Rapport du colloque Anthropologie du Maroc et du Maghreb, 8, 9, 10 septembre 2013, Essaouira, 47p.

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1 RAPPORT du Colloque international ANTHROPOLOGIE DU MAROC ET DU MAGHREB Essaouira, Dimanche 8, Lundi 9 et Mardi 10 septembre 2013 Par Cédric Baylocq Lieux : DAR SOUIRI/MUSEE d’ESSAOUIRA

Transcript of Rapport du colloque Anthropologie du Maroc et du Maghreb, 8, 9, 10 septembre 2013, Essaouira, 47p.

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RAPPORT du

Colloque international

ANTHROPOLOGIE DU MAROC ET DU MAGHREB

Essaouira,

Dimanche 8, Lundi 9 et Mardi 10 septembre 2013

Par Cédric Baylocq

Lieux : DAR SOUIRI/MUSEE d’ESSAOUIRA

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Sur la route, entre Chichaoua et Essaouira. © Cédric Baylocq

Derrière les dunes, avant l’horizon azur, se déssine une ville balayée par les vents…

© Cédric Baylocq

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Anthropologie du Maroc et du Maghreb

Depuis près d’un siècle, le Maghreb a été une terre d’élection de l’anthropologie. Jacques

Berque, Paul Pascon, Clifford Geertz, Ernest Gellner, et, plus récemment Abdallah Hammoudi

sont des noms qui résonnent non seulement au Maroc, mais également de l’autre côté de la

Méditerranée et de l’Atlantique, où ils sont considérés comme d’importants contributeurs de leur

discipline.

Presque vingt ans après le décès de Berque, six après celui de Geertz, un jugement hâtif pourrait

nous laisser considérer que l’anthropologie contemporaine du Maghreb n’est plus aussi

productive que par le passé et ne contribue plus comme elle contribuait auparavant aux grands

débats de la discipline. Tout aurait-il déjà été dit par les illustres anciens sur les cultures, les

religions et les institutions du Maghreb, depuis les portes de la Mauritanie jusqu’aux confins de la

Tunisie postrévolutionnaire, en passant par la Monarchie marocaine et la vaste Algérie ?

Ces sociétés, en constantes mutations – comme en atteste le vent de révolte qui les a parcouru

récemment – malgré des permanences historiques et culturelles de fond, ont continuées à attiser

la curiosité de nombreux chercheurs en sciences humaines et sociales, qui en ont fait leur terrain

d’enquête. Quoique moins réputés que leurs prédécesseurs, des centaines de chercheurs,

jeunes et moins jeunes ont continué tout au long de ce XXIe siècle naissant à dévoiler les

multiples facettes de ces sociétés d’Afrique du Nord que l’on ne peut plus vraiment

qualifier, désormais, de « traditionnelles ».

Le but de ce colloque était donc, plutôt que de produire un bilan exhaustif de l’anthropologie du

Maghreb durant le siècle passé, d’attirer l’attention sur ces multiples travaux contemporains,

aboutis ou en chantier, qui donnent à voir, par de minutieuses enquêtes de terrain, la richesse des

cultures (religieuses, musicales, linguistiques, juridiques, urbaines…) qui mettent en mouvement

les populations de l’Afrique du Nord (diaspora incluse), leur confèrent leurs si singulières

couleurs et bigarrures et continuent de fasciner le voisin européen, si proche et si lointain1. En ce

sens il prolonge, élargit, et souhaite pérenniser, dix ans après, les premiers jalons posés par le

séminaire de recherche « L’anthropologie du Maroc, entre Gellner et Geertz » organisé par le

Centre Jacques Berque du 9 au 11 octobre 2003 à Tanger2.

Outre 2 conférences plénières, le colloque, qui se déroulait du Dimanche 8 septembre au Mardi

10 septembre 2013, à Essaouira, s’est articulé autour de 4 ateliers : Anthropologie religieuse,

Ethnomusicologie/Patrimoine immatériel, Anthropologie juridique/des normes,

Anthropologie des mondes contemporains.

Déjà plus de 50% des intervenants nous ont rendu leur contribution écrite, dans la perspective

d’une publication des Actes du colloque vers le deuxième semestre 2015. En attendant, nous vous

proposons la lecture de ce rapport, comprenant titres des interventions, résumés, notes

d’intentions des ateliers, retranscriptions des séances pléinières du lundi, ainsi qu’un choix de

photographies du colloque, qui en restituent l’ambiance. C.Baylocq (juin 2014).

1 En référence au titre du très bel ouvrage de l’anthropologue Hassan Rachik paru peu de temps avant ce colloque Le proche et le lointain. Un siècle d’anthropologie au Maroc, MMSH/Parenthèses, 2012. 2 Organisé par Gianni Albergoni, (EHESS), Nadir Boumaza (CJB, 2003-2006), Alain Mahé (EHESS) et François

Pouillon (EHESS), il a été suivi de « Rencontres d’anthropologie du Maghreb », à Fès, les 17, 18 et 19 Mai 2004,

sous la coordination des anthropologues Romain Simenel et Claire Cécile Mitâtre.

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Installation d’une banderole du colloque sur la façade de Dar

souiri © R.Zéboulon

© R.Zéboulon

Début du colloque, vue de l’étage de Dar Souiri. ©R.Zéboulon

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Aperçu chronologique du colloque -Dimanche 8 septembre, dîner inaugural à 19h30, Hôtel ATLAS, puis de 21h30 jusqu’au bout de la nuit à Dar Souiri : 1 nocturne introductive : avec Hassan RACHIK Dionigi ALBERA, Jilali EL ADNANI, et Zakaria RHANI (22h), précédée d’une conférence d’Abdelkader MANA sur « Georges LAPASSADE, des Pyrénées à Essaouira » et suivi d’une veillée Gnaouas (21h30) -Lundi 9 septembre, 9h30 : Mot de présentation du colloque par Baudouin DUPRET, directeur du Centre Jacques Berque, Cédric BAYLOCQ, chercheur postdoctorant au Centre Jacques Berque et Tarik OTTMANI, Directeur exécutif de l’Association Essaouira-Mogador. -Lundi 9, 10h-12h : Conférence plénière avec Hassan RACHIK, Mondher KILANI, Hassan JOUAD. -Lundi 9 septembre, 14h-17h : Ateliers 1-Anthropologie religieuse et 2-Ethnomusicologie du Maroc/Patrimoine immatériel ; -Mardi 10 septembre, 10h-12h : Conférence plénière Abderrahmane MOUSSAOUI, Khalid MOUNA, Abdel Wedoud OULD CHEIKH, Imed MELLITI. -Mardi 10 septembre, 14h-17h : Ateliers 3-Anthropologie juridique/des normes et 4-Anthropologie des mondes contemporains. -Mardi 10 septembre, 18-20h : débat chercheurs/éditeurs/musées Activités annexes : Dimanche 8 (23h) : Veillée musicale Gnaouas à Dar Souiri Lundi 9 (20h30-22h30) : Soirée documentaire Abdelkader Mana Mardi 10 septembre (20h30-22h30) : Soirée documentaire Jacques Willemont et Manoël Pénicaud Les lieux : -Association Essaouira-Mogador/Dar Souiri -Musée d’Essaouira

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Organisateurs Cédric BAYLOCQ (anthropologue post-doctorant au Centre Jacques Berque), [email protected] Khadija CHABRAOUI (secrétaire générale et régisseur du Centre Jacques Berque), [email protected] Baudouin DUPRET (politologue, juriste, arabisant, Directeur de recherche au CNRS, Directeur du Centre Jacques Berque), [email protected]

Co-organisateurs Association ESSAOUIRA-MOGADOR, présidée par Monsieur André AZOULAY. Directeur exécutif : Tarik OTTMANI. Secrétaire générale : Kaoutar CHAKIR. Avec la participation du Musée d’Essaouira (Ministère de la Culture, Maroc) et de sa directrice Mme Rita RABOULI. Participants : Une soixantaine de chercheurs, du Maroc, de France, de Tunisie, d’Algérie, de Mauritanie, de Belgique, des Etats-Unis, d’Italie, de Suisse…

Hall d’entrée du Musée d’Essaouira. © Cédric Baylocq

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LES PLENIERES

Nocturne introductive (Dimanche 8 septembre, Dar Souiri, de 21h30 jusqu’au bout de la

nuit)

Un mot introductif avec (de g. à d.) Baudouin Dupret (dir. CJB)

Abdelkader Mana (ethnomusicologue souiri), Cédric Baylocq

(organisateur) et Tariq Ottmani (Dar Souiri). © R.Zéboulon

Annonce de la pleinière d’ouverture ©R.Zéboulon

►Anthropologie du Maroc : d’un XXeme siècle florissant à un XXIeme siècle décadent ? (à partir de 22h00) Avec Hassan RACHIK, Zakaria RHANI, Dionigi ALBERA, Jilali EL ADNANI. Modération Baudouin DUPRET.

Précédé de « Georges Lapassade, trajectoire d’un anthropologue atypique, du Béarn à Essaouira » par Abdelkader Mana (21h30-22h00).

Note d’orientation Jacques Berque, Clifford Geertz, Ernest Gellner, entre autres, sont encore des noms qui résonnent dans la discipline de l’anthropologie. Ils ont tous pour point commun d’avoir consacré la majeure partie de leurs recherches au Maroc. Or, si leurs travaux constituent

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encore, en Europe et en Amérique du Nord, une base importante de l’enseignement en anthropologie, l’essor de la discipline dont ils étaient les représentants se fait toujours attendre ici même. Après avoir examiné brièvement la richesse de l’apport des grands noms de l’anthropologie au/du Maroc, les intervenants proposeront un bilan de cette discipline depuis le début de ce siècle, examineront les réticences et indiqueront des pistes pour relancer cette discipline, sur le terrain comme dans les institutions d’enseignement marocaines…

Et suivi d’une soirée autour de la musique gnaoua (à partir de 23h00).

©Richard Zéboulon

©Richard Zéboulon

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Conférences plénières (les Lundi 9 et Mardi 10 septembre, 10h-12h30, Dar Souiri et Musée)

1-Lundi 9 septembre (10h-12h30, à Dar Souiri) Trajectoires anthropologiques d’après-guerre : 50 ans d’anthropologie du Maghreb

Avec Hassan RACHIK, Mondher KILANI, Hassan JOUAD. Modération Cédric BAYLOCQ.

Les participants évoqueront leurs trajectoires, leurs grands maîtres, l’état de l’anthropologie à l’époque de leurs premiers pas sur le terrain, l’état de l’anthropologie aujourd’hui, particulièrement au Maroc et au Maghreb, du point de vue de la recherche et de l’enseignement.

Transcription des interventions de cette plénière3 :

Mondher Kilani

Université de Lausanne

e vais présenter mon parcours d’anthropologue. Mon premier terrain fut la

Papouasie. J’ai vécu ensuite deux expériences en Tunisie dans des oasis d’abord où

j’étais impliqué à la fois en tant que citoyen et en tant qu’anthropologue, donc j’y

partis travailler avec deux postures. En mai 2011, quelques mois après la révolution, je suis

retourné dans les oasis de Gafsa. J’ai assisté alors à des réunions politiques, dont celles qui furent

organisées par le parti de Moncef Marzouki dans la maison de la culture de la ville de Gafsa.

L’estrade y était prise d’assaut et l’ambiance était électrique. Les officiels du CPR, y compris

Marzouki, y furent marginalisés. Cela me rappela l’amphithéâtre de la Sorbonne en mai 1968.

J’avais alors vu Aragon y être sifflé et ce grand intellectuel remis en question dans une jubilation

de la parole. En Tunisie, les citoyens se réinventaient eux-mêmes jusque dans leurs rôles et leurs

statuts. C’est un des intérêts de l’anthropologie, cette capacité à saisir le présent. Comment penser

ce moment inouï de fondement d’un nouveau contrat social ? Les gens qui ne parlaient pas se

parlaient soudain et la parole circulait. Mon engagement de citoyen était lié à ma position

d’anthropologue. Le terrain comportait, dans ce cas, une importante dimension citoyenne. Après

la Papouasie et les Alpes suisses, je suis donc parti étudier la Tunisie, un pays où j’avais eu, jadis,

des difficultés existentielles. En faisant cela, je tentais de renouer un lien avec les Tunisiens des

oasis. J’avais travaillé sur le culte du cargo sur le terrain papou. Le terrain des oasis me parut

extérieur, même si mes parents étaient originaires de cette région désertique oubliée de tous. Je

n’ai pas choisi une ville côtière où il faisait bon vivre. Le terrain fut mon éducation sentimentale.

Je fus en but aux tracasseries de l’administration qui ne me facilitait pas l’accès aux archives ou

aux actes notariés que possèdent toutes les familles. En 2011, je vins dans la maison de la culture

de Gafsa avec une définition de la culture. J’étais en train de m’interroger sur ma place sur le

terrain. Ce rapport n’était-il pas idéaliste ? Ne bénéficiais-je pas d’une autorité que je détenais de

mon savoir et de mon statut ? Il se délivrait une parole libre dans un profond retournement après

les décennies de plomb. Je retrouvais mes questions sur la position du chercheur et sur les

questions de l’analyse et de l’interprétation.

3 Nos remerciements à Mr Jean François Clément pour ces retranscriptions.

«J

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J’ai pratiqué donc plusieurs terrains. Comment justifier cette multiplicité ? Je suis né en Tunisie

après l’indépendance. J’ai baigné dans une culture progressiste. Le saint de mon village avait

refusé à la fois minaret et coupole dans la mosquée, il était, en effet, favorable à un islam de

retenue. Or il y eut récemment une votation en suisse pour interdire les minarets. Je savais depuis

longtemps que le minaret de signifie pas la mosquée. Il n’y a aujourd’hui que 4 minarets en

Suisse, ceux qui existaient avant le vote. Puis j’ai adhéré aux valeurs de la culture française. Je

suis parti de Tunisie, car je fus impliqué dans un mouvement marxiste clandestin. Je suis devenu

suisse, citoyen d’un pays dont j’ai partagé les valeurs. J’avais fait auparavant un séjour à

Berkeley aux Etats-Unis. J’avcais connu là-bas un autre universalisme différent de

l’universalisme républicain à la française. En France, on pense qu’il suffit de temps pour que

toutes les personnes présentes sur le territoire deviennent citoyens. En 1989, il y eut l’affaire du

voile en France. L’expérience américaine m’a permis de sortir de l’universalisme républicain,

non pour le rejeter, mais pour le mettre en perspective. En France, on a longtemps résisté aux

questions de genre, mais aussi aux questions de race, car on croyait qu’a priori tous les citoyens

sont égaux. Ces différentes expériences m’ont incité à multiplier les terrains de recherches. Je

pouvais ainsi réfléchir sur le discours anthropologique lui-même engagé dans un combat pour

l’universel. Mon premier terrain concerna les cultes du cargo, qui sont des cultes de contestation

politique sans lien avec la mentalité primitive ou magique comme on le disait jadis. Ces

croyances reposent sur l’espoir de la venue d’un avion qui viendra apporter toutes les richesses

que les Papous ne pouvaient avoir. Les Mélanésiens ne comprenaient pas pourquoi les blancs

n’entraient pas avec eux dans une relation de réciprocité comme dans leurs sociétés

traditionnelles. Ce premier terrain m’a permis de poser des questions fondamentales à

l’anthropologie devenue très vite l’objet de ma thèse. Comment réinterpréter cers cultes et

comment l’anthropologie a analysé ces cultes ? J’ai été renvoyé au contexte colonial qui était

celui du condominium australo-britannique et à la dimension conceptuelle de l’anthropologie. Ce

terrain m’a appris que l’anthropologie bien comprise prend acte de son emprise conceptuelle.

Puis j’ai étudié les paysans de montagne dans le Valais suisse. J’étais dans une vallée où il y avait

une station internationale de ski, Verbier. Les architectes et les habitants de ces lieux étaient liés

au combat des vaches. Ils pratiquaient cette compétition comme s’il s’agissait d’une compétition

pour le prestige. Le combat des animaux est ainsi ce qui permet de saisir les rapports sociaux. On

entretient alors des vaches hors de toute rationalité économique pour le combat seulement. Ce

sont des vaches à cornes et non des vaches à lait.

Mon troisième terrain fut celui des oasis du sud tunisien. Je me suis intéressé aux systèmes

hydrauliques, liens de la mémoire et de l’oubli dans la construction des identités. Ce fut un terrain

très riche et fructueux. Je me suis arrêté à la question du texte anthropologique. J’ai écrit une

anthropologie passée par la critique de la monographie. Il faut faire attention aux critiques post-

modernes. J’ai eu le souci d’écrire une anthropologie dialogique. Ce n’est pas le terrain qui

produit la distance. Le terrain est toujours une construction discursive. Le terrain n’apparaît

qu’après la recherche. Puis, je suis passé au Niger chez les Peuls. J’ai travaillé en particulier à

Gomba dans le pays Haussa et chez les nomades peuls. Le Niger est un pays composite. J’ai

rencontre les Bararas et j’ai travaillé sur l’intégration de ces peuples dans l’imaginaire de l’Etat.

J’ai rapidement vu que l’islam n’est pas un contenu doctrinal à vocation universel. En Europe,

j’ai pratiqué un terrain : observer dans le temps les politiques d’intégration des étrangers et les

différentes doctrines en lien avec la question de la sécularité. Je partais des idées de 1970 où l’on

pensait la sécularisation comme nécessaire. L’islam se présenta ensuite comme altérité

irréductible, remettant ce modèle en question. Je compris que la France est une exception que

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l’on voulut rendre universelle. Or ce modèle est isolé. Je me suis interrogé sur la place de la

religion dans la société. Cela renvoie aux politiques patrimoniales, du glissement qui passe de

l’identité au patrimoine avec des conflits de mémoire entre acteurs qui cherchent à en tirer des

bénéfices symboliques. Les crises alimentaires, celles de la vache folle, de la grippe aviaire ou

porcine, me permettent de revenir sur la relation homme-animal. Cela renvoie à la gestion du

risque et de la catastrophe. La société moderne fonctionne selon une raison sacrificielle. Les

vaches furent des boucs émissaires considérées comme source du mal, ce qui permettait de ne pas

mettre en cause le système capitaliste qui fait manger aux vaches leur propre chair, ce qui est une

forme de violence. Cette présence sacrificielle fonctionne aussi envers les chômeurs ou les

étrangers. On a brûlé des animaux dans des charniers comme on le fit dans les camps de

concentration. J’ai écrit alors sur la guerre et le sacrifice. Cela renvoie aux purifications ethniques

ou au terrorisme. Bush est la figure jumelle de Ben Laden. Cette recherche m’a poussé à

examiner les capacités de construction et de destruction des cultures. Les fonctionnalistes pensent

que la culture est toujours positive. Or la culture est à l’origine de la production de ces formes de

violence.

Le dernier terrain que j’ai pratiqué est en Malaisie dans le détroit de Malacca. Ce terrain m’a été

utile. C’est un pays musulman et multiculturel où l’on trouve à la fois des Chinois et des Indiens.

Il y a un multiculturalisme avec des communautés qui vivent à la fois en harmonie et dans la

confrontation. La question de la religion s’est à nouveau posée.

Pour conclure, si je dois résumer, raison civile et religieuse et recherche identitaire furent les

deux thèmes centraux de mes travaux qui ont abouti à l’analyse de la raison sacrificielle,

identitaire et anthropologique. Des questions fondamentales sont liées à ces formes de la raison.

L’universel est le point de convergence de toutes les autres problématiques, car il fonde le

paradoxe anthropologique du général et du particulier. Il faut saisir toutes les formes

d’expériences, y compris celles qui ne sont jamais perçues. On le fait par l’ethnocentrisme

critique. Il faut s’arrêter sur les impensés de l’histoire de l’anthropologie parti de l’universalisme

occidental. On peut revisiter ce référentiel. Il n’y a pas d’anthropologie indigène ou alors elles le

sont toutes. »

Hassan Jouad

EHESS, Paris

e suis originaire des Ait Mgoun. Jadis, mon village choisi pour une réception

officielle avec une foule d’invités, une foule immense fut placée pour les visiteurs

sur le chemin du village et elle vociférait. Il y avait youyous, fumée et odeur de

poudre. Parmi les personnes présentes, il y avait quatre roumis invités du caïd Abdallah. La

population ne vit ces hommes qu’au bout de quatre jours. Elles apparurent en short, torse nu et

elles prenaient des photos. Le caïd a fait, en chleuh, une déclaration qui a provoqué un certain

émoi. la population devait se laisser photographier et obéir aux instructions du photographe. Il y

eut alors une pantomime en tous points semblables à celles auxquelles je jouais moi-même en

cachette. Cette scène me marquera à vie. Le roumi voulait photographier un homme qui priait

dans un champ, or il était habillé trop proprement. Il fallut lui mettre des haillons, lui faire tenir

un rôle comme dans les farces. On mit ainsi en scène un lettré déguisé en laboureur. Il fut alors

photographié. Le photographe tourna autour du faux laboureur. Or on ne doit jamais passer

devant une personne en prière. Finalement le lettré se mit debout face à l’est et fit le geste du

taqbir et fit taire le bruit autour de lui. Et il fit sa courte prière. Cela m’a bouleversé. Le roumi se

« J

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servait de son appareil photo pour mettre en scène ses représentations. Nous ne savions pas à qui

dénoncer la supercherie puisque les responsables étaient de connivence avec l’étranger dans ce

jeu de dupes. A la fin de la même année, j’ai quitté la région avec cette énigme incrustée dans ma

mémoire. Les habitants de Tagourt entendirent peu après parler du mouvement nationaliste qui se

développait dans les villes. Je me suis scolarisé moi-même en 1957. En octobre 1967, j’ai

emprunté des ouvrages à la mission française. J’ai même trouvé des ouvrages où les Berbères

occupaient une place privilégiée. C’est à ce moment que je compris l’affaire du roumi patronnée

par l’autorité caïdale.

Je devais rapidement considérer comme nul tout ce qui avait été produit sur les Berbères. Les

choses se sont alors enchaînées d’elles-mêmes. J’ai eu une bourse Zellidja. Je suis parti en

Kabylie. Je compris qu’il n’y avait pas de langue berbère. Il était évident que ces populations et

tout particulièrement ces Berbères se sont mis d’accord pour ne pas se mettre d’accord. Il n’y a

pas de peuple berbère homogène. Il y eut des désaccords irréversibles et incontrôlables et cela va

jusqu’aux parler locaux. René Basset reconnaissait 200 parlers différents. La richesse des

berbères est justement dans la divergence dialectale.

Ce que l’on constate dans des espaces où la richesse est dans la divergence dialectale. Les

espaces de l’intercompréhension sont très limités. Cette obstination du dialecte à se différencier

fut la principale raison des langues berbères à survivre aux grandes langues véhiculaire,

phénicien ou latin qui ont, elles, disparu. Je suis arrivé en 1968 à l’INALCO comme répétiteur au

service de Lionel Galland chargé d’enseigner en suivant sa méthode. Je préparais des textes au

plus près de la vie quotidienne. Je relevais les divergences entre deux dialectes auprès d’un

Chleuh originaire de l’Anti-Atlas. J’ai eu à répondre à une demande de traduction de bandes

enregistrées du Musée de l’Homme qui provenaient du festival de Marrakech. Elles avaient été

recueillies chez les Aït Bou gmez. J’avais signé un contrat, mais je ne pouvais pas distinguer les

mots et donc les traduire. Gilbert Rouget avait enregistré ces chants. J’ai reconnu néanmoins des

chants de mon enfance dans des cérémonies de mariage. J’ai perçu un dénominateur commun,

même si je n’ai pas compris les paroles. J’ai compris que je savais quelque chose que je ne savais

pas savoir.

Puis j’ai fait une découverte déconcertante. J’ai ressuscité un forme atypiques dans les izlans, ce

qui est une propriété unique, présente dans un izli, un poème de 2 à 25 vers. Or le texte se débite

en entier : il y a interdiction de fractionner le débit. J’ai alors découvert qu’il y a une troisième

articulation de la parole, inconnue des linguistes comme André Martinet. Puis j’ai étendu mon

territoire aux saisons de fêtes de la région d’Imilchil. J’ai concentré mes efforts sur ce qui est

versifié en sortant de mon territoire de base. J’ai alors constaté que je peux deviner ce que pense

mon interlocuteur et ne plus tenir nécessairement compte de ce qu’il me dit. Je suis ensuite passé

à l’arabe dialectal dans le melhoun à Fès et à Meknès. C’est là que je pris conscience qu’il y a un

calcul inconscient de la langue utilisée. J’en ai déduit que la pensée et l’expression de la parole ne

sont pas simultanées. La prononciation produit l’expression comme on le voit dans le lapsus. Le

sens est découvert par l’émetteur en même temps que l’auditeur.

On a là un débat possible pour une refondation de l’anthropologie en particulier structurale. »

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Hassan Rachik

Université Hassan II de Casablanca

ozy me demandait autrefois d’écrire sur ma trajectoire.

L’autobiographie n’est pas quelque chose d’évident dans une culture pudique. Il y a une

résistance épistémologique, la crainte de dire que le sujet et l’objet se superposent sans

médiation. Sur soi, on écrit directement en prenant pour thème l’objet qui est le sujet. Si l’on

découvre des médiatisons, on peut comprendre comment devenir anthropologue et surtout

comment le rester. Il faut pour cela utiliser les médiations, les carnets, les écrits. Ce sont ces

médiations qui m’ont aidé à écrire. L’œuvre au sens strict ne suffit pas. La lecture de Berque ne

se suffit pas de même et on ne peut la comprendre sans lire Westermarck. Cela n’a donc rien à

voir avec le narcissique comme dans les deux exposés précédents. On peut parler de soi à travers

des médiations. Je parle de mes cercles, de mes conversions, de mon passage par la faculté de

droit et le saut fait vers à la sociologie et l’anthropologie. Ma conversion s’est faite en dehors de

l’université. Je ne suis pas, en effet, anthropologue par formation. J’ai appris en dehors de

l’université en parlant de l’air du temps. Ce fut à l’époque des années de plomb, au moment de

l’engagement, lorsque nous avions le projet de faire une science proche du peuple. Le droit est

une superstructure, son sens est de servir la classe dominante et selon le cliché ordinaire, la

sociologie serait un savoir qui se trouverait plus près des ouvriers. Le choix des sciences sociales

signifie s’éloigner du droit. De 1971 à 1984-1985 se déroula la période de ma conversion, où

apparut ce qui me fit venir à l’anthropologie. Mohamed Mehdi, Mohamed Tozy et moi-même

allions alors au ciné-club, ce fut pour nous l’école où se faisait l’apprentissage par les pairs, où

nous apprenions la sémiologie, l’art et le cinéma, le plaisir de l’interprétation qui nous mènera

vers l’anthropologie. C’est pour cela que j’ai dit que des conversions se sont faites en marge de

l’université. Puis il se créa là un groupe de référence ou un réseau à la fois personnel et

impersonnel par lequel on devient référence. C’est là que j’ai connu ceux qui allaient devenir mes

pairs. Peu après je rencontrai Bruno Etienne qui a joué un grand rôle dans cette trajectoire de vie.

Il était brouillon, mais il nous a transmis des doutes. Il nous a beaucoup aidés dans les années

1980 à sortir du marxisme. Son séminaire s’intitulait « tradition et modernité ». Paul Pascon a, lui

aussi, joué un grand rôle. Il est venu à la faculté de droit à l’occasion de la soutenance de Tozy «

champ politique et champ religieux ». Il a observé notre dynamisme et nous a embarqués sur le

terrain lors de sa recherche sur le Tazeroualt. Ce qu’on retenait de Paul Pascon, c’était l’apologie

du terrain et non la méthodologie du terrain. C’est cela qu’il nous a transmis. Il était content

d’aller sur le terrain, d’y prendre des notes. C’est le contact, la prise de notes, de ses propres

notes qui étaient essentiel pour lui, pas les autres questions de méthode ou de théorie. Car on doit

convertir le terrain et ses visions naïves ou intuitives en théorie. Je suis alors sorti de mes choix

antérieurs en explorant ce qui furent d’abord des terrains d’appoint, et cela durant un mois, un

mois et demi. J’ai été chez les Zemmour. J’avais 27 ou 28 ans. Cela stimulait mon désir. Le

premier terrain fut celui du Ma’rouf, du sacrifice, ce qui donna lieu à ma thèse de doctorat. Je fus

insolent de passer du droit administratif au repas sacrificiel et de présenter de telles recherches

« T

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dans une faculté de droit. Mes collègues jasaient. Les lettres de chercheurs étrangers étaient

envoyées à la faculté des Lettres de Rabat et m’étaient ensuite renvoyées. Il était clairement

insolent de travailler sur le sacrifice dans une faculté de Droit.

Mon deuxième terrain se fit dans la même région et il donna naissance au livre Le sultan des

autres. Mon premier terrain fut une approche structurale du ma’louf et je procédais à une

opposition binaire, sacré-profane, sucré-salé, droite-gauche. Je suis ensuite sorti de cela et j’ai été

aidé à mieux relativiser l’effet de l’écriture sur ce qu’on observe. La culture berbère est orale. On

n’y trouve pas de de tableau, pas de diagramme, pas de généalogie organisée. Comment assurer

des correspondances avec ces faits ? Dans la réalité, les oppositions ne sont pas binaires et

absolues comme dans les tableaux. Il me fallait donc minimiser les effets de l’écriture. De même,

la généalogie avec les liens que l’on dessinait ne reflète pas la conception des gens. Il faudrait

inventer d’autres types de représentations.

Mon troisième terrain fut celui des nomades de l’Oriental. J’y ai aussitôt constaté qu’ils parlaient

une langue qui était un dialecte inconnu à Casablanca. La terminaison pour le masculin et le

féminin y est la même. Il en est de même pour les prénoms. De plus, on ne sait pas si c’est toi qui

parles ou un autre. Les monographies coloniales disaient que, dans cette région, le paysage est

monotone. Grâce aux nomades, je commence à lire les paysages autrement et à découvrir que les

paysages, avec les mots de la langue locale, une trentaine de mots, cessent d’être identiques. Il y a

une culture qui nous échappe. On peut être marocain et cela ne sert pas sur ce type de terrain

marocain.

Ces trois terrains s’appuient sur des consultations demandées par l’Institut agronomique Hassan

II. Je n’ai jamais fait de terrain de ma propre initiative. Il y eut aussi un projet « petits ruminants

dans le Haut Atlas » de Hammoudi. C’est dans le cadre de ce projet que je me suis occupé du

Ma’rouf. C’est cela qui m’a permis de faire du terrain en dehors de l’université. Mohamed Tozy

n’est pas vraiment un membre de l’université. Il est, en effet, très rarement présent à l’université.

S’il n’y avait pas eu l’Institut agronomique de Rabat, je n’aurais pas fait du terrain. Faire du

terrain, cela coûte le plus souvent 70 000 euros. Je n’avais pas les moyens de financer de telles

recherches. Aussi sans les demandes de consultation, d’expertise et de recherche, il n’y aurait pas

eu du terrain.

La deuxième étape de ma carrière fut différente, car les anthropologues ne font pas du terrain

toute leur vie. J’ai arrêté en 1993 et passé à une autre problématique : comment être

anthropologue en se basant sur des documents historiques de seconde main ? Je me suis intéressé

au nationalisme marocain, en particulier à la fête du trône de 1933. Il n’existe que peu de

descriptions de cette fête. Les politologues sont insensibles à l’importance ou au sens et à la

fonction de cette fête tout comme à l’usage qu’en ont fait par les nationalistes. Ce fut la première

fête séculière, créée à la fois pour les juifs et les musulmans au Maroc. Toutes les autres fêtes

étaient religieuses ou n’apparaissaient que selon le calendrier agricole ou lunaire. Ce fut la

première fête nationale présente sur tout le territoire. Il y a derrière cette fête une pensée

séculière. Car il fallut en fixer le calendrier : Joumada II ou 18 novembre ? Ceux qui étaient pour

le calendrier lunaire ont été battus et cette cérémonie se fête selon le calendrier grégorien. On ne

sait pas, d’autre part, où se font les manifestations nationalistes, où sont prises des décisions.

Sont-elles prises dans une maison, car les décisions, on le sait, ne sont pas prises dans une

zawiyya ou dans une mosquée. La recherche montre que la décision sur la date de cette fête est

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prise d’abord par des jeunes et la fête naquit à la plage. L’anthropologie, comme on le voit, ne se

réduit pas au terrain.

J’ai commencé une étude sur la genèse de la Salafiyya en Égypte. Et j’y adopte la même

démarche. J’observe que ceux qui créèrent ce mouvement furent des jeunes qui fument la pipe,

qui ont des façons nouvelles de s’habiller, de nouveaux lieux de rencontre, le café venant de faire

son apparition. Le réformisme s’est diffusé dans des lieux non religieux. Al Afghani n’est

intervenu qu’une seule fois dans une mosquée. Le réformisme s’est, de même, ensuite diffusé en

marge des lieux religieux. »

2-Mardi 10 septembre (10h-12h30, au Musée d’Essaouira) Enseigner l’anthropologie au Maghreb aujourd’hui : bénéfices et propositions

Avec Abderrahmane MOUSSAOUI (Algérie), Khalid MOUNA (Maroc), Abdel Wedoud OULD

CHEIKH (Mauritanie), Imed MELLITI (Tunisie). Modération Myriam ACHOUR.

Forts de leur expérience dans la discipline et de leur expertise de son enseignement de part et d’autre de la méditerranée, les participants proposeront un état des lieux de l’enseignement de l’anthropologie au Maroc, en Algérie et en Mauritanie, ainsi que des solutions pour la sortir de son marasme, après avoir évoqué brièvement leur carrière au sein de cette discipline.

Les 4 Ateliers de recherche

1-Lundi 9 septembre (14h-17h à Dar Souiri) Anthropologie religieuse (responsables Zakaria RHANI/Khalid MOUNA)

Note d’orientation :

Durant les dernières décennies, le champ religieux au Maroc a connu de nouvelles « reconfigurations » et « réajustements » liés surtout aux changements d’ordre sociopolitique et culturel – avec notamment les réformes du champ religieux et l’arrivée de certains représentants de l’islam politique au pouvoir. Pour saisir cette dynamique politico-religieuse l’accent sera ainsi mis sur les perspectives anthropologiques qui interrogent les processus de reformulations religieuses sur le terrain et les nouvelles significations qu’elles prennent dans un monde changeant.

Ce qui nous amène, d’une part, à analyser la question des ré-articulations

« idéologiques » qui encadrent ces pratiques religieuses, et, d’autre part, à explorer multiples manifestations du religieux au Maroc, en Algérie et en Tunisie – dans ses différentes expressions : mystique, confrérique, rituelles, culturelle, etc. – avec d’autres pratiques et croyances, notamment thérapeutiques et festives. Les thématiques de ce panel s’articuleront ainsi autour des deux axes suivants :

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1) Les processus politico-religieux au niveau local et national : islam politique, politiques islamisées, constructions religieuses de l’ordre politique, pratiques religieuses politisées.

2) Le processus rituel des pratiques religieuses: on abordera sous cette thématique différentes expressions rituelles collectives et individuelles : pèlerinage aux lieux de culte, tourisme religieux, thérapie et catharsis.

Les participants 1-Ariel Planeix (Univ. Paris I, IEDES-IRD), [email protected] 2-Jamal Bammi (Rabita des Oulémas, Rabat), [email protected] 3-Abdelhakim Aboullouz (Associé CJB, Rabat et CM2S, Casablanca), [email protected] 4-Nadia Fadil (Univ. Catholique de Louvain), [email protected] 5-Katia Boissevain (AMU-CNRS-Idemec, Marseille), [email protected] 6- Mohammed Habib Samrakandi (Univ. de Toulouse) [email protected] 7-Nazarena Lanza (CJB, Rabat, et Idemec, Marseille), [email protected] 8-Abdou Seck (Univ. Gaston Berger St-Louis du Sénégal) [email protected] 9-Manoël Pénicaud (MuCEM-Idemec, Marseille), [email protected] 10-Abdelaziz Hlaoua (CJB, Rabat et Univ. Grenoble), [email protected]

De gauche à droite : Khalid Mouna (co-respons. d’atelier, Jamal Bammi, Ariel Planeix (centre), Katia Boissevain, Nadia Fadil. ©Cédric Baylocq.

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1) Ariel Planeix De quoi l'hétérodoxie est-elle le nom ? Réflexions sur la production des catégories de l'anthropologie religieuse au Maroc (et au Maghreb). Nourrie par la confrontation avec l'histoire cultuelle d'une population berbérophone du Maroc (les Zkara) présentée comme antimusulmane – tant les pratiques rapportées semblaient éloignées de l'islam tel qu'appréhendé par les orientalistes –, cette réflexion sur les catégories les plus à même de décrire, traduire et restituer les formes et les traditions du culte chez les Zkara a conduit à questionner la structuration disciplinaire de l'anthropologie religieuse. L'anthropologie n'est pas un simple relai documentaire de l'histoire. A ce titre, les catégories historiennes des formes religieuses n'ont pas nécessairement à être adoubées par l'anthropologie. C'est justement la force de celle-ci que d'enrichir et d'actualiser la pensée des phénomènes sociaux et culturels réunis sous le vocable religion. Les noms donnés d'"Ahl al kitab", de "Baqia", de "chamanisme islamique" ou de "paganisme", d'héritage de la "jahiliyya", d'erreurs ou d'altérations du dogme sont encore pleinement, sinon exclusivement, tributaires d'une surdétermination du religieux par le monothéisme, lui-même pourvoyeur de catégories changeantes dans l'histoire. C'est en suivant le tracé fragile du mouvement youssefite et de ses descendances indésirées que je souhaite illustrer ce chantier de réflexions sur des pratiques, leur histoire et le nom qu’on leur a donné. 2) Jamal Bammi Rituels thérapeutiques au Maroc : contextes actuels et ancrage historique Mon intervention portera sur les dynamiques à la fois synchronique et diachronique des procédures thérapeutiques et cathartiques au Maroc. Dans cette perspective, les plantes sont présentées et représentées comme des supports ou des médiums pour des pratiques rituels, et comme étant des intermédiaires entre le monde visible et le monde invisible. Je montrerai, d’une part, que c’est à travers ces supports naturels que la société développe un discours sur la vie, la mort, l’amour, la maladie, le mal et les conflits sociaux ; et illustrerai, d’autre part, à quel point des rituels relevant des cultes de la nature et du surnaturel sont ancrés dans un discours savant, notamment dans des écrits religieux de référence. 3) Abdelhakim Aboullouz Les mutations de la religiosité traditionnelle dans les montagnes de la région de Souss (Maroc) Dans le cadre d’un travail de recherche sur la religiosité dans les zones rurales au Maroc, nous constatons, d’après les observations tirées lors de la célébration religieuse autour de la tombe de Sidi Mohammed Abed EL BOUCHOUARI à Aït Baha (66 km au sud d’Agadir), que le comportement des disciples qui côtoient les tombes est l’objet de transformations. Celles-ci se reflètent dans le fait que les principes de l’Islam classique (le Coran et la tradition prophétique) trouvent petit à petit une place chez les personnes qui rendent régulièrement visite aux tombes. Elles peuvent par ailleurs être justifiées par les différents us et coutumes ainsi que les relations sociales qui s’installent autour de ces tombes. En réalité, ces transformations ne sont pas dues à l’émergence des mouvements salafistes mais principalement à l’époque coloniale, durant laquelle un mouvement qui se basait alors sur les textes religieux – Al Haraka nossoussia – a fermement dénoncé les pratiques traditionnelles imputées à tort à la religion. Un nouvel acteur, qui n’est autre que le mouvement salafiste, est à l’heure actuelle venu compléter l’action de ce mouvement pionnier. C’est pourquoi ces espaces ne connaissent plus les mêmes rites qu’auparavant, d’autres causes expliquant ce phénomène, comme les initiatives de lutte contre l’analphabétisme menées par les associations de la société civile, ainsi que les difficultés naturelles liées notamment à la concentration de ces tombes dans des zones escarpées qui rendent leur visite très difficile…

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4) Nadia Fadil Authenticating the past, disqualifying the present. Reclaiming the "traditional" Islam of the parents Scholarship on Islam in Europe has examined how Muslim practices change as a result of their presence in Europe. Within this perspective, the idea of a generation gap has emerged as an important analytical template to assess these developments. Drawing on fieldwork with Belgian Muslims of Moroccan origin, this paper seeks to nuance this perspective by exploring accounts wherein the religious legacy of the parents is actively reclaimed. This was especially the case for liberal and secular respondents who represented their parent’s Islam as open and progressive. In exploring these narratives, I will argue that these positive reassessments of the “traditional Islam” of the parents articulate a new understanding of the relationship between past and present, which subverts a classical modernist teleological account. A perspective, in which the notion of "tradition" is not only viewed as the holder of ancient habits, but also comes to be resignified into the carrier of religious ethics and sensibilities that are associated with liberal modernity. This provides for a ground in which liberal accounts of Muslim ethics come to be inscribed in an older genealogical line, whereas non-liberal forms of religious orthodoxies come to be dismissed as idiosyncratic and inauthentic innovations. 5) Katia Boissevain Des zâwiyas en feu : traitement contrasté de deux sanctuaires saints dans une Tunisie en Révolution, Saïda Manoubiya et Sidi Bou Saïd En Tunisie, des sanctuaires saints, petites mosquées et cimetières ont connu une série de dégradations et d’incendies qui a culminé avec l’incendie du sanctuaire de Sidi Bou Saïd en novembre 2012. Dans cette intervention, en m’intéressant de plus près à deux zâwiyas importantes aux alentours de la capitale, celle de Sayyda Manoubiya et celle de Sidi Bou Saïd, je reviendrai sur les conséquences de ces violences. Une conséquence directe de ces incendies se trouve dans une forme de résistance identitaire au sein de la société civile, qui réaffirme – à l’occasion du Mouled – les spécificités d’un islam maghrébin face à la montée d’un islam wahhabite autoritaire. Cette résistance est portée par un élan spontané en même temps qu’elle prend forme grâce à un dispositif patrimonial institutionnel solide. Pour autant, les moyens institutionnels ne se déploient pas de la même manière dans l’une et l’autre zâwiyas. Je décrirai comment les énergies tournées vers Sidi Bou Saïd contribuent à restaurer la vitrine du pays et redonnent confiance aux citadins tunisois dans une période de grande incertitude. J’exposerai aussi les difficultés rencontrées par les fidèles souhaitant aider à la restauration de Sayyda Manoubiya et le désœuvrement des familles pauvres qui dépendent du rôle de redistribution que jouait préalablement ce sanctuaire. 6) Mohammed Habib Samrakandi Rituels et rite d’institution. Etude comparative de deux ordres spirituels algéro-marocains en contexte de mobilité migratoire : la ‘Alawiyya et la Tijâniyya Ma proposition de communication s’inscrit dans la perspective de l’anthropologie-historique et fonde sa comparaison sur mes observations de terrain (2005-2013). Un terrain qui fait le va et vient entre La France, l’Algérie et le Maroc. Il porte sur deux confréries qui ont historiquement pris souche sur le sol algérien comme sur le sol marocain : la confrérie Tijâniyya et la confrérie ‘Alawiyya-Qâdiriyya-Châdhiliyya. J’envisage d’examiner à l’occasion de ce Colloque d’Essaouira les transformations progressives opérées au sein des deux ordres, en prenant comme indicateur-analyseur de changements les rituels collectifs des deux confréries.

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La confrérie ‘Alawiyya, sous la direction de son actuel guide spirituel Cheikh Khaled Bentounès, a, depuis deux décennies, élargi son champ d’action et de recomposition de ses adeptes, conséquence de pratiques novatrices et inédites dans l’histoire du confrérisme maghrébin : Articulation entre confrérisme et scoutisme ; spiritualité et citoyenneté ; mixité durant le rituel, mode d’organisation confrérique et associative (type Loi 1901) ; double appartenance des adeptes-convertis… Pèlerinage croisé des adeptes sur la tombe du pôle de la sainteté Moulay Abdessalam Ibn Machich (Nord du Maroc) et sur la tombe d’Ahmed Alioua (m. 1934) à Mostaganem; fondateur de la branche ‘Alawiyya. Du côté de la Tijâniyya, mon observation a porté sur la mobilité des branches tidjanes entre deux maisons-mères concurrentes (Fès/Maroc et ‘Aïn Mâdhî/Algérie). Le fait migratoire a favorisé le croisement des pratiques rituelles, portées par des disciples d’origines diverses : le Maroc, l’Algérie, la Mauritanie et le Sénégal. L’observation fine des différents rituels, source de divergences, dévoile en fait des enjeux de pouvoirs majeurs : la circulation de biens matériels et matrimoniaux et la détention exclusive de délégation de l’autorité de représenter localement le Maître vivant. La question de l’implantation progressive de l’islam confrérique prend une importance capitale dans la stratégie d’essaimage chez les Guides spirituels. Ces derniers, estiment que la présence de leur ordre en Europe est vitale. D’où l’intérêt de s’interroger sur le problème de la délégation de l’autorité. C’est à la double lumière des concepts de l’isnâd et du rite d’institution que j’envisage d’ouvrir un nouveau chantier, de mon point de vue singulier, en analysant les mécanismes sous-jacents aux modifications des rituels chez deux confréries maghrébines prises dans des ‘’tentatives d’instrumentalisation politique’’ de la part des trois pouvoirs: algérien, marocain et français. 7) Nazarena Lanza Une zawya privée pour un cheikh moderne: échanges autour du soufisme maroco-sénégalais à Salé Dans mon intervention, je voudrais présenter une zawya « privée » de Salé, les convivialités qui animent ses soirées et certains de ses protagonistes. Il s’agit d’une zawya spéciale, car créée dans un appartement par un jeune entrepreneur marocain, cheikh de la zawya, converti à une branche sénégalaise de la tijaniyya. Le lieu remplit les fonctions classiques d’une zawya, c'est-à-dire la prière, l’accueil, l’échange, le loisir. Ce qui la distingue, c’est cet accueil spécialement adressé à des jeunes sénégalaises (parfois mauritaniennes et nigériennes) issues de familles maraboutiques de la branche niassène, ou « réformée », de la tarîqa Tijaniyya. A partir de la reconstruction de certaines conversations, je voudrais aborder plusieurs questions qui touchent la conception moderne d’un soufisme « vécu » : la mission de la zawya, le sens de la quête et la valeur du voyage, la relation à Dieu et aux rêves, le langage « informatique » pour expliquer la « voie », les défis et pratiques de jeunes marabouts sénégalais au Maroc… Tous ces éléments se dessinent sur le fond d’un soufisme transnational qui reconfigure la géographie classique, tant physique que spirituelle du « centre » et de la périphérie de la confrérie. D’une part, Omar, le cheikh de la zawya, se rend chaque année à Kaolack, ville du Sénégal berceau des niassènes. Il accueille également les niassènes sénégalais qui viennent au Maroc pour la visite au mausolée du fondateur de la « zawya mère », Cheikh Ahmed Tijani. D’autre part, cette branche de Tijaniyya constitue un courant « réformiste », à la limite de l’hétorodoxie pour les défenseurs marocains du dogme, qui est en train, néanmoins, de faire place à un nouveau discours.

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8) Abdourahmane SECK Maroc-Sénégal : figures et enjeux de la circulation des ressources symboliques et religieuses islamiques*. Dans cette communication, nous mettrons en regard trois différents tableaux, après avoir préalablement opéré une brève mise en perspective historique et symbolique des relations politiques et culturelles qui lient le Maroc et le Sénégal. Le premier tableau portera sur la transformation de l’espace marocain en haut lieu de conflit symbolique par les daahiras (cercles –religieux) des migrants sénégalais, tant entre elles qu’à l’intérieur des équilibres ou clivages internes qui les traversent. Le deuxième analysera les usages marocains des dynamiques du religieux au Sénégal, à travers une série de portraits et d’itinéraires croisés sur notre terrain. Le troisième, enfin, mettra en relief les figures les termes et enjeux de l’instrumentation de la notion de « commandeur des croyants » dans le débat politique sénégalais, à l’occasion de la dernière visite du roi Mohamed VI à Dakar. L’exposé de ces trois tableaux montrera, en filigrane, l’existence d’un phénomène de circulation de ressources symboliques et religieuses entre les deux espaces respectifs du Maroc et du Sénégal, dans une logique de transformation, recomposition, réinvention constante du grand récit politique de l’unité fraternelle qui lie les deux pays. *Cette communication s’inscrit dans le sillage d’une recherche plus large, conjointement menée avec Nazarena Lanza. 9) Manoël Pénicaud Du pèlerinage des sept Regraga aux Sept Dormants (Ahl al-Kahf) au Maghreb. Retour sur un itinéraire de recherche. Entre 2002 et 2010, j’ai étudié le pèlerinage des Regraga dans le pays chiadma (région d’Essaouira) au Maroc. A chaque printemps, ces « confréries » accomplissent un daour (tour) de 39 jours lors duquel ils visitent 44 sanctuaires de leurs ancêtres, particulièrement chargés de baraka. Cette ethnographie s’est inscrite dans les pas de Georges Lapassade (D’un marabout l’autre, 2000) et d’Abdelkader Mana (Les Regraga. La Fiancée de l’eau et les Gens de la Caverne, 1988), ce qui a apporté un autre éclairage sur ce phénomène social complexe, 20 ans après mes prédécesseurs et a donné lieu à plusieurs productions (Dans la peau d’un autre, 2007, et le documentaire Les chemins de la Baraka, 2007). L’une des hypothèses de travail était que le mythe fondateur des premiers Regraga – sept chrétiens convertis à l’islam par le prophète Mohamed – était un avatar de la légende plus répandue en Méditerranée des Sept Dormants d'Éphèse, mieux connus en islam sous le nom de Ahl al-Kahf (Gens de la Caverne). Cette corrélation avait également été énoncée par l’orientaliste Louis Massignon dans l’importante étude qu’il leur a consacrée, notamment avec le concours d’Emile Dermenghem (Revue des Études Islamiques, 1954-1963). Mais mes recherches dans les archives de Louis Massignon et sur les Sept Dormant tendent finalement à infirmer cette hypothèse. En revanche, ces mêmes recherches m’ont fait revenir au Maghreb sur les traces des Ahl al-Kahf dont le mythe est parfois (re)convoqué aujourd'hui en dehors du culte des saints. A travers cet itinéraire de recherche, cette communication propose une traversée réflexive dans le Maghreb contemporain, du maraboutisme des Regraga aux réinterprétations inattendues du mythe des Sept Dormants, à l’instar de leur réveil quasi-sécularisé dans le contexte de la révolution de jasmin en Tunisie. 10) Aziz Hlaoua et Khalid Mouna Lalla Aïcha la multiple : pouvoir symbolique au féminin En dépit du nombre très réduit des filières de l'ordre des Hmaddcha encore actives aujourd’hui au Maroc, le moussem de Sidi Ali, zâwiya-mère de Hmaddcha, continu d'attirer un nombre important de visiteurs venant de tous les coins du Maroc.

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Nous avons observé le moussem de pèlerinage de Sidi Ali en 2013, et malgré la fermeture du sanctuaire du Saint Sidi Ali Ben Hamdouch pour restauration, des dizaines de milliers de visiteurs dont la majorité sont des femmes, ont accompli les rituels de pèlerinage dans les trois lieux saints: Sidi Ali, la grotte Lalla Aïcha et le sanctuaire de Sidi Ahmed Dghoughi. Nous sommes plus particulièrement intéressés par les pratiques rituelles des milliers des visiteurs et pèlerins au lieu-dit de "Lalla Aicha", à quelques mètres du sanctuaire du Saint Sidi Ali. Nous souhaitons décrire et analyser le statut de la sainte et comprendre l’imaginaire auquel se rattache ce personnage, qui prend de multiples statuts et fonctions. Notre intervention est le résultat d'un travail ethnographique effectué pendant le moussem de Sidi Ali ben Hamdouche en janvier 2013, elle sera accompagnée d'un court film ethnographique.

2-Lundi 9 septembre (14-17h au Musée d’Essaouira) Ethnomusicologie du Maroc, Patrimoine immatériel (responsable Abdelkader MANA)

Note d’orientation :

La musique populaire est très vivante au Maghreb. Si le folklore appartient au passé des sociétés postindustrielles, il reste encore une réalité vivante : chaque groupe ethnoculturel ou plus simplement groupes d’hommes rassemblés selon des affinités diverses dispose d'une culture qui lui est plus ou moins propre. Le programme de recherche dénommé « Paroles d'Essaouira », en tant que « Carrefour culturel », que Georges Lapassade avait lancé en 1980 qui visait à recueillir et à analyser, les chants des moissonneurs, des artisans, des marins, des confréries religieuses, des femmes, des comptines d'enfants, mais aussi l'accueil du rock'n roll…

En effet, si les Anglo-saxons substituent au terme de « tradition orale », le vocable de « folklore » qui signifie étymologiquement « la culture populaire » et que pour Marcel Mauss, « est populaire, tout ce qui n'est pas officiel », il y a eu passage et fixation du concept de patrimoine intangible, puis patrimoine oral de l'humanité à celui , maintenant, de « patrimoine immatériel ». Son acte de naissance est grandement redevable à la Commission nationale marocaine pour l'UNESCO qui organisa une consultation internationale sur la préservation des espaces culturels populaires, à Marrakech, du 26 au 28 juin 1997.

La richesse des travaux en ethnomusicologie au Maroc et dans l'ensemble du Maghreb nous invitant donc à (re)visiter les permanences et les évolutions du patrimoine musical maghrébin. Les intervenants offrirons des aperçus sur les modalités des expressions musicales, y compris les plus neuves, dans l'ensemble du Maghreb. Mais c’est par extension tout ce qui relève au Maghreb de cette notion de « patrimoine immatériel » dont nous traiterons dans cet atelier de recherche.

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Les participants

1. Abdelghani Maghnia (Univ. de Fès), [email protected] 2. Jean During (Univ. Paris-Ouest), [email protected] 3. Miriam Olsen (Univ. Paris-Ouest), [email protected] 4. Jacques Willemont (Univ. Strasbourg), [email protected] 5. Jean François Clément (ICN, Nancy), [email protected] 6. Abdelkader Mana (Essaouira, Maroc), [email protected] 7. Mustapha Elamine (Univ. Nouackhott, Mauritanie), [email protected] 8. Meriem Alaoui Btarny (Univ. Nice Sophia Antipolis), [email protected] 1) Abdelghani Maghnia « La transe et la musique : dimension spirituelle et fonction intiatique ? » La relation transe/musique peut-elle se réduire, d’un point de vue anthropologique, au processus mécaniste d’un simple déclencheur ? Or, en quel sens un tel mode d’explication, sûrement réducteur aux yeux du musicologue (Gilbert Rouget, Michel Leiris, 1980, Ahmed Aydoun 2013), ne peut régir en réalité pour le philosophe, ce rapport profond tragique - digne d’un art métaphysique, autrement complexe en réalité - de la transe à la musique ? Comme le met en évidence un entretien de 1975 avec Georges Lapassade et Abderrahman Paca, la question met à mal, on peut le comprendre, le mélomane moderne ; elle n’en semble pas moins paradoxalement ignorée par les jeunes vedettes du spectacle comme les nouveaux fans de jazz / des danses de transe rituelle. En revanche, le rappel des règles de l’Art nous remet formellement à l’heure des anciens maîtres du genre tel El-M’ellem Boubker ; sillonnant d’un bout à l’autre le pays sur leurs traces, on peut comprendre et apprécier l’intérêt majeur de leur rituel essentiellement initiatique : le rapport transe / musique semble ainsi davantage lié à son contenu symbolique ou encore à la dimension spirituelle de leur message, de la profondeur métaphysique de leur art. La présente approche, s'inspirant de la méthode phénoménologique et structurale à laquelle elle emprunte le principe de ''la volonté de compréhension sans a priori'' (loin de la fascination des méthodes explicatives), tente essentiellement de pénétrer l'univers de sens de ce mode d'expression. 2) Jean During « Dévotion, adoration, guérison : la polyvalence des pratiques cultuelles dans la sphère musulmane » Si le Maroc a été un terrain privilégié pour les recherches sur la transe, et la possession, l’étude de ces phénomènes et des rituels où ils se déploient a tout intérêt à s’étendre Maghreb entier, et plus encore au Mashreq aux confins de l’Orient musulman. Une approche comparative révèle des affinités profondes qui témoignent de la circulation des pratiques et des représentations entre des cultures bien distinctes, et au-delà, de catégories anthropologiques plus générales. Au-delà des mers et des terres, les mêmes questions surgissent, telles que : - les relations entre pratiques dévotionnelles et cultuelles (soufisme, culte des saints, négociation avec les esprits), -les types d’effets recherchés (thérapeutiques ou prophylactiques, somatique ou psychosomatique), -l’aptitude à la modification des états de conscience (innéee, héréditaire, ou sociale), -les catégorisations de ces états (simulation, excitation, transe, surconscience...), -la nature des individualités ou des forces invoquées (esprit, présence, génie, succube...), -l’efficacité de la musique (rythme, devises, timbres), et bien d’autres encore. Ces thèmes seront évoqués à partir des données recueillies dans l’aire du Golfe persique où convergent les cutures arabe, africaine et iranienne.

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Abdelkader Mana (à droite), ethnomusicologue souiri, avec Abdelghani Maghnia, Uni-

-versité de Fès. ©Cédric Baylocq

3) Miriam Olsen Musique et agriculture: de la pratique au concept Dans ma contribution, je présenterai quelques réflexions issues de mes recherches dans l'Anti Atlas et le Haut Atlas marocain; elles porteront sur le lien entre la musique (chant, poésie, tambours, danse) et l'agriculture (orge, dattier, certains animaux). Dans un premier temps, je m'interrogerai sur ce que l'établissement d'un tel rapport permet de comprendre de la musique comme de la perception par les villageois des plantes et des animaux. Le propos s'appuiera sur trois types de répertoires villageois représentatifs de la région qui manifestent chacun un rapport différent à l'agriculture: ahwash, ladkar, chants rituels de mariage. Dans un second temps, j'aborderai certaines perspectives qui découlent de ces recherches, relatives à la comparaison des musiques rurales au Maroc et au Maghreb. 4) Jacques Willemont « La transmission participante des connaissances dans le cadre d’une recherche en ethnomusicologie » Il est acquis qu’aucun enseignant au monde, qu’aucun spécialiste d’aucune matière scientifique n’est en mesure de transmettre un savoir. Par contre, il est dans les obligations des hommes de sciences de transmettre leurs connaissances à ceux qui participent à des formations spécialisées et même à ceux qui souhaitent apprendre tout au long de leur vie et il est regrettable que ces mêmes personnes soient trop souvent inaptes à remettre en question les modalités de leur action pédagogique, de la transmission de ces mêmes connaissances.

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Ce type de formation ne correspond plus à l’éducation dont les sociétés actuelles ont besoin pour relever les défis qu’elles génèrent. Le libre arbitre se forge au creuset de la multiplicité des points de vue. En pédagogie, un œcuménisme laïc, interdisciplinaire et participatif est une des solutions, parmi d’autres, que l’auteur de cette thèse expérimente. Et cette démarche qui est d’autant plus essentielle dans l’enseignement à distance, s’applique aussi bien pour la connaissance des Gnawa, de leur patrimoine matériel et immatériel, que pour compréhension des forces physico-techniques, sociales, économiques qui structurent le Monde. Le programme réunit les points de vue d’une quarantaine de chercheurs et d’enseignants (anthropologues, ethnomusicologues, historiens, psychologues, ….), de praticiens gnawi (maâlem, moqaddema, …) et bénéficie du savoir-faire d‘une équipe qui « met en scène et en perspective » ces connaissances. Le programme en français sera mis en ligne fin 2013. La version anglaise au printemps 2014. Une version arabe a été évoquée avec l’Université de Marrakech. 5) Jean François Clément Les formes d’organisation des orchestres dits de musique arabo-andalouse peuvent-elles être considérées comme un paradigme des modes de gestion des entreprises marocaines ? Les modes d’organisation et de gestion des orchestres de musique arabo-andalouse du Maroc diffèrent manifestement des orchestres de musique classique d’Occident, même s’il existe des points communs. Ces différences portent sur des conceptions différentes du chef (qui ne tourne pas le dos au public, dépourvu de baguette, lui-même musicien, etc.) et du mode d’organisation de l’orchestre (qui peut comprendre des personnes en cours de formation et des non professionnels et surtout où l’on tolère de multiples microvariations entre chanteurs ou musiciens, par exemple dans les diapasons et les rythmes). Ces différences dans les compétences ou les rôles du manageur permettent-elles de comprendre, à titre de paradigmes, les modes de gestion observés par l’analyse organisationnelle dans les entreprises marocaines, qu’elles soient grandes, moyennes ou petites ? Ou faut-il plutôt les corréler aux modes de fonctionnement des ateliers formant les anciennes corporations ? Et qu'en est-il des transformations en cours ? Cette comparaison transculturelle ne permet-elle pas surtout de révéler, par une narratologie métasymbolique, une relation différente aux valeurs et à leurs variations ? 6) Abdelkader Mana Musicothérapie des Gnaoua : une religion des femmes En 1996, la dernière enquête que j’ai menée en compagnie de Georges Lapassade à Essaouira a porté sur les talaâ, ces voyantes médiumniques, ces prêtresses des Gnaoua qui pratiquent la divination en état de transe. Au Maghreb, la divination de prêtresses, ou voyantes médiumniques, en état de transe est une tradition qui remonte loin. La kahéna, l’antique héroïne berbère, portait en fait un nom arabe qui signifie « devineresse », manifestement en rapport avec les dons prophétiques que prêtent à la reine de l’Aurès et de l’Ifriqiya les auteurs musulmans à partir d’Ibn Abd al-Hakam (mort en 871). Le spectateur contemporain du rite nocturne de possession, fasciné par ce « spectacle » de transe « habitée », est avant tout sensible au jeu musical de ses animateurs. Il est tenté alors, de conclure que chez les Gnaoua, ce sont les musiciens qui sont les maîtres du jeu. En réalité nous dit Georges Lapassade, ici, comme dans tous les rites de possession, la gestion de la situation est assurée par les prêtresses du culte. Et ici comme ailleurs, les femmes, parce qu’elles sont tenues en marge de la religion des hommes, se sont données secrètement une autre « religion » : "la religion des femmes".

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7) Mustapha Elamine La "maraboutisation" de la musique maure et la résurgence du madh : quel effet de la religiosité traditionnelle ?

Paradoxalement, la musique maure dont la fonction originelle est de constituer un moyen d’encouragement et de mobilisation des classes guerrières engagées dans les campagnes militaires, a été progréssivement intégrée à la sphère maraboutique, qui est, par définition réfractaire à cet art profane.

A travers la revue d’un répertoire musical diversifié et d’une analyse diachronique et synchronique de la société, on devra savoir s’il s’agit-il de l’effet d’un long processus de « maraboutisation » qui a subjugué la fonction guerrière amenant ainsi les griots, antérieurement auxiliaires des guerriers, à se rapprocher de la classe savante en adoptant un répertoire moins belliqueux et plus pieux, ou si cela serait plutôt la conséquence d’une religiosité diffuse contemporaine qui dénigre les valeurs profanes, et entraîne l’ensemble de la société vers de nouveaux goûts plus proches du standard islamique dont le Madh serait une forme privilégiée ?

8) Meriem Alaoui Btarny Musiques Gnawa et procédures taxinomiques

La communauté Gnawa, ses pratiques rituelles et sa musique se transforment invariablement au contact des situations sociales, politiques et économique du Maroc. Si le festival d’Essaouira a été créé afin de célébrer leur tradition musicale, il a fonctionné comme un opérateur de légitimation. Il a également contribué à promouvoir une nouvelle forme de mise en scène de la tradition musicale populaire au Maroc. Il prône en effet la remise en valeur du patrimoine local mais cette mise en valeur est reliée à une autre idéologie, celle de l’ouverture et du dialogue entre les cultures. Les musiciens Gnawa accèdent au statut d’artiste parce que leur musique, jugé digne d’intérêt, est médiatisée par un festival de Musique du monde et mélangée à des apports occidentaux. Quelles sont les actions formelles, les relations effectives et symboliques qui permettent au Gnawa de s’insérer aujourd’hui dans la catégorie des "Musiques du monde" ?

3-Mardi 10 septembre (14h-17h au Musée d’Essaouira) Anthropologie juridique/des normes (responsable Yazid BENHOUNET/Abderrahmane MOUSSAOUI)

Note d’orientation :

Le Maghreb a constitué, et constitue encore, un laboratoire anthropologique fécond pour questionner les normes et le droit. En effet, depuis les travaux précurseurs de Hanoteau et Letourneux (1873) aux recherches plus récentes (e.g. Dupret, 2006, et les programmes ANDROMAQUE et PROMETEE du Centre Jacques Berque), en passant pas les apports de Berque (1953), Bourdieu (1972) ou Geertz (1983), force est de constater que les anthropologues ont à plusieurs reprises, dans des perspectives sans cesse renouvelées, interrogé les éléments normatifs et la pratique du droit au Maghreb, notamment le rôle de la coutume et des diverses sources légales (charia, droits locaux, qanun, etc.). Par ailleurs, si le droit de la famille et les normes de parenté ont constitué un champ important des travaux anthropologiques sur les sociétés du Maghreb, on observe néanmoins depuis plusieurs années un développement de divers objets de recherche s’inscrivant dans les questionnements sur les normes dans les sociétés du Maghreb et les renouvelant : l’incidence du droit international, le rôle des ONG, la question du genre, les nouvelles

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pratiques liées à la propriété, les migrations, les formes de gestion de la violence, les phénomènes de réconciliation, la justice transitionnelle, etc. Cet atelier veut rendre compte de ces nouveaux développements dans le traitement et l’approche de la norme et du droit en contexte maghrébin. Si l’atelier n’est pas thématiquement orienté et ne privilégie aucun objet particulier, les responsables souhaitent néanmoins que les communications recourent à la démarche ethnographique pour questionner les normes dans les sociétés du Maghreb. Berque, Jacques, « Problèmes initiaux de la sociologie juridique en Afrique du Nord », Studia Islamica 1 : 137-162, 1953. Bourdieu, Pierre, « Le sens de l’honneur », in Esquisse d’une théorie de la pratique, précédée de trois essais d’ethnologie Kabyle, Genève, Droz, 1972 Dupret, Baudouin, Le Jugement en action. Ethnométhodologie du droit, de la moralité et de la justice, Librairie Droz, Genève, 2006. Geertz, Clifford, « Faits et droits en perspective comparée », in Savoir local, savoir global, Paris, PUF (1ère publication en anglais 1983 - Storrs Lectures for 1981 at the Yale Law School), 1989. Hanoteau A. & Letourneux A., La Kabylie et les coutumes kabyles, Editions Bouchène, Paris 2003, (1ère publication : 1873). Les participants 1. Claire-Cécile Mitatre (Univ. Montpellier et associée CJB, Rabat), [email protected] 2. Emilie Barraud (Univ. Marseille et associée CJB, Rabat), [email protected] 3. Marta Arena (EHESS, Paris/BGSMCS, Berlin), [email protected] 4. Beatrice Lecestre-Rollier (Univ. Paris-Descartes), [email protected] 5. Céline Lesourd (Univ. Aix-Marseille), [email protected] 6. Araceli Gonzalez Vasquez (Univ. Euskal Herriko/Pays-Basque) [email protected] 7. Florence Bergeaud (Univ. Libre de Bruxelles), [email protected]

1) Claire-Cecile Mitatre Quand se marier « au plus loin » revient à se marier « au plus proche ». Une étude des relations matrimoniales décentrée de la question du « mariage arabe », chez les Tekna de l’Oued Noun. S’il est généralement admis que le mariage avec la fille de l’oncle paternel n’est pas prescriptif au Maghreb, cette union est décrite comme préférentielle dans certaines ethnographies. On ne peut pas affirmer que ce soit le cas chez les Tekna arabophones de l’Oued Noun. Dans cette région oasienne du sud-ouest marocain, des adages laissent certes entendre que la meilleure destinée pour un homme est d’épouser sa cousine parallèle patrilatérale. Néanmoins, si un homme s’apprête à s’engager dans ce type de mariage, d’autres adages pourront être tirés du corpus oral de la région afin de l’en dissuader. Loin d’être univoque, le discours émis sur le « mariage au plus proche » peut ainsi adopter des perspectives opposées en termes de jugement de valeur et ce, par les mêmes individus. Parallèlement, cette union parfois, mais pas toujours, présentée comme un devoir d’honneur incombant au cousin lorsque la fille de son oncle paternel tarde à trouver un époux, est aussi, dans certaines circonstances, conçue comme l’expression d’un droit de

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préemption dont dispose un homme sur sa cousine parallèle patrilatérale (haqdar, le droit du dos). Mais bien davantage qu’une union contractée par droit ou par devoir, en vue d’obéir à une norme ou de se conformer à un idéal matrimonial, le mariage entre cousins patrilatéraux est présenté dans l’Oued Noun comme un mariage qu’un homme choisit de contracter par intérêt. Les proverbes et discours le décrivent avant tout comme présentant un ensemble d’avantages économiques et relationnels pour l’homme qui choisit de s’y engager. Le « mariage arabe » se voit alors comparé, voire assimilé, à un autre type d’union présentant un grand nombre d’avantages équivalents : le mariage d’un homme Tekna arabophone avec une femme d’un groupe berbérophone (chleuh), union conçue dans cette région comme exogame et hypergame. Dans un premier temps, ma communication présentera comment, dans cette région, « mariage au plus proche » (endogame et isogame) et « mariage au plus loin » (exogame et hypergame) se retrouvent de la sorte assimilés tant dans la pratique que dans les représentations, alors que tout semble les séparer du point de vue des catégories analytiques utilisées en anthropologie de la parenté. Nous les interrogerons donc à partir de ce terrain chez les Tekna de l’Oued Noun. 2) Emilie Barraud Filiation, kafâla et successions. Dispositions conservatoires et contournements de la règle de la légitimité en matière de transmission de la propriété Le Maroc et l’Algérie prohibent la filiation adoptive. Depuis 1957, l’article 149 de la Moudawana reste inchangé : « L’adoption n’a aucune valeur juridique et n’entraîne aucun des effets de la filiation légitime ». Depuis 1984, le droit positif algérien dispose formellement que « l’adoption (Tabanni) est interdite par la chari’a et la loi » (art. 46). Par l’emploi d’un ton doublement impératif et en renvoyant à l’autorité de la loi islamique, le législateur algérien entend marquer une position officielle, empreinte de fermeté, afin que la norme ne puisse être discutée. En France, il est depuis communément admis que « l’adoption n’existe pas en Algérie et au Maroc dès lors que l’islam l’interdit ». Toutefois, l’ethnologie des parentés électives invite à nuancer cette affirmation généralisée. L’adoption, telle qu’elle est définie en droit français, ne connaît pas d’équivalent en droit algérien et marocain, ce qui n’exclut pas l’existence de formes de parentés sociales institutionnalisées, comme le recueil légal kafâla, ou non, avec le phénomène prospère des adoptions illégales. Le Code de la famille interdit l’adoption, mais lui substitue depuis 1984 en Algérie et 1993 au Maroc un autre mode d’intégration familiale, le recueil légal de mineur, ou kafâla, qui est l’engagement bénévole de prendre en charge l’entretien et la protection d’un mineur mais sans que ce dernier n’accède au rang de fils légitime. Ainsi, en référence à l’autorité de l’islam, la norme serait l’absence d’adoption, et si l’on admet que la kafâla est une des formes de l’adoption, la norme serait que l’enfant « adopté » n’est concerné ni par la transmission du nom, qui est un des effets de la filiation légitime, ni par les règles relatives aux successions (édictées par le Coran et reconduites par les droits positifs) qui s’accordent avec celle de la légitimité. Cette règle de la légitimité joue à l’encontre des enfants recueillis pour faire obstacle à leurs parts dans la succession de leur père ou de leur mère d’adoption. Faut-il pour autant en déduire qu’elle joue systématiquement à chaque fois que dans la famille algérienne ou marocaine un enfant est

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recueilli sous kafâla ? Nous ne pouvons l’affirmer. Dans bien des cas, des dispositions « conservatoires » sont prises par les parents d’adoption sous forme de legs, de donation ou de vente pour « protéger » l’enfant recueilli. Toutes relèvent de stratégies de contournement de l’interdit islamique (interdit de l’adoption) et participent de nouvelles manières d’agir et de pratiques novatrices auxquelles nous portons ici notre attention, spécialement en milieu algérien. L’ethnographie des pratiques adoptives et des pratiques de transmission dans le cadre de la kafâla témoignent d’une réalité complexe dans laquelle interviennent d’autres référencements que celui de l’islam. La lecture des normes juridiques ne permet pas de conclure que tous les enfants recueillis en kafâla ne sont jamais les bénéficiaires d’actes de transmission de biens de propriété au sein même de leur famille d’adoption. L’approche ethnographique combinée à l’étude des cas judiciaires et des solutions jurisprudentielles font émerger d’autres concepts et normes de référence comme « l’égalité des enfants et des citoyens », « l’intérêt supérieur de l’enfant », « l’amour filial » pour appuyer ces pratiques de contournement. 3) Marta Arena “Nasab harām, laqab halāl”: perceptions de sa maternité et des origines de son enfant chez les mères célibataires en Tunisie suite à l’attribution du laqab paternel. La loi tunisienne permet aux femmes de saisir les tribunaux pour qu’un jugement modifie l’état civil de leur enfant né hors mariage, lui attribuant le nom patronymique (laqab) du père naturel. Cette loi s’appuie sur la représentation patrilinéaire agnatique du nasab, par laquelle de l’accès au nom de l’ascendant découlent le rattachement à sa généalogie ainsi que droits et devoirs envers lui. Traditionnellement, les femmes qui sont mères sans être mariées sont exposées au préjugé et sont mise en marge parce que leurs enfants n’ont pas un nasab paternel. Leur comportement est socialement sanctionné du moment qu’elles n’ont pas suivi la logique qui veut qu‘un enfant soit appelé "fils ou fille d’un tel", seulement si celui-ci (et ses ascendants mâles) l’avait préalablement accepté à travers le mariage avec la mère de l’enfant ou par la reconnaissance de paternité (iqrār). Or, la loi 75/98 permet aux femmes de s’emparer du mécanisme d’attribution du laqab paternel et, par conséquent, de rattacher de l’enfant au nasab paternel. A partir de cette nouveauté, notre communication enquêtera sur les conséquences de l’application de cette loi sur la perception que les mères célibataires ont d’elles-mêmes et de leur maternité. En particulier, le questionnement concerne la localisation par celles-ci de leur maternité hors mariage entre l’espace du harām et du halāl : maternité tourmentée en raison de ses conséquences difficiles à l’égard des rapports sociaux et familiaux et de la perte du sharf, mais aussi maternité pour laquelle on réclame « son droit » vis-à-vis du père de l’enfant et dans l’intérêt de l’enfant.

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Le responsable d’atelier Yazid Benhounet, en compagnie de Marta Arena, Claire-Cécile Mitatre

(centre) et Emilie Barraud. ©Cédric Baylocq

4) Béatrice Lecestre-Rollier Nouvelles pratiques liées à la propriété dans le Haut Atlas central À partir de mes travaux ethnographiques de terrain portant sur la société rurale marocaine, plus spécifiquement sur les vallées du Haut Atlas central (milieu amazighophone), je propose de réfléchir au thème des « nouvelles pratiques liées à la propriété ». Le problème de la transmission des terres se pose avec acuité dans toutes les sociétés paysannes. Dans le contexte marocain et musulman où l’égalité successorale entre frères prévaut, mais pas entre frères et sœurs, quels sont les jeux et enjeux autour de l’héritage et de la transmission du patrimoine familial ? J’insisterai sur la pluralité des configurations familiales et des stratégies individuelles qui s’expliquent par la tension entre indivision et division, solidarité et compétition entre agnats pour l’honneur de perpétuer le nom et de préserver l’intégrité du patrimoine familial. 5) Céline Lesourd Les hommes-femmes, ces courtiers de l’amour. Et si transgresser les normes de la sexualité offrait une opportunité de réussite ? (Mauritanie) Au cœur de l’élite politico-économique mauritanienne, un petit groupe « ehel mesrah » composées de personnalités – essentiellement maures – font et défont l’opinion publique imposant un modèle de vie qui témoigne de ce qu’est la réussite. Diffusant un way of life que de nombreux Nouakchottois reprennent par mimétisme, « ehel messrah » fixent ainsi les

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règles d’une « culture matérielle du succès » organisée autour de défis ostentatoires (les plus belles voitures, villas, fêtes de mariage, tenue vestimentaire…) Dans le boudoir de ces élites gravite une cour variée et nous focaliserons notre attention ici sur le « phénomène » des gorjigéen. En langue wolof, « gor » signifie l'homme et « jigéen », la femme. Comme son nom l'indique alors, le gorjigéen est celui qui est un homme-femme. Un homme efféminé possiblement homosexuel. Dans la société maure, où le féminin et le masculin, participent publiquement de deux univers très distincts, les gorgigéen jouissent cependant d’un statut particulier puisqu’ils jouent les entremetteurs des rendez-vous galants d’une certaine élite financière. A l’évidence, les gorjigéen, en oscillant entre les valeurs des genres perdent leur statut et cette stérilité sociale leur assure de pouvoir endosser et assumer ce rôle de « courtier de l'amour ». Méprisés – ils ne correspondent pas à l'idée collective de ce que doit être un homme –, craints – ils connaissent les secrets des uns et des autres –, gourmands, ambitieux, menteurs, faiseurs de rumeurs, impudiques, quémandeurs, les gorjigéen sont affublés de toutes les valeurs négatives propres aux forgerons et aux griots ; ils forment un groupe à part, voire même une nouvelle « caste urbaine ». Ainsi, à travers cet exemple des gorgigéen, les normes sociales de la construction des identités sexuelles et de la sexualité semblent mises à mal et ce d’autant plus que ces protagonistes sont devenus visibles, indispensables et fort sollicités dans le milieu du mesrah… Mais il convient de souligner combien ces transgressions permettent à certains gorgigéen de faire fortune grâce aux luxueux services prodigués. Un moyen aussi, pour eux, de faire tolérer leur homosexualité. Des avantages qui ne sont pas sans soulever bon nombre de « vocations »… 6) Araceli Gonzalez Vasquez Lois, règles et norms de l’hospitalité des humains envers les non-humains : micro-scènes rituelles marocaines Quand on parle de « lois », de « régles », et de « normes » d´hospitalité au Maroc et au Maghreb, on présuppose généralement la participation d´agents humains. En fait, c´est l´hospitalité entre humains qui a fait l´objet des réflexions les plus nombreuses, souvent sur le thème de l´hospitalité « arabe », « berbère », et « marocaine » (Camps-Fabrer, 2000 ; Skounti, 2006). Mais, est-ce qu´il existe une hospitalité des humains envers les non-humains ? Est-elle structurée par les mêmes « normes » que celle qui concerne les humains ? À l´exception de quelques études récentes (Rhani, 2007, Rhani 2008, González Vázquez 2010), et de quelques notes peu nombreuses dans les travaux de, parmi d´autres, Westermarck (1926), Crapanzano (1973), et Hell (2002), la productivité symbolique des rites d´hospitalité des humains envers les jnûn demeure peu explorée. Tout en se référant à l´ambivalence de la notion d´hospitalité au latin (où hostis désigne à la foi l´hôte et l´ennemi), Zakaria Rhani (2007, 2008) constate l´existence de gestes hostiles et de gestes d´hospitalité au sein d´un même rituel, operé par une femme qui se présente comme “possédée-thérapeute nourricière”. Au-delà de cette dèmarche spécifique, nous voulons consacrer notre réflexion au thème de l´hospitalité, et aux formes multiples de relation entre les humains et les jnûn chez les Jbala du nord du Maroc. Plus précisement, nous

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réfléchirons sur les relations de domination, de résistence, d´alliance et d´affinité, et sur l´inversion rituelle des élements normatifs des pratiques. Ainsi, nous examinerons certaines pratiques rituelles, comme la ḍiyāfa (« hospitalité »), la ṣadaqa (« don », «offrande», « aumône ») et la dbih’a (« sacrifice »), lesquelles sont étroitement liées aux logiques d´inclusion et d´exclusion des jnûn, et au brouillage des frontières ontologiques (Descola, 2005). Quand est-ce que les humains sont les hôtes des jnûn ? Et à la inverse ? Quel est le rôle du don, du sacrifice, et de la réciprocité dans les rites de l´hospitalité envers les jnûn ? En tenant en compte du caractère le plus souvent conflictuel attribué aux relations entre les humains et les jnûn, dans quelle mesure les rites d´hospitalité sont-ils des rites d´institution d´affinités et d´alliances (« affinisation d´autrui », au sens défini par Viveiros de Castro dans ses Métaphysiques cannibales) ou dans quelle mesure sont-ils des formes de gérer les conflits à l´intérieur de la personne? Étudier l´intériorisation et l´incorporation du non-humain amène à poser la question de l´adhésion aux normes : Quel est le sens des inversions rituelles présentes dans les rites d´hospitalité des humains vers les jnûn ? 7) Florence Bergeaud Les normativités islamiques à l’épreuve du halal La formulation de ce thème de recherche résulte d’une découverte fondatrice lorsque, au moment de la préparation de mon doctorat, j’enquêtais sur « la boucherie halal », en utilisant la méthode de l’observation participante. Quand et comment fabriquait-on des viandes halal, de quelles manières des viandes devenaient-elles « halal » ? D’après mes interlocuteurs, une telle question trouvait immédiatement sa réponse, il n’y avait guère besoin d’enquêter : la viande était « halal » dès lors que l’animal avait été abattu selon « le rite islamique » par un « sacrificateur ». Mon hypothèse est la suivante : le rituel d’abattage et les choses halal que l’industrie produit obtiennent leur efficace de leur publicisation, bien plus que de leur seule légitimité religieuse. Dans quelles conditions et selon quelles modalités font-elles l’objet de discours publics dans un espace sécularisé où le religieux n’a ni disparu, ni perdu de sa force, mais a été confiné à l’espace « privé » ? Telles sont quelques-unes des questions que je me pose dans le cadre d’une anthropologie des normativités islamiques en contexte sécularisé au sein de laquelle sont mobilisées aussi bien les théories de sociologie religieuse classiques, les théories de la confiance et des risques, que les théories économiques conventionnalistes. 4-Mardi 10 septembre (14h-17h, à Dar Souiri) Anthropologie des mondes contemporains (responsables Jean-Noël FERRIE/Saadia RADI) Note d’orientation : Beaucoup de travaux portant sur le Maroc, probablement la plupart, traitent d’aspects de la société marocaine dont la sémantique est liée à un passé plus ou moins déterminé. Pour le dire rapidement, il s’agit d’aspects « traditionnels » parce que portant sur des pratiques dont on peut dire qu’elles existent depuis longtemps et dont certaines apparaissent immémoriales, puisqu’on ne saurait dire à quand elles remontent. Pourtant, lorsqu’Edmond

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Doutté observait ces pratiques, elles étaient déjà liées à une trame sociale précise, c’est-à-dire située dans le temps. Toutefois, ce n’est pas l’aspect toujours actuels des pratiques et donc l’erreur, qui consiste à les considérer en elles-mêmes lorsqu’on tient à rendre compte des conduites des gens, que l’anthropologie des mondes contemporains (Augé, 2010) vise à corriger. Elle entend attirer notre attention sur toute une gamme de pratiques dont l’apparition est, à la fois, récente – ou, tout au moins, considérée comme telle par tout un chacun – et globalisée, c’est-à-dire existant notoirement dans d’autres sociétés et, en tant que telles, servant d’appui et de modèle aux pratiques locales. Comprendre une société implique donc de comprendre, non ce qu’elle aurait conservé d’un lointain et indéfinissable passé, mais les compositions auxquelles elle se livre en incorporant des pratiques récentes et globalisées. La plus large part de la société marocaine nous échappera, si nous ne tenons pas compte de ce quotidien-là dans les descriptions que nous en faisons. Choisir son « style », adopter une morale, manger des pizzas, manifester, supporter une équipe de football (Bromberger, 2002), avoir des relations sexuelles, prendre soin de son corps (Ossman, 2002), envoyer des SMS, devenir salafiste, prendre du kif, se voiler, prendre le train, monter dans le tramway, fêter Noël sans être chrétien, suivre un journal télévisé, conduire en ville, lire des romans, aller chez le médecin, peindre un tableau… tous ces aspects de la vie quotidienne, et bien d’autres, peuvent à la fois être reliés à des tendances transnationales et considérés comme faisant strictement partis de la vie des gens d’ici. Ils constituent un domaine d’observation privilégié. Augé Marc, Pour une anthropologie des mondes contemporains, Paris, Champs-Flammarion, 2010. Bromberger Christian, Passions ordinaires. Du match de football au concours de dictée, Paris, Hachette, 2002. Ossman Susan, Three faces of Beauty : Casablanca, Paris, Cairo, Duke, Duke University Press, 2002.

Les participants 1. Paola Gandolfi (Univ. Venise et Bergame) [email protected] 2. Dominique Guillo (CNRS, CJB, Rabat), [email protected] 3. Meriem Cheikh (Univ. Libre de Bruxelles), [email protected] 4. Stéphanie Pouessel (IRMC Tunis), [email protected] 5. Mary Montgomery (Univ. Oxford, UK) [email protected] 6. Soraya el Kahlaoui (EHESS, Paris) [email protected] 7. Peter Limbrick (UC Santa Cruz) [email protected] 8. Mehdi Benslimane (Univ. Grenoble) [email protected] 9. Abdelfettah Ezzine (Ecole Nationale d’Architecture, Rabat) [email protected] 10. Cédric Baylocq (Centre Jacques Berque, Rabat) [email protected]

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1) Paola Gandolfi Entre productions artistiques contemporaines, processus de changement culturel et révoltes en cours en Tunisie. Un regard anthropologique.

Comment l’art a-t’il contribué - avec autres formes de militantisme - à former des imaginaires

d’alternatives sociales bien avant qu’ils soient politiques ? Un regard attentif montre comment

les créations artistiques contemporaines avaient déjà commencés à se répandre dans l’espace

visuel et imaginaire, espaces de narration que l’on peut présenter comme des « alternatives

révolutionnaires» (Gandolfi P., Rivolte in atto, Mimesis, Milano, 2012). Dans la délicate phase

de transition actuelle, les lieux de la production artistique sont parfois des laboratoires stimulants

d’expérimentation du changement, à observer pour comprendre les dégrés de maintien de

« l’espace publique » et des « pratiques de participation». Nous évoquerons ici certaines

trajectoires de formation et de vie des artistes, pour comprendre les différentes typologies

d’artistes et des créations artistiques tunisiennes dans une dimension historique, qui prend en

considération la composante transnationale. Il s’agit d’investiguer les espaces de la société civile,

des nouveaux médias, mais aussi ceux de la production artistique et culturelle et les pratiques

quotidiennes qui ont contribué à créer, surtout parmi les jeunes, des «cultures du changement».

En particulier, par le biais d’une ethnographie de long terme, on s’interroge sur la manière dont la

mobilité joue un rôle de plus en plus majeur dans les nouvelles pratiques artistiques en Tunisie.

On retrouve, en fait, des mouvements (réelles et imaginaires) qui nous amènent à repenser la

contemporanéité en relation très étroite avec les processus de globalisation et avec des pratiques

quotidiennes, culturelles aussi bien que artistiques, marquées par le transnational et par la

diaspora. On cherchera donc à observer les interrelations subtiles entre productions artistiques et

processus de changement culturel, mais aussi entre multiples formes de résistance dans le

quotidien. Nous saisirons cette occasion pour interroger les multiples narrations du « changement

» et plaider la nécessité de repenser certaines approches méthodologiques, pour mieux saisir cette

complexe réalité en devenir, à travers un regard anthropologique contemporain.

2) Dominique Guillo La religion, la science et la question de l’origine des espèces au Maroc Il existe dans les mondes musulmans des courants qui défendent activement le créationnisme, et tentent de le diffuser en Occident, à l'exemple du courant qui s’est développé en Turquie autour de Harun Yahya, et de son ouvrage : L’Atlas de la création. Le développement de tels mouvements pourrait inciter à conclure que la question de l’ascendance de l’homme est extrêmement sensible dans l'ensemble de l’islam et que le darwinisme a par conséquent partout une puissante force sacrilège, comme l’illustre également l'opposition qu'il suscite chez les néo-évangélistes américains. Or l’un des intérêts du terrain marocain est de montrer qu’il faut sans doute nuancer une telle hypothèse. En réalité, cette question ne paraît pas toujours perçue comme fortement centrale et sensible chez les croyants - en tout cas elle paraît beaucoup moins importante que d'autres questions. 3) Meriem Cheikh Une ethnographie des jeunes filles urbaines. De l’amusement à la prostitution : analyse des carrières du « sortir ».

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Si l’anthropologie du Maroc s’est peu intéressée à la question de l’adolescence [Saad : 1985 ; Davis-Shaeffer & Davis : 1989 ; Mellakh : 1997 ; EAMU : 1999, 2003 : Grousset : 2002 ; Chikhaoui : 2007 ; Rachik : 2007], elle a en revanche énormément produit sur les questions féminines. Toutefois, dans ce cadre, peu de place a été accordée à l’adolescence des jeunes filles en milieu populaire et urbain. Notre travail sans prétendre apporter sa pierre à un édifice en construction, souligne l’importance de s’employer à faire un point sur ce moment de la vie des jeunes filles qui inaugure une transition statutaire – souvent très longue – devant cesser avec l’entrée en mariage ou du moins avec l’acquisition d’une indépendance économique qui marque l’entrée en vie adulte. En m’intéressant au quotidien de jeunes filles qui se prostituent dans la ville de Tanger (et donc en ne me focalisant pas uniquement sur leurs activités prostitutionnelles), j’en suis venue à prendre la mesure de l’importance qu’il y a à déplacer le regard et à intégrer à une problématique aussi spécifique que la prostitution une analyse empruntant aux cadres de la sociologie de la jeunesse et de l’adolescence. C’est en écoutant attentivement les discours des filles à propos de leurs adolescences et en analysant les observations menées auprès de jeunes filles âgées de 16 à 19 ans en 2008 qu’il m’a été permis de comprendre que, non seulement les conditions économiques, mais aussi les modalités de socialisation à l’autre sexe à l’adolescence produisent les mécanismes du processus d’entrée dans la prostitution ou dans le « sortir » [« l-khrij »], pour parler comme les filles. Le « sortir » est une catégorie d’analyse ad hoc que j’ai forgé à partir de la façon qu’ont les jeunes filles de parler de leurs situations et qui définit un ensemble de pratiques sexuelles transgressives qui vont de la perte de virginité à la prostitution professionnelle en passant par des relations amoureuses formant d’un bout à l’autre un continuum. Ma présentation éclairera la genèse des processus du « sortir » à la marocaine et développera sur les itinéraires intimes (amours adolescents et premières conjugalités indissociables des nécessités matérielles et donc de la circulation de l’argent des hommes vers les filles) et leurs issues (prostitution). En d’autres termes, il s’agira d’accorder toute son importance à cette phase de la vie qui inaugure pour certaines l’initiation et l’engagement dans des carrières prostitutionnelles dont j’aborderai les autres conditions de réalisation. Adolescence, premières conjugalités, histoires qui n’aboutissent pas au mariage mais aussi d’autres facteurs tels que les situations familiales, la difficulté ou la réticence à s’insérer dans les univers professionnels féminins (l’usine, la domesticité, les services) constituent les conditions dont font état les jeunes filles pour décrire leur situation actuelle ou passée de « prostituées », de « filles des rues ». 4) Stéphanie Pouessel Anthropologie politique du Maghreb : lui rendre sa modernité ? La communication part du paradoxe suivant : quand bien même des fondateurs de l’anthropologie moderne se sont basés sur un terrain maghrébin pour élaborer leur théorie (Geertz, Gellner), le Maghreb ne figure pas parmi les terrains phares de l’anthropologie depuis. Nous tâcherons d’en comprendre les raisons (linguistique, politique et migratoire). Trop « moderne » pour l’ethnologie et trop « traditionnel » pour la sociologie, la dimension politique de cette région a été largement laissée à la politologie. Nous exposerons l’intérêt

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d’une anthropologie politique aujourd’hui, à travers le cas d’étude des revendications identitaires au Maroc et en Tunisie : dans quelle mesure l’héritage de l’africaniste Georges Balandier est-il applicable au Maghreb ? 5) Mary Montgomery Les employées de maison, le téléphone portable, et l’inconnu Cette intervention est basée sur une étude de terrain de 12 mois à Rabat et dans la région du Gharb pour une thèse doctorale sur les employées de maison. Elle se focalise sur une connectivité avec l’inconnu, en discontinuité avec le lien exclusif avec l’entourage familial au sens large (maʿrūfīn) qu’ont traditionnellement les femmes rurales. Cette connectivité relativement nouvelle, est facilité, entres autres, par le téléphone portable. Historiquement les jeunes employées de maison étaient placées chez des connaissances (maʿrūfīn) par leur famille. Aujourd’hui ces jeunes femmes peuvent téléphoner à un samsār pour être placée chez des personnes que la famille ne connaît pas. Sujet de tension entre employées et employeurs, parler au téléphone est souvent interdit pendant la journée de travail mais prend tout son sens le dimanche, où se mettre en contact, échanger numéros de téléphone, et parler avec des futurs maris potentiels est une activité importante de cette journée de congé. On cherche un « weld an-nas » (fils de bonne famille) pour mettre fin à sa carrière d’employée de maison, mais comment le trouver dans une grande ville où l’on ne connaît personne? En parlant et en organisant des rendez-vous grâce au téléphone portable les employées de maison apprennent à connaître de jeunes citadins qui sont « les fils d’on ne sait qui ». 6) Soraya el Kahlaoui L'enquête ethnographique dans un quartier d'habitations clandestines : la négociation perpétuelle du terrain

L’objectif de cet article est de donner à voir les difficultés méthodologiques auxquelles se confronte un chercheur qui mène une étude sur les formes de marginalité urbaine. Notre propos se fonde sur une enquête ethnographique démarrée au mois d’avril 2012. Cette étude est menée dans un quartier d’habitation clandestine située à Bir Jdid, petite agglomération située à 50 km au sud de Casablanca. Avant le développement en force des constructions illégales apparu depuis le mois de janvier 2012, ce quartier ne dénombrait qu’une centaine de maisons. En début 2013, le nombre de maison avait été multiplié par dix. Les nouvelles constructions se sont faites en plein jour, aux vues des forces de l’ordre, totalement dépassées par le phénomène. C’est dans ce contexte d’ébullition et de transformation de l’ordre social établi que nous menons notre enquête en essayant de décrire les processus organisationnels du quartier et en particulier la manière dont les habitants justifient et tentent de faire reconnaître leurs constructions illégales. A travers la description de notre parcours méthodologique, l’objectif sera pour nous de mettre en évidence les procédés par lesquels le chercheur peut pénétrer un terrain marqué par l’instabilité. Nous défendons ainsi l’idée que seule une pratique de l’observation participante, impliquant une immersion réelle du chercheur, permet à celui-ci d’accéder aux réalités quotidiennes d’univers aussi fermés que celui de l’habitat informel. Notre article s’inscrit ainsi dans une volonté d’enrichissement des perspectives offertes par la pratique de l’observation participante au Maroc.

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7) Peter Limbrick Cinéma marocain du court-métrage: entre anthropologie, modernité, et cinéma international. Dans cette intervention, nous proposerons un retour aux films des années soixante et soixante-dix, et à la période de la culture esthétique moderniste qui leur a donné naissance, afin de démontrer et faire découvrir l’expérience intellectuelle et l’orientation politique du Maghreb pendant les années qui ont suivi l'indépendance. À cette époque, on trouve un cinéma tout investi dans le projet de l’indépendance du Maroc, mais tout à la fois ouvert aux diverses influences internationales sur le plan formel... 8) Mehdi K. Benslimane Pour une anthropologie historique du malentendu politique. Le Journal (1997-2010) au Maroc. Comment peut-on passer au niveau des rapports sociaux et politiques d’une situation dans laquelle on est plus ou moins « bien » entendu, c’est-à-dire d’une période marquée par la coopération et la cordialité, à une situation de « mal » entendu marquée elle par la mésentente et par le conflit ? En m’appuyant sur l’exemple de l’hebdomadaire Le Journal organe de presse dit indépendant fondé en 1997 par un groupe d’économistes et de financiers, à l’aube de l’alternance consensuelle au Maroc et la fin du règne d’Hassan II, et disparu en 2010 à la suite de différentes crises, je m’interroge sur les facteurs qui ont mené à une détérioration des rapports entre les fondateurs de ce support de presse et le pouvoir. C’est donc les relations qu’entretiennent journalistes et hommes politiques qui sont ici questionnées. Le malentendu politique renvoie ici au sens donné par chacun des partenaires tant au changement politique et à la transition démocratique qu’au rôle que la presse est censée jouer. Donner une lecture anthropologique au concept de malentendu revient à voir au-delà des logiques d’action et des intérêts rationnels des acteurs, quelque chose qui relève bien entendu de la nature de la communication qui s’établit entre individus. 9) Abdelfattah Ezzine La société marocaine "entre tradition et modernité" : De l'enculturation à la transculturation de la jeunesse ? Il est commun de considérer le Maroc comme une société "plurielle", divisée entre "tradition" et "modernité". Les structures traditionnelles de socialisation (famille, champ religieux) et institutionnelles (école) ou associatives et informelles (maison de jeunes, maison de culture, médias, groupes de pair etc.) entrent parfois en conflit, comme l’effet local de la mondialisation. La jeunesse marocaine, dans la lignée du « Printemps arabe », a pu être qualifiée de "rebelle et insoumise". Notre hypothèse est la suivante : le mal demeure-t-il dans la non-maîtrise de la transculturation excessive ou dans l'enculturation appauvrissante (termes que nous définirons)? Quels sont les handicaps de la société marocaine devant la modernité: que ce soit les éléments de modernisation politiques hérités de la colonisation ou ceux qui s’imposent avec la mondialisation ?

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Il s'agit, dans ce cadre, de présenter les éléments d'une recherche en cours concernant la transition politique que connaît le Maroc depuis 1996 et particulièrement le rôle de la jeunesse à travers ses manifestations socioculturelles. 10) Cédric Baylocq Peut-on ethnographier la "sécularisation" (au Maroc) ? S’il est un processus estampillé « moderne » ou « post-moderne », c’est bien celui de la sécularisation. Nombre de chercheurs répètent à l’envie qu’il est caractéristique de la « modernité occidentale », et qu’a contrario les pays à majorité musulmane sont relativement hermétiques à ce processus (Taylor, 2011 : 15). Nous voudrions ici montrer que la situation a peut-être évolué, au moins depuis les soulèvements de 2011, au Maroc et qu’il est possible d’ « ethnographier la sécularisation », à travers les différentes formes sociales et culturelles concrètes qu’elle prend dans ce pays. Nous préciserons ce que peuvent être les objets d’une étude anthropologique de la sécularisation dans le Maroc post-printemps arabe.

Mme Khadija Chabraoui-Abali, co-organisatrice du colloque (administration, réservation, logistique,

contacts locaux, partenariat avec Dar Souiri etc.), dans une ruelle de la Médina d’Essaouira. © R.Zéboulon

Table ronde de clôture Anthropologues, Editeurs, Musées.

« Collecter et exposer le contemporain au Musée des Civilisations de l’Europe

et de la Méditerranée »

par Florent Molle, conservateur du patrimoine au Mucem, Marseille,

et Aude Fanlo, chargée de mission enseignement et recherche au Mucem,

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Animée par Cédric Baylocq

Le Mardi 10 septembre (18h-20h, au Musée d’Essaouira)

Plan : • Les liaisons historiques entre la recherche et le MuCEM • Continuer à collecter le contemporain • Programmes de recherche et projet muséographique : l’exemple de l’exposition « Au Bazar du genre » • Une exposition « poil à gratter » • Du discours scientifique au langage muséographique • Faire parler des objets de recherche: quatre exemples de transposition - Les courbes démographiques - Le mur de vœux - Les mariées de Merzouga - L’homme enceint • Conclusion

e Musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (MuCEM), installé à Marseille, est un musée national français dont l’objectif est d’acquérir, d’étudier, de conserver et de valoriser les patrimoines des sociétés d’Europe et

de Méditerranée. C’est également un musée de société, un lieu où les objets conservés et présentés au public rendent compte des réalités sociales et des dynamismes culturels des sociétés contemporaines, dans cet espace euro-méditerranéen à géométrie variable, défini d’abord comme un lieu d’échanges et de circulations. Exposer le « contemporain », entendu comme une « forme d’approche du présent et de la persistance du passé dans le monde d’aujourd’hui » est un objectif que les équipes scientifiques du MuCEM et les chercheurs accueillis au musée, lorsqu’ils travaillent ensemble pour concevoir la politique d’acquisition des collections, les programmes de recherche et d’enquêtes-collectes ainsi que les expositions temporaires à partir des méthodes des sciences sociales, et plus particulièrement celles de l’anthropologie. Il est dès lors essentiel de développer des coopérations concrètes entre le musée et les chercheurs, autour de projets communs, de l’élaboration des savoirs jusqu’à leurs restitutions aux publics. « Au Bazar du genre », l’une des deux expositions temporaires qui a accompagné l’ouverture du musée, du 7 juin 2013 au 6 janvier 2014, peut apparaître comme le prototype de ces formes possibles de collaboration.

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© Médiathèque Lafarge. Photographe Charles Plumey-Faye - Architectes Rudy Ricciotti et Roland Carta

Les liaisons historiques entre la recherche et le MuCEM Le MuCEM est l’héritier du Musée National des Arts et Traditions Populaires (MNATP), constitué à partir des collections françaises du musée d’ethnographie du Trocadéro. Cette institution ouvre ses portes en 1937 dans les nouveaux locaux de l’actuel musée de l’homme avant de déménager et de s’installer en 1972 au bois de Boulogne à Paris. L’activité du musée est alors circonscrite à la connaissance du folklore français dans son sens le plus large : cultures matérielles, structures sociales, traditions et littératures orales des régions françaises. Son premier conservateur, George Henri Rivière (1897-1985), a conçu l’établissement comme un musée de synthèse des traditions folkloristes françaises permettant de compléter l’offre des musées d’art et traditions populaires régionaux, mais également comme un musée-laboratoire, avec une véritable vocation scientifique et documentaire. Les relations entre la recherche et le musée souhaitées par Georges Henri Rivière ont existé dès 1937, avec l’organisation des premières campagnes d’enquêtes-collectes. Ce n’est pourtant qu’en 1966 que ces liens s’institutionnalisent, avec la contractualisation d’un partenariat entre le Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS) et le MNATP qui donne naissance au Centre d’Ethnologie Française (CEF). C’est à cette époque que le musée lance les premières Recherches Coopératives sur Programme qui visent à produire des monographies quasi-exhaustives d’un environnement délimité, comme ce fut le cas pour la mission « Aubrac », qui comprenait des études ethnologiques, linguistiques, agronomiques et économiques. Le musée apportait alors une véritable contribution à l’avancée de l’ethnologie en France.

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Au cours des années 1970 toutefois, la recherche en ethnologie s’est déplacée vers des sujets qui s’éloignaient de l’étude des systèmes techniques traditionnels, une thématique qui a rapidement été délaissée au profit de pratiques sociales plus contemporaines et immatérielles : le religieux, la parenté, le symbolique, etc. La vitalité de l’ethnologie française s’est corrélativement déplacée vers d’autres laboratoires, ce qui a contribué à la dissociation entre la recherche et le musée. Le ministère de la culture français a alors cherché une solution pour redynamiser le musée des ATP et a décidé, après plusieurs audits, d’en redéfinir les orientations scientifiques. Dans un rapport à l’attention du ministère de la culture, écrit en 1995, Michel Colardelle, alors directeur du MNATP, fait mention des modifications à apporter au projet scientifique et culturel du musée, conséquemment à l'évolution de la société et de ses attentes. Celles-ci reposent sur un élargissement chronologique (à partir de l'an Mil), géographique (la France et, aux périodes concernées, ses territoires d'Outre-mer) et thématique, ainsi que sur une diversification méthodologique qui induit le recours à la géographie, aux sciences de l'environnement, à l'archéologie, l'histoire, la sociologie, la linguistique, etc., en plus de l’ethnologie. Dans son projet, Michel Colardelle souhaite laisser « la recherche au cœur du musée ». Il rappelle que « l’activité de recherche est centrale puisqu’elle seule permet de choisir les collections dans le champ limité du possible ; ce qui rend légitime et même indispensable l’existence conjointe et organiquement liée d’une équipe de conservation-médiation et d’une équipe de recherche » . L’ambition est de renforcer la relation entre cultures matérielles et structures symboliques de la société pour apporter des connaissances anthropologiques intimement attachées aux objets conservés dans les réserves. Toutes ces orientations ont été retenues et sont aujourd’hui au cœur des préoccupations du MuCEM. Le triple élargissement du propos du musée s’est exprimé en particulier à travers les programmes d’enquêtes-collectes qui ont continué, même après la dissolution du centre d’ethnologie française. Ces programmes ont porté sur des thèmes variés tels que les carnavals en Europe, la production d’huile d’olive, l’histoire et les mémoires du SIDA, les transformations des rituels liés au genre, les représentations contemporaines de l’eau et de la pollution, les sociabilités liées au café, la production urbaine des tags et des graffs, la pratique du skate-board, les musiques amplifiées, etc. Les réflexions qui ont nourri ces programmes d’enquêtes-collectes ont parfois fait l’objet de publications scientifiques . Aujourd’hui, le produit de ces recherches est valorisé par des expositions temporaires et il est accessible grâce à la mise en ligne d’une base de données et à l’accès à un espace documentaire de consultation dédié, au centre de conservation et de ressources (CCR) situé dans le quartier de la belle de mai à Marseille. Continuer à collecter le contemporain Allier recherche et politique d’acquisition à l’échelle du territoire euro-méditerranéen est un des objectifs du service de la conservation et du département de la recherche et de l’enseignement du musée, exprimée à travers la définition conjointe de programmes d’enquêtes-collectes.

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Une enquête-collecte est un dispositif de recherche qui suppose à la fois la mobilisation de la méthode de l’enquête ethnographique – comportant nécessairement un terrain d’investigation basé sur l’observation empirique – et le recueil de documents multiples (enregistrements sonores et vidéos, artefacts, photographies, objets), étudiés dans leurs contextes culturels et sociaux de production et/ou d’utilisation. L’enquête-collecte doit ainsi conduire le chercheur à produire de la connaissance et à acquérir des documents révélateurs de la pratique ou du fait social enquêté pour enrichir les fonds du musée. En 2014, quatre programmes d’enquêtes-collectes sont soutenus par le MuCEM : - « In Vivo In Vitro - Chêne-liège de Méditerranée ». Le chêne-liège est une espèce endémique de la Méditerranée occidentale (on le retrouve en France, Tunisie, Italie, Algérie, Maroc, Espagne et Portugal). L’objectif de ce programme est d’étudier à la fois les pratiques (la chaîne opératoire, les savoir-faire) et les représentations associées, de tous les usagers de la forêt de liège : l’Etat (propriétaire), les populations locales (utilisatrices) et les entreprises (exploitantes). - « Lieux saints partagés. Chemins de traverse entre les monothéismes » vise à observer et documenter l’existence de lieux cultuels de rencontres, de relations et d’échanges entre les religions du Livre en Méditerranée. - « Football & identités. Représentations et pratiques du supporterisme et du football en Europe et en Méditerranée. » L’enjeu est d’observer la manière dont se constituent et se vivent les appartenances identitaires (culturelles, urbaines, migrantes, politiques, religieuses, de genre, de classe, etc.) liées au footballet d’en collecter les manifestations matérielles et immatérielles. - « L’économie des restes en Méditerranée » porte sur l’analyse des processus sociaux liés aux traitements des déchets (tri, collecte, récupération, requalifications, recyclages, etc.) et sur les formes d’organisation, de valeurs et de circulations qui y sont associées. Les enquêtes-collectes sont conduites par des membres du personnel scientifique du MuCEM (conservateurs, chargés de collections et de recherches) et/ou par des chercheurs recrutés par le musée ou associés dans le cadre decollaborations avec le réseau de partenaires universitaires du musée. Chaque programme est toutefois placé sous la responsabilité d’un responsable scientifique en interne, afin de garantir la cohérence des collectes au regard des collections existantes et leur pertinence au regard des exigences de l’inventaire et de la conservation. Il est en effet nécessaire de concilier les critères ethnologiques de sélection d’un objet avec les critères patrimoniaux d’une institution muséale publique qui doit constituer ses collections en fonction notamment de leurs conservations futures. Dans ce sens, il existe depuis 2013 la possibilité pour les musées de France de ne pas inscrire automatiquement un objet à la liste de l’inventaire, inscription qui lui confère un statut d’inaliénabilité et d’imprescriptibilité. Les conservateurs ont aujourd’hui le choix de conférer un statut de collection d’étude pour différer la prise de décision d’inscription de l’objet dans le domaine public. Cette procédure permet d’introduire plus de flexibilité dans le processus de patrimonialisation des objets acquis lors des programmes d’enquêtes-collectes.

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Le recours aux enquêtes-collectes est important pour la politique d’acquisition, car elles sont nécessaires pour constituer des ensembles qui peuvent faire l’objet d’une approche comparatiste à l’échelle des sociétés euro-méditerranéennes. Cette méthode est aussi précieuse pour la conception des parcours muséographiques car la collecte des objets sur le terrain et la prise en compte des contextes de leurs productions et de leurs usages permettront aux commissaires d’expositions et aux muséographes, en coopération avec les chercheurs, de rendre compte des polysémies sociales de l’objet devant lequel s’arrêtera le visiteur.

Mur de vœux du sanctuaire de la Maison de la Vierge à Ephèse (Turquie), 2011. ©Manoël Penicaud

Programmes de recherche et projet muséographique : l’exemple de l’exposition « Au Bazar du genre » L’exposition « Au Bazar du genre » illustre la manière dont les chercheurs peuvent travailler de pair avec les conservateurs, dans le cadre de programmes scientifiques avec une double dimension, patrimoniale et muséographique, conduits sur plusieurs années, et qui excèdent largement le seul temps de l’exposition. La construction des rapports de genre en Méditerranée est en effet l’une des cinq thématiques de référence retenues, dès 2002, pour la construction du programme muséographique du futur musée. Un programme de recherche, lancé en 2004, s’organise autour de séminaires sur la construction du genre, et d’une grande campagne de recherche internationale, supervisée par un comité scientifique : les enquêtes de terrain, conduites par une quinzaine d’ethnologues français et étrangers, ont permis de collecter dans les pays du pourtour méditerranéen des témoignages multiples sur les circonstances de la mise en couple. L’importante documentation scientifique (objets, documents écrits et audiovisuels) rassemblée est conservée par le musée, valorisée par des publications et potentiellement utilisable pour une exposition. D’autres programmes de recherche, lancés à partir des années 2000 sur le même principe (séminaires et enquêtes-collectes à dimension internationale) interviennent aussi sur le projet d’exposition : c’est le cas de l’enquête consacrée au port du voile en Méditerranée, d’une seconde organisée autour des lieux de pèlerinage contemporains, et enfin de celle portant sur les stratégies publiques et privées de prévention du SIDA qui a permis de réunir

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près de 15000 items et de constituer un fond exceptionnel de documentation sur l’épidémie. Autour du commissariat d’exposition proprement dit, une trentaine de chercheurs ont proposé des grandes synthèses à l’échelle euro-méditerranéenne (concernant les évolutions démographiques des vingt dernières années, les droits des femmes et les féminismes au Maghreb, ou encore l’impact des nouveaux modes de communication sur la rencontre amoureuse) et des études de cas variées (rituel du Tasfih, crime d’honneur en Grèce, vierges jurées en Albanie,etc.). Ces recherches, qui contribuent à l’architecture d’ensemble du discours muséographique du « Bazar », sont réunies dans une publication scientifique qui prépare, accompagne et prolonge l’exposition. Enfin, la rencontre internationale « Exposer le genre » organisée au MuCEM pendant l’exposition, comptait une vingtaine de chercheurs et de conservateurs pour un échange d’expériences sur le thème. Une exposition « poil à gratter » La construction du genre peut être abordée sous différents angles : anthropologiques, historiques, politiques, juridiques ou encore artistiques. Parmi les multiples possibilités, « Au Bazar du genre » s’est concentrée sur les changements considérables observables à une échelle de temps très courte : sur les cinquante dernières années environ. Ce choix se justifie par l’implication forte dans le projet d’exposition des enquêtes de terrain qui viennent d’être mentionnées, ainsi que par la volonté affirmée par le musée de privilégier l’analyse des dynamiques sociales contemporaines. Le parcours muséographique détermine ainsi cinq grandes sections qui explicitent les mutations sociales récentes, en insistant sur l’accélération de ces changements: la première section, « Mon ventre m’appartient », montre à quel point le statut de la femme est étroitement dépendant des enjeux de la procréation. « En marche vers l’égalité » revient sur les combats féministes en faveur de l’égalité des sexes. « Vivre sa différence » se concentre sur les mouvements de reconnaissance des minorités sexuelles. « Un jour mon prince viendra » propose de relire les stéréotypes éternels de la rencontre amoureuse à la lumière des nouvelles formes de rencontres, via internet notamment. Enfin, la dernière partie, intitulée « Chacun son genre », évoque la manière dont le corps et les apparences déclinent et redistribuent les normes du genre en autant de variantes à l’échelle individuelle. « Au Bazar du genre » est ainsi, selon les propres termes de son commissaire Denis Chevallier, une exposition « poil à gratter » : les constructions culturelles du genre, la façon dont les valeurs et les normes culturelles attribuées au féminin et au masculin régissent les apprentissages, la répartition des rôles sociaux et la hiérarchie des sexes constituent un sujet particulièrement sensible. La virulence de certains débats publics permet de mesurer l’importance des enjeux sociaux et politiques qui sont liés aux évolutions des relations de genre. La question est d’autant compliquée par l’échelle retenue, celle de l’Europe et de la Méditerranée, dans des contextes culturels distincts dont la comparaison court toujours le risque de figer des oppositions simplificatrices entre nord et sud. Sensible, le sujet l’est

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aussi sur le plan humain, en ce qu’il touche chacun dans son intimité, dans le rapport à son corps et à son identité, et dans la manière dont cette intimité compose avec les normes sociales. Un tel sujet suppose donc d’éviter toute instrumentalisation du discours, tout militantisme ou provocation stérile, sans pour autant édulcorer le propos ni éluder les questions qui aujourd’hui font débat (qu’il s’agisse de la condition de la femme, de la virginité, du port du voile ou encore de l’homosexualité). Cela suppose aussi de donner des outils d’interprétation, de replacer des exemples dans les contextes historiques ou anthropologiques qui les rendent compréhensibles, mais en gardant vivace la force de surprise et de questionnement que suscitent ces exemples, dans leur infinie diversité et dans leur singularité propre. On comprend ainsi la difficulté qui fait aussi la force d’une exposition : tenir ensemble, et pour ainsi dire en équilibre, la distance du propos scientifique et l’expérience sensible du public. Du discours scientifique au langage muséographique Les ingrédients d’une exposition ne sont pas ceux du chercheur : ce ne sont pas des mots mis en discours, ce sont des objets mis en situation. 381 objets, pour être précis, dont un cinquième provient des enquêtes de terrain. Ces objets sont de natures diverses : des objets en trois dimensions, d’autres en deux dimensions (par exemple des affiches et des photos), de nombreuses productions audiovisuelles (vidéo, enregistrements sonores). Leurs statuts diffèrent également d’un objet à l’autre : les objets d’artisanat ou du quotidien côtoient des œuvres d’art, notamment d’art contemporain, les témoignages documentaires côtoient des extraits de fictions cinématographiques. Une moitié d’entre eux appartient au fonds du musée, d’autres sont issus de prêts et dépôts, ou d’acquisitions du musée, quatre sont des créations réalisées spécifiquement pour l’exposition (par exemple le dispositif immersif d’une douche sonore multilingue d’insultes homophobes). Cette hétérogénéité ne va pas de soi. La superposition dans un même espace d’objets commerciaux contemporains tels qu’un « kit hymen artificiel » acquis sur Internet et d’œuvres d’art est un pari, certes, mais qui n’est pas gratuit. Il ne s’agit pas en effet de niveler les statuts des objets, mais plutôt d’utiliser leur confrontation, leur complémentarité ou au contraire leur dissonance, pour mieux réactiver les différentes dimensions de l’objet, qu’elles soient affectives, documentaires, fictionnelles, esthétiques selon le cas, et bien souvent tout cela en même temps. Ces objets sont mis en espace par le scénographe Didier Faustino, qui s’est inspiré d’une double métaphore : - l’espace est structuré en alvéoles dont la géométrie repose sur l’imbrication du X et du Y, évoquant la distinction biologique des sexes et les combinaisons multiples du genre ; - l’espace, fait de recoins, de profusions et de surprises comme dans un bazar, ne définit pas un parcours-type : le visiteur y circule librement à la manière d’un acheteur curieux qui découvre les nouveautés selon son goût, mais dont les choix sont aussi prescrits par des normes socioculturelles invisibles.

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Le passage du propos scientifique au parcours muséographique ne peut être celui d’une illustration par l’exemple. Les articles et la documentation réunis ne sauraient se retrouver dans les cartels de 300 signes maximum qui accompagnent les objets exposés ! A une construction argumentative se substitue un parcours aléatoire fait d’échos, de renvois, de parallèles, de rapprochements et de contrastes. Mais il serait dommage d’y voir une déperdition, une simplification appauvrissante. Ce que le propos perd en exhaustivité et en linéarité, il le retrouve par d’autres chemins, dans la capacité suggestive des objets, dans la réactivation de leurs significations plurielles, dans les histoires et les témoignages dont ils sont porteurs, qui construisent implicitement un propos complexe et polysémique. Faire parler des objets de recherche: quatre exemples de transposition Les courbes démographiques : la première section expose un tableau comparatif des taux de fécondité enregistrés dans différents pays du pourtour méditerranéen depuis cinquante ans. L’objet n’est pas spectaculaire, mais la chute des taux sur l’ensemble du bassin l’est. Si les résultats méritent d’être nuancés selon les contextes, ils manifestent une évolution générale dont la portée est indéniable, et dont les causes sont multiples : maîtrise de la fécondité, allongement de la période de jeunesse en lien avec l’allongement des études y compris pour les femmes, progression du travail féminin, conditions économiques et urbanisation, circulation des modèles dans un monde globalisé, etc. Cartes et graphiques sont généralement exploités comme un outil de médiation, utilisé en renfort pour prolonger et compléter par des sources documentaires les objets mis en vitrine. Ici, le tableau est un élément d’interprétation central, auquel fait écho le mur des affiches de planning familial qui évoque les progrès de la contraception et combien la maîtrise de la fécondité est un élément essentiel des luttes féministes. Mais aussi, à des niveaux de compréhension différents, la sous-section sur la virginité, toujours plus difficile à concilier avec le recul de l’âge au mariage, ou encore le tableau ironique et violent de Sandra Dukic « Enfante ! » qui rappelle la persistance de l’injonction à la procréation faite aux femmes. - Le mur de vœux Pour autant, ces évolutions sont à mettre en regard de la permanence du statut accordé à la figure de mère. Dans le cadre d’une enquête collecte sur les Lieux de pèlerinage menée en France, en Turquie, en Italie, en Bulgarie et au Maroc, l’ethnologue Manoël Penicaud a collecté, dans la Maison de la Vierge à Ephèse les bouts de tissus, de papier, de plastiques que les visiteurs du sanctuaire accrochent à une grille pour y déposer ainsi leurs vœux de fécondité ou de protection des enfants. Une fois ces pièces réassemblées, le mur de vœux a été reconstitué en miniature dans l’exposition. L’objet ethnographique est ici accompagné d’extraits de films réalisés pendant l’enquête, qui replacent l’objet dans le contexte de sa collecte et explicitent les pratiques qui lui sont associées. Issu d’une enquête de terrain toute contemporaine, ce mur introduit aussi, par un léger déplacement, le « panthéon des déesses- mères », une grande vitrine qui, en rassemblant des objets de rituels et des représentations de divinités, retrouve la profondeur anthropologique, historique, mythologique de l’équation féminité-maternité. Equation pourtant remise en cause par un nouveau déplacement, avec l’inquiétante chimère, tout à la fois femme, homme et animal, de Louise Bourgois (Nature Study) et avec la Vénus revisitée de Niki de Saint Phalle (Nana- Boule), deux représentations féminines ambiguës, privées de leur tête, réduites à des troncs, qui convoquent chacune la référence mythologique tout en la déjouant.

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En haut à gauche : Sandra Dukic, Radaj ! (« Enfante ! »), de la série « Les Conseils », 2006, Textile. MuCEM. A

droite : la vitrine du panthéon des déesses-mères

- Les mariées de Merzouga Autre exemple de parcours d’objet, de la collecte sur le terrain à la vitrine : Marie-Luce Gélard a conduit en 2006 une enquête sur un mariage collectif dans la région de Merzouga au sud du Maroc. Elle en a rapporté quelque 200 photos et 72 objets, dont le vêtement porté par une des mariées. Cette très belle pièce est exposée avec d’autres dans une vitrine de costumes traditionnels. Il trouve pourtant un écho amusant si on le relie à la vitrine où une poupée tilsit, portant ce même costume, avec l’attention qu’on porte à la confection mimétique des jouets, siège aux côtés d’une poupée Barbie dans une vitrine consacrée aux jouets dits sexistes destinée à rappeler l’impact de l’éducation et de l’apprentissage des rôles dans la construction du genre. - L’homme enceint L’homme enceint sera le dernier exemple choisi dans ce parcours aléatoire de l’exposition. On y trouve une photographie de Thomas Beatie, transsexuel ayant gardé ses organes de reproduction féminins et ayant donné naissance à plusieurs enfants alors qu’il était homme : un cas irréductible à toute classification, qui médiatise et monnaye le fait d’être hors norme. Une image choc, qui suscite des réactions fortes, mais qui se comprend aussi dans son association avec une « empathy-belly », un objet acquis sur Internet qui permet aux hommes de ressentir les affres (poids du ventre et de la poitrine) de la grossesse de leur compagne grâce à un habit qu’on leste de poids au fur et à mesure que la gestation avance. Ces deux exemples, qui choquent ou amusent, suscitent un questionnement, sans le résoudre. Polysémiques, ils peuvent se lire comme des cas limites modernes de la confusion des genres, ou au contraire comme l’illustration d’un invariant anthropologique que les travaux de Françoise Héritier ont définis comme l’origine de la domination masculine : la volonté de contrôler la prérogative féminine de donner naissance pour s’assurer de l’origine de sa descendance.

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Conclusion Laboratoire de recherche provisoire, l’exposition « Au Bazar du genre » s’est conçue non seulement comme le lieu de restitution des résultats d’enquête, mais aussi comme le lieu de leur élaboration même. Ce lien à faire entre fabrication et restitution des savoirs est un enjeu majeur du musée. Il permet à la recherche de bénéficier d’un lieu de diffusion, et à l’exposition de se nourrir de données et d’objets de première main qui sont autant de témoignages recueillis sur nos sociétés. Il faut pour cela que conservateurs, commissaires d’expositions et chercheurs puissent parler un langage commun, à partir d’alphabets différents. Car si les objets ne parlent pas, ils n’en sont pas muets pour autant. Les circulations, les échos, les déplacements qui s’opèrent dans une exposition ne rendent pas compte de la densité des résultats de recherche. Mais l’enquête de terrain comme l’exposition jouent sur une limite entre observation scientifique et expérience sensible de la rencontre, que chacune reverse dans le champ qui est le sien : la construction scientifique pour l’une, l’adresse aux publics pour l’autre.

ACTIVITES ANNEXES Dimanche 8 (23h) : Veillée musicale Gnaouas à Dar Souiri

Lundi 9 (22h00-23h00) : Soirée documentaire Abdelkader Mana au Musée d’Essaouira.

Mardi 10 septembre (22h00-23h00) : Soirée documentaire Jacques Willemont et Manoël

Pénicaud à Dar Souiri.

du Dimanche 8 (vernissage à 18h00) au Mardi 10 septembre: Exposition photographique sur

"Le patrimoine juif d'Essaouira et les tombes anthropomorphiques du cimetière", en présence de

l'auteur, Richard Zéboulon, à Dar Souiri.

Le photographe et écrivain bordelais Richard Zéboulon présente

son exposition sur le patrimoine juif d’Essaouira. © Cédric Baylocq