Lexique et point de vue : l'angle syntagmatique. Analyse de guerre et de ses prépositions "avec",...

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Articles linguistiques Lexique et point de vue : l’angle syntagmatique Analyse de guerre et de ses prépositions avec, contre et entre* Marie Veniard EDA (Education et Apprentissages) et SYLED-CEDISCOR is article tackles the question of point of view carried by lexicon. Whereas this subject is oſten considered from a paradigmatic perspective, this article proposes to describe it from a syntagmatic perspective. e word guerre (war) and the three syntagms la guerre (de X) avec Y, la guerre (de X) contre Y or la guerre entre X et Y are described in a press corpus. It appears that these syntagms configure a way of seeing the conflict relation (as reciprocal or not). Whereas at a paradig- matic level, the locutor is oſten considered as an explanatory factor for point of view, this study of point of view at a syntagmatic level points out different factors regulating occurrences: at a linguistic level, the characteristics of the preposi- tions, from which depend how far away X is from Y, and at a mixed textual and referential level, the salience of the event. Keywords: syntagmatic, point of view, lexicon, discourse, medias, naming Le couple « lexique et point de vue » est susceptible d’être envisagé sous l’angle des moyens linguistiques qui l’actualisent ou bien sous l’angle de ses réalisations en contexte. En ce qui concerne les formes, R. Huygue relève (2007, p. 189), non exhaustivement, les noms connotés (clébard pour un chien), les noms relation- nels (ami pour un homme), les noms qui présentent le référent sous un aspect transitoire (piéton), ainsi que les métaphores (chien pour un homme). Dans sa dimension pragmatique, le couple « lexique et point de vue » est évoqué en rap- port avec un acte de nomination particulier, qui peut être enrichi par le contexte et rattaché à l’intention rhétorique d’un locuteur. Le point commun entre ces deux perspectives est de circonscrire le point de vue au niveau du mot. Or, différents travaux sur le lexique (Sinclair, 2004, Branca-Rosoff, 2001) mettent en évidence l’interaction entre le lexique et la syntaxe. Qu’en est-il de l’expression du point de vue ? Est-elle limitée au mot ? Afin de répondre à cette question, on déplacera le Revue Romane 46:2 (2011), 177–201. doi 10.1075/rro.46.2.01ven issn 0035–3906 / e-issn 1600–0811 © John Benjamins Publishing Company

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Articles linguistiques

Lexique et point de vue : l’angle syntagmatiqueAnalyse de guerre et de ses prépositions avec, contre et entre*

Marie VeniardEDA (Education et Apprentissages) et SYLED-CEDISCOR

This article tackles the question of point of view carried by lexicon. Whereas this subject is often considered from a paradigmatic perspective, this article proposes to describe it from a syntagmatic perspective. The word guerre (war) and the three syntagms la guerre (de X) avec Y, la guerre (de X) contre Y or la guerre entre X et Y are described in a press corpus. It appears that these syntagms configure a way of seeing the conflict relation (as reciprocal or not). Whereas at a paradig-matic level, the locutor is often considered as an explanatory factor for point of view, this study of point of view at a syntagmatic level points out different factors regulating occurrences: at a linguistic level, the characteristics of the preposi-tions, from which depend how far away X is from Y, and at a mixed textual and referential level, the salience of the event.

Keywords: syntagmatic, point of view, lexicon, discourse, medias, naming

Le couple « lexique et point de vue » est susceptible d’être envisagé sous l’angle des moyens linguistiques qui l’actualisent ou bien sous l’angle de ses réalisations en contexte. En ce qui concerne les formes, R. Huygue relève (2007, p. 189), non exhaustivement, les noms connotés (clébard pour un chien), les noms relation-nels (ami pour un homme), les noms qui présentent le référent sous un aspect transitoire (piéton), ainsi que les métaphores (chien pour un homme). Dans sa dimension pragmatique, le couple « lexique et point de vue » est évoqué en rap-port avec un acte de nomination particulier, qui peut être enrichi par le contexte et rattaché à l’intention rhétorique d’un locuteur. Le point commun entre ces deux perspectives est de circonscrire le point de vue au niveau du mot. Or, différents travaux sur le lexique (Sinclair, 2004, Branca-Rosoff, 2001) mettent en évidence l’interaction entre le lexique et la syntaxe. Qu’en est-il de l’expression du point de vue ? Est-elle limitée au mot ? Afin de répondre à cette question, on déplacera le

Revue Romane 46:2 (2011), 177–201. doi 10.1075/rro.46.2.01venissn 0035–3906 / e-issn 1600–0811 © John Benjamins Publishing Company

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niveau d’analyse de l’axe paradigmatique (un mot plutôt qu’un autre) à l’axe syn-tagmatique (un mot à côté d’un autre). Retrouve-t-on des phénomènes de point de vue ? Si c’est le cas, ces phénomènes sont-ils de la même nature que les phéno-mènes paradigmatiques ? Ces questions seront envisagées à partir d’une étude du mot guerre et de son environnement prépositionnel (avec, contre et entre) dans un corpus de presse.

1. Lexique et point de vue

La notion de point de vue, fortement polysémique, se trouve associée à des défi-nitions qui varient selon les cadres théoriques mobilisés. Nous évoquerons tout d’abord deux approches dans lesquelles la notion de point de vue est centrale : d’un côté les théories de la polyphonie linguistique, telles que celle de l’argumentation dans la langue, sur laquelle nous insisterons particulièrement et, d’un autre côté, la narratologie. Nous préciserons ensuite ce que nous entendons par point de vue et sous quel angle nous aborderons notre objet, l’articulation entre le lexique et le point de vue.

1.1 La notion de point de vue

La notion de point de vue en linguistique apparaît dans le cadre de la théorie de la polyphonie chez O. Ducrot (1984). Celui-ci en donne la définition suivante : « Le locuteur, responsable de l’énoncé, donne existence, au moyen de celui-ci, à des énonciateurs dont il organise les points de vue et les attitudes » (Ducrot 1984, p. 205). Un point de vue est une proposition logique au sens où elle n’a pas (pas toujours) de réalité empirique, c’est-à-dire que le point de vue n’est pas néces-sairement associé à des mots précis. Au contraire, dans les études littéraires, la notion de point de vue (ou de « focalisation ») sert au repérage de la source des perceptions relatées dans le roman. Il s’agit de repérer, à partir, cette fois, des mots du texte, la source de la sélection narrative (le personnage, le narrateur ou un foyer éloigné extérieur à la narration).

Dans une présentation comparée, P. Dendale et D. Coltier (2003) opposent les approches argumentative et narratologique sur deux points : le niveau d’analyse et l’objectif de l’analyse. Alors que le niveau d’analyse est le texte (littéraire) en narra-tologie, il s’agit de l’énoncé ou de la proposition dans la théorie de l’argumentation dans la langue. Tandis que l’objectif des études littéraires est d’identifier la source du point de vue, celui de la théorie de l’argumentation dans la langue est de repé-rer les différents points de vue d’un énoncé pour démontrer son caractère poly-phonique. Cependant, la principale différence relevée par P. Dendale et D. Coltier

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entre les deux approches est d’ordre épistémologique : « Dans les études littéraires, la notion de PDV apparaît comme un véritable objet de description, alors que dans les études linguistiques polyphoniques, c’est plutôt un outil de description et non un objet d’étude proprement dit » (Dendale et Coltier 2003, p. 114). Alors que, pour les études littéraires, le point de vue est une catégorie descriptive et que l’on étudie le point de vue dans tel ou tel passage, en linguistique polyphonique, on pose l’existence du point de vue comme point de départ pour étudier l’interaction des différents énonciateurs dans l’énoncé.

Notre travail consistant à étudier la manière dont des expressions linguis-tiques révèlent un point de vue, au sens de manière d’appréhender le monde, nous partageons, tout en l’adaptant à notre objet, la définition de point de vue issue des études narratologiques. Nous en adoptons la reformulation proposée par A. Ra-batel, qui, alors que l’approche de G. Genette consistait à rechercher le foyer « qui voit » ou « qui sait », déplace l’objet de la recherche : « ce qui apparaît déterminant, ce n’est plus […] “qui” voit ou “qui” sait, c’est l’analyse concrète de la référentiali-sation du focalisé et, à partir d’elle, le repérage de l’énonciateur responsable des choix de référentialisation » (Rabatel 1998, p. 59). Le déplacement est méthodolo-gique : c’est à partir de la référence des éléments focalisés que l’on repère l’énon-ciateur, ce repérage demeurant l’objectif de l’analyse.

Dans cette perspective, le point de vue n’est pas considéré comme une don-née qui viendrait se matérialiser dans le texte mais au contraire comme le résul-tat d’une construction par le texte, ou, plus précisément dans notre cas, par les formes linguistiques. On peut parler du point de vue comme d’un effet textuel : des marques linguistiques configurent une focalisation, identifiée à un point de vue (du narrateur ou du personnage). Les traces linguistiques analysées peuvent être des marqueurs temporels ou modaux, mais le lexique n’est pas exclu. Envi-sagé dans sa dimension paradigmatique, il constitue un accès direct aux points de vue1 puisqu’il véhicule la manière dont les personnages ou le narrateur voient le monde.

1.2 Lexique et point de vue : l’axe paradigmatique

Le lexique peut être décrit selon deux perspective : une perspective paradigma-tique et une perspective syntagmatique. Le rapport étroit entre le lexique et le point de vue est généralement envisagé dans la première perspective, qui s’illustre par les conceptions de la linguistique praxématique, telle qu’elles sont modélisées par P. Siblot. Pour ce dernier, le fondement de la nomination repose sur le constat qu’on ne peut nommer un objet « en lui-même et pour lui-même » (Siblot, 2001, p. 202), c’est-à-dire avec un nom qui lui appartiendrait en propre.

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« A défaut de pouvoir nommer l’objet “en lui-même et pour lui-même”, je le nomme tel qu’il m’apparaît et me concerne, tel que je le perçois, que je l’utilise et qu’à partir de là je peux le concevoir. Aussi quand je crois nommer l’objet lui-même, c’est mon rapport à lui qu’en réalité je nomme. […] Toute nomination exprime une vision de la chose nommée, vue “sous un certain angle”, à partir du “point de vue” auquel se place le locuteur. Elle est par là une prise de position à l’égard de la chose nommée qui désigne, en même temps que l’objet nommé, la position prise pour le nommer ».

La nomination se conçoit comme l’aspectualisation d’un objet du monde (un ob-jet concret / abstrait, social / naturel) par le lexique.2 Les points de vue sont par conséquent inhérents à l’acte de nommer même s’ils sont plus ou moins marqués selon les situations, ce qu’on peut évaluer grâce au degré de contestation que les dénominations suscitent. En d’autres termes, l’absence de négociations sur la no-mination d’un référent ne s’interprète pas comme une absence de point de vue mais comme un consensus sur celui-ci. Le mot guerre, quant à lui, est fréquem-ment l’objet de négociations sémantico-référentielles quand les locuteurs ont des visées rhétoriques, ce qui est le cas dans les exemples suivants.

(1) Nicolas Demorand : pourquoi refuser Hervé Morin / alors que / manifestement / on y est / d’employer ce mot « guerre » ?

Hervé Morin : parce que je réfute l’idée du mot « guerre » / je dis qu’une guerre c’est une guerre contre un autre Etat / une guerre c’est une déclaration de guerre / c’est euh nous ne sommes pas en guerre contre le peuple afghan / nous sommes en Afghanistan à la demande du gouvernement Karzaï. (France Inter, 04/09/2008)

(2) Stricto sensu, la France n’est pas en guerre, puisque, selon l’article 35 de la Constitution, la « déclaration de guerre est autorisée par le Parlement ». C’est pour éviter un tel dérapage sémantique que le premier ministre, François Fillon, s’est efforcé de ne pas employer le terme de « guerre ». Le général Jean-Louis Georgelon, chef d’état-major des armées, a cependant souligné, le 24 août, que la France « conduit des actions de guerre » en Afghanistan. Si, juridiquement, il ne s’agit pas d’une guerre, la France engage ses troupes sur un théâtre d’opération où se déroule un « conflit armé ». (Le Monde, 27/08/2008)

Il est là question d’un choix du locuteur, choix régulé par des contraintes séman-tico-référentielles, juridiques et sociales. En ce qui concerne la guerre en Afgha-nistan, en 2008, est posée la question de la préférence du gouvernement français pour conflit (ex. 2), qui va à l’encontre de l’usage de guerre par les citoyens (ex. 1), jugé plus adéquat au référent. Un des arguments très souvent évoqué par les

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locuteurs pour délégitimer l’emploi du mot est la mention du trait sémantico-réfé-rentiel [+ entre États], dont l’actualisation référentielle est contestée.3

Parmi les travaux s’inscrivant dans cette tendance, on peut citer G. Petit (1995) sur la désignation du timbre-poste, A. Krieg (2000) sur l’utilisation de camp de concentration dans la guerre en Yougoslavie (2000) ou L. Rosier et P. Ernotte (2000) à propos des différents termes désignant les communautés en Belgique. Ces travaux relèvent de la lexicologie et de l’analyse de discours. Ils s’intéressent aux effets argumentatifs produits par l’utilisation de telle ou telle dénomination. La question du choix lexical est centrale et le lexique est abordé dans sa dimension paradigmatique : un mot à la place d’un autre. Les effets de points de vue sont rattachés à la valeur sémantique du mot et/ou aux communautés utilisatrices de celui-ci.

1.3 Lexique et point de vue : l’axe syntagmatique ?

Les travaux sur le lexique dans l’axe syntagmatique s’intéressent aux effets du co-texte sur le sens du mot, qu’il s’agisse de cotexte limité à l’empan du syntagme (Branca-Rosoff, 2001, Plantin, 2003) ou étendu au texte (Tournier 2002). Ces travaux mettent en évidence une interaction entre le mot et son environnement, ce qui est cohérent avec la manière dont le lexique est acquis (Legallois et Kwon 2006). La thèse défendue est celle d’une construction du sens entre lexique et syn-taxe. Notre objet, toutefois, est le point de vue lexical, au sens de point de vue ins-crit dans le lexique, et non le sens. Retrouve-t-on au niveau du syntagme des effets de points de vue comme on peut en observer au niveau du mot ?

Un examen des occurrences guerre en corpus révèle des variations qui dé-pendent de la nature linguistique du mot. Nom prédicatif, guerre est actualisé par un verbe support (Gross, 1996) et gouverne un schéma d’arguments. Le verbe support (faire) peut être effacé par transformation (relativisation) sans que le nom perde ses arguments et disparaît dans la nominalisation :

X fait la guerre à Y > la guerre que fait X à Y > la guerre de X avec/contre Y ou la guerre entre X et Y

Nous voudrions montrer que c’est la caractéristique linguistique du mot guerre, c’est-à-dire sa nature de nom prédicatif symétrique,4 qui détermine des points de vue existant au niveau du syntagme. Les exemples suivants donnent une première illustration des variations de point de vue rencontrées.

(3) Pour s’attaquer à ces nouvelles cibles [les talibans], l’US Air Force met en oeuvre de nouvelles armes. Dans une prose un peu rustique, un responsable du Pentagone a affirmé « qu’un tas de bombardiers et beaucoup de gros

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engins » étaient désormais utilisés. Ces gros engins, ce sont notamment des munitions antibunkers, larguées dans les dernières 24 heures. Les bombes GBU 28 ont été utilisées pour la première fois dans la guerre contre l’Irak en 1991 contre des centres de commandement enterrés ou des blindés. (Le Figaro, 12/10/2001)

(4) Comme la plupart des clandestins qui s’étaient entassés sur le rafiot du malheur, vendredi dernier, Ahmad et Amal se sont échappés d’Irak. Ahmad a quitté son pays par peur de la police de Saddam Hussein. « Il n’y a plus rien à manger, il n’y a plus de médicaments en Irak, explique-t-il. Notre maison a été détruite par les bombes, Saddam a voulu nous enrôler dans la guerre contre les États-Unis. Nous avons dû fuir. » (Le Figaro, 24/10/2001)

Les deux syntagmes, la guerre contre l’Irak (ex. 3) et la guerre contre les États-Unis (ex. 4), renvoient à la même guerre (la guerre du Golfe de 1991), mais ils exer-cent un repérage différent de la réalité. S’agit-il d’une variante de l’expression d’un point de vue à travers deux actes de nomination, qui s’appuient sur la même caté-gorie (guerre) mais dans une construction syntagmatique différente ? De fait, pour les uns, la guerre s’est déroulée contre l’Irak tandis que, pour les autres, elle s’est déroulée contre les États-Unis. Ces premiers exemples semblent ouvrir la possibi-lité que le point de vue de la nomination existe au niveau du syntagme et non pas seulement du mot.

Des explications strictement référentielles à cette distribution préposition-nelle, telles que le potentiel militaire des combattants, ou la position d’attaquant vs d’attaqué, envisagées dans un premier temps, ont été abandonnées dans la mesure où elles ne rendaient pas compte de la coexistence des syntagmes pour nommer un même conflit (cf. ex 4 et 5).

Un examen plus attentif du mot guerre révèle une variation dans les préposi-tions accompagnant le mot. Outre les prépositions locatives (la guerre en Afgha-nistan, la guerre d’Afghanistan, voir à ce sujet Veniard 2009) qui, n’étant pas liées à l’expression d’un point de vue, ne seront pas traitées dans cet article, on note les prépositions exprimant la relation d’opposition, entre, avec et contre, qui peuvent être employées pour nommer un même événement.

(5) La grande nouveauté, c’est qu’il s’agit d’un acte venant d’une entité non étatique. Comment organiser les relations entre une entité non étatique et un État ? Étant entendu que cette entité non étatique a nécessairement une localisation quelque part. Comment est-on passé d’une agression contre la première puissance du monde à une guerre entre États, la guerre entre les États-Unis et l’Afghanistan ? La deuxième question concerne la qualification des attentats : s’agit-il d’un acte de guerre ou d’un acte de terrorisme. Probablement les deux. (Le Monde, 19/11/2001)

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(6) Depuis la défaite des talibans et la chute de Jalalabad, il y a un mois, Hadji Zaman a été nommé responsable de l’armée pour toute la province. […]

[dernier paragraphe] Pour l’instant, la guerre avec Al-Qaïda continue et Zaman doit négocier en permanence avec l’intransigeance des États-Unis dont il est le débiteur. Quand il parle de ses nouveaux alliés, il dit : « Les Américains ont des yeux mais ils n’entendent pas. » (Le Monde, 19/12/2001)

(7) Les États-Unis ont une vision utilitariste et toute gaullienne de l’ONU que le général de Gaulle considérait comme un « machin utile ». Il n’est pas sûr que la communauté internationale en ait encore trouvé le bon usage. Ni pour la menée de la guerre contre l’Afghanistan, ni pour la future et indispensable reconstruction de ce pays, ni même pour la lutte contre le terrorisme, un équilibre satisfaisant n’a été trouvé entre les injonctions de la superpuissance et le respect de la règle de droit. (Le Monde, 15/11/2001)

Chacun des syntagmes donne l’impression d’un point de vue différent sur l’objet référentialisé. Ainsi, dans l’exemple (5), le syntagme la guerre entre les États-Unis et l’Afghanistan donne l’impression d’une position de retrait, d’observation de l’évé-nement en tiers. L’activité de guerre est présentée comme une activité commune aux deux acteurs, ce qui est également le cas avec le syntagme la guerre avec Al Qaïda (ex. 6), où c’est le point de vue d’un acteur du conflit qui est adopté (celui de l’Afghan Hadji Zaman). Dans le dernier cas (ex. 7), le point de vue adopté est là encore celui des États-Unis mais l’activité n’est plus commune.

Pour résumer, nous définissons le point de vue comme un effet résultant de marques linguistiques et assurant l’aspectualisation d’un objet du monde en fonc-tion d’un locuteur donné. Le questionnement posé dans cet article est le suivant : le point de vue lexical peut-il être envisagé au niveau de l’axe syntagmatique ? Nous analyserons le cas de guerre en mettant l’accent sur le rôle des prépositions dans la construction des effets de point de vue.

2. Prépositions actantielles de guerre et effet de point de vue

On décrira d’abord le sens des deux prépositions, avec et contre, quand elles sont en distribution avec guerre, avant d’en tirer les conséquences sur les effets de points de vue produits.

2.1 Sens des prépositions avec et contre

Les prépositions avec et contre ne sont pas sémantiquement très éloignées, comme en témoigne leur proximité dans les contextes d’échange (échanger X contre Y / X

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avec Y) et d’hostilité (se battre avec / contre Y). Contrairement en effet à ce qu’on peut penser intuitivement, la préposition avec « ne filtre pas systématiquement les valeurs d’ “opposant” par rapport aux valeurs positives opposées de “comitatif ”, “complice” … ou “co”-quelque chose, auxquelles l’intuition l’associe préférentielle-ment » (Cadiot, 1997, p. 141).

Il s’agit là de cas où avec est introduit par un verbe dont le sémantisme im-plique une action réciproque (Schapira, 2002). Cette réciprocité n’est pas altérée par les focus discursifs caractéristiques de la préposition et marqués par la va-riation possible de la place des compléments : Paul se dispute avec Marie, Paul et Marie se disputent, Marie se dispute avec Paul sont trois phrases décrivant le même événement. La conclusion est similaire avec des nominalisations verbales : la dis-pute de Paul avec Marie, la dispute de Paul et Marie et la dispute de Marie avec Paul. On remarque que la valence du verbe est toujours plurielle mais qu’elle peut être réalisée soit par un seul SN (Paul et Marie) ou dédoublée en deux actants au singu-lier (Paul, Marie). Pour Choi-Jonin (1995, p. 115–116), « [l]a préposition avec sert […] à marquer le dédoublement valentiel en deux unités linguistiques syntaxique-ment et référentiellement autonomes. À un niveau plus abstrait, on pourrait dire qu’il s’agit d’une relation partie-tout, le tout, l’élément valentiel, est représenté par les parties, les deux éléments actantiels ».

Choi-Jonin (1995, p. 118) conclut que « d’un point de vue syntaxique, avec sert à isoler une partie contenue dans une valence, en conférant à son régime une autonomie syntaxique. D’un point de vue sémantique, avec marque la dépendance de son régime vis-à-vis d’un autre terme présent dans la même construction ver-bale ». Il découle de cette indépendance syntaxique que la préposition avec confère l’autonomie référentielle à son régime.

On peut résumer les quatre caractéristiques de la préposition avec :

– elle est porteuse d’un sens vériconditionnel réciproque ;– elle configure le focus discursif ;– elle instaure l’indépendance syntaxique de Y par rapport à X ;– elle configure l’autonomie référentielle de Y.

Choi-Jonin met en évidence la nature de la relation instaurée par la préposition avec entre les deux compléments X et Y : dépendance sémantique et autonomie syntaxique et référentielle.

Les travaux sur la préposition contre tendent à se focaliser sur le sens de la pré-position et sur Y (Cadiot, 1997, Borillo 2003) plutôt que sur le rapport établi entre X et Y. Sur ce dernier point, la proposition de P. Péroz (2002) permet d’établir un parallèle entre le fonctionnement des deux prépositions.

La préposition contre connaît différents emplois que l’on peut illustrer ain-si : être assis contre un mur (proximité avec contact), être contre le mur de Berlin

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(opposition-conflit), troquer un briquet contre un couteau (échange), vingt films médiocres contre un bon (proportion). Péroz, considérant que le sens spatial de contre n’est pas premier, propose de dériver tous les sens de la valeur d’échange et détermine la caractérisation unitaire suivante : « En tant que préposition, contre met en relation deux termes X et Y. Dans cette relation, Y est le repère de X. Contre marque la réduction de leur altérité constitutive » (Péroz, 2002, p. 118).

Ce principe peut être mis en œuvre de trois manières différentes :

(8) a. Il a échangé sa vieille voiture contre une moto. b. Max pousse le lit contre le mur. Ils dansent joue contre joue. Sa maison

est juste contre la mairie. c. L’avion s’est écrasé contre la montagne (disparition de X). Il faut lutter

contre la faim dans le monde. Vous avez un remède contre la grippe. Il s’agit de se battre contre ce fléau (disparition de Y). Ils se battent les uns contre les autres (suppression de X et de Y). (exemples de Péroz 2002 : 121)

La première consiste à boucler la relation, c’est la valeur « d’échange » (ex. 8.a, avec l’échange des localisateurs de X et de Y). La seconde consiste à s’arrêter à un seul mouvement, le rapprochement des deux localisateurs suffit pour réduire l’al-térité constitutive de X et de Y. Ce sont des exemples de la valeur « spatiale » qui illustrent cet autre cas de figure (ex. 8.b). La troisième est plus radicale, puisqu’elle consiste à dire qu’il n’y a plus de différence entre X et Y en supprimant l’un des termes de la relation (ex. 8.c, X, Y ou X et Y). On retrouve, pour ce cas de figure, aussi bien des exemples de la valeur « spatiale » que de la valeur « d’hostilité ». P. Péroz souligne qu’il ne s’agit pas d’un rapport réciproque mais d’une dynamique visant à réduire l’altérité, que le complément Y soit de nature animée ou non.

La différence fondamentale entre avec et contre en ce qui concerne le rapport entre X et Y tient à ce que, dans le cas de avec, les deux compléments sont soli-daires dans la formation d’une valence plurielle qui est susceptible de se dédou-bler (dépendance sémantique et autonomie syntaxique) ; dans le cas de contre, les deux termes X et Y sont nécessairement disjoints (indépendance sémantique et syntaxique). Ainsi, en dehors de la valeur d’hostilité où contre commute avec la préposition avec, il n’est pas possible de transformer la phrase pour coordonner les deux termes, y compris dans la valeur d’échange (Il a échangé sa vieille voi-ture et une moto n’est pas une paraphrase de : Il a échangé sa vieille voiture contre une moto). Le sens même de la préposition souligne la disjonction entre X et Y puisqu’il consiste en la réduction de cette altérité, ce qui suppose que les deux élé-ments soient distincts au départ. Ces caractéristiques vont avoir des conséquences sur le fonctionnement textuel des prépositions.

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2.2 Les points de vue sur l’expression de la relation d’opposition

La combinaison du sens des prépositions et du sens du mot guerre permet l’expres-sion de différents points de vue :

– dans le syntagme la guerre/le conflit entre X et Y, le procès est réciproque. Le locuteur perçoit globalement la relation entre X et Y et adopte le point de vue d’un tiers observateur;5

– dans le syntagme la guerre/le conflit de X avec Y, le procès est réciproque et le locuteur adopte le point de vue de X. X et Y représentent la valence plurielle mais dédoublée d’un mot, par conséquent ils sont sémantiquement dépen-dants ;

– dans le syntagme la guerre/le conflit de X contre Y, le procès est non réciproque et le locuteur adopte le point de vue de X. La non-réciprocité est sémantique, ce qui n’implique pas que, référentiellement, l’action concrète soit, elle aussi, non réciproque. Par exemple, si les Américains font la guerre contre les ta-libans, on peut supposer que, dans les faits, ces derniers font également la guerre contre les Américains.

Le Tableau 1 résume les deux caractéristiques opposant les syntagmes : la récipro-cité de l’activité (exprimable en deux traits opposés, + et −) et le point de vue du locuteur (adoptant le point de vue de X ou se plaçant en tiers).

Tableau 1. Points de vue inscrits dans les trois syntagmes guerre + entre, avec et contre.

Réciprocité de l’activité Point de vue du locuteur

la guerre entre X et Y + Tiers

la guerre (de X) avec Y + X

la guerre (de X) contre Y − X

L’analyse du sens des deux prépositions avec et contre a permis de déterminer deux configurations différentes de la relation entre les termes X et Y : autonomie syn-taxique et référentielle et dépendance sémantique pour avec ; et indépendance sé-mantique et syntaxique pour contre. A partir de là, nous avons pu rendre compte des points de vue théoriquement inscrits dans les trois syntagmes guerre + entre, avec et contre au moyen de deux traits : la réciprocité de la relation et le point de vue du locuteur. Ces schémas structurels doivent être mis en perspective avec les données observées dans le corpus.

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3. Analyse des données

La confrontation entre la réalisation abstraite du point de vue et le comportement empirique des syntagmes doit permettre de vérifier l’équiprobabilité et l’actualisa-tion des trois points de vue dégagés précédemment et de proposer des explications aux fonctionnements en discours.

3.1 Description du corpus

Pour répondre à cette question, nous avons utilisé un corpus construit autour d’un moment discursif6 (Moirand, 2004), la guerre menée en 2001 par une coalition di-rigée par les États-Unis en Afghanistan contre le régime des talibans.7 Les articles (2922 articles au total) ont été récoltés dans deux grands quotidiens français, Le Monde et Le Figaro, entre le 13 septembre 2001 et le 24 décembre 2001. Le corpus comporte 4572 occurrences du mot guerre.

La notion de moment discursif ayant présidé à la récolte du corpus, celui-ci est centré sur un événement particulier. Cependant, d’autres conflits militaires (pas-sés ou potentiels) sont évoqués, qui ne seront pas mis de côté dans les analyses. En effet, dans le cadre de cet article, notre perspective n’est pas celle d’une étude discursive de la nomination d’un seul événement.8 On prendra en compte toutes les occurrences du mot guerre, qu’elles réfèrent ou non à la guerre en cours. Ce choix de construction du corpus et de mise en perspective des données permet de comparer des formes linguistiques apparaissant dans une même période so-cio-historique mais n’ayant pas nécessairement la même référence. On se donne ainsi les moyens d’envisager les effets éventuels du contexte sur les formes linguis-tiques. Autrement dit, on examine deux explications possibles des résultats : par le contexte ou, au contraire, par des phénomènes linguistiques, textuels ou discursifs.

3.2 Analyses

Trois niveaux d’analyse seront successivement envisagés : celui du segment répété, de type collocationnel (inférieur au syntagme), celui du syntagme et celui du texte (dans sa relation avec le contexte).

3.2.1 Le niveau du segment répétéOn a mesuré la fréquence d’apparition des segments répétés composés de guerre+préposition (entre, avec, contre, en et les différentes formes de de) dans le corpus. Les résultats, sensiblement les mêmes pour les deux journaux, montrent que, globalement, dans 30 % des cas, le mot guerre est suivi d’une préposition (Ta-bleau 2).

188 Marie Veniard

Tableau 2. Distribution statistique des prépositions avec, entre et contre après le nom guerre

Le Monde Le Figaro

guerre 2648 100 % 1924 100 %

guerre entre 18 0,7 % 13 0,7 %

guerre avec 16 0,6 % 5 0,3 %

guerre contre 215 8,1 % 198 10,3 %

guerre en 134 5 % 98 5,1 %

guerre de (ou d’, du, des) 367 14 % 340 17,7 %

Toutefois, les prépositions ne sont pas équiprobables : après le nom guerre, les prépositions exprimant l’opposition les plus fréquentes sont, dans un ordre dé-croissant, contre, entre et avec.9 Le choix de telle ou telle préposition apparaît par conséquent fortement conditionné par des régularités discursives.

Étant donné que dans le syntagme la guerre entre X et Y, le point de vue adop-té par l’énonciateur est, sans conteste, celui d’un tiers extérieur, on le mettra de côté dans les analyses pour se concentrer sur la guerre avec et la guerre contre qui construisent un point de vue identique et qu’il s’agit donc de distinguer.

3.2.2 Le niveau du syntagmeSi on élargit maintenant le spectre d’investigation, il convient d’observer les com-pléments des différentes prépositions. Dans les syntagmes comprenant la prépo-sition avec, cette dernière a le plus souvent son sens adversatif (15 occurrences).10 Dans la majorité des cas (9 cas sur 12 dans Le Monde et 2 cas sur 3 dans Le Figaro), le complément est un nom de pays (ex. 9 : la Russie), qui, dans ce contexte, n’a pas son interprétation de nom de lieu mais de nom d’institution.11 Une variante confirme cette interprétation puisqu’on relève également le nom de pays dans sa forme officielle qui renvoie uniquement à l’État (ex. 11 : la République islamique d’Afghanistan).

(9) Même pendant la guerre avec la Russie, personne n’a réellement prêté attention au naufrage du pays. (Le Figaro, 05/10/2001)

(10) L’Iran sortait de dix années de guerre avec l’Irak, et affrontait des problèmes économiques et sociaux très sérieux, notamment le chômage. (Le Monde, 05/12/2001)

(11) On s’est entraînés ensemble quand les talibans ont commencé la guerre avec la République islamique d’Afghanistan et qu’ils sont arrivés à Kaboul. (Le Monde, 01/10/2001)

Plus rarement, le complément est un nom désignant un groupe humain :

Lexique et point de vue : l’angle syntagmatique 189

(12) Les Afghans sont un ennemi redoutable et leur guerre avec les Russes les a contraints à augmenter la culture de l’opium pour la financer. (Le Monde, 26/09/2001)

(13) Il est important de ne jamais oublier que c’est Al Qaida et les talibans qui sont en guerre avec quiconque ne partage pas leurs vues fanatiques et maniaques du monde… (Le Figaro, 01/11/2001)

Dans le cas de la préposition contre apparaît un troisième type de complément en sus des noms de pays et des noms de groupes humains : les noms d’entités abs-traites (voir Tableau 3).

Tableau 3. Les compléments du groupe guerre contre

Forme Exemples Fréquence

Le Monde Le Figaro % total

guerre contre + nom de pays

les États-Unis, l’Afghanistan, l’Angleterre, l’Irak…

19 23 10,45 %

guerre contre + nom de groupe humain

les Soviétiques, les infidèles, les musulmans, les afghans, les ta-libans, les terroristes islamistes, les Britanniques…

65 65 32,3 %

guerre contre + nom d’entité abstraite

le terrorisme, la civilisation, la nature, le mal, la pauvreté, le nazisme, une religion, l’argent terroriste, la présence sovié-tique…

98 99 49 %

guerre contre Al Qaïda 30 3 8,2 %

Total des occurrences 212 190 100 %

Certains syntagmes réfèrent à la guerre en Afghanistan en cours, sans que cela soit systématique. Il peut également s’agir de la guerre de 1979–1989 menée par l’Union soviétique en Afghanistan. La répartition des compléments est similaire dans les deux journaux, si on met de côté la guerre contre Al-Qaïda qui est spéci-fique du Monde dans notre corpus. Les types de compléments se répartissent dans l’ordre suivant, en fonction de leur fréquence :

– guerre contre + nom d’entité abstraite > guerre contre + nom de groupe humain > guerre contre + nom de pays,

alors que la répartition des compléments pour la préposition avec est :

– guerre avec + nom de pays > guerre avec + nom de groupe humain.

190 Marie Veniard

Les compléments de contre sont plus variés et moins limités au domaine référen-tiel militaire. Il est apparu en outre dans la liste des compléments possibles que la préposition avec, contrairement à contre, est peu utilisée pour rendre compte de l’objet de discours « la guerre en Afghanistan ». En revanche, et là encore, contrairement à contre, elle est utilisée pour le conflit entre l’Inde et le Pakistan. On propose maintenant d’observer cette répartition et d’en déceler les causes : la distribution des prépositions est-elle d’origine référentielle, c’est-à-dire liée aux différents événements ? et, dans ce cas, liée à un point de vue partagé sur la relation d’opposition ?

3.2.3 Le niveau du texteDes associations préférentielles entre certains événements et certains syntagmes (et prépositions) apparaissent dans le corpus. Trois conflits sont concernés.

Le conflit « États-Unis vs Afghanistan » (2001) est le plus souvent nommé du point de vue des États-Unis (13 occurrences, par ex. la guerre contre l’Afghanis-tan) que du point de vue des talibans (2 occurrences, par ex. la guerre contre les États-Unis).12 La préposition contre est privilégiée, comme dans le cas du conflit « États-Unis vs Irak » (1991), qui est nommé du point de vue des États-Unis (11 occurrences, par ex. la guerre contre l’Irak). Au contraire, les scripteurs réfèrent aux différents conflits « Inde vs Pakistan » (1947–1948, 1965 et 1971 et à venir) avec des syntagmes comportant la préposition avec et du point de vue du Pakistan (4 occurrences, par ex. sa guerre avec l’Inde).

Une première interprétation de ces données serait de penser que c’est l’événe-ment qui déciderait de la préposition utilisée. Le linguistique serait subordonné au référentiel. Le segment guerre avec est plus fréquemment utilisé pour désigner le conflit Inde-Pakistan que pour désigner la guerre en Afghanistan. A l’inverse, guerre contre est utilisé pour le conflit États-Unis vs Afghanistan et pour la guerre du Golfe de 1991. On pourrait expliquer ces résultats par une différence de point de vue adopté par les journalistes du Monde et du Figaro sur les événements : le conflit indo-pakistanais, lointain et sans implication de la France ou d’un pays occidental, serait vu comme une relation d’opposition réciproque (cf. Tableau 1), tandis que les conflits ayant impliqués les Etats-Unis (en tant que pays occidental entretenant une proximité géopolitique et économique avec la France) seraient vus comme une relation non réciproque, décrite du point de vue occidental. Une telle explication ferait intervenir les représentations collectives qu’auraient les jour-nalistes des événements et qui se traduiraient dans le discours. Cependant, une telle explication ne rendrait pas compte de l’adoption du point de vue pakistanais (plutôt qu’indien) pour les conflits « Inde vs Pakistan ». Pour comprendre cette régularité, un retour aux textes est nécessaire.

Lexique et point de vue : l’angle syntagmatique 191

On comparera le fonctionnement rapporté au texte des prépositions avec et contre en dégageant différentes configurations. Pour ce faire, la position de X n’étant pas toujours celle d’un complément identifiable (comme dans la guerre de X avec/contre Y), on parlera de l’élément X plutôt que du complément X.

Dans le cas de la préposition avec, l’élément X peut figurer dans deux posi-tions. Dans la configuration 1, l’élément X est sujet dans les structures telles que X est en guerre avec Y ou avec un verbe-support (faire ou l’aspectuel commencer).

(13) [extrait d’un discours de Tony Blair] « Il est important de […]. Important de ne jamais oublier notre réaction en voyant les avions s’écraser sur les tours jumelles. Important de ne jamais oublier que c’est Al Qaïda et les talibans qui sont en guerre avec quiconque ne partage pas leurs vues fanatiques et maniaques du monde… […] » (Le Figaro, 01/11/2001)

(14) J’étais là, avec Oussama Ben Laden et son armée. On s’est entraînés ensemble quand les talibans ont commencé la guerre avec la République islamique d’Afghanistan et qu’ils sont arrivés à Kaboul. (Le Monde, 01/10/2001)

Cette première configuration se caractérise par une grande proximité entre l’élé-ment X et le complément Y. Celle-ci est plus lâche dans la seconde configuration, qui se caractérise par un lien plus indirect, soit de nature syntaxique (pronom dont la référence est à chercher dans le texte qui précède) ou sémantique (lien interprétatif).

Dans la seconde configuration, en effet, un élément dans la phrase vient an-crer (une partie de) la référence du terme X. Dans l’extrait (15), l’élément X est constitué par le SN un pays, dont l’interprétation est assurée par différents indices (nom du dirigeant dans le chapeau, mention du nom de pays après le groupe pré-positionnel).

(15) [Chapeau] Le gouvernement de Musharraf est déterminé à utiliser la force « de manière brutale » si nécessaire pour maintenir l’ordre dans le pays

[Article] Dans un pays affaibli par les difficultés économiques, la corruption politique, l’instabilité gouvernementale et la menace récurrente d’une nouvelle guerre avec le voisin indien, l’armée est depuis longtemps considérée comme l’institution la plus puissante du Pakistan. (Le Figaro, 13/10/2001)

Dans l’extrait 16, deux mentions du nom de pays l’Afghanistan l’inscrivent en tant que thématique de l’article et il est repris par du pays après le groupe préposition-nel la guerre avec la Russie.

192 Marie Veniard

(16) LE FIGARO. Pourquoi, à travers la simple et authentique histoire d’une femme afghane partie à la recherche de sa sœur, avez-vous décidé de montrer la situation catastrophique de l’Afghanistan ?

Mohsen MAKHMALBAF. J’avais l’impression que le monde ignorait jusqu’à aujourd’hui, jusqu’aux attentats américains, ce qui se passait réellement en Afghanistan, la misère, la famine, la sécheresse, les millions de morts et de réfugiés. Mon rôle de cinéaste était de témoigner, d’informer le monde entier. Même pendant la guerre avec la Russie, personne n’a réellement prêté attention au naufrage du pays. (Le Figaro, 05/10/2001)

L’élément X peut être un pronom dont la référence est à rechercher en dehors de la phrase. Dans l’extrait 17, on peut remonter la chaîne anaphorique de leur à ils et enfin à les talibans.

(17) Mais s’agissait-il pour les talibans de faire traîner les choses sans avoir la moindre intention de céder aux pressions de la Maison Blanche — Il a disparu, on ne sait plus où il se trouve, affirmaient-ils parfois — et de profiter ainsi de la naïveté de leurs interlocuteurs, avec le soutien en sous-main de l’ISI et d’un Pakistan qui a joué jusqu’au bout un jeu des plus ambigus ? Ou bien ont-ils vraiment envisagé un moment de se débarrasser d’un personnage devenu encombrant, qui pouvait au mieux leur rapporter gros, au pis leur coûter une nouvelle guerre avec la première puissance mondiale ? (Le Monde, 08/12/2001)

Les chaînes anaphoriques peuvent faire passer un déplacement référentiel appuyé par exemple sur une métonymie, comme dans l’extrait 18, où lui reprend le général Moucharraf, qui représente l’élément X par métonymie du dirigeant pour l’État.

(18) Mais le Pakistan est-il contrôlable ? Le général Moucharraf, qui s’est d’emblée engagé aux côtés des États-Unis dans leur lutte contre le terrorisme, a poursuivi dans le passé le plus récent une politique à l’ambiguïté typiquement pakistanaise. C’est lui qui, en tant que chef des armées, a orchestré en 1999 l’infiltration de militants islamistes au Cachemire sous administration indienne dans le secteur de Kargil, provoquant ainsi une guerre avec l’Inde qui portait le coup de grâce au rapprochement diplomatique amorcé par Nawaz Sharif et Atal Bihari Vajpayee.(Le Monde, 19/10/2001)

La nécessité d’inférer l’existence d’un élément X pour interpréter correctement les syntagmes prépositionnels comportant la préposition avec souligne le fait, mis en évidence par Choi-Jonin, que Y n’est pas complètement autonome de X, l’ensemble constituant la valence d’un verbe complexe. De ce fait, dans les textes, l’écart entre X et Y est limité et ne dépasse pas, dans notre corpus, le cadre de l’énoncé. Même si

Lexique et point de vue : l’angle syntagmatique 193

la référence d’un pronom par exemple peut se faire dans un cadre supérieur, il y a toujours dans l’énoncé lui-même un élément qui vient poser ou rappeler l’élément X et assurer ainsi la continuité textuelle.

Il s’agit là d’une différence avec la préposition contre, qui, on le verra plus loin, est susceptible, dans les limites du corpus étudié, d’être plus indépendante que la préposition avec vis-à-vis de l’élément X. Cependant, contre présente également un fonctionnement similaire à celui de avec : dans la configuration 1, l’élément X est inséré à des structures verbales.

(19) À partir du 7 octobre, les États-Unis entraient en guerre contre le régime d’Afghanistan. (Le Monde, 19/11/2001)

Dans la configuration 2, l’élément X est présent dans la phrase. Dans les extraits (20) et (21), on relève deux indices : les États-Unis et l’Egypte.

(20) Pour le chef d’Al Qaida, la faute revient aux États-Unis, coupables d’une guerre contre l’islam qui « divise le monde en deux camps, celui de la foi et l’incroyance ». (Le Figaro, 09/10/2001)

(21) Hicham Qassem dit la même chose, mais sous une autre forme et sur un ton plus triste : « L’armée est devenue une force solide, qui réprimera sans état d’âme en cas de troubles, avec le soutien de l’Occident qui préférera toute dictature militaire à l’arrivée au pouvoir de “barbus” capables de relancer l’Egypte dans la guerre contre Israël. » (Le Monde, 12/11/2001)

C’est dans cette configuration 2 que se trouvent les exemples d’alternance de point de vue cités plus haut et que nous pouvons maintenant commenter plus précisé-ment.

(4) Pour s’attaquer à ces nouvelles cibles [les talibans], l’US Air Force met en œuvre de nouvelles armes. Dans une prose un peu rustique, un responsable du Pentagone a affirmé « qu’un tas de bombardiers et beaucoup de gros engins » étaient désormais utilisés. Ces gros engins, ce sont notamment des munitions antibunkers, larguées dans les dernières 24 heures. Les bombes GBU 28 ont été utilisées pour la première fois dans la guerre contre l’Irak en 1991 contre des centres de commandement enterrés ou des blindés. (Le Figaro, 12/10/2001)

(5) Comme la plupart des clandestins qui s’étaient entassés sur le rafiot du malheur, vendredi dernier, Ahmad et Amal se sont échappés d’Irak. Ahmad a quitté son pays par peur de la police de Saddam Hussein. « Il n’y a plus rien à manger, il n’y a plus de médicaments en Irak, explique-t-il. Notre maison a été détruite par les bombes, Saddam a voulu nous enrôler dans la guerre contre les États-Unis. Nous avons dû fuir. » (Le Figaro, 24/10/2001)

194 Marie Veniard

Dans l’extrait (4), l’élément Y est l’Irak. Le point de vue adopté par le locuteur est celui du X mentionné dans la phrase précédente à travers les désignations le l’US Air Force et le Pentagone, c’est-à-dire les États-Unis. L’événement est donc référen-tialisé du point de vue américain, tel que celui-ci est construit par le texte. Dans l’extrait (5) en revanche, l’élément Y est les États-Unis et l’élément X, Saddam, annoncé par Irak et Saddam Hussein. L’événement est donc référentialisé par le locuteur du point de vue irakien.

Dans ce type de configuration, l’élément X peut apparaître sous la forme d’un pronom, comme l’atteste l’extrait (22), dans lequel le pronom possessif identifie l’élément X les Américains.

(22) Mais cette nouvelle a été accueillie avec scepticisme par les Ouzbeks, qui craignent au contraire que les Américains se retirent de la région avant d’avoir achevé leur guerre contre les taliban, laissant leur pays seul face à l’ennemi de sa frontière sud. (Le Figaro, 23/10/2001)

Dans la configuration 3, relevée dans le corpus uniquement pour guerre contre, l’élément X peut se trouver dans l’énoncé précédent.

Dans l’extrait 23, l’élément X (États-Unis) est présent dans la phrase précédant le SN la guerre contre l’Afghanistan.

(23) Les États-Unis ont une vision utilitariste et toute gaullienne de l’ONU que le général de Gaulle considérait comme un « machin utile ». Il n’est pas sûr que la communauté internationale en ait encore trouvé le bon usage. Ni pour la menée de la guerre contre l’Afghanistan, ni pour la future et indispensable reconstruction de ce pays, ni même pour la lutte contre le terrorisme, un équilibre satisfaisant n’a été trouvé entre les injonctions de la superpuissance et le respect de la règle de droit. (Le Monde, 15/11/2001)

Egalement relevée uniquement pour guerre contre, la configuration 4 se caractérise par une saillance de l’élément X en tant que thématique de l’article. Dans l’article (24), les États-Unis représentent l’élément X, qui apparaît sous différentes formu-lations tout au long de l’article.

(24) [Titre] Les aveux de Ben Laden [Sous-titre] Dans une vidéo découverte par les Américains en Afghanistan,

le chef terroriste revendique les attentats du 11 septembre [Article] Le gouvernement américain a publié hier une vidéocassette

prouvant, assure-t-il, qu’Oussama ben Laden a planifié les attentats du 11 septembre à New York et à Washington. Dans ce document filmé en novembre près de Kandahar, selon le Washington Post, Ben Laden explique, au cours d’un repas avec deux invités, qu’il avait calculé le « nombre de victimes » et que « trois ou quatre étages seraient frappés » dans le World

veniard
Texte surligné
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supprimer "le"
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Texte surligné
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Lexique et point de vue : l’angle syntagmatique 195

Trade Center. […] Ben Laden s’amuse également de ce que certains des pirates de l’air ignoraient être sur le point d’accomplir des missions suicides. Il confirme que Mohammed Atta était le « responsable du groupe » qui a mené les attentats du 11 septembre. La Maison-Blanche avait retardé, mercredi, la diffusion de cette cassette pour vérifier la traduction de l’arabe en anglais afin qu’elle ne porte pas à contestation. Cet enregistrement amateur a été « acquis dans une maison à Jalalabad », a précisé un porte-parole du Pentagone qui ne révélera pas qui a découvert la cassette et ne fournira pas d’autres détails sur la maison où elle a été trouvée. Le sous-titrage du document a été rédigé par l’Administration américaine avec le concours de traducteurs arabisants venus d’entreprises privées. La diffusion de cette vidéo intervient au moment où d’ultimes combats ont commencé contre les combattants arabes d’Al Qaida, terrés dans une montagne à Tora Bora, dans l’est de l’Afghanistan, marquant la fin de la guerre contre les talibans. Mais Ben Laden, dont la tête est mise à prix 25 millions de dollars, reste toujours introuvable. (Le Figaro, 14/12/2001)

Dans ce cas, l’élément X est plus lié à une inférence du lecteur qu’à une nécessité syntaxique. La configuration 5, observée uniquement pour guerre contre, est basée sur un lien plus lâche entre l’élément X et le SN, dans la mesure où l’élément X est absent du texte et doit être suppléé par le contexte, ce qui représente un argument pour dire qu’un syntagme prépositionnel comme la guerre contre Y ne commande pas nécessairement un X présent dans le texte. La saillance cognitive du référent supplée son absence dans le texte et permet l’interprétation.

(25) SOUTIEN À M. BRAHIMI « Nous n’avons pas encore tranché, a répondu M. Berlusconi, dont le cabinet

est toujours divisé sur la question, mais nous ferons part, dans des délais raisonnables, de notre décision au gouvernement français ainsi qu’à nos autres partenaires. » Dans le cadre de ce projet, le précédent gouvernement Amato s’était engagé sur l’acquisition de 16 A-400 M.

Enfin, en ce qui concerne la guerre contre le régime taliban et l’organisation terroriste Al-Qaïda, les dirigeants français et italiens ont souligné l’importance capitale que revêt à leurs yeux la conférence interafghane de Bonn. (Le Monde, 29/11/2001)

(26) [Titre] Vous préférez l’islam de Moubarak ? Moi je salue le frère moudjahid Ben Laden

[Article] SALAH, jeune homme replet à la barbe discrète assis au deuxième rang, a sagement laissé passer plusieurs interventions de la salle avant de demander le micro. Depuis plus d’une heure il écoute en rongeant son frein des professeurs d’université cairotes exposer leur vision des conséquences de la guerre contre l’Afghanistan pour le monde arabe. (Le Monde, 12/11/2001)

196 Marie Veniard

Dans l’extrait (26), l’élément X n’apparaît pas dans l’article. Il s’agit de plus d’un article de point de vue tiré de la rubrique Horizons (qui regroupe les articles de commentaires dans Le Monde). Cet article ne figure donc pas dans le groupe de pages consacrées à l’événement, ce qui aurait pu constituer une contextualisation sémiotique. L’élément X (les États-Unis) est tellement saillant qu’il n’est pas indis-pensable à la référentialisation de l’objet focalisé.

Pour finir, l’extrait suivant illustre la différence de fonctionnement entre les deux prépositions, avec et contre, à travers l’opposition entre deux SN : la guerre avec la Russie et la guerre contre les talibans. La préposition avec est utilisée dans le syntagme la guerre avec la Russie et différents indices (en gras) viennent an-crer l’élément X. En revanche aucun indice ne vient indiquer l’élément X pour la guerre contre les talibans. En effet, même si les États-Unis sont évoqués dans le paragraphe précédant le SN, ils ne constituent pas un thème saillant.

(27) [Titre] « Dieu a abandonné l’Afghanistan ». [Article] Condamné par une partie de la critique et boudé par le jury du

Festival de Cannes, Kandahar, le nouveau film du cinéaste iranien Mohsen Makhmalbaf qui dénonce l’horreur de la vie en Afghanistan sous le joug des taliban, prend aujourd’hui une autre dimension, tout à la fois symbolique et politique. Il suffit parfois de quelques images fortes pour réveiller les consciences. Kandahar, sorte de voyage au bout de l’enfer tourné à la frontière irano-afghane, sortira en France le 24 octobre. Distingué par l’Unesco pour son engagement en faveur des Afghanes, Mohsen Makhmalbaf témoigne.

LE FIGARO. Pourquoi, à travers la simple et authentique histoire d’une femme afghane partie à la recherche de sa sœur, avez-vous décidé de montrer la situation catastrophique de l’Afghanistan ?

Mohsen MAKHMALBAF. J’avais l’impression que le monde ignorait jusqu’à aujourd’hui, jusqu’aux attentats américains, ce qui se passait réellement en Afghanistan, la misère, la famine, la sécheresse, les millions de morts et de réfugiés. Mon rôle de cinéaste était de témoigner, d’informer le monde entier. Même pendant la guerre avec la Russie, personne n’a réellement prêté attention au naufrage du pays. La politique a détruit l’Afghanistan et la nature a puni les Afghans. Même si, là-bas, on cite beaucoup Dieu, on dirait qu’il a abandonné ce pays.

LF. Que pensez-vous des talibans ? MM. Le régime taliban est réactionnaire. Il a été entretenu par le Pakistan et

les États-Unis. En apparence, le mouvement semble religieux mais, en fait, il est politique et conduit par le mollah Omar. Depuis vingt ans, tous les pays voisins sont complices de la situation catastrophique de l’Afghanistan. Ils

Lexique et point de vue : l’angle syntagmatique 197

ont envoyé des armes mais n’ont rien fait de positif comme construire des écoles par exemple.

LF. Kandahar est un cri d’alarme à l’adresse du monde. La guerre contre les talibans est imminente. Quel est votre sentiment ? (Le Figaro, 05/11/2001)

La référentialisation des deux guerres (celle des soviétiques dans les années 1980 et celle de 2001) se fait à partir de deux points de vue différents. Dans une réponse du cinéaste, le syntagme la guerre avec la Russie révèle que le point de vue est celui de l’Afghanistan. On observe donc une empathie entre le point de vue du cinéaste iranien qui filme les malheurs de l’Afghanistan et le point de vue des Afghans. Dans la question du journaliste du Figaro, on relève le syntagme la guerre contre les talibans. Le point de vue adopté ici est celui des États-Unis, ou plus largement, de la coalition occidentale. L’événement est tellement saillant que l’élément X n’a pas besoin d’être précisé.

Le syntagme comportant avec transmet la représentation de la guerre comme une activité commune, alors que, dans le cas de la guerre (de X) contre Y, on est tenté d’interpréter l’action comme émanant de X. Ces différences sont d’ordre sé-mantique. On a montré (Veniard, 2007) que les prépositions actantielles organi-sent la polysémie du mot guerre en deux facettes (Cruse, 1996) : la facette [global], où guerre est synomyme de conflit et la facette [non réciproque], où guerre est synomyme d’attaque. C’est cette dernière facette, indépendante des domaines réfé-rentiels, que l’on observe aussi bien dans la guerre contre le tabac que dans la guerre contre l’Afghanistan. Et c’est elle qui donne, dans le cas de la guerre de X contre Y l’impression d’un X initiateur de l’action.

L’étude du corpus a montré que les deux segments guerre avec et guerre contre partagent certains fonctionnements, ce qui n’exclut par certaines spécificités. Par-mi les cinq configurations de positionnement, les configurations 1 et 2 sont les plus fréquentes pour guerre avec (14 sur 15 occurrences), tandis que les configura-tions 3, 4 et 5 ne sont pas relevées dans notre corpus de discours médiatique. Dans le cas du segment guerre contre, les configurations 1 et 2 représentent la majorité des occurrences (70 %), tandis que les configurations dans lesquelles X et Y sont éloignés (configurations 3, 4 et 5) représentent 30 %. Toutefois, les configurations 4 et 5 sont réservées à l’objet de discours « la guerre en Afghanistan », ce qui sou-ligne que le référent est suffisamment saillant dans l’esprit des scripteurs pour que sa référentialisation s’opère simplement grâce à la précision de l’élément Y.

veniard
Texte surligné
veniard
Note
remplacer par "réciproque"

198 Marie Veniard

4. Résultats et discussion

Les résultats des analyses portent sur deux plans : le fonctionnement des syn-tagmes nominaux comportant les prépositions avec et contre et la nature du point de vue qu’ils véhiculent.

Le principal résultat concernant la position de l’élément X pour les segments guerre avec et guerre contre porte sur une variation dans l’éloignement entre X et Y. Contrairement à la préposition avec, dans le corpus étudié, la préposition contre n’exige pas nécessairement la mention explicite de l’élément X. Celui-ci est, certes, fréquemment présent dans le cadre de la structure verbale ou mentionné dans la phrase ; mais, dans d’autres configurations, l’élément X peut être inféré du contexte, pour autant que l’objet de discours soit suffisamment saillant. Les fonctionnements mis au jour nous semblent pouvoir être rattachés à la valeur res-pective des prépositions : la préposition avec définit les deux compléments comme dépendants car appartenant à une valence complexe, tandis que la préposition contre les définit comme indépendants et en relation dynamique l’un avec l’autre.

L’absence de la configuration dans laquelle la guerre avec Y ne comporterait pas la mention du terme X dans l’environnement de l’article ne signifie pas, toutefois, qu’on ne puisse pas la produire en tant qu’exemple linguistique construit, ni qu’on ne puisse la rencontrer. De la même manière que dans le cas de la guerre contre Y, l’élément X devrait être inféré. En l’absence de tout contexte, on peut supposer que le X inféré serait équivalent au locuteur (à sa communauté) : la guerre (que nous avons eu) avec la Syldavie.13 Dans la mesure où on considère le corpus comme une sélection raisonnée de productions langagières à l’intérieur de laquelle on postule qu’observables linguistiques et régularités discursives font sens les uns par rapport aux autres, il y a lieu de s’interroger sur cette absence dans le corpus. Pour répondre à cette question, il conviendrait d’examiner d’autres types de discours, le discours litté-raire par exemple. Une exploration sur Frantext laisse en effet penser que la variable « forme dialoguée » pourrait être pertinente dans l’apparition de séquences de type la guerre avec Y. Malgré tout, il semble que seuls les syntagmes formés avec contre (+ nom (d’)abstraits) puissent dénommer de manière stable des événements (par ex. la guerre contre la pauvreté, la guerre contre le tabac), ce qui argumente en faveur d’une plus grande indépendance potentielle de X et de Y dans le cas de guerre contre.

Une première observation avait mis en évidence l’association entre certains événements et l’une des deux configurations prépositionnelles du mot guerre. Une première explication a été de considérer qu’il s’agissait d’un point de vue différent sur l’événement, réciproque — car « non-occidental » (la guerre de l’Inde avec le Pakistan) –ou non — car « occidental » (la guerre des États-Unis contre l’Afgha-nistan). Mais l’observation des données a révélé que cette explication référentielle était insuffisante. En effet, elle est couplée avec une différence textuelle : l’éloigne-

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Note
ajouter un espace devant le tiret

Lexique et point de vue : l’angle syntagmatique 199

ment plus ou moins important de X en fonction de la préposition (jusqu’à son absence). Plus l’objet de discours est éloigné de la sphère de connaissances du jour-naliste (ou de celle qu’il suppose au lecteur), plus la référence sera d’ordre textuel, ce qui se marquera par l’emploi de avec. Dans le cas inverse (référent cognitive-ment saillant), c’est la préposition contre qui est utilisée.

Notes

* Je remercie le comité éditorial de La Revue romane ainsi que les relecteurs (dont l’un s’est par la suite identifié comme L. de Saussure) pour leurs suggestions, qui m’ont permis d’éclaircir et de préciser de nombreux points de cet article.

1. Il convient toutefois de remarquer que le lexique, et notamment les subjectivèmes, ne sont pas une marque infaillible de répérage de point de vue : « une saine démarche consiste à se baser non pas sur un seul subjectivème, mais sur un faisceau de subjectivèmes convergents, étayés par la construction textuelle du personnage et de rapporter ces subjectivèmes à un sujet percevant et à un procès de perception contextuellement identifiable » (Rabatel, 1998, p. 94).

2. Ce questionnement s’intègre à un cadrage épistémologique constructiviste qui envisage le rapport entre le locuteur, la langue et le monde comme une relation dynamique. Il n’y a pas la langue seule mais la langue et le monde : « Ce qui nous est donné, ce n’est pas la chose seule, mais l’expérience de la chose […]. Si on voulait avec le réalisme faire de la perception une coïn-cidence avec la chose, on ne comprendrait même plus ce que c’est que l’événement perceptif, comment le sujet peut s’assimiler la chose […]. Une chose n’est pas effectivement donnée dans la perception ; elle est reprise intérieurement par nous, reconstituée et vécue par nous » (Merleau-Ponty (1945, p. 374–381), cité dans Siblot 1990, p. 70).

3. Il faut noter, toutefois, que ce trait ne constitue pas une condition nécessaire et suffisante puisque son absence n’empêche pas l’emploi du mot (comme dans le cas de la guerre du Viet-nam).

4. Nous reprenons le qualificatif de symétrique pour ces constructions à A. Borillo (1971) qui les a décrites pour les verbes, c’est-à-dire des verbes qui entrent en relation de paraphrase avec un sujet soit pluriel soit singulier : Pierre et Paul rivalisent / Pierre (Paul) rivalise avec Paul (Pierre).

5. Cette position de tiers observateur n’est pas dégagée de tout point de vue dans la mesure où la linéarité du langage a pour effet d’ordonner les éléments X et Y mentionnés. On pourrait s’interroger sur cet ordre et sur les facteurs dont il dépend (facteurs référentiels, phonologiques ou liés au point de vue).

6. La notion de moment discursif vise à appréhender un événement donné (des attentats terro-ristes, une guerre, une victoire sportive) à travers la production discursive qu’il a suscitée. Cette production est intense et diversifiée (hétérogénéité générique, sémiotique et énonciative).

7. Cette guerre est survenue à la suite d’attentats terroristes commis à New York le 11 septembre 2001. Les talibans, au pouvoir en Afghanistan, ont été accusés d’héberger le dirigeant du groupe Al-Qaida, qui a revendiqué les attentats.

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8. L’approche que nous développons dans le présent article est strictement énonciative et lexi-cale. Pour les aspects discursifs et pragmatiques de la nomination de ce conflit, nous renvoyons à Veniard (2004, 2007 et 2009).

9. Cette distribution est confirmée par une analyse statistique sur un corpus de presse construit en dehors de tout critère événementiel (voir Veniard 2007, chapitre 6). Ce corpus est constitué de la version électronique du quotidien Le Monde (rubriques France, Société et International) entre avril 2003 et novembre 2004, soit près d’un an et demi.

10. Sur les 21 occurrences de guerre avec, nous avons exclu les 6 occurrences actualisant d’autres sens de la préposition (accompagnement, thématisation).

11. Nous nous appuyons sur les travaux de G. Cislaru (2005), qui considère ces deux aspects (lieu / institution) comme constituant la base sémantique du sens du nom de pays.

12. Ce résultat est à mettre en perspective avec les occurrences régulières de la guerre sainte / le djihad (de Ben Laden) contre les États-Unis, ce qui produit un rendu dissymétrique de l’action des États-Unis (la guerre, action militaro-politique) et celle de Ben Laden (la guerre sainte, ac-tion religieuse).

13. En témoigne cette première phrase d’article : « “Je ne pense pas qu’une guerre avec la Corée du Nord soit imminente”, a déclaré le chef de la Maison Blanche lors d’un entretien à CBS depuis Moscou, où il effectue une visite officielle de deux jours. » (communiqué AP, 07/07/2009). Le X à inférer est le locuteur en tant que représentant de son pays (Barack Obama, président des Etats-Unis), comme le confirment sa mention dans l’énoncé, le titre (« Obama : une guerre avec la Corée du Nord “n’est pas imminente” ») et la phrase qui suit (« “Je pense qu’ils (les Coréens, NDLR) comprennent qu’ils seraient dépassés en cas de conflit militaire grave avec les Etats-Unis”, a-t-il ajouté »). On observe que le titre, avec la mention du nom propre Obama est une première mention explicite du X, qui contextualise ensuite le syntagme une guerre avec la Corée du Nord.

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Adresse de l’auteur

Marie VENIARDEDA (Education et Apprentissages) et SYLED-CEDISCORFaculté des sciences humaines et sociales SorbonneDépartement de sciences du langage45, rue des Saints-Pères75270 Paris cedex 06

[email protected]

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Note
ajouter : Veniard, Marie (2011). « Referring to parents in child protection reporting. The pragmatic effect of discourse on lexical items », Pragmatics and Society, II-2, p. 301-327.
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Texte surligné
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