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169 « SOUVENEZ-VOUS AUSSI DE MOI DANS VOS PRIÈRES ». SCRIBES ET CODEX DANS L’ÉGYPTE DU IV e SIÈCLE Eduard IRICINSCHI (Polonsky Fellow à l’Institut Van Leer de Jérusalem) Les treize codex coptes du IV e siècle découverts en 1945 à Nag Hammadi dans l’Égypte méridionale appartiennent à la culture livresque égyptienne telle qu’elle se développa en dialogue avec d’autres contextes culturels semblables de l’Empire romain 1 . J’utilise ici l’expression « culture livresque » pour désigner les facteurs culturels, religieux et sociaux qui façonnaient la produc- tion et la circulation de livres dans le monde de la Méditerranée antique 2 . Les originaux des écrits de Nag Hammadi, datant des II e 1 Une version de ce texte a été présentée dans le séminaire de recherche du projet FNS Sinergia « Acteurs de la fabrique des savoirs et construction de nouveaux champs disci- plinaires » à l’Université de Genève en novembre 2010. J’aimerais remercier les parti- cipants du séminaire, en particulier Philippe Borgeaud et Daniel Barbu pour l’invitation et leurs commentaires. John Gager, Martha Himmelfarb, AnneMarie Luijendijk, Elaine Pagels, Paula Schwebel et Michael Williams ont bien voulu lire ce texte qui a grande- ment bénéficié de leurs remarques. La traduction française est de Nicolas Meylan. 2 L’étude du christianisme ancien connaît un regain d’intérêt pour la culture livresque d’expression grecque, latine et copte dans l’antiquité méditerranéenne. Outre les volumes plus anciens mais toujours pertinents de Paulo Evaristo Arns, La technique du livre d’après saint Jérôme, Paris, de Boccard, 1953 ; Collin H. Roberts, The Birth of the Codex, London, Oxford University Press, 1983 ; James Keith Elliot, The Collected Biblical Writings of T.C. Skeat, Leiden – Boston, Brill, 2004. On consultera aussi des titres plus récents comme Horst Blanck, Das Buch in der Antike, Munich, Beck, 1992 ; Harry Y. Gamble, Books and Readers in the Early Church : A History of Early Christian Texts, New Haven, Yale University Press, 1995 ; Kim Haines-Eitzen, Guardians of Let- ters Literacy, Power, and the Transmitters of Early Christian Literature, Oxford, Oxford

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« SOUVENEZ-VOUS AUSSI DE MOI DANS VOS PRIÈRES ». SCRIBES ET CODEX DANS L’ÉGYPTE DU IVe SIÈCLE

Eduard IRICINSCHI(Polonsky Fellow à l’Institut Van Leer de Jérusalem)

Les treize codex coptes du IVe siècle découverts en 1945 à Nag Hammadi dans l’Égypte méridionale appartiennent à la culture livresque égyptienne telle qu’elle se développa en dialogue avec d’autres contextes culturels semblables de l’Empire romain1. J’utilise ici l’expression « culture livresque » pour désigner les facteurs culturels, religieux et sociaux qui façonnaient la produc-tion et la circulation de livres dans le monde de la Méditerranée antique2. Les originaux des écrits de Nag Hammadi, datant des IIe

1 Une version de ce texte a été présentée dans le séminaire de recherche du projet FNS Sinergia « Acteurs de la fabrique des savoirs et construction de nouveaux champs disci-plinaires » à l’Université de Genève en novembre 2010. J’aimerais remercier les parti-cipants du séminaire, en particulier Philippe Borgeaud et Daniel Barbu pour l’invitation et leurs commentaires. John Gager, Martha Himmelfarb, AnneMarie Luijendijk, Elaine Pagels, Paula Schwebel et Michael Williams ont bien voulu lire ce texte qui a grande-ment bénéficié de leurs remarques. La traduction française est de Nicolas Meylan.

2 L’étude du christianisme ancien connaît un regain d’intérêt pour la culture livresque d’expression grecque, latine et copte dans l’antiquité méditerranéenne. Outre les volumes plus anciens mais toujours pertinents de Paulo Evaristo Arns, La technique du livre d’après saint Jérôme, Paris, de Boccard, 1953 ; Collin H. Roberts, The Birth of the Codex, London, Oxford University Press, 1983 ; James Keith Elliot, The Collected Biblical Writings of T.C. Skeat, Leiden – Boston, Brill, 2004. On consultera aussi des titres plus récents comme Horst Blanck, Das Buch in der Antike, Munich, Beck, 1992 ; Harry Y. Gamble, Books and Readers in the Early Church : A History of Early Christian Texts, New Haven, Yale University Press, 1995 ; Kim Haines-Eitzen, Guardians of Let-ters Literacy, Power, and the Transmitters of Early Christian Literature, Oxford, Oxford

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problème de l’identité des groupes qui copièrent et firent circuler les codex de Nag Hammadi en analysant les colophons inscrits dans ces livres. Si on prend en compte le contexte historique des lettres monastiques anciennes et celui de la pratique des prières d’intercession dans l’Égypte de l’Antiquité tardive, les colophons offrent des indices suffisants pour identifier la communauté des scribes qui copièrent et firent circuler les codex de Nag Hammadi.

L’histoire sociale est morte, vive l’histoire sociale

Des études récentes sur l’Antiquité tardive ont généré des doutes quant aux limites de la reconstruction sociale et historique du passé. Une réévaluation du caractère discursif des sources, connue sous le nom de cultural turn ou de linguistic turn, a accompagné la prolifération de méthodes empruntées aux sciences sociales et à l’anthropologie3. Le travail de Michel Foucault et les théories qui en découlent – l’analyse de discours ou les ritual studies – ont permis aux historiens de l’Antiquité tardive d’effectuer une archéologie en profondeur des textes anciens, mettant au jour des strates de signification, de pratiques et de discours4. Selon Elizabeth A. Clark, « l’idéologie, la rhétorique et la textualité » fai-saient défaut aux approches des quarante dernières années dans l’étude du christianisme primitif. Bien que le recours aux sciences sociales et à l’anthropologie ait révolutionné le champ en libérant

3 Cf. Dale B. Martin, Patricia Cox Miller éds., The Cultural Turn in Late Ancient Stu-dies : Gender, Asceticism, and Historiography, Durham, Duke University Press, 2005 ; en particulier l’« Introduction ». Les titres suivants illustrent l’influence des sciences sociales dans les études néotestamentaires : Gerd Theissen, Studien zur Soziologie des Urchristentums, Tübingen, Mohr, 1979 ; Gerd Theissen, The Social Setting of Pauline Christianity : Essays on Corinth, Philadelphia, Fortress Press, 1982 ; Wayne Meeks, The First Urban Christians : the Social World of the Apostle Paul, New Haven, Yale Univer-sity Press, 1983 ; John G. Gager, Kingdom and Community : the Social World of Early Christianity, Englewood Cliffs, Prentice-Hall, 1975.

4 Averil Cameron, « Redrawing the Map : Early Christianity Territory after Foucault », The Journal of Roman Studies (1986), pp. 266-271. Cf. les autres textes dans Dale B. Martin, Patricia Cox Miller éds., The Cultural Turn in Late Ancient Studies, 2005.

et IIIe siècles mais aujourd’hui perdus, ainsi que les contenus phi-losophiques de ces textes correspondant au moyen-platonisme, indiquent que leur composition relève d’un contexte gréco-romain. Les traductions coptes qui survivent attestent de leur caractère chré-tien égyptien. Elles présentent un certain nombre de colophons témoignant des interactions entre les scribes qui les copièrent. Les codex renferment également des indices textuels sur le rôle des livres dans la transmission et la formation des révélations, ainsi que sur leur fonction en tant qu’instrument didactique dans le monde méditerranéen des IIe et IIIe siècles.

Dans la première partie de ce texte, je discuterai des chan-gements méthodologiques survenus dans l’étude du christianisme antique depuis la dernière décennie ; parmi eux, l’influence conjointe de la papyrologie et de la codicologie qui a amené à étudier les religions anciennes par le prisme de l’histoire du livre. Cette discussion préliminaire me permettra d’adopter une méthode prenant en compte l’histoire des livres anciens. Dans un deuxième temps, je présenterai les aspects les plus marquants de la culture livresque monastique de l’Égypte tardo-antique. Par ce biais, je reviendrai à la question fortement débattue du contexte originel des codex de Nag Hammadi. Enfin, je proposerai une solution au

University Press, 2000 ; Lionel Casson, Libraries in the Ancient World, New Haven, Yale University Press, 2001 ; Larry W. Hurtado, The Earliest Christian Artifacts : Manus-cripts and Christian Origins, Grand Rapids, Eerdmans, 2006 ; Anthony Grafton, Megan Williams, Christianity and the Transformation of the Book : Origen, Eusebius, and the Library of Alexandria, Cambridge – London, The Belknap Press of Harvard University Press, 2006 ; Megan Hale Williams, The Monk and the Book : Jerome and the Making of Christian Scholarship, Chicago, University of Chicago Press, 2006 ; William E. Kling-shirn, Linda Safran éds., The Early Christian Book, Washington, Catholic University of America Press, 2007 ; AnneMarie Luijendijk, Greetings in the Lord : Early Christians and the Oxyrhynchus Papyri, Cambridge, Harvard Theological Studies, Harvard Divi-nity School, 2008 ; Rex Winsbury, The Roman Book, London, Gerald Duckworth & Co Ltd, 2009 ; Roger S. Bagnall, Early Christian Books in Egypt, Princeton, Princeton Uni-versity Press, 2009 ; William A. Johnson, « The Ancient Book », in Roger S. Bagnall éd., The Oxford Handbook of Papyrology, Oxford, Oxford University Press, 2009, pp. 256-281 ainsi que son Readers and Reading in the High Roman Empire : A Study of the Elite Communities, Oxford, Oxford University Press, 2010. Pour un aperçu de la nature de ce qui reste des livres anciens, voir le site internet de la Leuven Database of Ancient Book [http ://www.trismegistos.org/ldab/index.php] (dernière consultation Septembre 2013).

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Pour obtenir d’importants indices socio-historiques l’examen de la matérialité des codex n’exclut pas un recours à la textualité. Cet article s’appuiera sur les deux méthodes de façon complémentaire. En tant que produits d’une époque spécifique, les livres incluent une histoire multiple de pratiques d’écriture et de lecture, d’actions humaines filtrées et exprimées à travers des manières traditionnelles d’acquérir, de reproduire et d’indexer des savoirs, mais aussi de les produire matériellement8. Dans la production des livres anciens, le médium, dans ses formes « d’interactions humaines et institu-tionnelles », influence la transmission du message et produit des altérations du message9. Grafton et Williams ont récemment suggéré que la lente métamorphose du livre ancien, du rouleau au codex,

visual characteristics as well as the texts that they contain » in Larry W. Hurtado, The Earliest Christian Artifacts : Manuscripts and Christian Origins, Grand Rapids, Eerd-mans, 2006, p. 5. Pour les cultures livresques anciennes, cf. les titres mentionnés en note 2. En ce qui concerne l’alphabétisme et la formation dans l’Antiquité, cf. Roger S. Bagnall, Everyday Writing in the Graeco-Roman East, Berkeley, University of Cali-fornia Press, 2011 ; Raffaella Cribiore, Writing, Teachers, and Students in Graeco-Roman Egypt, Atlanta, Scholars Press, 1996 ; Raffaella Cribiore, Gymnastics of the Mind : Greek Education in Hellenistic and Roman Egypt, Princeton, Princeton University Press, 2001 ; H. Gregory Snyder, Teachers and Texts in the Ancient World : Philosophers, Jews and Christians, London – New York, Routledge, 2000 ; Jocelyn Penny Small, Wax Tablets of the Mind : Cognitive Studies of Memory and Literacy in Classical Antiquity, London – New York, Routledge, 1997.

8 Voir Roger Chartier, Forms and Meanings : Texts, Performances, and Audiences from Codex to Computer, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 1995, particuliè-rement pp. 6-24. Chartier situe la révolution électronique dans la longue durée de l’his-toire du livre, en tant qu’étape après la naissance du codex, la révolution de l’impri-merie, et même une « révolution de la lecture », un changement post-encyclopédique d’une lecture intensive à une lecture extensive et prédit une redéfinition des grandes pra-tiques livresques. Voir également, plus récemment, Anthony Grafton, Codex in Crisis, New York, The Crumpled Press, 2008.

9 Voir Anthony Grafton, Megan Williams, Christianity and the Transformation of the Book, pp. 178-243, pour des modèles chrétiens anciens de savoir ecclésiastique et leur rapport au codex ; cf. Megan Hale Williams, The Monk and the Book, pp. 167-200, pour l’œuvre de Jérôme et la formation d’un « ordre monastique des livres » ; cf. Donald Francis McKenzie, Bibliography and the Sociology of Texts, Cambridge, Cambridge University Press, 1986, pour les façons par lesquelles le médium forme le message ; Roger Chartier, On the Edge of the Cliff : History, Language, and Practice, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 1997, en particulier pp. 81-89, pour une analyse de la contribution de McKenzie à l’histoire culturelle ; Peter M Green, Medium and Mes-sage Reconsidered : The Changing Functions of Classical Translation, New Orleans, The Graduate School of Tulane University, 1986, pour l’inévitable sujétion des traduc-teurs anciens et modernes au medium et à l’audience.

les chercheurs des contraintes théologiques et de l’histoire des idées, ces approches ont également empêché certains chercheurs de s’attaquer à la question de la « fonction de l’auteur » et du rôle « des lacunes, des absences et des apories dans le texte »5. Clark suggère que les méthodes issues de l’histoire sociale ont perdu le contact avec l’intermédiaire principal des sources de l’étude de l’Antiquité tardive, à savoir le texte lui-même6.

L’histoire sociale est morte, vive l’histoire sociale. Peut-être insatisfaits de leur condition de détenus dans la prison de la textua-lité, les historiens sociaux ont adopté une approche différente de ces mêmes textes, décidant d’explorer la matérialité de certains textes « oubliés », et cherchant des réponses sociales à leurs questions historiques dans la texture même des papyri ou dans les reliures des anciens codex chrétiens. Des études relativement récentes de Theodore Cessy Skeat, Colin H. Roberts, Harry Gamble, Roger S. Bagnall, William A. Johnson, Raffaella Cribiore, Anthony Grafton et Megan Williams ont montré que les anciens rouleaux et codex, ainsi que l’information littéraire et papyrologique concer-nant la facture des livres et les bibliothèques dans le monde ancien peuvent révéler des trésors de connaissances au sujet des auteurs anciens, des scribes et des lecteurs, ainsi que leurs cercles acadé-miques et littéraires7.

5 Par exemple, l’analyse de la littérature hérésiologique ancienne de ces dernières décen-nies se présente comme un remplissage des lacunes dans le texte à partir de contex-tualisations historiques et d’un travail de récupération des intentions de l’auteur. Cf. Averil Cameron, « How to Read Heresiology », in The Cultural Turn in Late Ancient Studies, pp. 193-212 ; Averil Cameron, « Jews and Heretics – A Category Error ? », in Adam H. Becker, Annette Yoshiko Reed éds., The Ways that Never Parted : Jews and Christians in Late Antiquity and the Early Middle Ages, Texts and Studies in Ancient Judaism 95, Tübingen, Mohr Siebeck, 2003 (réédition Minneapolis, Fortress Press, 2007), pp. 345-360 ; pour une discussion générale, cf. Eduard Iricinschi, Holger Zellen-tin, « Making Selves and Marking Others : Identity and Late Antique Heresiologies », in Eduard Iricinschi, Holger Zellentin éds., Heresy and Identity in Late Antiquity, Texts and Studies in Ancient Judaism 119, Tübingen, Mohr Siebeck, 2008, pp. 1-27.

6 Elizabeth A. Clark, History, Theory, Text : Historians and the Linguistic Turn, Cam-bridge, London, Harvard University Press, 2004, chapitre 8, « History, Theory, and Pre-modern Texts », particulièrement, pp. 158-159, et p. 170.

7 Tout récemment, Larry W. Hurtado a exhorté ses lecteurs : « (to) take earliest Chris-tian manuscripts seriously as historical artifacts, paying attention to their physical and

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séquence des chapitres n’a pas été arrangée sans raison ou par le fruit du hasard, mais elle est plus susceptible d’être davantage bénéfique à ceux qui souhaitent y appliquer leur esprit »13. Après les exhortations initiales des Apophthegmata patrum, les lecteurs rencontrent les pratiques monastiques de la solitude, de la com-ponction et du contrôle des émotions. Puis, ils méditent sur les questions pratiques de la tentation, comme par exemple, comment se garder de la fornication. Une fois cela acquis, ils progressent vers des valeurs plus élusives comme l’obéissance, l’humilité et la charité14. Le « Prologue » des Apophthegmata patrum présente les qualités performatives attendues de ses lecteurs. De plus, l’organi-sation des paroles transporte les lecteurs vers des étapes ultérieures de maîtrise des émotions et d’avancement religieux15.

Les sources littéraires connues relatives à la culture livresque dans l’Égypte de l’Antiquité tardive et byzantine témoignent de l’am-bigüité du rôle des livres dans les milieux monastiques. Quelques exemples des Apophthegmata patrum illustrent le double statut de la culture livresque monastique dans l’Égypte tardo-antique. Le premier cas utilise « des livres » pour décrire les liens entre « les prophètes » qui écrivirent les Écritures, et les moines qui les reco-pièrent et les conservèrent au sein des bibliothèques monastiques. Les deux textes qui suivent mettent en opposition un certain Abba Théodore de Pherme qui vend ses « trois bons livres » pour nourrir les pauvres, et Abba Sérapion qui refuse de la nourriture aux veuves et aux orphelins afin de remplir les étagères de sa bibliothèque :

Un vieillard dit : « Les prophètes ont composé les livres. Et vinrent nos pères qui firent ce qu’ils contenaient et les apprirent par cœur. Puis vint cette génération présente qui les recopia et les rangea inu-tiles sur les étagères ».16

13 Ibid., Pro. 7.14 Ibid., Pro. 8 ; cf. Pro. 11 pour la liste complète.15 Jean-Claude Guy, Recherches sur la tradition grecque des Apophthegmata Patrum,

Subsidia hagiographica 36, Bruxelles, Société des Bollandistes, 1962.16 Apophthegmata Patrum X.191 (trad. Jean-Claude Guy).

donna naissance à de nouvelles formes de production de livres. Ces formes donnèrent lieu à de nouvelles façons de transmettre un contenu à travers les pages du livre, créant ainsi une forme différente à l’autorité intellectuelle. Cette autorité intellectuelle s’exprime par de nouvelles façons de classifier les savoirs et de nouvelles moda-lités d’enquête10. Avec l’essor du codex, les pratiques anciennes de production, de circulation et de réception du livre imposèrent des représentations nouvelles du livre, qui à leur tour, amenèrent des formes innovantes d’interaction religieuse. Dans la section sui-vante, je décrirai certaines pratiques qui constituent la toile de fond de l’ancien ordre livresque dans le monachisme égyptien.

La culture livresque dans le monachisme égyptien ancien et les codex de Nag Hammadi

Dans le monachisme égyptien tardo-antique, la mémoire reli-gieuse est intimement liée à l’alphabétisme monastique égyptien et aux taxonomies thématiques des manuels conçus en vue d’une pratique ascétique. Le « Prologue » des Apophthegmata patrum, collection de paroles des moines du désert de Scetis en Égypte datant du Ve siècle, définit le but du texte : « être utile à de nom-breuses personnes » et présente son contenu pour rendre sa lecture plus efficace11. L’éditeur ancien de ce recueil décida d’organiser les paroles des différents pères du désert en chapitres thématiques afin de rendre accessible la richesse de ses thèmes. Il espérait ainsi concentrer les efforts du lecteur sur des parties disjointes et l’aider à mémoriser « toute l’étendue du livre »12. Toutefois, la taxonomie thématique n’est pas qu’un caprice éditorial : « La totalité de la

10 Anthony Grafton, Megan Williams, Christianity and the Transformation of the Book, en particulier « Introduction : Scholars, Books, and Libraries in the Christian Tradition ».

11 Apophthegmata Patrum, Pro. 3 : Les apophtegmes des Pères : collection systématique (Jean-Claude Guy éd., 3 vols, Paris, Cerf, 1993-2005).

12 Ibid., Pro. 4.

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lecteur ecclésiastique (anagnostes) se montait à environ dix solidi et celui d’un prêtre à vingt-cinq solidi. Dans une analyse exhaus-tive des coûts de la production de livres dans l’Antiquité, Roger Bagnall estime que la bible sur papyrus la moins chère, écrite dans une main documentaire bon marché devait coûter 4,3 solidi au IVe siècle, tandis qu’une main calligraphique pouvait faire augmenter ce prix à 14 solidi. Selon Bagnall, ce sont les institutions ecclé-siastiques qui achetaient des bibles entières et il s’accorde avec la conclusion de Sigrid Mratschek que les gens « au revenu moyen » ne pouvaient pas s’offrir un codex21.

Dans le troisième texte cité ci-dessus, le moine anonyme qui s’adresse à Abba Sérapion possédait plus que trois livres : il possédait un nombre considérable de livres dont il ne s’était probablement pas séparé lors de son entrée au monastère. Pour James E. Goehring, l’exemple d’Abba Sérapion est à interpréter dans le contexte « d’une culture livresque élaborée qui produisit et constitua d’importantes bibliothèques »22. Qu’en Égypte ancienne, la lecture de livres témoigne d’un statut social élevé, ou d’une éducation élitaire, est exprimé clairement dans le récit que donne Palladius (vers 363-431) des moines de Nitria dans son Histoire lausiaque (vers 420). Selon Palladius, les visiteurs à Nitria pou-vaient s’y reposer une semaine avant qu’il ne leur soit demandé de participer aux tâches domestiques. Toutefois, si les visiteurs étaient importants (ἀξιόλογος), ils recevaient un livre et devaient étudier en silence « jusqu’à la sixième heure »23. Les moines égyptiens du

21 Roger S. Bagnall, Early Christian Book in Egypt, Princeton, Princeton Univer-sity Press, 2009, p. 57 (estimation du prix d’une bible au IVe siècle), p. 62 pour les salaires ecclésiastiques, et p. 63 pour la citation de Sigrid Mratschek, « Codices vestri nos sumus : Bücherkult und Bücherpreise in der christlichen Spätantike », in Andreas Haltenhoff éd., Hortus litterarum antiquarum : Festschrift fur Hans Armin Gärtner zum 70. Geburtstag, Fritz-Heiner Mutschler Herausgeber, Bibliothek der klassischen Altertumswissenschaften 109, Heidelberg, C. Winter, 2000, pp. 369-380, en particulier p. 373.

22 James E. Goehring, « Monasticism in Byzantine Egypt : Continuity and Memory », in Roger S. Bagnall éd., Egypt in the Byzantine World, 300-700, Cambridge, Cambridge University Press, 2007, pp. 390-407, en particulier p. 392.

23 Palladius, Historia Lausiaca, 7,4,6-7.

Abba Théodore de Phermée avait acquis trois beaux livres. Et il alla chez Abba Macaire et lui dit : « Je possède trois beaux livres et j’en tire profit ; les frères me l’empruntent et en tirent profit ; dis-moi donc ce que je devrais faire ? » Le vieillard lui répondit : « Les œuvres sont bonnes, mais la pauvreté est supérieure à tout ». Entendant cela, il alla vendre les livres et en donna le prix aux nécessiteux.17

Un frère interrogea Abba Sérapion en disant : « Dis-moi une parole ». Le vieillard lui dit : « Que puis-je te dire ? Tu as pris le bien des veuves et des orphelins et tu l’as mis dans cette niche ». Car il la voyait pleine de livres18.

Une lecture approfondie du premier texte offre un aperçu de la généalogie créée par des membres de la koinonia scribale égyp-tienne, reliant les auteurs et les livres anciens aux pratiques ascétiques et aux réseaux scribaux. Le deuxième texte indique que Théodore de Pherme n’était pas le seul à avoir grandement béné-ficié de ses « trois beaux livres ». En effet, il faisait circuler les livres à travers le réseau monastique auquel il appartenait, c’est-à-dire parmi « ses frères », promouvant de nouveaux apprentissages. Selon Roger Bagnall, les moines « pouvaient conserver de la propriété » : des terres, des outils domestiques ou des livres, et pouvaient s’oc-cuper d’affaires liées au monastère19. Il faut ajouter l’exemple mieux connu de la bible en parchemin de Gelasios, « qui avait à la fois un ancien et un nouveau testaments complets »20. La bible de Gelasios valait dix-huit solidi à une époque où le salaire annuel d’un

17 Abba Théodore de Pherme, Apophthegmata Patrum VI.7 (trad. Jean-Claude Guy).18 Abba Sérapion, Apophthegmata Patrum VI.16 (trad. Jean-Claude Guy).19 Cf. Roger S. Bagnall, Egypt in Late Antiquity, Princeton, Princeton University Press,

1993, p. 298, en particulier n. 214. Il a également interprété les anecdotes sur Gela-sios dans les Apophthegmata Patrum à la lumière des documents papyrologiques cités ci-dessus dans Roger S. Bagnall « Monks and Property : Rhetoric, Law and Patro-nage in the Apophthegmata Patrum and the Papyri », Greek, Roman, and Byzantine Studies 42 (2001), pp. 7-24 (republié dans Roger S. Bagnall, Hellenistic and Roman Egypt : Sources and Approaches, Variorum Collected Studies, Aldershot, 2006, cha-pitre XXII).

20 Apophthegmata Patrum XVI,2.

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de copier et de faire circuler les auteurs classiques grecs27, allant jusqu’à réunir leur textes avec des œuvres chrétiennes28. Dans une fine analyse des sources littéraires de Jérôme, Megan H. Williams note les divergences entre « les limites du modèle monastique » et la bibliothèque de Jérôme qui incluait une large palette de livres chrétiens et classiques29. Williams suggère que Jérôme importa des valeurs propres aux élites et incorpora ces livres, articles très chers à l’époque, dans le contexte monastique en distingant le lecteur chrétien ascétique du collectionneur pseudo-chrétien des livres de luxe30. De même, dans les citations des Apophthegmata Patrum données ci-dessus, l’expression littéraire des « soins des pauvres » dans les cercles monastiques égyptiens se développe à partir des standards de la paideia classique, mais au moyen des topoi de la résistance à la formation classique normative. On peut dès lors étendre l’argument de Peter Brown et affirmer que les amateurs monastiques de livres ne font que donner l’illusion de rejeter la

27 Cf. le P.Berol. 21247 (P.Turner 9) daté du début du IVe siècle (Hermopolis), qui énu-mère les œuvres de Callimaque, Eschyle, Démosthène, Homère, Callinicus, Héro-dote, Xénophon, Aristote, et Thucydide ; texte et édition de Rosa Otranto, Antiche liste di libri su papiro, Rome, Edizioni di storia e letteratura, 2000. De même, P.Berol. 21849, daté de la deuxième moitié du Ve siècle (Hermopolis Magna), lettre de Victor qui demande au « frère » Théognoste de lui rendre « immédiatement » le Commentaire à Démosthène par Alexandrus Claudius, ainsi que trois titres de Ménandre. Pour une liste des livres mentionnés dans les papyri, cf. Herman Harrauer, « Bücher in Papyri », in Helmut W. Lang éd., Flores litterarum, Ioanni Marte sexagenario oblati : Wissen-schaft in der Bibliothek, Wien, Böhlau Verlag, 1995, pp. 59-77. La production litté-raire non-chrétienne en Égypte baissa sensiblement et cessa au VIe siècle ; cf. Kurt Treu, « Antike Literatur im byzantinischen Ägypten im Lichte der Papyri », Byzantinoslavica : Revue internationale des études byzantines 1 (1986), pp. 1-7, en particulier pp. 2-3 ; Herwig G. T. Maehler, « Byzantine Egypt : Urban Elites and Book Production », Dialo-gos : Hellenic Studies Review 4 (1997), pp. 118-136, particulièrement p. 134.

28 Les Papyri Bodmer, datés des IVe et Ve siècles comprennent l’Iliade V et VI, trois comédies de Ménandre ainsi que de la littérature canonique et apocryphe chrétienne ; cf. les dix volumes de Bibliotheca Bodmeriana, Munich, K.G. Saur, 2000 ; James M. Robinson, The Pachomian Monastic Library at the Chester Beatty Library and the Bibliothèque Bodmer, Institute for Antiquity and Christianity, Occasional Papers, Claremont, Institute for Antiquity and Christianity, 1990.

29 Megan Hale Williams, The Monk and the Book, en particulier pp. 147-166, pour une évaluation de la bibliothèque de Jérôme à Bethléem, et pp. 181-200, pour « l’ordre monastique de livres » de Jérôme.

30 Ibid., p. 188.

IVe siècle qui avaient l’intérêt, la formation et les moyens de col-lectionner des livres et de les importer de leur vie profane vers leur demeure monastique n’étaient ni illettrés, ni pauvres. Les moines d’origine sociale supérieure n’abandonnaient pas les contraintes de la vie laïque et ne se retiraient pas dans les zones « désertes » de l’Égypte. Au contraire, ils choisissaient de vivre selon les pré-ceptes d’une éducation rhétorique et philosophique conséquente24. La production littéraire subséquente des monachismes égyptien et palestinien a obscurci les nuances de cette culture. En décrivant les saints et leur importante dépendance à la littérature biblique, les auteurs ecclésiastiques durent résoudre le problème suivant : « comment un idiotes rustique avec des pouvoirs spirituels pourrait être un homme civilisé, un modèle pour les chrétiens urbains »25. D’après Roger Bagnall, pour tout ce qui relève de l’autorité, de la construction d’une communauté et de la sexualité, « le désert apparaît en fait d’abord comme le reflet des habitudes particulières et des préoccupations d’une élite instruite et aisée »26.

Développée dans une culture où les « livres » désignent géné-ralement les Écritures, la littérature des « chrétiens du désert » traite les écrits non bibliques avec suspicion et considère les pratiques liées à ces livres comme une forme de tentation. Si on dépasse la propagande des productions littéraires monastiques, il apparaît que les élites chrétiennes en Égypte continuaient de lire,

24 « [I]t becomes more difficult to imagine that the leading monks of the first generation were illiterate peasants ; they were, rather, educated and prosperous leaders of a cer-tain social standing. Their motive for leaving society behind and settling in isolation was not flight from oppression or fanaticism, but the result of a philosophical or reli-gious quest combined with an aversion to the disruption occasioned by the worldly concerns of property, social obligation, and the material side of the emerging church », Samuel Rubenson, « Christian Asceticism and the Emergence of the Monastic Tra-dition », in Vincent Wimbush, Richard Valantasis éds., Asceticism, Oxford, Oxford University Press, 1998, pp. 49-57, en particulier p. 52.

25 Samuel Rubenson, « Philosophy and Simplicity : The Problem of Classical Edu-cation in Early Christian Biography », in Tomas Hagg, Philip Rousseau éds., Greek Biography and Panegyric in Late Antiquity, Berkeley, University of California Press, 2000, pp. 110-139, en particulier p. 112.

26 Roger S. Bagnall, Egypt in Late Antiquity, p. 303.

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« des ascètes simples d’esprit »35, ou pire, comme « des hommes purs, mais pourtant ignorants et pour la plupart analphabètes »36.

La copie de livres était une des nombreuses compétences que les moines pacômiens amenaient à la vie monastique37. On peut en revanche affirmer que copier des livres représentait une forme supérieure du programme ascétique, distincte toutefois du contact des scribes monastiques avec les Écritures38. Palladius va jusqu’à utiliser les mots ἄσκησιν γραφικὴν pour désigner la copie de livres pour laquelle le commerçant Appolonius était malheureu-sement trop âgé lorsqu’il entra au monastère de Nitria39. Selon

35 Socrate Scholasticus, Historia Ecclesiastica VI,7,3.36 Ibid., VI,7,21. Ewa Wipszycka défend la thèse d’un alphabétisme légèrement accru

dans l’Égypte chrétienne entre le IVe et le VIIe siècle, cf. Ewa Wipszycka, Études sur le Christianisme dans l’Égypte de l’antiquité tardive, Rome, Institutum Patristicum Augustinianum, 1996, en particulier pp. 107-126. Wipszycka replace les remarques de Socrate dans le contexte de débats théologiques, résultat de la confrontation entre Théo-phile, archevêque d’Alexandrie (385-412) et des moines égyptiens sur la question de l’anthropomorphisme en 399-400, au pic de la controverse origèniste. Sur la confron-tation entre l’évêque Théophile et les Longs Frères, voir Socrate Scholasticus, Historia Ecclesiastica VI,7, et William Harmless, Desert Christians : An Introduction to the Lite-rature of Early Monasticism, Oxford, Oxford University Press, 2004, pp. 37-38.

37 « L’un travaille la terre comme un paysan, l’autre jardine, un autre comme un forgeron, un autre comme boulanger, un autre comme un charpentier, un autre comme un fouleur, un autre comme vannier, un autre comme cordonnier, un autre comme copiste, un autre comme tisseur de roseaux souples » (Palladius, The Lausiac History 32,12,1-5).

38 Claudia Rapp, « Christians and their Manuscripts in the Greek East in the Fourth Cen-tury », in Guglielmo Cavallo, Giuseppe De Gregorio, Marilena Maniaci éds., Scritture, libri e testi nelle aree provinciali di Bisanzio : atti del seminario di Erice, 18–25 set-tembre 1988, vol. 1, Spoleta, Centro italiano di studi sull’alto Medioevo, 1991, pp. 127-148 ; à l’autre extrémité du spectre, on trouve les pouvoirs rédempteurs des manus-crits de la main de saints hommes ; pour des exemples byzantins plus tardifs du « pou-voir contraignant de l’écrit », voir Claudia Rapp, « Safe-Conducts to Heaven : Holy Men, Mediation, and the Role of Writing », in Philip Rousseau, Manolis Papoutsakis éds., Transformations of Late Antiquity : Essays for Peter Brown, Farnham, Ashgate, 2009, pp. 187-203. Finalement, pour l’écriture en tant que « véhicule » de la piété dans l’Antiquité tardive et une « pratique corporelle résultant en une production de textes », voir Derek Krueger, Writing and Holiness : The Practice of Authorship in the Early Christian East, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2004, en particulier pp. 94-109, sur l’écriture en tant que mimesis de la pratique ascétique.

39 Palladius, The Lausiac History 13,1,3. On pourrait dire que le vieil Appolonius ne pou-vait compter sur sa vue pour devenir scribe à une époque qui ne connaissait pas les lunettes. Toutefois, il apporta ses propres compétences et son argent, et se rendit utile à la communauté des moines en achetant des remèdes et de la nourriture à Alexandrie et en les amenant à Nitria.

paideia classique et de devenir des « amateurs des pauvres » par un artifice littéraire. L’appel répété au devoir et aux responsabi-lités civiques inculqués par les textes classiques et renforcés par les pratiques éducatives des élites façonnerait donc « les soins des pauvres » auxquels il est fait allusion dans les deux Apophthegmata cités ci-dessus31.

La connaissance de la Bible jouait un rôle important dans le monachisme pacômien. Pacôme interprétait systématiquement ses visions à l’aune des passages bibliques. La Bible offrait égale-ment l’étalon moral pour des moines aux prises avec les démons. Paraphrasant l’expression heureuse de James E. Goehring, les moines pacômiens transformèrent la Bible « collection de livres » en une bible « collection de règles » relatives à leur pratique reli-gieuse quotidienne32. À cette fin, Les Règles égyptiennes de Pacôme (IVe siècle) stipulent que chaque moine intégrant le monas-tère devait savoir lire et mémoriser des parties des Écritures, en particulier les Psaumes et le Nouveau Testament33. La recherche moderne met l’accent sur le caractère prescriptif de cette règle : Philip Rousseau suggère ainsi qu’elle a pu être adoptée après la mort de Pacôme, tandis que pour Roger Bagnall, les sources n’étayent pas toujours la thèse d’un alphabétisme monastique généralisé34. Ewa Wipszycka met néanmoins en doute la description donnée par Socrate Scholasticus (380-450) des moines égyptiens comme étant

31 Concernant la paideia antique comme une préparation pour le gouvernement, voir Peter Brown, Power and Persuasion in Late Antiquity : Towards a Christian Empire, Madi-son, The University of Wisconsin Press, 1992, en particulier pp. 35-117. Pour la vertu publique de « l’amour des pauvres », voir Peter Brown, Poverty and Leadership in the Later Roman Empire, Hanover, University Press of New England, 2002, pp. 1-44, en particulier pp. 36-37.

32 James E. Goehring, The Letter of Ammon and Pachomian Monasticism, Berlin, Walter de Gruyter, 1986, p. 196.

33 Voir Les Règles de Saint Pacôme, 139-140, Armand Veilleux éd., Pachomian Koinonia 2, Pachomian Chronicles and Rules, Kalamazoo, Cistercian Publications, 1981, p. 166. Voir aussi Règles 49 : le novice apprend d’abord le Notre Père puis « autant de psaumes qu’il peut apprendre », in Koinonia 2, Pachomian Chronicles and Rules, p. 153.

34 Philip Rousseau, Pachomius : The Making of a Community in Fourth-Century Egypt, Berkeley, University of California Press, 1999 [1985], pp. 70-71 ; Roger S. Bagnall, Egypt in Late Antiquity, pp. 248-250, en particulier p. 249.

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codex appartiennent à une phase ancienne de la littérature copte. Les cinquante-deux textes furent traduits du grec dans des variantes du copte, principalement en copte sahidique de la vallée centrale du Nil, et en copte subachmimique, un dialecte copte proche du sahidique, de Lykopolis. Les codex de Nag Hammadi sont datés du IVe siècle sur la base des papyri grecs et coptes utilisés pour le cartonnage des couvertures intérieures de plusieurs d’entre eux (I, IV-IX, et XI), qui comprennent des lettres datant de la fin du IIIe au début du IVe siècles ainsi que des fragments de la Genèse. Quelques unes de ces lettres portent même la date exacte de leur mise par écrit : le 20 novembre 341 (P. Nag. Hamm. 63, un prêt de blé, suppo-sément de Diospolis Parva) ; 21 novembre 346 (P. Nag. Hamm. 63, un prêt de blé, de Diospolis Parva), et peut-être 7 octobre 348 (P. Nag. Hamm. 65, acte de caution, de Diospolis Parva)43.

La correspondance grecque et copte découverte dans les couvertures du codex VII a pour origine des communautés monas-tiques chrétiennes. Les premières lignes de certaines de ces lettres présentent la formule de salutation chrétienne traditionnelle ἐν Κυρίῳ χαίρειν (P. Nag. Hamm. 68-70)44 et les auteurs des lettres s’adressent en tant que « frères » (passim). De plus, P. Nag. Hamm. 67 fait référence de façon univoque à la demeure d’un moine, à savoir une cellule ou une maison (μονάχιον), et le P. Nag. Hamm. 72 (lettre au sujet de l’achat de paille) est adressé aux « moines Sansnos et Psatos » (ou Psas). Enfin, il est également possible de situer la correspondance copte entre un certain Daniel et son « seigneur père », Aphrodisios, dans un contexte monastique réu-nissant au moins deux communautés, la première communauté comprenant Daniel et « les autres qui sont dans la maison avec

43 John Wintour Baldwin Barns, Gerald M. Browne, John C. Shelton éds., Nag Hammadi Codices : Greek and Coptic Papyri from the Cartonnage of the Covers, Leiden, Brill, 1981, en particulier pp. 53-58.

44 Généralement abrégée à ἐν Κῳ χαίρειν. Ibid., pp. 61-67 ; Mario Naldini, Il cristiane-simo in Egitto : Lettere private nei papiri dei secoli II-IV, Florence, Nardini, 19982 ; AnneMarie Luijendijk, Greetings in the Lord : Early Christians and the Oxyrhynchus Papyri, Harvard Theological Studies, Cambridge, Harvard University Press, 2008.

le même Palladius, Évagre du Pont (345-399), le fameux auteur monastique expert dans le style des lettres aiguës, exprimait sa frugalité à travers la calligraphie et « copiait durant l’année pour le prix d’autant qu’il mangeait »40. Des lettres sur ostraca du monastère d’Épiphane, à Thèbes, représentent des moines impli-qués activement dans la production et la circulation de livres, les dépeignant comme des scribes, des facteurs de livres et des « cos-méticiens » de livres dont le rôle serait d’embellir les pages et les couvertures de codex sur papyrus et parchemin41.

Les treize codex découverts en 1945 près de la bourgade moderne de Nag Hammadi en Égypte témoignent de cette position ambiguë des livres dans la culture monastique ancienne. Le contenu des codex de Nag Hammadi, riches en idées philosophiques, images mythologiques et exégèses bibliques – en contraste avec leur aspect extérieur austère – ainsi que le fait qu’il n’y soit fait mention dans aucun autre texte chrétien, place ces codex dans une catégorie lit-téraire à part. Tito Orlandi, spécialiste de la littérature copte, insiste sur le fait que « le modèle de la littérature copte qui avait [récem-ment] émergé n’était pas prêt à accepter les textes de Nag Hammadi quelque part dans sa structure »42. Toutefois, en tant qu’objets, les

40 Ibid., 38,10,5-6.41 Pour des documents concernant la culture livresque monastiques des VIe et VIIe siècles,

voir P.Monch.Epiph 380-397, et les analyses extensives dans Walter Crum, « The Lite-rary Material », in The Monastery of Epiphanius at Thebes, New York, The Metropoli-tan Museum of Art Egyptian Expedition, 1926, I, pp. 186-208, en particulier pp. 193-195 ; Chrysi Kotsifou, « Books and Book Production in the Monastic Communities of Byzantine Egypt », in William E. Klingshirn, Linda Safran éds., The Early Christian Book, CUA Studies in Early Christianity, Washington, Catholic University of America Press, 2007, pp. 48-66 ; Anastasia Maravela-Solbakk, « Monastic Book Production in Christian Egypt », in Harald Froschauer, Cornelia Römer éds., Spätantike Bibliotheken : Leben und Lesen in den frühen Klöstern Ägyptens, Nilus Bd. 14, Wien, Phoibos-Vlg, 2008, pp. 25-38.

42 Tito Orlandi, « Nag Hammadi Texts and the Coptic Literature », in Louis Painchaud, Paul-Hubert Poirier éds., Colloque international « L’évangile selon Thomas et les textes de Nag Hammadi », Québec, 29-31 mai 2003, Québec, Presses de l’Université Laval, 2007, pp. 323-334, en particulier p. 326. Le caractère unique de ces codex a aussi généré un champ disciplinaire plutôt isolé, ou Nag Hammadi Studies, cf. Leslie S. B. MacCoull, « Approaches to Coptic Studies », Bulletin de la Société d’Archéologie Copte 24 (1982), pp. 120-125, maintenant dans Leslie S. B. MacCoull, Coptic Pers-pectives on Late Antiquity, Aldershot, Variorum, Ashgate Publishing Limited, 1993.

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codex de Nag Hammadi, en particulier NHC VII eut lieu dans des ateliers affiliés à des cercles monastiques égyptiens du IVe siècle47.

Que peut-on dire des scribes de Nag Hammadi ? Ces quarante dernières années, les spécialistes se sont disputés pour savoir si les propriétaires des codex étaient des « moines », des « gnostiques » ou des « moines gnostiques », et si les codex avaient pour origine des cercles urbains ou le contexte monastique48. Certains savants se sont appuyés sur les catégories théologiques de « l’hérésie » et du « gnosticisme » et se sont refusés à attribuer les écrits gnostiques de Nag Hammadi à des monastères pacômiens. D’autres savants ont rejeté cette position en indiquant qu’il était possible de faire coïncider l’hétérodoxie perçue des textes de Nag Hammadi avec la littérature monastique, les descriptions du monachisme égyptien du IVe siècle étant considérées comme l’expression d’une normati-vité orthodoxe postérieure : « aussi difficile que cela soit pour nous à imaginer à notre époque rationnelle, il n’était pas impossible de soutenir Athanase et de lire les codex de Nag Hammadi »49.

47 Voir Ewa Wipszycka, « The Nag Hammadi Library and the Monks », pour l’hypothèse d’un « trafic de déchets de papier » en tant que source des papyri découverts dans les couvertures des codex de Nag Hammadi. Cette perspective élimine toute connexion entre les moines pacômiens et la production des codex de Nag Hammadi. Toutefois, Wipszycka n’appuie son hypothèse d’un « trafiquant en déchets de papier » sur aucune source primaire. Voir AnneMarie Luijendijk, Greetings in the Lord, pp. 144-151, pour la production de livres à Oxyrhynchos : Luijendijk déduit de l’usage par l’évêque Sotas de parchemin pour écrire sa correspondance, ainsi que du peu d’usage du parchemin au IIIe siècle, que « Sotas le chrétien » appartenait à un milieu de formation et de produc-tion de livres chrétiens.

48 Pour un résumé de ce débat, voir Michael A. Williams, Rethinking « Gnosticism » : An Argument for Dismantling Dubious Category, Princeton, Princeton University Press, 1996, pp. 244-247 ; Philip Rousseau, Pachomius : The Making of a Community in the Fourth-Century Egypt, pp. 53-54 ; Ewa Wipszycka, « The Nag Hammadi Library and the Monks », 2000 ; et James E. Goehring, « The Provenance of the Nag Hammadi Codices once more », Studia Patristica 35 (2001), pp. 23-56.

49 James E. Goehring, « New Frontiers in Pachomian Studies », in James E. Goehring, Asce-tics, Society, and the Desert : Studies in Early Egyptian Monasticism, Harrisburg, Tri-nity International Press, 1999, pp. 162-186, en particulier p. 173. Voir les titres perti-nents pour ce débat dans l’ordre chronologique : Dwight W. Young, « The Milieu of Nag Hammadi : Some Historical Considerations », Vigiliae Christianae 24 (1970), pp. 127-137 (il lie les codex aux implantations monastiques de Shenoute) ; Torgny Säve-Söder-bergh, « Holy Scriptures or Apologetic Documentations ? The “Sitz im Leben” of the Nag Hammadi Library », in Jacques Ménard éd., Les Textes de Nag Hammadi, Leiden, Brill,

moi », le destinataire de Daniel, Aphrodisios, et « tes frères bénis qui sont avec toi » faisant partie de la seconde communauté. Ces deux groupes monastiques étaient probablement liés par un certain Sourous, « le seigneur frère » de Daniel qui lui annonce l’améliora-tion de la santé d’Aphrodisios45.

Il est possible que les fragments en copte sahidique de Genèse 32,5-21 et 42,27-30, 35-38, trouvés dans la couverture de NHC VII aient pour origine les mêmes ateliers scribaux de la Thébaïde, très proches des monastères pacômiens, qui produi-sirent les Papyri Bodmer coptes contenant des parties des livres de l’Exode (PB XVI), Deutéronome (PB XVIII), Josué (PB XXI), Jérémie (PB XXII) et Isaïe (PB XXIII)46. Sur la base de ce qui pré-cède, je propose l’hypothèse que la fabrication des couvertures des

45 « C4. Lettre de Daniel à Aphrodisi(os) », in Greek and Coptic Papyri from the Car-tonnage of the Covers, pp. 133-138. C6, la lettre de Papnoutios à Pacôme, a reçu plus d’attention de la part des savants que C4, depuis que J.W.B. Barns spécula que C6 « est adressée au grand Pacôme lui-même par son oikonomos Papnoutios » (p. 139). Ewa Wipszycka a attiré l’attention sur la reconstruction relevant de l’imagination des noms ci-dessus, « qui ne peuvent être ni rejetés ni prouvés », dans Ewa Wipszycka, « The Nag Hammadi Library and the Monks : A Papyrologist’s Point of View », The Journal of Juristic Papyrology 30 (2000), pp. 179-191, en particulier pp. 181-182.

46 Pour une édition critique et une traduction des fragments coptes de la Genèse prove-nant de la couverture de NHC VII, voir John Wintour Baldwin Barns, « Codex VII : C2. Fragments of Genesis », in Greek and Coptic Papyri from the Cartonnage of the Covers, pp. 124-132. L’article de Rodolphe Kasser est également fort utile : « Frag-ments d’un livre biblique de la Genèse cachés dans la reliure d’un codex gnostique », Le Muséon 85 (1972), pp. 65-89. Kasser semble être le premier savant à avoir établi une connexion géographique, codicologique et paléographique claire entre les codex de Nag Hammadi et les Papyri Bodmer, in Greek and Coptic Papyri from the Cartonnage of the Covers, p. 80. Pour un développement postérieur de cette connexion voir James M. Robinson, The Pachomian Monastic Library at the Chester Beatty Library and the Bibliothèque Bodmer, Institute for Antiquity and Christianity, Occasional Papers, Claremont, Institute for Antiquity and Christianity, 1990. Afin d’illustrer comment la notion théologique de « gnosticisme » a faussé la fine analyse papyrologique et codico-logique de Kasser, j’attirerai simplement l’attention sur la discussion de Kasser de l’hy-pothèse d’un scriptorium gnostique qui développa des relations commerciales avec des relieurs gnostiques ou au moins avec des sympathisants gnostiques puisque la com-munauté orthodoxe copte du IVe siècle aurait refusé de se charger de ces tâches dan-gereuses, Rodolphe Kasser, « Fragments d’un livre biblique de la Genèse », pp. 66-67. Pour les Papyri Bodmer coptes, voir Bibliotheca Bodmeriana : La collection des Papy-rus Bodmer/Die Sammlung der Bodmer-Papyri/The collection of the Bodmer Papyri, Munich, K.G. Saur, 2000, en particulier les vols. 6 et 7, Coptica Biblica.

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Mineure et actives au centre de l’Égypte (Fayoum et Hermopolis) et d’autre part, une tradition platonicienne et origèniste provenant d’Alexandrie et active dans le nord (Alexandrie) et dans le sud (Thébaïde). Ces deux cultures avaient traduit des textes grecs en copte sahidique. Les cultures du centre de l’Égypte adoptèrent néanmoins un genre littéraire cappadocien, comme les discours et les oraisons, tandis que la culture copte du nord et du sud « se limitait à des activités littéraires plus ésotériques », d’expression platonicienne51. Dans ce contexte, suggère Orlandi, des groupus-cules chrétiens, « peut-être monastiques », avaient rassemblé des textes grecs dans des dépôts dirigés par des « philosophes » et les avaient mis à disposition des traducteurs coptes. Orlandi décrit ces cercles comme étant intéressés par « la théorie origéniste de l’entité divine, de la création et du salut » ainsi que par « des infor-mations plus détaillées (et plus utiles pratiquement) sur l’origine des démons, leurs noms et leurs tâches et devoirs originels »52.

L’hypothèse d’Orlandi libère le débat des topoi théologiques qui opposent « hérésie », et « orthodoxie » et, dans une certaine mesure, « gnosticisme ». Elle permet également de contourner la dichotomie entre contextes urbain et monastique dans la khora, en considérant les codex de Nag Hammadi dans le cadre de la circu-lation de livres entre ville et campagne, un trait que suggère leur composition sous forme de sous-collections53. Je me range aux suggestions d’Orlandi et prends en compte la possibilité que des membres chrétiens de l’élite égyptienne qui entrèrent dans la vie

51 Orlandi nomme ces deux modèles « asiatique » et « alexandrin ». Je trouve cette ter-minologie problématique puisqu’Orlandi utilise « asiatique » pour parler des cultures grecques de certaines cités d’Asie Mineure, et applique « alexandrine » aux productions à la fois d’Égypte septentrionale et méridionale.

52 Tito Orlandi, « Nag Hammadi Texts and the Coptic Literature », in Colloque international « L’évangile selon Thomas et les textes de Nag Hammadi », pp. 333-334.

53 Sur ce contexte urbain, voir Alexandr Khosroyev, Die Bibliothek von Nag Hammadi, pp. 61-103, et Ewa Wipszycka, « The Nag Hammadi Library and the Monks ». Pour une tentative de réinterpréter la tradition monastique égyptienne dans un contexte urbain, voir Ewa Wipszycka, « Le monachisme égyptien et les villes », Travaux et mémoires 12 (1994), pp. 1-44, maintenant dans Ewa Wipszycka, Études sur le Christianisme dans l’Égypte de l’Antiquité tardive, pp. 281-336.

Dans une récente contribution à ce débat, Tito Orlandi propose de resituer les codex dans le contexte de la littérature copte50. Il propose un modèle d’échanges culturels entre les cultures grecque et égyptienne avec pour médiateur deux cultures coptes : d’une part, les traditions millénariste et eschatologique importées d’Asie

1975, pp. 9-17 (il suggère que les moines collectionnèrent les codex dans un but polé-mique) ; John Wintour Baldwin Barns, « Greek and Coptic Papyri from the Covers of the Nag Hammadi Texts », in Martin Krause éd., Essays on the Nag Hammadi Texts, In Honour of Pahor Labib, Leiden, Brill, 1975, pp. 9-18 (il présente les éléments du carton-nage indiquant un milieu monastique) ; James M. Robinson, « Introduction », in James M. Robinson éd., The Nag Hammadi Library in English, New York, Harper & Row, 1977, pp. 1-25 ; Frederik Wisse, « Gnosticism and Early Monasticism in Egypt », in Barbara Aland éd., Gnosis : Festschrift für Hans Jonas, Göttingen, Vandenhoeck und Ruprecht, 1978, pp. 431-440 (des moines collectionnèrent les codex dans une étape monastique pré-orthodoxe) ; Charles W. Hedrick, « Gnostic Proclivities in the Greek Life of Pachomius and the Sitz im Leben of the Nag Hammadi Library », Novum Testamentum 22 (1980), pp. 78-94 ; Henry Chadwick, « The Domestication of Gnosis », in Bentley Layton éd., The Rediscovery of Gnosticism : Proceedings of the Conference at Yale, March 1978 : I, The School of Valentinus, Leiden, Brill, 1980, pp. 3-16 (des moines auraient pu les lire) ; Antoine Guillamont, « Gnose et monachisme : exposé introductif », in Julien Ries, Yvonne Janssens, Jean-Marie Sevrin éds., Gnosticisme et monde hellénistique : actes du colloque de Louvain-la-Neuve (11-14 mars 1980), Publications de l’Institut orientaliste de Louvain 27, Louvain-la-Neuve, Université catholique de Louvain, Institut orientaliste, 1982, pp. 301-310 ; Armand Veilleux, « Monachisme et gnose : le cénobitisme pachô-mien et la bibliothèque copte de Nag Hammadi », Laval Théologique et Philosophique 40 (1984), pp. 275-294 et Armand Veilleux, « Monachisme et gnose : contacts littéraires et doctrinaux entre monachisme et gnose », Laval Théologique et Philosophique 41 (1985), pp. 3-24 ; Armand Veilleux, « Monasticism and Gnosis in Egypt », in Birger A. Pearson, James E. Goehring éds., The Roots of Egyptian Christianity, Studies in Antiquity and Christianity, Philadelphia, Fortress Press, 1986, pp. 271-306 (il n’y a pas de lien entre le monachisme et le gnosticisme) ; James E. Goehring, « New Frontiers in Pachomian Stu-dies », in The Roots of Egyptian Christianity, pp. 235-236 (les codex de Nag Hammadi eurent pour origine le milieu monastique, nous devons affiner la description de ce milieu) ; Clemens Scholten, « Die Nag-Hammadi-Texte als Buchbesitz der Pachomianer », Jahr-buch für Antike und Christentum 31 (1988), pp. 144-172 (les codex faisaient partie d’une collection monastique plus importante) ; Alexandr Khosroyev, Die Bibliothek von Nag Hammadi : Einige Probleme des Christentums in Ägypten während der ersten Jahrhun-derte, Arbeiten zum spätantiken und koptischen Ägypten 7, Altenberge, Oros, 1995 (il exclut la possibilité d’un lien entre les codex et le contexte monastique) ; Alberto Cam-plani, « Sulla trasmissione di testi gnostici in copto », in Alberto Camplani éd., L’Egitto cristiano : aspetti e problemi in età tardo-antica, Roma, Institutum Patristicum Augus-tinianum, 1997, pp. 121-175 ; Philip Rousseau, Pachomius : The Making of a Commu-nity in the Fourth-Century Egypt, pp. 53-54 (un compte-rendu de la littérature antérieure sur le sujet) ; Ewa Wipszycka, « The Nag Hammadi Library and the Monks » ; James E. Goehring, « The Provenance of the Nag Hammadi Codices Once More ».

50 Tito Orlandi, « Nag Hammadi Texts and the Coptic Literature », in Colloque international « L’évangile selon Thomas et les textes de Nag Hammadi », pp. 323-334.

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Ce groupe de résidents privilégiés se serait élevé socialement et serait, dans une certaine mesure, devenu familier des valeurs clas-siques, puisque les nouveaux membres des conseils municipaux, les bouleutai, durent adopter et émuler les standards de la paideia gréco-romaine58. Des références indirectes à des membres de cette élite prospère de chrétiens d’Égypte apparaissent dans certaines sources monastiques et documentaires. Athanase décrit les parents égyptiens d’Antoine comme étant « de bonne famille et prospères » possédant « trois cent aurorae très fertiles et belles » de terre59. Si on ajoute à son haut statut social, la maîtrise littéraire d’An-toine ainsi que la familiarité avec la philosophie platonicienne et l’exégèse origèniste dont il fait preuve dans ses Lettres, on obtient l’image d’un égyptien de bonne famille et à l’excellente forma-tion qui importa aussi bien sa propriété que sa formation dans le contexte monastique. Théodore de Tabennesis, qui rejoignit Pacôme à Tabennesis autour de 328 et dirigea la koinonia de 350 jusqu’à sa mort en 368, lui aussi, venait d’une famille riche qui lui avait donné une bonne formation60. Roger Bagnall signale enfin

were enrolled as metropolitai in a far-reaching movement upwards on the social lad-der, and intermarriages between Greek citizens and Egyptians were frequent […] Village land was frequently own by “townspeople” (politai), who served as officials at the local level and even settled in the villages. An important result was the demo-tion of the traditional aristocracy and the rise of new classes without the same back-ground », Samuel Rubenson, The Letters of Antony : Monasticism and the Making of a Saint, Minneapolis, Fortress Press, 1995, en particulier pp. 92-93.

58 Ewa Wipszycka, Étude sur le Christianisme dans l’Égypte de l’Antiquité tardive, pp. 48-49, pp. 99-103 (l’auteur place l’apogée de l’élite copte au VIe siècle, avant la conquête arabe) ; voir Roger S. Bagnall, Egypt in Late Antiquity, p. 255, qui signale toutefois que la « compétence littéraire masculine universelle » attendue des conseillers municipaux n’était pas toujours satisfaite.

59 Vita Antonii 1,1. Je dois cette référence ainsi que la suivante à l’article d’Ewa Wipszycka, « Le nationalisme a-t-il existé dans l’Égypte byzantine ? », maintenant dans son Étude sur le christianisme dans l’Égypte de l’Antiquité tardive, pp. 9-61, en particulier p. 50. Pour la formation d’Antoine, voir Samuel Rubenson, The Letters of St. Antony : Monasticism and the Making of a Saint.

60 Armand Veilleux, s.v. « Theodorus of Tabennese », in Aziz S. Atiya éd., The Coptic Ency-clopedia, vol. 7, New York, Macmillan, 1991, pp. 2239-2240. Petronius, le successeur immédiat mais éphémère de Pacôme, venait lui aussi d’une riche famille égyptienne de la ville de Pjoj, près de Diospolis Parva ; cf. Armand Veilleux, s.v. « Petronius, Saint », in The Coptic Encyclopedia, vol. 6, 1952.

monastique dans la première moitié du IVe siècle, amenèrent avec eux certains savoirs calligraphiques, une paideia à la romaine, des standards origènistes d’exégèse biblique54 et leurs bibliothèques personnelles, dont les codex de Nag Hammadi55.

La création de conseils municipaux au début du IIIe siècle, sous Septime Sévère, suivie des réformes administratives de Dioclétien, entreprises dès 284 et poursuivies par ses successeurs jusqu’en 312, permirent à certains résidents égyptiens des métro-poles d’entrer dans l’administration provinciale56. Il est possible de soutenir, avec Ewa Wipszycka, que ce processus social mena à la formation d’une élite chrétienne égyptienne, une classe composée de riches propriétaires terriens, de langue maternelle égyptienne, qui apprenaient le grec en bénéficiant d’une éducation classique57.

54 « The attempts by Athanasius, and later by Shenute, to cleanse the monasteries of apo-cryphal texts, as well as the fact that the Nag Hammadi codices came from the environ-ment of Pachomian communities, suggest that Alexandrian speculative theology had penetrated the monastic tradition of Upper Egypt even before the middle of the fourth century », dans Samuel Rubenson, « Origen in the Egyptian Monastic Tradition of the Fourth Century », in Wolfgang A. Bienert, Uwe Kuhneweg éds., Origeniana septima : Origenes in den Auseinandersetzungen des 4. Jahrhunderts, Leuven, University Press, 1999, pp. 320-337, en particulier pp. 330-331.

55 Je suis ici Roger Bagnall selon qui, à l’époque de Dioclétien, la distinction entre « Grecs » et « Égyptiens » était « obsolète depuis 300 ans » et qui maintient la distinc-tion romaine entre habitants des cités grecques (Alexandrie, Naukratis et Antinoopolis) et le reste de la population égyptienne ; cf. Roger S. Bagnall, Egypt in Late Antiquity, p. 232. J’utilise ici l’expression « égyptiens de l’élite formée » pour désigner certains « résidents métropolitains privilégiés » de Bagnall qui n’appartenaient pas aux cercles mentionnés ci-dessus.

56 Jacqueline Lallemand, L’administration civile de l’Égypte de l’avènement de Dioclé-tien à la création du diocèse (284-382) : Contribution à l’étude des rapports entre l’Égypte et l’Empire à la fin du IIIe et au IVe siècle, Brussels, Palais des Académies, 1964 ; Alan K. Bowman, The Town Councils of Roman Egypt, Toronto, A. M. Hakkert, 1971 ; Roger Bagnall, Egypt in Late Antiquity, pp. 54-62. Voir aussi Keith Hopkins, « Elite Mobility in the Roman Empire », Past & Present 32 (1965), pp. 12-26, ce texte ne porte toutefois que sur Rome.

57 « There is sufficient evidence to prove that Egyptian towns of medium size were home to many elite families who spoke Greek and took care to furnish their children with proper schooling, as education was a prerequisite of a successful career in the state administration », Ewa Wipszycka, « The Institutional Church », in Roger S. Bagnall éd., Egypt in the Byzantine World, 300-700, Cambridge, Cambridge University Press, 2007, pp. 331-349, en particulier p. 342. Voir aussi la reconstruction historique de Rubenson : « [W]ith growing unity of town and countryside through the reforms of Dio-cletian, mobility between towns and villages increased. Numerous wealthy countrymen

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Des scribes parlant de livres dans les codex de Nag Hammadi

Certains savants ont relevé que les colophons des codex de Nag Hammadi contenaient des indications sur les motivations des scribes, leurs interactions ainsi que sur leurs attentes quant à la façon de lire ces livres. Dans cette section, je propose une vue d’ensemble de ces intentions scribales et éditoriales dans le but d’esquisser les contours d’une « koinonia scribale ». Mon usage de cette expression fait référence aux travaux de Kim Haines-Eitzen sur les réseaux de scribes dans le Christianisme ancien, et je suis les travaux d’Eric G. Turner, Dirk Obbink et William Johnson sur un réseau de savants du IIe siècle à Oxyrhynque tel qu’il apparaît dans P.Oxy. XVIII 219264. En ce qui concerne le papyrus d’Oxyrhynque, différentes mains sont réunies sur la même page de papyrus au IIe siècle pour demander des copies de livres savants sur la dramaturgie classique. Il semble que les auteurs de ces lignes connaissaient le contenu des bibliothèques privées des autres puisqu’ils indiquent quel marchand dispose des meilleures copies et donnent des ins-tructions concernant la copie de livres et leur circulation65. Johnson

64 Kim Haines-Eitzen, Guardians of Letters : Literacy, Power, and the Transmitters of Early Christian Literature, Oxford – New York, Oxford University Press, 2000. Voir aussi Eric G. Turner, « Roman Oxyrhynchus », Journal of Egyptian Archaeology 38 (1952), pp. 78-93, en particulier pp. 91-92 ; Dirk Obbink, « Readers and Intellectuals », in Alan K. Bowman, Revel Arlington Coles, Nikolaos Gonis, Dirk Obbink, Peter J. Par-sons éds., Oxyrhynchus : A City and Its Texts, London, Egypt Exploration Society, 2007, pp. 271-283, en particulier p. 280 ; Eric G. Turner, « Scribes and Scholars », in Oxyrhyn-chus : A City and Its Texts, pp. 256-261, en particulier p. 258 ; Bernard Legras, Lire en Égypte, d’Alexandrie à l’Islam, Paris, Picard, 2002, pp. 152-153 ; William A. Johnson, « The Ancient Book », in The Oxford Handbook of Papyrology, pp. 256-281, en particu-lier pp. 270-277. Voir l’édition de P.Oxy. XVIII 2192 dans Rosa Otranto, Antiche liste di libri su papiro, pp. 54-61. Dirk Obbink (« Readers and Intellectuals », in Oxyrhynchus : A City and Its Texts, p. 277) suggère que le marchand de livre du IIe siècle Julius Placidus et son père Herclanus ne font pas qu’amener des livres dans le Fayoum, mais en tant que « famille de savants » ils sont aussi actifs dans l’édition (P. Petaeus 30). Voir aussi Peter Parsons, « Copyists of Oxyrhynchus », in Oxyrhynchus : A City and Its Texts, pp. 262-270.

65 Voici le texte de ce qu’il reste des fragments de la lettre de P.Oxy. XVIII 2192, dans l’édition la plus récente de Rosalia Hatzilambrou : « First Hand “I am not able to, nor were I able, would I put any relation of mine in such a position, especially after what I have just learnt in such cases. Second Hand I pray for your health, my lord brother

un serment d’Arsinoé, écrit en grec et daté de 349 (P. Würtzb. 16) qui inclut une déclaration du diacre illettré Aurelius Akammon, contresignée par un moine, le fils d’un prytane, ancien membre du conseil municipal. Bagnall écrit : « Les fils de familles privilégiées qui devenaient des moines avaient reçu une éducation supérieure ; les paysans qui devenaient diacres non »61.

Sur la base de ces reconstructions de la culture livresque monastique en Égypte, je propose de situer les codex de Nag Hammadi dans un contexte monastique ancien. La culture monas-tique égyptienne était ambivalente face aux livres, et pourtant il arrivait qu’elle comprenne parfois des livres grands et couteux et les sources témoignent de la présence de scribes qualifiés dans les monastères. Il y a aussi des indices suggérant que des Égyptiens prospères et bien formés amenèrent leurs propres livres dans les cercles monastiques et les firent circuler à des fins éducatives et exégétiques62. Mon hypothèse est renforcée par des éléments internes à la collection elle-même : la correspondance dans la cou-verture du codex VII, le lien entre les éléments coptes sahidiques et chrétiens des textes de Nag Hammadi, comme les thèmes (apo-calypses et eschatologie), les personnages bibliques (Adam, Jésus Christ, Jacques, Thomas, Philippe, Jean de Zébédée) et les genres (évangiles et apocalypses). Enfin, les décorations angélomorphes, les croix sur la couverture de NHC II63 ou les colophons qu’ont laissés les scribes corroborent la thèse du cadre monastique des codex de Nag Hammadi.

61 Roger Bagnall, Egypt in Late Antiquity, p. 249. Bagnall attire toutefois l’attention sur la reconstruction de la contre-signature à la fin de P.Würtzb. 16.

62 L’autre possibilité serait un Sitz im Leben manichéen, mais l’absence de témoignages d’activité manichéenne dans la Thébaïde a découragé même les plus ardents suppor-ters d’une lecture « gnostique » des codex.

63 James M. Robinson, « The Construction of the Nag Hammadi Codices », in Essays on the Nag Hammadi Texts, p. 175.

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de la prière. De même, il établit que le colophon présente « une nature quasi-monastique » et que la prière dans son entier repré-sente « une introduction aux pratiques rituelles du valentinisme liées à l’invocation du Nom »67.

Ceux qui écrivirent et lurent le codex I s’identifiaient comme des scribes chrétiens, comme en témoignent la présence des croix et du chirogramme. Par son contenu, la Prière de l’apôtre Paul prépare le lecteur aux écrits du reste du codex. Les invocations dans la Prière s’attardent sur la notion de « rédemption », cen-trale pour le Traité tripartite, et attirent l’attention du lecteur sur l’importance de la révélation et de sa singularité : « Gratifie-moi de ce qu’œil d’ange ne verra pas, et de ce qu’oreille d’archonte n’entendra pas, de ce qui ne montera pas au cœur de l’homme » (A25-29, trad. Jean-Daniel Dubois).

Plus important, la Prière offre au lecteur du IVe siècle une image de Paul, l’auteur de la lettre, en prière, en communication avec l’invisible, demandant l’autorité (] nyei =ntekxoucia) et l’état d’esprit adéquat pour recevoir une révélation. Voici le contexte nécessaire à la lecture du colophon o ,rictoc agioc. La ligne « Christ est saint » a dû rassurer les lecteurs du IVe siècle quant aux sources des visions et révélations pauliniennes tout en maintenant la hiérarchie des évangiles. Il garantissait également la qualité de l’information au sujet des activités terrestres du sauveur discutées ailleurs dans le codex I : dans L’Épître apocryphe de Jacques et L’Évangile de la vérité, de l’organisation ecclésiastique moins structurée (L’Évangile de la vérité, le Traité tripartite), des scénarios de la création (L’Évangile de la vérité, le Traité

67 Jean-Daniel Dubois, « Prière de l’Apôtre Paul », in Jean-Pierre Mahé, Paul-Hubert Poirier éds., Écrits gnostiques : La bibliothèque de Nag Hammadi, Paris, Gallimard, 2007, pp. 3-10, en particulier p. 3. Voir aussi Hans-Gebhard Bethge, Uwe-Karsten Plisch, « Das Gebet des Apostels Paulus », in Hans-Martin Schenke, Hans-Gebhard Bethge, Ursula Ulrike Kaiser éds., Nag Hammadi Deutsch, 1. Band : NHC I.1 – V.1, Berlin, Walter de Gruyter, 2001, pp. 7-10, en particulier p. 8 ; Dieter Mueller, « The Prayer of the Apostle Paul », in Harold W. Attridge éd., Nag Hammadi Codex I (The Jung Codex), Nag Hammadi Studies 22, Leiden, Brill, 1985, pp. 5-11.

décrit ces intellectuels comme « a circle of readers with scholarly interests and one with contacts in Oxyrhynchus which, as the metro-polis, has similar readers’ circles, along with other resources of interest to scholarly readers »66. Je suggère d’appliquer le modèle d’analyse de Johnson au processus d’échanges de livres de révéla-tions et de prières tels qu’il apparaît dans les colophons des codex de Nag Hammadi. Dans les pages qui suivent, je les considère comme l’expression d’une koinonia scribale postérieure, située en Égypte septentrionale au IVe siècle.

À la fin de la Prière de l’apôtre Paul, le texte qui inaugure le codex de Nag Hammadi I, il y a un bref colophon divisé par une série de décorations à partir du titre de fin de cet écrit : « La prière de l’apôtre Paul. En paix. Christ est saint » (B 9-10). Contrairement au copte du reste du traité, le scribe a préservé ou ajouté un colo-phon en grec. La forme au génitif de paulou apoctolou indique clairement que le traducteur copte de cette prière pou-vait l’avoir adressée à un milieu monastique bilingue. Le scribe entoure le en eiryny de deux rangées de flèches horizontales. Celles-ci sont suivies par une bande de décorations élaborées, cinq croix de deux types différents et o ,rictoc agioc orthogra-phié à l’aide du chirogramme. Jean-Daniel Dubois postule que les derniers mots du colophon « accentuent la valeur christologique »

[…] Make and send me copies of Books 6 and 7 of Hypsicrates’ Characters in Comedy [or Topics in Comedy]. For Harpocration says they are among Polion’s books. But it is likely that others too have got them. He also has prose epitomes of Thersagoras’ Myths of Tragedy, 71. Third Hand According to Harpocration Demetrius the booksel-ler has got them. I have instructed Appolonides to send me some of my books, which you will hear about from him. And of Seleucus’ work on the Tenses make copies and send me as many (books) as you find, apart from those I possess. Diodorus (and his circle ?) also have some that I don’t possess. Fourth hand Dionysius… » ; cf. Rosalia Hatzilambrou, « Appendix to “Readers and Intellectuals” », in Oxyrhynchus : A City and Its Texts, pp. 282-286.

66 William A. Johnson, « The Ancient Book », in The Oxford Handbook of Papyrology, p. 272. Voir aussi Gideon Nisbet, « A Sickness of Discourse : The Vanishing Syndrome of Leptosune », Greece & Rome 50/2 (2003), pp. 191-205, en particulier p. 199, n.13, pour la fine observation que toutes les requêtes dans P.Oxy. XVIII 2192 témoignent de rac-courcis culturels, puisqu’elles ne montrent l’intérêt « for original literature, but for hand-books on literature ». Je remercie Michael Williams pour avoir attirer mon attention sur cette référence.

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Les savants s’accordent sur le fait que ce colophon marque la fin du codex ; il ne constitue pas simplement la fin pieuse du Livre de Thomas71. Les colophons examinés ici suggèrent que les codex I et II furent produits et circulèrent dans des cercles intellectuels du IVe siècle qui associaient prière et lecture des textes de ces mêmes codex. Plus important, ils offrent précisément des indices en faveur de l’existence d’une « koinonia scribale ».

Les dialectes coptes des textes de Nag Hammadi et la pro-venance de ces codex indiquent que la communauté scribale responsable de leur production et circulation était basée en Égypte septentrionale. En ce qui concerne le profil sociologique de cette koinonia, ses membres pouvaient provenir des rangs des apo-taktikoi ou apotaktikai, des hommes et des femmes relativement prospères et au bénéfice d’une formation menant une vie ascé-tique dans un contexte urbain ou villageois72. Ils devaient aussi maintenir des liens étroits avec les communautés monastiques pour lesquelles il est vraisemblable qu’ils copiaient ces livres. Ni indifférents au contenu des codex ni ignorants du statut religieux de leurs lecteurs, les pieux scribes qui copièrent les codex de Nag Hammadi demandaient des faveurs spirituelles aux pneumatikoi, les moines les plus à même d’intercéder pour eux. Pour Goehring, les écrits pacômiens sont l’écho « d’une évidente hiérarchie au sein du système monastique » qui distinguait les moines vivant encore selon la chair (les sarkikoi) des « frères spirituellement

71 Hans-Martin Schenke, « Das Buch des Thomas », in Nag Hammadi Deutsch, 1. Band : NHC I.1 – V.1, 2001, p. 291 n. 22 ; John D. Turner, « The Book of Thomas the Conten-der Writing to the Perfect », in Bentley Layton (éd.), Nag Hammadi Codex II 2–7, vol. 2, Leiden, Brill, 1989, pp. 171-205 ; Raymond Kuntzmann, « Livre de Thomas », in Écrits gnostiques, 2007, pp. 487-508, en particulier p. 508.

72 Edwin Arthur Judge, « Earliest Use of Monachos for Monk (P. Coll. Youtie 77) and the Origins of Monasticism », Jahrbuch für Antike und Christentum 20 (1977), pp. 72-89, en particulier p. 85. James E. Goehring, « Through a Glass Darkly : Images of Apotaktikoi(ai) in Early Egyptian Monasticism », in James E. Goehring, Ascetics, Society, and the Desert : Studies in Early Egyptian Monasticism, Harrisburg, Trinity International Press, 1999, pp. 53-72.

tripartite) et de la vie après la mort (Traité sur la résurrection), même lorsque ces éléments révélés ne trouvaient de contrepartie dans les collections plus canoniques du premier Christianisme qu’avec difficulté.

Le colophon de la Prière n’est pas le seul à faire mention du nom de Jésus Christ. Plusieurs autres colophons le reproduisent dans la collection des écrits de Nag Hammadi. Le colophon du Livre sacré du grand esprit invisible (III,69) présente à la fois l’acrostiche I, ;uc et sa traduction copte : « Jésus Christ fils de Dieu, sauveur ». Un autre colophon, à la fin des Enseignements de Silvanos (VII,118), n’a que I, ;uc et une formule apotropaïque « merveille extraordinaire »68. À côté de pratiques d’invocation du nom et de protection apotropaïque, les occurrences répétées de « Jésus Christ » et I, ;uc dans les colophons suggèrent à la fois un certain degré d’anxiété ou d’inconfort vis-à-vis des textes et un effort de domestication de leur contenu philosophique à l’aide d’étiquettes manifestement chrétiennes69.

Si le codex de Nag Hammadi I commence avec une prière et un colophon, NHC II finit par un colophon et une demande de prière d’intercession. Après des jours et des nuits passés à copier les sept écrits du NHC II, pour un total de 143 pages, 5088 lignes ou 130 000 à 150 000 lettres, le scribe ajoute sa propre voix au chœur des prières ascétiques. À la fin du dernier traité, Le Livre de Thomas, le scribe plaçe un colophon dans un cadre, après le titre de fin, indiquant :

Le Livre de Thomas. L’Athlète écrivant au Parfait. // Souvenez-vous aussi de moi, mes frères dans vos prières. Paix aux saints et aux pneumatikoi.70

68 Birger A. Pearson, « The Teachings of Silvanus », in Birger Albert Pearson éd., Nag Hammadi Codex VII, Leiden, Brill, 1996, pp. 249-369, en particulier p. 250.

69 Pour une analyse détaillée de la composition de NHC I, voir Elaine Pagels, Lance Jenott, « Antony’s Letters and Nag Hammadi Codex I : Sources of Religious Conflict in Fourth-Century Egypt », Journal of Early Christian Studies 18/4 (2010), pp. 557-589.

70 NHC II,7,145,18-23.

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dans son analyse de trois corpus de correspondance monastique, écrits entre 340 et 380, comprenant vingt épitres et appartenant à Antoine, Ammonas et Macaire l’Égyptien, observe que les lettres en question utilisent l’autorité des textes bibliques pour illustrer les relations personnelles entre les chefs spirituels et leurs dis-ciples et confirmer aux destinataires qu’ils appartiennent à « un groupe spécial, choisi et privilégié », caractérisé par la connais-sance de soi, ou gnosis78.

Dans ces « communautés de prière », pour utiliser l’heureuse expression de Rapp, les saints hommes recevaient fréquemment des demandes de prière pour des nécessiteux79. Cinq des sept lettres adressées à Paphnutius, un moine respecté de l’Égypte du milieu du IVe siècle, demandent au vieil homme de se souvenir de leur auteur dans ses prières. Par exemple, Ammonius a besoin d’une intercession pour sa santé. Il écrit à Paphnutius : « Je sais toujours que par tes saintes prières je serai sauvé de toutes les tentations du diable et de toute intrigue humaine, et maintenant je te prie de te souvenir de moi dans tes prières car après Dieu, tu es mon salut »80. La lettre qui suit dans la collection, celle d’un certain Ausonius, homme plus riche et davantage formé, adopte un style plutôt formel, mais finit pourtant avec la même requête81. L’une des demandes d’intercession les plus personnelles et mieux motivées vient de Valeria : elle est convaincue que la haute spi-ritualité et les capacités ascétiques de Paphnutius rendront ses prières efficaces et la libéreront de sa dyspnée.

Ces lettres nous permettent de situer le scribe du codex de Nag Hammadi II dans un contexte historique plus riche. Membre

Letters ? », in Ruth Morello, Andrew D. Morrison éds., Ancient Letters : Classical and Late Antique Epistolography, Oxford, Oxford University Press, 2007, pp. V-XII.

78 Samuel Rubenson, « Argument and Authority in Early Monastic Correspondence », in Alberto Camplani, Giovanni Filoramo éds., Foundations of Power and Conflicts of Authority in Late-Antique Monasticism, Leuven, Peeters, 2007, pp. 75-87, en particulier pp. 80-81.

79 Claudia Rapp, Holy Bishops in Late Antiquity, p. 67.80 P.Lond. 6,1923.81 P.Lond. 6,1924.

forts » (les pneumatikoi) ou « parfaits » (les teletoi)73. Dans son analyse des formes de pouvoir dans l’Antiquité tardive, Claudia Rapp distingue deux sortes d’autorité dans le christianisme pri-mitif : l’autorité ascétique (ceux qui la possédaient étaient appelés « porteurs du Christ », christophoroi) et l’autorité spirituelle (ceux qui en étaient dotés étaient perçus comme des « porteurs de l’esprit », pneumatophoroi)74. Par de durs exploits de renoncia-tion, les saints monastiques, aussi connus sous leur titre origènien de pneumatikoi, gravissaient l’échelle ascétique, atteignant une position privilégiée dans la communauté monastique dont ils supervisaient le niveau religieux de moines plus jeunes75. Dotés du don de discernement, les abbés avancés spirituellement gui-daient également leurs plus proches disciples par la discussion, par une herméneutique biblique à visée éthique et en partageant leur expérience du combat contre les démons, leurs visions et leurs rêves avec d’autres moines plus avancés76.

Les pneumatikoi employaient leur charisme spirituel au-delà des enclos de leurs propres monastères, écrivant des lettres à leurs anciens disciples établis dans d’autres monastères égyptiens, et à travers une pratique intensive de prières d’intercession en faveur aussi bien des moines que des laïcs77. Samuel Rubenson,

73 Les Vies de Pacôme décrivent le fondateur comme étant « spirituel » et « parfait » : Vita Prima.49, 54, 99, 136 ; Ascetica 26 ; Liber Horsiesius 27. « Les pneumatikoi ont la capa-cité d’endurer la lutte », James E. Goehring, The Letter of Ammon and Pachomian Monasticism, 1986, p. 203.

74 Claudia Rapp, Holy Bishops in Late Antiquity : The Nature of Christian Leadership in an Age of Transition, Berkeley, University of California Press, 2005, en particulier pp. 55-59.

75 Selon Rapp, pour Origène, « [t]he pneumatikos perfects himself through constant study of the scriptures ; he practices asceticism in order to increase his spiritual and mental abilities in the same measure as he minimizes attention to the needs of his body ; and he demonstrates his state of perfection through his actions » (Ibid., p. 63).

76 Ibid., p. 58 ; Philip Rousseau, « Antony as Teacher in the Greek Life », in Tomas Hagg, Philip Rousseau éds., Greek Biography and Panegyric in Late Antiquity, Berkeley, Uni-versity of California Press, 2000, pp. 89-109, en particulier pp. 95-96.

77 « La conversation par lettres mettait en présence l’étudiant et son guide », Stanley K. Stowers, Letter Writing in Greco-Roman Antiquity, Philadelphia, The Westmins-ter Press, 1986, en particulier p. 39. Voir aussi l’analyse du rôle des lettres pour la réputation éthique par Ruth Morello, Andrew D. Morrison, « Editors’ Preface : Why

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est le fait d’une seule main ; toutefois, il est peu probable que ce colophon soit le fait du scribe du Codex III, ou que son nom soit Gongessos, ou Concessus dans sa forme latinisée. Il a mal épelé son nom de chair : la main d’un correcteur, très probablement celle du premier scribe, a ajouté un c supplémentaire plus au dessus de goggecoc. Paulinus Bellet utilise cette observation pour iden-tifier Gongessos comme étant « l’auteur ou le traducteur du traité ainsi que du colophon mais non le copiste du texte »84. « Grâce, compréhension, perception et sagesse », les qualités que demande le colophon apparaissent également dans le Livre sacré du grand esprit invisible en tant que consorts des lumières, convoqués en vue de l’achèvement de l’ogdoade (III,52,6-15). Même s’il est impossible d’imputer le colophon au scribe du Codex III, et en présumant que l’auteur du colophon n’est pas celui du Livre sacré, remarquons que les scribes coptes comme Gongessos/Eugnostos le bien-aimé, choisirent de s’identifier et de décrire leurs pairs au moyen de termes pris dans les livres qu’ils reproduisaient. Les membres de la koinonia scribale de l’Égypte du IVe siècle s’inves-tissaient religieusement et intellectuellement dans les produits de leur travail. De plus, ils collectionnaient aussi ces livres.

La Note scribale, insérée entre NHC VI,7 (Prière d’action de grâces) et NHC VI,8 (Asclépius) et marginalisée dans un cadre, met en scène un des membres de la koinonia scribale s’adressant à un autre :

J’ai copié ce texte (logos) à lui. En effet, beaucoup de ceux-ci me sont parvenus. Je ne les ai pas copiés puisque je pensais qu’ils vous étaient parvenus. J’ai véritablement hésité à vous les copier, puisque

Texts in the History of Religions, Historisk-filosofiske skrifter 26, Copenhagen, Konge-lige Danske Videnskabernes Selskab, 2002, pp. 25-26.

84 Paulinus Bellet, « The Colophon of the Gospel of the Egyptians : Concessus and Maca-rius of the Nag Hammadi », in Robert McLachlan Wilson éd., Nag Hammadi and Gno-sis, Leiden, Brill, 1978, pp. 44-65, en particulier p. 54. Khosroyev n’impute pas non plus le colophon au scribe de NHC III (Alexandr Khosroyev, « Zur Frage nach Eugnos-tos in Codex III von Nag Hammadi », in The Nag Hammadi Texts in the History of Reli-gions, 2002, pp. 26-27).

d’une communauté scribale active dans l’Égypte septentrionale du IVe siècle, le scribe de NHC II était probablement suffisam-ment avancé dans sa formation religieuse, lorsqu’il copia les textes du codex, pour établir un lien entre le contenu ascétique du codex et ses futurs lecteurs. Il retire du réconfort de sa participa-tion à une communauté de prière qui comprend « les saints et les pneumatikoi », des membres en l’efficacité desquels, en matière de prières d’intercession, il avait suffisamment confiance pour les mentionner dans le colophon.

Le colophon du Livre sacré du grand esprit invisible n’appa-raît ni au début ni à la fin du Codex III. Il ne constitue même pas la fin du texte auquel il est annexé. Le scribe l’a copié et placé entre la fin du Livre sacré du grand esprit invisible, indiquée par un « amen », et le titre de ce texte, suivi d’un autre « amen » final. Voici le texte du colophon :

L’évangile égyptien. Écrit par Dieu, livre sacré, secret. Que la grâce, la compréhension, la perception, la sagesse soient avec celui qui l’a transcrit – Eugnostos le bien-aimé [nommé] en esprit ; dans la chair mon nom est Gonge[s]sos – et avec mes compagnons de lumière dans l’incorruptibilité. Jésus Christ, Fils de Dieu, Sauveur, Ichthus. Écrit par Dieu, le livre sacré du grand esprit invisible. Amen.82

Des savants ont spéculé que seule la copie du Livre sacré du grand esprit invisible dans NHC III préserve ce colophon ; la copie du même livre dans le Codex IV ne l’avait jamais eu, ou cette copie ne nous est pas parvenue avec un colophon. Alexandr Khosroyev pos-tule que la double occurrence du titre sur les lignes 16-17 et 18-20 serait due à des raisons d’économie graphique : le scribe pensait commencer le texte suivant, Eugnoste (NHC III,3), au sommet de la page suivante, c’est-à-dire page 7083. La totalité de la page 69

82 III,69,6-17, traduction de l’auteur. 83 Alexandr Khosroyev, « Zur Frage nach Eugnostos in Codex III von Nag Hammadi »,

in Søren Giversen, Tage Petersen, Jørgen Podemann Sørensen éds., The Nag Hammadi

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on peut inférer de la Note scribale et de son usage constant du pluriel qu’il existait une relation commerciale entre le scribe et ses lecteurs.

Enfin, le court colophon suivant, placé à la suite du der-nier texte du Codex VII, Les Trois stèles de Seth (NHC VII,5) attribue soit « la révélation de Dositheos », soit la collection entière du Codex VII au « père » et réserve le rôle de scribe au « fils ». L’échange réciproque de bénédictions entre des « pères » qui révèlent et enseignent et des fils qui écrivent mène au pos-tulat que la production et la circulation, au IVe siècle, des codex de Nag Hammadi ne peuvent être isolées de leur contexte rituel qui implique généralement prière et parénèse : « Ce livre appartient à la paternité. C’est le fils qui l’a écrit. Bénis-moi, ô père. Je te bénis, ô père, dans la paix. Amen »89.

Ce colophon porte-t-il sur le Codex VII ou juste sur Les Trois stèles de Seth ? Les spécialistes ont tendance à lui trouver un rôle semblable à celui du colophon du Codex II ; pourtant, il est pos-sible qu’il reflète la conversation entre Emmacha Seth et son père, Geradamas, au début de la première stèle du texte ci-dessus90. Le deuxième colophon, qui attribue l’écrit à une autorité paternelle apparaît à la fin du premier texte du Codex XIII, La Pensée pre-mière à la triple forme : « Prôtennoia trimorphe 3. Une écriture sainte écrite par le père en connaissance parfaite » (XIII,50,22).

89 VII,127. 90 Ce colophon a survécu en grec, semblable à celui inclus à la fin du Livre saint. Contrai-

rement aux colophons précédents, les mots de celui-ci étaient séparés, le scribe ayant abandonné la pratique de scriptio continua. Michel Tardieu, « Les Trois Stèles de Seth : Un écrit gnostique retrouvé à Nag Hammadi », Revue des sciences philosophiques et théologiques 57 (1973), pp. 545-575 et Paul Claude, « Les Trois Stèles de Seth », in Écrits gnostiques, pp. 1219-1246, attribuent ce colophon au codex en son entier. Kon-rad Wekel l’attribue uniquement au dernier texte du codex : Konrad Wekel, « Die drei Stelen des Seth : Die fünfte Schrift aus Nag Hammadi-Codex VII », Theologische Lite-raturzeitung 100 (1975), pp. 571-580. Les auteurs suivants admettent que le colophon a pu s’appliquer aux deux : James E. Goehring, James M. Robinson, « The Three Steles of Seth », in Birger A. Pearson éd., Nag Hammadi Codex VII, Leiden, Brill, 1996, pp. 371-421 ; John Turner, « The Three Steles of Seth », in Marvin Meyer éd., The Nag Hammadi Scriptures : The International Edition, New York, HarperOne, 2007, pp. 523-536.

probablement ils vous étaient parvenus et le travail risque d’être dif-ficile pour vous puisque les textes (logoi) qui me sont parvenus sont nombreux.85

Michael Williams et Lance Jenott ont cherché à expliquer l’inclu-sion de cette note scribale entre le septième et le huitième écrit du Codex VI86. Ils ont proposé que la raison pour la distribution iné-gale des textes dans NHC VI, générant « des espaces vides ainsi que des textes chargés » reflétait la décision du scribe de changer la logique compositionnelle du codex à mi-chemin de la traduction et d’inclure la Prière d’action de grâces (VI,7). Williams et Jenott postulent que la Note scribale fasse référence à la Prière d’action de grâces (VI,7), qui illustrerait la prière silencieuse mentionnée dans le Discours de l’Ogdoade et l’Ennéade (VI,59,20-22). Poursuivant leur analyse et contra le portrait brossé par Jean-Pierre Mahé qui parle du « pauvre scribe » du Codex VI, souffrant de procrastination, prisonnier virtuel des livres à copier, j’aimerais dresser le portrait d’un scribe qui connaissait certainement ses livres et savait com-ment les accorder aux goûts de ses lecteurs87.

Le scribe du Codex VI collectionnait des textes qui reflétaient à la fois le contexte liturgique – des prières, des révélations – et le contexte didactique88. Il a parfaitement pu être conscient du type de livres qu’il avait à copier. Il avait un certain degré d’autonomie dans le choix des livres à copier, et il employait des critères rituels et textuels spécifiques pour assortir les textes entre eux, en fonction également des requêtes précédentes de ses clients. Plus important,

85 VI,7a,65,8-14, traduction de l’auteur. 86 Michael A. Williams, Lance Jenott, « Inside the Covers of Codex VI », in Louis Pain-

chaud, Paul-Hubert Poirier éds., Coptica, Gnostica, Manichaica : Mélanges offerts à Wolf-Peter Funk, Québec – Louvain, Les Presses de l’Université Laval – Peeters, 2006, pp. 1025-1052.

87 Jean-Pierre Mahé, Hermès en Haute-Égypte : Les textes hermétiques de Nag Hammadi et leurs parallèles grecs et latins, Québec, Les Presses de l’Université Laval, 1978, I, p. 139.

88 Les premières pages de l’Épître apocryphe de Jacques montrent un contexte très sem-blable pour la production et la circulation de livres secrets (NH I,2,1,8-2.7).

« Souvenez-vous aussi de moi dans vos prières »Ateliers antiques

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Hammadi cherchaient à entrer en conversation avec leurs pairs et avec les utilisateurs de leurs travaux, peut-être des lecteurs ascé-tiques. La concentration croissante d’expressions grecques et de mots coptes d’origine grecque suggère que les colophons n’appar-tenaient pas dès l’origine aux traités individuels, mais ont plutôt pris naissance au sein des milieux bilingues gréco-égyptiens. La présence de marques d’identité chrétienne dans les colophons des codex de Nag Hammadi, dont l’acrostiche I, ;uc la formule finale hamyn, et l’expression épistolaire h=n oueiryny, suggère la possibilité d’un certain inconfort des scribes qui copièrent ces livres, et peut-être quelques notes d’inquiétude à propos des élé-ments mythologiques et philosophiques contenus dans ces traités. La mention de la relation entre « pères » et « fils » indique que ces réseaux étaient hiérarchiques et plaçaient un certain accent sur l’initiation.

Enfin, en utilisant les témoignages de lettres chrétiennes antiques et la pratique des prières d’intercession dans le mona-chisme égyptien, j’ai suggéré que les scribes des codex de Nag Hammadi participaient, par des lectures communes, des pratiques communes et des cadres rituels communs, d’une koinonia scribale, un véritable réseau professionnel dans l’Égypte septentrionale du IVe siècle.

Il est possible que ces deux colophons suggèrent que les discours de « génération » et de « création » ont façonné les relations entre les membres de la koinonia scribale en termes de père et de fils. La même main – ou deux mains très semblables formées dans le même scriptorium – a écrit le colophon qui apparaît à la suite de NHC II,7 (cf. ci-dessus) et le colophon placé après NHC XIII,1. Présentant des expressions grecques encadrées de phrases coptes (eiryny toic agioic après le Livre de Thomas, et la tota-lité du colophon suivant La Pensée première à la triple forme), ces colophons suggèrent que les scribes faisaient circuler leurs travaux dans des milieux bilingues, égyptiens et grecs. Ainsi, la présence de la formule épistolaire, « dans la paix », peut impliquer que les scribes copièrent ces traités, les réunirent dans des livres et les firent circuler dans des réseaux chrétiens d’Égypte.

Conclusion

Dans cet article j’ai utilisé une méthodologie qui réunit des aspects de papyrologie, d’histoire du livre et d’histoire sociale afin de mettre en évidence les connections entre les scribes qui produisirent et firent circuler les codex de Nag Hammadi et leurs lecteurs monas-tiques, un élément qui a reçu moins d’attention que le contenu « gnostique » de ces livres. Dans un premier temps, j’ai cherché à présenter la culture livresque monastique dans l’Égypte tardo-antique, et à mettre en évidence le rôle ambigu des livres religieux dans les cercles chrétiens ascétiques, à la fois porteurs de révéla-tions et principaux suspects de la corruption de leur signification en l’absence d’une exégèse biblique digne de ce nom. Dans un deu-xième temps, j’ai cherché à examiner les codex de Nag Hammadi, d’abord en tant que documentation, et seulement ensuite comme littérature religieuse, en isolant et en analysant les colophons que les scribes ont laissés dans les livres qu’ils ont copiés. À travers ces colophons, les Codex II et VI révèlent que les scribes de Nag