La Jérusalem du IVe siècle et le récit de la conversion de l'Arménie

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Mélanges Jean-Pierre Mahé (Travaux et mémoires 18), Paris 2014, p. 353-368. LA JÉRUSALEM DU IV e SIÈCLE ET LE RÉCIT DE LA CONVERSION DE L’ARMÉNIE par Nazénie Garibian I. Le premier récit écrit de la conversion de l’Arménie La création de l’alphabet national en 405 représente une démarche décisive dans le processus de la christianisation de l’Arménie. Conçu pour la traduction de la Bible, puis des livres liturgiques et des écrits patristiques, pour mettre le pays en contact direct avec les Écritures, donc avec le Salut et afin d’ancrer le rite et le culte dans la vie quotidienne, cet alphabet permit bientôt de développer une riche littérature propre, dans laquelle l’historiographie occupe une place prédominante. Grâce à cette dernière, l’histoire arménienne s’intègre, dès la conversion au christianisme, au récit historique universel sur l’Économie du Salut fourni par la Bible, devenant une prolongation de l’histoire Providentielle. Une telle perspective transforma l’attitude des Arméniens vis-à-vis de leur mémoire traditionnelle, basée sur les fables ancestrales d’origine païenne, et par extension leur identité. Alimentée par l’idée que l’évangélisation de l’Arménie incarne le dessein de la Providence, cette identité est conçue par les Arméniens comme une Nouvelle alliance que Dieu a conclue avec eux, une grâce qui peut être mesurable à celle offerte à Moïse et au peuple d’Israël 1 . La littérature arménienne prit ses débuts durant une période historique difficile. Après le partage, vers 387, de la Grande Arménie entre les Empires rivaux sassanide et byzantin, les deux parties du peuple se sont retrouvées devant la menace de la division culturelle et confessionnelle. En l’absence d’un pouvoir centralisé, la société arménienne dut faire face, d’un côté, à l’apostasie des chrétiens au profit du mazdéisme iranien, de l’autre, à la politique byzantine d’assimilation. Les lettrés issus de la première école dite des « Traducteurs » s’efforcèrent alors de préserver l’unité de la nation tant sur le plan spirituel que temporel, représentés par le roi Trdat le Grand et le patriarche Grégoire l’Illuminateur 2 . 1. J.-P. Mahé, Entre Moïse et Mahomet : réflexions sur l’historiographie arménienne, REArm 23, 1992, p. 121-153 ; Id., L’alphabet arménien et les saints Traducteurs, dans L’alphabet arménien, Marseille 2006, p. 29-76 ; V. Calzolari, La citation du Ps. 78 (77), 5-8 dans l’épilogue de l’Histoire de l’Arménie d’Agathange, REArm 29, 2003-2004 p. 9-27. 2. Agatangelos, History of the Armenians, transl. and commentary by R. W. Thomson, Albany 1976, p. ix-x, xxxiv et xcii-xciii ; N. Garibian de Vartavan, La Jérusalem Nouvelle et les premiers

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Mélanges Jean-Pierre Mahé (Travaux et mémoires 18), Paris 2014, p. 353-368.

la jérusalem du ive siècle et le récit de la conversion de l’arménie

par Nazénie Garibian

I. Le premier récit écrit de la conversion de l’Arménie

La création de l’alphabet national en 405 représente une démarche décisive dans le processus de la christianisation de l’Arménie. Conçu pour la traduction de la Bible, puis des livres liturgiques et des écrits patristiques, pour mettre le pays en contact direct avec les Écritures, donc avec le Salut et afin d’ancrer le rite et le culte dans la vie quotidienne, cet alphabet permit bientôt de développer une riche littérature propre, dans laquelle l’historiographie occupe une place prédominante. Grâce à cette dernière, l’histoire arménienne s’intègre, dès la conversion au christianisme, au récit historique universel sur l’Économie du Salut fourni par la Bible, devenant une prolongation de l’histoire Providentielle. Une telle perspective transforma l’attitude des Arméniens vis-à-vis de leur mémoire traditionnelle, basée sur les fables ancestrales d’origine païenne, et par extension leur identité. Alimentée par l’idée que l’évangélisation de l’Arménie incarne le dessein de la Providence, cette identité est conçue par les Arméniens comme une Nouvelle alliance que Dieu a conclue avec eux, une grâce qui peut être mesurable à celle offerte à Moïse et au peuple d’Israël 1.

La littérature arménienne prit ses débuts durant une période historique difficile. Après le partage, vers 387, de la Grande Arménie entre les Empires rivaux sassanide et byzantin, les deux parties du peuple se sont retrouvées devant la menace de la division culturelle et confessionnelle. En l’absence d’un pouvoir centralisé, la société arménienne dut faire face, d’un côté, à l’apostasie des chrétiens au profit du mazdéisme iranien, de l’autre, à la politique byzantine d’assimilation.

Les lettrés issus de la première école dite des « Traducteurs » s’efforcèrent alors de préserver l’unité de la nation tant sur le plan spirituel que temporel, représentés par le roi Trdat le Grand et le patriarche Grégoire l’Illuminateur 2.

1. J.-P. Mahé, Entre Moïse et Mahomet : réflexions sur l’historiographie arménienne, REArm 23, 1992, p. 121-153 ; Id., L’alphabet arménien et les saints Traducteurs, dans L’alphabet arménien, Marseille 2006, p. 29-76 ; V. Calzolari, La citation du Ps. 78 (77), 5-8 dans l’épilogue de l’Histoire de l’Arménie d’Agathange, REArm 29, 2003-2004 p. 9-27.

2. Agatangelos, History of the Armenians, transl. and commentary by R. W. Thomson, Albany 1976, p. ix-x, xxxiv et xcii-xciii ; N. Garibian de Vartavan, La Jérusalem Nouvelle et les premiers

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Il ne paraît donc pas surprenant que la première œuvre littéraire proprement arménienne soit du genre historiographique, et que cette œuvre raconte la conversion de l’Arménie : récit qui se reconnaît comme la suite des Écritures, permettant ainsi de participer, tout comme l’œuvre écrite de Moïse, à la perpétuation de l’Alliance divine 3.

En effet, il est établi actuellement que la première rédaction de ce récit, connue dans les sources sous le titre de Vie de saint Grégoire ou Livre de Grégoire (V), remonterait aux années 417-428 4. Elle aurait été composée sur ordre du patriarche Sahak le Grand 5 à l’occasion de la nouvelle disposition des églises de Vałaršapat 6, afin d’y fixer le siège catholicossal et promouvoir cette résidence royale au statut de métropole spirituelle de toute l’Arménie 7. Le récit a probablement été retouché après le concile d’Éphèse en 431 8, avant d’être inclus dans une nouvelle version de l’histoire de la conversion de l’Arménie, entreprise après 451 par un auteur qui se nomme Agat‘angełos (A). Celle-ci représente actuellement la « rédaction nationale » (Aa). Nous pouvons juger du contenu de la version originale d’après les deux traductions (grecque Vg et arabe Va et Var) 9, qui garderaient trace de passages remontant au milieu du ve siècle 10. Il diverge en plusieurs points – parfois essentiels – de la rédaction initiale. Les deux rédactions (A et V) ont connu par la suite plusieurs versions remaniées en diverses langues, qui chacune s’adapte aux circonstances historiques spécifiques de son pays 11.

Toutefois, l’analyse de l’ensemble des textes du « dossier d’Agat‘angełos » révèle un noyau constant du récit, dans lequel les légendes orales cristallisées dans la mémoire

sanctuaires chrétiens de l’Arménie, London – Fribourg – Erevan 2009 (publication de la thèse doctorale Art et théologie en Arménie du ive au ve siècle, Paris, EPHE 2005), p. 205-232.

3. Pour cette interprétation du récit de la Conversion, voir Calzolari, La citation du Ps. 78 (cité n. 1).4. Garibian de Vartavan, La Jérusalem Nouvelle (cité n. 2), p. 209 et 218-225. Voir aussi

Ա. Տեր-Ղեվոնդյան, Ագաթանգեղոսի արաբական խմբագրության նորահայտ ամբողջական բնագիրը, Sin. 455 [A. Ter-Łevondyan, Le manuscrit complet nouvellement découvert de la rédaction arabe d’Agathange, Sin. 455], Պատմա-բանասիրական հանդես 60/1, 1973, p. 209-237 ; Mahé (1997, p. 182 et A. et J.-P. Mahé, Histoire de l’Arménie des origines à nos jours, Paris 2012, p. 93) situent la première rédaction avant 428 et Ն. ադոնց, Հայաստանը Հուստինիանոսի դարաշրջանում [N. Adontz, L’Arménie à l’époque de Justinien], Erevan 1987, trad. arm. de l’éd. russe de 1908, p. 379, n. 1, l’attribue à l’inventeur de l’alphabet, Mesrop Maštoc‘.

5. R. W. Thomson, The Lives of Saint Gregory, Michigan 2010, p. 93, suppose qu’elle aurait pu être composée par saint Sahak avant son exil en Perse en 428.

6. Pour l’étude de cette nouvelle topographie, voir Garibian de Vartavan, La Jérusalem Nouvelle (cité n. 2), p. 210-213.

7. N. Garibian de Vartavan, Les traditions dynastiques parthes et le siège patriarcal en Arménie au ive siècle, Bulletin of Parthian and mixed oriental studies 1, 2005, p. 43-66.

8. Garibian de Vartavan, La Jérusalem Nouvelle (cité n. 2), p. 219.9. Pour les textes et l’étude, voir Н. Марръ, Крещеніе армянъ, грузинъ, абхазовъ и алановъ Святымъ

Григоріемъ [N. Marr, Le baptême des Arméniens, des Géorgiens, des Abchazes et des Alans par saint Grégoire], St-Petersbourg 1905, G. Garitte, Documents pour l’étude du livre d’Agathange (Studi e testi 127), Città del Vaticano 1946 et Ter-Łevondyan, Le manuscrit (cité n. 4).

10. Garitte, Documents (cité n. 9), p. 334 et 348.11. Pour un aperçu complet sur le « dossier d’Agat‘angełos », voir G. Winkler, Our present

knowledge of the History of Agat‘angełos and its oriental versions, REArm 14, 1980, p. 125-141 ; Պ. Մուրադյան, Ագաթանգեղոսի հին վրացերեն խմբագրությունները [P. Muradyan, Les anciennes rédactions géorgiennes d’Agathange], Erevan 1982 ; N. Garsoïan, L’Église arménienne et le grand schisme d’Orient, Louvain 1999, p. 1-4.

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collective et les sources relatives à la conversion de l’Arménie de façon à obtenir un récit cohérent 12. Ce récit englobe en un seul ensemble les traditions de deux événements séparés l’un de l’autre d’un laps de 13 ans. La première est l’histoire des vierges Hṙip‘simiennes échappées des persécutions de Dioclétien et martyrisées, en 301, à Vałaršapat sur ordre du roi Trdat IV. L’autre est l’histoire de Grégoire qui fuit les persécutions de Maximin Daïa en 311-313, avant d’être emprisonné par Trdat, puis réhabilité grâce aux efforts du clan chrétien présent à la cour et consacré, en 314, comme le premier évêque du pays 13.

Dans cet effort de composition, à la recherche de parallèles historiques, de modèles littéraires ou de prototypes des personnages légendaires, on remarque non seulement l’influence de la Bible et des œuvres proprement historiques, mais une large part d’inspiration des textes hagiographiques et homilétiques, ceux des exégèses patristiques et des légendes, dont une quantité considérable était traduite du syriaque et du grec durant les années qui suivirent la création de l’alphabet 14. C’est ainsi que la narration des événements dans le récit se développe sur un fond hagiographique d’affabulations romanesques, en intercalant au monde et aux personnages réels interventions miraculeuses et apparitions surnaturelles.

Or en examinant de plus près les textes du récit de la Conversion, nous percevons parmi les motifs littéraires choisis, comme dans une symphonie, des notes prédominantes qui se réfèrent constamment à une mélodie de source commune. Cette mélodie est sur la ville de Jérusalem ou plus précisément, la Jérusalem chrétienne du ive siècle dans son aspect tant symbolique que matériel. Elle se fait exprimer ici – en quelques accords ré-majeur – par les Catéchèses baptismales de Cyrille de Jérusalem et sa Lettre à Constance II, mais surtout par la Légende de la Vraie Croix, œuvres qui ont cristallisé les événements et les personnages les plus importants dans le processus de la christianisation et de la promotion de la Ville sainte. Comme nous verrons plus bas, toutes les trois étaient connues en Arménie dès le début du ve s.

II. La Jérusalem eschatologique et les légendes de la Croix

La christianisation de Jérusalem s’accélère en 324, suite au passage de la partie orientale de l’Empire romain sous l’autorité de Constantin le Grand devenu le seul auguste. Elle est marquée par deux événements qui changent au plus profond l’aspect matériel et la dimension théologique de la Ville sainte. Le premier, survenu très probablement

12. Sur ces traditions et la composition de l’Histoire d’Agat‘angełos, voir Thomson, The Lives of Saint Gregory (cité n. 5), p. 93-94.

13. Pour les détails de cette étude, voir Garibian de Vartavan, La Jérusalem Nouvelle (cité n. 2), p. 256-271. Voir aussi J.-P. Mahé, Affirmation de l’Arménie chrétienne (vers 301-590), L’histoire du peuple arménien, sous la dir. de G. Dédéyan, Toulouse 2007.

14. Voir Thomson, Introduction, dans History of the Armenians (cité n. 2) et The Armenian adaptation of the Ecclesiastical history of Socrates Scolasticus commonly known as The shorter Socrates, transl. of the Armenian text and commentary by R. W. Thomson, Leuven – Paris – Sterling 2001, p. 3-4 ; J.-P. Mahé, Le premier siècle de l’Arménie chrétienne (298-387) : de la littérature à l’histoire, dans Roma-Armenia : grande salle Sixtine, Bibliothèque apostolique du Vatican, 25 mars-16 juillet 1999, sous la dir. de C. Mutafian, Rome 1999, p. 64-70 ; Id., Affirmation (cité n. 13) ; N. Garibian, Costantino nella tradizione ecclesiastica armena, dans Costantino I : enciclopedia costantiniana sulla figura e l’immagine dell’imperatore del cosiddetto Editto di Milano, Roma 2013, p. 441-461.

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vers 326-327 15, lors de la construction de la grande basilique de Constantin, appelée Martyrium ou Katholikè, est la découverte du Bois de la Croix 16. Le second, daté précisément du 7 mai 351, est la vision lumineuse de la Croix dans le ciel de Jérusalem. Selon la Lettre de Cyrille de Jérusalem à Constance II, elle s’étendait entre le monticule du Golgotha et le mont des Oliviers 17. Cette vision permettait d’authentifier le Bois de la Croix retrouvé deux décennies auparavant, tout en étant interprétée comme la confirmation du mystère de la Crucifixion et comme le signe imminent de la Seconde Parousie. De cette façon, la réalité et la Vérité se sont jointes dans un dessein eschatologique à travers la découverte et l’apparition de la Croix 18. Par le pouvoir du signe de la Croix et de sa relique, Jérusalem recevait une position centrale parmi toutes les villes chrétiennes car elle incarnait aussi bien le passé biblique que le futur eschatologique 19.

Entre ces deux événements, Jérusalem change d’apparence physique. Le somptueux complexe ecclésial au Golgotha englobe les sites les plus vénérables de la chrétienté – ceux de la Crucifixion et de la Résurrection. D’autres grandes et belles églises sont érigées, par les soins de Constantin et des évêques de la ville, sur les endroits importants liés au Christ et aux apôtres : la basilique d’Eléona sur la grotte de l’Enseignement au mont des Oliviers, celle de l’Agonie au Gethsémani, à côté de la grotte de l’Arrestation, celle des douze Apôtres au mont Sion.

Une liturgie unique de caractère processionnel est élaborée, reliant en permanence les sanctuaires des sites où Jésus avait été présent dans la dernière semaine de sa vie terrestre. D’après les récits des pèlerins et les plus anciens témoignages du calendrier liturgique hagiopolite, le Lectionnaire de Jérusalem, dans les cérémonies des grandes fêtes, la Croix et la vénération de ses reliques occupaient une place importante 20. Toutes ces transformations ont attiré des flots de pèlerins, surtout au moment des grandes fêtes, et firent croître considérablement la communauté religieuse de la ville.

Dans l’intention de créer une Jérusalem chrétienne et de promouvoir son statut comme berceau de la religion, comme premier siège apostolique et métropole de toute la chrétienté, Cyrille de Jérusalem (349/350-386/387) a joué un rôle essentiel. Il s’est servi des lieux saints et de ces deux événements liés à la Croix pour transformer la Jérusalem et la Croix en deux symboles chrétiens par excellence, connectés entre eux de façon

15. Garibian de Vartavan, La Jérusalem Nouvelle (cité n. 2), p. 101-113.16. Cette découverte accompagnait probablement celle du Tombeau du Christ. L’analyse des

sources permet de supposer que le Bois de la Croix se trouvait dans le Tombeau, voir ibid.17. Voir la Lettre de Cyrille à Constance II, éd. française : J. F. Coakly, Lettre de Cyrille de

Jérusalem à Constance II, traduction française du texte syriaque, AnBoll 102, 1984 p. 71-81 ; éd du texte arm. : H. Inglizean, Kiwrłi Erusałemacwoy Tuxt‘ aṙ Kostandios kaysr. Usumnasirut‘iwn ew bnagir [La Lettre de Cyrille de Jérusalem à l’empereur Constance : étude et texte original], Handēs Amsōreay 78, 1964, col. 289-301, 449-458, suite 79, 1965, col. 1-16.

18. B. Baert, A heritage of Holy Wood : the legend of the True Cross in text and image, Leiden 2004, p. 51.

19. J. W. Drijvers, Cyril of Jerusalem : bishop and city, Leiden – Boston 2004, p. 159-16220. Pour les récits des pèlerins, voir P. Maraval, Récits des premiers pèlerins chrétiens au Proche-

Orient (ive-viie s.), Paris 1996, pour le Lectionnaire, voir Ch. Renoux, Les fêtes et les saints de N. Adontz. Fin, REArm 15, 1981, p. 103-144 ; Id., Le lectionnaire de Jérusalem en Arménie : le Čašoc‘. 2, Édition synoptique des plus anciens témoins (PO 48/2), Turnhout 1999.

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indissociable 21. Déjà dans ses Catéchèses baptismales (348-350), Cyrille insiste sur la valeur du Golgotha, lieu de la Crucifixion et dépositaire des reliques de la Croix, comme le « centre du monde » 22. Le Christ et la Croix commencent à se manifester comme des puissances divines interchangeables : le signe de la croix devient le symbole du Christ dont il dérive sa puissance et dont il représente les seules reliques qui soient 23. Dans la conception théologique de l’évêque de Jérusalem, la Croix reçoit une nouvelle signification : elle est considérée comme la source de vie, de l’illumination et de la rédemption, la fondation indestructible de la foi et du salut, la gloire de l’Église universelle 24.

Cyrille accentue d’avantage le lien entre la Croix et Jérusalem dans un autre écrit important, sa Lettre à Constance II à propos de l’apparition céleste du signe de la croix en 351, envoyée aussitôt après l’événement. Il renchérit sur la relation privilégiée que l’Empereur et sa famille doivent avoir avec la Ville sainte, comme c’était le cas sous le règne du père de Constance, Constantin le Grand 25. À travers cette lettre, la Croix a tendance à devenir un symbole impérial et à s’affirmer comme un signe guerrier de victoire 26, tendance qui se développe par la suite grâce à la création de la Légende de la Vraie Croix devenue l’histoire la plus répandue et la plus référée dans la littérature chrétienne du monde.

Cette dernière, élaborée entre 351 et 390, durant l’épiscopat de Cyrille et probablement encore par ses soins 27, fusionne les deux événements liés à la Croix par leurs dates pour donner naissance à un récit instructif, qui non seulement satisfait la curiosité des pèlerins, mais aussi et surtout revendique l’autorité et le prestige prééminents de l’Église apostolique de Jérusalem – qui s’est vue octroyer, dans le concile de Constantinople de 381, le titre de « mère de toutes les églises » – en confirmant l’orthodoxie nicéenne de ses évêques vis-à-vis des tendances subordinatianistes de leurs rivaux de la métropole de la Palestine, Césarée 28.

Prenant racine dans la Vita Constantini d’Eusèbe de Césarée, dans les Catéchèses de Cyrille et sa Lettre à l’empereur Constance II, la Légende décrit comment la mère de Constantin, Hélène, avertie par des visions théophaniques, part pour Jérusalem à la recherche du lieu de la Crucifixion et du Bois de la Croix, cachés sous un temple païen par les ennemis du christianisme. Renseignée par les habitants de la ville, elle fait fouiller le site et trouve en profondeur trois croix, ainsi que les clous et le titulus. L’authenticité de la Vraie Croix se révèle par son pouvoir de ressusciter un mort. Hélène construit une église sur le lieu de la découverte et instaure une fête annuelle le jour de la découverte de la Croix. Elle envoie à son fils une partie du saint Bois et les clous. Ces derniers sont employés dans l’apparat guerrier de Constantin. Devenues la propriété de l’empereur et doublées par la vision céleste de Constantin, ces reliques de la Croix reçoivent une

21. Drijvers, Cyril of Jerusalem (cité n. 19), p. 165-167.22. Cath. 13.28, éd. française : Cyrille de Jérusalem, Les catéchèses baptismales et mystagogiques, trad.

française, introd. et notes J. Bouvet, A.-G. Hamman, Paris 1993 ; éd. du texte arm. : Կյուրեղ Երուսաղեմացի, Կոչումն ընծայութեան [Cyrille de Jérusalem, Catéchèses baptismales], Venise 1832, p. 255-256.

23. C. Walter, IC XC NI KA : the apotropaic fonction of the victorious cross, REB 55, 1997, p. 193-220.

24. Drijvers, Cyril of Jerusalem (cité n. 19), p. 156.25. Ibid., p. 159-161.26. Inglizean, La lettre (cité n. 17).27. Drijvers, Cyril of Jerusalem (cité n. 19), p. 172-173 ; voir aussi T. D. Barnes, Constantine

and Eusebius, Cambridge MA 1981, p. 382, n. 130.28. Drijvers, Cyril of Jerusalem (cité n. 19), p. 175-176.

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valeur apotropaïque garantissant ses succès militaires, se transforment en signe de victoire et en symbole de pouvoir impérial, et cette acception reste tout au long de l’histoire de l’Empire 29. Les reliques de la Croix, la vision de Jérusalem et la vision de Constantin forment un triangle de forte connexion, établissant l’alliance de l’empereur, sa famille et sa capitale avec Jérusalem. Vers la fin du ive siècle, la fonction victorieuse de la Croix se transmet également dans les milieux ecclésiastiques, où on la trouve, par exemple, dans les actes du concile d’Éphèse sous formule de « Christ, notre Seigneur, c’est toi qui as vaincu ! Oh, Croix, c’est toi qui as vaincu ! »

Le récit de la Légende, rapporté par plusieurs historiens des ive-ve siècles 30, se développe alors en deux autres versions surnommées d’après les figures principales – celle de Protonikè et celle de Judas Cyriaque. La version de Protonikè, originaire d’Édesse et connue uniquement en syriaque et en arménien, est datée des années 431-436 31. Le récit remonte la découverte des croix au ier s. apr. J-C. et supplante Hélène par un personnage inventé de la femme de l’empereur Claude. Dans la troisième version, les croix et les clous sont retrouvés grâce à un juif nommé Judas, également un personnage fictif 32, qui se convertit au christianisme et devient l’évêque de la ville sous le nom de baptême Cyriaque. Dans la tradition arménienne, il est identifié à Cyrille de Jérusalem 33. Cette version, née à Jérusalem et enregistrée en langue grecque au début du ve s. (très probablement dès 415 34), se répand en Orient et en Occident en plusieurs versions et en plusieurs langues 35. Très tôt, peut-être même dès l’origine, elle reçoit comme prologue et épilogue deux autres légendes également d’origine orientale, la Vision de Constantin et le Martyre de Judas Cyriaque, avec lesquelles elle forme un corpus cohérent 36. Cette version opère la fusion la plus évidente de la vision de Constantin et des deux événements liés à la Croix, dont elle date la découverte de l’année 351 37.

29. Walter, IC XC (cité n. 23) ; B. Flusin, Les reliques de la Sainte-Chapelle et leur passé impérial à Constantinople, dans Le trésor de la Sainte-Chapelle : Paris, musée du Louvre, 31 mai 2001-27 août 2001, Paris 2001, p. 20-31.

30. De Gélase de Césarée à Théodoret. Pour les détails et la bibliographie, voir Drijvers, Cyril of Jerusalem (cité n. 19), p. 167-171.

31. J. W. Drijvers, The Protonike legend, the Doctrina Addai and Bishop Rabbula of Edessa, Vigiliae Christianae 51/3, 1997, p. 298-315. Elle serait créée pour être incorporée dans la Doctrine d’Addaï, voir infra.

32. Drijvers, Cyril of Jerusalem (cité n. 19), p. 169. M. Van Esbroeck, Jean II de Jérusalem et les cultes de st Étienne, de la Saint-Sion et de la Croix, AnBoll 102, 1984, p. 99-134, soutient son authenticité en l’identifiant avec un évêque Cyriaque mort en martyr sous Julien l’Apostat.

33. N. Akinian, Vkayabanut’iwn srboyn Kiwrli (Kiwrakosi) ew mor noray Annayi [Martyre de saint Cyrille (Cyriaque) et de sa mère Anne], Handēs Amsōreay, 62, 1948, col. 129-155 ; M. Van Esbroeck, Legends about Constantine in Armenian, Classical Armenian culture, Armenian texts and studies 4, 1982, p. 79-101.

34. H. J. W. & J. W. Drijvers, The finding of the True Cross : the Judas Kyriakos legend in Syriac, Louvain 1997, p. 11, 20-25 ; Baert, A heritage (cité n. 18), p. 45.

35. Drijvers, Cyril of Jerusalem (cité n. 19), p. 169 ; Baert, A heritage (cité n. 18), p. 43.36. Drijvers, The finding of the True Cross (cité n. 34), p. 21-28. Elles peuvent même être écrites

par le même auteur, voir N. Pigoulewsky, Le martyre de saint Cyriaque de Jérusalem, Revue de l’Orient chrétien 26, 1927-1928, p. 305-349, ici p. 318.

37. Deux batailles victorieuses de Constance II ont lieu à la même date, voir Drijvers, Cyril of Jerusalem (cité n. 19), p. 160.

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C’est dans cette forme tripartite que le « corpus de Judas Cyriaque » serait traduit en syriaque dans l’école d’Édesse, aux temps et probablement par les soins de l’évêque Rabbula (412-436), qui a fait un pèlerinage à Jérusalem et a dû y prendre connaissance des traditions de la légende. On lui attribue également la création de la version de Protonikè et son adaptation dans la Doctrine d’Addaï (légende du roi Abgar), dont il est considéré comme le rédacteur final 38. C’est encore par son initiative que le « corpus de Judas » serait placé, avec la Doctrine de Siméon Céphas et la Doctrine des Apôtres, dans le contexte de la Doctrine d’Addaï en vue de justifier la grande ancienneté de l’Église d’Édesse et de la relier avec Jérusalem, mais aussi avec l’Église et la famille impériales 39. Ici, la Légende de Judas Cyriaque est qualifiée comme la seconde découverte de la Croix, après celle de Protonikè. Un manuscrit syriaque contenant la Doctrine d’Addaï, daté vers 500, contient le plus ancien témoignage du « corpus de Judas Cyriaque » qui présente toutes les caractéristiques d’une traduction syriaque d’après un original grec 40.

III. Le rayonnement de l’iconographie vivante de Jérusalem en Arménie

Ainsi, à partir des années 370, la Jérusalem chrétienne, qui après Constantin était sortie de l’orbite d’intérêts des empereurs et de la cour, a pris un éclat sans précédent aux temps de la dynastie théodosienne et s’est imposée comme le centre de l’univers et le siège de la Première Église, comme l’incarnation eschatologique de la Cité céleste. La splendide mosaïque du ve s. de l’abside de l’église Sainte-Pudentienne à Rome (fig. 1) interprète cette conception de Jérusalem, où l’image de la Cité éternelle et intelligible est greffée sur l’aspect temporel et réel de la ville, représentée par ses principaux sanctuaires. La grande croix en or sertie de pierres précieuses, dressée sur le rocher du Golgotha, est au centre de la composition. Elle symbolise à la fois les reliques du Bois de salut, la vision lumineuse de 351 et le monument offert par l’empereur Théodose II au début du ve s. 41. C’est ainsi que le phénomène de la Jérusalem chrétienne est vu, imaginé et propagé par les contemporains. Grâce aux pèlerinages et aux contacts avec les communautés religieuses actives dans le dernier quart du ive s., « l’iconographie vivante » de Jérusalem est diffusée dans le monde et imitée dans diverses formes et configurations, pour recréer, jusqu’à dans les contrées lointaines, des « copies » dotées du même pouvoir que l’original 42.

Au tout début du ve s., les autorités religieuses de l’Arménie font appel à la renommée et l’iconographie de cette Jérusalem eschatologique lorsqu’elles tâchent d’enraciner le christianisme dans le pays et de consolider les positions de son Église. La haute autorité

38. Drijvers, The finding of the True Cross (cité n. 34), p. 14-15, 32-33 et Drijvers, The Protonike legend (cité n. 31).

39. Ibid. ; Van Esbroeck, Jean II de Jérusalem (cité n. 32) et Id., Legends about Constantine (cité n. 33).

40. Drijvers, The finding of the True Cross (cité n. 34), p. 31.41. Pour l’analyse iconographique de la mosaïque, voir C. Milner, « Lignum Vitae » or « Crux

Gemmata » ? The Cross of Golgotha in the early Byzantine period, BMGS 20, 1996, p. 77-99 et Garibian de Vartavan, La Jérusalem Nouvelle (cité n. 2), p. 161.

42. Pour les « copies » de la Ville sainte, voir récemment Новые Иерусалимы : иеротопия и иконография сакральных пространств, редактор-составитель А. М. Лидов = New Jerusalems : hierotopy and iconography of sacred spaces, ed. by A. M. Lidov, Moscou 2009.

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spirituelle de la Ville sainte fut appuyée par de nombreux pèlerinages (dont les traces continuent à se révéler encore de nos jours) entraînant d’importantes fondations et une intense activité culturelle sur place 43.

Déjà en 335, une délégation arménienne était partie en mission à Jérusalem, probablement pour assister à l’inauguration du somptueux complexe de la Résurrection, et avait profité de ce séjour pour canoniser les rites d’initiation (le Baptême et l’Eucharistie) selon l’usage hagiopolite, comme en témoigne la Lettre de Macaire adressée aux Arméniens 44.

Il est établi actuellement que pour réaménager le site de Vałaršapat afin d’y fixer le siège catholicossal (entre 406 et 417), saint Sahak eut recours à cette « iconographie vivante » de la Jérusalem chrétienne. La topographie sacrée formée par les quatre sanctuaires les plus importants de la Ville sainte se manifeste à l’origine de la disposition des trois martyria des vierges Hṙip‘simiennes autour de l’église-mère Kat‘ołikē 45. Ainsi, la Kat‘ołikē qui reprend justement l’une des dénominations de la basilique de Constantin, correspond par sa position au complexe de la Résurrection au Golgotha, le martyrium du Pressoir, qui reprend la traduction du nom araméen de Gethsémani, correspond à la basilique de

43. Sur la présence arménienne en Terre sainte, il existe une vaste bibliographie, dont nous citerons ici trois publications récentes : K. C. Britt, Identity crisis ? Armenian monasticism in early Byzantine Jerusalem, Aramazd : Armenian journal of Near Eastern studies 6/1, 2011, p. 128-153 ; M. E. Stone et al., A new Armenian inscription from a Byzantine monastery on Mt. Scopus, Jerusalem, Israel exploration journal 61, 2011, p. 230-235 ; Corpus inscriptionum Iudaeae/Palaestinae. 1, Jerusalem. 2, 705-1120, ed. by H. M. Cotton et al., Berlin 2012.

44. Macarius of Jerusalem, Letter to the Armenians, AD 335, introd., text, transl. and commentary A. Terian, New York 2008, p. 23, 51-54.

45. Pour l’étude de cette question, voir Garibian de Vartavan, La Jérusalem Nouvelle (cité n. 2), p. 205-282.

Fig. 1 – Représentation de la Jérusalem eschatologique. Mosaïque de l’abside, fin ive-début ve s., basilique de Sainte-Pudentienne, Rome.

la jérusalem du ive siècle et le récit de la conversion de l’arménie 361

l’Agonie, le martyrium de Hṙip‘simē « incarne » la basilique d’Éléona et celui de Gayanē est disposé selon la basilique de Sion (fig. 2).

À peu près à la même période (417-439), pour développer et systématiser l’année liturgique arménienne, saint Sahak imita à nouveau « l’iconographie vivante » de Jérusalem, cette fois-ci en forme du rite hiérosolymitain, en faisant traduire et introduire

Fig. 2 – La disposition des sanctuaires de Vałaršapat selon la « topographie sacrée » de Jérusalem, début ve s., plan original de N. Garibian.

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sans changement son Lectionnaire 46. Ainsi, les fêtes et les rites annuels de l’Arménie se rattachent à ceux de la Ville sainte non seulement par les lectures et les chants identiques, mais aussi par l’évocation des noms des sanctuaires et du déroulement des processions entre les lieux saints. Dorénavant, toutes les sources originaires de Jérusalem ont acquis une autorité primordiale dans l’observance des fêtes comme dans les discussions théologiques 47.

De ce fait, la personne de Cyrille de Jérusalem, à qui les Arméniens attribuaient la composition définitive du Lectionnaire et de nombreuses réformes liturgiques, connut des honneurs distingués et fut auréolée de légendes 48. Il est appelé « patriarche, didascale de vérité, confesseur orthodoxe et illuminateur » 49. Ses Catéchèses baptismales et Lettre à Constance II figurent parmi les premières œuvres traduites en arménien après la Bible de la main de la première génération de l’école maštoc‘ienne, et elles jouissaient d’une notoriété considérable 50. Elles étaient incluses dans les lectures rituelles du Lectionnaire.

D’après l’étude de la tradition manuscrite, la Légende de la Croix était connue en Arménie dans les versions de Protonikè et de Judas Cyriaque 51. La première est transmise avec la Doctrine d’Addaï peu après sa composition finale, car la traduction de cette dernière circulait en Arménie dès le premier tiers du ve s. 52 et fut sitôt « arménisée » par sa connexion avec la Légende du roi Sanatrouk et du Martyre de Sanduxt 53. Des témoignages plus ou moins explicites recueillis dans les sources historiques arméniennes du ve s. portent à croire que la version de Judas Cyriaque était connue en Arménie à cette époque 54. Or la présence, d’une part, dans les recueils liturgiques arméniens, des textes de la Vision de Constantin suivie de la Légende de la Croix ainsi que du Martyre de Judas Cyriaque 55,

46. Voir les nombreuses publications de Charles Renoux à ce sujet.47. Macarius of Jerusalem, Letter to the Armenians (cité n. 44), p. 17.48. E. Bihain, Une Vie arménienne de saint Cyrille de Jérusalem, Le muséon 76, 1963, p. 319-348

et n. 5 ; Renoux, Les fêtes et les saints (cité n. 20) et Id., Le lectionnaire albanien des manuscrits géorgiens palimpsestes N. Sin. 13 et N. Sin. 55 (X-XI ss.) : essai d’interprétation liturgique (PO 52/4), Turnhout 2012, n° 234, p. 158-159 ; Macarius of Jerusalem, Letter to the Armenians (cité n. 44).

49. Selon une Vie arménienne de l’évêque, remontant probablement au ixe s. mais contenant plusieurs éléments plus anciens ; voir Bihain, Une Vie arménienne (cité n. 48). Le titre « didascale » était en usage pour le ministère d’évêque dans les descriptions liturgiques de Jérusalem des ive-ve siècles, voir Ch. Renoux, Les ministres du culte à Jérusalem au ive et au ve siècle, dans L’assemblée liturgique et les différents rôles dans l’assemblée : conférences Saint-Serge, 23e semaine d’études liturgiques, Paris, 28 juin-1er juillet 1976, Roma 1977, p. 253-267.

50. G. Garitte, Les catéchèses de st Cyrille de Jérusalem en arménien, Le muséon 76/1, 1963, p. 95-108 ; Bihain, Une Vie arménienne (cité n. 48) ; Լ. Տեր-ՊեՏրոսյան, Հայ հին թարգմանական գրականություն [L. Ter-Petrossyan, Anciennes traductions arméniennes], Erevan 1984, p. 9 ; R. W. Thomson, Jerusalem and Armenia, Studia patristica 18/1, 1985, p. 77-92.

51. Van Esbroeck, Legends about Constantine (cité n. 33).52. La source est connue sous le titre de Lettre d’Abgar que la tradition arménienne attribue à

Labubna ; voir Լաբուբնեա, Թուղթ Աբգարու, Venise 1868 et Mahé, Le premier siècle (cité n. 14).53. Pour la connexion des deux légendes, voir Ն. ակինյան, Մատենագրական հետազօտութիւններ :

T‘adēi ew Sandxtoy vkayabanut‘iwnə [N. Akinian, Recherches philologiques : le martyre de Thaddée et de Sanduxt], Handēs Amsōreay 83, 1969, col. 399-426 ; M. Van Esbroeck, Le roi Sanatrouk et l’apôtre Thaddée, REArm 9, 1972, p. 241-283.

54. Garibian, Costantino nella tradizione (cité n. 14).55. Pour la Vision de Constantin, voir C. Sanspeur, La version arménienne de Visio Constantini

BHG 396, Handēs Amsōreay 88, 1974, col. 307-320, pour le Martyre de Cyriaque, Akinian, Martyre de saint Cyrille (cité n. 33).

la jérusalem du ive siècle et le récit de la conversion de l’arménie 363

dont les traductions arméniennes sont considérées comme très anciennes 56, d’autre part, la popularité de Judas Cyriaque que les Arméniens sont seuls à identifier à Cyrille de Jérusalem 57, nous permettent de conclure que cette source est passée dans les milieux arméniens dans sa forme tripartite du « corpus de Judas Cyriaque ».

L’influence de tous ces textes d’origine hagiopolite sur l’Histoire d’Agat‘angełos est signalée par diverses occasions. On relève, notamment, la parenté entre les Catéchèses et la Doctrine de saint Grégoire 58, la ressemblance entre Grégoire et Cyrille de Jérusalem 59, ainsi qu’entre Constantin et Trdat 60. De même pour les affinités entre le baptême de l’empereur et celui du roi arménien 61, entre les visions décrites dans le récit arménien et celles de Constantin et de Jérusalem 62. Enfin, les rapports avec les éléments iconographiques des lieux saints sont perceptibles, à travers la Légende de la Croix, dans le symbolisme et le commentaire de la vision à Vałaršapat 63.

La comparaison des textes du « corpus de Judas Cyriaque » avec ceux de Vg et Va (Var) révèle également une parenté qui concerne aussi bien les éléments narratifs que les formules circonstancielles ou les schémas de composition. Il semblerait même que les renseignements sur Constantin et sur son histoire, ainsi que les références à Cyrille et à sa passion proviennent de la Vision de Constantin et du Martyre de Judas Cyriaque 64, qui forment le « prologue » et « l’épilogue » de cette version de la Légende de la Croix.

Ces observations nous permettent de supposer que les auteurs arméniens de la composition originale du récit de la Conversion – autant que l’on peut en juger d’après ses traductions grecque et arabe – avaient déjà utilisé cette source tripartite d’une manière systématique. Ils auraient pu en avoir pris connaissance directement depuis Jérusalem, par le biais de l’école arménienne locale en activité au début du ve s., ou bien par l’intermédiaire de l’école arménienne à Édesse, où le cercle intellectuel des saints Sahak et Maštoc‘ entretenait d’étroites relations avec l’école des Perses et avec l’évêque Rabbula 65. Dans ce cas, compte tenu du fait que la version de Judas est créée après 415, la date de la composition du récit de la Conversion se situerait plutôt dans les années 420-428 66.

56. Ibid., voir aussi Akinian, Recherches philologiques (cité n. 53).57. Akinian, Martyre de saint Cyrille (cité n. 33) ; Van Esbroeck, Legends about Constantine

(cité n. 33).58. Thomson, dans The Armenian adaptation (cité n. 14), p. 32-33 et History of the Armenians

(cité n. 2), p. lxxxv-lxxxvi.59. Van Esbroeck, Legends about Constantine (cité n. 33) et Id., Jean II de Jérusalem (cité

n. 32) ; Garibian de Vartavan, La Jérusalem Nouvelle (cité n. 2), p. 246-254.60. R. W. Thomson, Constantine and Trdat in Armenian tradition, Acta Orientalia 50, 1997,

p. 277-289 ; Garibian, Costantino nella tradizione (cité n. 14).61. Garibian, Costantino nella tradizione (cité n. 14).62. Van Esbroeck, Legends about Constantine (cité n. 33) ; Garibian de Vartavan, La Jérusalem

Nouvelle (cité n. 2), p. 246-254.63. Garibian de Vartavan, La Jérusalem Nouvelle (cité n. 2). Voir infra.64. Dans les textes arméniens médiévaux du Martyre de Cyriaque, l’identification de Judas Cyriaque

avec Cyrille de Jérusalem se trahit par la fusion des deux noms : Judas Cyrille (Judas Kiwreł).65. Pour les activités des saints Traducteurs, voir Thomson, dans History of the Armenians (cité n. 2),

p. lxxxv ; Garsoïan, L’Église arménienne (cité n. 11), p. 68-69 et n. 97, 81-83 et suiv. ; K. Yuzbašyan, L’invention de l’alphabet arménien, REArm 33, 2011, p. 67-129.

66. Il a été noté ailleurs que l’image de la conversion de l’Arménie que nous offrent ces textes reflète la situation historique des années 420-425 ; voir P. Peeters, Pour l’histoire des origines de

nazénie garibian364

D’autre part, l’état actuel des textes de la rédaction gréco-arabe, qui se réfèrent à la situation doctrinale post-concile d’Éphèse et à la correspondance d’Acace de Mélitène, suggère une datation entre 432-438 67, qui pourrait être la date du premier remaniement du récit. Celle-ci correspond non seulement à la période de la révision complète de la Bible (431-435) entreprise par saint Sahak, mais aussi à celle de la composition finale de la Doctrine d’Addaï et pourrait avoir les mêmes raisons qui ont motivé Rabbula dans son entreprise : le tournant doctrinal après le concile d’Éphèse ayant imposé le changement de l’orientation théologique et le besoin de confirmer l’origine hiérosolymitaine de son Église, en remontant cette origine à l’âge apostolique 68. En effet, la trace de la Légende d’Addaï en connexion avec l’histoire de Sanatrouk 69 dans la rédaction karšuni de la Vie de saint Grégoire (Vk), ainsi que les témoignages du Buzandaran et de Movsēs Xorenac‘i sur sa présence dans l’Histoire d’Agat‘angełos, permet de supposer qu’elle fut incluse dans le récit ou bien dès l’origine, ou bien à une certaine étape de sa rédaction entre 432 et 484 70. Dans le premier cas, la date du récit primitif de la Conversion se déplacerait après 432, ce qui permettrait d’avancer l’hypothèse que les auteurs arméniens ont utilisé comme modèle d’inspiration une copie proche de la rédaction finale du « dossier d’Addaï » contenant le « corpus de Judas », composée par Rabbula. Dans le second cas, on peut maintenir la date proposée de sa création entre 420 et 428.

Quoi qu’il en soit, il nous paraît tout à fait plausible que dans l’intention d’introduire leur histoire dans celle de l’Économie du Salut, les auteurs ou les rédacteurs du Récit de la Conversion aient pensé raconter le processus de leur évangélisation par les deux vagues depuis l’âge apostolique jusqu’à l’âge de Constantin, évangélisation qui trouve son accomplissement à Vałaršapat par la conciliation des deux courants de l’évangélisation du pays – celui venu d’Édesse et celui venu de Césarée de Cappadoce – et par l’union des deux sièges – ceux de Thaddée et de Grégoire 71. D’autre part, à l’exemple du « dossier d’Addaï » qui remonte la fondation et la parenté de l’Église d’Édesse avec l’Église-mère

l’alphabet arménien, REArm 9, 1929, p. 203-237 ; Հ. աճառյան, Հայոց գրերը [H. Ačaṙyan, Les caractères arméniens], 2e éd., Erevan 1968 ; Winkler 1985 ; Histoire du Christianisme. 2, Naissance d’une chrétienté, Paris 1995, p. 946.

67. Pour les références, voir Garibian de Vartavan, La Jérusalem Nouvelle (cité n. 2), p. 220-223 ; pour les questions doctrinales de la période pré-éphésienne, voir Garsoïan, L’Église arménienne (cité n. 11), p. 68-123.

68. Drijvers, The finding of the True Cross (cité n. 34), p. 14-15, 32-33 et Drijvers, The Protonike legend (cité n. 31).

69. M. Van Esbroeck, Un nouveau témoin du livre d’Agathange, REArm 8, 1971, p. 13-167. Id., Le roi Sanatrouk (cité n. 53).

70. Voir à ce propos, Ter-Łevondyan, Le manuscrit (cité n. 4). Le terminus ante quem serait la date de la composition de Buzandaran, établie vers 485 selon N. Garsoïan, The epic histories attributed to Pawstos Buzand (Buzandaran Patmut‘iwnk‘), Cambridge MA 1989.

71. Cette tendance pourrait être inspirée de la situation après la « Formule d’union » affirmant, en 433, la conciliation des deux évêques d’Antioche et d’Alexandrie (Drijvers, The Protonike legend [cité n. 31]). En effet, la tradition rapportée par Vk (8) et Movsēs Xorenac‘i (II, 74) place la conception de Grégoire l’Illuminateur près de la tombe de saint Thaddée, et Buzandaran (III, 12) désigne le siège patriarcal d’Arménie comme celui de saint Thaddée et de saint Grégoire. La tendance inverse, c’est-à-dire l’opposition des deux courants et des deux sièges, est développée probablement depuis la fin du ve s. et se manifeste dans l’actuelle rédaction « nationale » d’Agat‘angełos : Ter-Łevondyan, Le manuscrit (cité n. 4) ; Garsoïan, L’Église arménienne (cité n. 11), p. 6-8, 26-27.

pas en biblio

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de Jérusalem jusqu’aux origines du christianisme, l’inclusion de la légende « arménisée » d’Abgar dans le « dossier de Grégoire » permet à l’Église arménienne de poursuivre les mêmes buts. Une analyse plus ample de l’ensemble de ces questions est actuellement en cours de préparation.

IV. Le « corpus de Judas Cyriaque » et le Récit de la conveRsion

Dès le début du récit arménien, le dialogue entre Trdat et saint Grégoire ainsi que la confession et la prière de celui-ci font appel aux circonstances de la rencontre entre l’empereur Julien et Cyriaque, enregistrées dans le Martyre de saint Cyriaque 72. Comme Judas, Grégoire refuse, en des termes analogues, d’adorer les dieux, subit des supplices de nature similaire, puis est jeté dans une fosse remplie de serpents et de scorpions. Dans la Légende de la Croix, Judas s’était retrouvé dans une fosse par l’ordre d’Hélène, à cause de son refus de confier le secret du lieu du Golgotha. Les prédications de l’impératrice montrent des affinités avec celles de Grégoire, tandis que les trois croix apparues dans la vision de l’Illuminateur, symbolisant les vierges martyres, rappellent les trois croix retrouvées par Judas. Le nom d’Eusèbe, l’évêque de Rome qui accueille Trdat et Grégoire à la cathédrale de Saint-Pierre, dans le récit arménien, est une référence directe à la Vision de Constantin 73. La description de la destruction des temples païens qu’effectue Grégoire par le signe de la croix fait pendant, dans la Vision de Constantin, au témoignage rendu à l’empereur par des prêtres à propos du pouvoir du signe qu’il avait vu dans sa vision 74. Les caractéristiques de ce signe se reflètent aussi bien dans la description des croix dans la vision de saint Grégoire que dans celle de l’apparition prodigieuse au moment du baptême de Trdat 75.

La référence à ces deux sources est nettement indiquée dans les passages relatifs à Constantin lui-même. Dans la lettre adressée à Trdat, l’empereur résume qu’il avait envoyé sa mère Hélène à la recherche du Bois de la Croix, et lors de leur rencontre, il confie au roi arménien l’histoire de sa vision et de la victoire de la Croix. Nous sommes ainsi tentée de supposer qu’une fois l’attention fixée sur le personnage de Constantin par sa présence dans la Légende de la Croix et de ce fait par sa connexion avec la ville de Jérusalem, les auteurs arméniens, dans l’intention d’établir des parallèles entre les deux souverains, leurs curricula vers la conversion et leur baptême, aient complété leurs données d’après la légende de la Conversion de Constantin 76 dont les deux versions – orientale et occidentale – circulaient aux alentours des années 410-420 77 et dont ils pouvaient avoir pris connaissance également par le contact avec les sources syriaques.

72. Pour comparaison, voir le texte arménien dans Akinian, Martyre de saint Cyrille (cité n. 33). Déjà Akinian avait relevé les dépendances du texte d’Agat‘angełos de celui du Martyre.

73. Comme baptiseur de Constantin, il apparaît dans l’Aa, indiquant qu’il figurait également dans la version originale perdue de la Vie, voir Garibian, Costantino nella tradizione (cité n. 14).

74. Ibid.75. Cette parenté est relevée par Van Esbroeck, Legends about Constantine (cité n. 33).76. Pour l’analyse plus détaillée, voir Garibian, Costantino nella tradizione (cité n. 14).77. Van Van Esbroeck, Jean II de Jérusalem (cité n. 32) ; V. Aiello, Costantino, la lebbra e il

battesimo di Silvestro, dans Costantino il Grande, dall’Antichità all’umanesimo : colloquio sul cristianesimo nel mondo antico, Macerata 1990, vol. 1, p. 17-58.

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Enfin, si les Arméniens ont identifié Judas Cyriaque avec Cyrille de Jérusalem, c’est parce que, croyons-nous, ils avaient essayé de reconstituer la figure historique de l’Illuminateur sur l’exemple de l’évêque de la Ville sainte par les moyens littéraires disponibles dans le texte sur la passion de Judas. D’ailleurs les titres « didascale, confesseur, illuminateur » dont Cyrille est qualifié dans sa Vie arménienne 78 se retrouvent bien dans nos textes et sont développés dans l’Histoire d’Agat‘angełos.

Mais bien plus qu’en forme de modèle d’inspiration ou d’emprunts systématiques, l’usage de ces écrits hiérosolymitains est réalisé par l’application intelligente d’une « théorie d’ascendance » très répandue dans la pensée théologique de l’époque. Il s’agit de la tendance de mettre en relation successive les réalités terrestres selon la conception biblique « à l’image et à la ressemblance » (icône-mimesis) et selon le principe « superlatif » pour tout ce qui est nouveau par rapport au modèle ancien 79. Dans les textes arméniens de la Conversion, la relation d’icône-mimesis est ressentie par la présence du concept de la Jérusalem eschatologique avec comme axe central le signe de la Croix, dans les justifications théologiques pour la création de la Jérusalem arménienne à Vałaršapat, par la référence à cette union entre la Jérusalem, la Croix et l’empereur et, enfin, dans l’effort de brosser les portraits de Trdat et de Grégoire selon les modèles de Constantin et de Cyrille afin de mettre en rapport la conversion de l’Empire romain et celle de l’Arménie. Or presque dans toutes les comparaisons mimétiques ou iconiques, le cas arménien paraît être mis au rang supérieur, avoir quelque chose de plus, de meilleur, dans le sens de l’idée chrétienne 80.

La Vision de saint Grégoire, qui constitue le noyau théologique du récit 81, repose sur deux manifestations théophaniques qui s’entremêlent pour octroyer à Vałaršapat et à ses sanctuaires le statut de la Ville sainte et des lieux saints, comparables à Jérusalem. La première est le martyre des vierges Hṙip‘simiennes, qui par leur souffrance ont pris part à la Passion du Christ et par leur sang versé ont purifié le terrain. Cet espace dorénavant sanctifié est devenu digne de l’ouverture du ciel d’où la seconde théophanie, en l’apparence de l’armée céleste, permit à la Divinité de descendre sur terre 82. La mimesis s’établit donc entre « La Terre de promesse où est né le Sauveur » 83 et « La terre de promesse où est descendu le Sauveur » 84, la Seconde venue du Christ étant considérée à une échelle plus élevée que la Première, puisqu’elle annonce la fin des temps et la descente du royaume de Dieu sur terre.

Si par la Passion et la Résurrection du Christ Jérusalem est considérée comme le centre de l’univers par excellence, par la passion des vierges et par la descente du Christ,

78. Voir la note 49.79. Voir à propos de ces conceptions, Garibian de Vartavan, La Jérusalem Nouvelle (cité

n. 2), p. 48-57 ; J.-M. Sansterre, Eusèbe de Césarée et le césaropapisme, Byz. 42, 1972, p. 131-195 et 532-594 ; G. Dagron, Empereur et prêtre : étude sur le « césaropapisme » byzantin, Paris 1996, p. 20-21 et 291.

80. Cette observation peut être confirmée également par le passage de Koriwn où il qualifie Maštoc‘ de nouveau Moïse, même supérieur à l’ancien ; voir Mahé, L’alphabet arménien (cité n. 1).

81. Voir Vg 77-82 et Va 54-62.82. Pour l’analyse de la Vision, voir Garibian de Vartavan, La Jérusalem Nouvelle (cité n. 2),

p. 230, 242-255.83. Pour la citation, voir P. Maraval, Lieux saints et pèlerinages d’Orient, Paris 1985, p. 184 et n. 2.84. Interprétation qui plus tard donna le nom d’Ēǰmiacin – « descente du Monogène » – à

l’église-mère Kat‘ołikē.

la jérusalem du ive siècle et le récit de la conversion de l’arménie 367

Vałaršapat est digne d’être considéré comme le centre de l’univers arménien par excellence. La mimesis est tracée également d’une manière plus précise et temporelle entre la Jérusalem de l’époque de Cyrille et Vałaršapat de l’époque de Grégoire. Tout comme l’invention des reliques de la Croix, puis la vision céleste de la Croix ont permis à Jérusalem de recevoir à nouveau sous le signe victorieux la grâce de la cité sainte prééminente d’où rayonne la révélation 85, de même, par les reliques des vierges martyres, comparables aux reliques de la Croix, et par la vision de saint Grégoire, où domine l’image des croix, Vałaršapat a reçu la permission de se considérer comme un centre analogue au précédent 86, sinon d’avantage puisque la vision du signe céleste à Jérusalem annonçait la Seconde parousie tandis que la vision des croix à Vałaršapat accompagnait la Parousie.

À l’image de Cyrille de Jérusalem qui s’est servi de ces prodiges pour promouvoir son siège au statut la métropole du monde chrétien, les miracles accomplis par Grégoire en Arménie sont mis en relief pour revendiquer le statut de Vałaršapat comme métropole chrétienne de toute l’Arménie. Or si après être consacré évêque de Jérusalem et avoir baptisé les juifs, Cyrille meurt en martyre dans le puits où l’avait jeté l’empereur impie, Grégoire, lui, y survit treize ans et après s’en être sorti devient l’évêque de l’Arménie et baptise le peuple et le roi. Les événements sont donc inversés par la volonté divine pour montrer la faveur accordée aux Arméniens.

À l’instar des tendances hiérosolymitaines de la fin du ive s., le symbolisme développé dans la Vision de Grégoire renchérit sur la dimension eschatologique de la conversion des Arméniens : selon l’interprétation de la Vision, l’apparition des signes de la Croix à Vałaršapat annonce l’acception des Écritures saintes dans le pays de l’Arménie et le baptême des Arméniens. Or à l’époque des saints Sahak et Maštoc‘, la conversion des Arméniens, avec celle des Ibères et des Albaniens, était entendue comme un dernier signe avant la fin des temps 87. Cette conception est d’ailleurs articulée par la pluie qui préfigure le baptême de tous les hommes, dans la vision de Grégoire (Va 60) et par la voix de l’épouse de Grégoire, Julita (Vg 95), qui accourt en Arménie ayant appris « les exploits de saint Grégoire, qui témoignent de la Venue du Christ ».

Enfin, la description des croix de la Vision et leur interprétation selon les textes des Vg-Va reflètent en diffraction les éléments d’une image composée d’après le monument de la Croix à Golgotha, des indications de la Lettre de Cyrille à Constance II, de ses Catéchèses et de la Vision de Constantin 88. Ainsi, la première croix qui se dresse au milieu de la ville a l’apparence du signe vu par Constantin dans sa vision. Elle est à l’image du pasteur qui « se lèvera pour enseigner les gens à l’aide de la sainte croix » (Va 59,

85. Baert, A heritage (cité n. 18), p. 51.86. Pour la relation chrétienne de « centre-périphérie » dans le monde caucasien, voir J.-P. Mahé,

À la conquête du centre, dans Centre et périphérie : approches nouvelles des orientalistes : actes du colloque, les 31 mai et 1er juin 2006, Paris, Collège de France, éd. par J.-M. Durand et A. Jaquet, Paris 2009, p. 179-195.

87. Selon l’eschatologie chrétienne (Mt 24,14), le Royaume du ciel s’établira sur terre lorsque l’Évangile sera prêché aux extrémités de la Terre. Or une conception du monde à la fois hellénique et biblique considère la région du Caucase comme le sommet et la fin nord-est de l’Oikouméné. Au ve s., cette vision est transmise aux trois chrétientés du Caucase qui se voyaient ainsi comme des agents pour l’accomplissement de l’extrême grâce divine, voir Mahé, À la conquête du centre (cité n. 86).

88. Garibian de Vartavan, La Jérusalem Nouvelle (cité n. 2), p. 250-253.

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Vg 82). Elle symbolise la prêtrise du Christ qui est à l’archétype du ministère des évêques, mais surtout elle fait allusion à l’évêque de Jérusalem en la personne de Cyrille dont les catéchèses sont concentrées sur le Golgotha et la Croix 89, et qui présente ici l’icône de Grégoire l’Illuminateur. Le lieu de l’apparition de cette croix est destiné pour la future église-mère Kat‘ołikē qui est censée évoquer, par son nom et par sa position centrale, le complexe de la Résurrection au Golgotha.

Les trois autres croix, reliées par les chaînes à « l’image de la croix du Christ, élevée entre deux larrons » (Va 59), symbolisent les vierges Hṙip‘simiennes qui ont été dignes de prendre part à la Passion du Christ. Toutefois, les textes ne précisent pas que ces croix s’élevaient sur les lieux des martyres, mais qu’elles étaient disposées selon les points cardinaux, faisant ainsi référence à l’iconographie de la Crucifixion, à la liturgie hiérosolymitaine de l’exaltation de la Croix le Vendredi saint, probablement introduite par les soins de Cyrille 90, mais également à la création d’Adam à Jérusalem selon la Caverne des Trésors, une autre légende édessienne 91. Comme vers la fin du ive s., les reliques de la Croix étaient vénérées au sein du complexe de Golgotha, devant le monument et la station liturgique de la Croix, et que l’exaltation de la Croix avait lieu dans la basilique de Constantin, appelée également Sainte-Croix, où une chambre à part était destinée à la conservation des reliques, d’autre part, comme les légendes situent la création et l’enterrement d’Adam au Golgotha, nous pouvons conclure que le symbolisme de ces trois croix renvoie également au complexe de la Résurrection au Golgotha.

Si donc on essayait de représenter artistiquement la Vision de saint Grégoire, on aurait obtenu une image dont la composition et la portée symbolique seraient consonantes à celles de la mosaïque de l’église Sainte-Pudentienne : saint Grégoire personnifiant le Christ-didascale, assis au milieu du roi et du peuple arménien au pied de l’apparition lumineuse de la Croix qui par elle-même boucle les bords du monde intelligible des habitants célestes et du monde terrestre représenté par la nouvelle cité sainte Vałaršapat avec son église-mère Kat‘ołikē et ses martyria.

Et si on essayait de déchiffrer cette portée symbolique, on n’aurait pu faire mieux que citer les paroles de Koriwn : « En ces temps-là, notre bienheureux et désirable pays d’Arménie était en tout point prodigieux » car « dans le canton d’Ayrarat, dans les résidences royales, jaillirent pour l’Arménie […] les grâces de la prédication évangélique des commandements divins » et « d’un seul coup [le pays] était informé de tout ce qui était advenu : non seulement de ce qui avait été dispensé dans le temps, mais encore des âges primordiaux et de ceux qui devaient venir, du commencement et de la fin » 92.

Telles étaient la conviction et l’aspiration des personnes qui entreprirent d’écrire l’histoire de la Conversion de l’Arménie et qui pour la mettre en relation directe avec l’histoire du Salut se sont servis du « modèle sacré » du centre de Salut, considéré comme étant Jérusalem depuis sa christianisation au ive s.

89. Drijvers, Cyril of Jerusalem (cité n. 19), p. 156-157.90. Ibid., p. 166-167.91. Voir Mahé, À la conquête du centre (cité n. 86).92. Vie de Maštoc‘ 11, 3 et 12, 1 ; trad. française par J.-P. Mahé, Koriwn, la Vie de Maštoc‘ :

traduction annotée, REArm 30, 2005-2007, p. 59-97.Arevšatyan (S.) 1973 – «Hnaguyn haykakan t’argmanutyunnerə ev nranc‘ patma-mšakut‘ayin nšanakutyunə» (Les anciennes

traductions arméniennes et leur valeur historico-culturelle), Patma-banasirakan handes/1, p. 23-37Langlois (V.) 1867 – «Histoire d’Abgar et de la prédication de Thaddée», Introduction, in : Collection des historiens anciens et

modernes de l’Arménie, I, Paris, p. 315-316Renoux (Ch.) 1969 - Le Codex arménien Jerusalem 121, Patrologia Orientalis, 35/1Thomson (R.W.) 1972 – The Teaching of Saint Gregory. An Early Armenian Catechism, Cambridge (MA)

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