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Peut-on déjouer la loi du genre ? Jacques Derrida et le récit de soi spéculaire

Jean-Louis JEANNELLE

La littérature ne se distingue fondamentalement de la philosophie ni par l’usage de la fiction – des allégories platoniciennes aux utopies de More ou de Fourier et aux puzzling cases de la philosophie analytique, l’usage que les philosophies font de la fiction est certes circonscrit, mais néanmoins tout à fait courant –, ni par le travail du style, comme en témoignent l’idéal de clarté chez Descartes ou l’exploration de l’épaisseur des mots chez les philo-sophes proches de la déconstruction, pour qui la philosophie n’est pas un métalangage permettant de manipuler les mots sans perte ni supplément, afin de rendre compte de phénomènes linguistiques restés inaccessibles à la langue commune ou à la littérature.

Seule la question des genres, centrale en littérature, ne paraît pas jouer de véritable rôle en philosophie. Certes, il n’en est pas toujours allé ainsi : on distinguait autrefois entre le mythe, l’entretien, le discours, le commentaire, le traité ou encore le manuel. Ces distinctions ne remplissaient toutefois aucune des fonctions que nous leur assignons traditionnellement lorsqu’il est question d’œuvres littéraires : à savoir délimiter des domaines d’exercice clairement identifiés (poésie, théâtre, roman), structurer la perception que nous avons du champ des lettres et de son histoire et enfin servir de mar-queur d’évaluation (on ne publie pas un bon ou un mauvais texte, mais un bon ou un mauvais poème/roman/essai).

Que se passe-t-il lorsque la philosophie s’empare de questions de gé-néricité ? Bien plus, que se passe-t-il lorsqu’elle traite de genres spécifique-ment littéraires, qu’elle n’aborde que de manière conjoncturelle, tels les gen-res à la première personne, en passe d’occuper désormais la fonction de quatrième genre littéraire ? Il va de soi que rien n’empêche a priori un philo-sophe de recourir au récit de soi, soit pour exposer « quels sont les chemins [qu’il a] suivis, et d’y représenter [sa] vie comme en un tableau, afin que chacun en puisse juger », ainsi que Descartes le fit dans le Discours de la mé-thode, soit pour rendre compte de faits de notoriété publique, comme Al-thusser dans L’Avenir dure longtemps. Mais existe-t-il une manière propre-

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ment philosophique d’aborder le récit à la première personne ? Il me semble que Derrida est l’un des rares philosophes à avoir à la fois traité cette ques-tion de poétique, notamment dans « La loi du genre », commenté différents classiques de la littérature personnelle et surtout fait de ses propres textes le théâtre d’une continuelle mise en scène de soi. En effet, à partir de La Carte postale (1980), Derrida a exploré de manière presque systématique les quatre grands genres à la première personne : l’autobiographie dans L’Oreille de l’autre (1982), Otobiographie (1984), Monolinguisme de l’autre (1996), La Contre-Allée (1999) et « L’animal que donc je suis » (L’Animal autobiographique, 1999), le témoignage, notamment dans Demeure (1998), mais aussi l’entretien ou le dialogue dans Positions (1972) et Points de suspension (1992), ainsi que diffé-rents volumes rédigés en collaboration avec Geoffrey Bennington (Jacques Derrida, 1991), Catherine Malabou (La Contre-Allée, 1999) ou plus récemment Élisabeth Roudinesco (De quoi demain…, 2001), et enfin les Mémoires, dans Mémoires, pour Paul de Man (1988) et de manière plus indirecte, Mémoires d’aveugle (1990) ou HC pour la vie, c'est-à-dire (2002). Il arrive que Derrida confonde ces différentes catégories – la notion d’autobiographie lui sert no-tamment d’archigenre aux contours souvent fort vagues –, mais elles n’en constituent pas moins quatre fils conducteurs essentiels pour comprendre le statut particulier que nous accordons désormais à l’œuvre.

Je prendrai ici pour seul exemple Mémoires, pour Paul de Man : parfai-tement représentatif du traitement ambigu que Derrida impose aux récits à la première personne, ce texte donne nettement l’impression que son auteur n’est pas parvenu à en maîtriser le déroulement. Bien qu’il y déconstruise brillamment le modèle canonique des Mémoires, Derrida se voit, sous l’effet des révélations dont Paul de Man fut l’objet en 1987, contraint de reprendre l’hommage et les trois conférences qu’il avait prononcés juste après la mort de son ami, en 1984, et d’y ajouter un nouveau texte, intitulé « Comme le bruit de la mer au fond d’un coquillage. La guerre de Paul de Man ». C’est donc un ouvrage au statut tout à fait particulier qui paraît en 1988 sous le titre Mémoires, pour Paul de Man, puisqu’il ne s’agit ni d’une simple réédition ni d’une édition revue et complétée : Derrida y est, en réalité, lui-même « débordé » par le genre qu’il avait, quelques années plus tôt, tenté de dé-construire en s’autorisant des analyses que Paul de Man avait lui-même consacrées à l’autobiographie dans « Autobiography as De-facement » et Allégories de la lecture.

L’hypothèse sur laquelle reposera ma lecture de ces Mémoires, pour Paul de Man est la suivante : Derrida occupe une place essentielle dans l’histoire littéraire de ce siècle moins parce qu’il a commenté les œuvres de Mallarmé, Ponge, Celan ou Sollers, ou qu’il a développé une théorie du texte très proche des doctrines qui prévalaient à l’époque dans les avant-gardes littéraires ou encore qu’il a accordé une attention particulière au travail de la langue, que parce qu’il s’est engagé dans l’écriture à la première personne au point de s’être laissé dépasser par ses propres textes. C’est cette capacité à explorer un genre jusqu’à en faire surgir des possibles imprévus qui donne, à mes yeux, leur véritable facture littéraire à certaines des œuvres de Der-rida.

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I. Philosophie et littérature : la vie du philosophe

La question du genre paraîtra peut-être secondaire au regard du pro-blème plus général des rapports entre philosophie et littérature. On s’ac-corde généralement à distinguer dans la production de Derrida deux pé-riodes, la première dominée par l’analyse serrée des classiques de la phi-losophie et la seconde plus « rhétorique » ou plus « littéraire »1. L’interpré-tation que l’on fait d’une telle évolution varie selon qu’on s’en réjouit ou qu’on y voit un simple égarement hors du champ philosophique. Reste que dans les deux cas, l’évolution de Derrida remet en cause les rapports que ces deux disciplines entretiennent l’une avec l’autre. Dès L’Écriture et la différence et La Dissémination, le court-circuit entre philosophie et littérature est devenu l’une des stratégies les plus constantes de Derrida2. Cette tactique s’accordait parfaitement au textualisme en vogue durant les années 70 mais, dans les années 90, philosophie et littérature ne se sont plus confondues avec la même assurance et Derrida a alors tendu à mettre cette question entre pa-renthèses ou à la traiter par l’ironie, comme dans Le Monolinguisme de l’autre où un interlocuteur imaginaire résume de manière quelque peu caricaturale les critiques souvent adressées au philosophe – ce critique pourrait aussi bien être Jacques Bouveresse que John Searle – et déclare :

Ce que vous dites n’est pas vrai puisque vous questionnez la vérité, allons, vous êtes un sceptique, un relativiste, un nihiliste, vous n’êtes pas un philosophie sérieux ! Si vous continuez, on vous mettra dans un département de rhétorique ou de littérature3.

Difficile toutefois de s’en tenir à cela. Le court-circuit disciplinaire provoqué par Derrida révèle, en effet, la fragilité du partage qui existe entre ces deux domaines du savoir écrit. Le statut ambigu, à l’intérieur du système scolaire,

1. Sur ce point, voir notamment Jürgen HABERMAS, Le Discours philosophique de la modernité,

trad. Christian Bouchindhomme et Rainer Rochlitz, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de philosophie », 1988 ; François DOSSE, « Derrida ou l’ultra-structuralisme », Histoire du structuralisme, II. Le chant du cygne, 1967 à nos jours, Paris, La Découverte/« Biblio Essais », 1992, p. 29-45 ; Richard RORTY, Contingence, ironie et solidarité, trad. Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris, Armand Colin, « Théories », 1993 (« De même que pour Heidegger, l’œuvre de Derrida se divise en une première période, plus professorale, et une seconde période où son écriture se fait plus excentrique, personnelle et originale », ibid., p. 173).

2. Sur ce point, voir par exemple Positions : « […] je me suis parfois intéressé au geste par lequel la philosophie excluait l’écriture de son champ ou du champ de la rationalité scientifique pour le maintenir dans un dehors qui prenait, parfois, la forme du mythe. C’est cette opération que j’ai interrogée, en particulier dans “La pharmacie de Platon”, ce qui réclamait des voies nouvelles et ne pouvait procéder ni de la mythologie, bien sûr, ni du concept philosophique de science. Il s’agit en particulier de déconstruire pratiquement l’opposition philosophique entre philosophie et mythe, entre logos et mûthos. » (Jacques DERRIDA, Positions, Paris, Minuit, 1972, p. 71-72). Voir de même La Dissémination : « La double séance (tableau I) dont je n’aurai jamais le front ou l’aplomb de dire qu’elle est réservée à la question qu’est-ce que la littérature, cette question devant désormais être reçue comme une citation déjà où se laisserait solliciter la place du qu’est-ce que, tout autant que l’autorité présumée par laquelle on soumet quoi que ce soit, singulièrement la littérature, à la forme de son inquisition, cette double séance dont je n’aurai pas l’innocence militante d’annoncer qu’elle est concernée par la question qu’est-ce que la littérature, trouvera son coin ENTRE la littérature et la vérité, entre la littérature et ce qu’il faut répondre à la question qu’est-ce que ? » (Jacques DERRIDA, « La double séance », La Dissémination, Paris, Seuil, « Points », 1972, p. 219).

3. Jacques DERRIDA, Le Monolinguisme de l’autre ou la prothèse d’origine, Paris, Galilée, 1996, p. 17-18.

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des « Philosophes des Lumières » en est l’illustration : Dinah Ribard a par-faitement montré que leur éviction massive de l’histoire de la philosophie et leur récupération par l’histoire littéraire fut l’effet d’un transfert de compé-tences dont les causes remontent au vaste débat qui eut lieu, à cette époque, sur le statut même de philosophe4. L’insistance avec laquelle nous souli-gnons d’ordinaire que Voltaire, Montesquieu, Rousseau ou Diderot ont su transgresser les frontières entre philosophie et littérature contribue à valider ce partage disciplinaire. En cela, les débats sur la dimension rhétorique ou littéraire de l’œuvre derridienne5 se situent dans le droit fil d’une querelle remontant aux origines mêmes de la philosophie (c’est-à-dire à la lutte de Socrate contre les sophistes) et dont les enjeux, en France, se sont cristallisés entre 1650 et la fin de l’Ancien Régime. Depuis lors, différentes représenta-tions de ce qu’un philosophe doit être s’affrontent : les deux pôles antinomi-ques de ce débat sont le professeur, spécialiste rétribué pour son savoir éru-dit et technique, d’une part et l’auteur, penseur qui s’adresse directement au public lettré et prend part aux polémiques divisant la société à laquelle il appartient, d’autre part.

L’unité de la discipline dépend, par conséquent, directement de l’i-dentité même du philosophe : depuis le XVIIIème siècle, considéré depuis comme une période où l’exercice de la pensée bascula du côté de la littéra-ture, cette lutte pour la maîtrise de l’identité du philosophe détermine la répartition entre ces deux domaines du savoir humaniste. Si la stricte divi-sion établie au XIXème siècle avait déjà été perturbée par Bergson puis Sar-tre, qui abandonna le métier et renouvela le genre de l’essai en dominant à la fois les deux champs de compétence, Derrida a, pour sa part, de nouveau brouillé cette division et rendu nécessaire de se demander quelle place il convient de faire en histoire littéraire à toute une série de penseurs-écrivains. C’est la raison pour laquelle la vie du philosophe représente l’angle mort de cette discipline dont les contours théoriques et disciplinaires dépendent en grande partie de l’identité même des héritiers de Socrate. De cette lutte pour le statut de philosophe découle l’idée que nous nous faisons du travail de la pensée, des formes qu’il doit prendre et des fonctions qui peuvent lui être assignées.

Aussi n’avons-nous pas intérêt à aborder de front la question de la littérature ou du style chez Derrida : une telle question reste à la fois trop évidente et trop vague ; il n’est possible d’y répondre qu’en déplaçant le problème et en s’interrogeant sur les conditions mêmes dans lesquelles ce-lui-ci se pose. Or Derrida, plus qu’aucun de ses concurrents dans le champ de la pensée, a renouvelé le statut du philosophe : c’est cette mutation, qui passe par une activité complexe d’auto-représentation, qu’il convient d’ana-lyser. En s’appropriant les genres à la première personne, l’auteur de Mé-moires, pour Paul de Man a instauré avec son lecteur un rapport en totale contradiction avec la distance qu’exigeaient traditionnellement le commen-

4. Dinah RIBARD, « Philosophe ou écrivain ? Problèmes de délimitation entre histoire

littéraire et histoire de la philosophie en France, 1650-1850 », Annales : histoire, sciences sociales, mars-avril 2000, n° 2, p. 355-388.

5. Voir notamment Rudy STEINMETZ, Les Styles de Derrida, Bruxelles, De Boeck, « Le point philosophique », 1994 et Marcos SISCAR, Jacques Derrida, rhétorique et philosophie, Paris, L’Harmattan, « La philosophie en commun », 1998.

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taire de texte philosophique et l’analyse des concepts : tout un imaginaire de la figure du penseur en découle, condition essentielle du statut « littéraire » que l’on peut reconnaître aux œuvres de Derrida.

II. Le piège de la prétérition autobiographique

Cet usage des genres de récits de soi repose, notamment, sur un vaste détournement du discours autobiographique : Derrida aborde la première personne par la bande, sous la forme d’un commentaire appliqué au récit d’un autre – qu’il s’agisse d’un récit autobiographique ou plus largement de l’ensemble de la production littéraire d’un écrivain qu’il lit comme une ex-tension potentielle de ses propres mémoires6 – ou à l’opposé d’une sorte de récit de soi empêché, retenu, prenant la forme d’une immense prétérition. Plus que les autres genres, l’autobiographie, le témoignage et les Mémoires exemplifient ce que le philosophe nomme la « loi du genre »7 et appellent un exercice de déconstruction destiné à prouver que les œuvres littéraires parti-cipent d’un genre sans toutefois lui appartenir : leur inclusion dans un en-semble plus large n’est jamais totale ; en elles, il y a toujours quelque chose qui résiste à cette simple réduction. La prétérition autobiographique vise ainsi à souligner cette irréductible distance à soi-même : Derrida n’exploite les possibles des genres qu’à condition d’en déclarer la réalisation impossi-ble. Lorsqu’il commente Ecce homo dans L’Oreille de l’autre, il accepte donc une part d’« exhibition » ou tout du moins une forme de « démonstration auto-biographique »8, qui transforme son commentaire en une mise en scène de soi ambiguë, obéissant à la logique du double-bind, puisque c’est en analy-sant les failles du système autobiographique que Derrida s’expose à travers le récit de Nietzsche. Ce jeu prend une forme particulièrement subtile dans les récits de soi écrits en collaboration : « Circonfessions » (longue digression sur les Confessions de saint Augustin écrite en marge du commentaire de Geoffrey Bennington, « Derridabase », et destiné à en subvertir la logique), La Contre-Allée (dialogue par cartes postales avec Catherine Malabou, qui substitue au récit de soi attendu un parcours des lieux traversés, sorte de « figuration géographique d’une vie »9) et Le Monolinguisme de l’autre, où Derrida se soumet de la manière la plus directe au protocole du témoignage

6. Voir par exemple : Mémoires d’aveugles ou H. C. pour la vie, c’est-à-dire dont le prière d’insérer

indique : « On pourrait aussi lire H. C. pour la vie, c’est-à-dire… comme des mémoires. Au moins comme une partie plus grande qu’elle-même, une mesure sans mesure, une partition plutôt, mais sensible et décisive, des mémoires de l’auteur, Jacques Derrida. Prenant la forme d’un témoignage philosophique et parfois philologique, d’une anamnèse aussi érudite qu’argumentée, ces mémoires fouillent en effet, ils se cherchent aussi bien dans les cryptes du passé que dans l’œuvre immense d’Hélène Cixous. »

7. Jacques DERRIDA, « La loi du genre », Parages, Paris, Galilée, 1986, p. 249-287. 8. L’Oreille de l’autre : otobiographie, transferts, traduction, textes et débats avec Jacques Derrida,

sous la direction de Claude LÉVESQUE et Christie V. MCDONALD, Montréal, VLB éditeur, 1982, p. 15.

9. Jacques DERRIDA, Le Monolinguisme de l’autre, op. cit., p. 283. Page 103, Derrida écrit : « quand j’aurai cent ans, je publierais les Mémoires de mes mémoires new-yorkaises. J’en exhiberais les étais (aimerez-vous ce mot ?). La “chose” ne ressemblerait à rien : un étayage plus vertigineux que toutes les tours du monde, celle de New York en particulier, un théâtre de la mémoire suspendu dans le vide, virtuel, inconstructible, indéconstructible, donc, pas même pour moi qui demeure incapable d’ordonner mes pas. Je commencerais par les arrivées, toujours en septembre. »

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tout en prenant soin d’en saper les fondements, notamment en soulignant que l’absence, chez lui, de langue maternelle interdit toute « autobiographie apaisée », tous « mémoires » au sens classique10.

De l’exposition de soi, Derrida nie la possibilité tout en en exploitant les virtualités, comme lorsqu’il précise, au cours de Monolinguisme de l’autre, ne pas commencer une « esquisse d’autobiographie ou d’anamnèse, pas même un timide essai de Bildungsroman intellectuel », ajoutant : « Plutôt que l’exposition de moi, ce serait l’exposé de ce qui aura fait obstacle pour moi, à cette auto-exposition. De ce qui m’aura exposé, donc, à cet obstacle, et jeté contre lui »11. On pourrait, bien sûr, ne voir dans ce double jeu qu’un simple procédé rhétorique. Ce serait toutefois négliger le fait que Derrida prend certains risques en adoptant ainsi la posture autobiographique. La prétéri-tion se révèle, dans certains cas, plus dangereuse qu’il n’y paraît et c’est à ce moment où l’invocation à Mnémosyne se convertit en une assignation à comparaître au tribunal de la mémoire que le texte de Derrida s’ouvre véri-tablement au genre autobiographique.

C’est précisément ce qui se produit dans Mémoires, pour Paul de Man. Cet ouvrage se compose, en effet, de deux parties, la première composée des conférences prononcées en 1984, juste après la mort de Paul de Man, et la seconde écrite en réaction à ce que l’on a appelé depuis « l’affaire Paul de Man », c’est-à-dire la découverte des articles que le représentant le plus il-lustre de la déconstruction aux États-Unis avait publiés en Belgique sous l’Occupation allemande, entre 21 et 23 ans, de décembre 1940 à décembre 1942. Ce second texte n’est pas seulement une réponse aux attaques menées contre l’un des intellectuels de la gauche américaine les plus en vue, il est aussi et surtout un retour sur les hommages rendus quelques années plus tôt à une amitié vieille de près de vingt années. Or cette confrontation des deux séries de textes provoque un fascinant jeu de miroirs que l’on peut décrire ainsi.

Toute l’argumentation de la première partie repose sur une première assertion : « Je n’ai jamais su raconter une histoire. » Ainsi privé de ce qu’il nomme le « don de Mnémosyne »12, Derrida fixe d’emblée le cadre de la prétérition sur laquelle reposera l’ensemble des trois conférences : « que se passe-t-il, demande-t-il, quand l’amoureux de Mnémosyne n’a pas reçu le don du récit ? Quand il ne sait pas raconter une histoire ? Quand c’est préci-sément parce qu’il garde la mémoire qu’il perd le récit ? »13 Le témoignage

10. « Ce que je dis, celui que je dis, ce je dont je parle en un mot, c’est quelqu’un je m’en

souviens à peu près, à qui l’accès à toute langue non française de l’Algérie (arabe dialectal ou littéraire, berbère, etc.) a été interdit. Mais ce même je est aussi quelqu’un à qui l’accès au français, d’une autre manière, apparemment détournée et perverse, a aussi été interdit. D’une autre manière, certes, mais également interdit. Par un interdit interdisant du coup l’accès aux identifications qui permettent l’autobiographie apaisée, les “mémoires” au sens classique. / Dans quelle langue écrire des mémoires dès lors qu’il n’y a pas eu de langue maternelle autorisée ? Comment dire un “je me rappelle” qui vaille quand il faut inventer et sa langue et son je, les inventer en même temps, par-delà ce déferlement qu’à déchaîné le double interdit ? » (Jacques DERRIDA, Le Monolinguisme de l’autre, op. cit., p. 56-57).

11. Ibid., p. 131. 12. Jacques DERRIDA, Mémoires, pour Paul de Man, Paris, Galilée, 1988, p. 27. 13. Ibid., p. 27. La prétérition prendra d’autres formes au long de l’ouvrage. En voici deux

exemples : « Ceux qui me connaissent un peu savaient bien que sous ce titre je n’annonçais pas mes “memoirs”, mais cela suppose déjà une surdétermination contextuelle dont on ne

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attendu prend alors la forme d’un long parcours des analyses de Paul de Man sur la mémoire et le récit autobiographique. Initialement, le propos de Derrida devait porter sur la déconstruction aux États-Unis, mais la mort de son ami en décembre 1983 en décida autrement et conduisit le philosophe à parler « en mémoire de » Paul de Man, c’est-à-dire à honorer sa mémoire en rappelant qu’il avait été l’un des penseurs les plus rigoureux de l’activité mnémonique en littérature. La seconde partie de l’ouvrage, « La guerre de Paul de Man », inverse totalement cette perspective. Il n’est alors plus ques-tion de commenter les textes de Paul de Man, mais de répondre à des accu-sations, de répondre à la fois pour lui, en son absence, mais aussi en son nom propre, puisqu’à travers de Man, c’est toute la déconstruction qui est visée. Plus fondamentalement, il faut bien, cette fois-ci « raconter »14, ainsi que Derrida le reconnaît lui-même :

« Have I anything to tell ? » Ai-je quelque chose à raconter ? me suis-je souvent de-mandé en anglais au cours de ces derniers mois. […] Du moins aurai-je été contraint de me rappeler les premiers mots de Mémoires que j’avais dédiés, il y a quatre ans, à celui qui fut et reste mon ami […] : « I have never know how to tell a story », « je n’ai jamais su raconter une histoire », tels furent donc ces premiers mots. Comment pou-vais-je alors imaginer que c’est de l’ami, de lui seul, de lui singulièrement que me viendrait un jour l’obligation de raconter une histoire ?15

L’injonction revient à plusieurs moments au cours de la conférence : « mais je veux […] poursuivre mon récit » (p. 161), « Je poursuis donc mon récit » (p. 201), « Avant d’aller au bout de mon récit » (p. 208), etc. En dépit des dénégations de Derrida, le récit dont il est ici question est donc proche d’une déposition au sens juridique du terme. C’est qu’entre-temps, le refus de cé-der aux illusions de référentialité, d’exhaustivité et de lucidité que nourrit toute narration autobiographique a dû faire place à une exigence plus pres-sante : celle de répondre publiquement aux accusations qui lui étaient plus ou moins directement adressées. Derrida découvre en quelque sorte que, s’il aisé d’énumérer les illusions sur lesquelles reposent les Mémoires, ce genre n’en répond pas moins à une contrainte sociale particulièrement forte et qu’il a pour assise une fonction essentielle : prendre position dans le champ de l’opinion publique soit pour attaquer ses adversaires soit pour (se) défendre. Les Mémoires visent moins à commémorer, ainsi que Derrida le voulait dans ses premières conférences, qu’à se défendre, c’est-à-dire à intervenir en fa-veur de la mémoire de Paul de Man et à préserver, en adressant à l’opinion publique un mémoire en défense de son ami, un héritage intellectuel qui leur est commun. Le mémoire, au sens juridique ou administratif du terme, est de ce fait l’une des principales virtualités de ce genre littéraire.

sait pas si, illisible sur la couverture du titre, elle ne laisserait pas du champ à quelque malentendu. Au fait, serait-ce vraiment un malentendu ? Ce que je dédie ici à la mémoire de Paul de Man, n’est-ce pas un fragment douloureux de mes propres mémoires et de ma propre mémoire ? » (Ibid., p. 106-107). « À peine adolescent (voilà, nous effleurons le genre des “memoirs” sous sa pire espèce), je les lisais ensemble et je confiais mon désespoir à une sorte de journal intime : comment arriver à concilier en moi ces deux admirations et ces deux identifications dès lors que l’un dit tant de mal de l’autre ? Fin des “memoirs” pour aujourd’hui. » (Ibid., p. 125-126).

14. Ibid., p. 154. 15. Ibid., p. 155.

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La prétérition s’est ainsi révélée être un piège, tant il est vrai que l’on n’entreprend pas impunément ses Mémoires. Cette posture, quelles que soient les précautions dont on s’entoure, entraîne toujours plus loin que l’on ne s’y attendait, simplement parce qu’elle contraint à brasser un ensemble de discours sociaux dont on ne contrôle ni la production ni les répercussions. Derrida se voit ainsi forcé de traiter de la déconstruction aux États-Unis – question qu’il jugeait, quatre ans plus tôt, impossible à traiter. Il se montre, certes, toujours aussi réticent et choisit de n’adopter un ton véritablement polémique que dans une longue note, courant il est vrai sur huit pages (p. 220-228) ; du moins lui faut-il à cette occasion revenir longuement sur le passé de Paul de Man.

Au cours de l’une des conférences qu’il avait données en 1984, « Actes. La signification d’une parole donnée », Derrida avait très justement souligné la richesse sémantique du terme « Mémoires », dont le sens « change en français selon qu’on le détermine depuis son genre (mascu-lin/féminin) ou son nombre (singulier/pluriel) »16. Il distinguait alors la faculté (féminin singulier), le document, rapport ou bilan consignant ce qu’il faut rappeler (masculin singulier), et les « écrits qui racontent une vie ou une histoire dont l’auteur prétend témoigner »17 (masculin pluriel). Derrida ou-bliait toutefois que le terme « Mémoires » peut servir à la fois de catégorie générique et de titre. C’est aussi le cas de « confession » ou dans une moin-dre mesure d’« autobiographie », mais cette superposition des valeurs sé-mantiques est plus frappante dans le cas des Mémoires, où elle témoigne de la prégnance de ce terme capable aussi bien de valoir comme forme généri-que que comme titre. Avec les Mémoires, un terme aussi général qu’un nom de genre peut servir à désigner un texte unique, le plus souvent secondé d’un complément du nom ou d’une locution prépositionnelle (Mémoires pour servir à l’histoire de…), parce que sa valeur sémantique est si cohérente qu’elle s’impose comme le ferait un nom commun porté par plusieurs per-sonnes et néanmoins capable de les désigner chacune dans sa singularité. Il faut y voir le signe d’une très grande stabilité générique et d’une parfaite lisibilité du projet engagé : écrire des Mémoires, c’est en quelque sorte s’engager à remplir un programme dont les attentes sont implicitement contenues dans le titre. Et cela pour une raison qui tient à la dimension pu-blique propre à ce type de récit. Car il est un dernier sens que Derrida ne fait qu’effleurer en 1984 et qui annonce pourtant déjà la contrainte qu’il décou-vrira à ses dépens quelques années plus tard : à la page 124, le philosophe remarque, en effet, qu’il n’entend parler de Paul de Man que « dans le désir de lui parler, de parler avec lui et finalement de lui laisser la parole ». « Nos mémoires, ajoute-t-il, se croisant ici, je ne toucherai pas à ce débat public [i. e. la critique faite par Paul de Man, dans The Rhetoric of Blindness, de son inter-prétation de Rousseau] mais me contenterai de tourner autour de lui le temps très bref de quelques remarques privées »18. Apparaît ici un nouveau sens du mot « mémoires », cette fois-ci au féminin pluriel, à savoir le souve-nir qu’un individu et son œuvre (politique, artistique ou scientifique) lais-sent dans l’opinion publique. Les Mémoires n’ont, de fait, pas d’autre objet

16. Ibid., p. 26. 17. Ibid., p. 106. 18. Ibid., p. 124.

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que de seconder et de conforter ces autres « mémoires », situées à l’intersection de la vie privée et du statut public, et qui, plus volatiles, repré-sentent une forme de crédit social, moral et intellectuel, que Derrida se voit contraint de défendre précisément en raison de la loi du genre mémorial.

À plusieurs reprises dans ses analyses sur les récits de soi, Derrida souligne à juste titre que tous les Mémoires sont d’outre-tombe ; c’est pour-tant aux vivants que s’adresse celui qui parle en envisageant déjà la pers-pective de sa mort – et cela ne va pas, on le voit, sans d’importantes obliga-tions.

III. Derrida et le récit de soi spéculaire

Le modèle narratif initialement imaginé par Derrida peut être décrit comme le complément, ou même l’envers de ce récit de soi indirect et straté-gique que Philippe Lejeune a nommé l’« espace autobiographique », et dont Gide a donné une excellente définition dans un célèbre passage de Si le grain ne meurt : « Les Mémoires ne sont jamais qu’à demi sincères, si grand soit le désir de vérité : tout est toujours plus compliqué qu’on ne le dit. Peut-être même approche-t-on de plus près la vérité dans le roman »19. Même si Der-rida tend souvent à glisser dans les marges de ses commentaires quantité d’informations personnelles, son ambition n’est pourtant pas, contrairement à Gide, de suggérer qu’on ne se dit jamais mieux que de manière détournée (qu’il s’agisse de la fiction ou du commentaire) mais plutôt de montrer que tout discours à la première personne est impossible, de s’installer dans les contradictions qui minent ce discours et de se dévoiler en partie à travers cette forme de récit de soi purement spéculaire.

La singularité du texte qui m’intéresse ici tient à ce que la spécularité visée par Derrida s’y trouve redoublée sous l’effet des circonstances, l’en-semble du volume résultant de la fusion de deux textes, différents bien qu’ayant en quelque sorte le même titre : Mémoires – for Paul de Man20, publié aux États-Unis en 1986, et Mémoires, pour Paul de Man, publié en 1988. De l’un à l’autre, le sens de la préposition « pour » a totalement changé. Nous ne pouvons faire autrement que placer en regard les conférences prononcées après la mort de de Man et le mémoire en défense écrit quelques années plus tard, et les lire en fonction des effets de miroir qui en résultent. Si dans les premières conférences, le terme « Mémoires » était employé principalement en mention, il prend tout son sens dans le second texte. L’ajout de « La guerre de Paul de Man » n’annule certes pas les conférences de 1984, mais il en modifie entièrement la portée. Lu dans la perspective de l’« affaire Paul de Man », l’hommage de Derrida semble, comme par une anamorphose monstrueuse, justifier à l’avance chacune des critiques que les adversaires de la déconstruction n’ont pas manqué de faire après la découverte des articles publiés par le jeune homme durant la guerre. C’est cette seconde forme de spécularité, involontaire, ou tout du moins imprévisible et très difficilement contrôlable, qui produit les effets les plus impressionnants, notamment par-

19. André GIDE, Si le grain ne meurt, éd. Pierre Masson, Souvenirs et voyages, Paris, Gallimard,

« Bibliothèque de la Pléiade », 2001, p. 267. 20. Mémoires – for Paul de Man, trad. C. Lindsay, J. Culler, E. Cadava, éd. E. Cadava and A.

Ronel, The Wellek Library Lectures, Columbia University Press, New York, 1986.

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ce que Derrida se révèle incapable d’en contrôler les conséquences : désar-mé, celui-ci préfère, d’ailleurs prendre les devants et énumérer lui-même tous les arguments à charge que ses adversaires pourront trouver dans les conférences en hommage à Paul de Man, où tout semble désormais offrir matière à surinterprétation21. Les exemples seraient trop nombreux ; je n’évoquerai que le passage où Derrida décrit les analyses que de Man avait consacrées aux Essays upon Epitaphs de Wordsworth comme la propre épita-phe de Paul de Man, « la prosopopée qu’il nous adresse depuis une inciné-ration sublime parce qu’elle est sans tombe, esprit ensoleillé, gloire au-delà de la tombe et des inscriptions tombales. Voilà la figure, la face et le de-face-ment, l’effacement de la figure visible dans la prosopopée, la souveraine, secrète, discrète et idéale signature, la plus donatrice, celle qui sait s’effacer »22. Cet effacement qui était, en 1984, le signe de la lucidité avec la-quelle de Man abordait le discours autobiographique n’est plus, en 1988, qu’un signe de duplicité : soucieux de cacher un passé honteux, de Man masquerait derrière le voile d’une théorie fumeuse sa propre responsabilité de sujet engagé dans les luttes politiques et raciales de son temps23.

Au risque de paraître vouloir cultiver le paradoxe, j’aimerais inter-préter cette incapacité même à contrôler les conséquences découlant du choix d’un genre comme la meilleure réponse à la question initialement po-sée : si l’on peut légitimement s’interroger sur la valeur littéraire des textes de Derrida, c’est parce que celui-ci s’adonne à un genre comme celui des Mémoires jusqu’à être dépassé par les contraintes qui lui sont propres. De ce point de vue, l’affaire Paul de Man n’est pas un simple scandale survenu dans les milieux universitaires américains et qui rejaillirait sur l’œuvre de Derrida : ce que Mémoires, pour Paul de Man a de fascinant, c’est que son auteur semble avoir mis en place, plusieurs années à l’avance mais comme à son insu, le dispositif qui lui permettra d’appréhender par la suite avec d’autant plus de lucidité l’événement qui se préparait. Cette entière disponi-bilité à l’égard des virtualités propres à un genre, radicalement étrangère à l’exigence de maîtrise à laquelle s’identifie traditionnellement le philosophe, me semble être un critère essentiel pour juger du déplacement que Derrida fait subir aux frontières entre philosophie et littérature.

IV. Écrire « pour mémoire »

Mieux qu’aucun autre théoricien des écrits à la première personne, Derrida a rappelé qu’il convenait de tenir compte, dans les Mémoires, de ce

21. Voir Jacques DERRIDA, Mémoires, pour Paul de Man, op. cit., p. 161. 22. Ibid., p. 47. 23. Cette relecture est d’autant plus violente que Derrida fait preuve à l’égard de son ami d’une

vénération quasi-religieuse. Voir par exemple p. 16 : « Depuis, rien ne nous a jamais séparés, pas l’ombre d’un dissentiment. Ce fut comme la loi d’or d’une alliance, celle d’une amitié confiante et sans réserve, sans doute, mais aussi le sceau d’une amitié secrète, une sorte de foi partagée dans quelque chose que, aujourd’hui encore, je ne saurai pas cerner, délimiter, nommer (et c’est bien ainsi). » Voir de même la formule parler « en mémoire de lui », p. 41 ou p. 47-48 : « Dans le mouvement de ce trope, nous nous tournons vers lui, nous nous adressons à lui qui s’adresse à nous, et le mouvement d’amour ne compte pas moins que son arrivée – ou non – à destination, à la bonne adresse. » Dans « La guerre de Paul de Man », Derrida décrit encore le silence auquel Paul de Man était contraint comme un « martyre ».

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qui revient à Léthé, cette déesse qu’on ne saurait dissocier de Mnémosyne. Or c’est précisément parce qu’il confronte sa parole aux discours d’autrui que tout mémorialiste court le risque de déclencher des effets imprévisibles, de réveiller ce qu’on avait oublié ou tu, de ramener à la surface de la mé-moire ce qui y sommeillait jusqu’alors.

En 1990, Derrida intitula sa réflexion sur l’autoportrait : Mémoires d’aveugles, mettant ainsi l’accent sur le nécessaire aveuglement (ou plutôt auto-aveuglement) auquel est condamné celui qui se raconte publiquement. Bien que désireux de maîtriser le récit qu’il fera de sa propre existence, celui-ci ne peut éviter qu’en s’adressant à autrui, il lui confie aussi la charge de valider ou d’invalider son discours. Dès lors, tout texte mémorial se présente comme un testament qui n’est, in fine, signé et entériné que par autrui – qu’il s’agisse des personnages publics auxquels les Mémoires font plus ou moins directement allusion ou de tous ceux qui jugent devoir contester telle ou telle affirmation, rectifier tel ou tel portrait ou modifier l’interprétation de tel ou tel épisode. C’est qu’en se livrant, un mémorialiste s’expose nécessairement à accorder une forme de préséance à ses lecteurs contemporains ou à venir, signe de l’irréductible interdiscursivité de ces récits traversés par les dis-cours qui irriguent la vie publique et politique d’une communauté. La mé-moire de ces récits de « Vies majuscules » n’est donc jamais complète : sa finitude, comme celle de toute mémoire, tient à ce « qu’il y a de l’autre, et de la mémoire comme mémoire de l’autre, qui vient de l’autre et revient à l’autre »24.

En cela, il n’est jamais possible d’écrire « pour mémoire » au sens strict, c’est-à-dire afin de consigner, de fixer sous une forme définitive, le ré-cit de ce qu’on a vécu ou de ce dont on a été le témoin : le seul fait d’entrer dans le processus de l’écriture mémoriale suffit à relancer la tenue des comptes (et des mécomptes), à remettre en jeu des réputations et à poursui-vre l’interprétation que l’on fait de tel épisode de l’histoire d’une commu-nauté. C’est, ainsi que Derrida l’écrit à propos de Nietzsche, toujours l’oreille de l’autre qui signe le texte écrit à la première personne25.

Les Mémoires, en ce sens, apparaissent comme une forme redoublée, parce que plus exposée à la pluralité des discours sociaux, du paradoxe pro-pre à l’autoportrait, où l’identification ne peut jamais être affaire de percep-tion pure, mais toujours d’inférence ou de culture. Car l’autoportrait garde toujours un statut d’hypothèse ; il n’est jamais pure réduplication de soi par soi. Seule la présence d’autrui, son attestation donnée à cette tentative de se peindre soi-même, permet de donner sens au geste engagé – au risque d’en modifier le sens initial. Peut-être l’allégorie de l’autoportrait d’un aveugle rend-elle alors compte de cette difficulté à laquelle Derrida allait se heurter au moment de l’affaire « Paul de Man » mais dont il avait envisagé la possi-bilité plusieurs années à l’avance :

Pour former l’hypothèse de l’autoportrait du dessinateur en autoportraitiste, et vu de face, le spectateur ou l’interprète que nous sommes doit imaginer que le dessinateur ne fixe qu’un point, un seul, le foyer d’un miroir en face de lui, c’est-à-dire depuis la place que nous occupons, en face à face avec lui : cela ne peut être l’autoportrait d’un

24. Jacques DERRIDA, Mémoires, pour Paul de Man, op. cit., p. 50. 25. Voir L’Oreille de l’autre : otobiographie, transferts, traduction, op. cit., p. 71.

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autoportrait que pour l’autre, pour un spectateur qui occupe la place d’un unique foyer, mais au centre de ce qui devrait être un miroir. Le spectateur remplace et obs-curcit alors le miroir, il rend aveugle au miroir en produisant, en mettant en œuvre la spécularité recherchée. La performance du spectateur, telle qu’elle est essentielle-ment prescrite par l’œuvre, consiste à frapper le signataire d’aveuglement, et donc à crever du même coup le yeux du modèle ou à le faire, lui, le sujet (à la fois modèle, signataire et objet de l’œuvre) se crever les yeux pour se voir et aussi bien pour se re-présenter à l’œuvre. S’il y en avait, l’autoportrait consisterait d’abord à assigner, donc à décrire sa place au spectateur, au visiteur, au voyant aveuglant, depuis le re-gard d’un dessinateur qui d’une part ne se voit plus, le miroir étant nécessairement remplacé par le destinataire qui lui fait face, par nous-même, mais par nous qui, d’autre part, au moment même où nous sommes institués en spectateurs à la place du miroir, ne voyons plus l’auteur en tant que tel, ne pouvons plus en tous cas iden-tifier l’objet, le sujet et le signataire de l’autoportrait de l’artiste en autoportraitiste26.

26. Jacques DERRIDA, Mémoires d’aveugles. L’autoportrait et autres ruines, Paris, Éditions de la

Réunion des musées nationaux, 1990, p. 64-65.