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L’indignation morale et le dégoût : quelle homologie ?
Crystal CORDELL PARIS (CESPRA-EHESS, Sciences Po Menton)
I. L’INDIGNATION, L’EMOTION DES MODERNES ? 2
A. LE COUPLE INDIGNATION-INJUSTICE 2
B. LE COUPLE INDIGNATION-INDIGNITE 4
II. AUX SOURCES DE L’INDIGNATION MODERNE : LA PITIE ET LE DEGOUT 6
A. « DU SPECTATEUR IMPARTIAL » AU « SPECTATEUR INDIGNE » 6
B. DU DEGOUT PRIMAIRE A L’INDIGNATION MORALE 9
III. UTILISATIONS ET EFFETS DE L’INDIGNATION ET DU DEGOUT 11
A. L’INDIGNATION ET LE DEGOUT COMME VECTEURS DE L’ACTION COLLECTIVE 11
B. … ET DE POLARISATION 12
Pierre-Yves Quiviger conclut son article sur « L’inquiétante protection de la dignité
humaine1 » en posant la question suivante : « a-t-on vraiment besoin de consacrer
juridiquement nos indignations morales ? ». A travers cette interrogation, l’auteur exprime
sa réticence devant ce qu’il considère comme une forme illégitime de moralisation du droit
(ou de juridicisation de la morale) qui autoriserait de consacrer par le droit une
« protection objective » de la dignité, une dignité que l’on impose « de l’extérieur », dans un
souci de protection de l’individu, certes, mais à l’encontre de la volonté expresse des
individus concernés. Cette protection de la dignité deviendrait alors « inquiétante » dans la
mesure où elle devient paternaliste, c’est-à-dire dans la mesure où elle s’oppose au principe
de consentement, consacré juridiquement par ailleurs2. Ce qui retiendra notre attention ici,
ce n’est pas l’enjeu juridique sous-jacent au conflit entre indignation et consentement, mais
plutôt l’enjeu éthique – et, partant, politique – sous-jacent au couple indignation-dignité. On
pourrait reformuler la question précitée de la manière suivante : a-t-on vraiment besoin de
consacrer par le biais de l’indignation nos jugements moraux ? Pour tenter d’éclaircir cette
question, il est nécessaire tout d’abord de rappeler que la dignité est une conception
1 Klesis - Revue philosophique 2011 : 21, « Philosophie analytique du droit ».
2 L’article 16-3 du Code civil invoque par exemple l’obligation de recueillir le consentement du patient dans le
cadre de traitements médicaux. Cf. P.-Y. Quiviger, « Du droit au consentement. Sur quelques figures contemporaines du paternalisme, des sadomasochistes aux Témoins de Jéhovah », Raisons politiques, 2012/2, n° 46, p. 87.
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moderne, permettant d’affirmer les droits et libertés de tout être humain en tant que tel3.
Dans le couple indignation-dignité, c’est l’indignation qui s’insurge contre l’indignité ou
l’inhumanité pour tenter de préserver la dignité menacée. Dès lors, la signification de
l’indignation se trouve modifiée par rapport à celle que l’on pouvait lui attribuer à une
époque antérieure à la conception universaliste de la dignité (I). Nous nous efforcerons
ensuite d’identifier les différentes sources de l’indignation, dont la pitié et le dégoût (II),
pour enfin prendre la mesure de l’ambivalence de cet affect du point de vue notamment de
ses effets sur la cohésion sociale (III).
I. L’indignation, l’émotion des modernes ?
A. Le couple indignation-injustice
Si nous remontons à celui qui a défini l’éthique comme le moyen terme ou la juste
mesure (to meson) « dans les émotions et les actions » (peri pathè kai praxeis)4, nous voyons
que l’indignation s’enracine dans la souffrance devant une situation d’injustice. En
particulier, celui ou celle qui ressent l’indignation (nemesân ; nemesis) éprouve de la peine à
l’égard d’une autre personne qui lui semble jouir de succès (eupragia) non mérité. A
l’inverse, la pitié est ce sentiment que l’on éprouve lorsque l’on voit une autre personne
souffrir à tort aux mains de la fortune5, les biens de la fortune étant par exemple des biens
matériels (richesse) ou symboliques (positions de prestige)6. C’est ainsi qu’Aristote considère
que l’indignation est l’ « antithèse » de la pitié, en ce sens que l’une se rapporte au succès
non mérité, tandis que l’autre se rapporte à la peine non méritée. Plus fondamentalement,
cependant, ces deux émotions ont en commun d’être suscitées par un constat d’injustice
subie par autrui : dans la mesure où ce qui arrive de bien ou de mal n’est pas en adéquation
avec ce qui est mérité, il y a injustice. Cette capacité de reconnaître l’injustice se déploie au
niveau cognitif et suscite l’indignation au niveau affectif. L’indignation traduit le rejet
éthique de l’injustice ; elle est le pendant affectif d’une conviction7. A ce titre, l’indignation,
de même que la pitié, sont considérées comme étant positives (« utiles ») du point de vue
éthique (amphô ta pathè èthous chrèstou). Aristote précise, en outre, que la conviction en
question se rapporte à autrui, à la fois au stade du constat et au stade émotif : on observe
un décalage entre mérite et succès chez l’autre ; notre indignation se rapporte au sort de cet
3 Pour une analyse de la proximité établie dans l’après-guerre entre les notions de dignité et d’humanité, cf. C.
Cordell Paris, « Usages et limites des droits de l’homme en Europe : liberté, dignité, citoyenneté », Klesis - Revue philosophique 2014 : 29, « Droits de l’homme et démocratie ». 4 Aristote, Ethique à Nicomaque, II.6, 1106 b 16-17.
5 Aristote, Rhétorique, II.9, 1386 b, § 1.
6 Ibid., 1387a, § 8.
7 Sur le lien entre jugement et émotion chez Aristote, cf. M. C. Nussbaum, “Aristotle on Emotions and Rational
Persuasion,” in Essays on Aristotle’s Rhetoric, ed. A. O. Rorty (University of California Press, 1996) ; The Fragility of Goodness (Cambridge University Press, 2007 [1986]), p. 383-385.
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autre. Notre attention est tournée vers l’autre et non vers nous-mêmes. Si nous nous
soucions de notre propre sort, l’émotion ressentie se transforme alors en crainte8.
Cette présentation de l’indignation n’est cependant pas le dernier mot d’Aristote, qui
va suggérer dans la suite du chapitre que la perspective de l’indigné n’est pas exclusivement
tournée vers autrui. D’une part, Aristote précise qu’il y a une grande proximité entre l’envie
(phthonos) et l’indignation9 : l’envieux ressent la même peine que l’indigné devant le succès
d’un autre, mais à la différence de l’indignation, l’envie ne mobilise pas une conviction quant
à l’adéquation entre le mérite et le succès. Elle se fonde plutôt sur la ressemblance, selon
des facteurs sociologiques dirions-nous, entre la personne fortunée et l’envieux. Le décalage
constaté concerne alors son propre succès, qui est moindre que celui de son semblable.
D’autre part, Aristote rappelle que, lorsque nous nous réjouissons de la réussite méritée
d’un autre – revers de la médaille de la peine ressentie en raison de sa mauvaise fortune non
méritée – notre plaisir vient (aussi) de l’espoir que nous avons à notre propre égard : dans le
mouvement affectif qui se rapporte à autrui, nous espérons « nécessairement » jouir nous-
mêmes de la même réussite10. De même, en constatant le malheur mérité d’un autre, nous
éprouvons de la satisfaction ou, du moins, « pas de peine ». Ici l’exemple mis en exergue ne
concerne pas, comme on pouvait l’attendre, les malheurs de la fortune subis par quelqu’un
qui les mériterait, mais le cas, bien moins ambigu, d’une injustice punie à juste titre par la
loi. Dans ce cas, le sentiment éthiquement approprié devant le châtiment juste d’un
parricide ou d’un assassin semble bien être, sinon le plaisir, une certaine satisfaction.
Or, c’est bien par là qu’entre l’ambiguïté morale de l’indignation. Loin de découler de
manière univoque d’un constat objectif d’injustice se rapportant à autrui, le faisceau de
sentiments auquel elle appartient – l’envie, la malice (epichairekakia), ainsi que cette
émotion, qui reste sans nom, qui consiste à jouir des malheurs mérités d’autrui – sont
mobilisés au fond par une comparaison entre soi-même et un « voisin11 », sinon un
semblable. Dans le cas de l’indignation, cette comparaison a son ressort dans le sentiment
de supériorité de l’indigné, qui estime que ses semblables sont moins méritants que lui. Sa
« haine des choses injustes12 » est attisée par son ambition13, de même que l’ambition
(toujours pour les mêmes biens matériels et symboliques) dispose à l’envie. Et Aristote de
conclure, à la fin de son exposé général sur l’indignation, que toutes ces émotions
empêchent de ressentir la pitié14. Ainsi, si l’indignation semblait de prime abord être du côté
de la pitié, Aristote la met finalement du côté de l’envie. Il s’agit dans les deux cas de
ressentir de la peine alors que son semblable ressent de la joie. Dans la malice, il y a cette
8 Rhétorique, II.9, 1386 b, § 3.
9 Ibid.
10 Ibid., § 4-5.
11 Le terme en grec est « plèsios », ibid., § 3, 1386 b 21.
12 Ibid., § 13, 1387 b 9. Le terme de « haine » apparaît aussi dans la définition formulée par Spinoza :
l’indignation est selon lui « la Haine envers celui qui a fait du mal à autrui » (Ethique, proposition XXII, scolie). 13
L’adjectif est philotimos, littéralement « qui aime l’honneur », Rhétorique, II.9, 1387 b § 12-15. 14
Ibid., § 5, 1387 a 4-5.
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même rupture entre ses propres émotions et celles d’autrui : on se réjouit de la peine de
l’autre. C’est seulement dans la pitié qu’il y a concorde émotionnelle entre celui qu’Adam
Smith appellera le « spectateur » et autrui : on ressent de la peine en même temps que
l’autre parce qu’on a la conviction qu’il ne mérite pas son sort. A la différence du spectateur
« froid et impartial [cool and impartial]15 » de Smith cependant, celui qui ressent la pitié doit
selon Aristote se sentir proche, de par sa condition et sa vulnérabilité au même type de
malheur, de celui qui souffre16. Ainsi, la proximité demeure dans la présentation
aristotélicienne une condition nécessaire pour qu’il y ait pitié.
B. Le couple indignation-indignité
La définition que donne Aristote de l’indignation nous laisse sans doute quelque peu
perplexes. Dans sa forme générale – l’indignation est le sentiment douloureux d’une
injustice –, nous reconnaissons l’indignation sous ses traits contemporains. Cependant, le
caractère de l’injustice en cause semble méconnaissable. Deux aspects de l’analyse
aristotélicienne nous interpellent : tout d’abord le rôle de la fortune dans la distribution des
biens, distribution qui, elle, est perçue par l’indigné comme étant injuste. Rappelons que la
racine de nemesis est « distribuer » (nemein) ; Némésis est aussi la déesse qui venge les
excès hubristiques liés à la bonne fortune et qui distribue les biens de la fortune de manière
juste. Si justice et indignation sont inextricablement liées, c’est bien parce que la justice
concerne la distribution des biens : le concept de justice distributive, d’Aristote à Rawls,
repose sur l’idée que l’injustice consiste à « s’attribuer (nemein) à soi-même une part trop
forte des choses en elles-mêmes bonnes, et une part trop faible des choses en elles-mêmes
mauvaises17 ». Or, aujourd’hui l’idée que la « fortune » est responsable de la distribution des
biens – idée encore fortement présente dans la description rousseauiste de la pitié18 – a été
largement évacuée, la consolidation de la forme étatique, ainsi que l’extension des
prérogatives redistributives de l’Etat, ayant contribué à réduire sensiblement la part du
hasard en la matière. S’il y a distribution injuste, celle-ci est imputable désormais à un
acteur, à un ensemble d’acteurs ou à un « système » qui relève de l’action humaine.
Une seconde dissonance par rapport à la conception contemporaine tient à ce que
l’indignation aristotélicienne est suscitée par l’eupragia – par le succès ou le bonheur – et
non pas par le malheur d’autrui. Nous avons effacé la proximité dérangeante entre
indignation et envie suggérée par Aristote : dès lors que l’on ressent la peine devant le
15
Théorie des sentiments moraux, I.ii, chap. 3. 16
Rhétorique, II.9, II.8, § 2. 17
Aristote, Ethique à Nicomaque, V.6, 1134 a 33-34. Traduction de J. Tricot. 18
Emile (éd. Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1969 [1762]), livre IV, deuxième maxime.
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succès d’un autre, nous considérons qu’il y a, non pas sensibilité à l’injustice, mais jalousie19.
L’indignation se dirigeant exclusivement contre le malheur, elle ne comporte plus cette
ambiguïté liée à l’envie. Dans le même temps, le lien entre indignation et fortune est
desserré dans l’acception moderne, au profit de celui entre injustice et indignation. Celle-ci
s’élève contre les malheurs résultant d’un acte délibéré d’injustice, et non pas de l’injustice
de l’infortune. Elle se dirige contre des actes d’une injustice particulièrement intolérable,
comme par exemple l’exécution d’otages par des groupes terroristes20 ou encore la
profanation de stèles funéraires21. Son caractère désintéressé lui apporte une caution
morale supplémentaire ; il s’agit bel et bien de constater une injustice subie par autrui, non
plus par un « proche », mais par un « semblable », selon le terme employé par Spinoza22. On
pourrait ainsi proposer comme élément de définition générale : la conception
contemporaine de l’indignation est rebelle à toute ambiguïté morale.
Si la colère indignée paraît aujourd’hui aussi acceptable que la tristesse
compatissante, c’est parce que l’indignation est censée s’élever contre toute atteinte à
l’ « humanité » ou l’égale « dignité » du semblable. La dignité dont il s’agit ici revêt un
caractère universel, là où l’ancienne dignitas se fondait sur la particularité d’une fonction et
d’un statut23. Dès lors qu’il y a lieu d’exprimer un reproche d’indignité, en comprenant la
dignité (avec Kant) comme l’apanage de l’espèce humaine, voire en l’attribuant plus
largement à la vie (y compris animale ou végétale), l’indignation semble trouver sa juste
place24. « Si nous vivons une époque caractérisée par l’indignation, c’est que nous avons
quotidiennement sous les yeux, dans la rue ou à travers nos petits écrans, les conditions
‘indignes’ dans lesquelles sont condamnés à vivre ‘des êtres semblables à nous’ »25. Dans
l’indignation s’exprimerait une vérité émotionnelle d’une évidence telle qu’il serait
invraisemblable de la contester. Elle serait la voix d’une conscience morale collective, dotée
19
On retrouve toutefois chez Adam Smith le cas de figure de l’indignation devant le bonheur d’autrui : « The man who skips and dances about with that intemperate and senseless joy which we cannot accompany him in, is the object of our contempt and indignation. » (The Theory of Moral Sentiments, 1759, partie I, section III, chap. 1). 20
Cf. la déclaration de Laurent Fabius, Ministre des affaires étrangères du 20 août 2014, suite à l’exécution du journaliste américain James Foley : « C’est avec indignation que j’ai appris l’exécution du journaliste américain James Foley, enlevé en Syrie par l’ ‘Etat islamique’ », ou encore celle de Ban Ki-Moon, secrétaire général de l’Onu : « Nous sommes tous indignés par les informations en provenance d’Irak concernant les meurtres terribles de civils ». 21
Cf. la déclaration du Conseil français du Culte musulman exprimant sa « profonde indignation » devant la profanation au cimetière militaire de Tarascon de stèles de soldats musulmans morts au cours de la première guerre mondiale. 22
Ethique, troisième partie. 23
Cf. P.-Y. Quiviger, « L’inquiétante protection de la dignité humaine », art. cit., p. 4. 24
On peut se poser la question de savoir si une telle conception élargie de la dignité est compatible avec la conception kantienne, dans laquelle la spécificité humaine de la dignité (Würde) est mise en avant : « Or la moralité est la condition qui seule peut faire qu’un être raisonnable est une fin en soi ; car il n’est possible que par elle d’être un membre législateur dans le règne des fins. La moralité, ainsi que l’humanité, en tant qu’elle est capable de moralité, c’est donc là ce qui seul a de la dignité. » (Fondements de la métaphysique des mœurs (1785), deuxième section, trad. de Victor Delbos). 25
Yves Citton, Anne Querrien, Victor Secretan, « Bienvenue aux indignés, mutins et luttants ! », Multitudes 2011/3 (n° 46).
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à la fois du bon sens et d’une sensibilité humaniste. Selon la formule de Robert Maggiori,
l’indignation « traduit le cri de scandale que pousse la conscience devant le spectacle de
l’indignité26 » ; Michaël Foessel considère lui que l’indignation « désigne le sentiment d’une
dignité perdue et à reconquérir27 ».
On voit à travers ces formules le glissement de sens qui fait de l’indignation la
gardienne de la dignité humaine plutôt que le simple témoin d’injustice. Là où la justice reste
empêtrée dans le conventionnel, dans le nomos, la dignité pointe vers la possibilité de sortir
du cadre légal et politique existant en s’appuyant en dernière instance sur la conscience.
C’est ainsi que, se positionnant en adversaire de l’indignité, l’indignation devient une
ressource considérable pour mouvements et mobilisations dont le mot d’ordre est de
« changer le système » ou de « se révolter28 ». A travers elle s’activerait une conscience qui
se veut protectrice de la dignité – de la dignité humaine, mais aussi de la dignité animale29
ou encore de la dignité environnementale30. La dignité est alors conçue à la fois de manière
infra-politique (c’est par la conscience que l’on accède à une sensibilité à la dignité) et de
manière supra-politique (la protection de la dignité peut nécessiter le dépassement de la
loi). En revanche, le registre de l’indignation utilisé par les puissances publiques semble
renvoyer davantage à la conception hiérarchique de la dignité qu’à la conception égalitaire
et universaliste de celle-ci, dans la mesure où la référence à l’indignation permettrait aux
représentants des Etats et des organisations internationales d’exprimer une émotion
« digne » de leur rang (au sens de dignitas).
II. Aux sources de l’indignation moderne : la pitié et le dégoût
A. « Du spectateur impartial » au « spectateur indigné »
Nous devons nous interroger plus avant sur les ressorts de l’indignation dans ses
manifestations contemporaines. Si aujourd’hui l’indignation s’oppose à l’indignité, elle puise
ses racines dans l’émotion de pitié, c’est-à-dire la peine que l’on éprouve devant la
souffrance (injuste) d’autrui. A la différence de la pitié aristotélicienne, pour laquelle sont
nécessaires à la fois une concorde émotionnelle et une proximité concrète entre la personne
mue par la pitié et la personne souffrante31, la pitié moderne se réfère non pas tant à cet
26 « De l’indignation à la révolution », Libération, 10 octobre 2012. 27
« L’indignation, une passion morale à double sens », Libération, 02 août 2011. 28
Cf. Stéphane Hessel, Indignez-vous !, Montpellier, Indigène editions, 2010 ; Multitudes 2011/3 (n° 46). 29
Cf. par exemple Denis Müller et Hugues Poltier (dir.), La Dignité de l’animal. Quel statut pour les animaux à l’heure des technosciences ?, Genève, Labor et Fides, 2000 ; Cass R. Sunstein et Martha C. Nussbaum (dir.), Animal Rights : Current Debates and New Directions, Oxford University Press, 2004. 30
Erin Daly observe que « many courts have begun to recognize the intergenerational interests in ‘environmental dignity’ », Dignity Rights : Courts, Constitutions, and the Worth of the Human Person, University of Pennsylvania Press, 2012, p. 121. 31
Elles se sentent toutes deux vulnérables devant la fortune, susceptibles de souffrir aux mains de la fortune (cf. Aristote, Rhétorique, II.8).
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individu qui nous est proche qu’à un membre de l’espèce humaine ou à un être vivant32
capable de souffrance. Chez Adam Smith, comme chez Rousseau, c’est l’imagination qui
permet de ressentir de la pitié pour son semblable33. Selon Rousseau, elle « nous met à la
place du misérable plutôt qu’à celle de l’homme heureux » ; il s’agit ainsi tout d’abord de
sentir, puis de compatir avec, les souffrances d’autrui34. En revanche, la « pitié naturelle » ne
serait nullement l’apanage de l’être humain en tant que tel ; cette « répugnance innée à voir
souffrir son semblable » et qui « précède … l’usage de toute réflexion » est présente aussi
bien chez l’animal que chez l’être humain35. C’est « en nous identifiant avec l’animal
souffrant » que nous sommes capables de pitié36. Dès lors, celle-ci est tout autant
l’expression de son humanité que d’une émotivité de la vulnérabilité. Pour le dire autrement,
l’humanité tend, à partir de Rousseau, à se définir comme cette capacité de commisération
chez l’être vivant et à l’égard de l’être vivant.
Si l’imagination permet de franchir la distance qui sépare celui qui ressent la pitié de
celui qui souffre, ses effets ne sont pas pour autant spontanés ou automatiques. Rousseau
montre à quel point il est nécessaire d’entraîner l’imagination pour qu’elle puisse susciter les
sentiments de sociabilité (bonté, humanité, commisération, bienfaisance37) et non pas leurs
contraires (vanité, jalousie, haine)38. Cet entraînement vise à rendre l’expérience de la pitié
douce pour celui qui l’éprouve. En effet, la pitié moderne se présente non pas simplement
comme une concorde émotionnelle entre la personne qui souffre et celle qui ressent la
pitié ; elle traduit plutôt l’expérience simultanée d’une concorde et d’une dissonance
émotionnelle. D’une part, l’on ressent la peine de la victime – expérience de la souffrance
donc, – et, d’autre part, l’on ressent le plaisir de ne pas souffrir39. Or, ce plaisir de ne pas
souffrir est bien le plaisir d’un spectateur. La pitié est tout autant le privilège de celui ou de
celle qui échappe au mauvais sort, que le fardeau du semblable.
32
A propos de la compassion que nous pouvons éprouver à l’égard des animaux, Jacques Derrida évoque par exemple le « partage de la souffrance entre des vivants » (L’animal que donc je suis, Editions Galilée, 2006, cité par Corine Pelluchon, Eléments pour une éthique de la vulnérabilité. Les hommes, les animaux, la nature, Editions du Cerf, 2011, p. 153). 33
A ce propos, cf. C. Cordell Paris, La philosophie politique (Ellipses, 2013), p. 151 sq. 34
Cf. Adam Smith, Théorie des sentiments moraux (1759), première section, premier chapitre (« De la sympathie ») ; Rousseau, Emile, op. cit., livre IV, p. 504-505. 35
Second discours, première partie (éd. Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1969 [1755], p. 154-155). 36
Emile, op. cit., p. 505. 37
Emile, op. cit., p. 505. 38
Emile, op. cit., p. 514. 39
Rousseau écrit : « Si le premier spectacle qui frappe [un jeune homme] est un objet de tristesse, le premier retour sur lui-même est un sentiment de plaisir. En voyant de combien de maux il est exempt, il se sent plus heureux qu’il ne pensait l’être. Il partage les peines de ses semblables ; mais ce partage est volontaire et doux. Il jouit à la fois de la pitié qu’il a pour leurs maux, et du bonheur qui l’en exempte ; il se sent dans cet état de force qui nous étend au-delà de nous, et nous fait porter ailleurs l’activité superflue à notre bien-être. » (Emile, op. cit., p. 514.) Chez le poète latin Lucrèce (I
er siècle avant l’ère commune), on retrouve une description
comparable de la douceur de pas souffrir : « Il est doux, quand sur la vaste mer les vents soulèvent les flots, d’assister de la terre aux rudes épreuves d’autrui : non que la souffrance de personne nous soit un plaisir si grand ; mais voir à quels maux on échappe soi-même est chose douce. Il est doux encore de regarder les grandes batailles de la guerre, rangées parmi les plaines, sans prendre sa part du danger » (De la nature des choses, liv. II, 1-6).
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Cette ambiguïté dans l’expérience de la pitié s’aiguise au fur et à mesure que la
différence de condition s’accroît entre la personne souffrante et le spectateur. On pourrait
dire que la problématique de Rousseau ou encore de Tocqueville, consistant à pointer
l’impossibilité de la pitié entre roi et sujets, noblesse et peuple40, réapparaît sous une autre
forme à l’époque contemporaine : dans quelle mesure les peuples des pays démocratiques
et développés sont-ils capables de ressentir de la pitié à l’égard des peuples en voie de
développement et de démocratisation ? C’est la problématique posée par la « morale
humanitaire41 ». Si nous qui adoptons l’éthique de la dignité ou de l’humanité universelle
sommes des spectateurs de la souffrance injuste ou non méritée, nous devons ressentir la
pitié pour ne pas ressembler à cette noblesse restée froide et impitoyable devant les
souffrances des « basses classes » (Tocqueville nous donne l’exemple de Mme de Sévigné).
Dans le même temps, la distance, géographique ou de condition, est telle qu’il ne va pas de
soi de ressentir que l’autre est bel et bien mon semblable, malgré les nombreuses images
qui viennent aujourd’hui à l’aide de l’imagination.
Dans ce contexte, se pose avec force la question de l’ambivalence de la pitié comme
com-passion et comme expérience de l’altérité : ressentir de la pitié relève du spectateur à
l’abri. C’est l’indignation qui permettrait alors de sortir de cette tension en transformant le
spectateur en acteur. Chez le spectateur devenu acteur, il ne reste point de satisfaction liée
à sa condition d’avantage relatif ; le doux constat de la souffrance injuste laisse place à la
colère, à cette émotion éminemment politique42 parce qu’elle donne des « armes » à
l’action :
« Face au spectacle d’un malheureux souffrant au loin, que peut faire
un spectateur, condamné – au moins dans l’immédiat –, à l’inaction
mais moralement bien disposé ? Il peut s’en indigner. L’entrée dans
l’indignation passe bien par la pitié car, si l’on est sans pitié, pourquoi
faudrait-il s’indigner … . Mais dans l’indignation, la pitié est
transformée. Elle ne demeure pas désarmée et, par conséquent,
impuissante, mais se dote des armes de la colère. C’est en ce sens
que l’on peut dire qu’elle pointe vers l’action puisque la colère, qui
est, on l’a vu, une émotion d’acteur, prépare ou … simule
l’engagement dans une situation où elle pourrait s’accomplir en
actes. Quelle serait leur nature ? Bien évidemment, de l’ordre de la
violence. Mais à distance et, par conséquent, hors de tout contact
physique, cette violence est condamnée à demeurer langagière.
L’acte de parole qui la manifeste est une accusation 43. »
40
Cf. Emile, op. cit., p. 507 ; Tocqueville, De la démocratie en Amérique, tome II, partie III, chap. 1. 41 Cf. Luc Boltanski, La souffrance à distance : morale humanitaire, médias et politique, Paris, Métailié, 1993. 42
Cf. David Ost, « Politics as the Mobilization of Anger: Emotions in Movements and in Power », European Journal of Social Theory 7:2, 2004. 43
Boltanski, op. cit., p. 91.
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Ainsi, la pitié, cette émotion du « spectateur impartial », fournirait une entrée
privilégiée dans l’indignation en se transformant en colère juste et désintéressé. Tandis que
pour David Ost, il n’y a pas lieu de faire un lien nécessaire entre colère et violence – la colère
fait selon lui partie de la politique « normale » – Boltanski trouve dans la violence sourde des
ressources mobilisatrices. L’indignation permet au « spectateur » qui s’apprête à se
transformer en acteur d’identifier un « persécuteur44 » responsable de la souffrance en
question. Pour que cette identification soit perçue comme valable, le « spectateur indigné »
est tenu de « se montrer libre de tout préjugé envers le persécuteur désigné45 ». Tout en
restant impartial, le spectateur indigné montre que la cause de la souffrance subie de
manière injuste, loin d’être imputable à la « fortune », est à trouver dans un coupable à
désigner. S’ajoute alors une exigence supplémentaire qui fait de la distance non pas un
obstacle à la pitié mais une de ses conditions nécessaires : la victime ne pourra plus être un
« proche », car cela nuirait à l’objectivité du spectateur46.
B. Du dégoût primaire à l’indignation morale
Dans la mesure où, dans la pitié, notre attention est dirigée vers autrui, le dégoût
semble opérer en sens inverse. Le dégoût se présente tout d’abord sous la forme d’une
réaction de rejet de quelque chose qui me serait dangereuse ou offensante. Il me protège en
éloignant la source d’une possible contamination. Dès lors que la contamination viendrait
d’un autre être humain, le dégoût conduit à rejeter celui-ci, à vouloir s’en éloigner le plus
possible. Au lieu de me rapprocher de mon semblable donc, le dégoût a pour double effet de
me différencier d’un semblable potentiel et de me séparer de celui-ci. Or, c’est par le biais de
ce processus de différenciation et de rejet que le dégoût peut verser dans l’indignation
morale. Notre hypothèse est que le dégoût constitue bel et bien une autre entrée dans
l’indignation ; qui plus est, le passage entre le dégoût et l’indignation est analogue à celui qui
conduit de la pitié à l’indignation.
Le dégoût se définit comme « la révulsion devant la perspective d’incorporation
(orale) d’un objet offensant47 ». En effet, le « core disgust » découle du rejet de certains
aliments : il s’agit d’une « émotion liée à l’alimentation qui nous rend prudents (cautious)
par rapport à ce que nous touchons ou mettons dans la bouche, à la fois à cause de ce qu’est
l’objet et à cause de l’endroit où il était (where it has been) et ce avec quoi il était en contact
44
Boltanski, op. cit., p. 92. 45
Boltanski, op. cit., p. 93. 46
« Les contraintes qui pèsent sur l’identification du persécuteur ont donc un champ plus large puisqu’elles s’exercent également sur la sélection du malheureux lui-même, qui, s’il est proche, ne pourra pas satisfaire à l’exigence de non-concernement préalable. » (Boltanski, op. cit., p. 93.) 47
Le dégoût est la « Revulsion at the prospect of (oral) incorporation of an offensive object. The offensive objects are contaminants ; that is, if they even briefly contact an acceptable food, they tend to render that food unacceptable », P. Rozin et A. Fallon, “A perspective on disgust”, Psychological Review, 94, p. 23, cité par Jonathan Haidt et al., “Body, Psyche and Culture: The Relationship Between Disgust and Morality”, Psychology and Developing Studies 9, 1 (1997), p. 109.
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(what it has touched). Le core disgust se concentre sur des questions de nourriture, sur des
animaux et sur des produits corporels, qui sont des contaminants de la nourriture48 ». Le
dégoût semblerait ainsi s’enraciner dans notre « nature », en particulier en tant que réflexe
physiologico-émotionnel d’auto-défense que la sélection naturelle aurait favorisé.
Cependant, cette interprétation est remise en cause par l’absence de dégoût et de sensibilité
à la contamination (contamination sensitivity) chez les enfants de moins de cinq à sept ans,
chez d’autres espèces animales ou encore chez les humains « féraux »49. De la même
manière que la pitié rousseauiste, le dégoût déborde la spontanéité et se laisse largement
influencer par l’éducation ou la culture : « Les fonctions sociales du dégoût sont peut-être
plus importantes que ses fonctions biologiques50 ». Le dégoût est cette émotion par le biais
de laquelle une société ou un groupe à l’intérieur d’une société rejette ce qui est considéré
comme polluant, corrupteur, dangereux ou dégradant.
C’est à travers le dégoût « socio-moral51 » que se manifestent les fonctions sociales
de cette émotion primaire. Si le dégoût primaire a pour fonction de protéger le corps, le
dégoût socio-moral a pour fonction de protéger à la fois la dignité humaine et l’ordre
social52. Ici la dignité humaine est synonyme de supériorité de l’humain par rapport à
l’animal, en ce sens que le dégoût réagit à tout ce qui rappelle la nature animale de l’être
humain, pour l’expulser en dehors, pour le dénoncer, pour le purifier le cas échéant. Dans de
nombreuses sociétés, traditionnelles mais aussi contemporaines, le sang menstruel, le
contact avec des cadavres ou encore avec des excréments sont autant de sources de
pollution, rappelant que l’être humain partage avec l’animal sa corporéité et sa mortalité.
Dans la majorité des religions du monde (l’islam, le christianisme, le judaïsme, l’hindouisme,
le shintoïsme…), l’ablution reste une forme (symbolique) de purification destinée à rendre
l’animal humain digne d’entrer dans la présence du divin. Dans sa forme ritualisée, l’hygiène
symbolise que l’humain s’élève au-dessus de l’animal pour se rapprocher de la divinité. A
l’inverse, toute source de pollution est dégradante, c’est-à-dire indigne de la vocation la plus
élevée de l’être humain.
Le dégoût socio-moral entretient donc un lien fort avec la dignité en ce qu’il a pour
rôle de préserver l’espace public ou l’espace sacré de sources de pollution. Or, ce qui se joue
dans ce rôle de protection de la dignité, c’est non seulement la purification, mais aussi le
rejet – indigné – de toute source de contamination. La protection de l’ordre social, de
« notre » ordre social, exige que tout individu, tout groupe qui soit porteur de « pollution »,
soit rejeté en dehors, pour éloigner le risque de contagion. Dans les réactions d’indignation
impulsées par le dégoût, se déploie pour ainsi dire une théorie morale des miasmes, selon
laquelle tout contact avec la source de pollution porte le risque de contamination. Tandis
48
Haidt et al., art. cit., p. 111. 49
Haidt et al., art. cit., p. 111. 50
Haidt et al., art. cit., p. 111. 51
Haidt et al., art. cit., p. 116. 52
Haidt et al., art. cit., p. 121.
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que l’indignation compatissante accuse un persécuteur ou un coupable, l’indignation
dégoûtée stigmatise un pollueur.
Il convient de rappeler que dans le langage ordinaire, les registres discursifs de
l’indignation et du dégout coïncident, en effet, régulièrement ; certes, cette coïncidence est
saillante lorsqu’il s’agit de réagir à des injustices ou à des violences particulièrement cruelles
ou sanglantes, mais elle se manifeste aussi lorsqu’il s’agit de désigner le comportement d’un
individu ou d’un groupe que nous n’approuvons pas. L’indignation et le dégoût ont en
commun d’exprimer un rejet – moral ou viscéral, et souvent les deux – d’actes, d’individus
ou de groupes coupables de crimes ou de transgressions des normes morales ou sociales.
Dans de nombreuses langues53, le terme « dégoût » renvoie à la fois à une réaction
physiologique (nausées, vomissements) face à des substances ayant un aspect, un goût ou
une odeur désagréables, et une réaction morale face à des actes ou des comportements
considérés comme inacceptables54.
Des recherches récentes en neurologie cognitive suggèrent que la proximité entre
l’indignation et le dégoût que l’on peut observer sur le plan lexique existe aussi sur le plan
neurologique. Grâce à l’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMF), on a pu
montrer que les réactions de dégoût « pur » (core / animal-nature reminder disgust) et
d’indignation morale stimulent les mêmes régions du cerveau55. Ces résultats tendent à
confirmer l’existence d’une homologie entre dégoût primaire et indignation morale et nous
renvoient à notre question initiale : dans quelle mesure l’indignation doit-elle jouer un rôle
dans nos jugements moraux ?
III. Utilisations et effets de l’indignation et du dégoût
A. L’indignation et le dégoût comme vecteurs de l’action collective
De nombreux travaux sur les mobilisations collectives montrent à quel point
l’indignation compatissante contribue à sensibiliser des citoyens à des causes qui dépassent
les seuls intérêts privés et parfois les seuls intérêts des êtres humains, à impulser une action
collective56. Ainsi, la « défense de la cause anticorrida se distingue par de nombreux
dispositifs de sensibilisation visant à mettre à l’épreuve des réactions affectives négatives et
immédiates, telles le dégoût, l’effroi, l’indignation. En l’espèce, les supports matériels utilisés
par les militants sont conçus comme des preuves irréfutables et accablantes qui motivent un
travail de dévoilement, de divulgation d’une réalité trop souvent ignorée57 ». On peut dire
53
Par exemple : le bengali, le japonais, l’hébreu, le russe, l’allemand, l’anglais, etc. Cf. Haidt et al., art. cit. 54
Cf. l’extrait d’un entretien avec un Hopi, Haidt et al., art. cit., p. 120-121. 55
Jorge Moll et. al., Cognitive & Behavioral Neurology, 18 (1): 68-78, March 2005. 56 Cf. par exemple Christophe Traïni (dir.) Émotions… Mobilisation !, Paris, Presses de Sciences-po, 2009 ;
Florence Johsua, « ‘Nous vengerons nos pères…’, De l’usage de la colère dans les organisations politique d’extrême gauche dans les années 1968 », Politix 26, 2013. 57
Ch. Traïni, « L’opposition à la tauromachie », in Traïni (dir.), op. cit.
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que l’indignation compatissante aussi bien que le dégoût sont des vecteurs potentiels de
politisation dans la mesure où ils incitent à agir pour une cause commune. Le dégoût et la
pitié participeraient ainsi tous deux à la séquence « émotion-indignation-action »
(collective)58. Michaël Foessel distingue en ce sens entre les « petites colères du quotidien
qui isolent l’individu et le condamnent au ressentiment et à la défense de ses intérêts
privés » et l’indignation « collective », qui « permet de saisir le général dans le singulier59 ».
Est activée dans l’indignation collective une « communauté de souffrance », un « ‘pâtir
ensemble’ » qui serait la condition de l’ « ‘agir ensemble’ ». Alexandre Matheron lui
considère l’indignation comme le passage de la solitude à la « résistance collective60 ».
De même, pour Boltanski, les topiques de la dénonciation et du sentiment « sont
orientées vers l’action collective – la première en faisant de la parole un instrument de
mobilisation contre les fauteurs de malheur, la seconde un moyen de rassembler les bonnes
volontés pour une aide bienfaisante61 ». La pitié semble bien donc constituer un ressort
puissant de l’indignation collective. Tandis que la pitié assure le caractère juste de
l’indignation (on compatit avec ceux qui souffrent injustement), elle est susceptible de
verser dans une passivité indue devant l’injustice qu’elle observe. L’indignation apparaît de
ce point de vue comme un correctif, faisant basculer le spectateur de l’observation passive à
l’accusation active, à un « acte de parole » dénonciateur (Boltanski). L’indignation serait
donc le versant public d’une émotion privée.
B. … et de polarisation
Le dégoût serait en revanche plus autocentré et donc plus difficilement conciliable
avec une action collective ou des principes communs, par exemple avec des principes de
droit. Martha Nussbaum distingue entre l’indignation qui se fonde sur le constat d’un mal
(objectivement observable s’entend) et le dégoût qui concerne principalement la
contamination de soi62. Cependant, au vu de notre analyse suggérant l’existence d’une
homologie entre l’indignation et le dégoût, il convient de relativiser cette distinction.
Et dans l’indignation compatissante et dans l’indignation dégoûtée, la réaction
émotive sert à mobiliser un in-group, à désigner un out-group et à renforcer la distinction
entre les groupes. Dans cette perspective de différenciation, la référence à la dignité ou à
l’humanité s’active : les deux formes d’indignation s’érigent en gardiens de « notre »
humanité, face à la menace, venue de l’extérieur, qui pèserait sur celle-ci.
58
Cf. Sandra Fayolle, « L’Union des femmes françaises et les sentiments supposés féminins » in Traïni (dir.), op. cit. 59
« L’indignation, une passion morale à double sens », art. cit. 60
« Qu’est-ce que l’indignation ? », Multitudes, 2011/3 (n° 46), p. 24-25. 61
La souffrance à distance, op. cit., p. 189. 62 Hiding From Humanity: Disgust, Shame and the Law (Princeton UP, 2004), p. 99 sq.
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Or, de nombreuses études en psychologie sociale (Oxley et al.63 ; Inbar et al.64 ;
Marcus et. al. 65) ou encore en théorie politique (Nussbaum66) suggèrent que le dégoût est,
du moins potentiellement, une émotion antisociale. La sensibilité au dégoût lié à la
contamination serait corrélée notamment à une augmentation de l’intolérance vis-à-vis de
certains groupes (immigrants ; personnes homosexuelles) et à des attitudes belliqueuses.
Dès lors, il convient de prendre la mesure de l’ambiguïté à la fois du dégoût et de
l’indignation morale. Si ces émotions jouent un rôle positif dans la protection de l’organisme
contre des pathogènes, dans l’assimilation de normes comportementales sociales, ou encore
dans l’action politique collective, elles présentent dans le même temps des potentialités
négatives ou antisociales, sous la forme notamment de l’exacerbation de la distinction entre
in-groups et out-groups.
On peut se demander enfin si l’indignation ne constitue pas un thymos moderne, en
ce sens qu’elle incite à identifier et à défendre ce qui est à soi, face à une menace extérieure.
Tout comme le thymos antique, l’indignation et le dégoût sont des ressources considérables
en temps de guerre, et pour déshumaniser l’ennemi et pour renforcer la cohésion à
l’intérieur de la communauté politique. L’avantage qu’ils procurent ne dispense pas
cependant de s’interroger sur leur juste utilisation, car le sentiment de l’injustice n’équivaut
pas au jugement quant à la justice.
63
Douglas R. Oxley et al., « Political Attitudes Vary with Physiological Traits », Science, Sept. 19, 2008. 64
Yoel Inbar et al., « Disgust Sensitivity, Political Conservatism and Voting », Social Psychology and Personality Science, 2011. 65
G. Marcus, W. R. Neuman et M. Mackuen, Affective Intelligence and Political Judgment, University of Chicago Press, 2000. On doit noter que le dégoût est classifié à la fois dans la catégorie “Anxiété” qui regroupe : colère, peur, malaise (uneasy) (69, note 5), et dans la catégorie « Aversion » qui regroupe : aversion (loathing), ire, bother, scorn, disdain, contempt, hatred, annoyance, wrath (164). Tandis que l’anxiété relève du système de surveillance et dispose au compromis, l’aversion relève du système de dispositions et dispose à l’hostilité (cf. Michael MacKuen et al., « Civic Engagements : Resolute Partisanship or Reflective Deliberation », American Journal of Political Science, vol. 54, 2010). Il nous semble que cette double classification du dégoût fait système avec son ambivalence morale, sociale et politique. 66
Martha C. Nussbaum, Hiding From Humanity: Disgust, Shame and the Law (Princeton UP, 2004) ; From Disgust to Humanity: Sexual Orientation and Constitutional Law (Oxford UP, 2010).
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