"Et si l'on passait par le côté ? Le portail du transept nord de Saint-Jacques de Dieppe". Cahiers...

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D éclarée église paroissiale en 1282 Saint- Jacques de Dieppe (Seine-Maritime) ne comporte pas moins de quatre portails : un au bas de chaque bras de transept, un portail dans le massif occidental et un portail renaissance de moindre dimension au bas-côté nord. Nous nous arrêterons ici sur le portail du transept nord de Saint-Jacques de Dieppe qui, des quatre, est le plus exceptionnel. Après avoir évoqué les modèles, la chronologie et les data- tions possibles de l’édification du portail nous nous interrogerons sur ses fonctions qui sont sans doute à l’origine du caractère d’exception déjà énoncé. 93 Et si l’on passait par le côté ? Le portail du transept nord de Saint-Jacques de Dieppe Claude DUPUIS fig.1 Dieppe (Seine-Maritime), Saint-Jacques, portail saint Jacques. < Une réalisation en deux temps Le portail saint Jacques se distingue des autres entrées de l’édifice par la présence d’une avancée sou- tenue par un arc trilobé (fig.1). L’ensemble forme donc un porche, mais l’usage veut qu’on nomme l’ensemble « portail saint Jacques ». Il en sera donc ainsi ici. On distingue deux styles : celui du tympan aveugle, des pieddroits et archivoltes et celui de l’arc trilobé et des sculptures sur le mur de façade de l’avancée. Cette dif- férence indique une réalisation en deux étapes dont les datations sont maintenant à préciser.

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Déclarée église paroissiale en 1282 Saint-

Jacques de Dieppe (Seine-Maritime) ne

comporte pas moins de quatre portails : un

au bas de chaque bras de transept, un portail dans le

massif occidental et un portail renaissance de moindre

dimension au bas-côté nord. Nous nous arrêterons ici

sur le portail du transept nord de Saint-Jacques de

Dieppe qui, des quatre, est le plus exceptionnel. Après

avoir évoqué les modèles, la chronologie et les data-

tions possibles de l’édification du portail nous nous

interrogerons sur ses fonctions qui sont sans doute à

l’origine du caractère d’exception déjà énoncé.

93

Et si l’on passait par le côté ?Le portail du transept nord de Saint-Jacques de Dieppe

Claude DUPUIS

fig.1 Dieppe (Seine-Maritime), Saint-Jacques, portail saint Jacques.

< Une réalisation en deux temps

Le portail saint Jacques se distingue des autres

entrées de l’édifice par la présence d’une avancée sou-

tenue par un arc trilobé (fig.1). L’ensemble forme donc

un porche, mais l’usage veut qu’on nomme l’ensemble

« portail saint Jacques ». Il en sera donc ainsi ici. On

distingue deux styles : celui du tympan aveugle, des

pieddroits et archivoltes et celui de l’arc trilobé et des

sculptures sur le mur de façade de l’avancée. Cette dif-

férence indique une réalisation en deux étapes dont les

datations sont maintenant à préciser.

Bien que le mauvais état de conservation du portail

du bras sud du transept, portail de sainte Catherine, ne

permette pas une comparaison plus précise, on recon-

naît aisément que le style employé est identique à celui

du portail du bras nord, le portail saint Jacques ou por-

tail du Rosaire. On peut donc admettre une quasi-

simultanéité d’exécution des deux portails. Les trois

arcs polylobés des tympans aveugles induisent une

datation au début du XIIIe siècle. L’utilisation de l’alter-

nance des diamètres des colonnettes des pieddroits est

répandue en Normandie depuis la fin du XIIe siècle et

se perpétue pratiquement jusqu’au milieu du siècle

suivant. Les portails dieppois appartiennent à « la

même famille que les portails normands de Notre-

Dame de Louviers, de Saint-Taurin d’Evreux, de la

cathédrale de Lisieux, de l’abbatiale d’Ardenne, de

l’église d’Ussy (Calvados) etc.1 » Ceci conforte la data-

tion au tournant des XIIe et XIIIe siècles.

L’avancée avec son arc trilobé est postérieure au

double portail. Restauré en 2001, le portail saint

Jacques a été débarrassé des ajouts du XVe siècle et l’arc

trilobé qui le caractérise a été restitué. L’arrangement

des colonnes et le partage de l’espace en trois compar-

timents de largeurs inégales nous rappellent des solu-

tions extérieures à la Normandie : les porches latéraux

de la cathédrale de Chartres ou bien encore le portail

de la façade de Notre-Dame de Puiseaux (Loiret)

(fig.2). Là comme à Dieppe, l’avancée s’inscrit entre les

deux piliers qui renforcent la façade et servent au

maintient de la voûte intérieure. Ici encore l’appareil

témoigne de deux campagnes différentes, le portail

n’étant pas en prise avec les piliers2. Mais à la différence

de Dieppe le porche de Puiseaux comporte un voûte-

ment en berceau et se rapproche donc plus de solu-

tions telles que celle de Chartres ou bien encore de la

façade de Saint-Nicaise de Reims, aujourd’hui dispa-

94

DES TEMPS ROMANS À L’ÂGE GOTHIQUE

fig.2 Puiseaux (Loiret), Notre-Dame, façade, portail.

rue mais dont l’apparence nous est connue grâce à une

gravure de Nicolas de Son exécutée en 16253, même si

comme nous le verrons plus tard la filiation

Reims/Puiseaux est incertaine.

Dès le milieu du XIIIe siècle l’arc trilobé est omni-

présent dans toutes les disciplines artistiques. Ainsi il

n’est pas possible de fournir juste avec cette forme qui

nous semble ici singulière un espace de datation

réduit. L’emploi de cet arc trilobé, tel qu’il en est fait

à Dieppe, est rare car cette forme fut peu employée de

manière monumentale.

Le portail saint Jacques de Dieppe peut-être regardé

de manière structurelle comme une construction à

doubles parois. En effet, les deux plans sont reliés par

un plafond plat en dalle et d’un point de vue pure-

ment optique la forme de l’arc trilobé du premier plan

englobe complètement les arcs polylobés du tympan

aveugle de l’arrière-plan. Cette structure diaphane

réalisée en deux campagnes différentes n’en est pas

moins à rapprocher de la solution la plus connue en

son genre : le chœur de Saint-

Urbain de Troyes. Selon Louis

Grodecki4, il faut rapprocher du

phénomène troyen l’ancienne

cathédrale Saint-Nazaire de

Carcas-sonne ou bien encore les

églises de Mussy-sur-Seine (Aube)

et de Saint-Thibault en Auxois

(Côte-d’Or).

Pour compléter cette liste il

nous faut y rajouter une dernière

construction : le complexe abbatial

de Saint-Germer-de-Fly (Oise). En

lieu et place de l’ancienne chapelle

d’axe se trouve aujourd’hui une

copie de la chapelle haute de la

Sainte-Chapelle de Paris, reliée au

chœur de l’abbaye bénédictine par un passage dans

lequel on retrouve l’emploi de l’arc trilobé comme

forme architecturale et non pas seulement décorative

(fig.3). La qualité du plan du passage et de son exécu-

tion n’a été révélée que très tard par les chercheurs, au

milieu des années 80 du siècle passé par Dieter

Kimpel et Robert Suckale5. On peut dater ce passage

grâce à son maître d’œuvre d’une part et à la dédicace

de la chapelle mariale d’autre part. Élu abbé en 1259

Pierre de Vessoncourt a fait édifier la chapelle et le

passage qu’il avait choisi pour être le lieu de son der-

nier repos. L’ensemble avait été consacré par

Guillaume de Grez, évêque de Beauvais, qui s’est

éteint en 12676.

Le passage est composé de trois travées. Les arcs

trilobés sont placés en avant des fenêtres et marquent

ainsi le premier plan d’une construction murale en

deux plans. Ainsi l’architecte a suggéré un passage à

trois vaisseaux, même si un banc courant le long des

murs gouttereaux ne permet aucun passage entre eux

et l’arcature. L’agencement des différents niveaux de

95

1 J. Valléry-Radot « Remarques sur le style des églises des Andelys », Bulletin monumental 83, 1924, p. 302. (Abbaye d’Ardenne, com. Saint-Germain-la-Blanche-Herbe, cant. Caen 2, arr. Caen, Calvados, aujourd’hui siège de l’IMEC, Institut Mémoires de l’Édition Contemporaine).2 Dans le plan archéologique publié par Marcel Aubert d’après Henri Deneux il est fait mention de deux campagnes de construction : la façadevers 1240 puis le porche vers 1250/1260 : M. Aubert « Puiseaux. Eglise », Congrès Archéologique de France, 93, Session d’Orléans 1930, Paris,Picard,1931, p. 393. 3 « Lexelent fontispice de léglise de l’abaye de Sainct Nicaise de Reims N. De Son Rem. Fecit. Sculp. Et ex. 1625 », Gravure au burin, Paris,BnF, Est., Va 51, t. 11, fol. 1. D’autres exemplaires sont conservés à Reims, Bib. mun., Estampes, carton XXI.4 L. Grodecki, Architecture gothique, Gallimard / Electa, Paris / Milan, 1992, p. 92.5 D. Kimpel et R. Suckale, Die gotische Kunst in Frankreich : 1130-1270. Überarbeitete Studienausgabe, Munich, Hirmer, 1995, p. 428-431.6 J. Henriet, « Un édifice de la première génération gothique : L’abbatiale de Saint-Germer-de-Fly. », Bulletin Monumental, 143, 1985, p. 102 et n. 54 p. 139.

fig.3 Saint-Germer-de-Fly (Oise), passage entre l’abbaye et la chapelle absidale, 1re travée ouest.

modénature et leur conduite jusqu’au sol évoquent des

stalles qu’on aurait placées autour du tombeau de l’abbé

Pierre de Vessoncourt afin de souligner le caractère de

memoria du passage.

Le portail saint Jacques à Dieppe et le passage à

Saint-Germer-de-Fly ne sont pas liés par leur fonction

respective mais par l’utilisation des mêmes formes.

Dans les deux cas l’arcature du premier plan sert de

cadre aux formes du second, comme si on avait étiré

dans la profondeur les différents niveaux de modéna-

tures d’un même ensemble.

Il n’est pas possible actuellement de déterminer une

chronologie absolue ou bien même relative des deux

exemples ici traités, d’autant plus que les modèles rete-

nus par les deux concepteurs sont méconnus. Dieter

Kimpel et Robert Suckale affirment que l’architecte de

Saint-Germer-de-Fly s’est inspiré de la chapelle royale

de Saint-Germain-en-Laye7.

Pour Dieppe admettons

l’hypothèse suivante :

l’architecte s’est inspiré

du sceau de l’arche-

vêque de Rouen

Eudes Rigaud (1247-

1275) qui le repré-

sente sous un arc tri-

lobé de même facture

qque celui du portail

sssssaint Jacques (fig.4).

Ce sceau daterait

des années 1256-

12668.

Au vu des

dates présentées ici et des profils employés on peut

affirmer que les deux solutions sont contemporaines.

Si en résumé la deuxième phase du portail saint

Jacques est à envisager durant le troisième quart du

XIIIe siècle, qu’en est-il de sa fonction principale ?

Placé sur le coté nord, il permettait tout d’abord le

passage de l’intérieur vers le cimetière placé de ce côté

de l’édifice.

< Portail latéral, principal ou marial ?

L’abbé Jean-Benoît Désiré Cochet a en son temps

soutenu que le massif occidental était en construction

en 13009. Même si l’acte auquel se réfère l’auteur n’a

pu à ce jour être découvert, la datation proposée coïn-

cide avec celle du vocabulaire architectonique

employé. Le portail de la façade principale de l’édifice

est donc bien postérieur aux deux portails du transept

mais aussi plus tardif que l’érection de l’église Saint-

Jacques en paroissiale. Et si l’on passait par le côté ?

Par son exposition à la fois vers le cimetière mais aussi

vers la ville, il est légitime d’envisager que le portail

au bas du bras nord du transept ait servi de portail

principal jusqu’à l’achèvement de celui de la façade

occidentale, dont la date ne peut être déterminée avec

précision.

Grâce au Journal des visites pastorales d’Eude

Rigaud10 nous savons par ailleurs que l’archevêque de

Rouen est venu célébrer l’office par quatre fois entre

1259 et 1267. En 1259 et 1262 les prêches de l’arche-

vêque eurent lieu dans l’église11 alors que pour les

deux fois suivantes, en juin 1264 et août 1267, ceux-

ci se déroulèrent dans le cimetière12. On ne connaît

pas les raisons de ces changements de lieu. Ce qui est

important par contre, c’est que la communauté en

1264 et 1267 fut rassemblée dans le cimetière, tour-

née vers la façade septentrionale du transept.

Imaginons alors la scène : l’archevêque sort de l’église

par le portail saint Jacques et se place sous l’avancée,

probablement sur une estrade, permettant d’être vu et

entendu de tous. L’image ainsi recréée correspond à

celle du sceau déjà évoqué (fig.5).

96

DES TEMPS ROMANS À L’ÂGE GOTHIQUE

fig.4 Dessin du sceau d’Eudes Rigaud,

publié dans Bonnin, Regestrum…,

Rouen, 1852 (non paginé).

fig.5 Dieppe, Saint-Jacques, portail saint Jacques (photomontage de

l’auteur).

Malheureusement, si nous connaissons actuelle-

ment un grand nombre de témoignages iconogra-

phiques de faits tels que la fondation d’établissements

ecclésiastiques, notamment sous forme de vitraux13 où

l’architecture réelle y est parfaitement reconnaissable,

nous ne possédons pas à l’inverse de transcriptions

d’une iconographie dans l’architecture14, même si l’in-

teraction des différentes formes d’art les unes sur les

autres ne fait plus aucun doute aujourd’hui. Les

influences croisées de l’orfèvrerie et de l’architecture

ainsi que celles de l’enluminure et de l’art verrier sont

admises de tous.

Dans ce contexte le portail saint Jacques fait plu-

tôt figure d’exception. Il représente la matérialisation

ou concrétisation de l’image conçue et imposée par

l’archevêque. L’archevêché de Rouen ne possédant pas

de sceau institutionnel mais chaque archevêque déter-

minant le sien, on peut en conséquence admettre le

rôle important d’Eudes Rigaud dans la conception et

la réalisation de la seconde phase du portail dieppois.

Dans un contexte élargi au domaine politique certains

verront dans l’influence de l’archevêque de Rouen le

désir de « franciser » l’espace normand. François

Neveux parle même de « colonisation » du clergé nor-

mand dès le temps de saint Louis15. Sans aller si loin,

rappelons juste que depuis l’échange de possessions en

1189 entre Richard Cœur de Lion et Gautier, arche-

vêque de Rouen, en contrepartie de l’érection de

Château Gaillard sur des terres appartenant au clergé16,

Dieppe est passée sous la coupe directe des arche-

vêques de Rouen. Le portail serait donc l’illustration

du pouvoir archiépiscopal.

Connu aujourd’hui sous le double vocable de saint

Jacques et du Rosaire, le portail du transept nord fit

fonction comme il a été maintenant démontré de por-

tail principal jusqu’à la réalisation du portail occiden-

tal de l’église. La concordance entre les patronymes du

portail et de l’édifice ne fait que renforcer cette thèse.

Il est d’ailleurs remarquable que le portail de la faça-

de principale, tournée vers le château, n’ait pris le

nom d’aucun patron. La statue de saint Jacques au tru-

meau est une invention du XIXe siècle.

Si le rosaire est un élément du culte marial, on

s’étonne de ne voir aucun symbole s’y rapportant au

portail du même nom. Bien sûr, les figures sous les

deux édicules ont disparu mais il est difficile de faire

le lien avec une représentation de Notre Dame. Une

manifestation du Rosaire se trouve à l’intérieur de

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7 D. Kimpel, R. Suckale, Die gotische Kunst…, p. 429-430.8 « Sceau : ogival, 74 mm ; la vierge à l’enfant assise, encadrée par deux anges tenant des chandeliers, sur une arcade gothique sous laquelleest agenouillé l’archevêque tourné vers la droite et priant, très beau style […] ». V. Tabbagh, Fasti Ecclesiae Gallicanae. Répertoire prosopo-graphique des évêques, dignitaires et chanoines de France de 1200 à 1500. Band II, Diocèse de Rouen, Turnhout, Brepols, 1998, p. 130. Ledessin de ce sceau a été publié dans Th. Bonnin [éd.] : Regestrum visitationum archiepiscopi rothomagensis. Journal des visites pastoralesd’Eude Rigaud, archevêque de Rouen. MCCLVIII-MCCLXIX, Rouen, Le Brument, 1852.9 « En l’an 1300, l’histoire nous montre le trésorier Jean Dubuc achetant, au nom des paroissiens, une cargaison de pierre à Henry Decastro,latomier de ce temps-là ; mais ce marchand infidèle, après sa parole donnée, livra les pierres promises à Saint-Jacques, aux Augustins deRouen dont l’église se bâtissait alors. En effet on peut reconnaitre dans l’édifice abandonné de la rue Malpalu, le style rayonnant qui carac-térise le portail de Saint-Jacques […]. » J.-B. D. Cochet : Les églises de l’arrondissement de Dieppe, T. 1, Brionne, Derache, 1846, p. 60.10 Bonnin, Regestrum…11 « […] nous avons célébré la grande messe dans l’église paroissiale et nous y avons prêché. » Bonnin, op. cit., p. 347. « […] à la fêtede Pentecôte nous avons célébré la grande messe dans l’église paroissiale de cette ville [Dieppe] et nous y avons prêché. » Ibidem, p. 433.12 « […] nous avons célébré la fête de Pentecôte à Dieppe, avons assisté à la grande messe en l’église paroissiale de cette ville et avonsfait le sermon au cimetière. » Ibidem, p. 492. « […] nous avons assisté à fête de sainte Marie Madeleine à Dieppe et avons prêché, par lagrâce de Dieu, au cimetière de l’église du dit lieu. » Id., p. 583.13 Citons ici à titre d’exemple le vitrail de la fondation de la chapelle de Saint-Germer-de-Fly par l’abbé Pierre de Vessoncourt, qui le repré-sente avec son architecte sous un arc trilobé au milieu d’ouvriers. Ce vitrail se trouve dans la baie la plus à gauche des trois vitraux figurésdu chœur de la chapelle mariale. 14 Jusqu’à aujourd’hui en histoire de l’art l’étude des sceaux se limite principalement à faire le rapprochement avec des éléments existantsen postulant une postériorité du sceau sur par exemple l’architecture. « […] certaines compositions montrent un tel souci quant au rendudes détails, des caractéristiques formelles et des proportions des monuments, que nous sommes en mesure d’affirmer que les artistes s’ins-piraient alors directement des édifices qu’ils avaient sous les yeux. Il semble par conséquent que nous soyons, pour un grand nombre desceaux de notre catalogue, face à des images conçues comme de véritables imitations de la réalité » (A. Vilain : « Entre réalité et symbole :les architectures présentes sur les sceaux de villes en Europe septentrionale entre le XIIe et le XVe siècle », C. Heck (dir.), en coll. avec M. Gil, Cahier de l’IHRIS 3, Lille, 2007, p. 49-50).15 F. Neveux, « Les cathédrales de Normandie », Chefs d’œuvre du Gothique en Normandie. Sculpture et orfèvrerie du XIIIe au XVe siècle.Catalogue de l’exposition (Caen 14 juin-2 novembre 2008, Toulouse décembre 2008-avril 2009), C. Arminjon et S. Berthelot dir., Milan, 5 conti-nents, 2008, p. 57.16 Arch. dép. Seine-Maritime, G853/G854.

Le portail du transept nord de Saint-Jacques de Dieppe

l’édifice. En effet dans le déambulatoire on trouve des

clés de voûtes représentant des scènes de la vie de la

mère du Christ. La plus intéressante est sans aucun

doute celle du couronnement de la Vierge dans la pre-

mière travée septentrionale du déambulatoire. Son

style permet de la rapprocher de la clé de voûte au

centre de l’abside de l’ancienne abbaye royale Saint-

Ouen de Rouen, dont nous connaissons la date de mise

en chantier en 1339. Il est ainsi autorisé de dater les

voûtes du déambulatoire de Saint-Jacques de Dieppe

dans la cinquième décennie du XIVe siècle. Selon l’abbé

Cochet, déjà cité ici, la tour lanterne se serait effondrée

en 1339 au cours d’un bombardement anglais17,

même si comme pour la défaillance de livraison de

pierre pour le massif occidental aucune pièce ne peut

venir à ce jour confirmer cette conjecture. Dans la pre-

mière travée orientale l’abbé Legris a reconnu sur la

clé de voûte la représentation de l’Annonciation18. Les

clés de voûtes des travées contiguës au nord comme au

sud présentent des motifs végétaux et les trois autres

clés de voûtes du déambulatoire sont aujourd’hui per-

dues. Il n’est pas possible non plus de reconstituer le

programme des clés de voûtes à partir des mystères du

rosaire : l’Annonciation est la première station des

mystères joyeux et le couronnement de la Vierge la

dernière des mystères glorieux. Il est même envisa-

geable que le programme des clés de voûtes du déam-

bulatoire de Saint-Jacques ait été construit en

empruntant aux trois cycles de mystères : joyeux, glo-

rieux et douloureux. En effet les

trois premiers groupes de mystères

n’ont été fixés qu’au XVIe siècle, le

quatrième groupe, celui des mys-

tères lumineux, n’a été introduit

par le pape Jean-Paul II qu’en

200219.

L’implantation des deux clés de

voûtes connues nous révèle néan-

moins le sens de procession dans le

déambulatoire, du sud vers le nord,

c’est-à-dire du portail sainte

Catherine vers le portail saint

Jacques ou du Rosaire. La postério-

rité de la chapelle de la Vierge sur

les voûtes ainsi que celle de ces der-

nières sur le portail retenu ici nous

forcent à rester prudent sur le rôle

alloué au portail lui-même dans la

ou les célébrations des rosaires.

De même il serait imprudent de vouloir relier le

patronyme de saint Jacques au pèlerinage jacquaire :

pour Dieppe peu de témoignages le concernant nous

sont parvenus. En nombre ils sont bien loin des rela-

tions des mystères et autres puys de poésie pratiqués

pendant les « Mitouries », ces cérémonies accompa-

gnant les fêtes de l’assomption de la Vierge et tirant

leur nom cette date au milieu du mois d’août. Il faut

plutôt y voir une manifestation du saint patron de

l’édifice au portail « principal » d’alors.

< Un passage obligé ?

La mise en relation entre l’intérieur de l’église et

le cimetière jouxtant son flanc septentrional n’a fait

jusqu’à maintenant l’objet d’aucun écrit. Peut-être

l’évidence de cette fonction n’a pas été jugée suffisante

pour être étudiée. Or le portail saint Jacques comporte

un décor sculpté qui n’a pas encore été décrypté. Il est

clair que l’image de ces animaux ou masque de feuille

ne se rapporte pas au rosaire, c’est-à-dire au culte

marial.

Si de prime abord une datation parait probable,

qu’en est-il d’une interprétation ?

Bien que fortement endommagées par le temps et

surtout les intempéries les consoles à droite et à gauche

du grand arc trilobé sont du même matériau que les

deux colonnes qui soutiennent ce même arc (fig.1).

98

fig.6 Dieppe, Saint-Jacques, portail saint Jacques, sculptures coté nord (homme/sylvain).

DES TEMPS ROMANS À L’ÂGE GOTHIQUE

Placé juste derrière la figure aux jambes repliées,

appartenant au même bloc mais orienté vers l’inté-

rieur du passage on remarque sur la gauche un masque

de feuille particulièrement bien conservé (fig.6). En

vis-à-vis et suivant le même principe on observe une

tête d’animal. Ces deux sculptures doivent leur excel-

lent état de conservation à ce qu’elles étaient murées

jusqu’à la restauration du portail saint Jacques en

2001. Toutes les sculptures appartiennent donc à la

deuxième phase du portail du transept nord de Saint-

Jacques. Une des particularités réside dans le masque,

une forme très rare dans la Normandie gothique, une

autre dans la hauteur de placement des sculptures.

Cette place correspond à celles des chapiteaux au-

dessus des colonnettes du double portail, un peu

comme la réminiscence des chapiteaux historiés des

portails romans. Il n’en manque que la profusion.

Pour la Normandie un autre exemple de masque

de feuille peut être cité : à Auffay (Seine-maritime)

« la console du chapiteau de la troisième pile au nord

n’est pas décorée d’un masque, mais d’une véritable

tête de feuillage, qui se rapproche du style en usage à

la fin du XIIIe siècle20. » Le style des deux masques dif-

fère, les arêtes étant plus saillantes à Notre-Dame

d’Auffay qu’à Dieppe. En Bourgogne le porche du

transept nord de la collégiale Saint-Pierre à Saint-

Julien-du-Sault (Yonne) possède deux sculptures, une

tête animale et un masque de feuille respectivement à

gauche et à droite de l’arcade médiane du porche

(fig.7). Celui-ci aurait pu être évoqué dans la première

partie de notre discours à cause d’une certaine analo-

gie dans sa conception avec le portail dieppois.

Comme à Dieppe le porche bourguignon est divisé

en trois travées, mais à la différence du portail saint

Jacques elles sont de dimensions égales et la travée

médiane possède son propre voûtement sur croisée

d’ogive alors que les travées latérales sont couvertes

d’un plafond plat constitué de dalles de pierre, comme

à Dieppe. Robert Branner21 et auparavant Henri

Deneux22 ont estimé que les porches de Notre-Dame

de Puiseaux et de Saint-Pierre à Saint-Julien-du-Sault

se trouvaient dans la lignée de la façade de Saint-

Nicaise de Reims, érigée à partir de 1231. D’après

Branner les bras du transept non saillant de Saint-

Pierre étaient en construction autour de 124523. Bien

que proche de la solution rémoise, le parti adopté à

Puiseaux ne peut, comme l’ont déjà évoqué Maryse

Bideault et Claudine Lautier24, être interprété comme

descendant direct de la façade conçue par Hugues

Libergier pour Saint-Nicaise. À Puiseaux, seul l’élé-

ment central de Reims a été retenu (fig.2), dans ce

contexte on peut considérer que le porche de Notre-

Dame est donc plus proche des solutions de Chartres

et de Dieppe évoquées plus haut. En suivant cette

même argumentation le porche nord de Saint-Pierre à

Saint-Julien-du-Sault ainsi que son pendant au coté

sud ne découlent pas directement de Saint-Nicaise.

À Saint-Julien-du-Sault comme à Dieppe on

retrouve la même combinaison de motifs à l’entrée de

l’édifice. Si dans les deux cas on reconnaît dans les

masques de feuilles des « sylvains », il n’est pas aussi

facile de déterminer les animaux en vis-à-vis. Les syl-

vains semblent assez présents au XIIIe siècle. On les

retrouve dans le carnet de Villard d’Honnecourt25 ou

bien encore dans la Somme théologique de Thomas

d’Aquin26. Au portail saint Jacques la figure de l’ani-

mal se limite à sa tête alors qu’à Saint-Julien-du-Sault

celui est présenté dans son intégralité, enroulé au des-

sus du chapiteau qui coiffe la colonne de gauche. Il n’y

a donc qu’une concordance de programme, même si

99

17 Cochet, Les églises de l’arrondissement de Dieppe…, p. 60.18 A. Legris, L’église Saint-Jacques de Dieppe. Notice historique & descriptive, Dieppe, Letremble, 1918, p. 76.19 Rosarium Virginis Mariae : www.vatican.va/holy_father/john_paul_ii/apost_letters/documents/hf_jp-ii_apl_20021016_rosarium-virginis-mariae_fr.html (18.02.09)20 J. Valléry-Radot « Auffay », Congrès Archéologique de France, 89, Session de Rouen, 1926, Paris, Picard,1927, p. 365.21 R. Branner, Burgundian gothic Architecture, 2e éd., Londres, Zwemmer, 1985, p. 88.22 H. Deneux, « L’ancienne église de Saint-Nicaise de Reims », Bulletin Monumental, 85, Paris, 1926, p. 136, n. 2.23 Branner, Burgundian…, p. 172. 24 M. Bideault, C. Lautier, « Saint-Nicaise de Reims. Chronologie et nouvelles remarques sur l’architecture », Bulletin Monumental, 135-I,Paris 1977, p. 316.25 Paris, BnF, ms français 19093, fol. 10.26 Saint Thomas d’Aquin : Somme théologique, Pars I, Question 51, Article III : Les anges exercent-ils les fonctions de la vie dans les corpsqu’ils assument ? Édition numérique : bibliothèque de l’édition du Cerf, 1999, catholiquedu.free.fr/somme/2sommetheologiqueIapars.htm(19.02.09).

Le portail du transept nord de Saint-Jacques de Dieppe

27 Bonnin, Regestrum…, p. 2.

celui-ci est très réduit puisqu’il se résume à deux

images. Si les sylvains peuvent être perçus comme des

représentations tirées des anciennes croyances

païennes, les animaux, proche du chat ou de la hyène

se rapportent plus à la mort. Mais il serait très hardi

d’y voir une représentation d’un monde intermédiaire,

un purgatoire, par lequel transiteraient les corps, d’au-

tant plus que seule la topographie dieppoise autorise-

rait une telle interprétation.

En conclusion : il est désormais possible de dater

les deux phases de construction du portail saint

Jacques : le double portail à la fin du XIIe siècle – au

plus tard au début du siècle suivant, et la seconde

phase, comprenant l’avancée (le porche), durant les

dernières années de l’épiscopat d’Eudes Rigaud (1247-

75), avec comme terminus ante quem le départ de ce

dernier à la croisade en 126927.

Nous avons aussi pu démontrer le rôle tenu par

l’archevêque de Rouen dans la conception et la réali-

sation de la deuxième phase, visuellement la plus

spectaculaire. Sa fonction de portail principal de

l’édifice, en attendant l’achèvement du portail du

massif occidental, explique son allure particulière

même s’il n’est toujours pas permis d’apprécier le

message délivré par le décor sculpté.

Claude Dupuis

Docteur en Histoire de l’art

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fig.7 Saint-Julien-du-Sault (Yonne), Saint-Pierre, porche septentrional.

DES TEMPS ROMANS À L’ÂGE GOTHIQUE