La naissance de la monnaie de bronze en Grande Grèce et en Sicile

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Aux origines de la monnaie fiduciaire

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Aux origines de la monnaie fiduciaire

Catherine Grandjean est professeur d’histoire grecque à l’université François-Rabelais, Tours. Aliki Moustaka est professeur d’archéologie classique à l’université Aristote de Thessalonique.

Ausonius Éditions— Scripta Antiqua 55 —

Aux origines de la monnaie fiduciaire Traditions métallurgiques

et innovations numismatiquesActes de l’atelier international

des 16 et 17 novembre 2012 à Tours

textes réunis par Catherine Grandjean & Aliki Moustaka

Ouvrage publié avec le concours de l’Université François Rabelais, Tours, du CeThiS (EA 6298), de l’IRAMAT (UMR 5060) et de la MSH Val-de-Loire

Diffusion De Boccard 11 rue de Médicis F - 75006 Paris— Bordeaux 2013 —

Notice catalographique :Grandjean, C. et A. Moustaka, éd. (2013) : Aux origines de la monnaie fiduciaire. Traditions métallurgiques et innovations numismatiques, Ausonius Scripta Antiqua 55, Bordeaux.

AUSONIUSMaison de l’ArchéologieF - 33607 Pessac cedexhttp://ausonius.u-bordeaux3.fr/EditionsAusonius

Diffusion De Boccard11 rue de Médicis75006 Parishttp://www.deboccard.com

Directeur des Publications : Olivier DevillersSecrétaire des Publications : Nathalie TranGraphisme de Couverture : Stéphanie Vincent© AUSONIUS 2013ISSN : 1298-1990ISBN : 978-2-35613-092-1

Achevé d’imprimer sur les pressesde l’imprimerie BMZ.I. de Canéjan14, rue Pierre Paul de RiquetF - 33610 Canéjan

décembre 2013

Illustration de couverture :Monnaie de bronze de Sicyone, EfA Argos, Warren10.

Sommaire

Catherine Grandjean et Aliki Moustaka, Avant-propos 9Catherine Grandjean et Aliki Moustaka, Introduction 11

1. Nouvelles approches

Sophie Descamps-Lequime, De la cire à l’alliage cuivreux : techniques des bronzes grecs 19

Hélène Nicolet-Pierre, Histoires de chaudrons 35

Maryse Blet-Lemarquand, Les analyses élémentaires de monnaies de bronze grecques réalisées au Centre Ernest-Babelon de l’IRAMAT : méthode, résultats, synthèse 39

Sélènè Psoma, La monnaie de bronze : les débuts d’une institution 57

Olivier Picard, La valeur du bronze : du métal à la monnaie 71

2. Bilans régionaux

Louis Brousseau, La naissance de la monnaie de bronze en Grande Grèce et en Sicile 81

Catherine Grandjean, Une monnaie fiduciaire issue du monde colonial 97

John H. Kroll, Salamis again 109

Christos Gatzolis, New evidence on the beginning of bronze coinage in northern Greece 117

Brigitte Lion, Le bronze et ses usages économiques en Mésopotamie : le cas de Nuzi (xive s. a.C.) 129

Pierre-Olivier Hochard, Les débuts du monnayage de bronze en Lydie : essai de synthèse 145

Frédérique Duyrat, Développement et circulation de la monnaie de bronze en Syrie 161

Raymond Descat, Conclusion 185

Index des sources 189Index général 191Index géographique 195Index des trésors 199

La naissance de la monnaie de bronze en Grande Grèce et en SicileLouis Brousseau

La création d’une monnaie de bronze vers le milieu du ve s. pose encore de nombreux problèmes, en particulier d’ordre chronologique1. De même, les raisons qui ont conduit à l’adoption d’un tel monnayage, ou motivé le choix de leur technique de fabrication, nous échappent. Or, l’innovation est de taille. Le bronze monnayé est complémentaire à l’argent et à l’or, et ainsi, s’insère dans un système monétaire complexe. Mais contrairement à la monnaie d’argent ou d’or, la monnaie de bronze possède une caractéristique fondamentale que n’ont pas les deux autres : il s’agit d’une monnaie fiduciaire dont la valeur du cours légal est supérieure à sa valeur intrinsèque. Comme l’a souligné H. Cahn, “il s’agit d’un grand pas dans l’économie grecque et aussi dans l’économie de toute l’histoire”2. D’ailleurs, son utilité pour les États et son succès semblent transparaître à travers la rapidité avec laquelle l’innovation se répand. Cette étude fera le point sur la chronologie de l’apparition de la monnaie de bronze en Grande Grèce et en Sicile. Deux régions voisines qui semblent développer indépendamment, et à peu près au même moment, des monnayages fiduciaires et qui pourtant se différencient par de nombreuses caractéristiques.

La naissance du bronze en Grande GrèceEn Grande Grèce la monétarisation débute à la fin de la période archaïque. Vers 530 plusieurs

cités entreprennent la frappe d’un monnayage exclusivement d’argent. Les monnayages sont pour certains très abondant avec une quantité de dénominations s’étalant du statère (étalon achéen) à l’hémiobole, et même parfois jusqu’au tétartémorion. Les monnaies de bronze n’apparaîtront que beaucoup plus tard. La naissance de la monnaie de bronze dans les colonies d’Italie du sud est néanmoins très précoce et précède de quelques décennies les premières émissions en Grèce continentale. Avant même la fin du ve s. de nombreuses cités y ont développé un monnayage de bronze. Pour certains l’initiative était venue de Thourioi3 ou de Rhégion4, mais un exemplaire nouveau récemment publié permet de trancher et d’apporter une précision chronologique sur la naissance de la monnaie de bronze5. Il s’agit de la première monnaie de bronze connue au nom de Sybaris. La première destruction de Sybaris en 510 incarnait déjà un point de repère important pour l’histoire numismatique de Grande Grèce6. Et comme nous le verrons, l’une des refondations de Sybaris permet à nouveau de jeter un ancrage chronologique sûr. Cette heureuse association est d’autant précieuse que nous verrons, par ailleurs, que les éléments manquent en Sicile pour préciser la date des premières monnaies de bronze.

Ainsi, en 2009, une première monnaie de bronze de Sybaris est apparue sur le marché (fig. 1). Il s’agit d’un bronze d’un module d’environ 11-12 mm, pesant 1,60 g et qui porte l’ethnique

1 Je remercie sincèrement Catherine Grandjean pour son invitation à ce stimulant atelier international sur les origines de la monnaie de bronze.

2 Cahn 1977, 359.3 Rutter 1997, 66, hésite entre les deux mais suggère prudemment Thourioi. 4 Caccamo Caltabiano 1982, 90. Bresson 2008, 62, ne se prononce pas.5 Brousseau 2010, 24-34.6 Kraay 1976, 162.

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SUB. Il pourrait s’agir d’un quart d’obole ou encore d’un huitième d’obole7. D’un point de vue technique, notons d’emblée que la monnaie est produite par une opération de frappe.

La monnaie s’insère dans un cadre chronologique très précis. Le monnayage de Sybaris est fortement marqué par son histoire8. Par exemple, les monnaies de la première Sybaris sont principalement caractérisées par la technique incuse, celles de Sybaris III sont inspirées des types monétaires de sa colonie Poseidonia. Enfin, le bref monnayage de Sybaris IV est marqué par la présence pour la première fois de la déesse Athéna.

Les Sybarites, bien décidés à refonder leur cité, après une nouvelle défaite face aux Crotoniates, lancent un appel à Sparte et à Athènes afin d’obtenir leur support. Les Athéniens répondirent favorablement par l’envoi d’un contingent et 10 navires  ; Périclès y voyant sans doute une opportunité de renforcer l’influence Athénienne en Occident. L’assistance semble produire des résultats puisque Sybaris IV voit le jour en 446. En 444, un nouveau contingent panhellénique est envoyé par Athènes. Or, la cohabitation n’est pas idéale puisque Diodore nous informe que des tensions éclatèrent entre les Sybarites et les nouveaux colons, ce qui mènera à l’expulsion des Sybarites. Vers 440, ceux-ci iront fonder Sybaris V sur un nouveau territoire à proximité, tandis que la cité de Sybaris IV changera de nom pour s’appeler désormais Thourioi. La période d’activité de production monétaire de Sybaris IV est donc circonscrite entre 446 et 444.

Or, c’est précisément à ce monnayage que se rattache la nouvelle monnaie de bronze de Sybaris. Le droit représente une Athéna casquée, type qui sera largement réutilisé par Thourioi, tandis que le revers montre un taureau à tête retournée, type habituel à Sybaris. On peut comparer la monnaie de bronze avec la série de trioboles (fig. 2) :

Le rattachement de la nouvelle monnaie à Sybaris IV ne fait aucun doute. Plusieurs éléments le confirment : les types sont les mêmes que sur les drachmes et les trioboles, l’ethnique utilise l’alphabet ionien qui vient d’être introduit9, et de plus, le style est très proche. Le fait que le type d’Athéna ne soit pas utilisé à Sybaris V réaffirme une chronologie de cette émission de

7 Brousseau 2010, 28.8 Voir en particulier Kraay 1958, 13-37 et Brousseau 2008, 18-22.9 Sur les monnaies de Sybaris III, l’alphabet est toujours achéen.

Fig. 1. Bronze de Sybaris IV : NAC (Zürich), 52

(7 octobre 2009), n° 35.

Fig. 2. Triobole de Sybaris IV : Paris, BnF, Luynes n° 564).

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bronze entre 446 et 444. Dès lors, il s’agit d’un cas de figure exceptionnel. Il est en effet plutôt rare d’avoir une fourchette chronologique aussi serrée pour dater la naissance des monnayages de bronze, quelle qu’en soit la région. On pourrait également souligner que l’introduction du bronze à Sybaris se rattache à une période de mutation monétaire puisque dans la décennie 450-440 Caulonia, Crotone et Métaponte procèdent à une réduction pondérale de leur étalon d’argent10 ; le poids des statères est alors réduit de c. 8 g à 7,80 g. S’agit-il d’une coïncidence ? Nous ne pouvons que soulever la question en l’état actuel de notre documentation.

Plus encore, il se trouve que les données matérielles trouvent un écho dans les textes. Plusieurs avaient déjà souligné le rôle joué par Dionysios Chalkous dans l’introduction d’un monnayage de bronze11. Dionysios Chalkous, né vers 490-480, faisait partie des fondateurs de Sybaris IV. À la fois homme politique, orateur et élégiaque, il avait été surnommé Chalkous car il avait suggéré aux Athéniens d’adopter un monnayage de bronze12. Il apparaît désormais clairement que son idée rencontra plus de succès dans sa nouvelle cité. Dès lors, son surnom doit sans doute plus au fait qu’il soit à l’origine du premier monnayage de bronze, qu’au fait qu’il ait suggéré, sans succès, à Athènes d’inaugurer un tel monnayage. L’idée nouvelle d’un monnayage fiduciaire rencontrera un tel succès que son nom restera associé à la monnaie de bronze dans la mémoire collective. Il semble donc que les raisons qui sont derrière les premières monnaies de bronze de Grande Grèce proviennent des conseils d’un homme politique avisé.

Pour ce qui est de la date des premières émissions de bronze des autres colonies, il est impossible d’être aussi précis. Cependant, des chronologies plus approximatives peuvent être déduites. D’abord, à Thourioi, qui n’est autre que la continuité de Sybaris IV, les émissions semblent s’être poursuivies. Les types et le module sont conservés mais l’ethnique est modifié. Le monnayage de bronze à Thourioi semble débuter parallèlement au monnayage d’argent, alors qu’au moment où les autres colonies introduisent leur monnayage de bronze, toutes possèdent déjà un monnayage d’argent en circulation. On peut dès lors considérer que les bronzes sont émis à Thourioi dès 444 ou peu après (fig. 3).

En ce qui concerne Rhégion, autre colonie où le monnayage de bronze est précoce, des indices fournis par les parallèles avec le monnayage d’argent permettent de cerner un cadre chronologique, mais l’élément le plus probant est de nature linguistique. Rappelons qu’autour

10 Kraay 1960, 64-66.11 Sur Dionysios Chalkous voir en premier lieu : Garzya 1952, 193-207, mais également RE, s.v. Dionysios

n° 97 et Der Neue Pauly 3, s.v. Dionysios n° 30.12 Ath. XV, 669d = Cal. fr. 100d, 24 II, p. 320 Schn. à nouveau surnommé Chalkous : Ath. X, 443d et XIII,

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Fig. 3. Bronze de Thourioi : CNG (Lancaster and London), 73 (13 septembre 2006), n° 35.

du début du dernier quart du ve siècle, on remarque un changement de notation de l’alphabet, les inscriptions délaissant l’alphabet dorien au profit de l’alphabet ionien. Ainsi, les premiers groupes de bronzes classés par N. K. Rutter (I-VI)13 sont très probablement antérieurs à 425-420 car l’ethnique utilise toujours le gamma lunaire alors que la mutation alphabétique a lieu vers ces dates14. Ils se rattachent donc quelque part dans le troisième quart du ve siècle, probablement après Thourioi. D’ailleurs, L. H. Jeffery avait suggéré que la diffusion des nouvelles formes des lettres avait été influencée par Thourioi15. Une date autour de 435 pour le début des bronzes de Rhégion est donc envisagée. Là encore, les types sont empruntés pour la majorité des émissions au monnayage d’argent, et les premières émissions, tout comme à Sybaris et Thourioi, sont constituées de petites monnaies de moins de 1,50 g (fig. 4).

De nombreuses autres colonies de Grande Grèce inaugurent un monnayage de bronze au ve s.16. Poseidonia (vers 420) (fig. 5), Métaponte (dernier quart du ve s.), Hyélé (Vélia) (vers 420), Crotone et Caulonia dans le dernier quart du ve s. Partout on semble frapper d’abord des monnaies d’un faible module 10-12 mm et d’une manière générale les types reprennent des éléments de la typologie de l’argent. Ce qui permet d’attester du lien étroit entre l’argent et le bronze. Rapidement cependant les émissions de bronze évoluent et les cités commencent à émettre plusieurs dénominations et à varier les types. Nous ne pouvons certes pas entrer dans le détail de chaque monnayage, cependant nous verrons quelques-uns des éléments les plus significatifs du développement du bronze en Italie du sud.

13 Rutter 1979.14 Dubois 1995, 95.15 Jeffery [1961] 1990, 287-288. Pour Dubois 2002, 17, n. 23, le type d’Athéna à Sybaris, avec lequel

apparaît pour la première fois l’alphabet réformé, est également à mettre en relation avec l’influence du contingent athénien.

16 À la fin du ive s., elles seront 17 (HNI, 7).

Fig. 4. Bronze de Rhégion : Elsen (Bruxelles), 107

(11 décembre 2012), n° 54.

Fig. 5. Bronze de Poseidonia, série 1 : Coll. Louis Brousseau.

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D’abord la question des dénominations. Le monnayage de bronze fait partie avec l’argent d’un même système monétaire17. L’argent demeure toujours l’étalon de référence. Il existe donc un rapport de valeur entre les monnaies des deux métaux que les Grecs connaissaient et qui nous échappent en grande partie. L’une des monnaies de bronze les plus célèbres nous permet pourtant de préciser la relation de valeur entre les deux monnayages. Il s’agit des monnaies de Métaponte dont l’inscription OBOLOS indique la valeur de la pièce (fig. 6) :

Deux émissions différentes portent la légende entière OBOLOS, et une troisième n’arbore que l’omicron initial d’obolos. Frappées dans la première moitié du ive s., ces monnaies d’un poids moyen de 8-9 g (avec une étendue entre 7,3 et 10 g) possèdent donc une équivalence de valeur précise avec l’obole d’argent.

À partir de cette indication il est possible d’extrapoler la valeur de plusieurs séries de bronze. Par exemple, au milieu du ive siècle, de nombreuses cités émettent des bronzes de grands modules : à Poseidonia (26 mm, c. 25 g), à Thourioi (33 mm, c. 28-29 g) et à Crotone (28-31 mm, c. 24 g). Sur une émission de cette dernière cité, on peut lire au revers la légende TPI qui semble être l’abréviation d’une marque de valeur. On a suggéré18 que l’indication valait pour trichalkon19, mais une autre hypothèse est de résoudre l’abréviation par triobole. En prenant pour exemple les séries contemporaines de Poseidonia 8 à 13 (fig. 7a-7d), et en les comparant avec les émissions OBOLOS et TPI (en prenant pour postulat que TPI signifie triobole), on peut remarquer que l’articulation des dénominations est bien basée sur l’obole (fig. 7e).

17 Picard 2007, 119 : La monnaie de bronze est toujours comptée comme un sous-multiple de l’argent qui reste l’étalon de référence.

18 SNG ANS 430. 19 HNI, 7, qui suggère, en outre, que la frappe de ces gros modules de bronze, qui seront ensuite délaissés,

pourrait refléter une pénurie d’argent, comblée temporairement par la frappe de dénominations de bronze de valeur supérieure.

Fig. 6. AE Obole de Métaponte : Coll. L. Brousseau.

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Malgré cet exemple, en Grande Grèce, les marques de valeurs sur les bronzes demeurent une exception20 ; ce qui contraste avec la pratique en Sicile (voir infra). Un des éléments qui permettaient aux Grecs de reconnaître une dénomination est le module. Ils peuvent varier au sein même d’une émission, mais dans une moindre mesure que les poids qui peuvent parfois être très dispersés, pouvant même aller du simple au double. Or, il est notable que dans certains cas, comme en particulier à Poseidonia, l’inversion des types de droit et de revers serve de repère aux usagers pour distinguer deux dénominations d’une même émission. C’est un usage très fréquent et sans doute utile lorsque les types perdurent comme c’est le cas à Poseidonia. Dans notre exemple on peut ainsi remarquer que les trioboles et les hémioboles montrent Poséidon au droit, alors qu’il passe au revers sur les trihémioboles et les quarts d’oboles. Un jeu d’alternance des types sert donc de repère aux utilisateurs sur les dénominations ayant le plus de chance d’être confondues en raison de leur module similaire.

1 unité c. 25 g Série 8 Triobole  TPI1/2 unité c. 12,5 g Série 9 Série 10 Trihémiobole 

8-9 g OBOLOS1/6 d’unité c. 4 g Série 11 Hémiobole 

1/12 d’unité c. 2 g Série 13 Série 12 Quart d’obole 

D’autre part, les raisons derrière la création d’une monnaie fiduciaire sont obscures. On a souligné la coïncidence de l’apparition du bronze en Occident avec la rareté des minerais précieux dans ces régions21. Or, il serait réducteur de considérer cette constatation comme motivation.

20 L’usage ne deviendra plus fréquent qu’au iiie s. dans les monnayages italiques.21 HNI, 7  ; Rutter 1997, 66. Rappelons qu’un gisement, vraisemblablement de galène argentifère, a été

localisé à Longobucco entre le territoire de Sybaris et celui de Crotone.

Fig. 7a. AE Triobole de Poseidonia, série 8 : SNG Fiztwilliam n° 564.

Fig. 7b. AE Trihémiobole de Poseidonia, série 9 : Paris, BnF n° 2012.223.

Fig. 7c. AE Hémiobole de Poseidonia, série 11 : Coll. Colin Pitchfork.

Fig. 7d. AE Quart d’obole de Poseidonia, série 13 : Berlin – Friedländer.

Fig. 7e. Tableau des dénominations des séries 8 à 13 de Poseidonia.

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Les Grecs étaient très habiles dans les échanges et savaient se procurer ce dont ils avaient besoin. Il suffit de constater que le nombre de cités ayant émis un monnayage d’argent se compte en centaines et que seule une infime minorité possède un accès à des gisements. Admettre par ailleurs que la monnaie de bronze fut créée pour faciliter les transactions quotidiennes à l’intérieur de la cité est biaisée par notre conception moderne, bien qu’il ne soit pas impossible qu’il s’agisse d’une raison (ou plutôt une conséquence) parmi d’autres. La documentation numismatique elle-même nous indique une piste à approfondir. Les colonies d’Italie du sud ont émis une quantité de monnaies divisionnaires inférieures à la drachme dès l’époque archaïque. Des trioboles, dioboles, oboles, hémioboles et même des quarts d’obole ou tétartémorion ont été émis. Or, on constate que dans la deuxième moitié du ve siècle, la plupart des cités ont abandonné la frappe des plus petites dénominations.

À Poseidonia, les émissions d’argent ont cessé vers 370 et après une interruption des frappes d’une vingtaine d’années, seuls des bronzes furent désormais émis. La reprise correspond avec la frappe pour la première fois de bronzes lourds ce qui semble rejoindre l’idée d’un remplacement des plus petites dénominations par des monnaies de bronze fiduciaires. D’une manière opposée, le cas de Tarente semble également attester cette idée : à Tarente les petites dénominations d’argent continuent d’être frappées en grand nombre jusqu’au troisième siècle, mais le bronze n’est adoptée par la cité qu’à l’époque de Pyrrhus.

Une explication économique pourrait bien se cacher derrière cette mutation monétaire qu’est l’apparition de la monnaie de bronze. La fabrication d’une monnaie fiduciaire en bronze est nécessairement plus rentable pour les cités que la fabrication de monnaie d’argent minuscule. En premier lieu, car la monnaie reçoit un cours légal qui est supérieur à la valeur du métal qu’elle contient. De plus, l’usager y trouve également son compte puisque les plus petites fractions d’argent étaient de manipulation beaucoup moins commode22. Dès lors, on comprend mieux la rapidité avec laquelle l’innovation s’est répandue.

En Grande Grèce, le bronze apparaît donc à Sybaris au milieu du ve s., entre 446 et 444, puis est rapidement adopté par de nombreuses autres cités de Lucanie et du Bruttium. Au ive s.débuta en Campanie l’abondant monnayage de bronze de Neapolis, puis celui de nombreuses autres cités  telles Hipponion, Medma, Terina et Laus. Au iiie s., outre Héraclée et Tarente, l’usage du bronze se répandit chez les Italiques qui peuplent la péninsule aux côtés des Grecs (notamment les Brettiens qui émirent un abondant monnayage). Il est intéressant de souligner que sur les monnayages italiques, l’usage d’apposer la marque de valeur, indiquée par un nombre de globules, devient très fréquent. Ce qui contraste avec l’usage grec de la région.

La naissance du bronze en SicileMalgré la proximité géographique, les problématiques liées à l’apparition de la monnaie

de bronze en Sicile sont très différentes de celles rencontrées en Grande Grèce. Les premières manifestations en sont caractéristiques  : elles ne sont pas frappées mais coulées. Plus encore,

22 Même à notre époque ces petites monnaies grecques sont de manipulation difficile. Une anecdote repérée dans l’un des inventaires du Cabinet des médailles est d’ailleurs en accord avec cette idée. En p. 256 de l’inventaire n° 11 sur la Mysie, on peut lire que le numismate anglais J. P. Six a laissé tomber une monnaie de 0,08 g que ni lui ni P. M. A. Chabouillet, alors conservateur, n’ont pu retrouver. Celle-ci s’étant sans doute glissée entre les fentes du parquet. Dès lors, on peut réaliser à quel point ces petites dénominations peuvent se perdre facilement sur un sol brut.

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certaines ne possèdent pas la forme circulaire habituelle, ce qui a fait douter de leur réelle fonction monétaire23.

La chronologie en particulier, pose des problèmes difficiles à résoudre. Celle-ci est moins précise qu’en Grande Grèce et, en l’état actuel de la documentation, il est aventureux d’être aussi catégorique que O. Hoover lorsqu’il affirme que la Sicile est à l’origine du monnayage de bronze24. Pour ce faire, il faudrait une attestation d’un monnayage de bronze sicilien antérieure à 446. Or, il est déjà malaisé de savoir laquelle entre Agrigente et Sélinonte fut la première cité à émettre un monnayage de bronze25. On peut toutefois affirmer que la primauté est venue de la partie occidentale de la Sicile.

À Agrigente les premières monnaies apparaissent dans la deuxième moitié du ve siècle. D’emblée, quatre dénominations sont émises : l’once, l’hexas, le tétras et le trias. Contrairement à ce que l’on a vu pour la Grande Grèce, en Sicile, l’apposition de marque de valeur s’effectue dès le début. Les différentes dénominations portent ainsi un certain nombre de globules qui correspondent à sa valeur (en onces). Celle-ci étant calculée sur une base duodécimale qui se réfère à la litra26. Par exemple, un tétras possède 3 globules, ce qui correspond à 3/12 de la litra, soit un quart.

La particularité la plus étonnante demeure néanmoins leur forme inusitée. Ces monnaies coulées possèdent, pour les trois dénominations les plus lourdes, une forme conique, et pour la plus petite, une forme ovoïdale (fig. 8).

23 Price 1968, Price 1979. Il les rapproche même des kollyboi d’Athènes. Sur ces derniers, voir l’article de Kroll dans ce volume.

24 Hoover 2012, lv. Macaluso 2008, 23, affirme elle aussi que l’apparition de la monnaie de bronze en Sicile est une première pour le monde grec.

25 Lazzarini 2009, 172. Ce dernier suggère néanmoins que les bronzes de Sélinonte sont antérieurs.26 Les dénominations s’articulent autour d’une litra de c. 45. Voir Vassallo 1983, 18.

Fig. 8a. Once d’Agrigente : Münzen und Médaillen (Weil am Rhein),

21 (24 mai 2007), n° 59.

Fig. 8b. Hexas d’Agrigente : Münzen und Médaillen (Weil am Rhein), 17 (4 octobre 2005), n° 156.

Fig. 8c. Tétras d’Agrigente : Paris, BnF, n° 1987.405.

Fig. 8d. Trias d’Agrigente : ArsCoins Roma (London), 3 (31 mai 2011), n° 55.

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On remarque que malgré leur forme la typologie fait écho au monnayage d’argent en reprenant les types de l’aigle et du crabe. Cette caractéristique est un argument supplémentaire, avec les marques de valeurs, pour considérer qu’il s’agit bien de monnaies27. Sur l’exemplaire de Paris, on peut même encore lire l’ethnique AK-PA qui se répartit sur les deux côtés28. Le choix de cette technique paraît surprenant et les raisons de ce choix nous échappent. Cela dit, les formes coniques furent rapidement délaissées et Agrigente procéda ensuite à une ultime émission de monnaies coulées, cette fois avec une forme circulaire (fig. 9), avant de modifier la technique à nouveau pour procéder à de nombreuses émissions de monnaies de monnaies frappées.

À Sélinonte les premières monnaies de bronze sont également coulées. Le système de dénomination utilise également d’emblée quatre dénominations, les mêmes qu’à Agrigente. Récemment, L. Lazzarini, en analysant les poids des bronzes coulés de Sélinonte, a proposé d’y voir deux séries distinctes29. Une série lourde (fig. 10a-10d) et une deuxième plus légère (fig. 11a-11c). Dans la première série, sont frappés l’onkion, hexas, tétras et le trias. Dans la seconde, les mêmes dénominations, mais avec deux émissions de tétras et une nouvelle dénomination : le pentonkion.

Série lourde

27 Hoover 2012, lv, rapporte justement que le grand nombre d’exemplaires retrouvés constitue un élément supplémentaire pour confirmer qu’il s’agit bien de monnaies.

28 L’ethnique sur la monnaie est en contradiction avec l’hypothèse d’une entreprise privée telle que l’a suggéré Price 1968 ; Price 1977.

29 Lazzarini 2009, 161-170.

Fig. 9. Pentonkion ? d’Agrigente : Coll. L. Brousseau.

Fig. 10a. Once de Sélinonte : New York Sale (New York), VII (15 janvier 2004), n° 137.

Fig. 10b. Hexas de Sélinonte : CNG (Lancaster and London), 60

(22 mai 2002), n° 195.

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Série légère

À partir des données issues des 192 exemplaires qu’il a recensés, Lazzarini a calculé les poids théoriques à partir du poids moyen de la plus petite unité, l’once. Il arrive à la conclusion que le système de la série lourde est articulé autour d’une litra de 45 g30, celle de la série légère, autour d’une litra de 30g (fig. 12).

Dénominations Série lourde, poids moyens Poids théoriques Série légère, poids

moyens Poids théoriques

Once 3,81 g (20 ex.) 3,81 g 2,54 g (6 ex.) 2,54 gHexas 4,58 g (24 ex.) 7,62 g 3,93 g (9 ex.) 5,08 gTétras 11,39 g (25 ex.) 11,43 g 9,08 g (30 ex.) 7,62 gTétras 2e émis. 6,40 g (28 ex.)Trias 15,34 g (17 ex.) 15,45 g 10,45 g (16 ex.) 10,16 gPentonkion 11,42 g (11 ex.) 12,70 gLitra 45,72 g 30,48 g

On peut dès lors remarquer que les poids semblent moins aléatoires que certains l’ont pensé. On doit bien sûr garder à l’esprit que la technique utilisée ne permet qu’une précision pondérale approximative, et que d’autre part, le caractère fiduciaire de la monnaie de bronze autorise des écarts qui ne seraient pas tolérés pour un métal précieux. Mais on peut aussi constater que la valeur de la litra a diminué d’un tiers entre les deux séries ce qui est considérable.

30 Le même poids que la litra d’Agrigente.

Fig. 10c. Tétras de Sélinonte : Ponterio (San Diego, CA),151 (14 novembre 2009), n° 8020.

Fig. 10d. Trias de Sélinonte : CNG (Lancaster and London), Triton XI (7 janvier 2008),

n° 55.

Fig. 11a. Once de Sélinonte : SNG Morcom n° 669.

Fig. 11b. Tétras de Sélinonte CNG Electronic Auction (Lancaster and London), 288 (10 octobre 2012),

n° 86.

Fig. 11c. Pentonkion de Sélinonte : NAC (Zürich), 21 (17 mai 2001),

n° 112.

Fig. 12. Tableau de distribution des poids des séries de Sélinonte (d’après Lazzarini 2009).

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La division des bronzes coulés de Sélinonte permet de supposer que les deux séries sont successives et qu’elles couvrent une plus longue période de temps. Mais autant à Agrigente qu’à Sélinonte les éléments de datations sont ténus. Les trésors ne sont pas utiles, le trésor de Sélinonte (CH II, 29) ne contient que des bronzes coulés de Sélinonte. Idem pour les 15 monnaies publiées par C. Arnold-Biucchi qui constituent vraisemblablement un autre trésor31. Les découvertes en fouilles sont insuffisamment documentées. Par exemple, S. Vassallo, indique dans une étude préliminaire sur quelques tombes d’Himère comportant des monnaies, la trouvaille d’un tétras coulé d’Agrigente. Or, la datation de la tombe est en cours d’étude et appartient à un type de tombe attesté du vie s. à la deuxième moitié du ve s.32. Elle n’apporte pas d’éléments probants pour la chronologie mais indique néanmoins que des bronzes coulés d’Agrigente ont circulé jusqu’à Himère sur la côte nord de la Sicile.

Lazzarini s’appuie notamment pour dater les émissions sur la date d’introduction de la litra. Le système de bronze étant basé sur la litra, les émissions sont forcément postérieures. Il rappelle également l’idée de Manganaro qui voit derrière le passage de l’obole à la litra d’argent, de même que dans l’introduction d’un monnayage de bronze, des causes d’inflation économique33. D’ailleurs la période est marquée par de nombreux bouleversements et mouvements de population ; vers la fin des années 460 les tyrannies ont été renversées et remplacées par des gouvernements démocratiques. L’introduction de la litra (et de ses sous-multiples) semble jouer un rôle préparatoire à l’instauration du monnayage de bronze sicilien et il convient de s’y attarder quelque peu.

Rappelons que le terme litra est d’origine sicule, mais que l’application d’une valeur monétaire à une fraction de la drachme est une création des Grecs. Celle-ci est introduite vers 46034 et est légèrement plus lourde que l’obole d’environ 0,14 g, soit un poids de 0,86 g. Ainsi l’obole vaut 1/6e de la drachme, la litra, 1/5e. La différence de poids entre la litra et l’obole correspond au poids de l’hexas d’argent (ou dionkion) (fig. 13), autre nouvelle dénomination qui sert donc aux échanges entre le système de la litra et celui de l’obole35 : un hexas plus une obole équivaut à une litra. L’autre nouvelle dénomination d’argent est le pentonkion (fig. 14). Celle-ci s’insère dans le système de la litra tout en établissant une équivalence avec l’hémiobole. On peut remarquer que les valeurs sont indiquées par des globules comme ce sera le cas sur le bronze. Ces monnaies divisionnaires sont attestées pour la plupart des cités grecques de Sicile et ainsi, semblent témoigner de mutations pondérales générales36. À Agrigente des indications de valeurs par rapport à la litra apparaissent même sur une émission de litrai (LI) (fig. 15) et sur un pentalitron (PEN)37 (fig. 16).

31 Arnold-Biucchi 1996, 19.32 Vassallo 2009, 245.33 Lazzarini 2009, 159. Manganaro 1999, 246.34 Boehringer 1998, 46-47 ; Manganaro 1999, 246 ; Hoover 2012, lv. ; Fischer-Bossert 2012, 146 ; Sur le

système de la litra et sur ses occurrences dans les textes, voir Parise 1979.35 Bérend 1984, 20 souligne justement que la litra permet aussi la conversion entre la drachme attique et la

drachme chalcidienne.36 À Agrigente, Camarina, Catane, Géla, Himère, Leontinoi, Messine, Ségeste, Sélinonte, Syracuse et même

à Rhégion. Des tetrantes et des triantes d’argent sont également attestés mais plus rares (par exemple à Himère).

37 Le poids du pentonkion est équivalent à une drachme attique.

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L’apparition de la litra d’argent et de ses sous-multiples semble donc être liée avec la création de la monnaie de bronze. La création de la litra permet de lier le système de valeur utilisé par les Grecs à celui utilisé par les indigènes avec qui ils entretiennent des relations d’ordre économique. Les premières litrai apparaissent dans les années 460, tout comme les premiers monnayages des cités indigènes (Abakainon, Enna, Galaria, Morgantina)38 qui inaugurent leurs monnayages par l’émission de litrai d’argent. Dans les cités grecques, les nouvelles petites dénominations ne seront en usage que sur une courte période. Il est néanmoins certain qu’elles sont antérieures aux émissions de bronze et il est possible qu’elles aient servi de transition vers le nouveau système monétaire39.

Le rapport avec l’introduction de la litra fournit donc un terminus post quem à Lazzarini qui propose d’emblée de dater la série lourde de Sélinonte entre 460-440 et la série légère entre 440-41540. Le terminus ante quem est quant à lui fourni par les deux séries de bronze frappées qui sont émis peu avant la destruction de la cité en 409. Les émissions de bronzes coulées sont certainement à placer quelque part dans cette fourchette chronologique, mais il nous semble aventureux d’étirer la période d’émission sur une si longue période. Surtout lorsque l’on observe que les trois dévaluations successives du poids de la litra à Himère41 ont eu lieu dans un intervalle de temps plus court. On doit donc conclure que la chronologie est toujours incertaine et quelle doit s’inscrire dans le troisième quart du ve siècle. Bien que nous suivions la division en deux séries, nous ne suivons pas une datation aussi haute.

38 Rutter 1997, 139-141. Certains proposent une chronologie plus haute, notamment Holloway s’appuyant sur une drachme de Zankle comportant 6 globules. Or, comme l’a soulevé Macaluso 2008, 59, les globules ne sont pas nécessairement toujours des marques de valeur, ils ne sont parfois qu’un motif ornemental ; elle rappelle le cas des statères de Sélinonte qui portent parfois un nombre variable de globules (de 1 à 4).

39 Bérend 1989, 26 va également dans ce sens.40 Il propose ainsi 415 pour le début des bronzes frappés.41 Voir infra.

Fig. 13. Hexas d’Agrigente : Gemini (New York),

6 (10 janvier 2010), n° 13.

Fig. 14. Pentonkion d’Agrigente : CNG (Lancaster and London),

67 (21 mai 2003), n° 78.

Fig. 15. Litra d’Agrigente marquée LI : New York Sale (New York),

14 (10 janvier 2007), n° 23. Fig. 16. Pentalitron d’Agrigente marqué PEN : NAC (Zürich),

29 (11 mai 2005), n° 68.

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À Himère, vers 430, la monnaie de bronze est inaugurée par une éphémère émission de monnaies coulées42 (fig. 15), avant qu’elles ne soient ensuite toutes produites par la frappe. Là aussi toute une série de dénominations sont émises : hémilitre (fig. 17-18), pentonkion (fig. 19), trias, tétras (fig. 20), hexas (fig. 21)43 et onkion.

Outre, l’émission de monnaies coulées pour laquelle seul l’hémilitre est attesté, plusieurs émissions se succèdent. Grâce aux marques de valeur on peut observer plusieurs dévaluations successives du poids de la litra. Initialement de c. 60 g, celle-ci est réduite à c. 30, puis, vers la fin du ve s., elle diminue à c. 12 g pour terminer à c. 8 g.

Ces trois cités sont les premières à avoir émis un monnayage de bronze. Ailleurs en Sicile, les autres cités qui frappent dans le dernier quart du ve siècle sont Camarina après 424, Gela vers 420-405, Ségeste vers 420, Lipara vers 425, Messine vers 425 et finalement Syracuse vers 420. Toutes ces cités semblent amorcer leur monnayage de bronze quasi-simultanément et produisent

42 Calciati 1983, 25, n° 1. 43 L’exemplaire illustré, avec un H au revers, est possiblement inédit.

Fig. 17. Hémilitre coulé d’Himère : Calciati 1983 n° 1.

Fig. 18. Hémilitre d’Himère : Peus (Franfurt am Main), 401 (3 novembre 2010), n° 89.

Fig. 19. Pentonkion d’Himère : Stack’s (New York), 14 janvier 2008, n° 2071.

Fig. 20. Tétras d’Himère : CNG (Lancaster and London), Triton XIV (3 janvier 2011), n° 21.

Fig. 21. Hexas d’Himère : CNG (Lancaster and London), Triton IX (10

janvier 2006), n° 690.

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des monnaies frappées. Leontinoi qui débute ses frappes de bronze vers 405 émet même des onkiai qui pèsent moins d’un gramme. Lipara est un cas à part. C’est la seule cité à avoir émis une litra de bronze (fig. 22) dont certains exemplaires dépassent 100 g. Cette dénomination ne sera frappée que lors de la première émission.

Nous avons vu que les dénominations de bronze émises par les cités de Sicile sont fondées sur l’unité indigène de la litra. Celle-ci était utilisée de longue date par ces derniers. Le bronze semble avoir été leur métal de prédilection et son usage pour les échanges est attesté sous différentes formes  : aes rude, lingots en forme de peau de boeuf, haches, pointes de lances44. L’usage de l’aes rude était bien implanté en Sicile, il est présent dans la majeure partie des dépôts de bronze trouvés en Sicile datables à partir du xiiie s.45. L’usage de celui-ci est également attesté dans les cités grecques, en particulier à partir du viie s.46. Par exemple, les fouilles d’Himère montrent que la cité a utilisé le bronze pesé dès l’implantation de la colonie et que ni le début du monnayage d’argent, ni celui de bronze n’ont interrompu son usage47.

Des cités comme Agrigente, Sélinonte et Himère, qui furent les premières à émettre un monnayage de bronze, entretenaient des relations d’ordre économique avec les indigènes de l’intérieur. La position des cités grecques sur la côte et leur ouverture vers le commerce extérieur permettait l’arrivée de biens de toute la Méditerranée. Une partie de ces biens s’échangeaient avec les populations locales. La distribution de la céramique grecque à travers l’intérieur de la Sicile nous dévoile des traces de ces relations économiques48. Aussi, la circulation des bronzes d’Agrigente montre bien que le numéraire de bronze pénétrait les zones intérieures49. Pour S. Vassallo, dans la deuxième moitié du ve siècle, l’influence d’Agrigente sur une vaste partie de la Sicile centrale peut être déduite de la circulation de ses monnaies de bronze50. D’autres études qui se sont penchées sur la circulation du numéraire de bronze montrent que celui-ci circulaient

44 Macaluso 2008, 28-33.45 Ibid., 28-29. Certains dépôts sont assez importants, comme celui de Lipara, trouvé en 1964, et qui

contenait environ 75 kg d’objets de bronze. 46 Pour un aperçu des trouvailles de bronze, site par site, voir Ibid., 33-40.47 Ibid., 43.48 Domínguez 2010, 28-29.49 Voir la carte des trouvailles des bronzes d’Agrigente (fig. 3) de Puglisi 2011, 185.50 Vassallo 1983.

Fig. 22. AE Litra de Lipara : NAC (Zürich), 64 (17-18 mai 2012), n° 756.

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bien au-delà de son lieu d’émission51. Les trouvailles de monnaies de bronze de Syracuse, mais également les nombreux sites qui les ont surfrappées, attestent d’une vaste circulation et de l’importance des quantités émises.

Les motivations qui ont mené à la création d’un monnayage de bronze sont difficiles à cerner. Sans doute, y avait-il plusieurs raisons, dont l’une est sans doute de servir de remplacement aux petites dénominations d’argent. C’est ce que laisse penser la naissance du bronze en Sicile par le fait d’émettre d’emblée plusieurs dénominations. De plus, cette substitution pouvait d’une part remplacer la fabrication de monnaies malaisées à manipuler et faciles à perdre, et d’autre part permettre aux états de remplacer des monnaies à valeur intrinsèque par des monnaies fiduciaires ; permettant ainsi un bénéfice substantiel.

Pour conclure, rappelons qu’en Sicile l’introduction de la litra (et ses sous-multiples) semble avoir joué un rôle en créant un lien avec le système des poids et mesures indigène et en introduisant dans le monnayage d’argent une valeur qui servira de référence au monnayage de bronze. Les différences marquées entre les premières manifestations du bronze monnayé en Sicile et en Grande Grèce, malgré la proximité géographique et chronologique, traduisent des contextes différents. D’un point de vue chronologique, en Grande Grèce, Sybaris IV fournit désormais un point de repère stable, entre 446 et 444, ce qui en fait en l’état actuel la première cité à frapper le bronze. En Sicile, Sélinonte et Agrigente se disputent la primauté, mais aucun argument décisif ne permet de trancher. Il semble néanmoins certain que la monnaie y apparaît dans le 3e quart du ve s.

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