Formations et identités professionnelles dans la fabrique de l’action publique : Quelle place...

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R.I.E.J., 2014.73 I Table des matières HOMMAGE À MICHEL VAN DE KERCHOVE Antoine BAILLEUX & François OST 1 ÉTUDES L’économicité dans les discours du droit 9 Jean-François BOUDET Forme et légitimité de la justice Regard sur le rôle de l’architecture et des rituels judiciaires 37 Fabien GELINAS, Clément CAMION & Karine BATES DOSSIER : Penser par cas Introduction 75 Jérémie VAN MEERBEECK Penser par cas... Et par principes 77 Jérémie VAN MEERBEECK Penser par cas : la littérature comme laboratoire expérimental de la démarche juridique 99 François OST Penser la pratique, théoriser le droit en action: des cliniques juridiques et des nouvelles frontières épistémologiques du droit 133 Jeremy PERELMAN Penser par cas : a common law perspective 155 David FENNELLY

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I

Table des matières HOMMAGE À MICHEL VAN DE KERCHOVE Antoine BAILLEUX & François OST 1 ÉTUDES L’économicité dans les discours du droit 9 Jean-François BOUDET Forme et légitimité de la justice – Regard sur le rôle de l’architecture et des rituels judiciaires 37 Fabien GELINAS, Clément CAMION & Karine BATES DOSSIER : Penser par cas Introduction 75 Jérémie VAN MEERBEECK Penser par cas... Et par principes 77 Jérémie VAN MEERBEECK Penser par cas : la littérature comme laboratoire expérimental de la démarche juridique 99 François OST Penser la pratique, théoriser le droit en action: des cliniques juridiques et des nouvelles frontières épistémologiques du droit 133 Jeremy PERELMAN Penser par cas : a common law perspective 155 David FENNELLY

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NOUVELLES DU SIEJ Formations et identités professionnelles dans la fabrique de l’action publique : Quelle place pour le droit et les juristes ? Regards de politologues 173 Michaël MAIRA, Christophe MAJASTRE, Olivier PAYE & Catherine XHARDEZ TRAVAUX DE FIN D’ÉTUDES Howl dare you? 203 Delphine VAN ISACKER RECENSION J.-F. PERRIN, Le droit de choisir. Essai sur l’avènement du « principe d’autonomie » 223 Jean VAN ZUYLEN

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NOUVELLES DU SIEJ

Formations et identités professionnelles dans la fabrique de l’action publique : Quelle place pour le droit et les juristes ?

Regards de politologues

Michaël Maira Aspirant F.R.S-FNRS et chercheur au Centre de recherche en science

politique (CReSPo), Université Saint-Louis – Bruxelles

Christophe Majastre Aspirant F.R.S-FNRS et chercheur au Centre de recherche en science

politique (CReSPo), Université Saint-Louis – Bruxelles

Olivier Paye Professeur de science politique et chercheur au Centre de recherche en

science politique (CReSPo), Université Saint-Louis – Bruxelles

Catherine Xhardez Aspirante F.R.S-FNRS et chercheuse au Centre de recherche en science

politique (CReSPo), Université Saint-Louis – Bruxelles – Sciences Po Paris

Résumé Le présent article rend compte des travaux du Séminaire

interdisciplinaire d’études juridiques (SIEJ) de l’Université Saint-Louis – Bruxelles portant sur le thème « Quelle(s) formation(s) – et quelle(s) recherche(s) – pour quel(s) juriste(s) et pour quel droit ? ». Rédigée par des politologues, la contribution s’interroge sur l’évolution de la place des juristes dans la fabrique de l’action publique dans la Belgique contemporaine. Elle pose l’hypothèse d’une perte de monopole des juristes dans l’activité politique, et ce, tant dans les représentations (des professionnels de l’action publique) que dans la réalité (des profils de formation de ces mêmes professionnels). Elle esquisse deux lignes d’explication. La première, située dans du « temps court », renvoie à de « nouvelles » caractéristiques dans les pratiques de gouvernement qui impliquent de « nouvelles » fonctions et

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compétences. La seconde, située dans du « temps long », se réfère à un processus de déconnexion dans la relation mutuelle entre les praticiens du droit et le champ politique : relation au sein de laquelle le droit s’est constitué comme la « science de l’État ».

Introduction

Le séminaire interdisciplinaire d’études juridiques (SIEJ) de l’Université Saint-Louis – Bruxelles a choisi de faire porter ses travaux au cours des années 2013-15 sur le thème « Quelle(s) formation(s) – et quelle(s) recherche(s) – pour quel(s) juriste(s) et pour quel droit ? ». Invités en tant que politologues à participer aux travaux du séminaire, et à y organiser certaines séances, nous avons choisi d’orienter les réflexions vers la question des liens entre d’une part, la formation en droit et « les juristes » qu’elle produit, et de l’autre, la production du droit, et plus largement de l’action publique1, et les compétences qui sont censées la servir. Au centre de notre attention : les potentialités et limites prêtées aux « juristes » pour (bien) servir l’action publique, en tenant compte d’un contexte de transformations récentes majeures de celle-ci (voy. infra, section 4). Ce faisant, nous renversons en quelque sorte la perspective générale par laquelle était envisagée la thématique du séminaire, en prenant le point d’arrivée « Quel droit ? » comme point d’entrée, et le point de départ « Quelle(s) formation(s) », comme point d’arrivée.

Notre question de départ a consisté à nous demander, de manière faussement naïve vu notre identité disciplinaire principale, dans quelle mesure « les juristes » auraient plus de compétences que « les autres »

1 En science politique, « [l]’emploi du terme “action publique” marque un changement de perspective par rapport au domaine de savoir (…) dit des “politiques publiques”. Face à une vision inspirée par la primauté accordée à l’impulsion gouvernementale, à l’action de l’État, et aux interventions des autorités publiques, on indique par ce renversement le choix d’une approche où sont prises en compte à la fois les actions des institutions publiques et celle d’une pluralité d’acteurs, publics et privés, issus de la société civile comme de la sphère étatique, agissant conjointement, dans des interdépendances multiples, au niveau national mais aussi local et éventuellement supranational, pour produire des formes de régulation des activités collectives, par exemple dans les domaines du développement économique, de l’emploi, de l’environnement, de la santé, de l’éducation, de la culture, etc. mais aussi dans ceux qui relèvent de l’exercice des fonctions régaliennes (justice, police, etc.). Le choix d’une telle approche (…) justifie qu’il puisse être question d’une sociologie de l’action publique dans la mesure où, précisément, ce ne sont plus seulement les objets traditionnels de la science politique (pouvoir, instances gouvernementales, institutions étatiques, personnel politique et forces partisanes, etc.) qui sont concernés, mais ce qui se passe au sein même des sociétés dans les interactions multiples, diverses et complexes qui les structurent » : J. COMMAILLE, « Sociologie de l’action publique », in Dictionnaire des politiques publiques, L. BOUSSAGUET, S. JACQUOT et P. RAVINET (dir.), Paris, Les Presses de Sciences po, 2004, p. 413-414.

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pour produire l’action publique dans les institutions politiques belges contemporaines. Cette question procédait d’une impression générale selon laquelle les personnes issues d’une formation juridique, « les juristes », étaient beaucoup plus présentes que celles issues d’autres formations dans le « personnel politique », qu’il s’agisse d’élus, de responsables de l’exécutif, de conseillers politiques ou de hauts fonctionnaires.

Ne nous étant pas intéressés auparavant à cette question, et n’étant en rien spécialistes ni de la sociologie des métiers, ni du profil sociologique des élites, nous avons choisi d’entrer dans cette question par la récolte de témoignages de praticiens de la chose publique. Ajoutés aux quelques paroles d’acteurs sur le sujet que nous avons pu glaner de façon informelle dans le cours de nos recherches « habituelles » sur la production de l’action publique en Belgique, ces témoignages ont constitué l’essentiel du matériau à partir duquel nous avons esquissé un début de réponse à la question posée. Ou plutôt : à partir duquel nous avons ébauché une problématique de recherche et posé les premières pierres de ce qui pourrait être un programme de recherche sur le sujet, tant il est vrai qu’à ce stade, aucun des temps de « réponse » n’a d’autre valeur que celle d’hypothèses à soumettre à vérification dans de véritables recherches empiriques, plus formalisées et ambitieuses que notre présente démarche.

Dans les pages ci-après, nous allons d’abord en dire un peu plus sur notre « méthode de récolte des données » et sur ce qui a constitué la base principale du « matériau » sur lequel nous nous sommes appuyés pour élaborer une première réponse à notre question de recherche (1). Nous soulevons ensuite quelques préalables épistémologiques, afin d’éviter que la manière simple dont nous avons formulé notre question de recherche – le lien entre « les juristes », les « formations disciplinaires » et la pratique de l’action publique – induise des biais dans les réponses à apporter à celle-ci (2). Dans cet effort préalable de réflexivité, nous essayons en particulier de ne pas nous-mêmes être prisonniers des catégories identitaires – « les juristes », « les politologues »… –, que nous mobilisons de façon centrale dans le traitement de notre question de recherche2.

2 En effet, toute catégorisation voile en dévoilant, car elle réunit et sépare des éléments qui dans la réalité sont davantage dilués dans un magma d’éléments divers et qui, dans la représentation de la réalité, auraient tout aussi bien pu être appareillés autrement. C’est là tout l’enjeu de ce que Pierre Bourdieu dénomme les luttes des classes, au sens de luttes de classement, de luttes pour imposer les instruments de connaissance du monde, et en particulier « les principes de vision et de division du monde ». Voy. par exemple : P. BOURDIEU, Le sens pratique, coll Le Sens Commun, Paris, Éditions de Minuit, 1980, L. I, ch. VIII ; « Espace social et genèse des “classes”», Actes de la recherche en sciences sociales, 1984, n° 52-53, p. 3-14 ; Choses dites (recueil de textes), coll. Le Sens Commun, Paris, Éditions de Minuit, 1987, p. 147-

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Le moment de la présentation de notre analyse proprement dite se divise en quatre temps. D’abord, s’agissant donc d’une question de recherche qui implique des catégories identitaires, et dont le traitement s’engage à partir de discours d’acteurs, nous privilégions dans un premier temps une entrée « subjective » dans la question, en nous intéressant, dans une perspective constructiviste3, à la portée que revêtent ces « étiquettes identitaires » dans l’esprit de leurs usagers, aux représentations4 un peu massives qu’elles véhiculent (3). Nous posons ici un premier constat : celui d’un « bouger identitaire ». L’étiquette de « juriste » ne bénéficie pas – plus ?5 – d’une représentation « émerveillée », nécessairement positive quant à la corrélation positive qu’elle reflèterait entre « formation » et « exercice des métiers liés à l’action publique ».

166 (« Espace social et pouvoir symbolique ») ; « A propos de la famille comme catégorie réalisée », Actes de la recherche en sciences sociales, 1993, n° 3, p. 32-36. 3 Dans une perspective constructiviste d’étude des phénomènes (Voy. P. CORCUFF, Les nouvelles sociologies, coll. Sociologie Paris, Nathan Université, 1995), la représentation de ceux-ci dans l’esprit humain (leur dimension « subjective ») importe « autant » que leur nature intrinsèque (leur dimension « objective »). Ne fût-ce que parce que la façon dont on se représente la réalité induit la manière dont on se rapporte à cette réalité, dont on agit à son égard. Le cas échéant, à force de voir la réalité d’une certaine manière, on peut en venir à transformer « réellement » celle-ci et à faire en sorte que sa nature « objective » en soit changée. C’est le principe de ce que l’on nomme en sciences sociales, à la suite des travaux de R. K. MERTON (Voy. Éléments de théorie et de méthode sociologique, trad., coll. U, Paris, A. Colin, ch. 4), les prophéties auto-réalisatrices. Ainsi passer de la catégorie « filles-mères » à celle de « familles monoparentales (matricentrées) », pour désigner une même réalité de corésidence d’une mère et de ses enfants (à l’exclusion du père), a contribuer à dé-stigmatiser ces situations et, pour le dire rapidement, à faire passer les mères célibataires ou séparées du statut de marginales à celui de bénéficiaires de prestations sociales spécifiques. Dans la réalité, bien évidemment, la frontière n’est pas aussi nette entre ces dimensions « objectives » et « subjectives » (Voy. P. BOURDIEU, Le sens pratique, op. cit., supra n. 2, livre 1). 4 En sociologie, les représentations constituent à la fois un acte et un support de communication qui évoquent de manière symbolique un phénomène quelconque, par le biais de substituts analogiques de formes langagières, picturales, gestuelles, architecturales, etc., formant entre eux un réseau de sens. Ces représentations sont sociales, « (…) par le contexte concret où sont situés les personnes et groupes [qui les développent] ; par la communication qui s’établit entre eux ;; par les cadres d’appréhension que fournit leur bagage culturel ; par les codes, valeurs et idéologies liés aux positions ou appartenances sociales spécifiques. C’est (...) à l’interface du psychologique et du social que nous place la notion de représentation sociale » : D. JODELET, « Représentation sociale : phénomènes, concept et théorie », in S. MOSCOVICI (dir.), Psychologie sociale, 2e éd., Paris, PUF, p. 360. Voy. aussi A. ÉRALY, « Connaissance, représentation, structure : pour une reformulation », Revue de l’Institut de sociologie (de l’Université libre de Bruxelles), 1995, n° 3-4, p. 21-25. 5 À plusieurs moments, lorsque nous évoquons des « tendances récentes », nous usons de points d’interrogation. Nous voulons par là souligner la nécessité de vérifier à la fois si les orientations repérées correspondent à de réels changements historiques, et le cas échéant, de quand date leur développement (s’agit-il de changements aussi « récents » que ce qu’on présente habituellement ?).

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Dans un deuxième temps, nous faisons une première incursion sur le registre explicatif, en posant l’hypothèse d’un lien entre d’une part, la diffusion dans le monde politique de représentations quelque peu « désenchantées » – ou moins enchantées qu’avant ? – des « juristes » comme faiseurs d’action publique, et de l’autre, des transformations significatives – que d’aucuns considèrent comme relativement récentes – de l’action publique contemporaine, en particulier en Belgique (4). Nous évoquons donc à ce stade un premier élément explicatif, de nature historique, mais situé dans du « temps court ».

Dans un troisième temps, compte tenu des transformations significatives évoquées au temps précédent, nous revenons au registre descriptif, mais en nous attachant à circonscrire des bougers cette fois de nature « objective » (5). Nous mettons ici en exergue une diversification à la fois des « profils de compétence » qui sont – désormais ? – attendus pour une production adéquate de l’action publique en Belgique, et des – nouvelles ? – « fonctions spécialisées » (et des identités professionnelles qui leur sont attachées) qui structurent l’espace des acteurs associés à la fabrique actuelle de l’action publique en Belgique.

Un dernier temps signe un retour de l’explicatif, toujours de nature historique, mais cette fois situé dans le « temps long » (6). Nous croyons ici distinguer des raisons plus profondes à la perte de centralité des « juristes » dans la fabrique de l’action publique, dont l’enclenchement précèderait de beaucoup les transformations (plus) récentes de l’action publique pointées précédemment. Il s’agit dans cette dernière partie de tirer les conséquences de la relative marginalisation actuelle des « juristes » en politique, qui nous oblige jusqu’à un certain point à sortir des conceptions classiques de la compétence juridique et de ses processus de valorisation.

En guise de conclusion, nous évoquons quelque pistes de réflexion que nous inspirent ces « premiers résultats de recherche », notamment à propos du contenu de la formation juridique actuelle au sein des universités belges francophones.

1. Originalité et limites de la démarche Notre question de recherche porte donc sur les liens, et leurs

évolutions, entre « formation juridique », « juristes » et production du droit et des politiques en Belgique. Pour commencer à y répondre, étant donné notre non-spécialisation en la matière, mais aussi l’absence pour ainsi dire de toute littérature récente sur le sujet, nous avons donc opté pour une démarche itérative, partant de témoignages, et d’échanges, de quelques praticiens de l’action publique réunis lors d’une séance de séminaire « à

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bâtons rompus » qui s’est tenue l’après-midi du 15 mai 2014, selon les règles de Chatham House6. Deux types d’acteurs étaient appelés à témoigner : d’une part, des « politologues » de formation, professionnels de l’action publique en Belgique à l’échelon fédéral, et de l’autre, des « juristes » de la maison, ayant eu ou ayant encore une expérience professionnelle liée à la fabrique de l’action publique, que ce soit à l’échelon fédéral, régional ou communautaire. Les profils représentés correspondaient aux fonctions suivantes : (très) haut fonctionnaire, conseiller ou chef de cabinet ministériel, conseiller parlementaire, secrétaire de groupe parlementaire, expert d’un groupe parlementaire sur une question particulière. Les autres participants du séminaire étaient des enseignants-chercheurs ou des chercheurs de l’Université Saint-Louis, quasi tous en droit.

Pour structurer leurs interventions, nous avions demandé à nos invités de se positionner par rapport aux trois questions suivantes :

1°) Quel type de compétences vous semblent nécessaires pour être un acteur à la fois efficient et réfléchi dans l'exercice des métiers liés à la fabrication du droit et de l’action publique dans la Belgique contemporaine ?

2°) Dans quelle mesure la formation juridique, dans ses modalités et contenus actuels, vous semble formater l'exercice desdits métiers, avec les avantages et les limites d’un tel formatage ?

3°) Considérez-vous, ou non, qu’il y a un degré d'adéquation effectivement plus élevé entre la formation juridique, dans ses modalités et contenu actuels, et le « bon exercice » desdits métiers ?

Le présent texte propose une synthèse déjà un peu problématisée des échanges très fournis qui ont pris place lors de la séance de séminaire. Il prend également appui sur des échanges pertinents qui ont eu lieu dans le cadre d’autres séances relevant de l’actuelle programmation des travaux du SIEJ, ainsi que d’informations récoltées auprès d’acteurs lors de recherches antérieures portant sur l’action publique en Belgique.

Insistons une dernière fois sur le caractère limité d’une telle démarche dont les bases de généralisation tiennent dans la parole d’une poignée d’acteurs, de surcroît actifs dans des fonctions professionnelles et des espaces institutionnels – des « niveaux de pouvoir » – très variés. Aussi, les

6 « Quand une réunion, ou l'une de ses parties, se déroule sous la règle de Chatham House, les participants sont libres d'utiliser les informations collectées à cette occasion, mais ils ne doivent révéler ni l'identité, ni l'affiliation des personnes à l'origine de ces informations, de même qu'ils ne doivent pas révéler l'identité des autres participants. » : Chatham House Rule translations, http://www.chathamhouse.org/about/chatham-house-rule/chatham-house-rule-translations#sthash.7dLsgwz6.dpuf (en ligne), consulté la dernière fois le 22 octobre 2014.

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montées en généralité que nous nous autorisons dans ce texte, sur la base de ces quelques expériences singulières, ne doivent en rien être comprises comme des « généralisations abusives ». Nous sommes bien conscients qu’un examen bien plus minutieux des micro-réalités propres à tel ou tel contexte particulier de la fabrique de l’action publique en Belgique est nécessaire pour considérer comme empiriquement établies les tendances générales que nous pointons, ou pour les affiner si elles devaient s’avérer fondées. Mais après tout, dans toute recherche, il faut bien partir de quelque part, et tirer d’une première démarche exploratoire quelques éléments susceptibles de valoir comme autant d’hypothèses à soumettre à vérification à des recherches futures, dotées des moyens humains et en temps nécessaires à leurs ambitions.

2. Ne pas mal interpréter la question de recherche Notre question de recherche est donc double. Elle consiste à savoir :

1°) dans quelle mesure la formation universitaire en droit telle qu’elle est dispensée actuellement est ajustée à la façon dont l’action publique est produite dans la Belgique contemporaine ; 2°) dans quelle mesure ce degré d’adéquation justifie(rait) qu’il y ait au sein du « personnel politique » davantage de « juristes » que de personnes issues d’autres formations, notamment, vu notre propre identité disciplinaire, davantage que de « politologues ».

Formulée de cette façon, la question du lien entre formations, identités disciplinaires issues de ces formations, et métiers, ici, de l’action publique peut charrier une série d’implicites, de « non dits », de chaînages de raisonnement tenus pour acquis, comme s’ils allaient de soi. La formulation retenue peut donc laisser penser qu’on fait « comme si ».

Premièrement, comme s’il existait des liens d’adéquation automatiques entre les connaissances et compétences acquises dans le cadre d’une formation universitaire et l’accomplissement efficace de tâches/fonctions professionnelles particulières. Or, en Belgique, comme dans de nombreux autres pays occidentaux, l’enseignement supérieur s’est historiquement séparé en deux branches organisationnelles : les hautes écoles, en charge de transmettre un savoir (plus) pratique/professionnalisant et les universités, dont la mission est d’enseigner un savoir plus théorique/« critique ». Et même si les évolutions récentes en Belgique pointent vers une intégration au sein des universités de certaines formations supérieures auparavant dispensées en hautes écoles, et de l’autre, vers une attention plus soutenue de l’enseignement universitaire à ce que les formations dispensées aient une pertinence professionnelle (voy.

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l’introduction de stages dans les programmes), il n’en demeure pas moins que l’université ne se vit pas – encore ? – comme ayant pour vocation première de préparer ses futurs diplômés à être directement fonctionnels dans certains types d’emplois précis.

Deuxièmement, comme si le profil et le potentiel intellectuels d’un professionnel/d’un candidat aspirant à un métier lié à la fabrique de l’action publique devait nécessairement s’évaluer principalement à l’aune de son identité disciplinaire correspondant au domaine scientifique dans lequel un grade de master lui a par hypothèse été conféré.

Comme s’il n’y avait qu’une manière d’être « juriste » ou « politologue », « historien » ou « économiste », etc. Alors que chacun de ces programmes disciplinaires ont pour une part un contenu différent selon les universités qui les organisent, et qu’au sein d’un même programme disciplinaire organisé par une même université, les masters proposés offrent une pluralité d’orientations ou de finalités particulières. Comme si il n’y avait pas aussi une hiérarchie des valeurs/des capacités attribuées au sein des différentes cohortes de diplômés d’une même filière de formation : de « bons » et de « moins bons » juristes, d’ « excellents » et de « piètres » politologues, etc., que ces valeurs correspondent à des éléments d’objectivation (grades, moyenne des notes obtenues, durée des études…) ou bien à des appréciations « subjectives », lors d’entretiens d’embauche, par exemple.

Comme si d’autres critères que ceux liés au parcours universitaire de formation ne jouaient pas aussi dans les recrutements et promotions, comme par exemple un certain « ethos du bien commun », pour reprendre l’expression d’un intervenant (voy. infra, section 5). Comme si aussi le diplôme universitaire demeurait l’unique clé d’accès à la structure des fonctions liées à la fabrique de l’action publique dans la Belgique contemporaine. Alors que des fonctions de plus en plus nombreuses sont désormais accessibles à partir de trajectoires de formation ou d’expériences professionnelles considérées comme équivalentes au parcours de formation universitaire couronné par un diplôme de master7.

Comme si enfin d’autres catégories identitaires, qui transcendent justement les étiquettes disciplinaires, ne structuraient pas plus lourdement les représentations qu’ont les uns des autres les professionnels de l’action publique. Des identités partisanes, bien sûr, mais aussi des identités qui sont par exemple davantage liées aux périmètres thématiques d’action, qui

7 Voy. par exemple le projet « Compétences acquises antérieurement » (CAA) du SELOR, l’Office public de recrutement dans la fonction publique belge.

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renvoient à des angles spécifiques de cadrage (framing) des problèmes (voy. infra, section 5): « les budgétaires », « les communicants », « les (inspecteurs des) finances » et… « les juristes », mais dans ce cas-ci, la qualification se voit dotée d’une portée qui n’est plus reliée de façon intangible à une formation universitaire préalable en droit. En effet, certains non-juristes de formation, faisant montre d’une (apparemment) bonne connaissance juridique des questions traitées, peuvent en venir à être considérés, dans un cabinet ministériel ou un service, comme les « juristes » (de service), distincts des « budgétaires » et des « inspecteurs des finances » qui pour leur part peuvent être, et sont régulièrement, des juristes de formation8.

En rendant ces « comme si » explicites, nous espérons dégager notre question de recherche de présupposés qui viendraient en obérer les réponses. Et dans cette perspective, l’étape de « déconstruction » des étiquettes disciplinaires (de « juristes », « politologues », etc.) établies à partir d’un parcours disciplinaire de formation s’est avérée nécessaire pour éviter de leur attribuer une portée par trop homogénéisante, réifiante. Ceci dit, il n’en reste pas moins que ces étiquettes de « juristes », « politologues », etc. charrient dans le microcosme politique des représentations identitaires précisément relativement homogénéisantes et réifiantes. Celles-ci peuvent engendrer des effets concrets, en termes de recrutement, de distribution de responsabilités, d’accès aux fonctions les plus gratifiées… Il y a donc lieu aussi de prendre ces étiquettes disciplinaires au mot et de voir ce que ceux qui en font usage y injectent comme représentations à propos des relations qu’elles subsument entre formation disciplinaire et exercice des métiers liés à l’action publique dans la Belgique contemporaine.

3. Des transformations identitaires : une représentation moins enchantée des juristes

« Les politologues ne connaissent pas (suffisamment) le droit ». Ils laissent donc se produire une action publique de piètre qualité sur un plan légistique (incohérences entre les textes, imprécision des termes utilisés, des bases juridiques précises sur lesquelles se fonde l’action publique…). De surcroît, celle-ci court des risques élevés d’invalidation devant des instances juridictionnelles, ce qui, à force, produit un droit truffé

8 Sur ces étiquettes identitaires de « juriste » / « non juriste » qui transcendent les catégories de « juriste » / « non juriste » construites exclusivement sur la base de la formation disciplinaire, voy. par exemple C. ROBERT, « Ressources juridiques et stratégies politiques. Analyse d’une controverse à la Commission européenne sur la dimension sociale de l’élargissement de l’Union », Sociologie du Travail, vol. 42, 2000, n° 2, p. 203-224.

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d’incertitudes et de confusion. Si cette représentation dévalorisante « des politologues » peut avoir la vie dure, elle se voit concurrencée – désormais ? – par une représentation plus positive « des politologues ».

Cette représentation plus positive « des politologues » prend à partir d’une représentation des limites du potentiel intellectuel « des juristes ». « Les juristes parlent un langage abscons qui ne nous aide pas ». « Quand on donne l’idée générale d’un projet à un juriste, et qu’on lui demande juste de la traduire en langage juridique, il arrive que la copie ne corresponde pas à la commande ». Comme si « le juriste » ne comprenait pas le langage politique. « Les juristes nous disent ce qu’on ne peut pas faire, mais pas comment faire ». Or c’est faire qui nous intéresse puisque par hypothèse, « nous » avons décidé que le statu quo n’était pas souhaitable. Dans cette représentation, la formation en droit donnerait ainsi essentiellement à celui qui l’a suivie une maîtrise des normes juridiques sur le mode des limites et interdits qu’elles véhiculent pour l’action publique, et « le juriste » en deviendrait un « obsédé de la sécurité juridique et de la cohérence légistique ».

Dans cette perspective, « les politologues » seraient alors d’un plus grand secours. Même doté de compétences juridiques moindres, « le politologue » présenterait l’avantage grâce à sa formation de « penser plus stratégique », de « voir le droit comme un outil, non comme une fin soi », quitte à tordre un peu l’interprétation traditionnelle des règles de droit9.

Comme lorsque, au fil de la discussion, a été évoquée la proposition d’ajouter un « droit à l’eau » parmi les droits-créances établis à l’article 23 de la Constitution belge ; ce que certains juristes présents ont considéré comme une hérésie, étant donné que les conditions d’opposabilité d’un tel droit sont jugées des plus floues et les conséquences de cette opposabilité – à quoi donnerait lieu ce droit pour un justiciable qui prouverait que ledit droit aurait été bafoué à son égard ? – davantage encore. Mais ce que « les politologues » considèrent eux comme un pas en avant dans l’endiguement, sur le plan des principes, de la marchandisation (totale) de l’eau, et comme une ressource juridique et politique, qui pourra aider à faire évoluer les mentalités, et éventuellement obtenir dans le futur des innovations jurisprudentielles.

Précisément, dans une représentation plus aisément véhiculée par « des juristes », face à ce danger de « tordre le droit », « le juriste » apparaît

9 Et aussi d’être plus compétent pour cerner le type d’action qui peut bénéficier d’un soutien politique et social suffisant et pour négocier avec les acteurs sociaux (associations, syndicats, fédérations industrielles, etc.) et politiques (partis, groupes parlementaires, cabinets ministériels, etc.) une solution susceptible de recueillir un tel assentiment politique et social.

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comme un rempart nécessaire. Non seulement du fait de sa maîtrise plus fine des règles juridiques, en ce compris les tendances jurisprudentielles – le juriste comme gardien d’une technique juridique. Mais aussi du fait de son attention à ne pas réduire justement le droit à un simple instrument d’action publique, à se faire le garant des « valeurs et principes du droit » – le juriste comme gardien d’une culture juridique. Défenseur de principes généraux situés en quelque sorte en deçà du droit positif, qui en constitueraient les fondements inviolables, « sacrés », sauf à basculer dans un autre type de régime politique que la « démocratie ».

Dans cette représentation, la plus-value « des juristes » dans la fabrique de l’action publique se jouerait ainsi sur deux tableaux. Ils seraient non seulement garants d’une connaissance juridique technique pointue mais aussi – surtout ? – de l’esprit démocratique, en référence à une démocratie médiatisée d’abord par le principe de l’état de droit, dans lequel la sécurité juridique et la cohérence légistique ont valeurs prépondérantes.

Mais cette conception du juriste comme (seul) « gardien du temple » est déniée dans des représentations alternatives, véhiculées par « des politologues », et dans lesquelles « les juristes » apparaissent certes comme tenants d’un esprit démocratique, mais sous une seule dimension, l’état de droit, qui en figurerait la version conservatrice10. Par contraste, « les politologues » seraient vecteurs eux d’une culture démocratique du changement, axée sur la recherche des moyens de faciliter l’action voulue par les représentants du peuple, dans une conception de la démocratie médiatisée ici d’abord par le principe de la volonté populaire (opérant au travers de représentants du peuple).

4. Des transformations dans la production du droit et la fabrique de l’action publique

La fabrication du droit et le modelage de l’action publique contemporaine sont des processus en perpétuelle évolution. Cette évolution a depuis longtemps été thématisée par les historiens et théoriciens du droit, notamment allemands, à qui l’on doit de l’analyser comme un passage d’un État basé sur le droit (Rechtsstaat) à un État social (Sozialstaat)11. Sans

10 Une telle conception des juristes est développée par Pierre Bourdieu. Voy. P. BOURDIEU, « Les juristes, gardiens de l’hypocrisie collective », in Normes juridiques et régulation sociale, F. CHAZEL et J. COMMAILLE (dir.), coll. « Droit et Société », Paris, LGDJ, 1991, p. 95-99. Voy. aussi D. GAXIE, La démocratie représentative, coll. « Clé. Politique », Paris, Montchrestien, 3e éd., 2000, p. 63-69. 11 Ces catégories, qui imprègnent l’analyse de plusieurs grands penseurs de Schmitt à Habermas et dont on peut retrouver des traces chez Weber, traversent plusieurs générations de chercheurs. Pour une synthèse des enjeux normatifs qu’elles recèlent, nous renvoyons à

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revenir ici sur les enjeux normatifs de cette distinction, nous nous contenterons de pointer les deux grandes dimensions constitutives de cette évolution : d’une part, la prééminence de l’exécutif et de l’administratif sur le législatif et, d’autre part, l’expansion des champs d’interventions de l’État. Ces deux dimensions connaissent des déclinaisons singulières selon les configurations sociopolitiques – en particulier lorsqu’elles se manifestent dans le cadre « d’une démocratie des partis »12 comme la Belgique.

Conformément à une première tendance remarquée dans la plupart des régimes parlementaires occidentaux, la fonction de faire le droit (lawmaking) en Belgique est détenue, dans les faits, par le pouvoir exécutif13. C’est une évolution reconnue : une large majorité des lois approuvées par les Parlements sont introduites par le gouvernement, plutôt que par des parlementaires. Les projets de loi ont ainsi pris l’ascendant sur les propositions de loi14. Comme l’a montré l’historien du droit Peter Lindseth, le « compromis constitutionnel » adopté dans les États d’Europe de l’Ouest après la Seconde guerre mondiale a abouti non seulement à légitimer de nouvelles et nombreuses formes de délégation du pouvoir d’adopter des lois vers l’exécutif et l’administration, mais à ce que « l’exécutif prenne un rôle prédominant dans la définition de la substance des politiques publiques »15.

La seconde tendance est celle de l’expansion des domaines d’intervention de l’État et, partant, de l’action publique. De plus en plus large mais également de plus en plus spécifique, elle investit un nombre croissant de domaines16. De plus, la production de l’action publique est également le

J. P. MC CORMICK, Weber, Habermas, and Transformations of the European State. Constitutional, Social and Supranational Democracy, New York/Cambridge, Cambridge University Press, 2007. 12 La Belgique constitue même un cas extrême de cette forme de démocratie décrite par Bernard Manin. Voy. B. MANIN, Principes du gouvernement représentatif, Paris, Flammarion, 1996, p. 264 et s. 13 L. DE WINTER, « Party encroachment on the executive and legislative branch in the Belgian polity », Res Publica, vol. 48, 1996, n° 2, p. 340. 14 En réalité, ceci ne signifie pas, d’un point de vue quantitatif, que moins de propositions de loi sont introduites par les parlementaires. Cependant, elles ont moins de chances d’aboutir et d’être transformées en lois comparativement aux projets de loi. Ainsi, une activité parlementaire riche n’aboutit pas forcément à un taux d’adoption important. 15 P. L., LINDSETH, Power and Legitimacy : Reconciling Europe and the Nation-state. New York/ Oxford, Oxford University Press, 2010, p. 84 (notre traduction). L’auteur parle de « postwar constitutional settlement » pour désigner cette convergence des régimes politiques. 16 De ce point de vue, relevons que, même si cela peut paraître paradoxal, la densité réglementaire est plus grande dans un contexte de « gouvernance » dans lequel la régulation d’un secteur d’activités est moins exclusivement le fait du gouvernement que dans un « État dirigiste ». Voy. P.-P. VAN GEHUCHTEN, « Réseaux et pouvoirs (réflexions à partir d’un siècle de

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fait d’une pluralité d’acteurs (opérateurs économiques et sociaux, acteurs locaux, citoyens) et d’échelles (locale, régionale, nationale, supranationale)17. Diversifiée et multiple, l’action publique doit également suivre un rythme de plus en plus soutenu car elle s’exécute dans un environnement qui apparaît de moins en moins maîtrisable, ce qui exige un travail substantiel et continu de monitoring et d’adaptation.

Ces changements renvoient davantage à des processus continus (même si, à l’image de P. Lindseth, on peut isoler des périodes de stabilisation), qu’à des épisodes révolutionnaires singuliers. Néanmoins, ces deux dimensions fournissent aussi une grille d’interprétation valable quand il s’agit, dans un temps relativement restreint et dans le contexte précis des structures de gouvernement en Belgique, d’envisager les modifications récentes des rôles et des interventions dans le processus de production de la loi.

Si l’exécutif a la main, cela a pour conséquence que les temps juridique et politique s’en trouvent modifiés et doivent s’adapter. En effet, si l’idéal-type du régime parlementaire18 où les élus tout-puissants sont à la barre de l’action publique et où les débats enflamment l’assemblée à la recherche du bien commun est dépassé, où et dans quelles conditions se fait le droit ? A ce sujet, un constat a été partagé par l’ensemble de nos intervenants : la montée en puissance du temps de l’ « avant-parlement ». Ce moment où le droit se fait et se négocie, avant d’être exposé et discuté par le parlement. L’étude de ce temps est particulièrement intéressante car la production de la loi implique une multiplicité d’acteurs, de scènes et de séquences19 dont on ne parle pas forcément. C’est dans ce cadre qu’il convient de lever un coin du voile sur une série d’outils ou d’acteurs, témoins des différents lieux et moments de la fabrication du droit, avant le parlement : l’accord de majorité (A) ; les cabinets ministériels et les réunions « inter-cabinets » (B) ;; les cadres informels d’élaboration et de mise en œuvre de réforme de l’État belge (C) ;; et, finalement, l’administration (D).

A. L’accord de majorité Souvent qualifié de « bible du gouvernement », l’accord de majorité

(dit aussi « accord de gouvernement ») possède une influence déterminante sur la création de normes, au cours d’une législature. Les intervenants ont

secteur public) », in L’Etat face à la globalisation économique. Quelles formes de gouvernance ?, G. DEMUIJNCK et P.VERCAUTEREN (dir.), Paris, Sandre, 2009, p. 101-128. 17 T. DELPEUCH, L. DUMOULIN, C. GALEMBERT, Sociologie du droit et de la justice, Paris, Armand Colin, 2014, p. 143. 18 Voy. B. MANIN, op. cit., supra n. 12, p. 259 et s. 19 T. DELPEUCH, L. DUMOULIN, C. GALEMBERT, op. cit., supra n. 17, p. 144.

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ainsi fait écho à une donnée attestée : depuis le début des années 1970, les partis politiques ont commencé à réaliser des accords particulièrement élaborés, longs et précis, au sein desquels la plupart des domaines d’intervention étaient couverts en détails20. Comme l’ont souligné nos interlocuteurs, il est important de remarquer que si ces accords de gouvernement sont soumis au Parlement, ils ne contiennent ni hiérarchisation des priorités (à tout le moins jusque récemment, voy. infra), ni budgétisation. Il s’agit surtout d’un cadre d’orientation générale du travail législatif et exécutif à effectuer pendant la législature, plutôt que de dispositions directement prescriptives, opérationnelles. En revanche, il s’agit d’un cadre excluant : si un point ne figure pas dans l’accord, il sera plus difficile de réunir la majorité parlementaire pour le faire passer, alors que dans le même temps réunir une majorité alternative pourra être considéré comme un casus belli par un partenaire de la majorité. Notons toutefois que les plus récentes séquences de formation gouvernementale ont conduit à une formalisation plus précise de certains engagements, y compris désormais sur le plan budgétaire. Peut-être faut-il y voir un double effet du contrôle européen accru sur les engagements budgétaires des États-membres et d’une nécessité de voir les objectifs des différentes entités politiques belges converger avec le prescrit européen. En outre, on peut s’interroger sur le manque de légitimité démocratique des accords de majorité quand on sait comment ils sont formés : des négociations à huis clos souvent longues et intenses, entre quelques protagonistes, parfois au cœur d’un été propice à un certain relâchement de l’attention publico-médiatique.

B. Les cabinets ministériels Une fois l’accord de gouvernement signé par les partis de la majorité,

sa mise en œuvre relève principalement des cabinets ministériels. Dans un contexte marqué par la prééminence des projets de lois (issus du gouvernement) sur les propositions de lois (issues du parlement), ce sont les membres de ces cabinets qui vont être à l’origine, voire au pilotage, de la majorité des textes, y compris de portée législative, qui seront adoptés durant la législature. Chaque point de l’accord de gouvernement qui pourra être exécuté sera donc principalement traité par les conseillers des ministres. Bien qu’ils s’appuient fréquemment sur les conseils et l’expertise d’acteurs issus de l’administration ou de la société civile, ce sont les conseillers de cabinet qui, sous le contrôle et avec l’aval de leur ministre, sont en charge de la définition des principales orientations des textes

20 L. DE WINTER, op. cit., supra n. 13, p. 327.

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proposés. L’essentiel de la production législative est donc élaborée lors de réunions dites « inter-cabinets » qui rassemblent autour de la négociation d’une norme (et de ses modalités d’exécution) les représentants du ministre compétent pour son adoption ainsi que des représentants de chaque formation politique qui constitue le gouvernement (appelés, dans le jargon, les « belles-mères »). Le résultat est ensuite endossé, le cas échéant, en conseil des ministres.

Toutefois, au « kern » – mot néerlandais (signifiant littéralement « noyau ») qui désigne à l’origine le conseil des ministres restreint au niveau fédéral, organe informel qui réunit les vice-Premiers ministres (un par parti représenté dans la coalition gouvernementale, plus le Premier ministre) – la négociation se fait en règle générale sans la présence de conseillers. Ce lieu de négociation et de décision, qui existe tant au niveau fédéral qu’aux niveaux fédérés, reste un espace où les politiques, et non les experts, sont à la barre. Soulignons néanmoins que cette instance agit en quelque sorte en degré d’appel et que n’y sont tranchés que les points qui ne l’ont pas été précédemment au sein des réunions interministérielles. Au « kern », le système d’élaboration du droit se caractérise par une certaine opacité (les réunions ont lieu à huis clos) et informalité (elles ne font pas l’objet de procès-verbaux), ouvrant à des éventails d’interprétation possibles, même entre participants, sur ce qui y a vraiment été décidé.

Que ce soit en « kern » ou en « inter-cabinets », le système d’élaboration du droit se distingue donc par l’importance de la négociation, nerf de la guerre de ces « mini-arènes » politiques et juridiques. Et un intervenant de témoigner du désespoir du jeune juriste qui, novice et parfois trop peu préparé à cet aspect plus agonistique du métier, doit accepter de voir la négociation politique l’emporter sur la légistique ou les contraintes formelles. Contrairement à l’accord de gouvernement, les textes issus des négociations en « inter-cabinets » sont souvent eux très précis. Ils laissent peu de marges de manœuvre aux parlementaires qui, bien souvent, sont soumis à une discipline de parti qui les conduit à ne pas remettre en question les équilibres qui résultent des négociations entre conseillers issus des différentes familles politiques composant le gouvernement. Une telle dynamique souligne bien, à nouveau, le poids de l’ « avant-parlement » dans le processus belge d’élaboration des normes et de leurs modalités d’exécution. Soulignons que toutes ces réunions restent secrètes et ne sont pas soumises aux principes de publicité et de transparence, échappant sous cet aspect aux règles du jeu démocratique valant pour les débats parlementaires.

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Dans certains cas, la maîtrise du texte par les conseillers ministériels peut être néanmoins restreinte par l’externalisation du processus de rédaction des projets de texte, notamment à des cabinets d’avocats. En effet, lorsque la complexité et la technicité de la matière le requièrent, les conseillers recourent à des prestataires juridiques spécialisés qu’ils chargent d’élaborer le projet de norme. Une fois le projet de texte rédigé, ils demeurent tout de même maîtres des arbitrages politiques. Toutefois, leur propension à remettre en cause les textes proposés par ces prestataires externes diminue de facto lorsque la matière est particulièrement complexe et nécessite des connaissances techniques. Une telle séquence re-consacre donc la figure du juriste. Elle consacre néanmoins une figure particulière du juriste qui peut trancher avec celle des juristes peuplant la sphère politico-administrative. En effet, elle induit le recours à des cabinets d’avocats spécialisés qui répondent à des logiques (souvent inspirées du secteur privé marchand) et s’appuient sur des profils de juristes différents de ceux qui façonnent et pilotent l’action publique au quotidien.

C. Les cadres informels d’élaboration et de mise en œuvre de réforme de l’État belge

Le processus de mise en œuvre de la sixième réforme de l’Etat belge (2012-14) a vu émerger un processus ad hoc qui pousse à son paroxysme la prééminence de cet « avant-parlement ». A l’issue des élections législatives de 2010, après 541 jours sans gouvernement fédéral de plein exercice, huit partis politiques21 (les socialistes, libéraux, chrétiens-démocrates et verts du Nord et du Sud) se sont accordés sur une nouvelle répartition des compétences au sein du système fédéral belge, ainsi que sur son organisation institutionnelle. La mise en œuvre de l’accord a été confiée à un « Comité de mise en œuvre des réformes institutionnelles » (le COMORI), instance extraparlementaire ad hoc, se réunissant à huis clos et sans archivage public de ses travaux. Composé des présidents et conseillers issus des huit partis, ce dernier a été chargé de traduire l’accord en textes légaux, sous l’autorité des deux secrétaires d’État aux Réformes institutionnelles. Selon un intervenant, le rôle des conseillers, ici essentiellement sinon exclusivement des juristes, a été encore plus crucial au sein du COMORI qu’il ne l’est lors des réunions « inter-cabinets » évoquées ci-avant. En effet, la matière est d’une telle complexité technique que bien souvent les accords entre conseillers sur la mise en œuvre des

21 La présence de ces huit partis a été rendue nécessaire car ces changements constitutionnels et institutionnels requéraient une majorité des deux tiers (dont une majorité simple dans chacun des deux groupes linguistiques en ce qui concerne l’adoption de lois spéciales de réforme institutionnelle).

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principes de la réforme de l’Etat n’ont pas été remis en question par des présidents de partis, qui sont surtout intervenus dans les cas où aucun accord n’était possible entre conseillers, à savoir dans un second temps. Finalement, le parlement a été amené à approuver les textes du COMORI, sans pouvoir en modifier la substance, tant les équilibres opérés aux termes de milliers d’heures de négociations ne pouvaient être remis en cause sans risque de compromettre l’ensemble de l’édifice de la réforme de l’Etat.

D. L’administration En parallèle, le rôle de l’administration a également été pointé comme

pouvant être ambivalent. En effet, les faits semblent montrer une demande accrue, pour composer les cabinets ministériels, de profils de plus en plus pointus et témoignant ainsi d’une volonté de compter sur une expertise de haut niveau en interne, au sein des cabinets ministériels. Certains ont posé la question : n’est-ce pas inutile alors que l’administration est censée constituer ce corps d’experts et collaborer avec les cabinets ? Pour certains, cela témoigne du manque de confiance, ou d’efficacité, des administrations qui ne sont pas – plus ? – considérées comme des collaborateurs privilégiés. Cependant, d’autres ont mis en exergue la vivacité de l’administration et le fait qu’elle remplissait effectivement ce rôle de conseiller, de façon privilégiée dans certains secteurs d’intervention ou à certains niveaux de pouvoir. Et par ailleurs, nombre de conseillers ministériels viennent de l’administration, ou l’intègrent/la réintègrent, après leur passage par des cabinets. A nouveau, le contexte, les matières, les personnes sont des variables particulièrement importantes si l’on souhaite dresser le tableau des caractéristiques générales de l’action publique dans la Belgique contemporaine.

5. La diversification des profils des professionnels de l’action publique Un constat a émergé de l’ensemble de nos discussions : les

professionnels de la politique et du droit possèdent des profils de plus en plus diversifiés. Cette observation nous amène à nous poser une série de questions, telles que : Quelles sont les compétences attendues pour devenir professionnels de l’action publique ? Dans quelle mesure cette diversification est-elle une conséquence (ou une cause) des mutations de l’action publique précédemment développées ? Dans cette partie, nous proposons une série de pistes de réflexion sur cette diversification des profils et des carrières. Dans un premier temps, nous analysons certaines données disponibles quant à la formation des professionnels de la politique, essentiellement du côté des élus (A). Dans un deuxième temps, nous nous penchons sur les effets qu’ont les paramètres de l’action publique

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contemporaine sur les types de profils recherchés parmi les professionnels chargés de l’élaborer et de la piloter (B). Dans un troisième temps, ce sont la compétence juridique et la montée en puissance de nouveaux profils (économistes, budgétaires, communicants, etc.) qui retiennent notre attention (C).

A. Discipline et formation des professionnels de la politique Si l’on s’intéresse à la diversification des profils et aux compétences

(attendues ou supposées) des artisans du droit et de la politique dans la Belgique contemporaine, il est intéressant de rechercher quelles sont les données disponibles à ce sujet. En réalité, force est de constater qu’il en existe assez peu. Des travaux s’intéressent à la formation du personnel politique mais quasiment uniquement du côté des élus ou des candidats aux fonctions électives. Des enquêtes de type « candidate survey »22 posent, dans le cadre de leurs questionnaires post-élections qui sont adressés à tous les candidats pour la Chambre et le Sénat, la question de la formation et de la discipline. Cependant, en raison d’un nombre important de données manquantes23, il est difficile d’en tirer des conclusions générales et d’établir des corrélations fiables. A première vue, selon les données de 2010, il existe une proportion identique de juristes et de politologues élus (24%) alors que le pourcentage est moins élevé dans les autres disciplines (13%, pour la troisième discipline représentée). Si l’on s’intéresse à la place des candidats sur les listes électorales, on remarque qu’il y a davantage de tête de liste et de deuxième de liste parmi les juristes que parmi les personnes issues d’autres disciplines. Par rapport aux données disponibles pour les élections de 2007, la tête de liste est dans presque 45,8% des cas un juriste. Toujours par rapport à cette élection, en croisant les données sur la formation et les personnes qui ont été élues, les chiffres semblent montrer qu’un candidat qui a étudié le droit a plus de chances d’être élu qu’un candidat qui a étudié les sciences politiques et encore plus que quelqu’un qui a étudié une autre discipline (de niveau universitaire). Bien que partielles, ces données semblent prouver une surreprésentation des juristes, et des politologues dans une moindre mesure, parmi les personnes auxquelles les partis font le plus confiance pour siéger en leur nom dans les instances législatives.

22 Les enquêtes de Lieven DE WINTER et Pierre BAUDEWYNS (subsidiées par le FNRS) auprès de tous les candidats aux élections pour la Chambre et le Sénat en 2007 et 2010 font partie du projet du Comparative Candidate Survey, dirigé par Hermann Schmitt du Mannheimer Zentrum für Europäische Sozialforschung (http://www.comparativecandidates.org) qui inclut à ce jour 28 pays. 23 En 2010, seuls 181 candidats ont communiqué des informations sur leur discipline. Ils sont 377 à ne pas l’avoir fait. Concernant les élections de 2007, ils ont été 283 à répondre et 221 réponses sont manquantes.

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Cependant, il ne s’agit que d’un versant de la médaille, le plus visible, celui des parlementaires élus dont on a vu qu’ils ne jouaient plus qu’un rôle marginal dans la production de l’essentiel des lois en Belgique (voy. supra section 4). Qu’en est-il des professionnels qui travaillent dans l’ombre d’un parlementaire ou d’un ministre ou d’une administration ? Ce sont les chevilles ouvrières du droit et de l’action publique et ce sont ces personnes qui étaient au cœur de notre panel et de nos réflexions. Leurs expériences respectives ont permis de lever un coin du voile sur la formation des collaborateurs et sur la montée en puissance de certains profils. D’une part, un intervenant soulignait qu’au début de sa carrière, le fait même d’être un juriste apportait une sorte de « blanc-seing » avec en filigrane l’argument que « on a toujours besoin d’un juriste ». Ainsi, sa rapide comparaison sur les dix dernières années montrait que si au départ de sa carrière, le cabinet dans lequel il travaillait comptait au moins 60% de juristes pour toutes les fonctions dirigeantes, cette proposition s’est amoindrie au fil des ans et des cabinets. Une réserve cependant : le profil du ministre (du recruteur) semble fortement influencer le choix de ses collaborateurs (un(e) juriste ayant tendance à s’entourer de juristes, de même pour un économiste, etc.). D’autre part, un invité s’est intéressé lui à la composition de différentes instances de son parti afin d’y déceler les profils représentés. En premier lieu, au niveau du groupe parlementaire à la Chambre, les statistiques étaient les suivantes : sur 12 collaborateurs, 2 étaient juristes, 2 politologues, 1 fiscaliste et pour le reste… des historiens ! Au niveau de deux cabinets ministériels, les chiffres étaient de 5 juristes sur 24 collaborateurs pour le premier et de 1 sur 8 pour le second. Finalement, au niveau du centre d’études, l’ensemble des collaborateurs possédait une formation juridique.

En conclusion, bien que le paysage soit très fragmenté et que peu de données soient disponibles, il est possible de discerner certaines évolutions de profil dans les métiers de l’action publique. On peut regretter que des chiffres systématiques et fiables ne soient pas disponibles concernant le métier de conseil politique. Une véritable enquête empirique d’envergure pourrait certainement livrer des résultats passionnants. Néanmoins, le secret qui entoure les cabinets, le turn-over important, les différences de recrutement selon les partis politiques, le statut de « détaché » de l’administration, l’importance du profil du recruteur rendent une telle enquête particulièrement complexe et difficile.

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B. Effets de l’action publique contemporaine sur la diversification des profils

Le rôle déterminant des processus qui prennent place dans un temps d’« avant-parlement » est caractéristique de l’action publique contemporaine. Ce qui n’est pas sans incidence sur la valorisation de la formation et de la compétence juridiques. En effet, dans un tel contexte, cette dernière apparaît tantôt comme essentielle, tantôt comme un atout parmi d’autres. Il ressort de nos discussions que le juriste peut s’avérer essentiel dans le temps de l’ « avant-parlement », pour au moins deux raisons. Premièrement, parce qu’il est le plus à même d’anticiper la façon dont la norme négociée pourrait être reçue par les acteurs juridictionnels, à commencer par la Cour constitutionnelle et le Conseil d’État. Le quasi-monopole des juristes au sein du COMORI est parlant à cet égard. La compétence de ces derniers y a, par exemple, été essentielle en vue d’éviter que les juridictions saisies d’éventuels recours puissent se fonder sur des faiblesses légistiques afin d’anéantir des normes qui traduisent de fragiles accords politiques. Comme nous l’avons déjà souligné ci-dessus, il est intéressant de noter que lorsque la mise en norme d’un compromis politique s’avère complexe et technique, cette dernière peut carrément quitter le champ politico-administratif pour échoir à des cabinets d’avocats spécialisés. Preuve s’il en est que la compétence juridique reste essentielle, dans certains processus où elle peut être mobilisée de façon stratégique. Deuxièmement, la compétence juridique peut constituer un atout argumentatif, aux divers stades de négociations qui jalonnent l’élaboration de la norme. Face à des négociateurs moins au fait des enjeux juridiques, le juriste peut utiliser le droit comme argument d’autorité, afin de réfuter un argument adverse auquel il s’oppose pour des raisons de fond ou, au contraire, de renforcer une proposition à laquelle il adhère pour des raisons de fond.

Le primat de la compétence juridique dans l’élaboration de la norme est toutefois nuancé par les dimensions humaines et relationnelles qui caractérisent un processus de fabrication du droit essentiellement axé sur la négociation politique, en amont du Parlement. En effet, la norme se construit essentiellement par la négociation dont les logiques humaines et relationnelles surpassent fréquemment la légistique et les contraintes formelles du droit. Par conséquent, la réalité de la pratique politique ne requiert donc pas seulement une maîtrise technique du droit. Elle requiert non seulement une forme d’engagement pour la chose publique, mais aussi une conscience du fonctionnement d’une administration dans toutes ses dimensions. Ainsi, si la maîtrise technique du droit a longtemps œuvré

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comme une présomption de qualité des collaborateurs au sein des cabinets ministériels ou aux postes clés de l’administration, cela semble moins être le cas actuellement. Si nos interlocuteurs se gardent d’en conclure que la compétence juridique perd de sa pertinence, ils soulignent qu’elle doit être couplée à d’autres aptitudes qui la complètent en vue d’équiper les professionnels de l’action publique des outils que requiert aujourd’hui l’exercice de leurs missions. A cet égard, certains de nos intervenants insistent aussi sur l’importance d’une formation qui intègre le développement d’une « conscience de ce qu’est l’action publique » et une « éthique du bien commun ». Ce faisant, ils ne plaident pas nécessairement pour l’instauration de cursus spécifiques traçant la voie vers une carrière administrativo-politique. Plutôt qu’un ENA à la belge, ils défendent des programmes universitaires et une pédagogie qui rendent compte de la réalité du terrain et déconstruisent une série de clichés sur nos administrations. Ils plaident pour que les étudiants soient éveillés aux réalités de la fonction publique afin qu’ils la considèrent comme un véritable choix de carrière plutôt que comme une alternative ou un plan de secours en cas d’échec d’autres projets professionnels. En plus d’éclairer des choix de carrière, cette sensibilisation aux réalités de l’action publique, à ses finalités et valeurs permet aussi de mettre en lumière et de développer les compétences humaines et relationnelles inhérentes à la fabrication politique du droit.

C. Compétence juridique et diversification des profils L’action publique contemporaine se caractérise non seulement par la

montée en puissance de l’« avant-parlement », mais aussi par l’extension de ses champs d’intervention. A l’instar de la première, cette seconde caractéristique tend à relativiser la centralité de la compétence juridique dans le profil des faiseurs de droit. Comme nous l’avons déjà souligné, cette extension du domaine de l’action publique, couplée à la spécialisation des fonctions techniques, conduit les cabinets et les administrations à rechercher des collaborateurs au profil (très) spécialisé. Face à des enjeux urbanistiques, sanitaires ou encore énergétiques complexes et techniques, des architectes, ingénieurs ou experts médicaux côtoient aujourd’hui les juristes au sein de l’administration et des cabinets. Selon les intervenants, la complexification et la technicisation de l’action publique relativisent donc le poids de la compétence juridique. La polyvalence du juriste généraliste cède progressivement le pas à la nécessaire spécialisation de l’expert. Le phénomène est également accentué par les responsabilités croissantes que se voient déléguer des autorités indépendantes (pensons notamment aux

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régulateurs dans les secteurs financier ou énergétique24). Le plus souvent dotées de pouvoir de décision et de sanction (voire, parfois même, de réglementation), ces instances recourent majoritairement à des experts aux profils ultra-spécialisés (y compris pour les juristes), afin de mener à bien des missions aux enjeux éminemment techniques. Ainsi, pour mener à bien leurs (nouvelles) missions, ces autorités indépendantes mobilisent davantage l’expertise technique et s’appuient sur des profils de savoirs spécialisés. La compétence juridique devient alors un instrument parmi d’autres – un outil qui a perdu sa centralité comme mode privilégié de l’action politique.

La perte de centralité de la compétence juridique dans l’exercice de l’action publique contemporaine s’accompagne de l’émergence de deux figures d’expertise particulières : l’économiste et le communicant. D’une part, selon nos invités, les dimensions économiques et budgétaires gagnent en influence dans la création et le pilotage des politiques publiques. Ils insistent, par exemple, sur le rôle crucial joué par les services de l’inspection des finances, au sein des administrations. Point de passage obligé, les services de l’inspection des finances déploient une logique de mathématique budgétaire qui conditionne de manière croissante le travail politico-administratif contemporain. Dans un tel contexte, qu’il soit juriste ou non, l’expertise économique que développe par exemple l’inspecteur des finances acquiert un rôle central, dans la mesure où elle devient la condition même de réalisation de tout projet administratif. De fait, si le droit inscrit l’action politique dans un champ des possibles en le traduisant en règles de droit, les aspects budgétaires permettent l’effectivité de tel projet ou tel règlement. D’autre part, l’émergence des réseaux sociaux et de sites d’information en continu, mais aussi une valorisation croissante de la transparence, confère à la communication une place centrale dans la construction et la conduite de l’action publique25. Le communicant et les compétences communicationnelles occupent ainsi désormais une place structurelle dans la sphère politico-administrative. C’est qu’il ne faut plus seulement « faire » mais il faut également dire ce que l’on va faire, voire même ce que l’on ne va pas faire.

24 Par exemple, la Commission de régulation de l’énergie et du gaz (CREG) pour le secteur énergétique, l’ancienne Commission bancaire, financière et des assurances (CBFA) pour les banques et assurances, ou encore l’Institut belge des services postaux et des télécommunications (IBPT). 25 Cette étape correspondrait au troisième type de régime démocratique dans la typologie proposée par Bernard Manin, la « démocratie du public ». Voy. B. MANIN, op. cit., supra n. 12, p. 279 et s.

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6. Des transformations plus profondes de la place du droit et des juristes dans le champ politique

Il semble ainsi que la mise en concurrence de la compétence juridique dans le champ politique aboutisse à mettre en question la façon même dont nous pensons les rapports entre droit et politique. Il faudrait, dès lors, remonter en deçà du passé récent, et se tourner vers l’histoire longue des relations entre le champ politique et la compétence juridique, pour mesurer les implications profondes de la disparition relative des juristes de l’espace politique. C’est ce que nous nous proposons de faire dans cette dernière partie. Après avoir posé que la perte de vitesse « des juristes » dans le champ politique serait en réalité un processus déjà ancien (A), nous proposons une hypothèse explicative de nature socio-historique, en termes de couplage – et de découplage en cours – des compétences juridiques et du champ politique, sur le mode d’un renforcement mutuel entre « science de l’État » et « élites dirigeantes de l’État » (B). Nous envisageons enfin l’hypothèse selon laquelle la perte de vitesse des juristes dans l’espace politique contemporain ne s’accompagne pas nécessairement d’une régression équivalente du droit, comme connaissances et culture juridiques, au sein du champ politique (C). Autrement dit, si (parce que) il cesse d’être le monopole « des juristes », le droit gagnerait en diffusion, au-delà « des juristes », dans le champ politique.

A. Un avis de disparition des juristes du champ politique La question « Où sont passés les juristes ? », que posaient

récemment deux sociologues à propos du recrutement des hauts fonctionnaires européens26, pourrait ainsi l’avoir été à propos du personnel politique de nombreux États européens – Belgique incluse. Toutes les études sociologiques sur l’espace politique tendent à mettre en évidence un déclin structurel de la compétence juridique dans l’espace politique et l’érosion du monopole des juristes27 en son sein qui marquait depuis ses

26 D. GEORGAKAKIS et M. DE LASSALLE, « Where Have all the Lawyers Gone ? Structure and transformations of Top European Commission Officials’ Legal Training », in Lawyering Europe. European Law as a Transnational Social Field, A. VAUCHEZ et B. DE WITTE (dir.), Oxford/Portland, Hart Publishing, 2013, p. 137-151 27 Le terme de monopole renvoie à l’usage qui en est fait dans une certaine tradition sociologique. Se référant originairement à la mise en évidence des processus de monopolisation comme constitutifs de l’État moderne par Max Weber, il a été plus particulièrement repris par P. Bourdieu qui a orienté son usage vers l’analyse des processus de concentration de ce qu’il nomme le capital symbolique (Voy. P. BOURDIEU, Sur l’État. Cours au collège de France 1989-1992, Raisons d’agir, Paris, Seuil, 2012, p. 203-206 et 300-308). Ce processus de monopolisation renvoie à son tour aux monopoles particuliers possédés au sein de chaque champ social par des types de capitaux déterminés. Parler ici de « monopole des

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débuts l’histoire de l’État moderne en Occident. Si la plupart situent le démarrage de cette érosion dans l’après-Seconde guerre mondiale28, qui voit la mise en concurrence de la compétence juridique avec de nouveaux savoirs de gouvernements, économiques en particulier (voy. supra), il est évident que la « disparition des juristes » n’est ni immédiate, ni uniforme. C’est ainsi la subsistance d’une prééminence des juristes qu’a décrite une de nos intervenantes en rappelant qu’à l’époque de son entrée dans la carrière politique, elle était la seule à n’avoir pas suivi de cursus juridique classique.

Il n’empêche que la relation entre espace politique et compétence juridique est au cœur d’un modèle idéal-typique d’émergence et de consolidation de l’État moderne, dans lequel le champ politique apparaît comme un des principaux espaces de valorisation de la compétence juridique. Faudrait-il dès lors conclure que la mise à mal de ce modèle équivaut nécessairement à une dévalorisation de la compétence juridique, à la rendre moins pertinente comme ressource mobilisable dans l’espace concret de l’activité politique ?

Nous proposons ici de faire l’hypothèse que, si la compétence juridique n’est plus à même de produire des effets d’autorité et de coupure au sein du champ politique, la « disparition des juristes » ne la rend pas nécessairement moins pertinente. En revanche, elle contribue à la rendre « invisible », ce qui oblige à penser son effectivité sur un autre plan que dans le modèle classique de valorisation de la compétence juridique dans le champ politique. En effet, ce modèle suppose une compétence sanctionnée symboliquement, qui soit à même de produire des effets de coupure avec les savoirs profanes. Au contraire, la mise en concurrence de la compétence juridique avec d’autres compétences aboutirait à l’abolition de cet effet de coupure – ou à tout le moins à sa dénégation par les acteurs du champ politique.

B. Problématiser la « disparition des juristes » dans une perspective socio-historique

Dans une perspective socio-historique, l’espace politique est généralement conçu comme un espace privilégié de valorisation de la compétence juridique, dans le cadre de ce que nous proposons d’appeler un modèle « classique ». Cette conception idéale-typique s’appuie plus

juristes » dans le champ politique fait référence à la position hégémonique que le capital juridique occupait dans le champ politique comme référentiel de la valeur de tous les autres types de capitaux. 28 À l’image de P. Lindseth, déjà cité supra n. 15.

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particulièrement sur la mise en évidence, par les analyses de l’histoire longue des processus d’émergence de l’État, des liens historiques entre l’apparition d’une compétence juridique socialement sanctionnée et valorisée et l’émergence des structures politico-administratives d’un pouvoir centralisé29. Selon ce modèle en effet, la compétence juridique ne peut se concevoir que comme un savoir d’État, tandis que celui-ci organise et sanctionne symboliquement sa possession.

Au risque de simplifier à l’extrême ce schéma classique, on peut dire que cette liaison fonctionne sur le mode d’un « processus d’intéressement mutuel ». D’une part, les professionnels du droit œuvrent à la justification ainsi qu’à la mise en action quotidienne du gouvernement – constituant ainsi la science juridique en véritable « science de l’État »30, quand, d’autre part, l’émergence d’un pouvoir centralisé et monopolisateur autorise une reconnaissance symbolique de la compétence juridique, notamment par la sanction du diplôme et par l’organisation de cursus. Il ressort nettement de ce schéma, et malgré les aspects que nous passons ici sous silence (tels les luttes entre les différents types de professionnels du droit), que les gouvernants ont un intérêt à s’attirer les services des détenteurs de la science de l’État ; mais encore faut-il souligner la condition réciproque : que la valorisation de cette compétence est dépendante du monopole de l’État, qui limite l’accès à ce capital par l’organisation des cursus et sanctionne sa possession par les diplômes qu’il promulgue.

Par conséquent, le processus de valorisation de la compétence juridique est intimement lié à la constitution du droit comme science de gouvernement. Il suppose que l’accès à la compétence juridique soit limité, réglé, et que ses détenteurs se trouvent consacrés par rapport à des « profanes » qui n’en seraient pas pourvus. Dans cette configuration, l’accès aux fonctions politiques31 est limité à ceux qui suivent le cursus adéquat, c’est-à-dire un cursus juridique, assurant la reproduction de la position dominante des juristes à l’intérieur du champ politique.

En revanche, la configuration actuelle du champ politique, où la compétence juridique se trouve mise en concurrence avec d’autres

29 Voy. P. BOURDIEU, op. cit., supra n. 27, p. 327 ; M.O. BARUCH, V. DUCLERT (dir.), Serviteurs de l’État : une histoire politique de l’administration française, 1875-1945, Paris, La Découverte, 2000. Sur la formation des juristes en France, voy. L. ISRAËL et R. VANNEUVILLE, « Enquêter sur la formation au droit en France : l'exemple des formations extra-universitaires », Revue interdisciplinaire d'études juridiques, 2014, nᵒ 72, p. 141-162. 30 P. BOURDIEU, O. CHRISTIN et P.-E. WILL, « Sur la science de l’État », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, vol. 133, Juin 2000, p. 3-11. 31 Il s’agit surtout des fonctions de conseils politiques et au sein de l’administration publique, mais aussi, du temps du suffrage censitaire et capacitaire, des fonctions représentatives.

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compétences, sanctionnées par d’autres cursus, apparaît ainsi beaucoup plus ouverte et concurrentielle. C’est notamment ce que montre la littérature récente de sociologie politique qui s’est intéressée à la diversité (ou à la diversification) des ressources de légitimation qui peuvent être mobilisées par les acteurs du champ politique – des différentes formes d’expertise en particulier (voy. supra). S’il est un constat que sont venues rappeler les interventions de nos invités, c’est bien celui de la diversité de ces ressources : qu’elles soient strictement sanctionnées par un diplôme ou internes au champ politique (ressources accumulées à l’intérieur du parti essentiellement).

Mais l’intérêt de ce modèle socio-historique réside aussi dans la mise en évidence du caractère historiquement situé du couplage entre le processus de valorisation de la compétence juridique, d’une part, et l’émergence de l’État, d’autre part. Dès lors, il donne aussi les moyens de penser que ce couplage, loin d’être naturel ou ontologique, peut être défait et remis en question.

C. Le droit moins les juristes ? Le droit invisible Un des traits communs à la présentation de nos acteurs est la double

dénégation qu’ils effectuaient. D’une part, se trouvait mise en question l’exclusivité des détenteurs de la compétence juridique à produire un discours proprement juridique. D’autre part, c’est la pertinence même de la compétence juridique, c’est-à-dire la possibilité de la distinguer en tant que telle qui était contestée. On peut voir dans cette dénégation l’effet même de la mise en concurrence de compétences diverses au sein de l’espace politique, qui aboutit à faire primer, comme ressources pertinentes, les savoirs appris « sur le tas » sur des curriculum antérieurs de moins en moins distinctifs. Dans ces conditions, le droit n’apparaît plus comme la « science de l’État », ni même comme un savoir privilégié de l’action politique. La dévalorisation structurelle de la compétence juridique semble ici s’accompagner d’une désacralisation de la figure du juriste, auquel on dénie le monopole de la manipulation du droit.

Dans le modèle classique, l’efficace propre de la compétence juridique se fondait sur un effet de coupure et d’autorité, analogue à la séparation entre sacré et profane. Est-il pour autant nécessaire de penser que la désacralisation de la compétence juridique aboutit à faire perdre toute pertinence à la formation juridique dans l’exercice des fonctions politiques ? On peut, au contraire, comme l’a fait lors de notre discussion le professeur François Ost, suggérer que l’invisibilisation du droit reconduirait, quoique sous une autre forme, la relation privilégiée entre la compétence juridique et

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le champ politique au lieu de l’abolir. Selon cette hypothèse, la place de la compétence juridique devrait être mesurée en quelque sorte en deçà de compétences sanctionnées attachées à une personne, comme formant un cadre normatif commun à toute interaction entre acteurs. En ce sens, selon les mêmes modalités qu’un langage, dont chaque acteur serait doté mais qu’aucun ne pourrait se targuer de posséder, la compétence juridique serait rendue invisible par son omniprésence dans les interactions récurrentes. Cela supposerait effectivement que les praticiens de la politique feraient du droit sans s’en apercevoir, à la manière de Monsieur Jourdain, et que, comme l’a suggéré une de nos intervenantes, plus rien n’empêcherait les profanes de « faire du droit ». Sur le plan de la valeur de la compétence juridique, cette hypothèse implique que ce serait désormais en tant que compétence générale, et non plus exclusive, comme « culture politique partagée » (voy. supra, section 3), que le droit manifesterait sa prééminence comme condition de possibilité de l’action politique.

Plusieurs objections peuvent être faites à cette hypothèse. On peut sans doute, en partant du plus évident, lui prêter un certain finalisme. En effet, on peut l’interpréter comme laissant entendre que le droit aurait toujours été « en puissance » le langage du monde politique, qu’un long processus historique d’intégration par les individus aurait permis de révéler. D’une certaine manière, selon cette interprétation, l’hypothèse de la compétence juridique comme « culture politique partagée » tomberait dans un piège ontologique, en attribuant au droit une finalité intrinsèque consubstantielle à son être.

On voit bien, en second lieu, les implications paradoxales de cette thèse quant à l’enseignement du droit – implications qui ne sont sans doute pas étrangères à sa séduction. Il semble en effet que la désacralisation de la compétence juridique dans le champ politique est principalement due à un élargissement de l’accès à l’enseignement du droit. Ce serait en conséquence par sa dévalorisation même (équivalent ici à sa « démocratisation ») que la compétence à manipuler le langage du droit réaliserait cette valeur.

Le dernier point concerne les conditions de la réfutation, qui semblent difficile à déterminer dans le cas d’une hypothèse qui suppose la présence du droit dans son invisibilité même. La possession de la compétence juridique, sous forme d’un habitus qui ne serait jamais tout à fait conscient ni individualisé, est en effet supposée par la participation même au jeu politique. Les individus impliqués dans le jeu politique ne seraient, pour inverser la proposition édictée supra (section 3, premier paragraphe), jamais insuffisamment juristes. Autrement dit, on trouverait reconduite, à la limite,

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une relation tautologique entre compétence juridique et activité politique, la première étant une précondition de la seconde.

Loin de disqualifier cette hypothèse, ces objections nous semblent davantage révélatrices de la difficulté à penser la déliaison entre le droit et l’activité politique – à sortir d’une relation tautologique établie par le modèle classique. C’est précisément ici, comme nous l’avons déjà brièvement souligné, que le recours à une approche socio-historique – en révélant le caractère historiquement consolidé de cette liaison – s’avère utile. Couplée à cette approche, l’hypothèse du droit comme « culture politique partagée » nous paraît précisément susceptible d’ouvrir une nouvelle direction de recherche. Elle nous oblige en effet à poser la question de savoir dans quelle mesure les processus longs qui ont donné naissance à cette liaison sont susceptibles de s’inscrire, à un niveau moins manifeste, dans l’habitus des individus, alors même qu’ils auraient pour ainsi dire perdu leur raison d’être. Cette inscription passerait, en échappant aux individus singuliers qui seraient les détenteurs de la compétence juridique, par un mécanisme historique d’ajustement des habitus individuels aux formes juridiques qui structurent le social et le politique. Au lieu de passer directement de l’absence des juristes à l’absence du droit, il s’agirait dès lors de traquer la trace de ce processus d’apprentissage sans maître, de cette partie de la culture juridique qui se transmet en dehors des structures formelles de reproduction.

Conclusion

En inversant les termes de la question « Quelle(s) formation(s) – et quelle(s) recherche(s) – pour quel(s) juriste(s) et pour quel droit ? » et en la soumettant d’abord à des non-juristes (en l’occurrence des professionnels de l’action publique formés en sciences politiques), nous avons tenté de proposer une compréhension différente des enjeux et du rôle du droit, de la formation juridique et « des juristes » dans la fabrique de l’action publique dans la Belgique contemporaine. Bien entendu, la première analyse de la problématique à laquelle nous nous sommes livrés ci-dessus ne s’appuie que sur quelques fragments et témoignages d’une réalité complexe et multidimensionnelle. Néanmoins, cet exercice s’est avéré extrêmement fécond et a fait émerger certains enseignements qu’il convient de souligner.

Tout d’abord, c’est un véritable programme de recherche qui pourrait être mis en œuvre suite aux premières pistes que nous avons dégagées de la séance de séminaire à laquelle nous faisions allusion au début de cet article. En effet, le manque de données et d’études sur le sujet en Belgique est criant, les nouveaux profils et la formation des « faiseurs de droit »

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restant largement inexplorés. Qui sont les visages de la production et du pilotage de l’action publique ? Les enquêtes existantes se limitent à l’analyse de la formation et de la carrière des élus, alors qu’on connaît la diversité et l’abondance du personnel politico-administratif qui œuvre en coulisses. Il apparaît dès lors fécond, à l’avenir, de trouver les moyens de mener un véritable programme de recherche visant à mieux comprendre les trajectoires de ces acteurs situés à l’arrière-scène qui, dans les faits, s’apparente davantage à l’avant-scène de l’action publique.

Ensuite, nos réflexions nous conduisent à pointer deux carences potentielles de la formation juridique telle qu’elle est actuellement dispensée par les universités belges francophones. D’une part, le besoin d’une (meilleure ?) formation au temps de l’ « avant-parlement ». Comme souligné, ce moment formate dans une grande mesure (plus qu’avant ?) le droit lui-même. Il est donc tout à fait pertinent d’offrir aux futurs juristes une bonne compréhension des enjeux de l’ « avant-droit » – entendu au sens des processus de production de nouvelles règles juridiques, de leurs dynamiques d’élaboration et d’adoption, lorsque ces règles n’ont pas encore de valeur juridique au sens du droit positif, et ne constituent donc pas encore du droit, au sens objectif du terme – afin de leur permettre d’être plus au fait des mécanismes réels du pouvoir et, ainsi, d’être mieux formés aux métiers liés à la fabrication de l’action publique. D’autre part, c’est la compétence même de la « négociation » en général qui devrait faire l’objet de plus d’attention. Dans cette perspective, il serait pertinent d’orienter davantage un pan de la formation vers les rapports que le juriste peut être amené à entretenir avec des acteurs différents des acteurs juridiquement autorisés, dans le cadre d’un droit fruit de dynamiques multiples de négociations32. Dans une optique plus professionnalisante, il conviendrait peut-être d’étudier la possibilité d’avoir davantage recours à une pédagogie du type problem solving pour aiguiser le potentiel intellectuel d’inventivité et de créativité juridique, dans un contexte forçant à l’interaction entre logiques juridiques et non-juridiques. Cette orientation vaut d’ailleurs aussi pour d’autres cursus (sciences politiques, économie, psychologie, etc.), la négociation étant une compétence qui semble particulièrement valorisable dans une série de métiers. Dans notre optique, la négociation est bien autre chose que le calcul rationnel des forces en présence, mettant aux prises des acteurs sans qualité. Elle suppose au contraire des individus formés dans le langage juridique (plutôt que par celui-ci), capables de développer des

32 P. GÉRARD, F. OST, et M. VAN DE KERCHOVE (dir.), Droit négocié, droit imposé ?, Bruxelles, Publications des facultés universitaires Saint-Louis, 1996.

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capacités de traduction des enjeux en différents langages, quels que soient les formations en amont ou les problèmes à résoudre en aval.

Enfin, il faut souligner l’originalité et le défi représentés par le renversement de la perspective qui a été opéré lors de cette séance du SIEJ. Il n’est en effet jamais aisé d’opérer un décentrement par rapport aux lunettes que l’on chausse habituellement, encore plus, s’il s’agit de lunettes disciplinaires. Pour le dire plus trivialement, accepter qu’un « autre » mette le nez dans ses affaires, en l’occurrence dans sa discipline et sa formation, ne va pas sans risque de dérangement. Cette démarche d’ouverture est une gageure dans un univers académique et scientifique très cloisonné et qui repose encore très largement sur la spécialisation disciplinaire de chacun. Or nul doute que c’est en combinant différents angles d’approche que l’on arrive à éclairer l’ensemble d’un tableau et à traduire, au-delà des disciplines, les enjeux d’un thème commun. Aussi, si certaines divergences de vue « disciplinairement marquées » ont pu apparaître dans la discussion, elles sont la preuve que le dialogue entre disciplines, sans être sans obstacles, est toujours utile. Ne fût-ce que parce qu’il oblige les points de vue à justifier davantage de leur fondement, et qu’il met au jour des chemins de recherche encore non explorés.