Et on ne peut ignorer que
l’auteur de Huon de Bordeaux joue de l’intertexte biblique lorsqu’à la fin de ses aventures,
Huon s’adresse à un Aubéron absent, comme le Christ en croix à son Père : « Auberon, sire,
(…), / tu m’ais failli » (v. 7504-5). L’allusion devient explicite quand tous les souhaits
d’Aubéron se réalisent immédiatement auprès de Charlemagne16
, et que le roi s’exclame « per
foid, (…) si hons est Damedei ! » (v. 10683). Aubéron rectifie immédiatement :
ne sus pas Dieu, ains sus ung hons charnez.
Auberon sus per droit nom appellés ;
droit a Monmur, certe, la fu ge neif.
Jules Sezaire me norit moult souuef,
qui lez chemins fist faire et compaisser.
Morge la fee, qui tant ot de biauté,
ce fu ma mere, se me puist Dix sauver ;
neuf mois tos plains me porta en ses lés (v. 10687-10694).
Son ascendance justifie ses pouvoirs et son caractère ; son engendrement par la fée explique
paradoxalement sa quasi-divinité.
Suivant les œuvres, cette ascendance féerique est plus ou moins renforcée par l’amour
que Morgane porte à son fils. Dans le roman Ysaïe le triste, après 1350-1449, la fée refuse de
voir Aubéron, tant qu’il sera assujetti à sa forme monstrueuse17
. Morgane devient même
mystérieusement responsable de la malédiction qui pèse sur l’enfant, surnommé Tronc. Elle
13
M. Rossi, dans Huon de Bordeaux et l’évolution du genre épique au XIIIe siècle (Paris, Champion, 1975), par
exemple, rejette cette interprétation. 14
Dans le Jeu de saint Nicolas, c’est un tout autre Aubéron qui apparaît : l’auteur insiste sur sa dimension
diabolique et le présente aux côtés de la « trinité du mal », Mahomet, Apolin et Tervagan. Il a le rôle de courrier
des Sarrasins. 15
Aubéron pleure de compassion (v. 7028 etc…). Il dit à Huon : « j’ai de toy grant piteit » (v. 7031). Il est une
créature d’amour et le manifeste également par ses larmes : « li gentis roy se seoit au disner, / De cez biaulz eulx
commansait a plorer » (v. 10454-5). 16
Voir la répétition du verbe « sohaide » v. 10661, 10673,10676… 17
Voir à ce sujet P. Victorin, « La Reine Yseut et la Fée Morgue ou l’impossible maternité dans Ysaïe le triste »,
dans Bien dire et bien aprandre, Revue de médiévistique, La mère au Moyen Âge, 16, Centre d’études
médiévales et dialectales de Lille 3, 1999, p. 261-275.
s’enferme loin de lui et le confie à sa « maisnie » (sa maisonnée) de fées18
. L’enfant à moitié
féerique est donc condamné à être une figure d’orphelin. Dans le Roman d’Aubéron, composé
entre 1260 et 1311, on apprend que Morgane aurait donné le jour à des jumeaux : Georges et
Aubéron. Le premier, Georges, est lié au monde humain tandis que son cadet Aubéron est
rattaché à la féerie. Le petit roi de Féerie est d’abord aimé par sa mère et même préféré à son
aîné Georges, destiné à devenir empereur des Romains et tueur de dragon19
: « cils Aubérons
puis qu’ot VII. ans passés/ ne crut en haut, ch’ai en escrit trouvé./ Sa mère en ot sovent son
cuer irié,/ car de vrai cuer l’amoit plus que l’ainsné » (v. 1430-1434)20
. En outre, Morgane a
une image très positive dans l’œuvre : elle « en cui maint bontés, / sens et valours et parfaite
biautés » (v.1279-80). Elle manifeste particulièrement son amour pour Aubéron en l’allaitant,
alors qu’elle choisit de confier Georges à des nourrices.
L’allaitement
Ce choix de Morgane, cette forme d’élection du fils par la mère mérite qu’on s’y
arrête, en raison de la charge symbolique et mythique de l’allaitement au Moyen Âge21
. Pour
Morgane qui allaite son fils Aubéron, le futur petit roi de Féerie, elle lui assure ainsi une place
au paradis22
:
au lit Morgain et a li le bailla.
Quant l’enfant tint, tout errant l’alaita ;
par tel savour le lait assavoura
18
Ysaïe le Triste, § 549. 19
Dans Huon de Bordeaux, au contraire, Aubéron affirme être le fils unique de Morgane et César :
Julez Sezaire me norit moult souuef,
Morgue le fee, qui tant ot de biaulteit,
se fuit ma mere, si me puist Dieu sauver ;
de ces .ij. fus consus et engenrér,
n’orent plux d’oir que moy en lour aiez (v. 3492-3496). 20
Voir à ce sujet P. Victorin, art. cit. Il semble que l’opinion publique ait privilégié les nourrices dans les
milieux aristocratiques, puisque confier un enfant à une nourrice permettait d’en concevoir un autre. On utilisait
aussi parfois le lait animal, surtout chez les plus pauvres, même s’il était déconseillé par crainte de transmission
à l’enfant de la nature animale. 21
Cette question a déjà été étudiée dans ses manifestations littéraires, mais davantage à propos de la fée la plus
maternante : Mélusine. C. Léglu consacre un article de Medium Aevum à la question et part d'une divergence
entre Coudrette et Jean d'Arras : chez Coudrette Mélusine allaite ses enfants alors que chez Jean d'Arras, elle
emploie des nourrices. Jean d’Arras reflèterait davantage l’usage contemporain. Mais le choix de Coudrette
serait révélateur de l’importance donnée au rôle de la mère. La croissance extraordinaire et rapide des enfants
serait due à un bon maternage plus encore qu'à la nature féerique de leur mère chez Coudrette (v. 4395-9). Le
fonctionnement serait similaire pour la beauté exceptionnelle des filles de Présine qui les nourrit également (v.
4939-45). 22
À titre de comparaison, voir « l’allaitement des saints au Moyen Âge. Un seul sein vénérable : le sein de la
Vierge », dans Allaitements en marge, dir. D. Bonnet, C. Le Grand-Sébille et M.-F. Morel, Paris, 2002, p. 163-
174.
que fine amour de sa mère sucha,
n’onques nus plus de son lait ne gousta
fors il tous seus et se li destina
que quant li ame de son cors partira
em paradis seürement ira (Le Roman d’Aubéron, v. 1415-1422).
Et, effectivement, à la fin de Huon de Bordeaux, Aubéron quitte le monde des hommes et se
rend au paradis (v. 10756-10760). En buvant le lait maternel, Aubéron goûte à l’amour même
de sa mère. Ce lait lui est réservé à lui seul. Le lait et par lui, l’amour maternel, assurent à
l’enfant d’entrer au séjour paradisiaque éternel. L’ascendance féerique, dans ce cas, signifie,
dans une certaine mesure, une élection divine. Féerie et divinité ne sont pas séparées mais
appartiennent à la même sphère sacrée, comme en attestent les pouvoirs bénéfiques
d’Aubéron et le séjour de Morgane elle-même au paradis où elle collabore avec le Christ, afin
de garantir à Esclarmonde, l’épouse du Huon de Bordeaux, de garder la beauté de ses trente
ans jusqu’à la fin du monde23
.
Cette rencontre entre motifs païens et motifs chrétiens se fait particulièrement bien
autour du lait. Il symbolise dans la Bible la suavité de Dieu et l’abondance de sa grâce24
. On
sait qu’il existe un culte du lait de la Vierge. On implore Marie par son lait et par ses larmes !
Et la femme-mère qui assure le paradis à son fils n'est pas sans rappeler cette figure mariale.
Le visage de la sulfureuse Morgane s’altère alors de façon assez radicale. De plus,
littérairement, le lait de Morgane devient symbolique de la façon dont se nourrissent la
littérature et l’imaginaire du long Moyen Âge, à la fois de christianisme et de mythologie
païenne. Le lien s'exprime en termes physiologiques, maternels, filiaux. La représentante de
l’ancien monde nourrit de son lait à connotations chrétiennes le héros à venir. Cette pensée de
la transmission, de l'innutrition, de la translatio, me semble particulièrement caractéristique
du mode de création littéraire médiéval, en sorte qu’on aurait presque affaire à une mise en
abyme du travail littéraire, à une réflexion métatextuelle et métaphorique. Si l’on poursuit
cette image, on se rend compte que le lait féerique, ce produit sublimé de l’ancien monde, est
parfois extrêmement valorisé, même à la fin du Moyen Âge, comme si la littérature
revendiquait puissamment, par là, son essence mythique ou mythologique, par delà
l’évolution des mentalités sociales. Même quand le christianisme est installé, l’art plonge ses
racines plus profondément dans le temps.
23
Esclarmonde, XIIIe siècle, v. 3340-3372.
24 Le lait est le signe de la présence aimante de Dieu : « comme des enfants nouveau-nés, désirez le lait de la
parole » (I P II, 2). Voir « lactation » dans Dictionnaire des miracles et de l’extraordinaire chrétiens, dir. P.
Sbalchiero, Paris, Fayard, 2002.
Dans cette même logique, on avait la plus grande exigence quant à la personne des
nourrices, puisque l’on estimait qu’une mauvaise nourrice pouvait transmettre sa nature à
l’enfant. On retrouve précisément cette idée dans Ysaïe le Triste, où il est également question
de la maternité de Morgane. Ysaïe, fils de Tristan et Iseut, morts peu après sa naissance,
partage des traits physiques avec son frère de lait, Driant, fils naturel de Bise, la nourrice du
héros25
. Ysaïe affirme lui-même :
Driant, (…) vous-êtes (sic) mon frère de lait et c’est un lien de parenté dont on fait peu
de cas, mais pour ce qui est de mon sentiment personnel, si j’avais un frère de lait et qu’il
aimât ce que j’aimerais j’en ferais plus de cas que de mon frère de sang si celui-ci me
craignait sans m’aimer, car on peut craindre sans ressentir de l’amour mais on ne peut aimer
sans en même temps craindre (§ 79, p 48).
De ce passage, qui mêle certes comparaison entre lait et sang et dialectique entre crainte et
amour, il ressort que la fraternité de lait peut être plus puissante que celle du sang. Il existe un
lien plus profond, semble-t-il, entre amour et partage du lait que celui qu’implique le partage
d’un même sang. Ainsi, il se dessine une filiation, une descendance élective, par le lait qui
croise celle du sang.
De fait, on a souvent associé lait et sang, comme deux fluides exprimant l’essence et
l’intimité de l’être. Ainsi, dans Milk and blood: gender and genealogy in the “chanson de
geste”, Finn E. Sinclair, explique : « the milk of ordinary women was thought to be formed
from menstrual blood, acting after conception as gestational fluid which was cleansed of its
poisonous content by bodily “cooking” upon its transmission to the mother's breasts after
birthing. Thus women transmitted simultaneously their own blood, both arterial and
menstrual, and the father's seed, determinant of conception. Lineage would then appear to
predominante in an ideological construction of milk as a substance that moulds its recipient
both physically and societally » (p. 75). Le lait est alors une forme épurée du sang26
. Il est un
sang nourricier qui relie non seulement la mère et l’enfant, mais encore l’enfant à l’ensemble
de son ascendance et qui permet de transmettre la nature profonde des uns à l’autre.
De façon générale, le lait et l’allaitement sont sujets de bien des fantasmes au Moyen
Âge, qui rejoignent notre questionnement sur la fée, la femme et la mère. L’évocation du lait
est fréquemment liée à celle du serpent. Ainsi, de façon assez étonnante, les serpents sont
25
§ 36, 77-79. 26
L’association entre le lait ou l’allaitement et le sang se fait également ailleurs en plus mauvaise part. C’est
alors l’effusion de sang qui cause douleur ou mort. Certains personnages démoniaques ou maléfiques sont
renommés pour avoir causé la mort de leur nourrices à force de morsures : c’est le cas de Robert le Diable ou
encore d’Horrible, le fils le plus monstrueux, de la fée Mélusine.
réputés être attirés par le lait ; on disait même qu’on pouvait utiliser du lait pour détacher un
serpent de sa proie ou que les serpents tétaient les vaches, voire les femmes. Dans
l’iconographie, on trouve des représentations de serpents tétant des femmes, notamment
quand ces femmes incarnent la terre nourrissant toutes les créatures. En Bretagne, sainte
Azenor-Enori a subi une mutilation des seins à cause d’un serpent27
. Elle devient une femme
au sein en or, ce qui n’est pas sans rappeler Clarisse, l'épouse du chevalier Caradoc,
surnommée « la femme au sein d’or », en raison d’une « prothèse » en or qu’elle porte à la
place du sein qu’elle a sacrifié, afin de sauver son futur époux d’un serpent qui était enroulé
sur son bras et suçait ses forces vitales28
. Or c’est précisément cette femme que la « maisnie »
de Morgane choisit pour nourrice à Ysaïe le Triste. Le sacrifice de Clarisse renforce sa
féminité29
: son lien avec le serpent est étrangement ce qui explique indirectement son
élection comme nourrice.
Dans le roman, le jeune Ysaïe est confié à un ermite et allaité par une nourrice. Mais
les fées viennent rendre visite à l’enfant, la nuit et lui font vomir le lait qu’il a ingurgité :
a la même heure que les dames étaient venues la nuit précédente, elles vinrent la nuit
suivante et elles firent encore davantage, car ce que la nourrice lui avait donné pour sa
subsistance, elles le lui firent régurgiter par là ou (sic) il l’avait pris, et ensuite elles lui
donnèrent autre chose et le couchèrent et l’apprétèrent (sic) comme il est dit-dessus (§ 9, p. 6)
Ou encore, une nuit,
et quand elles en furent au point où l’enfant avait été baigné, l’une d’entre elles lui
souffla dans la bouche, et elle en fit sortir tout le lait qui avait été bu, et elles avaient préparé
d’autre lait qu’elles lui donnèrent autant qu’il en voulu prendre (§ 10 , p. 6).
L’ermite qui surprend le manège, s’inquiète des motivations des fées :
– Dame(s) (sic), dit l’ermite, ne vous déplaise, mais dites moi, s’il vous plaît pourquoi
vous avez fait vomir à l’enfant, ce qu’il avait pris pour sa subsistance
– Pour cette raison, font elles que nul enfant ne peut être allaité pendant un demi-an
d’un seul tenant par une femme, sans qu’il adopte une caractéristique personnelle et la
nourrice en a trois qui, à supposé que l’enfant ait le meilleur, il perdrait de sa valeur30
, et nous
le nourrissons du lait emprunté au sein de Clarisse, la femme du roi Caradoc.
27
G. Le Menn, La Femme au sein d’or, « des chants populaires bretons… aux légendes celtiques ». 28
Voir le Roman de Caradoc, v. 3092-3254, et la Première continuation de Perceval. 29
Les liens existant entre mutilation et maternité sont mis en lumière par K. Ueltschi dans La main coupée,
métonymie et mémoire mythique, Paris, Champion, « Essais sur le Moyen Âge », 2010. 30
On lit plus loin : « il n’est pas bon que l’enfant soit nourri plus longtemps du lait de la femme qui dort là » (§
11, p. 7).
– Que Dieu, m’aide je m’étonne que vous puissiez le prendre sans qu’elle s’en rende
compte ».
Et elle répond qu’elles ont en elles des dispositions qui leur permettent d’agir ainsi,
car quant elles ont le congé de leur souveraine, elles vont aussi légèrement que nues et aussi
vite que vent (§ 10, p. 7).
Deux idées significatives ressortent de ce passage. L’allaitement par une femme peut être un
allaitement féerique indirect, lorsque les fées choisissent une mortelle pour sa grande valeur et
semblent la juger presque digne d’elles. Qui plus est, les fées peuvent voler le lait d’une
mortelle à son insu, tout comme les serpents qui sont réputés pouvoir téter les femmes sans
qu’elles s’en aperçoivent. Ainsi, on revient de manière oblique au lien quelque peu inquiétant
entre serpent, maternage et féerie.
Même si la symbolique du serpent est loin d’être univoque et si le reptile est parfois
associé au renouveau ou au cycle, au Moyen Âge chrétien, le serpent est essentiellement
perçu en mauvaise part : c’est l’animal diabolique qui a su tenter Ève, première femme,
première mère. Aussi, il est assez confondant de voir quels raccourcis imaginaires proposent
certaines représentations iconographiques, notamment. Ainsi, nombre de personnages
féminins serpentiformes sont représentés en train d’allaiter des bébés. Parmi ces personnages,
une grande quantité sont des sirènes, - queue de serpent et queue de poisson étant assez
semblables dans l’image. Mélusine, par exemple, quand elle revient allaiter ses deux derniers
fils, est représentée comme une sirène31
. Car les sirènes, selon C. Clier-Colombani32
, sont les
ambassadrices de déesses de la fécondité, de la terre nourricière, en même temps qu'elles
véhiculent le concept chrétien de la luxure. Les sirènes, disait-on, allaitaient leurs petits33
et
parfois même ceux d’autres espèces. C’est par exemple le cas dans Tristan de
Nanteuil34
(1375-1380) : une sirène sauve Tristan, enfant, en l’allaitant pendant quatorze jours
(v. 420-426). Quand il est retrouvé par des humains, il est enlevé à la sirène qui lui laisse une
pleine écuelle de lait (v. 479-481). Mais une biche trouve l’écuelle et boit le lait. Elle devient
alors folle furieuse (v. 482-486 et 798-804) et extrêmement dangereuse, si bien « qu’elle
31
Voir l’image de « Mélusine allaitant Thierry », fr. 12575, f. 89. 32
La Fée Mélusine au Moyen Âge : images, mythes et symboles, Paris, Le Léopard d’or, 1991, p. 72 33
Des sirènes allaitant leurs sirénaux sont représentées dans l’iconographie romane. on trouve également des
sirènes en train d’allaiter chez Thomas de Cantimpré : apparent autem cum fetibus, quos in brachiis portant.
Mammis enim fetus lactant, quas in pectore magnas habent [or elles apparaissent avec leurs petits, qu’elles
tiennent dans les bras. En effet, les petits tètent leurs mamelles, qu’elles ont grandes, sur la poitrine. (ma trad.)],
Nat. Rer., 6, 46, 3-5, p. 246, ou chez Albert le Grand, De animalibus, libri XXVI, 24, 1, 55, p. 1546, § 119. Le
lait de sirène possède les mêmes vertus que celui de la Vierge, selon C. Gaignebet et J.-D. Lajoux, Art profane et
religion populaire au Moyen Âge, Paris, PUF, 1985, p. 104. 34
Vers 1315, v; 415-26, 808-20, 4764-75,1693sq, 1651-7, 2479, 2538-42, 2604-15.
estrangla mille homes par dedens le païs » (v. 487). Le lait de la sirène possède donc des
vertus singulières. Il semble être destiné à un être en particulier, l’enfant, et pouvoir présenter
certains risques pour tout autre consommateur, comme si le lait était la matérialisation du lien
existant entre l’enfant et celle qui lui tient lieu de mère. Le moins qu’on puisse dire est qu’il
recèle les ferments d’une certaine violence. Il est alors relativement cohérent de voir
Morgane, la toute puissante, allaiter son enfant.
Dans Tristan de Nanteuil, l’enfant, nommé Tristan le Sauvage, est ensuite retrouvé par
sa mère naturelle, humaine, qui parvient à l’amadouer, précisément, en lui offrant de boire son
lait :
quant Tristan le Sauvage dont je fait mencïon,
vit les blanches mamelles dame Aye d’Avignon,
doucement se coucha d’umble condicïon.
C’est nature d’enffant, sy qu’il y ot raison (v. 2543-6).
Le lait semble non seulement être le lien naturel entre mère et enfant, mais encore l'appétit
pour le lait maternel a à voir avec l'essence enfantine35
. Le lait est signe de reconnaissance et
expression d’une unité entre mère et fils. Ce qui se lit dans Tristan de Nanteuil est également
sensible avec Mélusine, il existe des liens profonds entre l'imaginaire de la sirène et celui de
la fée. La fée serpente et Morgane sont des figures du mythe qui irradie la littérature
médiévale. Le motif de l’allaitement est ainsi une image de l’unification des sources et des
origines de la littérature du temps.
D’ailleurs, au plan presque anecdotique, la littérature apparaît d’une cohérence
exemplaire quand on considère l’histoire italienne, de la fin du Moyen Âge, de Pulzella
Gaia36
. L’héroïne est la fille de Morgane. Gauvain s’amourache d’elle, après l’avoir
découverte sous la forme d’un gigantesque serpent, au bord d’un lac et l’avoir délivrée de son
apparence trompeuse en lui disant son propre nom. Elle se révèle une magnifique jeune fille
qui accorde son amour au chevalier, à condition qu’il ne dévoile ce secret à personne. Bien
entendu, le tabou est transgressé, en raison de la vantardise de l’amant. L’amour est alors
brisé, la demoiselle est punie par sa mère qui la garde enfermée dans une tour où elle est
condamnée à se baigner, transformée en poisson jusqu’à la taille. L’imaginaire mélusinien
n’est pas loin. Pourtant l’histoire littéraire rebondit ici puisque Gauvain sauve sa bien-aimée
et la délivre une seconde fois, tout en plaçant Morgane à sa place. La fée prend alors la forme
d’une sirène et notre rêverie maternelle et morganienne se clôt sur une image curieusement
35
Dans Tristan de Nanteuil, on peut même considérer l'allaitement comme l'image de la narration. 36
Tavola Ritonda, I, 295, 300, 487. Pulzella gaia: cantare cavalleresco, éd. P. Rajna, Florence, 1893.
synthétique... La fée semble retenue dans un merveilleux ancien, alors que sa fille s’élance
dans l’espace d’une forme romanesque renaissante.
Cette approche intertextuelle de la descendance de la fée Morgane et la mise en
lumière de l’interrogation sur la valeur, la fonction ou les enjeux de l’allaitement qui lui est lié
mêle des considérations et des œuvres parfois très contrastées, qui recouvrent un champ
temporel, idéologique ou esthétique assez vaste, dont on ne perçoit pas toujours la cohérence
profonde au premier abord mais qui se relient par une constellation de motifs qui paraissent
lourds de sens. Il n’importait pas ici de dresser des lois ou de tirer des conclusions mais de
poser certaines questions, de souligner certaines convergences et points de rencontres entre
différentes croyances, différentes légendes ou différents mythes. Les figures féeriques et
précisément, ici, celle de Morgane, offrent cette singularité d’être souvent essentiellement
syncrétiques et polysémiques.
En Morgane renouent les images de la mère et de la femme, y compris dans le second
point de l’analyse, qui met en avant la question de l’allaitement. Morgane n’allaite pas
seulement en bonne mère, elle accomplit cet acte, en apparence si intrinsèquement naturel ou
physiologique, en représentante du surnaturel ou de l’autre monde. Le lait, si matériel, si
concret, devient le lieu du fantasme, de l’ouverture de la littérature sur le mythe, la croyance
ou la religion, jusqu’à ce que le questionnement sur l’anecdotique, sur la trivialité du destin
d’un personnage fasse sens au plan des choix ou des orientations littéraires ou esthétiques au
sens large. Donner des enfants à Morgane revient à inscrire la littérature médiévale entre celle
qui la précède et celle qui va la suivre, comme la femme-fée est intermédiaire ou médiatrice,
entre des mondes, des temps, des textes. L’allaitement pose de façon métaphorique les
questions de la transmission, de la filiation ou de la médiation d’abord entre des êtres puis
entre des esthétiques de natures apparemment différentes qui parviennent toutefois à se
rejoindre dans une attitude d’amour, d’accueil et de don.
Myriam White-Le Goff
Maître de conférences en langue et littérature médiévales
Université d’Artois (Arras)
« Textes et Cultures » EA 4028