Origines de la monnaie en Grèce

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1 Problèmes du monnayage grec. C’est une question importante car elle touche à la nature du système économique et donc à ses répercussions sociales Hélène Nicolet-Pierre, 2002, Numismatique grecque. Francke et Hirmer, 1966, La monnaie grecque, Seltman, Greek coins,1933. Totalement dépassé mais présente des reproductions. Bammer, Das Artemision von Ephesos, Anatolian Studies, 1982 Clarisse Herrenschmidt, De la monnaie frappée au mythe d’Artemis, Techniques et culture, 2004. 1. Origines de la monnaie. 1.1. Des Grecs sans monnaie. La monnaie a plusieurs utilités : l’échange, la mesure de valeur et l’épargne. Le monde homérique ne connaît pas la monnaie, ce qui ne veut pas dire qu’il n’échange pas, ne mesure pas ou n’épargne pas. L’Iliade évoque des cas d’échange sans monnaie. « Auprès de ses vaisseaux, les Argiens chevelus se fournissent de vin ; ils l’achètent, donnant en échange du bronze, d’autres du fer brillant, d’autres des peaux de bœufs, d’autres des bœufs sur pied, et d’autres des esclaves » Iliade, VII, 472-475. Manifestement dans ce cas, le métal précieux ne joue aucun rôle. Dans la Grèce homérique, l’étalon de mesure n’est pas monétaire, c’est le bœuf. « Ces prix sont pour la lutte, épreuve douloureuse : pour le vainqueur, un grand trépied allant aux flammes, qu’entre eux les Achéens estiment à douze bœufs ; pour le vaincu, le Péléide offre une femme experte en maints travaux qu’ils estiment à la valeur de quatre bœufs » Iliade, XXIII, 885 Cent bœufs est l’unité de mesure utilisée dans l’Iliade pour qualifier les objets dans un circuit de prestige, pour les occasions des mariages d’aristocrates, pour la valeur d’un noble capturé. Cela n’a rien à voir avec la valeur du métal précieux. Dans l’exemple suivant, l’or vient après le cratère d’argent et un bœuf gras. La valeur est lié au prestige plus qu’à la valeur intrinsèque de l’objet. «Le Péléide alors dépose d’autres prix, ceux de la course à pied. Tout d’abord un cratère en argent façonné qui contient six mesures, mais c’est par sa beauté que ce cratère l’emporte de beaucoup sur n’importe quel autre. Des Sidoniens adroits l’ont fort bien ciselé ; des Phéniciens, qui l’avaient emporté sur les vagues brumeuses, s’arrêtant dans un port, l’ont offert à Thoas ; pour acheter le fils de Priam Lycaon, le Jasonide Eunée enfin le mit aux mains du valeureux Patrocle. En l’honneur de ce preux qui fut son compagnon, Achille maintenant comme prix le dépose pour celui des Argiens dont les pieds agiles sont les plus rapides. Au second, il offre un bœuf énorme et tout luisant de graisse. Pour le dernier enfin, un demi-talent d’or. » Iliade, XXIII, 741

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Problèmes du monnayage grec.

C’est une question importante car elle touche à la nature du système économique et donc à ses

répercussions sociales

Hélène Nicolet-Pierre, 2002, Numismatique grecque. Francke et Hirmer, 1966, La monnaie grecque, Seltman, Greek coins,1933. Totalement dépassé mais présente des reproductions. Bammer, Das Artemision von Ephesos, Anatolian Studies, 1982 Clarisse Herrenschmidt, De la monnaie frappée au mythe d’Artemis, Techniques et culture, 2004.

1. Origines de la monnaie.

1.1. Des Grecs sans monnaie.

La monnaie a plusieurs utilités : l’échange, la mesure de valeur et l’épargne. Le monde

homérique ne connaît pas la monnaie, ce qui ne veut pas dire qu’il n’échange pas, ne

mesure pas ou n’épargne pas.

L’Iliade évoque des cas d’échange sans monnaie.

« Auprès de ses vaisseaux, les Argiens chevelus se fournissent de vin ; ils l’achètent, donnant en

échange du bronze, d’autres du fer brillant, d’autres des peaux de bœufs, d’autres des bœufs sur

pied, et d’autres des esclaves » Iliade, VII, 472-475.

Manifestement dans ce cas, le métal précieux ne joue aucun rôle.

Dans la Grèce homérique, l’étalon de mesure n’est pas monétaire, c’est le bœuf.

« Ces prix sont pour la lutte, épreuve douloureuse : pour le vainqueur, un grand trépied allant aux

flammes, qu’entre eux les Achéens estiment à douze bœufs ; pour le vaincu, le Péléide offre une

femme experte en maints travaux qu’ils estiment à la valeur de quatre bœufs » Iliade, XXIII, 885

Cent bœufs est l’unité de mesure utilisée dans l’Iliade pour qualifier les objets dans un

circuit de prestige, pour les occasions des mariages d’aristocrates, pour la valeur d’un noble

capturé. Cela n’a rien à voir avec la valeur du métal précieux. Dans l’exemple suivant, l’or

vient après le cratère d’argent et un bœuf gras. La valeur est lié au prestige plus qu’à la

valeur intrinsèque de l’objet.

«Le Péléide alors dépose d’autres prix, ceux de la course à pied. Tout d’abord un cratère en argent

façonné qui contient six mesures, mais c’est par sa beauté que ce cratère l’emporte de beaucoup sur

n’importe quel autre. Des Sidoniens adroits l’ont fort bien ciselé ; des Phéniciens, qui l’avaient

emporté sur les vagues brumeuses, s’arrêtant dans un port, l’ont offert à Thoas ; pour acheter le fils

de Priam Lycaon, le Jasonide Eunée enfin le mit aux mains du valeureux Patrocle. En l’honneur de ce

preux qui fut son compagnon, Achille maintenant comme prix le dépose pour celui des Argiens dont

les pieds agiles sont les plus rapides. Au second, il offre un bœuf énorme et tout luisant de graisse.

Pour le dernier enfin, un demi-talent d’or. » Iliade, XXIII, 741

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Quant au métal argent, il ne semble même pas recherché. Dans les tombes des 9e-8e siècles,

on ne trouve pas d’objet en argent. Même à Thorikos dans le Laurion où se trouvent des

gisements d’argent, ce métal est rare dans les découvertes archéologiques. La trilogie

homérique demeure : or, bronze, fer et c’est le même ordre que l’on retrouve dans les

tombes d’Erétrie.

1.2. Une proto-monnaie.

Les fouilles d’Érétrie1 ont dégagé à un niveau 735-700 ce qui pourrait être un atelier de

changeur. Il s’agit de la découverte de lingots d’or, de grains en or de plusieurs tailles,

certains sont séparés par une entaille comme un grain de café permettant une découpe

facile. Un plateau sur lequel manifestement on a fait fondre de l’or pour former ces grains.

On penser que ces grains de diverses taille prédécoupables ont dû servir aux échanges dans

cette cité réputée pour ses échanges à l’époque géométrique. S’agit-il d’une monnaie ? Le

grain d’or semble bien être un instrument d’échange, mais plus comme un objet de troc que

l’on découpe ou que l’on fond à la mesure de la valeur de l’échange. Par ailleurs, la

découverte est de plus d’un demi kilogramme, c’est donc bien une accumulation de valeur,

un stock d’orfèvre plus que de l’épargne. En revanche, ces grains strictement pesés ne sont

instruments de mesure qu’une seule fois : ils correspondent à un échange particulier, le

nouveau titulaire n’en aura sûrement pas l’usage exact pour une nouvelle transaction.

Figure 1 Trésor d'Erétrie: lingot, et grains sécables (photo Ducret)

1.3. La monnaie grecque, des origines asiatiques.

1 Cités sous la terre, Infolio, 2010, Bâle

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« Les mœurs des Lydiens sont en général semblables à celles des Grecs, sauf qu’ils prostituent leurs

enfants de sexe féminin. Les premiers à notre connaissance, ils ont frappé une monnaie d’or et

d’argent, et, les premiers ils se sont faits revendeurs. » Hérodote, I, 94.

Pour le philosophe, Xénophane de Colophon, la naissance de la monnaie aurait eu lieu vers

550 en Ionie.

Dès le 7e siècle, on connaît une monnaie en électrum (alliage naturel à 60% d’or et 40%

d’argent) formées avec de petites pépites trouvées dans les alluvions du Pactole sous le roi

Gygès de Lydie (687-652). Un de ses successeurs, Crésus (563 – 548) aurait créé une

monnaie d’or et une monnaie d’argent : sorte de petit caillou rond avec une face striée et

une face estampillée. Puis, les stries laissèrent place à un décor protomé : un lion affrontant

un taureau dont le dessin est à l’évidence d’origine orientale. La découverte la plus

intéressante est une pièce estampillée d’un cerf avec l’inscription grecque « je suis le signe

de Phanès ». L’accord s’est longtemps fait pour penser qu’il ne s’agit pas là d’une monnaie

privée d’un certain Phanès mais d’une monnaie issue d’un atelier royal pour le compte de

Phanès.

Raymond Descat2 soutient que cet estampillage des petites pépites d’électrum n’a pas pour

but de répondre à des besoins spécifiques comme la solde de mercenaires par le roi mais de

vendre plus cher le métal précieux lydien par une sorte de certificat de garantie.

1.4. Diffusion de la monnaie dans le monde grec.

Les premières monnaies frappées sont lydiennes, les premières cités grecques d’Ionie n’en

sont pas éloignées. La pièce de l’atelier de Gygès, pièce lydienne avec inscription grecque

montre l’intensité des échanges. Un passage d’Hérodote peut alerter notre attention.

« Crésus fit faire ces offrandes et les envoya à Delphes en y ajoutant deux cratères de grande taille,

l’un d’or et l’autre d’argent… Crésus offrit encore quatre jarres d’argent qui sont dans le trésor des

Corinthiens, deux vases pour l’eau lustrale, l’un d’or, l’autre d’argent… En outre Crésus envoya

beaucoup d’autres offrandes qui ne portent pas son nom et des lingots d’argent de forme ronde qui,

disent les Delphiens, représentent sa boulangère. Il offrit encore les colliers et la ceinture de sa

femme ». Hérodote I, 51

Il peut sembler bizarre d’offrir une statue de boulangère au milieu de cadeaux de très

grande valeur. Dans le texte, artokópos (artos : pain, kopos : cuire ; qui cuit le pain) a été

traduit par « boulangère » or, habituellement, « boulangère » se dit artopoiós (qui fait le

pain), l’usage du terme pose donc problème. , il pourrait s’agir d’une lointaine erreur de

transcription. artokópos est proche d’artikopos composé de kópos : battre (la monnaie) et

de la racine art ≈ arti (exact, exactement) ; cela voudrait donc dire « qui bat la monnaie

exactement ». Au lieu d’une statue de boulangère, Crésus aurait donc offert des lingots

d’argent frappés avec exactitude, donc estampillés, donc des pièces de monnaie. Le don de

ces fameux lingots de forme ronde avec un emblème peut être considéré comme

2 Raymond Descat, monnaie multiple et monnaie frappée en Grèce archaïque, Revue numismatique, 2001

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l’importation en Grèce des premiers modèles de monnaie apportés par le roi Crésus de

Lydie.

Par ailleurs, Crésus est le premier à passer de la monnaie d’électrum à une monnaie en

argent. Plus que la pénurie possible d’électrum, il s’agit vraisemblablement d’un choix. A son

exemple, les Grecs ne vont utiliser que ce métal ; une des causes étant bien sûr l’abondance

de filons d’argent à Siphnos, dans le Laurion ou en Thrace, mais là encore, il s’agit

vraisemblablement d’un choix. On sait que, à travers les trésors découverts, que le Proche

Orient est très demandeur d’argent. Celui-ci très recherché y une valeur telle qu’un

différentiel se crée : 1 sicle d’argent vaut 180 litres d’orge à Babylone et 1 drachme (un demi

sicle) vaut 45 litres d’orge dans l’Athènes de Solon. Il est donc avantageux pour un Grec

d’exporter de l’argent et de revenir avec du blé, cela permet des profits marchands

considérables si l’on sait en profiter et les premières monnaies sont des objets que l’on

exporte pour leur valeur ; le registre douanier d’Eléphantine en Égypte le prouve. C’est ce

qui entraine la recherche de nouveaux filons comme ceux de Siphnos ou du Laurion. La

frappe de monnaie en électrum fut donc un succès à l’origine en valorisant les ressources du

roi de Lydie mais sa teneur variable en métal précieux ne pouvait le maintenir comme

étalon ce qui profita à l’argent et par voie de conséquence aux Grecs.

1.5. Datation des premières monnaies grecques.

Toute la chronologie de l’invention de la monnaie est fondée sur la découverte d’un trésor

dans le temple d’Artémis à Ephèse. Il s’agit de 93 pièces accompagnées d’objets en or,

argent et ivoire. On dit que le temple d’Artémis fut incendié par un raid de Cimmériens en

652 et reconstruit vers 615-610, puis reconstruit en 560-550 par Crésus pour constituer une

des sept merveilles du monde antique. Très violent débat sur la datation du trésor car en

fonction de la date retenue, la monnaie entre ou pas dans la crise du 7e siècle,

l’enrichissement des aristoï, joue un rôle ou pas dans la colonisation…

Figure 2 Trésor d'Ephèse, British Museum (photo Ducret)

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Hogarth3 est l’inventeur du trésor d’Éphèse. Il en a conclu qu’il avait été caché devant le raid

cimmérien de 652. Ce serait un trésor de précaution et les pièces pourraient dater de 670

environ. Robinson4 , quarante ans plus tard, après analyse de tout le matériel trouvé dans ce

trésor (métaux, ivoires) le date de l’ensemble du 7e siècle. Une monnaie porte le nom

d’Alyattes, père de Crésus qui règne en 615. Certaines statuettes sont très proches d’autres

datées du début du 6e siècle. Autrement dit, le trésor ne peut pas être enfoui avant 590. Il

daterait de la reconstruction du temple, ce serait un trésor intentionnel votif. Cela placerait

la date des premières pièces vers 610 environ. Weidauer5 rejette complètement

l’interprétation de Robinson. Au lieu d’Alyattes, il lit Falfel qui serait un officier responsable

et non un roi. Il rapproche le style des protomés des monnaies à des dessins de vases et des

statuettes, pour reculer la date du trésor avant le raid des Cimmériens (652) soit les

premières monnaies vers 680, soit une datation assez proche de Hogarth. Cette datation

fondée sur des rapprochements stylistiques n’a plus grande audience actuellement.

Finalement, Bammer6, responsable autrichien des fouilles à Ephèse, a entrepris de revisiter

toute la chronologie de Hogarth. Il s’agit d’une stratigraphie difficile car le temple d’Artémis

à Éphèse, a été construit dans une zone marécageuse où il y a des phénomènes de

tassement. Le temple d’origine devait être en bois à ciel ouvert, il a été détruit non par un

raid de Cimmériens mais par une crue catastrophique qui l’a recouvert de plus d’un mètre

d’alluvions. La couche contenant le fameux trésor daterait au plus tôt de 560 ce qui pourrait

reporter l’apparition de la monnaie vers 590-580 et donc rajeunirait d’au moins 10 ans la

datation la plus précoce. Les objets découverts par Hogarth viendraient d’un remblai

postérieur. Cette datation aurait l’avantage de correspondre avec ce qu’Hérodote a pu dire

de Crésus.

2. Le monnayage en Grèce d’Asie.

Avant tout : un talent = 60 mines (ce sont des unités de compte) ; une mine vaut 50

statères ; 1 statère = 2 drachmes ; 1 drachme = 6 oboles ; 1 statère = 12 oboles. 1 hecté =

1/6 de statères.

2.1. Les découvertes.

Milet : monnaie en électrum. Hémi hecté (soit 1 obole) à protomé de lion de 1,15g ce qui

donne un statère de 13,8g soit très proche du statère de Lydie de 14,2 g. La monnaie de

Milet a été définie en fonction des critères lydiens et son avers a aussi repris un motif

asiatique.

Ephèse : deux lions affrontés de 14g soit aussi l’équivalent du statère de Lydie ; parmi les

découvertes, un statère également de 14g portant à l’avers un cerf avec l’inscription déjà

évoquée Phanos emi sena soit « je suis le signe de Phanès ».

3 Hogarth, Excavations at Ephesus, 1908 4 Robinson, Journal of hellenic studies, 1951 5 Weidauer, Probleme der frühen Elektronprägung, 1975. 6 Bammer, Das Artemision von Ephesos, Anatolian Studies, 1982.

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Donc Milet et Ephèse ont le même étalon monétaire qui correspond à l’étalon lydien, signe

de l’influence asiatique sur la monnaie grecque.

Phocée : hémi hecté avec trois phoques nageant en cercle de 2,56g soit le statère de 16,4 g

Samos : le statère est le plus lourd : 17g. Il est en électrum et ne date pas d’avant 5607, il

ressemble par sa frappe, son coin à la monnaie de Milet… sauf pour leur poids. Le trésor

enfoui doit dater de 560-540. L’étalon samien est vraisemblablement postérieur à celui de

Milet et son choix nous échappe.

Il existe donc au moins trois étalons monétaires en Grèce d’Asie. Les deux principaux, Milet

(avec Ephèse, Chios) et Phocée ont une relation simple. Un statère de Milet (14 g) plus une

hecté de Milet (2,4 g) donnent un statère de Phocée (16,4 g). L’unité de compte est la mine.

Dans une mine, on taille 30 statères de Milet ou 26 de Phocée ou 17 de Samos.

2.2. Les marques.

Figure 3 Poinçonnage des premières monnaies.

Sur le revers, chaque monnaie est poinçonnée. Dans la zone lydo-milésienne, Weidauer a

établi une correspondance entre les fractions de statère et le nombre et la forme des

ponçons. Les statères ont un poinçon rectangulaire vertical entre deux poinçons carrés (ou

incus) alors que les trités et les hectés ont deux incus, les fractions plus petites n’ont qu’un

incu. Le poinçon permet d’attribuer les pièces à tel ou tel groupe pondéral. Les ateliers

monétaires de la zone se sont entendus. Les poinçons sont toujours identiques même si la

ville d’origine et l’avers sont différents.

Les avers sont de types très différents. De nombreux trités, hectés et demi-hectés portent

une tête de lion avec de gros naseaux. La provenance du modèle est directement assyrienne

et ressemblent aux monnaies frappées à Sardes.

7 Hélène Nicolet-Pierre, Monnaie d’electrum archaïque, le trésor de Samos, revue numismatique, 1997.

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Figure 4 hecté milésienne avec protomé de lion et deux poinçons.

Un autre groupe de statères et demi statères présente un bestiaire très varié : cerf, taureau,

chevaux, gorgone (pour écarter le maléfice). Chaque cité ayant son emblème : abeilles pour

Ephèse, phoques pour Phocée… Cela s’oppose à un système royal mais indique que la

monnaie des cités d’Ionie est née d’un accord avec le royaume de Lydie.

3. Diffusion dans le reste du monde grec.

3.1. Rôle de Phidon d’Argos8.

La première monnaie d’argent connue en Grèce fut découverte à Egine, reconnaissable à

une tortue et attribuée à Phidon d’Argos. Ce qui pose problème puisqu’Egine n’a jamais

appartenu à Phidon.

On a découvert dans l’Heraion d’Argos des broches en fer (obeloï) et un lingot en fer

considérés comme des offrandes de Phidon consistant à enterrer les vieux instruments

monétaires au moment de former la nouvelle monnaie d’Egine. Chez Homère, la pratique

est de calculer la valeur des biens en bœufs, instruments peu pratiques qui auraient conduit

à passer à la broche ou obelos. Une poignée de six obeloï s’appelle une drachme et une

drachme vaut six oboles. Avec le poids de la drachme monnaie argent et un obelos, Seltman

en a déduit un rapport de 1 à 400 entre l’argent et le fer.

Ayant fouillé Argos, Paul Courbin9 décrit l’obelos de l’Heraion : 1,5 m et 2 kg. Dans une

tombe d’Argos, un autre obelos mesure 1,65 m et pèse 2,2 kg soit quelque chose de très

comparable à des découvertes à Perachora en Crête ou sur le site d’Orthia à Sparte. Les

obeloï de la tombe sont plus anciens (environ 730) que ceux de l’Heraion. Les obeloï de

l’Heraion ont donc subi une diminution or Phidon est connu pour avoir créé un nouveau

système de mesure.

« Du Péloponnèse vint Léocédès, le fils du tyran d’Argos Pheidon - ce Pheidon qui donna aux

Péloponnésiens leurs poids et mesures et fut l’homme le plus arrogant que la Grèce ait connu au

pont qu’il osa chasser de leurs sièges les Eléens qui présidaient aux jeux olympiques et organiser le

concours à leur place » Hérodote, VI, 127.

8 Paul Courbin, Dans la Grèce archaïque. Valeur comparée du fer et de l'argent lors de l'introduction du monnayage, Annales, avril 1959 9 Paul Courbin, Une tombe géométrique d’Argos, BCH, 81, 1957 p.322-386

8

Les obeloï de l’Heraion ont dû être dédiés par Phidon ; ce serait le dépôt d’une nouvelle

monnaie et non le sacrifice d’une ancienne, créant un nouveau système métrologique qui va

subsister très longtemps. Quand Egine crée sa monnaie, la cité utilise ce système ce qui fait

que Phidon passe pour l’inventeur de la monnaie. L’obelos en fer du temple pèse 2'000 g et

l’obole d’argent pèse environ 1 g, une drachme éginétique pèse environ 6 g ; le rapport

argent fer est donc de 1 à 2’000. Par rapport aux obeloï découverts dans la tombe…, Phidon

aurait donc opéré une dévaluation car le fer est assez courant dans le Péloponnèse et son

nouvel étalon se serait diffusé dans toutes les zones en relations avec Argos : Sparte,

Perachora, Poseidonia (colonie d’Argolide), Perachora (Crête).

Figure 5 Obelos d'Argos

3.2. Egine.

Les statères d’Egine pèsent 12,2 g d’argent composé de deux drachmes de six oboles qui

deviendront l’étalon de la plupart des ateliers du Péloponnèse, de la Crête et d’une bonne

partie de la Grèce continentale. Ces monnaies ont beaucoup circulé ; on en retrouve en

Perse, à Assiout en Egypte, à Chypre, en Crête (Phaïstos, Lyttos et surtout Gortyne), dans les

îles sans ressources métalliques où elles sont refrappées : Mélos, Samos, Kéos (Carthaia,

Coressia). Les plus vieilles trouvailles dans un dépôt du palais de Darius 1er feraient dater les

premières tortues connues à 519 (ou 510 ou 500 ?). Une découverte dans les fondations du

temple de Poséidon à Corinthe proposerait une datation entre 520 et 480. Les analyses

chimiques montrent que l’argent vient essentiellement des mines de Siphnos et non du

Laurion, tout proche, à une époque où les Wappenmünzen ne l’utilisaient d’ailleurs pas non

plus.

Figure 6 Monnaie d'Egine

3.3. Les cités d’Eubée : Chalcis et Érétrie.

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En Eubée, la monnaie apparaît vers 530 et dispose d’un étalon spécifique. La cité de Chalcis

a émis des tétradrachmes de 16,49 g soit la drachme à 4,12 g ou le statère à 8,25 g. Erétrie a

également émis des drachmes de 4,12 g. Les deux cités d’Eubée ont donc adopté le même

étalon.

La monnaie de Chalcis, grande métropole coloniale, est reconnaissable à un aigle en vol et

une roue, symboles de Zeus olympien ainsi que le X = khi pour Chalcis. Erétrie est symbolisée

par une vache par un jeu de mots entre vache et Eubée. Artémis Amarynthis dans un

sanctuaire près d’Erétrie est aussi symbolisée par une vache. Les monnaies peuvent aussi

présenter un poulpe. La ville ayant été rasée par les Perses en 490, les monnaies d’Erétrie

datent donc toutes d’entre 507 et 490.

Figure 7 didrachme de Chalcis 8,21 g vers 500

La monnaie de Délos porte une lyre, un des symboles d’Apollon et se réfère à l’étalon

euboïque. Elles datent d’avant 479, date après laquelle Athènes a mis Délos sous tutelle.

3.4. Corinthe.

Traditionnellement, il est dit que la monnaie fut introduite à Corinthe par le tyran Cypselos

en 600. Les pièces sont reconnaissables à un cheval ailé, Pégase et à un Kappa = (K)orinth.

Pégase est souvent appelé poloï de Corinthe, le poulain de Corinthe. En fonction du

poinçonnage, on reconnaît des statères mais elle fait 8,25 g ce qui correspond à aucun autre

étalon monétaire. Toujours en fonction du poinçonnage, on reconnaît la drachme

corinthienne qui fait 2,88 g environ ce qui fait encore une bizarrerie car 2 drachmes font une

statère or cela ferait ici 5,76 g au lieu de 8,25 g observés ; en réalité, 1 statère corinthienne

correspond à 3 drachmes corinthiennes qui pèsent environ 8,5g.

En retenant une drachme de 2,85 g, Cypsélos a organisé un système de change simple. Trois

drachmes corinthiennes (3 fois ≈ 2,86) font deux drachmes d’Eubée (deux fois 4,12 g). Deux

drachmes corinthiennes (deux fois ≈ 2,86) font une drachme d’Egine (6,2 g). Le choix a

manifestement un but commercial lié à l’isthme : la drachme d’Egine ayant cours dans toute

l’Egée, celle de Eubée ayant cours en Grande Grèce du fait des colonies de Chalcis et Erétrie

et aussi à Athènes ; cela favorise donc les échanges entre L’Egée d’une part et la Sicile et

l’Italie d’autre part et contribué à construire la fortune de Corinthe. Corinthe peut donc

rayonner dans tout le monde grec.

3.5. Athènes.

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La monnaie y est inséparable de Solon (ca 593) d’après Aristote dans La République des

Athéniens et de Plutarque dans Solon.

«Sa première ordonnance portait que toutes les dettes qui subsistaient seraient abolies, et qu’à

l’avenir les engagements pécuniaires ne seraient plus soumis à la contrainte par corps.

Cependant quelques auteurs, entre autres Androtion, ont dit que Solon n’abolit pas les dettes ;

qu’il en réduisit seulement les intérêts ; et que les pauvres, satisfaits de ce soulagement,

donnèrent eux-mêmes le nom de décharge à cette loi pleine d’humanité. Elle comprenait aussi

l’augmentation des mesures et de la valeur des monnaies. La mine ne valait que soixante-treize

drachmes ; elle fut portée à cent : de manière que ceux qui devaient des sommes considérables,

en donnant une valeur égale en apparence, quoique moindre en effet, gagnaient beaucoup,

sans rien faire perdre à leurs créanciers. » Plutarque, Solon XXIV

Ce passage est largement controversé car on a trouvé aucune trace d’une monnaie

solonienne et que la date éventuelle de cette transformation monétaire placerait la cité

d’Athènes parmi les pionnières dans le domaine ce que Hérodote dément. Plutarque

qui écrit sept siècles après Solon a dû mêler réforme du système pondéral et réforme

du système monétaire qui se fonde sur le système pondéral.

La mine attique, unité pondérale de compte était calculée sur la drachme d’Egine qui

vaut environ 6 g Si l’on suit Plutarque (73 drachmes la mine), la mine d’Egine aurait valu

452,6 g ; Solon propose d’y tailler dedans 100 drachmes ce qui fait le poids de la

drachme à 4,52 g. Comme l’argent non estampillé vaut environ 5% de moins que

l’argent estampillé, cela donne une valeur estampillée de 4,2 g d’argent soit le poids de

la drachme d’Eubée. En d’autres termes, Solon substitue le système euboïque au

système éginétique. Cela correspond aussi au poids des premières monnaies d’Athènes

que l’on connaisse. Il s’agit de didrachmes (soit deux drachmes), les Wappenmünzen

dont le poids est assez irrégulier mais tourne entre 8,3 g et 8,5 g soit la drachme à 4, 2

g.

Figure 8 Wappenmünzen

Certaines Wappenmünzen ont un avers avec une roue, d’autres, une jambe, une

trinacrie (trois jambes). Pour Seltman, le fait que chaque dessin soit dans un cercle,

serait la représentation d’un bouclier d’hoplite. Le cercle correspondrait aussi au pied

des vases toujours cerclé de blanc. En s’appuyant sur Lysistrata d’Aristophane, Seltman

pense donc détecter des monnaies aristocratiques. Cette hypothèse séduisante est

désormais totalement abandonnée depuis que Lévêque et Vidal-Naquet soutiennent

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que le passage d’Aristophane est mal interprété ; pour eux, ce serait des monnaies

civiques émises à l’occasion de fêtes religieuses. Par la suite, ces émissions de

Wappenmünzen furent suivies de monnaie à la gorgone puis finalement des

tétradrachmes à la chouette qui firent la fortune d’Athènes u 5e siècle.

La datation précise de cette succession pose problème en raison de la difficulté de

compréhension d’un passage d’Aristote.

« Hippias d'Athènes vendit les avancements des édifices faisant saillie sur la voie publique ; les

gradins, les enclos et les portes s'ouvrant au dehors. Les propriétaires qui s'y trouvaient

intéressés les achetèrent; et il gagna ainsi beaucoup de richesses. Il retira aussi de la circulation

la monnaie qui avait alors cours et ordonna qu'on lui apportât à un taux déterminé. Par une

convention préalable, il la frappa d'un coin différent et les mît de nouveau en circulation. »

Aristote, Economique, II 2

Une invention du tyran Pisistrate ? De son fils Hippias ? Pourquoi rappeler toutes les

monnaies pour les restituer à la même valeur ? La composition métallique des

Wappenmünzen n’est pas homogène à la différence de celle des chouettes. Une chose

est sûre, leur composition métallique exclut l’apport d’argent des mines du Laurion10.

Hippias11 a fait perdre la prime par rapport au métal non monnayé et aux espèces

étrangères qu’ont naturellement toutes les pièces officielles. Si le tyran peut ainsi

décrier l’ancienne monnaie, c’est qu’il annonce la sortie de nouvelles pièces aisément

reconnaissables puisqu’elles porteront un nouvel emblème. Les premières

Wappenmünzen sont d’une extrême variété et semblent changer à chaque émission. Il

ne peut évidemment pas être question de décrier chaque fois les monnaies antérieures

ce qui créerait le chaos. Il faut qu’il rompe avec le système en vigueur et qu’il choisisse

un type qui soit non seulement nouveau mais aussi durable. Or c’est précisément sous

Hippias que les Wappenmünzen sont abandonnées pour les tétradrachmes à la

chouette qui apparaissent vers 525 ou 520. Sur sa manipulation, Hippias a dû faire un

profit bien mince puisqu’il a rendu la même somme de métal et qu’il faut compter les

frais de refrappe. S’ils avaient estimé une quelconque escroquerie, les Athéniens

n’auraient pas apporté leurs Wappenmünzen ; en revanche, vu l’état monétaire très

anarchique d’Athènes, il était difficile d’établir une monnaie légale au milieu d’une telle

variété de Wappenmünzen, la création d’une monnaie unique (des tétradrachmes à la

chouette avec l’ethnique lié affirmant clairement leur origine athénienne) pouvait les

rassurer. Le profit réalisé à l’occasion du décri des espèces antérieures fut sûrement

mince mais Hippias pouvait escompter de gros bénéfices sur la frappe de nouvelles

pièces issues de l’argent des filons du Laurion nouvellement découverts.

10 Hélène Nicolet-Pierre, Monnaies archaïques sous Pisistrate et les Pisistratides (II), Recherche sur la composition métallique des Wappenmünzen, Revue numismatique, 1985. 11 Georges Picard, Hippias et les premières chouettes athéniennes, Revue numismatique, 1974.

12

Figure 9 Carte des mines du Laurion (Julie Labarde, La loi navale de Thémistocle, PU Liège, 1957)

En réalité12, le raisonnement de Picard semble avéré, mais il faudrait plutôt convenir

que Hippias aurait remplacé les Wappenmünzen qui sont des didrachmes par des

tétradrachmes non à la chouette mais à la gorgone. Celles-ci sont datées de 520-510.

Les chouettes dateraient donc plutôt de Clisthène et l’inscription de l’ethnique aurait

une signification politique évidente.

Figure 10 Monnaie athénienne à la gorgone

12 Hélène Nicolet-Pierre, Monnaies archaïques sous Pisistrate et les Pisistratides, Revue numismatique, 1983.

13

3.6. Les îles.

Siphnos est une île très riche en filons d’argent. Ce fut longtemps le premier gisement de

Grèce. La cité a adopté l’étalon de Milet. Pour partie parce que c’est une grande ville

commerçante précocement développée, pour partie pour se différencier de l’étalon eubéen

donc athénien car Athènes dispose aussi d’argent tiré des mines du Laurion. La monnaie De

Siphnos porte un aigle pour Zeus.

Figure 11 Mines d'argent de Siphnos

La monnaie de Théra porte des dauphins en l’honneur d’Apollon delphinios.

4.0 Rôle de la monnaie frappée.

4.1 La monnaie, instrument d’échange.

En s’appuyant sur Aristote, Politique, I-IX 7-11, Seltman croit pouvoir soutenir que la

monnaie est une nécessité pour les échanges et apporte des avantages sur le mode de

transactions avec des bœufs. Les obeloî sont certes plus pratiques mais peu maniables. La

monnaie grâce à son estampille est une garantie comme instrument de mesure.

« Les objets de première nécessité sont en général d’un transport incommode : le besoin fit inventer

la monnaie. On convint de donner et de recevoir dans les transactions une matière convenable et

d’une circulation aisée. On adopta pour cet usage le fer, l’argent et d’autres substances. Ce premier

signe d'échange ne valut d'abord qu'à raison du volume et du poids; ensuite on le frappa d'une

empreinte qui en marquait la valeur, afin d'être dispensé de toute autre vérification. Après l'adoption

nécessaire de la monnaie pour les échanges, il apparut une nouvelle espèce de transaction

commerciale, le trafic. » Aristote, La politique.

Cette affirmation est valide cependant les anciennes formes de monnaie gardent leur utilité

jusqu’à la fin du 6e siècle. Dans son fameux contrat, Spensithos doit payer une double hache

de viande pour accéder à l’andreion.

14

Comme droit à l’andreion, il fournira dix doubles haches de viande, quand les autres offrent les

prémices, ainsi que le sacrifice annuel, mais il ramassera le laksion. Rien d’autre ne sera obligatoire

pour lui s’il ne veut pas le donner. Les affaires sacrées reviendront au doyen d’âge

Contrat de Spensithios, vers 500 ?

La loi de Gortyne prévoit un paiement en chaudrons

« Si l’un soutient que les biens sont paternels et si l’autre soutient le contraire et si les témoins sont

partagés… à celui qu’il a chargé de juger, il remettra cinq chaudrons ».

La monnaie frappée, assurément utile pour le commerce intérieur, ne semble donc pas avoir

été inventée spécifiquement pour cela puisque certaines cités continuent à s’en passer.

Le rôle de la monnaie dans le grand commerce ne convainc pas13. En effet, la répartition des

découvertes monétaires en Italie montre que celles de Grande Grèce ne se diffusent même

pas en Sicile à l’exception de celle de Rhegion que l’on retrouve à Zancle de l’autre côté du

détroit (Reggio de Calabre / Messine). Le rôle commercial n’existerait donc pas. Chalcis et

Erétrie, deux cités ayant fondé le plus grand nombre de colonies, ont finalement émis de la

monnaie à une date très tardive. En revanche, les monnaies de Thrace ou de Macédoine,

régions sans vitalité commerciale mais riches en mines d’argent, sont très diffusées en

Grande Grèce. La monnaie ne sert donc pas au commerce mais est l’objet de commerce,

recherchée pour son poids et non pour le change.

Athènes, disposant de mines d’argent dans le Laurion, n’a pas exporté de monnaie avant les

tétradrachmes à la chouette. La relation est donc inverse. C’est l’exportation de la monnaie

qui a poussé à rechercher de nouveaux filons. Vers 525 Pisistrate a des intérêts en Thrace, il

fait comme les Thraces, il exporte sa monnaie. Vers 510, Clisthène poursuit pour instaurer le

prestige d’Athènes ; ce serait lui le créateur des chouettes.

4.2 La monnaie comme instrument comptable.

Kray14 ne croit pas non plus à la monnaie dans les échanges commerciaux locaux qui sont de

faible ampleur. En revanche, il pense qu’elle fut utile au paiement des mercenaires.

« De la monnaie pour faire face aux besoins entre nous et à la guerre. » Aristote, Politique, VII, 8,7

1328 b )

La monnaie sert à régler les dépenses de la cité. Frappe de petits lingots estampillés puis, au

7e – 6e siècle avec le perfectionnement de la cité, la monnaie serait apparue nécessaire pour

payer les travaux, les mercenaires, les amendes (comme dans la loi de Chios vers 550), la

répartition des citoyens (œuvre de Cypsélos à Corinthe), le partage des revenus (Syphnos et

les mines d’argent).

4.3 La monnaie comme instrument éthique15.

13 Austin et Vidal Naquet Economie et société en Grèce ancienne, 2007. 14 Kray, Small change and the origins of coinage, JHS, 1964.

15

C’est encore en s’appuyant sur ce brave Aristote.

« La loi dite de Rhadamanthe, qui prescrit la peine du talion, quoique les Pythagoriciens l'aient

approuvée, n'est pas conforme à la justice. Le besoin a fait inventer la monnaie, comme moyen

d'échange, et elle est assujettie aux variations de valeur que subissent les denrées les plus

nécessaires. La justice est une sorte de milieu entre faire tort à d'autres, et éprouver soi-même

quelque dommage de la part des autres. Elle n'est pas un milieu dans le même sens que les autres

vertus, car l'injustice est l'extrême en plus quand il s'agit des biens ou des avantages, et l'extrême en

moins quand il s'agit des maux ou des inconvénients. » Aristote, Ethique à Nicomaque V. 1133 a-b

En s’appuyant sur Aristote, Laum associe monnaie et justice. Will reformule l’interprétation

d’Aristote qu’il juge bien trop tardif pour être utilisé sans précaution. La Grèce d’avant la

cité n’avait pas besoin de monnaie : chez Homère, le bœuf n’est pas un moyen d’échange

mais l’objet de l’échange, chez Hésiode, il n’y a pas de monnaie non plus car on échange des

dons contre des services rendus. Dans la cité désormais, les échanges se font entre

individus, c’est l’échange qui assure la cohésion. La monnaie n’a pas été inventée pour des

échanges mercantiles mais pour servir d’étalon de valeur unique pour mesurer toutes

choses afin de garantir l’égalité, la justice entre citoyens dans l’échange. Pour garantir la

stabilité des échanges, la loi (nomos) est nécessaire ; ainsi que la monnaie (nomisma). Il n’y a

pas de monnaie sans loi.

Le texte 525 d’Erétrie précise que les amendes doivent être payées en dokima (de bon aloi,

pur). Dokima est proche de Dokimo (valable, approuvé) et de dokeo (la cité a décidé). Une

monnaie dokima signifierait donc une monnaie décrétée par la cité, nomisma : objet légal.

Hippias, tyran d’Athènes de 527 à 510 a retiré le caractère légal (adokimon) à la monnaie

ayant cours à Athènes pour en refrapper une nouvelle : la monnaie dokimon qui a une

valeur supérieure aux autres.

Il ne peut y avoir une monnaie sans loi en imposant l’usage.

La monnaie régit les relations des individus entre eux mais aussi avec l’Etat souverain et est le

ciment de la société.

Catherine Grandjean16 retient la thèse de Will. Pour elle en régissant les relations entre les

individus, entre les individus et l’état, elle est le ciment de la société. C’est un instrument de

conquête par le peuple (démos) du pouvoir détenu par l’aristocratie. Jusqu’alors, celle-ci

disposait d’objets métalliques (du type obeloï ou autre) pour le paiement de la dot ou

l’indemnisation de crime de sang. L’or et l’argent non monnayés étaient l’apanage de

l’aristocratie. La monnaie a été créée pour répondre à une demande de justice émanant du

démos. Cela explique pourquoi la monnaie frappée a connu un succès précoce, fulgurant et

durable en Grèce alors qu’à Carthage, en Phénicie, en Perse, chez les Etrusques, le

phénomène est resté marginal malgré parfois des ressources métalliques abondantes. La

15 Laum, Heiliges Geld, 1924 ; E Will, De l’aspect éthique des monnaies, RH, 1954 ; O. Picard, Aristote et la monnaie, 1980, Picard, Aristote et la monnaie, Ktéma, 1982. 16 Catherien Grandjean, Introduction, Revue numismatique, 2001.

16

monnaie frappée est liée à la pratique d’un échange entre égaux garanti par l’Etat ce qui est

inconcevable en Perse.

Raymond Descat reprend l’analyse en y donnant un ton plus économique. La cité ne

ressemble pas aux états monarchiques qui récupèrent avec une forte fiscalité ce qu’ils

redistribuent ; elle ne peut contrôler les flux des biens. Les Grecs s’adressent alors à l’élite

locale pour le crédit nécessaire à la société. La cité qui commence à réguler les échanges

comme on le voit sur les marchés, comprend l’utilité d’une politique pour que la monnaie

reste dans la cité en l’estampillant. Il faut qu’elle soit suffisante pour tous et permettre une

politique de redistribution de salaires, soldes. Avoir du numéraire permet de remédier à des

dysfonctionnements sociaux graves.

4.4 La monnaie au service des dieux.

Il s’agit d’une interprétation proche de la précédente. C’est la religion qui a obligé

l’estimation des biens. Il faut une évaluation des offrandes, pour partager les chairs des

bêtes sacrifiées. Au début, on répartit les biens réels, les bœufs, puis des biens de

substitution (les broches). A Milet, on frappe la monnaie autour du sanctuaire. Le temple

sert de banque d’émission et de banque de dépôt dans l’opisthodome.

L’origine religieuse de la monnaie peut être renforcée par une étude de la monnaie

d’Ephèse autour de la fameuse pièce marquée Phanos emi sena17. Longtemps considéré

comme « je suis la marque de Phanos » où Phanos serait un fonctionnaire garant de la

frappe, on peut aussi l’interpréter comme « Je suis le signe de la lumineuse », le substantif

phano venant de phainô (mettre en lumière) or une des épiclèses d’Artémis est justement

phanès ou la brillante. De plus cette monnaie porte un cerf et Artémis est la déesse de la

chasse. On sait qu’Artémis est une déesse qui règne sur les femmes, à qui on offre des

objets féminins (ceintures, bijoux, objets en forme de vulve ou de sein) comme le montre la

statue d’Artémis d’Éphèse. Si l’on retient Artókopos pour le texte d’Hérodote, le premier

élément fait penser à Artémis et le terme est proche de Arktopos « qui a l’apparence de

l’ourse » ce qui ramène encore au culte d’Artémis. Dans son sanctuaire de Brauron, proche

d’Athènes, des petites filles font l’ourse arktevô, terme proche de kathieroo (dédicacer) ou

dekatevo (payer la dîme). « Faire l’ourse » à Brauron était une sorte de dédicace d’une jeune

fille en paiement d’une dîme pour apaiser la déesse en souvenir du substitut du sacrifice

humain d’Iphigénie par Agamemnon remplacé par une biche. La monnaie émise aurait eu

une nature rituelle et sacrificielle le rachat d’une femme par une sorte de dîme. Cela

expliquerait pourquoi les premières monnaies en électrum ont peu circulé car ce n’était pas

du tout leur but premier. Ces premières monnaies étaient des offrandes à la déesse et

n’avaient pas à sortir du temple. Dans le temple d’Artémis, il y a eu le passage des dons

d’objets à des globules avec un poids précis.

17 J’utilise ici l’article très séduisant de Clarisse Herrenschmidt, De la monnaie frappée au mythe d’Artémis, Techniques et culture, 2004.

17

Figure 12 Copie romaine de l'Artémis d'Ephèse. Poitrine polymaste ou offrande de monnaie ?

A Ephèse, la frappe aurait été un moyen d’estimer le don pour faire « la dîme ».

L’inondation du temple en 650 aurait été interprétée comme une marque de la colère

d’Artémis et la frappe aurait été un moyen de préciser le don et de se garantir ; cela pourrait

concorder avec les dates les plus basses proposées pour le trésor de l’Artémision d’Ephèse

et accessoirement fournir une explication aux particularités de la statue d’Artémis.

Conclusion

La monnaie n’est pas née pour faciliter le commerce mais pour faciliter la justice dans les

échanges entre individus, qu’ils soient commerciaux, politiques, religieux….

La monnaie est un instrument au service de la cité. Elle facilite les comptes des magistrats

chargés des amendes, des droits de douane ou de la trésorerie des temples. En ce sens, elle

établit des liens justes entre les habitants.

La monnaie permet une démocratisation dans le choix des magistrats. Peser, évaluer à

chaque fois échanges, amendes… devient inutile puisque la monnaie est un instrument de

mesure facile à comprendre. On peut désormais recruter des citoyens sans qualification

particulière pour des fonctions temporaires.

La cité y trouve un profit puisque la monnaie estampillée vaut 5% de plus que le métal brut.