L’indignation morale et le dégoût : quelle homologie ?

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Page | 1 L’indignation morale et le dégoût : quelle homologie ? Crystal CORDELL PARIS (CESPRA-EHESS, Sciences Po Menton) I. L’INDIGNATION, L’EMOTION DES MODERNES ? 2 A. LE COUPLE INDIGNATION-INJUSTICE 2 B. LE COUPLE INDIGNATION-INDIGNITE 4 II. AUX SOURCES DE L’INDIGNATION MODERNE : LA PITIE ET LE DEGOUT 6 A. « DU SPECTATEUR IMPARTIAL » AU « SPECTATEUR INDIGNE » 6 B. DU DEGOUT PRIMAIRE A LINDIGNATION MORALE 9 III. UTILISATIONS ET EFFETS DE L’INDIGNATION ET DU DEGOUT 11 A. L’INDIGNATION ET LE DEGOUT COMME VECTEURS DE LACTION COLLECTIVE 11 B. ET DE POLARISATION 12 Pierre-Yves Quiviger conclut son article sur « L’inquiétante protection de la dignité humaine 1 » en posant la question suivante : « a-t-on vraiment besoin de consacrer juridiquement nos indignations morales ? ». A travers cette interrogation, l’auteur exprime sa réticence devant ce qu’il considère comme une forme illégitime de moralisation du droit (ou de juridicisation de la morale) qui autoriserait de consacrer par le droit une « protection objective » de la dignité, une dignité que l’on impose « de l’extérieur », dans un souci de protection de l’individu, certes, mais à l’encontre de la volonté expresse des individus concernés. Cette protection de la dignité deviendrait alors « inquiétante » dans la mesure où elle devient paternaliste, c’est-à-dire dans la mesure où elle s’oppose au principe de consentement, consacré juridiquement par ailleurs 2 . Ce qui retiendra notre attention ici, ce n’est pas l’enjeu juridique sous-jacent au conflit entre indignation et consentement, mais plutôt l’enjeu éthique – et, partant, politique – sous-jacent au couple indignation-dignité. On pourrait reformuler la question précitée de la manière suivante : a-t-on vraiment besoin de consacrer par le biais de l’indignation nos jugements moraux ? Pour tenter d’éclaircir cette question, il est nécessaire tout d’abord de rappeler que la dignité est une conception 1 Klesis - Revue philosophique 2011 : 21, « Philosophie analytique du droit ». 2 L’article 16-3 du Code civil invoque par exemple l’obligation de recueillir le consentement du patient dans le cadre de traitements médicaux. Cf. P.-Y. Quiviger, « Du droit au consentement. Sur quelques figures contemporaines du paternalisme, des sadomasochistes aux Témoins de Jéhovah », Raisons politiques, 2012/2, n° 46, p. 87.

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L’indignation morale et le dégoût : quelle homologie ?

Crystal CORDELL PARIS (CESPRA-EHESS, Sciences Po Menton)

I. L’INDIGNATION, L’EMOTION DES MODERNES ? 2

A. LE COUPLE INDIGNATION-INJUSTICE 2

B. LE COUPLE INDIGNATION-INDIGNITE 4

II. AUX SOURCES DE L’INDIGNATION MODERNE : LA PITIE ET LE DEGOUT 6

A. « DU SPECTATEUR IMPARTIAL » AU « SPECTATEUR INDIGNE » 6

B. DU DEGOUT PRIMAIRE A L’INDIGNATION MORALE 9

III. UTILISATIONS ET EFFETS DE L’INDIGNATION ET DU DEGOUT 11

A. L’INDIGNATION ET LE DEGOUT COMME VECTEURS DE L’ACTION COLLECTIVE 11

B. … ET DE POLARISATION 12

Pierre-Yves Quiviger conclut son article sur « L’inquiétante protection de la dignité

humaine1 » en posant la question suivante : « a-t-on vraiment besoin de consacrer

juridiquement nos indignations morales ? ». A travers cette interrogation, l’auteur exprime

sa réticence devant ce qu’il considère comme une forme illégitime de moralisation du droit

(ou de juridicisation de la morale) qui autoriserait de consacrer par le droit une

« protection objective » de la dignité, une dignité que l’on impose « de l’extérieur », dans un

souci de protection de l’individu, certes, mais à l’encontre de la volonté expresse des

individus concernés. Cette protection de la dignité deviendrait alors « inquiétante » dans la

mesure où elle devient paternaliste, c’est-à-dire dans la mesure où elle s’oppose au principe

de consentement, consacré juridiquement par ailleurs2. Ce qui retiendra notre attention ici,

ce n’est pas l’enjeu juridique sous-jacent au conflit entre indignation et consentement, mais

plutôt l’enjeu éthique – et, partant, politique – sous-jacent au couple indignation-dignité. On

pourrait reformuler la question précitée de la manière suivante : a-t-on vraiment besoin de

consacrer par le biais de l’indignation nos jugements moraux ? Pour tenter d’éclaircir cette

question, il est nécessaire tout d’abord de rappeler que la dignité est une conception

1 Klesis - Revue philosophique 2011 : 21, « Philosophie analytique du droit ».

2 L’article 16-3 du Code civil invoque par exemple l’obligation de recueillir le consentement du patient dans le

cadre de traitements médicaux. Cf. P.-Y. Quiviger, « Du droit au consentement. Sur quelques figures contemporaines du paternalisme, des sadomasochistes aux Témoins de Jéhovah », Raisons politiques, 2012/2, n° 46, p. 87.

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moderne, permettant d’affirmer les droits et libertés de tout être humain en tant que tel3.

Dans le couple indignation-dignité, c’est l’indignation qui s’insurge contre l’indignité ou

l’inhumanité pour tenter de préserver la dignité menacée. Dès lors, la signification de

l’indignation se trouve modifiée par rapport à celle que l’on pouvait lui attribuer à une

époque antérieure à la conception universaliste de la dignité (I). Nous nous efforcerons

ensuite d’identifier les différentes sources de l’indignation, dont la pitié et le dégoût (II),

pour enfin prendre la mesure de l’ambivalence de cet affect du point de vue notamment de

ses effets sur la cohésion sociale (III).

I. L’indignation, l’émotion des modernes ?

A. Le couple indignation-injustice

Si nous remontons à celui qui a défini l’éthique comme le moyen terme ou la juste

mesure (to meson) « dans les émotions et les actions » (peri pathè kai praxeis)4, nous voyons

que l’indignation s’enracine dans la souffrance devant une situation d’injustice. En

particulier, celui ou celle qui ressent l’indignation (nemesân ; nemesis) éprouve de la peine à

l’égard d’une autre personne qui lui semble jouir de succès (eupragia) non mérité. A

l’inverse, la pitié est ce sentiment que l’on éprouve lorsque l’on voit une autre personne

souffrir à tort aux mains de la fortune5, les biens de la fortune étant par exemple des biens

matériels (richesse) ou symboliques (positions de prestige)6. C’est ainsi qu’Aristote considère

que l’indignation est l’ « antithèse » de la pitié, en ce sens que l’une se rapporte au succès

non mérité, tandis que l’autre se rapporte à la peine non méritée. Plus fondamentalement,

cependant, ces deux émotions ont en commun d’être suscitées par un constat d’injustice

subie par autrui : dans la mesure où ce qui arrive de bien ou de mal n’est pas en adéquation

avec ce qui est mérité, il y a injustice. Cette capacité de reconnaître l’injustice se déploie au

niveau cognitif et suscite l’indignation au niveau affectif. L’indignation traduit le rejet

éthique de l’injustice ; elle est le pendant affectif d’une conviction7. A ce titre, l’indignation,

de même que la pitié, sont considérées comme étant positives (« utiles ») du point de vue

éthique (amphô ta pathè èthous chrèstou). Aristote précise, en outre, que la conviction en

question se rapporte à autrui, à la fois au stade du constat et au stade émotif : on observe

un décalage entre mérite et succès chez l’autre ; notre indignation se rapporte au sort de cet

3 Pour une analyse de la proximité établie dans l’après-guerre entre les notions de dignité et d’humanité, cf. C.

Cordell Paris, « Usages et limites des droits de l’homme en Europe : liberté, dignité, citoyenneté », Klesis - Revue philosophique 2014 : 29, « Droits de l’homme et démocratie ». 4 Aristote, Ethique à Nicomaque, II.6, 1106 b 16-17.

5 Aristote, Rhétorique, II.9, 1386 b, § 1.

6 Ibid., 1387a, § 8.

7 Sur le lien entre jugement et émotion chez Aristote, cf. M. C. Nussbaum, “Aristotle on Emotions and Rational

Persuasion,” in Essays on Aristotle’s Rhetoric, ed. A. O. Rorty (University of California Press, 1996) ; The Fragility of Goodness (Cambridge University Press, 2007 [1986]), p. 383-385.

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autre. Notre attention est tournée vers l’autre et non vers nous-mêmes. Si nous nous

soucions de notre propre sort, l’émotion ressentie se transforme alors en crainte8.

Cette présentation de l’indignation n’est cependant pas le dernier mot d’Aristote, qui

va suggérer dans la suite du chapitre que la perspective de l’indigné n’est pas exclusivement

tournée vers autrui. D’une part, Aristote précise qu’il y a une grande proximité entre l’envie

(phthonos) et l’indignation9 : l’envieux ressent la même peine que l’indigné devant le succès

d’un autre, mais à la différence de l’indignation, l’envie ne mobilise pas une conviction quant

à l’adéquation entre le mérite et le succès. Elle se fonde plutôt sur la ressemblance, selon

des facteurs sociologiques dirions-nous, entre la personne fortunée et l’envieux. Le décalage

constaté concerne alors son propre succès, qui est moindre que celui de son semblable.

D’autre part, Aristote rappelle que, lorsque nous nous réjouissons de la réussite méritée

d’un autre – revers de la médaille de la peine ressentie en raison de sa mauvaise fortune non

méritée – notre plaisir vient (aussi) de l’espoir que nous avons à notre propre égard : dans le

mouvement affectif qui se rapporte à autrui, nous espérons « nécessairement » jouir nous-

mêmes de la même réussite10. De même, en constatant le malheur mérité d’un autre, nous

éprouvons de la satisfaction ou, du moins, « pas de peine ». Ici l’exemple mis en exergue ne

concerne pas, comme on pouvait l’attendre, les malheurs de la fortune subis par quelqu’un

qui les mériterait, mais le cas, bien moins ambigu, d’une injustice punie à juste titre par la

loi. Dans ce cas, le sentiment éthiquement approprié devant le châtiment juste d’un

parricide ou d’un assassin semble bien être, sinon le plaisir, une certaine satisfaction.

Or, c’est bien par là qu’entre l’ambiguïté morale de l’indignation. Loin de découler de

manière univoque d’un constat objectif d’injustice se rapportant à autrui, le faisceau de

sentiments auquel elle appartient – l’envie, la malice (epichairekakia), ainsi que cette

émotion, qui reste sans nom, qui consiste à jouir des malheurs mérités d’autrui – sont

mobilisés au fond par une comparaison entre soi-même et un « voisin11 », sinon un

semblable. Dans le cas de l’indignation, cette comparaison a son ressort dans le sentiment

de supériorité de l’indigné, qui estime que ses semblables sont moins méritants que lui. Sa

« haine des choses injustes12 » est attisée par son ambition13, de même que l’ambition

(toujours pour les mêmes biens matériels et symboliques) dispose à l’envie. Et Aristote de

conclure, à la fin de son exposé général sur l’indignation, que toutes ces émotions

empêchent de ressentir la pitié14. Ainsi, si l’indignation semblait de prime abord être du côté

de la pitié, Aristote la met finalement du côté de l’envie. Il s’agit dans les deux cas de

ressentir de la peine alors que son semblable ressent de la joie. Dans la malice, il y a cette

8 Rhétorique, II.9, 1386 b, § 3.

9 Ibid.

10 Ibid., § 4-5.

11 Le terme en grec est « plèsios », ibid., § 3, 1386 b 21.

12 Ibid., § 13, 1387 b 9. Le terme de « haine » apparaît aussi dans la définition formulée par Spinoza :

l’indignation est selon lui « la Haine envers celui qui a fait du mal à autrui » (Ethique, proposition XXII, scolie). 13

L’adjectif est philotimos, littéralement « qui aime l’honneur », Rhétorique, II.9, 1387 b § 12-15. 14

Ibid., § 5, 1387 a 4-5.

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même rupture entre ses propres émotions et celles d’autrui : on se réjouit de la peine de

l’autre. C’est seulement dans la pitié qu’il y a concorde émotionnelle entre celui qu’Adam

Smith appellera le « spectateur » et autrui : on ressent de la peine en même temps que

l’autre parce qu’on a la conviction qu’il ne mérite pas son sort. A la différence du spectateur

« froid et impartial [cool and impartial]15 » de Smith cependant, celui qui ressent la pitié doit

selon Aristote se sentir proche, de par sa condition et sa vulnérabilité au même type de

malheur, de celui qui souffre16. Ainsi, la proximité demeure dans la présentation

aristotélicienne une condition nécessaire pour qu’il y ait pitié.

B. Le couple indignation-indignité

La définition que donne Aristote de l’indignation nous laisse sans doute quelque peu

perplexes. Dans sa forme générale – l’indignation est le sentiment douloureux d’une

injustice –, nous reconnaissons l’indignation sous ses traits contemporains. Cependant, le

caractère de l’injustice en cause semble méconnaissable. Deux aspects de l’analyse

aristotélicienne nous interpellent : tout d’abord le rôle de la fortune dans la distribution des

biens, distribution qui, elle, est perçue par l’indigné comme étant injuste. Rappelons que la

racine de nemesis est « distribuer » (nemein) ; Némésis est aussi la déesse qui venge les

excès hubristiques liés à la bonne fortune et qui distribue les biens de la fortune de manière

juste. Si justice et indignation sont inextricablement liées, c’est bien parce que la justice

concerne la distribution des biens : le concept de justice distributive, d’Aristote à Rawls,

repose sur l’idée que l’injustice consiste à « s’attribuer (nemein) à soi-même une part trop

forte des choses en elles-mêmes bonnes, et une part trop faible des choses en elles-mêmes

mauvaises17 ». Or, aujourd’hui l’idée que la « fortune » est responsable de la distribution des

biens – idée encore fortement présente dans la description rousseauiste de la pitié18 – a été

largement évacuée, la consolidation de la forme étatique, ainsi que l’extension des

prérogatives redistributives de l’Etat, ayant contribué à réduire sensiblement la part du

hasard en la matière. S’il y a distribution injuste, celle-ci est imputable désormais à un

acteur, à un ensemble d’acteurs ou à un « système » qui relève de l’action humaine.

Une seconde dissonance par rapport à la conception contemporaine tient à ce que

l’indignation aristotélicienne est suscitée par l’eupragia – par le succès ou le bonheur – et

non pas par le malheur d’autrui. Nous avons effacé la proximité dérangeante entre

indignation et envie suggérée par Aristote : dès lors que l’on ressent la peine devant le

15

Théorie des sentiments moraux, I.ii, chap. 3. 16

Rhétorique, II.9, II.8, § 2. 17

Aristote, Ethique à Nicomaque, V.6, 1134 a 33-34. Traduction de J. Tricot. 18

Emile (éd. Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1969 [1762]), livre IV, deuxième maxime.

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succès d’un autre, nous considérons qu’il y a, non pas sensibilité à l’injustice, mais jalousie19.

L’indignation se dirigeant exclusivement contre le malheur, elle ne comporte plus cette

ambiguïté liée à l’envie. Dans le même temps, le lien entre indignation et fortune est

desserré dans l’acception moderne, au profit de celui entre injustice et indignation. Celle-ci

s’élève contre les malheurs résultant d’un acte délibéré d’injustice, et non pas de l’injustice

de l’infortune. Elle se dirige contre des actes d’une injustice particulièrement intolérable,

comme par exemple l’exécution d’otages par des groupes terroristes20 ou encore la

profanation de stèles funéraires21. Son caractère désintéressé lui apporte une caution

morale supplémentaire ; il s’agit bel et bien de constater une injustice subie par autrui, non

plus par un « proche », mais par un « semblable », selon le terme employé par Spinoza22. On

pourrait ainsi proposer comme élément de définition générale : la conception

contemporaine de l’indignation est rebelle à toute ambiguïté morale.

Si la colère indignée paraît aujourd’hui aussi acceptable que la tristesse

compatissante, c’est parce que l’indignation est censée s’élever contre toute atteinte à

l’ « humanité » ou l’égale « dignité » du semblable. La dignité dont il s’agit ici revêt un

caractère universel, là où l’ancienne dignitas se fondait sur la particularité d’une fonction et

d’un statut23. Dès lors qu’il y a lieu d’exprimer un reproche d’indignité, en comprenant la

dignité (avec Kant) comme l’apanage de l’espèce humaine, voire en l’attribuant plus

largement à la vie (y compris animale ou végétale), l’indignation semble trouver sa juste

place24. « Si nous vivons une époque caractérisée par l’indignation, c’est que nous avons

quotidiennement sous les yeux, dans la rue ou à travers nos petits écrans, les conditions

‘indignes’ dans lesquelles sont condamnés à vivre ‘des êtres semblables à nous’ »25. Dans

l’indignation s’exprimerait une vérité émotionnelle d’une évidence telle qu’il serait

invraisemblable de la contester. Elle serait la voix d’une conscience morale collective, dotée

19

On retrouve toutefois chez Adam Smith le cas de figure de l’indignation devant le bonheur d’autrui : « The man who skips and dances about with that intemperate and senseless joy which we cannot accompany him in, is the object of our contempt and indignation. » (The Theory of Moral Sentiments, 1759, partie I, section III, chap. 1). 20

Cf. la déclaration de Laurent Fabius, Ministre des affaires étrangères du 20 août 2014, suite à l’exécution du journaliste américain James Foley : « C’est avec indignation que j’ai appris l’exécution du journaliste américain James Foley, enlevé en Syrie par l’ ‘Etat islamique’ », ou encore celle de Ban Ki-Moon, secrétaire général de l’Onu : « Nous sommes tous indignés par les informations en provenance d’Irak concernant les meurtres terribles de civils ». 21

Cf. la déclaration du Conseil français du Culte musulman exprimant sa « profonde indignation » devant la profanation au cimetière militaire de Tarascon de stèles de soldats musulmans morts au cours de la première guerre mondiale. 22

Ethique, troisième partie. 23

Cf. P.-Y. Quiviger, « L’inquiétante protection de la dignité humaine », art. cit., p. 4. 24

On peut se poser la question de savoir si une telle conception élargie de la dignité est compatible avec la conception kantienne, dans laquelle la spécificité humaine de la dignité (Würde) est mise en avant : « Or la moralité est la condition qui seule peut faire qu’un être raisonnable est une fin en soi ; car il n’est possible que par elle d’être un membre législateur dans le règne des fins. La moralité, ainsi que l’humanité, en tant qu’elle est capable de moralité, c’est donc là ce qui seul a de la dignité. » (Fondements de la métaphysique des mœurs (1785), deuxième section, trad. de Victor Delbos). 25

Yves Citton, Anne Querrien, Victor Secretan, « Bienvenue aux indignés, mutins et luttants ! », Multitudes 2011/3 (n° 46).

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à la fois du bon sens et d’une sensibilité humaniste. Selon la formule de Robert Maggiori,

l’indignation « traduit le cri de scandale que pousse la conscience devant le spectacle de

l’indignité26 » ; Michaël Foessel considère lui que l’indignation « désigne le sentiment d’une

dignité perdue et à reconquérir27 ».

On voit à travers ces formules le glissement de sens qui fait de l’indignation la

gardienne de la dignité humaine plutôt que le simple témoin d’injustice. Là où la justice reste

empêtrée dans le conventionnel, dans le nomos, la dignité pointe vers la possibilité de sortir

du cadre légal et politique existant en s’appuyant en dernière instance sur la conscience.

C’est ainsi que, se positionnant en adversaire de l’indignité, l’indignation devient une

ressource considérable pour mouvements et mobilisations dont le mot d’ordre est de

« changer le système » ou de « se révolter28 ». A travers elle s’activerait une conscience qui

se veut protectrice de la dignité – de la dignité humaine, mais aussi de la dignité animale29

ou encore de la dignité environnementale30. La dignité est alors conçue à la fois de manière

infra-politique (c’est par la conscience que l’on accède à une sensibilité à la dignité) et de

manière supra-politique (la protection de la dignité peut nécessiter le dépassement de la

loi). En revanche, le registre de l’indignation utilisé par les puissances publiques semble

renvoyer davantage à la conception hiérarchique de la dignité qu’à la conception égalitaire

et universaliste de celle-ci, dans la mesure où la référence à l’indignation permettrait aux

représentants des Etats et des organisations internationales d’exprimer une émotion

« digne » de leur rang (au sens de dignitas).

II. Aux sources de l’indignation moderne : la pitié et le dégoût

A. « Du spectateur impartial » au « spectateur indigné »

Nous devons nous interroger plus avant sur les ressorts de l’indignation dans ses

manifestations contemporaines. Si aujourd’hui l’indignation s’oppose à l’indignité, elle puise

ses racines dans l’émotion de pitié, c’est-à-dire la peine que l’on éprouve devant la

souffrance (injuste) d’autrui. A la différence de la pitié aristotélicienne, pour laquelle sont

nécessaires à la fois une concorde émotionnelle et une proximité concrète entre la personne

mue par la pitié et la personne souffrante31, la pitié moderne se réfère non pas tant à cet

26 « De l’indignation à la révolution », Libération, 10 octobre 2012. 27

« L’indignation, une passion morale à double sens », Libération, 02 août 2011. 28

Cf. Stéphane Hessel, Indignez-vous !, Montpellier, Indigène editions, 2010 ; Multitudes 2011/3 (n° 46). 29

Cf. par exemple Denis Müller et Hugues Poltier (dir.), La Dignité de l’animal. Quel statut pour les animaux à l’heure des technosciences ?, Genève, Labor et Fides, 2000 ; Cass R. Sunstein et Martha C. Nussbaum (dir.), Animal Rights : Current Debates and New Directions, Oxford University Press, 2004. 30

Erin Daly observe que « many courts have begun to recognize the intergenerational interests in ‘environmental dignity’ », Dignity Rights : Courts, Constitutions, and the Worth of the Human Person, University of Pennsylvania Press, 2012, p. 121. 31

Elles se sentent toutes deux vulnérables devant la fortune, susceptibles de souffrir aux mains de la fortune (cf. Aristote, Rhétorique, II.8).

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individu qui nous est proche qu’à un membre de l’espèce humaine ou à un être vivant32

capable de souffrance. Chez Adam Smith, comme chez Rousseau, c’est l’imagination qui

permet de ressentir de la pitié pour son semblable33. Selon Rousseau, elle « nous met à la

place du misérable plutôt qu’à celle de l’homme heureux » ; il s’agit ainsi tout d’abord de

sentir, puis de compatir avec, les souffrances d’autrui34. En revanche, la « pitié naturelle » ne

serait nullement l’apanage de l’être humain en tant que tel ; cette « répugnance innée à voir

souffrir son semblable » et qui « précède … l’usage de toute réflexion » est présente aussi

bien chez l’animal que chez l’être humain35. C’est « en nous identifiant avec l’animal

souffrant » que nous sommes capables de pitié36. Dès lors, celle-ci est tout autant

l’expression de son humanité que d’une émotivité de la vulnérabilité. Pour le dire autrement,

l’humanité tend, à partir de Rousseau, à se définir comme cette capacité de commisération

chez l’être vivant et à l’égard de l’être vivant.

Si l’imagination permet de franchir la distance qui sépare celui qui ressent la pitié de

celui qui souffre, ses effets ne sont pas pour autant spontanés ou automatiques. Rousseau

montre à quel point il est nécessaire d’entraîner l’imagination pour qu’elle puisse susciter les

sentiments de sociabilité (bonté, humanité, commisération, bienfaisance37) et non pas leurs

contraires (vanité, jalousie, haine)38. Cet entraînement vise à rendre l’expérience de la pitié

douce pour celui qui l’éprouve. En effet, la pitié moderne se présente non pas simplement

comme une concorde émotionnelle entre la personne qui souffre et celle qui ressent la

pitié ; elle traduit plutôt l’expérience simultanée d’une concorde et d’une dissonance

émotionnelle. D’une part, l’on ressent la peine de la victime – expérience de la souffrance

donc, – et, d’autre part, l’on ressent le plaisir de ne pas souffrir39. Or, ce plaisir de ne pas

souffrir est bien le plaisir d’un spectateur. La pitié est tout autant le privilège de celui ou de

celle qui échappe au mauvais sort, que le fardeau du semblable.

32

A propos de la compassion que nous pouvons éprouver à l’égard des animaux, Jacques Derrida évoque par exemple le « partage de la souffrance entre des vivants » (L’animal que donc je suis, Editions Galilée, 2006, cité par Corine Pelluchon, Eléments pour une éthique de la vulnérabilité. Les hommes, les animaux, la nature, Editions du Cerf, 2011, p. 153). 33

A ce propos, cf. C. Cordell Paris, La philosophie politique (Ellipses, 2013), p. 151 sq. 34

Cf. Adam Smith, Théorie des sentiments moraux (1759), première section, premier chapitre (« De la sympathie ») ; Rousseau, Emile, op. cit., livre IV, p. 504-505. 35

Second discours, première partie (éd. Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1969 [1755], p. 154-155). 36

Emile, op. cit., p. 505. 37

Emile, op. cit., p. 505. 38

Emile, op. cit., p. 514. 39

Rousseau écrit : « Si le premier spectacle qui frappe [un jeune homme] est un objet de tristesse, le premier retour sur lui-même est un sentiment de plaisir. En voyant de combien de maux il est exempt, il se sent plus heureux qu’il ne pensait l’être. Il partage les peines de ses semblables ; mais ce partage est volontaire et doux. Il jouit à la fois de la pitié qu’il a pour leurs maux, et du bonheur qui l’en exempte ; il se sent dans cet état de force qui nous étend au-delà de nous, et nous fait porter ailleurs l’activité superflue à notre bien-être. » (Emile, op. cit., p. 514.) Chez le poète latin Lucrèce (I

er siècle avant l’ère commune), on retrouve une description

comparable de la douceur de pas souffrir : « Il est doux, quand sur la vaste mer les vents soulèvent les flots, d’assister de la terre aux rudes épreuves d’autrui : non que la souffrance de personne nous soit un plaisir si grand ; mais voir à quels maux on échappe soi-même est chose douce. Il est doux encore de regarder les grandes batailles de la guerre, rangées parmi les plaines, sans prendre sa part du danger » (De la nature des choses, liv. II, 1-6).

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Cette ambiguïté dans l’expérience de la pitié s’aiguise au fur et à mesure que la

différence de condition s’accroît entre la personne souffrante et le spectateur. On pourrait

dire que la problématique de Rousseau ou encore de Tocqueville, consistant à pointer

l’impossibilité de la pitié entre roi et sujets, noblesse et peuple40, réapparaît sous une autre

forme à l’époque contemporaine : dans quelle mesure les peuples des pays démocratiques

et développés sont-ils capables de ressentir de la pitié à l’égard des peuples en voie de

développement et de démocratisation ? C’est la problématique posée par la « morale

humanitaire41 ». Si nous qui adoptons l’éthique de la dignité ou de l’humanité universelle

sommes des spectateurs de la souffrance injuste ou non méritée, nous devons ressentir la

pitié pour ne pas ressembler à cette noblesse restée froide et impitoyable devant les

souffrances des « basses classes » (Tocqueville nous donne l’exemple de Mme de Sévigné).

Dans le même temps, la distance, géographique ou de condition, est telle qu’il ne va pas de

soi de ressentir que l’autre est bel et bien mon semblable, malgré les nombreuses images

qui viennent aujourd’hui à l’aide de l’imagination.

Dans ce contexte, se pose avec force la question de l’ambivalence de la pitié comme

com-passion et comme expérience de l’altérité : ressentir de la pitié relève du spectateur à

l’abri. C’est l’indignation qui permettrait alors de sortir de cette tension en transformant le

spectateur en acteur. Chez le spectateur devenu acteur, il ne reste point de satisfaction liée

à sa condition d’avantage relatif ; le doux constat de la souffrance injuste laisse place à la

colère, à cette émotion éminemment politique42 parce qu’elle donne des « armes » à

l’action :

« Face au spectacle d’un malheureux souffrant au loin, que peut faire

un spectateur, condamné – au moins dans l’immédiat –, à l’inaction

mais moralement bien disposé ? Il peut s’en indigner. L’entrée dans

l’indignation passe bien par la pitié car, si l’on est sans pitié, pourquoi

faudrait-il s’indigner … . Mais dans l’indignation, la pitié est

transformée. Elle ne demeure pas désarmée et, par conséquent,

impuissante, mais se dote des armes de la colère. C’est en ce sens

que l’on peut dire qu’elle pointe vers l’action puisque la colère, qui

est, on l’a vu, une émotion d’acteur, prépare ou … simule

l’engagement dans une situation où elle pourrait s’accomplir en

actes. Quelle serait leur nature ? Bien évidemment, de l’ordre de la

violence. Mais à distance et, par conséquent, hors de tout contact

physique, cette violence est condamnée à demeurer langagière.

L’acte de parole qui la manifeste est une accusation 43. »

40

Cf. Emile, op. cit., p. 507 ; Tocqueville, De la démocratie en Amérique, tome II, partie III, chap. 1. 41 Cf. Luc Boltanski, La souffrance à distance : morale humanitaire, médias et politique, Paris, Métailié, 1993. 42

Cf. David Ost, « Politics as the Mobilization of Anger: Emotions in Movements and in Power », European Journal of Social Theory 7:2, 2004. 43

Boltanski, op. cit., p. 91.

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Ainsi, la pitié, cette émotion du « spectateur impartial », fournirait une entrée

privilégiée dans l’indignation en se transformant en colère juste et désintéressé. Tandis que

pour David Ost, il n’y a pas lieu de faire un lien nécessaire entre colère et violence – la colère

fait selon lui partie de la politique « normale » – Boltanski trouve dans la violence sourde des

ressources mobilisatrices. L’indignation permet au « spectateur » qui s’apprête à se

transformer en acteur d’identifier un « persécuteur44 » responsable de la souffrance en

question. Pour que cette identification soit perçue comme valable, le « spectateur indigné »

est tenu de « se montrer libre de tout préjugé envers le persécuteur désigné45 ». Tout en

restant impartial, le spectateur indigné montre que la cause de la souffrance subie de

manière injuste, loin d’être imputable à la « fortune », est à trouver dans un coupable à

désigner. S’ajoute alors une exigence supplémentaire qui fait de la distance non pas un

obstacle à la pitié mais une de ses conditions nécessaires : la victime ne pourra plus être un

« proche », car cela nuirait à l’objectivité du spectateur46.

B. Du dégoût primaire à l’indignation morale

Dans la mesure où, dans la pitié, notre attention est dirigée vers autrui, le dégoût

semble opérer en sens inverse. Le dégoût se présente tout d’abord sous la forme d’une

réaction de rejet de quelque chose qui me serait dangereuse ou offensante. Il me protège en

éloignant la source d’une possible contamination. Dès lors que la contamination viendrait

d’un autre être humain, le dégoût conduit à rejeter celui-ci, à vouloir s’en éloigner le plus

possible. Au lieu de me rapprocher de mon semblable donc, le dégoût a pour double effet de

me différencier d’un semblable potentiel et de me séparer de celui-ci. Or, c’est par le biais de

ce processus de différenciation et de rejet que le dégoût peut verser dans l’indignation

morale. Notre hypothèse est que le dégoût constitue bel et bien une autre entrée dans

l’indignation ; qui plus est, le passage entre le dégoût et l’indignation est analogue à celui qui

conduit de la pitié à l’indignation.

Le dégoût se définit comme « la révulsion devant la perspective d’incorporation

(orale) d’un objet offensant47 ». En effet, le « core disgust » découle du rejet de certains

aliments : il s’agit d’une « émotion liée à l’alimentation qui nous rend prudents (cautious)

par rapport à ce que nous touchons ou mettons dans la bouche, à la fois à cause de ce qu’est

l’objet et à cause de l’endroit où il était (where it has been) et ce avec quoi il était en contact

44

Boltanski, op. cit., p. 92. 45

Boltanski, op. cit., p. 93. 46

« Les contraintes qui pèsent sur l’identification du persécuteur ont donc un champ plus large puisqu’elles s’exercent également sur la sélection du malheureux lui-même, qui, s’il est proche, ne pourra pas satisfaire à l’exigence de non-concernement préalable. » (Boltanski, op. cit., p. 93.) 47

Le dégoût est la « Revulsion at the prospect of (oral) incorporation of an offensive object. The offensive objects are contaminants ; that is, if they even briefly contact an acceptable food, they tend to render that food unacceptable », P. Rozin et A. Fallon, “A perspective on disgust”, Psychological Review, 94, p. 23, cité par Jonathan Haidt et al., “Body, Psyche and Culture: The Relationship Between Disgust and Morality”, Psychology and Developing Studies 9, 1 (1997), p. 109.

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(what it has touched). Le core disgust se concentre sur des questions de nourriture, sur des

animaux et sur des produits corporels, qui sont des contaminants de la nourriture48 ». Le

dégoût semblerait ainsi s’enraciner dans notre « nature », en particulier en tant que réflexe

physiologico-émotionnel d’auto-défense que la sélection naturelle aurait favorisé.

Cependant, cette interprétation est remise en cause par l’absence de dégoût et de sensibilité

à la contamination (contamination sensitivity) chez les enfants de moins de cinq à sept ans,

chez d’autres espèces animales ou encore chez les humains « féraux »49. De la même

manière que la pitié rousseauiste, le dégoût déborde la spontanéité et se laisse largement

influencer par l’éducation ou la culture : « Les fonctions sociales du dégoût sont peut-être

plus importantes que ses fonctions biologiques50 ». Le dégoût est cette émotion par le biais

de laquelle une société ou un groupe à l’intérieur d’une société rejette ce qui est considéré

comme polluant, corrupteur, dangereux ou dégradant.

C’est à travers le dégoût « socio-moral51 » que se manifestent les fonctions sociales

de cette émotion primaire. Si le dégoût primaire a pour fonction de protéger le corps, le

dégoût socio-moral a pour fonction de protéger à la fois la dignité humaine et l’ordre

social52. Ici la dignité humaine est synonyme de supériorité de l’humain par rapport à

l’animal, en ce sens que le dégoût réagit à tout ce qui rappelle la nature animale de l’être

humain, pour l’expulser en dehors, pour le dénoncer, pour le purifier le cas échéant. Dans de

nombreuses sociétés, traditionnelles mais aussi contemporaines, le sang menstruel, le

contact avec des cadavres ou encore avec des excréments sont autant de sources de

pollution, rappelant que l’être humain partage avec l’animal sa corporéité et sa mortalité.

Dans la majorité des religions du monde (l’islam, le christianisme, le judaïsme, l’hindouisme,

le shintoïsme…), l’ablution reste une forme (symbolique) de purification destinée à rendre

l’animal humain digne d’entrer dans la présence du divin. Dans sa forme ritualisée, l’hygiène

symbolise que l’humain s’élève au-dessus de l’animal pour se rapprocher de la divinité. A

l’inverse, toute source de pollution est dégradante, c’est-à-dire indigne de la vocation la plus

élevée de l’être humain.

Le dégoût socio-moral entretient donc un lien fort avec la dignité en ce qu’il a pour

rôle de préserver l’espace public ou l’espace sacré de sources de pollution. Or, ce qui se joue

dans ce rôle de protection de la dignité, c’est non seulement la purification, mais aussi le

rejet – indigné – de toute source de contamination. La protection de l’ordre social, de

« notre » ordre social, exige que tout individu, tout groupe qui soit porteur de « pollution »,

soit rejeté en dehors, pour éloigner le risque de contagion. Dans les réactions d’indignation

impulsées par le dégoût, se déploie pour ainsi dire une théorie morale des miasmes, selon

laquelle tout contact avec la source de pollution porte le risque de contamination. Tandis

48

Haidt et al., art. cit., p. 111. 49

Haidt et al., art. cit., p. 111. 50

Haidt et al., art. cit., p. 111. 51

Haidt et al., art. cit., p. 116. 52

Haidt et al., art. cit., p. 121.

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que l’indignation compatissante accuse un persécuteur ou un coupable, l’indignation

dégoûtée stigmatise un pollueur.

Il convient de rappeler que dans le langage ordinaire, les registres discursifs de

l’indignation et du dégout coïncident, en effet, régulièrement ; certes, cette coïncidence est

saillante lorsqu’il s’agit de réagir à des injustices ou à des violences particulièrement cruelles

ou sanglantes, mais elle se manifeste aussi lorsqu’il s’agit de désigner le comportement d’un

individu ou d’un groupe que nous n’approuvons pas. L’indignation et le dégoût ont en

commun d’exprimer un rejet – moral ou viscéral, et souvent les deux – d’actes, d’individus

ou de groupes coupables de crimes ou de transgressions des normes morales ou sociales.

Dans de nombreuses langues53, le terme « dégoût » renvoie à la fois à une réaction

physiologique (nausées, vomissements) face à des substances ayant un aspect, un goût ou

une odeur désagréables, et une réaction morale face à des actes ou des comportements

considérés comme inacceptables54.

Des recherches récentes en neurologie cognitive suggèrent que la proximité entre

l’indignation et le dégoût que l’on peut observer sur le plan lexique existe aussi sur le plan

neurologique. Grâce à l’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMF), on a pu

montrer que les réactions de dégoût « pur » (core / animal-nature reminder disgust) et

d’indignation morale stimulent les mêmes régions du cerveau55. Ces résultats tendent à

confirmer l’existence d’une homologie entre dégoût primaire et indignation morale et nous

renvoient à notre question initiale : dans quelle mesure l’indignation doit-elle jouer un rôle

dans nos jugements moraux ?

III. Utilisations et effets de l’indignation et du dégoût

A. L’indignation et le dégoût comme vecteurs de l’action collective

De nombreux travaux sur les mobilisations collectives montrent à quel point

l’indignation compatissante contribue à sensibiliser des citoyens à des causes qui dépassent

les seuls intérêts privés et parfois les seuls intérêts des êtres humains, à impulser une action

collective56. Ainsi, la « défense de la cause anticorrida se distingue par de nombreux

dispositifs de sensibilisation visant à mettre à l’épreuve des réactions affectives négatives et

immédiates, telles le dégoût, l’effroi, l’indignation. En l’espèce, les supports matériels utilisés

par les militants sont conçus comme des preuves irréfutables et accablantes qui motivent un

travail de dévoilement, de divulgation d’une réalité trop souvent ignorée57 ». On peut dire

53

Par exemple : le bengali, le japonais, l’hébreu, le russe, l’allemand, l’anglais, etc. Cf. Haidt et al., art. cit. 54

Cf. l’extrait d’un entretien avec un Hopi, Haidt et al., art. cit., p. 120-121. 55

Jorge Moll et. al., Cognitive & Behavioral Neurology, 18 (1): 68-78, March 2005. 56 Cf. par exemple Christophe Traïni (dir.) Émotions… Mobilisation !, Paris, Presses de Sciences-po, 2009 ;

Florence Johsua, « ‘Nous vengerons nos pères…’, De l’usage de la colère dans les organisations politique d’extrême gauche dans les années 1968 », Politix 26, 2013. 57

Ch. Traïni, « L’opposition à la tauromachie », in Traïni (dir.), op. cit.

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que l’indignation compatissante aussi bien que le dégoût sont des vecteurs potentiels de

politisation dans la mesure où ils incitent à agir pour une cause commune. Le dégoût et la

pitié participeraient ainsi tous deux à la séquence « émotion-indignation-action »

(collective)58. Michaël Foessel distingue en ce sens entre les « petites colères du quotidien

qui isolent l’individu et le condamnent au ressentiment et à la défense de ses intérêts

privés » et l’indignation « collective », qui « permet de saisir le général dans le singulier59 ».

Est activée dans l’indignation collective une « communauté de souffrance », un « ‘pâtir

ensemble’ » qui serait la condition de l’ « ‘agir ensemble’ ». Alexandre Matheron lui

considère l’indignation comme le passage de la solitude à la « résistance collective60 ».

De même, pour Boltanski, les topiques de la dénonciation et du sentiment « sont

orientées vers l’action collective – la première en faisant de la parole un instrument de

mobilisation contre les fauteurs de malheur, la seconde un moyen de rassembler les bonnes

volontés pour une aide bienfaisante61 ». La pitié semble bien donc constituer un ressort

puissant de l’indignation collective. Tandis que la pitié assure le caractère juste de

l’indignation (on compatit avec ceux qui souffrent injustement), elle est susceptible de

verser dans une passivité indue devant l’injustice qu’elle observe. L’indignation apparaît de

ce point de vue comme un correctif, faisant basculer le spectateur de l’observation passive à

l’accusation active, à un « acte de parole » dénonciateur (Boltanski). L’indignation serait

donc le versant public d’une émotion privée.

B. … et de polarisation

Le dégoût serait en revanche plus autocentré et donc plus difficilement conciliable

avec une action collective ou des principes communs, par exemple avec des principes de

droit. Martha Nussbaum distingue entre l’indignation qui se fonde sur le constat d’un mal

(objectivement observable s’entend) et le dégoût qui concerne principalement la

contamination de soi62. Cependant, au vu de notre analyse suggérant l’existence d’une

homologie entre l’indignation et le dégoût, il convient de relativiser cette distinction.

Et dans l’indignation compatissante et dans l’indignation dégoûtée, la réaction

émotive sert à mobiliser un in-group, à désigner un out-group et à renforcer la distinction

entre les groupes. Dans cette perspective de différenciation, la référence à la dignité ou à

l’humanité s’active : les deux formes d’indignation s’érigent en gardiens de « notre »

humanité, face à la menace, venue de l’extérieur, qui pèserait sur celle-ci.

58

Cf. Sandra Fayolle, « L’Union des femmes françaises et les sentiments supposés féminins » in Traïni (dir.), op. cit. 59

« L’indignation, une passion morale à double sens », art. cit. 60

« Qu’est-ce que l’indignation ? », Multitudes, 2011/3 (n° 46), p. 24-25. 61

La souffrance à distance, op. cit., p. 189. 62 Hiding From Humanity: Disgust, Shame and the Law (Princeton UP, 2004), p. 99 sq.

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Or, de nombreuses études en psychologie sociale (Oxley et al.63 ; Inbar et al.64 ;

Marcus et. al. 65) ou encore en théorie politique (Nussbaum66) suggèrent que le dégoût est,

du moins potentiellement, une émotion antisociale. La sensibilité au dégoût lié à la

contamination serait corrélée notamment à une augmentation de l’intolérance vis-à-vis de

certains groupes (immigrants ; personnes homosexuelles) et à des attitudes belliqueuses.

Dès lors, il convient de prendre la mesure de l’ambiguïté à la fois du dégoût et de

l’indignation morale. Si ces émotions jouent un rôle positif dans la protection de l’organisme

contre des pathogènes, dans l’assimilation de normes comportementales sociales, ou encore

dans l’action politique collective, elles présentent dans le même temps des potentialités

négatives ou antisociales, sous la forme notamment de l’exacerbation de la distinction entre

in-groups et out-groups.

On peut se demander enfin si l’indignation ne constitue pas un thymos moderne, en

ce sens qu’elle incite à identifier et à défendre ce qui est à soi, face à une menace extérieure.

Tout comme le thymos antique, l’indignation et le dégoût sont des ressources considérables

en temps de guerre, et pour déshumaniser l’ennemi et pour renforcer la cohésion à

l’intérieur de la communauté politique. L’avantage qu’ils procurent ne dispense pas

cependant de s’interroger sur leur juste utilisation, car le sentiment de l’injustice n’équivaut

pas au jugement quant à la justice.

63

Douglas R. Oxley et al., « Political Attitudes Vary with Physiological Traits », Science, Sept. 19, 2008. 64

Yoel Inbar et al., « Disgust Sensitivity, Political Conservatism and Voting », Social Psychology and Personality Science, 2011. 65

G. Marcus, W. R. Neuman et M. Mackuen, Affective Intelligence and Political Judgment, University of Chicago Press, 2000. On doit noter que le dégoût est classifié à la fois dans la catégorie “Anxiété” qui regroupe : colère, peur, malaise (uneasy) (69, note 5), et dans la catégorie « Aversion » qui regroupe : aversion (loathing), ire, bother, scorn, disdain, contempt, hatred, annoyance, wrath (164). Tandis que l’anxiété relève du système de surveillance et dispose au compromis, l’aversion relève du système de dispositions et dispose à l’hostilité (cf. Michael MacKuen et al., « Civic Engagements : Resolute Partisanship or Reflective Deliberation », American Journal of Political Science, vol. 54, 2010). Il nous semble que cette double classification du dégoût fait système avec son ambivalence morale, sociale et politique. 66

Martha C. Nussbaum, Hiding From Humanity: Disgust, Shame and the Law (Princeton UP, 2004) ; From Disgust to Humanity: Sexual Orientation and Constitutional Law (Oxford UP, 2010).