La réception de l'Histoire de la folie chez les historiens et les géographes : l'exemple...

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Colin Gordon La réception de l’Histoire de la folie chez les historiens et les géographes : l’exemple anglo-saxon. Depuis quarante ans, l’Histoire de la Folie de Michel Foucault a été dans les pays anglophones un livre à la fois très connu et très méconnu. Très connu, à cause des enjeux politiques autour de la psychiatrie et de l’antipsychiatrie, de la constitution d’un domaine de recherche historique inédit sur le statut de la folie dans la société, et d’une certaine atmosphère culturelle qui lui était favorable. Pour toutes ces raisons, le livre a acquis le statut de classique. Mais un classique en même temps largement et durablement méconnu, pour la simple raison que la traduction parue en 1965 sous le titre Madness and Civilisation était un abrégé, contenant moins de la moitié du texte français de 1961. Malgré le succès immense et croissant depuis trente ans de l’œuvre de Foucault en langue anglaise, il a fallu attendre 2006 pour qu’une traduction intégrale de son premier grand travail voie le jour 1 . Ce fait banal et rarement discuté 1 Michel Foucault, History of Madness, Foreword by Ian Hacking, Jonathan Murphy and Jean Khalfa (trans.), London, Routledge, 2006. La précédente traduction avait été faite sur la version abrégée de 1964, légèrement augmentée : Madness and Civilization: A History of Insanity in the Age of Reason, Introduction by David Cooper, Richard Howard (trans.), New York, Vintage Books, 1965.

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Colin Gordon

La réception de l’Histoire de la folie chez les historiens et

les géographes : l’exemple anglo-saxon.

Depuis quarante ans, l’Histoire de la Folie de Michel Foucault

a été dans les pays anglophones un livre à la fois très

connu et très méconnu. Très connu, à cause des enjeux

politiques autour de la psychiatrie et de

l’antipsychiatrie, de la constitution d’un domaine de

recherche historique inédit sur le statut de la folie

dans la société, et d’une certaine atmosphère culturelle

qui lui était favorable. Pour toutes ces raisons, le

livre a acquis le statut de classique. Mais un classique

en même temps largement et durablement méconnu, pour la

simple raison que la traduction parue en 1965 sous le

titre Madness and Civilisation était un abrégé, contenant

moins de la moitié du texte français de 1961. Malgré le

succès immense et croissant depuis trente ans de l’œuvre

de Foucault en langue anglaise, il a fallu attendre 2006

pour qu’une traduction intégrale de son premier grand

travail voie le jour1. Ce fait banal et rarement discuté

1 Michel Foucault, History of Madness, Foreword by Ian Hacking,Jonathan Murphy and Jean Khalfa (trans.), London, Routledge, 2006.La précédente traduction avait été faite sur la version abrégée de1964, légèrement augmentée : Madness and Civilization: A History of Insanity in theAge of Reason, Introduction by David Cooper, Richard Howard (trans.),New York, Vintage Books, 1965.

a eu pour conséquence que tout un monde de savants et

d’universitaires s’est prononcé pendant des décennies

sur les forces et les faiblesses de l’apport foucaldien

au savoir historique, en ignorant remarquablement le

contenu intégral du texte : la plus grande partie de ses

citations et de son appareil bibliographique étant

absents de l’édition anglaise. Même aujourd’hui, nous

attendons toujours une évaluation sérieuse de l’ouvrage

par un historien anglophone dont on soit sûr qu’il ait

lu le texte en entier.

Déjà en 1972, dans sa préface à la deuxième édition

française, Foucault faisait remarquer que les livres ont

une carrière et un destin indépendants de la volonté et

de l’intention de leur auteur2. En reconnaissant ce fait

à propos de son propre livre, il renonçait, comme

auteur, à prétendre dicter la façon dont son texte

devait être compris et utilisé. Habent sua fata libelli – les

livres ont leur destinée. Remarque qui, au regard des

événements politiques et culturelles en France et dans

d’autres pays, entre 1961 et 1972, avait une évidente

pertinence. Et elle la conserve encore aujourd’hui, si

l’on considère les errements et la fortune de ce livre

dans une large zone linguistique du monde depuis

quarante ans : le monde anglophone.

2 Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Gallimard, 1972, p.9-11.

En Angleterre, le livre fut traduit sur le conseil d’un

anti-psychiatre célèbre, Ronald Laing (1927-1989), et

préfacé par le non moins célèbre, David Cooper (1931-

1986). Quelques années auparavant, en France, le même

livre avait été reçu avec chaleur et sérénité par les

plus grands historiens, tel Robert Mandrou, saluant dans

la revue Les Annales, un auteur « à la pointe de

recherches qui le passionnent et qui nous

passionnent »3. Mais pour les historiens anglais

quelques années plus tard, et parfois même jusqu’à

aujourd’hui, la discussion sur la qualité scientifique

du livre était irrémédiablement liée à sa qualité

supposée de pamphlet ou d’écrit polémique.

Foucault s’est refusé à être « le monarque des choses

[qu’il avait] dites4 », mais il n’a pas prétendu qu’un

livre – y compris le sien – ne pouvait pas être mal

compris. On verra donc ci-dessous quelques reproches

majeurs faits par des historiens anglophones au travail

de Foucault, et en quoi ces lectures peuvent être en

partie erronées, mais aussi – ce qui est plus

intéressant – la raison pour laquelle l’analyse

historique de Foucault a pu être durant si longtemps

difficilement recevable pour une certaine culture

3 Robert Mandrou, « Trois clefs pour comprendre la folie à l'époqueclassique », in Annales ESC, Juillet-Août 1962, p.761-773.4 Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Gallimard, 1972, p.10.

historienne. Plus étrange encore : c’est parfois pour

les mêmes raisons que l’analyse de Foucault est

aujourd’hui favorablement accueillie par une nouvelle

génération de lecteurs et de chercheurs.

Par les contacts que j’ai eu la chance d’avoir dans les

années 1970 avec Michel Foucault et un cercle de

chercheurs qui travaillaient à proximité de lui, j’ai pu

remarquer quelques différences entre les cultures

politico-savantes en France et en Angleterre. Dans les

deux pays, Foucault a été lu avec attention par des

psychiatres critiques de leur propre institution, et par

des chercheurs en histoire ou en sciences sociales, qui

étudiaient ces mêmes institutions avec le même esprit

critique. En Angleterre, l’inspiration foucaldienne a

également permis de donner aux groupes d’« usagers », ou

(soi-disant) « survivants » de la psychiatrie [the

Psychiatric survivors movement], le courage de prendre la

parole et, même, d’écrire leur propre histoire. Mais il

m’a semblé qu’en France ou en Italie, à cette époque,

les cercles de réflexion et d’initiative émanant de la

pratique clinique d’une part, et les cercles

universitaires d’autre part, arrivaient à se rencontrer

et se superposer plus souvent et plus activement qu’en

Angleterre. J’ai eu la chance alors de connaitre (trop

brièvement, avant sa mort en 1984) Françoise Castel,

psychiatre à Corbeil, militante dans le Réseau Européen

« Alternative à la Psychiatrie », compagne du sociologue

Robert Castel5. A cette époque, j’ai accompagné

Françoise, comme interprète d’occasion, à une conférence

tenue à la London School of Economics sur les questions

psychiatriques. Françoise parlait des contradictions

actuelles de la politique de secteur dans les

instituions psychiatriques françaises. De leur côté, les

universitaires anglais (Roy Porter, Roger Cooter,

Ludmilla Jordanova, entre autres) parlaient de la bonne

manière, selon eux, de faire l’histoire sociale et

intellectuelle de la folie et de la psychiatrie. J’ai eu

à l’occasion de cette rencontre l’impression d’un non-

dialogue, dont les raisons dépassaient les simples

obstacles linguistiques.

Si l’on peut penser, avec Foucault, que le malheur

originaire de la psychiatrie a été sa volonté de devenir

un savoir médical positif, de la même manière,

l’irrecevabilité universitaire du livre de Foucault en

Angleterre a tenu à la volonté des jeunes universitaires

de l’époque de créer une sous-discipline savante,

initialement anglo-américaine, consacrée à l’histoire de

5 Entre autre, Robert Castel est l’auteur de L’Ordre psychiatrique(1976), un texte qui montrait brillamment comment on pouvaitreprendre, continuer, élargir et élaborer la méthode et le canevasde l’Histoire de la Folie

la psychiatrie. En lisant les tenants de ce projet, on a

l’impression que l’affrontement avec Foucault est devenu

au fil des années un point d’honneur, ou encore un

rituel obligatoire, à la fois incontournable, ennuyeux

et gênant. Pour l’anglais Roy Porter6, historien social

de tendance libérale, formé à l’école historique de

Cambridge, élève de Butterfield et de Skinner, tout ce

que dit Foucault est inexact, au moins en ce qui

concerne l’Angleterre. Il a pourtant une fois été

contraint d’admettre que l’Histoire de la Folie était le

meilleur livre jamais écrit sur ce sujet ; il a de plus

loué Foucault de nous avoir appris que l’histoire de la

raison formait une seule entité avec l’histoire de la

déraison. Pour le californien Andrew Scull7 (néo-

Marxien, admirateur d’Edward Thompson), le rejet de

Foucault est devenu plus amer avec les années, jusqu’à

un compte-rendu furieux dans le Times Literay Supplement en

20078 qui traitait Foucault de « charlatan » et

d’inventeur de « scholarly fictions » ; toutefois, Scull

6 Parmi les livres de Roy Porter (1946-2002) discutant les thèsesde Foucault, citons : Roy Porter, Madness. A Brief History, Oxford, OxfordUniversity Press, 2003.7 Andrew Scull, Madhouse: A Tragic Tale of Megalomania and Modern Medicine,London & New York, Routledge, 2006 ; The Insanity of Place/The Place ofInsanity: Essays on the History of Psychiatry, New Haven, Yale University Press,2005.8 Times Literary Supplement, 21 mars 2007. La recension critique,par Andrew Scull, de l’édition intégrale de History of Madness dans leTimes Literary Supplement a donné lieu à un vif débat entre l’auteur dece chapitre et Andrew Scull :http://foucaultblog.wordpress.com/2007/05/20/extreme-prejudice/

croit devoir accorder à Foucault l’unique mérite d’avoir

donné, à lui et à ses contemporains, l’idée de faire

l’histoire de la folie.

Avec quelques variantes, les reproches majeurs formulés

à l’encontre de Foucault par ces auteurs sont les mêmes,

et on peut les grouper autour de trois rubriques : (a)

le « grand renfermement » du XVIIème siècle, dont parle

Foucault9, n’a pas existé en Angleterre ; (b)

consécutivement, Foucault a négligé le rôle des maisons

privées pour l’entretien des fous, qui sont les

précurseurs des institutions psychiatriques ; (c) la

« Nef des fous »10 ne peut être considérée comme le

canevas de la folie dans l’Europe médiévale, et elle n’a

d’ailleurs aucune existence historique.

Nous allons tout d’abord brièvement regarder les

éléments de ces critiques, leurs enjeux et les

discussions qu’ils ont pu, et pourraient encore,

susciter.

Il faut ici noter que, pour la plupart de ces auteurs,

sévères à l’égard de l’Histoire de la folie, la matière

historique qu’ils étudient et disputent à Foucault est

l’histoire de l’Angleterre. Le tort qu’ils reprochent

surtout au philosophe français est d’avoir proposé une9 Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, op. cit., Premièrepartie, chapitre II, « Le grand renferment », p.67 et suivantes.10 Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, op. cit., Premièrepartie, chapitre I, « Stultifera navis », p.15 et suivantes.

histoire en quelque sorte générale de la folie, fondée

et calquée, majoritairement, sinon exclusivement, sur

l’histoire d’un pays : la France. Foucault écrit en

effet et en toute lettre qu’un « grand renfermement »

des vagabonds et des indigents, y compris des fous, a

été décrété et imposé en quelques années au XVIIème

siècle, non seulement en France mais en Europe, et

notamment en Angleterre. Foucault cite un certain nombre

d’étapes et de dates, étalées entre le XVIème et la fin

du XVIIIème siècle, des lois et des fondations des

institutions anglaises dans ce domaine : bridewells, poor-

houses et workhouses.

Malgré cela, les critiques objectent d’abord que

l‘Angleterre n’a en fait jamais connu de système massif,

centralisé, homogène d’enfermement autoritaire,

semblable au système des Hôpitaux généraux décrété en

France en 1656. Et, par surcroît, il n’y a pas eu à

cette époque en Angleterre de politique affichée, encore

moins accomplie, d’enferment systématique des fous. Il

était sans doute normal qu’une histoire française de la

folie doive s’occuper du fonctionnement et de l’impact

du despotisme royal français, des ses lieutenances de

police et de ses lettres de cachet. Mais justement, et

pour cette raison même, une telle histoire ne pouvait

servir de modèle pour l’histoire d’autres pays, et

sûrement pas pour l’histoire anglaise. Une telle

perspective en effet n’était guère attrayante pour de

jeunes historiens anglais, de tendance politique

libérale, se proposant d’écrire à partir des années 1980

une histoire des origines foisonnantes et

contradictoires de la modernité sociale en Angleterre :

une société de marché, d’opinions et de libertés, une

société de consommation et de nouveaux services,

incluant le commerce du traitement et de l’entretien des

fous – domaine d’entreprises et d’entrepreneurs privés,

étudié par Porter, Scull et d’autres (et que Foucault,

selon eux, aurait passé sous silence) ; ce que l’on

appelait déjà à l’époque « the mad-business ».

Il n’y aurait donc eu en Angleterre, à cette époque,

pace Foucault, qu’un « petit enfermement » : là-dessus,

libéraux et néo-marxistes font consensus. Dans une

certaine mesure, on pourrait dire que si l’Histoire de la

Folie a été considérée en France comme un blasphème

idéologique contre la foi révolutionnaire et

républicaine (le geste de Pinel libérateur des fous

faisant bloc avec les idées de 1789), elle a été refusée

outre-manche parce qu’elle était étrangère dans ses

prémisses aux données du régime anglais, fondé par la

Révolution Glorieuse de 1688.

Que faut-il penser de cette critique? Foucault était

souvent prompte à se critiquer lui-même ; il a pris ses

distances à diverses reprises par rapport à ce qu’il a

cru voir par la suite comme des défauts méthodologique

de ce premier livre majeur11 ; il était manifestement

prêt à le revoir, et à le voir corrigé, à la lumière des

recherches ultérieures. Cependant, il se plia un jour à

l’obligation de répondre à une critique virulente faite

par l’historien Lawrence Stone12. En fait, une lecture

un peu attentive de l’Histoire de la folie (au mieux, faut-il

ajouter, dans une édition non abrégée) oblige à

reconnaître une analyse autrement plus subtile, plus

nuancée, plus empiriquement instruite et plus riche que

ce que font croire les portraits sommaires et

caricaturaux tirés par Stone, Scull, Porter et les

autres. Quant à la vérité sur la réalité historique de

l’enfermement, on se souviendra que Foucault lui-même se

disait surpris de découvrir, bien après l’écriture de

son livre, combien le sujet même d’une histoire des

enfermements restait délicat, voire interdit, pour une

audience communiste – pire encore s’il s’agissait des

enfermements psychiatriques. Il est certain – et

Foucault le savait bien –, que tous les fous ne se sont

pas trouvé enfermés aux XVIIème et XVIIIème siècles, ni11 « Il me semble que dans [Histoire de la folie], (…) il y avait uncertain nombre de choses qui étaient parfaitement critiquables (…)j’ai fait appel, implicitement ou explicitement à [des] notions quime paraissent des serrures rouillées avec lesquelles on ne peut pasavancer beaucoup. » (Michel Foucault, Le pouvoir psychiatrique. Cours aucollège de France, 1973-1974, Paris, Seuil/Gallimard, 2003, p.15-16).12 Michel Foucault, Dits et écrits, IV, 1979-1988, Paris, Gallimard, 1994,n°331, « Echange avec Michel Foucault ». 

en France ni en Angleterre. Ceci dit, on a calculé que

le chiffre total des places disponibles dans les

workhouses et poorhouses en Angleterre vers 1780 tournait

autour de 90 000 : soit à peu près un pour cent de la

population nationale, donc le même pourcentage que celui

des Parisiens se trouvant enfermés, selon Foucault, par

le décret royal de 1656. En Angleterre comme en France,

on sait que ces institutions recevaient, au milieu des

pauvres valides, malades, enfants et vieillards, des

fous. Pratique aléatoire, pratique certainement pas

systématisée, pratique caractérisée, comme l’Etat

anglais, par une délégation des pouvoirs à un niveau

local ; mais pratique témoignant, toutefois, que parmi

les libertés dont pouvait à cette époque se targuer

le « free-born Englishman », on devrait également compter

une redoutable liberté d’enfermer. Et ce fut au

législateur et aux agents de l’Etat que, par la suite,

on dut demander de réguler et de freiner cette même

liberté d’enfermer.

Avec ce débat sur l’existence, l’étendue et l’impact des

enfermements, un second thème bien-aimé, notoire et

drolatique, des critiques savantes de l’Histoire de la folie

du livre, tournait autour de quelques pages et quelques

phrases dans le tout premier chapitre du livre –

chapitre consacré au Moyen-âge13 – et que l’on pourrait13 Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, op. cit., Premièrepartie, chapitre I, « Stultifera navis », p.15 et suivantes.

considérer comme un sorte de fresque préliminaire à

cette étude de l’âge classique qui constituait, comme

l’indiquait son titre, le véritable sujet du livre. Il

faut noter tout d’abord que quelques expressions de la

première préface, belle et foudroyante, de l’édition de

1961, partiellement traduit dans l’édition anglaise, ont

pu se prêter, pour un lecteur hâtif, à d’éventuels

contresens sur le projet et l’intention du livre. Mêmes

des lecteurs avertis ont pu être amenés à ces mêmes

contresens, grâce à l’éloquence ingénieuse d’un texte

célèbre de Jacques Derrida14. En effet, Foucault

écrivait dans cette préface qu’il aurait aimé écrire

l’histoire de la folie en elle-même, dans sa nature

première et primitive, avant qu’elle ne soit captée par

les pouvoir de la raison – projet toutefois impossible,

et auquel Foucault reconnaissait avoir d’emblée

renoncer15. Par une citation partielle, Derrida

manipule le texte pour faire croire que le premier

projet impossible était bien celui que Foucault

prétendait mener à bien dans son livre. Foucault parle

bien pourtant, au début de sa préface, en des mots

éloquents, d’une volonté « de rejoindre, dans

14 Cf. Jacques Derrida, L’Ecriture et la différence, Paris, Seuil, 1967,p.61-97 ; texte auquel Foucault répliqua quelques années plustard : « Mon corps, ce papier, ce feu », Appendice à l’Histoire de lafolie, Paris, Gallimard, 1972 ; repris dans Michel Foucault, Dits etEcrits, II, 1970-1975, Paris Gallimard, 1994, n°102.15 Michel Foucault, Dits et écrits, I, 1954-1969, Paris, Gallimard, 1994, n°5, « La folie n’existe que dans une société ».

l’histoire, ce degré zéro de l’histoire de la folie, où

elle est expérience indifférenciée, expérience non

encore partage du partage lui-même16 ». Or, Foucault ne

dit pas clairement s’il croit que ce « degré zéro »

dont il parle existe, et s’il peut prétendre le repérer

comme un moment ou époque historique donnée. Quelques

lecteurs, surtout peut-être à l’époque de

l’antipsychiatrie, ont cru (à tort, selon moi) que le

Moyen-âge était pour Foucault ce moment du « degré

zéro ». Dès lors, ses remarques sur le statut des fous

au Moyen-âge pouvait en quelques sorte être entendues

comme des propositions ontologiques.

Or, le malheur a fait que l’excellent traducteur

américain de ce livre, l’écrivain et poète Richard

Howard, s’est assoupi un instant en traduisant dans ce

chapitre la phrase de Foucault : « les fous alors

avaient une existence facilement errante17 ». Dans la

traduction, « une existence facilement errante » devient

« an easy wandering life » (c’est-à-dire une vie facile et

errante). Chez nombre d’éminents savants anglophones,

cette seule phrase, avec le déplacement sémantique

qu’elle fait subir aux mots de Foucault (puisque le

chapitre en question, tout en montrant comment le fou au

16 Michel Foucault, « Préface », Dits et écrits, I, 1954-1969, Paris,Gallimard, 1994, p.187. Il s’agit de la préface à Folie et déraison.Histoire de la folie à l'âge classique (1961).17 Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, op. cit., p 22

Moyen-âge s’était souvent trouvé réduit à mener une vie

vagabonde, ne montre en rien que cette vie était

« easy »), se trouve habituellement et continuellement

citée comme preuve de la croyance naïve de Foucault en

une cocagne médiévale où la folie aurait été exempte de

la tyrannie que devait lui imposer par la suite l’Etat,

la raison et la médecine psychiatrique.

Ce fantasme collectif sur les prétendus fantasmes de

Foucault n’avait pas pour seule nourriture cette

(regrettable mais rare) erreur du traducteur d’alors. Un

historien américain, H. C. Erik Midelfort, a écrit un

article, vite devenu célèbre18, dénonçant la thèse de

Foucault, dans ce même chapitre I, selon laquelle des

« Nefs de fous », comme celle qui se trouve dans le

tableau de Bosch ou dans le poème de Brandt, auraient

réellement existé, et que des fous avaient pu être vus à

l’époque, débarquant des bateaux qui traversaient les

fleuves des Pays-Bas et de la Rhénanie. Pour fonder

cette thèse, Foucault citait dans les archives

municipales des jugements ordonnant, à quelques

reprises, l’expulsion et le transport dans son pays

natal d’un fou. Foucault citait également la pratique

très répandue des pèlerinages aux tombeaux des saint,

18 H. C. Erik Midelfort, « Madness and civilisation in early modernEurope: a reappraisal of Michel Foucault », in B.C. Malament (ed.),After the Reformation, Essays in Honour of J.H. Hexter, Philadelphia, Pa.,University of Pennsylvania Press, 1980, p.247-265.

réputés capable de guérir les malades, y compris souvent

et notamment les fous. Or, dans son article, Midelfort

affirme avoir calculé le chiffre total des expulsions

des fous des villes allemandes de cet époque, pour

arriver à un résultat bien trop maigre si l’on voulait

faire du transport des fous une pratique réelle dans la

société de l’époque. Selon lui, la conclusion était

nette : les Nefs de fous n’avaient jamais existé, sauf

en peinture, en littérature, et dans l’imagination de

Foucault. A ce réquisitoire – souvent salué dans des

cercles savants anglo-saxons comme accablant et

définitif –, il a cependant été possible d’objecter

qu’il passe entièrement sous silence la référence que

nous venons de mentionner aux pratiques médiévales de

pèlerinage. De plus, Midelfort s’est servi pour

renforcer sa polémique de la petite erreur de traduction

que l’on a mentionnée19.

Sans sortir tout à fait du contexte médiéval, j’aimerais

terminer en évoquant des tendances récentes, qui

pourraient permettre un investissement intellectuel plus

ouvert et plus fécond à partir de ce livre encore si mal

connu, alors qu’il approche de son demi-centenaire. A

cette Histoire de la Folie, plusieurs commentateurs et même de

grands lecteurs de Foucault ont donné le statut d’un

19 Pour un recueil consacré à ces débats, voir : Arthur Still andIrving Velody (ed.), Rewriting the History of Madness. Studies in Foucault’s Histoirede la Folie, London, Routledge 1992.

texte de jeunesse, qu’il avait bientôt dû dépasser, et

dont il n’allait pas cesser de s’écarter par la suite.

Au fur et à mesure que notre connaissance de l’œuvre de

Foucault devient plus complète, grâce aux éditions

posthumes, ce point de vue parait de plus en plus

insolite. Tout au long de son œuvre, Foucault reprend et

approfondit les thèmes et les problèmes de ce livre (du

gouvernement de la misère au rapport entre gouvernement

de soi et raison gouvernementale), bien plus souvent

qu’il ne les rejette. Si la traduction intégrale bien

tardive en anglais de l’Histoire de la Folie commence à trouver

lentement l’audience qu’elle mérite, ceci est dû en

partie à l’édition du cours au Collège de France de

1974-1975 sur Le pouvoir psychiatrique20, qui reprend, repense

et prolonge les enjeux de la thèse inaugurale de 1961.

Depuis 1990, la réception anglophone de l’œuvre

foucaldienne a été également largement renouvelée par la

découverte (bien avant leur édition complète) des cours

de Foucault en 1978-1879 sur la « gouvernementalité »21.

A l’heure où l’on attend l’édition du dernier cours de

Foucault, Le gouvernement de soi et des autres : le courage de la

vérité, on peut se demander si ces ultimes analyses ne

nous donneraient pas également des moyens de reprendre

20 Michel Foucault, Le pouvoir psychiatrique. Cours au collège de France, 1973-1974, op. cit.

21 Michel Foucault, Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France,1977-1978, Paris, Seuil/Gallimard, 2004 et Naissance de la biopolitique.Cours au Collège de France, 1978-1979, Paris, Seuil/Gallimard, 2004.

les questions posées dès 1961 sur nos manières de

gouverner la folie, et d’interroger leur rapport avec

l’histoire de notre morale, de nos pratiques de

constitution de nous-mêmes dans et par le souci de soi.

Ce n’est peut-être pas par hasard si ce sont les

quelques propos rapides de Foucault sur les errances,

les exils et les déplacements des fous, à une époque

révolue, qui ont fait l’objet de quelques polémiques

universitaires. Il n’est pas non plus sans intérêt que

le cercle de chercheurs qui a récemment trouvé des

raisons particulières pour approfondir les recherches de

Foucault soit précisément celui des géographes, de ceux

qui s’intéressent au gouvernement des espaces et

l’aménagement des lieux22.

Dans le quatrième de couverture de l’édition Plon de

1961, se trouve un texte non signé, mais

vraisemblablement de la main de Foucault, disant que

l’auteur, étant passé par des écoles et collèges

français, ayant vécu dans le paradis social-démocrate

suédois, dans la forteresse néo-capitaliste allemande et

dans la démocratie populaire polonaise, avait cru

22 Voir notamment : Jeremy Crampton et Stuart Elden (eds.),Space, Knowledge and Power: Foucault and Geography, Aldershot, Ashgate, 2007; J. Moran, L. Topp, J. Andrews (eds.), Madness, Architecture and the Built

Environment. Psychiatric Spaces in Historical Context. London, Routledge, 2007.

comprendre ce qu’était un asile. Texte crypté et

spirituel, qui semble indiquer que les lieux d’asile

psychiatrique et d’asile politique – asile-fuite, asile-

refuge, asile-accueil, asile-prison… – sont des réalités

qui peuvent se reconnaître des complicités et des

résonances insolites. Foucault, on le sait, s’est

préoccupé par la suite de la question du droit d’asile

politique. De nos jours, de manière notoire, les

demandeurs d’asile et les fous non enfermés forment deux

catégories majeures parmi les individus perçus par nos

sociétés comme dangereux : objets de peur publique ou

médiatique, sujets pour des interrogations éthiques sur

les obligations de convivialité collective.

Parmi les raisons qui peuvent nous faire regretter la

suppression par Foucault de sa préface de 1961 dans

l’édition ultérieure, je citerais notamment la

proposition qu’il y fait d’un projet de recherche qu’il

n’a jamais précisément poursuivi en tant que tel, mais

qui reste encore d’une étonnante actualité : « On

pourrait faire une histoire des limites – de ces gestes

obscurs, nécessairement oubliés dès qu’accomplis, par

lesquels une culture rejette quelque chose qui sera pour

elle l‘Extérieur.23 » Projet très proche de celui d’une

histoire de l’exclusion et/ou de l’inclusion sociale –

notions d’ailleurs inventées peu après 1961, qui ont23 Michel Foucault, « Préface », Dits et écrits, I, 1954-1969, Paris,

Gallimard, 1994, p.189.

depuis fait fortune dans les pratiques de gouvernement

en France et Angleterre, et dont je me demande si le

livre de Foucault – que l’on pense à un chapitre comme

« Le monde correctionnaire » – n’a pas pu être l’une des

éventuelles sources d’inspiration.

Un géographe britannique comme Chris Philo, professeur à

Glasgow, qui a consacré un livre de 700 pages à la

géographie historique des espaces consacrés aux fous

dans l’Angleterre depuis le Moyen-âge, dialoguant tout

au long de cette histoire avec l’œuvre de Foucault (et

renvoyant par une documentation très riche à certains

des affrontement polémiques que nous venons d’évoquer),

envisage son travail dans un questionnement à la fois

contemporain et éthique, qui évalue les pratiques et les

institutions en fonction des leurs qualités

« inclusionnaires » et « exclusionnaires »24. Dans son

long chapitre sur le Moyen-âge, Chris Philo trouve des

points d’accord avec l’approche de Foucault : même

reconnaissance de l’importance des pèlerinages et des

lieux saints pour les malades mentaux (Saint Thomas

Becket, dont le tombeau à Canterbury était une

destination pour les pèlerins de Chaucer, était

24 Chris Philo, A Geographical History of Institutional Provision for the Insane fromMedieval Times to the 1860s in England and Wales: The Space Reserved for Insanity.Lewiston and Queenston, Edwin Mellen Press, 2004. Voir du mêmeauteur, « Review essay: Michel Foucault, “Psychiatric Power:Lectures at the College de France 1973-74” », Foucault Studies, no.4,p. 149-163. http://rauli.cbs.dk/index.php/foucault-studies/

notamment célèbre pour ses cures de la folie). Philo

rejoint également Foucault en soulignant la symbolique

de l’eau dans l’imaginaire médiéval (importance des lacs

et des puits, avec leurs ermites ou saints gardiens,

comme lieux de cure), en y ajoutant, dans une discussion

passionnante, les bois comme lieux de fréquentation, de

refuge et d’hébergement des fous. Philo rassemble enfin

une riche documentation sur le statut qu’avaient

fréquemment les fous de vagabond, dans les siècles pré-

modernes, citant un passage du grand poème anglais de

XIVème siècle, The Vision of Piers Plowman, qui exige que les

gens aisés reçoivent et entretiennent ces voyageurs

déments (« lunatic lollers ») parcourant le pays, et que

le poète considère comme porteurs d’une inspiration et

même d’une mission divine.

Chris Philo à son tour rejoint une lecture (à mon sens

erronée) où le Moyen-âge serait pour Foucault l’âge

primitif des relations immédiates et « chaotiques »

entre folie et non-folie. Après voir tracé la courbe

historique de la montée et du déclin d’un certain ordre

psychiatrique, il dessine l’espoir d’un nouvel âge

« chaotique », susceptible d’entretenir une gamme

diverse de lieux, de pratiques et de relations, si

possible de nature plus « inclusionnaires » pour et avec

des gens censés être atteints de quelque trouble ou

maladie mentale.

*

En exergue de son chapitre sur le Grand renferment,

Foucault a mis la petite phrase, biblique et

augustinienne, « Compelle intrare » (forcez-les à entrer).

Exergue peu discuté, mais qui pose des enjeux qui

peuvent encore nous pousser à problématiser nos

évidences. Dans l’Evangile de Matthieu, le Christ

raconte la parabole d’un riche qui, embêté par la

nonchalance de ses amis qu’il convie à une fête, ordonne

a son serviteur de faire inviter à leur place tous les

pauvres, les malades et les estropiés : « allez les

trouver sur les chemins et le long des clôtures, et

faites-les entrer, afin que ma maison soit pleine »25.

Augustin a trouvé dans ce texte, par la suite, une

justification de la coercition des hérétiques donatiens

qu’il fallait « faire entrer » dans l’Eglise orthodoxe.

Dure loi de l’hospitalité, volonté qu’une maison soit

pleine, normativité coercitive de la vraie foi :

souhaitons-nous toujours que notre raison soit une

Eglise ?

25 Matthieu 22, 9