La Grèce d'Albert Thibaudet. Philhellénisme et transferts culturels

22
Revue germanique internationale 1-2 (2005) Philhellénismes et transferts culturels dans l'Europe du XIXe siècle ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Sophie Basch Albert Thibaudet et la klassische Moderne ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Avertissement Le contenu de ce site relève de la législation française sur la propriété intellectuelle et est la propriété exclusive de l'éditeur. Les œuvres figurant sur ce site peuvent être consultées et reproduites sur un support papier ou numérique sous réserve qu'elles soient strictement réservées à un usage soit personnel, soit scientifique ou pédagogique excluant toute exploitation commerciale. La reproduction devra obligatoirement mentionner l'éditeur, le nom de la revue, l'auteur et la référence du document. Toute autre reproduction est interdite sauf accord préalable de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Revues.org est un portail de revues en sciences humaines et sociales développé par le Cléo, Centre pour l'édition électronique ouverte (CNRS, EHESS, UP, UAPV). ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Référence électronique Sophie Basch, « Albert Thibaudet et la klassische Moderne », Revue germanique internationale [En ligne], 1-2 | 2005, mis en ligne le 20 octobre 2008, consulté le 14 octobre 2012. URL : http://rgi.revues.org/85 ; DOI : 10.4000/rgi.85 Éditeur : CNRS Éditions http://rgi.revues.org http://www.revues.org Document accessible en ligne sur : http://rgi.revues.org/85 Ce document est le fac-similé de l'édition papier. Tous droits réservés

Transcript of La Grèce d'Albert Thibaudet. Philhellénisme et transferts culturels

Revue germaniqueinternationale1-2  (2005)Philhellénismes et transferts culturels dans l'Europe du XIXe siècle

................................................................................................................................................................................................................................................................................................

Sophie Basch

Albert Thibaudet et la klassischeModerne................................................................................................................................................................................................................................................................................................

AvertissementLe contenu de ce site relève de la législation française sur la propriété intellectuelle et est la propriété exclusive del'éditeur.Les œuvres figurant sur ce site peuvent être consultées et reproduites sur un support papier ou numérique sousréserve qu'elles soient strictement réservées à un usage soit personnel, soit scientifique ou pédagogique excluanttoute exploitation commerciale. La reproduction devra obligatoirement mentionner l'éditeur, le nom de la revue,l'auteur et la référence du document.Toute autre reproduction est interdite sauf accord préalable de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législationen vigueur en France.

Revues.org est un portail de revues en sciences humaines et sociales développé par le Cléo, Centre pour l'éditionélectronique ouverte (CNRS, EHESS, UP, UAPV).

................................................................................................................................................................................................................................................................................................

Référence électroniqueSophie Basch, « Albert Thibaudet et la klassische Moderne », Revue germanique internationale [En ligne],1-2 | 2005, mis en ligne le 20 octobre 2008, consulté le 14 octobre 2012. URL : http://rgi.revues.org/85 ; DOI :10.4000/rgi.85

Éditeur : CNRS Éditionshttp://rgi.revues.orghttp://www.revues.org

Document accessible en ligne sur : http://rgi.revues.org/85Ce document est le fac-similé de l'édition papier.Tous droits réservés

Albert Thibaudet et la klassische Moderne

Sophie Basch

à Pierre Chuvin

En 1927, Albert Thibaudet, pilier de la NRF, professeur à l’université de Genève,« l’un des observateurs les plus avisés de la vie littéraire et politique de laIIIe République »1, rapporta une édifiante anecdote. La cuisinière de Barrès recevaità déjeuner son neveu, un brillant sujet, élève de la rue d’Ulm. Intrigué, l’écrivainconvoqua le jeune homme, qu’il honora, après l’entretien, du don mémorable d’unmanteau2. L’étudiant s’appelait Édouard Herriot. Thibaudet savoure en gourmetcette confrontation entre l’homme de lettres et le Normalien lyonnais, exemplairedu grand clivage de l’intelligence française. L’anecdote illustre un chapitre de LaRépublique des professeurs, consacré aux deux catégories du pouvoir littéraire.Longtemps avant Pierre Bourdieu, Thibaudet distribue les rôles. D’un côté le campdes « héritiers », des fils de famille, des inspirés ataviques qui n’ont pas eu àconquérir leur outil, le style ; de l’autre, la faction des « boursiers », artisans de laRépublique des professeurs3.

Précurseur de la sociologie moderne, Thibaudet privilégie le concept de géné-ration en histoire littéraire. Système de références partagé par les héritiers et lesboursiers, la génération, qui peut transcender plusieurs classes d’âge, permet de

1. Antoine Compagnon, Les Antimodernes, de Joseph de Maistre à Roland Barthes, Paris, Galli-mard, « Bibliothèque des idées », 2005, p. 253 (« Thibaudet, le dernier critique heureux »).

2. Albert Thibaudet, La République des professeurs, Paris, Grasset, « Les Écrits », 1927, p. 134.3. Dans La République des universitaires. 1870-1940 (Paris, Seuil, « L’Univers historique »,

1994, p. 302-303) Christophe Charle réfute l’expression : « La politique professionnelle, représentéepar la détention de mandats législatifs, déjà en déclin à l’orée du siècle, est de moins en moins compa-tible avec les carrières universitaires parisiennes dans l’entre-deux-guerres, malgré le titre fallacieux dulivre de Thibaudet sur la “république des professeurs”. » Thibaudet ne désignait toutefois pas le cumuldes charges universitaires et d’un mandat politique, mais un parcours social ; sa formule ne saurait êtretenue pour erronée, et sûrement pas pour « fallacieuse », ce qui indiquerait une volonté, qu’on ne peutprêter à l’auteur, de tromper son public.

12_Basch_RevGerm.fm Page 169 Lundi, 19. septembre 2005 2:05 14

170 Philhellénisme et transferts culturels dans l’Europe du XIXe siècle

saisir la complicité, la chaîne de connivences, les idéaux unissant des hommes departis aussi différents que Jaurès (1859-1914), Barrès (1862-1923), Herriot (1872-1957), Blum (1872-1950), Thibaudet lui-même (1874-1936). « On croyait encoreque la condition humaine ne pouvait être comprise sans la littérature, qu’on vivaitmieux avec la littérature, et la critique faisait figure de discipline souveraine, ellerendait légitime de parler de tout sans être spécialiste de rien.4 » Sauf d’une chosepeut-être, car nombreux, parmi cette génération dont les vingt ans se situent entre1880 et 1895, furent les hellénistes passionnés. À l’arrière-plan, les fils d’un Juif deFrancfort, fous de la République et fous de la Grèce, avaleurs de prix qui renvoyè-rent leurs condisciples aux accessits, les trois « frères Je-sais-tout », Joseph, Théo-dore, Salomon Reinach, triade politico-académique qui déclinait l’hellénismefrançais à tous les cas, de l’Antiquité au philhellénisme le plus actuel5.

Tout prédisposait Thibaudet et Herriot, le solide descendant de propriétairefoncier et le boursier robuste, à haïr le maigre prince lorrain, Barrès, comme toutaurait dû engager Barrès à honnir un autre professeur, auteur d’une thèse sur laréalité du monde sensible, Jaurès. Mais les générations de Thibaudet sont indisso-ciables des Amitiés Françaises de Barrès, auxquelles le critique déplorait que l’écri-vain n’eût pas ajouté « des Amitiés Athéniennes, un si beau livre à dédier […] àquelque jeune Philippe6 ». Alliés et adversaires communient dans le même culte.L’amour de la Grèce, d’une intensité aujourd’hui difficilement mesurable, de l’idéegrecque dans toutes ses dimensions, philosophique, philologique, archéologique,philhellène, unit l’ancien anarchiste devenu nationaliste, le grand bourgeois devenusocialiste, ces critiques passés à la politique, ces politiciens nostalgiques de l’Univer-sité, nés avant le démembrement des études classiques. Ultracistes ou radicaux,adversaires dans la vie politique, ces hommes n’en sont pas moins soudés par desvaleurs communes : Jaurès le philosophe ; Blum, traducteur de Flavius Josèphe7 ;Herriot, interprète de Philon le Juif 8 ; Thibaudet, que Thucydide accompagne dansles tranchées – sans compter leur aîné, Clemenceau, la bête noire de Maurras et deBarrès, auteur d’une vie imaginaire de Démosthène9, vice-président de la Ligue fran-çaise pour la défense de l’Hellénisme, qui confiait son sommeil aux reproductionsde l’Acropole accrochées dans la chambre de son appartement du Trocadéro. C’estnon loin de cette colline, à Passy, que Barrès s’inclina devant la dépouille de Jaurès,veillée par Léon Blum. « Adieu, Jaurès, que j’aurais voulu pouvoir librementaimer10 ! » Dans des pages qui comptent parmi les plus émouvantes de ces Cahiers

4. Antoine Compagnon, op. cit., p. 253.5. Sur les Reinach, voir Pierre Birnbaum, Les Fous de la République. Histoire politique des Juifs

d’État de Gambetta à Vichy, Paris, Fayard, 1992, p. 17-28 6. Albert Thibaudet, Les Heures de l’Acropole, Paris, Éditions de la Nouvelle Revue française,

1913, p. 29.7. De l’ancienneté du peuple juif (Contre Apion), traduction de Léon Blum, dans Œuvres

complètes de Flavius Josèphe, traduction en français sous la direction de Théodore Reinach, t. VII,1er fascicule, Paris, E. Leroux, 1902.

8. Édouard Herriot, Philon le Juif. Essai sur l’École juive d’Alexandrie, Paris, Hachette, 1898.9. Georges Clemenceau, Démosthène, Paris, Plon, 1926.10. Maurice Barrès, Mes Cahiers. Juin 1914-décembre 1918, t. XI, Paris, Plon, « La Palatine »,

1938, p. 88.

12_Basch_RevGerm.fm Page 170 Lundi, 19. septembre 2005 2:05 14

Albert Thibaudet 171

tant admirés par Thibaudet11, il confiait son mépris pour tous ceux que cettedernière visite remplit d’incompréhension :

La France, un instant, s’est révélée comme une grande amitié. […]Quand je pense qu’il y a chaque semaine un crétin pour me reprocher d’avoir écrit

ma lettre à Mlle Jaurès.Je n’ai pas menti, je détestais les idées de Jaurès, j’aimais sa personne, mais ce n’est

pas cela qui m’a fait écrire. Je n’ai pas écrit pour exprimer mon sentiment, ce sentimentvivait en moi et je ne l’exprimais ni à Jaurès ni à personne, ni à moi-même ; je le voyais,mon sentiment, et je ne tenais pas à lui donner un essor, mais je l’exprimais parce qu’ils’agissait de former l’amitié française et il y a des gens pour me le reprocher, êtresstagnants qui ne savent pas se rapprocher12.

Anywhere in the world

On est rarement où les sots vous attendent. Thibaudet, curieux de tout et detous, extraordinairement multiple, ne varie guère dans ses admirations. Appartenantà la caste des professeurs, ce déçu du socialisme13 ne croit pas que le talent littérairesoit du côté de la répartition, de la moyenne : la République des Lettres, qui metl’accent sur la production, semble vouée à la droite. Sa fidélité à Barrès, le parrainlittéraire de sa génération, ne se démentira jamais, mais n’est jamais plus vivante quelorsqu’elle reproduit la liberté du modèle : le dialogue des Princes lorrains ledispute en insolence aux Huit Jours chez Monsieur Renan ; et, quand il gravit lesmarches des Propylées, Thibaudet, se livrant à une sorte de pastiche critique, semoque de la tour franque, pivot du Voyage de Sparte, avec la causticité de sonmaître :

Regretter ici les nettoiements nécessaires, c’est méconnaître cette part du goût :discerner et classer les valeurs. Nous n’avons pas lieu d’être plus fiers devant cette tourconstruite que devant le château de Heidelberg incendié : et, de même, avoir écrasésous le colossal soulier germanique qu’est le Palais Royal d’Athènes la vallée de l’Ilissuspèse aussi lourdement sur la conscience allemande qu’avoir détruit la bibliothèque deStrasbourg. Je sais bien que tout choix dénote un certain arbitraire ; mais cet arbitrairen’est que l’indispensable rançon d’une méthode, d’une doctrine14.

11. « Il n’eut pas le temps d’écrire ses Mémoires, qu’il commençait l’été d’avant sa mort. Maisleurs matériaux, ses carnets, ses Cahiers, publiés plus ou moins complètement, le maintiennent surl’horizon, comme Victor Hugo après 1885, et l’on se demande si aucun apprêt public à la Rousseau ouà la Chateaubriand aurait jamais valu ces notes au jour le jour, ce journal d’une âme, cet enregistrementd’une vie à laquelle continue de s’enrouler et de répondre la nôtre », Albert Thibaudet, Histoire de lalittérature française de 1789 à nos jours, Paris, Stock, 1936, p. 476.

12. Mes Cahiers, op. cit., p. 89.13. « À parler vrai, je suis socialiste lorsque je rêve, mais comme je rêve toujours, mes opinions

gardent la plus admirable constance », Les Images de Grèce, Paris, Messein, « La Phalange », 1926,p. 109. Sur l’intérêt porté par Thibaudet au prolétariat, voir John C. Davies, L’Œuvre critique d’AlbertThibaudet, Genève-Lille, Droz-Giard, 1955, p. 22.

14. Albert Thibaudet, Les Heures de l’Acropole, op. cit., p. 68.

12_Basch_RevGerm.fm Page 171 Lundi, 19. septembre 2005 2:05 14

172 Philhellénisme et transferts culturels dans l’Europe du XIXe siècle

Une doctrine qui, même si elle affecte parfois les intonations du prince,n’embrasse pas le Culte du Moi mais la religion des autres. Le moule détermine uneforme, non la recette. Le mode de pensée de Thibaudet, relevait Bergson, déroutait,mais « l’opinion qu’il exprimait, souvent paradoxale en apparence, toujours originale,supportait un examen approfondi et se faisait même de plus en plus instructive, nefût-ce que parce que la question tendait à devenir purement philosophique15 ». Sonextraordinaire mobilité, ses qualités intuitives, son « libéralisme hyperbolique »16, ontpu amener certains à évoquer « une assimilation du critique à l’œuvre littéraire, uneespèce de mimétisme, une sympathie consistant un peu à jouer l’œuvre et à lavivre17… » Jamais pourtant cette faculté d’osmose ne tourne au caméléonisme. Elle apour corollaire une réserve, un retrait désabusé, manifestes dans cette remarque serapportant à la génération de 1914, qui conclut l’Histoire littéraire publiée en 1936,quelques mois après la mort de son auteur :

En 1902, l’enseignement secondaire, tel qu’il s’était transmis des Jésuites à l’Univer-sité du XVIIIe siècle et de celle-ci à l’Université du XIXe siècle, change de caractère. Le latinet surtout le grec sont plus ou moins déclassés, et les langues anciennes, la formationhumaniste ne constituent plus la marque nécessaire et éminente de la culture. La démo-cratie coule à pleins bords dans les cadres pédagogiques. L’expression d’humanitésmodernes entre en faveur18.

Humanités modernes… C’est de toute évidence un oxymore pour Thibaudet.D’une exemplaire constance de goût malgré sa versatilité apparente, il demeure fidèleà ses années d’apprentissage et ne cède pas à la vulgarité d’aller avec son temps, à uneépoque où les dictatures menacent l’idée même d’Europe. Celui qui, en 1933, hostileau pacifisme de Romain Rolland et outré par le mussolinisme de Valery Larbaud, cons-tatait l’« écroulement du vieux monde » et l’avènement d’une « Europe sèche »,« communiste, fasciste, raciste »19, n’imagine pas d’élévation dans le mouvement decette génération nouvelle qui croit au progrès par les sports et par la pratique deslangues vivantes. La révolution scolaire de 1902, annonçant l’extinction du grec, etdonc d’une certaine manière de son Europe, a creusé un irrémédiable fossé entre sagénération et les bacheliers des premières années du XXe siècle. 1902 ! C’est aussil’année de son voyage en Grèce, longue randonnée pédestre en Attique et dans le

15. Henri Bergson, « Quelques mots sur Thibaudet critique et philosophe », in : La NRF.(« Hommage à Albert Thibaudet »), 1er juillet 1936, n° 274, p. 8.

16. Léon Bopp, « Albert Thibaudet. Caractéristique générale de sa pensée » in : La NRF, n° cité,p. 22.

17. Ibid., p. 19.18. Histoire de la littérature française, p. 516.19. Cité par Michel Leymarie, « Albert Thibaudet et l’Europe », in : Revue historique, 2004,

n° 632, p. 839. Voir aussi, du même auteur : « Les “modérés” à travers les réflexions d’Albert Thibaudetdans La NRF, du Cartel des Gauches aux lendemains du 6 février 34 », en collaboration avec JeanBécarud, in : François Roth éd., Les Modérés dans la vie politique française, Nancy, Presses Universi-taires, 2000, p. 23-36 ; « Les débuts d’Albert Thibaudet », in : Œuvres et critiques (« La critique littérairesuisse. Autour de l’École de Genève »), hiver 2002-2003, XXVII, 2, p. 59-75.

12_Basch_RevGerm.fm Page 172 Lundi, 19. septembre 2005 2:05 14

Albert Thibaudet 173

Péloponnèse, séjour qui décida de sa carrière20, après la prépublication dans LaPhalange de Jean Royère (en quinze parties, de juillet 1906 à 1908), puis en volumeen 1926, de « ses Images de Grèce, petit livre moins célèbre que ses Heures de l’Acro-pole, mais carnet de voyage d’un ton bien plus vif, d’une émotion bien plusprécieuse »21. Bien que les Heures soient explicitement inspirées par les personnifica-tions grecques, celles d’Hésiode, Eunomia, Dikè, Eirènè, ou les trois Heures del’Attique, Thallo, Auxo, Carpo, « qui humanisent sous de jeunes formes la beauté dutemps »22, – de même que chacune des Histoires d’Hérodote et chaque manuel deSalomon Reinach portent le nom d’une muse… –, on ne peut s’empêcher de voiraussi, dans les titres des deux livres, un hommage à l’art patient de l’enluminure. Ladurée de ces Images et de ces Heures appartient à une époque où le retour à l’antiques’accompagne d’une renaissance médiévale favorisée par Ruskin (plusieurs fois citédans Les Images de Grèce, contemporaines de la traduction par Proust de La Bibled’Amiens) et par les préraphaélites, relayée en France par Maurice Denis : « Lesupport de l’âme athénienne, c’est la vie des métiers, d’où part aussi la plus fine pointede l’art florentin, et que nous reconnaissons clairement à travers le gothique de l’Île-de-France.23 » Thibaudet contribue à la réhabilitation de l’artisanat, dans le sillage dela Revue de l’art chrétien, recueil mensuel d’archéologie religieuse ; son voyage enGrèce intègre le renouveau des Métiers d’Arts en France et des Arts & Crafts inspirésà William Morris par les écrits de Ruskin. Ainsi les Propylées, « chef-d’œuvre » ducompagnonnage antique, « morceau des connaisseurs ainsi que le Clocher Vieux deChartres », sont-ils loués pour leur « perfection robuste, rayonnante »24 ; et « leParthénon, au même titre que les nefs de Chartres et d’Amiens, est le chef-d’œuvre del’art qui se sert des proportions, mais ne s’y asservit pas, qui ne reçoit pas la proportioncomme un dogme, mais comme une vue de l’intelligence, et conçoit la proportionvraie comme une proportion de proportions »25. Dans cette logique, de même que

20. C’est sur l’insistance de Royère que Thibaudet – qui en 1906 songeait à une thèse sur leconcept chez Socrate plutôt qu’à son œuvre littéraire – rédigea des notes sur son voyage en Grèce :« C’est ainsi que se décida la vocation de mon ami. Son esprit de contradiction, c’est-à-dire son amitiépour moi, a fait de Thibaudet un écrivain. Les Images de Grèce, publiées dans La Phalange, dès lepremier numéro obtinrent un gros succès et fixèrent l’attention des aînés sur ce débutant. Thibaudeten fut flatté et, sans, pour autant, se métamorphoser en “auteur”, il prit l’habitude de la littérature. »,Jean Royère, « Lettre », in : La NRF, n° cité, p. 128.

21. André Fraigneau, « Les aînés immédiats », in : Le Voyage en Grèce, 1938, n° 9, p. 25.22. Albert Thibaudet, Les Heures de l’Acropole, op. cit., p. 10.23. Ibid., p. 115. Jules Ferry tenait des propos identiques, dans une perspective plus volontariste,

à une réunion des Sociétés savantes : « Nous voulons, si cela est possible, restituer à notre époque cettemerveilleuse unité du métier et de l’art, qui fit la force de l’industrie grecque, notamment, et, à moindredegré, de l’industrie de la Renaissance », (Revue de l’art chrétien, t. XXXIII, 1883, p. 258.)

24. Ibid., p. 38.25. Ibid., p. 126. André Talmard écrit du périple de Thibaudet que « plus que d’un voyage en Grèce,

comme en firent alors Maurras et Barrès, il s’agit bien plutôt d’un pèlerinage, du même esprit que ceuxque fait alors Charles Péguy de Paris à Chartres, chacun remontant ainsi vers une source de l’Europe. Àl’aube du XXe siècle, Péguy, et bien d’autres, retrouvent et rénovent la source catholique. Thibaudet, etquelques autres, retrouvent et approfondissent la source grecque », « La vie d’Albert Thibaudet », in :Société des amis des arts et des sciences de Tournus (« Colloque Albert Thibaudet »), t. LXXXV, 1986,p. 13. L’éclairage mutuel que s’apportent Les Images de Grèce et Les Heures de l’Acropole montre bienque, loin de séparer les deux sources grecque et catholique, Thibaudet ne cesse de les faire dialoguer.

12_Basch_RevGerm.fm Page 173 Lundi, 19. septembre 2005 2:05 14

174 Philhellénisme et transferts culturels dans l’Europe du XIXe siècle

« l’intérêt pour l’Antiquité classique va de pair chez Goethe avec le goût des “anti-quités” germaniques »26, le chapitre consacré au temple d’Athéna rend hommage auxthéories de Viollet-le-Duc sur « l’échelle humaine » du gothique, dont Thibaudetdéplore qu’elles n’aient guère occupé une science insensible à la végétation descathédrales – comme du reste, en amont, aux chapiteaux campaniformes des templeségyptiens : « Ces colonnes décèlent l’idée de fleurir avec la même limpidité queles colonnes doriques l’idée de porter. Elles sont là pour remplir, pour habiter la salle,pour s’y épanouir, bien plus que pour soutenir des architraves et un dallage.On conçoit le malaise ici de l’archéologue classique qui juge d’après ses idéesgrecques27. »

Après le « démon de l’analogie » mallarméen, c’est la Grèce qui confirme àThibaudet le noyau de son système intellectuel. Cette démarche associative inspiredésormais toutes ses analyses et l’arrache aux contingences en lui permettant d’être,comme l’Asmodée du Diable boiteux, à la fois partout et nulle part, non pasAnywhere out of the world comme Baudelaire et Barrès à la suite de Thomas Hood,mais « N’importe où dans le monde ». Avant de prendre la littérature aux rets desaffinités électives, Thibaudet s’est émerveillé que le marbre de la Victoire à lasandale rejoigne la souplesse de la peinture. Les principes de corrélation, d’interdé-pendance et d’harmonie révélés par la Grèce forgent son esprit, dont les théoriessymbolistes – La Phalange, où sortent ses Images de Grèce, appartient à cettemouvance, et son étude critique sur La Poésie de Stéphane Mallarmé a paru en1912 – ont préparé la sensibilité :

Ce passage d’un art à un autre, de l’individu vivant au monument, de la sculptureà l’architecture, cette forme élargie et souple de ce qu’est pour Bacon la translation del’expérience, fait un trait caractéristique de l’intelligence grecque. Les ingénieusesanalogies, les métaphores, les tableaux plastiques transposés dans la poésie, sont lesformes les plus frappantes de l’imagination homérique. La philosophie du concept, avecSocrate et Platon, a, pour principe, des inductions géniales d’un ordre à un autre, de lavie à la vie. Aussi, dès l’époque du Parthénon, les Grecs avaient-ils poussé loin cetteesthétique générale qui range sous les mêmes lois les forces diverses de la beauté, etpermet de conclure de l’une à l’autre, – tout ce qui aboutira chez Platon à la dialectiqueet à la hiérarchie du beau. Damon, le maître de Périclès, disait qu’on ne saurait toucheraux lois de la musique sans ébranler les bases de l’État. Les proportions du templedorique, et surtout du Parthénon octostyle, sont analogues à celles qu’établit dans leDoryphore Polyclète. Lorsque Lysippe, allongeant le corps, impose un canon nouveau,le dorique est en train de disparaître, et le canon de Lysippe est en concordance avecles styles qui vont absorber l’architecture, l’ionique et le corinthien28.

Cet univers de correspondances, indissociable de la durée où s’opère « le trans-fert, toujours, d’une beauté à une beauté »29 – Henri Bouiller a relevé la pirouette du

26. Jacques Le Rider, Freud, de l’Acropole au Sinaï. Le retour à l’Antique des Modernes vien-nois, Paris, PUF, « Perspectives germaniques », 2002, p. 24.

27. Albert Thibaudet, Les Heures de l’Acropole, op. cit., p. 173.28. Ibid., p. 142-143.29. Ibid., p. 10.

12_Basch_RevGerm.fm Page 174 Lundi, 19. septembre 2005 2:05 14

Albert Thibaudet 175

critique qui cherche à apparier deux grandes admirations à première vue inconci-liables, la Grèce et Bergson, en découvrant dans la rhétorique favorite de Platon, ledialogue, une diversité et un mouvement lui permettant d’ébranler le règneimmuable des Idées30, – sera la seule patrie de Thibaudet. Loin de l’agitationcourante, de l’actualité qui nourrit la part la plus visible de son œuvre, Thibaudetpasse en Grèce les mois les plus heureux de sa vie. Non par hasard, c’est au milieudu récit de son pèlerinage qu’intervient une réminiscence suscitée par les condi-tions matérielles de son périple, accompli dans la pauvreté superbe d’un congé sanstraitement, sans autre exemple dans la tradition du voyage romantique français : ily fait l’épreuve du luxe suprême, de la pure solitude, de l’élitisme impécunieux.Dans un misérable wagon des chemins de fer grecs, Thibaudet se souvient de sajeunesse socialiste et d’une plaisanterie éculée, appartenant au « fonds inaliénabledu parti » ; l’heure viendra où tout le monde voyagera en première classe : « Nousapprouvâmes, ce jour-là. Mais sur mon estrade, devant Jaurès, ce fut avec angoisseque je me souvins de ce vieil article du programme socialiste : suppression des troi-sièmes. J’implorai Jaurès pour qu’elles fussent conservées ; mais lui, sombrementindigné, ainsi qu’Ajax, lorsque vers la fosse de sang noir le sollicite Ulysse, sansparler se détourna de moi, et je redescendis pour mener parmi la foule la vie sansjoie d’un réactionnaire31. »

L’écho d’une résignation ancienne résonne dans les réflexions désenchantéesde 1936 sur la réforme scolaire : « Alors sur cette estrade, devant l’ivresse d’unmillion d’hommes, je fus désemparé et triste. Quel désir que je n’eusse déjà rempli,car dès longtemps c’était la plénitude de mon âme que j’appelais mon désir32 ? » Siles humanités modernes lui sont inconcevables, c’est qu’elles véhiculent l’idée d’unprogrès dérisoire, qu’elles relèvent de l’idéologie du groupe et non de la philoso-phie individuelle, seule condition de l’accomplissement. Tout comme Péguy,comme Barrès dont il adopte ici l’accent, Thibaudet s’est mesuré à Jaurès, et,comme Barrès, il aurait pu s’exclamer : « Adieu, Jaurès, que j’aurais voulu pouvoirlibrement aimer ! » C’est ainsi que les Images de Grèce s’inscrivent entre Le Voyagede Sparte (1906) de Barrès et Sous l’olivier (1930) d’Édouard Herriot, impressionsde voyage inséparables de la vie politique française, dans la tradition de la plupartdes voyages en Grèce depuis les premiers temps du philhellénisme. Mais elles nepeuvent davantage être séparées des autres réflexions de Thibaudet sur l’hellé-nisme, esthétiques et philosophiques dans Les Heures de l’Acropole, historiques etpolitiques dans La Campagne avec Thucydide.

30. Henri Bouillier, « Les “Trente Ans de vie française”. Les Idées de Charles Maurras, La Vie deMaurice Barrès, Le Bergsonisme », in : Société des amis des arts et des sciences de Tournus, n° cité,p. 87-88. Manifestement, Thibaudet a cherché en Socrate un point de convergence entre la penséegrecque et le bergsonisme. À l’appui de cette hypothèse, un manuscrit inédit de 580 pages : LeDialogue socratique, qui aurait dû suivre Le Bergsonisme, et 50 feuillets sur les pré-socratiques. AndréTalmard en publie un extrait dans les Actes du « Colloque Albert Thibaudet » (« Les manuscrits d’AlbertThibaudet », p. 132-134).

31. Albert Thibaudet, Les Images de Grèce, op. cit., p. 111.32. Ibid., p. 110.

12_Basch_RevGerm.fm Page 175 Lundi, 19. septembre 2005 2:05 14

176 Philhellénisme et transferts culturels dans l’Europe du XIXe siècle

Ruskin, Bérard, Maurras

Le numéro d’hommage publié par La Nouvelle Revue française au lendemainde la disparition du critique évoque Thibaudet professeur à Besançon, Thibaudet enSuède, Thibaudet à Genève, mais pas Thibaudet en Grèce ou Thibaudet et la Grèce.Rien de plus normal. Tous ses collaborateurs avaient grandi à une époque où laformation passait nécessairement par les études classiques, et personne n’éprouvale besoin d’isoler, par la cuistrerie d’une explicitation, cet élément grec indisso-ciable des autres composantes de l’esprit – comme en témoigna Valéry : « ChezThibaudet, le rude accent, l’aspect bon vigneron et vieux soldat, l’amour des belleslettres et le sentiment des plus raffinées, Thucydide et les crus fameux, Mallarmé etnotre personnel politique, l’Acropole, dont il a plus magnifiquement écrit quequiconque, et la gastronomie la plus délicate, se composaient à merveille en unvivant très délectable à connaître, très bon, très sûr, très simple.33 » Mais il ne fautpas se fier aux titres : l’article de Jean Prévost, mieux encore que celui d’ErnstRobert Curtius qui souhaitait que l’on fît « sur lui un chapitre additionnel à “L’Hellé-nisme en France” »34, rend pleinement justice à Thibaudet helléniste. Discipled’Alain, marqué par l’idéologie radicale-socialiste du « citoyen contre les pouvoirs »,auteur d’essais admirables sur Stendhal et sur Baudelaire, Prévost est l’exemple parexcellence du « boursier », héroïsé par sa mort au Vercors, où les Allemands l’abat-tirent en 1944. D’autant plus émouvant lorsqu’on connaît sa fin tragique, son témoi-gnage porte sur la première secousse du séisme dont la réplique le tuera trente ansplus tard ; sur le conflit de 14-18 dont Thibaudet, parti au front avec un Thucydidedans sa musette de territorial, a lié le destin à la guerre du Péloponnèse. S’ajoutantau cortège de ceux qui saluèrent la fameuse méthode analogique, Prévost la situehistoriquement, par rapport à l’essoufflement d’une tradition humaniste discréditéepar son ignorance de l’hellénisme, trafiqué par trop de médiations, et pose les condi-tions d’une klassische Moderne à la française :

Devant les temples, les statues et les écrits des Athéniens, l’on peut se dire que rienn’est plus beau que d’être un Grec. On peut souhaiter de les recommencer.

Mais, pour cela, il faut éviter d’abord la sottise de les imiter, de reprendre leurspersonnages et de rêver que nous vivons dans leur monde. Dès qu’on imite les Grecs,l’on n’est plus soi-même un Grec, mais tout au plus un Alexandrin. Ils étaientmerveilleux par leur sens de la réalité familière. Pour retrouver ce sens, Thibaudet, jepense, avait la gourmandise comme j’eus plus tard l’athlétisme. Les festins d’Homère,ceux de la Paix d’Aristophane, la grande coupe de huit cotyles que pouvait boireSocrate sans être ivre, devaient lui donner le même genre d’émotion familière que medonnait, à moi, le prologue du Ménon ; et Thibaudet baignait dans la vie présente. Cequi nous empêche le plus de prendre contact avec le présent, c’est l’habitude ; il réagis-sait par le voyage et par le séjour à l’étranger, autre forme de l’humanisme.

La paresse d’esprit, les préjugés locaux ou nationaux, les modes, nous obstruentsans cesse l’esprit par des opinions toutes faites, des cadres et des classements artificiels.Pour briser tout cela, la vraie méthode de l’humanisme c’est de confronter et de

33. Paul Valéry, « Albert Thibaudet », in : La NRF, n° cité, p. 6.34. E. R. Curtius, « Thibaudet, classique », in : La NRF, n° cité, p. 65.

12_Basch_RevGerm.fm Page 176 Lundi, 19. septembre 2005 2:05 14

Albert Thibaudet 177

comparer sans cesse : comparer dans l’espace les gens de chez nous aux plus lointainsétrangers ; comparer dans le temps les hommes les plus anciens aux hommes les plusmodernes. C’est ainsi seulement qu’on peut s’arrêter à ce qui ne change pas et remettreà sa place ce qui change. C’est la méthode de Montaigne, c’est le sens et l’essence detout humanisme35.

Lumineuse exégèse, qui éclaire sous un jour bien éloigné des idéologies réac-tionnaires le désarroi ressenti après la révolution scolaire de 1902, qui coupait lesgénérations nouvelles de l’éternel présent de la Grèce, de son événement essentiel,son verbe – qui les privait du moyen de comparer par ce vivant qu’on appelle languemorte. Les Grecs, Bergson y insistait, « dont [Thibaudet] entendait si bien la langueet dont il s’était à tel point assimilé l’esprit »36.

C’est volontairement, sans doute, que Prévost n’évoque pas Les Images deGrèce, se contentant de mentionner, après La Campagne avec Thucydide, sonAcropole qui lui « fait un juste équilibre »37 par une confrontation des monumentsaussi magistrale que celle des œuvres. Relevant de l’expérience du voyage, doncinévitablement pittoresques, les Images, qui exercent une séduction moinsraisonnée que dans les autres livres, risquaient d’atténuer la rigueur de la démons-tration38. Chez Thibaudet, la présence de la Grèce manifeste l’unité d’une œuvrenourrie du rapport immédiat aux Anciens, et qui dépasse, par sa prodigieuse capa-cité de synthèse, les limites de l’imitation. La critique, même quand elle ne concernepas cet aspect, le souligne sans relâche :

On peut facilement déceler dans sa manière des idées, des thèmes dominants quilui servent de pierres de touche pour les œuvres qu’il étudie. Le premier thème, c’estla Grèce. Thibaudet n’est jamais revenu de son voyage en Grèce. Il en a tiré quatrelivres : Les Heures de l’Acropole (1913), La Campagne avec Thucydide (1922), LesImages de Grèce (1926), L’Acropole (1929). Il se réfère constamment à la Grèce ; ellelui sert de référence dans ses jugements, ses sympathies et ses antipathies. Il a son Acro-pole personnelle et sa Grèce intérieure39.

La chronologie des publications ne respecte pas le cheminement réel deThibaudet. Notes du voyage de 1902-1903, Les Images de Grèce occupent en fait lepremier rang, suivies des Heures de l’Acropole, produit beaucoup plus sophistiqué,issu d’autres carnets noircis lors d’un second voyage en 1909-1910 et conçu dans

35. Jean Prévost, « Thibaudet humaniste », in : La NRF, n° cité, p. 25-26.36. Henri Bergson, art. cité, p. 13.37. Jean Prévost, art. cité, p. 27.38. Les premières lignes de la prépublication en revue, disparues de l’édition en volume, résu-

ment parfaitement cet état d’esprit, et déroulent déjà le programme des Heures de l’Acropole : « Onmanque presque de tact en s’abandonnant en Grèce à la succession des heures et à la fantaisie de saroute. Phidias dressait une victoire d’or dans la main tendue d’Athéna : la Grèce s’offre à nous, du fonddes âges, portant l’image de l’ordre, qui est encore une victoire. Il nous faut, pour rendre digne de leurobjet les souvenirs que nous en gardons, établir l’ordre dans ces souvenirs, soustraire par l’industrie denotre mémoire notre voyage au hasard des jours qui l’ont déroulé, et sacrifier sur l’autel du retour à ladéesse de raison tout ce que n’enfermerait point le cadre modulé de son temple. » (« Les Images deGrèce », in : La Phalange, 15 juillet 1906, n° 2, p. 49.)

39. Henri Bouillier, art. cité, p. 87.

12_Basch_RevGerm.fm Page 177 Lundi, 19. septembre 2005 2:05 14

178 Philhellénisme et transferts culturels dans l’Europe du XIXe siècle

des conditions aussi peu académiques que le premier livre, à en croire le témoi-gnage du frère cadet :

Je me souviens que […] lors de son retour de Grèce il rapportait comme bagagesdeux énormes valises, gonflées de linge et de documents. Lorsque la servante ouvrit cebagage, le précieux manuscrit des Heures de l’Acropole lui tomba entre les mains… Ils’en échappa aussi quelques-uns de ces insectes, – lecticoles et lucifuges –, dont lesauberges hellènes ne sont pas avares : leur voisinage n’avait pu troubler la sérénité deses nuits attiques, mais leur vue arracha à ma mère des exclamations indignées40 !

Parue en 1922, La Campagne avec Thucydide procède d’une gestation inso-lite. Le texte frappe aussitôt un archéologue, non des moindres : la même année,Waldemar Deonna, ancien membre de l’École française d’Athènes, professeur àl’université de Genève, directeur du Musée d’art et d’histoire de cette même ville,certainement inspiré par la prépublication partielle de ce manuscrit dans la Revuede Genève (en 1920), réunit pour la Revue des Études grecques une série de leçonset de conférences : L’Éternel Présent. Guerre du Péloponnèse (431-404) et Guerremondiale (1914-1918), où il ne manque pas de rendre hommage à son futurcollègue41.

Tandis que Joseph Reinach, qui a perdu son fils archéologue dans les tranchées,insérait le pseudonyme adopté lors de l’affaire Dreyfus dans le titre de ses chroni-ques de la Grande Guerre, Commentaires de Polybe, Thibaudet, sans éprouver lebesoin de se travestir en Grec, nouait un commerce étroit avec le plus illustre histo-rien du monde antique, précurseur de la méthode comparative. Sa démarcheannonce l’entreprise, dans des circonstances personnelles plus dramatiques, de soncontemporain Jules Isaac (l’auteur des célèbres manuels d’histoire « Malet et Isaac »,qu’il rédigea en fait seul après la mort au front d’Albert Malet), de trois ans son cadet,prototype lui aussi de l’élitisme républicain, à qui l’intimité avec la Grèce inspireraune autre histoire parallèle :

Je serais un ingrat […] si je ne payais ma dette de gratitude envers le bon hellénistePaul Guiraud : il se trouvait si parfaitement à l’aise dans l’Athènes antique qu’auprès delui on redevenait sans effort contemporain de Solon, de Pisistrate et d’Alcibiade.Quarante ans plus tard, en 1942, lorsque, profitant des loisirs que le sinistre régime deVichy m’avait offerts en m’excluant de la Cité et de l’Université, j’évoquai la surprenanteanalogie de la déchéance d’Athènes au temps de la victoire et de l’occupation spartiates,et que, suivant pas à pas Thucydide et Xénophon, Andocide et Lysias, j’écrivis LesOligarques, essai d’histoire partiale, j’avais l’impression que l’ombre du vieux maîtrese penchait sur moi, m’encourageait, me souriait, avec son affabilité coutumière,doublée d’un généreux libéralisme42.

40. Émile Thibaudet, « Sur mon frère », in : La NRF, n° cité, p. 109-110.41. Revue des Études grecques, t. 35, janvier-mars et avril-juin 1922, paru en volume chez Leroux

en 1923 ; Deonna cite Thibaudet dès les premières pages du livre (note 8, p. 9). Je remercie AlexandreFarnoux de m’avoir signalé ce titre.

42. Jules Isaac, Expériences de ma vie. I, Péguy, Paris, Calmann-Lévy, 1959, p. 267-268. LesOligarques a été réimprimé en 1989 chez Armand Colin, avec une préface de Pascal Ory.

12_Basch_RevGerm.fm Page 178 Lundi, 19. septembre 2005 2:05 14

Albert Thibaudet 179

Les réflexions sur Thucydide, rédigées au printemps 1919 dans le bastidon deCamille Mauclair près de Grasse, naquirent dans l’Est au cours de l’hiver 1917,lorsque le caporal Thibaudet, cantonnier attaché à la garde d’un camp vide dans larégion de Belfort, se refusant à maudire le sort mais « frappé par la ressemblance dela guerre du Péloponèse et de la grande guerre d’Europe »43, consacra ses heuresperdues à l’annotation d’un auteur qu’il serrait dans son sac à côté d’un Virgile etd’un Montaigne, se livrant à une éblouissante superposition de la situation de 404et des événements de 191844. C’est dans ce camp de terrassiers que Jean Schlum-berger, homme d’influence et camarade de la NRF, indigné par le gaspillage de cetteintelligence consignée aux balayures, se rendit, contre la volonté de l’intéressé,pour intercéder en faveur d’une affectation moins ancillaire :

L’officier fut aimable, mais flaira quelque mauvais dessein : « Vous n’allez pas nousl’enlever, notre professeur ! Notez qu’il est inutilisable à quoi que ce soit. On le laisses’occuper comme il veut. Mais nous y tenons. » Un lieutenant intervint : « Nous avonsdeux curiosités au régiment : un nègre et lui ; c’est nos mascottes. »

Thibaudet me reconduisit jusqu’à l’entrée du camp. Comme certains villagesrusses ou mahométans ont leur simple d’esprit, que tout le monde choie et respecte, cerégiment aimait la présence de cette grande intelligence, dont il ne connaissait rien,dont il ne pouvait rien faire, mais où il sentait superstitieusement quelque chosed’étrange, de tutélaire45.

Rendu à la vie civile et à son écritoire, Thibaudet demeure hellène. On ne peuttoutefois tenir son Acropole, parue en 1929 chez Gallimard, pour un quatrième livresur la Grèce : c’est la version abrégée des Heures de 1913. Publié sous une formeplus luxueuse que le volume initial, le nouvel ouvrage, pavoisant sous une jaquettesaumon ornée d’arabesques noires et rouges, illustré de quarante-sept photogra-phies de Fred Boissonnas, le grand photographe genevois qui avait accompagnéVictor Bérard dans le sillage d’Ulysse, est trompeur : le texte revu et corrigé n’estpas la version augmentée des Heures de l’Acropole mais sa réduction en grandformat. La volonté de Thibaudet de supprimer de longs passages en prose poétiquetrahissant sa première manière a certainement rejoint celle de l’éditeur : Les Heuresde l’Acropole lui apparaît en 1926 comme « un livre un peu massif dont l’intérieurmanquait d’air, et qui pouvait à bon droit rebuter bien des lecteurs »46. La collectionéclectique de la « Galerie pittoresque », qui accueille cette version plus aérée, a déjàpublié La Vie de Liszt et Chopin ou le poète de Guy de Pourtalès, Les Dompteurs

43. Albert Thibaudet, La Campagne avec Thucydide, Paris, Éditions de la Nouvelle Revue fran-çaise, 1922, p. 227. Cet essai a été reproduit dans : Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponnèse,éd. de Jacqueline de Romilly, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1990.

44. Jean Rousset a rendu hommage à « un livre, l’un des plus vigoureux, où règne non pas lecritique littéraire mais l’historien et le philosophe des idées politiques », un livre où « ces deux guerresgénérales, parce qu’elles sont générales, sont traitées comme “les espèces d’un même genre”, dont lessimilitudes peuvent être rapprochées terme à terme, notamment leurs débuts et leurs conclusions »,« Thibaudet ou la passion des ressemblances », in : Société des amis des arts et des sciences de Tournus,n° cité, p. 56.

45. Jean Schlumberger, « Rencontre pendant la guerre », in : La NRF, n° cité, p. 131.46. « Introduction » aux Images de Grèce, p. VII.

12_Basch_RevGerm.fm Page 179 Lundi, 19. septembre 2005 2:05 14

180 Philhellénisme et transferts culturels dans l’Europe du XIXe siècle

d’Henry Thétard, et La Vie de Disraëli d’André Maurois. Dans sa nouvelle présen-tation, l’œuvre s’adresse aux contemporains de Paul Morand, à un public moinsinstruit, à la génération éduquée après la réforme scolaire de 1902, au Club del’Honnête Homme pressé. Un élagage s’impose : les quatre Heures, de Midi, du Soir,du Matin et de la Nuit, qui rythmaient la version originale, disparaissent du titre etde la préface, de même que les citations grecques, la plupart des allusions à la litté-rature antique, et les notes de référence. Des quatre chapitres dédiés à une Heure,seul subsiste le texte consacré à la moins sévère et à la plus photogénique, lavespérale ; les autres, diminuées, se devinent sous des titres plus explicites : « Sousle signe d’Agrippa » remplace « L’Heure de Midi », et « L’Idée de dorique », « L’Heuredu matin ».

Le quatrième ouvrage où Thibaudet précise son image de la Grèce n’est doncpas L’Acropole, qu’on ne peut tenir pour une publication originale malgré l’additionde remarquables pages sur la statuaire grecque, mais l’ouverture du premier épisodede Trente ans de vie française. Les Idées de Charles Maurras, paru en 1919, inau-gure une série de trois volumes où Alain voyait que l’auteur « faisait ses adieux à untemps déjà effacé, peut-être même à des héros sans épaisseur », auxquels il neménagea pas les offenses, « attentats dont Thibaudet ne s’est point privé, car il nerespectait rien47 ». Le Livre I, Lumière d’Attique, prend le relais de considérationséparses dans Les Heures de l’Acropole. En désaccord avec le nationalisme athéniende Maurras, sa « rectitude précautionneuse, tendue, cette restriction vers un atti-cisme décharné et jaloux », qui exclut de la Grèce tous les génies qui l’ont fécondée,Thibaudet s’amuse à citer la grande tirade de Panurge sur ses dettes : « Sans dettes,que deviendrait le monde ?48 » Maurras est passé à côté de la Grèce, de la κοινή d’unecivilisation que Thibaudet, à l’exemple de Victor Bérard « à qui le voyageur en Médi-terranée est certainement plus redevable qu’à Ruskin celui de Venise et deFlorence49 », se plaît à qualifier de gréco-sémite. Mais sous ce Maurras étroit etinflexible que Thibaudet n’épargne guère – après avoir été captivé par une person-nalité aussi raide que lui-même était souple –, réside un admirateur imparfait del’Acropole, soumis à la dualité, contraint de reconnaître la complémentarité del’ordre dorique et de l’ordre ionique, et qui observe le Parthénon « au vu d’une naturehumanisée, un peu féminisée »50, depuis la Tribune des Caryatides. Cette perspectiveet le dialogue qu’elle impose réconfortent Thibaudet, qui s’empresse de chevaucherses chères analogies, de planter là Maurras, et de poser l’Acropole en axiome :

Le mouvement est l’espérance éternelle de l’ordre et l’ordre le schème éternel dumouvement. Comme l’Acropole d’Athènes, chaque intelligence complète se dédoubleen deux styles et vit, se meut, s’éclaire sous ce régime du couple. […] Ainsi les deux

47. Alain, « Thibaudet politique », in : La NRF, n° cité, p. 34.48. Trente ans de vie française, I. Les Idées de Charles Maurras, Paris, Éditions de La Nouvelle

Revue française, 1919, p. 37.49. Albert Thibaudet, Les Images de Grèce, op. cit., p. 68. Jean Prévost rapporte que Thibaudet

« est allé jusqu’à traduire toutes les citations latines de son Montaigne dans le même système de versi-fication que l’Odyssée de Bérard ». Art. cité, p. 30. Bérard, comme la nouvelle Sorbonne, accueillit favo-rablement le décrit de 1902…

50. Ibid., p. 14.

12_Basch_RevGerm.fm Page 180 Lundi, 19. septembre 2005 2:05 14

Albert Thibaudet 181

styles de l’humanité idéale ne se révèlent à nous que trempés l’un de l’autre, et, coupleindissoluble, que consonants l’un avec l’autre ou vocalisés l’un par l’autre. Quelquechose, certes, manque toujours à l’effort par lequel chacun d’eux vise à atteindre et às’incorporer l’autre, mais l’Amour étant fils de Penia ce manque est compris dans toutamour, qui ne chercherait pas ce qui lui fait défaut, s’il ne l’avait trouvé. Le dorique etl’ionique figurent des fonctions. Au dorique, seul, du Parthénon manquerait ce qui faitpartie de sa définition, la présence de l’ionique, et à l’ionique, seul, de l’Érechteion feraitdéfaut ce qui rentre dans son concept, la présence du dorique. Mais les jeunes filles dela Tribune sont là qui pensent l’un par l’autre, traduisent l’un dans l’autre, établissentde l’un à l’autre l’ordre de la vie, de la production dans la beauté, et ce que M. Maurras,l’appliquant à un fût des Propylées, appelle « la claire raison de l’homme couronnée duplus tendre des sourires de la fortune51.

Thibaudet reviendra sur ces considérations dans la préface rédigée pour la réim-pression, vingt ans après leur rédaction, des Images de Grèce. On mesure ici à quelpoint sa lecture d’Anthinéa participa de sa lecture de l’Acropole ; c’est à une doubleexpérience, le spectacle des ruines et sa révolte contre le chef de l’Action française,que Thibaudet doit la clef de voûte de toute sa méthode : « L’alliance, le contraste oul’harmonie du dorique et de l’ionique ont servi pour moi de moyen d’expression, etde signe de ralliement à un sentiment des coexistences nécessaires, à ce que Maurras,qui a rapporté de l’Acropole une leçon contraire, appelle du bilatéralisme52 ». Ou àce que Jean Grenier, qui percevait le procédé dichotomique comme une perpétuelleéchappatoire, taxa plus sévèrement « d’indécision »53.

Le « Wanderer »

Seul, dans le concert de louanges unanimes après la disparition du critique, lemaître d’Albert Camus, à qui l’esprit d’orthodoxie inspirait d’ordinaire tant dedéfiance, refusa de céder au charme de ce vagabondage intellectuel : « On éprouveen lisant Thibaudet la même gêne que dans un voyage avec un compagnon intelligentet sensible mais qui montre un égal intérêt aux choses les plus disparates54. » Cet appa-rent papillonnage avait sans doute de quoi agacer un esprit français. Mais, à premièrevue, quel Français pouvait sembler plus gaulois que ce Bourguignon à la plume alerte,à la fourchette solide ? Et pourtant… Loin des réticences de Grenier, Jean Wahl saluaitl’absence de dogmatisme du critique philosophe, à qui, sans l’énoncer aussi franche-ment, il reconnaissait un génie cosmopolite : grâce à Thibaudet qui discerna lemouvement perpétuel entre « les formes qui cherchent à se fixer et le courant où lesformes se défont », « Bergson, conservant sa place dans la durée française où il était

51. Ibid., p. 15-16. Thibaudet retiendra la métaphore : « Notre littérature est commandée parl’existence des genres. Or un genre comporte toujours deux styles, un mode majeur et un mode mineur,ou, pour emprunter notre image à l’architecture et à l’éternelle Acropole, un dorique et un ionique. »(« Réflexions sur la littérature. Pour la géographie littéraire », in : La NRF, 1er avril 1929, n° 187, p. 539.)

52. Albert Thibaudet, Les Images de Grèce, op. cit., p. VIII.53. Jean Grenier, « Thibaudet politique et moraliste », in : La NRF, n° cité, p. 43.54. Ibid., p. 42.

12_Basch_RevGerm.fm Page 181 Lundi, 19. septembre 2005 2:05 14

182 Philhellénisme et transferts culturels dans l’Europe du XIXe siècle

situé à côté de Barrès et de Maurras, vient se placer – sans la quitter – dans une autredurée auprès de Kant et de Schopenhauer, de Biran, de Berkeley et de Plotin, et où ilse trouve […] beaucoup plus près de Platon qu’il ne le pense lui-même55 ». Peut-êtreest-ce dans l’écart par rapport à ses compatriotes – notamment aux deux types devoyageurs en Grèce qu’il se plaisait à épingler en les assimilant, suivant sa métaphorefavorite, à deux ordres d’architecture : l’école des hypercritiques qui chercha àcomprendre le pays, le plus souvent en le dénigrant (les Normaliens de l’École fran-çaise d’Athènes, Edmond About, Gaston Deschamps) et celle plus proprement litté-raire, d’un narcissisme à géométrie variable, qui voulut l’utiliser (Maurras, Barrès,Bremond)56 –, que réside une partie de son originalité. Et puisque Grenier convoquel’image du voyageur, revenons au circuit de 1902. Car ce voyage de formation,creuset de l’œuvre à venir, est déroutant au sens premier. Le livre qui en résulte, bienqu’il prenne place dans une série revendiquée par l’auteur, « l’image de la Grèce chezles écrivains et les voyageurs français »57, ne suit aucune route nationale.

« Pays mitoyen, Tournus est sur la grande route historique qui relie le Rhin à laMéditerranée. Pays de passage, de transition, de liaison mouvante, de continuité58. »Ce déterminisme laisse sceptique ; on doute que le lieu de sa naissance ait exercéaucune influence sur le voyageur. Mais son abord de la Grèce relie incontestable-ment le Rhin à la Méditerranée. Thibaudet définit l’Europe centrale comme « troispassages entre six mers : un passage de la Manche à la Méditerranée, un passage dela mer du Nord à l’Adriatique, un passage de la Baltique à l’Archipel, – trois passages,en somme, du Nord au Midi59 », que l’histoire s’efforce d’amollir pour rapprocherles deux rivages. Le professeur de philosophie qui passe en 1908 l’agrégationd’histoire et de géographie aborde la Grèce en cartographe – et, sinon en germano-phile, en européiste convaincu et en observateur attentif des Allemands. Ironisantsur l’image du jeune Anacharsis si présente au départ de Marseille, il évoque le fauxart grec de Winckelmann avec une égale ironie, et appelle à la confrontation : « Ilconvient que Trieste nous garde le Barthélemy allemand, et que les deux portesrivales d’Orient nous convient à une fructueuse comparaison entre la rencontrefrançaise et la rencontre allemande du monde antique et du XVIIIe siècle60. » Suiventdes hommages, hardis à une époque où l’archéologie allemande fait l’objet dumépris unanime des littérateurs, à Schliemann, à Dörpfeld, à Salomon Reinach(associé, pour une fois en termes laudateurs, à une tradition dont l’antisémitismel’avait rapproché pour le diffamer), à « ces bataillons d’archéologues germains, auteint pâle, au menton carré, aux lunettes d’or […] qui, d’année en année plus épais,au printemps et à l’automne, poussent en Grèce sur toutes les pierres croulantescomme leur végétation naturelle61 ». Opposant la route continentale de l’ambre à laroute maritime de la pourpre, le sérieux et l’ingénuité de la première à l’ironie des

55. Jean Wahl, « Albert Thibaudet, auteur du Bergsonisme », in : La NRF, n° cité, p. 44.56. Voir l’« Introduction » aux Images de Grèce, p. VIII-X. Thibaudet emprunte le concept

d’« utilisation » à Brunetière.57. Les Images de Grèce, p. VI.58. Ramon Fernandez, « La critique d’Albert Thibaudet », in : La NRF, n° cité, p. 47.59. Albert Thibaudet, Les Images de Grèce, op. cit., p. 75.60. Ibid., p. 83.61. Ibid., p. 85.

12_Basch_RevGerm.fm Page 182 Lundi, 19. septembre 2005 2:05 14

Albert Thibaudet 183

navigateurs, attaquant le Drang nach Osten par l’humour, Thibaudet – qui n’oubliepas non plus de saluer les mérites de M. Baedeker ! – se moque, non sans bien-veillance à l’endroit de cette naïveté, de la géographie homérique de Dörpfeld qui,impénétrable à la « galéjade » d’Eumée demandant à Ulysse s’il est parvenu à pieddans son île, en déduisait qu’Ithaque est à Leucade parce que son chenal était alorspraticable par ce moyen… :

La Grèce résistera-t-elle à cette pression sérieuse et sans grâce des masses accumu-lées là haut ? Tournée par la nature vers la mer et l’Asie, des forces nouvelles la soudentaux Balkans. La route d’ambre fait d’elle la fin et la fleur de l’Europe orientale. Et quandde Vienne le wagon nous emporte vers Belgrade et Nisch, nous est-il défendu dedétourner les yeux de la monotonie du paysage hongrois, de les fermer pour construire,en mêlant l’histoire du passé et celle du futur, un beau rêve géographique où Berlin etVienne, Paris d’Orient, ont leur Cannebière à Salonique, leur Promenade des Anglaissous les poivriers d’Athènes, leur Monte-Carlo à Corfou ? Et il serait parfait que nouseussions devant nous un Allemand à qui dérouler cette vision d’Allemagne à venir.N’apporterait-il pas à notre discours autant de candeur et de foi que M. Dörpfeld auxpropos d’Eumée62 ?

La digression intervient dans le chapitre central des Images de Grèce, « Les routesd’Athènes », entièrement consacré à ces « marches » poreuses qui permettent au Nordet au Midi de se rejoindre, tandis qu’ailleurs un protectionnisme fébrile les circonscritanxieusement63. C’est le chemin de la Mitteleuropa qui détermine ici l’approche dela ville sacrée : « La route qui nous mène vers un pays, dans notre souvenir, ne sesépare pas de lui, et comme une tige sa fleur, continue à le porter. Notre abord àl’Acropole est fait des lointaines Propylées qui disposèrent nos étapes64. »

Ces Propylées ne sont pas liquides pour Thibaudet, bien que, précise-t-il pourmieux afficher ses distances, « le Français s’embarque naturellement à Marseille »65.Lui, qui a refusé de traiter la Grèce en royaume d’opérette en débarquant d’un navirequi prolonge la France jusqu’au Pirée, emprunte « une route plus solitaire »66, parVenise et les Balkans. Dès le départ, il organise sa résistance au tourisme dénaturédes habitudes contemporaines et des préjugés historiques. Son trajet se distinguede l’itinéraire de ses compatriotes pour se rapprocher de celui des Allemands ou desAutrichiens : il aborde la Grèce par l’Europe centrale et, la frontière franchie, sedéplace essentiellement à pied, tel un vagabond romantique, un Wanderer. Cecheminement à la fois physique et spirituel, singulier dans la tradition littéraire fran-çaise qui repose sur d’incessantes réécritures, sur une manie des citations – desAnciens puis, après la publication de l’Itinéraire de Paris à Jérusalem, desModernes – qui frappait déjà Volney de vertige67, rattache Thibaudet à d’autres

62. Ibid., p. 89-90.63. Je renvoie aux différentes publications du directeur de la revue L’Occident (1901-1914),

Adrien Mithouard, et en particulier à : Les Marches de l’Occident. Venise–Grenade, Paris, Stock, 1910.64. Albert Thibaudet, Les Images de Grèce, op. cit., p. 54.65. Ibid. 66. Ibid., p. 63.67. Voir ses Leçons d’histoire (1795), Paris, Garnier, 1980, p. 140 et suiv.

12_Basch_RevGerm.fm Page 183 Lundi, 19. septembre 2005 2:05 14

184 Philhellénisme et transferts culturels dans l’Europe du XIXe siècle

modèles et apparente son attitude à une transgression culturelle. Son voyaged’endurance, un défi à plus d’un titre, ne ressemble pas aux séjours de comparaisonet de confirmation à quoi se résument la plupart des périples français (jusqu’à celuid’Édouard Herriot : « Ce promeneur qui, sur le tard de ses jours, se rend en Grèce,il va prendre congé de ce qui fut le culte secret de toute sa vie68. »). S’attardant surle récit de voyage dans une de ses chroniques, Thibaudet revenait à la typologie desvoyageurs « objectifs » et « subjectifs » esquissée dans Les Images de Grèce, avant debalayer cette opposition de tempéraments : « J’entends par style du voyage un stylepropre de déplacement, de dépaysement, une manière originale de se plaire ou dese déplaire dans un lieu où l’on est, ou dans un lieu où l’on n’est pas69. » Dans soncas, une forme de Vagantendichtung, dictant non le contenu mais la forme de lapériégèse. Du point de vue historique, ce style rejoint davantage Goethe, KarlP. Moritz, Tieck, Schiller, Jean-Paul ou Eichendorff (et bien sûr quelques grandsAnglais) que la vision française, à la fois beaucoup plus prosaïque et plus acadé-mique. Quant aux modèles contemporains (l’influence de Barrès et du Gide desNourritures terrestres, des Rondes et du Voyage d’Urien – manifestes dans ce textede jeunesse70), ils ne parviennent pas à étouffer la voix déjà très personnelle qui sedégage de cette œuvre de transition entre la brève phase poétique et la longuepériode critique de Thibaudet.

Mais là où, au début du XXe siècle, la modernité française en rébellion contreune tradition illustrée par la quasi-totalité des récits de voyage du XIXe, se révèleraincapable de faire des vers antiques sur des pensers nouveaux, choisissant plutôt,suivant le programme des Goncourt, de liquider l’humanisme en effaçant la Grècede la carte littéraire, la modernité germanique, qui professe une véritable horreurde l’académisme, un « complexe historiciste », aspire à « passer de la connaissancelivresque, scolaire et universitaire de l’Antiquité classique à l’art vivant71 ». Elleexprime donc moins une volonté de rupture que le souci de revitaliser les classi-ques. C’est ainsi que Hugo von Hofmannsthal, imprégné de Barrès dont l’ouvrage aparu deux ans avant son départ, l’année où Thibaudet commence à publier sesImages dans La Phalange – dans le même numéro, le directeur de la publicationconsacrait un spirituel compte rendu au Voyage de Sparte72 –, part non pourretrouver mais pour se délivrer de la Grèce historique73.

Ses premiers commentateurs, Alfred Glauser et John C. Davies74, plutôt sévèrespour Les Images de Grèce, accordent un poids excessif, car exclusif, à la dette juvé-

68. Sous l’Olivier, Paris, Hachette, 1930, p. 7.69. « Le style du voyage », in : La NRF, 1er septembre 1927, p. 380.70. Comme y a insisté l’un de ses premiers commentateurs. Voir Alfred Glauser, Albert Thibaudet

et la critique créatrice, Paris, Boivin, 1952, p. 53-54.71. Jacques Le Rider, op. cit., p. 70.72. « La Grèce fut pour Barrès un harem intellectuel. […] Insensiblement, M. Barrès se laisse

prendre à la séduction hellénique, comme le héros de Maupassant à l’user des sœurs Rondoli. » JeanRoyère, « Maurice Barrès. Le Voyage de Sparte », in : La Phalange, 15 juillet 1906, n° 2, p. 72.

73. Voir Jean-Yves Masson, « Hofmannsthal à la rencontre de la Grèce. Le voyage de 1908 et sesprolongements », in : Sophie Basch (éd.), La Métamorphose des ruines. L’influence des découvertesarchéologiques sur les arts et les lettres (1870-1914), Athènes, École Française d’Athènes, « Champshelléniques modernes et contemporains », 2004, p. 109-127.

74. Voir notes 13 et 70.

12_Basch_RevGerm.fm Page 184 Lundi, 19. septembre 2005 2:05 14

Albert Thibaudet 185

nile à l’endroit de Mallarmé, Barrès, Gide ; ils n’ont pas relevé que Thibaudet,démontrant une étonnante indépendance d’esprit, conjuguait deux démarches, lafrançaise et la germanique. Initiatique comme celui de Hofmannsthal, son voyages’accomplit dans les conditions d’un dépouillement qui rencontre celui de l’émis-saire poétique de l’auteur des Augenblicke in Griechenland, lorsqu’il croisa ledestin de l’ouvrier Franz Hofer aux environs de Delphes ; quant à l’enchantementde Thibaudet face aux korès de l’Acropole qui horrifiaient Maurras, et à la statuairegrecque en général, il rejoint l’émerveillement de l’auteur d’Elektra – tout comme,plus tard, Jean Grenier admirera le Moschophore du musée de l’Acropole en s’insur-geant contre « notre “goût classique”, cette double caricature de l’antique et del’humain »75. Loin en revanche de la désinvolture de Grenier, pour qui « des terras-siers suffisent pour dégager les ruines, et quelques hommes du métier pour lesétiqueter »76, Thibaudet prend la défense de l’archéologie, plus proche de certainsModernes viennois et de Freud en particulier, que d’une mentalité française asso-ciant les fouilles à un affront esthétique. Les renversantes découvertes de l’archéo-logie ne constituent-elles pas l’arme la plus efficace pour lutter contre lesmécanismes de l’appropriation, contre la sclérose de la littérature comme dessciences historiques et philologiques77 ? Les nouveaux antiquaires arrachent laGrèce à l’atemporalité et lui rendent sa durée. C’est ainsi que Thibaudet s’opposetout à la fois à Barrès qui avait bafoué l’École française d’Athènes en inventant undialogue absurde avec un de ses membres, et à Hofmannsthal qui avait semblable-ment ridiculisé le conservateur du musée de l’Acropole.

Il faut passer outre la volupté barrésienne, les préciosités symbolistes et l’exal-tation gidienne des Images de Grèce : les motifs qui nourriront Les Heures de l’Acro-pole y sont éclos. Ce deuxième livre confirme les audaces du premier. Thibaudetréhabilite le travail pionnier des archéologues allemands, complémentaire de lavision sentimentale de la Grèce dont la France s’enorgueillit, de la même manièrequ’il compare deux études de Bellessort et de Curtius sur La Comédie humaine :« [Le critique allemand] pense au foyer intérieur de Balzac, [le critique français] à lalumière qui se déplace, pour les éclairer successivement, sur les parties du colosse.L’un en veut une intuition, l’autre une intelligence, ou plutôt cette forme de l’intel-ligence unie à la sensibilité, qui s’appelle le goût78 ». Ces deux types d’éclairages illu-minent aussi l’Acropole. À côté de « l’Acropole logique » de la volonté péricléenne,une « Acropole chronologique », qui conserve les traces successives du passé,impose une « soumission plus docile »79 au temps :

Les archéologues observent avec fierté que par leur travail et leur patience, par lesfouilles qui ont scruté la colline jusqu’au roc, par l’interrogation de débris que l’Athènesclassique ignorait, nous connaissons l’ancienne Acropole mieux que ne la connaissaient

75. Jean Grenier, « Interiora rerum », in : André Chamson, André Malraux, Jean Grenier, HenriPetit, Écrits, Paris, Grasset, « Les Cahiers verts », 1927, p. 180.

76. Ibid., p. 171.77. Sur ce thème, voir Chryssanthi Avlami, L’Antiquité grecque à la française. Modes d’appro-

priation de la Grèce au XIXe siècle, Thèse dirigée par François Hartog, Paris, EHESS, 1998.78. « Critique française et critique allemande », in : La NRF, 1er août 1925, p. 225.79. Albert Thibaudet, Les Heures de l’Acropole, op. cit., p. 229.

12_Basch_RevGerm.fm Page 185 Lundi, 19. septembre 2005 2:05 14

186 Philhellénisme et transferts culturels dans l’Europe du XIXe siècle

les contemporains de Démosthène. Des esprits délicats voient dans cet orgueil naïf,quelque peu germanique, une occasion de sourire ; le bric-à-brac menu, où s’accrochentles étiquettes de Cécrops et d’Érechtée, les impatiente, et sur la colline du Parthénonils ne se soucient que du Parthénon. À tort, et la culture proportionnée qui s’impose ànous, ici, comme l’œuvre de notre art intérieur, perdrait à laisser ce trésor aux mainsdes professionnels.

Puisque notre émotion de beauté est faite, sur l’Acropole, d’histoire, et d’unehistoire si rationnelle que, pour la revivre, il nous suffit presque de décomposer lesmoments de notre intelligence, tout ce qui ajoute à cette courbe d’histoire, à cescouches de passé visible, ajoute, sous nos yeux et dans notre âme, au poids de cettepensée que l’Acropole condense. Qu’elle fut belle et probe, la science, d’apporter àcette pierre de durée harmonieuse le don qui lui convenait, sans qu’elle l’espérât : de ladurée encore, une durée dont l’épaisseur appuie la durée que nous connaissions etdescend, d’une discrète basse, en soutenir la musique80.

Curieusement, cette reconnaissance de l’archéologie exclut la science fran-çaise. Par quelle singularité cet exceptionnel défenseur de l’archéologie ne renvoie-t-il jamais aux travaux de Maxime Collignon, contemporains de ses voyages ? Ilsrencontrent exactement sa Grèce, depuis la préface à la traduction de L’Épopéehomérique expliquée par les monuments de Wolfgang Helbig (1894) jusqu’àl’admirable in-folio sur Le Parthénon publié en 1912 par la Librairie centrale d’artet d’architecture, réimprimé en format plus modeste par Hachette, la même annéeque Les Heures de l’Acropole81, et illustré par les photographies prises par Fred Bois-sonnas en 1910 – vues partiellement reprises dans L’Acropole en 1929. Lesnombreuses publications de Collignon sur l’Asie Mineure auraient dû passionner cefervent de l’Ionie, à commencer par La Polychromie dans la sculpture grecque(1898), où l’archéologue heurte les préjugés en vigueur en France depuis les théo-ries de Winckelmann. Or Thibaudet, qui cherche à réconcilier la poésie des ruinesavec l’esprit des fouilles, à réunir Schliemann et Bergson, est un des rares en Franceà ne pas vouloir retoucher la statuaire grecque avec le ciseau de Canova ou deGirardon. Dans le petit musée de l’Acropole, qui fut décidément un laboratoire litté-raire sans pareil, la polychromie – dont il ne soupçonne pas les raffinements que lascience actuelle lui découvre –, l’enchante par sa vigueur rustique :

Au Musée, des monstres d’abord nous déroutent, que nous n’attendions pas là, etles groupes d’Héraclès luttant, celui du monstre à trois têtes que nous appelons Barbe-Bleue, font sursauter la visiteur qui n’apporte ici que l’image de Phidias. Tels qu’ils sont,je les aime, et j’aime les vieux Athéniens d’avoir goûté l’éclat naïf dont, en la nouveautéde leurs couleurs crues, devaient resplendir, sur les frontons, leurs bonnes figures. CetteAthènes paysanne, elle a son Breughel, et cette créature tricéphale, barbouillée de bleuviolent, devait figurer quelque Gayant attique82.

Thibaudet fait bon accueil aux monstres polychromes dont les lointains parentsminoens blessent la sensibilité néo-classique mais ne rebutent ni la Sécession vien-

80. Ibid., p. 85-86.81. Le faux-titre porte 1914, mais le copyright indique bien 1913.82. Albert Thibaudet, Les Heures de l’Acropole, op. cit., p. 88.

12_Basch_RevGerm.fm Page 186 Lundi, 19. septembre 2005 2:05 14

Albert Thibaudet 187

noise ni le Modern’Style. Y est-il préparé par ses lectures ? Son intimité avec la mytho-logie explique, davantage sans doute que son information scientifique, son goût pour« l’histoire grasse » de la vieille Acropole, montrant une Athéna rustique « comme unepaysanne de Zola, obligeant un ivrogne en belle humeur, le forgeron Héphaistos, àse contenter de peu83 ». Qui, s’étant plongé dans l’univers foisonnant et compositedes légendes grecques, pourrait accréditer l’image de la Grèce blanche ? L’affectionde Thibaudet pour Héraclès, à qui il consacre des pages passionnées, ne sauraittromper. Ce Caliban antique bravant d’incessantes tempêtes, ce héros préroman-tique d’une pièce où l’alliance du sublime et du grotesque s’est réalisée « avec uneliberté qu’elle n’a peut-être jamais retrouvée84 », lui inspire des réflexions frater-nelles. Refusant d’abandonner le Gargantua des Grecs aux rieurs, l’auteur de laPhysiologie de la critique s’émeut de sa vulnérabilité : « Un seul de ces HéraclèsPanphages ou Bouphages est demeuré intact : celui d’Alceste, présenté par Euripidecomme drame satyrique, sans satyres, et où, dans le sujet le plus touchant, Héraclèsà table demeure seul à rappeler l’ancienne forme dramatique qui commençait àvieillir. Le sujet aussi vieillissait, et la physiologie du goût et du ventre héroïques, surun théâtre, se renouvelle plus difficilement que celle du cœur humain85. »

Habitué aux banquets de la IIIe République, menacés par les luncheons hâtifsdes voyageurs en Hispano, Thibaudet se sentirait-il aussi anachronique que l’Alcide ?Au fil des pages, l’osmose, la sympathie s’accusent pour composer un étonnantautoportrait en Héraclès. Sa duplicité est la sienne propre ; ses atermoiements, seshésitations, reflètent sa nature perpétuellement divisée. L’apologue du sophisteProdicos, tel que Xénophon l’a transcrit dans les Mémorables, retient particulière-ment son attention : au sortir de l’enfance, Héraclès rencontre deux femmes dehaute taille, l’une de noble allure, de blanc vêtue, l’autre grasse et fardée. Contrai-rement au héros qui choisit, provisoirement du moins, la voie indiquée par la Vertu,Thibaudet se réjouit d’un antagonisme qu’il convertit, suivant un leitmotiv désor-mais familier, en valeurs dynamiques : « Appelons l’une la Dorienne et l’autrel’Ionienne. Et nous voici, non seulement à la croisée des chemins du monde grec,et de ses deux natures, de ses deux ordres que l’Acropole réunit86. » L’épisode seraitl’acte de naissance de l’« Héraclès intérieur » tel qu’il se maintiendra jusqu’à Marc-Aurèle, jusqu’à ce que l’héritier de l’empereur philosophe fasse triompher la bruteet le bouffon :

Il y a au Vatican un Commode en Hercule, avec la massue : front bas, corps massif,férocité épaisse de l’athlète de cirque. On en voit au Louvre une magnifique répliquedans les bronzes de Fontainebleau. L’esprit que la culture antique a dégagé de la matière,dès qu’il est arrivé à ce fronton de l’empire du monde, voici que d’un coup la fatalité dupoids l’entraîne, l’animalise. Héraclès finit dans le singe d’Héraclès. La radiation, la bien-

83. Ibid., p. 87. Le goût de Thibaudet pour « l’histoire grasse » répond directement à son aversionde « l’Europe sèche » qu’il dénonçait en 1933…

84. Albert Thibaudet, Héraclès, Lyon, Cercle Lyonnais du Livre, 1951, p. 118. Cette publicationposthume, limitée à 150 exemplaires de luxe sur japon, n’indique pas la date de rédaction du manuscritjusque là inédit (postérieure à 1929 puisque Thibaudet y mentionne Amphitryon 38 de Giraudoux).

85. Ibid., p. 158.86. Ibid., p. 166.

12_Basch_RevGerm.fm Page 187 Lundi, 19. septembre 2005 2:05 14

188 Philhellénisme et transferts culturels dans l’Europe du XIXe siècle

faisance, la lumière vivante d’un grand mythe s’abîment et s’éteignent dans ce bronzedu Louvre. Héraclès entre en sommeil, les dieux nouveaux paraissent, un cycle estachevé87.

Il reviendra à Jean Starobinski de commenter la relève des dieux par lespitres88 ; celle-ci couvait probablement dès la plus haute antiquité, étant au principed’un héros profondément partagé, victime de la trahison des dieux, des autres et deses propres failles. Mais comment ne pas discerner aussi, dans les dernières lignesde ce texte testamentaire, un enjeu personnel, l’angoisse d’un homme décentré parl’évolution du monde, ce monde de Commode réinstallé par la réforme scolaire de1902, qui à ses yeux abolissait des siècles de renaissance comme l’autre avait ravagél’univers des écoles philosophiques ?

La compréhension de l’art archaïque et de la sculpture polychrome est doncindissociable de la culture littéraire de Thibaudet. L’archéologie, qui apparaît icicomme une science auxiliaire, ne peut que confirmer ses intuitions. Les référencesdes Images de Grèce et des Heures de l’Acropole, limitées à de simples noms, nesont pas assez précises pour qu’on mesure leur degré d’influence, mais à eux seulsces noms sont suffisamment éloquents : Wilhelm Dörpfeld, le successeur de Schlie-mann à Troie, qui reconnut en 1885 les fondations d’un temple archaïque au sud del’Érechteion ; Adolf Furtwängler, conservateur aux Musées de Berlin puis directeurde la Glyptothèque de Munich, auteur des Meisterwerke der griechischen Plastik ;Otto Jahn, biographe de Mozart et pionnier dans l’étude des vases grecs, maître deTheodor Mommsen ; Adolf Michaelis, spécialiste des collections d’antiques enGrande-Bretagne, neveu de Jahn avec qui il édita la description de l’Acropole parPausanias ; le franco-prussien Jacques Ignace Hittorff, architecte du Cirque d’Hiveret de la Gare du Nord, auteur de la Restitution du temple d’Empédocle à Sélinonteou l’architecture polychrome chez les Grecs ; enfin le philosophe et psychologueTheodor Lipps, auteur d’un ouvrage fameux sur le plus allemand des mots grecs :Ästhetik. Psychologie des Schönen und der Kunst, qui développe la notiond’Einfühlung ou empathie, bien en accord avec la façon qu’a Thibaudet de seprojeter dans l’objet de la perception. Renvois exclusivement germaniques, refletsfidèles de la réalité archéologique : les Français ne sont pas les inventeurs de l’Acro-pole, essentiellement fouillée par les Allemands (et par Panayotis Cavvadias quipublia ses découvertes en grec et en allemand avec Georg Kawerau). La sensibilitéde Thibaudet, que sa formation philosophique a familiarisé avec l’Allemagne, réper-cute donc les trouvailles des archéologues. Elle n’en demeure pas moins uniquedans l’histoire littéraire : des dispositions cocardières ont empêché la plupart de sescompatriotes, le regard masqué par l’œillère de la Porte Beulé (la seule véritableintervention archéologique française, occupant comme telle une place dispropor-tionnée dans les descriptions) de voir l’Acropole telle qu’on la reconstituait. Certes,Thibaudet, inventeur dans l’âme, était doté de dispositions particulières : « Je mesais qui apporte là le pli de mon métier, une pratique d’archéologue et d’homme

87. Ibid., p. 170.88. Voir Jean Starobinski, Portrait de l’artiste en saltimbanque, Genève, Skira, 1970 ; nouvelle

édition revue et corrigée, Paris, Gallimard, 2004.

12_Basch_RevGerm.fm Page 188 Lundi, 19. septembre 2005 2:05 14

Albert Thibaudet 189

des Musées », écrivait-il en comparant la dépouille de Barrès à un pharaon dans savitrine89. Le petit musée de l’Acropole, dont la situation favorise un transfert desacralité – son déménagement, aujourd’hui pratiquement certain, est une injurecontre l’esprit –, ancre ses convictions : « Les formes de beauté qui sont aujourd’huiles nôtres ont pour monument type, pour lieu, le Musée, cela même qu’étaientl’église au moyen-âge, l’enceinte sacrée chez les Grecs. Nous relevons du Musée etde la Bibliothèque, comme le croyant du XIIIe siècle relevait de la cathédrale et del’Écriture90. » Malraux est proche.

Moderne encore, sa louange de l’inachèvement, devant les Propylées dontDörpfeld conjecturait la destination religieuse et que Furtwängler voyait comme lesmonuments des démocrates, par opposition aux vieux sanctuaires desconservateurs : la visibilité des amorces, qu’il eût été si facile d’éliminer, figurentpour Thibaudet le symbole de « l’hellénisme ouvert d’Alexandre et d’Aristote »91. Oncomprend son respect de l’archéologie, qui ouvre la signification de l’Acropole aulieu de la restreindre à l’idée fixe entretenue par les pèlerins français. L’éloge despierres d’attente est indissociable de l’ironie, cette autre forme de l’interrogation :« Les Grecs inventèrent l’ironie aussi bien que la géométrie. Ils nous apprirent àdéployer autour de nos pensées le langage en brume fuyante et en vêtementincertain ; ils surent dissoudre dans un beau sourire et vider imprudemment desréserves de silence, de sérieux et de vie92. » Les sourires des Korès, la conclusion dela sculpture à l’architecture par l’intermédiaire de la polychromie, la beauté desamorces, forment un même cycle des vertus incomplètes, appelant la complémen-tarité. Jean Grenier n’avait pas dû lire les textes sur la Grèce, pour accuser d’indéci-sion ce philosophe du pluralisme et de la continuité, guidé par Bérard commeProust par Ruskin et dont Jean Prévost avait si bien compris l’humanisme.Thibaudet, en qui le plan en croix de l’Érechteion éveillait le souvenir d’une églisegothique et les Caryatides celui des Vierges sages, fit de l’Acropole sa chapelle desScrovegni, sans les Vices.

89. Albert Thibaudet, Les Princes lorrains, Paris, Grasset, « Les Cahiers verts », 1924, p. 19.90. Les Heures de l’Acropole, p. 81.91. Ibid., p. 40.92. Albert Thibaudet, Les Images de Grèce, op. cit., p. 61-62.

12_Basch_RevGerm.fm Page 189 Lundi, 19. septembre 2005 2:05 14