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« Une semaine à Tunis (journal d’enquête, septembre 2012) »
Une version révisée de ce texte a été publiée sous le titre « Une semaine à Tunis (journal d’enquête, septembre
2012) » dans Mohamed Almoubaker et François Pouillon (dir.), Pratiquer les sciences sociales au Maghreb.
Textes pour Driss Mansouri avec un choix de ses articles, Casablanca, Fondation du Roi Abdul-Aziz Al Saoud
pour les études islamiques et les sciences humaines, 2014, p. 111-128.
Les Mouches de l’automne. Journal d’une semaine de septembre à Tunis
« La vie de ces sociétés est bien quelque part là où
E.-F. Gautier l’a cherchée : dans l’interférence des structures et
du phénomène. C’est-à-dire qu’elle ressortit à la fois des
virtualités découlant du pays, du legs concret du passé et de
l’initiative de l’homme. C’est à cette double appréhension,
commandant au fond deux techniques différentes, avec toutes
les nuances intermédiaires, que devra s’efforcer la sociologie
nord-africaine, si elle veut rester fidèle à ses ambitions
d’emprise plénière. Et nous n’aurons à ce titre à révoquer ni les
analyses de terroir ni la description ou le récit, voire le plus
anecdotique1. »
Mardi, 25 septembre 2012
J’ai obtenu le moyen de passer une semaine à Tunis. Une mission. Une certaine
culture historique « française » (tunisienne aussi) me permettrait-t-elle de voir mieux et plus
qu’un voyageur ordinaire ? Il y a déjà près de deux ans que le mécontentement latent s’est
transformé en révolution, avec le basculement inattendu qu’a représenté la fuite de Ben Ali à
l’étranger. De Paris, je n’avais rien vu venir. « Printemps arabe » : l’expression s’est imposée,
faisant écho au printemps des peuples de 1848. Je compte les mois : l’état de la France en
octobre 1849 pourrait-il donner un éclairage intéressant sur celui de la Tunisie d’aujourd’hui ?
Y a-t-il sens à comparer le petit pays anciennement colonisé inséré dans un vaste mouvement
de mondialisation et marqué par les effets d’une crise mondiale, écologique autant
qu’économique, avec la grande puissance européenne d’hier, dans un XIXe siècle où l’essor du
capitalisme s’accompagnait d’une foi dans l’idée de progrès ? Un régime républicain
monarchique et autoritaire établi depuis plus de cinquante ans et fondant sa légitimité sur la
lutte pour l’indépendance nationale avec une monarchie constitutionnelle où résonnent encore
les échos de 1789 ? Une société en mutation rapide, urbanisée (plus de 65 % de la population
tunisienne vit dans des villes) à une France dont la population était encore en 1850 très
majoritairement rurale ?
De 1848, que sais-je ? Le désenchantement après l’illusion lyrique, la sanglante
répression de juin 1848 après le « chapeau bas devant la casquette » de février, l’élection de
Bonaparte à la présidence de la République en décembre, fabriquée par le comité de la rue de
Poitiers, organe des intérêts économiques, des tenants de l’ordre social (et déjà défenseurs des
libertés fondamentales, sous la houlette de Thiers ?). Puis, en 1849, l’émancipation imprévue
de la marionnette Bonaparte devenant force politique et se gagnant une assise populaire contre
les bourgeois voulant exclure du suffrage les pauvres et les vagabonds, au nom de la
responsabilité que procureraient la propriété, la stabilité de domicile et l’éducation. « Pendant
1 Jacques Berque, « Cent vingt-cinq ans de sociologie maghrébine », Annales. Économies, Sociétés,
Civilisations, 1956, 11e année, n° 3, p. 309 (repris dans Opera minora, t. 2, Saint-Denis, Bouchène, 2001, p. 196-
197). Il me faut remercier ici Claire Fredj et Sylvette Larzul pour leur relecture attentive.
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« Une semaine à Tunis (journal d’enquête, septembre 2012) »
neuf mois, règne encore l’incertitude (juin 1849-mars 18502) » : sur ce point, les lendemains
des révolutions se ressemblent. Aurait-il fallu emporter avec moi Le Bachelier et l’Éducation
sentimentale ?
Entre l’élection de Louis Napoléon Bonaparte aux élections présidentielles de
décembre 1848 et le coup d’Etat du 2 décembre 1851 se sont écoulés trois années qui ont peu
marqué la mémoire collective. Dans le contexte d’une crise économique profonde, les
élections de la chambre, en 1849, ont vu le désaveu des constituants dont un tiers à peine ont
été réélus, et un recul des républicains modérés, au profit du parti de l’ordre et d’une gauche
radicale3. La loi du 31 mai 1850, qui restreint le suffrage universel en excluant de l’électorat
tous ceux qui n’ont pas trois ans de domicile dans le canton et les condamnés pour rébellion
envers les dépositaires de l’autorité, les limites apportées à la liberté de réunion et de presse
déconsidèrent l’assemblée aux yeux de l’opinion publique, au profit du président de la
République. La hantise d’une victoire de la gauche aux futures élections de 1852 et le
sentiment d’une impossible république conservatrice permettent à Louis Napoléon de trouver
les appuis suffisants pour réussir son coup d’État. Aujourd’hui, à Tunis, c’est de la
perspective des prochaines élections législatives qu’on discute, et de la fin du travail de la
constituante. Exclura-t-on des élections les anciens membres du RCD4 (la question, déjà
posée pour la constituante, s’était conclue par l’établissement d’une liste de non-éligibles5) ?
Depuis un an, Ennahda, parti issu du Mouvement de la Tendance islamique, détient les
principaux ministères ; on le suspecte de vouloir s’assurer le contrôle des rouages du pouvoir.
Deux autres partis, le Congrès pour la République (CPR) et Attakatol6, ont accepté de
participer au gouvernement dirigé par Hamadi Jebali. Leurs dirigeants, Moncef Marzouki et
Jamaa ben Jaafar, ont respectivement accédé à la présidence de la République et à la
présidence de la Chambre. Ils forment ce qu’on appelle à Tunis la « troïka ». Leurs partis sont
faibles, sans réelle base populaire et l’on peut penser qu’ils ne se remettront pas de leur
association à un gouvernement dont les maladresses, dans une conjoncture difficile, suscitent
l’impopularité. L’opposition de gauche reste minoritaire. En juillet, a été autorisé un nouveau
parti, Nida Tounès (l’Appel de la Tunisie) sous l’égide de Béji Caïd Essebsi, ancien ministre
de Bourguiba et chef du gouvernement provisoire entre mars et octobre 2011. Il entend faire
front contre Ennahda, qui y voit son principal adversaire et le présente comme un fief
d’anciens Rcdistes. Béji Caïd Essebsi serait-il une sorte de Thiers tunisien ? À l’image du
vieux briscard qui arbitre en 1873 en faveur d’une République conservatrice, démocratique et
libérale, plutôt que de l’organisateur de la réunion de la rue de Poitiers qui échoue à faire
barrage à la confiscation du pouvoir par Louis Napoléon Bonaparte ? Mais, contrairement à la
France de 1873, la Tunisie n’a pas le sentiment de devoir tourner la page sur un siècle de
révolutions…
2 Maurice Agulhon, 1848 ou l’apprentissage de la République, Paris, Le Seuil, 1973, p. 142.
3 Philippe Vigier, La Seconde République, Paris, PUF, p. 63 sq.
4 Le parti néo-destourien de Habib Bourguiba a été rebaptisé après le coup d’Etat de 1987 Rassemblement
constitutionnel démocratique (RCD). Ceux qui ne furent pas dupes du discours sur le changement alors arboré
par le nouveau gouvernement se moquèrent du « rez-de-chaussée », soulignant ainsi la médiocrité de ses
adhérents. 5 L’article 15 du décret-loi relatif à l’élection de l’Assemblée nationale constituante a permis d’interdire à
certains cadres du RCD de s’y porter candidats. Une liste nominative a été établie par l’Instance Supérieure
Indépendante pour les Élections (ISIE) avec pour critères les responsabilités occupées au cours des dix dernières
années et le soutien à une réélection de Ben Ali comme président de la République en 2014. 6 Le Bloc ou la Coalition, si on traduit le terme au plus près. Mais At-Takattul ad-dīmuqrāṭī min ajli l-‘amal wal-
urriyyāt a choisi de s’intituler en français « Forum démocratique pour le travail et les libertés ».
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« Une semaine à Tunis (journal d’enquête, septembre 2012) »
Mercredi
L’inquiétude devant la perspective de devoir prendre un taxi qui me rançonne à
l’aéroport – mais j’y échappe depuis qu’on m’a appris qu’il faut les saisir à l’étage des
départs, lorsqu’ils déchargent les clients, sans se rendre à la station « officielle » du rez-de-
chaussée. Avant comme après la révolution, pour une catégorie de la population, les étrangers
sont vus comme autant de proies sur lesquelles vivre – pas vraiment comme des égaux, des
hommes à respecter. Gwirra, le pluriel de gawrī, c’est le terme qu’utilise le chauffeur, en me
demandant s’il y a du mouvement à l’aéroport – car il se plaint de la situation générale, et
souffre sans doute du peu d’activité. Le hall était c’est vrai vide comme jamais – aux
antipodes de l’ambiance post-révolution, lorsque les familles venues accueillir les exilés le
remplissaient de cris de joie. Je lui réponds donc qu’il n’y pas beaucoup de touristes (suyyā )
– il n’y avait dans l’avion qu’un jeune couple correspondant à cette image. Je prends soin de
parler continument en arabe de façon à éviter d’être perçu comme un gawrī – ce qui limite la
conversation… Le taxiste – un mot d’ici – se plaint du manque de sécurité (amāna). Visant
des femmes-policiers discutant sur le trottoir, il vitupère l’inactivité de ces vipères (afġā’). Je
ne renchéris pas, ce qui marque la distance.
Dépression. Le mot revient. Une sensation accusée, en cette canicule tardive de
septembre, par un ciel crépusculaire chargé de poussière. Entre Bab Saadoun, Bab Souika et
Halfaouine, un quartier populaire dont j’ai toujours connu les trottoirs défoncés, les rues sont
plus sales qu’avant la révolution. On y construit aussi plus que jamais de façon anarchique.
Des voisins ont ainsi empiété sur l’espace public à l’entrée de l’impasse où j’habite. La zanka
s’ouvrait plus largement, ce qui permettait de s’y arrêter la journée et d’y déposer les
poubelles le soir sans gêner le passage. Son entrée est maintenant presque aussi resserrée que
le goulot étroit qui la prolonge. Le couloir ombreux est devenu long corridor sinistre et
personne n’a osé y redire. Rétrécissement de l’espace public ? Permanence, renforcement
même de l’arbitraire ?
Pourtant (ou bien y aurait-il un lien ? on sait ici ce que c’est que d’être vulnérable),
l’attention des gens et leur gentillesse quand je suis avec mon amie tunisienne aveugle.
Figures variées des petites gens, qu’on imagine mal pouvoir être facilement effacées par le
rouleau compresseur de l’islam fondamentaliste : le papetier à la bague d’argent fait de
l’esprit, le soin avec lequel il s’apprête lui donne l’air d’un coiffeur pour dames ; des femmes
en cheveux et šlāka/savates me rappellent le petit peuple des rues du Caire tel que l’a peint
Naguib Mahfouz ; les employés de la boutique de téléphonie travaillent dans les effluves d’un
parfum bon marché dont la puissance m’incommode. Aux terrasses des cafés de Bab Souika,
les jeunes gens barbus sont plus nombreux qu’il y a quelques mois. Mais je n’ai pas vu une
seule femme en niqāb – juge-t-on ici qu’il serait absurde de se rendre la vie encore plus
difficile qu’elle n’est ?
À Hammam-Lif, les femmes continuent à prendre le frais sur la promenade du bord de
mer.
Jeudi
Midi et quart. Au sortir de la Bibliothèque nationale, j’attends longuement le bus sous
le soleil. Les taxis qui passent sur l’avenue du 9 avril sont tous occupés. À l’arrêt, les gens
s’impatientent. Un bus arrive finalement, presque aussi plein qu’il y a trente ans, lorsqu’il me
fallait prendre le 6 pour aller de l’Ariana au centre de la ville. Ce n’est pas celui que j’attends,
mais il me permettra d’aller jusqu’au métro léger (c’est comme ça qu’on appelle ici le
tramway). Dezz ! Dezz ! à l’arrière on se pousse pour entrer. Il faut faire masse commune. Le
receveur martèle d’une pièce son comptoir métallique pour rappeler aux voyageurs qu’ils
doivent avancer devant lui et payer leur écot. Gestes et sons n’ont pas changé malgré les
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« Une semaine à Tunis (journal d’enquête, septembre 2012) »
années. Il y a sans doute toujours des mains pour fureter, des yeux pour ne pas voir et des
altercations parfois – « si tu n’es pas contente, tu n’as qu’à prendre le taxi ! ». Quand les
automobiles se sont multipliées avec la libéralisation des importations, les bus n’ont pas
bougé. Seul le métro léger a permis d’améliorer les transports en commun. On se plaint des
embouteillages, mais on évite d’avoir à prendre le bus si l’on en a les moyens. Hier, le journal
annonçait, présentée comme une bonne nouvelle, une forte reprise de l’importation des
automobiles.
Le pays serait-il en guerre froide ? On parle du 23 octobre prochain comme d’un jour
qui pourrait être l’occasion de manifestations contre le gouvernement et la chambre… Selon
certains, le principal parti du gouvernement essaierait de contrôler les rouages de l’État et de
tester sa puissance. Il se heurterait à des résistances à l’université, dans les médias, chez les
artistes, dans le monde syndical, la vague révolutionnaire n’ayant pas tout à fait reflué. Entre
les deux, un marais attentiste aspirerait au retour à l’ordre, prêt à accepter un vernis
d’islamité, pourvu qu’il ne contraigne pas les pratiques privées et qu’il n’immobilise pas la
marche des affaires…
Les ministres de l’Intérieur et de la Justice sont des militants d’Ennahda, qui détient
ainsi deux puissants instruments de pouvoir. Le premier se serait créé une clientèle en
organisant des recrutements massifs de jeunes policiers. Le second veillerait à maintenir son
contrôle sur la magistrature, et bloquerait toute action en faveur d’une justice indépendante.
Les opposants dénoncent leur double inaction face aux menées de petits groupes qui, après
avoir investi les mosquées, ont ces derniers mois voulu imposer leur loi aux universitaires (en
occupant la faculté des lettres de La Manouba en décembre-janvier et en en perturbant les
cours jusqu’en mars7), aux journalistes (avec en mars-avril un long sit-in devant les bâtiments
de la télévision puis un second, plus court, devant ceux de la radio en mai) et aux artistes (en
saccageant en juin l’exposition organisée au palais Abdallia de La Marsa8). Plus encore, le
pouvoir aurait encouragé ces groupes à passer à l’action9. Ne s’agirait-il pas d’hommes de
main, forts de leur impunité, conscients d’avoir le soutien tacite du gouvernement ? Peut-on y
voir la reprise d’un modèle politique séculaire dont on pourrait être tenté de retrouver la trace
jusque dans les sociétés antiques, et dont les milices néo-destouriennes auraient été un des
derniers avatars ?
Hier, parmi les livres en vente dans la zone détaxée de l’aéroport d’Orly, j’ai feuilleté
un témoignage publié par Leïla Ben Ali10
. Ce livre est-il interdit de diffusion en Tunisie –
comme l’avait été en son temps La Régente de Carthage11
? Ou simplement la détestation de
7 Le 7 mars dernier, au surlendemain de l’annonce de sanctions contre les étudiants convaincus de débordements
pendant l’occupation du site, la levée à l’entrée de la faculté, à la place du drapeau national, d’un drapeau noir
portant l'inscription « Dieu est unique, Mohamed est son prophète », a suscité un mouvement d’opinion. Le
président de la République a reçu officiellement l’étudiante qui a fait le geste de réinstaller le drapeau tunisien.
Les groupes salafistes ont alors relâché leur pression sur le campus. 8 L’histoire retiendra-t-elle comme autant de batailles ces événements ? Ou s’effaceront-ils des mémoires devant
l’ampleur de confrontations qui restent encore à venir ? 9 Avant l’attaque contre l’exposition du palais Abdellia, les ministres de la Culture, des Droits de l’homme et des
Affaires religieuses avaient qualifié, dans un « point presse » largement médiatisé, les artistes de
« blasphémateurs » ayant « touché au sacré », ce dont s’était fait immédiatement l’écho dans son prêche du
vendredi à la grande mosquée de la Zaytûna Houcine Labidi, justifiant le meurtre des coupables. Labidi, à qui
avait été confié en mai, par les ministres des Affaires religieuses, de l'Éducation et de l'Enseignement Supérieur,
la direction de l’enseignement religieux de la Zaytûna, sera démis de ses fonctions en août. 10
Leïla Ben Ali, Ma vérité, entretiens avec Yves Derai, Paris, Le Moment, 2012. 11
On peut lire une copie de ce texte sur le net. Le livre-enquête des journalistes Nicolas Beau et Catherine
Graciet, La Régente de Carthage. Main basse sur la Tunisie, publié à Paris en octobre 2009 par les éditions La
Découverte, avait suscité l’irritation du pouvoir tunisien après l’échec de l’action en justice intentée par Leïla
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« Une semaine à Tunis (journal d’enquête, septembre 2012) »
l’ancienne première dame de la République est-elle si forte qu’il serait intolérable qu’on
puisse y vendre son livre ? Marie Amélie de Bourbon-Siciles n’a pas suscité autant de haine.
Mais Marie-Antoinette…
Dans la France du XIXe siècle, après le déversement de paroles qui a caractérisé le
printemps 1848, la liberté d’expression s’est progressivement restreinte – il faut attendre
l’établissement de la IIIe République pour la voir durablement garantie. Ces jours-ci, on parle
beaucoup de la résistance des journalistes à la nomination à la tête du groupe de presse Dar
as-Sabah d’un homme qui semble avoir été choisi par le gouvernement pour sa malléabilité et
sa capacité à servir de relais pour le ministère de l’Intérieur12
. Le climat n’est plus à la totale
liberté qui a régné pendant quelques semaines après la chute de Ben Ali. Il y a encore des
taxis avec lesquels la parole est légère ; mais sont revenues les pesantes questions et le silence
sur soi chez d’autres qui pensent sans doute que cet étranger qui ne l’est pas vraiment pourrait
bien intéresser la police. Ne disait-on pas qu’avec les gérants des kiosques de tabac-journaux,
c’étaient ses meilleurs auxiliaires ?
Revient le sentiment qu’il peut être dangereux d’en dire trop. Et les procédés
d’intimidation contre ceux qui élèveraient la voix semblent être revenus. Il ne s’agit pas
seulement d’éviter des fuites concernant des dossiers politiquement brûlants. Traduire en
justice des activistes « salafistes » expose à se retrouver à son tour l’objet de poursuites. En
mars 2012, quelques heures après avoir déposé plainte contre les deux étudiantes qui avaient
fait irruption dans son bureau, le doyen de la faculté des lettres, Habib Kazdaghli, s’est
retrouvé à son tour mis en examen pour violences. En juin, Nadia Jelassi, responsable de
l’exposition du palais El Abdellia, a été convoquée devant la justice13
. L’atteinte aux bonnes
mœurs est une arme redoutable pour faire taire les impertinents : le bloggeur Sofiène
Chourabi en a fait en août l’amère expérience
14. C’est aussi le chef d’accusation qui motive la
poursuite du ministère public contre une jeune fille qui venait de déposer plainte pour viol
contre des policiers15
. L’affaire a fait grand bruit, jusqu’en France.
Vendredi
Den-Den, 8 heures trente du matin, à l’heure où les employés vont travailler dans le
centre-ville. J’observe les coiffures et les vêtements sur le quai du métro léger. Beaucoup de
femmes portent le voile, avec une grande variété dans les couleurs et la disposition – austère
gris-brun de cette silhouette fortement charpentée, portant lunettes et le menton haut couvert,
comme une nonne ; jeu de violet, de turquoise et de noir qui encadre le visage nettement
maquillé d’une jeune fille qui affirme sa coquetterie ; motif en peau de panthère dans un brun
assourdi qui s’accorde à la peau sombre d’une autre. Toutes ces femmes partent travailler,
aussi différentes entre elles que le sont celles qui ont les cheveux découverts. Les premières
Ben Ali pour en empêcher la publication en France. L’ouvrage, qui ne pouvait bien sûr circuler en Tunisie, y a
connu un grand succès au lendemain de la révolution. 12
Lotfi Touati qui, après ses études de journalisme, a travaillé quelques temps comme commissaire de police, a
été du temps de Ben Ali rédacteur en chef du Quotidien. 13
N. Jelassi a été traduite en justice pour « troubles à l’ordre public, aux bonnes mœurs et au sacré » (article
121.3 du code pénal) encourant une peine de six mois à cinq ans de prison. Convoquée le 28 août devant le
procureur, elle est soumise à des mesures anthropométriques. Il faut attendre le 4 septembre pour entendre le
ministre de la Culture, l’indépendant Mehdi Mabrouk, affirmer son soutien aux artistes et annoncer que des
poursuites ont été engagées à l’encontre des personnes suspectes d’avoir participé au saccage. 14
Un procès pour ivresse publique et outrage public à la pudeur (délit passible de six mois de prison selon
l’article 226 du code pénal tunisien), lui a été intenté au en même temps qu’au journaliste Mehdi Jelassi après
leur interpellation à El Mansoura, une jolie plage de sable fin, bordée de quelques villas, à proximité de Kélibia,
un lieu de séjour estival apprécié. C’était à l’aube d’un dimanche. Ils étaient accompagnés d’une jeune fille. 15
Les policiers faisaient semble-t-il partie des jeunes recrues de l’été.
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« Une semaine à Tunis (journal d’enquête, septembre 2012) »
sont peut-être les plus nombreuses déjà – le phénomène de « réislamisation » de l’espace
public qu’ont observé les sociologues n’a sans doute pas fini de se développer à Tunis. Elles
m’invitent à observer les cheveux de leurs sœurs : le henné flamboyant qui encadre le visage
altier d’une fille du nord-ouest ; de tristes mèches décolorées dans les cheveux embroussaillés
d’une employée de l’administration qui n’a pas pris le temps de s’apprêter ; les longs cheveux
sages de lycéennes. Chignons couverts et chignons découverts.
Le large couloir qui mène à la salle de spectacle de la compagnie el Teatro, dans des
bâtiments construit au début des années 1980 qui abritent aussi un hôtel de luxe, le Mechtel,
est encombré par une foule qui se presse : journalistes, professeurs, militantes d’association
pour la défense des droits des femmes, figures historique de la gauche locale. La salle,
comble, est inaccessible. On y a organisé une réunion de soutien à cette jeune fille qui, après
avoir porté plainte pour viol, a été traduite devant les tribunaux pour outrage public à la
pudeur. Murs peints en bordeaux, rampes de lampes halogènes, petite cafétéria où l’on ne sert
pas d’alcool. À ce détail près, on pourrait se croire dans une maison de la culture de Marseille
ou de Montpellier : mêmes vêtements – ici, chaussures de sport brodées à la manière de
chaussons ; là, sac de cuir en bandoulière – gestes proches. On vote certainement à gauche,
c’est un monde où l’on voyage, où l’on va au spectacle, où l’on lit – les Choses de Perec y
sont sans doute une référence familière. On y parle arabe et français, avec le sentiment
d’appartenir à un espace qui traverse les frontières. Une intelligentsia sans pouvoir réel ni
fortune ? Une classe moyenne intellectuelle ? Un milieu où l’interconnaissance est forte, qui
partage d’autres goûts, d’autres références que celles des sympathisants d’Ennahda. Où se
retrouve la marque d’une ancienne culture « européenne » qui est aussi « tunisienne » ?
Sur le boulevard du 9 avril, des placards publicitaires annoncent le festival Dream city.
Ils me rappellent ma surprise au printemps 2011, devant l’image, sur de plus grands panneaux
(ceux qui servaient de support aux portraits de Ben Ali), de Maya Jribi et Ahmed Néjib
Chebbi, les dirigeants du PDP en campagne pour les élections. Une photographie élaborée par
des agences au fait des codes en usage en Europe, mais qui donnait ici l’impression d’un
placage artificiel.
Le pont de Hammam-Lif, qui arborait l’année dernière encore une écœurante couleur
mauve, a été repeint en vert foncé et blanc, ce qui est plus sobre et mieux accordé au lieu.
À 20 heures, la chaîne nationale a diffusé un entretien du premier ministre Hamadi
Jebali. Il était interrogé par trois journalistes. Le plus jeune, qui ouvre l’entretien, offre un
visage plutôt souriant. À ses côtés, un homme plus âgé, qui semble représenter des valeurs
d’urbanité, et une femme un peu forte en son costume blanc, qui n’a pas été choisie pour sa
beauté et donne l’image d’une personne sérieuse. Le ministre porte sur le front la ṭab‘a,
marque de sa piété. Il a une façon mécanique de sourire très déplaisante : est-elle contrôlée,
volontaire, un effet malheureux du travail de ses conseillers en communication ? Ou bien
s’agit-il d’un tic irrépressible, séquelle des longues années de prison et d’isolement ? Il y a
unanimité sur l’absence de charisme du ministre.
Samedi
La route qui mène de Hammam-Lif à Tunis est dégagée ce matin, sans les
embouteillages habituels. Peut-être est-ce l’effet de la réforme des horaires administratifs.
Depuis quelques semaines, les fonctionnaires sont passés à la semaine de cinq jours qui libère
le week-end. Le vendredi, une pause un peu plus longue permet d’assister à la prière
collective. Modernité aux couleurs de l’islam.
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« Une semaine à Tunis (journal d’enquête, septembre 2012) »
À l’accueil de la Bibliothèque nationale, un étudiant en master demande un jeton pour
entrer dans la salle, sans pouvoir présenter de carte de lecteur. L’employée insiste un peu sur
la nécessité d’avoir une carte, elle ne coûte que 5 dinars, puis le laisse entrer. Elle sait que
c’est une somme qui n’est pas négligeable pour beaucoup. Son geste me rappelle tous ceux
pour qui les temps sont durs.
Alors que, pendant les quelques mois qui ont suivi la révolution, il était rare de voir les
usagers du métro acheter leur billet, il y a queue aujourd’hui aux guichets de la station Bab
Saadoun. C’est qu’on filtre l’accès au quai. J’ai aussi vu, chose rare, un contrôle dans les
rames. Deux équipes de quatre hommes, en chemise blanche et pantalon bleu marine, très
polis, qui demandaient aux passagers sans titre de présenter leur carte d’identité, de façon à en
relever les numéros. Une jeune fille a un peu tergiversé, mais sans hausser le ton. Après
comme avant la révolution, personne à Tunis ne circule sans pièce d’identité. La compagnie
de transport prévoit-elle d’envoyer des procès-verbaux, ou s’agit-il de faire planer une menace
dissuasive ?
Au parc du Belvédère ou sur l’avenue Habib Bourguiba, créations du Protectorat, on
se promène en famille. Petite bourgeoisie que j’imagine vivre en banlieue, dans des
immeubles neufs ou de petites villas. On marche en groupe, les parents avec les enfants ;
mères et filles portent toutes le voile, avec des couleurs vives – rose fuchsia, bleu turquoise ;
une très jeune fille qui marche au côté de son père a des vêtements ajustés qui mettent en
valeur la beauté de son corps. Rêve d’une islamité apaisée ?
J’ai été invité ce soir à assister à la projection en avant-première d’un film tunisien.
C’était au Mondial, une salle de cinéma de la rue Ibn Khaldoun qui a repris une certaine
tradition de cinéphilie16
. Avant l’ouverture des portes, la public se presse sur l’étroit trottoir ;
on y parle politique, dégradation de la situation, menaces que font planer les islamistes. La
salle est pleine, pas une femme ici dont les cheveux soient couverts. Le producteur fait son
discours en présence de responsables du ministère de la culture, on applaudit l’équipe,
quelques mots de français (le directeur de la photo est polonais), la projection commence.
Mamlaka al-namal (Le royaume des fournis) se présente comme une fable sur le malheur des
Palestiniens17
. C’est un film ampoulé, manichéen, ridicule – on pourrait parler de « qualité
arabe », en écho à la « qualité française » tant décriée par les cinéastes de la Nouvelle vague.
Il est construit sur des stéréotypes et véhicule un antisémitisme obtus. Et pourtant, son
esthétique et son idéologie semblent toucher une partie du public de cette salle : les
applaudissements ne paraissent pas de pure courtoisie18
. Par contraste, un autre film tunisien,
Le Professeur, feuilletonnesque et souvent maladroit, prend figure d’œuvre de valeur –
malgré une extériorisation des sentiments qui me reste étrangère, la narration parvenant à
susciter l’émotion19
. Je l’ai vu en semaine, à la séance de 18 heures, dans la même salle, où
nous n’étions que cinq.
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L’Africart, salle de cinéma de l’hôtel Africa qui abritait un ciné-club, n’a pas rouvert depuis sa fermeture en
juin 2011, à la suite d’une violente manifestation salafiste contre la projection de Ni Allah Ni Maître de Nadia el
Fani, depuis rebaptisé Laïcité Insh’Allah. 17
La réalisation de ce film au budget relativement important (3,5 millions de dollars), en majeure partie tourné
en 2010 en Syrie, est signée Chawki Mejri, à qui l’on doit la réalisation de feuilletons historiques diffusés sur les
chaînes de télévision arabes. 18
Il sera l’un des trois longs-métrages tunisiens sélectionnés pour les Journées cinématographiques de Carthage. 19
Ce film, réalisé par Mahmoud Ben Mahmoud, raconte l’évolution d’un militant destourien, professeur de droit
à l’université, amené à reconnaître et à condamner les atteintes aux droits de l’homme que cautionne le régime
bourguibien – l’action se situe en 1977. C’est la relation amoureuse égoïste que cet homme marié entretient avec
l’une de ses étudiantes qui l’ouvre au bout du compte à ce cheminement.
8
« Une semaine à Tunis (journal d’enquête, septembre 2012) »
Dimanche
Dream city. Je me souviens avoir été surpris d’apprendre (était-ce en 2007 lors de la
« première édition », ou bien en 2010 ?) l’existence d’une telle manifestation d’art
contemporain à Tunis. Le pouvoir méprisait-il la force subversive des artistes à qui il ouvrait
la ville ? Pensait-il, en lâchant un peu la bride, retenir un animal facilement domesticable ? Ou
jugeait-il qu’aucune étincelle ne pourrait jaillir du frottement d’artistes « internationalisés »
avec le peuple d’une capitale à la médina gentryfiée… En cette fin d’après-midi de dimanche,
en me promenant entre la rue du pacha et le palais Kheireddine, dans ce secteur de la ville qui
fait aujourd’hui penser à un décor de cinéma tant les murs y sont correctement blanchis et les
rues proprement pavées – une esthétique de marina qui fut celle des années Ben Ali –, je
croise de petits groupes de promeneurs portant bracelets en plastique aux couleurs vives, vert,
jaune, rose cru. Ils permettent d’accéder aux « haltes artistiques » des trois « parcours »
proposés au public – comme au Club Méditerranée… Un jeune couple islamique-chic (elle est
jolie, de petites marguerites impriment son voile de coton, peut-être acheté dans un grand
magasin parisien, ou bien à Istanbul) ; une troupe de copains tchi-tchi, comme on aurait dit en
Algérie, avec, plus loin, leurs parents peut-être, qui font l’excursion avec des amis français.
Tuer l’ennui, passer le temps, attendre l’émotion d’un spectacle ? Adopter les standards d’une
Europe méditerranéenne qui vieillit et se muséifie ? Un demi-siècle après que Jacques Berque
y voyait s’effondrer la citadinité20
, ce quartier résidentiel se serait-il vidé de toute vie réelle,
pour ne plus être que le théâtre que d’une animation factice21
? Pourtant, un portail entr’ouvert
me permet d’accéder à l’intérieur de l’école israélite de la rue du Tribunal – les escaliers ont
perdu leurs rampes et leurs contremarches, la cour est envahie d’une végétation luxuriante, le
linge qui sèche indique que des familles ont investi le lieu, il y a bien longtemps sans doute –
pauvreté qui souligne la beauté de l’architecture. Derrière les façades en trompe l’œil sur la
rue, on vit ou on survit.
Comme souvent, je n’ai pas pris le temps de sortir de la capitale. D’al-afāq, les
« horizons » du pays intérieur, je n’ai que quelques échos épars, par des amis, des étudiants.
K. revient du sud-ouest où il a contribué à une enquête du ministère des Droits de l’homme et
de la justice transitoire afin de préparer la rédaction d’une loi sur la justice transitionnelle. Il a
été marqué par la violence du ressentiment exprimé par ceux qui ont souffert avant la
révolution, emprisonnés, persécutés ou maltraités. Œil pour œil, dent pour dent : on a réussi à
tenir en lisière les vengeances privées mais on en appelle à la vindicte publique. Aux réunions
des comités régionaux auxquelles il a assisté, la plupart des doléances proviennent de
militants islamistes. Dans la zone minière de Metlaoui et Gafsa, on entend aussi la voix des
représentants du POCT22
. D’anciens membres du RCD qui, maladroitement, y avaient vu une
occasion de venir demander pardon, s’en sont fait expulser sans ménagement. On peut
cependant dire sans doute qu’en Tunisie comme dans la France du XIXe siècle, la violence
rurale a progressivement diminué d’intensité, en même temps que s’est développé le
sentiment national23
.
20
Jacques Berque, « Tunis : le Najh al-Bacha », dans le chap. IV (« Quartiers ») de la IIe partie (« Fragments
d’histoire locale ») de son Maghreb entre deux guerres (Paris, Le Seuil, 2e éd., 1962, p. 216-234, ici p. 233).
21 Sur l’investissement du quartier par le tourisme, voir Justin McGuiness, « La médina de Tunis. Paysage et
texture urbains », IBLA. Revue de l’Institut des belles lettres arabes (Tunis), nº 189, 2002-1 (65e année), p.72-79.
22 Fondé en 1983, le Parti des ouvriers communistes de Tunisie est resté dans l’illégalité jusqu’à la révolution. Il
a soutenu en 2008 les manifestations insurrectionnelles qui ont marqué la région minière et condamné la
violence de leur répression par l’Etat. 23
Pour une synthèse critique, voir Alain Corbin, « La violence rurale dans la France du XIXe siècle et son
dépérissement : l'évolution de l'interprétation politique », Cultures & Conflits [En ligne], 09-10 | printemps-été
1993, mis en ligne le 13 mars 2006, consulté le 16 octobre 2012. URL : http://conflits.revues.org/298
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« Une semaine à Tunis (journal d’enquête, septembre 2012) »
On me dit qu’à Tozeur, dans ce sud où Ennahda a remporté de nombreux suffrages,
A. s’est fait pousser la barbe et va prier à la mosquée des salafistes. Benjamin d’une famille
nombreuse, il a perdu très jeune son père et a sans doute été couvé par sa mère. Je me
souviens d’un garçon simple et gentil. Il n’a jamais trouvé de travail qu’occasionnel. Grâce à
sa femme, employée à la blanchisserie d’un hôtel luxueux de la palmeraie, la famille dispose
d’un revenu régulier. Jeune, A. faisait de la boxe ; ses amis français étaient sans doute aussi
des amants. Un moment, il réalisait de petits tableaux pour le marché touristique. Je me
souviens qu’il y a plus de quinze ans, son entourage le raisonnait. Il avait finalement convenu
que le chiisme n’était pas le véritable islam. Aujourd’hui, il affirme que l’Iran est son
principal adversaire.
Dans le nord-ouest du pays, Ennahda s’implante difficilement : dans le gouvernorat de
Jendouba, le parti obtenu un de ses plus mauvais scores24
. Pour M., qui me parle sans ironie,
c’est qu’il y serait ordinaire pour les hommes de se retrouver le soir autour d’une bière :
comment dès lors appeler de leurs vœux l’arrivée au pouvoir d’un parti qui voudrait prohiber
une pratique qu’il juge arām ?
C’est la saison des mouches. Des petites mouches assez grêles, qu’attirent les fruits.
Fatma est fière de les combattre à coups de tapette. C’est plus sûr et moins toxique que les
insecticides.
Lundi
Je vais à la Faculté des lettres de La Manouba pour y rencontrer un professeur. Il
trouve surprenant que je ne préfère pas le retrouver en ville. Mais je suis curieux de revoir ce
lieu où j’ai suivi un stage d’arabe, il y a déjà plus de dix ans, lorsqu’il était encore interdit aux
étudiantes tunisiennes d’y porter le voile. L’ambiance y a-t-elle changé ? C’est une semaine
de rentrée, beaucoup de cours sont annulés faute d’étudiants, sinon pour les inscrits en
première année. On me dit que c’est parce qu’ils ne se sont pas encore installés à Tunis, où les
loyers sont chers – pour faire l’économie d’un mois, ils ne viennent habituellement pas avant
octobre, or, nous ne sommes que le premier du mois. Au département d’histoire, je croise des
visages que je n’ai pas vus depuis un an et qui me semblent marqués par la fatigue. Des deux
jeunes filles qui ont été au centre des perturbations l’année dernière, en persistant dans leur
volonté de porter le niqāb en cours, l’une était inscrite en 2e année d’arabe, l’autre en histoire.
Il y a quelques jours, La Presse de Tunisie annonce la prochaine publication par Habib
Mellakh, professeur de littérature française à La Manouba, d’une Sombre chronique du
Manoubistan. Des fils de ministres se seraient trouvés parmi les meneurs. Faut-il le croire25
?
l'Espoir,
Vaincu, pleure, et l'Angoisse atroce, despotique,
Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir
24
Soit moins de 11% des voix de l’électorat potentiel et moins de 30% des suffrages exprimés. Voir la
cartographie élaborée par Alia Gana et Gilles van Hamme (UMR 7533 Dynamiques sociales et recomposition
des espaces) pour leur présentation au colloque Construire l’équité territoriale, Tunis, 7-9 novembre 2011
(http://s360241366.onlinehome.fr/tuniscape/Gana.A.2.presentation.pdf). 25
Hichem Larayedh, fils du ministre de l’Intérieur Ali Larayedh et directeur du Bureau exécutif des étudiants
d’Ennahdha, reconnaît avoir milité en faveur du droit de porter le niqāb, mais dit l’avoir fait dans un esprit de
médiation. Oussama Ben Salem, fils du ministre de l’Enseignement supérieur Moncef Ben Salem, a dénoncé une
rumeur fondée sur une confusion de nom – il s’est bientôt retrouvé sous le feu des médias après avoir fondé en
mai 2012 une nouvelle chaîne de télévision, Zitouna TV. Les deux jeunes gens ont été élus en juillet 2012 au
conseil de la choura du parti (Lilia Blaise, « Ennahdha: Deux fils de ministre élus à la Choura », Réalités on line,
26 juillet 2012). Les Chroniques du Manoubistan ont été publiées en janvier 2013 (Tunis, Cérès, avec une
préface de Habib Kazdaghli).
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« Une semaine à Tunis (journal d’enquête, septembre 2012) »
Sur le quai du métro à La Manouba, je suis surpris de voir arriver deux couples
d’étudiantes qui portent ce fameux niqāb, un voile étrange et provocant, qui masque
entièrement leur visage. Leurs mains sont gantées, de noir elles aussi. Est-ce un mouvement
de révolte qui a poussé ces jeunes filles à rompre avec le monde ordinaire ? Une fièvre
héroïque, le goût d’être à l’avant-garde d’un mouvement violent d’être vrai ? J’imagine
l’exaltation qu’elles et leurs camarades ont pu ressentir à vivre dans la faculté investie et à y
faire régner leur loi en y arborant ce drapeau noir d’anarchie griffé d’islamité. Le plaisir de
rompre avec un passé de jeune fille modeste pour devenir l’une des quatre femmes de
l’émir26
. La moderne satisfaction de se distinguer, de capter l’attention des caméras, d’être au
centre de tous les regards tout en leur dérobant son visage.
Les deux premières sont seules, et trouvent à s’asseoir l’une à côté de l’autre. Leur a-t-
on fait place dans le wagon déjà plein ? Ce sont des silhouettes étranges et pourtant familières
aux voyageurs. Personne ne manifeste un quelconque signe de sympathie ou de
désapprobation ; dominerait plutôt une indifférence froide. Dans le wagon suivant, restées
debout, la seconde paire s’est intégrée à un groupe d’étudiantes, elles aussi voilées, mais dans
une tonalité marron et avec une coupe ordinaire qui n’arrête pas le regard.
Cette semaine, les conversations bruissaient encore des échos de l’assaut contre
l’ambassade américaine, le 14 septembre. H., qui ne cache pas sa sympathie pour Ennahda,
me dit que son fils, lycéen dans un établissement pilote27
, était prêt à se joindre aux
manifestants. Elle l’en a fermement dissuadé. Elle se souvient du temps où l’ambassade était
encore avenue de la Liberté, et d’avoir toujours ressenti une certaine peur en longeant ses
murs si bien gardés. On regrette unanimement ces morts et l’image désastreuse des locaux
dévastés. Mais certains placent un espoir dans les conséquences de cette affaire. N’aura-t-elle
pas pour effet de déciller les yeux des États-Unis et de les engager à poser des conditions plus
strictes vis-à-vis d’un parti qui a le soutien de leurs alliés qatari et saoudien. Dans quelle
mesure une conception fondamentaliste de l’islam, compatible avec un capitalisme marchand,
peut-elle aussi s’accommoder d’un véritable libéralisme politique ?
O. me parle de l’apaisement que lui procure la prière. Son réveil est désormais réglé de
façon à pouvoir faire une prière surérogatoire à l’aube28
. Elle a décidé de porter le voile
pendant l’été 2010, quelques mois avant la révolution, convaincue par la prédication d’un
jeune orateur sfaxien. Son humiliation d’avoir dû obéir à l’injonction de se surérogatoire
dévoiler pour accéder à la faculté de médecine, bien qu’elle-même médecin, reste vive.
Mardi, 2 octobre 2012
Je reviens lourd de papier. Livres et revues qui n’ont pas de diffuseurs en France et
qu’on ne trouve pas à Paris, même dans les bibliothèques spécialisées. Et qui restent encore
aujourd’hui en dehors de la toile – une ligne de fracture numérique sépare l’univers des
sciences humaines entre le Maghreb et la France. Les orientalistes du XIXe siècle qu’on
présente souvent comme des érudits enfermés dans leur tour d’ivoire connaissaient
certainement mieux la production imprimée en Orient de leur temps que les chercheurs
occidentaux aujourd’hui. Certes, les publications étaient beaucoup plus rares, et sans doute
aussi souvent plus réfléchies.
26
Imen Berrouha, l’une des deux étudiantes ayant porté plainte pour violences contre le doyen de la faculté des
lettres, serait devenue l’épouse de Mohamed Bakhti, condamné en 2007 à douze ans d’emprisonnement à la suite
de l’affaire de Soliman, et porte-parole des salafistes sur le campus. Bakhti, à nouveau emprisonné à la suite de
l’attaque contre l’ambassade des Etats-Unis, est mort des suites d’une grève de la faim en novembre 2012. 27
Les lycées pilotes recrutent sur concours les meilleurs élèves du pays. 28
Il s’agit du witr.
11
« Une semaine à Tunis (journal d’enquête, septembre 2012) »
Un sentiment de bonheur à contempler le ciel d’automne, la lumière et le vent sur l’avenue de
France. Je passerai sans doute les jours prochains sur mon écran, à lire ce qu’on a pu écrire
dans la presse qui puisse m’éclairer sur le petit pays en devenir que je viens de quitter. Avec
la révolution, la presse francophone en ligne s’est considérablement développée. « A, noir
corset velu des mouches éclatantes ». Ici, le bruit des mouches me manque.