Paysages culturels de l'Agropastoralisme du Haut-Atlas, un patrimoine à valoriser

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1 Paysages culturels de l’agropastoralisme du Haut-Atlas, un patrimoine à valoriser ! Mohamed Mahdi Professeur de sociologie rurale Ecole Nationale d’Agriculture – Meknès. ([email protected]) Tél : 06 65 65 93 09 et fax : 05 35 30 02 38 Résumé Le patrimoine sous ses diverses manifestations matérielles et immatérielles est actuellement considéré comme une ressource territoriale mobilisable par les acteurs pour construire le territoire (Gumuchian et Pecqueur, 2007) et explique l’intérêt croissant qui, de par le monde, est accordé à sa valorisation. L’articulation entre patrimoine et développement territorial est par ailleurs démontré par de nombreuses expériences réussies au Maroc et ailleurs. (Campagne et Pecqueur, 2012) L’article explore le potentiel de développement territorial des ‘’paysages culturels agropastoraux du Haut-Atlas’’ en apportant des éléments en faveur de sa patrimonialisation (Mahdi, 2010). Pour ce faire, il fait appel à la notion de ‘’ paysage culturel’’ reconnu comme composante du patrimoine de l’humanité par la convention de 1992 de l’UNESCO et dont le paysage culturel agropastoral des Causses et Cévennes (France) fournit un exemple récemment reconnu par l’UNESCO (juin 2011). Il valorisera ensuite les acquis de la recherche sur la question (S/D Auclair et Al Ifriqui. 2012). Il s’appuie aussi sur une expérience personnelle en tant que membre du groupe d’experts chargés de la préparation du dossier d’inscription des paysages culturels de l’agropastoralisme des Causses et Cévennes au patrimoine mondial, puis du suivi du « Bien » inscrit (UNESCO). Le constat de départ est que cette notion est encore peu présente dans la communication publique et territoriale de valorisation des patrimoines et des stratégies de développement les concernant. En s’appuyant sur l’exemple du « paysage culturel agropastoral du Haut-Atlas», l’artcile insiste de façon particulière sur le concept de l’Agdal qui est une composante singulière et centrale de ce patrimoine mais sans toutefois s’y réduire. Lexemple de l’Agdal de l’Oukaïmeden a servi pour démontrer et justifier sa place parmi les éléments matériels et immatériels du patrimoine marocain et faire ressortir les attributs pour sa reconnaissance et les possibilités de son inscription dans la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO d’une part, et de l’autre, montrer que le paysage culturel agropastoral est une ressource territoriale authentique qui s’inscrit dans le cadre des problématiques de développement durabl e des territoires du Haut-Atlas. L’article attire à la fin l’attention sur les menaces qui pèsent sur ce patrimoine. (Mahdi et Dominguez, 2009, Lebaudy, 2014) Mots clés : Patrimoine, patrimonialisation, Agdal, ressource territoriale, développement territorial

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Paysages culturels de l’agropastoralisme du Haut-Atlas, un patrimoine à valoriser !

Mohamed Mahdi

Professeur de sociologie rurale

Ecole Nationale d’Agriculture – Meknès.

([email protected])

Tél : 06 65 65 93 09 et fax : 05 35 30 02 38

Résumé

Le patrimoine sous ses diverses manifestations matérielles et immatérielles est actuellement considéré

comme une ressource territoriale mobilisable par les acteurs pour construire le territoire (Gumuchian

et Pecqueur, 2007) et explique l’intérêt croissant qui, de par le monde, est accordé à sa valorisation.

L’articulation entre patrimoine et développement territorial est par ailleurs démontré par de

nombreuses expériences réussies au Maroc et ailleurs. (Campagne et Pecqueur, 2012)

L’article explore le potentiel de développement territorial des ‘’paysages culturels agropastoraux du

Haut-Atlas’’ en apportant des éléments en faveur de sa patrimonialisation (Mahdi, 2010). Pour ce

faire, il fait appel à la notion de ‘’ paysage culturel’’ reconnu comme composante du patrimoine de

l’humanité par la convention de 1992 de l’UNESCO et dont le paysage culturel agropastoral des

Causses et Cévennes (France) fournit un exemple récemment reconnu par l’UNESCO (juin 2011). Il

valorisera ensuite les acquis de la recherche sur la question (S/D Auclair et Al Ifriqui. 2012). Il

s’appuie aussi sur une expérience personnelle en tant que membre du groupe d’experts chargés de la

préparation du dossier d’inscription des paysages culturels de l’agropastoralisme des Causses et

Cévennes au patrimoine mondial, puis du suivi du « Bien » inscrit (UNESCO). Le constat de départ

est que cette notion est encore peu présente dans la communication publique et territoriale de

valorisation des patrimoines et des stratégies de développement les concernant. En s’appuyant sur

l’exemple du « paysage culturel agropastoral du Haut-Atlas», l’artcile insiste de façon particulière

sur le concept de l’Agdal qui est une composante singulière et centrale de ce patrimoine mais sans

toutefois s’y réduire.

L’exemple de l’Agdal de l’Oukaïmeden a servi pour démontrer et justifier sa place parmi les éléments

matériels et immatériels du patrimoine marocain et faire ressortir les attributs pour sa reconnaissance

et les possibilités de son inscription dans la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO d’une part, et

de l’autre, montrer que le paysage culturel agropastoral est une ressource territoriale authentique qui

s’inscrit dans le cadre des problématiques de développement durable des territoires du Haut-Atlas.

L’article attire à la fin l’attention sur les menaces qui pèsent sur ce patrimoine. (Mahdi et Dominguez,

2009, Lebaudy, 2014)

Mots clés : Patrimoine, patrimonialisation, Agdal, ressource territoriale, développement territorial

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Introduction

Le titre est un condensé de notions complexes : le paysage, le paysage culturel, l’agropastoralisme et

le patrimoine. La notion de ‘’patrimoine’’ tient une place centrale dans ce complexe notionnel, étant

donné l’intérêt grandissant accordé à sa valorisation dans une perspective de développement par la

communauté internationale, les états, la société civile, les chercheurs et les experts… Au Maroc

l’importance du potentiel patrimonial du pays et son apport original et précieux à la civilisation et à la

culture mondiales ont été mis en évidence par le rapport du cinquantenaire, qui a aussi tiré un signal

d’alarme : ‘’le patrimoine anthropologique et architectural du pays commence à montrer des signes

d’érosion, en raison de l’insuffisance de l’effort de préservation et de valorisation1’’ (Rapport, 2006 :

54).

Depuis lors, la promotion du patrimoine marocain commence à être inscrite dans les stratégies de

développement territorial : ainsi les agences étatiques de développement des provinces du Nord, de

l’Oriental et du Sud ont orienté leurs actions de communication en direction de divers aspects du

patrimoine de leurs provinces qu’ils tentent de faire connaitre à travers l’organisation de rencontres

scientifiques, l’appui aux projets touristiques, l’édition de beaux livres, le soutien à des projets de

musées… Aussi, l’idée de ‘’patrimoine paysager’’ commence-t-elle à figurer, sous une forme ou une

autre, dans la communication publique et territoriale et dans les stratégies de développement et de

valorisation les concernant. Quand à la notion de ‘’paysage culturel’’, elle est relativement récente et

l’un des objectifs de cet article est justement de contribuer à la mieux faire connaître.

Mais, avant d’aller plus loin, revenons sur ces notions condensées dans le titre pour les définir et

préciser la posture théorique qui guidera cette présentation. Une littérature abondante, provenant de

diverses disciplines scientifiques (géographie, anthropologie, ethnographie…) et des conventions

internationales, est consacrée à ces diverses notions rattachées à la problématique du patrimoine et à sa

valorisation.

Et d’abord le paysage. Le mot exprime un concept qui réfère à deux niveaux de réalité objective et

subjective (G. Lenclud, 1995). En tant que réalité objective, le paysage ‘’renvoie à (…) un site ou un

pays, des « éléments constitutifs » dont on peut faire l’analyse.’’ Dans sa réalité subjective : ‘’Un

paysage (…) n’est constitué comme paysage que par le regard qui s’attache à lui. Pas de paysage sans

observateur ; il faut qu’un site soit vu pour être dit paysage.’’ (Lenclud, ibid : 2). Le paysage existe

donc du moment où il est perçu comme tel. Il est construit par un regard déterminé par une culture et

un système de référence. Mais la notion de paysage n’a pas le même sens pour les habitants du lieu.

C’est même une étrangeté pour ces habitants: ‘’S’il est une notion étrangère aux habitants d’un lieu,

c’est bien la notion du paysage’’ (Cuisenier, 1989 : 245). Ce que nous considérons comme paysage

1 Rapport du Cinquantenaire, 2006. « Le Maroc Possible, Une offre de débat pour une ambition collective. », Casablanca.

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n’est pour l’autochtone que l’espace où il vit, où se déroulent ses travaux et ses jours2. G. Lenclud

donne l’exemple des Tharu du Népal : ‘’Là où un trekkeur, s’il vient à passer, voit des paysages le

Tharu voit des sites investis de surnaturel’’.

Une difficulté supplémentaire concerne la signification et la manière de nommer le paysage. Au

Maroc, dans les langues officielles du pays, l’arabe et l’amazigh, existe-t-il des équivalents au mot

paysage ? Il semble que la catégorie paysage soit absente du glossaire de ces deux langues et de celle

des populations locales. La notion de paysage et à fortiori celle de ‘’paysage culturel de

l’agropastoralisme’’3 a-t-elle un sens pour les montagnards du Haut-Atlas ? Que signifie le paysage

pour la population qui y vit et l’occupe et qui, paradoxalement comme nous le verrons, en est le

créateur mais aussi l’agent de sa perpétuation et de son évolution ?

Ph. Descola (2007) appréhende le paysage comme un produit anthropisé de la population qui y est

présente, la physionomie qu’il prend étant le résultat de plusieurs millénaires d’occupation humaine.

La population, par la pratique agricole et pastorale, est usagère de cet espace et des ressources qui s’y

trouvent. L’espace a pour elle une utilité productive, mais est-elle consciente de sa fonction

paysagère ? Descola en vient à se demander si cette catégorie ‘’paysage’’ n’est pas en définitive une

création des politiques, des gestionnaires, des chercheurs, des conventions internationales… c’est à

dire de ‘’tous ceux qui agissent dans les coulisses de la nature’’ (Descola, 2007: 124).

La définition du paysage proposée de Descola est proche de celle de ‘’paysage culturel’’ proposée par

l’UNESCO. En effet, l’article 1 de la Convention 1992 de l’UNESCO sur le patrimoine définit les

paysages culturels comme des "ouvrages combinés de la nature et de l'homme". ‘’Le paysage

culturel’’ est reconnu comme composante du patrimoine de l’humanité par l’UNESCO qui s’engage à

le protéger et donne des orientations devant conduire à son inscription sur la Liste du patrimoine

mondial.

Le terme "paysage culturel" recouvre une grande variété de manifestations interactives entre l'homme

et son environnement naturel. L’approche des ‘’paysages culturels de l’agropastoralisme du Haut-

Atlas’’ adoptée ici procède de la posture théorique qui : i) tient compte de cette opposition entre notre

vision externe du paysage et celle des locaux, habitants des lieux ; et reconnait que ce que nous

pensons bon ne l’est pas forcément du point de vue des autochtones. C’est une posture qui, par

ailleurs, pose la question de la place et du rôle des acteurs locaux dans toute entreprise qui vise la

patrimonialisation et la valorisation de ces paysages ; ii) considère le patrimoine paysager comme un

produit anthropisé qui fait partie de ces ‘’écosystèmes de la planète qui sont le produit d'interactions

poursuivies pendant des millénaires entre humains et non-humains’’ (Descola, 2007 : 127)

2 ‘’Les travaux et les jours’’ titre du poème d’Hésiode écrit au VIIIe siècle av. J.C.

3 L’expression « paysage culturel de l’agropastoralisme » sera définie par la suite.

4

Dans ce qui suit, nous essayons d’introduire à cette notion de ‘’paysage culturel de l’agropastoralisme

méditerranéen du Haut-Atlas’’, pour la faire connaître et identifier son potentiel pour le

développement territorial, tout en exposant les éléments en faveur de sa patrimonialisation et de son

inscription sur la Liste du patrimoine mondial. Nous présenterons, dans un premier temps, le contenu

que couvre la notion du paysage culturel de l’agropastoralisme du Haut-Atlas (1). Puis nous

analyserons les atouts et les possibilités qu’il offre pour son inscription au patrimoine mondial de

l’UNESCO (2). Nous envisagerons ensuite son rôle en tant que ressource pour le développement

territorial (3). Et nous discuterons enfin le dilemme de la patrimonialisation des paysages (4).

1. Le paysage culturel de l’agropastoralisme du Haut-Atlas4

Les paysages culturels de l’agropastoralisme du Haut-Atlas sont d’abord des paysages de montagne.

Mais en quoi un paysage de montagne est–il culturel ? Nous essayerons de présenter les qualités

culturelles des paysages de montagne en distinguant entre les éléments qui leur sont communs et les

éléments spécifiques à certains d’entre eux. Nous montrerons par là même que les territoires du Haut-

Atlas sont marqués depuis des millénaires par une activité agropastorale liée à une antique

transhumance vers les alpages des hautes terres, appelés Agdal, celui de l’Oukaïmeden, de Yagour et

de Tichka. C’est cette activité, résultat d’une interaction entre l’homme et son milieu, qui a façonné

ces paysages culturels de l’agropastoralisme du Haut-Atlas. Ces paysages culturels constituent un

patrimoine original qui mérite d’être connu et valorisé.

1.1. Eléments communs aux paysages culturels de montagne

La montagne est belle et fascinante mais très difficile à vivre ! Pourtant les montagnards, Iboudrarn,

(sing. Aboudrar, littéralement ‘’homme de montagne’’), y vivaient et continuent d’y vivre. Les

gravures rupestres du Haut-Atlas datent de 2000 ans avant JC. Elles attestent d’une activité pastorale

dont les alpages de l’Oukaïmeden, du Yagour, de Tichka, situés à plus de 3000 m d’altitude,

constituaient le théâtre. Mais pour pouvoir exister dans les conditions difficiles de montagne, il fallait

l’aménager pour rendre la vie possible en son sein. Et c’est au moyen de la technique5, et de

techniques très ingénieuses, que les montagnards ont pu apprivoiser la montagne. Ainsi en est-il des

terrasses de culture qui permettent de dompter la pente et créer des champs fertiles, des systèmes

d’irrigation qui cassent la déclivité des pentes et assurent la circulation des eaux, de la transhumance

qui varie l’usage saisonnier des différents étages bioclimatiques de la montagne, de l’architecture des

4 Il s’agit tout particulièrement du Haut-Atlas de Marrakech et plus précisément du territoire de l’ancienne tribu Rheraya

(Mahdi, 1999), aujourd’hui largement couvert par la Commune Rurale d’Asni. Mais même en focalisant sur le territoire de

Rheraya, la démonstration vaudra aussi pour les territoires de l’Ourika, qui partagent avec les Rheraya l’Agdal

d’Oukaïmeden, des Messioua utilisateurs de l’Agdal de Yagour et des Seksawa qui fréquentent l’Agdal de Tichka. Ces

groupes tribaux partagent le même genre de vie et occupent des territoires autour du massif du Toubkal. 5 Le mot grec techné désigne le savoir par lequel l’homme s’assure une place dans la nature (physis) en mettant au jour, soit

sous les espèces des ustensiles (artisanaux), soit sous celle d’une œuvre (d’art), quelque chose de déjà présent au sein de la

nature elle-même. (Encyclopaedia Universalis, Corpus 7, page 287).

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douars et de leurs habitations construites en pisé, matériau bien adapté aux fluctuations des

températures. Ces techniques, qui expriment le génie hydraulique, pastoral et architectural des

montagnards, font partie de la culture de la montagne et témoignent de leurs savoirs et savoir-faire et

de leurs capacités managerielles et d’aménagement du territoire.

Ces techniques témoignent surtout d’une interaction millénaire de l’homme et la montagne qui est à

l’origine de leur système agraire6. Et c’est justement cette interaction qui est au fondement des

paysages culturels montagneux, c’est-à-dire des paysages culturellement façonnés par l’activité

humaine au moyen de la technique. Celle-ci est une composante de la ‘’culture’’ d’un peuple ; une

composante essentielle de l’ensemble qui le caractérise et le distingue des autres peuples et/ou l’en

rapproche. C’est aussi par l’intermédiation de ce volet technique de la culture que le montagnard

s’assure une adéquation à sa montagne en la façonnant à son usage. Si la montagne est un paysage

culturel, c’est parce qu’elle porte les marques, la signature dirait Descola, du montagnard.

Vivre, survivre, et s’adapter à un territoire demande à s’assurer une cohabitation avec ses semblables,

d’une part et la bienveillance des divinités, de l’autre. Deux ordres de faits supplémentaires qui

complètent la dimension culturelle des paysages de montagne : les relations que les hommes

entretiennent entre eux et celles qu’ils entretiennent avec les divinités constituent en fait le fondement

de leur vie sociale et religieuse. D’un côté, l’organisation sociale, c'est-à-dire les formes que prennent

la vie sociale et les normes qui gouvernent les relations sociales et la vie communautaire et celles qui

régissent la gestion des ressources naturelles (terre, eau, parcours, forêt…). De l’autre, les croyances,

les pratiques religieuses ainsi que les normes qui régissent la gestion et l’entretien des biens

symboliques, comme les lieux de culte (mosquée, mausolées, Zaouia...), la célébration des rites

agraires et non agraires ou enfin la vie festive (danse, chants, moussem7…). Ce dernier aspect figurera

dans le domaine de l’esthétique8 et de la production artistique.

C’est l’ensemble de ces dimensions technique, sociale, religieuse et esthétique de la vie d’un groupe

qui, en définitif, constitue l’essentiel des aspects communs des ‘’paysages culturels de

l’agropastoralisme des montagnes du Haut-Atlas’’. Ces dimensions s’imbriquent, s’enchevêtrent et

forment ‘’système’’. Ce système agropastoral de montagne peut être défini comme un système de

production qui associe : i) des cultures céréalières, essentiellement l’orge et le maïs, et l’arboriculture

fruitière représentée, selon l’altitude, par l’amandier, l’olivier ou le noyer, ii) un élevage mixte de

ruminants, composé de caprins, d’ovins et de bovins de races locales. Cet élevage est conduit en semi-

extensif, rythmé par la transhumance. Cette dernière s’effectue dans les alpages d’altitude, sus

mentionnés, connus sous le nom d’Agdal. L’Agdal9 occupe une place centrale dans ce système

6 Un système agraire est une interaction entre un système agricole et un système social. 7 Fête annuelle organisée autour d’un lieu saint et célébrée par des activités religieuses et commerciales

8 Esthétique : ‘’Tout ce qui est beau et sublime dans la nature et dans l’art’’ (Kant, repris dans (Encyclopaedia Universalis, Corpus 7, page 287) 9 L’Agdal se situe tout juste dans le Parc national du Toubkal, créé par arrêté visiriel du 19-11-1942.

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agropastoral et participe vigoureusement à la ‘’fabrication’’ des paysages culturels de

l’agropastoralisme du Haut-Atlas et leur donne leur spécificité.

1.2. Eléments spécifiques aux paysages culturels de montagne

L’Agdal est une œuvre conjuguée de l’homme et de la nature, le réceptacle d’un riche patrimoine

matériel et immatériel. Le patrimoine Agdal, là où il existe, confère aux paysages culturels du Haut-

Atlas toute leur spécificité. L’attention sera focalisée sur l’«Agdal d’Oukaïmeden». Il est situé à 75

km au Sud de Marrakech, à une altitude variant entre 2.600 et 3.600 m. Il se présente sous forme

d’un plateau et des versants qui l’encerclent dont la superficie est estimée à 800 ha. Parsemé d’Azibs,

campements, où sont construits les enclos des familles de transhumants originaires des deux tribus

Rheraya et Ourika, l’Agdal d’Oukaïmeden est soumis à un régime de mise en défens du 15 mars au

10 août, date de la montée des transhumants. La mise en défens permet un repos de la végétation,

l’établissement de jeunes semis et la pérennité de l’écosystème.

L’Agdal, (pluriel, Igoudlane), désigne des prairies verdoyantes situées sur les hautes terres, servant

de parcours au bétail et accueillant chaque année des éleveurs transhumants qui habitent les vallées

voisines. L’Agdal est donc une institution de gestion communautaire de la ressource pastorale et un

mode de régulation sociale de l’accès à ces prairies par leur mise en défens saisonnière10

, et aussi un

modèle de conservation et de protection des ressources naturelles.

La montée des transhumants sur l’Agdal est l’occasion d’un moussem, (Anmougar en Amazigh,

littéralement ‘‘rencontre’’) qui donne lieu à une activité festive faite de danses et de chants, de

réjouissances collectives, de célébration de rituels, dédiés au saint protecteur de l’Agdal et aux esprits

des lieux. L’Agdal est donc un espace de rencontre et de sociabilité.

L’Agdal est considéré par les écologues comme un réservoir et un conservatoire de la biodiversité

végétale et animale. La pratique de la mise en défens printanière favorise la floraison et l’arrivée à

maturité des semis, la reconstitution des espèces végétales, le maintien de nombreuses espèces

endémiques et la perpétuation de l’écosystème (Alaoui-Haroni, 2009). Par ailleurs, sur l’Agdal vit une

faune sauvage où trônent, tout particulièrement, l’aigle royal et l’aigle de Bonelli, bien que cette

biodiversité animale reste mal connue.

L’Agdal abrite des sites de grande valeur archéologique qui en font un musée en plein air. Des

gravures rupestres11

(Simoneau, 1967) attestent de l’ancienneté de la vie et des mobilités pastorales.

‘’Les symboles et représentations gravés sur les grès rouges représentent des armes, des animaux

d’élevage, les bovidés notamment, et font remonter le pastoralisme à l’âge du bronze entre 2.000 et

500 avant JC. ’’ (Auclair & Al Ifriqui, 2012). On y trouve aussi des ouvrages architecturaux, des

10 Dans un sens juridique, l’Agdal renferme l’idée de clôture et d’exclusion, de réserve, de protection, de mise en réserve (Auclair et al.,

2012), voir de horm, sacré et de haram, illicite (Chelhoud, 1964). 11 Le Centre National du Patrimoine Rupestre (CNPR) tente de protéger ces gravures (Houarau., 2006) après leur reconnaissance par le

ministère de la culture marocain en tant que patrimoine culturel national.

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enclos et des grottes qui servent d’habitats aux transhumants et forment des campements, appelés

Azibs, de véritables ‘‘villages de transhumance’’. Des objets lithiques ont été découverts sur le site :

outils, éclats, lames brutes représentant un riche patrimoine peu exploité.

2. Atouts pour la reconnaissance des paysages culturels du Haut-Atlas

Les montagnes du Haut-Atlas connaissent des dynamiques de changement significatives qui ont

touché leur système agraire et transformé les ‘’paysages culturels de l’agropastoralisme’’.

L’agriculture de subsistance basée sur la culture de l’orge et du maïs cède le pas à une arboriculture

fruitière tournée vers le marché. L’activité touristique se développe et prend une place assez

importante dans l’économie des ménages et de la montagne. Les infrastructures de base comme

l’électrification, l’eau potable, les routes et les pistes ainsi que les moyens de communication de masse

(TV, parabole, portable, internet, etc.), se développent bien qu’à un rythme lent.

En matière d’organisation sociale, la Jmaa’a, institution emblématique, n’est plus l’unique instance de

gestion des affaires de la ‘’cité’’. Des associations de développement de douar émergent et prennent en

charge des secteurs d’activités où la Jmaa’a manque de compétence. Ces associations donnent un sens

nouveau aux notions de solidarité et de cohésion sociale, qui font partie de la culture participative des

montagnards, et se positionnent en tant qu’acteurs aptes à mobiliser l’action collective en vue du

développement du territoire.

Les populations de montagne changent leur attitude et comportement à l’égard des activités rituelles

qui accompagnent l’activité agraire. Ces croyances et pratiques antéislamiques (d’avant l’islam)

tendent à être abandonnées au profit d’un islam plus rigoriste. La même attitude est observée envers la

danse, Ahwach, actuellement regardée comme une forme d’exhibition de la femme, ‘’tabarroj’’, ou

envers le rituel de Bilmawn, l’homme aux peaux, Boujloud. Le caractère licite, ‘’halal’’ ou illicite,

‘’haram’’ de ces pratiques fait polémique dans la société, une polémique animée par différents

protagonistes (Mahdi et Pablo, 2009b : 62 et suiv).

Mais ces changements sont le signe d’une société vivante et dynamique. Les montagnards inventent et

expérimentent de nouvelles formes d’adaptation et d’adéquation avec leur montagne, preuve

supplémentaire que l’interaction de l’homme avec son milieu est inscrite dans la durée. Loin d’une

vision qui essentialise les paysages culturels de l’agropastoralisme, ces évolutions sont à regarder

plutôt comme un atout en faveur de leur valorisation. Car la pérennité des paysages culturels de

l’agropastoralisme du Haut-Atlas est tributaire de la perpétuation du genre de vie qui leur sert de

support.

Mais ces paysages culturels de l’agropastoralisme du Haut-Atlas disposent-ils de tous les attributs qui

les qualifieraient pour leur reconnaissance et leur inscription dans la liste du patrimoine mondial de

l’UNESCO ?

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L'un des objectifs de cet article est d’esquisser les premiers éléments qui pourraient amorcer le

processus d’élaboration d’un dossier de demande d’inscription des paysages culturels de l'agro-

pastoralisme du Haut-Atlas sur la liste du patrimoine de l'humanité et obtenir une déclaration

consacrant la valeur universelle exceptionnelle de l’Agdal en tant qu’élément spécifique de la culture

agropastorale méditerranéenne. Sachant, bien entendu, que la préparation d’un tel dossier demande la

mobilisation, sur la durée, de compétences institutionnelles nombreuses et variées et de moyens

intellectuels et financiers conséquents.

Le Comité du Patrimoine Mondial de l'Unesco, lors de sa 35ème

session du 28 juin 2011, a adopté la

déclaration de valeur universelle exceptionnelle des Causses et des Cévennes (France), paysages

culturels de l'agro-pastoralisme méditerranéen, sur la liste du patrimoine de l'humanité. C’est un

modèle qui a inspiré cette réflexion sur les paysages culturels de l’agropastoralisme du Haut-Atlas.

L’agropastoralisme de cette partie du Haut-Atlas, objet de cet article, fait partie de l’agropastoralisme

méditerranéen12

. Le dossier présenté au comité du Patrimoine mondial de l'Unesco pour l’inscription

des Causses et des Cévennes a satisfait à deux des dix critères de sélection13

: Le critère iii, qui

demande d’‘’ Apporter un témoignage unique ou du moins exceptionnel sur une tradition culturelle ou

une civilisation vivante ou disparue.’’ Et le critère v, exigeant que le paysage culturel doit ‘’Être un

exemple éminent d'établissement humain traditionnel, de l'utilisation traditionnelle du territoire ou de

la mer, qui soit représentatif d'une culture (ou de cultures), ou de l'interaction humaine avec

l'environnement, spécialement quand celui-ci est devenu vulnérable sous l'impact d'une mutation

irréversible.’’

Les paysages culturels de l’agropastoralisme du Haut-Atlas, tels qu’ils sont introduits par ces pages,

semblent pouvoir satisfaire au moins aux deux critères exigés par le comité du Patrimoine mondial de

l'Unesco et sur la base desquels les Causses et Cévennes ont été inscrits.

Pour le critère iii, les aspects généraux et spécifiques des paysages culturels du Haut-Atlas prouvent

bien que l’on est face à un exemple assez singulier d’agropastoralisme méditerranéen. Les paysages

des vallées encaissées que la vue peut embrasser à partir des cols situés à de très hauts niveaux

d’altitude, leur chapelet de villages perchés et l’architecture des habitations construites en pisé ou en

pierre sèche, les terrasses de cultures céréalières et d’arboriculture fruitière qui tombent en cascade

jusqu’au torrent, les prairies permanentes où paisse tranquillement le bétail quand les mises en défens

ne leur en interdisent pas l’accès, les ouvrages hydrauliques avec leur bassin de retenue et les canaux

de drainage, le mode d’organisation sociale, cultuelle ou de gestion des ressources naturelles

communes, une activité cultuelle et festive qui rythme les saisons, etc., l’ensemble témoigne d’une

12 Je fus associé au groupe d’experts pour la préparation de la candidature des Causses et Cévennes et j’ai contribué par deux

articles montrant la réalité vivante de ces paysages de l’agropastoralisme méditerranéen et de leur possibilité de

patrimonialisation à partir du cas marocain (Mahdi, 2008 et 2010). 13 http://www.cevennes-parcnational.fr/Un-territoire-vivant/Les-classements-Unesco/L-inscription-au-patrimoine-mondial

(Consulté le 06/12/2014)

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civilisation et de pratiques bien ancrées dans une tradition certes millénaire, mais ouverte sur la

modernité. Cependant l’originalité patrimoniale des paysages dans cette partie du Haut-Atlas demeure

l’institution de l’Agdal.

S’agissant du critère v, les montagnes du Haut-Atlas abritent une population nombreuse bien ancrée

dans son territoire mais assez mobile (Iraki et Tamim, 2013). Cette population perpétue l’une des

civilisations de montagne les plus typiques et les plus anciennes ; une civilisation vivante et évolutive,

grâce à sa capacité de résilience et à l’ingéniosité des réponses que les populations apportent aux défis

qu’elles affrontent. Cette civilisation ne demande qu’à être soutenue et revitalisée.

L’inscription, si elle vient à être obtenue, sera un honneur pour les populations qui habitent ces lieux,

particulièrement si elles y sont associées dès le début du processus. Elle engagera surtout l’Etat à

préserver et faire connaître les composantes des paysages culturels de l’agropastoralisme de montagne

et à les soutenir, en donnant les moyens aux habitants de ces lieux de continuer à vivre de leur activité.

En effet, les paysages culturels de l’agropastoralisme constituent un formidable atout pour le

développement territorial.

3. Paysage culturel et développement territorial

La spécification des paysages culturels de l’agropastoralisme du Haut-Atlas précédemment esquissée a

fourni quelques arguments qui justifieraient leur place parmi les éléments matériels et immatériels du

patrimoine marocain et fait ressortir certains de leurs attributs pour leur reconnaissance et, si possible,

leur inscription sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO. La spécificité de ces paysages

culturels proviendrait de leur ancrage historico-spatial et de leur caractère difficilement reproductible

et transposable d’un territoire à l’autre (Gumuchian et Pecqueur, 2007), comme la transhumance et

l’Agdal, ce qui pourrait convaincre de la pertinence de leur patrimonialisation (Mahdi, 2010b).

Nous essayons dès à présent de démontrer que, par-delà leur valeur patrimoniale, ces paysages

culturels de l’agropastoralisme pourraient constituer une ‘’ressource territoriale authentique’’

(Gumuchian et Pecqueur, Ibid) mobilisable par les acteurs pour construire le territoire et initier des

processus de développement territorial dans les montagnes du Haut-Atlas. Dans ce processus, les

paysages seront appréhendés en tant support et objet de mise en valeur et de développement.

Cependant, la constitution des paysages culturels comme ressource territoriale ‘’suppose l’existence

d’une représentation partagée de ce qui « fait paysage » ou d’une démarche projective raisonnée à

partir de laquelle une société locale identifie des potentialités identitaires’’ (Peyrache-Gadeau et

Perron, 2010). Ces deux auteurs appréhendent le paysage en tant que construction collective formée de

représentations sociales parfois divergentes provenant d’acteurs divers et révélatrices des enjeux qui

les animent sur l’usage des ressources du territoire.

Ma démarche individuelle et aventureuse est celle du chercheur en sciences sociales qui tente une

construction individuelle des paysages culturels du Haut-Atlas dans une perspective de

10

développement, et est conscient que cette construction n’aura, somme toute, qu’une vertu

pédagogique. Toutefois, il faut reconnaître que cette tentative est animée par l’ambition et l’espoir de

pouvoir, dans le futur, fédérer divers acteurs (chercheurs et experts, politiques et administratifs locaux

et régionaux… organisme international, ONG locale et internationales) et les sociétés locales dans une

démarche projective de construction et valorisation des paysages culturels de l’agropastoralisme du

Haut-Atlas. L’optimisme est permis. La zone a connu ces deux dernières décennies une accumulation

de faits empiriques, d’expériences de développement, de productions scientifiques dans diverses

disciplines, l’organisation de colloques internationaux, en particulier celui sur ‘’l’AGDAL Patrimoine

socio-écologique de l’Atlas Marocain’’ (Auclair et Alifriqui, 2012) et pourrait compter sur la

disponibilité d’acteurs provenant d’horizons divers et partageant le même intérêt pour la

problématique de développement territorial du Haut-Atlas.

Par ailleurs, la pertinence de l’articulation entre patrimoine et développement territorial a été

démontrée dans le cadre d’un travail collectif et comparatif (Campagne et Pecqueur, 2012). Sur la base

d’études de cas conduites dans plusieurs pays de la Méditerranée le collectif de chercheurs a montré

que, depuis ces deux dernières décennies, et dans de nombreux territoires méditerranéens, sont

apparues de nouvelles activités qui valorisent les ‘’ressources spécifiques’’ de chaque territoire ; celles

qui, justement, sont constitutives des paysages culturels de l’agropastoralisme méditerranéen ; de

même, et parallèlement, a émergé un début de conscience partagée chez les acteurs locaux de la

société civile notamment, autour de l’identité des produits et des services territoriaux pouvant

constituer la base d’une économie durable et donner une meilleure visibilité aux territoires.

Dans la localité d’Imlil située au cœur du Haut-Atlas de Marrakech, présentée comme étude de cas

dans le cadre de ce travail comparatif (Mahdi, 2012) les ressources territoriales spécifiques et

identitaires mobilisées par les acteurs pour construire le territoire sont les produits de terroir de

l’arboriculture fruitière et les gisements touristiques. Ce sont des éléments des paysages culturels du

Haut-Atlas façonnés par l’activité agropastorale. Ces ressources territoriales vont structurer les

principales activités économiques de cette localité et forger sa nouvelle identité.

Ce qui ressort de façon forte de ce travail comparatif est la ‘’place encore prépondérante14

de

l’agriculture dans l’économie de ces territoires méditerranéens et son rôle dans le façonnement du

paysage et de la culture (…) du fait de l’appartenance de ces territoires‘’ à une vieille civilisation

agraire et à son agriculture de type méditerranéen’’ (Mahdi, 2010a : 12). C’est ‘’l’héritage que ces

pays méditerranéens partagent encore et qui, actuellement, constitue le fond de commerce de leurs

14 Ces pays, ‘’ représentaient en 1995 une population de près de 360 Millions d’habitants ; 37% d’entre eux sont considérés

comme ruraux, soit 131 millions, qui se répartissent de manière à peu près équivalente : 68 millions pour le Nord et 63

millions pour le Sud. Par contre, ces derniers représentent sensiblement la moitié de la population des cinq pays du Sud alors

que, au Nord, les 68 millions n’en représentent que 30%’’ (RAFAC, 2000 : 9-10). Le Sud est plus rural que le Nord.

11

territoires ruraux. Les paysages naturels de type méditerranéen sont les héritiers de cette antique

civilisation agraire. Ou du moins, ils en rappellent les traits.’’ (ibid : 13)

4. L’ambigüité de la patrimonialisation des paysages

Comme partout ailleurs, les paysages culturels de l’agropastoralisme du Haut-Atlas sont le résultat

des activités économiques et sociales des populations et constituent leur cadre de vie. L’atout majeur

de ces paysages culturels est, en effet, la persistance d’une population nombreuse dépendante de

l’activité agropastorale à laquelle elle est encore attachée. La finalité de la patrimonialisation de ces

paysages culturels serait de : i) les préserver pour protéger le cadre de vie et des activités économiques

des populations qui y vivent, ii) les valoriser en faisant connaitre les pratiques typiques comme la

transhumance, et promouvoir les produits issus des activités agropastorales (viande, fruits…) en tant

que produits de terroir qui génèrent un revenu décent aux producteurs.

Mais tout cela ne va pas sans difficultés. Dans le contexte du pastoralisme des Alpes-Provence, G.

Lebaudy a soulevé ‘’toute l’ambiguïté de la patrimonialisation de l’activité pastorale, de la

transhumance et des bergers.’’ (2014 : 114) À la base de cette ambigüité, le dilemme que pose

l’opposition entre la beauté des paysages, des sites, des pratiques exotiques comme la transhumance,

etc., d’un côté et, de l’autre, les conditions humaines et les moyens d’existence des populations qui

vivent dans ces sites. La valorisation des paysages ne peut s’accommoder de la misère sociale

comme il est hors propos de ‘’faire l’apologie d’une vie de misère.’’ Car, les paysages ne valent que

par les populations qui les entretiennent et les façonnent et refaçonnent. Pour les paysages culturels

de l’agropastoralisme du Haut-Atlas, la question serait de savoir comment les patrimonialiser sans

leur faire perdre leur vocation de production agropastorale et de cadre de vie des populations

montagnardes. Comme nous l’avons dit, l’activité agropastorale est la base de l’économie locale et

des ménages, à laquelle s’est intégrée récemment l’activité touristique.

C’est ici que le rôle de la communication et de la médiation culturelle devient crucial. Mais quel type

de communication et de médiation faire valoir ? L’exemple d’un pays comme la France, qui a

accumulé une longue expérience de valorisation du patrimoine, est instructif et pourrait constituer

une source d’inspiration. Dans la zone Alpes-Provence ‘’l’activité pastorale et le savoir-faire

traditionnel sont valorisés par leur dimension patrimoniale et peuvent servir d’argument commercial

pour attirer une clientèle dans des gîtes ou chambres d’hôtes et leur servir des produits de l’élevage.’’

(Lebaudy, 2014 : 329) Dans le Haut-Atlas, en l’absence d’un modèle de communication sur les

paysages culturels de l’agropastoralisme, les professionnels locaux et externes du tourisme

commercialisent des images bricolées des paysages culturels où reviennent invariablement les

gravures rupestres et la transhumance, voir le nomadisme !

Le risque de ce type de communication est qu’elle fige ou dénature l’image d’une société, sa culture

et ses paysages en produisant des images-clichés et des stéréotypes figés sur des cultures vivantes,

12

contribuant ainsi à leur muséification. La patrimonialisation des paysages culturels ne procèdera pas

d’une démarche ‘’conservatoire’’ ou de ‘’muséification’’, mais d’un projet qui en ferait une

ressource territoriale pour amorcer des processus de développement raisonnés.

Il ne faudrait pas finir sans rappeler les menaces qui affectent ou qui pourraient affecter ces paysages

culturels et sur lesquels nous avions attiré l’attention dans d’autres écrits (Mahdi et Dominguez,

2009a). Les plus dangereuses de ces menaces sont celles qui touchent l’intégrité physique des Agdals

et qui, à la longue, peuvent mettre en péril l’ensemble du système agropastoral. Deux phénomènes

principaux sont à citer.

L’appropriation privative des terres de parcours de statut collectif et leur mise en culture est l’une de

ces menaces de type endogène perpétrée par les populations locales mais qui interpelle sur l’identité

des auteurs. Dans le Yagour, les éleveurs ont développé une agriculture irriguée sur le parcours. A

l’Oukaïmeden, c’est la sédentarisation embryonnaire dans les Azibs où des enclos sont en passe d’être

transformés en maisons solides pouvant accueillir leurs « propriétaires » en hiver quand la station de

ski est mise en service.

Le phénomène d’accaparement de l’Agdal pour des projets touristiques d’envergure est une menace

exogène. C’est le cas du groupe émirati « Emaar » qui projette la création sur l’emplacement de

l’Agdal d’Oukaïmeden d’un méga complexe touristique fonctionnant toute l’année, avec un golf de 18

trous, des pistes d’athlétisme pour l’entrainement de sportifs d’élite, de nouvelles pistes de ski avec

des canons à neige (alors qu’il n’y a pas assez d’eau pour tous), 11 hôtels, des résidences (Mitrate,

2009) avec un investissement de 1,4 milliard de dollars. Ce projet avait été inscrit dans la stratégie

nationale de développement du tourisme à l’horizon 2010 !

Conclusion

Les paysages du Haut-Atlas de Marrakech rentrent dans la catégorie des ‘’paysages culturels’’ tels

qu’ils ont été définis par la Convention de 1992 de l’UNESCO sur le patrimoine et les ‘’paysages

culturels de l’agropastoralisme méditerranéen’’, dont le modèle est fourni par les Causses et Cévennes

déclarés de valeur universelle exceptionnelle et inscrits sur la liste du patrimoine mondial en juin

2011. Une démarche projective pour l’inscription des paysages culturels du Haut-Atlas sur la liste du

patrimoine mondial de l'humanité est donc justifiée.

Ils sont, en effet, le résultat d’une interaction millénaire entre l’homme et son milieu. Mais ces

paysages culturels évoluent, c’est là leur atout majeur. Objet dynamique, ils se transforment,

s’enrichissent par de nouveaux apports, sont constamment réinterprétés et prennent des sens nouveaux.

En un mot, ils sont vivants. Cette vitalité leur provient de celle du système agropastoral dont

dépendent encore les populations habitant ces lieux et façonneuses de ces mêmes paysages. Ce qui

prouve la force de sa résilience, ses capacités d’adaptation pour faire face aux défis de la modernité.

13

Le développement territorial pourrait être fondé sur la valorisation des composantes des paysages

culturels de la montagne, ses produits agropastoraux et touristiques. Les populations de la montagne

ont déjà entamé des processus de développement territorial. Il est nécessaire qu’ils soient soutenus par

des politiques publiques qui promeuvent les genres de vie de montagne tout en neutralisant les

menaces qui pèsent sur ces sites de valeur patrimoniale, notamment la privatisation et/ou

d’accaparement des terres.

14

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