L’événement, la liberté et le concret. Alphonse Dupront dans le contexte intellectuel du second...

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Storia della Storiografia Histoire de l’Historiographie History of Historiography Geschichte der Geschichtsschreibung Rivista internazionale · Revue internationale International Review · Internationale Zeitschrift 61 · 1/2012 Fabrizio Serra editore, Pisa · Roma

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Storia della StoriografiaHistoire de l’Historiographie

History of Historiography

Geschichte der Geschichtsschreibung

Rivista internazionale · Revue internationale

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61 · 1/2012

Fabrizio Serra editore, Pisa · Roma

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Contents

articles

Sylvio Hermann De Franceschi, L’événement, la liberté et le concret : Alphonse Du- pront dans le contexte intellectuel du second après-guerre 11

Doris S. Goldstein, The Making of Social Evolutionary History 41

Amanda Behm, Empire Divided : Seeley’s Expansion of England in Context 59

Teodoro Tagliaferri, Legitimizing Imperial Authority : Greater Britain and India in the Historical Vision of John R. Seeley 75

the significance of history for politics and culture

Ed. by Frank Ankersmit

Frank Ankersmit, Introduction 95

Jürgen Kocka, Learning from History and the Recent Crisis of Capitalism 103

Richard T. Vann, History, Evolution, and ‘Human Nature’ 111

Hayden White, Politics, History, and the Practical Past 127

Nancy Partner, Our History/Your Myths : Narrative and National Identity 135

Call for Papers 153

Notes on Contributors 155

Storia della Storiografia, 61 · 1/2012

L’événement, la liberté et le concret : Alphonse Dupront dans le contexte intellectuel du second après-guerre

Sylvio Hermann De Franceschi

Abstract

Among the most important French historians of the twentieth century, Alphonse Dupront (1905-1990) is, without any doubt, one of the most singular. While the French historiography strongly rejected – under the influence of Lucien Febvre’s and Marc Bloch’s methodologi-cal assumptions – the theoretical principles defended by the positivistic historians, Dupront, mostly influenced by Charles Péguy and the philosopher Henri Bergson, tried to rehabilitate the event in a form of historical writing which wasn’t positivistic but took also a different way from the Annales School. The present essay aims at showing how Dupront’s works took place in a philosophical context illustrated by Raymond Aron, Jean-Paul Sartre et Maurice Merleau-Ponty, whose methodological positions emphasized the contingence of event.

Très peu d’œuvres historiographiques peuvent se targuer de dérouter leurs contemporains et de provoquer incompréhensions et perplexités comme l’a

fait, et le fait toujours, celle d’Alphonse Dupront (1905-1990). 1 Entré à l’École nor-male supérieure en 1925, en même temps qu’Henri-Irénée Marrou (1904-1977) – avec qui se noue alors une indéfectible amitié 2 –, un an après les philosophes Raymond

1 Sur Alphonse Dupront, voir L’Europe et son histoire. La vision d’Alphonse Dupront, Journées d’études organi-sées par la Société des Amis d’Alphonse Dupront avec le concours du Centre Robert Schuman de l’Institut universitaire européen (Florence, 26-28 septembre 1996), dir. Fr. Crouzet et Fr. Furet, préf. P. Chaunu (Paris : Presses Univer-sitaires de France, 1998), et Présence d’Alphonse Dupront, Le Débat, 99 (1998) : 33-92, en particulier D. Julia, “L’historien et le pouvoir des clé”, 34-52, É. Broglin, “Le désir et l’orde”, 53-66, et D. Crouzet, “L’étrange génie du Mythe de croisade”, 85-92. Voir aussi D. Iogna-Prat, “Alphonse Dupront ou la poétisation de l’His-toire”, Revue historique, ccc/4 (1998) : 887-910, D. Julia, “Une marche à la transfiguration. À propos de la publication du Mythe de croisade d’Alphonse Dupront”, Revue Mabillon, n. s., 9, t. LXX (1998) : 271-280, M. Venard, “Alphonse Dupront et Charles Péguy”, L’Amitié Charles Péguy, 95 (2001) : 416-429, D. Julia et Ph. Boutry, “Introduction”, dans A. Dupront, Genèses des Temps modernes. Rome, les Réformes et le Nouveau Monde, éd. D. Julia et Ph. Boutry (Paris : Hautes Études-Gallimard-Le Seuil, 2001), 7-45, É. Broglin, “Un homme de pont”, dans A. Dupront, La chaîne vive. L’Université, école d’humanisme (Paris : Presses de l’Université de Pa-ris-Sorbonne, 2003), 123-176, Fr. Dosse, “Un franc-tireur : Alphonse Dupront”, dans Ch. Delacroix, Fr. Dosse et P. Garcia, Les courants historiques en France, XIXe-XXe siècle (Paris : Gallimard, 2007), 468-471, R. Sauzet, “Alphonse Dupront, historien de la religion”, Revue d’histoire de l’Église de France, 229 (2006) : 482-487, J.-L. Quantin, “Alphonse Dupront et l’histoire de la Contre-Réforme”, Revue d’histoire de l’Église de France, 229 (2006) : 477-482, et B. Neveu, “D’ascèse et de grâce. Alphonse Dupront et la recherche historique”, Rivista di Storia e Letteratura Religiosa, XLIV/1 (2008) : 122-129. On se permet de renvoyer également à S. Hermann De Franceschi, “L’irruption de l’événement dans le temps de l’Histoire. Rythmique événementielle et longue durée selon Alphonse Dupront (1905-1990)”, Revue historique, cccxiii/3 (2011) : 611-636.

2 Sur Marrou et les débats historiographiques de son temps, voir P. Riché, Henri-Irénée Marrou, historien engagé, préf. R. Rémond (Paris : Cerf, 2003). Consulter ensuite J. Grondeux, “Henri-Irénée Marrou et Ray-mond Aron face à la connaissance historique”, De Renan à Marrou. L’histoire du christianisme et les progrès de la méthode historique (1863-1968), éd. Y.-M. Hilaire (Villeneuve d’Ascq : Presses Universitaires du Septentrion, 1999), 173-196, J. Grondeux, “Marrou et Péguy face à la connaissance historique”, L’Amitié Charles Péguy, 100 (2002) : 423-436, et Que reste-t-il de l’éducation classique ? Relire le “Marrou”, Histoire de l’éducation dans l’Anti-quité, éd. J.-M. Pailler et P. Payen (Toulouse : Presses Universitaires du Mirail, 2004), en particulier D. Julia, “Passé/présent : l’Histoire de l’éducation dans l’Antiquité, ou la lecture d’un témoin du XXe siècle”, 21-31.

12 sylvio hermann de franceschi

Aron (1905-1983) et Jean-Paul Sartre (1905-1980) et un an avant Maurice Merleau-Pon-ty (1908-1961), Dupront commence par entreprendre une licence de philosophie en Sorbonne, obtenue en 1926, avant de se réorienter et d’être brillamment reçu major au concours de l’agrégation d’histoire en 1929. Membre de l’École française de Rome de 1930 à 1932 en compagnie de Marrou, il est ensuite nommé directeur de l’Institut français de Bucarest, 3 fonction qu’il assume jusqu’en 1941 avant de rentrer en France pour être chargé de conférences à la Faculté des lettres de l’Université de Montpel-lier, puis maître de conférences à partir de 1945. Commence la longue gestation du monumental doctorat d’État sur Le mythe de croisade, finalement soutenu le 17 mars 1956 en Sorbonne – assez tardivement du reste : à titre de comparaison, les soutenan-ces de Marrou, d’Aron et de Merleau-Ponty ont eu lieu respectivement le 12 février 1937, le 26 mars 1938 et le 2 juillet 1945 ; quant à Sartre, il y avait longtemps que l’idée de rédiger une thèse n’entrait plus dans ses préoccupations, si tant est qu’elle y fût jamais entrée. Élu professeur d’histoire moderne à la Sorbonne dès 1956 – Marrou y occupait la chaire d’histoire ancienne du christianisme depuis 1945 et Aron, celle de sociologie depuis 1955 –, Dupront est nommé, en même temps d’ailleurs qu’Aron, directeur d’études à la VIe Section de l’École Pratique des Hautes Études par décret du 20 juillet 1960 sur une chaire qui s’intitule “Psychologie collective et histoire de la civilisation européenne”. Double ancrage institutionnel qui lui confère à la fois une prestigieuse reconnaissance universitaire et le précieux adoubement de l’École des Annales. Ami proche de Marrou, Dupront a aussi longuement fréquenté Aron – leurs cours de Sorbonne se succédaient dans le même amphithéâtre, et leurs bureaux étaient contigus dans les locaux de l’École Pratique des Hautes Études rue de Tour-non –, même s’il semble que leurs relations personnelles ne soient pas allées plus loin qu’une cordiale camaraderie.

Si différentes que soient leurs œuvres, les trois hommes ont eu en commun le souci de frayer à la pratique historienne une voie méthodologique qui, sans être contraire aux impératifs récemment proclamés par Lucien Febvre (1878-1956), Marc Bloch (1886-1944), Fernand Braudel (1902-1985) et leurs élèves, ne s’en distinguait pas moins radicalement par le refus partagé de renoncer à une histoire de nature événe-mentielle 4 – le point est évident chez Dupront et Aron, moins clair chez Marrou – et de méconnaître la validité que la subjectivité de l’historien confère à ses analyses. Si Marrou et Dupront ont forgé leurs conceptions historiographiques à l’école d’Henri Bergson (1859-1941) et plus encore de Charles Péguy (1873-1914), 5 ce qui ne semble pas

3 Sur l’Institut français de Bucarest à l’époque de Dupront, voir A. Godin, Une passion roumaine. Histoire de l’Institut français de hautes études en Roumanie, 1924-1948 (Paris : L’Harmattan, 1998). Consulter aussi A. Go-din, “La correspondance d’Alphonse Dupront et de Jean Marx (9 avril 1932-9 mars 1940)”, Mélanges de l’École française de Rome. Italie et Méditerranée [MEFRIM], cvii/1 (1995) : 207-411.

4 Pour une présentation de la querelle française sur l’histoire événementielle, voir J. Koock, “Histoire et événement. De la controverse méthodique au débat théorique”, MEFRIM, civ/1 (1992) : 37-48, G. Noiriel, Qu’est-ce que l’histoire contemporaine ? (Paris : Hachette, 1998), “Un moment fondateur : l’histoire événemen-tielle”, 31-64, et plus récemment Fr. Dosse, Renaissance de l’événement. Un défi pour l’historien : entre sphinx et phénix (Paris : Presses Universitaires de France, 2010).

5 Sur l’influence de Bergson, consulter Le moment 1900 en philosophie, dir. Fr. Worms (Villeneuve d’Ascq : Presses Universitaires du Septentrion, 2004), Fr. Worms, Bergson ou les deux sens de la vie (Paris : Presses Universitaires de France, 2004), “D’un moment philosophique à l’autre”, 21-28, et Fr. Worms, La philoso-phie en France au XXe siècle. Moments (Paris : Gallimard, 2009), “Le moment 1900 en philosophie : l’esprit”, 21-199. Sur l’essor et le dépérissement du bergsonisme, voir Fr. Azouvi, La gloire de Bergson. Essai sur le

alphonse dupront dans le second après-guerre 13

être le cas d’Aron, tous trois ont reconnu une dette explicite à l’égard du philosophe et sociologue allemand Wilhelm Dilthey (1833-1911). Adversaire du scientisme et de l’objectivisme positivistes, Dilthey avait insisté dans ses Ideen über eine beschreibende und zergliedernde Psychologie (1894) – selon une perspective herméneutique qui remon-tait aux positions défendues par l’historien Johann Gustav Droysen (1808-1884) – sur la nécessité de renoncer à expliquer, erklären, les phénomènes historiques par des lois pour tenter plutôt de comprendre, verstehen, la réalité humaine en adoptant une approche descriptive. 6 Diffusées en France durant l’entre-deux-guerres, notamment par l’intermédiaire du philosophe Bernard Groethuysen (1880-1946) – lui-même an-cien élève de Dilthey –, qui en livre successivement deux présentations synthétiques, 7 et de Raymond Aron, qui leur consacre des pages décisives dans ses deux thèses de doctorat, l’Essai sur la théorie de l’histoire dans l’Allemagne contemporaine (1938) et l’In-troduction à la philosophie de l’histoire (1938), 8 les thèses diltheyennes restent présentes au lendemain de la seconde guerre mondiale grâce à la publication, somme toute tardive, de traductions, celle de la fameuse Einleitung in die Geisteswissenschaften (1883) en 1942 et celle de l’ouvrage posthume intitulé Weltanschauungslehre : Abhandlungen zur Philosophie der Philosophie (1931) en 1946, à quoi vient s’ajouter en 1947 Le monde de l’esprit, un recueil où sont traduits les principaux articles du savant allemand. 9 À Dilthey, Marrou et Dupront devaient rendre respectueux hommage, le premier dès Tristesse de l’historien, 10 un article qu’il publie sous le pseudonyme d’Henri Davenson dans la livraison de la revue Esprit du 1er avril 1939, et le second dans Histoire et paix, 11 un texte qu’il fait paraître en 1951 dans la Revue historique et qui est d’autant plus capi-tal qu’il est le premier article publié par Dupront – alors à mi-parcours de la rédaction du Mythe de croisade – depuis 1946. Chez Dilthey, dont l’Introduction à la philosophie de l’histoire de Raymond Aron, qu’ils citaient chacun avec éloge, leur avait explicité les

magistère philosophique (Paris : Gallimard, 2007). Sur la contribution bergsonienne au débat historiographi-que, la meilleure présentation est celle d’E. Castelli Gattinara, Les inquiétudes de la raison. Épistémologie et histoire en France dans l’entre-deux-guerres (Paris : Vrin-Éditions de l’EHESS, 1998), “Bergson et l’ouverture virtuelle du passé”, 271-306. Sur Péguy et Bergson, voir A. E. Pilkington, Bergson and his Influence. A Reas-sessment (Cambridge-Londres-New York : Cambridge University Press, 2010), “Charles Péguy”, p. 27-98. Sur les conceptions historiographiques de Péguy, voir R. Rioux et P. Viallaneix, “Belle Époque : Clio nor-malienne”, École normale supérieure : le livre du bicentenaire, dir. J.-Fr. Sirinelli (Paris : Presses Universitaires de France, 1994), 293-306, et surtout Fr. Bédarida, “Histoire et mémoire chez Péguy”, Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 73 (2002) : 101-110.

6 W. Dilthey, Le monde de l’esprit, trad. française, 2 vol. (Paris : Aubier, 1947), “Idées concernant une psy-chologie descriptive et analytique”, t. Ier, 145-245.

7 B. Groethuysen, “Dilthey et son école”, dans Ch. Andler, V. Basch, J. Benrubi, C. Bouglé, V. Delbos, G. Dwelshauvers, B. Groethuysen et H. Norero, La philosophie allemande au XIXe siècle (Paris : Alcan, 1912), 1-23, et B. Groethuysen, Introduction à la pensée philosophique allemande depuis Nietzsche (Paris : Stock, 1926), “Dilthey”, 44-66. Sur la place de Groethuysen dans le champ philosophique de l’entre-deux-guerres, voir L. Pinto, Les neveux de Zarathoustra. La réception de Nietzsche en France (Paris : Le Seuil, 1995), 83-84.

8 R. Aron, Essai sur la théorie de l’histoire dans l’Allemagne contemporaine. La philosophie critique de l’histoire (Paris : Vrin, 1938), et R. Aron, Introduction à la philosophie de l’histoire. Essai sur les limites de l’objectivité histo-rique (Paris : Gallimard, 1938).

9 W. Dilthey, Introduction à l’étude des sciences humaines. Essai sur le fondement qu’on pourrait donner à l’étude de la société et de l’histoire, trad. française (Paris : Presses Universitaires de France, 1942), et W. Dilthey, Théorie des conceptions du monde. Essai d’une philosophie de la philosophie, trad. française (Paris : Presses Uni-versitaires de France, 1946).

10 [H.-I. Marrou], “Tristesse de l’historien”, Esprit, VII/79 (1er avril 1939) : 11-47.11 A. Dupront, “Histoire et paix”, Revue historique, CCVI/1 (1951) : 29-66.

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conceptions, les deux historiens avaient apparemment trouvé un puissant renfort de leur hostilité au positivisme.

Les thèses diltheyennes venaient à point conforter une posture antipositiviste qui s’était nourrie, pour Dupront et Marrou, des positions naguère assumées par Charles Péguy. Dans sa Clio, ou Dialogue de l’histoire et de l’âme païenne, rédigée entre 1912 et 1913, et finalement publiée à titre posthume en 1917, Péguy avait souligné, en dévelop-pant sur un plan historique les enseignements de la philosophie d’Henri Bergson, la nécessité d’appréhender selon une dynamique de durée un processus événementiel que les positivistes s’obstinaient à n’envisager que sous la forme d’une succession d’instantanés :

C’est le sort commun de tout le temporel, de l’œuvre même, en ce qu’elle est temporelle. Elle obtiendra toujours, bon gré, mal gré, uolens nolens, un accomplissement perpétuel, un achè-vement, un couronnement perpétuellement éternel, perpétuellement incomplet lui-même, perpétuellement inachevé, que peut-être, que sans doute elle ne demandait pas. 12

En d’autres termes, les adeptes du positivisme historique méconnaissaient coupa-blement la vie de l’événement après sa clôture factuelle, sa destinée temporelle, sa résonnance jamais éteinte, soit la qualité d’irréversible qu’il conférait au cours de l’histoire :

D’un mot, il y a le vieillissement. Ces malheureux supposent, mon ami, leur système suppose que le temps serait uniquement un temps pur, un temps géométrique, un temps spatial, une ligne absolue, infinie […], un temps imaginaire, arbitraire, imité de l’espace, fait comme un espace, fait à l’image et à la ressemblance de l’espace, un temps fait, factice, arbitraire, trop bien fait, une pure ligne pure, parfaitement continue, parfaitement homogène, au long de laquelle, comme au long d’un espalier temporellement infini, un progrès perpétuellement croissant s’inscrirait en une courbe perpétuellement montante. 13

La référence aux analyses que Bergson avait magistralement délivrées dans Matière et mémoire (1896) était explicite et, du reste, Péguy ne la dissimulait pas, critiquant violemment “le temps de la caisse d’épargne et des grands établissements de crédit” qui sous-tendait l’approche positiviste de l’événement. 14 Le propos était particuliè-rement cinglant :

Mais moi je sais qu’il y a un tout autre temps, que l’événement, que la réalité, que l’organique suit un tout autre temps, suit une durée, un rythme de durée, constitue une durée, réelle, est constitué par une durée, réelle, qu’il faut bien nommer la durée bergsonienne, puisque c’est lui qui a découvert ce nouveau monde, ce monde éternel. 15

La charge dynamique d’un événement ne cesse de s’épuiser au cours du temps, mais elle ne s’anéantit jamais, elle continue à se diffuser, à se propager, à rayonner ; d’où le besoin d’une analyse qui soit finalement plus de remémoration que d’histoire : “Le vieillissement est essentiellement une opération de mémoire […]. Or c’est la mémoi-re qui fait toute la profondeur de l’homme”. 16 L’histoire positiviste, pour reprendre une image de Péguy, reste irrémédiablement parallèle à l’événement, tandis que la

12 Ch. Péguy, Œuvres en prose, 1909-1914, éd. M. Péguy (Paris : Gallimard, 1957), Clio. Dialogue de l’histoire et de l’âme païenne, 105. 13 Péguy, Clio, 128. 14 Péguy, Clio, 128.

15 Péguy, Clio, 129. 16 Péguy, Clio, 268.

alphonse dupront dans le second après-guerre 15

mémoire lui est “centrale et axiale”. 17 Bergsonisme accommodé à une approche his-toriographique et dont on trouve trace chez Dupront et Marrou, et comme un écho involontaire chez Raymond Aron, même s’il est peu probable que le philosophe ait été imbu des interprétations péguystes.

L’influence historiographique des analyses aroniennes n’a jamais été vraiment élu-cidée. Il est incontestable que la thèse d’État de Raymond Aron a souffert d’avoir été soutenue à la veille de la seconde guerre mondiale : les débats épistémologiques aux-quels elle se référait n’étaient plus d’actualité après 1945. Pourtant, Marrou y renvoie très régulièrement, et Dupront la mentionne significativement dans Histoire et paix. Outre le fait d’être normaliens, et de deux promotions immédiatement successives, les trois hommes partagent une évidente fascination pour le monde contemporain ; ils ont en commun de suivre anxieusement les événements qui se déroulent sous leurs yeux ; ils ont chacun circulé en Europe et séjourné longuement à l’étranger, Marrou à Rome de 1930 à 1932, Dupront à Rome de 1930 à 1932 et à Bucarest de 1932 à 1941, et Aron à Cologne en 1930-1931 et à Berlin de 1931 à 1933. Des trois, Marrou est celui qui a fait la carrière la plus rapide : il est le seul à n’avoir pas occupé d’autres fonctions qu’universitaires. Pour sa part, Dupront a dirigé l’Institut français de hautes études en Roumanie pendant près d’une décennie ; quant à Aron, son activité journalistique, tôt commencée, est trop connue pour qu’on s’y attarde. 18 Les trois hommes avaient une quinzaine d’années à l’armistice de 1918 ; ils atteignent la quarantaine quand la seconde guerre mondiale s’achève. Aucun n’a combattu, mais ils ont tous trois ma-nifesté indiscutable patriotisme dans l’épreuve. Existences marquées, comme tant d’autres, d’un gigantisme événementiel sans précédent. Quand il est à Rome, Mar-rou voit avec inquiétude le fascisme consolider son emprise sur la société italienne. À Berlin en janvier 1933, Aron est le spectateur de la prise du pouvoir par Hitler – dans ses Mémoires (1983), il note sobrement :

Ce qui me frappa le plus, pendant les premières semaines du régime, c’est le caractère pres-que invisible des grands événements de l’histoire. Des millions de Berlinois ne virent rien de nouveau. Un seul signe ou symbole : en trois jours, les uniformes bruns pullulèrent dans les rues de la capitale. 19

De son côté, Dupront assiste aux journées insurrectionnelles de Bucarest en janvier 1941. Des événements, ils en ont vu et subi, des plus tragiques, assurément, et aussi des moins prévisibles.

De là, sans doute, une indéniable parenté intellectuelle qui se manifeste par une même et singulière sensibilité – partagée, du reste, avec Jean-Paul Sartre et Maurice

17 Péguy, Clio, 270.18 Pour une biographie de Raymond Aron, voir la somme de R. Colquhoun, Raymond Aron, 2 vol. (Lon-

dres : Sage, 1986), t. Ier, The Philosopher in History, 1905-1955, et t. II, The Sociologist in Society, 1955-1983, et N. Baverez, Raymond Aron : un moraliste au temps des idéologies (Paris : Flammarion, 1993). Pour une présentation générale des thèses historiographiques d’Aron, voir S. Mesure, Raymond Aron et la raison historique (Paris : Vrin, 1984). Consulter aussi Raymond Aron, philosophe dans l’histoire : armer la sagesse. Actes des colloques scien-tifiques Raymond Aron : genèse et actualité d’une pensée politique, École normale supérieure, Paris, 25-26 no-vembre 2005, et Raymond Aron et l’histoire, École des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris, 7-8 décembre 2005, dir. S. Audier, M.-O. Baruch et P. Simon-Nahum (Paris : Éditions de Fallois, 2008).

19 R. Aron, Mémoires. Édition intégrale inédite, préf. N. Baverez, avant-propos T. Todorov (Paris : Robert Laffont, 2010), 111.

16 sylvio hermann de franceschi

Merleau-Ponty 20 – au déroulement du flux historique et la commune conviction que l’écriture de l’histoire doit désormais rompre délibérément avec les prétentions ob-jectivistes du positivisme. Dans Tristesse de l’historien, Marrou livrait d’enthousiastes impressions de sa lecture de l’Introduction à la philosophie de l’histoire d’Aron – l’ouvra-ge se voyait confier la lourde tâche de détrôner la vénérable Introduction aux études historiques (1898) des médiévistes Charles Seignobos (1854-1942) et Charles-Victor Lan-glois (1863-1929), stigmatisée pour inconséquence puérile : “Ce recueil de recettes de basse cuisine est à l’histoire véritable ce que le petit Manuel pratique des Indulgences est à la véritable piété chrétienne”. 21 Du grand livre d’Aron, Marrou ne niait pas la diffi-culté, ni même la pesante aridité. Il n’en considérait pas moins qu’il était sans doute le plus roboratif antidote aux excès d’assurance d’une école méthodique périmée :

Le positivisme n’a jamais beaucoup prétendu se fonder en raison ; il n’attendait d’autre jus-tification que celle toute pragmatique du succès : or qui d’entre vous doute ici de son échec ? Au bout d’un siècle d’efforts, il faut bien constater qu’on n’a pas réussi à édifier une science objective, contraignante, de l’histoire ; il n’existe pas une science historique, mais une série de points de vue divergents et irréductibles sur le passé. 22

Depuis la fin du XIXe siècle, le métier d’historien avait connu des progrès indiscuta-bles, mais, poursuivait Marrou impitoyable, seule la documentation avait progressé, non pas la science historique. Aron avait eu le grand mérite de proclamer la fin du règne de l’objectivisme en histoire :

La pratique du travail historique vous montrera qu’il n’y a pas en histoire de vérité objective, sinon à l’intérieur d’une certaine école, ou d’un clan, où tous acceptent tacitement les postu-lats qui la fondent : retenez le mot d’Aron sur la vérité valable pour tous ceux qui veulent cette vérité. 23

À la suite de son ancien condisciple normalien, Marrou soulignait le fait que la réa-lité historique, parce qu’elle était humaine, demeurait irrémédiablement équivoque et inépuisable – sa connaissance, comme la connaissance de soi ou d’autrui, n’était qu’un cas particulier de la connaissance de l’homme : “Elle participe à son incertitude – à sa liberté essentielle”. 24 Au positivisme objectiviste, Aron avait opposé une théo-rie de la raison historique qui aboutissait finalement à une implacable “dissolution de l’objet”. 25 Aussitôt, Marrou d’ajouter : “Sachons gré à Raymond Aron d’avoir si nettement dégagé le personnalisme fondamental de la connaissance historique”. 26 Proche du philosophe Emmanuel Mounier (1905-1950), qui avait fondé la revue Esprit en 1932 pour assurer notamment la diffusion de ses positions personnalistes, Marrou avait apparemment trouvé dans la thèse d’Aron de quoi allier étroitement ses prin-cipes historiographiques antipositivistes avec ses convictions philosophiques et reli-gieuses. D’inspiration diltheyenne, le subjectivisme aronien devait faire école, quel que fût, d’ailleurs, le champ dans lequel se plaçait l’historien :

20 Sur la question de l’histoire dans les écrits philosophiques de Merleau-Ponty, voir D. Belot, “Un tableau de l’histoire humaine : Merleau-Ponty au-delà de Bergson”, Archives de philosophie, LXIX/1 (2006) : 79-100, et N. Piqué, “Maurice Merleau-Ponty et l’histoire sauvage”, Rue Descartes, 70 (2010) : 74-87.

21 [Marrou], “Tristesse de l’historien”, 17. 22 [Marrou], “Tristesse de l’historien”, 19.23 [Marrou], “Tristesse de l’historien”, 21. 24 [Marrou], “Tristesse de l’historien”, 21.25 [Marrou], “Tristesse de l’historien”, 21. 26 [Marrou], “Tristesse de l’historien”, 21.

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Cette subjectivité fondamentale n’est pas moins réelle pour tous les autres aspects de l’histoire, à commencer par l’histoire politique. Là aussi le passé répond en fonction de la manière dont nous l’interrogeons avec notre âme façonnée par les mœurs et les idées d’aujourd’hui. 27

Pour Marrou – et la conclusion est une critique cinglante des prétentions positivistes –, la précision s’accroît généralement en histoire aux dépens de la certitude. D’où la formulation abrupte d’un principe qui devait naturellement heurter les disciples de Charles Seignobos : “La vérité historique repose sur un acte de foi et c’est pourquoi la vérité historique n’est valable que pour ceux qui veulent cette vérité : l’acte de foi est un acte libre”. 28 Le personnalisme de Marrou éclatait à travers les réflexions que sa lecture de l’Introduction à la philosophie de l’histoire d’Aron lui inspirait, et l’on com-prend comment le culte rendu à Péguy a pu le rapprocher de Mounier – qui avait pu-blié en 1931 La pensée de Charles Péguy – et le préparer, assez paradoxalement du reste, à accepter les théories aroniennes :

L’homme est dans l’histoire, l’homme est un être historique, mais l’homme est une histoire, et cette histoire est libre, parce qu’elle n’est pas écrite d’avance, – imprévisible, comme l’homme pour lui-même. Le travail de l’historien vient tout naturellement se placer dans cette pers-pective strictement personnaliste […]. La reprise consciente du passé n’est qu’un aspect de la dialectique de notre connaissance de l’homme, indissolublement liée aux démarches les plus essentielles de la vie. 29

À ses lecteurs, Marrou proposait en définitive une démarche historiographique qui était d’un ordre imprescriptiblement philosophique et existentiel – le terme revient fréquemment chez Marrou, avant même que Sartre ne l’impose sur la scène intellec-tuelle après 1945 :

L’exigence métaphysique peut seule arracher à la fois l’histoire à sa vanité et l’historien à son abrutissement. Réintroduire la philosophie, c’est ramener avec elle la vie, l’existentiel, pour tout dire l’humain. Dans la mesure où il n’était pas vain, l’effort pour objectiver l’histoire n’aboutissait qu’à la déshumaniser. 30

À chaque époque, affirme Marrou, son passé. Par la conscience que ses interpréta-tions sont étroitement tributaires de sa propre situation historique, l’historien rede-vient enfin capable de penser librement :

Dès lors l’histoire est libre : l’héritage du passé se recompose pour chacun de nous en fonction de sa philosophie présente, – de l’image qu’il se donne de son avenir. Une telle conception, en même temps qu’elle libère l’homme de l’histoire […] redonne aussi à l’historien le moyen d’être lui-même, le droit de réaliser l’autonomie de sa vocation. 31

Pour Marrou, la connaissance historique avait pour mission de libérer l’homme du mensonge d’un fatalisme désespérant et de rendre les événements à leur naïve contingence.

Position qui était si proche du discours aronien qu’elle semblait en procéder di-rectement. L’Introduction à la philosophie de l’histoire s’était en effet vigoureusement emportée contre “l’illusion rétrospective de fatalité” :

27 [Marrou], “Tristesse de l’historien”, 22. 28 [Marrou], “Tristesse de l’historien”, 37. 29 [Marrou], “Tristesse de l’historien”, 41. 30 [Marrou], “Tristesse de l’historien”, 40. 31 [Marrou], “Tristesse de l’historien”, 42.

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Après coup, on discerne aisément, dans le préromantisme, les origines du romantisme, on se console en pensant que l’occasion perdue n’existait pas, que la décision humaine se se-rait heurtée à la tyrannie des choses. Image de la continuité, image de la nécessité naissent spontanément de la perspective historique, parce que nous partons de la fin, parce que nous savons ce qui a été, mais non ce qui aurait pu être, nous développons le futur, aujourd’hui passé, des événements et des décisions, et nous sommes tentés de méconnaître la complexité contradictoire du réel. 32

Pour être implicite, la référence à Bergson – cité seulement trois fois dans le livre – n’en était pas moins évidente. Dans La pensée et le mouvant (1934), le philosophe avait dénoncé sans équivoque, lorsqu’il s’agissait d’apprécier les hommes et les évé-nements, la croyance “à la valeur rétrospective du jugement vrai” :

Par le seul fait de s’accomplir, la réalité projette derrière elle son ombre dans le passé indéfini-ment lointain ; elle paraît ainsi avoir préexisté, sous forme de possible, à sa propre réalisation. De là une erreur qui vicie notre conception du passé. 33

Le péché irrémédiable d’un positivisme mal conçu consistait dans l’acceptation sou-mise d’un mouvement rétrograde et déformant de la vérité historique. Bergson pre-nait l’exemple éclairant des interprétations littéraires qui rattachaient le romantisme du XIXe siècle à ce que l’on pouvait trouver de romantique chez les classiques :

Mais l’aspect romantique du classicisme ne s’est dégagé que par l’effet rétroactif du roman-tisme une fois apparu. S’il n’y avait pas eu un Rousseau, un Chateaubriand, un Vigny, un Vic-tor Hugo, non seulement on n’aurait jamais aperçu, mais encore il n’y aurait réellement pas eu de romantisme chez les classiques d’autrefois […]. Le romantisme a opéré rétroactivement sur le classicisme […]. Rétroactivement il a créé sa propre préfiguration dans le passé, et une explication de lui-même par ses antécédents. 34

En d’autres termes, un recours simpliste au positivisme conduisait inévitablement à se faire l’apôtre d’un déterminisme déresponsabilisant – l’histoire n’était alors plus que continuité d’esclavagisme selon Aron, qui montrait que de rejeter au contraire le joug des principes positivistes était œuvre de libération et de responsabilité hu-maine :

Le positiviste, en toute naïveté, croit l’avenir imprévisible et le passé fatal. Mais le passé de l’historien a été le futur des personnages historiques. Si le futur porte la marque d’une impré-visibilité essentielle, l’explication doit respecter la nature de l’événement. 35

Il fallait se déprendre du réflexe maniaque de chercher sans cesse des causes, qu’elles fussent profondes ou immédiates : à mettre partout et en tout de la causalité, on ne faisait plus que nier la liberté de l’homme.

Les mises en garde aroniennes débouchaient sur des prescriptions historiographi-ques qui réclamaient de l’historien le souci d’une contingence que le positivisme s’était acharné à méconnaître et même à détruire très méthodiquement. Suivant fidè-lement Aron, Marrou tenait que l’histoire devait constamment rester ouverte :

32 R. Aron, Introduction à la philosophie de l’histoire, éd. S. Mesure (Paris : Gallimard, 1986), 230.33 H. Bergson, Œuvres. Édition du centenaire, éd. H. Gouhier et A. Robinet (Paris : Presses Universitaires

de France, 1959), La pensée et le mouvant, 1264. 34 Bergson, La pensée et le mouvant, 1265.35 Aron, Introduction à la philosophie de l’histoire, 230.

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Le véritable historien est celui qui se fait le contemporain des événements qu’il raconte, qui retrouve l’incertitude fondamentale, si vivement ressentie par l’homme d’action, qui était la leur quand ils étaient encore un futur en train de devenir. 36

Pour être rigoureusement véridique, la connaissance historique devait être le fait d’une conscience libérée du poids d’un déterminisme positiviste étouffant et malfai-sant et qui, librement désormais, dialoguait avec l’autre selon une approche authen-tiquement herméneutique :

L’histoire peut être contemplative sans cesser d’être existentielle. L’histoire, disions-nous, n’est qu’un aspect, une partie, – et un moyen, de notre connaissance de l’homme. Elle est donc d’abord rencontre avec des hommes, rencontre d’autrui. 37

Sans être hostile à l’École des Annales, dont il a toujours reconnu le rôle salutaire dans l’évolution de la science historique en France, Marrou maintenait la nécessité de pratiquer une histoire événementielle, et il ne voyait pas en quoi la quête de “cau-ses profondes” fût une véritable rupture avec la causalité des positivistes – en quoi il rejoignait les conclusions de Raymond Aron. La voie ouverte par les deux auteurs n’a pas été majoritairement suivie ; il reste que l’écho de leurs recommandations s’est inscrit dans un contexte intellectuel dont il s’est avidement nourri et dont il a été, à plusieurs égards, expression étonnamment sensible.

I. Concret et contingence dans l’histoire événementielle

Les réflexions aroniennes, pour qui acceptait de reconnaître leur pertinence, concluaient à leur manière plusieurs décennies de combat contre le réductionnisme positiviste, et il est du reste possible que l’ouvrage d’Aron ait été plus tributaire de la philosophie bergsonienne que son auteur ne l’a expressément reconnu. On sait, d’ailleurs, que Bergson a très élogieusement répondu à l’envoi respectueux d’un exemplaire de l’Introduction à la philosophie de l’histoire – dans une lettre à Aron, l’auteur de L’Évolution créatrice évoquait la nécessité dans laquelle il se trouvait de faire une seconde lecture du livre tant son contenu lui avait paru difficile, mais d’une richesse absolument incontestable : “Je prendrai pour points de repères celles de vos idées qui me paraîtront les plus conciliables avec ce que je pense moi-même, en particulier la considération des effets du découpage et de la rétrospection”. 38 Avec lucidité sympathique, Bernard Groethuysen relevait pour sa part, dans la livraison du 1er octobre 1939 de la Nouvelle revue française, 39 que l’ouvrage pouvait être consi-déré comme l’expression caractéristique du sentiment pathétique d’une généra-tion :

Raymond Aron voudrait arracher à l’Histoire son secret […]. C’est le pourquoi d’une géné-ration qui cherche à comprendre son destin ou plutôt à vaincre son destin en le comprenant. Les livres d’Aron représentent le pathos de la nouvelle génération. Il y a quelque chose qui se passe et nous ne savons pas quoi. Et que va-t-il se passer ? […] Aron est lié au temps par

36 [Marrou], “Tristesse de l’historien”, 43. 37 [Marrou], “Tristesse de l’historien”, 44.38 Cité dans Aron, Mémoires, 181.39 B. Groethuysen, “Une philosophie de l’histoire”, Nouvelle revue française, 313 (1er octobre 1939) : 623-

629.

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l’action ; il est responsable de ce qui s’y passe. C’est ce qui donne à son œuvre un caractère passionné. 40

À Aron, seul philosophe de la promotion normalienne de 1924 à avoir affronté en soutenance les “chiens de garde” dénoncés par Paul Nizan (1905-1940) en 1932 dans un pamphlet qui attaquait violemment, entre autres, Bergson, il était finalement revenu de formuler publiquement la quête de responsabilité d’une génération qui guettait avec inquiétude l’implacable déroulement des événements contemporains.

Qu’il y eût des liens discrets entre la philosophie bergsonienne et les positions théoriques assumées par Aron, plusieurs indices tendaient à le montrer. Dès les pre-mières pages de l’Introduction à la philosophie de l’histoire, Aron ne faisait pas mystère de sa méfiance à l’égard du scientisme positiviste : “Sur le plan supérieur, notre livre conduit à une philosophie historique qui s’oppose au rationalisme scientiste en même temps qu’au positivisme”. 41 Sans doute délibérément, Aron renouvelait le geste phi-losophique posé un demi-siècle plus tôt par Bergson dans l’Essai sur les données im-médiates de la conscience (1889). Dans ses Mémoires, Aron note avec gourmandise que Marrou ne s’y est pas trompé au moment de rédiger Tristesse de l’historien :

Dans le compte rendu qu’il écrivit pour Esprit, [il] insista avant tout sur l’antipositivisme, la critique impitoyable des historiens qui nourrissent l’illusion d’atteindre la vérité au sens naïf de reproduire la réalité du passé, wie es geschehen ist (tel qu’il est arrivé), selon l’expression cé-lèbre de L. von Ranke. 42

Recelant l’écho atténué, mais encore perceptible, de convictions propres au “mo-ment 1900” de la philosophie française, pour reprendre une expression de Frédéric Worms, 43 l’ouvrage d’Aron ne s’ouvrait pas moins sur l’avenir et exprimait des pré-occupations que l’on allait retrouver au cœur des débats philosophiques du second après-guerre – notamment lorsqu’il insistait sur le caractère existentiel de l’histoire :

Philosophie historique qui est aussi une philosophie de l’histoire, à condition de définir celle-ci non pas comme une vision panoramique de l’ensemble humain, mais comme une inter-prétation du présent ou du passé rattachée à une conception philosophique de l’existence, ou comme une conception philosophique qui se reconnaît inséparable de l’époque qu’elle traduit et de l’avenir qu’elle pressent. 44

Frédéric Worms a récemment souligné les rapports étroits et largement méconnus qui unissent curieusement l’Introduction à la philosophie de l’histoire et L’être et le néant, la thèse jamais soutenue que Sartre publie en 1943 – les deux ouvrages participent d’un même “moment philosophique”, le “moment de la seconde guerre mondia-le”, 45 qui a fait porter l’un de ses plus pressants questionnements sur “la relation entre les deux notions ou les deux dimensions du concret et de la liberté”. 46 Chacun marqué par l’apport de la phénoménologie allemande, Sartre et Aron s’inscrivent

40 Cité dans Aron, Mémoires, 180-181. 41 Aron, Introduction à la philosophie de l’histoire, 13.42 Aron, Mémoires, 167.43 Fr. Worms, “L’idée de moment 1900. Un problème philosophique et historique”, Le débat, 140 (2006) :

172-192. 44 Aron, Introduction à la philosophie de l’histoire, 14.45 Voir Worms, La philosophie en France au XXe siècle, “Le moment philosophique de la seconde guerre

mondiale : l’existence”, 201-455, et Worms, “Les effets de la nécessité sur l’âme humaine : Simone Weil et le moment philosophique de la seconde guerre mondiale”, Les Études philosophiques, 2007/3 : 223-237.

46 Worms, “Le concret et la liberté, Aron et Sartre”, Raymond Aron, philosophe dans l’histoire, 15-25 [15].

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dans un mouvement intellectuel qui rompt progressivement, encore que jamais tota-lement, avec la domination du bergsonisme et dont le livre de Jean Wahl (1888-1974) significativement intitulé Vers le concret (1932) a été l’un des jalons annonciateurs. 47 De manière révélatrice, Aron souligne, dans l’Introduction à la philosophie de l’histoire, la valeur qu’il convient d’accorder à sa démonstration :

Cette philosophie historique permettrait de comprendre la conscience concrète, les passions et les conflits qui agitent les hommes, les idées historiques dont les idées des moralistes ne représentent qu’une transfiguration abstraite. 48

Il semble que l’on puisse presque tenir le grand livre d’Aron pour préexistentialiste – conclusion que donne à entendre Sartre lui-même lorsqu’il rédige, à l’intention de son ancien condisciple, la dédicace d’un exemplaire de L’être et le néant, qualifié d’”introduction ontologique à l’Introduction à la philosophie de l’histoire”. 49 Si les deux hommes ont suivi après la guerre des chemins radicalement différents, leurs interro-gations philosophiques ont apparemment puisé à même source.

L’exténuante tension entre le concret et la liberté, fondatrice de responsabilité de-vant l’histoire, se manifeste évidemment dans l’événement. Aron a naturellement consacré une partie essentielle de sa réflexion à l’analyse problématique de ce qui constitue l’événementiel. Ressaisissant le fil de son raisonnement, le philosophe note dans ses Mémoires que l’histoire de l’art ou de la philosophie font nécessairement place à la liberté de l’interprète sans qu’elles en doivent endurer discrédit scientifique – et il ajoute aussitôt : “De même, l’interprétation des événements peut être renou-velée par un nouveau système de concepts ou par des problèmes dont les historiens ont pris conscience postérieurement à l’époque qu’ils étudient”. 50 Ainsi, précise Aron à titre d’exemple, une histoire socialiste de la Révolution française – Jean Jaurès en avait publié une entre 1901 et 1903 – ne déforme pas inévitablement la réalité, même si les acteurs n’ont pas eu conscience des motifs que l’historien projette sur leurs rôles : “Les Bolcheviks nous ont aidés à voir les Jacobins sous un autre jour”. 51 Les positions aroniennes laissaient concevoir un passé à jamais mouvant parce que dépendant tou-jours de sa relation au temps créateur : “De même que le sens d’une existence n’est fixé qu’au dernier jour, le sens d’un épisode d’une histoire nationale peut être transfi-guré par ses conséquences plus ou moins lointaines”. 52 La phrase doit se lire comme un écho implicite à un celèbre passage de L’être et le néant où Sartre affirmait qu’il revenait aux héritiers de définir la signification des efforts et des actes de la généra-tion antérieure. Le propos sartrien s’intégrait dans une méditation fameuse sur les rapports entre la vie et la mort :

Nous l’avons vu, c’est l’Amérique de 1917 qui décide de la valeur et du sens des entreprises de La Fayette. Ainsi, de ce point de vue, apparaît clairement la différence entre la vie et la mort : la vie décide de son propre sens, parce qu’elle est toujours en sursis […]. La vie morte ne cesse pas pour cela de changer et, pourtant, elle est faite. Cela signifie que, pour elle, les jeux sont faits et qu’elle subira désormais ses changements sans en être aucunement responsable. Il ne s’agit pas seulement pour elle d’une totalisation arbitraire et définitive ; il s’agit, en outre, d’une

47 J. Wahl, Vers le concret. Études d’histoire de la philosophie contemporaine (William James, Whitehead, Gabriel Marcel), éd. M. Girel (Paris : Vrin, 2004). 48 Aron, Introduction à la philosophie de l’histoire, 13.

49 Cité dans Worms, “Le concret et la liberté, Aron et Sartre”, 20.50 Aron, Mémoires, 171-172. 51 Aron, Mémoires, 172. 52 Aron, Mémoires, 172.

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transformation radicale ; rien ne peut plus lui arriver de l’intérieur, elle est entièrement close, on n’y peut plus rien faire entrer ; mais son sens ne cesse point d’être modifié du dehors. 53

En 1938, Aron ne disait pas autre chose qui montrait l’incessante dialectique s’opérant entre passé et présent et à travers laquelle se transformaient constamment les valeurs rapportées aux actes et aux temps révolus :

Dans l’histoire d’une vie, les inquiétudes religieuses de la jeunesse auront une signification différente selon l’évolution postérieure. Si, incroyant, je les considère rétrospectivement com-me des accidents de la puberté, elles mériteront tout juste, dans la mémoire et dans le récit, une mention rapide. Au lendemain d’une conversion, les inquiétudes anciennes, par-delà le scepticisme, prendraient la valeur d’un signe ou d’une preuve. 54

L’exemple devait être repris par Sartre en 1943 à l’appui de sa thèse selon laquelle le passé d’un individu dépend étroitement de son projet présent – lui seul, à un instant donné, peut décider de la portée de ce qu’il a vécu auparavant :

En me pro-jetant vers mes buts, je sauve le passé avec moi et je décide par l’action de sa signifi-cation. Cette crise mystique de ma quinzième année, qui décidera si elle a été pur accident de puberté ou au contraire premier signe d’une conversion future ? Moi, selon que je déciderai – à vingt ans, à trente ans – de me convertir. Le projet de conversion confère d’un seul coup à une crise d’adolescence la valeur d’une prémonition que je n’avais pas prise au sérieux. 55

Phénomène qu’Aron avait parfaitement décrit dans l’Introduction à la philosophie de l’histoire lorsqu’il évoquait le caractère rétrospectif de la compréhension à quoi l’his-torien devait désirer d’aboutir : “Prophète après l’événement, [l’historien] met l’his-toire en perspective et sa perspective se rattache au présent, présent vrai ou présent fic-tivement reporté dans le passé, en tout cas postérieur au devenir que l’on retrace”. 56 Ainsi, notait Aron, de la montée du général Boulanger, qui a cessé de ressembler à celle de Hitler depuis que l’ancien caporal autrichien est devenu le chef du Troisième Reich. Ainsi, également, de la Révolution française :

Elle est, au sens banal du terme, terminée depuis longtemps. Si nous la traitons comme ab-solument passée, elle nous apparaîtra, dans ses traits objectifs, cristallisée à jamais. En revan-che, dès que nous voulons la saisir dans sa vie même, nous projetons inévitablement sur elle l’ombre de nos conflits actuels. 57

D’où l’extrême difficulté du travail de l’historien et à laquelle Aron n’a plus jamais cessé de réfléchir ni de se heurter. Les Mémoires affirment ainsi que le sens des événe-ments ne peut jamais se séparer d’eux-mêmes. En rédigeant République impériale : les États-Unis dans le monde, 1945-1972 (1972), Aron devait de nouveau rencontrer devant lui un obstacle dont il avait montré la nécessité d’être dans l’Introduction à la philosophie de l’histoire – les Mémoires témoignent d’une écriture particulièrement difficultueuse :

Je m’efforçai de distinguer effectivement la reconstruction des événements, tels qu’ils furent vécus par les acteurs et les spectateurs, ensuite la place de ces événements à l’intérieur du contexte synchronique ou diachronique, enfin le sens de ces événements. 58

53 J.-P. Sartre, L’être et le néant. Essai d’ontologie phénoménologique (Paris : Gallimard, 1965), 627-628. 54 Aron, Introduction à la philosophie de l’histoire, 69-70. 55 Sartre, L’être et le néant, 579. 56 Aron, Introduction à la philosophie de l’histoire, 164. 57 Aron, Introduction à la philosophie de l’histoire, 165. 58 Aron, Mémoires, 174.

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Aron était, semble-t-il, resté jusqu’au bout fidèle aux recommandations diltheyennes qu’il avait étudiées de près dans sa jeunesse, et son attitude pouvait conforter l’anti-positivisme de nombre d’historiens.

Avec la vogue de la phénoménologie allemande, que vient opportunément conso-lider le succès de l’existentialisme après 1945, s’impose le mot d’ordre du retour aux choses mêmes 59 – tiré de Husserl, l’impératif est rappelé par Maurice Merleau-Ponty dans La phénoménologie de la perception (1945) –, soit la prise en compte renouvelée du concret en tant que tel. En 1946, le géographe Éric Dardel (1899-1967), 60 beau-frère de l’islamologue Henry Corbin (1903-1978) – le premier traducteur français, par ailleurs, du philosophe allemand Martin Heidegger (1889-1976), l’une des sources intellectuel-les fondamentales de Sartre et des existentialistes –, publie, dans la collection Nouvelle encyclopédie philosophique que dirige Émile Bréhier (1876-1952) aux Presses Universi-taires de France, un ouvrage intitulé L’histoire, science du concret qui vaut mieux que l’oubli dans lequel il est ensuite tombé en dépit des compliments répétés que Marrou lui a toujours décernés. Le livre partait, comme dans Tristesse de l’historien, du constat de la faillite du positivisme historique face au choc et à la démesure événementiels du récent conflit :

Le XIXe siècle finissant nous a légué de l’histoire une conception scientifique. Le réalisme naïf qui la caractérise impartit à l’histoire l’exact et froid relevé de ce qui s’est passé. Mais, en face de cette activité de luxe, réservée au spectateur désintéressé, il y a le drame contemporain. La force qui courbe le destin des hommes sous un ciel de mort nous refuse ce détachement. Cette histoire nous intéresse au plus haut degré. 61

Dardel ne faisait référence ni à Marrou, ni à Aron, mais il citait Dilthey et, surtout, se référait abondamment à Heidegger et à Karl Jaspers (1883-1969). Avec un style pathé-tique et parfois tragique, caractéristique d’une génération qui a subi les deux guerres mondiales et dont Aron a été le parfait représentant lors de sa soutenance, suscitant la bienveillante incompréhension du sociologue durkheimien Paul Fauconnet (1874-1938) – qui, membre du jury en compagnie d’Émile Bréhier, de Célestin Bouglé (1870-1940), du germaniste Edmond Vermeil (1878-1964), de Maurice Halbwachs (1877-1945) et de Léon Brunschvicg (1869-1944), avouait ne pas savoir si les féroces critiques ex-primées dans l’Essai sur la théorie de l’histoire dans l’Allemagne contemporaine étaient le fait “d’un satanique ou d’un désespéré” 62 –, Éric Dardel se faisait le porte-voix de ses contemporains, fastidieusement accablés sous le poids d’un passé écrasant qui persis-tait dans leur présent :

Cette génération a vu l’Événement sortir des livres où l’on raconte l’histoire. Août 1914, sep-tembre 1939, à un quart de siècle d’intervalle, l’Événement renouvelle son agression contre l’homme. À travers les vies humaines moissonnées par millions, il frappe ce qui formait à la

59 Sur la phénoménologie en France dans l’entre-deux-guerres, voir L. Pinto, “Phénoménologie et philo-sophie allemande dans les années 1930”, Actes de la recherche en sciences sociales, 2002/5 : 21-33.

60 Sur Éric Dardel, consulter J.-M. Besse, “Remarques sur la géographicité. Généalogie du mot, enjeux épistémologiques et historiographiques”, Historicités, dir. Ch. Delacroix, Fr. Dosse et P. Garcia (Paris : La Découverte, 2009), 285-300.

61 É. Dardel, L’histoire, science du concret (Paris : Presses Universitaires de France, 1946), v.62 Voir le compte rendu de la soutenance de thèse de Raymond Aron dans Aron, Introduction à la philo-

sophie de l’histoire, 441-445 [442].

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pointe du monde civilisé les intérêts et les significations de la vie. Juin 1940, la tornade solstitia-le emporte cette douceur de France […]. Le présent reste seul, vacant et déraciné, à la surface de l’espace nu. Alors commence pour chacun le cheminement confus dans la nuit. 63

En des termes tout péguystes, Éric Dardel exprimait le sentiment d’une présence, d’une résistance presque physique et même d’une irréductible consistance de l’évé-nement – grandiloquente, sa leçon historique était très visiblement empreinte du récent existentialisme philosophique :

Il faut entendre la voix plus intime de l’Événement, le Dire adressé en propre par l’Histoire à chaque homme. Derrière le cataclysme tectonique qui bouleverse la condition humaine, il y a l’Histoire, la réalité de l’Événement, cette force de surrection et d’anéantissement qui te saisit, toi et pas un autre, qui me met en cause là où je suis. Le désarroi n’aura pas été vain s’il a rompu la continuité de l’histoire qu’un savoir dévide à partir du passé, s’il nous libère de l’enchaînement causal en renversant le sens d’emprunt d’un devenir impersonnel. 64

Derrière les emportements lyriques du texte transparaissaient une sensibilité extrê-me au flux inexorablement et tragiquement créateur de la temporalité humaine.

Au scientisme positiviste, soucieux de causalité générale, était opposée une appro-che de l’événement historique en sa concrétude même et qui n’était pas sans rapport avec les thèses développées par Raymond Aron en 1938. Beaucoup plus résolument existentialiste, toutefois, que l’auteur de l’Introduction à la philosophie de l’histoire, Éric Dardel tirait profit du discours tenu par Martin Heidegger dans Être et temps (1927), dont il avait pu lire des extraits traduits en français par Henry Corbin, son beau-frère, et publiés en 1938 aux éditions Gallimard. 65 Au plus près de l’existentialisme heideg-gerien, Éric Dardel insistait sur la spécificité ontologique du temps révolu :

Le passé n’est susceptible d’une connaissance historique que dans la mesure où ce qui a été n’est pas comme s’il n’avait jamais été. Quelque chose de lui subsiste pour moi ; il y a une relation avec le présent. Précisément parce qu’il y a une distance entre lui et moi, j’ai un pou-voir sur lui. Ici comme partout Pouvoir et Devoir sont inséparables. De ce passé, j’ai quelque chose à faire ; j’ai des obligations dans le présent envers lui. Le passé est toujours le passé pour moi ; il est chaque fois mon passé, quelque chose que je reconnais et que je prends à mon compte. 66

L’historien, poursuit Dardel, atteint ce qui a été sous “deux modes d’existence dif-férents” 67 – l’expression renvoie probablement à un petit livre que le philosophe Étienne Souriau (1892-1979) avait intitulé Les différents modes d’existence (1943) et pu-blié, la même année que L’être et le néant, dans la Nouvelle encyclopédie philosophique – qui induisent respectivement indépendance et participation. Le passé est d’abord un objet purement extérieur et refermé sur lui-même : “Dans la mesure où il se confond avec ce qui s’est passé, avec l’élément irréductible et invariable de l’événement naturel ou avec son résultat matériel, ce passé ne me concerne personnellement en aucune manière”. 68 Le passé est aussi, d’autre part, ouverture essentielle vers la conscience active de l’historien : “Avant même que je fasse ce retour vers le passé qu’exige la re-

63 Dardel, L’histoire, science du concret, 1. 64 Dardel, L’histoire, science du concret, 2.65 M. Heidegger, Qu’est-ce que la métaphysique ?, suivi d’extraits sur L’Être et le temps et d’une conférence

sur Hölderlin, trad. française H. Corbin (Paris : Gallimard, 1938).66 Dardel, L’histoire, science du concret, 61. 67 Dardel, L’histoire, science du concret, 61.68 Dardel, L’histoire, science du concret, 61.

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cherche de l’historien, il faut que le fait historique, figé à jamais dans la forme qu’il a prise, m’offre une possibilité”. 69 Éric Dardel renvoyait ici à un passage fameux d’Être et temps où, distinguant entre le passé comme objet qui n’est plus, vergangen, et le passé comme présent ayant-été, gewesen, Martin Heidegger faisait reposer la possibi-lité même de l’entreprise historienne sur une caractéristique ontologique du révolu : “Sans du tout préjuger encore de la question de savoir si on dispose de sources suffi-santes pour donner une présentification historique du passé, encore faut-il que soit ouverte la voie d’accès permettant d’y revenir historiquement”. 70 L’exemple des anti-quités conservées dans un musée, outil ou mobilier, est particulièrement éclairant ; elles existent évidemment dans le présent du visiteur, et pourtant elles appartiennent aussi au passé. Dès lors, leur historicité est logiquement problématique : le seul fait d’être objets de conservation ne suffit pas à les rendre historiques ; il faut qu’elles soient “là-devant” en étant encore ce qu’elles ont été mais qu’elles ne sont plus plei-nement, car “qu’elles soient utilisées ou hors usage, elles ne sont quand même plus ce qu’elles étaient”. 71 D’où la conclusion de Martin Heidegger :

Qu’est-ce qui est passé ? Rien d’autre que le monde à l’intérieur duquel elles s’intégraient à un ensemble d’outils, s’y rencontraient comme utilisables et étaient utilisées par un Dasein étant-au-monde et se préoccupant. Ce monde n’est plus, mais ce qui a été autrefois intérieur à ce monde est encore là-devant. 72

Aussitôt, Heidegger de retrouver l’analyse classique, au moins depuis Dilthey, selon quoi le Dasein humain est effectivement le sujet primordial de l’histoire, ce que Dar-del résumait à l’intention de ses lecteurs de la manière suivante : “Des outils conser-vés comme antiquités ne sont historiques que dans la mesure où ils nous parlent d’un monde et où ce monde a été monde pour des hommes”. 73 De l’apport phénoméno-logico-existentialiste, Dardel estimait qu’il était fondamental et imposait un radical assainissement de la pratique historiographique :

Ce sont ces éclaircissements précieux [de Heidegger], présentés en des pages magistrales, que les historiens ne peuvent plus désormais négliger. Ce qui est historique à titre primaire, c’est l’homme lui-même en tant que présence ; les choses du passé ne sont historiques qu’à titre dérivé dans la mesure où elles reflètent l’historicité originelle de l’homme. 74

Pour devenir la science du concret qu’elle devait être, la connaissance historique n’avait d’autre choix que de se fonder sur un existentialisme naturellement humaniste.

II. L’irruption de l’événement dans le temps historique

Il convient assurément de ne pas exagérer l’audience d’un ouvrage qui, pour avoir été remarqué par Marrou, n’en a pas moins sombré ensuite dans un profond oubli. Il semble pourtant que l’on puisse considérer le livre d’Éric Dardel – qui renforçait à sa manière les critiques portées par Aron en 1938 – comme la formulation d’un be-soin de renouvellement épistémologique que nombre d’historiens partageaient et que les principes défendus par l’École des Annales ne parvenaient apparemment pas

69 Dardel, L’histoire, science du concret, 61-62. 70 M. Heidegger, Être et temps, trad. française Fr. Vezin (Paris : Gallimard, 1986), § 76, 458. 71 Heidegger, Être et temps, § 73, 444-445. 72 Heidegger, Être et temps, § 73, 445.

73 Dardel, L’histoire, science du concret, 62. 74 Dardel, L’histoire, science du concret, 62-63.

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à satisfaire. Dans les dernières pages de L’histoire, science du concret, Dardel rappelait trois points à ses yeux essentiels. D’abord, l’historien devait procéder toujours par approche compréhensive : “Il faut bien admettre que le terme de Science trouve une nouvelle jeunesse à ce sens plus concret qui assigne à l’histoire la compréhension par l’intérieur de la réalité historique”. 75 La compréhension selon Dardel était somme toute assez proche de la connaissance par intuition telle que l’avait définie Bergson dans un célèbre passage de La pensée et le mouvant :

Elle saisit une succession qui n’est pas juxtaposition, une croissance par le dedans, le prolon-gement ininterrompu du passé dans un présent qui empiète sur l’avenir […]. Intuition signifie donc d’abord conscience, mais conscience immédiate, vision qui se distingue à peine de l’ob-jet vu, connaissance qui est contact et même coïncidence. 76

En 1938, au surplus, Aron avait délivré lui-même une définition de la compréhension appelée à devenir classique et avec laquelle, bien qu’il n’y fît pas référence, Dardel ne pouvait que tomber d’accord tant elle convenait à sa démonstration antipositiviste : la compréhension désignait d’abord “la connaissance que nous prenons de l’existence et des œuvres humaines si longtemps que celles-ci restent intelligibles sans élaboration de régularités causales” ; 77 on pouvait, ensuite, parler aussi de compréhension quand “la connaissance dégage une signification qui, immanente au réel, a été ou aurait pu être pensée par ceux qui l’ont vécue ou réalisée”. 78 De la démarche sympathique-ment compréhensive qu’il prônait, Éric Dardel déduisait le principe essentiel selon quoi la connaissance historique comportait toujours une dimension existentielle :

En mettant l’homme en face de son destin à réaliser, la science historique prend parti et se jette dans la bataille. Elle ne peut offrir des événements une compréhension qui ne soit aussi participation […]. Elle est le canal par lequel les questions concrètes que peut nous poser l’existence parviennent jusqu’à nous. 79

Enfin, troisième principe, et sur lequel Éric Dardel achevait son livre, la science histo-rique est primordialement entreprise de délivrance par quoi le présent, se libérant du poids d’un passé ankylosant, recouvre la puissance de l’ensemble de ses virtualités :

Aux historiens de tenir ouvertes les issues par où le concret rejoint sa destination éternelle. L’Histoire comme valeur et comme sens n’est pas l’histoire des morts, mais l’histoire des vi-vants. Elle ne proroge pas le passé, elle le détruit ; elle en brise la coque pour en dégager le présent. 80

Lignes discrètement psychanalytiques et qui, publiées en 1946, devaient constituer un message d’espoir au lendemain du conflit inhumainement meurtrier qui venait d’avoir lieu.

Le premier après-guerre avait vu la consolidation sans précédent d’une virulente hostilité à l’égard du positivisme historique en France, et il semble que le second ait emprunté même voie en opposant même refus à la thèse d’une causalité étouffante et fatalement déterminante. Que Dupront ait intitulé Espace et humanisme (1946) sa

75 Dardel, L’histoire, science du concret, 138. 76 Bergson, La pensée et le mouvant, 1272-1273. 77 Aron, Introduction à la philosophie de l’histoire, 59. 78 Aron, Introduction à la philosophie de l’histoire, 59. 79 Dardel, L’histoire, science du concret, 138. 80 Dardel, L’histoire, science du concret, 139.

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première publication depuis 1940, nul hasard : le texte, le premier publié après le dé-part de Roumanie et l’arrivée à Montpellier, paraît dans la respectable Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, et il est l’occasion pour son auteur de formuler maintes convictions historiographiques déterminantes pour la suite de l’œuvre et révélatrices des aspirations d’une génération d’historiens qui a enduré l’épreuve des deux guer-res mondiales. À partir d’une interprétation des effets du choc produit sur les esprits du temps de la Renaissance par la découverte du Nouveau Monde et l’élargissement soudain de leurs horizons géographiques, Dupront plaidait pour l’application d’une démarche qui reposât sur “la pénétration d’une pensée compréhensive” et fût sur-tout recherche des “significations, qui est la matière même de l’histoire” 81 – positions classiquement diltheyennes. Dupront déclarait vouloir élucider une mutation intel-lectuelle dont les prolongements devaient atteindre “à une profondeur de vie”, et il ajoutait : “La critique historique peut étaler en ses analyses des trésors de subtilité : elle y trouvera rarement la grâce de mieux entendre”. 82 D’évidence, l’approche récusait par avance la validité d’un point de vue positiviste et irrémédiablement amoindris-sant puisqu’à l’adopter, on renonçait à comprendre pour se contenter d’expliquer.

L’historiographie dupronienne, et il s’agit là d’un de ses traits caractéristiques, est toujours plus ou moins explicitement méditation sur le temps – en quoi Dupront reste fidèle à l’esprit du bergsonisme dont il a été certainement marqué pendant ses études. Dans Espace et humanisme, le culte voué par les humanistes à l’Antiquité est l’objet d’une analyse assurément signifiante :

La figure du retour n’est qu’une idée-force, le sens profond d’une attitude créatrice. Les natu-res puissantes ne se paralysent pas du passé, pour en bien user. Les maîtres de la Pléiade ont-ils senti, en leur langage de poésie, cette vérité, mieux que moderne, que la reconnaissance d’un passé est la meilleure discipline de soi, qu’une philosophie du retour était une certitude du temps, une plénitude du présent, et que cela seul importait, quand l’ordre créateur du temps était immémorialement fixé du présent vers le passé, non du passé vers l’avenir ? 83

Il y a chez Dupront, et au cœur de son projet historiographique, la hantise d’assurer au présent stabilité et liberté par déprise – mais non rejet – consciemment élaborée d’un passé subjugant. D’où la fascination exercée sur l’auteur du Mythe de croisade par l’humanisme de la Renaissance, dont le goût pour l’histoire est “conscience d’un pa-trimoine, qui crée filiation, mission ou contrainte de grandeur” : “Subtilement, c’est la pratique de toute une mesure du temps, qui atténue le vertige de l’avenir par une certitude de la puissance passée. Ou du bon usage de l’histoire, comme une discipline de l’espérance”. 84 On mesure ici ce qu’il pouvait y avoir d’urgent, pour un historien au lendemain de la seconde guerre mondiale, à revenir aux leçons des humanistes du XVIe siècle, auprès de qui il s’agissait finalement de trouver les sources apaisantes de la “révérence d’une ordre du temps” et la bienfaisante vertu d’un rapport assagi et construit du présent au passé :

Il y a bien des sûretés inconscientes dans la pratique humaniste de l’ancien. Le passé lui est un présent. Non pas comme l’état que l’on retrouve – c’eût été la logique du mouvement de re-

81 A. Dupront, “Espace et humanisme”, Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, Travaux et documents, t. viii (1946) : 7-104, repris dans Dupront, Genèses des Temps modernes, 47-112 [48].

82 Dupront, “Espace et humanisme”, 50. 83 Dupront, “Espace et humanisme”, 51.84 Dupront, “Espace et humanisme”, 53.

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tour et dans le fait sa paralysie – mais comme une réalité proche, de plain-pied, manière d’éter-nel à portée de soi où va grandir, au-delà du temps l’ambition classique de l’universel. Cette présence du passé mûrit l’ivresse de l’avenir, et dissout l’irréalité tentatrice du présent. 85

Pour Dupront, l’histoire est primordialement tradition, transmission, passage inces-sant par quoi l’évolution opère sans cesse le départ entre le mort et le vif. Au-delà de ce qui semble inexorablement dépérir, il y a bien un élan vital – le concept est cardinal dans L’Évolution créatrice, le livre fameux que Bergson a publié en 1907 – qui assure le mouvement palpitant de la geste humaine et dont les historiens positivistes ne pou-vaient rendre compte :

La méthode en effet qui consiste à aller découvrant dans l’épanouissement plantureux des époques les germes de leur décadence prochaine – v. g. dans les fois diverses du XVIe siècle le travail de vers de l’incrédulité moderne – est une méthode morbide, comme les cabinets d’où elle sort. Découvreur de nos exigences d’homme, Lucien Febvre a magistralement montré les voies de la santé. Sa certitude doit être notre exemple. Nous sommes las, et peut-être un peu épuisés, de la quête de décompositions complaisantes. 86

L’hommage était ici explicite au Rabelais et le problème de l’incroyance au XVIe siècle que Lucien Febvre avait publié en 1943. Lui empruntant ses intuitions organisatrices, Dupront mettait vivement en cause le bien-fondé du recours en histoire au concept de décadence – pourtant alors cher à Marrou –, et il affirmait que “tous les siècles se portent bien”, et le XVIe en particulier, “c’est-à-dire qu’il vit pleinement la transfor-mation qui s’opère en lui”. 87 Ne faire de la Renaissance qu’une époque de contradic-tions aboutissant à la lente désagrégation d’une supposée unité de foi et de doctrine est “pure faiblesse des gens qui ne connaissent qu’eux-mêmes, et sans doute – l’his-toriographie du rationalisme moderne le montrerait à suffisance – prescience d’une irrémédiable impuissance à correspondre à toute la vie”. 88 La vitalité de l’histoire impliquait, chez qui voulait consciencieusement la ressaisir par une attitude de com-préhensive intuition, l’abandon d’un positivisme stérilement nécrophage.

De là que, dans l’écriture dupronienne, l’attention se porte immédiatement sur une vie du temps que scandent mystérieusement les événements en une alternance irrégulière entre assoupissements et recrudescences soudaines. En 1951, Histoire et paix rappelle, à la suite de Raymond Aron – dont l’Introduction à la philosophie de l’histoire est élogieusement mentionnée en note de bas de page –, que l’événement est marqué du sceau de la contingence et que l’historien, à peine de n’être autre-ment qu’un mortifiant faussaire, doit toujours lui conserver sa puissance d’indéter-mination. La charge était directe contre l’histoire événementielle que les positivistes avaient pratiquée à satiété :

Nulle part, il n’y a le nez de Cléopâtre, et c’est dommage… Non pas le hasard, mot trop lourd et encombrant, mais le je ne sais quoi qui […] fait que les choses auraient pu se passer autre-ment. Non plus cette faculté illusoire, simplement imaginative, qui se permet les si en his-toire : il n’y a pas de si en histoire. Mais cette attitude, spirituelle essentiellement, qui sait que, pour mieux accepter la réalité du passé, pour la mieux pénétrer aussi, il faut à chaque instant sentir que tout autre chose eût été possible. 89

85 Dupront, “Espace et humanisme”, 53-54. 86 Dupront, “Espace et humanisme”, 81. 87 Dupront, “Espace et humanisme”, 81. 88 Dupront, “Espace et humanisme”, 81. 89 Dupront, “Histoire et paix”, 38.

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À la différence de Lucien Febvre et des historiens qui ont rejoint l’École des Annales, Dupront maintient toutefois qu’il n’est pas possible de se priver des apports d’une histoire événementielle et qu’il est injuste, sinon ingrat, de considérer le legs du posi-tivisme comme totalement dépourvu d’intérêt – chez Dupront, nul anathème contre Ernest Lavisse (1842-1922), la bête noire, pourtant, de Péguy, de Marrou et de Lucien Febvre. Des principes exposés en 1951 dans Histoire et paix, le Mythe de croisade al-lait être en 1956 l’exacte illustration. Dès l’introduction d’une étude consacrée à une séquence événementielle pluriséculaire – l’entreprise croisée et sa survie moderne –, Dupront constate le mystère anthropologique d’un événement insensé et insiste sur le devoir imprescriptible de l’historien, “qui part de cette attitude, à notre sens élémentaire pour la conscience de la vie présente et donc passée, c’est que tout cela ne peut pas avoir été vain”. 90 Aussitôt, d’ailleurs, Dupront d’ajouter : “Même quand ils jouent, les enfants ou les hommes expriment leur besoin d’être”. 91 En d’autres termes, l’événement révèle une nécessité d’existence dont il importe que l’historien circonscrive patiemment l’espace de latence en mesurant, sans jamais l’annihiler, son étonnement – dans le fait de croisade, “une incarnation s’est accomplie” :

À quoi tendait-elle ? Certes, toutes les explications au ras de l’événementiel sont valables : c’est une partie de la connaissance de la croisade, que tout ce qu’elle a expliqué d’elle, tout ce qui a été dit d’elle. Mais il est bien évident que, face à l’ampleur et à la complexité du phénomène, tout n’est pas là. 92

Comme Marrou dans Tristesse de l’historien, mais de manière plus nuancée, Dupront soutenait que les résultats du positivisme historique demeuraient partiels et rigou-reusement insuffisants.

La tentative positiviste, sans qu’elle pût être taxée d’inutilité, avait méthodique-ment échoué. De réussir lui était impossible dans la mesure où ses catégories inter-prétatives, inexorablement fixistes et réifiantes, peinaient à s’adapter à la réalité dyna-mique et mouvante qu’elles devaient appréhender :

Pour être présente au présent, c’est-à-dire selon elle efficace, l’intelligence moderne se fa-brique un arsenal ou une encyclopédie de formes et de définitions extra-temporelles, donc éternelles. Univers d’outils, toujours à disposition, mais qui cependant s’usent. Une fiction d’éternel n’impose pas la présence. La présence ne s’impose pas : elle est reçue, reconnue, vé-cue. Elle seule est présente au présent ; jusqu’à parfois être tout le présent. 93

Du passé au présent, l’historien, avec ses représentations, sa sensibilité, son histori-cité humaine, était en définitive le lien précieux – sa conscience était lieu de cohésion entre l’actuel et le révolu, le creuset d’une vie ténue mais encore souffrante et à en-tretenir bien plus qu’à exorciser : “À force de vouloir nous donner les outils d’éter-nité, nous finissons par supprimer les données les plus immédiates de la vie, l’exis-tence même de l’ouvrier. Notre objectivité n’est ainsi qu’une partialité reconnue,

90 Dupront, Le mythe de croisade, 4 vol. (Paris : Gallimard, 1997), t. Ier, “Introduction. Approche du mythe de croisade”, 21. 91 Dupront, Le mythe de croisade, t. Ier, 21.

92 Dupront, Le mythe de croisade, t. Ier, 21-22.93 Dupront, Le mythe de croisade, t. III, “Conclusion. Du mythe et de la croisade comme mythe”, 1652.

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consciente de soi”. 94 Après Péguy, qui avait proposé une généreuse application du bergsonisme à l’histoire, Dupront défendait l’exercice d’une connaissance historique qui fût totale et ouverte sur le présent, non plus abstraitement tranchante, mutilante et refermée sur un passé qu’elle éloignait définitivement au lieu d’en écouter les vi-brations encore perceptibles :

Au niveau de l’événement, tout descriptif historique se situe nécessairement dans le passé. Donc, du point de vue de l’esprit moderne, dans le mécanique, la causalité élémentaire et, pour nous, dans l’inexplicable, le non-accessible à toute conscience de la vie. Dès lors faillite humaine de l’histoire, et triomphe des explications brillantes autant que vaines : comme si la vie pouvait être à la mesure de nos thèses fragmentaires ! 95

L’enchaînement des causes n’expliquait strictement rien en histoire – au contraire, et Dupront retrouvait là l’une des intuitions fondamentales de Raymond Aron, d’y recourir aveuglément donnait-il l’illusion désespérante d’une lancinante et mortifère fatalité :

Toute explication d’ensemble au niveau de l’événementiel aboutit à un faux-semblant, méca-nique, de l’ordre. Corps en définitive étrange à la conscience et à la vie. La seule voie d’une présence de l’histoire est de découvrir l’histoire présente au présent. Autrement que par l’his-torien seul, lien si fragile. 96

Dans le dispositif d’écriture événementielle que développait Dupront, la dimension mythique de l’événement jouait évidemment un rôle crucial. Dupront insistait sur le fait que s’il ne fallait pas indûment multiplier les mythes, il ne fallait pas non plus s’en dissimuler la portée ni la capacité de mobilisation encore aux époques moderne et contemporaine :

Le mythe est dans l’événement pour ceux qui le vivent, soit qu’ils agissent, soit qu’ils le su-bissent, soit qu’ils le transmettent. Ainsi non pas événement-squelette, mais événement chair et âme. Il y a une plénitude de l’événement que s’obstinent à détruire, par habitude et par inconscience, les séries de l’histoire événementielle, et qui seule cependant peut donner à l’événement son service de valeur ou de vertu humaine. 97

À l’événement réduit à sa seule matérialité physique, en quelque sorte, pour être ensui-te docilement asservi aux exigences mécaniques d’un déroulement historique rendu inhumain à force d’être rationalisé, Dupront préférait naturellement un événement rendu à sa pure contingence et que l’on pouvait alors seulement réinvestir d’une si-gnification existentielle.

iii. L’événementialité entre bergsonisme et existentialisme

Il ne s’agit pas ici de soutenir que l’historiographie dupronienne procède directe-ment, et par filiation revendiquée, de l’existentialisme sartrien tel qu’il s’est divulgué après 1945, mais qu’elle s’inscrit quand même au sein d’un moment philosophique dont elle s’est probablement nourrie et dont elle participe assurément. Au surplus, le rapprochement, si inattendu soit-il ou si incongru qu’il paraisse, a déjà été esquissé

94 Dupront, Le mythe de croisade, t. III, 1652. 95 Dupront, Le mythe de croisade, t. III, 1652. 96 Dupront, Le mythe de croisade, t. III, 1652. 97 Dupront, Le mythe de croisade, t. III, 1661-1662.

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par Agnès Antoine. Dans un article publié en 1994 dans la revue Esprit à l’occasion de la récente parution de Puissances et latences de la religion catholique (1993) – ouvrage posthume où Dupront développait des analyses déjà formulées en 1980 –, Agnès An-toine tentait de discerner la dimension proprement métaphysique de l’œuvre dupro-nienne, et elle notait :

Le choix du jeune normalien en philosophie de se diriger vers l’agrégation d’histoire, à une époque aux idées déjà existentialistes, n’est pas sans signification, même s’il n’a pas été alors consciemment pensé par lui dans cette perspective, car l’expérience de l’historien révèlera aussi le philosophe. C’est en effet à l’école des hommes, telle qu’elle se donne dans la tempora-lité, qu’a voulu se mettre l’élève philosophe pour approcher le mystère de l’existence. 98

Agnès Antoine ne craignait pas de rapprocher les convictions historiographiques de Dupront avec les thèses philosophiques contemporaines de Martin Heidegger – en soulignant prudemment le fait que Dupront n’y faisait jamais référence –, et notam-ment leur commun recours à une démarche phénoménologique subjective et leur attention partagée à l’égard du langage. Interprétation qu’Agnès Antoine maintenait encore en 1998 en mettant en parallèle la démarche de Dupront et le projet hus-serlien de fonder une science de l’esprit qui eût pour objet les hommes en tant que personnes, leurs œuvres et leur vie – par rapport à Husserl, toutefois, l’auteur du Mythe de croisade prenait un “point d’appui très concret dans l’histoire, donnant aussi consistance, d’une certaine façon, à l’idée heideggérienne d’une dimension révélante de cette dernière”, 99 soit une historiographie phénoménologique qui misait “sur ce qu’on pourrait appeler les données immédiates de l’histoire”. 100 Agnès Antoine ne man-quait pas de relever les possibles sources bergsoniennes du “positivisme spiritualiste” qui traversait l’ensemble de l’œuvre historiographique dupronienne, avançant l’idée que l’historien avait finalement inventé une nouvelle manière de philosopher par sa quête de l’existentiel que recelait le donné historique.

Les auteurs qui ont animé le moment existentialiste de la philosophie française, quel qu’ait été en définitive leur engagement politique, ont manifesté sourdement, mais avec récurrence significative, un intense intérêt pour l’événement et sa contin-gence. Publié dans Les Temps modernes – la revue fondée par Sartre et par Simone de Beauvoir (1908-1986) en 1945 – d’octobre 1946 à janvier 1947, puis en volume en novembre 1947, Humanisme et terreur est occasion pour Merleau-Ponty de revenir sur la polémique engendrée par la parution de Darkness at noon (1940), roman d’Arthur Kœstler (1905-1983), rapidement traduit en français sous le titre canonique de Le Zéro et l’infini (1945). Très engagé, l’essai de Merleau-Ponty s’insère dans le débat contem-porain entre communistes et anticommunistes et propose une interprétation des procès de Moscou (1936-1938) – et notamment du “Procès des 21” en mars 1938, au cours duquel Boukharine est condamné – qui permette de comprendre l’attitude des dirigeants soviétiques sans pour autant verser dans une apologie aveugle du sta-linisme. Le texte est aussi une longue et impressionnante méditation – par un philo-

98 A. Antoine, “Un historien-prophète : Alphonse Dupront. À propos de la parution de Puissances et laten-ces de la religion catholique”, Esprit, 201 (mai 1994) : 95-108 [96].

99 A. Antoine, “Affinités électives”, Présence d’Alphonse Dupront, Le débat, 99 (1998) : 80-84 [82].100 Antoine, “Affinités électives”, 82.

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sophe que les deux conflits mondiaux ont profondément choqué et qui a lu de près l’Introduction à la philosophie de l’histoire d’Aron, lui-même membre de la rédaction des Temps modernes jusqu’en 1947 – sur la contingence historique et la liberté qu’ont les hommes de construire leur destin :

Ce qu’on veut dire quand on condamne comme criminel le choix des collaborateurs, c’est qu’aucune situation de fait en histoire n’est jamais absolument nécessitante et que la proposi-tion : L’Allemagne gagnera probablement la guerre ne pouvait pas être en 1940 une simple consta-tation, qu’elle apportait à un événement encore incertain le sceau de l’irrévocable, qu’en histoire il n’y a pas de neutralité ni d’objectivité absolue, que le jugement apparemment inno-cent qui constate le possible dessine en réalité le possible. 101

Sans le dire explicitement, Merleau-Ponty reprenait la dénonciation bergsonienne du mouvement rétrograde du vrai et plaidait à son tour contre l’illusion rétrospec-tive d’une irrésistible fatalité – il devait, du reste, insister à nouveau sur l’irréducti-ble contingence de l’histoire dans sa leçon inaugurale du Collège de France en 1953 et rendre hommage appuyé à l’auteur de La pensée et le mouvant dans Bergson se fai-sant, 102 texte prononcé lors de la séance de clôture du Congrès Bergson de 1959 et où Merleau-Ponty relevait avec perplexe curiosité le fait que Bergson ne s’était jamais intéressé aux sciences historiques. En 1947, Humanisme et terreur tentait en définitive de tirer la difficultueuse leçon d’un bergsonisme appliqué à l’histoire et à son indé-termination :

[Le fait de la victoire alliée] démontre péremptoirement que la collaboration n’était pas né-cessaire, il la fait apparaître comme une initiative, et la transforme, quoi qu’elle ait été ou cru être, en volonté de trahir. Il y a dans l’histoire une sorte de maléfice : elle sollicite les hommes, elle les tente, ils croient marcher dans le sens où elle va, et soudain elle se dérobe, l’événement change, prouve par le fait qu’autre chose était possible. 103

La gloire des résistants, poursuit Merleau-Ponty, comme la honte des collaborateurs s’inscrivent dans une histoire également contingente – faute de quoi il n’y a pas de coupables – et rationnelle, à moins de supposer qu’il n’y ait “que des fous”. 104 Le discours merleau-pontyen est ici au plus près de Bergson : “L’épuration résume et concentre le paradoxe de l’histoire qui consiste en ceci qu’un futur contingent appa-raît, une fois venu au présent, comme réel et même comme nécessaire”. 105 Revenant sur les justifications avancées par Boukharine en 1938 et sur ses incessants revire-ments, sans évidemment méconnaître la nature brutale et tragique des pressions qui ont été exercées sur lui, Merleau-Ponty relève que le cours de l’histoire peut imprévi-siblement transformer les intentions d’un individu en leur contraire alors qu’il a dû, quant à lui, faire ses choix sur-le-champ. D’où l’analyse quelque peu effrayante, et poignante, de Merleau-Ponty :

La destinée [n’est] pas ici un fatum écrit d’avance à notre insu, mais la collision, au cœur même de l’histoire, de la contingence et de l’événement, de l’éventuel qui est multiple et de

101 M. Merleau-Ponty, Œuvres, éd. Cl. Lefort (Paris : Gallimard, 2010), Humanisme et terreur. Essai sur le problème communiste (1947), 165-338 [236].

102 Merleau-Ponty, Œuvres, Bergson se faisant (1960), 1398-1408.103 Merleau-Ponty, Œuvres, Humanisme et terreur, 236.104 Merleau-Ponty, Œuvres, Humanisme et terreur, 237.105 Merleau-Ponty, Œuvres, Humanisme et terreur, 238.

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l’actuel qui est unique, et la nécessité où nous sommes, dans l’action, de prendre comme réa-lisé l’un des possibles, comme déjà présent l’un des futurs. 106

En des termes très aroniens, et même bergsoniens – une étude reste à faire sur les rapports entre la philosophie de l’histoire de Raymond Aron et la doctrine de Berg-son, deux auteurs que Merleau-Ponty se plaisait ponctuellement à rapprocher dans ses cours –, Merleau-Ponty montrait comment l’indétermination de l’histoire met-tait en relief la liberté humaine :

L’histoire nous offre des lignes de faits qu’il s’agit de prolonger vers l’avenir, mais elle ne nous fait pas connaître avec une évidence géométrique la ligne de faits privilégiés qui finalement dessinera notre présent lorsqu’il sera accompli. Davantage : à certains moments du moins, rien n’est arrêté dans les faits, et c’est justement notre abstention ou notre intervention que l’histoire attend pour prendre forme. 107

À l’école de Bergson, puis de la phénoménologie allemande, Merleau-Ponty déve-loppait une conception de l’événementialité qui prenait place au sein du moment philosophique existentialiste.

Il semble que l’on ait dès lors affaire à une sourde discussion dont les protagonistes eux-mêmes n’ont peut-être pas perçu l’unité mais qui n’en est pas moins une vérita-ble querelle des passés contingents – comme les auteurs scolastiques du Moyen Âge et de l’époque moderne avaient inlassablement débattu des futurs contingents. Après avoir consommé sa rupture avec Sartre et l’équipe des Temps modernes, Raymond Aron faisait paraître en 1955 L’opium des intellectuels, un violent pamphlet dénonçant la mythologie marxiste – à un demi-siècle de distance, et avec de tout autres visées, le livre d’Aron succédait curieusement aux Réflexions sur la violence (1906) du socialiste Georges Sorel (1847-1922), l’un des premiers textes à appliquer le concept de mythe aux discours communistes. Les thèses défendues par Merleau-Ponty dans Humanisme et terreur permettaient à Aron de revenir sur des idées qui lui étaient chères et qu’il avait déjà exprimées dans l’Introduction à la philosophie de l’histoire. L’historien, déclare Aron, doit produire une histoire – la seule recevable – qui soit en quête des valeurs derrière l’acte afin d’atteindre à une véritable compréhension des conduites humai-nes ; il lui faut “se libérer de lui-même, faire effort pour découvrir l’autre dans son altérité”, découverte qui suppose “une certaine communauté entre l’historien et l’ob-jet historique”. 108 Détermination des valeurs qui permettait seule une authentique compréhension du passé, en même temps qu’elle devait prémunir contre le risque d’en rester à l’élaboration d’une chaîne de causalité déterministe et conséquemment dépourvue de contingence. De simple bon sens, l’avertissement délivré par Aron, qui reprenait une mise en garde formulée dès 1938 :

Les événements historiques sont prévisibles dans l’exacte mesure où ils sont causalement ex-plicables. Avenir et passé sont homogènes : les propositions scientifiques ne changent pas de caractère selon qu’elles s’appliquent à l’un ou à l’autre. Pourquoi tant d’historiens inclinent-ils à tenir le passé pour fatal et l’avenir pour indéterminé ? 109

106 Merleau-Ponty, Œuvres, Humanisme et terreur, 252. 107 Merleau-Ponty, Œuvres, Humanisme et terreur, 253.

108 R. Aron, L’opium des intellectuels, intr. N. Baverez (Paris : Hachette, 2010), 148. 109 Aron, L’opium des intellectuels, 179.

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Préoccupations dont Aron se faisait encore l’écho en 1961 dans un article fondamen-tal sur Thucydide et le récit historique publié dans la revue Theory and History et repris la même année dans ses Dimensions de la conscience historique. Constatant la désaffection des historiens pour l’histoire événementielle, Aron rappelait quand même qu’il était difficile de s’en passer complètement et qu’il ne fallait surtout pas la priver de son caractère contingent :

L’événement, au sens que nous donnons à ce terme, c’est-à-dire l’acte accompli par un ou quel-ques hommes, localisé et daté, n’est jamais réductible à la conjoncture, à moins que nous n’éli-minions par la pensée ceux qui ont agi et décrétions que n’importe qui à leur place aurait agi de même. Dès lors que l’événement est action d’un individu, ou d’individus, on ne l’imagine nécessaire qu’en le détachant de l’acteur. 110

La démonstration d’Aron partait du mystère que constituait à ses yeux le fait que le récit événementiel ne semblât plus central dans l’interprétation que les historiens donnaient du XXe siècle, alors que Thucydide y avait attaché la plus grande impor-tance au temps de la guerre du Péloponnèse – pour Aron, il fallait y voir la consé-quence du fait que les événements modernes étaient fortement dépersonnalisés ; on ne devait pourtant pas en conclure que l’engrenage qui avait mené à la première guerre mondiale eût été instrument de fatalité.

Une ultime fois rappelées, les conceptions aroniennes essayaient de garder ouverte la possibilité d’une histoire événementielle qui fît de la contingence du fait historique son objet ; en dépit de la distance qui séparait désormais Aron de son ancien condis-ciple de la rue d’Ulm, elles n’étaient pas si éloignées du propos que tenait Sartre en 1957 dans ses Questions de méthode et elle rappelaient précisément les prescriptions formulées par Dupront en 1951 dans Histoire et paix. Publiées séparément avant d’être mises, en guise d’ouverture, au début de la Critique de la raison dialectique (1960), les Questions de méthode affirment la singularité d’une approche existentialiste de l’évé-nement historique considéré en sa pure spécificité. Contre le marxisme dogmatique et sa version stalinienne, Sartre refuse obstinément de réifier, de “fétichiser”, la dy-namique événementielle du déroulement de l’histoire. Un événement se caractérise d’abord par son indétermination :

Le résultat est rarement net : au soir du 10 août, le roi n’est pas détrôné mais n’est plus aux Tuileries, il s’est mis sous la protection de l’Assemblée […]. C’est donc l’ambiguïté même de l’événement qui lui confère souvent son efficacité historique. Cela suffit pour que nous affir-mions sa spécificité […]. Il a ses caractères singuliers : sa date, sa vitesse, ses structures, etc. L’étude de ces caractères permet de rationaliser l’Histoire au niveau même du concret. 111

Préconisant une méthode “progressive-régressive”, dont le maître mouvement est celui, selon l’expression de Sartre, du “va-et-vient”, l’auteur de L’être et le néant assigne à l’historien la mission de “retrouver le mouvement d’enrichissement totalisateur qui engendre chaque moment à partir du moment antérieur, l’élan qui part des obscu-

110 R. Aron, “Thucydide et le récit historique”, Theory and History, i/2 (1961) : 103-128, repris dans Aron, Dimensions de la conscience historique (Paris : Les Belles Lettres, 2011), 127-159 [144].

111 J.-P. Sartre, Questions de méthode, éd. A. Elkaïm-Sartre (Paris : Gallimard, 1986), 118.

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rités vécues pour parvenir à l’objectivation finale” 112 – on n’est guère éloigné de la scrupuleuse attention portée par Dupront aux temps de latence qui débouchent sur une recrudescence événementielle. Que Sartre, dès lors, recourt, après Aron, au fa-meux verstehen diltheyen, rien d’étonnant :

Pour saisir le sens d’une conduite humaine, il faut disposer de ce que les psychiatres et les his-toriens allemands ont nommé compréhension […]. Cette connaissance est simplement le mou-vement dialectique qui explique l’acte par sa signification terminale à partir de ses conditions de départ. Elle est originellement progressive. 113

En d’autres termes, l’existentialisme sartrien retrouvait dans le marxisme dogmati-que les mêmes péchés capitaux que l’on avait pu reprocher au positivisme historique et proposait un retour au concret de l’histoire en remettant les événements dans l’or-dre du temps, au lieu de les considérer à rebours sous la perspective d’un achèvement indûment tenu pour inévitable. Sartre le disait explicitement : “Il faut rejeter résolu-ment le prétendu positivisme qui imprègne le marxiste d’aujourd’hui”. 114 À la suite de Bergson, Péguy accusait les positivistes de pétrifier le cours de l’histoire ; pour sa part, Sartre faisait grief au marxisme de le “fétichiser” – les mots différaient, mais l’idée était bien la même : il n’était pas possible de ressaisir la contingence originelle de l’événement si l’on en figeait à rebrousse-temps la surgie.

Que les historiens ne soient pas restés insensibles aux débats qui agitaient les philo-sophes contemporains, on peut en trouver l’indice dans les pages que Marrou consa-cre à “l’existentiel en histoire” au chapitre viii de De la connaissance historique (1954). Au surplus, Marrou avait déjà évoqué, dans un copieux article de 1949 où il emprun-tait à L’être et le néant la notion de “psychanalyse existentielle”, 115 les rapports qui pou-vaient se nouer entre l’existentialisme et la démarche historiographique qu’il prônait. En 1954, Marrou était plus prudent et plus nuancé. Il n’en reconnaissait pas moins l’ir-réductible subjectivité du discours historique, et s’il raillait quelque peu, en évoquant les positions de Heidegger et de ses épigones parisiens, “ces jongleries verbales à base d’étymologie, renouvelées du Cratyle, à peine tolérables en allemand mais qui, imi-tées ou transposées en français […], deviennent d’une puérilité ridicule”, 116 il ne s’en réduisait pas moins non plus à des positions qui ne contrevenaient en rien aux thèses existentialistes et qui rappelaient les principes défendus en 1946 par Éric Dardel, à qui référence explicite était faite. Le propos de Marrou était ferme :

Le caractère spécifique de l’histoire, tout de même, est, par définition, la connaissance du passé, de l’autrefois, de la réalité humaine en tant qu’ayant été, dagewesenes Dasein. Ce point-là, comme tant d’autres, a été bien mis en lumière par Heidegger, chez qui, à condition de savoir lire avec sang-froid, il y a beaucoup à apprendre. Ainsi dans le commentaire, si personnel, qu’il a donné de l’idée chère à Dilthey : c’est parce qu’il est un être historique que l’homme comprend l’histoire. 117

112 Sartre, Questions de méthode, 133. 113 Sartre, Questions de méthode, 138.114 Sartre, Questions de méthode, 142.115 H.-I. Marrou, “De la logique de l’histoire à une éthique de l’historien”, Revue de métaphysique et de

morale, t. liv (1949) : 248-272 [259].116 H.-I. Marrou, De la connaissance historique (Paris : Le Seuil, 1975), 199-200.117 Marrou, De la connaissance historique, 199.

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Parce que l’histoire était existentiellement inséparable de l’historien, elle devait ces-ser, surtout quand elle était événementielle, d’être obsédée par la recherche d’une inhumaine, et donc falsifiante, causalité déterministe :

L’expérience vécue nous suggère aussi l’hypothèse opposée d’une contingence radicale. Autant qu’à la notion du Destin immuable, la conscience mythique de l’humanité a fait appel à celle de Fortune, aveugle et inconstante, ou de hasard […]. L’historien alors se prendra à songer : Le nez de Cléopâtre, s’il eût été plus court 118

Fidèles aux positions exprimées dans Tristesse de l’historien, Marrou s’accordait égale-ment avec les impératifs proclamés encore récemment par Dupront et Aron : face au matériau événementiel sur quoi il travaillait, l’historien devait en respecter la contin-gence.

Attitude de simple, mais aussi inamissible révérence à l’égard du donné historique et qui, chez Dupront, a débouché sur une conception authentiquement existentielle de l’œuvre historiographique. Dans un texte de 1961, l’auteur du Mythe de croisade réitérait inlassablement son appel en faveur d’une histoire qui fût primordialement du vivant, et non plus du mort : “À l’encontre de la démarche de l’historiographie traditionnelle, nous n’avons chance d’atteindre à ce qui a pu effectivement être vécu que dans une attitude, vis-à-vis des sources, d’analyse et de conscience existentielle”. 119 Même position était reprise en 1987 dans une ample synthèse de deux contributions rédigées en 1976 et en 1981 et consacrées, notamment, aux rapports entre histoire et anthropologie. Revenant sur le cas particulier du fait religieux, son champ d’étude de prédilection, Dupront revendiquait pour l’historien le privilège, finalement exclusif, d’atteindre à la conscience du vécu :

L’histoire apporte à l’anthropologie la justice du vécu. Bien davantage encore, dans une dé-marche de connaissance qui va de l’extérieur vers l’intérieur, de l’agi à ce qui est cru, espéré, combattu, dans cette tension aux finalités du vécu qui est, pour l’analyste, la dynamique mê-me de l’histoire, celle-ci, en entrant plus avant au mystère de la vie collective et individuelle de religion, rend manifestes et l’extraordinaire complexité de l’expérience humaine de religion, donc la liberté humaine à la vivre, et la conscience d’un univers d’au-delà. 120

La proximité avec les thèses de Marrou est ici patente. Pour Dupront, même l’histoi-re la plus événementielle est susceptible de fourbir l’arsenal d’une réflexion de nature anthropologique – au-delà de la stricte factualité de l’événement, il y a sa signification humaine et profonde :

Ce qui n’est simplement que la mise en œuvre de cette évidence existentielle que tout donné historique, si singulier ou minime soit-il, lorsqu’il est remis en situation dans son contexte his-torique, enseigne et les conditions de sa création et son sens, c’est-à-dire les choix du collectif humain dont il procède. 121

D’où le rapport ambivalent de Dupront à la longue durée, chère à son contemporain Fernand Braudel. D’une part, d’embrasser l’immensité des temps, tel un géologue,

118 Marrou, De la connaissance historique, 182.119 A. Dupront, Du Sacré. Croisades et pèlerinages. Images et langages (Paris : Gallimard, 1987), “La spiritua-

lité des croisés et des pèlerins d’après les sources de la première croisade” (1961), 239-263 [240].120 Dupront, Du Sacré, “Temporel et éternel”, 467-537 [470]. 121 Dupront, Du Sacré, 475.

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est certitude d’atteindre à la restitution nécessaire d’une durée continue – et Dupront retrouve ici l’une des exigences du bergsonisme auquel il a été formé – afin de faire le départ entre le mort et le vif :

La continuité est un tout : elle ne se partage pas, et nous savons heureusement désormais que notre présent est tout pénétré d’histoire vivante et par nous vécue. Dès lors la longue durée qui nous enseigne le plus est celle dont nous vivons encore les créations, les habitudes, les sur-vivances […]. Cette appréhension du passé au milieu de nous, dans notre univers quotidien, nous met de plain-pied, ou presque, avec la dynamique profonde qui a porté ses pulsions, ses attentes, la constitution du vocabulaire de signes et de formes dont il a fait sa culture. Au niveau de ces secrets d’exister et de vivre, la communication ne s’établit qu’au cœur de la continuité. 122

D’un autre côté, la longue durée, si enseignante soit-elle, n’en reste pas moins une figure artificielle, un schéma élaboré pour la commodité de l’analyse – elle peine inexorablement à toucher à l’essentiel :

À la vérité, constater que les choses ou les hommes maîtrisent partiellement le temps n’est pas connaissance en profondeur ni du comment ni encore moins du pourquoi. Trop externe la longue durée pour atteindre aux puissances – ou aux vertus – de l’exister. 123

Pétrie de bergsonisme, la réflexion dupronienne aboutissait en définitive à l’expres-sion d’une imprescriptible dimension existentielle de la conscience historique.

Le moment existentialiste de l’histoire de la culture française n’a apparemment pas été le fait des seuls philosophes. La querelle des passés contingents qui en a été l’une des dimensions a logiquement entraîné les historiens à prendre part au débat, au point qu’il est peut-être possible de considérer le Mythe de croisade comme le complé-ment nécessaire d’une trilogie formée avec l’Introduction à la philosophie de l’histoire et L’être et le néant, trois ouvrages qui, chacun à leur manière et dans leur juste mesure, témoignent de l’acculturation en France de la phénoménologie allemande et s’inscri-vent dans les prémices, la naissance, puis le conquérant essor de l’existentialisme. À Sartre, nulle référence chez Dupront – et pourtant, on sait que la question du néant et du vide était l’objet de ses préoccupations : sa bibliothèque personnelle conserve deux exemplaires du numéro que la revue La Table ronde, à laquelle Dupront était lié, a consacré en mars 1963 à la Civilisation du néant, thème sur lequel il semble, au témoi-gnage de Mme Monique Dupront, qu’il projetait d’écrire une étude. Aux alentours de la soutenance du Mythe de croisade, il y a bien eu une sorte de nébuleuse discursive, chronologiquement identifiable, qui, dans un ultime assaut contre le positivisme his-torique, a tenté d’élaborer une nouvelle philosophie critique de l’histoire. La tenta-tive n’est pas passée inaperçue, et elle a pu susciter l’hostilité. L’École des Annales l’a observée dans un pesant mais significatif silence. Pour sa part, le philosophe François Châtelet (1925-1985), qui était en train de rédiger sa thèse sur La naissance de l’histoire : la formation de la pensée historienne en Grèce (1962) – où place essentielle était faite à Thucydide, dans la lignée du récent ouvrage de Jacqueline de Romilly (1913-2010) sur Histoire et raison chez Thucydide (1956) –, publiait en 1955 dans La Nouvelle Critique un article vengeur où il s’emportait, après sa lecture du récent livre de Marrou, contre “l’incroyable légèreté avec laquelle les partisans actuels de cette philosophie critique

122 Dupront, Du Sacré, 476. 123 Dupront, Du Sacré, 526.

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de l’histoire prennent le parti du désespoir ou du dilettantisme”. 124 Pour François Châtelet, le subjectivisme que défendaient Marrou et aussi Paul Ricœur (1913-2005) 125 – tous deux attachés à la mouvance personnaliste de la revue Esprit – dans un article récent aboutissait à un piteux agnosticisme :

[La doctrine du subjectivisme] prend, au départ, pour adversaires les érudits positivistes que le respect idolâtre du fait rendit souvent un peu simples méthodologiquement et, satisfaite d’avoir triomphé sans gloire, elle englobe dans un même mépris tous les efforts pour construi-re une histoire scientifique. 126

La suite du propos ne laissait aucun doute sur le combat de François Châtelet : il fal-lait éviter au matérialisme historique, incarné par Marx et par Engels, le sort qui avait été réservé à Lavisse, Langlois et Seignobos. D’autres auteurs faisaient les frais de l’in-dignation de François Châtelet : “Il y a quelques années déjà, Éric Dardel s’émouvait à la suite de Heidegger sur le sens affectif du temps et, à force de jouer de l’historicité humaine, oubliait le devenir réel”. 127 À en croire François Châtelet, une connaissance objective du passé était possible, et elle devait toujours rester le but de l’historien. Pour mesurer la distance qui sépare une telle conviction des principes duproniens, il suffit de lire l’Itinéraire par quoi Dupront a voulu ouvrir son recueil intitulé Du sacré (1987) – y est prononcé un éloge de la vertu du regard, qui est “que personnellement il engage” : “Cette mise en cause de qui regarde, indispensable à tout acte de connais-sance, oblige à toujours tenir compte, dans toute appréciation du connaître, que le regard est de quelqu’un”. 128 D’être sincèrement et pleinement historien impliquait de faire acte de communion avec l’autre, en une réciprocité de conscience fondatrice du geste historiographique. Dans un Mémorial inédit rédigé après la disparition de son collègue et ami Louis Dermigny (1916-1974) – un éminent spécialiste d’histoire économique de la Chine à l’époque moderne –, Dupront déclarait : “Réduire est tou-jours manquer au créé ; au contraire, vouloir, accepter ce qui n’est pas soi et le sentir d’autant plus nécessaire, parfois d’autant plus proche que plus loin de soi, ferveur et récompense d’une luxuriance du monde”. 129 Avec Marrou, Dupront a crucialement œuvré pour produire une historiographie d’essentielle responsabilité contre la déres-ponsabilisation induite par le fatalisme positiviste – très significative, d’ailleurs, une remarque formulée au détour du Mémorial de Louis Dermigny : “Subir le destin dé-gradant est le faire : il n’est aucun destin dont nous ne soyons responsables”. 130 À la génération née au début du XXe siècle, il est revenu, en dépit des déchirements et des oppositions qui l’ont divisée, et là a été sa servitude, mais peut-être aussi sa grandeur dans le service commun accompli, d’essayer de définir une approche historiographi-que qui, à travers la subjectivité de l’historien, restituât à l’événement une contin-gence que le positivisme historique lui avait fait perdre. Dupront s’y est essayé en étu-diant le mythe de croisade ; Aron en a réaffirmé l’impératif en revenant à Thucydide

124 Fr. Châtelet, “Non, l’histoire n’est pas insaisissable”, La Nouvelle Critique, VII/65 (mai 1955) : 56-72 [57].125 P. Ricœur, Histoire et vérité (Paris : Le Seuil, 2001), “Objectivité et subjectivité en histoire” (1952), 27-50.126 Châtelet, “Non, l’histoire n’est pas insaisissable”, 59-60.127 Châtelet, “Non, l’histoire n’est pas insaisissable””, 65. 128 Dupront, Du Sacré, Itinéraire, 9-235 [213].129 A. Dupront, “Mémorial” pour Louis Dermigny, texte inédit dactylographié, 11.130 Dupront, “Mémorial” pour Louis Dermigny, 8.

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et en marchant sur les traces d’Albert Thibaudet (1874-1936), qui, lui-même imbu de bergsonisme, avait publié en 1922 La Campagne avec Thucydide, où il écrivait :

L’historien doit se mettre en garde contre un automatisme de l’intelligence qui lui fait croire que ce qui est arrivé ne pouvait pas ne pas arriver. Et ici l’idée fausse se double d’une idée dangereuse. Croire que la guerre d’hier était inévitable, c’est être amené à penser que celles de demain le seront aussi, le sont dès aujourd’hui. 131

Il n’est sans doute pas impossible que la génération de Dupront, de Marrou, d’Aron, de Sartre et de Merleau-Ponty ait appris à faire attention à la contingence de l’événe-ment sous l’influence de thèses bergsoniennes dont elle devait pourtant se déprendre avec tant d’éclat.

Université de Limoges

131 A. Thibaudet, La Campagne avec Thucydide (Paris : Gallimard, 1922), 261-262, n. 2.

composto in carattere dante monotype dallafabriz io serra editore, p i sa · roma.

stampato e r ilegato nellatipografia di agnano, agnano p i sano (p i sa) .

*Maggio 2012

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