"Septembre 1792 : un mois de massacres en clair-obscur"

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1 Côme SIMIEN, « Septembre 1792 : un mois de massacre en clair-obscur », in Philippe BOURDIN (dir.), Les nuits de la Révolution française, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2013, p. 61-78. À la lecture des ouvrages contre-révolutionnaires du XIX e siècle, une évidence semble se dégager. À l’image de Lyon où Jean-Baptiste Nolhac évoquait sa rencontre avec un homme à la « figure enflammée », la bestialité du septembriseur aurait son moment privilégié : la nuit 1 . Ce serait là le temps de la barbarie révolutionnaire la plus inouïe, là que, sous les reflets d’une torche aux reflets sauvages, les sans-culottes perdraient leur restant d’humanité, là enfin que les crimes de la Révolution pouvaient s’exprimer en toute impunité. C’est bien cette représentation qu’il conviendra d’interroger dans la suite de ce propos. Dans son maître ouvrage de 1935, Les massacres de septembre, Pierre Caron dénombrait quelques soixante- cinq massacres en province. Soixante-six, en tout, en y incluant les événements qui ensanglantèrent la capitale du 2 au 4 septembre 1792. C’est sur cette base comptable que nous nous proposons d’étudier, essentiellement à partir des procès-verbaux que les autorités locales dressèrent des événements, la place de la nuit dans cette saison de massacres qui s’étend de la mi-juillet à la fin du mois d’octobre 1792. En fonction de l’état de la documentation, il nous a été possible d’identifier, à ce jour, la temporalité de quelques quarante-neuf massacres. Une quinzaine de journées sanglantes manque donc à l’analyse. Cela ne doit cependant pas nous empêcher de raisonner, l’échantillon en présence se révélant suffisant pour que des lignes de force se dégagent qui permettent une étude nocturne des massacres de septembre. Septembre 1792 : les nuits sans massacres Septembre 1792 : une saison diurne Quelle est la part du jour et de la nuit dans la série de massacres qui traverse la France à l’été 1792 ? 1 Jean-Baptiste NOLHAC, Souvenirs de trois années de la Révolution à Lyon, Lyon, Frères Périsses, 1844, p. 95.

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Côme SIMIEN, « Septembre 1792 : un mois de massacre en clair-obscur », in Philippe

BOURDIN (dir.), Les nuits de la Révolution française, Clermont-Ferrand, Presses

Universitaires Blaise Pascal, 2013, p. 61-78.

À la lecture des ouvrages contre-révolutionnaires du XIXe siècle, une évidence semble

se dégager. À l’image de Lyon où Jean-Baptiste Nolhac évoquait sa rencontre avec un homme

à la « figure enflammée », la bestialité du septembriseur aurait son moment privilégié : la

nuit1. Ce serait là le temps de la barbarie révolutionnaire la plus inouïe, là que, sous les reflets

d’une torche aux reflets sauvages, les sans-culottes perdraient leur restant d’humanité, là enfin

que les crimes de la Révolution pouvaient s’exprimer en toute impunité. C’est bien cette

représentation qu’il conviendra d’interroger dans la suite de ce propos. Dans son maître

ouvrage de 1935, Les massacres de septembre, Pierre Caron dénombrait quelques soixante-

cinq massacres en province. Soixante-six, en tout, en y incluant les événements qui

ensanglantèrent la capitale du 2 au 4 septembre 1792. C’est sur cette base comptable que nous

nous proposons d’étudier, essentiellement à partir des procès-verbaux que les autorités locales

dressèrent des événements, la place de la nuit dans cette saison de massacres qui s’étend de la

mi-juillet à la fin du mois d’octobre 1792. En fonction de l’état de la documentation, il nous a

été possible d’identifier, à ce jour, la temporalité de quelques quarante-neuf massacres. Une

quinzaine de journées sanglantes manque donc à l’analyse. Cela ne doit cependant pas nous

empêcher de raisonner, l’échantillon en présence se révélant suffisant pour que des lignes de

force se dégagent qui permettent une étude nocturne des massacres de septembre.

Septembre 1792 : les nuits sans massacres

Septembre 1792 : une saison diurne

Quelle est la part du jour et de la nuit dans la série de massacres qui traverse la France à

l’été 1792 ?

1 Jean-Baptiste NOLHAC, Souvenirs de trois années de la Révolution à Lyon, Lyon, Frères Périsses, 1844, p. 95.

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Le rapport, qui est du simple au double, ne laisse guère de place au doute : les violences

meurtrières de l’été 1792 ont d’abord et avant tout été diurnes, ce qui entre pour le moins en

conflit avec la représentation traditionnelle qui met en scène des massacreurs se terrant dans

l’obscurité pour commettre leurs exactions. À la lumière du jour, les foules émeutières ont, la

plupart du temps, exercé leurs actes violents en toute visibilité. Pourtant, cela ne veut pas dire

que la nuit est absente des événements macabres. Non seulement quelques onze massacres se

sont déroulés de nuit mais, au demeurant, nombre de mises à mort diurnes ont été précédées

ou suivies d’agissements nocturnes.

Prolégomènes des massacres : la nuit remue

Si la grande majorité des mises à mort ont lieu de jour, la nuit semble pourtant avoir été

un moment spécifique dans la montée des tensions qui précèdent et aboutissent aux massacres.

S’il en va de la sorte c’est que la nuit fut bien souvent perçue par les patriotes comme le

moment privilégié des menées contre-révolutionnaires. Le cas marseillais est, de ce point de

vue, emblématique du rôle joué par la nuit en amont des massacres. Là, le sieur Boyer passait

pour équivoque aux yeux des révolutionnaires, parce qu’il recevait « dans sa maison, à des

heures suspectes, des personnes connues par leur incivisme »2. « Heures suspectes » : ce sont

bien ses agissements nocturnes, d’abord, qui le font soupçonner de quelque acte malveillant.

Le 20 juillet, on informe la municipalité que Boyer et ses complices fomentent un complot :

2 A.N. F736593, Extrait du Greffe de la municipalité de cette ville de Marseille, séance du 21 juillet 1792 (copie du 31 juillet 1792).

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jour tombéedu

jour

petit‐matin jouretnuit nuit

Temporalités des massacres de Septembre

Nombredemassacres

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« des farandoules devaient paraitre dans la ville pour crier Vive le Roy et tomber sur les

Patriotes, sur le Club et sur la Municipalité ». Surtout, en s’appuyant sur des rassemblements

urbains, ils devaient « S'emparer, la nuit […], de toute l'artillerie »3. La nuit devient donc le

royaume de la Contre-révolution, réelle ou fantasmée. La rumeur du complot se répandant

comme traînée de poudre dans la ville, le Conseil général de la commune décide de « faire

investir sur les neuf à Dix heures de la même soirée, par un détachement de la Garde nationale,

la maison du Sieur Boyer, pour y faire toutes les perquisitions nécessaires […] & de s'assurer

de la Personne du sieur Boyer & de tous ceu qui auraient pû être dans sa Maison

Rassemblés »4. Boyer ne s’y trouve pas. On le découvre finalement faisant, pour la première

fois depuis le début de la Révolution, la garde de la Maison Commune. Cette conduite

nocturne étrange conforte l’idée que le complot est sur le point de commencer. Boyer est donc

immédiatement arrêté. Ceci n’empêche pourtant pas la formation, sur les minuits, d’un

attroupement qui demande à se saisir du marchand-drapier5. Pour le protéger, la municipalité

décide de le transférer à la prison du district. Là, la foule s’exaspère et tente d’enfoncer les

portes de la prison, mais les Commissaires de la municipalité parviennent à dissiper

l’attroupement. Celui-ci se reforme pourtant, vers 1 heure du matin, avec les mêmes

revendications. Une seconde fois les autorités réussissent à le disperser, cette fois pour de bon

et, pour que le calme se maintienne le restant de la nuit, des « patrouilles nombreuses ont été

mises sur pied »6. Si la nuit est tout particulièrement crainte comme temps privilégié des

menées contre-révolutionnaires, elle est donc également un moment d’attention maximale, de

réaction patriote immédiate. À Marseille, « l'allarme a été générale dans la ville par les bruits

du Complot qui s'étaient rapidement propagé ». Pourtant, le massacre ne sera pas nocturne,

mais bien diurne. Boyer est mis à mort le lendemain, par une foule qui s’est reformée au

matin. Les remèdes de la nuit sont désormais inefficaces. La garde nationale ne parvient plus

à protéger le prisonnier. Les officiers municipaux qui, comme quelques heures plus tôt,

tentent de raisonner les émeutiers, ne font pas mieux. Les massacres s’étendent alors, du 21 au

23 juillet, faisant, en tout, huit victimes. Or, le même schéma se reproduit. Les mises à mort

sont toutes diurnes. De nouveaux attroupements se forment pourtant le 21 au soir, cette fois

pour s’emparer des complices de Boyer, mais, à nouveau, la municipalité parvient à ramener

le calme. Une fois encore, les victimes réclamées la nuit sont finalement mises à mort le matin

3 Ibid. 4 Ibid. 5 Ibid. 6 Ibid. 

4

venu7. Des scènes assez similaires pourraient être relevées à Lyon ou encore à Caen. Là,

Georges Bayeux, Procureur Général syndic du département du Calvados avait été incarcéré à

la mi-août. N’ayant rien trouvé sur lui, la municipalité décide de le remettre en liberté.

Craignant cependant une réaction populaire, elle décide d’agir à la faveur de l’obscurité, dans

la nuit du 4 au 5 septembre 1792. En vain puisque, face à cette conduite inquiétante, une foule

se forme immédiatement pour empêcher la remise en liberté d’un ennemi manifeste de la

Révolution. Mais, comme à Marseille, la violence nocturne ne devient pas massacre : ce n’est

qu’au matin que les émeutiers s’emparent de Bayeux et le mettent à mort8.

Si les événements sanglants de Septembre résultent d’une montée des tensions et de leur

radicalisation, la nuit semble bien être, alors, un moment privilégié dans la préparation

collective des massacres. Temps des agissements suspects, elle désigne aux patriotes leurs

ennemis, les coupables du crime capital de Contre-révolution, en attendant qu’ils deviennent

leurs victimes. Premier moment d’action, dans la fébrilité du complot évité de justesse, elle

génère de premières mobilisations populaires. Mais la mise à mort, elle, n’a souvent lieu qu’à

la lumière du jour.

Retour au calme : la nuit apaise

Si le cadre nocturne peut être le moment d’une répétition générale des massacres ou

celui d’un certain nombre d’exécutions sommaires, il n’en reste pas moins que les nuits de

juillet à octobre furent souvent moins meurtrières que les heures diurnes et constituèrent

même un temps privilégié de retour au calme. Nous venons de le voir à Marseille, en amont

des massacres. Il en va de même dans d’autres cas, y compris en aval, une fois les violences

commises. A Melun, par exemple, où un marchand colporteur est mis à mort le 19 septembre

1792, dans l’après-midi, après avoir agressé des volontaires nationaux dans une auberge de la

ville. Vers 20 heures, les officiers municipaux font « une tournée dans la ville, et ils ont vu

que tout était rentré dans le plus grand calme »9. Même lorsque des turbulences ou des

massacres agitent la nuit, ils ne semblent qu’exceptionnellement avoir dépassé la frontière des

1 heure à 2 heures du matin. A Marseille, dans la nuit du 21 au 22 juillet, les attroupements se

7 Ibid. 8 Gabriel DESERT (dir.), Histoire de Caen, Toulouse, Privat, 1981, p. 186. 9 A.N., F736894, Copie du procès-verbal dressé par les Officiers Municipaux de la Commune de Melun, 19 septembre 1792.

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dispersent vers 1 heure10. A Lyon, le 9 septembre, alors que les événements de la journée

viennent de faire onze victimes, à « une heure après minuit, l’ordre et le calme sont rétablis

[…] le reste de la nuit se passe paisiblement »11. Comment expliquer qu’en dépit de la

dissimulation qu’elle offre, la nuit ait pu être un moment propice pour un tel retour à l’ordre ?

Plusieurs éléments d’explication peuvent être avancés. L’un d’entre eux est la fatigue, le

besoin de se reposer avant la journée du lendemain. Bien que Paris soit la seule ville à

connaître des massacres ininterrompus durant trois jours, la capitale est aussi le lieu le mieux

renseigné sur la lassitude physique qui s’empare de tout ou partie de la foule. Le soir du 2

septembre, Jean Chouillier se trouve devant la prison de l’Abbaye. S’il doit se défendre, en

l’an III, d’avoir été du nombre des septembriseurs – son épée serait tombée par accident sur

un prisonnier – son témoignage, tout orienté qu’il soit, rappelle que la vie quotidienne reprend

parfois ses droits durant les massacres et, qu’en tout état de cause, la foule ne fut pas en

permanence la même, qu’elle se renouvela, voire diminua avec l’avancement de la nuit. En

effet, après avoir assisté à une mise à mort, il se dirige, avec son ami Morice, « chez un

épicier où nous avons bu un verre d’eau-de-vie ». Ensuite il invita son compagnon chez lui où

son épouse leur fit la soupe12. Entre autre témoignage, citons encore celui de Jourgniac de

Saint-Méard : à son arrivée devant le tribunal populaire séant à l’Abbaye, vers 1 heure du

matin le 4 septembre, il y trouve dix personnes, certaines éveillées, entourant une table sur

laquelle étaient entassés « des papiers, une écritoire, des pipes et quelques bouteilles », tandis

que « d’autres dormaient étendus sur des bancs »13. Les septembriseurs aussi étaient sujets à la

fatigue et astreints au repos. En transposant ce constat dans d’autres villes où la population

n’est pas si nombreuse qu’à Paris, où ne se trouve pas réunie une telle masse de volontaires

nationaux en attente d’un départ vers les frontières, où le nombre de prisonniers est également

moindre et où les massacres durèrent donc moins longtemps, l’on comprend peut-être mieux

pourquoi la barre des 2 heures du matin ne fut pas franchie et que la plupart des massacres

eurent lieu le jour.

10 A.N., F736593, Extrait du Greffe de la municipalité de cette ville de Marseille, séance du 21 juillet 1792 (copie du 31 juillet 1792 11 A.N. F736866, Correspondance relative au massacre du 9 septembre 1792 à Lyon, Procès-verbal de la journée du 9 septembre 1792 de la municipalité de Lyon à Roland, 11 septembre 1792.12 Richard COBB, « Quelques documents sur les massacres de septembre », in A.H.R.F., 1955, t. 27, pp. 65-66. 13 JOURGNIAC DE SAINT-MEARD, Mon agonie de trente-huit heures ; ou récit de ce qui m’est arrivé ; de ce que

j’ai vu et entendu, pendant ma détention dans la prison de l’Abbaye de Saint-Germain ; depuis le 22 Août

jusqu’au 4 septembre, Paris, Chez Desenne, 1792, pp. 35-36.

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Mais un autre élément, qui relève du fonctionnement même des foules de Septembre

1792, peut être avancé. Si nous ne pouvons pas en rappeler tous les éléments14, il convient de

se souvenir qu’en ce moment charnière de la Révolution qu’est l’été 1792, où toute autorité

semble suspendue (en attendant la réunion de la Convention nationale), ou prévaricatrice (les

prisons seraient pleines de contre-révolutionnaires impunis), les représentations populaires du

politique tendent à remettre entre les mains du peuple les clés d’une souveraineté qui paraît

abandonnée ou bafouée. Or, ce que les hommes du commun retiennent le plus directement de

la souveraineté, c’est le droit de punir15. Souveraines, les masses populaires peuvent donc

légitimement réprimer le crime le plus grave qui soit à l’été 1792, celui de lèse-nation, celui

qui vise à mettre un terme à une Révolution qui a enfin mis le bonheur du peuple à l’ordre du

jour. Mais, si le recours à la violence meurtrière pour punir les ennemis de la patrie est perçu

comme légitime, alors nul besoin de se cacher dans l’obscurité. Par ailleurs, les tueurs

exécutent leurs victimes publiquement, devant des spectateurs garants à la fois de leur

légitimité et de leur transgression16. La foule qui tue agit pour la foule qui regarde, la foule qui

regarde assure celle qui tue de sa confiance. La puissance symbolique de la foule meurtrière

est donc phénoménale : elle est souveraine parce qu’elle peut punir, mais elle représente

également la collectivité grâce à la présence de la foule passive qui approuve sa conduite et

l’encourage. Mais pour que ces interactions soient opérantes, il faut que la foule qui entoure

puisse voir. Il faut donc de la luminosité. Ainsi, la nuit s’avère plutôt un obstacle à l’auto-

légitimation de l’acte sanglant. Les mises à mort n’ont rien de l’assassinat, rien du crime

odieux que l’on perpètre dans l’ombre, à l’insu de tous. Au contraire, il faut être vu aussi

largement que possible, ce qui explique d’ailleurs que les massacres se soient

systématiquement déroulés dans des espaces publics ouverts, accessibles au plus grand

nombre. Pour ne retenir qu’un exemple, évoquons celui des Vans (Ardèche) où, le 14 juillet

1792, neuf prêtres sont exécutés par la foule. Les exécutions n’ont pas lieu n’importe où : les

ecclésiastiques sont mis à mort sur l’esplanade de la Grave. Le choix de cette vaste étendue

procède bien de la volonté de voir et d’être vu17.

14 Nous renvoyons pour cela à Côme SIMIEN, Les massacres de septembre 1792 à Lyon, Lyon, Ed. Aléas, 2011, pp. 159-175. 15 Paolo VIOLA, « Violence révolutionnaire ou violence du peuple en révolution ? », in Michel VOVELLE, (dir.), Recherches sur la Révolution, Paris, La Découverte, 1991, pp. 96-97. 16 Jean-Clément MARTIN, Violence et Révolution. Essai sur la naissance d’un mythe national, Paris, Seuil, 2006, p. 139 et Paolo VIOLA, « Violence révolutionnaire ou violence du peuple en révolution ? »… Op. Cit., p. 97. 17 Procès-verbal, dressé par la municipalité des Vans, des événements du 14 juillet 1792 - reproduit dans Marius TALLON, Les Vans. Histoire civile, politique et religieuse, t. III, de 1789 à 1804, Nîmes, Editions Lacour, 2007, pp. 171-173.

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La lumière du jour est encore nécessaire à la réalisation d’un autre objectif que

s’assignent les émeutiers, cette fois tourné vers l’extérieur de la foule. Les massacres de

Septembre ont, en effet, des vertus préventives. Il convient de faire passer aux contre-

révolutionnaires l’envie de comploter, sous peine de finir à leur tour la tête fichée en haut

d’une pique. Eux aussi, d’une façon ou d’une autre, doivent être témoins de la geste

massacrante. A Lyon, aux lendemains du massacre du 9 septembre, les Rolandins parleront,

dans le Journal de Lyon, de « leçon » donnée aux contre-révolutionnaires ; les « Challier », au

printemps suivant, au cours du procès de leur porte-parole, parleront eux de « salutaire terreur

qui jeta l’épouvante dans l’âme des méchants et paralysa leurs noirs projets »18. Encore faut-il,

pour que cette « salutaire terreur » fonctionne, qu’elle ne se déroule pas à l’insu de tous, sous

peine de ne remplir aucun de ses objectifs. Pour tout cela, la nuit peut sembler inadaptée.

Enfin, ajoutons qu’agir dans le secret de la nuit renvoie à une représentation du souverain très

différente de celle à laquelle aspirent les patriotes de l’été 1792. C’était en effet, comme le

rappelle Alain Cabantous, les heures sombres que le pouvoir monarchique choisissait pour

faire exécuter nombre de ses basses œuvres et c’est au mauvais prince et à l’impéritie de ses

décisions que revenait le recours fréquent à la nuit dissimulatrice19. Au contraire, en

septembre 1792, la sagesse du souverain est sensée inspirer au peuple soulevé la sentence

juste. La justice retenue du peuple souverain était donc particulièrement bien adaptée à la

lumière du jour. Le calme pouvait être rétabli la nuit.

Victimes de la nuit

Tâchons désormais d’étudier plus spécifiquement les cas de mises à mort nocturnes.

Les jours de la nuit

Y aurait-il des nuits plus propices que d’autres aux exécutions sommaires ?

18 B.M.L., Fonds Coste, 354138, Procès de Joseph Chalier… p. 32 de la défense. 19 Alain CABANTOUS, Histoire de la nuit XVIIe-XVIIIe siècle, Paris, Fayard, 2010, p. 148 et 156.

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Si les massacres nocturnes sont bien moins fréquents que les massacres diurnes, force

est également de constater que la nuit a ses moments privilégiés dans la semaine. La geste

massacrante se concentre presque exclusivement en trois nuits. Mettons donc en regard cette

périodicité nocturne avec celle des massacres diurnes pour en mieux comprendre, peut-être, le

sens.

Quoique plus régulière, la distribution hebdomadaire des massacres diurnes permet de

distinguer, elle aussi, le dimanche et les deux jours qui l’encadrent. Si nous avons vu

précédemment que la fatigue physique pouvait jouer un rôle dans l’interruption nocturne des

violences, alors ces distributions graphiques trouvent peut-être un premier élément

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Nuits de la semaine ayant connu des mises à mort

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Lundi Mardi Mercredi Jeudi Vendredi Samedi Dimanche

Jours de la semaine ayant connu des mises à mort

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d’explication. Jour dominant en terme de massacres, le dimanche est également jour chômé.

Ce jour-là, la foule patriote est d’autant plus nombreuse et facilement prête à se mobiliser

qu’il n’est pas besoin d’aller au travail pour nourrir sa famille. Or, on peut également

remarquer que les deux nuits qui encadrent ce dimanche rassemblent la moitié des

événements macabres nocturnes. La perspective du repos du lendemain ou le repos du jour

sont donc sans doute des éléments d’explication à prendre en compte pour comprendre ces

mobilisations populaires nocturnes. Mais il ne faudrait pas non plus oublier le rôle des

rassemblements festifs dominicaux. En effet, ce dernier point s’avère tout particulièrement

décisif, surtout lorsqu’il s’agit de cérémonies révolutionnaires au cours desquelles on exalte

les valeurs patriotiques. Cadres d’une véritable communion civique, ces rassemblements sont

en outre des lieux d’échanges, où la rumeur et la peur peuvent croître démesurément, jusqu’à

se commuer, parfois, en geste massacrante. Dans cet élan, le peuple a peut-être été plus

aisément et durablement mobilisable aux heures sombres. Au contraire, les nuits de la

semaine sont presque totalement délaissées par la violence meurtrière, à l’exception notable

de la nuit du lundi au mardi, cette nuit rassemblant à elle seule l’autre moitié des violences

meurtrières nocturnes recensées à l’heure actuelle. Mais cela ne doit pas surprendre si l’on

songe que le lundi était fréquemment, lui aussi, jour chômé ou jour d’activités collectives

(marché par exemple).

Les heures des hommes de Dieu

Au-delà de la question de la périodicité hebdomadaire, un recensement de la qualité des

victimes de la nuit, lorsqu’il est possible (ce qui n’est par exemple pas le cas à Paris), permet

de s’interroger sur la spécificité de ce moment violent.

10

Si d’autres types de victimes existent, les hommes d’Eglise forment bien, avec vingt-

deux exécutés, le contingent le plus imposant des tués du clair de lune. Or, cette répartition

semble assez différente de la distribution diurne. Le jour, tous types de suspects de Contre-

révolution sont exécutés, y compris des ecclésiastiques – pensons par exemple aux victimes

des violences politiques de l’été 1792 dans l’Orne, presque toutes ecclésiastiques, et toutes

exécutées de jour20. Ceux-ci sont donc à la fois victimes du jour et de la nuit. En revanche, ils

sont presque les seuls à être « victimés » nuitamment, du moins dans de telles proportions. Il

faut bien chercher à expliquer une telle prépondérance.

Un premier élément d’explication tient à l’extension nocturne de massacres diurnes. Le

cas lyonnais procède sans doute de cette logique. La foule émeutière qui se forme sur la

presqu’île, le 9 septembre en début d’après-midi, a pour objectif initial de ramener les

officiers du régiment Royal-Pologne du fort de Pierre-Scize, où ils sont détenus, à la prison de

Roanne (située en centre-ville), afin de prévenir toute évasion. Lorsque la foule, après

plusieurs heures, parvient enfin à s’emparer des officiers, elle découvre sur eux « le signe du

ralliement du fanatisme et de la rébellion », à savoir « une double image en papier […] image

qu’on avoit découvert en très grand nombre chés le nommé Girard cy devant négociant, dont

le fils prêtre réfractaire cy devant curé, est encore détenu dans les prisons de Roanne pour

avoir entretenüe une correspondance très dangereuse avec les habitants de plusieurs

municipalités voisines de Lyon »21. Quelques jours plus tard, Roland précisera à la barre de la

20 Pierre NICOLLE, « Les meurtres politiques d'août-septembre 1792 dans le département de l'Orne, étude critique », in A.H.R.F., 1934, t. 11, pp. 106-217. 21 A.N., F736866, correspondance relative au massacre du 9 septembre 1792 à Lyon, Procès-verbal de la journée du 9 septembre 1792 de la municipalité de Lyon à Roland, 11 septembre 1792.

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Qualité des victimes de la nuit

Nombredevictimes

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Législative que cet emblème était constitué d’« un enfant Jésus avec sa mère, et deux cœurs

percés »22 . Aux yeux des émeutiers, ces images constituèrent la preuve irréfutable de

l’existence d’un vaste complot contre-révolutionnaire organisé de pair par les officiers nobles

et le clergé réfractaire. Devant ces symboles, les objectifs initiaux de la foule changent et les

officiers, les uns après les autres, sont mis à mort. Mais le rôle de ces images ne s’arrête pas

là : puissants stimuli, elles sont sans aucun doute décisives pour comprendre le prolongement

nocturne de la journée révolutionnaire. A la suite de Paul Chopelin, il est en effet possible de

supposer que la découverte de ces images sur les officiers a « conduit au massacre des prêtres

réfractaires, devenus ainsi un objectif secondaire d’une expédition entendant châtier tous les

acteurs de la Contre-révolution présents dans les prisons de Lyon »23. Le temps de s’emparer

des officiers royalistes puis de les exécuter, la nuit était cependant tombée sur Lyon lorsque la

foule se porte dans les autres prisons de la ville. Là, à Saint-Joseph puis à Roanne, elle trouve

deux prêtres réfractaires portant également, a priori, cette image pieuse. Ils sont donc mis à

mort à leur tour24. A Lyon les exécutions nocturnes des prêtres doivent donc être regardées

comme le prolongement macabre d’événements diurnes qui ne concernaient pas, d’abord, les

hommes d’Eglise.

Mais prolongement, la nuit ne l’est pas toujours. Le cas de Manosque doit suffire à le

prouver. A l’été 1792, trois prêtres s’étaient retirés dans un hameau à l’écart de la ville, au

milieu des bois. Dénoncés à la fin du mois de juillet, ils sont arrêtés et transférés dans les

prisons du chef-lieu. Il fallait désormais statuer sur leur sort. Une députation de la Société

populaire de Manosque fut donc envoyée auprès du Comité de Marseille pour prendre son

avis sur la question. Celui-ci aurait recommandé la mort. C’est dans ce contexte qu’au soir du

4 août, une troupe d’environ deux cents personnes se porte aux geôles de la ville pour en tirer

les trois prêtres. Toutefois, la sentinelle reste ferme. Devant cette résistance, la foule change

d’objectif et se porte à la maison du Père Pouttion, ex-cordelier. Conduit dans un champ

voisin, il est pendu à un arbre. Après cet événement nocturne, le calme revient et se prolonge

le lendemain. Mais, avec le retour de la nuit, une foule se reforme pour s’emparer des trois

prêtres toujours incarcérés dans les prisons. Cette fois, il n’y a plus de sentinelle pour faire

front. Les trois hommes d’Eglise sont donc enlevés, traînés à leur tour au dehors de la ville où,

comme Pouttion la veille, ils sont pendus. Puis un cinquième prêtre est exécuté, probablement 22 Le Patriote français, journal libre, impartial et national par une société de citoyens et dirigé par J.P. Brissot

de Warville, 16 septembre 1792. 23 Paul CHOPELIN, Lyon ville patriote et ville martyre. Une histoire religieuse de Lyon pendant la Révolution,

1788-1805, Thèse de Doctorat sous la dir. de B. Hours, Université Lyon III, 2006, vol. 1, pp. 329-330. 24 Côme SIMIEN, Les massacres de septembre 1792 à Lyon… Op. Cit., pp. 64-65.

12

au cours de la même nuit25. A Manosque, les nuits du 4 au 5 août puis du 5 au 6 août 1792

firent donc cinq victimes, toutes ecclésiastiques. Il n’y eut aucune mise à mort diurne. Cela

pousse à se demander si la nuit fut perçue comme un espace-temps spécifiquement approprié

pour en finir avec les prêtres. C’est en tout cas ce que pourrait laisser penser le cas d’Alençon.

Là, le bénédictin Valframbert, arrêté le 5 septembre, est exécuté le lendemain, à la tombée du

jour. Au cours de l’enquête qui est ouverte après le massacre, plusieurs témoins affirment

qu'un ennemi de Valframbert, le boulanger Mabille, aurait dit le 6 septembre : « C'est ce soir

que nous allons avoir la tête du Capucin »26. A l’avance, la venue de la nuit aurait donc été

choisie pour exécuter le prêtre. Pourquoi ? S’il est difficile d’avoir des certitudes, il reste

néanmoins possible de soumettre à la réflexion quelques hypothèses.

Les septembriseurs ont-ils voulu jouer de la signification traditionnelle d’une nuit

perçue comme temps d’absence de Dieu et de son regard protecteur ? À Alençon, les témoins

qui ont entendu le boulanger Mabille vociférer contre Valframbert affirment l’avoir entendu

dire : « Nous allons voir si les douze bons dieux qu'il porte dans sa poche vont le sauver »27.

C’est donc plutôt une forme de dérision qui s’exprime ici. Elle participe d’une entreprise de

désacralisation visant à démontrer l’inanité du culte réfractaire (essentiellement) et à

ridiculiser ses ministres que leur Dieu ne protège même pas. A Reims, deux des quatre

ecclésiastiques tués dans la nuit du 3 au 4 septembre 1792 sont jetés, une fois morts, dans un

bûcher allumé à cet effet sur la place de l’Hôtel de Ville28. Faudrait-il y voir alors une

réappropriation populaire des bûchers de jadis, dont la fonction serait de débarrasser la nuit de

ses êtres malfaisants et de ses vieilles superstitions, ici incarnés par des prêtres perçus comme

n’étant pas si différents des démons d’autrefois ? Ce serait sans doute chercher trop loin. Il

faut peut-être plus simplement se souvenir que les prêtres réfractaires sont, dès 1790,

assimilés au monde de la nuit par des brochures et des libelles qui ne cesseront plus,

désormais, de dénoncer les conciliabules nocturnes où, terrés dans l’obscurité, ces factieux

prêchaient la discorde et la Contre-révolution. Rapidement s’est donc construite une peur

structurée autour de la figure de l’ecclésiastique réfractaire agissant la nuit29. Rien de

surprenant, dès lors, à ce que les patriotes, qui tentaient de se libérer des peurs que leur

25 H. BRUN, « Manosque révolutionnaire », in Bulletin de la Société Scientifique et Littéraire des Basses-Alpes, t. XV, 1911-1912, pp. 31-34. 26 Pierre NICOLLE, « Les meurtres politiques d'août-septembre 1792 dans le département de l'Orne, étude critique »… Op. Cit., p. 115. 27 Ibid. 28 Pierre CARON, Les massacres de septembre, Paris, Maison du Livre Français, 1935, p. 375. 29 Voir Paul CHOPELIN, « Les nuits de l’Eglise réfractaire », in Philippe BOURDIN (dir.), Les Nuits de la

Révolution française, Clermont-Ferrand, PUBP, 2013.

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faisaient éprouver les complots supposés contre la Révolution, aient cherché à punir les

hommes de Dieu dans ce temps même où l’on supposait qu’ils tramaient, ou avaient tramé, la

perte de la patrie.

La nuit leur appartient

Clartés nocturnes

Pour punir de façon exemplaire, il fallait être vu de tous, de sorte que tous soient

impliqués et que tous puissent porter témoignage. Or, comment être vu de tous la nuit ? La

seule solution résidait dans la reproduction nocturne d’une forme de clarté diurne. Alors que

les foules émeutières des XVIIe et XVIIIe siècles, puis celles, ensuite, du XIXe siècle,

commencèrent le plus souvent leurs mouvements rébellionnaires par l’extinction des sources

de lumières nocturnes30, les septembriseurs procédèrent tout autrement. Nous tenons là une

spécificité qui précise le sens donné à ces événements par leurs acteurs.

Soit les abords de la prison de l’Abbaye, à Paris. Philippe Morice, de retour dans la

capitale dans la soirée du 2 au 3 septembre, alors que « l’obscurité était déjà profonde »,

remarque, en passant rue de la Seine, « une lueur extraordinaire du côté de la rue Sainte-

Marguerite » qui, précisément, dessert la prison où les massacres ont débuté dans l’après-

midi31. Le lendemain, le colonel George Monro, espion du gouvernement britannique, de

passage dans cette même rue, entre 19 heures et 21 heures, alors que la nuit tombe, évoque

une rue singulièrement étroite et sombre mais dotée par les émeutiers d’un éclairage brillant

reproduisant la clarté du jour (« a narrow street which was at this time from a variety of ligths,

as light as day »)32. Les septembriseurs, à la nuit tombée, cherchent donc la lumière, quitte à

la produire eux-mêmes lorsque les rues, trop sombres, ne sont pas dotées d’un éclairage

public suffisant.

Ces lumières nocturnes ont sans doute plusieurs fonctions et, à tout le moins, plusieurs

significations. Certes, en permettant de voir et d’être vu elles remplissent le rôle assigné à la

lumière du soleil lors des massacres diurnes. Leur mission ne saurait cependant s’arrêter là.

30 Simone DELATTRE, Les douze heures noires, Paris, Albin Michel, 2000, pp. 106-111. 31 Vicomte DE BROC, « Un témoin de la Révolution française à Paris, Jean-Gabriel-Philippe Morice, d’après des documents inédits » in Revue des questions historiques, 1892, t. 52, pp. 465-466. 32 Lettre à Lord Grenville, cite par Oscar BROWNING, The despatches of Earl Gower, English Ambassador at

Paris from June 1790 to August 1792, Cambridge, Cambridge University Press Warehouse, 1886, p. 227.

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En effet, la reproduction d’une forte clarté dans l’environnement nocturne fait pleinement

partie d’une stratégie de théâtralisation de l’événement qui doit permettre d’affirmer la

puissance du peuple révolutionnaire soulevé. Rappelons, à la suite de Simone Delattre et

d’Alain Cabantous, que, dans les villes d’Ancien Régime, les puissants détenaient une sorte

de monopole des moyens artificiels de vaincre l’obscurité et que l’éclairage urbain participa à

l’affirmation du pouvoir souverain et des autorités municipales qui en avaient ordonné

l’installation afin de mieux contrôler la totalité du temps, jour et nuit confondus. Peu à peu,

l’éclairage public, et plus particulièrement les réverbères, avaient d’ailleurs fini par devenir

une forme de représentation du souverain lui-même33. En ce faisant, à leur tour, les vecteurs

d’une intense clarté nocturne, les septembriseurs pouvaient alors s’affirmer comme les

nouveaux puissants d’une France révolutionnée. Mieux. En s’emparant de ces riches

symboles qu’étaient devenus les réverbères pour s’en servir de moyens d’exécution (plutôt

que de recourir aux arbres ou autres enseignes de boutiques qui auraient tout aussi bien pu

servir aux pendaisons) les foules émeutières pouvaient exprimer une appropriation populaire

de la souveraineté et donc affirmer la légitimité de leur justice sommaire. C’est ainsi qu’à

Limoges, dans la nuit du 15 juillet 1792, la foule qui réclame le sieur Chabrol devant la

maison du juge de paix, exprime sa volonté de « le mettre à la lanterne ». Quelques heures

plus tard, après s’en être emparé et l’avoir mis à mort, elle menace encore de « l’attacher au

reverbère »34. Il en va de même à Marseille où les patriotes qui réclament le sieur Boyer dans

la nuit du 20 au 21 juillet crient leur désir de le mettre « à la lanterne ! », lanterne où il sera

finalement accroché, au petit matin du 21 juillet, tout comme ses deux complices, le

lendemain35. Par cette réinterprétation sanglante de la symbolique urbaine de la souveraineté,

les émeutiers s’affirmaient bel et bien comme les nouveaux maîtres de la cité. Et ce d’autant

plus, d’ailleurs, que ces lueurs nocturnes qu’ils allumaient, ces réverbères où ils pendaient les

cadavres, devaient permettre d’éclairer les mises à mort de personnes qui étaient le plus

souvent des symboles de l’autorité au temps de l’Ancien Régime (prêtres, nobles, etc.). Outre

un sentiment d’influence nouvelle sur l’espace et sur le cours des choses, l’éclairage artificiel

servait alors la dimension catharsistique des massacres de Septembre. Il permettait d’écouler

les peurs ressenties en favorisant l’expression d’un sentiment de revanche sur les dominants

33 Simone DELATTRE, Les douze heures noires… Op. Cit., pp. 23-24 ; Alain CABANTOUS, Histoire de la nuit…

Op. Cit., p. 249. 34 A.N. F73697, Procès-verbal des événements du 15 juillet 1792 par le juge de paix de Limoges et son assesseur. 35 A.N. F736593, Extrait du Greffe de la municipalité de cette ville de Marseille, séance du 21 juillet 1792 (copie du 31 juillet 1792) ; Extrait du Greffe de la municipalité de cette ville de Marseille, séance du 22 juillet 1792 (copie du 31 juillet 1792).

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d’hier et comploteurs d’aujourd’hui36. En la matière, le cas de Lisieux se révèle riche de sens.

Là, le 16 août, l’huissier Jacques-Michel Gérard est exécuté sur le perron de l’hôtel de ville

après qu’il ait exprimé ses sentiments contre-révolutionnaires lors d’une cérémonie civique.

Mort, son corps est exposé sur une borne faisant face à la maison commune, une chandelle

allumée enfoncée dans sa bouche, devenant de la sorte un véritable réverbère macabre37. Il

témoigne ainsi de la toute-puissance des révolutionnaires, nouveaux faiseurs d’éclairage

public, dotés d’un droit souverain de vie ou de mort à l’égard de leurs ennemis. Enfin, en

permettant la visualisation des tourments qui lui ont été infligés (ici une large plaie à la gorge),

la lumière produite par la foule émeutière sert la nécessaire publicité de la peine capitale : elle

permet de témoigner des effets du terrible pouvoir populaire lorsqu’il est déchaîné contre ses

adversaires. Les lumières artificielles devaient, en effet, renforcer le sentiment d’effroi

ressenti par ceux qui survivraient aux massacres. Ainsi, à y regarder de plus près, l’on se rend

compte que le mode d’éclairage privilégié par les auteurs des massacres fut les torches, ce qui

est peut-être moins anodin qu’il n’y paraît. Lorsque Jourgniac de Saint-Méard se présente, à 1

heure du matin le 4 septembre, devant le tribunal populaire de l’Abbaye, c’est par le biais de

deux torches que ce dernier éclaire ses séances38. Le jeune Philippe Morice rapporte qu’à

l’extérieur de la prison, la lumière intense qu’il avait perçue rue Sainte-Marguerite était

produite par des « torches dont s’étaient munis les égorgeurs, et par un feu de paille qu’ils

avaient eu soin d’allumer pour éclairer leurs exploits »39. Hors de Paris, les choses sont assez

similaires. À Alençon, par exemple, les émeutiers promènent la tête du père Valframbert

« pointée au bout d'un manche à ballet et éclairée par des flambeaux »40. Or, à la suite de

l’essayiste et historien allemand Wolfgang Schivelbusch, qui s’interrogeait sur la différence

entre bougie et torche du point de vue de la psychologie des perceptions, nous pouvons

constater qu’à travers la torche l’homme perçoit encore le feu dans sa force destructrice

originelle, quand la flamme de la bougie, calme et constante, reflète davantage la culture

pacifique et sophistiquée qui créa cette forme d’éclairage41. Pour le dire autrement, le feu du

flambeau exprime la violence la plus sauvage. Son choix pouvait ainsi participer d’une mise

en scène de l’événement macabre destinée à accroître la terreur éprouvée par les contre-

36 Une analyse assez similaire peut être menée avec les exécutions de Berthier et Foulon, le 22 juillet 1789, voir Wolfgang SCHIVELBUSCH, La nuit désenchantée, Paris, Le Promeneur, 1993, pp. 85-87. 37 Pierre CARON, Les massacres de septembre… Op. Cit., p. 371. 38 JOURGNIAC DE SAINT-MEARD, Mon agonie de trente-huit heures.... Op. Cit., pp. 35-36. 39 Vicomte DE BROC, « Un témoin de la Révolution française à Paris, Jean-Gabriel-Philippe Morice, d’après des documents inédits »… Op. Cit., pp. 465-466. 40 Pierre NICOLLE, « Les meurtres politiques d'août-septembre 1792 dans le département de l'Orne, étude critique »… Op. Cit., pp. 112-117. 41 Wolfgang SCHIVELBUSCH, La nuit désenchantée… Op. Cit., pp. 12-13.

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révolutionnaires face à la geste sanglante. De la sorte, malgré l’obscurité, vengeance,

prévention et revendication d’une puissance souveraine pouvaient continuer à s’exprimer.

L’intense éclairage nocturne des massacres de septembre peut, de ce point de vue, être

regardé comme un discours politique qui nous renseigne sur la signification donnée à

l’événement par ses propres acteurs.

La nuit ou le bonheur des patriotes

Les massacres de septembre ne sauraient être réduits au seul moment de la mise à mort

des victimes. Souvent, après l’exécution, les événements macabres se prolongèrent par des

manifestations festives. Et celles-ci furent fréquemment nocturnes, y compris lorsque la mort

fut donnée le jour. C’est par exemple le cas à Orléans, Meaux, Bellesme, Alençon ou Lyon.

Le plus souvent, cela prit la forme de processions macabres qui arpentèrent les rues derrière

les têtes décapitées de leurs victimes. À Sedan, le 5 septembre 1792 au soir, le chevalier

Latude de Vissec, est criblé de coups de sabres, puis sa tête est séparée de son corps. Attachée

au sommet d’une pique et promenée dans les rues de la ville, sa tête est ensuite plantée devant

l’église, près de l’arbre de la liberté. Là, devant ce trophée macabre, les émeutiers dansent

« une carmagnole échevelée »42. Aux Vans, en Ardèche, le 12 juillet 1792, après que les cinq

chefs du troisième camp de Jalès, aient été exécutés entre 18 heures et 20 heures, un témoin

des événements écrit que la foule « a tranché la tête à tous les cinq. Nous avons ici trois de ces

têtes, parmis lesquelles celle du sieur de Saillans que nous avons prise après qu’on les a eu

promené par la ville des Vans en criant et en chantant : Ca ira ! Ca ira !... »43. Chants, cris,

danses, défilés macabres : ce visage festif des nuits de massacres renvoie à une forme de

libération paroxystique des peurs éprouvées par les masses révolutionnaires. Il exprime

l’espérance d’un monde définitivement débarrassé de la peur, d’un bonheur enfin conquis par

l’élimination des ennemis des patriotes, monstres qui, en entravant de leurs complots les

lendemains désangoissés tant espérés par les révolutionnaires, s’étaient eux-mêmes placés,

symboliquement puis physiquement, à la marge du corps social44. Le bonheur recherché est

donc inséparable de la quête d’une société unanimiste. Il ne peut s’éprouver que dans l’unité

de la communauté reconstituée sur ses bases saines. Or, à cet égard, la fête dans la spécificité

42 Dr. A. LAPIERRE, Campagne des Emigrés dans l'Argonne en 1792, Sedan, Librairie Genin, 1911, p. 40. 43 Lettre de Michel Courbi à Chambonnas, Largentière, 12 juillet 1792, reproduite dans « Largentière et la conspiration de Saillans » in Revue du Vivarais, 1903, t. XI, p. 194. 44 Ce qui se traduit souvent par un fort langage d’exclusion et de déshumanisation à leur égard, voir Côme SIMIEN, Les massacres de septembre 1792 à Lyon… Op. Cit., pp. 129-133 et p. 173.

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de son moment nocturne a sans doute permis de renforcer les liens entre révolutionnaires et de

produire les prémices de cette société régénérée. Cela s’est incarné, entre autre, par un

élément récurrent de ces réjouissances : le feu de joie. À Paris, rue Sainte-Marguerite, devant

la prison de l’Abbaye, un « feu de paille » a sans doute été allumé par les septembriseurs dans

la nuit du 2 au 3 septembre 179245. À Orléans, sur la place du Martroi, après avoir mis à

mort un commissionnaire en grains rendu responsable de la cherté excessive des céréales, la

foule se répand dans les maisons de deux individus conservant chez eux des farines. Leurs

meubles sont saisis, rassemblés sur la place et brûlés. La nuit avançant, on alimente ce feu des

effets mobiliers émanant d’autres maisons, appartenant elles aussi, semble-t-il, à des individus

considérés comme agioteurs. Vers 23 heures, des scènes similaires se reproduisent, cette fois

sur le quai de la Recouvrance46. Or, si l’utilisation du feu comme expression de joie n’est pas

neuve, le feu de joie avait des pouvoirs bien particuliers. Comme le note Wolfgang

Schivelbusch, « son effet ne résidait pas que dans l’éclat de la flamme, mais dans l’expérience

simultanée du feu, de la destruction et de la lumière ». Il est alors possible, selon lui, d’y voir

une forme d’abolition des barrières du quotidien, d’expression de l’extase qui résulte d’une

telle libération soudaine47. Ces veillées de septembre 1792, autour du feu commun allumé sur

les vestiges de la Contre-révolution et du complot, ont bien les mêmes fonctions que celles

d’autrefois. Il s’agit de reproduire « un cercle chaleureux et grégaire dessiné pour lutter en

commun contre l’effroi du noir extérieur »48. Là, un entrelacs de liens de solidarités peut se

nouer entre ceux qui ont participé ensemble au châtiment des ennemis du bien commun et qui

font « l’expérience simultanée » du feu. Là, localement, autour du feu de joie, se forme ce

« cercle chaleureux et grégaire », c’est à dire une sociabilité révolutionnaire dont l’identité

naît et se renforce de la confrontation commune avec un « noir extérieur » qui n’est rien

d’autre que ces ennemis de la Révolution que l’on a commencé à châtier et à exclure

définitivement, dans le sang, du corps social. Particulièrement efficace dans le cadre nocturne,

le feu de joie constituait ainsi la première expression et la première expérience d’une

unanimité reconstituée par le massacre.

La nuit régénérée

45 Vicomte DE BROC, « Un témoin de la Révolution française à Paris, Jean-Gabriel-Philippe Morice, d’après des documents inédits »… Op. Cit., pp. 465-466. 46 A.N., F736818, Procès-verbal des événemens passés à Orléans les 16 et 17 septembre 1792 dressé par les trois corps administratifs réunis ; 17 septembre 1792. 47 Wolfgang SCHIVELBUSCH, La nuit désenchantée… Op. Cit., p. 111.48 Simone DELATTRE, Les douze heures noires… Op. Cit., p. 23.

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Un certain nombre de propos et de gestes, presque exclusivement rencontrés dans le

cadre nocturne, révèlent un dernier élément des représentations de la nuit des septembriseurs

et de leur volonté de dompter ces heures sombres. A Paris, dans la nuit du 2 au 3 septembre

1792, Guiraud, Commissaire de la Législative envoyé auprès des prisons rapporte, à la barre

de l’Assemblée nationale, vers 2h30 du matin, que « le peuple, sur le Pont-Neuf, faisait la

visite des cadavres, et déposait l’argent et les porte-feuilles. Un homme pris volant un

mouchoir a été tué »49. Cette mise à mort tendrait à démontrer une intransigeance des

septembriseurs à l’égard du larcin, qui ne saurait se mêler à la geste sanglante sous peine d’en

dénaturer la signification politique. Et en effet, cette attitude à l’égard du crime nocturne dans

le cadre du massacre se retrouve dans d’autres villes. Elle y procède également, sans conteste,

de la volonté des septembriseurs de ne pas altérer la portée du massacre. A Orléans, par

exemple, alors que la foule de la place du Martroi entre dans les demeures des agioteurs pour

s’emparer de leurs effets mobiliers et les brûler sur la grande place, il ne s’agit pas de rapine,

mais bien de la volonté d’anéantir les signes extérieurs d’une fortune qui s’est constituée sur

la faim du peuple. Ainsi, lorsque trois ou quatre individus sont surpris, dans ces demeures,

« volant des effets » appartenant aux faiseurs de famine, ils « avoient été arrêtés par le peuple

et jettés dans le feu »50. C’est qu’à vouloir construire un monde nouveau, débarrassé de la

peur, de ses agents, et baignant même franchement dans le bonheur, les septembriseurs ne

pouvaient que combattre la nature supposée criminogène de la nuit. La société idéale ne

saurait être criminelle, de jour comme de nuit. Pas question non plus de se servir de la nuit

pour tirer des événements sanglants un profit personnel ou régler des comptes anciens. C’est

l’avenir du nouvel ordre des choses qui est en jeu, pas les intérêts particuliers. C’est ainsi qu’à

Reims, pour avoir désigné à la foule émeutière, dans la nuit du 3 au 4 septembre 1792, un

prêtre innocent des crimes de Contre-révolution, le nommé Laurent est à son tour massacré, le

6 septembre51. C’est bien là une autre preuve que les massacres doivent permettre de

reconstituer l’unité du corps social. Seul ceux qui s’en sont exclus par des manœuvres contre-

révolutionnaires doivent disparaître, car eux seuls constituent un obstacle au bonheur commun.

Dans le cadre nocturne, les septembriseurs mettent donc en scène leurs aspirations à l’unité,

leurs représentations unanimistes du monde à venir. Ce n’est pas tout. N’oublions pas que le

maintien de l’ordre nocturne urbain était jusque-là l’apanage du souverain et de sa police. En

49 Gazette nationale ou le Moniteur Universel, n°248, mardi 4 septembre 1792 dans L’Ancien Moniteur, réimpr., 1847, p. 603. 50 A.N., F736818, Procès-verbal des événemens passés à Orléans les 16 et 17 septembre 1792, dressé par les trois corps administratifs réunis ; 17 septembre 1792. 51 Pierre CARON, Les massacres de septembre… Op. Cit., p. 375.

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se montrant capable de contrôler et de corriger la trouble nature de la nuit pour ne plus laisser

place qu’à l’expression d’une seule volonté, d’une belle unanimité, les acteurs des massacres

de septembre témoignent une nouvelle fois de l’étendue de leur pouvoir et de la légitimité de

leurs actes. Par sa puissance symbolique, la nuit, qui était jusque-là considérée comme temps

des désordres et de la criminalité (donc de la division du corps social), pouvait devenir

préfiguration spectaculaire du monde nouveau voulu par les foules souveraines.

L’environnement nocturne devenait le support privilégié d’une mise en scène de l’harmonie et

de l’ordre tant recherchés. C’est ainsi que plusieurs observateurs nocturnes des massacres

parisiens s’avèrent étonnés de la conformité et de la discipline qui règnent dans les rangs des

émeutiers en un moment que l’on pouvait justement croire propice à tous les débordements.

Mme Julien parle, au soir du 2 septembre 1792, d’une foule parisienne se trouvant dans un

état d’« agitation froide et ordonnée »52. La princesse de Tarente, détenue depuis la fin du

mois d’août 1792 dans la prison de l’Abbaye évoque, elle, pour la même nuit du 2 au 3

septembre 1792, « une espèce d’ordre, inconcevable au milieu de ce désordre [qui] faisait

qu’il y était entré peu de monde [dans la prison] et empêchait qu’il ne se commit des meurtres

au-dedans »53. Débarrassée de tout ce qui pouvait susciter la peur des citoyens (et les sources

d’angoisse s’avéraient particulièrement denses dans cet arc chronologique), la nuit devenait

première manifestation de la société révolutionnée rêvée par les citoyens. En attendant que ce

fût au tour du jour, la nuit se trouvait régénérée.

52 Mme JULIEN, Journal d’une bourgeoise pendant la Révolution, 1791-1793, Paris, Calmann-Lévy, 1881, pp. 289-290 [lettre LXVIII, à son mari, 2 septembre 1792]. 53 Louise-Emmanuelle de CHATILLON, princesse de Tarente, Souvenirs de la princesse de Tarente, 1789-1792, Nantes, Ed. Grimaud & fils, 1897, p. 133.