Le point de vue de l’indigène ou Comment on écrit l’histoire de la littérature (2009)

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Vincent Debaene LE POINT DE VUE DE L'INDIGENE ou COMMENT ON ECRIT L'HISTOIRE DE LA LITTERATURE he final goal of which an ethnographer should never lose sight [...] « Iis, briefly, to grasp the native's point of view, his relation to life, to realize his vision of his world 1 ." C'est ainsi que, dans un passage c6kbre de l'introduction aux Argonautes du Pacifique occidental, Bronislaw Malinowski d6finit le travail de l'ethnographe. L'analogie est tentante : en nous attachant a l'histoire de la litt6rature telle qu'elle est racontie par les 6crivains eux-memes, nous proc6dons en somme comme des ethnographes soucieux de reconstituer la vision du monde des indig6nes-leur rapport . la vie, leur vision de leur monde et donc aussi, leur rapport au pass6. Venus du monde savant, du pays de l'universit6 et des biblioth6ques, nous cherchons a comprendre la faýon dont ces 6tranges autochtones, les 6crivains, racontent leur histoire et celle de ce pays de Litt6rature qu'ils habitent. Quelle est leur relation au temps ? A la chronologie ? Quels sont leurs anc&tres r6els ? Quels sont leurs anc&tres mythiques ? Comment s'inscrivent- ils dans cette histoire qu'ils racontent ? Quel est le but avou6 de leurs r6cits ? Quel est le but cach6 de leurs r6cits ? Ces questions sont d'autant plus pertinentes que, au XXe si6cle, la litt6rature est conýue comme une activit6 historique et bien souvent pr6sent6e comme telle. Faire de la litt6rature, c'est se situer dans le temps, avoir un pass6 et des pr6d6cesseurs, pour s'affilier ou pour rompre avec eux, mais toujours en s'inscrivant dans un temporalit6 orient6e. Pas seulement donc la m6moire, les souvenirs de l'6cole on des premi&res lectures, mais bien l'histoire. De sorte que faire de la litt6rature, c'est peut-8tre esp6rer faire l'histoire, mais c'est en tout cas toujours faire de P'histoire. A ce titre, cette tribu-les 6crivains- que nous 6tudions est une soci6t6 chaude au sens strict : nos indig6nes ont une 1. Bronislaw Malinowski, Argonauts of the Western Pacific: an Account of Native Enterpriseand Adventure in the Archipelagoes of Melanesian New Guinea [1922], Read Books, 2007, p. 25. (o Le but dernier que 1'ethnographe ne doit jamais perdre de vue [...] consiste, en un mot, a saisir le point de vue de l'indig6ne, son rapport a la vie, sa vision de son monde. >>) The Romanic Review Volume 100 Numbers 1-2 © The Trustees of Columbia University

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Vincent Debaene

LE POINT DE VUE DE L'INDIGENE ouCOMMENT ON ECRIT L'HISTOIRE DE LALITTERATURE

he final goal of which an ethnographer should never lose sight [...]« Iis, briefly, to grasp the native's point of view, his relation to life, to

realize his vision of his world1." C'est ainsi que, dans un passage c6kbre del'introduction aux Argonautes du Pacifique occidental, Bronislaw Malinowskid6finit le travail de l'ethnographe. L'analogie est tentante : en nous attachant al'histoire de la litt6rature telle qu'elle est racontie par les 6crivains eux-memes,nous proc6dons en somme comme des ethnographes soucieux de reconstituerla vision du monde des indig6nes-leur rapport . la vie, leur vision de leurmonde et donc aussi, leur rapport au pass6. Venus du monde savant, du paysde l'universit6 et des biblioth6ques, nous cherchons a comprendre la faýondont ces 6tranges autochtones, les 6crivains, racontent leur histoire et celle dece pays de Litt6rature qu'ils habitent.

Quelle est leur relation au temps ? A la chronologie ? Quels sont leursanc&tres r6els ? Quels sont leurs anc&tres mythiques ? Comment s'inscrivent-ils dans cette histoire qu'ils racontent ? Quel est le but avou6 de leurs r6cits ?Quel est le but cach6 de leurs r6cits ?

Ces questions sont d'autant plus pertinentes que, au XXe si6cle, la litt6ratureest conýue comme une activit6 historique et bien souvent pr6sent6e commetelle. Faire de la litt6rature, c'est se situer dans le temps, avoir un pass6 etdes pr6d6cesseurs, pour s'affilier ou pour rompre avec eux, mais toujours ens'inscrivant dans un temporalit6 orient6e. Pas seulement donc la m6moire, lessouvenirs de l'6cole on des premi&res lectures, mais bien l'histoire.

De sorte que faire de la litt6rature, c'est peut-8tre esp6rer faire l'histoire, maisc'est en tout cas toujours faire de P'histoire. A ce titre, cette tribu-les 6crivains-que nous 6tudions est une soci6t6 chaude au sens strict : nos indig6nes ont une

1. Bronislaw Malinowski, Argonauts of the Western Pacific: an Account of NativeEnterprise and Adventure in the Archipelagoes of Melanesian New Guinea [1922],Read Books, 2007, p. 25. (o Le but dernier que 1'ethnographe ne doit jamais perdrede vue [...] consiste, en un mot, a saisir le point de vue de l'indig6ne, son rapport a lavie, sa vision de son monde. >>)

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conscience historique ou, plus exactement, l'histoire est au nombre des cat6go-ries et des outils intellectuels qu'ils mobilisent pour se penser eux-m8mes2.

C'est ce qui fait que P'histoire litt6raire des 6crivains est int6ressante : ce n'estpas seulement une autre version des faits, mais-en tout cas d&s la fin du XIXe

si6cle--, une v6ritable conscience de soi. L'histoire litt6raire des 6crivains, cen'est pas la m8me histoire d'un autre point de vue, et ce n'est pas seulementun registre parmi d'autres de P'activit6 litt6raire (qu'on pourrait ou non oppo-ser a P'histoire litt6raire savante) ; c'est un mode de pens6e consubstantiel al'activit6 litt6raire et cr6atrice, qui P'impr6gne jusque dans ses recoins : lorsqueRimbaud place uan pronom non tonique a la c6sure d'un alexandrin, c'est ungeste habit6 d'une conscience historique. Ce n'est pas que cela, mais c'estaussi cela. Le r6ductionnisme commence lorsqu'un tel geste est rabattu surson intention historique-qu'il s'agisse de faire 1'6loge de sa <, modernit6 ,>ou au contraire de n'y voir qu'une habile tactique pour - prendre place dansP'histoire ,,-, de telles lectures 6tant tout aussi pauvres que celles qui voientdans un je a la c6sure P'effet d'une vitalit6 cr6atrice d6bordante qui n'auraitque faire des conventions.

Une question 6pineuse apparaTt ici, et qui restera en suspens : celle de l'6mer-gence historique de cette conscience historique. De la m8me faqon qu'il n'y apas de socift6s sans histoire, il n'existe pas de liitt6rature soustraite au contexteet indiff6rente a son propre passe. Mais de la m8me facon que les hommespeuvent choisir ou non de penser l'histoire comme une contingence dont iA fautse pr6munir ou comme une force directrice qu'il faut accompagner et orienter,la mani6re dont les 6crivains se rapportent au flux historique a elle-m&me his-toriquement vari6. Y avait-il pour Racine des 6v6nements litt6raires, y avait-ilmEme une histoire litt6raire ? Au sens 6troit, sans aucune doute-mais an sensoýi certaines ceuvres auraient dessin6 un avant et un apr6s, auraient modifi6 laperception du pass6 et les conditions de l'exercice futur de la litt6rature 3 ?

2. Voir Georges Charbonnier, Entretiens avec Claude Livi-Strauss, Plon / Julliard,1961, p. 46-48.3. Revenant sur Le Degriz6ro de l'Pcriture a la fin des Mythologies, Barthes situe vers1850 cette x crise morale du langage litt6raire -, au cours de laquelle l'Etre historiquede la Litt6rature serait soudain apparue A la -, conscience de l'6crivain . : < rejetantla fausse nature du langage, 1'6crivain s'est violemment d6port6 vers une antinaturedu langage. o (CEuvres complates, t. 1, Paris :Seuil, 2002, p. 846-847). Dans - Pour-quoi la litt6rature respire mal - (1960), Julien Gracq congoit ce changement moinsen termes de prise de conscience que de disjonction entre deux voies : a partir desann6es 1830-1840, explique-t-il, deux lignes se s6parent et commencent a coexister :une littrature de tradition et de continuit6 ) et une - litt6rature de rupture -, celledes , fondateurs d'ordre *, - pour lesquels P'av6nement d'une esth6tique signifie [...]par essence la mort de routes les autres > ((Euvres conplMtes, t. I, Paris : Gallimard,,,Bibliotheque de la P16iade), 1989, p. 861-863).

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Quoi qu'il en soit, d&s que l'on s'int6resse a l'histoire litt6raire des 6cri-vains, ds qu'on l'a identifi6e comme un objet possible d'enqufte, on s'aperqoitqu'elle est, aux XIXO et XXe sikcles, partout : dans les manifestes, les corres-pondances et les entretiens, bien sfir, mais aussi dans les constructions roma-nesques, l'architecture des recueils de po&mes et 6galement dans quantit6s detextes et essais qui se pr&tent mal a une distinction entre litt6rature.primaireet secondarit6 critique.

Pendant trois ans, le programme de recherche international intitul6 < L'his-toire des 6crivains >>, entrepris ý l'initiative de l'Nquipe << Litt6ratures franýaisesdu XXe si&cle >> de l'Universit6 Paris-Sorbonne, a essay6 de rep6rer et d6crireles lieux et les fagons dont cette histoire se fait. I1 est d'abord apparu que l'his-toire litt6raire des 6crivains est a l'ceuvre dans des pratiques collectives : lescollections, les anthologies, les groupes, les revues, etc4. Ensuite qu'elle a desoutils conceptuels de predilection : la g6n9ration, par exemple, notion carac-t6ristique d'une histoire perque de l'int6rieur, pour laquelle la compr6hensiondu pass6 est ins6parable d'une m6moire et d'un rapport de filiation, avou6 oud6niE. Et surtout au cours de ces colloques et journ6es d'6tudes, est apparuenon pas une pens6e sauvage, mais une histoire sauvage, ou une faýon sauvagede faire de l'histoire, d6libr•6ment diffirente dans son fonctionnement et sesprincipes de l'histoire savante ou domestiqu6e' : cette histoire est instable,incoh6rente, discontinue; elle peut occasionnellement s'ouvrir a la fiction ouse m8ler de fiction6 ; elle est relativement indiffirente a la chronologie et sepr8te volontiers aux t6lescopages, aux synchronies bizarres, aux d6placementset aux rapprochements inattendus 7. Cette histoire «< recharg6e par un pro-

4. Voir sur le site www.fabula.org/hle, les actes du colloque du 16 juin 2006 ,< Col-lections d'6crivains (1945-1980) >, ainsi que, a paraitre, Les Anthologies pogtiquesd'Wcrivains (1850-2000), Bern : Peter Lang, 2009.5. Comme le fait remarquer Marielle Mac6, la ,< constitution de l'histoire litt6rairecomme discipline et son passage dans l'enseignement > a conduit les 6crivains du d6butdu XXe sikcle a entrer le plus souvent dans un rapport «< de concurrence d6clar6e avecl'histoire universitaire, les manuels et les ouvrages savants-presentation p6dagogiqueet recherche &ant bien souvent confondus sans plus de nuance: les 6crivains donnentle sentiment de pr6c6der, anticiper, reconfigurer, am6liorer ou r6crire une histoire de lalittrature suppos6e officielle et ext6rieure. [... ] C'est pourquoi l'histoire litt6raire des6crivains suppose le plus souvent, a 1'6tat implicite, une histoire premiere exag6r6mentunifi6e, a refaire, a ddfaire, a d6placer, a prendre de vitesse ou encore a imietter puisqueles histoires d'&rivains ne sont pas agenqables entre elles, et atomisent le geste historienau profit de figures existentielles. ,> (, L'histoire litt6raire a contretemps >, sur le sitewww.fabula.org/hle).6. Voir, a paraitre, ,< Fictions d'histoire litt6raire o, La Licorne, n' 86, sous la dir. deJean-Louis Jeannelle, Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2009.7. Voir les actes du colloque < D6placements, d6gagements - du 2 d6cembre 2005sur le site www.fabula.org/hle ainsi que Bruno Curatolo (sous la direction de), Les

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gramme personnel ', selon les mots de Marielle Mac6, permet aux &6rivains de, d6ployer la singularit6 du temps litt6raire, [de] repr6senter le devenir de la lit-t6rature dans la litt6rature, [et d']affirmer de diverses mani6res, par le gofat dela rupture ou celui des rassemblements, que la force des ceuvres est dans leurcapacit6 a produire du temps, a en d6vier le cours ,,. Ainsi se dessinent diversesconfigurations du temps des Lettres fond6es sur des ,( t6lescopages insistantsentre le present et le pass6 et [1a] pluralisation du pr6sent lui-mEme )>:

... la synchronie, les filiations, les couplages la r6trospection, lap6remption [...], les rythmes du vieillissement, la m6lancolie,l'inactualit6, l'occupation du present, la projection, l'attente, leguet, le d6lai ... cat6gories historiographiques fermes ou floues,qui souvent <, faussent , l'organisation de P'histoire savante parcequ'elles sont A la fois cognitives et existentielles et remplissent plu-sieurs fonctions, pour une communaut6 et pour un individu 8.

Bien entendu, comme tout r6cit pro domo, les histoires litt6raires d'6cri-vains sont marqu6cs du sceau de la partialit6, voire de la revendication ; ellesfonctionnent souvent sur le mod&le de la proph6tie cr6atrice ou du wishfulthinking. Elles sont orient6es et d6termnin6es autant par des rivalit6s pr6sentesque par un pari sur l'avenir, et il importe pour l'6crivain-historien de bienchoisir son anc8tre et de ne pas se tromper de lign6e. Mais elles restent deshistoires au sens oji, comme la pens6e sauvage, elles introduisent de l'ordre,elles ordonnent et configurent le pass6.

Ii est donc tentant d'opposer; dans un premier temps de I'analyse au moins,P'histoire litt6raire savante a l'histoire litt6raire des 6crivains (ou aux histoireslitt6raires d'6crivains) comme la pens6e scientifique a la pens6e sauvage (ouaux formes diverses prises par la pens6e mythique). On aurait la deux typesd'entreprises s6par6es par des traits distinctifs : Ia premi6re serait collective etrelativement unifi6e, la seconde serait &lat6e, constitu6e d'un ensemble h6t6-rog6ne d'histoires individuelles ; la premiere serait d6sint6ress6e et tendrait al'objectivit6, les secondes seraient int6ress6es et subjectives, orient6es par lesouci de l'&rivain de s'inscrire a la pointe du r6cit qu'il produit ; la premi&reserait une entreprise de connaissance constituant a elle-meme sa propre finquand les secondes auraient valeur de v d6fense et illustration > du projetlitt6raire qu'elles servent : La crise du roman des lendemains du naturalisme

Ecrivains auteurs de P'histoire littgraire, Besanqon Presses universitaires de Franche-Comt6, 2007.8. Marielle Mac6, c Uhistoire litt6raire a contretemps -, art. cit.

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aux annges vingt est un livre qui se suffit A lui-m8me quand les g6n6alogiessurr6alistes du Manifeste visent A configurer le paysage dans lequel le surr6a-lisme doit s'inscrire et surtout ftre Iu. Au fond, c'est un peu la perspective des6tudes de sociologie litt6raire inspir6es des Rýgle de Vart de Pierre Bourdieu :le sociologue se donne pour tiche la reconstitution de l'histoire objective duchamp litt6raire, et les 6crivains, tous historiens eux aussi, se r6partissent et serangent selon la perspicacit6 de leur lecture et la justesse de leur perception dela dynamique du champ. Cette perspicacitE est certes inconsciente et affaired'habitus, c'est-ý-dire de disposition incorpor6e ý lire et «, jouer le jeu ,o, maisil demeure frappant, lorsqu'on lit les travaux des sociologues <, bourdieu-siens >,, de voir que les 6crivains << victorieux o dans la lutte pour l'acquisitiondu capital sp6cifique finissent toujours par apparaitre comme des sociologuesqui s'ignorent et qui agissent spontan6ment en conformit6 avec leur int&ft,quoique sans en passer par un d6cryptage conscient des logiques historiques.On aurait ainsi non plus deux types de lectures historiques (la savante et lasauvage), mais (au moins) trois : celle du sociologue savant, sp6cialiste del'ing6nierie du champ ; la lecture-sauvage et inconsciente d'elle-m&me, maisterriblement efficace-de l'6crivain perspicace et victorieux ; et toutes les lec-tures erron6es des vaincus de l'histoire.

Pourtant, ce grand partage entre histoire savante et histoires sauvages n'estpas enti&rement satisfaisant. D'abord en raison de la question du crit&re : quelest le crit&re final de distinction entre pens6e scientifique et pens6e sauvage ?Comme on le sait, il ne s'agit nullement de la puret6 intellectuelle, de la ratio-nalit6 ou de l'objectivit6. Le sauvage << bricoleur ,, n'est pas englu6 dans lapratique et l'affectivit6 ; ses classifications rel&vent d'un dessein proprementintellectuel, et elles visent la connaissance et l'exploitation du monde sensible,tout autant que les entreprises de l'ing6nieur. En revanche, ses mat6riaux diff&-rent, et ce a trois 6gards : au contraire de l'ing6nieur, it opýre sur un ensembleclos-son travail est donc touj ours de r6organisation, et non d'ouverture d'unensemble asservi A des fins d6finies ex abstracto-; les 6l6ments qu'il emploiesont d6ja <, pr6contraints ,,, Ai demi particularis6s, et leurs possibilit6s de r6u-tilisation, quoique tr6s nombreuses, ne sont pas infinies ; enfin, son travailest caract6ris6e par une homog6n6it6 des moyens et des objets9, quand celuide l'ing6nieur est caract6ris6 par une h6t6rog6n6it6 des moyens et des objetspuisqu'il cr6e ses propres instruments et op6re au moyen de concepts surun ensemble naturel, ce dernier 6tant en th6orie ind6termin6 et virtuellementinfini (m8me si dans les faits, il ne l'est jamais compl6tement). La difference

9. La pens6e sauvage vise <, l'organisation et [...] l'exploitation sp6culatives dumonde sensible en termes de sensible , : il s'agit toujours de connaitre, au moyen designes, un monde lui-m8me envisag6 comme un ensemble de signes, h mi-chemin dupercept et du concept (Claude LUvi-Strauss, La Pensge sauvage [1962], in CEuvres,Paris: Gallimard, , Biblioth6que de la Pl&iade >,, 2008, p. 576).

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de rendement pratique est la cons6quence de cette s6rie de contrastes entre cesdeux modes de pens6e - 6galement valides 00.

Mais ces contrastes s'appliquent mal a la diffirence suppos6e entre l'histoirelitt6raire savante et l'histoire litt6raire sauvage des 6crivains. L'une et l'autretravaillent sur le m8me ensemble, qui est vaste mais clos : l'une comme l'autresont, comme la pens6e mythique, (, prisonnieres d'6v6nements et d'exp6riencesqu'elles disposent et redisposent inlassablement pour leur d6couvrir un sens >>11.f1 est par ailleurs 6vident que les <, objets o auxquelles elles s'appliquent sontles m8mes, et sont fortement pr6contraints, puisqu'il s'agit non d'6l6ments dumonde sensibles r6duits a leurs qualit6s premi6res et ouverts a tous les usagespossibles, mais de textes et d'ceuvres, c'est-a-dire d'unit6s textes-auteurs. C'esta propos des instruments que la diffirence semble la plus nette. Elle n'estpourtant pas radicale. On peut bien sfir comparer les vertus heuristiques desconcepts, et opposer le champ a la gin6ration comme un concept plus rigou-reux a un concept moins rigoureux12 ou, plus justement, comme des conceptsplus ou moins transparents a la r6alit6 a laquelle ils s'appliquent : un instru-ment comme celui de gingration n'est pas une abstraction pure, cr66e pourles besoins de la cause ; it est encore - pris ), dans la signification en quelquesorte et il conserve quelque chose de Iaxr6alit6 dont il traite ; comme le signe,ii (, accepte, et m8me exige qu'une certaine 6paisseur d'humanit6 soit incorpo-r6e a cette r6alit6 >>13. Pourtant, la g6n6ration n'est pas comme l'6cureuil ou lasauge dans un mythe nord-am6ricain ; c'est d6ja une abstraction qui a rompuses attaches avec la perception, et on ne peut tout ý fait lui d6nier le statutde concept. On savait d6ja que la pens6e scientifique et la pens6e mythiquene s'opposaient pas comme l'objectivit6 a la subjectivit6 ni comme le savoird6sint6ress6 a la connaissance int6ress6e ; on voit a. pr6sent que la distinctionentre histoire litt6raire universitaire et histoire litt6raire indig6ne est bien plust6nue encore, non pas parce que la seconde est, elle aussi, savante, mais aucontraire parce que la premi6re est elle-m8me tres bricoleuse.

IE faut ensuite ajouter un 6l1ment, a propos de cet univers de textes auquelles historiens s'appliquent. Comme on Pa dit, a l'instar du , tr6sor >> du bri-coleur, cet univers est clos et le procýs de connaissance consiste d'abord en un

10. Ibid., p.582 .11. Ibid.12. Voir par exemple la r6flexion de Pierre Nora: .... les historiens les plus responsa-bles, tout en sentant l'irremplaqable lumi6re que permettait de jeter la g6n6ration surl'intelligence des temps, [ont] globalement r6cus6 le concept comme sch6matique, inef-ficace, grossier, et en d6finitive moins enrichissant que r6ducteur. (" La g6n6ration •,Les Lieux de m6moire, t. HI 11986], Paris: Gallimard, - Quarto •, 1997, p. 2983.)13. La Pensie sauvage, op. cit., p. 580.

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travail de r6organisation et d'arrangement. Mais surtout, cet univers n'est pasconstitu6 d'6l1ments objectifs mais de valeurs. L'id6e que l'historien savant sepr6sente face aux faits et les ordonne rationnellement est d6ja, on le sait, unefiction, mais que dire alors de l'historien de la litt6rature ?

II ne s'agit pas ici d'adopter la position de Max Weber d6finissant toute his-toire comme un travail de valorisation (puisqu'on op6re un tri et s6lectionnecertains traits du pass6 aux d6pens d'autres au nom d'un id6al implicite et infine injustifiable), mais de reconnaitre que les objets dont s'empare l'historiende la litt6rature, qu'il soit 6crivain on universitaire, sont d6jý valoris6s et sedistinguent sur un vaste fond de textes non-remarquables, autrement dit queces objets sont perýus comme singuliers et envisag6s comme tels. Or voilapr6cis6ment ce que ne font pas les historiens <, purs >, qui ne s'int6ressentjamais a l'individualit6 que pour la comprendre et retrouver en elle une formede g6n6ralit& Comme 1'6crit Paul Veyne, L< Uhistoire commence [touj ours] parune d6valorisation g6n6rale », : << Brigitte Bardot et Pompidou ne sont plus desindividualit6s notoires, admir6es ou d6sir6es, mais les repr6sentants de leurcat6gorie ; la premi6re est une star, la seconde se partage entre l'espýce desprofesseurs qui se tournent vers la politique et l'esp6ce des chefs d'Etat. Onest pass6 de la singularit6 individuelle a la sp6cificit6, c'est-a-dire i lindividucomme intelligible (c'est pourquoi "sp6cifique" veut dire a la fois "g6n6ral"et "particulier")14. ,, L'historien de la litt6rature ne s'int6resse pas a la cat&-gorie des recueils de po&mes publi6s en 1857, mais aux Fleurs du mal dansleur singularit6 admirable, et s'il s'int6resse a la premiere, c'est 6videmmentpour mieux saisir les secondes : Les Fleurs du ma! n'ont pas pour lui valeurd'6chantillon.

C'est aussi une des limites de l'analogie avec l'ethnographie. Les ethnogra-phes ont pour principe de ne pas distinguer entre le haut et le bas de la culture.Ils s'attachent tout autant aux ordures et aux techniques du corps qu'auxproductions culturelles 6lev6es. Or au principe de l'histoire litt6raire, il y a unrefus de ce nivellement ; nous ne nous int6ressons pas a tous les textes, maisdonnons priorit6 a ceux que nous aimons et qui nous importent, c'est-a-direaussi a ceux qui, au moment oik nous dcrivons, ont gagn6 cette bataille pourla post6rit6.

Veut-on dire par 1l que les historiens de la litt6rature ressemblent fatale-ment a ces adeptes de la - critique interne » m6chamment d6crits par Bour-dieu, amateurs mystifi6s et id6alistes, dont le discours ne vise qu'a sans cesseconfirmer la grandeur d'une ceuvre aveugl6ment sacralis6e1 5 ? Certes, non.

14. Paul Veyne, Comment on 6crit l'histoire [1971], Paris : Le Seuil, (, Points >>, 1996,P. 81.15. Voir, dans Les Rýgles de l'art, les pages consacr6es h la , doxa litt6raire >> et a<< la v6n6ration de tous ceux qui ont ft6 dress6s, souvent d6s leur prime jeunesse, aaccomplir les rites sacramentels de la d6votion culturelle >. (Paris : Le Seuil, < Libreexamen >>, 1992, p. 259).

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On sait bien que les historiens de la litt6rature envisagent--et souvent avectalent, et minutie, et d6vouement-l'ensemble des recueils publi6s en 1857 (ou1'6volution du sonnet, ou les po6tes orphelins de p6re, ou tout autre cat6gorieou intrigue dont Les Fleurs du mal peuvent relever A un titre ou un autre),mais ils ne font jamais uniquement cela et reviennent toujours aux Fleursdu mal. De deux choses l'une : on l'histoire de la litt6rature est une v6ritablehistoire, et dans ce cas, elle est une histoire du livre, une histoire de la lectureou une histoire du gofat qui trouvera dans les ceuvres des illustrations et desconfirmations ; ou elle prend pour objet la litt6rature comme ensemble desingularit6s valoris6es (c'est-a-dire valoris6es aujourd'hui) et dans ce cas, ellen'est pas une histoire.

Bien entendu, l'histoire de la litt6rature telle qu'elle est effectivement pra-tiqu6e se situe toujours entre les deux, et ne cesse d'aller d'une position aP'autre : tant6t histoire s6rieuse, appuy6e sur des sources, envisageant lecontexte, cr6ant des cat6gories, multipliant les intrigues dont relive l'ceuvreenvisag6e ; tant6t revenant au texte et utilisant cette histoire ,, pure ,o pourconfirmer, par un jeu de contrastes et de diffirences, Ia valeur et la singularit6de l'ceuvre. Ce qu'on appelle , histoire de la litt6rature , rel6ve donc de cettecat6gorie hybride que Paul Veyne appelle les - histoires axiologiques ,>, c'est-a-dire en fait d'un discours qui passe sans cesse de P'histoire pure a P'axiologieet vice-versa : , P'historien axiologiste parlera de la vie litt6raire sous LouisXIV pour expliquer la vie et l'ceuvre de Racine, il ne verra pas en Racine unfigurant de cette vie litt6raire comme ferait l'historien pur. ,, Cela ne veut pasdire que l'histoire pure, quand elle s'applique • Ia litt6rature, ne comporte pasdes jugements de valeur, mais ceux-ci sont ,< an discours indirect, autrementdit, a l'tat de jugements de fait .16. Toute bonne histoire litt6raire commencepar envisager P'cwuvre , en son temps ,> et en effet, iA importe de savoir ce queles contemporains ont pens6 des Fleurs du mal et pourquoi ils ont aim6 lerecueil ou Pont condamn6. Mais on sait assez que ces 6valuations ne sont plusles n6tres et qu'elles font donc partie de ces: faits que V'on mobilisera au servicede la singularisation et de la valorisation du recueil. C'est ce qui fait, d'ailleurs,que l'historien de la litt6rature n'est pas lui-m8me, contrairement a ce qu'ondit parfois, d'abord en position d'6valuation; A moins de se pencher sur unelitt6rature extr8mement contemporaine, encore soustraite a toute 6valuation(ce qui est un cas id6al et A peu pr6s impossible car les textes ne surgissent pas

16. Comment on jcrit l'histoire, op. cit., p. 97. Sur l'h6trog6n6it6 constitutive del'histoire litt6raire, voir aussi Jean-Louis Jeannelle, - Pr6-histoires litt6raires : qu'est-ceque Phistoire litt6raire des 6crivains ? * in Bruno Curatolo (sous la direction de), LesEcrivains auteurs de I'histoire littgraire, op. cit., p. 21-25.

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du n6ant comme des a6rolithes), il hrite toujours d'une 6valuation qu'il peutconfirmer ou infirmer mais que, le plus souvent, il lui suffit de suivre17.

On voit poindre ici la question de la circularit6 de l'histoire litt6raire. Onsait que Thibaudet compare souvent la litt6rature a un paysage, et l'analogiefonctionne bien ici : dans ses enqu8tes, l'historien arrive dans un pays dot6de reliefs, et il ne d6pend pas de lui de le modifier. Nous nous attachons enpriorit6 aux ceuvres que l'histoire nous a l1gu6es, c'est-a-dire aux histoireslitt6raires d'6crivains victorieuses, victoire que par une circularit6 inhrente anotre profession, nous confirmons et fortifions par nos 6tudes. Car n'oublionspas que les 6crivains sont pour ainsi dire nos seules sources: nous les 6tudions,nous les situons, mais toujours a partir de ce qu'ils nous disent"8 . Et dans cettebataille, il y a des perdants : qui se souvient de l'histoire litt6raire d'Eug6neMontfort qui, en 1925, pr6tendait qu'a la pointe de la litt6rature franqaise dutournant du XXe sikcle, n'6tait nullement Andr6 Gide et St6phane Mallarm6mais Paul Bourget, Jean-Louis Vaudoyer et Abel Hermant1 9 ?

Il reste que cette circularit6, si elle est une fatalit6 pour l'historien de lalitt6rature, ne doit pas pour autant devenir r6gulatrice. L'historien doit sansdoute en prendre conscience, la reconnaitre, admettre aussi qu'il ne peut hlui seul abattre les montagnes et rehausser les minores, mais il ne doit paspour autant consid6rer ce paysage et ses reliefs comme un donn6. Ce seraitretomber, par l'autre bout en quelque sorte, dans les erreurs de l'histoire posi-tiviste. Pendant longtemps en effet, cette circularit6 est demeuree inaperque,ou r6prim6e. Pour 6viter les dilemmes qui l'accompagnent, on disposait d'uninstrument tr6s efficace, qui fonctionnait comme un v6ritable alibi : la notiond'6preuve du temps. Les ceuvres arriv6es jusqu'a nous avaient pass6 l'6preuvedu temps, c'6tait un signe objectif de leur valeur-et si d'aventure on doutaitde cette valeur, il suffisait d'invoquer la survie des ceuvres pour la confirmer.La permanence confirmait la valeur ; et la valeur justifiait la permanence 20 .

17. D'oa ce paradoxe fort explicable dont parle Paul Veyne, qui autorise l'historiende la litt6rature a << avoir le gofit mauvais o : <<I1 suffira, pour &tre bon historien axio-logique, qu'il emprunte A la voix publique la liste canonique des grands 6crivains ;apr6s quoi, il saura qu'il lui faut analyser la vie et l'ceuvre de Baudelaire plut6t que deB6ranger. ,, (ibid., p. 98)18. Voir sur ce point la r6flexion tr6s 6clairante de Jean-Louis Jeannelle : <Pr6-histoireslitt6raires : qu'est-ce que l'histoire litt6raire des 6crivains ? o, art. cit., p. 21-30.19. Voir Eug6ne Montfort (sous la direction de), Vingt-cinq ans de litt6rature franýaise,tableau de Ia vie litt6raire de 1895 a 1920, Librairie de France, s.d. (1924-1927), eten particulier le chapitre UL'6volution de la langue et du styleo, par Pierre Liývre. Voiraussi, sur le site www.fabula.orgthle la page consacr6e a cet ouvrage.20. Voir sur ce point, Judith Schlanger, La Mgmoire des ceuvres, Paris : Nathan, ' LeTexte a l'ceuvre >,, 1992, p. 102-104 en particulier.

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Nous sommes aujourd'hui plus relativistes et connaissons trop les caprices dugoftt, les d6terminations culturelles et les m6caniques sociales pour croire aune telle objectivit6 du canon. Mais ce scepticisme de bon aloi doit s'appliquertout autant a nos s6lections et jugements presents. D'abord parce que tropd'oublis, de disparitions inattendues en m8me temps que de red6couvertesenseignent la prudence en ce domaine. On se souvient du chapitre ,,Attard&set 6gar6s o que, dans son Histoire de Ia littgrature franqaise parue en 1895,Lanson consacrait a L'Astrie, d'Aubign6, Saint-Amant et MIle de Scud6ry :ceux-ci n'y apparaissaient que comme exemples , des r6sistances, des reculs,des contradictions, des aberrations de toute nature ,, sur la voie glorieuse quiconduisait de Malherbe a Boileau. Heureusement, ajoutait Lanson, v il n'6taitpas en la puissance du pass6 de barrer la route a l'avenir ,.21. Inutile de direque notre perception de la litt6rature du XVIlc si&cle a change, et que celle-cis'organise en un tout autre paysage pour un historien d'aujourd'hui.

Mais c'est surtout la nature de ce , paysage o qui doit inciter a la pru-dence. Encore une fois, les grandes ceuvres et les minores qui en dessinentles contours, les premiers plans et les ombres port6es qui en 6tagent la pro-fondeur, ne sont pas des donn6s offerts ; l'intelligence de P'historien. Que lemodernisme d'Apollinaire ait 6clips6 l'unanimisme de Jules Romain n'est pasun fait historique dont il faut rendre raison, car ce n'est pas un fait ; ce quiest un fait historique est que les hommes d'aujourd'hui, se penchant sur lalitt6rature du d6but du XXe sikcle, retiennent davantage le modernisme quel'unanimisme. De l'Ntude de l'histoire litt6raire des 6crivains, on peut au moinsretirer ce b6n6fice : en replacant l'historien savant v dans le temps instabledes d6cisions et des risques ,•, ,, emport6 vers l'Nventuel ,,22, elle pr6munitcontre la r6ification des verdicts de P'histoire. Tel est au fond le travers essen-tiel de la sociologie critique du champ litt6raire : informee-quoi qu'elle enait-par le gofit du jour dans le choix des textes auxquels elle s'attache, ellefinit toujours par 6riger le pr6sent en norme. La d6finition de la litt6rature estl'enjeu de luttes symboliques entre diff6rentes fractions du corps social, nousdit-on ; est litt6rature ce que la fraction la plus autonome du champ litt6raireconsacre comme telle. En vertu de cette v loi ,,, l'observateur peut d&s lorsanalyser avec d6lectation la circulation du capital symbolique, les rapports deforce, et montrer sans grand risque que, d&s le d6but, tout concourait a ce quin'est qu'en apparence un ,, 6tat de fait ), : notre appr6ciation pr6sente de lalitt6rature pass6e. Outre le risque de tautologie explicative (il y a eu bataille, ily a eu d6faite, et la d6faite est expliqu6e par l'arriv6e des vainqueurs2 3), outre

21. Histoire de la Iittgrature franpaise [1895], Paris: Hachette, 1951, p. 366, p. 372.22. J'emprunte ces deux formules a Michel Murat, qui les emploie ici m8me dans sonarticle L'histoire litt6raire, sujet de roman 4.23. Voir Vincent Debaene, - Le lettr6 et la division sociale du travail. Inactualit6 d'Aga-thon >), sur le site www.fabula.org/hle.

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que P'homologie postul6e entre les positions des acteurs dans le champ et leurschoix esth6tiques conduit souvent A n6gliger une part de la production 24, lasociologie critique du champ litt6raire ignore ainsi que mnme la litt6rature dupass6 est constamment l'objet de r66valuations et de nouveaux r&its. I1 n'estpas question bien sfir de nier le poids des jugements h6rit6s en pr6sentantP'histoire litt&aire comme un r6cit en constante mutation, objet d'une r6inven-tion continuelle, etc., ni de surestimer les capacit6s de l'historien a modifier ladonne qui lui 6choit ; iA s'agit simplement de ne pas confondre les valeurs etles faits. On ne s'6tonnera donc pas que, en d6pit de sa neutralit6 affich6e etde son relativisme de principe, cette sociologie reconduise touj ours le point devue des dominants2s, c'est-a-dire, bien souvent a propos du XXO siýcle, le m&a-r6cit moderniste des avant-gardes : le mouvement historique de la litt6ratureest un mouvement d'essentialisation et de purification. Les ressorts explicatifssont tr6s diff6rents puisque d'un c6t6 on 6voque une essence de la litt6ratureet de P'autre la quate d'autonomie du p6le le plus avanc6 du champ, mais lesconclusions sont curieusement identiques.

En est-on r6duit ý retirer tout privil6ge h l'histoire litt&aire savante ? Bri-coleuse comme l'histoire litt6raire des 6crivains, condamn6e au va-et-viententre les faits et les valeurs, souvent aveugl6e par son finalisme et condamn6ea <,• 'apr&s-coup de la chose jug6e ,, elle paraft n'avoir guýre de m6rites-sinoncelui de 1'6rudition-et on voit mal ce qui la rend sup6rieure aux histoires lit-t6raires d'&rivains. Faut-il conclure sur la triste et banale opposition entre les6crivains, cr6ateurs pleins de s6ve et d'invention, mnme dans le regard qu'ilsportent sur le pass6, et les professeurs, toujours en retard d'un train, toujours

24. Ainsi Denis Hollier a-t-il relev6 que le nom de Blanchot n'apparaissait quasimentpas dans La Guerre des 6crivains de Gis6le Sapiro. Voir, sur ces questions, le compterendu de ce livre par Laurent Jeanpierre : , Politiques de 1'6crivain ou politiquesde 1'6criture ? >,, French Politics, Culture & Society, Vol. 19, No. 1, Spring 2001,p. 70-81.25. Jean-Louis Jeannelle rep6re un semblable effet de confirmation dans La Guerredes ecrivains, qu'il attribue de faqon trýs convaincante a une forme de d&erminationpar les sources : , On est frapp6 de constater que les analyses proprement sociologi-ques servent en grande partie a confirmer ou a infirmer une representation globale dela p6riode que Gis&le Sapiro a puis6e dans les archives, les journaux ou les M6moireslitt6raires de 1'6poque. La sociologue s'est en effet appuy6e sur des graphiques fixant laposition des 6crivains dans le champ litt6raire [... ] mais in fine son &ude s'est nourriede quantit6s d'archives-correspondances, t6moignages, souvenirs-qui constituaientautant d'6bauches narratives que Gis6le Sapiro s'est employee a 6valuer et corriger. >-(< Pr&-histoires litt6raires : qu'est-ce que l'histoire litt6raire des 6crivains ? ,,, art. cit.,p. 28-29).

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du c6t6 de P'institution et de la lgitimation r6trospective ? Ou dans une veinemoins m6lancolique, sur un cecum6nisme lib6ral dormant a toutes les histoiresdroit de cit6 sur un pied d'6galit6 ? Apr6s tout, professeurs et 6crivains n'ha-bitent pas le m6me pays ; il est normal que chacun ait sa version des faits ;autres temps, autres mceurs ; autres lieux, autres histoires. C'est la solution dupost-modernisme. Tout r6cit est par nature partiel, partial et surd6termin6 ýla fois par son contexte de production et son contexte de r6ception. Bien sfir,dira-t-on, les histoires d'6crivains ne sont pas neutres ; comme les histoiresindig6nes telles qu'elles sont livr6es a P'ethnologue, efles sont orient6es et d6ter- -min6es par des luttes et des rivalit6s locales. Mais l'histoire litt6raire savanten'est pas davantage libre de ces d6terminations. Pourquoi s'obstiner a luiaccorder un privil6ge que rien ne justifie ? A l'ethnologue classique, crisp6 surses procedures et ses modes d'6criture, l'ethnologue << post-moderne o objecte:

«,La traduction d'une forme culturelle ftrangýre ne trouve pas n6cessairementsa forme la meilleure dans la monographie ethnographique et dans certainesconditions, il est possible qu'une performance dramatique, une danse ou un

morceau de musique soient plus appropri6s. >, Un autre dit : <, Des romans6crits par un Samoan peuvent parfaitement rivaliser avec le portrait de sonpeuple par un anthropologue distingu6 26. o Doit-on pareillement s'inclinerdevant les r6cits historiques des 6crivains au pr6texte qu'ils sont parcellaires,incomplets, int6ress6s, subjectifs, relatifs, etc.-et qu'ils sont tout cela pas plus,mais pas moins que les histoires savantes ?

C'est ici sans doute qu'il faut tout conc6der au post-modernisme, sauf sonmoralisme-car c'est ce dernier qui lui interdit Ia comparaison entre les r6cits(et non, comme on le dit, l'impossibilit6 de d6finir des crit6res objectifs d'6va-luation). La question n'est pas de savoir si le r6cit de l'indigýne , peut rivali-ser ,, avec le r6cit de l'etdnologue (dans quel championnat ?), ni si l'histoirelitt6raire savante est scientifique (elle ne Pest pas, et elle l'est d'autant moinsqu'aucune histoire ne Pest) mais plut6t de savoir si le savant sait mieux queles acteurs ce que ceux-ci font. Et ia r6ponse est oui, pour autant qu'elle l'est

toujours. Mais cela ne tient nullement a une grace particuli6re, a une distribu-tion initiale du savoir qui ferait que le savant aurait requ en partage la ratio-nalit6 ou la capacit6 sp6culative quand l'indig6ne aurait reýu la pratique et

l'inventivit6. Ce savoir, cette capacit6 plus grande a 6crire l'histoire d'un paysplus grand est un simple effet de position : si le pays est plus grand, c'est qu'ilest vu de plus loin et de plus haut. Les hypothrses sur l'objectivit6 des uns, la

subjectivit6 des autres, les tentatives de justification des v grands partages ,>,

26. RespectivementTalalAsad, x The Concept of Cultural Translation in British SocialAnthropology ), in James Clifford and George Marcus (ed.), Writing Culture : thePoetics and Politics of Ethnograpby, Berkeley: University of California Press, 1986,p. 159 et James Clifford, ( On Ethnographic Allegory *, ibid., p. 119.

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les r6flexions sur l'impossible neutralit6 de l'observateur ne sont pas seulementhautement sp6culatives ; elles sont, dans le cas de l'histoire litt6raire, tout a faitinutiles. I1 est 6vident que l'historien du surr6alisme-s'il dispose de la capa-cit6 de sympathie suffisante-peut mieux faire l'histoire du surr6alisme queles surr6alistes eux-mEmes : il sait comment ceux-ci envisageaient leur propreg6n6alogie ; il dispose a peu pr&s de toutes les sources dont ils disposaient,de centaines d'informations qu'ils ne pouvaient pas connaitre, et d'une capa-cit6 de mise en perspective (temporelle, spatiale, sociologique, etc.) que leurposition leur interdisait. Et si cette mise en perspective leur 6tait impossible,ce n'est pas parce que les surr6alistes 6taient englu6s dans la pratique ou aveu-gl6s par leur int6rft et leur souci <, d'entrer dans l'histoire »,, mais simplementparce qu'il est inevitable que la conscience voie dans le pass6 « 1'6dificationdu pr6sent '>, c'est-a-dire consid&re le monde humain dans lequel elle 6voluecomme un terme, achev6 par son action m8me. «, A quelque 6poque que l'on seplace, les hommes "primitifs" non moins que civilis6s ont toujours su que leurdestin serait en partie ce qu'ils le feraient 8tre par leur action. Es ont su aussiqu'il s'6tait 6coul6 du temps avant eux ; mais la connaissance de ce temps leurdemeure 6trang6re, parce que l'action n'englobe pas la connaissance du pass6et n'a pas non plus l'usage de cette connaissance27. , Pour 6chapper aux affresdu relativisme et a l'insoluble concurrence des points de vue (v6rit6 de l'eth-nologue contre v6rit6 de l'indig&ne), il suffit de renoncer a penser le rapportentre savant et non savant en termes de lucidit6 et de confondre connaissanceet transparence a soi-m8me. Pas plus que les autres hommes, les 6crivains nesavent l'histoire qu'ils font. La conscience r6flexive que les hommes prennentd'eux-mýmes n'est pas un savoir ; pour l'ethnologue comme pour l'historien,ce n'est qu'un 616ment d'information suppl6mentaire.

Apr6s avoir vu que l'histoire litt6raire savante n'est pas tout h fait une his-toire, il restait donc a admettre que l'histoire litt6raire des 6crivains n'en estpresque pas une ; elle ne Pest qu'au sens oa elle met en ordre le pass6 et le dis-pose en vue du pr6sent, c'est-a-dire en vue d'une cr6ation pr6sente. Cela ne lui6te son int6r8t en rien, bien au contraire, puisque comme le montrent les pagesqui suivent, ces r6cits < historiques o jouent un r6le crucial dans le processusde cr6ation lui-m8me et bien souvent le conditionnent. Les histoires litt6rairesd'6crivains m6ritent sans aucun doute d'Etre examin6es, mais moins au titrede contenus (6ventuellement concurrents de l'histoire universitaire) qu'au titrede fonctions, non pas en tant que telles, donc, mais parce qu'elles aident amieux percevoir ces singularit6s a quoi M'histoire litt6raire revient toujours.

27. Paul Veyne, op. cit., p. 101-104.

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, Loin que la recherche de P'intelligibilit6 aboutisse a. P'histoire comme a sonpoint d'arriv6e, c'est l'histoire qui sert de point de d6part pour toute qu8te deP'intelligibilit6 >>, 6crivait L6vi-Strauss dans La Pensge sauvage, refusant de dis-tinguer entre la raison du savant et celle de P'indig6ne en termes de consciencehistorique 28. Une telle formule est encore plus vraie de Ja litt6rature que desautres objets auxquels P'historien s'applique ; dans ce domaine moins encorequ'aifleurs, le r6cit historique ne peut constituer la fin derni6re.

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28. Claude LUvi-Strauss, La Pensge sauvage, op. cit., p. 841.

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Le Point de Vue de l'Indigène ou Comment on Ecrit l'Histoire de laLittérature

Rom Rev 100 no1/2 Ja/Mr 2009 p. 15-28

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