Review of: A. Hurel et N. Coye (coord.), Dans l’épaisseur du temps. Archéologues et géologues...

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Revue de synthèse : tome 133, 6 e série, n° 4, 2012, p. 597-615. DOI 10.1007/s11873-012-0206-3 COMPTES RENDUS LE BEAU ET L’UTILE Denis DUTTON, The Art Instinct. Beauty, Pleasure and Human Evolution, Oxford, Oxford University Press, 2009, 282 p., bibliogr. Denis Dutton, hélas disparu prématurément, envisage l’art dans une perspective évolutionniste qui implique sa naturalisation, une approche innéiste. Il postule un instinct humain pour l’art qui serait inscrit dans notre patrimoine génétique et écrit un scénario à base cognitiviste qu’il fait débuter au Pléistocène, époque où aurait agi l’Homme moderne achevé. L’art est donc détaché du beau « kantien » et ce sont ses aspects fonctionnels, adaptatifs et/ou reproductifs, qui joueraient un rôle dans l’évolu- tion d’Homo sur la très longue durée. L’auteur débute sa démarche par la statistique de la préférence universelle actuelle pour un type de représentation artistique : un lac dans des montagnes, des arbres, les couleurs vert et bleu, des personnages et des animaux. Il en infère que : 1) l’art est inscrit dans la nature humaine ; 2) cette préférence découle du choix de l’habitat le plus favorable au Pléistocène. Mais il ne précise pas que le Pléistocène s’étend de 1 800 000 à 11 000 avant J.-C. et qu’il n’en prend que la fin (130 000 à 11 000 avant J.-C.), soit l’âge glaciaire, pour faire simple. Ce flou ne va pas sans poser question, sur la nature de ce qu’est et était l’art, comme sur celle des mécanismes de sélection et sur sa place dans les lignées d’Homo. Suivant la psychologie évolutionniste, Denis Dutton liste quatorze traits dits univer- sels de l’esprit humain (p. 43-44) et aborde ensuite (p. 83 sq.) la question de l’art et de la sélection naturelle et les place (p. 96) dans une « esthétique darwinienne » où les formes d’art sont liées à des intérêts, préférences et capacités universelles des hommes du Pléistocène. Son explication imagine des adaptations ancestrales à l’environnement qui auraient perduré. Cette théorie dépend de l’adhésion à la psychologie évolutionniste et de l’acceptation d’un Homo « artisticus » définitivement achevé au Pléistocène. Puis l’auteur s’attache (p. 103 sqq.) à donner un intérêt fonctionnel historique aux usages des fictions, de l’art et du récit, qui ouvrirait plus largement le cerveau à la complexité que les réponses routinières à l’environnement antérieures au Pléis- tocène. Cette assertion pose le problème du dépassement des réponses instinctives (« animales ») chez les différentes lignées d’homininés avant, pendant et après le

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Revue de synthèse : tome 133, 6e série, n° 4, 2012, p. 597-615. DOI 10.1007/s11873-012-0206-3

COMPTES RENDUS

Le beau et L’utiLe

Denis Dutton, The Art Instinct. Beauty, Pleasure and Human Evolution, Oxford, Oxford University Press, 2009, 282 p., bibliogr.

Denis Dutton, hélas disparu prématurément, envisage l’art dans une perspective évolutionniste qui implique sa naturalisation, une approche innéiste. Il postule un instinct humain pour l’art qui serait inscrit dans notre patrimoine génétique et écrit un scénario à base cognitiviste qu’il fait débuter au Pléistocène, époque où aurait agi l’Homme moderne achevé. L’art est donc détaché du beau « kantien » et ce sont ses aspects fonctionnels, adaptatifs et/ou reproductifs, qui joueraient un rôle dans l’évolu-tion d’Homo sur la très longue durée.

L’auteur débute sa démarche par la statistique de la préférence universelle actuelle pour un type de représentation artistique : un lac dans des montagnes, des arbres, les couleurs vert et bleu, des personnages et des animaux. Il en infère que : 1) l’art est inscrit dans la nature humaine ; 2) cette préférence découle du choix de l’habitat le plus favorable au Pléistocène. Mais il ne précise pas que le Pléistocène s’étend de 1 800 000 à 11 000 avant J.-C. et qu’il n’en prend que la fin (130 000 à 11 000 avant J.-C.), soit l’âge glaciaire, pour faire simple. Ce flou ne va pas sans poser question, sur la nature de ce qu’est et était l’art, comme sur celle des mécanismes de sélection et sur sa place dans les lignées d’Homo.

Suivant la psychologie évolutionniste, Denis Dutton liste quatorze traits dits univer-sels de l’esprit humain (p. 43-44) et aborde ensuite (p. 83 sq.) la question de l’art et de la sélection naturelle et les place (p. 96) dans une « esthétique darwinienne » où les formes d’art sont liées à des intérêts, préférences et capacités universelles des hommes du Pléistocène. Son explication imagine des adaptations ancestrales à l’environnement qui auraient perduré. Cette théorie dépend de l’adhésion à la psychologie évolutionniste et de l’acceptation d’un Homo « artisticus » définitivement achevé au Pléistocène.

Puis l’auteur s’attache (p. 103 sqq.) à donner un intérêt fonctionnel historique aux usages des fictions, de l’art et du récit, qui ouvrirait plus largement le cerveau à la complexité que les réponses routinières à l’environnement antérieures au Pléis-tocène. Cette assertion pose le problème du dépassement des réponses instinctives (« animales ») chez les différentes lignées d’homininés avant, pendant et après le

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Pléistocène. Là, Dutton n’évite pas l’écueil actualiste d’une projection rétrospective anhistorique. Il tente pourtant (p. 135 sqq.) de décrire un processus fondé sur une sélec-tion sexuelle de type darwinien et propose ainsi (p. 145) une liste de critères pour la sélection des humains par eux-mêmes au Pléistocène, de laquelle il découle que la femme, maîtresse du choix, joua dans les groupes le rôle que tenait l’environne-ment dans l’évolution animale. Puis (p. 154 sqq.), il aborde une question centrale, celle du coût de l’art, comme signal coûteux (à ce propos, voir ci-après le compte rendu de l’ouvrage de Jean-Marie Schaeffer, p. 606-608). L’art et l’auto-domestication humaine (par le sexe) fonctionneraient donc grâce aux éléments suivants : 1) des œuvres en matériaux rares et coûteux ; 2) longues à fabriquer (nécessitant loisir, richesse, statut) ; 3) montrant une habileté difficile à acquérir ; 4) une notion de « coûteux et utile » ou mieux de « coûteux et inutile » ; 5) le sens du gaspillage ; 6) un effort intellectuel spécial de création. Puis il revient à Darwin, pour qui le langage sert à séduire, si bien que l’art en est une extension, tout comme le sport, la politique, la science, qui tous font usage de l’intelligence. Malheureusement ce mécanisme de sélection n’est pas expli-cité (on pourrait aussi penser au jeu – voir à ce propos le récent ouvrage de Roberte Hamayon), si bien que lorsqu’il aborde enfin, très succinctement, l’art préhistorique des grottes peintes (p. 149), en supposant des « loisirs Pléistocènes » consacrés à l’art et au sexe, l’on se demande s’il a réellement fallu jadis passer par l’art pour accéder au sexe avec succès et si donc des gènes artistes se sont préférentiellement répandus.

Dans sa théorie, Denis Dutton critique Stephen Jay Gould qui pensait que la vie culturelle découle de l’histoire et ne peut être comprise en termes d’adaptation préhis-torique, que seule la biologie est évolutionniste et darwinienne, et que nous avons une capacité infinie à nous adapter aux nouvelles formes de musique ou d’art. Dutton lui reproche une psychologie du seau vide, alors que l’esthétique évolutionniste donne des limites aux intérêts, aux préférences et aux capacités : l’art est culturel mais l’ins-tinct pour l’art ne l’est pas. On voit ici l’analogie avec l’instinct du langage de Steven Pinker. Mais là, confondre « les arts » sans distinction semble un abus « essentialiste » rétrospectif ; cette conception entraîne que tout ce qui vit est issu de l’évolution par sélection naturelle, si bien qu’on craint finalement d’être ici aux prises avec une tauto-logie – une fable et non une théorie scientifique démontrable.

Par conséquent (p. 221 sqq.) l’auteur, qui croit que l’universalité de l’art s’explique par le naturalisme et que sa grandeur réside dans son attrait universel, rejette d’autres théories des origines (sociales, artisanales, politico-religieuses). Faire de l’art ne serait donc pas plus acquis que se nourrir, copuler ou résoudre des problèmes, bien qu’il soit clair que ces derniers points remontent aux origines reptiliennes, ce qui n’est pas le cas de l’art, pour lequel « l’œil innocent est aveugle et l’esprit vide idiot » : l’on acquiert la capacité à l’apprécier et à le produire.

Dans cet ouvrage, Denis Dutton raisonne donc comme si un « Homo artificiosus » avait connu un état fondateur t0 (au Pléistocène) et un état identique t1 (actuel) et qu’il ne s’était rien passé entre les deux, bien que l’état t0 ne lui soit connu que par ses propres projections hypothétiques dans le passé de généralisations partielles (partitions) de t1, ce qui est une belle tautologie. Seule la connaissance de t0 et de l’histoire, anté-rieure et postérieure, pourrait donner une issue, mais il s’agit là d’un travail de paléon-tologiste et d’archéologue qui reste à accomplir. L’auteur pourrait ainsi confondre un

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processus naturel inné avec une acquisition d’apparence immémoriale. Plus encore, le général n’est pas l’universel et le paysage helvétique transculturel du début de l’ouvrage ne montre pas que les calendriers, les posters, les peintures de camions n’ont pas récemment propagé un goût pour ces images : une analogie n’est pas causale sans les enchaînements appropriés. en effet, dans l’évolutionnisme « métaphorique », il est toujours possible de trouver dans le règne animal vivant ou fossile la forme analogue à une forme ou séquence comportementale humaine actuelle et de dire que l’origine est là. Une étude sérieuse des arts les plus anciens manque, avec des arborescences phylo-génétiques de formes. Mais l’art est aussi un système complexe cognitif fonctionnel qui touche l’imaginaire et pour lequel la fabrication et la perception des représentations plastiques, depuis la Préhistoire, exigent une démarche inférentielle de compréhension. Inférentialisme et théorie de l’esprit devraient alors être considérés sur des bases logi-ques de calcul, de langage et psychomotricité, provenant en partie de strates animales encore peu connues. L’ouvrage de Denis Dutton, donc, loin de conclure, ouvre hardi-ment un chapitre immense qui, de l’évolution à l’histoire, ne pourra être achevé sans une approche pluridisciplinaire comprenant les apports de l’archéologie.

Henri-Paul FrancFort

Armand Hurel et noël coye, dir., Dans l’épaisseur du temps. Archéologues et géolo-gues inventent la préhistoire, Paris, Publications scientifiques du Muséum national d’Histoire naturelle, 2011, 442 p., bibliogr., index, ill.

Intitulé « 1859 : Archéologues et géologues dans l’épaisseur du temps », le colloque dont le présent ouvrage rassemble les communications s’est tenu en juin 2009. Il célé-brait le 150e anniversaire de trois événements : la publication de la première édition de L’Origine des espèces de Charles Darwin ; la reconnaissance de la haute antiquité de l’homme, dont les travaux dans les terrasses alluviales de la Somme venaient d’apporter la preuve ; la fondation de la Société d’anthropologie de Paris.

Si les éditeurs n’ont pas gardé la mention de 1859 dans le titre de l’ouvrage, ils en font une date-clé, allant même jusqu’à dire qu’il y a un avant et un après 1859, dans le domaine des sciences naturelles comme de celui des sciences de l’homme (voir Armand Hurel et noël Coye, conclusion, p. 405). Cette invisible frontière pourrait toutefois ne résulter que d’une illusion rétrospective puisque la science préhistorique était en marche depuis les débuts du xixe siècle. D’autres dates auraient pu être choisies pour marquer le changement de paradigme ayant présidé à l’élaboration de la nouvelle science, telle l’année 1856 avec la découverte de la fameuse calotte de neander qui engendra bien des controverses dans toute l’europe ; ou bien l’année 1864, qui a vu la découverte, par Édouard Lartet, du dessin de mammouth du gisement de La Made-leine (Dordogne), gravé sur une esquille d’ivoire de mammouth, preuve décisive de la contemporanéité de l’homme et d’espèces disparues. Mais les auteurs auraient aussi pu faire le choix de n’arrêter aucune date tant il apparaît que l’évolution des idées a été

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progressive tout au long du siècle. La notion d’un temps géologique et d’une histoire de la terre dont on pourrait reconstituer les principales époques à partir de vestiges organiques et minéraux ne s’est en fait imposée que très lentement. Ce n’est que vers 1860-1870 qu’a été définitivement admise l’existence d’hommes fossiles et de civi-lisations préhistoriques. Il est vrai cependant que l’an 1859 présente la particularité de cumuler trois événements majeurs qui ont permis de reconsidérer des découvertes faites antérieurement à cette date.

Les auteurs des différents articles ne se sont évidemment pas limités à 1859 et ont choisi de resituer la succession des faits dans un champ chronologique plus large pour comprendre l’entremêlement des événements tant intellectuels qu’institution-nels qui ont débouché sur la constitution de la science préhistorique. La multiplicité des points d’entrée – par le parcours des individus, le jeu des institutions, l’évolution et la confrontation des idées – fait de cet ouvrage foisonnant une mine d’informations et de réflexions. On peut toutefois lui reprocher les nombreuses redites, dues au fait que chaque auteur a traité la question d’un point de vue différent. Le début des fouilles de Boucher de Perthes, le mauvais accueil de la communauté scientifique, ou encore la présentation de ses hypothèses d’interprétation sont ainsi relatées à plusieurs reprises.

Plutôt que de résumer les articles de l’ouvrage, j’ai préféré développer ici quelques-unes des réflexions qu’il m’a inspirées. La première est que l’ancienneté de l’homme et sa contemporanéité avec des espèces animales disparues nous semblent aujourd’hui aller de soi, comme si leur acceptation avait été inéluctable. Pourtant, de nombreux obstacles retardèrent celle-ci, que ce soit les présupposés des chercheurs eux-mêmes, leur statut – amateur ou non, parisien ou provincial – qui les rendait plus ou moins crédibles, ou encore des évènements qui semblent aujourd’hui anecdotiques, mais qui ont pu avoir alors des conséquences importantes.

Ainsi, le squelette dit de la « Red Lady » – qui s’est en fait avéré être celui d’un jeune Homo sapiens vieux d’environ 25 000 ans –, découvert dans la grotte de Paviland au Pays de Galles en 1822, fut considéré comme intrusif malgré les nombreuses observa-tions effectuées par le géologue et théologien William Buckland : il refusa d’admettre la contemporanéité de ce squelette avec les nombreux fossiles d’animaux disparus, de même que Cuvier qui, en 1841, jugea plus « rationnel de penser que l’homme n’a paru sur la terre qu’après les autres classes de mammifères, ainsi que l’exprime le livre de Moïse » (cité par Alain Schnapp, La Conquête du passé. Aux origines de l’archéo-logie, Paris, Carré, 1993, p. 289). Malgré le fait que tous deux avaient ouvert la voie à une étude rigoureuse de l’empilement des strates géologiques et de l’association de vestiges humains et de fossiles animaux, ils en restèrent là.

Ce qui est une évidence pour nous aurait finalement pu être accepté plus tôt, mais les esprits n’étaient pas préparés à une telle idée. Boucher de Perthes lui-même, archéo-logue nourri de convictions religieuses et philosophiques, ne remettait pas en cause le dogme ; il était en fait dans la continuité de la géologie de Cuvier et de ses créations successives. Mais au lieu de placer un hiatus entre les animaux disparus et l’apparition récente de l’homme, à l’instar de Cuvier, il proposait de placer ce hiatus entre deux types humains, subdivisant ainsi l’antiquité de l’homme en deux périodes : l’époque celtique et l’époque antédiluvienne, sans remettre en question l’existence du déluge relaté par la tradition biblique (voir Jean-yves Pautrat, p. 97-149). Il admettait donc que l’homme

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« antédiluvien » au moins avait été contemporain d’espèces disparues. et on se demande pourquoi cette hypothèse elle-même, qui pourtant était exprimée dans un langage que ses contemporains pouvaient entendre, mit des décennies avant d’être acceptée, alors que les indices géologiques s’accumulaient. Outre le fait que les esprits n’étaient pas prêts, Boucher de Perthes lui-même était controversé à cause de sa qualité d’amateur qui le faisait soupçonner de fraudes – fraudes commises par ses ouvriers d’ailleurs avérées dans certains cas. De plus, si l’on n’a retenu de son œuvre que ce qui a fait avancer les connaissances, elle était pourtant encombrée d’un fatras de sornettes qui le décré-dibilisaient. Plus de la moitié des planches des 3 volumes des Antiquités celtiques et antédiluviennes (1847, 1857, 1864) présentaient des figurations de « pierres-figures » entièrement naturelles dans lesquelles il croyait reconnaître des images d’humains et d’animaux réalisées par les hommes préhistoriques. Son mémoire fut d’abord refusé par l’Académie des Sciences de Paris en 1844. et ce n’est qu’à la suite de la visite d’émi-nents géologues anglais sur les terrains de la vallée de la Somme, à partir de 1858, que l’intérêt de ses travaux fut reconnu et admis par les savants français. Des doutes déplai-sants quant aux compétences d’autres chercheurs comme le géologue languedocien Paul tournal ralentirent ailleurs le cours des connaissances (voir Armand Hurel, p. 151-211).

La reconstitution du déroulement des événements laisse entrevoir que les avancées de la science ne sont pas cumulatives et qu’il y a toujours une part d’aléatoire qui tient au fait que les acteurs de cette science sont des hommes, avec leurs qualités et leurs défauts. en témoigne la création de la Société d’anthropologie de Paris, qui, loin d’être le produit d’une quelconque marche inexorable du progrès scientifique, fut due avant tout au dépit éprouvé par Paul Broca à la suite d’un conflit avec Pierre Rayer, fondateur et président de la Société de biologie. La difficile et rocambolesque naissance de la société, qui ne comptait que 19 membres au départ, a été contée par erik trinkaus et Pat Shipman (dans Les Hommes de Neandertal, Paris, Le Seuil, 1996, p. 94-96) et je n’en ai d’ailleurs pas trouvé mention dans l’ouvrage présenté ici. Il en est de même des travaux d’Alfred Russel Wallace qui serait sans doute passé à la postérité à la place de Charles Darwin s’il avait publié un peu plus vite sa théorie de l’évolution et s’il avait été moins isolé académiquement (ibid., p. 75-89).

Si les bases de la préhistoire ont alors été posées, il est étonnant de constater que certaines d’entre elles n’ont pour ainsi dire jamais été rediscutées : ainsi, beaucoup de préhistoriens ont aujourd’hui encore tendance à assimiler un assemblage technique donné à une population particulière. Boucher de Perthes ne concevait pas que les outils aient pu se perfectionner au fil du temps et il envisageait les temps préhistoriques comme une juxtaposition d’époques, pendant lesquelles « une nation [restait] au même point ». en clair, le passage d’une époque à une autre ne pouvait s’opérer que par un remplacement des populations (voir Armand Hurel et noël Coye, Introduction, p. 27). L’absence d’évolution de l’outillage cadrait bien avec l’idée que l’espèce humaine n’avait pas évolué non plus. On retrouve cette idée chez John evans, pour qui il n’exis-tait que deux grandes catégories statiques d’artefacts correspondant aux époques anté-diluvienne (Drift) et celtique (Celt) (John evans, Ancient Stone Implements, Weapons, and Ornaments, of Great Britain, Londres, Longman/Green & Co., 1872). Si les préhis-toriens étaient réticents à admettre un progrès technique, c’est qu’ils ne concevaient pas que l’homme préhistorique était capable de faire évoluer des outils jugés extrêmement

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frustes et uniformes. C’est précisément ce statisme dans les outillages qui permettait de valider la preuve par la stratigraphie : un outil ou un ensemble d’outils dans une strate géologique donnée avait la même valeur de repère qu’un fossile directeur, au sens géologique du terme. Les préhistoriens prirent peu à peu conscience que les outillages pouvaient présenter des variations significatives, tant chronologiques que régionales, et en déduisirent que ces ensembles statiques, assimilés à des « cultures », avaient une valeur chronologique. Les premières tentatives de subdivision chronologique datent de 1870 avec les travaux de Gabriel de Mortillet, tandis qu’en Grande-Bretagne, Augustus Lane Fox Pitt-Rivers tentait de reconstituer l’avancée intellectuelle et tech-nique de l’homme à partir des formes des objets qu’il avait créés (Sophie A. de Beaune, « Le musée comme lieu d’administration de la preuve. Genèse et destin de deux collec-tions du xixe siècle », Gradhiva, 2013). D’innombrables débats s’ensuivirent tout au long du xxe siècle, entre autres autour de Henri Breuil pour tenter de comprendre les liens de filiation, d’emprunt ou au contraire de remplacement qui pouvaient exister d’une « culture » à l’autre. Même si les méthodes d’approche de la préhistoire ont consi-dérablement évolué depuis un siècle, certains préhistoriens poursuivent aujourd’hui le même genre de quête « chrono-culturelle ».

Un ouvrage riche, donc, qui incite à penser la préhistoire dans sa profondeur histo-rique, et qui éclaire indirectement – même si ce n’était pas l’objectif des auteurs – la façon dont fonctionne la science préhistorique encore aujourd’hui.

Sophie a. De Beaune

Harald WittHöFt, Die Lüneburger Saline. Salz in Nordeuropa und der Hanse vom 12. – 19. Jahrhundert, Rahden/Westf., verlag Marie Leidorf, 2010, x-489 p., bibliogr., index, tableaux, ill.

L’histoire du sel ne se réduit pas à sa production et à sa commercialisation qui semble aussi vieille que l’humanité. L’ouvrage de Harald Witthöft sur la saline de Lunebourg aborde les problèmes du commerce du sel dans le contexte économique, culturel et social de l’europe du nord durant une période qui s’étend du xe au xixe siècle, de la première mention de la saline de Lunebourg en 956 jusqu’au déclin définitif de ce type d’exploitation à l’aube de la révolution industrielle et énergétique de la fin du xviiie siècle. Présentée comme une étude se situant dans la longue durée, le texte réunit les fruits des recherches d’une vie consacrée à l’évolution des techniques de production et de mise sur le marché d’un produit étroitement associé à l’évolution des unités de mesure et de calcul structurant les échanges dans l’ensemble de l’espace commercial de l’europe du nord depuis le haut Moyen Âge.

Les trois grandes sections qui structurent l’ouvrage abordent successivement les rapports de la région de l’europe du nord avec l’histoire, le développement de la production lunebourgeoise, ses conditions économiques et sociales ainsi que sa place dans l’évolution de la civilisation matérielle de la région pour s’arrêter sur une longue

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analyse du rôle du sel dans les différentes régions nordiques jusqu’à la montée de la puissance prussienne. La première partie donne une vue d’ensemble sur les faits et événements qui dès le début du Moyen Âge ont marqué la région en inscrivant non seulement dans la durée mais en fixant durablement les représentations qui s’y sont associées. Suit, dans la deuxième partie, une description détaillée des procédés de production et de leurs conditions naturelles. elle livre au lecteur non seulement les secrets du traitement de la saumure mais aussi ceux de l’exploitation des ressources énergétiques, de l’évolution des capacités de production et de leur mesure jusqu’à la vie au travail et l’évolution des charges et leurs rapports avec l’investissement en termes de capital. On retiendra ici les analyses de la structure des échanges liés à la commercialisation du sel au cours des xve et xvie siècles. C’est sur leur place dans le développement de la Hanse que s’ouvre la troisième partie qui élargit l’espace consi-déré à toute la plaine séparant le Rhin de la vistule. À côté de Lunebourg c’est Lubeck qui se profile depuis le début du xiie siècle, au point de jouer un rôle central dans la fixa-tion des normes pondérales faisant l’objet de nombreuses conventions et traités dont Witthöft donne une analyse approfondie, qui reprend une grande partie de ses travaux sur l’évolution des poids et des mesures comme base d’une métrologie historique (voir Harald Witthöft, Umrisse einer historischen Metrologie zum Nutzen der wirtschafts- und sozialgeschichtlichen Forschung, Göttingen, vandenhoek & Ruprecht, 1979). Après avoir analysé les spécificités du sel de cuisine (naC1) sortant des différentes salines, l’évolution de la demande et de la structure des marchés, les observations se tournent vers l’évolution technologique depuis les descriptions de Georg Agricola et Johannes Rhenanus pour esquisser enfin les transformations que subit l’industrie du sel sous l’influence de la monétarisation et de la gestion territoriale de l’économie. Le caméralisme prussien en donne l’exemple, avec pour ligne d’horizon la naissance des industries énergivores comme l’industrie minière du Oberharz et du Siegerland.

La force de l’ouvrage, qui comporte à côté de nombreuses illustrations une abon-dante documentation tabellaire, graphique et bibliographique, réside non seulement dans sa richesse documentaire, mais aussi dans la volonté de l’auteur de dépasser le simple exposé de recherche en abordant les problèmes méthodologiques liés à l’histoire des techniques industrielles et la place que l’industrie du sel y a occupée. S’y ajoute la tentative d’esquisser les bases d’une métrologie historique qui reste un objet controversé, dont le présent volume présente les fondements empiriques.

Jochen Hoock

estelle tHiBault, La Géométrie des émotions. Les esthétiques scientifiques de l’archi-tecture en France, 1860-1950, Wavre, Éditions Mardaga, 2010, 271 p., bibliogr., index.

Cet ouvrage retrace l’histoire d’un aspect fondamental de la pensée architecturale en France entre 1860 et 1950. Les « esthétiques scientifiques » constituent en effet

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l’essentiel de la production théorique, même si, en termes quantitatifs, bien d’autres aspects de la réflexion des architectes occupent les pages des revues spécialisées. À distance des débats d’école, résonnant faiblement du fracas des querelles de chapelles, ces textes sont porteurs de hautes ambitions théoriques et ils ont d’ailleurs été perçus comme tels. néanmoins, ainsi que le souligne l’auteur, ils connaissent une diffusion limitée, y compris dans les lieux de formation des architectes auxquels ils sont pourtant d’abord destinés. Architecte et docteur en architecture de l’École nationale supérieure de Paris-Belleville, où elle enseigne le projet et l’histoire des théories, estelle thibault ne tente pas de réhabiliter ces livres qui prétendaient découvrir des principes intem-porels. Par une approche historique et critique rigoureuse, elle s’emploie à découvrir les filiations qu’ils entretiennent entre eux, les sources auxquelles ils puisent et les contextes culturels, scientifiques et épistémologiques auxquels ils se rattachent. Son livre constitue une importante contribution à l’étude de la pensée architecturale au tournant des xixe et xxe siècles et ouvre de nombreuses pistes pour analyser le statut de l’architecture dans les sociétés contemporaines.

Les protagonistes de cette histoire ne sont pas tous architectes, et on note avec intérêt que le premier acteur étudié est Charles Blanc, lequel, d’ailleurs, traite d’archi-tecture et des autres « arts du dessin » pour reprendre les mots qui apparaissent en titre de sa célèbre Grammaire. Les propositions du rédacteur en chef de la Gazette des Beaux-Arts, et professeur d’esthétique et d’histoire de l’art au Collège de France de 1878 à 1882, sont confrontées à celles d’eugène viollet-le-Duc et surtout à celles de César Daly, le rédacteur en chef de la plus importante revue d’architecture française. Si viollet-le-Duc et Daly sont des acteurs importants de l’architecture en France, ils n’ont pas été des architectes très actifs. C’est aussi le cas d’Alphonse Delacroix, de Léon Labrouste – le fils d’Henri, lequel écrivit peu –, de victor Basch et de Miloutine Borissavliévitch. À cet égard, Henry Provensal, Gustave Umbdenstock et surtout Henri Lurçat font figure d’exception. On peut néanmoins penser que ces entreprises théori-ques visent à légitimer le travail des architectes en général et à leur conférer un statut valorisant, à la fois artistique et intellectuel.

Mais c’est avec la plus parfaite sincérité que ces auteurs s’emploient à tenter de découvrir les lois qui permettent de comprendre l’action de l’architecture et, par là, les principes qui doivent guider l’architecte. Leur démarche, forgée à la flamme du positivisme, vise en effet à rationaliser les impressions, à percer au jour la « méca-nique des émotions », à convertir l’indicible en schémas et en tracés, à combattre le subjectif et l’arbitraire ; au risque parfois de côtoyer l’ésotérisme des nombres et des harmonies secrètes. Ces écrits ne sont pas exempts d’approximations, de bricolages épistémologiques et de flottements conceptuels. Les retards considérables que certains d’entre eux laissent transparaître sont dus aux inévitables décalages induits par le risque de l’interdisciplinarité quand elle est pratiquée individuellement. D’autres relèvent de préjugés nationalistes. Léon Labrouste préfère ainsi invoquer Lamarck que Darwin. Il faut attendre victor Basch pour que les concepts de la psychologie de la forme et les théories de l’Einfühlung soient assimilés et utilisés de façon rigoureuse.

Mais pour mesurer les efforts de ces théoriciens, il est utile de rappeler que leurs travaux s’inscrivent dans une longue tradition théorique qui remonte au De architec-tura. « Architecti est scientia pluribus disciplinis et variis eruditionibus ornata […] »

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proclame vitruve en tête de son premier livre. Il s’agit aussi sans doute de reformuler le postulat académique français originel qui veut que le Beau soit fondé sur la Raison. Les Lumières semblent n’y avoir rien changé. Après que l’essor de l’Histoire eut favorisé le développement du relativisme esthétique au xviiie siècle, c’est au contraire pour rela-tiviser l’importance de l’historicisme et de ses références partisanes que l’esthétique scientifique se développe. La modernité des avant-gardes en est d’une certaine façon le produit et c’est sans surprise qu’au milieu du xxe siècle, elle est révisée à l’aide de paradigmes théoriques empruntés à la longue histoire de l’architecture, qu’il s’agisse des tracés régulateurs ou des proportions harmoniques. estelle thibaut n’inclut pas Le Modulor de Le Corbusier dont le premier volume paraît en 1950, mais tout nous y conduit.

Sa recherche fait clairement apparaître deux paradigmes. Le premier s’ancre loin dans la tradition théorique puisqu’on peut le faire remonter aux premiers grands textes canoniques de vitruve et d’Alberti. Produit d’un art non mimétique, l’édifice a toujours été comparé à un corps ou à un organisme afin de garantir son efficience et sa beauté. Charles Blanc, héritant d’Humbert de Superville, y ajoute le visage, ce que l’on trou-vait déjà chez Ledoux quand il rapprochait « les caractères » des façades des passions qui animent les âmes et les figures. Ce modèle physiognomonique extrêmement prégnant encore au milieu du xixe siècle décline peu à peu, et se transforme en adoptant le discours de l’anthropologie physique chez viollet-le-Duc. Il laisse la place à un autre paradigme, celui du pouvoir des formes chez ceux qui les perçoivent. Cette conception de l’esthétique est évidemment liée à l’essor institutionnel de la discipline. viollet-le-Duc, en instituant une « chaire d’esthétique appliquée à l’histoire de l’art » à l’École des Beaux-Arts, dit assez l’importance de ce facteur institutionnel pour les architectes. Dès lors cette esthétique scientifique se définit dans les espaces qui séparent la science de l’homme, la physiologie, la psychologie et l’anthropologie. Le traité de Miloutine Borissavlievitch, muri depuis 1922 et publié en 1954, résonne encore de cette volonté de fonder scientifiquement la compréhension de la « machine perceptive » et de cerner « l’investissement psychologique » des formes.

Ces auteurs ont pour but commun de définir scientifiquement une science du Beau, mais on voit également affleurer le souci de concevoir une architecture efficiente. Comment l’espace construit peut-il agir sur les individus et les sociétés ? estelle thibaut montre à quel point la pensée marxiste de l’art initiée par Max Raphaël a été déter-minante pour André Lurçat. Ce dernier, pris dans les rets de la querelle du réalisme socialiste, a sans doute cru trouver dans son effort théorique un moyen de concilier l’art de l’architecture avec ses effets sociaux, d’apporter à tous une jouissance esthétique utile et quotidienne. estelle thibault note également que la pensée de victor Basch est davantage conçue comme un moyen de parvenir à apaiser les individus que comme un outil de cohésion sociale. elle fait également apparaître les sources fouriéristes et analogiques de la pensée si étonnante d’Alphonse Delacroix et les liens très forts que César Daly entretient avec les fondateurs d’un socialisme utopique qui se voulait aussi scientifique. Les jalons sont là pour comprendre les effets que l’architecture peut avoir sur la société, à condition de les connaître et de les maîtriser par la science. Cette prag-matique des formes et des espaces corrélée à des spéculations scientifiques comme à des idéologies politiques a donné des résultats plus nombreux que l’on ne pourrait le

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croire – et l’espérer –, mais c’est un autre livre à écrire. en dépit de quelques phrases conclusives par lesquelles l’auteur veut montrer que cette tradition a connu quelques lointaines survivances dignes d’intérêt, il faut plutôt croire que c’est en empruntant plus fermement aux sciences humaines et sociales, et surtout en collaborant avec ceux qui les mettent en œuvre, que certains architectes de la seconde moitié du xxe siècle ont refondé les principes de l’action de leur pratique sur les individus et les groupes sociaux.

Laurent BariDon

Jean-Marie ScHaeFFer, Théorie des signaux coûteux, esthétique et art, présentation de Suzanne FoiSy, Rimouski (Québec), tangence éditeur (Confluences), 2009, 59 p., bibliogr.

Dans ce petit livre issu d’une conférence, Jean-Marie Schaeffer, après La Fin de l’exception humaine (Paris, Gallimard, 2007), établit une homologie structurelle entre des comportements des mondes animal et humain. Les idées principales concernent les rapports entre théorie de l’évolution et théorie de l’art et le rôle assigné à la théorie des signaux coûteux dans la genèse de l’art. Il traite, ce qui est rare, aussi bien de la fabrication que de la réception de l’œuvre.

La théorie des signaux coûteux s’inspire ici de l’ornithologie, et prend le cas pitto-resque de l’oiseau à berceau, ptilonorhynque (p. 16) dont le mâle orne une tonnelle qui « a la triple fonction d’attirer l’attention de la femelle, d’aménager une salle de spectacle qui lui est destinée et de permettre leur accouplement éventuel ». Le mâle est donc artiste et la femelle, « spectatrice », montre si l’œuvre est à son goût. « L’hypo-thèse centrale suppose donc une homologie de structure comportementale et proces-suelle entre la production poïétique de ces oiseaux et la production artistique/esthétique humaine. » À ce point et dans la suite (p. 18 sqq.), l’auteur écarte habilement un réduc-tionnisme où « sélection sexuelle des oiseaux et création artistique sont fonctionnel-lement équivalents », alors que son « hypothèse concerne l’existence possible d’une homologie de structure comportementale et processuelle entre les deux séries de faits ». Là où « une même structure peut être cooptée par des fonctions différentes » (cela est montré par la biologie de l’évolution et l’analyse structurale anthropologique, ou au fil de l’évolution, en perspective phylogénétique) ou inversement une même fonction peut être réalisée par des structures variées.

Jean-Marie Schaeffer reprend donc ici l’approche appelée « évo-dévo » de la biologie de l’évolution. Celle-ci implique une origine génétique commune, un lien phylogénétique pour des composants du phénotype (non comportementaux), ce qui n’est nullement le cas ici où l’on manque et d’intermédiaires évolutifs et de compo-sants internes équivalents aux gènes qui pourraient se retrouver dans des structures distinctes et attester un lien. Chez les naturalistes, l’homologie de structure comprend un lien phylogénétique, qui est absent ici où prévaut l’usage métaphorique grâce auquel quiconque peut toujours facilement trouver, chez les insectes, oiseaux et mammifères

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des « homologies », pour en apparence « naturaliser » et « expliquer » tout le compor-tement humain. Les structures ou séquences comportementales comparables sont fréquentes entre les règnes, sans qu’il existe aucun rapport autre que formel et dénué de signification : certains oiseaux de la steppe du Kazakhstan sifflent huit notes de la chaconne de Bach.

Pourtant, lorsqu’il aborde l’art, Jean-Marie Schaeffer nous gratifie de fines remar-ques. en art, comme chez l’oiseau mâle, la théorie des signaux coûteux lui paraît perti-nente car : « un artefact a tendance à devenir une œuvre d’art dès qu’il opère comme un signal ou un objet symbolique » (p. 28). Sur ces bases, et en intégrant la réception (attention spécifique de la part de la femelle) à son schéma, l’auteur aborde audacieu-sement la phylogenèse de la relation esthétique (p. 32 sqq.), qui serait une relation attentionnelle dépragmatisée, « déjà » présente chez la femelle de l’oiseau à berceau. Ce « déjà » est lourd de conjectures, car quelle relation phylogénétique peut-on établir entre l’oiseau à berceau et Homo sapiens ? Peut-on éviter, par exemple, d’envisager l’observation-imitation de la nature par les lignées d’homininés, et non seulement des modules comportementaux reptiliens innés transspécifiques ? L’(ethno)-archéologie connaît bien les illusions continuistes de l’observation transculturelle et achronique in vivo d’artefacts de forme préhistorique, « expliqués » par l’approche dite « still today », comme si une relation historique existait. Si bien que lorsque Schaeffer nous indique que « ce qui fait l’unité anthropologique des pratiques artistiques humaines, ce n’est pas une fonction unique […] mais l’identité d’un ensemble de structures proces-suelles » (p. 33), l’on ne peut qu’approuver, à un détail près : les identités de séquences comportementales n’impliquent rien d’anthropologiquement signifiant, elles relèvent de la « boîte noire » behavioriste.

Schaeffer (p. 34 sqq.) revient et insiste sur la signalisation coûteuse animale : la sélection sexuelle choisit des signaux handicapants, comme la queue du paon, et on ne peut pas simuler. Ainsi, cette théorie « […] permet de situer l’art et les conduites esthé-tiques dans le cadre plus large des autres faits sociaux auxquels ils sont associés dans la plupart des sociétés, tels la religion, le rituel, etc. ». elle permet à l’auteur d’écarter toute identité fonctionnelle entre art et signalisation coûteuse, avec les problèmes qui en découleraient, car le fonctionnel cherche un équivalent social à la fonction biolo-gique de sélection sexuelle et opère comme une réduction à des calculs égoïstes. Alors que (p. 43 sqq.) le signal est émis en situation incertaine, en contre-pied du principe d’économie, honnêtement, et afin de séduire ou en imposer à un rival antagoniste, ou en situation de rapport avec une altérité (esprits, ancêtres, morts). Ainsi, « il » engendre des productions typiques qui sont apparentées transculturellement : danses, ornements, sculptures, productions verbales, représentations picturales, etc. Pourtant, sans cette théorie, l’universalité des arts est déjà mise en relation avec les jeux, les compéti-tions ou avec le goût du beau travail dans l’espèce humaine, réputée pour son esprit agonistique, et le comportement humain peut toujours être attribué par analogie à de nombreuses espèces animales, les fabulistes en ont bien usé. Mais s’agit-il ici toujours d’exaptations de modules comportementaux ? nous l’ignorons. en principe de bonne diachronie et phylogénétique, même pour l’homologie structurale au sens des natura-listes évolutionnistes, il faudrait aligner des arbres phylogénétiques d’artefacts ou de comportements pour approcher un semblant de validation. Jadis André Leroi-Gourhan

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et André-Georges Haudricourt, aujourd’hui Stephen Shennan, Alex Mesoudi, niles eldredge et les archéologues de la macroévolution par exemple, tentent de le faire.

Finalement, les théories de Jean-Marie Schaeffer montrent une rare qualité de réflexion et, malgré les critiques précédentes, il est probablement dans la bonne voie. en effet, un automate comme le canard de vaucanson, homologue structural- comportemental de la vie, évoque aussi la machine de turing, qui se comporte extérieu-rement, sans comprendre, comme un humain qui pense (voir par exemple les travaux de Daniel Dennett). elle donne totalement raison à Jean-Marie Schaeffer, non sur les signaux coûteux, ni évo-dévo, mais sur l’analogie structurale. Prenons un ordinateur : le niveau des électrons possède son propre comportement, le niveau du programme ses propres séquences d’opérations et le niveau extérieur, celui des utilisateurs, se comporte comme un humain, offrant des analogies structurales claires ; comme l’oiseau, Big Blue aux échecs ou les ordinateurs scénaristes californiens produisent de belles séquences comportementales. Il ne reste qu’à programmer un robot « regardeur » à la Duchamp, avec des capteurs de connaisseur : il ferait aussi bien que Mme verdurin.

Henri-Paul FrancFort

Jean-Michel SalanSkiS, Le Monde du computationnel, Paris, encre marine (À présent), 2011, 200 p.

Jean-Michel Salanskis possède une qualité d’écriture appréciable : la clarté. Il aborde des sujets techniques, ardus, et en restitue un schéma accessible, évocateur, utile pour s’orienter. On connaît ses ancrages théoriques, de solides bases mathéma-tiques (la théorie des ensembles) et philosophiques (l’analyse existentiale), ainsi que sa liberté à leur égard, qui confère de la légèreté à ses analyses. Son nouvel ouvrage, Le Monde du computationnel, vise à élucider ce qu’on a appelé la « révolution infor-matique ». Il s’ouvre sur une discussion de la signification et de la pertinence de ce terme de « révolution » et par une énumération, qualifiée de « phénoménologie de la banalité », des multiples aspects de la vie contemporaine modifiés par les ordinateurs. L’aspect transversal de cette transformation, et la mutation « éthique » qu’elle implique pour les nouvelles générations, porte à penser que « La révolution informationnelle est donc bien “notre révolution”, en plusieurs sens qui se confortent mutuellement en se superposant » (p. 45). Du constat que les moins de 30 ans n’ont pas pu connaître le « monde d’avant » à la signification du moment historique que l’auteur retrace, il y a un gué cependant sur lequel nous reviendrons.

La première partie restitue de façon relativement impersonnelle ce que fut la découverte de l’informatique à travers la diffusion des premiers micro-ordinateurs. elle rappellera beaucoup de choses à ceux qui ont vécu l’excitation qui accompagnait l’exploration des possibilités offertes par les ordinateurs : « Désirer un ordinateur, c’est anticiper, déjà, un reversement (partiel) du symbolique environnant et tramant notre vie personnelle dans l’ordinateur » (p. 57). Salanskis fait la preuve de ses talents

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de pédagogue en décrivant minutieusement l’architecture logique et concrète de ces machines computationnelles avant de la résumer pragmatiquement : « La machine computationnelle est une promesse de réponses, renvoyées à des entrées arbitraires, mais elle n’est pas une disposition fixe et immuable à de telles réponses : je peux, en la programmant, la “dresser” à de nouvelles lois pavloviennes d’entrée-sortie » (p. 61). Il décrit l’engouement technique des premiers utilisateurs : « le possesseur originaire d’ordinateur personnel était assez enrôlé dans le jeu de la programmation pour désirer jouer à faire tout seul, même s’il avait entendu parler de la disponibilité d’un logiciel tout fait » (p. 63). Au vu de la fréquence du recours à cette métaphore du jeu, il est surprenant que l’auteur ne signale pas la finalité ludique des efforts consentis quand se servir d’un ordinateur relevait de la programmation. Si l’accueil de l’ordinateur fut si enthousiaste, c’est qu’il ne s’est pas introduit dans les foyers comme outil de travail ni même comme esclave domestique, mais d’abord comme un compagnon de jeu idéal procurant le plaisir de l’interaction à volonté.

L’auteur préfère aborder la spécificité de la relation informatique à l’ordinateur à travers une comparaison avec la pratique des mathématiques. Il souligne la différence essentielle entre l’écriture mathématique, qui n’hésite pas à recourir à des éléments informels et qui s’adresse à un sujet capable de rectifier de simples erreurs de nota-tion, et l’écriture informatique, dont la syntaxe est strictement formelle et s’adresse à un opérateur incapable de s’en écarter (p. 66). L’aperçu de la diversité des langages informatiques aurait pu donner lieu à une analyse du contraste entre, par exemple, le « bidouillage » des boucles du basic et la raideur protocolaire des algorithmes du turbo-pascal. Le seul exemple de programmation à finalité non mathématique est celui d’une base de données, dont on ne détaille pas les fonctionnalités (des piles ou des files, par exemple). Ces déterminations de la pratique n’importent pas pour le propos de l’auteur. Ce qui compte est la capacité qu’avait alors l’amateur d’informatique d’aller au contact de la machine. non seulement, il n’était pas rare de programmer en « langage- machine » mais le moniteur « permettait à l’utilisateur d’entrer en contact direct avec le contenu de la mémoire vive de l’ordinateur » (p. 74). en soulevant la coque, il était alors possible de voir où se situait physiquement l’information.

Salanskis parvient à préciser les exigences (phénoménotechnique) de l’analyse qui assurerait la transparence des opérations réalisées grâce à un ordinateur. « La phéno-ménologie du rapport au computationnel s’achève donc dans une phase théorique d’apprentissage : le savoir qu’on est appelé à acquérir est en quelque sorte hybride. D’un côté, il est le savoir de la structure logique articulant les diverses opérations de la machine, de l’autre, il contient aussi l’information au moins esquissée de la nature des dispositifs matériels qui la réalisent » (p. 76). La situation actuelle, où l’ensemble des activités « assistées par ordinateur » ne sont plus que des pratiques bureautiques qui n’impliquent plus guère la connaissance de l’informatique, contraste avec ce projet. L’ordinateur, objet ouvert par excellence, est devenu une boîte noire pour la majorité des utilisateurs. On assiste au « passage d’un mode de rapport à l’autre [qui] correspond à une double dégradation : de la mobilisation intellectuelle donnée avec le premier rapport, et du vrai sens du modèle autrui convoqué dans le second rapport » (p. 79). Les utilisateurs entretiennent un rapport de minorité avec le programme d’exploitation à travers l’interface socialisée.

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toutefois, Salanskis convient que l’ubiquité de l’informatique et les progrès de l’ergonomie induisent la familiarité de la jeunesse avec ces dispositifs, ce qui, au-delà du mythe de l’adolescent prodige, signifie une modification d’ethos : « les codages, les formes de représentations, les préalables de paramétrages ont été capitalisés et appris en tant qu’horizons » (p. 83). Ce passage à la problématique contemporaine est difficile à négocier. Il implique un changement de point de vue en même temps qu’un inves-tissement considérable pour restituer à nouveau une certaine transparence à l’analyse qui traverserait toutes les couches techniques des opérations du cyberespace. L’auteur n’y parvient pas. Une brusque chute d’intensité intervient dans l’analyse d’internet quand il confond navigateur et moteur de recherche (p. 88-89) puis ignore les moda-lités de l’adressage, la distinction entre le transport et le transfert de l’information, etc. Les mathématiques ne sont alors plus la grille d’analyse mais une source de méta-phores : « Suivant une métaphore mathématisante, j’aurais envie de dire [sic] que nous avons tendance à concevoir la toile comme l’espace tangent informationnel à la variété culturelle du monde » (p. 96). La consistance analogique de ces métaphores n’est pas mise à l’épreuve de la constitution technoscientifique de l’objet mais référée aux concepts de l’analyse existentiale de Heidegger.

L’intensité remonte avec le questionnement des pratiques de simulation dans la « physique computationnelle ». Salanskis rappelle l’impossibilité pour les ordinateurs de manipuler le continu : « chaque fois que le discours physique met en jeu un élément de mathématique continue, la modélisation physique lui substituera un objet computa-tionnel adéquat » (p. 116-117). L’écart qui existe entre le monde physique et la mathéma-tisation « idéaliste » suscite le doute vis-à-vis de la confiance en l’idée que « la physique pourrait bien, au fond, être directement computationnelle » (p. 121), car « une telle physique revient à priver le discours et la représentation physique actuels de tout ce qui fonctionne comme fond et comme horizon pour elle » (p. 121). Si bien que « passer à une physique computationnelle, ce serait perdre tout cela, soit en d’autres termes perdre deux distances : celle des entités du monde mathématique avec le plan constructif fini, et celle du réel avec ce qu’on enregistre et métabolise dans ce plan » (p. 123). Alors que tout semble plaider pour une position critique, polémique, l’auteur se rallie à cette perspective en postulant l’approfondissement indéfini de l’horizon computationnel : « je peux imaginer un progrès indéfini à la fois du gain de ma saisie et de la puissance de calcul investie » (p. 125). Pourtant, le progrès de la puissance de calcul ne change rien à la péremption de ce fantasme laplacien d’un horizon de résolution absolue.

enfin, l’auteur se lance dans une redéfinition de la « technologie ». Il se trouve alors fort à découvert, ne connaissant visiblement pas les traditions d’histoire et de philosophie des techniques concernées, et bricolant son analyse à partir de philoso-phes, Marx et Heidegger, qui « ont aussi en commun, selon nous, de croire savoir ce qu’est la technique, de ne pas s’interroger à son sujet » (p. 134). Dans ces conditions, les travers habituels de la généralisation d’une analyse parcellaire ne sont pas évités : la réduction de la technique à des « routines » n’est rien d’autre que la projection du schème « entrée – sortie » de türing. Or sa pertinence pour saisir le fonctionnement des machines simples est abstraite, douteuse quand elle est détachée des considérations du tour de main ou du milieu associé. Croire que le terme « technique a toujours le même sens : il décrit la mise à disposition réitérable, dans des agencements, de quanta

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d’efficience » (p. 139) est une naïveté que l’anthropologie ou même la sociologie des usages devraient décourager. Cette illusion formaliste occulte la réalité médiatrice de la technique avec la nature, la multiplicité des relations à l’objet (invention, utilisation, réparation, etc.) et le décentrement de l’analyse qu’elle implique par rapport à l’analyse existentiale. L’auteur réinvente des schémas mécanologiques ou cybernétiques sans saisir la spécificité des machines réflexes, à information : « en un sens la machine computationnelle n’existe tout simplement pas : il n’y a que des machines classiques » (p. 143). Cela aboutit à définir la « technologie » comme « nouvelle figure de la tech-nique, peuple le réel de routines qui répondent à un schéma de l’existentialité idéale constructive » (p. 153). Obtenu par la double exclusion, d’un côté de l’électronique, de l’autre de l’interface, la définition ne désigne rien d’autre que l’informatique.

nous laisserons de côté la classification des activités humaines qui soulève d’autres enjeux encore plus délicats. Si Le Monde du computationnel suscite la critique, c’est en raison du décalage entre ses ambitions et ses réalisations, mais il a le courage d’affronter un problème réel, massif, et décisif quant aux pratiques réflexives. Salanskis s’y risque avec le souci de la rigueur et la modestie de qui sait ouvrir la marche. Comme souvent avec les analyses philosophiques de la technique, le lecteur averti y apprend autant sur le sujet qui pratique l’analyse que sur l’objet qui lui est soumis. en l’occur-rence, les fragments mal ajustés du livre révèlent l’habitus d’un philosophe mathé-maticien, l’appartenance à la génération qui a suivi attentivement et activement les débuts de l’informatique mais qui a probablement renoncé à débrouiller l’écheveau des connections au réseau, le doute vis-à-vis de la simulation quand elle exige de la réalité qu’elle lui corresponde, la désinvolture à l’égard des classiques d’un champ peu pratiqué. Au-delà du relevé de ces excellences et insuffisances, on se demande si la signification historique du rapport générationnel à l’ordinateur est bien saisie. Le plus important est-il d’avoir été la première génération à accueillir l’ordinateur ? À se rappeler du monde d’avant ? n’est-ce pas plutôt d’être la dernière à avoir regardé cet objet en opérateur et non en simple utilisateur, en en comprenant le fonctionnement (non pas seulement la fonction), d’y avoir vu autre chose qu’un outil de travail ou un objet magique. Ce qu’il y a de plus précieux dans cet ouvrage dédié au « présent », ce serait alors sa nostalgie de l’intelligible.

vincent BontemS

Robots étrangement humains, dossier thématique de Gradhiva, revue d’anthropologie et d’histoire des arts, coordonné par Denis viDal et emmanuel GrimauD, n° 15, 2012, 238 p.

La dernière livraison de la revue d’anthropologie et d’histoire des arts Gradhiva présente un dossier coordonné par Denis vidal et emmanuel Grimaud consacré aux « Robots étrangement humains » qui fait écho à l’atelier organisé à Oxford en 2006 sur « l’anthropomorphisme et ses usages », réunissant des anthropologues et des

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roboticiens, ainsi qu’aux travaux engagés au musée du quai Branly sur les arts roboti-ques. Il se place sous l’égide du roboticien japonais Masahiro Mori, auteur en 1970 de « Bukimi no tani » (« La vallée de l’étrange »), texte devenu classique en robotique, dont ce numéro présente la première traduction française, par Isabel yaya, accompagné de la courte postface que Mori lui avait adjointe en 2005 lors de sa traduction en anglais, ainsi que d’un entretien inédit avec Mori, réalisé en 2009 par Zaven Paré, emmanuel Grimaud et Chihiro Minato. L’hypothèse de ce bref article est que la recherche de la ressemblance avec l’humain (ou l’animal anthropomorphisé) facilite jusqu’à un certain degré le commerce avec les artefacts avant de devenir contreproductive, c’est-à-dire productrice d’« inquiétante étrangeté » (en référence à Sigmund Freud et ernst Jentsch), même si, lorsque la stylisation devient encore plus parfaite, elle redevient facteur d’empathie. Figurée sous forme d’une double courbe (selon que l’artefact est immo-bile ou en mouvement), l’hypothèse, pour laquelle Mori ne prétend pas offrir d’autre justification que son expérience subjective, désigne donc sa seconde partie comme une « vallée de l’étrange » dans laquelle le roboticien doit éviter de verser. À l’époque de sa rédaction, Mori conseillait pour ce faire de s’en tenir à la première partie, celle de la faible ressemblance (type « ours en peluche »), mais la robotique humanoïde peut selon lui viser à présent la troisième partie (« certains robots fabriqués aujourd’hui se situent dans cette zone de l’uncanny valley, tandis que d’autres semblent en être déjà sortis », p. 168) à condition de prendre modèle sur des stylisations spirituelles telles que les statues de Bouddha. en outre, Mori remet en cause la « ressemblance » comme gradient de cette courbe : « la problématique dépasse la simple question : “La ressem-blance est-elle souhaitable ?” » (p. 173). La vallée de l’étrange a suscité, surtout au xxie siècle, de nombreuses recherches en sciences cognitives et en design, mais s’est aussi attiré des critiques récurrentes, notamment par la mise en évidence que le phéno-mène d’étrangeté peut intervenir à n’importe quel degré de ressemblance.

Dans leur introduction, Grimaud et vidal rendent hommage à Mori pour avoir ouvert le champ d’un comparatisme anthropologique en faisant figurer en divers points de sa courbe d’autres artefacts (robot-outil, marionnette de bunraku, animal empaillé, cadavre, prothèse, etc.). Au nom de cette approche transversale, ils critiquent la généa-logie de la robotique qui établit rétrospectivement une continuité entre les mythes et machines de l’Antiquité, les automates de vaucanson, les androïdes de la science- fiction, la machine de türing, etc., pour aboutir aux réalisations contemporaines. Renonçant par ailleurs à proposer une définition précise du « robot », ils explorent, à partir de la figure centrale du robot humanoïde, les ramifications issues d’un double déphasage, d’une part en direction des machines automatisées en général (jusqu’à des objets prothétiques tels que les sex toys), d’autre part en direction de toutes les techniques du simulacre (comme les statues de cire, par exemple). Ainsi, ils entendent « s’interroger sur ce que les robots “machinent” ou sur ce qui se machine en eux, tant d’un point de vue technique que culturel et sociétal » (p. 14) en mettant au premier plan « l’écart, propre à chaque robot, entre le technique et le relationnel, le programme et l’interaction. » (p. 17).

Spécialiste des sciences cognitives, Gabriella Airenti, dans « Aux origines de l’anthropomorphisme, intersubjectivité et théorie de l’esprit », ne fait pas état des études de neuroscience qui ont tenté de mesurer la vallée de l’étrange. elle revient sur la base

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psychique de l’anthropomorphisme en tant que relation établie avec un animal ou un artefact, à savoir la prédisposition à attribuer une intention aux corps en mouvement. Contre Jean Piaget, qui estimait que les jeunes enfants confondent réel et imaginaire, Airenti décrit l’extension de l’attribution d’intentionnalité à des corps inanimés comme une stratégie cognitive qui n’implique pas que l’enfant ne puisse distinguer l’animé de l’inanimé, mais plutôt comme une phase réversible à la manière du « on ferait comme si ». elle conclut que la pensée téléologique est une manière précoce de se représenter les non-humains et qu’elle intervient lors d’interactions (qu’elle assimile toutes à des dialogues), si bien que l’anthropomorphisation ne devient plus fonction de la seule apparence d’un artefact mais de la construction d’une relation.

Dans « vers un nouveau pacte anthropomorphique ! Les enjeux anthropologiques de la nouvelle robotique », vidal propose de distinguer dans l’anthropomorphisme deux modalités antagoniques. Il reprend à Alfred Gell l’expression de « piège anthro-pomorphique » pour désigner les situations où la ressemblance agit comme un leurre. Il montre alors que les analyses d’ernst Gombrich, dans L’Art et l’illusion, sur une sculpture de crabe en bronze considérée comme une œuvre par l’historien de l’art mais comme un vrai crabe par un enfant, ne rend pas justice à l’attitude qui consiste à établir un « pacte anthropomorphique » avec l’objet. Sans oublier de signaler la part de mysti-fication qui peut entourer la mise en scène de certains robots, il souligne que l’appro-priation par les usagers de robots tels que nao (sans doute le robot de compagnie le plus perfectionné) ne découle pas du fait qu’ils se laissent abuser mais d’une capacité à jouer de l’ambivalence entre réalité et fiction qui se manifeste aussi chez les visiteurs du musée de Madame tussauds.

Coauteur avec Paré de Le Jour où les robots mangeront des pommes : conversa-tions avec un Germinoïd, Grimaud questionne, dans « Androïde cherche humain pour contact électrique. Les cinétiques de l’attachement en robotique », le phénomène de « l’attachement », terme classique en éthologie auquel il confère des contours plus flous, allant de la relation utilitaire à la passion en passant par la familiarité avec un animal domestique, pour l’étendre au spectre entier des relations aux artefacts. Il iden-tifie une modulation de l’anthropomorphisme, qu’il désigne par des alternances de « rétrogradations » et de « promotions » ontologiques selon que l’utilisateur du robot lui confère presque la dignité d’une personne ou le réduit à un amas de ferraille. Ainsi Paro, un robot bébé phoque, occupe dans une famille japonaise une place qui préexis-tait virtuellement au côté de l’animal domestique grâce à certains stimuli qui favorisent l’attachement. Puis, il relativise le critère de la ressemblance au sujet des sex toys. Il conclut en rappelant que le succès de la robotique vient aussi du détachement, si bien que la relation nouée avec les animatroniques et les robots érotiques est le lieu d’une tension persistante qui témoigne de leur nature d’objet « sollicitudinaire » pour reprendre le terme d’etienne Souriau. Cet article très riche aboutit donc à reconduire l’interrogation initiale : « Comment la commande vient-elle se loger dans l’empathie, dans l’amour ou dans la séduction et comment la faire évoluer ? »

en rappelant la mystification du joueur d’échec de Johann Wolfgang von Kempelen, « Le corps humain et ses doubles. Sur les usages de la fiction dans les arts et la robo-tique » de Joffrey Becker interroge la divergence de finalités entre les simulacres tech-nologiques et la recherche scientifique. Il s’appuie sur Gombrich pour signaler que la

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réussite de l’illusion ne repose pas sur une ressemblance qui s’évaluerait en termes de vérité et de fausseté mais d’après la « concordance entre le modèle et l’image repro-duite [telle qu’elle] s’obtient peu à peu, au terme d’un long processus dont la durée et les difficultés dépendent du choix d’un schéma initial que l’artifice adapte aux détails caractéristiques de l’image réelle » (L’Art et l’illusion, cité p. 114). Les effets très forts au plan émotif du robot Heart, qui sollicite de l’usager l’empathie qu’il pourrait avoir envers un enfant sans lui ressembler, s’explique ainsi par un isomorphisme limité qui permet de se projeter en lui sans requérir pour autant « la fusion entre l’image et son prototype » (p. 117) qu’implique l’anthropomorphisme.

Avec « esthétiques de la manipulation. Marionnettes et automates au Japon », Paré développe une analyse du théâtre de marionnettes japonais en mettant en avant les techniques de manipulation. Il décrit les variations de l’intentionnalité du spectateur confrontée aux automates karakuri qui répètent toujours la même opération (tirer à l’arc) et semblent changer d’expression suivant qu’ils réussissent ou échouent. Cette analyse quasi phénoménologique montre que l’absence d’expression des visages des marionnettes et des automates « semble contribuer à renforcer l’idée de l’apparition d’un potentiel et virtuel effet de présence » (p. 137), mais aussi que la mise en scène de la manipulation peut concourir à « l’illusion en la produisant tout comme elle la dénonce en la montrant » (p. 142).

enfin, Charles Malamoud, dans une étude de textes sanskrits, « Machines, magie, miracles », qui peut paraître éloignée du sujet, produit une analyse éclairante. Les rela-tions entre les notions de mâyâ (magie) et de yantra (machine) dans des textes reli-gieux, littéraires et politiques, mettent en évidence l’ambiguïté de ces termes. Ainsi l’Arthaçâstra de Kautalya, traité politique comparable au Prince de Machiavel, théma-tise avec finesse les rapports entre ses deux notions : d’une part, de longs passages du livre XIII recommandent au roi d’employer stratagèmes, machines et espions (yantra) pour contrefaire la magie divine (mâyâ) et tourner la superstition des hommes à son avantage (« De ces passages de l’Arthaçâstra, on peut conclure que le roi est un esprit fort. Il sait que les hommes sont crédules, qu’ils sont prêt à accepter le surnaturel », p. 157). D’autre part, le livre XIv est « tout entier consacré aux procédés proprement magiques auxquels le roi doit recourir pour se défendre des attaques de ses adversaires, et même pour acquérir des pouvoirs prodigieux » (p. 160). Si bien que ce texte (datant probablement du premier siècle avant notre ère) témoigne d’une « anthropologie » où l’aptitude à illusionner n’exclut pas celle à s’illusionner.

Une série de comptes rendus vient compléter la thématique du dossier. Servi par une iconographie remarquable, cette livraison de Gradhiva apporte de multi-ples éléments de réflexions à tous ceux qui s’intéressent à la robotique et aux rela-tions homme-machine. Il marque deux étapes importantes dans l’appropriation de ces questions par les anthropologues. D’une part, il apparaît comme un jalon dans la spécification, autour de la notion de robot, de la catégorie par trop indifférenciée de « non-humain », dont Bruno Latour avouait récemment la vacuité : « Comme toutes les autres expressions de mon infra-langage, celle [de non-humain] est, par elle-même, privée de sens » (Changer la société. Refaire de la sociologie, cité p. 225, par Julien Bondaz dans son compte rendu d’Humains, non humains. Comment repeupler les sciences sociales). Cette avancée demeure cependant ambiguë et l’on peut se demander

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si les auteurs ne gagneraient tout de même pas à distinguer plus clairement la figure du robot (sans rapport au schéma corporel humain) de celle du répliquant (expression emprunté à Phillip K. Dick), comme le conseille Richard Sennett dans Ce que sait la main. D’autre part, il suggère que la vallée de l’étrange désigne davantage une phase variable de la relation entre hommes et machines qu’une propriété inhérente à une interface. Ce dossier marque aussi un voisinage, peut-être insu, avec les travaux récents en éthologie (on songe à Dominique Lestel et à son ouvrage Les Amis de mes amis) et en philosophie des techniques. À ce titre, sans qu’elles soient superficielles, on regret-tera cependant que les analyses s’en tiennent à la surface du phénomène technique, ou plutôt à son interface socialisée, sans oser entreprendre l’exploration de la structure interne des artefacts. Symptomatique à cet égard est le fait que le seul ouvrage cité de Gilbert Simondon soit L’Invention dans les techniques, qui n’a que peu de rapport avec la thématique, alors que Du Mode d’existence des objets techniques débute par une analyse critique du mythe du robot, qui dénonce la confusion entre l’autonomie et l’automatisme que pointent certains auteurs (notamment Becker, p. 109). Si le programme ambitieux qui vise à établir une connexion effective avec les progrès de la robotique devait s’accomplir, il faudra en passer par une élucidation des conditions techniques de cette « marge d’indétermination » dont parle Simondon, qui rend seule possible l’échange d’information entre l’homme et la machine et où vient se loger, au cours de leur communication explicite et implicite, cette vallée de l’étrange.

vincent BontemS