« Analyse de l’action chez Blondel à la lumière du Vinculum substantiale de Leibniz»

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1 TEXTE DE PRÉSENTATION DU SÉMINAIRE DU 18 AVRIL 2014 Par TOUKO Arinte I- INTRODUCTION La mondialisation, les communautés économiques et politiques, la genèse des sociétés ont pour terme commun l'individu. Le progrès des peuples se fait souvent en s'appuyant sur le génie ou le talent d'un individu qui apparaît opportunément selon les moments. Toute histoire d'une société quelle qu'elle soit se construit autour du charisme d'une personne, source d'inspiration, catalyseur et canalisateur d'énergies. Les charismes individuels influencent des peuples entiers pour fonder ou nourrir des civilisations. Il y a un flux continuel entre l'individu et une communauté (politique, économique, scientifique, culturelle, etc.). Nous nous trouvons ramené à l'éternelle question de l'un par rapport au multiple, de leur principe, de leur solidarité et de leur collaboration, de la place de l’individu dans cette multiplicité et de la façon dont il s’affirme ou existe. Maurice Blondel s’est penché sur la question et a trouvé que l’Action est ce par quoi l’individu est. Mais en même temps, elle pose les problèmes du sens, de sa place par rapport à la société, à leur finalité. Ce questionnement le conduit à élaborer un système intégral qui se veut une logique et une science de la vie. II- MAURICE BLONDEL ET SON OEUVRE A- MAURICE BLONDEL, TRAÎTRE DES DEUX BORDS ‘’L’Action’’ a vu le jour en pleine crise moderniste, crise qui fera des victimes et des mises à l’index : Laberthonnière, Lagrange, Teilhard de Chardin entre autres. Cette crise qui oppose l’autorité ecclésiale aux penseurs (historiens, philosophes, théologiens, etc.) qui remettent en cause les autorités philosophiques et religieuses voit aussi émerger des esprits qui comme Blondel, vont tenter une synthèse, une science intégrale, par la méthode d’immanence en vue de réconcilier le naturel et le surnaturel, la pensée et la vie. En effet, pour Blondel « l'homme ne peut recevoir que ce qui correspond à quelque chose qui est en lui et à son désir métaphysique d'infini. C'est ainsi qu'il ouvre l'existence humaine sur la possibilité de l'accueil

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TEXTE DE PRÉSENTATION DU SÉMINAIRE DU 18 AVRIL 2014

Par TOUKO Arinte

I- INTRODUCTION

La mondialisation, les communautés économiques et politiques, la genèse des sociétés ont

pour terme commun l'individu. Le progrès des peuples se fait souvent en s'appuyant sur le

génie ou le talent d'un individu qui apparaît opportunément selon les moments. Toute histoire

d'une société quelle qu'elle soit se construit autour du charisme d'une personne, source

d'inspiration, catalyseur et canalisateur d'énergies. Les charismes individuels influencent des

peuples entiers pour fonder ou nourrir des civilisations. Il y a un flux continuel entre l'individu

et une communauté (politique, économique, scientifique, culturelle, etc.). Nous nous trouvons

ramené à l'éternelle question de l'un par rapport au multiple, de leur principe, de leur solidarité

et de leur collaboration, de la place de l’individu dans cette multiplicité et de la façon dont il

s’affirme ou existe. Maurice Blondel s’est penché sur la question et a trouvé que l’Action est

ce par quoi l’individu est. Mais en même temps, elle pose les problèmes du sens, de sa place

par rapport à la société, à leur finalité. Ce questionnement le conduit à élaborer un système

intégral qui se veut une logique et une science de la vie.

II- MAURICE BLONDEL ET SON OEUVRE

A- MAURICE BLONDEL, TRAÎTRE DES DEUX BORDS

‘’L’Action’’ a vu le jour en pleine crise moderniste, crise qui fera des victimes et des mises à

l’index : Laberthonnière, Lagrange, Teilhard de Chardin entre autres. Cette crise qui oppose

l’autorité ecclésiale aux penseurs (historiens, philosophes, théologiens, etc.) qui remettent en

cause les autorités philosophiques et religieuses voit aussi émerger des esprits qui comme

Blondel, vont tenter une synthèse, une science intégrale, par la méthode d’immanence en vue

de réconcilier le naturel et le surnaturel, la pensée et la vie. En effet, pour Blondel « l'homme

ne peut recevoir que ce qui correspond à quelque chose qui est en lui et à son désir

métaphysique d'infini. C'est ainsi qu'il ouvre l'existence humaine sur la possibilité de l'accueil

2

de la Révélation chrétienne »1. Mais peine perdu il sera considéré de part et d’autre comme un

traitre. Comme lui-même le dit : « à gauche, on m’accusait de ne réserver la part de l’homme

et de tout surnaturaliser. À droite on m’a reproché d’abord de ne pas réserver la part de Dieu

et à tout naturaliser, même la grâce et l’ordre surnaturel »2. Mais lui, rejette l’une et l’autre

accusation : « Je tendais à maintenir, à manifester dans leur étendue ces deux parts, - sans

nulle abdication de la raison qui conserve son droit de regard et son droit de coopération

jusqu’aux sommets où saint Jean de la Croix parle de notre passivité active - sans nul

empiétement sur le terrain théologique, puisque le transcendant peut compénétrer notre vie et

devenir immanent à notre action en gardant tout son caractère gratuit et, à vrai dire,

innaturalisable »3. Ce dédain de toute part ne l’empêchera pas d’aller au bout de son œuvre.

Car, non seulement il savait ce qu’il voulait dès le départ, mais aussi d’où il venait et où il

allait : il était foncièrement catholique et voulait une philosophie chrétienne, respectueuse de

l’immanence des rationalistes, immanence par laquelle l’autonomie de la raison est garantie.

Mais son zeste personnel est qu’il voulait d’une immanence qui ouvre sur la transcendance en

« sondant les prétentions des êtres contingents et finis »4. Pour ce faire, il table sur une

dialectique de l’incomplétude humaine, incomplétude qui pousse l’homme à sortir de lui-

même (extase) pour rechercher ce qui lui manque, le complète et qui en même temps le

transcende. De la sorte, Blondel débouche ainsi sur l’hypothèse nécessaire de la

transcendance. « Sa méthode représente la démarche qui permet d’accéder du singulier à

l’universel, de l’expérience à la science, de l’existence à la philosophie »5, dans un premier

moment; dans un second autre, cette connaissance complète la connaissance parcellaire que

l’on avait du singulier et permet de le mieux connaître comme être avec et pour autrui. Le

titre de sa thèse pour le moins insolite, veut contester l’hégémonie de la pensée pour en faire

une étape de l’action. Par ailleurs, chrétien, il se sent appelé à une vocation universitaire dans

1 VIRGOULAY, René, La Philosophie de l’Action. Maurice Blondel (1861-1949), in Esprit et Vie n°205-6 -

décembre 2008.

2 LEVÊFVRE, Frédéric (1889-1949), L’itinéraire philosophique de Maurice Blondel, Document numérique,

Collection Les classiques des ciences sociales, 1928, p.49.

3 Cf. supra

4 COLLECTIF, Maurice Blondel et la philosophie française, 2007, p 209

5 VIRGOULAY, René, l’Action de Maurice Blondel -1 893- Relecture pour un centenaire, B.A.P., Beauchesne,

Paris, 1992, p.9

3

un milieu acquis à la cause du rationalisme. « S’il réagit contre la mentalité rationaliste, il ne

le fera pas directement au nom de sa foi religieuse mais au nom de la philosophie elle-même.

S’il relativise d’une certaine manière la pensée, c’est pour en briser l’autonomie fermée,

ruineuse de la métaphysique véritable »6. Bien plus, il instaure une corrélation entre la pensée

et l’action, et de la sorte se démarque d’Aristote dont il ne nie pas l’influence sur lui mais qui

« déprécie et subordonne la pratique à la pensée, qui détache et exalte l’ordre pratique »7.

Pour Maurice Blondel, « Pensée et pratique ne peuvent être mises exclusivement en

dépendance l’une de l’autre ; elles entretiennent entre elles un rapport médiatisé par l’action

qui reste le centre de la philosophie comme de la vie »8.

Traitre des deux bords aussi, parce que ses adversaires, d’une part les thomistes, l’accuseront

de « méconnaître le pouvoir de la raison, de déprécier la valeur de l’intelligence et du

concept, d’affaiblir d’une manière dangereuse la consistance propre de l’ordre

intellectuel »9, d’autre part les rationalistes « qui considèrent l’entreprise d’une philosophie

chrétienne comme contradictoire et en soi détestable »10.

Par rapport à son recours permanent de la théologie catholique, ses adversaires se posent la

question de savoir s’il ne part pas de ses convictions de croyant, de sa connaissance et de on

adhésion à la foi catholique, et si ses présupposés n’orientent pas secrètement et de manière

tendancieuse sa démarche11. Sa réponse est qu’il tente de vérifier, de manière critique et

philosophique la vérité du christianisme: « L’inspiration de mon travail, (dit-il), n’est

nullement théologique. Je me suis efforcé d’aller aussi loin que la raison peut et doit aller,

sans empiéter sur aucun domaine étranger (…) Jai tenté l’examen philosophique de

problèmes dont, en France plus peut-être qu’ailleurs, l’on s’est trop souvent détourné par

scrupule ou par quelque motif que ce soit. Cette abstention, dont l’Angleterre et surtout

6 VIRGOULAY, René, l’Action de Maurice Blondel – 1893 – Relecture pour un centenaire, B.A.P.,

Beauchesne, Paris, 1992, p. 10

7 Ibid., p.16

8 Ibid., p. 17

9 TRESMONTANT, Claude, Introduction à la métaphysique de Maurice Blondel, Seuil, Paris, 1963, p. 17

10 Ibid.

11 Ibid. p. 126

4

l’Allemagne sont loin d’avoir imité l’exemple, me paraît périlleuse, parce qu’en l’absence de

toute discussion rationnelle sur les questions qu’on ne supprimera pas, le champ reste ouvert

au conflit violent des zèles contraires. Écarté. par ceux qui répugnent à l’entreprise d’une

philosophie de la nature délaissée par ceux qui se désintéressent de la métaphysique

proprement dite et de l’ontologie, Blondel a de plus été attaqué et dénoncé par ceux qui

pourtant étaient le mieux placé pour comprendre le sens de son entreprise, les thomistes.

C’est ainsi que l’œuvre de Blondel s’est trouvé isolée de toute parts »12.

B- MAURICE BLONDEL, MÉDIATEUR ET MODÉRATEUR D’UNE

QUERELLE SANS MERCI

Ce rejet de toute part sera le moteur de Blondel, car en ne le souhaitant pas, cette situation lui

permet de jouer son rôle de médiateur entre les deux camps. En effet, son projet d’une science

globale et d’une logique de la vie a pour but de concilier les deux bords : « préserver à la fois

la consistance propre de l’ordre créé, et l’aspiration de tout le créé vers sa fin »13. Blondel à

cet égard assume le rôle du chaînon manquant entre les deux parties. Pour ce faire il élabore,

sans toutefois verser dans la philosophie du devenir d’Héraclite d’Éphèse, un système in via

où la création toute entière est entrain de se faire. Son système s’intéresse aussi bien aux

données physiques qu’aux données psychologiques. L’œuvre de Blondel est de la sorte une

œuvre englobante qui part de la genèse de la Pensée à son extériorisation en des actions

concrètes et de l’insertion de ces dernières dans un schéma global. L’œuvre Blondélienne est

ainsi toute à la fois une œuvre philosophique, psychologique, épistémologique, éthique,

esthétique, politique, sociologique, etc. Elle est vraiment une synthèse intégrale qui permet de

dresser un pont à l’instar de l’action entre les différents groupes en conflit :

- entre la Raison et la Foi ;

- entre les théologiens et les philosophes ;

- entre la modernité et l’église à travers son magistère.

- Entre la volonté voulante et la volonté voulue, respectivement source de l’action et

l’action accomplie,

- entre l’ébranlement qui a commencé à l’intérieur de l’homme, celle-ci invisible, et qui

s’extériorise par des actes concrets qui sont eux visibles.

12 COLLECTIF, Maurice Blondel Et la philosophie française, note 15, Op. Cit., p. 137

13 Cf ; supra, p. 80

5

Cette adéquation entre les deux bouts n’est pas aisée. Elle n’est pas non plus automatique, car

elle n’exclut pas la liberté. En effet, il y a toujours « difficulté (…) d’harmoniser nos désirs

intimes, d’égaler le résultat effectif de l’acte à l’ambition du vouloir »14.

Médiateur il l’est enfin par ce désir de rétablissement de l’unité de la personne humaine

malgré les différents états d’être et le défilement du temps et de l’espace qui portent la

personne. En effet, « chez tout homme, il y a antagonisme interne zizanie de tendances

opposées ou tout au moins divergentes. Jeté dans cette multitude d’appétits et de désirs

comme une pierre dans une eau populeuse, l’acte ne paraît d’abord servir qu’à exaspérer les

oppositions et les contradictions. En face de la résolution déclarée, toutes les puissances

hostiles se réveillent, se groupent, et de la défensive tendent à l’offensive. On dirait qu’il

suffise de vouloir pour qu’aussitôt on ne veuille plus »15. Comment assumer ses

responsabilités dans ces conditions ? L’action, dès lors, « a pour effet de coordonner et de

subordonner l’ensemble des énergies intérieurs »16. Elle fait l’unité de l’être pour l’ouvrir à

d’autres actions et à d’autres êtres. Cela ne peut être possible que grâce au ‘’vinculum’’

leibnizien qui arrive opportunément pour soutenir son hypothèse. L’action dès lors exprime

l’être et est sa synthèse. Elle est ce par l’être s’affirme et un pont vers l’altérité.

III- LE CONTEXTE DE L’ÉCRITURE DE LA THÈSE

Le contexte de l’écriture de la thèse de Maurice Blondel correspond à celui du modernisme et

de la crise moderniste. Le modernisme fut un mouvement culturel et intellectuel entre le XIX°

siècle et le XX° siècle en occident. Il s’étendit sur plusieurs domaines, tels l’architecture, la

musique, la littérature, la théologie, la philosophie. Quant à la crise moderniste, elle fut une

des conséquences du modernisme. Dans le catholicisme, elle se caractérise par le relativisme

vis-à-vis des valeurs de l’Église et une tendance à la sécularisation. Elle sera condamnée par

le Pape Pie X dans son Encyclique, Pascendi Dominus Gregis (1907). Cette période a opposé

particulièrement les philosophes et les théologiens d’une part et les philosophes et certains

théologiens progressistes contre le magistère de l’Eglise, d’autre part.

C’est dans ce contexte que Maurice Blondel écrit sa thèse sur l’Action, à la fois Vinculum

14 Paul Archambault, Vers un réalisme intégral, op.cit., p.22

15 Ibid., p.23

16 Cf. supra

6

substantiale et Vinculum substantiali dans une démarche elle-même médiatrice pour

réconcilier les différents bords qui s’affrontent durant la crise moderniste. Pour amener les

partisans de l’immanence et ceux de la transcendance au dialogue, il affirme que la raison

humaine tout en conservant son autonomie (immanence) sent d’elle-même la nécessité d’une

ouverture à une transcendance qui est en lui. L’action est ce par quoi l’homme exprime son

autonomie et son ouverture à l’altérité. Dans sa démarche, Maurice Blondel ne tente pas

d’expliquer l’action en dehors de la dimension. Il va chercher les sources de l’action dans

l’homme, rejoignant en quelque sorte un certain Saint Augustin qui disait : «je te cherchais

au-dehors et tu étais au-dedans de moi ! »17

.

La connaissance de l’être par les méthodes propres à Blondel est une Ontologie blondélienne.

Elle lui permet d’asseoir une science globale de l’être dans sa relation avec les autres êtres

d’une part et sa source principielle d’autre part. C’est une méthodologie spécifique

d’acquisition de la connaissance : ni positivisme pur ni dogmatisme éthéré, mais une science

du possible pour unifier toutes les dimensions existentielles de l’être et tous les êtres. Cette

unification est une réponse aux différentes quêtes permanentes de l’être: la science positive, la

poésie, la métaphysique bien comprise, l’ascèse, la mystique18

, clefs d’accès à la Voûte, la

Réalité qui lui échappe encore19

. L’Ontologie blondélienne est ainsi une démarche qui évolue

à partir d’une phénoménologie vers un réalisme intégral.

IV- DU SYSTÈME INTÉGRAL

La philosophie antique a connu des systèmes explicatifs de la réalité et tenté de proposer un

sens global de la vie.

Chaque système intégral est spécifique à l’histoire personnelle du philosophe qui s’y attelle. Il

est aussi en rapport avec le contexte sociétal et intellectuel du moment. Ces Contextes

charrient des interrogations que les contemporains se posent. Quant à Maurice Blondel sa

préoccupation est si : « oui ou non la vie a-t-elle un sens ? ». Il partira de l’Action pour

résoudre son énigme.

17

Saint Augustin, Confessions X, 27, 38

18 Cf. S.A., Blondel, entre l’Action et la Trilogie, Lessius, 2003, p.230

19 Ibid., p.229.

7

V- L’ACTION COMME FONDEMENT DE SON SYSTEME INTEGRAL

Maurice Blondel devait partir de quelque part, d’un point de départ qui soit simple et concret

mais qui ne soit pas une simple donnée empirique. Il choisit de partir de « l’Action ». Car

l’action contient une nécessité qui lui est propre, une logique immanente20

. Elle obéit aux

critères de scienticité et on peut en tirer une méthode21

. Elle échappe à la contingence

empirique et aux variations individuelles et permet d’établir des lois, des enchaînements

rigoureux, des déterminismes22

. De la sorte, l’action a une ouverture sur l’universel et peut

donner de trouver « une solution au problème de la vie, solution qui s’impose nécessairement,

et qui soit valable pour tous et communicable à tous. ‘’Car, il ne faut pas que mes raisons, si

elles sont scientifiques, aient plus de valeur pour moi que pour autrui, ni qu’elles laissent

place à d’autres conclusions que les miennes (A, XVII)’’ »23

. La méthode qui s’impose donc à

l’analyse de l’action demeure incontestablement la méthode scientifique qui part de ce que

l’on peut affirmer et vouloir, le phénomène, l’objet des sciences positives.24

L’Action est entièrement ancrée au centre de la préoccupation fondamentale de l’homme et

Blondel en fait le point de départ de sa recherche. Elle impose des questionnements sur la

nécessité de l’engagement, de son efficacité, et sur la destinée de l’homme, questions

auxquelles Blondel veut tenter de répondre. Ces questions impliquent que l’être pensant est un

fait problème. Problème qui ne se poserait pas devant un être inerte sans pensée et sans

conscience. Il n’y a de problème que devant une pensée qui pense et se pense.

Blondel choisit de partir du thème de « l’Action » parce que ce thème lui permet après analyse

d’arriver à asseoir un système intégral qui établit une unité foncière de toutes les actions

singulières et pris ensemble dans leur rapport à l’Action première. Le sens et la logique de la

vie sont alors trouvés: la vie consisterait, dans la perspective blondélienne à une tentative de

la jonction des actions singulières à l’action première qui a fait advenir l’être dans le temps et

l’espace. C’est à cette condition que les actions singulières ont du sens. Par la participation à

20

Cf. VIRGOULAY, René, L’Action de Maurice Blondel – 1893 – Relecture pour un centenaire, op.cit., pp. 10-

11

21 Ibid.

22 Ibid.

23 Ibid., pp. 12-13

24 Ibid., p. 15

8

l’action première de la création, l’homme achève dans sa vie l’œuvre universelle de la

création. Cette œuvre englobe « tout l’ordre sensible, scientifique, moral et social »25

.

Il y a donc dans une action une logique et une orientation vers un sens déterminé, ce qui fait

dire à Maurice Blondel qu’« à partir du premier éveil de la vie sensible jusqu’au plus hautes

formes de l’activité sociale, se déploie en nous un mouvement continu dont il est possible de

manifester à la fois l’enchaînement rigoureux et le caractère foncièrement volontaire»26

.

Cette orientation est un effort d’adéquation des actions singulières à une autre, celle-là

lointaine, intérieure, immanente que Maurice Blondel appelle ‘’la volonté voulante’’.

L’objectif de la thèse de 1893 est de dégager la logique, la progression et les étapes de cette

orientation27

. Ce mouvement ou amorce d’un retour à la source première selon Blondel ne naît

pas comme par génération spontanée. Blondel va pousser loin son investigation pour en

trouver sa source, cette clef de voûte vers laquelle tendent toutes les singularités en voulant la

reproduire. En cela Blondel est platonicien quand il pose l’hypothèse d’un monde autre que

visible, Modèle et Norme. Mais aussi Blondel, héritier du christianisme se démarque de Platon

en ne séparant pas les deux mondes : la pensée et l’action, un monde de contemplation et un

monde d’action. C’est pour lui un même monde qui se continue en deux moments, l’un

immanent qui appelle inexorablement un autre, le transcendant. Ils sont unis, selon Coïntet,

à leur source commune « par un vinculum substantiale caritatis »28

.

Le multiple pose le problème dont seul l’unité peut être la solution. La thèse latine de Blondel

qui traite de l’union substantiel est ce par quoi l’unité et le lien interpersonnel est possible.

C’est en cela qu’elle n’est pas une autre thèse mais une suite logique, une nécessité de la thèse

de 1893. En effet, la diversité des êtres, et conséquemment des actions va poser le problème

de leur participation à la même source. D’où, à l’instar de Leibniz, cette trouvaille de Blondel

du ‘’lien substantiel’’ qu’il perçoit comme une unité concrète en chaque être et qui assure sa

25

VIRGOULAY, René, L’Action de 1893, Relecture pour un centenaire, op.cit., p. 45

26 BLONDEL Maurice, l’Action , t. 2, (édition numérique), op ;cit., p75

27Cf. VIRGOULAY, René, L’Action de Maurice Blondel. Relecture pour un centenaire, op.cit., p. 45

28 COINTET, Pierre (de) Le Concret, d’après la Trilogie de Maurice Blondel, Mémoire DEA, Lyon, octobre

1994, p. 35

9

communion avec tous les êtres29

.

Blondel, sans perdre de vue les conclusions de ses devanciers, pense que le principe premier,

par son action créatrice, est ce lien substantiel vers lequel convergent toutes les actions

humaines. L’action devient alors un objet scientifique d’analyse afin qu’émerge une loi

universelle, une logique de la vie. La méthode de travail de Blondel consistera «à transformer

le point de départ en un point d’arrivée »30

. Le point de départ étant l’action, l’immanence, la

volonté voulue, et le point d’arrivée, la volonté voulante, la transcendance, la clef de voûte.

VI- DE LA NECESSITE DU LIEN SUBSTANTIEL

La substance est ce par quoi un corps composé ou complexe acquiert une unité foncière.

L’être étant complexe, son action est ainsi loin de revêtir le caractère de la perfection parce

que ne possédant pas une unité parfaite. L’être humain, s’il est per se, l’est à un certain degré

seulement. N’étant pas causa sui il ne peut être que par un autre qui possède la totalité de

l’être et qui a une unité foncière plus parfaite. On ne peut donc pas parler d’unité foncière en

considérant l’action humaine que par analogie. Et du reste, la vie de l’homme est à ce point

compartimentée et son état psychique instable et inconstant pour que l’homme assure une

présence totale dans chacune de ses actions au point qu’à tout moment son action puisse être

parfaite. La vie de l’homme, dès lors, a-t-elle un sens dans ces conditions ? D’où l’idée d’une

Caution d’être, d’un Parrain, immanent à l’être et qui assure la continuité d’être même dans

ses moments de déficit d’être. La responsabilité implique que l’auteur des actes possède la

totalité du savoir et préempte sur les incidences de son acte. Or l’être contingent a une vision

tronquée ou partielle des incidences futures de ses actes. Son degré de responsabilité sera en

rapport avec les ‘’lumières’’ dont il bénéficie.

VII- DE L’ORIGINE DU LIEN SUBSTANTIEL

29

Cf. Blondel Maurice, Itinéraire philosophique, op.cit. , p. 36

30 VIRGOULAY, René, L’Action de Maurice Blondel. Relecture pour un centenaire, cp.cit., p.46

10

Dans sa recherche d’explication du principe d’unité d’un corps complexe, Blondel ne pouvait

pas rester insensible au contenu de la correspondance entre Leibniz et Des Bosses,

correspondance au cours de laquelle le terme de ‘’vinculum’’ fut utilisé « pour désigner la

réalité du composé en tant que composé, partout où il y a organisme, synthèse unum per se

dans une multiplicité apparente ». Le Vnculum permet de comprendre et d’expliquer la

théorie de l’un et du multiple, de la forme et de la matière. Il a permis surtout de répondre à la

théorie mécaniciste cartésienne de la cohabitation du corps et de l’âme. Quant au terme

transsubstantiation qui a conduit opportunément au terme ‘’vinculum’’, il est le mode selon

lequel, Jésus, le Christ selon la dogmatique catholique, transformerait les espèces composées

du pain et du vin en son corps et en son sang, composés totalement différents des produits

initiaux. Cette transformation n’est possible que par le rôle actif du nouvel être, le Vinculum,

introduit par Leibniz. C’est lui qui assurerait le lien inter-substances dans les nouveaux

composés que sont le corps et le sang sous les apparences du pain et du vin.

La plupart des interprètes de Leibniz, connaissant son aptitude à la conciliation, sont

persuadés qu’il a accommodé sa pensée au dogme catholique et à la foi inquiète du prêtre

jésuite Des Bosses. Quoi qu’il en soit, Maurice Blondel a choisi de forger son système

intégral en partant du christianisme dont les vérités répondent aux normes de critiques

positives. Parlant du système intégral de Blondel, Dartigues dans un article intitulé “René

Virgoulay, philosophie et théologie chez Blondel”, y souligne «le rôle éminent de la

christologie qui, à travers le thème leibnizien du vinculum subtantiale, répond

théologiquement au concept philosophique de médiation jusqu’à se traduire par un

“panchristisme”. »31 En effet, dans la perspective chrétienne, le Christ est celui qui fait le

lien entre tous les hommes, donne la consistance à tout le réel et rassemble tout en lui pour le

porter à son Père32. On remarquera une sorte d’analogie du vinculum selon qu’on se trouve au

niveau atomique, sociétal ou spirituel. À tous les niveaux, il est ce par quoi l’unité se fait.

Leibniz trouve dans son dialogue avec Des Bosses une occasion d’aller au-delà de la

monadologie. Blondel ne pouvait trouver meilleur allié s’il voulait répondre à la question

31 DARTIGUES, René Virgoulay, Philosophie et Théologie chez Maurice Blondel, In « archives de recension de

l’Institut catholique de Toulouse ».

32 Cf. supra

11

qu’il s’est assignée, « oui ou non la vie a t-elle a un sens ? » et faire jouer à l’action le

principe d’unité de l’être humain en particulier et de toute l’humanité.

Sans un principe d’unité, comment la vie pouvait avoir un sens avec la myriade d’êtres

soumis à leur liberté ou à leur déterminisme respectif ? Comment la vie peut-elle avoir un

sens quand ce qu’on considérait comme un être est en fait un complexe d’instants

psychologiques et physiologiques. L’hypothèse du vinculum récupéré par Blondel permet de

franchir cet écueil. Blondel attribut à l’action les fonctions du vinculum. Dès lors, l’action par

laquelle l’homme est ou s’exprime, n’est plus un acte isolé. Une sorte de monade. Elle

s’inscrit dans la continuité de sa vie. Elle est aussi ouverte vers la vie des autres hommes.

Bien plus, elle est en rapport avec les actions des autres humains. La vinculum, du lien

substantiel, passe chez Blondel au lien interpersonnel. L’action dès lors est un élément de

l’ensemble. C’est un instantané d’être qui place ce dernier sur un diagramme par rapport aux

autres êtres et par rapport à l’Acte Normée, l’Exemplaire, le sommet de la Voûte vers laquelle

s’élance comme des colonnes toutes les actions individuelles.

Blondel s’approprie le concept vinculum et l’intègre à sa métaphysique pour en faire une

pierre d’achoppement dans la construction de son système intégral. Le vinculum renvoie aux

thèmes néotestamentaires ‘’Sel de la terre’’ ( ), ‘’levain de la terre’’ ( ), ingrédients

immergés dans des matières qu’ils soulèvent. Ces thèmes sont le fondement d’une

ecclésiologie communionnelle qui s’imposera au Concile du Vatican II. En effet, par

métaphore, le sel de la terre, le levain de la pâte représentent le Christ qui anime de l’intérieur

son église et lui donne vigueur tout en faisant le lien (mystique ou spirituel) entre les membres

du corps. Cette union mystique qui connaît deux moments : l’anabase, le lien mystique entre

croyant et le Christ, la catabase, le lien mystique entre les membres appartenant au même

corps, requiert la coopération de ces derniers pour que leurs actions portent du fruit en

abondance33 (ex opero operantis).

C’est lui qui réalise l’unité de la personne malgré ses différents états existentiels ; C’est aussi

lui qui réalise l’unité de toutes les actions humaines en vue d’un projet commun.

33 Cf. Jn 15, 1-3

12

Le lien substantiel au sein de la matière composée énoncé par Leibniz dans son dialogue avec

Des Bosses, Blondel le transpose au sein de l’humain pris individuellement et au sein de la

race humaine, faisant ainsi de ce lien substantiel, le principe de solidarité et de communion. Il

permet l’unité de deux substances différentes, comme dans le cas de la transsubstantiation où

se rencontrent le pain et le vin d’une part et la nature humano-divine de Jésus d’autre part.

Blondel récupère la théorie leibnizienne du «vinculum» pour expliquer comment la personne

humaine demeure la même malgré les différents états qu’elle traverse, donc responsable de

tous les actes qu’elle pose. Les actions, dans la perspective blondélienne, ne seraient pas

éparses, c’est-à-dire posées cote-à-côte comme des briques sans lien de continuité. Le

Vinculum constitue le chaînon qui les relie entre elles.

Pour Blondel, héritier du christianisme, l’action est «la participation» de l’être second à

l’acte premier de création. Ce qui fait de l’être second un co-créateur. On comprend pourquoi

la thèse française de Blondel ne pouvait se compléter que par et dans la thèse latine : «Une

énigme historique, le Vinculum Substantiale d’après Leibniz et l’ébauche d’un réalisme

supérieur »34 qui traita du Vinculum, principe de synergie et de continuité entre le premier

acte créateur et les actions postérieures des co-créateurs.

Le vinculum comme principe d’unité des êtres entre eux et enfin comme ce par quoi les deux

bouts de la création se trouvent réunis, Blondel le réalise, dans sa vie, dans le rôle de

modérateur et de médiateur qu’il a assumé dans le conflit entre théologiens et philosophes-

rationalistes au cours de la crise du modernisme.

VIII- HYPOTHÈSE : DE L’ACTION INTÉRIEURE À L’ACTION EXTÉRIEURE ; ACTION, SYNTHÈSE DE

l’ÊTRE

L’Action qui est aussi Pensée se découvre passivement par la conscience et l’homme ne sait

pas d’où elle vient ni où elle va. Elle vient en l’homme d’un ailleurs qui laisse songeur. Dans

son extase (sortie) elle peut être amenée à collaborer ou à être en conflit avec d’autres actions.

Le vinculum blondélien permet à la monade leibnizienne, (l’action individuelle chez Blondel),

de franchir les limites qui l’isolaient de l’altérité. Il cimente les actions des hommes pour faire

34 BLONDEL, Maurice (1861-1949, Une énigme historique, Le Vinculum Substantiale d’après Leibniz et

l’ébauche d’un réalisme supérieur, 2° édition, Beauchesne, Paris, 1930

13

d’eux des citoyens du monde embarqués dans une même aventure, fondant de la sorte l’action

politique. L’action blondélienne tends vers une réalisation, selon une loi que Blondel appelle

la « Normative »35, interne à chaque étant. Par elle les actions individuelles sont orientées vers

la réalisation d’un objectif ou d’un destin commun grâce à la synergie et à la complémentarité

des actions individuelles. Le monde entrevu de la sorte par Blondel est à l'instar de Leibniz,

une harmonie. En effet, le monde leibnizien n'a de sens que « s'il se rattache à une dimension

qui n'est pas inscrite en lui-même »36 .

L'Action considérée à l’état brut pouvait être assimilée à la monade leibnizien. Il fallait à

Blondel démontrer qu’elle est soumise à un déterminisme, la Normative, qui la conduit à faire

toute chose nouvelle, selon un Exemplaire, un Modèle ou Norme. Et la spécificité de cette

Normative est de tout récapituler par une démarche d’unification et de solidarisation. Le

vinculum, « une tentative sérieuse de la part de Leibniz pour redresser, à la fin de sa vie, son

idéalisme et l'orienter vers un réalisme supérieur »37, jouera le rôle du lien dynamique et

synergique entre les différentes étapes de l'action. Les notions de cocréation, de coaction, de

coopération, interaction, communion, ne sont possibles que par ce lien interpersonnel sans

lequel les hommes et leurs actions demeurent isolées, compartimentées à l'instar du sens que

donnait Leibniz de la monade38.

Il y a un sens analogique entre l'Action et le vinculum substantiale de telle sorte que l'action

est ce par quoi il existe un lien mystérique entre les hommes

Selon Faber, « Du fait même de la pluralité humaine, dans le milieu de laquelle elle s’inscrit,

toute action a des répercussions dans l’ordre éthique »39

. Elle contraint le sujet à articuler

moyen et fin40

d’où cette permanente question d’ordre éthique : « la fin justifie-t-elle les

35 BLONDEL, Action, t.1, (édition numérique), op.cit., p.238

36 BRUN, Jean, Vinculum substantiale, in "la dramatique de la modernité", p.129

37 VAN RIET, Georges, Maurice Blondel, le lien substantiel et la substance composée d'après Leibniz, in Revue

Philosophique de Louvain, 1972, Volume 70, Numéro 7 p. 488

38 Cf. Alain LETOURNEAU, Maurice Blondel, les deux thèses, op.cit., p. 202.

39 COLLECTIF, L’action dans la philosophie contemporaine, , éditions Ellipses, Paris, 2004, p. 170

40 COLLECTIF, L’action dans la philosophie contemporaine, op.cit., p. 177

14

moyens ? » ; y’a-t-il une proportionnalité entre les moyens et la fin poursuivie ou les causes ?

A quel moment parle t-on du mal, du péché? Ces questions nous permettront d’aborder les

thèmes de la Normative et de Norme par rapport auxquels le Bien et le Mal peuvent être

définis. Pour Maurice Blondel en effet la ‘’Normative’’est « une science de l’universelle et un

rattachement ontologique de nos êtres à l’être»41

parfait, norme, référence et modèle de toute

action. L’adhésion à cette norme ou l’effort de rattachement de l’être à l’Être est une

participation libre de l’être, ce qui n’amoindrit pas ce dernier, au contraire. C’est une donation

de l’être second à l’Être pour un plus être. C’est un «holocauste en esprit et en vérité qui

réalise et consacre en lui l’excellence de son être en le faisant participer, sans le confondre,

avec la Perfection subsistante »42

.

L’action quelle qu’elle soit a des répercussions sociales. Elle vient organiser ou désorganiser

quelque chose en s’inspirant, consciemment ou non des « Idées, valant pour des normes, des

étalons de mesure, de nature à inspirer des règles de conduite »43

. Notre recherche en cette

matière veut être une analyse concrète sur les conditions de réalisation de l’être dans sa

tension entre un terme qui sert de norme (la volonté voulante) et un autre qui est une forme

d’ersatz de la première (la volonté voulue) pour montrer que l’action est ce par quoi l’être fini

tente de retrouver le chemin de retour vers sa source principielle et à qui elle veut

correspondre. Tous les êtres participeraient par leurs actions à cette quête nostalgique de leur

origine par l'art, la politique, la contemplation...

Par la métaphysique blondélienne, l’on touche ce que l’humanité partage en commun, la

raison. Phénoménologique, elle est aussi immanente de par le domaine d’intervention de

l’action éclairée par la raison qui peut se satisfaire d'elle même, prendre sa source dans l'être

et y finir sa course.

L'analyse de L'Action se fera à la lumière du vinculum autour des notions diverses qu’on peut

considérer comme une terminologie spécifique à Blondel. Il s’agit de transcendance,

immanence, normative, responsabilité, coaction, cocréation, participation, coopération,

41

BLONDEL, Maurice, l’Être et les êtres, op.cit., p.464

42 Ibid.

43 COLLECTIF, L’action en philosophie contemporaine, op.cit., p. 148

15

médiation, conciliation, union, synthèse, solidarité, communion, transfiguration,

transsubstantiation, panchristisme.

Loin d’aborder un sujet qui ne serait pas de la préoccupation de l’homme, nous partirons à la

suite de ce dernier, sur ses chantiers battus pour montrer avec Blondel que son engagement, à

chaque instant est le résumé de sa vie : un homme en voie de se réaliser, un être fini en quête

de l’infini, un homo viator44. En effet, pour Maurice Blondel, toutes les actions des hommes

sont marquées par un inachèvement essentiel, en attente d’un sens à venir qui pourtant les

habite déjà à leur insu45

.

Pouvant certes figurer dans la rubrique de la Philosophie des religions, par certains des thèmes

abordés, l’analyse de l’action de Blondel est une démarche intellectuelle et rationnelle qui,

veut montrer que toute action quelle qu’elle soit est un fidèle miroir de l’homme écartelé entre

deux pôles et appelé à composer avec les autres. Notre travail veut dévoiler l’homme à travers

son action comme un être fini habité par l’infini dont l’action quoique limitée dans le temps et

l’espace a souvent la prétention de se pérenniser par la mémoire, expression de l’éternité en

lui. Enfin, nous démontrerons avec Blondel que la vie de l’homme n’a de sens que si elle est

adossée au principe médiateur et d’unité qui l’habite et le fait sentir si tant ses limites et son

incomplétude d’être.

L’Action, l’œuvre majeure de Blondel qui, en son temps, avait pour but « de maintenir le

rapport de la philosophie au christianisme, mais sans compromettre l’identité de la

philosophie et l’autonomie de la raison »46

sera son appui pour asseoir une telle métaphysique

générale qui interroge la raison pour comprendre l’être à partir de l’action et inversement.

Cette métaphysique qui se veut intégrale ne pourrait laisser aucun secteur de la connaissance

inexploré. Elle revisitera les conditions d’une démarche scientifique pour fonder une théorie

de la connaissance qui pourrait laisser une chance à l’inexpliqué, au mystère. Car comme le

dit, Yvette Périco, un de ses commentateurs, « la vie humaine n’est point tout entière

circonscrite dans ce que la science positive ou la spéculation rationnelle peuvent exactement

déterminer : un inconnu, peut-être un inconnaissable, semble nous envelopper et nous

44Cf. Gabriel, Marcel, Paris, Aubier, 1945

45 Cf. BLONDEL, Maurice, L’Être et les êtres, op.cit., p.321

46BROUILLARD, Henri, Blondel et le christianisme, in COLLECTIF, L’Action, Introduction générale, étude

approfondie du sujet, éditions Sedes, coll. impulsion, Paris 2007, p. 94

16

pénétrer »47

. L’action banale aussi soit-elle, enveloppe un mystère qui ne peut être dévoilé

entièrement. Car on a beau remonter à sa source, il est impossible à la raison d’en déterminer

de façon certaine son principe.

Maurice Blondel ne contournera pas l’obstacle parce qu’il est insurmontable. Bien plus, il ose

porter son analyse sur le seuil énigmatique et polémique entre la foi et la raison, affrontant de

front «les questions ultimes qui se posent à tout homme (…): le sens de cette vie, le bien et le

mal, la souffrance, la mort, l’au-delà »48

pour lesquelles la Raison Reine, Mère de la

Modernité, n’apporte pas toujours toutes les réponses. Questions ultimes qui sont à l’origine

de la crise moderniste parce que pour les uns, (philosophes rationalistes) seule l’immanence

est gage de scienticité et d’objectivité, alors que pour les théologiens, seule la révélation

révèle à l’homme la pure vérité, vérité qui n’est pas toujours accessible à la raison. Les uns

ont opté de ne pas songer à l’impuissance de la Raison de tout élucider, d’autres partent du

principe que seule la foi donne de la consistance à ce qui est.

La métaphysique blondélienne, sans prétendre suppléer aux sciences positives et humaines

dans la recherche des réponses définitives, voudrait plutôt apporter sa complémentarité. Son

domaine « ne recouvre pas ce en quoi l’Être est manifeste au monde…(Mais) ce en quoi

l’Être est radicalement caché au monde: c’est-à-dire le domaine de son intimité »49

. Son objet

à son terme « demeure objet de désir. Et la dernière démarche de la raison, c’est de

reconnaître qu’il y a une infinité de choses qui la surpassent »50

. Ainsi l’inquiétude de

l’action humaine trouvera un début d’explication qui demeure pour l’instant dans l’ordre du

mystère.

L’action blondélienne s’étend entre cette frontière ténue, l’expliqué et l’inexpliqué,

l’immanence et la transcendance, pour établir la source de l’action, point nœudal de toutes les

opérations de l’homme, dont celles plus intérieures comme la pensée, la volonté, le désir, la

contemplation, la création artistique, et l’organisation de la société. 47

PÉRICO, Yvette, Maurice Blondel, Genèse de sens, Paris, Editions Universitaires - Philosophie Européenne, 1991, p. 6

48 COINTET (De), Pierre, Exigences philosophiques du dialogue religieux, in communication donnée au

XXVIII° Congrès de l’Association des Sociétés de Philosophie de Langue Française, Bologne, septembre, 2000,

p.1

49 GENUYT, F. M., Le mystère de Dieu, Tournai, Desclée, 1963, p.10

50 Ibid., p.9

17

La démarche de Blondel est la démarche d’un humble chercheur qui se laisse trouver par les

réponses aux questions qu’il se pose. Sa démarche est une nouvelle méthode épistémologique

qui propose l’humilité comme « condition de connaissance, fruit et germe de

connaissance…ouvrant l’esprit et purifiant le regard. » 51

Elle « implique le renoncement à la

volonté propre»52

, « la purification de l’égoïsme »53

. Pour ce faire le chercheur doit « se

placer en deçà de l’intelligence et de la volonté, à leur source commune, dans ce dynamisme

originaire de l’être où elles puisent leur force d’agir »54

. L’humilité ici est au service de la

vérité au point de nécessiter que l’on se dépouille de « l’autolâtrie » naturelle de son

intelligence pour éviter de se faire le centre des choses55

. Sa méthode prend aussi en compte

« le tout de l’homme », évite des «procédés d’investigation que comportent les recherches

expérimentales et les lois positives de la nature »56 qui poursuivent l’être où il ne peut être

atteint57

.

L’analyse complète de l’action par Blondel l’amène à s’intéresser à la corrélation entre

l’action extérieure et l’action intérieure (tantôt pensée, tantôt contemplation), moment ultime

et noble de l’être de raison58

et expression de la finitude de l’être en recherche d’un plus être

que lui. Blondel pose ainsi le problème de la consistance des êtres dont la volonté ne coïncide

pas toujours avec l’être, ni l’essence avec leur existence.

En tant que science intégrale, la métaphysique rationnelle blondélienne « reconnaît et exerce

toutes les possibilités de la raison et (…) en parcourt tout le champ, un champ qui n’a

d’autres limites que celle du tout. Elle examine le monde, y compris la matière dans

l’intelligibilité de la pensée cosmique »59

afin d’établir une cohérence entre l’être, la pensée et

51

COINTET (De), Pierre, Exigences philosophiques du dialogue religieux, op.cit., p.3

52 Ibid.

53 Ibid.

54 Ibid.

55 Cf. COINTET (De), Pierre, Exigences philosophiques du dialogue religieux, op.cit., p.3

56BLONDEL Maurice, l’Être et les êtres, op.cit., p. 27

57 Ibid.

58 Cf. COLLECTIF, L’action en philosophie contemporaine, op.cit., pp. 118-119

59 COLLECTIF, Maurice Blondel et la philosophie française, op.cit., p. 296

18

l’action pour n’en faire qu’un seul organisme60

. Dans son entreprise, la raison découvre ses

propres limites et la transcendance devient alors une hypothèse plausible, voire un recourt

possible. L’action rationnelle devient alors une médiatrice entre l’immanence et la

transcendance. L’action fait exploser les différents compartiments pour les mettre en relation

les uns avec les autres. Les compartiments monadiques que sont l’immanence et la

transcendance ne sont plus des monades fermées, autonomes, elles ont besoin les uns des

autres, bien plus, elles communient entre elles parce qu’elles appartiennent à une même

substance grâce au vinculum.

IX- METHODE DE TRAVAIL

L’objectif de notre thèse est de démontrer que l’action est une synthèse de l’être. Par

synthèse, nous entendons l’instantané que l’être présente de lui, dans une action aussi minime

soit-elle, comme être unifié malgré le morcellement et l’étalement dans le temps et l’espace

de ses états de conscience. Cette unification n’est possible que par un principe que Leibniz a

appelé le « Vinculum ». L’action joue cette fonction unificatrice de l’être chez Blondel.

Notre méthode usera tout à la fois de la méthode d’immanence pour montrer les limites de

l’action et partant de l’être secondaire qui nécessite pour sa survie d’un plus que lui. Cela

nécessitera de remonter jusqu’au principe de l’action. Il nous faudra aussi chercher la cause

finale de toute action et les conditions de son achèvement. Notre démarche veut en déduire

une métaphysique communionnelle qui rende compte de la destinée commune des êtres et

notamment de la synergie des actions individuelles.

La métaphysique blondélienne toute ancrée dans l’étant en quête de son principe ne tombe pas

des nues. Bien que sa thèse, par son titre, introduisait un nouveau concept dans le vocabulaire

philosophique de son époque, Blondel ne venait pas faire œuvre nouvelle. C’est un homme de

son temps, formé à la discipline et à la tradition des anciens, qui puisera abondamment dans le

vivier que lui a légué sa formation universitaire et sa culture de tradition chrétienne catholique

Nous mettrons sa vision ontologique en confrontation avec celle de certains penseurs qui

avaient les mêmes préoccupations.

60

Ibid., p. 296

19

Par sa méthode d’immanence, Maurice Blondel veut asseoir une science intégrale qui prenne

en compte le tout de l’homme, l’expliqué comme l’inexpliqué, le phénomène comme le

noumène. Comme il le dit, « on ne peut pas exclure la métaphysique que par une critique

métaphysique... (Et) il serait donc étrange qu’il fut scientifique d’exclure ce qu’il n’est pas

scientifique d’admettre: comme si la preuve négative n’était point, par elle-même, plus

difficile à établir que la preuve positive »61

. Sa méthode n’est pas pour cela dépourvue de

rigueur scientifique car il propose que les questions métaphysiques soient « confrontées avec

les profondes exigences de la volonté, (afin) d’y découvrir, si elle s’y trouve, l’image de nos

besoins réels »62

.

Au regard des objectifs que nous nous sommes fixés, notre travail s’étalera sur trois parties:

Dans la première partie, nous analyserons la méthode blondélienne et les problèmes

qu’engendre le recours à la terminologie de Leibniz dans sa thèse latine. Dans une deuxième

partie, nous ferons un parcours rétrospectif de certains systèmes intégraux dont Blondel est

tributaire et de ce qu’on peut appeler les racines philosophiques de l’action parmi lesquelles

ses héritages asiatiques, helléniques, français, judéo-chrétiens, et allemands. Dans la

troisième partie, nous analyserons le concept de l’action à la lumière du vinculum, sa

fonction chez l’être pensant d’une part, sa fonction unitive entre les êtres, son rôle médiateur,

de principe d’unification et de solidarisation d’autre part. Enfin, en considérant la contingence

des êtres, nous analyserons les conditions de leur achèvement.

XI- CONCLUSION

Maurice Blondel tente, dans l’écriture de ses deux thèses une plaidoirie pour la prise en

compte d’une métaphysique intégrale centrée sur l’action de l’être « en tant que celui-ci

apparaît de façon problématique dans le monde ”63

. Établir une science métaphysique

intégrale de l’être, c’est affirmer l’insuffisance de la science à donner toute seule sens au

monde. C’est aussi reconnaître la complémentarité entre la science et la métaphysique de telle

sorte que chaque partie constitue un seuil pour l’autre

61

BLONDEL, Maurice, l’Action, op.cit. p.390

62 Ibid., p.391

63 GENUYT, F. M., Le mystère de Dieu, op.cit., p.10

20

Les deux thèses constituent les deux pendants de l’être : l’immanence et la transcendance, sa

finitude et son infinitude, sa matérialité et sa spiritualité, sa temporalité et son éternité.

L’écartèlement de l’être entre les deux pôles est source pour lui de l’inquiétude qui lui révèle

son incomplétude ontologique et sa contingence. Toutefois, cette contingence est une

opportunité d’ouverture vers Autrui et l’infini. Ce désir de s’ouvrir vers l’Autre, de connaître,

de progresser, l’inquiétude de mourir et de tomber dans l’oubli, les rites de commémoration

des disparus par des monuments funéraires pour faire mémoire sont l’expression de quelque

chose en lui qui se refuse à mourir. Ce quelque chose comme un horizon l’attire

inexorablement vers un idéal, une béatitude et une plénitude de sens. Cet horizon est

équivoque et problématique. Mais il se fabrique dans le présent immédiat, lieu où l’être se

réalise et où l’infini vers lequel l’être contingent tend n’est pas absent. Maurice Blondel nous

propose dans l’action une métaphysique de l’espérance comme fondement de la société.