Archéologues et historiens à l'affût d'une tranche de vie 1914-1918 par Marie-Claude...

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1 Archéologues et historiens à l'affût d'une tranche de vie 1914-1918 Marie-Claude Bakkal-Lagarde Depuis une trentaine d’années, lors des grands travaux d’aménagement du territoire (autoroutes, routes, TGV, canaux, ZAC, lotissements), l’archéologie préventive anticipent les terrassements et confrontent les archéologues, particulièrement des régions Est et Nord, à de nombreuses découvertes de vestiges relatifs à la Grande Guerre. Ordinairement, pour deux raisons, le traitement des structures archéologiques de ces périodes se limite au simple enregistrement en plan. La première est la dangerosité résultant de la présence de munitions encore actives et la seconde le peu d’informations qu’elles apportent alors qu’on estime avoir une abondante documentation sur ce sujet (photographies, descriptions d’époque). Après une longue phase d’hésitations, actuellement mieux formés aux risques liés aux munitions et à la législation militaire en cas de présence de tombes de soldats, les archéologues contribuent davantage. Nous allons donc découvrir quelques exemples notoires dont : - le Kilianstollen ou abri Kilian à Carspach en Alsace, - le parc de Pombonne en Dordogne, - quelques « sépultures » de soldats de la Grande Guerre, - le char de Flesquières dans le Pas-de-Calais, - et aussi des aspects inédits de la vie quotidienne des combattants. 1- Quand l’archéologie révèle un abri allemand le Kilianstollen ou abri Kilian. La commune de Carpach se situe à mi-chemin entre Belfort 1 et Bâle au niveau de la première ligne de front allemande, fixée à l’ouest d’Altkirch. Sur le flanc de la colline du Lerchenberg , se situe la galerie Kilianstollen. Le 18 mars 1918, elle s’effondre faisant des victimes allemandes. Pour commémorer le souvenir de leur camarade, les soldats érigent immédiatement un premier monument en bois à proximité d’une des entrées de la galerie. Plus tard, il est remplacé par une stèle de pierre qui n’a pu être datée 2 et dont plusieurs éléments ont été retrouvés lors de la fouille (Fig. 1). Enfin un troisième monument, également en pierre, portant les noms des vingt-et-un disparus est inauguré le 27 mai 1962. L’histoire en serait restée là. Figure 1 : deuxième monument en pierre, reconstitué après repositionnement des fragments (© M. Landolt, PAIR). Mais en 2007, un projet de construction de la déviation d'Aspach, qui suit la ligne de front entre le nord de Carspach et le canal du Rhône au Rhin entre Aspach et Spechbach-le-Bas, entraine le déplacement du monument vers le cimetière militaire d'Illfurth (Haut-Rhin) et la réalisation d’un diagnostic archéologique par le Pôle d’Archéologie Interdépartemental Rhénan (PAIR). 1 À 26 km à l’est/sud-est de Belfort, 28 km à l’ouest de Bâle. 2 Première ou Seconde Guerre Mondiale.

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Archéologues et historiens à l'affût d'une tranche de vie 1914-1918

Marie-Claude Bakkal-Lagarde Depuis une trentaine d’années, lors des grands travaux d’aménagement du territoire (autoroutes, routes, TGV, canaux, ZAC, lotissements), l’archéologie préventive anticipent les terrassements et confrontent les archéologues, particulièrement des régions Est et Nord, à de nombreuses découvertes de vestiges relatifs à la Grande Guerre. Ordinairement, pour deux raisons, le traitement des structures archéologiques de ces périodes se limite au simple enregistrement en plan. La première est la dangerosité résultant de la présence de munitions encore actives et la seconde le peu d’informations qu’elles apportent alors qu’on estime avoir une abondante documentation sur ce sujet (photographies, descriptions d’époque). Après une longue phase d’hésitations, actuellement mieux formés aux risques liés aux munitions et à la législation militaire en cas de présence de tombes de soldats, les archéologues contribuent davantage. Nous allons donc découvrir quelques exemples notoires dont : - le Kilianstollen ou abri Kilian à Carspach en Alsace, - le parc de Pombonne en Dordogne, - quelques « sépultures » de soldats de la Grande Guerre, - le char de Flesquières dans le Pas-de-Calais, - et aussi des aspects inédits de la vie quotidienne des combattants. 1- Quand l’archéologie révèle un abri allemand le Kilianstollen ou abri Kilian. La commune de Carpach se situe à mi-chemin entre Belfort1 et Bâle au niveau de la première ligne de front allemande, fixée à l’ouest d’Altkirch. Sur le flanc de la colline du Lerchenberg , se situe la galerie Kilianstollen. Le 18 mars 1918, elle s’effondre faisant des victimes allemandes. Pour commémorer le souvenir de leur camarade, les soldats érigent immédiatement un premier monument en bois à proximité d’une des entrées de la galerie. Plus tard, il est remplacé par une stèle de pierre qui n’a pu être datée2 et dont plusieurs éléments ont été retrouvés lors de la fouille (Fig. 1). Enfin un troisième monument, également en pierre, portant les noms des vingt-et-un disparus est inauguré le 27 mai 1962. L’histoire en serait restée là.

Figure 1 : deuxième monument en pierre, reconstitué après

repositionnement des fragments (© M. Landolt, PAIR).

Mais en 2007, un projet de construction de la déviation d'Aspach, qui suit la ligne de front entre le nord de Carspach et le canal du Rhône au Rhin entre Aspach et Spechbach-le-Bas, entraine le déplacement du monument vers le cimetière militaire d'Illfurth (Haut-Rhin) et la réalisation d’un diagnostic archéologique par le Pôle d’Archéologie Interdépartemental Rhénan (PAIR).

1 À 26 km à l’est/sud-est de Belfort, 28 km à l’ouest de Bâle. 2 Première ou Seconde Guerre Mondiale.

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Préalablement aux travaux de terrassement, bien entendu, on entreprend une grande opération de déminage, et des sondages archéologiques qui s’achèvent au cours de l’été 2010. Durant cette opération, de nombreux sondages sont effectués autour de l'emplacement présumé, jusqu'à une profondeur de 3,50 mètres. Ils permettent d’identifier des vestiges de tranchées allemandes de première ligne, ainsi qu'un escalier d’accès à une galerie. Mais lors de cette opération, les profondeurs d’observation sont limitées et le tracé précis ne peut être déterminé. L'abri Kilian reste « introuvable » ! Les recherches préalables s’arrêtent et la contrainte archéologique est levée par le Service Régional de l’Archéologie (SRA). Les travaux de terrassement destinés à la réalisation de la rocade commencent. Par hasard, le 29 octobre 2010, à six mètres de profondeur, des engins déterrent des poutres en bois ! Prévenus, les archéologues entreprennent une fouille ponctuelle avec une pelleteuse plus petite. Il dégage une galerie en bois extrêmement bien conservée dont les parois et le toit sont constitués de poutres parfaitement équarries, maintenues par des tenons. Le Kilianstollen

3, ou la galerie Kilian, venait d'être retrouvé ! Ces premières observations permettent la prescription d’une fouille archéologique par les services de l'État (SRA). L’étude de ce site exceptionnel est menée par le PAIR4 du 13 septembre au 10 novembre 2011. La partie étudiée est une galerie rectiligne, d’où partent plusieurs embranchements qui forment des chambres annexes et des départs de d'autres galeries s'enfonçant sous terre (Fig. 2).

Figure 2 : Carspach, vue aérienne de la fouille

(© J. Ehret).

L'abri est dégagé sur environ 60 mètres de longueur. Orienté nord-sud, parallèlement aux tranchées, on estime sa longueur à environ 125 mètres pour une largeur constatée, sur la partie dégagée, comprise entre 1,20 et 1,50 mètre et une hauteur de 1,70 mètre. La galerie a été creusée en sape horizontale à une profondeur située entre 3,5 et 6 mètres, selon des techniques de travail minier (Fig. 3, 4). Cette réalisation du début de l’année 1916 pouvait abriter 500 hommes et possédait seize entrées avec des escaliers assurant la liaison avec l’extérieur. Les escaliers situés à l’ouest donnaient accès aux tranchées de première ligne et ceux, à l’est, à un chemin creux. La galerie était chauffée par des poêles à bois, alimentée en électricité et raccordée au téléphone. On y retrouve lits, tables, banquettes, chaises, armoires, étagères et un double plancher permettant l’écoulement des eaux d’infiltration. Lors des bombardements français, les soldats pouvaient y trouver refuge.

3http://www.pair-archeologie.fr/fr/actualites/actualite/article/carspach-le-kilianstollen-galerie-allemande-de-la-premiere-guerre-mondiale.html 4 PAIR: Pôle d'archéologie interdépartemental rhénan

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Parallèlement des recherches en Allemagne, dans les Bade-Wurtemberg à Stuttgart au Hauptstaatarchiv permettent de retrouver plusieurs documents concernant la réalisation de cette galerie en 1916 (plan, inventaires, plan de travail). Ils complètent les observations de terrain.

Figure 3-4 : à gauche galerie conservée avec ses poteaux de soutènement de la

poutre centrale, ci-dessus « toit » de la galerie avec poutre de soutènement et

système d’assemblage tenon-mortaise (©PAIR).

La majeure partie de l'ouvrage est comblée avec de la terre. Aux endroits où les poutres supérieures sont manquantes les parois verticales ont cédé sous la pression de la terre (Fig. 5). Cette approche archéologique permit de se faire une bonne idée des méthodes de construction des abris souterrains. Après avoir creusé une galerie dans le sol, les hommes du génie construisaient les parois et le toit à l'aide de poutres assemblées par des tenons. Les abris français sont construits de manière analogue. On peut aussi se rendre compte de l’important volume de bois nécessaire pour ces réalisations.

Figure 5: galerie effondrée sous la pression de la terre (©

PAIR).

Figure 6 : escalier d’accès (© PAIR).

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Lors de la fouille, une portion de galerie a été prélevée et conditionnée par le laboratoire de restauration du PAIR, avec le concours des ateliers municipaux de Carspach (Fig. 7 à 10). Les éléments déposés ont été envoyés en Allemagne pour traitement, stabilisation et valorisation dans l’atelier de restauration de Ralf Riens à Constance.

Figure 7: en haut à gauche, démontage par les archéologues du PAIR de la galerie Kilian

Figure 8 : en haut à droite, madriers en cours de conditionnement.

Figures 9-10 : transfert du mobilier de Carspach par le Militähistorisches Museum der Bunderswehr de Dresde.

La fouille de l’abri a aussi généré la découverte de restes osseux des disparus et d’un important mobilier composé de plus de 1200 objets (Fig. 11). L’année 2012 a été consacrée à leur étude par des spécialistes. Il fallut engager une réflexion méthodologique pluridisciplinaire afin de connaître la priorisation des matériaux et des tâches, et ce dans le dessein de préserver le plus d’analyses possibles. Parmi les spécialités, on trouve l’anthropologie (squelettes humains), odontologie (notamment l’analyse du cément dentaire afin de connaître l’alimentation, l’origine géographique des individus etc.), des analyses isotopiques, des reconstitutions faciales, des paléoentomologistes (étude des insectes), des paléoparasitologues (étude des parasites), des archéozoologues (étude des os issus des rejets alimentaires), des dendrochronologues (datation de l’année d’abattage des arbres), etc. La fouille du Kilianstollen est un véritable laboratoire expérimental où l’archéologue peut porter un regard critique sur les méthodes utilisées pour la compréhension de sociétés plus anciennes, pour lesquelles il n’y a pas d’autres sources d’informations disponibles que les sources archéologiques. Les nombreuses observations taphonomiques portant sur la dégradation de différents types de matériaux (bois, cuirs, textiles, matériaux composites, etc.) pourront être utiles aux archéologues et aux professionnels de la restauration. Le contexte de Carspach, quasiment unique à l’heure actuelle, présente aussi un très grand intérêt méthodologique pour l’anthropologie en permettant d’enrichir les bases théoriques de la discipline.

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En effet, ce sont vingt-et-un soldats allemands appartenant au 94e Régiment d’Infanterie de Réserve, qui ont été retrouvés. Cette découverte illustre un instantané d’une situation de catastrophe humaine. Après accord des services des sépultures françaises et allemandes, l’analyse archéo-anthropologique devait répondre à deux objectifs principaux : l’identification des dépouilles des soldats et l’enrichissement des référentiels théoriques de la discipline. Pour garantir l’objectivité de cette analyse, les anthropologues ont travaillé exclusivement sur les squelettes et les odontologues sur les dentitions. Aucune donnée extérieure, objet proche du corps, plaque d’identification ne leur a été communiquée afin de ne pas entraver leur réflexion. Chaque individu a fait l’objet d’un processus destiné à restituer son intégralité anatomique (mensurations, observations, état sanitaire, etc.). Les âges sont situés entre 19 ans et 38 ans. Ces méthodes, généralement utilisées pour les populations plus anciennes furent confrontées aux documents d’archives dont plusieurs listes concordantes des victimes disparues le 18 mars 1918. Elles sont issues de l’historique régimentaire publié en 1934 et de deux photographies, une du monument commémoratif initial en bois installé en 1918 et l’autre du monument en pierre inauguré en 1962. L’analyse des identités a permis de déterminer l’origine des soldats5 (Fig. 12). Trois individus ont leur nom inscrit sur un monument dans leur région d’origine.

Figures 11-12 : étude anthropologique des squelettes, et carte de répartition des communes d’origine des soldats.

(© cliché et carte du PAIR).

L’étude archéo-anthropologique n’a pas permis une identification complète de chaque défunt. Il a été possible d’isoler les deux individus les plus jeunes et de distinguer six sujets de la classe d’âge 20-30 ans, les treize autres étant estimés âgés de plus de 30 ans. Ne possédant pas de renseignements personnels supplémentaires, c’est l’approche pluridisciplinaire et la confrontation des données qui permettent de répondre à un objectif primaire d’identification, notamment grâce à l’étude des éléments d’uniformes, du mobilier associé et à la lecture des plaques d’identité. Si les éléments d’uniforme ont permis d’isoler certains officiers et sous-officiers, ce n’est pas le cas, en revanche, dans l’état actuel des observations, pour la plupart du mobilier associé. En effet, trois individus sont décorés de la Croix de Fer mais l’absence de liste d’attribution de cette décoration ne 5 1 Hamburg ; 2 Hessen ; 1 Mecklenburg-Vorpommern ; 1 Niedersachsen ; 1 Oberschlesien ; 1 Ostpreußen ; 2 Rheinland-Pfalz ; 1 Sachsen ; 1 Sachsen-Anhalt ; 8 Thüringen ; 1 ?.

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permet malheureusement pas d’orienter les identifications. De plus, aucun marquage personnel n’a pu être identifié sur les objets (ceinturons, cartouchières, casque, etc.). De même, l’absence d’alliance, remplacées par des bagues patriotiques, est également à noter. Certains mobiliers en cours de restauration pourraient éventuellement apporter quelques éléments (montre de gousset, portefeuille, etc.). Enfin, les Soldbuch en papier, dont des essais de restauration sont en cours, pourraient également permettre des identifications car la couverture présente la mention manuscrite du nom du soldat.

Figure 13 : Plaque d’identité avant nettoyage (© PAIR).

En revanche, la lecture des plaques d’identité est une bien meilleure piste pour l’attribution identitaire (Fig. 13). Dix-huit individus portaient leur plaque. Officiellement, elles sont portées suspendues à un cordon autour du cou. La pratique, comme la fouille l’a démontré, est plus complexe. Certains soldats les portaient dans des étuis ou sur des plaquettes en cuir généralement retrouvés au niveau de l’abdomen.

En 2012, les plaques ont été radiographiées6. Nombreuses étaient celles partiellement lisibles. Il fallut croiser les segments de textes lisibles avec les listes pour les réattribuer à leur propriétaire (les lieux et dates de naissances, prénoms et noms des vingt-et-un individus étant connus). La prudence s’impose sur ces identifications car il apparaît que des inversions ont été effectuées pour les dates de naissance notamment pour les individus portant le nom de famille « Becker ». Il est plus vraisemblable que l’erreur concerne le monument commémoratif réalisé par les survivants du régiment plutôt que les plaques elles-mêmes, car les soldats auraient fait personnellement corriger l’erreur. Aujourd’hui, dix-huit défunts sur vingt-et-un sont identifiés avec certitude. Des investigations complémentaires sont encore en cours de réalisation pour réduire le nombre d’inconnus et pour restituer l’identité de chaque corps exhumé. Des études scientifiques complémentaires sont menées afin d’identifier les trois derniers soldats. Des analyses isotopiques pourraient par exemple apporter des éléments permettant de distinguer leur origine géographique. En effet, parmi les trois soldats à identifier dont on connaît les noms, deux sont nés en Thuringe en Allemagne centrale alors que le troisième est né en Prusse-Orientale à proximité de la Mer Baltique (aujourd’hui en Pologne). Ce dernier a pu avoir une alimentation plus riche en iode, marqueur facile à détecter. Il existe d’autres particularités locales. Outre les ossements humains, de nombreux objets ou résidus d’objets sont préservés, nécessitant une restauration en laboratoire. Les vestiges découverts sont remarquables d’un point de vue archéologique, à la fois par leur nature (matériaux organiques, composites, synthétiques...) et par leur état de conservation exceptionnel (Fig. 14). La prise en charge de mesures de conservation dès la phase de terrain a permis d’assurer leur préservation, notamment pour les fragments de tissus provenant de vêtements (Fig. 15, 16).

6 Apave, Mulhouse

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Figure 14 : paire de jumelles retrouvée dans la galerie (© PAIR).

Les matériaux organiques tels que textile, cuir et papier, ont été conditionnés le plus hermétiquement possible et conservés dans une atmosphère humide, à basse température, afin de ralentir les processus de dégradation et le développement de moisissures.

Figure 15 : Paire de gants et chaussette provenant de l’abri

d’Heidwiller (© PAIR).

Figure 16 : veste enroulée provenant de l’abri d’Heidwiller (©

PAIR).

La stabilisation et la présentation au public nécessitent que ces objets fragiles subissent un traitement spécifique au préalable à leur exposition. Le Militähistorisches Museum der Bunderswehr de Dresde en Allemagne a pris en charge la restauration d’une partie du mobilier du Kilianstollen. Une partie des objets devrait être présenté à partir d’août 2014 dans son musée, dans le cadre d’une exposition temporaire en commémoration de la Première Guerre Mondiale (1914 Ein Tag der Rosen im August). Une autre partie du mobilier est exposée au musée archéologique de Strasbourg de septembre 2013 à août 2014, et par la suite, peut-être de façon permanente en Alsace dans un lieu à définir. Que s’est-il donc précisément passé le 18 mars 1918 ? Dans la matinée, l'artillerie allemande pilonne les lignes françaises à l’aide d’obus à gaz pour faire diversion dans le cadre de l’offensive allemande en préparation en Picardie. Suite à ce canonnage, l’artillerie française réplique l’après-midi. Elle

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concentre ses tirs sur le Kilianstollen où la plus grande partie de la 6e Compagnie du 94e Régiment d'Infanterie de Réserve7 a trouvé refuge. Vers 13.30 heures, après avoir essuyé trois tirs successifs, la partie sud de la galerie, sur laquelle la couche de terre est la moins épaisse, s'effondre sur environ 60 mètres. Trente-quatre soldats sont ensevelis et dix blessés suite à l’éboulement. Dès la tombée de la nuit, les soldats allemands tentent une opération de sauvetage pour libérer les hommes bloqués dans la galerie. Seuls deux survivants sont secourus, mais ils ne survivent pas à leurs blessures et meurent peu de temps après, le premier lors de son transfert à l'hôpital, le second après un mois d'hospitalisation. Treize corps sont évacués et, aujourd’hui, en partie inhumés dans le cimetière militaire allemand d’Illfurth. Les recherches sont interrompues à cause des contraintes techniques (présence de terre dans la galerie effondrée, difficulté d'accès et de progression, poursuite des combats). Enfin, le 4 avril 1918, le régiment est relevé et envoyé dans les Flandres au Mont Kemmel. Les fouilles archéologiques ont révélé les vestiges de la galerie effondrée, au niveau de deux escaliers d’accès, et de l’opération de secours. Certains tronçons ont fait l’objet d’un étaiement permettant la consolidation de la galerie pendant cette opération. Les vingt-et-un corps ont tous pu être retrouvés. Enfin, il apparaît que la galerie a fait l’objet de réaménagements après l’effondrement du 18 mars 1918 permettant d’envisager son occupation, peut-être jusqu’à la fin de la guerre. Certains tronçons ont ainsi été réutilisés en abris indépendants qui ne communiquaient plus. Un escalier supplémentaire a même été implanté et les communications avec les parties effondrées ont été obstruées. Enfin, les traces d’un incendie ont également pu être observées alors que la galerie était en grande partie envahie par de l’eau. Les soldats tués lors du pilonnage du 18 mars 1918, initialement inhumés à Wittersdorf dans le Haut-Rhin, reposent aujourd’hui en partie dans le cimetière militaire allemand d’Illfurth aménagé en 1920. 2- Le centre d’entrainement de Pombonne à Bergerac en Dordogne En Dordogne, loin des lignes de front de la première guerre mondiale, les archéologues ne s’attende pas à faire des découverte de la période de la Grande Guerre dans le parc de Pombonne, si tranquille en apparence, et qui pourtant n’a pas toujours été un havre de paix. Appelés à diagnostiquer les sols du parc avant que n’y soient creusés les plans d’eau de Pombonne et de La Brunetière sud, en 2005, les archéologues de l’Institut national de recherches archéologiques préventives (Inrap) mettent en évidence la présence de plusieurs dizaines de mètres de tranchées. Les vestiges retrouvés sur place, dont un étui de balle de fusil ou de revolver Lebel, laissent supposer leur construction par les soldats du 108e régiment d’infanterie de l’armée française, à l’époque en poste à Bergerac. En septembre 1914, alors que le conflit franco-allemand devient guerre de positions, les casernes éloignées du front reçoivent consigne d’entraîner les recrues à la confection de tranchées. Le 108e

régiment d’infanterie s’exécute et reproduit un champ de bataille sur une surface de 3 800 mètres carrés. Sur celui-ci, les corps faussement ennemis font semblant de s’affronter. Armés de leur pelle-bêche, généralement accrochée au ceinturon, de pioches, de hachettes et de serpes, les hommes du 108e

régiment creusent, vraisemblablement en une journée, une première tranchée de 92 mètres dite de « première ligne ». Les appelés peuvent s’y retrancher, mitrailleuse postée au-dessus de leur front, pour prendre le terrain adverse « en enfilade, de front ou en écharpe ».

7 Reserve Infanterie Regiment 94

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Dans la même journée, une seconde tranchée est aménagée, parallèlement à la première. Planqués derrière des talus de terre, les soldats s’y relaient pour canarder l’ennemi ou s’en abriter. Des banquettes de tir et des chicanes de protection se partagent l’espace restreint dans lequel évoluent les soldats. La réalisation de ces deux tranchées répond à une stratégie bien précise, codifiée comme telle dans le règlement remis à chaque gradé. Dans le cas des manœuvres offensives, la fortification de terre intervient pour augmenter la capacité de résistance de l’unité. Lors des manœuvres défensives, les fortifications en tranchées ont pour but de faciliter l’action du feu, de protéger les hommes et de créer des obstacles à la marche de l’ennemi. Inédit en Dordogne, ce camp d’entraînement militaire n’a connu qu’une brève période d’utilisation comme en témoigne le rare mobilier collecté sur le site. Les fouilles n’ont rien fait émerger de plus qu’un étui de balle, une boîte de conserve en fer étamé, quelques os d’animaux et un goulot de bouteilles en verre identique à celles fabriqués spécialement pour l’armée entre 1914 et 1918 en Angleterre. 3- Quelques « sépultures » de soldats de la Grande Guerre Comme présenté précédemment avec la découverte de l’abri Kilian, la découverte de sépultures de catastrophe est une composante de l’archéologie préventive. Nous développons maintenant ce point à partir de trois exemples : - la sépulture collective recherchée contenant Alain Fournier, auteur du Grand Meaulne, - la découverte fortuite du soldat Maurice Babé, - la sépulture collective britannique de la ZAC « Actiparc » à Arras. A- la sépulture collective recherchée contenant Alain Fournier, auteur du Grand Meaulne

Le 1er août 1914, Henri-Alban Fournier est mobilisé (Fig. 17). Il écrit à sa sœur : je pars content

8. Il se rend à Marmande avec ses pairs pour rejoindre son unité. Ils y parviennent le 2 août à minuit. Henri-Alban est promu lieutenant. Le 9 août, le 288e Régiment d’Infanterie part à pied pour Auch d'où le régiment s'embarque en train le 12 août à 9 heures du soir. Le 11 septembre, Henri-Alban Fournier écrit sa dernière carte à Isabelle, carte qu'elle reçoit le 21 seulement. Le 22 septembre 1914, il est tué sur les Hauts de Meuse. Son corps est déposé avec vingt de ses compagnons d'arme dans une fosse commune par les Allemands.

Figure 17 :

Henri-Alban Fournier

Les circonstances exactes de la disparition du lieutenant Henri-Alban Fournier, plus connu sous le pseudonyme de « Alain-Fournier », survenue un an après la publication de son roman à succès « Le

Grand Meaulnes », ne furent jamais établies et suscitèrent de nombreuses interrogations pendant 77 ans. Après une enquête faite par des passionnés de son œuvre, une tombe militaire est localisée en 1991. Il s’agit de ne pas perdre des informations permettant de le reconnaître. Jacques Lang, ministre de la Culture en poste à l’époque, considère que ce travail revient aux archéologues habitués à ce genre d’enquêtes.

8 http://www.association-jacques-riviere-alain-fournier.com/page-biographie-d-alain-fournier.htm

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La sépulture collective est fouillée avec précaution (Fig. 18). Les restes des soldats sont exhumés et identifiés par une équipe d’archéologues dirigée par Frédéric Adam, archéo-anthropologue.

Figure 18 : Vue générale de la sépulture multiple de Saint-Rémy-la-Calonne dans la Meuse

(© Frédéric Adam, archéo-anthropologue, chargé de recherches INRAP / UMR 7044)

Figure 19 : détail des chaussures (© Frédéric Adam

Archéo-anthropologue, chargé de recherches INRAP /

UMR 7044)

L’étude des impacts perceptibles sur les ossements, permet de reconstituer les derniers instants de ces soldats. Ils sont tombés dans une embuscade. Il reste à identifier le corps lieutenant Henri-Alban Fournier. Au préalable à la fouille, de nombreuses informations concernant sa morphologie avaient été collectées (stature, poids, etc.), ces données figurent dans les dossiers de l’armée (Fig. 19). Comme souhaité, il est identifié. Cette opération archéologique, en fait la première du genre en France, permet d’ouvrir le débat sur l’importance et le devenir de ces vestiges de notre mémoire vive. Grâce à elle, historiens, archéologues et anthropologues posent les bases d’une réflexion qui permet aujourd’hui de considérer le patrimoine de la Grande Guerre comme digne de faire partie intégrante de notre patrimoine archéologique.

Le 10 novembre 1992, tous les soldats sont ré-inhumés dans une tombe individuelle dans le cimetière militaire du secteur de Saint-Rémy-la-Calonne dans la Meuse. Une poignée de terre d'Épineuil a été déposée sur sa tombe.

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B- la découverte fortuite du soldat Maurice Babé En 2012, le projet de réalisation du canal Seine-Nord Europe suscite la fouille d’une ferme gauloise à Campagne dans l’Oise. Le 22 mai, dans un trou d’obus, des ossements humains sont découverts avec quelques fragments de pièces d’équipement, un casque, trois chargeurs, le trépied d’un fusil-mitrailleur « Chauchat 1915 », une gamelle, une pelle-bêche (Fig. 20). L’origine militaire du défunt est ainsi confirmée. Des effets personnels l’accompagnent dont une boussole à chaînette et une bague de femme (Fig. 21).

Figure 20 : sépulture de catastrophe (©Alexandre Coulaud, Inrap)

Figure 21 : bague de femme (© Alexandre Coulaud, Inrap)

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Figure 22 : plaque d’identité militaire (© Emmanuelle Collado, Inrap)

Fait rare, la mise au jour d’une plaque d’identité militaire après un nettoyage soigneux par les archéologues révèle ses inscriptions, au recto, l’inscription « Maurice Babé 1917 » ; au verso, « Soissons 283 » (Fig. 22). Ces informations ont permis d’entreprendre des recherches : Maurice Babé, soldat 2e classe, matricule 283 était né à Torcy dans l’Aisne, le 26 janvier 1894. Recruté à Soissons en 1916, il faisait partie du 121e bataillon de chasseurs à pied. Il fut « tué à l’ennemi » le 30 août 1918. Son identification lui assure aujourd’hui une sépulture particulière et nominative à Thiescourt, une des treize nécropoles militaires françaises de l’Oise où le 24 septembre 2013 s’est tenue une cérémonie d’hommage en son honneur. Aux côtés de ses descendants, étaient présents Hubert Vernet, sous-préfet de Compiègne, Thierry Frau, conseiller général et maire de Lassigny, Luc Redregoo, maire de Thiescourt. Daniel Malcouronne, maire de Torcy-en-Valois, Jean-Paul Jacob, président de l’Institut national de la recherche archéologique préventive, Philippe Dumont, directeur du service départemental de l’Office national des anciens combattants et victimes de guerre et Claude Gauduin, délégué général départemental du Souvenir français. La découverte de soldats par l’Inrap implique une procédure particulière. Dans le cas d’un soldat français, comme Maurice Babé, la gendarmerie et la mairie sont alertées et le Pôle des sépultures de guerre et des hauts lieux de la mémoire nationale, basé à Metz, se charge du prélèvement des restes. Sur le tracé du canal Seine-Nord-Europe, qui recoupe les principales lignes de front de l’offensive sur la Somme jusqu’à la bataille de Cambrai. Les vestiges dans le sol sont nombreux : trous d’obus,

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tranchées, boyaux, abris de fortune, munitions de tous calibres, etc. Une vingtaine de corps ont été découverts et confiés aux services compétents. De différentes nationalités, rares sont ceux qui peuvent être identifiés précisément (absence de plaques). Ces restes sont parfois chargés d’émotion. Ici gisent les restes d’un corps enseveli et grêlé de shrapnell (obus à balles), là une jambe, dont le pied est encore chaussé. Dans le cadre des travaux du canal Seine-Nord Europe, bien qu’aucune fouille proprement dite n’ait été effectuée pour des raisons de sécurité, des relevés (cartographiques, photographiques) ont été réalisés, au même titre que tout autre témoignage du passé. Ce travail s’accompagne de collaborations fructueuses avec les historiens. Les données recueillies offrent l’occasion unique d’examiner sur plus de 100 kilomètres les traces de la Grande Guerre conservées dans le sous-sol d’un secteur où les combats ont été intensifs. Les sépultures de combattants fouillées, essentiellement pour les préserver des pilleurs et surtout par devoir de mémoire envers ces hommes, qui auraient pu être nos ascendants directs, livrent des informations particulièrement intéressantes sur les pratiques funéraires « d’urgence » de l’époque, pratiques étonnamment peu décrites dans les récits des combattants de l’époque. C- La sépulture collective britannique de la ZAC « Actiparc » à Arras D’avril 2001 à septembre 2002, l’emprise de 300 hectares de la ZAC « Actiparc » située à l’entrée nord-est d’Arras, a fait l’objet d’investigations poussées. Avec la réalisation de 120 kilomètres de tranchées de sondages archéologiques une quinzaine de sites gaulois et gallo-romains fut localisée et ultérieurement décapée sur plus de 40 hectares. Localisée sur l’ancienne ligne de front, les travaux ont engendré la redécouverte de milliers de structures attribuables au premier conflit mondial et la découverte de 29 corps de soldats britanniques, deux nouveaux corps étant dégagés lors des fouilles (Fig. 23).

Figure 23 : sépulture de 29 corps de soldats britanniques « le Point du jour » à la ZAC d’Actiparc à Arras (©Gilles Prilaux, Inrap).

Si on transpose la découverte d’une telle tombe, dans un contexte médiéval par exemple, sans documentation, elle amène indubitablement l’archéologue vers les constats et interprétations suivant : - présence exclusive d’hommes jeunes, - traumatismes osseux révélant des morts violentes, - inhumation de manière simultanée

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Cette structure est classée dans la catégorie sépultures de catastrophes, a priori en liaison avec un événement militaire ou guerrier. L’archéologue note la volonté des fossoyeurs de disposer les corps très soigneusement et de manière à ce qu’ils soient au coude à coude dans leur dernière demeure. Il observe aussi que la mise en terre fut réalisée par des hommes appartenant au même groupe humain que les défunts et désirant leur offrir une sépulture digne des liens sociaux qui les unissent de leur vivant. Cette impression est en effet confirmée par le dépôt côte à côte de trois individus dont le crâne présente une suture métopique, particularité totalement invisible et indétectable au moment de l’inhumation. Le fait qu’ils soient côte à côte dans la tombe prouve que les personnes qui les ont enterrés connaissent leurs probables liens familiaux et évoluent donc dans l’environnement social proche des défunts. Dans le contexte bien connu et plus documenté de La Grande Guerre, dans la zone d’Arras, l’interprétation de la sépulture multiple d’Actiparc est bien meilleure. Le secteur est resté aux mains des britanniques au terme de l’offensive d’avril 1917. La tombe ne peut donc avoir été réalisée que par des soldats de cette nationalité. De fait, les objets personnels des morts, eux aussi britanniques, ont été soigneusement récupérés afin de pouvoir les renvoyer aux familles et les corps ont été débarrassés de leur brêlages (sangles servant à porter une arme à feu). L’absence d’effets personnels et la disparition des disques d’identité ne permet d’identifier formellement qu’un corps. La découverte de badges d’épaule portant la mention « Lincoln» permet de préciser l’appartenance de plusieurs soldats au 10e bataillon du Lincolnshire Regiment, engagé sur ce secteur les 9-13 avril 1917. La localisation de la tombe immédiatement en retrait de la brown line, atteinte le soir du 9 avril par ce bataillon, certifie bien cette information. L’extrême attention apportée dans la réalisation de l’inhumation des 19 premiers corps déposés dans la fosse suggère la présence de soldats d’une même unité, enterrés par leurs compagnons de combat. Un tel soin dans le dépôt des corps, alors même que l’inhumation est faite en première ligne de front au moment d’une offensive majeure, ne peut raisonnablement être que le fait de personnes, connaissant parfaitement les défunts et, soucieuses d’offrir à ces hommes avec qui elles sont unies par de forts liens de camaraderie une sépulture digne malgré des conditions de réalisation particulièrement difficiles et dangereuses. Qui prendrait le risque de s’exposer ainsi pour enterrer un inconnu, voire un ennemi ? Et qui s’obstinerait à récupérer sur le champ de bataille des débris de corps humain pour les replacer dans une tombe de manière à leur rendre un semblant d’intégrité physique ? Un tel traitement des corps ne peut être réalisé que par des compagnons de combat, unis de longue date dans l’adversité et ayant traversé bien des épreuves. Soucieux de donner à leurs camarades malchanceux une dernière demeure, qu’ils espèrent très certainement provisoire, les survivants du 10e

bataillon du Lincolnshire Regiment ont donc soigneusement réalisé cette tombe et déposé au coude à coude la majorité des tués de l’unité récupérés sur le champ de bataille. Le 13 avril 1917, à la fin de l’engagement du bataillon dans le secteur, 38 soldats avaient été tués et 28 corps n’avaient pas de sépulture connue avant la redécouverte de la tombe. À l’issue du dépôt des 19 premiers corps, la fosse est partiellement rebouchée, son extrémité orientale peut encore accueillir quelques corps. Elle reste d’ailleurs partiellement inoccupée sur ce côté. Un

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corps supplémentaire, disposé de manière légèrement différente des précédent et appartenant peut-être à une autre unité, y est inhumé un peu plus tard. La découverte, à chaque extrémité de la fosse, d’un culot d’obus enterré verticalement laisse supposer que l’emplacement de la sépulture devait être matérialisé en surface par un piquet planté dans le corps de l’obus et éventuellement surmonté d’un fanion ou d’une pancarte. Ces éléments, destinés à permettre de retrouver l’emplacement de cette tombe ultérieurement, ont très certainement été réduits à néant lors des bombardements allemands de ce secteur en 1917 puis en 1918, alors même que cette zone accueillait la ligne arrière du front britannique et des unités d’artillerie. Les efforts déployés sont étonnants mais s’éclairent quand on sait que le surnom que s’étaient donné les hommes du 10e bataillon du Lincolnshire Regiment était les « Grimsby Chums », soit littéralement les « potes de Grimsby», petit port du nord-est de l’Angleterre. Il est vrai que le système de recrutement de l’armée britannique privilégie l’enrôlement dans la même unité d’hommes provenant d’une même ville ou du moins d’un même secteur géographique restreint. Il est alors très compréhensible que ces hommes d’une même classe d’âge, se connaissant souvent depuis de nombreuses années et s’étant probablement côtoyés sur les bancs d’une même école, sont déjà liés avant la guerre par des liens d’amitié, fortement renforcés par leur expérience commune de la vie misérable du combattant des tranchées.

Figure 24 : rebus d’atelier d’art des tranchées (© Gilles Prilaux, Inrap).

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À ce titre, la tombe des « oubliés du Point du Jour » est un témoignage particulièrement poignant du profond sentiment de camaraderie qui unit souvent les combattants de la Grande Guerre. Pour parfaire cet exposé sur les sépultures, notons que chaque année, en fonction de l’importance des surfaces diagnostiquées par les archéologues dans les zones de combat de la Grande Guerre, plus d’une dizaine de corps sont ainsi retrouvés. Ce chiffre n’est pas surprenant du fait de la violence des combats sur des terrains labourés pendant de nombreuses semaines par les tirs d’artillerie, un nombre très important des soldats tués lors de ce conflit n’ont pas de sépulture connue. Sur le front ouest, les chiffres les plus précis sont ceux des troupes du Commonwealth et se répartissent ainsi pour les tués et les disparus : - Royaume Uni : 512 600 hommes - Australie : 48 900 hommes - Canada : 56 400 hommes - Nouvelle Zélande : 12 900 hommes - Afrique du Sud : 3 250 hommes - Inde : 6 670 hommes. C’est un total de 640 000 tués et disparus pour seulement 520 000 sépultures recensées dans les cimetières entretenus par la Commonwealth WarGraves Commission. Ce qui signifie que pour les troupes du Commonwealth 120 000 combattants n’ont donc pas de tombe connue, soit 20 % de l’ensemble des tués et disparus. Cette proportion, appliquée aux pertes des autres belligérants (France, 1 300 000 morts ; Belgique, 38 200 morts ; USA, 51 800 morts et Allemagne, 1 493 000 ; soit un total de 2 883 000 morts), représente donc près de 670 000 corps disséminés sur les lignes de front entre Nieuport en Belgique et la Frontière suisse, à retrouver. Enfin la zone Actiparc a également permis la découverte d’un atelier d’artisanat de tranchée, avec les découpes de plaques de cuivre ou de laiton, provenant de munitions (Fig. 24) pour la production d’objets. Outre les divers pots de fleurs, bougeoirs, en cours d’élaboration, on reconnaît des découpes qui correspondent à la production de livre (comme Fig. 27), de croix ... Là aussi, il s’agit d’un domaine de recherches à développer. En effet, dans les collections privées, il existe de nombreux objets dont on ne connait pas le lieu de production réel (Fig. 25, 26, 27, 28). Les rejets d’atelier pourraient être une piste supplémentaire à celle des matériaux (munitions françaises, ou autres).

Figure 25 : godillot-briquet (coll. Robin)

Figure 26 : vase (coll. Moulon)

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Figure 27 : livre briquet (coll. privée) Figure 28 : porte courrier (coll. privée).

3- Le char de Flesquières

Figure 29 : tank en cours de dégagement (©Philippe Gorczynski)

Outre les vestiges de tranchées, les sépultures des hommes, il arrive aussi que l’archéologie découvre des munitions ou des armes. Parmi les vestiges peu communs en nombre évoquons la découverte d’un char britannique lourd, faite à Flesquière commune située à dix kilomètres au sud-ouest de Cambrai. En novembre 1998, lors de fouilles Philippe Gorczynski, avec l'aide du Service Régional de l'Archéologie du Nord-Pas-de-Calais et du service archéologique de la ville d'Arras au sud du parc du château de Flesquières, a découvert un char britannique lourd de la Bataille de Cambrai (20 novembre-6 décembre 1917). L’engin reposait depuis 81 ans sous trois mètres de terre (Fig. 29, 30).

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Figure 30 : tank en cours de dégagement (©Philippe Gorczynski)

Figure 25 : levage du tank élingué par la grue (©Philippe Gorczynski)

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Ce char de type Mark IV female de 28 tonnes, construit à Lincoln et nommé Deborah (D 51 Evil) de la 12e section du bataillon D du Royal Tank Corps, est aujourd’hui déposé dans la grange de son découvreur, dont pour anecdote un mur présente de nombreux impacts d'obus et de tirs de mitrailleuses. Ce tank, qui pouvait accueillir huit hommes, était conduit par le commandant William Heap. L'entrée principale est un double portillon situé sous les quatre tourelles latérales. Ses chenilles parcourent tout le profil et le réservoir est placé à l'extérieur pour réduire les risques d'incendie (Fig. 25). Conçu en octobre 1916, le Mark IV entre en production en mars-avril 1917. L'utilisation massive de ces tanks lors de la Bataille de Cambrai fait partie de la stratégie du général Julian Byng, commandant de la 3e armée britannique. Ils doivent servir à franchir les tranchées, réputées imprenables, de la ligne Hindenburg élaborées pendant l'hiver 1916. Malgré le succès indéniable des tanks, tous les territoires reconquis par les Anglais entre les 20-23 novembre furent perdus lors de la contre-offensive allemande du 30 novembre. Sur les 378 chars de combat (476 chars au total) engagés le 20 novembre, seul le tank de Flesquières est visible de nos jours en France. Compte tenu de son incontestable valeur technologique, historique (témoin de la violence de la Bataille de Cambrai) et émotionnelle, l'Association du tank de Flesquières a été créée en 1998 pour le préserver et le valoriser. Le tank est classé depuis le 14 septembre 1999 parmi les Monuments Historiques, au titre du patrimoine industriel. 4- Aspects inédits de la vie quotidienne des combattants Initialement, considérés comme des éléments perturbateurs ou une source de danger, les vestiges de la Première Guerre mondiale, font maintenant partie intégrante de l’archéologie. Ils révèlent également des aspects inédits de la vie quotidienne des combattants et déjà plusieurs colloques ont confirmé ce type d’approche. L’enjeu est patrimonial. En effet, ces vestiges sont en voie de disparition à cause des atteintes du temps, des destructions liées à l’aménagement du territoire et de l’intérêt croissant des collectionneurs. Ils suscitent un pillage des champs de bataille de plus en plus organisé. Pour les archéologues, les interventions de terrain sont parfois délicates, en raison de la présence de munitions encore actives, et le Service de déminage accompagne régulièrement les études sur le terrain. Malgré une importante correspondance privée et de nombreux rapports militaires, on ignore encore beaucoup de choses sur la vie du combattant au front et à l’arrière, et sur l’énorme « machine de guerre » qui existait avec ses camps de repos et d’entraînement, son approvisionnement et sa logistique (cuisines, hangars de stockage…), le secteur santé (infirmeries et hôpitaux), et enfin la stratégie militaire (aérodromes, postes de commandement…), tous susceptibles de laisser de nombreux vestiges. Enfin l’approvisionnement des champs de bataille en hommes, en matériel, en vivres et en munitions a également nécessité la mise en place de réseaux de routes et de chemins de fer. Dans le Bas-Rhin, à Geispolsheim-Schwobenfeld, la fouille d’un système de retranchement, réalisé par les troupes allemandes, permet d’appréhender l’organisation et l’évolution d’une position fortifiée liée à la défense de Strasbourg entre 1914 et 1916. Avec la stabilisation du front, Strasbourg perd la quasi-totalité de ses unités combattantes à partir de 1916 et ne connaît aucun combat. Pour la première fois, une position a pu être explorée dans sa majeure partie. Les plans des défenses strasbourgeoises n’étant pas conservés, les résultats peuvent être confrontés avec les suppositions issues des manuels militaires.

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Les aménagements s’organisent autour d’un abri de compagnie d’abord en bois puis reconstruit à proximité en béton en 1915-1916 (Fig. 27).

Figure 26 : Coupe d’une latrine allemande de la position fortifiée d’Entzheim- Geispolsheim,

on distingue la présence de tonneaux en bois (©M. Landolt / PAIR).

Figure 27 : Entzheim- Geispolsheim : abri de tranchée (© M. Landolt / PAIR).

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Figure 28 : Entzheim- Geispolsheim : observatoire militaire (© M. Landolt / PAIR).

L’architecture inédite de l’abri en bois, ainsi que celle d’une latrine (Fig. 26), le chantier de construction, les systèmes d’alimentation en eau et de drainage, peu connus, ont pu être étudiés (tuyaux d’assainissement en grès, regards, puisards et drains en gravier). Enfin, les objets retrouvés dans le comblement des structures (Fig. 29) correspondent majoritairement à des bouteilles en verre de bières strasbourgeoises (Prieur, Schutzenberger, Münsterbräu, Freysz, Gruber, Fischer…), d’eaux minérales alsaciennes (Badbronn à Châtenois, Guth à Illkirch-Graffenstaden et Nuss à Molsheim) ou de d’autres boissons non alcoolisées (Chabeso). À Aspach-Carspach Lerchenberg et Lerchenholz (Haut-Rhin), les découvertes ont été mises en relation avec les sources iconographiques. La fouille de ces dépotoirs de première ligne apporte des informations inédites, qui entretiennent de nouvelles problématiques historiques. Elles sont tirées du mobilier lié à des catégories fonctionnelles comme l’alimentation (contenants alimentaires en faïence, verre ou métal et restes osseux), l’écriture (encriers, bouteilles d’encre et brosse de machine à écrire), la santé (bouteilles de médicaments en verre), l’hygiène (flacons de parfum et pots de crème), le jeu (domino) et les pratiques religieuses (Vierge, etc.). Le premier conflit mondial fut à l’origine de bouleversements majeurs dans l’alimentation. Ce sujet est rarement traité en raison d’une supposée bonne connaissance, voire à l’opposé d’un manque de documentation. L’évocation par les soldats des conditions de vie au front et au repos est souvent parcellaire et anecdotique.

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Aspach-Carspach : flacons provenant d’un dépotoir allemand (Photo I. Dechanez- Clerc / PAIR).

Figure 29 : Aspach-Carspach flacons provenant d’un dépotoir allemand (© I Dechanez-Clerc/ PAIR).

Il fallait produire en quantité suffisante et apporter de la nourriture de qualité sur le front. En effet, l’alimentation des combattants est un facteur non négligeable « d’être et de durer ». Force est de constater que l’étude de l’alimentation sur le front en est pourtant à ses balbutiements. En effet, la tranchée impose ses règles et ses modes d’organisation. Et subséquemment, elle entraîne une adaptation de la nourriture. Dans les lignes, à l’arrière, on produisait du pain (Fig. 30) et on procédait à l’abattage d’animaux pour la préparation des plats. Ceux-ci étaient ensuite transférés sur les lignes de front par les ravitailleurs. Il fallut bien entendu adapter les outils de production aux déplacements. Les récipients liés aux condiments destinés à agrémenter les repas sont nombreux notamment les condiments liquides de marque Maggi ; les Essigessenz ou concentré de vinaigre (Fig. 31-32) ; la moutarde, etc. On évoque rarement la présence de vaisselle civile dans les tranchées et pourtant, les combattants au repos recherchaient une amélioration constante de leur condition matérielle. Les maisons abandonnées étaient souvent visitées par les soldats et les services de table avaient beaucoup de succès. Ils contribuaient à l’embellissement des «popotes» des unités en rapprochant le combattant de la vie civile. À Aspach-Carspach, les assiettes et bols en faïence sont issus de productions allemandes bon marché de Sarreguemines (Moselle), Niderviller (Moselle) et Tirschenreuth (Bavière).

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Figure 30 : carte postale montrant les boulangers et leurs fours de Campagne (coll. privée).

Figure 31 : Aspach-Carspach : bouteilles graduées de concentré de vinaigre Essigessenz (© M. Landolt & Dechanez- Clerc / PAIR)

Figure 32 : bouteille d’Essigessenz avec étiquette d’origine, collection particulière (© M. Landolt & Dechanez- Clerc / PAIR).

En complément de ce mobilier, l’archéozoologie apporte aussi son lot d’informations. La découverte d’un squelette de chèvre sans corne - probablement une chèvre du Sundgau aussi appelée alsacienne - est certainement à mettre en relation avec la production laitière. La présence d’animaux liés à l’alimentation est attestée sur le front. Les traces de découpe sur les os d’animaux relèvent de la confection des bouillons destinés aux soldats.

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Les restes osseux témoignent d’une certaine qualité de la viande (rareté des animaux très âgés, bonne représentation des parties les plus charnues du squelette) et d’une normalisation de la découpe des carcasses animales. La présence de chiens en première ligne est confirmée par un os rongé, l’utilisation du berger allemand étant très répandue du côté germain pour participer aux patrouilles, mais aussi pour la transmission de messages, l’acheminement de nourriture, la recherche de blessés et la traction de mitrailleuses. À partir des vestiges mobiliers, plusieurs problématiques peuvent être définies révélant la richesse des informations fournies par cette branche toute récente de la recherche archéologique : - l’approvisionnement de l’industrie à la «roulante» - l’emballage et le conditionnement, - l’importance de la figuration patriotique, - les effets sociologiques et physiologiques de l’alimentation sur le champ de bataille, - l’apparition d’une nourriture adaptée allant vers une autonomie alimentaire du combattant, - l’évolution des équipements alimentaires accompagnant le repas du soldat, - et la gestion des déchets avec la récupération des matériaux. Pour conclure, de nombreux aspects insoupçonnés des pratiques militaires et de la vie quotidienne sont encore à découvrir à partir des données matérielles collectées lors des fouilles archéologiques. La Grande Guerre est devenue partie intégrante de l’Archéologie au même titre que les cultures passées.

Bibliographie : Adam F. (), Alain Fournier et ses compagnons d’armes, une archéologie de la Grande Guerre, édition Serpenoise Desfossés Y. (conservateur régional de l’archéologie de Champagne-Ardenne, Ministère de la Culture), Jacques A., (service archéologique de la ville d’Arras) et Prilaux G. (INRAP Nord-Picardie). Desfossés Y., Jacques A., Prilaux G. (2008), L’archéologie de la Grande Guerre, éd. Ouest-France, Inrap, 128 p. Sitographie : Les oubliés du « Point du Jour » http://crid1418.org/espace_scientifique/archeo/oublies_pdj_archeo.htm Sépulture collective de Rémy-sur-Chalonne, Alain Fournier http://www.als.uhp-nancy.fr/conferences/2010/Adam(18-11-10).pdf Parc de Pombonne Emilie Delpeyrat http://www.sudouest.fr/2013/11/12/sous-pombonne-des-tranchees-d-entrainement-1226403-1733.php# Kilianstollen

Les Dernières nouvelles d’Alsace 29/09/2011 http://www.dna.fr/edition-de-saint-louis-altkirch/2011/09/29/le-kilianstollen-rend-ses-morts Aspach-Carspach Lerchenberg et Lerchenholz (Haut-Rhin) http://www.faurillon.com/les%20tranchees%201.htm Le soldat Babé http://www.inrap.fr/archeologie-preventive/Actualites/Communiques-de-presse/p-16400-Un-hommage-a-Maurice-Babe-poilu-decouvert-sur-une-fouille-archeologique-du-canal-Seine-Nord-Europe.htm http://crid1418.org/espace_scientifique/archeo/archeo_gg.htm