Urbanisation et conflit pour léau a San Francisco Ocotlan (Puebla, Mexique)
Aux origines de la "mise en tourisme" du Mexique maya: les archéologues et anthropologues...
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1
For the final version, see Jacques-henri Coste (Ed.) Les sociétés entrepreneuriales et
les mondes anglophones. Paris : Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2013
Aux origines de la mise en tourisme du Mexique maya : les archéologues et
anthropologues américains comme entrepreneurs1
Eve Bantman-Masum (Université du Mirail, Lisst-Cieu)
En 2010, le tourisme constituait la troisième source de devises du Mexique (environ 9%
du PIB) et générait 7,5 millions d’emplois directs et indirects2. La majorité des touristes
se rendant au Mexique viennent des Etats-Unis et réciproquement, le Mexique est la
destination préférée des touristes nord-américains3. Longtemps délaissé, le tourisme
mexicain a suscité un intérêt croissant des Mexicanistes (Berger), des géographes
(Hiernaux, Redclift, Torres), des politistes (Clancy) et anthropologues (Castañeda). La
péninsule du Yucatan dans le sud-est du Mexique, et notamment la station balnéaire de
Cancun, ont focalisé l’attention des chercheurs. On y étudie l’essor d’une station
balnéaire représentative d’un certain modèle de développement économique : la
construction de Cancun a été planifiée dans les années 1960 par la Banque du Mexique
et financée par l’aide internationale au développement (Clancy, 2001 : chapitres 3 & 4).
Au milieu des années soixante-dix, la forêt tropicale se transforme en jungle urbaine
hérissée d’hôtels modernes, de restaurants exotiques et de bars branchés. Lieu de
villégiature créé pour gonfler les revenus à l’exportation du Mexique et fournir des
emplois aux travailleurs nationaux, Cancun s’impose comme une référence
incontournable, un modèle de développement économique et touristique.
1 L’auteur remercie David Dumoulin, et les autres membres de Frontac-Tic, pour nos discussions éclairantes sur ce sujet.
2 Chiffres cités par le président mexicain Felipe Calderon dans son discours du 25 janvier 2011, disponible sur le site de la confédération nationale des chambres de commerce, services et tourisme du Mexique, (Concanaco Servytur), <http://www.concanaco.com.mx/comunicacion/discursos/496-jdf-inaugura-convencion-nacional-de-turismo.html>.
3 Pour une mise en perspective de ces chiffres, voir le bulletin 133 du Ministère du Tourisme mexicain (Sectur) disponible en ligne le 20 juillet 2011, <http://www.sectur.gob.mx/es/sectur/Boletin_133_>.
2
Le type de croissance promue à Cancun a fait l’objet de critiques, l’un des arguments
les plus communément avancés étant qu’il s’agit d’une ville américanisée. Rebecca
Torres, auteur de nombreux travaux sur cette ville, a ainsi écrit :
L’extravagance et la surenchère de constructions à Cancun en ont fait un spectacle digne du cirque, que les locaux ont rebaptisé Gringolandia. Ce terme ne renvoie pas uniquement aux analogies entre le spectacle du tourisme de masse à Cancun et celui proposé à Disneyland, mais il implique également une invasion et une appropriation de l’espace mexicain par l’espace américain. La réalité cependant est bien plus complexe.4
Formé à partir de Disneyland et de gringo, le terme gringolandia renvoie à une
conception critique de la culture Made in USA. Il désigne un espace factice où le
divertissement et l’argent prennent le pas sur l’histoire et la civilisation. Or, pour Torres
comme pour d’autres auteurs, Cancun est bien moins agringada (américanisée) qu’il
n’y paraît. Pour commencer, les intérêts états-uniens ne dominent pas le tourisme à
Cancun, où investisseurs locaux et étrangers sont clairement associés (Clancy,
2001 : chapitres 5, 6). On sait aussi que les statistiques officielles tendent à diminuer
artificiellement l’importance du tourisme national, et réciproquement, à gonfler la
proportion des touristes étrangers, et donc américains, ciblés par les statistiques de
l’Organisation Mondiale du Tourisme (Hiernaux, 2005: 3). A ces paramètres
économiques et statistiques s’ajoute une préoccupation esthétique et culturelle : bien
que perçu comme un espace américanisé, Cancun est d’un point de vue architectural
assez représentatif des paysages urbains du Mexique contemporain (Quiroz Rothe,
2005). Démographiquement parlant, c’est aussi un centre urbain de 700 000 résidents,
pour la plupart mexicains, même si touristes et locaux logent dans des parties distinctes
de la ville (Cancun Beach pour les premiers, et Cancun City pour les seconds).
Sans chercher à contredire les auteurs cités précédemment, nous allons défendre ici une
hypothèse de recherche tout à fait différente : l’association entre espace touristique et
gringolandia ne serait pas aussi factice qu’il y paraît mais plutôt le résultat d’un projet
4 « The extravagance and overbuilt nature of Cancun has transformed it into a circus-like spectacle referred to as Gringolandia by locals. The term not only refers to the Disneyesque quality of the spectacle that is large-scale mass tourism in Cancun, but it also implies the invasion and appropriation of Mexican space by an American place. The reality, however, is far more complex. », voir R Torres et J Momsen, 2005, « Gringolandia: the Construction of a New Tourist Space in Mexico » in Annals of the Association of American Geographers, 95 (2), p. 314–335.
3
entrepreneurial nord-américain antérieur et de sa traduction et acclimatation en terre
mexicaine. Bien avant Cancun, le tourisme dans la péninsule du Yucatan, et plus
largement, dans le sud-est mexicain, a initialement été développé par des entrepreneurs
nord-américains relativement atypiques qui ont saisi le potentiel de la région, trouvé des
investisseurs, attiré les touristes, développé les premières infrastructures touristiques,
construit l’image de marque de la région, et surtout, convaincu les élites mexicaines de
la validité de leur projet. Loin de n’être que des usagers de services touristiques, ces
Nord-américains ont agi en entrepreneurs, selon la définition classique de Schumpeter
(1993). Ils ont joué un rôle moteur dans le développement d’un espace touristique au
Mexique ce qui, dans une certaine mesure, valide la thèse du tourisme comme une
forme d’américanisation mais laisse également entrevoir sa dimension plus
transaméricaine. Plutôt que de repérer et de lire l’influence américaine dans les zones
touristiques du Mexique par le biais d’une analyse des perceptions et des
représentations, nous avons choisi d’aller aux sources d’une forme d’entrepreneuriat
touristique contemporain, d’en retracer les origines nord-américaines, son transfert mais
aussi ses évolutions plus récentes. Son développement sera ici rattaché à l’existence
d’un modèle entrepreneurial singulier et d’une forme d’innovation culturelle originale
initiée par des acteurs originaires des Etats-Unis, innovation qui a débouché sur une
forte création de valeur économique et des transformations économiques et sociétales
majeures.
Cet article s’intéressera plus particulièrement à un type précis d’entrepreneurs
« héroïques », à savoir un petit nombre d’archéologues et anthropologues associés à des
organisations culturelles et universitaires nord-américaines. Ces archéologues et
anthropologues aventuriers ont su exploiter la curiosité suscitée par la mise à jour des
anciennes cités mayas5 pour développer une activité lucrative dans les états du Yucatan
et du Chiapas. A partir de sources primaires et secondaires, nous retracerons le
processus de mise en tourisme de plusieurs sites mayas qu’ils ont lancé, en analysant
l’émergence et le transfert d’un modèle innovant de développement et de pratiques
5 Le terme maya renvoie à l’une des grandes civilisations préhispaniques qui connut son apogée entre 300 et 900 de notre ère. Le territoire des anciens mayas s’étendait dans plusieurs pays de la Méso-Amérique (Mexique, Guatemala, Belize, Honduras et Salvador). Le terme est aussi utilisé pour évoquer les populations de langue maya qui vivent dans ces régions (Tzotzil, Tzeltal, Tojolabal, Chontal, etc.).
4
touristiques. Nous insisterons sur les différentes facettes de cet entrepreneuriat dont le
rôle ne s’est pas limité à la découverte de sites d’intérêt : les spécialistes des Mayas ou
« Mayanistes » ont inventé un modèle de développement socioéconomique qui a été
repris par d’autres, aussi bien aux Etats-Unis qu’au Mexique. A long terme, ils ont
contribué à façonner l’image de marque de la région (le Mexique maya) et favorisé
l’essor de l’industrie touristique du pays. Si le gringolandia existe au Mexique, il faut
en rechercher l’origine dans la vision et l’action de ces entrepreneurs américains
particulièrement innovants. Leur aventure entrepreneuriale et leurs actions pionnières
renvoient à un pan méconnu de l’histoire croisée des deux pays qui est à l’image des
interactions complexes entre le Mexique et les Etats-Unis d’aujourd’hui.
Nous reprendrons ici les travaux pionniers de Quetzil Castañeda sur la mise en tourisme
de Chichen Itza par les archéologues de la Carnegie Institution in Washington (CIW).
Nous reviendrons ensuite sur l’origine de cette dynamique entrepreneuriale en étendant
l’analyse à des processus similaires. Nous adopterons une approche chronologique pour
décrire deux périodes et deux lieux emblématiques du développement touristique dans
deux États du Mexique - le Yucatan (1890-1930) et le Chiapas (1930 – 1960) - en
insistant, dans un cas comme dans l’autre, sur les stratégies employées et les résultats
obtenus. Nous montrerons ainsi que ces entrepreneurs atypiques jouissaient d’un capital
social certain et qu’ils s’inséraient dans des réseaux disposant de ressources matérielles
conséquentes, qu’ils étaient capables d’anticiper la demande et de répondre aux attentes
de visiteurs étrangers. Autant de compétences innovantes qui leur ont permis de réussir
en tant que promoteurs, intermédiaires et entrepreneurs touristiques au Mexique.
Les archéologues étatsuniens, innovateurs et promoteurs de la mise en tourisme
des sites mayas au début du 20ème siècle.
E. Thompson : archéologue-aventurier, entrepreneur héroïque et découvreur d’opportunité
Pionnier des études mayas, l’archéologue Edward Thompson se fait connaître aux Etats-
Unis en reconstruisant des bâtiments mayas pour l’exposition colombienne de 1893.
Désormais financé par un magnat de Chicago, il achète en 1895 les ruines de la cité
5
ancienne de Chichen Itza (Yucatan) et les explore jusqu’à la Révolution Mexicaine. Il
reconstruit l’hacienda (demeure du propriétaire terrien) du domaine et commence à y
accueillir d’autres archéologues ou des visiteurs. Thompson, qui est également vice-
consul des Etats-Unis dans la région, se rend célèbre auprès des voyageurs pour qui la
visite de ruines s’impose peu à peu comme l’attrait principal de tout voyage dans la
région. Rapportant leur visite à Chichen Itza, les Anglais Channing et Frost écrivent
ainsi en 1909 :
M. Edward Thompson, consul-général de l’Amérique au Yucatan, nous accueillit chaleureusement à l’hacienda, dont il était propriétaire depuis quelques années. Archéologue enthousiaste, il avait manœuvré pour prendre possession du domaine voilà environ quinze ans, à une époque où les environs étaient malfamés. Les deux derniers haciendados et leurs familles avaient été massacrés par les Indiens rebelles, la maison pillée. De nos jours encore, Chichen, situé à la lisière de la partie orientale et désaffectée de la péninsule, n’est pas aussi tranquille qu’il y paraît. Deux semaines avant notre arrivée, le village de Xocen, à une trentaine de miles, avait été envahi et incendié. Mais ces épisodes n’inquiètent en rien M. Thompson, qui a pris parti pour les Indiens et qui, parce qu’il parle maya comme s’il était l’un des leurs, est aimé par tous. Voyageur expérimenté, M. Thompson nous a conquis en nous menant, après les présentations de rigueur, à une pièce d’eau au toit de palme où nous savourèrent, dans la pierre, les plaisirs de l’eau froide après notre trajet sous la chaleur et la poussière.6
Au début du 20ème siècle, Thompson a aménagé son domaine pour y recevoir des hôtes
qu’il impressionne par son charisme et son professionnalisme. Il comprend et répond
aux attentes des visiteurs étrangers de l’époque, des Occidentaux cultivés en quête
d’aventure mais aussi de confort. Comme tous les voyageurs en terres mayas, Channing
et Frost sont venus admirer les traces d’un passé méso-américain mal connu qui fascine
les Occidentaux. Thompson s’impose d’autant mieux comme l’hôte idéal qu’il est aussi
archéologue. Chez lui, archéologie et tourisme sont indissociablement liés. Ses invités
6 « At the hacienda a kindly welcome awaited us from Mr. Edward Thompson, Consul-General for America in Yucatan, who has for some years been the owner of the property. A keen archeologist, he pluckily entered into possession of the estate some fifteen years ago when the neighborhood had long earned an unenviable reputation. The last two haciendados and their families had been massacred by the revolted Indians and the house pillaged. Even to-day, Chichen, which practically stands on the borderland of the dissafected eastern district if the Peninsula, is not as peaceful as it looks. A fortnight before our arrival a village some thirty miles off called Xocen had been raided and burnt. But these outbreaks do not distress Mr. Thompson, whose sympathies are with the Indians, and who, speaking Maya like one of them, is beloved all around. An experienced traveller himself, Mr. Thompson gained our hearts at once by introducing us, as soon as our greetings were over, to a palm-thatched bathhouse, where in a stone we revelled for some time in the pleasures of cold water after our dusty, burning ride. », voir A Channing, et Frost Tabor, J, 1909, The American Egypt, A Record of Travel in Yucatan, London, Hutchinson & Co., p. 86-7.
6
apprécient autant le confort de sa propriété que ses connaissances incomparables sur la
civilisation maya. En 1904, Edward Thompson est le grand spécialiste des Mayas, et en
collaboration avec Harvard, il a commencé à fouiller – on dirait désormais piller – le
site de Chichen Itza. Toujours selon Manning et Frost,
A propos des fouilles du Puit Sacré : tout porte à croire que grâce à elles M. Thompson pourra bientôt fournir au monde un récit passionnant qui reconstituera la vie de Chichen avant la conquête, reconstitution établie avec le zèle méticuleux qui caractérise ses entreprises passées dans d’autres parties du Yucatan.7
Cette opération, qui vit notamment une partie des pièces partir vers le musée Peabody et
Harvard, contribua de manière déterminante à susciter l’intérêt pour les Mayas. Pionnier
des études mayas et du tourisme, Thompson est pourtant de nos jours largement
déconsidéré par ses pairs, sa contribution aux études mayas dénigrée, voire ignorée :
Harvard était l’institution pionnière en matière de recherche sur les Mayas, et avait envoyé en 1892 la première véritable expédition archéologique dans les jungles mayas - en l’occurrence dans les ruines de Copan. En ces temps de diplomatie de la canonnière et de républiques bananières, un généreux contrat passé avec le Peabody leur permit de ramener (légalement) un véritable trésor de monuments mayas de l’époque classique… C’est ainsi que débuta l’ère des grandes expéditions, auxquelles finirent par se joindre Carnegie, l’Université de Pennsylvanie, Tulane University…, et l’Institut Mexicain d’Anthropologie et Histoire. Cet âge d’or dura jusqu’à la Seconde Guerre Mondiale.8
L’héritage de Thompson est difficile à assumer, car il incarne une époque où les
mayanistes sont tout à la fois des aventuriers explorant la jungle et des chercheurs d’or
ramenant aux Etats-Unis des trésors fabuleux. A peine reconnu de nos jours, Edward
Thompson est pourtant très représentatif de ce qu’était l’archéologie mayaniste du début
du 20ème siècle, époque où l’université américaine commence à former ses premiers
docteurs. L’archéologie est alors une sous-discipline des lettres classiques et des études
7 « About the dredging of the Sacred Well : There is much reason to believe that, aided by these, Mr. Thompson will be able to give the world an absorbingly interesting reconstruction of pre-Conquest life in Chichen, pieced together with that painstaking zeal which has distinguished all his previous work in other parts of Yucatan. », op. cit., p. 93.
8 « Harvard was the pioneer institution in Maya research, and in 1892 had fielded the first real archeological expedition to the Maya jungles – in this case the ruins of Copan. In those days of gunboat diplomacy and banana republics, under a generous contract the Peabody was able to bring back (legally) a treasure trove of Classic Maya monuments… Thus began the era of the great expeditions, which eventually was to see the entry of Carnegie, the University of Pennsylvania, Tulane University…, and Mexico’s National Institute of Anthropology and History. This was the golden age which lasted up until World War II », voir M Coe, 1994, Breaking the Maya Code, Londres, Penguin Books, p. 118.
7
bibliques qui sera, par la suite, rattachée à l’anthropologie. Au début du 20ème siècle,
l’archéologie est avant tout une activité lucrative, indissociablement liée au commerce
des antiquités (Patterson, 1999) et à un style de vie. Axe phare de l’archéologie
américaine, l’étude de la civilisation maya se développe à l’ère de l’empirisme, comme
une forme de recherche appliquée. La figure de Thompson, archéologue et entrepreneur,
n’est donc en rien contradictoire : l’archéologie, comme les autres disciplines, mène
naturellement à des applications pratiques (Zunz, 1998). Or, le tourisme s’est très
rapidement imposé à Thompson comme un débouché commercial naturel de la
recherche sur les Mayas, et ce d’autant plus que de nombreux auteurs n’avaient cessé,
depuis le début du 19ème, d’écrire au sujet des ruines du Mexique9. Edward Thompson
est le premier à avoir saisi et exploité cette opportunité et offert aux touristes une double
possibilité : séjourner confortablement dans son hacienda, s’y initier à la civilisation
maya. Après avoir acquis Chichen Itza grâce à un mécène, il fouille le site avec l’appui
de Harvard et innove en y lançant une nouvelle forme de tourisme archéologique.
De l’exploitation commerciale d’un site au processus de mise en tourisme
Thompson est chassé de Chichen Itza par la Révolution, les ruines retombent dans
l’oubli pendant plus d’une décennie avant d’être investies par de nouveaux acteurs. La
Révolution a fait évoluer les structures de propriété de la terre, mais aussi la relation de
l’État au patrimoine. Les ruines de Chichen Itza deviennent mexicaines, même si le
domaine demeure propriété privée (Castañeda, 2009). La mise en tourisme débutée par
Thompson va se poursuivre avec le soutien des élites locales pour qui le tourisme est un
outil de modernisation. Dès la fin de la Révolution10, la famille Barbachano reprend
l’idée de Thompson : ces pionniers mexicains du tourisme acquièrent l’Hacienda et
inaugurent en 1921 les Mayaland Tours « qui amenèrent les premiers touristes à
Chichen Itza »11 (Mayaland Tours). Par la suite, la Carnegie Institution of Washington
(CIW) et les pouvoirs publics mexicains développent l’idée de Thompson : ils 9 Les livres de Stephens, (Incidents of Travel) illustrés par Catherwood, avaient lancé une mode, suscitant l’intérêt pour une civilisation mystérieuse mais aussi pour une forme de tourisme élitiste.
10 Les droits de propriété du site et de l’hacienda ont fait l’objet d’une longue querelle juridique.
11 « Bringing the first tourists to Chichen Itza », voir site Mayaland Tours, < http://www.mayaland.com >, page consultée le 7 janvier 2011.
8
s’associent pour fouiller le site et y développer le tourisme. Comme l’a montré Quetzil
Castañeda, spécialiste de Chichen Itza, qui affirme que dès les années 1920, « Itza fut
inventé pour devenir une attraction touristique (…). Au cœur des motivations du
gouverneur socialiste12 et des archéologues, il y a l’acceptation explicite que Chichen
Itza deviendrait un monument du tourisme et serait dédié au tourisme ».13 Désormais, la
mise en valeur économique du site sera menée de manière plus systématique et
scientifique. Sylvanus Morley14, ancien de Harvard et du Peabody, a rejoint la CIW en
1914 ; l’organisation fondée en 1902 finance depuis 1913 un prestigieux Programme de
Recherche sur les Mayas de 1913 à 1958. La CIW se rapproche des autorités
mexicaines et obtient une concession de 10 ans pour l’exploration du site, en partenariat
avec le gouvernement. L’Etat mexicain est garant, selon l’article 27 de la Constitution,
de la défense des ressources du sol et du sous-sol national, une clause censée limiter le
pouvoir des entrepreneurs étrangers qui dominaient auparavant l’économie nationale.
Dans la préface à la concession, les responsables mexicains justifient leur décision de
collaborer avec des étrangers en expliquant que le Mexique a besoin des archéologues
nord-américains, et ils réfutent l’idée que cette concession irait à l’encontre de l’intérêt
national. Selon les rédacteurs, le savoir-faire des Etats-Unis permettra de faire connaître
au monde entier l’exceptionnel patrimoine du Mexique :
Ces résultats scientifiques méritent l’attention de l’ensemble du monde civilisé. Chaque année, de nouveaux monuments sont découverts tandis que ceux qui ont déjà été mis au jour doivent être conservés. Nous n’exagérons pas en affirmant qu’au terme de la concession, le Yucatan sera un des états de la République les plus favorisés par le tourisme, et que de la zone archéologique découverte en partenariat avec le Gouvernement mexicain surgiront travaux et recherches de valeur et de portée universelles (Concesion, 1925).
12 Le Yucatan a connu une brève période d’autonomie et de gouvernement socialiste sous Felipe Carrillo Puerto au début des années 1920, mais une longue série de gouvernements soucieux de développer le tourisme.
13 « Itza was invented as a tourist attraction (…). Underlying the motivations of both socialist governor and archeologists was the explicit recognition that Chichén would be a monument of and for tourism ». Voir Quetzil E. Castañeda In the Museum of Maya Culture. Touring Chichén Itza. Minneapolis, University of Minnesota Press, 1996, p. 6. 14 Il a déjà « exploré » d’autres sites mayas, comme Tulum : bien que célébré comme pionnier des recherches mayas par Carnegie, Morley est une figure bien plus controversée qu’Edward Thompson et finira par être rappelé à Washington à cause de ses relations avec les trafiquants d’antiquités. Voir Hill, Weeks (eds), 2006, The Carnegie Maya, The Carnegie Institution of Washington Maya Research Program (1913-1958), Boulder, University of Colorada Press, 2006, p.11.
9
Dès les années 20, acteurs privés et pouvoirs publics mexicains sont visiblement
convaincus du génie entrepreneurial des archéologues nord-américains. Ce mouvement
participe aussi à une tentative plus vaste visant à développer le tourisme (Berger, 2006).
Or, les archéologues nord-américains, notamment Morley, disposent de contacts au-delà
du monde universitaire. La Carnegie Institution of Washington, surnommée « The
Club », donne des moyens pharamineux aux spécialistes des Mayas : « Carnegie a
toujours été un leader sur ce terrain, avec des financements et ressources humaines
qu’aucune université ne pouvait égaler (…). Carnegie avait des accords à long-terme
avec le Mexique, le Guatemala, et le Honduras15. Tout comme Thompson avant lui,
Morley, responsable du programme Maya de la CIW, sait cultiver l’intérêt des
voyageurs pour Chichen Itza : il se fait connaître en publiant régulièrement des
reportages illustrés en couleur des fouilles dans le magazine National Geographic,
fondé en 1888 (Castañeda, 1996).
Notons que ces archéologues ne se contentent pas de vendre un site : ils promeuvent un
style de vie attractif à des aventuriers américains, membres d’une élite capable de
s’offrir un voyage exceptionnel, une expérience qui lui permettra de se substituer aux
découvreurs. L’explorateur-amateur est invité à découvrir un patrimoine exceptionnel,
en profitant toutefois du confort de l’hacienda coloniale et des moyens de locomotion
modernes. Le guide touristique du Dr Luis R. Effler, publié en 1937, illustre à merveille
la manière dont les archéologues créent la demande pour un tourisme archéologique,
dont ils déterminent les attentes et jusqu’aux comportements des touristes occidentaux.
L’ouvrage, réédité à plusieurs reprises, vise à faciliter la compréhension des mystères
mayas et du Mexique moderne. Les 10 dernières pages sont consacrées aux questions
pratiques. Quand il s’agit du logement (accommodations), l’auteur fait explicitement
référence aux archéologues, recommande Mayaland Tours qui fournira une automobile
moderne et un guide anglophone. Les Mayanistes de Carnegie ont ainsi inauguré un
style de vie nouveau: celui de l’aventurier américain venu explorer les mystères
mexicains. Par la suite, la promotion touristique du Mexique reprendra
15 Carnegie was always the leader in the field, with monetary and human resources which no university could match (…). Carnegie had long-term agreements with Mexico, Guatemala, and Honduras. » Notons que Carnegie entretient aussi des liens privilégiés avec le Peabody Museum de Harvard. Harvard était par ailleurs le plus grand centre de formation en archéologie à cette époque. Comme d’autres, Morley était d’ailleurs à Harvard avant de passer chez Carnegie, un changement qui lui a permis de trouver le crédit nécessaire pour se développer comme entrepreneur. Voir M. Coe, 1994, Breaking the Maya Code, Londres, Penguin Books.
10
systématiquement l’argument et insistera sur le patrimoine culturel unique et l’accès au
confort moderne (Zolov, 2001). De nos jours, les propriétaires de l’Hacienda de
Chichen Itza continuent d’honorer la mémoire de leurs illustres prédécesseurs:
Hacienda Chichen logeait les archéologues et Mayanistes qui, durant les années 1920, menèrent la première expédition de recherche sur les Mayas de la Carnegie Institution. Lors ce projet de recherche sur les Mayas, plusieurs des maisonnettes de la propriété furent alors construites par ces célèbres chercheurs, dont le travail a façonné notre connaissance de l’ancienne civilisation maya et de son héritage ».16
Thompson et Morley ont à des époques différentes agi en intermédiaires, jouant sur
l’intérêt suscité par les Mayas en Occident, en l’amplifiant pour développer une activité
touristique lucrative, parallèlement à l’exploration du site archéologique. En se
saisissant de cette opportunité, ils ont inventé un modèle de développement économique
et créé des ponts entre promoteurs du tourisme des deux côtés de la frontière. Pionniers
du tourisme archéologique, ils ont eu une influence à long terme puisqu’ils ont façonné
l’image de marque du tourisme au sud-est du pays – le Mexique Maya - en imposant
dans l’esprit de tous - touristes et entrepreneurs - l’image d’une région regorgeant de
fabuleuses villes en ruines à explorer.
Anthropologues-entrepreneurs et tourisme de communauté ethnique au Chiapas
Des aventuriers chez les Lacandons
Bien que plus tardive, la mise en tourisme de l’état du Chiapas, à la frontière du
Guatemala, a bien des points communs avec celle que nous venons d’examiner. En
effet, le modèle de développement de Chichen Itza – exploration scientifique,
publication dans des magazines grand public, inauguration d’un circuit pour aventuriers
intéressés par les mystérieuses cités mayas, implication d’hommes d’affaires mexicains
et sponsoring des autorités locales ou nationales – se banalise, non seulement au 16 « Hacienda Chichen housed archaeologists and Mayan scholars that led in the 1920s the Carnegie Institution's first Maya Research Expedition in the Yucatan. During this Maya expedition program, many of today's cottages at the property were built by the (…) famous scholars, whose works helped shaped the current understanding of ancient Mayan Civilization and legacy ». Le texte est tiré du site de l’hacienda. On y trouve notamment plusieurs pages dédiées aux archéologues. Voir <http://www.haciendachichen.com/archaeologists.htm>.
11
Yucatan (à Tulum par exemple), mais également au-delà. Partout, les anthropologues
(qui rappelons-le peuvent également être spécialistes d’archéologie ou de linguistique)
agissent à la fois en chercheurs et en intermédiaires : ils valorisent des sites pour une
université américaine, et s’associent à des partenaires mexicains pour promouvoir le
développement local. La particularité de la mise en valeur du patrimoine maya au
Chiapas est que l’intérêt des Mayanistes s’est rapidement porté vers les populations
elles-mêmes. Cette histoire a marqué le développement touristique de la région, qui fut
au Chiapas un processus lent et controversé. En 1907, Alfred Tozzer, anthropologue,
archéologue et linguiste rattaché à Harvard et au musée Peabody, publie une des
premières études sur des Mayas du Chiapas (les Lacandons). Spécialiste de la
grammaire maya, bientôt recruté par Carnegie, il forme des générations de Mayanistes
américains et mexicains (Spinden, 1957). Si l’anthropologie s’impose comme la
discipline dominante dans la région, il faut attendre l’arrivée des chercheurs du
Carnegie Institute dans les années 1940 pour voir la recherche et le tourisme
véritablement décoller. De nos jours, le Chiapas et le Yucatan sont intégrés dans un
même circuit touristique qui mène les visiteurs sur la route des Mayas, circuit qui
débute au Yucatan (via Chichen Itza) et se termine au Chiapas (en passant par San
Cristobal)17. Mais au début du 20ème siècle, San Cristobal de las Casas est encore une
petite ville coloniale entourée de communautés mayas ; c’est aussi le point d’entrée vers
la jungle lacandon alors investie par les compagnies d’exploitation du chicle (matière
première du chewing-gum) et les prospecteurs à la recherche de pétrole. Personnage
central des débuts du tourisme au Chiapas, Franz Blom arrive sur le terrain après la
Première Guerre Mondiale: « En 1922, je pénétrai pour la première fois dans la jungle
lacandon avec un groupe de géologues pétroliers nord-américains, avec qui j’appris
presque tout ce qu’on doit faire ou ne pas faire quand on voyage dans la jungle »18.
Archéologue danois formé aux Etats-Unis, Blom travaille pour Carnegie (notamment
avec S. Morley) sur plusieurs projets dans le sud du Mexique (1923, 1925, 1930), au
Guatemala (1924, 1925, 1930) et au Honduras (1935). Il quitte Carnegie mais demeure,
aux yeux de leurs Mayanistes, un des seuls spécialistes des Mayas du Chiapas jusqu’aux 17 Pour une description de la route touristique, voir le site VisitMexico, <http://www.visitmexico.com/en/visitmexicopress2010/the_mistery_and_origin_of_the_mayan_culture> consulté le 15 juillet 2011.
18 « Entré a la selva lacandona por primera vez en 1922 con un grupo de géologos petroleros norteaméricanos, y con ellos apprendi mucho de lo que debe y no debe hacerse en un viaje por la jungla. », voir F Blom, et G. Duby, 1955 (a), La Selva Lacandona, México, éditorial Cultura, p. 15.
12
années 1940 (Weeks, Hill, 2006, 300). Blom et son épouse Gertrude Duby,
anthropologue, s’installent à San Cristobal de las Casas: ils explorent la Jungle,
coopèrent avec les autorités mexicaines pour tenter de développer les communautés qui
l’habitent, et tissent des liens avec les Lacandons. La région est en train de changer :
archéologues et anthropologues arpentent une jungle désertée par les pétroliers et les
chicleros. C’est le début de la mise en tourisme des communautés mayas du Chiapas et
de leur fief historique, la forêt lacandon.
Cette mise en tourisme se fera très progressivement, en association avec l’élite
locale composée notamment d’anthropologues, d’indigénistes, et de politiciens19. De
nombreux anthropologues formés à l’Université de Chicago, spécialistes du Yucatan et
du Guatemala, collaborent au Programme de Recherche sur les Mayas, alors que
Carnegie songe déjà se désengager. Ils commencent par nouer des liens étroits avec
leurs homologues mexicains: le professeur Sol Tax forme Villa Rojas (grande figure de
l’anthropologie mexicaine) qui en 1938 repère le terrain autour de San Cristobal et
débute bientôt une étude à Oxchuc. En 1940, Sol Tax enseigne à l’Ecole Nationale
d’Archéologie à Mexico, comme l’explique le rapport à Carnegie :
Dès la fin des cours, il a prévu d’emmener un groupe d’étudiants dans la communauté tzotzil de Zinacantan dans l’état du Chiapas afin de mener une étude de terrain sur ce groupe maya mal connu. C’est la raison pour laquelle la Carnegie Institution a prêté le Dr. Tax à l’Ecole Nationale.20
L’équipe de Carnegie - Villa, Tax et Redfield – tisse ses réseaux universitaires et
politiques dans la capitale, et se rapproche de l’Inah (Instituto Nacional de Antropologia
e Historia). En 1944, ils investissent le terrain et pilotent un nouveau projet financé par
l’Inah, l’Université de Chicago, et l’État du Chiapas :
Le travail au Chiapas a progressé à grands pas cette année. Nous avons déjà dit que M. Villa avait achevé sa deuxième saison à Oxchuc, en compagnie cette fois de 4 étudiants. De plus, trois des étudiants qui l’année dernière avaient été formés par Sol Tax à Zinacantan sont revenus du Chiapas le 19
19 Notons que l’anthropologie mexicaine est aussi une science appliquée et paternaliste qui a pour but de transformer la culture des communautés indigènes et les pousser à s’intégrer dans le programme de modernisation du pays.
20 « It is his plan, following the termination of the course, to take a group of students to the Tzotzil community of Zinacantan in the state of Chiapas, to do fieldwork in that little reported Maya group. For these purposes the services of Dr. Tax have been lent by the Carnegie Institution to the Escuela Nacional. », voir Hill J. Weeks (eds), 2006, The Carnegie Maya, The Carnegie Institution of Washington Maya Research Program (1913-1958), Boulder, University of Colorada Press, p. 307.
13
décembre après 6 mois de terrain dans la région.21
Les jeunes étudiants qu’ils forment alors (parmi lesquels Calixta Guiteras dont on
reparlera) sont en train de pénétrer des communautés mayas historiquement très fermées
que leur travail fait s’ouvrir et fait connaître. Ils révèlent peu à peu au grand public
l’existence d’un monde à la fois proche des Etats-Unis du point de vue de la géographie
et pourtant si éloigné par la culture. A Zinacantan comme ailleurs, la recherche est le
premier stade de la mise en tourisme, même si les anthropologues sont moins innovants
que leurs collègues du Yucatan dans le sens où ils appliquent un modèle de
développement, plus qu’ils ne l’inventent. Pour tous ceux qui veulent développer le
pays, le tourisme se présente comme une option attrayante chez tous ceux qui veulent
développer le pays.
Dès le début des années 1940, certains membres de l’élite mexicaine songent également
à stimuler le tourisme dans la région, notamment Don Pepe, propriétaire d’une hacienda
qui a déjà hébergé Jacques Soustelle et Alfred Tozzer. Il annonce aux Bloms qu’il veux
transformer son hacienda pour y accueillir des touristes qui seront nourris et guidés par
les Mayas tzeltals des communautés voisines, vêtus de costumes traditionnels : « Les
touristes peuvent arriver. Tout est prêt pour les recevoir (…).On a prévu le nécessaire
pour s’occuper des touristes, et de manière bien plus originale que dans les centres
mentionnés dans les guides ». (Blom, 1955, 58). Dans ce type de tourisme, les Mayas
sont à la fois attraction et main d’œuvre bon marché. Comme Don Pepe, les élites
locales – un groupe restreint et cosmopolite de Mexicains et d’étrangers - avaient
compris que l’exotisme du monde maya pouvait déboucher sur une forme d’opportunité
économique.
Recherche et mise en exploitation des sites
A San Cristobal, les Mayanistes appartiennent à un petit milieu, relativement fortuné,
qui va jouer un rôle moteur dans la mise en tourisme de la région. Figures
emblématiques de cette élite composée d’Américains et de Mexicains disposant de liens
privilégiés avec les pouvoirs publics mexicains et les communautés mayas du Chiapas,
21 « Work in Chiapas made great strides during the year. It has been mentioned that Sr. Villa completed a second season in Oxchuc, this time accompanied by four students. In addition, three of the students who last year were trained in Zinacantan by Dr. Tax, returned to Chiapas in December 19 after 6 months’ fieldwork in the region. », op. cit., p. 311.
14
les Bloms développent le tourisme d’aventure (Van der Berghe, 1994 : 46). Franz Blom
explore la jungle avec des touristes fortunés. Comme les archéologues en herbe de
Chichen Itza, les aventuriers du Chiapas sont aussi des érudits, férus de civilisations
méconnues, prêts à se risquer dans des contrées parfois dangereuses. La maison des
Bloms – Na Bolom – accueille ces visiteurs, mais aussi les anthropologues de
l’Université de Chicago et de Carnegie, notamment Sol Tax lorsqu’il travaille à
Chamula, un autre village maya devenu par la suite un site touristique local. Na Bolom
est le point de ralliement des Mayanistes. C’est
(…) un petit musée privé, une bibliothèque de recherche, un lieu de rencontre pour artistes résidents et chercheurs en sciences sociales, ainsi qu’une maison d’hôtes pour les gringos fortunés qui recherchaient le frisson de l’aventure et l’illusion de l’exploration, sans la prise de risque.22
Si la mise en tourisme du Yucatan accompagne le processus de pacification de la région
après la Guerre des Castes (Tulum est la dernière cité maya à tomber), le processus est
inverse au Chiapas où l’ouverture des communautés mayas crée des situations à risque.
Dans un Chiapas majoritairement catholique, conservateur, isolé du reste du pays, les
anthropologues américains, proches des évangélistes23, vont involontairement exacerber
les conflits. A la fin des années 1940, l’environnement demeure un obstacle : la jungle
est encore dense, et dangereuse, et plus difficile à explorer après le départ des chicleros
qui y entretenaient des routes. En révélant les richesses du monde maya, les Mayanistes
suscitent l’intérêt des élites mexicaines, qui vont aussi investir le terrain. Le lien entre
recherche et tourisme, jusqu’alors évident, va soudain se révéler problématique ; la
résistance à l’étranger - évangéliste, anthropologue, entrepreneur, touriste - se propage
dans les communautés, mais aussi chez les Mayanistes.
La découverte de Bonampak illustre l’histoire de cette résistance au développement
touristique du Chiapas par les anthropologues américains et leurs alliés. Bonampak est
un site maya ancien, découvert au milieu des années 1940 par un photographe américain
employé par la United Fruit Company, Giles H. Healey. Prévenus de la découverte, ses 22 « A little private museum, a research library, a meeting place for resident artists and social scientists, and a guest house for the occasional well-heeled gringos seeking the thrill of adventure and the illusion of exploration without any of the risks. », voir P. Van der Berghe, 1994, The Quest for the Other, Ethnic Tourism in San Cristobal, Mexico, Seattle and London, University of Washington Press, p. 46.
23 En 1943, lors de son séjour à Mexico City, Robert Redfield forme des évangélistes du Sumner Institute of Linguistics qui, en échange, lui permette de pénétrer dans des communautés mayas (Weeks, Hill, 2006 : 309) ; dans les années 1950, les membres du Harvard Chiapas Project servent d’intermédiaires aux missionnaires nord-américains. Voir E. Vogt, 2004, Fieldwork Among the Maya, Reflections on the Harvard Chiapas Project, Albuquerque, University of New Mexico Press, p. 102.
15
supérieurs contactent Carnegie, et en 1947, l’exploration de Bonampak débute, financée
par la United Fruit et dirigée par la CIW (Weeks, Hill, 2006 : 420). La découverte
galvanise les Mexicains qui publient leurs propres photos du site en 1947 dans la revue
Vida (Blom, 1957 : 147-8). Bonampak soulève des problèmes d’ordre politique - sur le
rôle des Etats-Unis dans la mise en valeur du patrimoine mexicain, sur la place du
patrimoine maya dans le Mexique contemporain, et bien sûr, sur la nature du
développement touristique. Mayanistes et pouvoirs publics ont compris le potentiel
économique de Bonampak. Le gouvernement mexicain est déjà en train d’améliorer les
voies de communication dans la région, notamment la route panaméricaine qui va
bientôt filer vers le Guatemala et au-delà. Pionnier du tourisme d’aventure, Franz Blom
est pourtant fermement opposé à l’exploitation touristique de Bonampak qu’il décrira en
des termes très sévères :
Chaque fois qu’on annonce la construction d’une piste d’atterrissage dans les environs des ruines de Bonampak, je reçois de nombreuses lettres d’enthousiastes désireux de visiter Bonampak. Pour plusieurs raisons, je suis totalement opposé à ce qu’on facilite le tourisme dans ces ruines… Non, Bonampak est pour les spécialistes de la culture maya, et non pour n’importe quel touriste qui souhaite voir les ruines uniquement parce qu’elles ont fait l’objet de beaucoup de publicité.24
L’archéologue, désormais très attaché au Chiapas et aux Lacandons, rend compte avec
lucidité du lien entre découverte archéologique et promotion du tourisme pour réclamer
une séparation entre recherche et mise en tourisme. On peut donc dire que la découverte
de Bonampak a permis l’émergence d’un débat local sur l’usage du territoire. Parce
qu’au Chiapas, le tourisme se développe dans des territoires mayas, et non dans des
ruines, il met ses promoteurs, les Mayanistes, face à leurs propres contradictions. A long
terme, le Chiapas deviendra un fief politique pour une certaine anthropologie engagée,
mais le premier effet de la découverte de Bonampak sera inverse : le milieu mayaniste
devient de plus en plus attractif et la recherche se développe. En 1950, il regroupe des
universitaires de Carnegie et Chicago, leurs homologues mexicains, des scientifiques
amateurs, des dirigeants indigénistes, des évangélistes, des acteurs économiques
(propriétaires terriens, United Fruit Company), des politiciens mexicains. Villa Rojas et
24 « Cada vez que se hace propaganda para que se abra un campo de aterrizaje en las cercanias de las ruinas de Bonampak, yo recibo numerosas cartas de entusiastas que desean visitar Bonampak. Por muchas razones estoy decididamente en contra de que facilite el turismo las visitas a estas ruinas….No, Bonampak es para especialistas en los estudios de la cultura maya, y no para cualquier turista que solo quiere ir a las ruinas porque estas han recibido mucha publicidad », voir F. Blom, G. Duby, 1957, La Selva Lacandona, Andazas Arcqueologicas, Segunda Parte, Mexico DF, éditorial Cultura, p.145.
16
les Bloms sont bientôt rejoints par d’autres, en particulier par Evan Vogt,
l’anthropologue qui fonda le Harvard Chiapas Project.
Lancé tardivement par rapport au projet pionnier de l’université de Chicago, le Harvard
Chiapas Project est représentatif de la nature de l’anthropologie au Chiapas à cette
époque. Le Projet débute au moment précis où Carnegie se désengage, alors que
l’Université de Chicago domine les études mayas dans la région. Les grandes
universités nord-américaines se répartissent, pour ainsi dire, l’étude de communautés
mayas et de thèmes particuliers : à chaque université, son territoire et sa spécialité. Les
Mayas du Chiapas sont étudiés par les équipes de chercheurs que constituent Carnegie
et l’INAH à Zinacantan, l’Université de Chicago à Chamula et à Chanal, l’Université
d’Arizona à San Andrès Larrainzar. Bien évidemment, tous ces villages sont depuis
devenus des sites touristiques, mais aussi des lieux de conflits parfois très violents,
opposant Mayas catholiques ou convertis au protestantisme, Mayas néo-zapatistes ou
fidèles au PRI.25
Au Chiapas, les anthropologues de Harvard ne sont pas des pionniers : ils participent à
un mouvement de défrichement déjà entamé. Ils saisissent une opportunité : Evon Vogt,
formé par Redfield à l’Université de Chicago, visite le Mexique en 1950 et découvre la
disponibilité des élites locales et l’existence d’un réseau social sur place. En 1954, il
rencontre la fine fleur de l’anthropologie mexicaine, Alfonso Villa Rojas et Alfonso
Caso, alors à la tête de l’Institut National Indigène26. Lors d’un second voyage, A. Caso
et Manuel Gamio (formé par Boas à l’Université de Chicago) lui font découvrir le sud
du Mexique et le présentent à Gonzalo Aguirre Beltran, alors responsable de l’INI au
Chiapas. Ils vont jusqu’à Tuxtla Gutierrez, capitale de l’état, où ils résident, comme les
Bloms avant eux, à l’hôtel Bonampak. Vogt visite la région en discutant
«anthropologie, politique, et la relation entre les Etats-Unis et le Mexique ».27 A San
Cristobal, il est présenté aux Bloms, puis poursuit naturellement son périple par la
visite de petits villages mayas visés par l’INI. Vogt est donc fortement incité à devenir
25 Depuis 1994, une partie du Chiapas est devenu autonome suite au soulèvement de communautés mayas réunies au sein de l’Armée Zapatiste de Libération Nationale (EZLN). Leurs opposants sont restés fidèles au Parti Révolutionnaire Institutionnel (PRI) qui a gouverné le Mexique de la fin des années 1920 jusqu’à 2000.
26 Institut National Indigène – organisme officiel qui gère et étudie les groupes indigènes du Mexique.
27 « (…) anthropology, politics, the relationship between the United States and Mexico », voir Fieldwork Among the Maya, Reflections on the Harvard Chiapas Project, Albuquerque, University of New Mexico Press, p. 69.
17
Mayaniste : les autorités mexicaines, loin d’être anti-américaines, ont clairement
encouragé les projets de Harvard alors même que des Mexicains étaient déjà présents
sur le terrain.
Le climat est à la collaboration scientifique, et surtout incroyablement propice à des
relations étroites entre scientifiques des deux pays ; l’Université de Chicago a, de fait,
formé la crème des Mayanistes mexicains. Vers la fin des années 1950, San Cristobal
est devenu une base cosmopolite pour les spécialistes des Mayas, comme le montre
cette description de Vogt :
Bobbie [Montagu], comme elle aimait qu’on l’appelle, était une des figures les plus intéressantes de cette colonie américano-européenne d’expatriés qui s’étaient acheté des maisons à San Cristobal et passaient une partie de l’année au Chiapas. Elle venait d’une bonne famille juive sépharade de la Nouvelle Orléans, et avait étudié l’anthropologie à l’Université de Californie à Los Angeles. Elle était arrivée à San Cristobal au début des années 1950, et par l’intermédiaire des Bloms, avait rencontré et épousé un certain Lord Montagu originaire d’Angleterre qui par la suite tomba malade et mourut pendant une expédition dans la forêt lacandon de l’est du Chiapas. Elle demeura à San Cristobal et y rencontra Calixta Guiteras-Holmes qui devint une amie proche ; de fait, Calixta demeurait toujours chez Bobbie quand elle venait en ville. Au démarrage du projet porté par l’Université de Chicago en 1956 [sic] Bobbie fut recrutée pour aider sur le terrain, et elle travailla surtout avec les Mayas Tojolabal implantés à l’est de la zone Tzeltal proche de Comitan.28
Chaque université américaine tisse ses réseaux mexicains qui alimentent le processus de
mise en tourisme. Le projet de Harvard, fortement soutenu par les autorités mexicaines,
s’implante bientôt à Zinacantan, lieu d’excursion désormais très prisé. Il y a un lien
direct entre l’étude et la mise en tourisme de ces petits villages - Chamula, San Andrès
ou Zinacantan – où les Mayas eux-mêmes sont l’attraction principale. L’état mexicain,
relayé par les élites locales, accompagne ce développement touristique.
Tourisme et américanisation ?
28 « Bobbie, as she preferred to be called, was one of the more interesting members of the expatriate Euro-American colony who had purchased houses in San Cristobal and spent part or all of each year in Chiapas. She was from a well-to-do Sephardic Jewish family … in New Orleans, and had studied anthropology at the University of California, Los Angeles…. She had arrived in San Cristobal in the early 1950s and, through the Bloms, had met and married a Lord Montagu from England who later became ill and died on an expedition in the Lacandon forest of eastern Chiapas. She stayed on in San Cristobal and met Calixta Guiteras-Holmes who became a close friend; in fact, Calixta always stayed at Bobbie’s house when she was in town. With the arrival of the University of Chicago project in 1956 Bobbie was recruited to help with the field research and worked especially with the Tojolabal Maya who were located to the east of the Tzeltal vicinity of Comitan. », Ibid., p. 107.
18
En 1959, l’autoroute panaméricaine permet aux touristes motorisés de rejoindre le
Guatemala, desservant au passage la région de San Cristobal. L’anthropologie mène au
tourisme, à partir de San Cristobal, centre cosmopolite où la présence de Mexicains de
la capitale et d’étrangers dynamise l’économie locale. Les Mayanistes stimulent l’intérêt
pour les Mayas : le flux de voyageurs qu’ils attirent va se dérouter vers les petites
localités de Chamula ou de Zinacantan étudiées par les anthropologues.
Les années suivantes, les résidents nord-américains deviendront des acteurs clefs du
développement touristique local, en soutenant et créant des commerces mayas. D’après
l’étude de Van der Berghe (1994), la plus ancienne coopérative indigène dirigée par des
Mayas – Na Jolobil –avait été fondée par un Américain. Dans les années 1980, une
affaire tenue par deux Mexicaines, une Américaine et une Canadienne emploie des
centaines de tisserands locaux pour fabriquer des produits inspirés par les tissus mayas
(Van der Berghe, 1994 : chapitre 3). La participation au secteur touristique ne se limite
pas à la mise en tourisme de sites ou à la vente d’artisanat. Les Américains font vivre
les commerces :
On trouve aussi 5 ou 6 petits restaurants qui servent presque exclusivement les touristes et les gringos qui résident sur place. Ils proposent le plus souvent une cuisine qui n’est pas mexicaine (comme des milk-shakes au yaourt, du pain complet, des quiches, et des pizzas). En majorité, les patrons ne sont pas mexicains et ces endroits servent aussi de lieux de rencontre pour expatriés, pour la plupart des Britanniques et des Américains.29
Van der Berghe rappelle également que les touristes états-uniens représentent 86% des
visiteurs étrangers à la fin des années 1980. Leurs sites préférés reflètent d’ailleurs
l’importance de l’anthropologie dans l’histoire du développement touristique régional ;
Na Bolom, Chamula, Zinacantan et d’autres villages font partie des attractions les plus
prisées, tout comme le marché où les Mayas vendent leur artisanat.
Van der Berghe réalise son étude à l’aube du soulèvement zapatiste de 1994 (date
d’entrée en vigueur de l’Alena), et il rapporte les propos d’une Américaine et de son
ami mexicain qui voient en San Cristobal un repoussoir au gringolandia de Cancun :
Même si le tourisme est très présent à San Cristobal, il n’est pas aussi
29 « There are five or six eating places that cater almost exclusively to tourists and resident gringos, and serve mostly non-Mexican foods (such as yogurt shakes, wholegrain bread, quiche, and pizzas). Most of them are also run by non-Mexicans and serve as hangouts for resident expatriates (mostly British and American). », voir Van der Berghe, P, 1994, The Quest for the Other. Ethnic Tourism in San Cristobal, Mexico, Seattle and London, University of Washington Press, p. 60.
19
oppressant que dans les Caraïbes. Il est discret et les prix sont moins élevés que sur la côte. On peut encore parler avec les gens ici… Sur la côte, l’architecture hôtelière a détruit la nature. Elle craint que San Cristobal n’évolue également dans le mauvais sens. A ce stade de l’interview, Jaime intervient et se lance dans une longue harangue politique. Jeune homme en colère, aux cheveux longs, d’environ 25 ans, il critique avec amertume la destruction de l’environnement par le tourisme, les Mexicains exilés de leurs propres villes et devenus des étrangers dans la station balnéaire, l’immonde architecture des hôtels, les politiques du gouvernement mexicain en matière de « développement » touristique.30
Cette critique nationaliste du développement touristique déforme la réalité : dans les
deux régions, le tourisme est clairement un produit de l’influence américaine, tant sur le
terrain que parmi les décideurs. Paradoxalement, les premiers entrepreneurs nord-
américains ont promu un tourisme culturel et élitiste à faible impact qui, par la suite,
s’est développé et massifié avec le soutien des autorités mexicaines. L’opposition entre
d’une part, le Yucatan et le tourisme de masse, et d’autre part, le Chiapas comme refuge
de l’authenticité, est plutôt artificielle. Car dans ces deux régions, y compris dans les
petites communautés, le tourisme trouve son origine dans l’intervention d’archéologues,
anthropologues et linguistes formés à Harvard ou à Chicago, soutenus financièrement
par la Carnegie Institution of Washington, et qui ont agi en pionniers du développement
touristique au Yucatan et au Chiapas.
On l’a vu précédemment, ce modèle de développement touristique fut inauguré par
Edward Thompson à Chichen Itza au tout début du 20ème siècle. Après la révolution
mexicaine, il reçut le soutien de Carnegie et des élites locales (politiques et
économiques) : on peut donc dire que dans ce cas précis, il y a eu alliance stratégique
entre entrepreneurs américains et mexicains, qui disposent de réseaux des deux côtés de
la frontière (classe politique mexicaine, philanthropie aux Etats-Unis). La Carnegie
Institution joue un rôle direct dans la mise en valeur du patrimoine maya de la région.
Elle finance la recherche sur les Mayas au Yucatan, au Chiapas ainsi qu’au Guatemala ;
ses Mayanistes forment leurs homologues mexicains, qui par la suite deviendront
30 « Even though there is a lot of tourism in San Cristobal, tourism is not as oppressive as in the Caribbean. It is low-keyed and much less expensive than on the coast. You can still talk to people here… On the coast, the horrible hotel architecture is destroying nature. She is afraid that San Cristobal, too, is going to change for the worse. At this point in the interview, Jaime interjected and launched into a virulent political statement. An angry, radical, long-haired young man of about twenty-five, he bitterly complained about the destruction of the environment by tourism, the alienation of Mexicans from their own towns in the tourist resorts, the horrible architecture of the hotels, and the policies of the Mexican government toward tourism “development”.», voir P. Van der Berghe, 1994, The Quest for the Other. Ethnic Tourism in San Cristobal, Mexico, Seattle and London, University of Washington Press, p. 115-6.
20
également des figures politiques. Dans chaque discipline (ou sous-discipline, puisque
l’archéologie est une sous-discipline de l’anthropologie), Carnegie s’associe de manière
préférentielle à une université : Harvard en archéologie, Chicago en anthropologie.
Archéologues et anthropologues américains ont encouragé de manière tout à fait
significative le développement du tourisme en terre maya, ouvrant un débouché inédit et
des marchés nouveaux, inventant au passage un modèle économique qui inspirera les
Mexicains. Thompson, Morley, Blom, Tax, et Redfield ont aussi inauguré des pratiques
touristiques qui ont depuis été reproduites par des générations de visiteurs étrangers.
Entrepreneurs de génie, ces scientifiques américains furent des intermédiaires entre
décideurs de part et d’autre de la frontière, inaugurant une ère de coopération
scientifique, culturelle et économique entre les Etats-Unis et le Mexique.
Le succès phénoménal de ces entrepreneurs atypiques tient autant à leur fort capital
social et culturel et une conception originale de leur fonction de découverte et
d’exploitation des opportunités. Tous appartiennent à une élite culturelle, et leur amour
de la science est indissociablement lié à leur ambition de réussir. L’héritage scientifique
d’Edward Thompson, de Sylvanus Morley, ou du Harvard Chiapas Project est
désormais contesté, mais sans doute recherchaient-ils moins l’exactitude et l’excellence
que la reconnaissance sociale et le prestige. En cela, ces entrepreneurs Schumpétériens
sont des agents économiques et des acteurs du changement social. Leur véritable
héritage est cette contribution inattendue à l’essor du tourisme au Mexique.
Car si les anthropologues américains du Mexique diffèrent d’autres types
d’entrepreneurs transnationaux, leur action illustre néanmoins l’impact de la culture
entrepreneuriale nord-américaine au Mexique.
Conclusion : Conséquences à long terme de la mise en tourisme des Mayas
Comme le dit Alejandro Portes, «les communautés nées à l’étranger sont un des
meilleurs exemples de l’influence des facteurs contextuels sur l’action économique des
individus».31 Les scientifiques que nous avons étudiés formaient au Mexique un
31 « Foreign-born communities represent one of the clearest examples of the bearing contextual factors can have on individual economic action. », A. Portes et J. Sensenbrenner, 2001, “Embeddedness and
21
groupe privilégié et non subalterne. Cet entreprenariat touristique a profité d’un climat
extrêmement favorable au déploiement des intérêts nord-américains au Mexique. Et en
ce sens, les archéologues et anthropologues américains ont leur place dans l’histoire du
développement local et de l’intégration régionale. La mise en tourisme du patrimoine
maya constitue un exemple ancien d’économie culturelle, où la science a permis le
développement économique d’une région.
Les tour-operators contemporains vendent désormais des circuits « Mayas », et dans une
région où le réseau routier est relativement peu développé, Chichen Itza, un site
labellisé « patrimoine mondial de l’Unesco » en 1988, est desservi par un axe majeur.
Cet exemple de mise en avant d’une culture locale est d’autant plus remarquable que le
sud-est mexicain est désormais dominé par le tourisme balnéaire. Les petits villages
situés autour de la ville coloniale de San Cristobal (Zinacantan, Chamula, ou San
Andres Larrainzar) attirent les foules. L’activité touristique locale est restée focalisée
sur tout ce qui touche aux Mayas – visite de villages, de musées, achat d’artisanat, etc.
Cette réussite économique ne doit pas occulter les réalités politiques de la région : en
pénétrant ces pittoresques communautés mayas, les chercheurs de l’Université de
Chicago ou de Harvard ont suscité une résistance locale au tourisme, et créé des conflits
qui perdurent. En inventant le tourisme ethnique, qui attira d’abord de riches aventuriers
avant de devenir l’apanage des Hippies, les anthropologues ont fragilisé le tissu social
local, créant ou exacerbant des conflits religieux ou politiques.
Alors que les critiques du tourisme mexicain dénoncent régulièrement l’influence des
Etats-Unis, l’histoire de ces entrepreneurs permet de reposer la question des modalités
du développement local et de la finalité du processus. Un des enjeux du développement
touristique au Yucatan comme au Chiapas est celui de l’usage du territoire, qui comme
l’explique Redclift, s’est fait par phases successives :
Nous observons au fil du temps : tout d’abord un espace vierge découvert par les archéologues ; deuxièmement, une Frontière naturelle, celle de l’extraction du chicle pour la manufacture du chewing-gum ; troisièmement, un espace abandonné qui est identifié comme tel et exploité par des entrepreneurs touristiques pionniers ; et quatrièmement, un espace tropical promettant l’évasion aux touristes internationaux, et
Immigration”, dans M. Granovetter et R. Swedberg (eds), The Sociology of Economic Life. Westview, 2è
édition, p. 114.
22
qui transforme la nature en bien de consommation, tel que le parc à thèmes, le complexe de loisirs ou la croisière.32
Pour ce géographe, la mise en tourisme se présente comme le prolongement du
processus de colonisation de l’espace nord-américain. En reprenant les expressions
consacrées de wilderness, frontier, pioneers, il rattache implicitement la mise en
tourisme de la zone à une forme d’américanisation. Notre chronologie diffère de celle
de Redclift, puisque nos recherches font apparaître qu’archéologues découvreurs et
entrepreneurs pionniers ne forment qu’un seul et même groupe, groupe qui, en
collaboration avec des acteurs locaux, a créé un nouveau produit : le tourisme en zone
maya. L’entreprenariat mexicain a repris ce modèle nord-américain ; le modèle
mexicain, s’il existe (Castañeda, 2009), copie une stratégie mise au point par des
Américains pour satisfaire une demande étrangère. Or l’objectif des entrepreneurs nord-
américains que nous venons d’étudier n’était pas de développer le Mexique, mais des
secteurs d’activité comme l’archéologie, le tourisme, le commerce des antiquités, la
recherche universitaire. A ce titre, la mise en tourisme du monde maya constitue une
forme d’extraversion économique qu’il faudrait sans doute repenser.
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32 « Over time we see: first, a ‘wilderness’, discovered by archaeologists, second, a ‘natural resource’ fron- tier of chicle extraction for the manufacture of chewing gum, third, an ‘abandoned space’ identified and exploited by early tourist entrepreneurs, and fourth, a ‘tropical paradise’ promising escape to international tourists, and ultimately turning nature into a commodity, as theme park, leisure complex and cruise liner. », voir M. Redclift, 2009, « Abandoned Spaces and the Myths of Place: Tourist Pioneers on Mexico’s ‘Mayan Riviera’ » in Human Geography, Vol. 2 – N° 1, p. 35-43.
23
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Eve Bantman-Masum est maitre de conférences à l’Université de Toulouse le Mirail et spécialiste de l’immigration et du tourisme américain au Mexique. Elle a récemment publié « Laughing at the United States » et « You Need to Come Here … to See What Living Is Really About : Staging North American expatriation in Merida (Mexico) » in Miranda (5), 2011.
Eve Bantman is Senior Lecturer at the University of Toulouse III le Mirail, France. Her research focuses on US Migration and Tourism in Mexico. Her recent publications include « Laughing at the United States » et « You Need to Come Here … to See What Living Is Really About : Staging North American expatriation in Merida (Mexico) » in Miranda (5), 2011.
Abstracts
Archeologists and anthropologists have played a pivotal role in tourism development in Mexico’s Maya regions. This article explores the parallel history of early research and entrepreneurial innovation at Chichen Itza (Yucatan) and San Cristobal de las Casas (Chiapas). It traces the origins of today’s mass tourism back to the pionnering work of scientific pioneers at top US universities who identified sites of interests and promoted them, sparking worlwide curiosity for Mayan heritage and culture. These Mayanists established a long-lasting, profitable partnership with Mexican authorities and businessmen. Clearly, they invented a model for the subsequent commercialization of Mexico’s indigenous past and present, thereby contributing to the creation of Mexico’s brand image.
Archéologues et anthropologues ont joué un rôle moteur dans le développement touristique des régions maya du Mexique. Cet article met à jour la relation étroite entre exploration scientifique et innovation entrepreneuriale sur les sites de Chichen Itza (Yucatan) et dans les villages autour de San Cristobal de las Casas (Chiapas). Le tourisme de masse contemporain s’est développé grâce à ces pionniers issus des meilleures universités américaines qui ont attiré les premiers touristes au cœur du Mexique maya, en partenariat avec hommes d’état et d’affaires mexicains. Ces scientifiques ont inventé un modèle de développement touristique basé sur la commercialisation du Mexique indigène, et participé à la création de l’image de marque du pays.
Mots-clefs
Américanisation
Anthropologie
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Archéologie
Blom, Franz
Carnegie Institution of Washington Maya Research Program
Caso, Alfonso
Chichen Itza
Entrepreneurs
Etats-Unis
Guiteras-Holmes, Calixta
Harvard Chiapas Project
Mayas
Mexique
Montagu, Bobbie
Na Bolom
Redfield, Robert
San Cristobal de las Casas
Tax, Sol
Thompson, Edward
Tourisme
Villa Rojas, Alfonso