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Sous la direction de Étienne HAMON, Dominique PARIS-POULAIN et Julie AYCARD Textes réunis par Raphaële SKUPIEN LA PICARDIE FLAMBOYANTE ARTS ET RECONSTRUCTION ENTRE 1450 ET 1550 PRESSES UNIVERSITAIRES DE RENNES LA PICARDIE FLAMBOYANTE Sous la direction de Étienne HAMON, Dominique PARIS-POULAIN et Julie AYCARD Textes réunis par Raphaële SKUPIEN LA PICARDIE FLAMBOYANTE ARTS ET RECONSTRUCTION ENTRE 1450 ET 1550 La Picardie a connu, au tournant du Moyen Âge et de la Renaissance, un formidable renouveau économique et artistique dans un environnement marqué par des échanges culturels nourris entre les anciens territoires bourguignons et le domaine royal français. Illustré par de grands programmes autant que par de modestes rénovations, ce renouveau eut pour toile de fond les tensions politiques et militaires qui ont traversé cette province clé dans l’échiquier politique européen. De ce dynamisme qui s’enracinait dans la brillante tradition régionale de l’art gothique tout en s’ouvrant aux nouveautés du Nord et de l’Italie témoigne, aujourd’hui encore, un patrimoine artistique d’une richesse exceptionnelle en dépit des destructions du XX e siècle. Les principaux jalons monumentaux ou plastiques de cette fécondité demandaient à être revisités ; d’autres manifestations originales restaient à découvrir, de Beauvais à Péronne et d’Arras à Laon en passant par Amiens. C’est ce qu’ont fait la vingtaine d’historiens, historiens d’art et archéologues français et étrangers réunis à l’occasion du colloque organisé par l’équipe TrAme de l’université de Picardie – Jules Verne du 21 au 23 novembre 2012. Cet état de la recherche offre un nouvel éclairage sur les institutions, artistes, commanditaires, infrastructures et œuvres d’art qui ont été les acteurs et les produits de cette longue embellie « flamboyante » entre guerre de Cent Ans et guerres de Religions. Étienne HAMON, archiviste paléographe, professeur d’histoire de l’art médiéval à l’UPJV (équipe TrAme), auteur de nombreux travaux sur les arts monumentaux de la fin du Moyen Âge. Dominique PARIS-POULAIN, maître de conférences en histoire de l’art médiéval à l’UPJV (équipe TrAme), consacre ses recherches à la peinture monumentale romane et à l’iconographie. Julie AYCARD, docteur en histoire de l’art, directrice de la Société Memoriae, Roubaix. En couverture : Folleville, vitrail de l’église Saint-Jacques-et-Saint-Jean-Baptiste. 23 € 978-2-7535-3991-4 Publié avec le concours de l’unité de recherche TrAme (EA 4284) et du Conseil scientifique de l’université Picardie Jules Verne 9 782753 539914 www.pur-editions.fr

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Sous la direction deÉtienne HAMON, Dominique PARIS-POULAIN et Julie AYCARD

Textes réunis par Raphaële SKUPIEN•

LA PICARDIE FLAMBOYANTEARTS ET RECONSTRUCTION

ENTRE 1450 ET 1550

PRESSES UNIVERSITAIRES DE RENNES

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Sous la direction deÉtienne HAMON, Dominique PARIS-POULAIN et Julie AYCARD

Textes réunis par Raphaële SKUPIEN•

LA PICARDIE FLAMBOYANTEARTS ET RECONSTRUCTION

ENTRE 1450 ET 1550

•La Picardie a connu, au tournant du Moyen Âge et de la Renaissance, un formidable

renouveau économique et artistique dans un environnement marqué par des échanges culturels nourris entre les anciens territoires bourguignons et le domaine royal français. Illustré par de grands programmes autant que par de modestes rénovations, ce renouveau eut pour toile de fond les tensions politiques et militaires qui ont traversé cette province clé dans l’échiquier politique européen. De ce dynamisme qui s’enracinait dans la brillante tradition régionale de l’art gothique tout en s’ouvrant aux nouveautés du Nord et de l’Italie témoigne, aujourd’hui encore, un patrimoine artistique d’une richesse exceptionnelle en dépit des destructions du xxe siècle.

Les principaux jalons monumentaux ou plastiques de cette fécondité demandaient à être revisités ; d’autres manifestations originales restaient à découvrir, de Beauvais à Péronne et d’Arras à Laon en passant par Amiens. C’est ce qu’ont fait la vingtaine d’historiens, historiens d’art et archéologues français et étrangers réunis à l’occasion du colloque organisé par l’équipe TrAme de l’université de Picardie – Jules Verne du 21 au 23 novembre 2012.

Cet état de la recherche offre un nouvel éclairage sur les institutions, artistes, commanditaires, infrastructures et œuvres d’art qui ont été les acteurs et les produits de cette longue embellie « flamboyante » entre guerre de Cent Ans et guerres de Religions.

Étienne HAMON, archiviste paléographe, professeur d’histoire de l’art médiéval à l’UPJV (équipe TrAme), auteur de nombreux travaux sur les arts monumentaux de la fin du Moyen Âge.Dominique PARIS-POULAIN, maître de conférences en histoire de l’art médiéval à l’UPJV (équipe TrAme), consacre ses recherches à la peinture monumentale romane et à l’iconographie.Julie AYCARD, docteur en histoire de l’art, directrice de la Société Memoriae, Roubaix.

En couverture : Folleville, vitrail de l’église Saint-Jacques-et-Saint-Jean-Baptiste.

23 €978-2-7535-3991-4

Publié avec le concours de l’unité de recherche TrAme (EA 4284) et du Conseil scientifique de l’université Picardie Jules Verne

9 782753 539914www.pur-editions.fr

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LA PICARDIE FLAMBOYANTE

Collection « Art & Société »Dirigée par Jean-Yves ANDRIEUX et Guillaume GLORIEUX

Derniers ouvrages parus :

• Francesca ALBERTI, Cyril GERBRON et Jérémie KOERING (dir.), Penser l’étrangeté. L’art de la Renaissance entre bizarrerie, extravagance et singularité, 2012, 272 p.• Myriam METAYER, Panoramas de l’art moderne. Manuels et synthèses en Italie et en france (1950-1970), 2012, 316 p.• Jean-Jacques LUCAS, Collectionneurs en province ouest-Atlantique (1870-1953), 2012, 240 p.• Claire GIRAUD-LABALTE et Patrick BARBIER (dir.), Les années du romantisme musique et culture entre Paris et l’Anjou (1823-1839), 2012, 276 p.• Rosemarie LUCAS, L’invention de l’écomusée. Genèse du parc d’armorique (1957-1997), 2012, 352 p.• Hervé CIVIDINO, Architectures agricoles la modernisation des fermes, 1945-1999, 2012, 362 p.• Claudine LANDRY-DELCROIX (photogr. Jean-François AMELOT), La peinture murale gothique en Poitou, XIIIe-XVe siècle, 2012, 336 p.• Stéphanie Diane DAUSSY et Arnaud TIMBERT (dir.), Architecture et sculpture gothiques. Renouvellement des méthodes et des regards, 2012, 282 p.• Olivier BONFAIT et Hélène ROUSTEAU-CHAMBON (dir.), Simon Vouet en Italie, 2011, 296 p.• Danielle GABORIT-CHOPIN et Frédéric TIXIER (dir.), L’Œuvre de Limoges et sa diffusion. Trésors, objets, collections, 2011, 184 p.• Jean-Yves ANDRIEUX (dir.), Patrimoine. Sources et paradoxes de l’identité, 2011, 308 p.• Jean-Yves ANDRIEUX et Patrick HARISMENDY (dir.), Initiateurs et entrepreneurs culturels du tourisme (1850-1950), 2011, 304 p.• Céline FRÉMAUX, Églises du Nord et du Pas-de-Calais, 1945-2010. De la commande à la patrimonialisation, 2011, 402 p.• Philippe MAINTEROT, Aux origines de l’égyptologie. Voyages et collections de Frédéric Cailliaud, 1787-1869, 2011, 328 p.• Ioana IOSA, Bucarest. L’emblème d’une nation, 2011, 266 p.• Marie-Pierre TERRIEN, Richelieu. Histoire d’une cité idéale (1631-2011), 2011, 256 p.• Bernard JACQUÉ et Georgette PASTIAUX-THIRIAT (dir.), Joseph Dufour, manufacturier de papier peint, 2011, 296 p.• Janig BÉGOC, Nathalie BOULOUCH et Elvan ZABUNYAN (dir.), La performance entre archives et pratiques contemporaines, 2011, 248 p.• Patrick MICHEL, Peinture et plaisir. Les goûts picturaux des collectionneurs parisiens au XVIIIe siècle, 2011, 544 p.• Stéphanie JAMET-CHAVIGNY et Françoise LEVAILLANT (dir.), L’art de l’assemblage. Relectures, 2011, 276 p.• Véronique MEYER et Marie-Luce PUJALTE-FRAYSSE (dir.), Voyage d’artistes en Italie du Nord, XVIe-XIXe siècle, 2011, 274 p.

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Sous la direction de Julie AYCARD, Dominique PARIS-POULAIN et Étienne HAMON

LA PICARDIE FLAMBOYANTEARTS ET RECONSTRUCTION

ENTRE 1450 ET 1550

Actes du colloque tenu à Amiens, du 21 au 23 novembre 2012

Textes réunis par Raphaële SKUPIEN

Collection « Art & Société »PRESSES UNIVERSITAIRES DE RENNES – 2015

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Le dessin et l’architecte au soir de l’âge gothiqueLe projet de portail du fonds de l’hôtel-Dieu d’Amiens

Étienne Hamon

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Malgré les perspectives de le voir s’étoffer dans les années qui viennent, le corpus des dessins français d’architecture de l’époque gothique conservés ne saurait dépasser, à terme, quelques dizaines d’articles. Ce chiffre, à comparer aux centaines de pièces de ce type de la seule collection de l’Académie des beaux-arts de Vienne, certes de loin la plus riche au monde, montre à lui seul tout l’intérêt que présente individuellement chacun de ces documents. Tel est le cas du beau dessin conservé à la Société des Antiquaires de Picardie qu’une exposition récente a fait connaître à un large public dans la foulée du colloque « Picardie flamboyante » (cf. pl. XXVI du cahier couleur) 1. L’étude que nous nous proposons de lui consacrer laissera bien des questions en suspens : sorti de son contexte et dépourvu d’annotation et de texte d’accompagnement, le dessin d’Amiens, comme ses semblables, entretient avec la réalité archéologique des liens ambigus en termes de temporalité, de spatialité et de fonctionnalité. À défaut de réponses définitives, son analyse détaillée devrait lever un coin du voile sur le milieu de la création architecturale dans la capitale picarde au plus fort du dynamisme flamboyant vers 1530 2, tout en contribuant au débat qui sous-tend plusieurs des dossiers présentés dans le présent colloque : celui de la place grandissante des outils graphiques dans les processus de création et de transmission des modèles artistiques à la fin du Moyen Âge.

CONTEXTE DE LA DÉCOUVERTE ■ Ce dessin sur parchemin de 61,6 x 45,4 cm a été découvert vers 1885 par

l’érudit Georges Boudon en remploi en reliure d’un registre des comptes de l’hô-tel-Dieu d’Amiens pour l’exercice 1548-1549 (aujourd’hui Arch. dép. Somme, 13 H dépôt, E 158). Offert au musée de Picardie pour y être exposé, il ne

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semble pas avoir connu cette fortune puisqu’il fut rapidement déposé par le conservateur, M. Ferragu, en 1887 à la Société des Antiquaires de Picardie 3 où il reçut la cote ms 632.

Cette histoire n’a rien d’exceptionnel. Une part significative du répertoire actuel des dessins d’architecture français est formée de trouvailles fortuites qui connurent souvent un destin chaotique 4. Le fait que ces documents particuliè-rement précieux à nos yeux avaient perdu toute valeur peu de temps après leur réalisation n’est cependant pas anodin dans le débat sur leur fonction première. Le sort du dessin d’Amiens à l’époque contemporaine témoigne de l’ambiguïté persistante du statut de ce type d’objet : ni vraiment objet de collection, ni tout à fait document d’archive, souvent isolé et de forme inadaptée aux outils de conditionnement, il a été facilement exposé à l’oubli, à la perte ou à la destruction. On ne s’étonnera donc pas de la fortune critique assez décevante du dessin qui nous occupe 5, alors qu’il est lié à une institution, l’hôtel-Dieu, dont l’urbanisme actuel conserve des traces spectaculaires (fig. 1, 2 et 3) et dont l’histoire est par ailleurs bien établie. La belle série de registres de comptes a permis, depuis un siècle, aux savants, Georges Durand en tête, d’en écrire à grands traits l’histoire monumentale. Il nous appartient désormais de tenter de retisser les liens qui ont existé entre ces archives, l’archéologie et notre dessin.

Le premier mouvement de dépit que son examen suggère doit être dépassé. Le fait que le dessin des Antiquaires de Picardie ne corresponde précisément à aucun édifice connu de l’ancien hôtel-Dieu est le lot d’un grand nombre de dessins d’architecture médiévaux européens dont la provenance est pourtant établie. Les institutions pouvaient en effet conserver des dessins correspondant à des projets in situ non réalisés ou à des modèles relevés ailleurs ; il est à cet égard difficile de trancher définitivement pour le dessin d’Amiens même si l’idée qu’il s’agisse d’un modèle étranger nous semble la moins défendable. Toujours est-il que le contexte de sa découverte et, surtout, l’iconographie du décor figuré du tympan qui montre deux personnes préparant le corps d’un défunt ne laissent guère de place au doute sur l’usage qu’on lui destinait : il a été tracé pour l’hôtel-Dieu. Et sa technique comme le style de l’édifice représenté, à savoir un portail aux accents flamboyants prononcés, montrent qu’il a été tracé peu de temps avant son remploi en couverture de registre de compte en 1548.

Si l’on exclut les réfectoires et le bureau du maître, reconstruits vers 1517 6, qui cadrent mal avec les imposantes proportions et l’iconographie médico-funéraire du tympan du portail dessiné, il ne reste qu’une seule réalisation de l’époque gothique tardive qui puisse être associée à un tel projet : le portail de la grande salle des malades, dite salle Saint-Jean, reconstruite de 1529 à 1531 le long d’un bras de la Somme à un emplacement dévolu à l’hôtel-Dieu depuis son déménagement dans les années 1240 7. Souvent remaniée depuis le xvie siècle, cette salle formée de deux longues nefs charpentées terminées par des pignons à crochets, selon une formule courante à l’époque gothique, a été incendiée lors des bombardements allemands de mai 1940 (fig. 4), mais ses murs et sa façade calcinés et désormais étayés défient toujours le temps.

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Fig. 1. Amiens, façade de l’ancien hôtel-Dieu (cl. É. Hamon).

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Fig. 2. Amiens, plan de l’ancien hôtel-Dieu d’après F. Vasselle (Bulletin de la Société des Antiquaires de Picardie, 59, 1981).

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Le pignon de droite sur la rue Saint-Leu dans lequel s’ouvre un grand portail surmonté d’un oculus est la seule partie de l’édifice susceptible d’avoir suscité le projet parvenu jusqu’à nous. La présence d’une grande baie à lancettes au second niveau du dessin montre que celui-ci est un projet non retenu, puisque c’est la formule de la rose pourtant moins inusitée dans l’architecture religieuse amiénoise qui a été retenue. La place de ce document dans le processus de conception et de réalisation de l’édifice n’en est donc que plus incertaine. Et comme il n’est pas signé, à l’instar de l’immense majorité de ses homologues, et qu’il ne porte aucune annotation manuscrite en dehors de celles liées à son nouvel usage et à son dépôt aux Antiquaires de Picardie (fig. 5), c’est à une analyse fine de la représentation elle-même et de la documentation du chantier qu’il faut s’en remettre pour tenter de percer le mystère de sa paternité et de ses sources.

ANALYSE MATÉRIELLE ■ Le dessin, sans indication d’échelle, est tracé au 1/20e environ, à l’encre brune,

d’un côté seulement d’une unique peau de parchemin de médiocre qualité. Il présente des éléments de tracés régulateurs : des traits horizontaux et verticaux qui se croisent sous le bouquet de la pointe du gable ; un trait horizontal au pied du portail qui suggère le niveau de circulation ; un petit carré dans lequel s’inscrit un carré tourné d’un quart de tour formant le plan du contrefort d’encadrement

Fig. 3. Amiens, élévation de la façade est de l’ancien hôtel-Dieu par N. Chitsazan (DAO) et R. Jonvel (relevés de terrain), UnivArchéo.

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Fig. 4. Amiens, façade de l’hôtel-Dieu avant l’incendie de 1940. Héliogravure de P. Dujardin dans La Picardie historique et monumentale, 1893-1931, t. II, planche hors texte.

Fig. 5. Revers du dessin de portail, Société des Antiquaires de Picardie, ms 632 (cl. Société des Antiquaires de Picardie).

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médian. Les outils utilisés sont la règle et le compas mais le dessin ne se distingue pas par sa rigueur géométrique dans la mesure où une main, assez sûre mais prolixe et peu soucieuse de symétrie, a complété les tracés et dessiné sans l’aide d’outil le riche décor architectural (feuillages découpés ; réseaux ajourés des dais) ainsi que les figures du tympan (fig. 6). L’absence de statuaire dans les niches, habituelle dans ce type de projet, rappelle que le programme des grandes statues était conçu et installé indépendamment du reste de la composition. Les donateurs particuliers étaient ainsi d’autant plus fortement incités à compléter l’ensemble qu’aucun programme préétabli ne les contraignait dans le choix de ces images.

Le dessin d’Amiens est de type géométral, dans le sens où il représente frontalement l’ensemble des dispositions de l’édifice projeté sans chercher à restituer son volume. Seuls quelques effets plus ou moins heureux, selon nos critères actuels, le suggèrent. Ainsi des lignes courbes et brisées au niveau du sol donnent l’illusion de la profondeur de l’ébrasement. Le volume est aussi suggéré par les différents plans de la table qui organise la scène sculptée du tympan dans laquelle des hachures discrètes évoquent les ombres et le modelé. On note dans cette représentation l’emploi d’une encre légèrement plus claire que dans le reste du dessin, possible indice de l’intervention d’une autre main ou d’un ajout.

L’examen matériel du dessin nous éclaire, dans une certaine mesure, sur ses conditions d’utilisation et de réaffectation. Il est percé sur son pourtour de piqûres régulièrement espacées, sur deux rangées, qui pourraient évoquer un repli cousu à l’occasion de son remploi en reliure. Mais d’autres trous plus gros, notamment sur les petits côtés, pourraient être des marques de fixation par des pointes sur un panneau de bois, le temps de la construction. Cette possible exposition nous ramène à la double fonction de la plupart de ces dessins : celle d’outil de communication entre l’architecte et le commanditaire (dessin de présentation), et celle de support technique à la réalisation, suggérée ici par la présence au bas de l’élévation d’un dessin du profil de l’ébrasement du portail et, semble-t-il, d’une projection des voûtes des dais latéraux (fig. 7).

L’aspect incomplet de l’édifice représenté – dont il manque les parties hautes – pourrait faire douter de l’intégrité du document. Le parchemin a certes subi quelques attaques de rongeurs et semble avoir été rogné dans la partie supérieure gauche. Mais la peau n’est pas loin d’être entière et elle ne présente aucune trace probante de couture ou de collage d’une peau additionnelle. Il pourrait donc s’agir d’un dessin intentionnellement limité, par souci d’économie, à une seule partie d’un ensemble, non pas eu égard à sa composition symétrique (comme on peut le supposer pour les dessins des Cloisters et des Archives départementales du Puy-de-Dôme 8), mais pour s’en tenir à la seule partie jugée importante au moment de la genèse du projet : le portail proprement dit. Les projections en bas à gauche du dessin suggèrent que, de ce côté, les maçonneries se prolon-geaient, tandis qu’à droite l’édifice se terminait par un contrefort carré placé de biais et amorti en glacis.

Si ces dernières caractéristiques militent en faveur d’un projet pour la façade actuelle de l’hôtel-Dieu, ce projet apparaît pour le moins éloigné de la réalisation

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Fig. 6. Projet dessiné de portail, détail de la partie supérieure, Société des Antiquaires de Picardie, ms 632 (cl. Société des Antiquaires de Picardie).

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Fig. 7. Projet dessiné de portail, détail de la partie inférieure gauche, Société des Antiquaires de Picardie, ms 632 (cl. Société des Antiquaires de Picardie).

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finale. Avant de mettre en évidence les décalages entre la réalisation et le modèle dessiné, tâchons d’identifier les sources formelles de ce dernier.

SOURCES FORMELLES DU PROJET DESSINÉ ■ L’époque flamboyante, faste pour l’architecture hospitalière, nous a légué

peu de portails d’hôpitaux sculptés. À Beaune vers 1445, à Paris vers 1470 et à Bourges vers 1520, leurs tympans étaient dépourvus de programme sculpté figuré. Plus généralement, le projet d’Amiens détonne dans ce panorama marqué par une certaine retenue, par la richesse du traitement de ses ébrasements et des retours. Les références sont, à cet égard, plus à chercher du côté de l’architec-ture religieuse séculière que de l’architecture hospitalière. De part et d’autre de l’ouverture, on rencontre successivement un faisceau de colonnettes prolongeant celles de l’ébrasement et se transformant en pilastre par l’intermédiaire d’une niche à dais à trois pans, une répétition amenuisée de ce dispositif, en retrait sur le plan précédent, puis un contrefort carré placé sur l’angle dont la pointe est tangente au plan du premier élément. Seule l’absence de dais dans les voussures proprement dites dénote une simplification par rapport aux grands portails d’églises. Ce sont les retours qui accueillent les niches de taille décroissante. Vides sur le dessin, comme souvent sur ce type de document, elles n’ont peut-être jamais reçu les statues prévues.

Le dessin repose sur un jeu de pinacles et de dais rythmé par des larmiers au tracé en accolade infléchie peu diversifié. Ces formes et cette économie, typiques de la fin de l’époque flamboyante, ignorent cependant les graphismes en ligne brisée ou en cloche, les formes déprimées et les entrecroisements complexes de nervures, tendances sensibles dans de nombreux foyers du centre et du nord de la France. Ce « clacissisme » amiénois se lit aussi dans les rapports équilibrés entre les pleins et les vides et entre les lignes et le décor architectural, dominé par les volumineux bouquets de feuillages découpés du grand gable.

Par ses qualités technique et plastique, ce dessin très abouti témoigne selon nous de l’intervention d’un professionnel de l’architecture doté de solides réfé-rences. Parmi celles-ci devaient figurer les portails des églises flamboyantes d’Amiens et de ses environs dont les témoins authentiques sont rares aujourd’hui (portails de Saint-Germain-l’Ecossais) et dont certains jalons disparus ont pu fournir le modèle, peu commun sur le plan iconographique autant que plastique, du groupe monumental synthétique du tympan. On pense notamment à ceux de Saint-Firmin-à-la-Porte et de Saint-Jacques.

Pour l’essentiel, le répertoire graphique nous ramène donc au seuil du xvie siècle ; mais les trilobes rampants de la voussure extérieure nous projettent dans les années 1510-1520, période au cours de laquelle les modèles des chan-tiers franciliens au sens large – Beauvais inclus – de Martin et Pierre Chambiges gagnèrent le centre et le nord de la Picardie pour atteindre des villes comme Maignelay, Conty, Clermont ou Montdidier… Un témoignage de première main de ces transferts artistiques est d’ailleurs fourni par le devis rédigé en 1510 par le maître maçon Pierre Lemelel pour le portail de Notre-Dame de Saint-Omer :

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dans ce document, cet expert à la réputation manifestement assise sur son engagement au service de Louis de Halluin à Maignelay, préconisa l’emploi de festons de trilobes rampants pour souligner l’archivolte et suggéra aux chanoines de ces confins picards de prendre pour modèle les portails récemment construits à Beauvais, Paris et Amiens ; en vain comme on le sait puisqu’ils optèrent pour un modèle flamand 9.

DÉCALAGES ENTRE LE DESSIN ET L’OUVRAGE RÉALISÉ ■ À leur manière, la façade de l’hôtel-Dieu d’Amiens et le dessin de la Société

des Antiquaires de Picardie font la démonstration, par les liens ambigus qui les unissent, de la nécessité, pour écrire l’histoire de l’architecture flamboyante, de s’appuyer autant sur les entreprises abouties que sur les projets qui ont tourné court. La façade réalisée de l’hôtel-Dieu d’Amiens se signale ainsi, selon les éléments considérés, tantôt par sa simplification tantôt par sa plus grande complexité par rapport au modèle fourni par le dessin (cf. fig. 1 et 8).

D’un côté, elle accuse en effet une réalisation à l’économie par le choix de substituer un oculus sans doute sans remplage à la grande baie à lancette proje-tée, à laquelle il conviendrait de restituer un tympan flamboyant. Les dispositifs d’encadrement ont aussi été simplifiés : réduction du nombre de niches et abandon du contrefort posé sur la pointe ; atténuation du décalage des plans ; simplification du système des larmiers. En revanche, la réduction du nombre des voussures du portail, l’absence de gable et de tympan et la disparition des festons pourraient être le fruit d’un ravalement au moment de la transformation du portail en baie (cf. fig. 1 et 9).

A contrario, certains aspects du décor monumental sont plus affirmés dans le portail construit que sur le dessin. Une vue cavalière d’époque moderne (fig. 10) suggère ainsi la présence d’un trumeau, qui a pu disparaître en même temps que le tympan. Un cordon végétal est venu se loger dans la voussure extérieure et deux fausses gargouilles ont été placées à mi-hauteur des contreforts latéraux (fig. 8 et 9). En outre, la partie gauche de la façade réalisée, non figurée sur notre dessin, exprime des tendances plastiques plus avancées sur le plan conceptuel et historique. Tandis que le spectaculaire contrefort en éperon et le grand relief de l’Agnus Dei – aujourd’hui illisible – de la pointe du pignon montraient un nouveau souffle ornemental, le tracé brisé du gable effilé amorti par une courte pointe en carreau trahissait une tendance graphique dont témoignent encore plusieurs réalisations amiénoises autour de 1530 : le monument sculpté du bras nord du transept de la cathédrale ou la porte du bâtiment du Bailliage par exemple.

Il n’y a donc pas de divergence telle entre le dessin et le portail exécuté que l’on puisse affirmer qu’ils ne relèvent pas d’un même système de références élargi, expression de la vaste culture des artistes opérant en Picardie au début du xvie. Il n’en demeure pas moins que le style plus avancé du portail réalisé par rapport au dessin permet d’envisager non seulement une conception du projet étalée sur un temps relativement long, mais aussi l’intervention, in fine, d’un maître

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Fig. 8. Amiens, portail de l’ancien hôtel-Dieu (cl. É. Hamon).

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Fig. 9. Amiens, portail de l’ancien hôtel-Dieu, détail de l’ébrasement gauche (cl. É. Hamon).

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Fig. 10. Vue cavalière de l’hôtel-Dieu d’Amiens sur un plan du xviiie siècle, dans La Picardie historique et monumentale, 1893-1931, t. II, p. 93.

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d’œuvre distinct de l’auteur du dessin conservé, qui ne fut sans doute pas le seul document graphique produit au cours de cette entreprise. Les enjeux du retour aux archives du chantier n’en sont que plus importants.

À LA RECHERCHE DE L’ARCHITECTE ET DU DESSINATEUR DANS LES SOURCES ÉCRITES

■ La chronologie de la réalisation du portail actuel peut être établie avec une certaine précision grâce aux sources comptables (fig. 11). La démolition de la vieille salle des malades commença à l’été 1528 et le chantier de reconstruction s’ouvrit en février 1529. Il se déroula en régie sous l’autorité de Jean Foullon, prêtre, maître et administrateur de l’institution qui en mobilisa les ressources tout en suscitant dons et legs. Le plus important fut, en décembre 1529, le versement par Jeanne de May, veuve de Jean Du Gard 10, de 1 000 £ pour fonder un service, somme en partie affectée aux travaux. Des expédients permirent de boucler le budget : emprunts, vente de terrains ou de matériaux, notam-ment d’argenterie à hauteur de 400 £, auxquels s’ajoutèrent les traditionnelles aumônes donnant licence à leurs auteurs de manger des laitages en Carême, en vertu d’indulgences épiscopales efficacement relayées par l’imprimerie. La santé financière de l’établissement n’eut sans doute pas à souffrir de cette entreprise : ses créances étaient solides, notamment depuis qu’il avait prêté 1 000 £ à la ville pour payer la rançon du roi.

Si le montage financier des chantiers est un aspect généralement facile à reconstituer, les historiens de l’architecture de la fin du Moyen Âge peinent le plus souvent à identifier les auteurs des projets et à établir les responsabilités dans la conduite des travaux. La qualité de ces informations dépend étroitement de celle des sources écrites ; de leur état de conservation autant que de leur nature. Or si la documentation disponible ici est quantitativement satisfaisante puisque le compte de 1528-1529, année zéro du chantier, est conservé, elle ne nous livre que des informations fragmentaires sur la conception et la réalisation. Seuls nous sont en effet parvenus les registres mis au net, comme c’était l’usage, en fin d’exercice. Les pièces justificatives (contrats, quittances…) et le « papier jour-nal » qui constituaient la mémoire quotidienne des travaux manquent à l’appel.

Dans ces livres confectionnés pour l’audition et l’archivage, le comptable, frère Jean Robart, procureur de l’hôpital, n’a malheureusement pas pris la peine de reporter systématiquement l’objet des paiements ni de faire apparaître, dans les lignes consacrées aux salaires hebdomadaires au cours des premières semaines du chantier, les noms des maçons concernés. Ces registres sont également révé-lateurs du désintérêt des comptables pour ce qui touche à la production et à l’utilisation des dessins de chantier, attitude encouragée par la modicité du coût de leur confection. Sans pouvoir trancher, on avancera plusieurs explications au mutisme complet des comptes à ce sujet : dépenses incluses dans les salaires des maçons, acquittées sur une ligne budgétaire extraordinaire ou réglées sur un exercice non couvert par la documentation conservée 11. On en est donc réduit à des hypothèses sur la datation du dessin de la Société des Antiquaires

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Fig. 11. Comptes de l’hôtel-Dieu d’Amiens pour 1528-1529, Arch. dép. Somme, 13 H dépôt, E 141, fo 126ro.

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de Picardie, et, partant, sur son attribution que l’on peut cependant raisonna-blement orienter vers le milieu des artistes gravitant autour du chantier.

Celui-ci débuta par la mise en place des fondations par des maçons en mars 1529 et se poursuivit en avril par la pose des premières assises du « portail », terme qui peut s’appliquer à n’importe quelle partie de la façade. Le travail nocturne puis, à partir de mai, l’intervention de « tailleurs du portail » confirme que l’on entamait alors la phase technique la plus délicate, qui se poursuivit durant l’été sur un rythme soutenu. La nature des achats de pierres concorde avec ce scénario : le premier marché de fourniture en continu de pierre de Beaumetz, carrière des environs de Picquigny qui fournissait une pierre d’appareil de qualité, fut passé le 19 mars. Mais fin juillet 1529, eut lieu un « amendement » du grand portail par des maçons. Après quoi, le rythme des travaux ralentit jusqu’en juillet 1530, date à laquelle une assemblée d’une vingtaine d’experts maçons et charpentiers, non nommés malheureusement, délibéra sur la forme du comble de la nouvelle salle 12. Dès lors, bien que des maçons fussent encore à l’œuvre en 1530-1531 13, le double pignon de l’entrée principale de la grande salle devait être en place. Les chicanes juridiques entre les échevins et les administrateurs de l’hôtel-Dieu sur la gouvernance de l’institution avaient redoublé à l’occasion de ces travaux, mais elles n’en avaient guère entravé le déroulement 14.

Le dessin de la Société des Antiquaires de Picardie a de bonnes chances d’avoir été dressé dans la phase préparatoire du chantier qui s’ouvrit au plus tard en 1527 avec le constat de délabrement de la vieille salle et se termina avec la pose des premières pierres début 1529, sans que l’hypothèse d’une réalisation au cours de la construction en 1529-1531 soit tout à fait à exclure. À défaut de ligne de dépense associant un dessin et un nom ou identifiant clairement le concepteur du projet, les archives nous autorisent à désigner deux candidats au titre de maître d’œuvre de cette entreprise.

Les débuts du chantier sont associés au nom du maçon Jean Cardon 15, actif en mars-avril 1529 16 et de nouveau entre Noël 1529 et février 1530 pour des travaux au portail et au « pilier cornet », qui correspond certainement au puissant contrefort en éperon placé au sud de la façade. Payé 3 s. par jour, il était assisté d’un ou deux « valets ». Parallèlement, en février 1530, un maçon nommé Maître Guillaume intervint ponctuellement mais avec un meilleur salaire (3 s. 9 d./jour) et, notamment, pour une délicate mission, la visite des carrières de Beaumetz 17. Nous suivons G. Durand qui l’identifiait à Guillaume Prévôt ou Prévost, nommément désigné pour un paiement de 60 s. « pour la grant salle » au cours de l’année 1533-1534 18.

C’est ce Guillaume Prévost que Durand plaçait « en première ligne » dans le chantier en lui attribuant de manière « très probable » le projet monumental et l’exécution de la taille du portail 19. L’archiviste avait de solides arguments pour le faire puisqu’il avait reconstitué les états de service du maçon 20. Employé régulièrement par la ville et le bailliage depuis 1506 pour de nombreux travaux et expertises 21, Guillaume Prévost brigua le poste de maçon municipal à la mort de Pierre Tarisel en 1510 ; on lui préféra Jonas de la Vacquerie mais, en 1511, il

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devint maître maçon du roi 22, et il mourut en 1537 23. Ajoutons à ce curriculum vitae le fait qu’il était probablement apparenté à Jehan Le Pruvost, maître maçon de l’église de Corbie et expert à la cathédrale d’Amiens en 1503 24, auteur de travaux à l’église Saint-Jacques d’Amiens en 1507 25, qui fut appelé comme expert à Notre-Dame de Saint-Omer vers 1510 26.

Dubois en 1941 puis Vasselle dans les années 1960 reprirent à leur compte cette lecture des textes sans s’embarrasser de nuances : pour eux, les plans de la nouvelle salle furent fournis par Guillaume Prévost qui dirigea les travaux durant deux ans ; et Cardon fut l’auteur des sculptures avec ses valets 27. Ce scénario s’accorde pourtant mal à la réalité décrite par les textes. Cardon intervint dans les premiers mois du chantier, à un moment où aucune sculpture n’était réali-sée, et son salaire inférieur à celui de Prévost ne plaide pas davantage pour des compétences d’imagier très solides. Pour autant, comme Durand l’a noté, Cardon n’était pas étranger à cet art puisqu’il tailla, en 1535, une couronne au-dessus de la croix des Jacobins qu’il restaurait avec Pierre Gambier, maçon 28. Et Michel Vacquerie, le valet de Cardon, était plus qu’un simple maçon puisqu’il ne fait sans doute qu’un avec un homonyme membre du métier de peintre et tailleur d’images entre 1533 et 1555 29. Cependant, la chronologie et la hiérarchie des salaires plaident en faveur de l’intervention de Guillaume Prévost pour réaliser les images du sommet du pignon sud, l’Agnus Dei notamment.

Comment ces données historiques s’articulent-elles avec notre dessin, passé sous silence par la plupart des auteurs que l’on vient de citer ? Les compétences pratiques manifestées par les deux hommes, tous deux qualifiés de maître et aptes à la sculpture décorative, invitent à leur accorder les talents de dessinateur requis pour tracer des plans. Il faut donc, pour les départager, sonder plus avant leurs compétences en matière de projection, d’invention ou d’expertise. Or en la matière, c’est la figure de Guillaume Prévost qui se démarque très distinctement.

En 1526, on le voit ainsi faire le « patron » de la tour du Marché et aller à La Faloise visiter des carrières 30, comme il le fait quatre ans plus tard pour l’hôtel-Dieu. En 1525, il propose pour le pilori du Grand Marché un « pourtraict » que les échevins refusent à cause d’un programme décoratif de « menuyseries » jugé trop riche 31. Au moment de son décès en 1537, on trouva à son modeste domicile de la rue Gournet, entre autres outils de maçons, sept gabarits ou « patrons » en plomb ainsi qu’un grand et un petit compas 32.

Expertise dans le choix des matériaux, art du dessin technique et inventivité dans le domaine du décor architectural se conjuguaient donc chez cet homme comme chez les grands architectes de l’époque. Et dans ce dernier domaine, Prévost s’illustra manifestement par un art consommé du détail décoratif qui fait la spécificité de l’architecture flamboyante comme en témoigne notre dessin ; mais un art qui était sur la sellette depuis les années 1520 dans certains milieux où les traditions plastiques étaient remises en cause en même temps que les pratiques religieuses trop démonstratives 33. Or on se souvient que le chantier du portail de l’hôtel-Dieu avait connu un « amendement » à l’été 1529 : est-ce alors que l’on abandonna le projet connu par notre dessin, jugé peut-être trop

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riche lui aussi, au profit de l’actuel ? La confrontation des deux programmes ne trahissant pas de simplification notoire, on penchera pour des motivations d’ordre plutôt esthétique qu’économique ; en tout état de cause, il s’agit là de l’indice le plus sérieux d’un changement de parti en cours d’exécution qui expliquerait le décalage entre notre dessin et le portail exécuté.

En somme, s’il fallait assigner un rôle aux deux hommes, on verrait bien Prévost comme architecte de conception, auteur des plans, choisissant la pierre et intervenant épisodiquement pour l’exécution du décor figuré le plus élaboré, autant de choses qui lui valaient un meilleur salaire ; et Cardon comme entre-preneur et, à l’occasion, associé à Vacquerie pour réaliser le décor. Mais d’autres pistes pour identifier l’auteur de ce dessin doivent être explorées, qui prennent en compte une hypothèse alternative : que ce document ne soit pas l’œuvre des bâtisseurs du portail mais celle d’un peintre recruté pour l’occasion ou d’un architecte dont le rôle se serait limité à la conception.

Les archives municipales d’Amiens livrent une des plus belles séries qui soient de mentions de dessins d’architecture commandés à des peintres entre le milieu du xve et la fin du xvie siècle, notamment à l’occasion des énormes travaux qu’ont connu alors les fortifications de la ville 34. Dans les années 1520-1530, plusieurs peintres Amiénois furent encore sollicités à ces fins malgré la concurrence grandissante des ingénieurs italiens et des dessinateurs profession-nels 35. Parmi ces peintres, plusieurs noms ressortent. Celui de l’enlumineur Guy Flameng mérite une mention spéciale car cet auteur d’un « pourtret » représentant le cimetière Saint-Denis sur une pancarte d’indulgences dans la chapelle Saint-Jacques, entre 1526 et 1530, est aussi l’auteur des lettrines du livre illustré des Puys offert par la ville à Louise de Savoie en 1517-1518 36. On pourrait évoquer aussi ceux d’Adrien de Moncheaulx, payé entre 1518 et 1526 pour plusieurs « pourtraict » des murailles de la ville 37, de Pierre Cornouaille, qui fit le « pourtraict » d’un ouvrage fortifié en 1540 38, ou de Jean de l’Abbaye, qui fit en 1541 le « patron » d’un ouvrage à exécuter à la porte de Montrescu 39.

Nature des sources oblige, tous les exemples amiénois de la courte période qui nous occupe relèvent de l’architecture militaire. Aucun ne touche à la construc-tion d’un édifice civil ou religieux. Au demeurant, on peut s’interroger sur la dimension technique de ces dessins de peintres : l’exemple du dessin conservé du boulevard de la porte de Miolens à Arras, vers 1510, laisse entendre que le recours à un peintre avait pour première finalité la production d’un document de présentation plus séduisant par sa recherche d’effet de couleur et de perspective, deux dimensions absentes du dessin géométral de l’hôtel-Dieu qui trahit une approche technique d’architecte 40.

L’hypothèse d’un dessin de maître maçon reste donc la plus crédible. Notre connaissance lacunaire du milieu des maîtres d’œuvre amiénois actifs vers 1530 nous empêche de désigner une personnalité locale qui aurait pu prendre l’ascen-dant sur Guillaume Prévost dans la phase conceptuelle de la construction de la salle Saint-Jean. Les maîtres d’œuvre des églises, pourtant en pleine phase de renouvellement, n’ont laissé que peu de traces dans les archives, comme Jean

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Desmarest, qui conduisait les travaux du clocher de Saint-Firmin-à-la-Porte au moment de sa mort en 1527 41. Pour Jean Bullant, maître maçon de la cathédrale depuis 1528 au moins 42, et pour ses confrères au service de la ville comme Jean Descaubry, souvent sollicités à ce titre comme experts, les preuves manquent de compétences particulières en matière de conception. Quant au charpentier et maçon Laurent Journel – un cas assez singulier de polyvalence –, si l’on peut porter à son actif de nombreux « pourtraicts » pour les fortifications de la ville dans les années 1520-1530, rien n’indique qu’il ait été familier de l’architecture religieuse dont relève notre portail 43.

Enfin le recours à un architecte étranger à la ville pour la phase préparatoire du chantier reste elle aussi conjecturale. L’histoire très lacunaire des chantiers amiénois de cette époque autres que ceux de l’enceinte ne livre aucun témoi-gnage de la venue d’architectes étrangers à la ville. Pourtant il n’y a pas lieu de douter qu’Amiens continuât alors d’être une étape importante des déplacements d’architectes dans le nord de la France, comme elle l’était vers 1510 au témoi-gnage de Pierre Lemelel, évoqué plus haut.

Renonçons pour l’heure à mettre un nom sur ce dessin pour appeler de nos vœux l’approfondissement de l’analyse de ses caractéristiques externes techniques – avec des moyens d’investigations modernes – et de ses méthodes de construc-tion graphique. La brève étude historique que nous venons de lui consacrer aura du moins mis en évidence un cas exemplaire de la complexité du processus de création architecturale, avec ses hésitations et ses repentirs, et remis à l’honneur un document qui forme un précieux jalon dans la connaissance des dessins français de la fin du Moyen Âge, en attendant qu’une enquête approfondie ne vienne enfin en établir le corpus raisonné.

Notes1. Hamon É., « Projet dessiné pour un portail sculpté de l’hôtel-Dieu d’Amiens », dans Jan

Fabre. Illuminations. Enluminures. Trésors enluminés de France, cat. expo., Lille, 2013, p. 234-235. Que soient ici vivement remerciés Pascal Montaubin, président de la Société des Antiquaires de Picardie, et Aurélien André, son secrétaire annuel, pour leur accueil et leurs conseils avisés sur l’histoire de ce dessin et de l’hôtel-Dieu d’Amiens.

2. Pour un aperçu de la création flamboyante à Amiens au début du xvie  siècle, voir  Hamon  É., «  Un demi-siècle de création monumentale gothique flamboyante à Amiens : vers 1480-vers 1530 », Bulletin de l’Association des amis de la cathédrale d’Amiens, 2014, p. 24-37.

3. Une courte note en fait foi dans le Bulletin de la Société des Antiquaires de Picardie, t. XVI, 1886-1888, p. 158.

4. Signalons ainsi deux découvertes récentes dans des reliures de registres  : Vissière  L., « Un plan de château français du début du xvie siècle », Bulletin monumental, t. CLXII-3, 2004, p. 197-202. Sandron D., « Un dessin d’architecture du xve siècle pour la loge de mer de Perpignan », Revue de l’Art, no 166, 2009-4 (numéro spécial « Architectures 1400 »), p. 91-96.

5. Le dessin n’est pas mentionné dans les principaux articles consacrés à cet édifice : celui de Georges Durand en 1933 (« La salle Saint-Jean de l’Hôtel Dieu », extrait de la Société

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des amis des arts du département de la Somme, 22 janvier 1933, p. 8-12), puis, exploitant le dossier historique réuni par l’archiviste, ceux de Philippe Dubois en 1941 (« La salle Saint-Jean de l’Hôtel-Dieu d’Amiens », Bulletin de la Société des Antiquaires de Picardie, t. XXXIX, 1941-1942, p. 6-11) et de François Vasselle en 1981 (« La salle Saint-Jean à l’Hôtel-Dieu d’Amiens », Bulletin de la Société des Antiquaires de Picardie, 59, 1981, p. 116-124). Le dessin illustre en revanche des histoires générales de la ville  : Le bel Amiens en 1967 où il est partiellement reproduit et sans commentaire, puis Le nouvel Amiens en 1989 où il figure en entier avec pour seule indication qu’il est « attribué à Guillaume Le Prévost ».

6. Dubois P., « La salle Saint-Jean… », art. cité, p. 8.7. Montaubin P., « Le déménagement de l’hôtel-Dieu d’Amiens au xiiie siècle : un hôpital

dans les enjeux urbanistiques », Histoire médiévale et archéologie, t. XVII, 2004, p. 51-86.8. Sur ces deux dessins, voir respectivement Branner R., « A Fifteenth-century French

Architectural Drawing at the Cloisters », Metropolitan Museum Journal, vol. 11, 1976, p. 133-136, et Bresc-Bautier G., Crépin-Leblond T. et Taburet-Delahaye É. (dir.), France 1500 : entre Moyen Âge et Renaissance, cat. expo., Paris, 2010, cat. 1.

9. Voir pour ce dossier l’introduction du présent volume.10. Arch. dép. Somme, 13 H dépôt, E 141, fo 103vo-105ro. Jean Du Gard, licencié en lois,

élu de la ville, fut échevin de 1508 à 1512.11. Les comptes de l’hôtel-Dieu sont incomplets pour 1527-1528 et 1530-1531, et ils

manquent pour les années 1531-1533.12. Il sera exécuté par Antoine Meurice : Durand G., « La salle Saint-Jean… », art. cité,

p. 11. En juin 1531, le marché de la couverture d’ardoise est dressé avec l’aide de Maître Simon, charpentier de la cathédrale.

13. En juin  1531, Jacob Douvet, maçon, réalisa le «  pignon  » de la salle sur la cour ; durant l’été, Pierre Remy, marchand carrier de La Faloise, fournit le revêtement de sol (Arch. dép. Somme, 13 H dépôt, E 142).

14. En mai 1530, en vertu d’un arrêt du Parlement dans le procès opposant l’hôpital et l’échevinage, le bailli fit expertiser le chantier de l’hôtel-Dieu par des maçons et char-pentiers : Amiens, Arch. mun., CC 116, fo 95vo. En 1531-1532, le receveur du domaine du roi rétribua un nommé Jean Auxcousteaux pour sept semaines passées « a entendre aux ouvrages et reparation de la grande salle » : Amiens, Arch. mun., CC 118, fo 84ro.

15. Un homonyme, prêtre, chapelain de la cathédrale, est payé en 1532 pour avoir dit des messes à l’hôtel-Dieu : Arch. dép. Somme, 13 H dépôt, E 142.

16. Arch. dép. Somme, 13 H dépôt, E 140, fo 132ro.17. Arch. dép. Somme, 13 H dépôt, E 141, fo 149vo. Trois autres maçons sont mentionnés

furtivement durant cette période : Pierre de Vauchelles, Jean Damagnez et Jean Boitel.18. Arch. dép. Somme, 13 H dépôt, E 143.19. Durand G., « La salle Saint-Jean », art. cité, p. 9-10.20. Durand G., « Les tailleurs d’images d’Amiens du milieu du xve  siècle au milieu du

xvie siècle », Bulletin monumental, 1932, p. 18.21. Durand G., « Le cimetière Saint-Denis à Amiens », Bulletin de la Société des Antiquaires

de Picardie, t. XXXII, 1926-1928, p. 234-235. On lui doit notamment, après 1527, plusieurs arcades du cimetière Saint-Denis, du côté de la rue de Noyon.

22. Voir notamment Arch. mun., CC 115, fo 26vo.23. Son décès donna lieu, huit ans plus tard en 1545, à une enquête dont on ignore les

raisons : Amiens, Arch. mun., CC 143, fo 92.24. Murray S., Notre-Dame cathedral of Amiens: the power of change in Gothic, Cambridge,

1996, p. 144.25. Amiens, Arch. mun., FF 31, fo 127ro.26. Saint-Omer, Arch. mun., 2 G 2783 ; le document n’est pas précisément daté.27. Dubois P., « La salle Saint-Jean… », art. cité, p. 8 ; Vasselle F., « La salle Saint-Jean… »,

art. cité, p. 117.

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28. Durand G., « La salle Saint-Jean… », art. cité, p. 10.29. Durand G., « Les tailleurs d’images… », art. cité, p. 36.30. Amiens, Arch. mun., CC 109, fo 18ro.31. Amiens, Arch. mun., BB 22, fo 153ro. Durand G., « Les tailleurs d’images… », art. cité,

p. 18.32. Inventaire après décès du 20 juillet 1537 : Amiens, Arch. mun., FF 213.33. Pour un exemple de remise en cause de travaux en cours, voir Hamon É., « Une œuvre

des derniers architectes flamboyants parisiens au début du xvie  siècle  : le chœur de l’église Saint-Aspais de Melun », dans Gallet Y. (dir.), Art et architecture à Melun au Moyen Âge, Actes du colloque de Melun (28-29 nov. 1998), Paris, 2000, p. 313-343.

34. De tels «  pourtraicts  » sont commandés dès les années 1460 à l’un des plus grands peintres de la ville, Riquier Haulroye, qui fait également des « patrons » pour des projets d’orfèvrerie et des « figures » de justice qui sont des relevés topographiques : Durand G., Département de la Somme. Ville d’Amiens. Inventaire sommaire des archives communales antérieures à 1790, 4, Série CC (1-241), Amiens, 1901, p. 246-247, 340 et 367.

35. En 1524, le « sieur Franseque, Ytalien », alias « Esmier Franscisque », réalise le « pour-trait » du boulevard de la porte de Montrescu (Amiens, Arch. mun., BB 22, fo 128vo) ainsi que des « gect et devises » lors de la venue du roi (Amiens, Arch. mun., CC 105, fo  116vo). Zacharie de Celers, à la génération suivante, consacrera l’essentiel de son activité au dessin (voir à son sujet la contribution de Camille Serchuk dans le présent recueil d’actes).

36. Amiens, Arch. mun., GG 882, fo 18ro ; cité dans Durand G., « Le cimetière Saint-Denis… », art. cité, p. 225.

37. Amiens, Arch. mun., CC 95, fo 162vo ; CC 97, fo 198vo ; CC 99, fo 15v ; CC 103, fo 30ro ; CC 109, fo 47vo.

38. Amiens, Arch. mun., CC 136, fo 111ro, Durand G., Département de la Somme. Ville d’Amiens, op. cit., p. 463 ; Durand G., « Les peintres d’Amiens… », art. cité, p. 636.

39. Amiens, Arch. mun., CC 138, fo 146vo ; Durand G., Département de la Somme. Ville d’Amiens, op. cit., p. 466-467.

40. Salamagne A., « Deux plans inédits d’Arras », Histoire et mémoire, 2001, p. 2-3.41. Durand G., « Le cimetière Saint-Denis… », art. cité, p. 234.42. Amiens, Arch. mun., CC 115, fo 26vo.43. Durand G., « Les tailleurs d’images… », art. cité, p. 27-31.