L'Épinglette et la plume. A propos du patrimoine minier et métallurgique armoricain

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Préface de Louis Bergeron

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L'ëpinglette et la plume(à propos du patrimoine minier

et métallurgique armoricain)

Anne-Françoise GARÇONMaître de conférence d'histoire contemporaine,

université Rennes 2 (CRHISCO)

« "L'épinglette, c'est quoi ?" demanda l'enfant."C'était... [le vieil homme hésita un peu, réfléchit pour expliquer du

mieux qu'il pouvait], c'était une mince tige de métal. Vois-tu, pour abattrele minerai, les mineurs creusaient des trous dans le rocher avec un fleuret,quand ils en avaient creusé six ou sept, ils les nettoyaient bien, les remplissaient de poudre. Après, ils bourraient. Et, pour placer la mèche, ils seservaient de l'épinglette. Mais ça, c'était dangereux : un mauvais geste, uneétincelle, tout sautait et le mineur avec..

Au mur, ime notice expliquait : "au XVlir siècle les mineurs du Huelgoat-Poullaouen utilisaient des épinglettes en fei: Pour supprimer le risque d'étincelles, la Compagnie leur imposa des épinglettes en cuivre. Mais les mineursprotestèrent vigoureusement : moins rigide que le fer, le cuivre se déformait ce qui les gênait dans leur travail et leur faisait perdre du temps. Il estvrai qu'ils étaient payés à la tâche."

L'enfant quitta le musée, en rêvant... »

Hypothèque« Le marketing urbain, fondé en partie sur la mise en scène du "patri

moine" — ce qui implique parfois des excès ou des contresens — ne peut êtreconfondu avec la recherche de l'authenticité et de la mémoire d'une ville,sous leurs formes nécessairement multiples. » Voilà en quels termes MarcelRoncayolo s'exprimait dans la conférence inaugurale d'un colloque que leCILAC avait consacré au patrimoine portuaire La réflexion, judicieuse

1. Marcel RONCAYOLO, « Marseille, la vUle, le port », Le patrimoine portuaire. Actes du colloque de

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6 combien, va bien au-delà du « marketing urbain » auquel rhistorien secantonne modestement. Car elle établit une différence capitale entre marketing et mémoire, et désigne les dangers qu'il y a à les confondre. Ces dangers, je les définirai ainsi : 1 ° user du désir d'authenticité à seule fin de febri-quer une image commerciale n'est pas sans risque pour le lien social ; 2® le« patrimoine », notion fa».-.le à « instrumentaliser » du hiit qu'elle est à la foisévocatrice, investie d'une forte charge affective et particulièrement imprécise , est l'un des terrains d'élection de cette confusion, de cet amalgame.

Le propos sonne comme une mise en garde encore qu'il soit paradoxalde l'appliquer au patrimoine industriel, rarement perçu positivement dumoins auprès des décideurs au motif avoué qu'il coûte cher d'entretien etrapporte peu. Le premier mouvement concernant les bâtiments et l'architecture industrielle des XK*' et XX® siècles, (cela est moins vrai pour le XVIII®),est de les démolir autant qu'il est possible et au plus vite . Il est certes desexceptions, l'île Seguin, par exemple, qui n'a pas été rasée dès la fermeturedes usines Renault à l'instar de la plupart des grandes usines, mais « déconstruite » en l'attente d'un projet de valorisation Le seul énoncé donne àvoir combien la règle est confirmée... De toutes les sortes de patrimoinepublic, l'industriel semble bien, de prime abord, le moins susceptible d'êtrela proie du mercantile, le moins apte à attirer les professionnels de la miseen scène patrimoniale.

Le problème est plus vaste, donc. En fait, c'est la notion même de patrimoine public qui s'est trouvée prise sous toutes ses formes dans les tourbillons de la « nouvelle économie » jusqu'à devenir un outil parmi d'autresde la machine touristique, grand ressort de l'activité économique du pays.Et comme l'indique à juste titre Marcel Roncayolo, cela implique une miseen scène et comporte fatalement des contresens et des excès. Reprochera-t-on à l'historien de réagir en terme d'éthique?

« Nouveau territoire du patrimoine national, le patrimoine de l'industrie ne pourra s'intégrer véritablement à notre fond culturel commun quesi, au-delà d'une adhésion à la sensibilité à l'originalité des formes architecturales ou à la séduaion de certains matériaux et de leurs combinaisons,ceux qui souhaitent le protéger et le faire vivre adhèrent également auxvaleurs qui tentent de s'exprimer encore à travers les apparences figées oules réinterprétations trompeuses . »

Marseille, 26-28 mars 1998 (s^nce d'ouverture). Textes présentés par Geneviève DUFRESNE,L'archéoloffe industrielle en France, n" 32, octobre 1998, p. 7.

2. On lira avec profit l'analyse laite par François Haktog dans son article « Patrimoine et histoire : lestemps du patrimoine», Jean-Yves Andrieux (dir.),/5irnmff/«e<fs»oAé, Rennes, PUR, 1998, p. 3-17.

3. En France, bien sûr. L'appréhension du patrimoine public est une composante intime de la cultured'un pays.

4. Cette « déconstruction » de l'île S uin est présentée dans : Démolition, disparition, déconstruction,textes rassemblés et présentés par A.-F. Garçon, P. SMITH, G. Delhumeau et A. MONJARET,Documenta pour l'histoire des tedsniques, n® 11, Paris, CDHT/CNAM, automne 2001.

5. Louis Bergeron et Gracia Dorrel-Ferré, le patrimoine industriel, un nouveau territoire, Paris,Liris, 1996, p. 123.

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Pour Louis Bergeron et Gracia Dorei-Ferré, auteurs de ces lignes, lepatrimoine ne vaut que parce qu'il évoque, véhicule, et symbolise des valeurshumaines non marchandables.

L'article qui suit s'inscrit pleinement dans cette approche. À partir dedeux notions, celle d'identité narrative et celle de mémoire collective, jetenterai de montrer que le chercheur en sciences sociales, historien, archéologue industriel ou spécialiste du patrimoine, doit mettre à distance autantqu'il est possible les « récits identitaires » sur quoi il fonde sa démarche; jeprésenterai la différence apparue sur le terrain du patrimoine industriel (etminier tout particulièrement) entre « mémoire vive », qui est une mémoirehéritée et parlante, et « mémoire éteinte » qui est une mémoire reconstituée. J'évoquerai en parallèle la difficulté qu'il y a sur des sites oîi dominela « mémoire éteinte » à juguler la passion de l'amateur lorsque le relais institutionnel fait défaut mais combien aussi il est dangereux pour la mémoirecollective de ne disposer pour toute inscription que de l'administratif oudu publicitaire.

L'historien au risque de l'identité narrative« Au terme d'un long voyage à travers le récit historique et le récit de

fiction, je me suis demandé s'il existait une structiue de l'expérience capabled'intégrer les deux grandes classes de récits. J'ai alors formé l'hypothèseselon laquelle l'identité narrative, soit d'une personne, soit d'une communauté, serait le lieu recherché de ce chiasme entre histoire et fiction. »

À l'instar de Thierry Fabre, c'est en prenant appui sur les avancées théoriques de Paul Ricœur, que je conduirai ma réflexion''. Toutefois, je délaisserai ici la question de la constitution identitaire proprement dite, pour neme préoccuper que de l'interaction individu/communauté telle qu'elle s'établit autour du récit, en prenant pour fil rouge l'expérience que j'ai pu enavoir dans mon travail sur les mines bretonnes, soit seule, soit au sein del'APMA, cette association que nous avons été plusieurs à créer à la fin desannées 1980^.

Il n'est pas inutile de rappeler pour commencer la spécificité du travailhistorique, celle du récit que ce travail engendre et grâce auquel il existe.Toute histoire est reconstitution, c'est là une banalité, le firuit de la rencontreentre l'historien et les archives, le fruit du désir qu'a l'historien d'établir desfaits, de les rendre intelligibles, et par un jeu réflexif d'accroître l'intelligi-

6. La citation est extraite de Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, coll. « Point », 1996 (2® éd.), p. 138.Nous l'avons néanmoins empruntée à Jean-Claude Izao, in Jean-Claude IZZO et Thierry Fabre,La Méditerranée fiançaise, Paris, Maisonneuve & Larose, 2000, p. 17. La réflexion conduite id doitlement beaucoup aux analyses développées par Paul Ricœur dans Lectures 2. La contrée des

philosophes.7. Bemaid André, Jean-Yves Andrieux, Jean PLAINE et moi-même (j'avais alors pour nom de plume :

Anne Brulé), étions parmi les membres fondateurs. L'APMA était membre du programme H3« Mines et métallurgie » du Conseil supérieur de la recherche archéologique.

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bilité du présent®. La difificulté de l'entreprise - et son intérêt - tient audécalage existant entre l'ampleur du projet et la nature des matériaux qu'ilétudie, avec lesquels il compose pour réaliser son projet. Car ces matériauxsont à la fois lacunaires et saturés. Lacunaires du fait qu'ils n'offrent pas decontinuité - ou alors cette continuité est douteuse; saturés du fait que surces points qu'ils donnent à voir, ils en offrent trop, ou alors au contraire l'information qu'ils apportent est à ce point laconique qu'elle incite à la surinterprétation. C'est notre lot (mais sommes-nous les seuls?) d'avoir à affronter à chaque liasse que nous dépouillons, à chaque propos que nous relevons,à chaque morceau de terrain que nous décryptons, le manque et le trop-plein d'informations de même que nous affrontons en nous-mêmes lemanque et le trop-plein de connaissance qui nous viennent de notre culture personnelle, de notre filiation historique, des modèles que nous avonsfait nôtres et à partir desquels s'établit une leaure spontanée de l'archive.L'Histoire est partielle obligatoirement et obligatoirement le fruit d'uneinterprétation. Science du récit, science du récit sur le frit, elle construit cerécit en faisant jouer les trois dimensions de ce que Paul Ricœur nommejudicieusement le « triangle herméneutique » savoir « comprendre, expliquer, interpréter ». Là joue l'identité narrative, que je qualifierai ainsi, auregard de l'anthropologie : l'usage du récit dans le travail de constitutiondes identités individuelles et collectives, un usage spontané, inconscientaussi, mais en même temps indispensable parce qu'il donne au substrat identitaire, composite par essence, les moyens d'une cristallisation, d'une miseen ligne, d'un ordonnancement. Aussi bien, cette notion me semble utile àl'historien pour établir une distance, pour travailler l'écart discursif auquella nature « scientifique » de la réflexion qui est sienne, le conduit.

Car, sans se confondre, matière historique et identité narrative sont susceptibles de se rejoindre en une sorte de « chiasme », pour reprendre l'imageproposée par Paul Ricœur'L II m'a semblé que l'histoire de l'industrie enBretagne pouvait illustrer cette réalité. Commençons par l'histoire : dansle siècle qui court des années 1740 aux années 1840, à ce moment où débutait dans le pays la première industrialisation, la Bretagne fut un haut lieude l'industrie minéro-métallurgique. L'aura de la Compagnie des mines deBasse Bretî ne (qui produisait du plomb et de l'argent) était européenne

8. Un exemple parmi d'autres de cet apport de l'histoire à l'tntelligibiiité du présent, l'article d'HéléneVérin, « Jalons pour imc histoire de la confiance », R. Laufer et M. Orillard (tiir.), La confianceen question, Paris, L'Harmattan, coll. « Logiques sociales », 2000, p. 37-57.

9. Partielle et non partiale! La confusion possible des termes, que pratiquent largement les révisionnistes et autres négationnistes pour bâtir une histoire à leur mesure, ne doit pas amener à négligercet aspea fondamental de la sdcncc historique.

10. Paul Ricœur, « Entre herméneutique et sémiotique » et « interprétation », Lectures 2. La contréedes philosophes, op. cit.

11. En raison de son caractère dynamique, je retiens la définition cytologique et dynamique de l'entrecroisement chiasmatique (encore qu'il s'agisse à proprement parler de cfaiasma et non de chiasme),savoir « le point d'attache des chromosomes apparié qui tendent à se séparer lors de la méiose »(Grand Dictionruxire encyclopédique Larousse).

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et les personnalités qui composaient son conseil de direction furent à peuprès de toutes les aventures minières, charbon compris, à l'échelle duroyaume. Pour dire les choses d'une autre manière, on redécouvrit auXVIII* siècle ce que l'on savait au Moyen Age et même avant : le sous-sol dela péninsule était riche en métaux, plomb, argent, étain; à ce titre, il méritait d'être exploité. Et comme le royaume manquait de ces métaux, on lesexploita. La production en fiit même si intense que la province connut, encertains lieux, Poullaouen et Châtelaudren par exemple, des problèmesmajeurs de pollution industrielle L'exploitation des non-ferreux se poursuivit aux XIX* et XX* siècles, au Huelgoat-Poullaouen, jusque vers la fin desannées 1860, à Pont-Péan jusqu'en 1905, à l'usine de Couëron près deNantes jusque dans les années 1970. Voilà pour les faits. Qu'en est-il enparallèle de l'identité narrative? Le récit latent qui court dans l'inconscientcollectif de la province a-t-il intégré le fait industriel au point d'en faire unmatériau constitutif? La réponse à cette question impliquerait une étudeapprofondie des modes de représentations (savants et populaires) de l'industrie et des industriels en Bretagne. Une telle étude reste à mener. Intuitivement néanmoins on sent que ce n'est pas le cas. Dans cette province marquée au sceau de la ruralité et du maritime, l'idée qu'il ait pu exister quelquechose qui tienne de l'industrie ne va pas de soi. La représentation première,spontanée, de ce secteur de production est celle de la marginalité.

Pourquoi alors parler de chiasme? Entre deux récits qui, à première vue,s'ignorent, l'historique (construit consciemment) et le populaire (élaboréintuitivement), où peut s'établir la rencontre? Je répondrai abruptement :dans le vide, justement. Il est (il a été ?) sur l'histoire industrielle de la province deux ombres portées — encore qu'il serait plus juste de dire une ombreet un fantôme rodant. L'ombre vient des habitudes de pensée issues de l'historiographie, la manière dont l'histoire économique était pensée, réfléchie,élaborée dans les années 1970-1980. Le fantôme est celui du « duchéperdu » qui ne laisse de hanter l'esprit breton, qui mobilise l'affect et nonle seul intellect, et opère simultanément dans les registres opposés maisnéanmoins complémentaires de la sous-estimation (honte) et de la surestimation (fierté) On voit mieux du coup ce qui a rendu la rencontre possible. Jusque dans les années 1980, « industrialisation » était synonyme de« décollage », et la notion associée de façon exclusive aux grandes usines(textiles principalement), aux bassins houillers et à la sidérurgie. L'analysedu rapport à l'industrie s'est faite, à l'échelle de la France (non sans un vifet fructueux débat) en des termes de « retard » (par rapport à l'Angleterre),

12. C'est Max Thibault, directeur de recherche à l'INRA et spécialiste du saumon qui le premier souleva le problème de la pollution industrielle des rivières bretonnes au XVIII* siècle (Mât THIBAULT,« Le patrimoine halieutique des rivières de Bretagne », Journée de conférences Rivières et Patrimoinesde Bretagne, 18 janvier 1996, ENSA Rennes).

13. On relèvera à cet égard la réédition toute récente de l'ouvrage célèbre en Bretagne de MorvanLebesque, Commentpetit-on être breton i Essai sur la démocratiefifonçaise m livre de poche.

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de « manque » (d'esprit entrepreneurial), etc. L'écho, à réchelle des régions,et donc en Bretagne, s'en est fait en termes de « ratage », d'« échec », de« désindustrialisation », quelquefois en terme de « colonisation » — ou àl'inverse quoique plus rarement sur un mode « triomphaliste ». La criseaidant, l'historien de la fin du XX® siècle a appris à dissocier « industrialisation » d'avec « bassins industriels », « révolution industrielle » d'avec « feret charbon ». Il a appris à s'intéresser à l'histoire de la « petite industrialisation », de cette industrialisation qui dans la plupart des régions et pourde nombreux secteurs de production s'est effectuée à bas bruit. Les notionsd'« industrialisation à la feançaise », de « flexibilité », de « révolutions artisanales », fruits des travaux impulsés à partir des années 1980 permettentaujourd'hui de tenir des propos plus nuancés, d'interroger autrement l'évolution des techniques et de l'économie. Mais on ne se débarrasse pas facilement d'explications lorsqu'elles présentent le double avantage d'êtresimples à comprendre et feciles à populariser.

La passion de l'amateur

L'inscription du site de Pont-Péan à l'inventaire supplémentaire dans ledébut des années 1980 (à ce moment précisément où la notion de patrimoine industriel prenait corps), fut très contestée. Beaucoup a été dit pourdénigrer cette décision dont on reconnaîtra, vingt ans après, qu elle a permis au « bâtiment des bureaux » d'exister encore. À quoi bon, fut-ilentendu, vouloir préserver un bâtiment de mines alors qu'il n'y avait plusde mineurs ; à quoi bon, fut-il entendu encore, vouloir préserver un bâtiment dont l'architecture ne présentait rien de typique puisqu'il s'en trouvait tant d'exemples dans le Nord de la France. Arguments parmi d'autres.L'histoire finira par s'écrire des raisons pour lesquelles la « monumentali-sation » de ce (tout petit) lieu industriel a tant effrayé. Le risque de dévalorisation des propriétés que le fameux « périmètre de sauvegarde » gelaitdans leur état, celui de moins-value immobilière pour les terrains environnants alors que la cité de Pont-Péan était en pleine expansion, joua pour

14. Ainsi : « Les diftifrences d'activité professionnelle, de situation hiérarchique et d'origine géographique se cumulent pour créer un véritable fossé entre les Bretons, numériquement majoritairesmais qui restent avant tout des pajrsans plus attachés à la terre qpà la mine [...] et les non-Bretonsqui, pratiquement seuls, constituent le personnel véritablement ouvrier et permanent de l'entreprise. Cette structure socioprofessionnelle rappelle irrésistiblement celle des entreprises industnellescoloniales d'Afrique ou d'Asie au XDC siècle et dans la première moitié du XX* » (EdmondMonange, « La vie quotidienne aux mines de Poullaouen », Mémoires de la Société d'histoire et d'ar-chéolo^ de Bretagm, t. LXV, 1988, p. 111).

15. « Cette étude, qui contribue à reaifier l'image reçue d'une Bretagne en proie à une sous-industrialisation chronique, s'inscrit aussi dans un mouvement d'ensemble où, du Québec à la Catalogne,en passant par les Flandres, la pratique de l'histoire industri e associée è une archéologie participe aussi d'une volonté d'affirmer l'identité d'une communauté, non sans s'interroger sur les responsabilités historiques de ses groupes sociaux dirigeants » (Serge BenoIT dans sa critique de« Mineurs de Bretagne », VArchéolo industrielle, n° 19, juin 1989, p. 110).

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beaucoup Mais au moment ou la polémique faisait rage (quoique ce fûtd'une manière feutrée), les quelques enfants de mineurs encore en vie disparaissaient, eux qui se rappelaient, lorsqu'on les interrogeait, combien lafermeture survenue en 1905 avait été brutale et douloureuse, proche à biendes égards de ce que vivait le monde ouvrier dans ces années 1980-1990.

Il existe pourtant un « roman minier », j'entends par là une appréhension affective des sites impliqués par des individus ou des associations,comme il existe une authentique mémoire ouvrière bretonne' . Les« Journées Patrimoine industriel » qu'avait organisé en 1992 la section« Patrimoine scientifique, technique, économique » de l'Institut culturelde Bretagne autorisent une approche rapide de cette réalité. À l'imagedes « journées portes buvettes » consacrées par le ministère de la Cultureau patrimoine architectural, l'Institut culturel avait décidé d'offrir au publicla visite de sites industriels sauvegardés, animés ou tout simplement présentés par des associations, des personnes privées, ou institutions (écomu-sées, essentiellement) avec l'espoir que la synergie ainsi créée sensibiliseraitle public et éveillerait l'attention des administrations de tutelle. Côté sites,le résultat fut probant : une vingtaine furent présentés à la visite. Côtépublic, le succès fiit incontestable : 4500 personnes environ se déplacèrent,ce qui fait une moyenne de deux cents personnes par site. Au sortir de cettemanifestation, Bernard André, l'un des coordonnateurs, fut en mesure deregrouper une soixantaine d'articles de journaux régionaux relatant l'uneou l'autre de ces visites

Quelle était la nature des sites présentés ? Des forges (31,5 % des sites),des moulins et usines (31,5 %), des mines (29 %). Le public put retrouver ou découvrir la conserverie Le Gall à Loctudy, celle de Croix, l'usine àiode de Lampaul-Plouarzel, un four à soude à Beg-ar-Vir, l'usine à gaz de

16. La loi du 25 février 1943 définissait une zone de servitude aux abords des monuments historiquesclassés. Dans un périmètre de 500 mètres, considéré comme le champ de visibilité du monumentprotégé, toute modification apportée à un immeuble, quel qu'il soit, devait être autorisée par l'ar-chiteae des Monuments historiques. (L'inscription à l'inventaire supplémentaire introduit une instance de classement pour laquelle l'administration dispose d'un délai de 12 mois. Pendant cettedurée le propriétaire est tenu de respecter l'int ité du classement.) La protection des abords desmonuments historiques a été modifiée par les lois du 7 janvier 1983 (otfation des ZPPAU) et du28 février 1997 (création des Commissions régionales du patrimoine et des sites). Jean-YvesAndrieux, Patrimoine et Histoire^ Belin, 1997, p. 239-243.

17. L'expression « roman minier » est calquée sur celle, fructueuse, de « roman fiunilial ». Freud mit àjour cene réalité en la rapportant striaement à la pathologie des névrosés. Les travaux des anthropologues sur la texture mythique incitent plutôt à interpréter le « roman fitmilial » des névroséscomme un détoumement patholc ique de l'identité narrative. (Le leaeur trouvera les référencesadéquates in Alain Delrieu, SiffnunJFreud. Index thématique, Paris, Anthropos-Economica, 1997.)

18. Journées du Patrimoine industriel en Breu te. 17 et 18 octobre 1992. Bilan d'une action. Institut culturel de Bretagne, seaion Patrimoine économique, technique et scientifique, dactyl. L'Institut culturel de Bretagne est une émanation du conseil régional de Bretagne et du conseil général de Loire-Atlantique. Les journées furent coordonnées par Bernard André et Oaudie Heibaut.

19. Bernard André,/twmAï du Patrimoine industriel en Bretagne, 17-18 octobre 1992. Recueil des coupures de presses, parues à l'occasion de cette manifistation, soit avant, soit après, Rennes, Institut culturel de Bretagne, 1992.

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Rennes, l'usine Bretagne Métaux à Vannes, une briqueterie à Saint-Avé,deux moulins, le quartier de Bonabry à Fougères, les forges de Paimponten Ille-et-Vilaine, les forges des Salles et celles de Lanouée en Côtes-d'Armor, les foires de Moisdon-la-Rivière, celles de la Hunaudière en Loire-Adantique, les forges d'Hennebont (Inzinzac-Lochrist) en Morbihan ; lesmines de Pont-Péan, de Vieux-Vy-sur-Couesnon en Ille-et-Vilaine,d'Ancenis, de Nort-sur-Erdre (Languin), de Rougé, etc. La liste reflète letravail de fourmi qu'avaient auparavant réalisé les historiens, les animateursdu patrimoine, les musées et écomusées, ceux-ci souvent en collaborationavec ceux-là. Elle n'est pas sans donner une image relativement fidèle de ceque fut le secteur industriel en Bretagne. A contrario elle met les lacunesen évidence ®. Certains sites miniers et non des moindres manquent à l'appel : Huelgoat-Poullaouen (Locmaria-Berrien) dans le Finistère, La Villederen Morbihan, par exemple. De même, on ne trouve aucune ardoisière, pasd'industrie laitière, pas de visite de villes toilières, (la proto-industrie esttout juste évoquée dans la relation d'une interview de Bernard André '),pas d'atelier de maréchaux-ferrants, pas de garages ni d'atelier de carrossiers, encore moins d'industrie automobile, rien non plus sur les industriesportuaires, rien sur les chantiers navals. Tels étaient, à quelques exceptionsprès, les points aveugles du patrimoine industriel armoricain il y a dix ans.Beaucoup le sont restés.

Risquons quoi qu'il en soit, une rapide géographie des sites présentés.Avec 34 % du total des articles recensés, 41,5 % des forges et 63,5 % desforges et des sites miniers cités, la Loire-Adantique est le département prin-ceps. Ici, l'intérêt patrimonial et l'histoire industrielle concordent : les réalités géologiques (présence de houille et de minerai de fer) et géographique(estuaire de la Loire) faisaient des pays de Nantes/Saint-Nazaire et deChâteaubriant les lieux privil iés de l'implantation industrielle en Bretagne.La logique est donc respectée que l'on retrouve dans le tissu associatif : c'estsans conteste en Loire-Atlantique que les associations s'intéressant à l'archéologie industrielle sont les plus solidement constituées . Après la Loire-Atlantique viennent dans l'ordre l'Ille-et-Vilaine (où les mines l'emportèrent), puis à égalité les Côtes-d'Armor (où l'on visita des forges) et le

20. Même si certaines absences (les fours à chaux de Lormandière, par exemple, en Ille-ct-Vilaine) relèvent du choix folt lors de la préparation des journées de privilégier les sites moins connus du public.

21. Le journaliste écrit ceci : « C'est vrai que les Bretons ignorent le plus souvent ce qu'a été leur passéindustriel » confirme à Vannes Bernard André, cherdieur à l'École des hautes études en sciencessociales, chargé de la coonlination de ces journées. « 11 fout savoir que l'industrie textile, par exemple,employait environ 35000 personnes en 1760 en Bretagne. Et les toiles produites daiis le triangleQuintin-Uzel-Loudéac, étaient vendues siu le marché international » (« D'andennes mines, foigeset conserveries à découvrir ce week-end », Ouejt-France, 16 octobre 1S>92, page régionale Bretagne).

22. Gtons, à côté de l'écomusée de Saint-Nazaire, l'assodation « Entreprises et Patrimoine industriel »qui est membre du CILAC (site internet : http://www.cnam/paysdelaloirc.fi-. Voir aussi : HélèneGarnier, « Entreprises et Patrimoine industriel. Une assodation dynamique en r on nantaise »,L'archéologie industrielle en France, n' 31, décembre 1997, p. 50-52) et )*« Association pour larecherche dans la région d'Ancenis ».

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Morbihan (forges et usines), le Finistère enfin (où dominèrent les visitesd'usines). L'accent mis sur les forges en Côtes-d'Armor (41,5 % des forgesprésentées) s'explique par le travail d'histoire et d'exposition accompli parJean-Yves Andrieux et le Nouveau Musée de Saint-Brieuc , un travailconvaincant au point de déterminer le comité du tourisme du départementà être un partenaire à part entière de l'opération « porte ouverte ». Pour lestrois autres départements, l'interprétation est malaisée, le résultat incite à laprudence.

La mine occupe dans cet ensemble une place notable avec un peu plusde 20 % de sites proposés, qui furent visités par un public nombreux(250 personnes à Pont-Péan, 400 autres à Vieux-Vy-sur-Couesnon, prèsde Fougères, des centaines également en Loire-Atlantique ). Mettons cefait au compte de la mobilisation puisqu'à peu près tous les sites miniersarmoricains étaient à cette date en effet pris en charge par une associationlocale (que l'APMA regroupa un bref moment ^). Mettons-le aussi aucompte du goût pour l'insolite, de l'attirance pour le souterrain. À l'instardes châteaux, des moulins, il existe en effet une appropriation populaire,spontanée, des lieux miniers La mine fascine et cela fait d'elle un lieudisponible à panir duquel le collectif concerné, tout ou partie, a la possibilité d'édifier ces récits qui lui servent à confoner son identité. Elle est un« lieu de mémoire » potentiel, en somme. En ce cas précis, le décalage avecl'identité narrative provinciale a joué ; vivre sur une terre pensée commeancestrale avec un patronyme d'origine anglaise, allemande ou (ce qui estmoins firéquent) polonais, vivre au lieu-dit « La Molette », grandir près dehaldes, près d'étangs, de moulins, de canaux; s'être aventuré enfant dansd'anciennes galeries, avoir eu, quoique breton, un arrière-grand-père mineur(et non pêcheur ou fermier ou marchand ou médecin ou tailleur...) est ressenti comme une originalité. Et ce sentiment d'originalité est vécu avecforce. En ces temps de délitement identitaire, il est perçu comme un bienà transmettre et à valoriser.

Mais voilà : le problème posé par la trace mémorielle est compliqué etl'APMA a buté sur cette complication. Cette petite association qui réunissait des scientifiques (géographes, historiens, géologues), des « amoureuxdes sites miniers » et des associations s'est trouvée dans l'incapacité dedénouer les fils imbriqués de la recherche mémorielle et de la recherche his-

23. Jean-Yves Andrieux, fvrga et hauts jvumeaux en Bretagpe du XVlf au XDf siècle, Nantes, CID éditions, 1987\ Le fer en Bretagne, exposition oiganisée par le Nouveau Musée de Saint-Brieuc, février-septembre 1989.

24. Beniaid André donne les chiffres suivants dans sa plaquette : Lampaul : 800 personnes ; Loctudy :600 personnes, Loire-Atlantique : chaque site 400 à 600 visiteurs; Rennes, 150 personnes, Pont-Péan : 250; fbiges d'Hennebont : 350; les fb^ à bois en Côtes-d'Aimor : 60 personnes; 100 personnes à Fougères.

25. Ce fait est évoqué dans Anne BrulÉ, Mineurs de Bretagne, Morlaix, Skol Vreiz, 1989.26. Le leaeur se rapportera aux travaux de Paul SebILLOT, Le Folk-lore de France, dont le premier tome

est intitulé Le ciel et la terre.

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torique. D'oîi vient l'échec? Durant les enquêtes que j'ai pu Êiire à l'échelledu territoire, au cours des nombreuses rencontres et interviews que j'ai puavoir avec les diverses sortes de « gens de la mine », anciens mineurs, enfantsde mineurs, ingénieurs des Mines, personnes résidant sur des sites miniers,une différence est apparue entre plusieurs formes de mémoire collective.J'ai appris à distinguer entre cette sorte de mémoire que j'appellerai« mémoire vive » et cette autre que j'appelle faute de mieux la « mémoireéteinte ». La « mémoire vive » est celle dont le collectif, (famille, équipe detravail, section syndicale, etc.) assure de lui-même la transmission soit parceque le feit évoqué est récent, soit parce qu'il a subsisté sous la forme d'unnoyau narratif pris en charge par la filiation ; le groupe dispose d'un récithérité en somme. Tandis que la « mémoire éteinte » est cette mémoire qu'uncollectif retrouve et tente de reconstituer, de revivifier après une solutionde continuité ; dans ce cas, le groupe hérite ou se considère héritier d'empreintes à partir desquelles il tente de reconstruire un récit. L'empreinteest là, in situ, sous la forme d'un toponyme, d'un patronyme, etc. (pourquoi il y a mémoire) mais le noyau narratif est absent, la trame discursivea disparu. Tandis que la « mémoire vive » habite un lieu, sans même parfois le savoir, sans qu'il soit forcément besoin que ce lieu soit effectif, qu'ilsoit physiquement présent, la « mémoire éteinte » recompose un récit à partir de ce lieu, de cet objet, de ce nom qui fait trace, qui fournit un indiced'existence.

Observons, à ce propos, les titres des articles consacrés aux divers sitesprésentés (voir tableau). Le titre général trouvé en page régionale renvoieà l'identité narrative de la province : « Patrimoine. L'industrie appartientaussi à la culture bretonne ». Mais, dans les pages locales, diverses tonalités se distinguent . En Morbihan et dans le Finistère, où furent proposéesà la visite des conserveries, de l'usine à iode et des forges d'Hennebont, c'estle discours nostalgique qui l'a emporté : « Usines de conserves. Au rendez-vous des souvenirs », « Ile de Groix : balade nostalgique », « Souvenir del'usine à iode », « Journées souvenir avec les anciens forgerons », « Déjàentrés dans l'histoire ». En Loire-Adantique, le discours technique et valorisant a dominé, égayé par une pointe d'humour et de mystère, avec uneréférence précise à l'esprit d'entreprise : « Mais où sont les forges d'antan ? »,« L'ère du tourisme après l'âge du métal », « C'est beau aussi une forge! »,« Forges, mines and coke », « Les mines à la mairie », « Les mines ont fait

27. Le journal Ottest-France, rappelons-le, est organisé en « éditions » où sont publiées les nouvdles desterroirs et pays correspondants. Le journal comprend des pages nationales, une page r ionale commune à toutes les éditions et des pages locales qui diflf rent d'un « pays » à l'autre. Les informations et reportages correspondants sont réalisés par des correspondants du crû. les « localiers ».D'autres journaux locaux ont évoqué la journée : Le Télégramme (Finistère et Côtcs-d'Armor),Le Courrier de llndépendant (région de Loudéac), L'Éciaireur, Presse-Océan en Loire-Atlantique. Laplupan des articles présentant la manifestation ont été rédigés en utilisant abondamment la matièrefournie par l'Institut culmrcl de Bretagne. La note originale réside dans les titres et dans les articlesrédigés après la journée pour rendre compte de son succès.

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le plein », « Esprit d'entreprise et savoir-faire », « Un trésor est caché dansles mines de Languin ». Enfin, le discours de type touristique s'est imposédans les deux autres départements, avec dans les Côtes-d'Armor une dominante « découverte et valorisation » : « Balade au pays des forges à bois »,« Perret, le public s'y intéresse de plus en plus. Le patrimoine industriel semet en valeur », « Les forges des Salles comme jadis » ; et en Ille-et-Vilaineune dominante « visite pour les curieux » : « Les escales au fil du passé »,« Patrimoine industriel, des Rennais pris en filature », « Le Tertron moudpour le bétail ». Fait intéressant dans ce demier cas, la neutralité qui marquela présentation faite avant l'événement cède la place à la surprise dans lecompte rendu réalisé après : « Un succès inattendu », « La fureur de visiter », « Plus de 400 visiteurs »... Bien que la différence entre les deux premiers types et le dernier tienne ici pour beaucoup à la présence ou non d'acteurs directement impliqués, parce qu'ils furent ouvriers, ou patrons, elledonne une approche intuitive de la différence entre le « vif » et r« éteint »,entre les formes de mémoires et les récits qui en découlent.

Je ferai deux observations s'imposent en corollaire :1° Ce n'est pas la durée qui est à l'origine de la distinction entre « mémoirevive » et « mémoire éteinte », mais la manière dont s'est effectué le deuillorsque la réalité a basculé. Un récit mémoriel peut s'éteindre tout simplement (et tragiquement) parce que les acteurs disparaissent, mais cela peutse faire aussi par occultation, par refoulement collectif après la survenued'événements particulièrement difficiles à assumer. Le fait par exemple quetel site minier ait connu ses heures de prospérité pendant l'occupation nefavorise pas à la perpétuation narrative, pas plus que ne la favorise le faitque l'histoire de l'exploitation se soit terminée par une escroquerie sanctionnée par un proc '.2® La différence entre les deux types de mémoire est capitale pour l'historien en quête d'archives orales car le comportement à son égard ne sera pasle même. Dans le cas de « mémoire vive », il est en position de recueil, voirede complémentarité pour peu qu'il soit suffisamment avancé dans sesrecherches. À condition de ne pas heurter ses interlocuteurs, à conditionde les convaincre, il entendra des récits, visitera des lieux, recevra des témoignages. À lui, bien sûr de « faire le tri » et ce ne sera pas aisé . Il en va toutautrement lorsqu'il se trouve en situation de « mémoire éteinte ». D'abordla synergie sera plus forte avec ses partenaires sur le site, puisque les uns etles autres, l'historien et ses interlocuteurs, sont habités par le désir com-

28. Voir les références de tous ces titres dans le tableau en annexe.29. Les sites évoqués sont dans l'ordre, Vieux-Vy-sur-Couesnon (35) ctTrétnuson (22).30. « Les événements tris lointains de leur enfance, ils affleurent en désordre. Quand on les interroge,

elles [les personnes interrogées] se trouvent confrontées à un ensemble confus de repères [...].Souvent cette parole a été conservée en l'état, traduisant l'ambiguïté des sentiments, des rapportsavec les choses et les gens. Le passé reconstitué, le réel dit ou raconté [...] entrent dans ce que l'onnomme la mémoire de groupe, le patrimoine social d'une entité locale : la commune » (AnneGuillou, Les fommes, la terre et l'argent, 1990, p. 12).

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mun en apparence de restituer une réalité passée. La rencontre a toutes leschances de se produire autour de cette apparente communauté. Mais ellea toutes les chances de tourner court.

Les objectife fondamentaux divergent trop en effet. Pour que se développe au mieux la trilogie fondatrice du récit qu'il va construire (expliquer,comprendre, interpréter), l'historien a besoin d'une reconstitution au plusprès des faits. Il doit établir une continuité, « sentir » le terrain, en prendrela mesure. Il lui faut matérialiser, concrétiser, appréhender presque physiquement les descriptions d'outils, de machines, de bâtiments, les gestestechniques qu'il découvre dans les textes au fil de ses dépouillements, desdescriptions qui sont terriblement abstraites, très difficiles à comprendrepuisqu'il s'agit de techniques défuntes, de gestes disparus. La restitutionpasse par un travail patient de relevés et de compréhension de l'organisation des divers éléments de production in situ. Tandis que pour le collectifdésireux de revivifier une « mémoire éteinte », le problème majeur est celuide la légitimité, de sa légitimité. Il lui faut montrer que ce pourquoi il sebat, existe, imposer à la collectivité environnante, la qualité et l'importancede cette mémoire qu'il veut reconstituer. La tentation sera forte, pour cettereconstitution d'accumuler les indices, de les mettre en scène, de « monu-mentaliser ». Dans le meilleur des cas, cela prendra la forme d'une recherchearchéologique, voire la réalisation d'un musée sous la direction d'un spécialiste. Dans le pire, cela prendra la forme d'une cueillette à tous crin. Lesvestiges seront ramassés avec les meilleures intentions du monde, mais sansla moindre précaution, sans le moindre repérage; les objets regroupés envrac sans identification sérieuse ; les papiers de l'entreprise, pensés comme« objets » à montrer et non comme documents à étudier, seront privatisésau lieu d'être déposés aux Archives du département concerné; bref, on réalisera un « cabinet de curiosité minier ». Quant à l'historien, il sera à la foiscourtisé (c'est une caution) et mis à l'écart (pour ne pas courir le risque dedépossession). L'APMA a buté sur cet obstade; elle s'est trouvée dans l'impossibilité de juguler la passion de l'amateur et d'imposer le sérieux d'unedémarche scientifique.

Instituer le patrimoine?Deux relais ont manqué. Celui de l'identité narrative régionale d'une

part, dont on a compris qu'elle ne pouvait proposer une insertion « naturelle », « automatique » aux recherches identitaires locales. Le relais institutionnel d'autre part. L'association qui depuis des années cherche à mettreen valeur le site de Pont-Péan fera observer sans peine qu'elle n'est pourrien dans la destruction du système hydraulique réalisé par l'ingénieurLaurent au XVni® siède. En quoi elle aura raison : cet ensemble étang-canal-roue dont la connaissance relève non de la mémoire mais de l'Histoire, pourlequel on dispose de documents et d'une analyse a été éventré sans autre

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forme de procès lors de la rénovation de l'axe routier Rennes-Nantes. Quantaux anciennes haldes, en particulier ces terrains où la probabilité était fonede trouver les restes fossilisés de la fonderie du XVIII* siècle, elles ont éténivelées au bulldozer : y eut-il, avant leur recouvrement la moindre vérification ? le moindre sondage ? Pourtant, l'intérêt historique (histoire destechniques) et archéologique (archéologie du monde moderne) était certain : le seul exemplaire connu de ce type de fonderie, équipée d'un four àréverbère (l'ancêtre du four à puddler), a été mis à jour dans le Lyonnaiset les documents nous ont appris qu'il avait été construit sur le modèle desfours bretons eux-mêmes importés d'Angleterre dans les années 1730. Quelspoints d'appui proposer aux associations locales en mal de reconnaissancelorsqu'elles ne trouvent aucun tuteur institutionnel pour suivre une direction adéquate? Comment amener des « passionnés du terrain » à adopterun comportement scientifique lorsque les institutions patrimoniales elles-mêmes ne s'y résolvent pas ? « L'amour du patrimoine se manifeste de fiiçoninstinctive dans la conscience des terroirs et de façon éclairée dans ladémarche du savoir », écrivait André Chastel en 1983^^. Constatons en cecas précis qu'un tiers a fait défaut : la « conscience du terroir » n'a débouché sur aucune attitude raisonnée non pas parce que la « démarche dusavoir » a manqué, mais parce que cette « démarche » n'a pas trouvé derépondant au sein de l'administration concernée.

D'aucuns rétorqueront qu'il n'est nul besoin d'une institution pour décider d'un comportement scientifique et reprocheront au raisonnement deprivilégier l'explication « pédagogique », d'exagérer la perception du rôlede l'institution comme puissance formatrice et ordonnatrice. Justement :s'il est une tradition bien ancrée dans notre pays, c'est celle du recours àl'État comme puissance légitimante. Cette tradition vaut pour la scienceet les techniques comme elle vaut pour le domaine culturel. Les diversesacadémies furent les premières institutions gouvernementales ayant pourbut assigné de légitimer le travail scientifique, de favoriser l'avancée destechniques (ainsi, le transfert du four à réverbère de la Bretagne vers leLyonnais s'est effectué avec la médiation de l'Académie des sciences), decouronner le chef-d'œuvre artistique Nos comportements en la matièresont héritiers de ces habitudes. Qu'elle le veuille ou non, l'institution pèsedans les comportements patrimoniaux, elle joue un rôle struaurant autantpar son absence que par sa présence.

31. ?i\AhiiiOYT,LaminedePampailfy,XV-XVIIf sièdes.Docummtsd'Archéolo enRhône-Alpes.n'' 14,Lyon, 1997.

32. Phrase placée en exergue du chapitre « L'invenratre général, un point de vue nouveau sur le patrimoine », L'Inventmre général des monuments et des ridiesses artistiques de la France, Piaris, ministèrede la Culture et de la Francophonie, 1994 (brochure non paginé).

33. Voir à ce propos : Liliane Huaire-Perez, L'invention technique au siècle des Lumières, Paris,A. Michel, 2000 ; et se rapportant au monde minier : Anne-Françoise Garçon, « Gabriel Jars, uningénieur à l'Académie », Règlements, usages et scierue dans la France de l'Absolutisme, fvaes Avi <xA-loque international, Paris, 8-10 juin 1999, à paraître.

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Illustrons ce propos en posant à côté de Pont-Péan, l'exemple duHuelgoat-Poullaouen. L'histoire de cette autre exploitation n'a pas été sansfournir des éléments nouveaux à la compréhension de l'industrialisation.L'approche en terme de pollution en représente indiscutablement l'apportle plus récent . Mais l'approche en terme d'histoire des techniques (techniques matérielles et techniques de gestion) s'est révélée également très fructueuse, en donnant à voir entre autres la forte hybridation technique etles débuts de la formation du Corps des Mines. Depuis les années 1740 eneffet, moment de l'arrivée de Kœnig, le premier grand directeur de l'exploitation , jusqu'à la fermeture de l'exploitation entre 1866 et 1867, leHuelgoat-Poullaouen joua pour les élèves ingénieurs des Mines le rôle officieux d'exploitation de référence. Deux apprentissages majeurs se sont fritslà, celui de la gestion technique des matériaux dans la fonderie d'une part,celui de la gestion des mouvements des matériaux dans les ateliers de préparation mécanique, d'autre part. Encore fallait-il, pour le comprendre,bénéficier des documents adéquats! Clairement, si nous n'avions disposé dela comptabilité technique de l'exploitation, une série de documents irremplaçables conservés aux archives départementales du Finistère, nous n'aurions pu interpréter correctement cette fixation pédagogique sur la Bretagne.Le décalage de la province avec l'industrialisation et le décalage plus grandencore de l'historiographie nous auraient conduit presque inévitablement àprivil er l'hypothèse de l'archaïsme. Or si les comptes et journaux techniques de la Compagnie des mines de Basse Bretagne sont disponibles, c'estbien parce que la direction du Service des archives départementales duFinistère en décida l'acquisition . On mesure, dans ce cas, l'importance del'institution patrimoniale, en tant que puissance ordonnatrice.

L'exemple est trop simple pourtant. La manière dont les myriades degénéalogistes sont accueillies quotidiennement en témoigne : le chemin desArchives est bien balisé. Le particulier, professionnel ou amateur, y trouvedes spécialistes dont l'identité, la mission et le champ d'intervention sontclairement définis. En est-il de même pour le patrimoine, notion au champvaste et multiforme ? Et les « chercheurs ès patrimoine industriel », que doi-

34. J. Morton BriggS, « Pollution in Poullaouen », Ttdtnology and Culture, 1997 (38), p. 635-689.35. Le site fut l'une des principales portes d'entrée des techniques an ises - four à réverbère, pompe

à feu - et le lieu de l'hybridation entre ces techniques et les techniques allemandes, qui caractérisela filière française de production de plomb et d'argent. Voir Anne-Françoise GarçON, Les métauxnon finvux aux XVIlf et XDf siècles. Ruptures, blocages, évolution au sein (ûs systèmes techniques, thèseEHESS, 4 vol.. dactyl., PStris, 1995.

36. Bien connu des autorités fiançaiscs, Kœnig travailla avec Jean Hellot à la traduaion du traité defonte des mines de Schlutter, l'un des ouvrages de référence des fondeurs et métallurgistes auXVin* siècle (A.-F. GaRÇON, op. cit.).

37. Mines de Poullaouen et du Huelgpat, série 93J (métrage linéaire : 8,40 mètres). Les liasses 93J 1-121 ont été achetées en 1954, et les liasses 93] 222-227 ont été données en 1964 par maître Le GacCe supplément « intéresse les dommages du XVIII® siècle et la liquidation de 1865 à 1890 ». Lerépertoire numérique de la série a été réalisé par Jacques Charpy. Jacques Charpy, Guide des Archivesdu Finish, Quimper, 1973.

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vent-ils être pour disposer des outils leur donnant la possibilité de désignerce qui relève de ce domaine et ce qui n'en relève pas : des archéologues?des architectes? des historiens? des ethnologues? des historiens de l'art?ou : tout cela à la fois ? L'ambiguïté inhérente au domaine s'est soldée parune réduction du champ d'intervention. Il revient à l'Inventaire de donner « un point de vue nouveau sur le patrimoine », trouve-t-on écrit dansune très belle plaquette de sa présentation. Dont acte. Mais de quellemanière ? L'Inventaire général est chargé de « recenser, d'étudier et de Êdreconnaître toute œuvre qui du point de vue historique, artistique ou archéologique, fait partie du patrimoine national ». Il a été conçu comme

«[...] une entreprise de recherche fondamentale excluant toute préoccupation fiscale ou administrative, dont l'objet essentiel est la constitution d'imemasse documentaire homogène [...] sur l'architecture et les œuvres d'art denotre pays. L'approche globale et systématique du territoire a fortementcontribué à "inventer" de nouveaux domaines d'intérêt, en élar^santlechamp - au patrimoine industriel et technique par exemple ®. »

Ce coun texte recense malgré lui une bonne partie des difficultés de l'entreprise. Les unes se rapportent à la mission impartie, présentée comme étantde « recherche fondamentale » à l'exclusion de toute autre mission administrative ou fiscale (l'Inventaire n'a pas pour mission de conserver ou degérer les Monuments historiques) ; ici, le risque encouru est de passer del'exclusion à l'exclusive et se considérer comme imique dispensateur du label« patrimoine ». Les autres se rapportent au label lui-même : comment fairecoïncider ce « patrimoine industriel » que l'Inventaire « a fortement contribué à inventer » avec l'obligation de « recenser, d'étudier et de faire connaîtretoute œuvre... » et d'assurer la « constitution d'une masse documentaire surXarchitecture et les œuvres d'art y»... ? Ce qui s'impose là, de factOy est bien unedouble réduction, de la notion de patrimoine, et partant de celle de patrimoine industriel, à l'œuvre d'art et à l'architecture.

La gêne qu'a représentée l'« invention » du patrimoine industriel enBretagne est un bon révélateur des problèmes que soulève cette difficultéd'adéquation entre une administration et son « domaine de compétences ».Tout avait bien commencé pourtant, pourrait-on dire. « La Bretagne des a -culteurs et des pêcheurs n'a évidemment jamais figuré dans la liste des grandscentres industriels comme le Nord de la France », trouve-t-on écrit dans letexte qui avait été rédigé localement à l'hiver 1980-1981 pour accompagnerl'exposition pionnière intitulée « Les châteaux de l'industrie ' ». « Pourtant,derrière cette image trop exclusive, on découvre pour peu que le regard historique s'attache à la r ité archéolog ue diffitse sur le terrain, utte Bretagne38. L'Inventaire général..., op. cit. C'est moi qui souligne.39. Cette exposition itinérante contribua grandement à la popularisation de la notion de patrimoine

industriel en France. Son catalogue : Lise GRENIER et Hans Wieser-Benedetti, Les diâteaux del'industrie. Recherches sur l'architecture de la r 'on lilloise de 1830 à 1930, Direaion générale del'aichitecture, Paris-Bruxelles, 1979.

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qui a contribué à sa mesure et durant toute son histoire à la production d'objets manufacturés. » Le texte, signé par la Commission régionale InventaireBretagne poursuit dans cette veine d'une découverte raisonnée de !'« intimehistorique », du banal, aux dépens du bâtiment-spectacle' ® :

« On s'accorde généralement à apprécier les bâtiments industriels quise réfèrent à des st es architecturaux ou encore ceux qui illustrent un desaspects particulier de rhistoire : citons ainsi les forges cisterciennes lesgrandes manufactures du XVIII® siècle liées aux arsenaux ou à des entreprisesroyales. Les bâtiments qui affichent leurs caractères d'usine dans la banalité et la dureté de leurs lignes fonctionnelles sont méprisés et sombrentdans l'oubli le plus total. La démolition de cette architecture utilitaire passeinaperçue, peut-être même est-elle parfois soithaitée au nom de principesesthétiques contestables. Symboles de l'usine, nouveaux beffrois qui signalent la ville, les cheminées d'usine, œuvres d'architecture désormais inutiles,deviennent dangereuses et sont toutes abattues, sans que personne ne sonec

Et de conclure en appelant au rêve : « Cette exposition a l'ambition modested'offrir au visiteur un panorama de l'ensemble de ces activités artisanaleset industrielles bretonnes mais elle a aussi pour rêve secret de susciter l'éveild'une curiosité pour ce type de patrimoine historique et monumental. »

L'Inventaire a travaillé, mais sur une autre ligne et, à l'exception- notable - de la Loire-Atlantique, investi des terrains autres que ceuxpressentis à ce moment. Les recherches accomplies par les historiens, lesexpositions réalisées par les musées et écomusées, la multiplication des associations et l'affirmation de leur sensibilité, rien n'y a fait : le relais « patrimonial » a manqué. Des quatre programmes thématiques qu'impulsa la cellule « patrimoine industriel' » (les bâtiments ayant utilisé l'énergiehydraulique, les hauts fourneaux et les forges, la céramique industrielle etles industries minières), un seul a concerné la province, et, quoique ce fiitun travail tout à fait remarquable, il n'a été qu'un effleurement'' . À quoi40. Gras et souligné le texte. Ce texte servait d'introduaion au dâiat organisé le 9 décembre 1980

auquel avaient été conviés à participer Maurice Oaumas, Gisèle Giovanelli-Le Rouzic, FrançoisLoyer, Roger Barrier, secrétaire de commission régionale Inventaire Bretagne, MM. Samson etLeberre, respectivement conservateur au musée du château des Ducs de Nantes et architecte.

41. « Ces crédits et la création d'une cellule de trois chercheurs chargés de suivre leur emploi et de promouvoir le développement des recherches dans le domaine du patrimoine industriel permettrontde définir et de mettre en oeuvre les méthodes de réalisation d'un inventaire du patrimoine industriel mobilier et immobilier » précise la circulaire ministérielle en date du 15 septembre 1983, quiinstituait cene cellule.

42.11 s'a t de l'enquête réalisée par Claudie Herbaut sur la verrerie. Fait significatif, cene étude, qui arévélé l'existence d'tme trentaine de verreries en Loire-Atlantique et en Ule-et-Vilaine depuis deXV* siècle jusqu'en 1934 (production de gpbdetcrie et verre à vitre), a été réalisée dans le cadre d'tmemission d'inventaire de la verrerie en Haute Bretagne, confiée par le Service de l'inventaire généraldes Pays-de-la-Loirc. Outre les documents disponibles au Service de documentation du Patrimoineà Rennes (Inventaire r ional — dossiers d'orientation thématique « Architecture industrielle »), onpourra se rapporter également à Claudie Herbaut, « La verrerie royale de la Haie d'Iré (Saint-Rémy-du-Plain, lUe-et-Vilaine) », L'archéologU industrielle en France, n® 26, juillet 1995, p. 7-12.

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tient l'infléchissement? Distinguons, dans ce qui n'est qu'une ébauche deréponse, ce qui ressortit à la région et ce qui ressortit à l'Inventaire. Côtérégion, outre le décalage déjà noté, le caractère nettement politique de la« découverte » du patrimoine industriel par le ministère de la Culture dansles débuts des années 1980 aura pu faire reculer les collectivités territoriales . De plus, la coupure administrative d'avec la Loire-Atlantique n'apas favorisé l'instauration d'une dynamique. Coté Inventaire, il y eut l'impatience, la nécessité ressentie (l'obligation ?) d'aller vite, de produire rapidement, de ne pas perdre de temps. Cette attitude, qu'étaya un positivismesans faille, l'a empêché de venir à bout des incertitudes méthodologiquesinhérentes à tout travail débutant. La fixation architecturale n'en fut queplus aisée. En assignant à la cellule « Patrimoine industriel » qu elle créait,l'étude du « patrimoine mobilier et immobilier » - aux dépens du patrimoine immatériel qui entrait dans les compétences de la Mission du patrimoine ethnologique, la circulaire ministérielle de 1983 ne pouvait aider less|>écialistes désignés à se dégager de cette fixation. Prenons la mesure du clivage institué : il amenait le « chercheur en patrimoine industriel » à étudierdes machines sans se préoccuper des termes par lesquels les gens de métiersdésignaient et faisaient fonctionner les dites machines, alors même que cechercheur avait pour mission de définir... un vocabulaire" !!! Le risque étaitgrand, avec de tels impératifs, de brouiller le rapport à l'Histoire et de compliquer le travail avec les historiens... L'Inventaire « monumentalisa » à samanière et proposa au grand public de très belles publications destinées àfrapper le regard en travaillant la mise en scène photographique .

43. U faut « abolir la censure sur le patrimoine technique », c'est une « amputation insupportable, uneinfirmité ». Il 7 a un « enjeu politique de cene prise en compte scientifique et culturdie », mais « aumeilleur sens du mot : retrouvailles avec notre identité profonde », déclarait Max Querrien dansson intervention au IV* Colloque national sur le patrimoine industriel, Beauvais, 6-8 octobre 1982,En ajoutant : « Le patrimoine industriel appartient à la mémoire sociale. Il fout cesser d'analyserle patrimoine traditionnel à coup de révérences et de vocabulaire emprunté à l'histoire de l'art, selibérer des pressions intelleauelles que nous avons subies » (Inventaire général, dossiers d'orientation thématique « Architecture industrielle », classeur Informations générales, méthodologie cellule Patrimoine industriel).

44. « Afin de pouvoir aboutir dans des délais raisonnables à des résultats significatifs sur le plan scientifique et réaliser pleinement la mission méthodologique qui lui est assignée, la cellule du hitrimoincindustriel a défini des programmes prioritaires devant aboutir à la conception de livrets (vocabulaires, bibliographies, etc.) dans la colleaion des Principes d'analyses scientifique ». Le ministre dela Culture au secrétariat de l'Inventaire, lettre en date du 17 juin 1985 (Inventaire général, dossiersd'orientation thématique « Architecture industrielle », op. cit.). A contrario, cette affirmation deM. Henri Bonnan, plaident du conseil général de l'Oise, maire-adjoint de Beauvais : « Le patrimoine signifie bien à la fois l'ensemble des bâtiments, lieux de l'aaivité industrielle, l'ensemble dela mémoire collective issue de cette aaivité, qu'elle concerne le savoir-faire, la manière de vivre, lescoutumes des ouvriers ou des patrons, l'ensonble des machines... » (IV* Colloque national sur lepatrimoine industriel, Beauvais, 6-8 octobre 1982).

45. Par exemple : Patrimoine industriel CinquanUsites en fronce, sous la direaion scientifique de Jean-François Belhoste et Paul SMITH, Paris, Éditions du Patrimoine, 1997. L'idée de la publicationfut lancée officiellement en 1992. Elle fiit justifiée ainsi : « La cellule du patrimoine industriel aété chargée de coordonner une aaion i la fois d'étude et de découverte des sites exceptionnds relevant du patrimoine industriel. L'opération donnera lieu tout d'abord à l'édidon d'un CD-ROM

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Parmi les leçons apprises de Maurice Halbwachs, il y a celle-ci que lesstructures de la mémoire sont collectives' . Et parmi les leçons apprises deBergson, il y a cette autre, que l'homme ne cesse d'engendrer du nouveau,mais qu'il ne peut interpréter aucune nouveauté sans un mouvement rétroactif de penséeLe présent est ce moment où l'homme ne cesse d'interpréter ce qu'il crée au regard de ce qui s'est déjà créé; le passé, ce lieu immanent auquel l'homme collectif se réfère et grâce auquel il trouve les raisonsd'accepter la novationIl en résulte que le travail de mémoire à l'échelledu collectif (j'entends par là la mémoire quotidienne, et non le souvenirgardé de l'exceptionnel, l'obligation de mémoire se rapportant aux crimesde guerre et aux crimes contre l'humanité) est d'une absolue nécessité etcela sous sa double facette, remémoration et mise en friche par le deuil etl'oubli, à partir de quoi s'effectuera la résurgence, la relecture, la redécouverte, et pour tout dire, l'invention. Tant que cela passe par le récit, la miseen mots, tout va bien. Mais que le marché envahisse la matière collective,que la valorisation par l'argent l'emporte, l'affaire se complique singulièrement. Car le marketing lui aussi puise dans cette bibliothèque intime qu'estle lien au passé de l'homme collectif. Aussi bien, l'idée attribuée MaxWeber ' d'une dichotomie de la pensée séculière entre une rationalité demarché que domineraient la pensée individuelle et une rationalité bureaucratique, que dominerait par la pensée collective s'en trouve infirmée.Insidieusement, en effet, le marketing, en s'adressant à l'individu, se sertde la pensée collective, et l'use tout à la fois, en la desséchant par une ins-trumentalisation à tous crins, en réifiant (entre autres) les liens entremémoire et présent, et cela d'autant plus aisément que la mémoire vive disparaît du fait de l'extinction des formes séculaires d'organisation sociale et

où à travers une petite base de donnte, chaque site pourra être représenté par une dizaine d'images,documents figurés anciens ou photographies récentes. Cela devrait aboutir paiement à une publication dans la série "Les Images du Patrimoine" où ces mêmes sites seront présentés, mais avec untraitement iconographique moins étendu. [. •.] Je vous remercie de bien vouloir collaborer à ccneopération qui, dix ans après la création du Patrimoine industriel, devrait aboutir à des réalisationsvraiment colleaives pour une meilleure connaissance de ce type de patrimoine » (lettre du sous-direaeur de l'Inventaire général à Moiuieur le conservateur r%ional de l'Inventaire de la r ionBretagne, en date du 13-12-1992). La liste des sites pressentis pour la Bretagne et les Pays-de-la-Loire comprenait : la manu^cture des Tabacs de Morlaix (1736), la fb^ de la Jahotière à Abbaretz(1826), les fours à chaux et la mine de charbon à Montjean, les ardoisières de Noyant le Gravoyère(1916), les Chantiers de l'Atlantique à Saint-Nazaire (grue Gusto).

46. Maurice Halbwachs, La mémoire collective. Édition critique établie par Gérard Namer, Paris,A. Michel, 1997 (r éd. 1950).

Al.Wcnn^ERCSOU, La pensée et le mouvant. Essais et confirences,Vmi,V'\J¥, 1998(1** éd. 1938).48. L'expression « homme collectif » peut choquer. Elle renvoie à la distinaion fidte par l'administra

tion du travail au début de XX* siècle entre « ouvrier individuel » et « ouvrier colleaif » (VincentViET, « Le regard de l'inspcaion du travail sur l'industrie mécanique à la fin du XDC* siècle », Cahiersd'Histoire et de miosophie des Sciences, n" 46, 1998, p. 192-206). Par ailleurs, Mary Douglas observeque la pensée collective est ce qui autorise « la mise en pilotage automatique de la pensée individuelle » (Mary DOUGLAS, Comment pensent les institutions, Paris, La Découvene/MAUSS, 1999,p. 81). Elle reprend là une idée défendue en son temps par M. Halbwachs. Voir également AnneGUILLCU, op. cit.

49. In Mary DOUGLAS, op. cit., p. 109.

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L ' É P I N G L E T T E E T L A P L U M E

de travail. En d'autres termes, que le patrimoine fesse recette et la collectivité est dupée... Une collusion s'instaure entre un feit de structure, savoirl'obligation anthropologique d'une double interférence présent/passé, collectivité/individus pour que s'établisse le travail de mémoire, et un fait deconjoncture, savoir la saisie du récit mémoriel par le marketing y comprisinstitutionnel. Cette collusion constitue un danger que le développementdes « écomusées » ne suffit pas à parer. Nous retrouvons là, sous une autreforme, l'affirmation initiale : il n'est pas bon que la définition du « patrimoine » (et sa sauvegarde) soit le fruit de la seule institution ou pire encorele fruit d'une négociation par défaut entre les partenaires concernés et lemarché. La négociation doit avoir lieu, c'est évident, mais sous une formeraisonnée, consciente autant qu'il est possible avec tous, personnes privées,associations de terrain, collectivités territoriales, administration, collectivités scientifiques ; et elle doit être marquée au sceau de la gratuité. Àl'image de la démocratie en somme.

« Le vieil homme rentra chez lui, heureux d'avoir impressionné l'enfent. »

Remerciements

Cette réflexion doit beaucoup aux travaux du séminaire interdisciplinaire « Démolition, disparition, déconstruction », qui se tient au CNAM à Paris, sous l'égidedu Centre d'histoire des techniques (CDHT) (dir. André Guillerme). Il m'est é -lement agréable de remercier Claude Geslin sans l'incitation duquel ce bilan n'aurait pas vu le jour, ainsi que les chercheurs du Service de documentation duPatrimoine Bretagne, pour la qualité de leur accueil.

Sources et bibliographieService de documentation du Patrimoine, dossiers d'orientation thématique

« Architecture industrielle ».

Démolition, disparition, déconstruction, textes rassemblés et présentés par Anne-Françoise Garçon, Paul Smith, Gwenaël Delhumeau et Anne Monjaret,Documents pour l'histoire des techniques, n' 11, Paris, CDHT/CNAM, automne2 0 0 1 .

Dictionnaire du patrimoine breton, Alain CROIX et Jean-Yves Veillard (dir.).Rennes, Apogée, 2® éd. septembre 2001.

Journées du Patrimoine industriel en Bretagne. 17 et 18 octobre 1992. Bilan d'uneaction. Rennes, Institut culturel de Bretagne, section Patrimoine économique,technique et scientifique, 1992, dactyl.

Journées du Patrimoine industriel en Bretagne, 17-18 octobre 1992. Recueil des coupures de presses, parues à l'occasion de cette manifestation, soit avant, soit après, réunipar Bernard André, Rennes, Institut cultiurel de Bretagne, 1992.

50. Un bon exemple de cette collaboration fruaueuse, le Dictionnaire du patrimoine breton, AlainCroix et Jean-Yves Veillard (dir.), 2* éd. septembre 2001.

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