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UNIVERSITÉ SORBONNE NOUVELLE – PARIS 3
MÉMOIRE FINAL DE MASTER 2 RECHERCHE ÉTUDES CINÉMATOGRAPHIQUES ET AUDIOVISUELLES
Le personnage éclaté : Traces de l’inquiétude du sujet dans le cinéma contemporain
par João Vitor RESENDE LEAL
Mémoire dirigé par M Philippe DUBOIS Soutenu à la session de septembre 2013
SOMMAIRE INTRODUCTION _______________________________________________________________________ 4 CHAPITRE 1 LE SUJET CONTEMPORAIN ET LE PERSONNAGE ÉCLATÉ _________________________ 9 1 – Un statut pour le sujet contemporain __________________________________________ 10 2 – Le personnage de cinéma _______________________________________________________ 19 3 – Personnage et corps _____________________________________________________________ 29 4 – Effet de personnage, effet de sujet ______________________________________________ 36 5 – Le cinéma et la tradition romanesque __________________________________________ 43 6 – Fragmentation ___________________________________________________________________ 47 CHAPITRE 2 LA DISSOCIATION ____________________________________________________________________ 54 1 – La dissociation ___________________________________________________________________ 56 2 – D’un tout et ses parties __________________________________________________________ 62 3 – Une question de plasticité _______________________________________________________ 75 4 – Doubles et dédoublements ______________________________________________________ 83 5 – Illusion ____________________________________________________________________________ 87 6 – Le risque du non dédoublement ________________________________________________ 91 CHAPITRE 3 L’EXPLOSION _________________________________________________________________________ 96 1 – L’explosion _______________________________________________________________________ 99 2 – Encore la plasticité _____________________________________________________________ 104 3 – Les spectacles du feu ___________________________________________________________ 109 4 – Le scintillement de la lumière _________________________________________________ 113 5 – Le clignotement, le spectacle et l’éclatement du personnage ______________ 119 6 – Inland empire ___________________________________________________________________ 129 CONCLUSION ________________________________________________________________________ 137 FILMOGRAPHIE _____________________________________________________________________ 140 BIBLIOGRAPHIE ____________________________________________________________________ 142
4
INTRODUCTION
Ce projet est né d’une incompréhension : qu’est-‐ce qui nous permet de
reconnaître un personnage en tant que personnage ? Or, il me paraît bien
possible de repérer les principaux éléments qui constituent un personnage de
cinéma, comme le corps de l’acteur ou un ensemble de qualités psychologiques,
sa fonction dans un récit, son lien avec les autres personnages… Imaginons
pourtant, par exemple, un personnage sans nom, muet, dont on ne voit pas le
visage, interprété à chaque scène par un acteur différent ; imaginons que son
comportement d’une scène à l’autre du film soit incohérent, voire
contradictoire ; imaginons que ses actions manquent de continuité ou d’une
logique quelconque. Imaginons que ce personnage se donne à percevoir de
manières tellement distinctes que l’on risque tout simplement de ne pas le
comprendre en tant qu’un seul et même personnage, c’est-‐à-‐dire qu’il risque
irrémédiablement de se disperser ou de disparaître au profit d’une multitude
d’autres, d’autres personnages, de figurants, de figures.
Alors, qu’est-‐ce qui nous permet effectivement de continuer à associer de
telles manifestations multiples à l’écran à un seul et même personnage ?
Comment reconnaissons-‐nous le personnage ? C’est bien là la première
interrogation qui me motive, et qui a aussi motivé de nombreux écrivains,
dramaturges et réalisateurs. J’espère, en essayant de répondre à cette question,
prendre en compte les différents enjeux – narratifs, esthétiques – qu’elle
mobilise dans les arts narratifs.
Plus particulièrement, nous pouvons observer, au cours de l’histoire du
cinéma, plusieurs films qui essayent de travailler des possibilités alternatives
pour le personnage, assemblant de différentes manières les éléments
cinématographiques qui le constituent. Ce qui m’intéresse dans ce mémoire, c’est
d’examiner de plus près quelques-‐uns de ces films, les plus « contemporains »,
pour étudier les différentes manières par lesquelles le cinéma contemporain
opère la notion de personnage. Films tels Inland Empire, réalisé par David Lynch
en 2006, dont la fascination est justement de mettre en scène un personnage – en
5
l’occurrence une actrice de cinéma – éclaté à tel point que tout le récit et toute
l’expérience filmique semble affecté par cet éclatement.
À ce propos d’étudier un corpus filmique pour analyser la notion de
personnage dans le cinéma contemporain, une deuxième question se pose. Si l’on
considère le personnage filmique comme une construction censée représenter
ou faire l’effet d’une personne fictive, d’un sujet fictionnel, comment l’éclatement
du personnage affecte-‐il la notion même de sujet ? Autrement dit, comment le
cinéma contemporain opère-‐t-‐il la notion de sujet, et comment, au contraire,
cette notion opère-‐t-‐elle le cinéma contemporain ?
En formulant ces questionnements, je me concentrerai notamment sur les
éléments esthétiques et narratifs du cinéma. Il s’agit pour moi de comprendre
ces éléments en tant que pièces potentiellement composantes d’un effet de
personnage, en emphatisant parmi eux le corps de l’acteur, et de discuter
comment un personnage ainsi composé peut atteindre un certain effet de sujet.
Pour développer davantage ces questionnements, je propose dans mon
premier chapitre d’étudier différentes définitions de « sujet » et de
« personnage » pour essayer d’établir des articulations entre les deux notions.
L’accent sera mis, d’un côté, sur la quête pour un statut pour le sujet
contemporain – sujet qu’on affirme inquiet, pris par doutes et peurs concernant
sa propre identité – et, de l’autre, sur la « multiplicité » psychique et plastique du
personnage dans le cinéma contemporain. J’actualiserai les définitions de sujet et
de personnage d’une manière critique, en les situant entre les imprécisions du
sens commun et les contraintes théoriques modernes qui les ont souvent
immobilisées. Dans ce premier temps, mon objectif sera de comprendre les voies
par lesquelles le cinéma peut effectivement exprimer et problématiser
l’inquiétude du sujet contemporain à travers ce sujet « matérialisé » par le film
qui est le personnage.
J’éviterai de parler en termes de « crise » du sujet ou de « crise » du
personnage, puisqu’il ne s’agit pas à mon sens de valider l’idée d’une rupture
radicale de ces deux notions. Il ne s’agit pas d’évacuer le contenu des notions de
sujet et de personnage, mais de remettre en question leurs imprécisions et
ambivalences. Je privilégierai donc la notion d’« éclatement », qui me permettra
de circuler au milieu de différentes idées, de pointer l’inquiétude sans la
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transformer en « crise », de diagnostiquer l’inquiétude chez le sujet
contemporain sans la transformer en maladie terminale.
Mon hypothèse de départ consiste donc à affirmer que les éléments
esthétiques et narratifs du cinéma se prêtent à une réflexion sur l’inquiétude de
l’homme contemporain : ils peuvent travailler la notion de personnage,
l’interroger, et, en le faisant, ils laissent entrevoir d’autres possibilités pour le
sujet, ils mettent en évidence son inquiétude – inquiétude parfois si difficile à
saisir. Le sujet inquiet devient une évidence et un vrai objet d’étude par le biais
du personnage éclaté.
Une fois posée l’articulation entre cinéma, personnage, sujet, inquiétude
et éclatement, il va me falloir la tester, la manipuler, voir comment elle résiste –
ou ne résiste pas – à l’analyse. Il va me falloir dessiner la perspective éclatée1 du
sujet contemporain avec les traces, points et couleurs du personnage filmique.
Pour répondre à ce besoin, je convoquerai dans le développement de ce
mémoire quelques films qui explorent le thème de l’inquiétude identitaire de
l’homme contemporain : films qui proposent au spectateur de témoigner des
moments de construction et d’affirmation (mais aussi de perte) de l’identité du
personnage. Je partirai donc de récits filmiques, mais mon objectif majeur n’est
pas seulement l’analyse des récits eux-‐mêmes ; je m’efforcerai davantage à
comprendre les outils, stratégies et procédés esthétiques qui font la consistance
des histoires racontées, c’est-‐à-‐dire qui travaillent visuellement l’éclatement que
ces histoires expriment ou problématisent.
Une telle démarche demandera tout de suite des repères concrets pour ne
pas tomber dans une réflexion trop vague et dans une série d’analyses filmiques
désorganisée et à priori arbitraire. D’un côté, le thème de « l’inquiétude du
sujet » convoque énormément de sous thèmes – la dépression, la solitude et
l’ennui en sont quelques exemples. De l’autre, ce que je viens d’appeler, peut-‐être
un peu négligemment, « les outils, stratégies et procédés esthétiques », cela
désigne énormément d’aspects distincts, quoique interdépendants – comme la
1 Le Petit Robert : Dictionnaire de la Langue Française présente dans sa définition d’« éclaté » : « Représentation graphique d’un objet complexe (machine, moteur, ouvrage d’art), qui en montre les éléments ordinairement invisibles par séparation de ces éléments représentés en perspective ; perspective éclatée. Dessiner l’éclaté d’une machine. » Petit Robert : Dictionnaire de la Langue Française. Paris : Dictionnaires Le Robert, 2003, p. 825.
7
mise en scène, le montage, le jeu d’acteur, etc. Il est ainsi nécessaire d’établir une
ligne directrice pour ne pas se perdre dans la diversité de possibilités et pour
mieux organiser le développement de l’écriture.
Je propose donc de parcourir différentes acceptions du terme
« éclatement » pour établir une telle ligne directrice capable d’éviter de réduire
l’ampleur de la démarche à tel sous thème ou à tel procédé cinématographique. Il
sera question d’établir, à travers cette typologie de l’éclatement, différentes
catégories d’analyse pour le personnage filmique. Cela me permettra de
l’interroger de manière plus efficace, de repérer les traces esthétiques qui
expriment et problématisent son éclatement et qui, j’espère, traduisent ainsi
l’inquiétude du sujet contemporain.
Cette typologie de l’éclatement comprendra deux catégories générales : la
dissociation et l’explosion, qui seront l’objet respectivement de mon deuxième et
troisième chapitres.
Chacune de ces catégories travaillera une dimension différente du
« personnage éclaté » à travers la mobilisation de quelques figures, récurrentes
et bien délimitées, employées par les films analysés. Ainsi, je mettrai notamment
en évidence la figure du dédoublement du personnage dans le chapitre dédié à la
dissociation, alors que ce sera plutôt la figure du clignotement de la lumière qui
prendra le relais dans le chapitre dédié à l’explosion. Ce sont ces figures –
comprises ici dans le sens de « formes plastiques »2 – qui bâtiront le chemin
entre la notion d’éclatement au sens large du terme et les films eux-‐mêmes.
Il me semble par ailleurs important de préciser que la typologie proposée
ici ne se prétend pas exhaustive. La dissociation et l’explosion, pour ainsi dire, ne
sont que deux clés qui me permettront de travailler quelques aspects
du problème du personnage dans le cinéma contemporain. De la même façon, les
figures du dédoublement et du clignotement de la lumière qui se dégageront de
ces catégories et sur lesquelles je me focaliserai, même si elles donnent à voir
avec clarté ces quelques aspects, ne résument et ne synthétisent pas le problème
du personnage contemporain dans son intégralité. Ces figures ne sont que des
2 « Issu de la même racine que fingere, figulus, fictor et effigies [qui signifient ‘modeler’, ‘potier’, ‘modeleur’ et ‘portrait’], figura signifie, à l’origine, ‘forme plastique’. » AUERBACH, Erich. Figura. Paris : Belin, 1993, p. 9.
8
traces, pourtant bien visibles, que je vais essayer d’organiser et de lire de
manière cohérente. J’espère que ces deux catégories de l’éclatement, dans leurs
entrecroisements et aussi dans leurs éventuelles imprécisions, me permettront
de traiter avec une certaine liberté plusieurs facettes de l’inquiétude du sujet,
plusieurs procédés cinématographiques et plusieurs films. J’espère également
que mon choix d’opérer ces différentes catégories à travers des figures soit
compris comme « une ouverture analytique à partir des films eux-‐mêmes »3 et
non pas comme une méthode inflexible et arbitraire donné d’avance.
Ce que je propose, finalement, est d’étudier un corpus filmique intéressé
aux questions de l’inquiétude identitaire et de l’éclatement, en ayant pour guides
les notions de sujet et de personnage et pour méthodologie une typologie de la
notion d’éclatement. J’espère, au long de cette étude, pouvoir encore faire appel à
d’autres guides, dialoguer avec d’autres notions et amener la réflexion au-‐delà
des analyses filmiques qui la motivent.
3 BRENEZ, Nicole. De la figure en général et du corps en particulier. Bruxelles : DeBoeck Université, 1998, p. 9.
9
« Trop fragmentaires en vérité sont le monde et la vie Il faut que j’aille consulter un Herr Professor Lui seul saura comment recomposer la vie
En faire un système clair et distinct Avec ses bonnets de nuit
Et les morceaux de sa robe de chambre Il bouchera les trous de l’édifice du monde. »
-‐ Heinrich Heine
« Un personnage a vraiment une vie propre, marquée de caractères particuliers, c’est toujours quelqu’un. Tandis qu’un homme, en général, peut n’être personne. »
-‐ Luigi Pirandello
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CHAPITRE 1
LE SUJET CONTEMPORAIN ET LE PERSONNAGE ÉCLATÉ
1 – Un statut pour le sujet contemporain
À un moment de Deconstructing Harry (Woody Allen, 1997), une équipe de
cinéma doit affronter un problème très particulier. Incapables de mettre l’image
au point pour le tournage, le directeur de la photographie et ses assistants
s’inquiètent à cause d’un supposé problème avec la caméra ou l’objectif. Le
problème, pourtant, c’est que l’acteur Mel (interprété par Robin Williams) est out
of focus – non pas l’image de Mel prise par la caméra, mais Mel lui-‐même.
Interpelé par l’équipe de tournage, l’acteur est surpris de constater qu’il est
vraiment devenu flou, et il accepte de rentrer chez lui pour se reposer un peu et
essayer de s’aiguiser. Le lendemain, Mel est devenu encore plus flou. En
regardant son image dans un miroir, il décide d’aller voir un médecin qui, faute
d’autre chose, conseille à sa femme et à ses enfants de porter des lunettes pour
pouvoir le regarder au point – « Mettez-‐les, papa sera beaucoup plus net ».
Dans ce film, Mel est un des personnages imaginés par l’écrivain Harry
(interprété par Woody Allen). Lors d’une séance, le psychanalyste suggère que
Harry serait comme Mel dans ce qu’il veut que les autres s’adaptent à lui et à ses
comportements antisociaux plutôt que de s’adapter lui-‐même au monde. Tous
les personnages crées par l’écrivain seraient, sans que l’écrivain lui-‐même se
rende compte, des personnages autobiographiques – et pour raconter l’histoire
de Harry le film ne peut que raconter aussi l’histoire de ces autres personnages
de fiction dans la fiction. Deconstructing Harry reprend ainsi, d’une certaine
façon, le thème d’un autre film de Woody Allen : dans Zelig (1983), le personnage
titre (interprété lui aussi par Woody Allen) est un homme-‐caméléon qui se
transforme drastiquement selon l’ambiance et les autres personnes autour de
lui. Parmi des Chinois, ses yeux deviennent bridés et il parle chinois ; à côté de
juifs orthodoxes, il développe tout de suite une longue barbe et des papillotes ;
face à une psychanalyste qui essaye de lui traiter, il se présente lui aussi comme
psychanalyste, retournant intelligemment à chaque fois les questions que lui
11
sont posées. Zelig subit ces transformations radicalement, sans en avoir aucune
conscience. Si Harry a du mal à s’adapter au monde (au monde de porter des
lunettes pour lui comprendre !), le monde a du mal à s’adapter à l’incroyable
adaptabilité de Zelig, qui est traité à la fois comme un malade, un phénomène
médiatique, une aberration de la nature et une fraude.
Dans ces deux films, la question centrale est celle de l’identité. Les
métamorphoses opérées dans la fiction, qui font que Harry devienne flou (il le
devient plus tard dans le film, exactement comme Mel, de façon à briser la
frontière entre les deux niveaux de fiction dans le film) et que Zelig ne cesse de
se transformer, troublent la logique identitaire selon laquelle l’individu
correspondrait à une unité essentielle plus ou moins consciente de soi, qui se
manifeste de façon plus ou moins cohérente, et qui demeure toujours indivisible.
Les deux personnages expriment en commun un sentiment d’inadéquation, de
perte de soi et une apparente incapacité à reconnaître ses propres limites – et à
partir de là, ils se manifestent en se projetant dans d’autres « personnes », éclats
d’eux-‐mêmes.
Dans l’univers de chaque film, cet éclatement des protagonistes est
matérialisé pour les spectateurs à travers nombreux procédés, comme les effets
spéciaux numériques pour Harry et les effets de maquillage pour Zelig. Harry,
comme le note d’ailleurs le titre du film, est déconstruit, démonté, il se dédouble,
son identité se fragmente vers les différents personnages de fiction qu’il crée
(dont Mel n’en est qu’un exemple), et on voit littéralement la perte de ses
contours, lorsqu’il devient flou ; et Zelig ne se présente jamais entier, on n’a accès
qu’à ses facettes, aux différentes personnalités qu’il incarne, comme à des éclats
d’une explosion dont on est incapable de reconstituer l’origine.
Deconstructing Harry et Zelig, à part une critique moqueuse des pratiques
psychanalytiques, actualisent ainsi une discussion autour de l’idée de discrédit
de l’identité individuelle, d’un sentiment d’inadéquation et d’un manque de sens
et d’affects – discussion pertinente par ailleurs non seulement à la psychanalyse,
mais aussi à différentes disciplines des sciences humaines comme la philosophie,
l’anthropologie et la littérature.
À l’état actuel de cette discussion, la pensée contemporaine s’est éloignée
d’une conception classique de sujet, où le mot sujet renvoie au grec
12
hupokeimenon puis au latin subjectum, qui signifient, dans le sens premier,
substance ; et elle s’est aussi éloignée d’une conception cartésienne du sujet,
traduite par le cogito de Descartes « je pense donc je suis ». Ces deux
conceptions, fondatrices du statut du sujet dans l’Antiquité et la Renaissance,
malgré leur résonnance encore aujourd’hui, ne semblent plus capables
d’expliquer, de manière cohérente et complète l’existence complexe d’une
identité individuelle. La compréhension de la notion d’identité comme une
substance constitutive de l’individu, déterminante de ses pensées et de ses
actions, a été remplacée par l’idée que l’identité est un objet ouvert, construit et
reconstruit constamment de manière pas forcément consciente par l’individu. Au
sujet cartésien, on oppose un autre sujet : un sujet instable, mobile, décentré.
Dans son ouvrage dédié à retracer l’histoire de la notion philosophique de
sujet de l’Antiquité classique à nos jours, Hélène Védrine explique que le
dépassement théorique du « sujet classique » et du « sujet constituant absolu »
de Descartes est lié à la découverte, dans les temps modernes de Kant et Hegel,
de la subjectivité : « Toute l’histoire moderne est rythmée par cet enracinement
de la subjectivité dans son histoire et dans le monde. La conscience n’est plus
quelque chose de donné, mais ce qui se fait… »4.
Cela signifie que, à la place d’un sujet issu d’une substance qui lui
constitue et détermine, vient s’instaurer un sujet ouvert à la multiplicité des
« procès de subjectivation », c’est-‐à-‐dire à différentes manifestations subjectives,
voire différentes « personnalités » possibles et pas nécessairement cohérentes
dans un même individu, dans un même corps biologique. L’homme se libère ainsi
de l’ancre d’une substance fondatrice à laquelle il serait attaché, à laquelle toutes
ses représentations devraient répondre. À cette apparente liberté, pourtant,
s’interpose un obstacle logique : si la connaissance et l’action sont les seuls
responsables pour la constitution du sujet, alors le sujet ne peut pas être le
responsable pour la constitution de sa propre connaissance et de ses propres
actes. Il n’est pas libre et créateur, mais résultat d’un procès qu’il ne contrôle pas.
Ce qui se présentait comme une libération se révèlerait ainsi une perte
considérable d’autonomie, comme observent nombreux philosophes modernes :
4 VÉDRINE, Hélène. Le sujet éclaté. Paris : Librairie Générale Française, 2008, p.16.
13
« Historiquement, l’humanisme tel qu’il se définit à la Renaissance est
un idéal d’autonomie. L’homme se pense à l’intérieur du cosmos
comme sujet libre et créateur. À la limite, l’individu se veut législateur
et maître de son destin. De tous côtés, cette conception était attaquée.
Philosophiquement, c’était un lieu commun depuis Nietzsche et
Heidegger ou Marcuse de montrer les limites de l’homme de la
technique. (…) le sujet est un résultat, mais pas le principe premier de
la connaissance et de l’action. »5
Or, si le sujet est un résultat et pas un principe premier, si la connaissance
et l’action sont à son origine et pas la conséquence de son raisonnement, et vu
que tout ce qui est de l’ordre de la connaissance et de l’action s’inscrit dans un
trop vaste horizon de possibilités et d’indéterminations, le sujet lui-‐même se
trouve en quelque sorte abandonné : il ne se définit pas à partir d’une substance
immuable et indivisible, il n’est pas maître de son destin, et sa liberté ne se
traduit plus en autonomie ou en pouvoir de création. Par ailleurs, des
changements sociaux importants opérés par les phénomènes de
l’industrialisation, du discours scientifique, du progrès technique et de
l’établissement d’une culture de masse et de consommation ont mis en question
des institutions et des valeurs auparavant incontestables – c’est ce que Jean-‐
François Lyotard va appeler l’abandon des grands récits6. Les forces de la
division de classes, des discours religieux et politiques, de la famille, d’une
carrière professionnelle ou de l’État, comme tant d’autres forces responsables
pour un certain ordre social et une certaine manière d’être des individus, ont été
relativisées, affaiblies. L’abandon du sujet s’est fait, à partir de la modernité,
encore plus profond.
En suivant cette formulation, qui fait tomber par terre les conceptions de
l’Antiquité et de la Renaissance, nous pouvons esquisser un homme moderne (et
aussi contemporain) qui aurait du mal à se reconnaître et à se satisfaire dans les
rôles qu’il est censé jouer en société et pour qui le sens des valeurs, de la morale,
des traditions serait de plus un plus indéchiffrable. Ce serait un homme hanté
5 Ibid., p.24. 6 À ce propos, voir LYOTARD, Jean-‐François. La condition postmoderne Paris : Minuit, 1979.
14
par doutes et peurs concernant la construction et l’affirmation de sa propre
identité – un homme en crise.
Face à cette « crise » des sujets classique et cartésien révélée dans la
modernité, quelques philosophies dites postmodernes ont proposé un différent
angle d’approche au problème du sujet. Ils ont assumé l’identité en tant que
fragmentaire, toujours inachevée et en constante mutation. Ils ont opéré ce que,
dans les termes de Deleuze et Guattari, s’agit d’une « déterritorialisation
absolue » de l’individu : « On est devenu comme tout le monde, mais à la manière
dont personne ne peut devenir comme tout le monde »7 ; ou encore, dans les
termes de Michel Foucault :
« C’est l’éclatement du visage de l’homme dans le rire, et le retour des
masques ; c’est la dispersion de la profonde coulée du temps par
laquelle il se sentait porté et dont il soupçonnait la pression dans l’être
même des choses ; c’est l’identité du Retour du Même et de l’absolue
dispersion de l’homme.8 »
Dans cette nouvelle approche, les impasses du sujet qui a du mal à
construire et affirmer son identité sont répondues avec un discours qui privilégie
le mouvement, les changements, glissements et reprises, contre l’enracinement
de la pensée. Il s’agit d’opposer, aux vérités définitives, des ouvertures, et à une
présupposée unité immuable et indivisible, la multiplicité :
« Au splendide isolement du cogito préférer les lignes de fuite, des plis,
des devenirs. Monde éclaté qui a perdu ses repères. Sujet nié, remis en
chantier et ressuscité sous d’autres formes, comme si le retour du
refoulé ne pouvait s’éviter. Contre la tradition intellectualiste
réhabiliter le non-‐dit, l’implicite, le désir, le flou ou le chaos… »9
Mais si, d’un côté, la pensée philosophique contemporaine s’éloigne des
conceptions classique et cartésienne du sujet, elle doit prendre aussi, de l’autre,
7 DELEUZE, Gilles et GUATTARI, Félix. « Trois nouvelles ou ‘Qu’est-‐ce qui s’est passé ?’ » in : Mille plateaux. Paris : Les Éditions de Minuit, 1980, p.244. 8 FOUCAULT, Michel. Les mots et les choses. Paris : Gallimard, 1966, p.396-‐397. 9 VÉDRINE, Hélène. Le sujet éclaté. Op. cit., p.110.
15
un certain recul par rapport à ces réponses postmodernes – qu’on reconnait le
plus souvent comme structuralistes ou poststructuralistes. Le problème c’est
que, avec ce discours qui privilégie les instabilités ou l’implicite au point de
contester radicalement les conceptions anciennes, les postmodernes ont d’une
certaine façon tourné le dos à l’évidence du sujet. Leur discours, dans son
affirmation irréfrénable de l’éclatement du sujet, s’occupe d’une manière
générale plutôt de l’éclatement en soi que de la question du sujet elle-‐même,
comme suggère Hélène Védrine avec cette provocation :
« Les graphes, les mathèmes, les nœuds borroméens illustrent certes
la structure du désir ou le rapport à l’autre dans les métaphores, les
métonymies, les glissements et les renversements. Mais cette
topologie bizarre, ces jeux de langage, ces discours parano-‐critiques
ressemblent plus à du Dali qu’à de la science. »10
Un autre auteur à dénoncer la radicalisation équivoque de cette pensée
est Pierre Auregan, dans son ouvrage Les figures du moi et la question du sujet
depuis la Renaissance. Il propose d’abord que le premier à s’opposer au « moi
cartésien » fût le philosophe Blaise Pascal, qui « ne nous donne du moi que des
fragments, des moments d’existence » et pour qui l’unité et la permanence du
sujet « se dissolvent en manifestations extérieures » 11 . Cette intuition
pascalienne aurait été reprise par nombreux philosophes y compris ceux
étiquetés comme structuralistes 12 . Et le structuralisme, explique Auregan,
« contre toute métaphysique du sujet, avec ses corollaires, unité, permanence,
intériorité, conscience, liberté du moi, dissout la notion même de moi et de
sujet. »13
Autrement dit, d’une manière générale, le structuralisme, dans sa
résolution de récuser les modèles antérieurs de vérité et ses « illusions »
10 Ibid., p.126. 11 AUREGAN, Pierre. Les figures du moi et la question du sujet depuis la Renaissance. Paris : Ellipses, 1998, p. 35. 12 Pour Auergan, le structuralisme « n’est qu’une étiquette, n’ayant jamais constitué un mouvement ou un courant explicitement revendiqué. Néanmoins, il désigne assez commodément une démarche, une méthode de compréhension de l’homme et des faits sociaux qui va se développer aux lendemains de la seconde guerre mondiale. » Ibid., p. 80. 13 Ibid., p. 80.
16
d’objectivité et de stabilité, c’est-‐à-‐dire de récuser la transcendance, l’universel,
l’éternel, etc., finit par récuser aussi le « bon sens »14, en condamnant le sujet à
mort et la philosophie « à la poésie et à la métaphore »15 :
« Ne risque-‐t-‐on pas de tomber dans un fondamentalisme inversé ? de
substituer aux visions de monde, aux cosmologies d’antan, un abîme
insondable où le ‘sujet’ en échappant aux certitudes du cogito se
perdrait dans une interrogation sans fond ? »16
Il me semble que, avant d’affirmer une quelconque « crise du sujet », il est
nécessaire de s’interroger – de quel sujet s’agit-‐il, de quel sujet parle-‐t-‐on ?
L’argumentation postmoderne démontre peut-‐être que les conceptions classique
et cartésienne du sujet ne tiennent plus ; pourtant, la notion de sujet elle-‐même,
malmenée soit-‐elle, persiste.
Revenons un moment à Harry et Zelig. Même s’ils sont « dispersés » dans
la narration, dérangés par le monde qui les entoure (et très dérangeants à la
fois), multiples et incohérents dans leurs manifestations, discontinus, éclatés,
dédoublés ou explosés, même s’ils demeurent insaisissables comme sujets (c’est
notamment le cas de Zelig), ils ne peuvent échapper à quelque chose qui rend
leurs existences repérables, objectives, concrètes. Harry perd ses contours, Zelig
ne les a possiblement jamais eus, mais quoi qu’il en soit ils ne se perdent pas
« dans une interrogation sans fond ». Ils ne disparaissent pas. Qu’est-‐ce que les
permet d’avoir une telle existence si ambivalente ? Qu’est-‐ce que nous permet de
les distinguer ? Leurs noms, puisque, même fragmentés, on continue à les
appeler « Harry » et « Zelig » ? Leurs corps, leurs visages ? Woody Allen, l’acteur
qui les incarne ? Peut-‐être aussi la voix off, qui nous rappelle que celui qu’on voit
à chaque fois c’est toujours Zelig, ou encore la voix de Harry, que ne change pas
malgré le devenir flou du personnage ?
Disons, pour le moment, que tous ces éléments contribuent à faire
émerger, malgré l’éclatement, l’identité des deux personnages. Que se passerait-‐
il, pourtant, si ces mêmes personnages changeaient constamment de nom (ou
14 VÉDRINE, Hélène. Le sujet éclaté. Op. cit., p.131. 15 Ibid., p.175. 16 Ibid., p.176.
17
n’en avaient tout simplement pas un), si différents corps et visages venaient les
incarner, différents acteurs, différentes voix… ? Est-‐ce que Harry et Zelig seraient
encore identifiables ?
Il me semble que oui, et le cinéma s’est maintes fois amusé à jouer avec ce
genre de propositions. Personnages qui changent de nom, de corps, qui se
métamorphosent, se vident et se remplissent de sens, personnages qui se
divisent ou se multiplient… les possibilités sont nombreuses, au point où l’on
puisse affirmer, comme le fait Hans Wulff, que :
« aucun art n’a autant que le cinéma la liberté d’associer un même
corps à différentes personnes. Le caractère ‘joué’ de la représentation,
la nature indirecte de la relation entre l’acteur, le personnage et le
corps font que l’identité individuelle peut être mise en scène au
cinéma comme un puzzle : la personne et le corps représentent deux
grandeurs susceptibles d’être combinées de manière relativement
libre. Les rôles doubles et multiples témoignent avec éloquence de la
capacité du cinéma à mettre sur un même corps différentes
personnes. »17
Il est donc possible de lire, dans l’histoire du cinéma, à travers la notion
de personnage, une histoire parallèle d’esquisses, tentatives, interrogations :
quelle serait la limite théorique de l’éclatement du sujet ? Jusqu’à quel point le
sujet pourrait-‐il résister à ces opérations qui lui manipulent et ôtent le nom, le
corps, le visage, la voix, jusqu’à la conscience et la volonté ?
Cependant, avant de partir interroger le personnage (la notion même de
personnage que, on le verra, ne peut pas se passer de la notion de sujet), plus
particulièrement le personnage de cinéma, il me faut conclure ici que, malgré
ladite crise qui a fait écroulé le subjectum, la substance individuelle, et la
transparence du cogito de Descartes18, et malgré la tendance vers une disparition
complète, une perte, une mort du sujet dans la pensée postmoderne, le sujet
n’est pas complètement disparu. Pour dépasser les limites des conceptions de
17 WULFF, Hans J. « La perception des personnages de film » in revue Iris, nº 24, 1997, p. 15. 18 Transparence ruinée par la découverte de l’inconscient, pour reprendre la célèbre formule de Lacan : « Je pense où je ne suis pas, donc je suis où je ne pense pas. » LACAN, Jacques. Écrits. Paris : Seuil, 1966, p. 517.
18
l’Antiquité et de la Renaissance sans tomber dans les « interrogations sans fond »
du structuralisme, on doit prendre en compte le déplacement du sujet :
« Le sujet disparaît pour mieux revenir sous d’autres formes : procès
de subjectivation, Wo es war, soll Ich werden, prise de conscience d’une
altérité irréductible dans la dispersion et le décentrement. Je est un
autre, le cogito est épuisé, mais le sujet ontologisé ou pas fait signe
vers un ego envoûté entre sa destruction proclamée et sa résistance de
fait. »19
Le sujet n’est pas disparu, seulement il s’est déplacé. Tel déplacement
n’insiste pas sur la réaffirmation d’une identité stable, mais il ne s’agit
simplement pas non plus de la refuser ; ce qu’il faut faire c’est reformuler le
problème, en posant à son centre la question de la subjectivité. Le vrai enjeu est
de prendre en compte les « procès de subjectivation » qui dépassent cette
identité supposée stable sans la défaire complètement, en la conduisant vers la
complexité d’une déterritorialisation, des plis et glissements, sans y tomber
complètement. Cela revient à dire qu’il faut prendre en compte les différentes
représentations du sujet, les figures de la subjectivité à travers lesquelles il se
donne à voir et à comprendre, à travers lesquelles il résiste de fait :
« si le ‘je pense’ n’accompagne pas nécessairement, en droit, toutes
mes représentations, si le sujet fondateur est remis en question par la
pensée contemporaine, une évidence s’impose : il existe une
expérience de la subjectivité, une construction de soi et une
imputation des actions à un sujet-‐personnage considéré comme
responsable de ses actes. »20
C’est cette ouverture à la question de la subjectivité qui me permet
d’utiliser le cinéma comme conducteur d’une discussion sur le problème
philosophique du sujet. J’ai exposé l’éclatement de Harry et Zelig pour pouvoir
mieux saisir l’éclatement de la notion même de sujet et formuler, provisoirement
soit-‐il, un statut pour le « sujet contemporain » à la différence des sujets stables
19 VÉDRINE, Hélène. Le sujet éclaté. Op. cit., p.175. 20 Ibid., p.11.
19
(classique et cartésien) tout en évitant le sujet en crise de la modernité ou de la
postmodernité. En le faisant, j’ai soutenu l’idée que le cinéma matérialise dans le
sensible (dans un récit et dans des images visuelles et sonores) une expérience
de la subjectivité, « une expérience du monde et du sujet »21. Le cinéma peut
ainsi actualiser la discussion sur la question du sujet, créer de nouvelles
hypothèses, formuler et reformuler des interrogations, et il le fait effectivement.
Dans ce sens, la fiction cinématographique joue un rôle important au cœur du
problème du sujet, tout comme la littérature l’a longtemps fait et le fait encore –
j’analyserai en détail cette articulation entre sujet, littérature et cinéma
(articulation qui passe nécessairement par la notion de personnage) plus loin
dans ce chapitre.
Néanmoins, j’ai jusqu’à présent intentionnellement permis une certaine
« confusion » sujet et personnage de cinéma. Il est temps de la défaire.
2 – Le personnage de cinéma
Si la définition de sujet suscite une réflexion, celle de personnage est, au moins
qu’on puisse dire, imprécise. Comme l’annonce Vincent Jouve, le personnage
« semble résister à toute définition ou, pire, accepter n’importe laquelle. »22
Pourtant, argumente Robert Abirached dans son étude sur le personnage de
théâtre, malgré les imprécisions, toutes les acceptions du terme personnage ont
un même point en commun, puisqu’elles tiennent toutes à la même idée d’un
« faux visage, interposé entre l’homme et le monde »23 :
« Sémantiquement, on l’a remarqué, le mot de personnage est
imprécis. Il désigne, à l’origine, dit Littré, une dignité ou un bénéfice
ecclésiastique, avant de vouloir dire, par extension, une personne
considérable et célèbre ; en troisième lieu seulement, il renvoie à une
‘personne fictive, homme ou femme, mise en action dans un ouvrage
21 « En tant qu’objet esthétique, le film propose en même temps une expérience du monde et du sujet. » Traduction libre du portugais brésilien : « Como objeto estético, o filme propõe ao mesmo tempo uma experiência de mundo e de sujeito. » LUZ, Rogério. Filme e subjectividade. Rio de Janeiro : Contra Capa Livraria, 2002, p. 139. 22 JOUVE, Vincent. « Pour une analyse de l’effet personnage » in Littérature, nº 85, 1992, p. 103. 23 ABIRACHED, Robert. La crise du personnage dans le théâtre moderne. Paris : Gallimard, 1994, p. 17.
20
dramatique’, puis, en peinture ou en tapisserie, aux figures des
histoires qui y sont représentées ; c’est assez tardivement, semble-‐t-‐il,
qu’il s’est enfin appliqué au poème narratif et au roman. Toutes ces
acceptions ont ceci de commun qu’elles indiquent une mise en rapport
de l’homme réel avec des images de lui agrandies ou exemplaires,
obtenues par imitation et soumises à reconnaissance. »24
On peut donc commencer à défaire la confusion entre le sujet et le
personnage en affirmant le personnage comme quelque chose qui s’interpose
entre l’homme et la réalité et qui, par conséquent, n’est pas homme, n’est pas
sujet. Plus précisément, on peut affirmer, avec Nicole Brenez, que « le
personnage n’est pas d’abord une biographie, une individualité, un corps ou une
iconographie, il est une circulation symbolique faite d’éléments plastiques, de
schèmes narratifs et d’articulations sémantiques »25. En tant qu’une circulation
symbolique, un articulateur de sens, de valeurs, d’idées, le personnage ne peut
exister qu’à l’intérieur d’un système symbolique – un ouvrage dramatique, une
histoire représentée, une nouvelle, un roman, un film, mais aussi le « monde »
qu’on en dégage, dans notre imagination, en tant que lecteur et spectateur.
De ce fait, le récit est une condition d’existence du personnage – « c’est la
fable, envisagée dans sa totalité, qui lui confère une faculté de signifier », écrit
Abirached26 –, mais aussi, à l’opposé, le personnage constitue un élément
fondamental du récit. Cette relation entre personnage et récit a été plusieurs fois
discutée ; dans quelques formulations, les notions de récit et personnage sont
plus ou moins autonomes, tandis que dans d’autres elles se font fortement
interdépendantes. Plutôt dans la première ligne de pensée, le théoricien
structuraliste Boris Tomachevski suggère par exemple qu’il serait possible
d’avoir récit sans personnage :
« Le héros n’est guère nécessaire à la fable. La fable comme système de
motifs peut entièrement se passer du héros et de ses traits
caractéristiques. Le héros résulte de la transformation du matériau en
24 Ibid., p. 9. 25 BRENEZ, Nicole. De la figure en général et du corps en particulier. Bruxelles : DeBoeck Université, 1998, p. 180. 26 ABIRACHED, Robert. La crise du personnage dans le théâtre moderne. Op. cit., p. 290.
21
sujet et représente d’une part un moyen d’enchaînement de motifs, et
d’autre part une motivation personnifiée du lien entre les motifs. »27
Sans vouloir contredire l’argumentation de Tomachevski, il me semble
que, même si le personnage n’est qu’une « motivation personnifiée », une mise
en personne des motifs d’un récit (d’une fable), cette mise en personne est
importante. Il s’agit d’un procédé historiquement repérable et prédominant ; le
personnage, comme le note l’éditorial d’un numéro d’Iris dédié au personnage de
cinéma, « représente un élément primordial dans une culture de récits. »28 Le
plus souvent, c’est autour et à travers le personnage que le récit se structure,
qu’une histoire se déroule, que la fiction développe son point de vue – cela dans
la littérature et le théâtre, bien sûr, mais peut-‐être encore plus
fondamentalement dans le cinéma :
« Au cinéma – peut-‐être davantage encore que dans les autres arts – le
personnage est central pour la création, la représentation, la
réception, la critique, de même qu’il l’est pour l’analyse et la théorie.
(…) Par les formes d’adresse les plus diverses, le personnage se
constitue en centre d’identification ou d’implication spectatorielle. Il
gère les processus perceptifs, émotionnels et intellectuels dans leur
intrication complexe. Par son expressivité et ses actions, il porte à la
surface des mouvements psychologiques et entraine les spectateurs
dans une dynamique jamais vraiment close, dépassant l’expérience
filmique concrète. La psychanalyse nous a expliqué qu’il est aussi un
lieu d’investissement du désir du sujet et de la séduction de l’autre. Le
personnage peut être vu comme un corps médiateur, non seulement
entre le film et ses spectateurs, mais également entre les différents
plans textuels. »29
Dans son article intitulé « Introduction à l’analyse structurale des récits »,
Roland Barthes démontre qu’une relation entre personnage et récit est bien
établie depuis l’Antiquité. Cependant, alors qu’au départ la notion de personnage
27 TOMACHEVSKI, Boris. Théorie de la littérature. Paris : Seuil, 1965, p. 296-‐297. 28 TRÖHLER, Margrit, GOLIOT-‐LÉTÉ, Anne, BLÜHER, Dominique, DUPRÉ LA TOUR, Claire et GRANGE, Marie-‐Françoise. Éditorial de la revue Iris, nº 24, 1997, p. 3. 29 Ibid., p. 3-‐4.
22
était fortement attachée à une action (ce qui définit le personnage comme celui
qui agit dans le récit), elle a été élargie pour comprendre aussi une certaine
« consistance psychologique », c’est-‐à-‐dire pour comprendre aussi des éléments
qui, sans être nécessairement traduits en actions dans le récit, constituent quand
même le personnage. En littérature, ce constat est à la base de la différenciation
faite par Philippe Hamon entre deux types d’énoncés, l’énoncé narratif, qui
concerne le faire (la fonction) du personnage, et l’énoncé descriptif, qui concerne
l’être (la qualification) du personnage30. Barthes donne comme exemple le cas de
Nicolas Rostov et du prince André dans le Guerre et paix de Tolstoï : ils sont
définis, l’un comme un bon garçon, courageux et ardent, et l’autre comme très
distingué et pourtant mécontent, indépendamment de leurs actions (quoique
leurs actions illustrent parfois ces définitions). Pour ainsi dire, la prise en compte
de cette « consistance psychologique » permet le passage d’un personnage-‐action
à ce que Barthes appelle un « personnage-‐personne » :
« Dans la poétique aristotélicienne, la notion de personnage est
secondaire, entièrement soumise à la notion d’action : il peut y avoir
des fables sans ‘caractères’, dit Aristote, il ne saurait y avoir des
caractères sans fable. Cette vue a été reprise par les théoriciens
classiques (Vossius). Plus tard, le personnage, qui jusque-‐là n’était
qu’un nom, l’agent d’une action, a pris une consistance psychologique,
il est devenu un individu, une ‘personne’, bref, un ‘être’ pleinement
constitué, alors même qu’il ne ferait rien, et bien entendu, avant même
d’agir, le personnage à cessé d’être subordonné à l’action, il a incarné
d’emblée une essence psychologique »31.
Cet « être pleinement constitué » du récit auquel Barthes fait référence,
conjonction de faire et être, fonction et qualification, narration et description, est
plus intéressant que le personnage-‐action, ne serait-‐ce que dans la mesure où il
permettrait plus convenablement d’analyser « des personnages hypocrites, ou
ambigus, où l’être ne correspond pas aux actes, ou les personnages velléitaires
30 HAMON, Philippe. « Pour un statut sémiologique du personnage » in GENETTE, Gérard et TODOROV, Tzvetan (dir.). Poétique du récit. Paris : Seuil, 1977, p. 134. 31 BARTHES, Roland. « Introduction à l’analyse structurale des récits » in Ibid., p. 32.
23
où le projet de changement de statut n’est pas suivi d’une réalisation etc.… »32.
Dans ce sens, le personnage-‐personne permettrait de traiter les personnages
dont les actions peuvent ne pas illustrer de manière transparente les
« consistances psychologiques ». Pourtant, la notion de « personnage-‐personne »
a l’inconvénient de maintenir, voire d’approfondir la confusion entre les deux
entités, personnage et personne, un problème que Barthes lui-‐même va
dénoncer et qui fait que la définition et la classification des personnages vont
demeurer une des principales questions travaillées par les théoriciens littéraires
structuralistes tels Tomachevski et Barthes eux-‐mêmes, mais aussi Todorov et
Propp.
Un autre problème du « personnage-‐personne » tient au fait que, au cours
du XXe siècle, les auteurs se sont en quelque sorte éloignés des repères usuels
pour la construction des personnages ayant pour modèle la personne : « Les
attaques contre le personnage-‐personne menées au cours du vingtième siècle
par les romanciers occidentaux sont désormais incontournables », écrit Xavier
Garnier dans L’éclat de la figure : Étude sur l’antipersonnage de roman33. Un
exemple évident de cet éloignement du modèle de la personne pour la
construction des personnages est celui du nouveau théâtre des années
cinquante, comme explique Auregan :
« Le théâtre était fondé jusqu’au milieu de notre siècle sur la notion
familière et rassurante de personnage. Celui-‐ci nous ressemble, il est
doté d’une psychologie, de caractéristiques familiales et sociales : c’est
un caractère (avare, hypocrite, ambitieux,…) et un type (père,
maîtresse, bourgeois,…). Le nouveau théâtre qui apparaît au début des
années cinquante, incarné par Beckett et Ionesco fait éclater ces
catégories, suscitant la polémique. Personnages décalés, sans
psychologie saisissable, sans attaches sociales, jetés dans un espace
nu, intemporel. »34
32 HAMON, Philippe. « Pour un statut sémiologique du personnage ». Op. cit., p. 134. 33 GARNIER, Xavier. L’éclat de la figure : Étude sur l’antipersonnage de roman. Bruxelles, Bern, Berlin etc. : PIE – Peter Lang, 2001, p. 15. 34 AUREGAN, Pierre. Les figures du moi et la question du sujet depuis la Renaissance. Op. cit., p. 133.
24
Pour Auregan, il s’agit d’une mutation des codes idéologiques
(psychologie, morale) qui avaient jusque-‐là gouverné l’invention et, plus
précisément, la construction des personnages – mutation qui serait d’ailleurs
analogue à celle des codes figuratifs qui s’était produite des années auparavant
dans la peinture :
« Picasso démultiplie, superpose les visages, Bacon distend la figure
humaine et peint des masques suppliciés et grimaçants. Ionesco ou
Beckett camperont des hommes qui ont perdu les repères qui les
arrimaient à l’humanité. »35
Face à la confusion des notions de personnage et personne et à ces
œuvres nouvelles qui délaissent le modèle de la personne dans la construction
des personnages, la théorie des études littéraires a du se renouveler. À ce sujet,
Hamon explique qu’en termes théoriques l’analyse d’un personnage ne peut plus
se réduire à l’analyse d’une psychologie ou d’une série d’actions :
« Il va de soi qu’une conception du personnage ne peut pas être
indépendante d’une conception générale de la personne, du sujet, de
l’individu. Mais on est frappé de voir tant d’analyses, qui tentent de
mettre souvent en œuvre une démarche ou une méthodologie
exigeante, venir buter, s’enferrer sur ce problème du personnage et y
abdiquer toute rigueur pour recourir au psychologisme le plus
banal. »36
Garnier va encore plus loin que Hamon lorsqu’il affirme que oui, la
conception de personnage peut être indépendante d’une conception générale de
la personne. Il propose de parler d’un nouveau « type » de personnage qui
dépasserait le personnage-‐personne : le personnage-‐figure, ou l’antipersonnage,
un personnage derrière lequel « peut se cacher non pas une personne, mais une
figure »37.
35 Ibid., p. 133. 36 HAMON, Philippe. « Pour un statut sémiologique du personnage ». Op. cit., p. 116. 37 GARNIER, Xavier. L’éclat de la figure : Étude sur l’antipersonnage de roman. Op. cit., p. 12.
25
L’idée de Garnier est qu’il faut détacher le personnage de la logique de
représentation (soit du modèle de la personne) pour bien le comprendre. Tel
détachement serait en fait la grande ambition de la littérature moderne, pour
laquelle « il n’est plus question de laisser les personnages représenter qui que ce
soit. »38 Pour arriver à cet antipersonnage, l’analyse doit dépasser la masque de
la personne, dépasser « les paramètres qui permettent de cerner le personnage
classique : le portrait, le nom, le caractère, la situation, le rôle, etc. »39. En le
faisant, en dépassant la logique de représentation, l’analyse sera capable de
distinguer le personnage-‐figure, et d’en révéler la puissance. La figure, pour
Garnier, « est le véritable catalyseur des forces mises en jeu par le récit. Réfléchir
sur la figure c’est interroger directement la question de la force comme principe
du récit. »40
L’exemple que nous donne Garnier est emblématique : dans les romans de
Kafka, il y a toujours très peu de personne dans le personnage ; il n’y en a pas
assez en tout cas pour justifier une lecture reposée dans une logique de
représentation. Le personnage est largement sans repères : sans nom, sans
description physique, on ne connaît presque rien de sa situation… « C’est
précisément parce qu’aucun savoir positif ne pourra être tenu sur K., qu’il est la
voie d’accès à l’univers kafkaïen » 41 . Autrement dit, moins on sait sur la
personne, plus on se concentre sur la figure et plus on accède à la puissance du
personnage. Méthodologiquement, le modèle de la personne ne serait qu’un
trompe l’œil qui nous empêcherait de vraiment comprendre le personnage.
Néanmoins, il me semble qu’un personnage hypothétique, un personnage
qui est exclusivement figure et qui ne relève absolument pas du modèle de la
personne, est susceptible tout simplement de ne pas être reconnu en tant que
personnage. Garnier lui-‐même reconnaît que le manque du personnage-‐
personne rend le récit difficile, parce que « le récit perd un garde-‐fou et risque de
se laisser emporter par un langage débridé »42. Voici que, même si on le
considère un trompe l’œil, pour plus qu’il empêche la révélation des forces du 38 Ibid., p. 10. 39 Ibid., p. 16. 40 Ibid., p. 13. 41 Ibid., p. 16. 42 Ibid., p. 10.
26
récit, le personnage-‐personne se fait nécessaire. Sans lui, impossible d’opérer la
figure, de la reconnaître et de la suivre :
« Pourquoi la figure se cache-‐t-‐elle derrière le personnage ? Voilà
précisément le travail de l’art du roman : habiller la figure en
personnage pour nous permettre de la regarder évoluer (…). Il s’agit
donc de rendre au personnage sa juste place et de lui reconnaître son
rôle : rendre visible la figure aveuglante, rendre lisible la figure
insensée. Le personnage de roman tire sa nécessité de la fonction
même du roman : rendre manifeste la figure. »43
Ce brève détour par la notion de personnage-‐figure (ou d’antipersonnage)
nous permet ainsi de mieux comprendre la relation entre les notions de
personnage et de personne. Analyser un personnage exclusivement dans les
termes de sa psychologie revient à le traiter comme une personne réelle, ce qui
évidemment met en danger la rigueur de l’analyse, et à ignorer les différents
procédés (narratifs, esthétiques) à travers lesquels le personnage est caractérisé
et agit.
En littérature comme en cinéma, le personnage ne se réduit pas à un
ensemble de caractéristiques et d’actions appliqué à une personne fictive ; la
notion de personnage, dit Hamon, n’est pas une notion exclusivement
anthropomorphe. Et non plus, pour revenir à Brenez et au cinéma, est-‐elle une
notion qui vise une individualité : « bien plus souvent il [le personnage] est une
silhouette chargée de donner forme, provisoirement, à une valeur, une fonction,
une idée. »44 Par ailleurs, cette valeur, fonction ou idée que le personnage est
censé donner forme peut déborder le personnage lui-‐même et se distribuer dans
d’autres aspects du film ou encore, comme observe Marc Vernet, dans d’autres
personnages :
« les autres personnages peuvent être porteurs, pour lui, de certains de
ses éléments. Un personnage secondaire peut ainsi être la
représentation clivée, partielle, caricaturale ou potentielle d’un
43 Ibid., p. 177. 44 BRENEZ, Nicole. De la figure en général et du corps en particulier. Op. cit., p. 182.
27
personnage de premier plan, constituant une partie semi-‐détachée de
son faisceau, de sa panoplie. »45
Si, malgré ces possibilités (d’échapper à l’anthropomorphisme,
d’atteindre d’autres aspect du film ou plusieurs personnages en même temps),
les valeurs/fonctions/idées continuent à faire appel au personnage constitué
selon le modèle de la personne, jusqu’à parfois se confondre avec la notion de
personne elle-‐même, c’est aussi parce que cet appel constitue un phénomène
historique, argumente Hans J. Wulff. On cherche à anticiper toujours l’unité de la
personne, même quand elle est radicalement remise en question :
« La référence au modèle de la ‘personne’ […] constitue un phénomène
historique. Quand le puzzle de la personnage et du corps est
décomposé, quand par exemple un personnage principal est joué par
deux acteurs différents, comme dans Cet obscur objet du désir de Buñel
(France, 1977), ce modèle se trouve remis en cause. Il n’est pas
étonnant que certains spectateurs n’aient pas remarqué qu’il s’agissait
de deux actrices différentes jouant le même personnage. »46
En tout cas, dire que le personnage de cinéma peut ne pas correspondre
au modèle de la personne, qu’il peut ne pas être anthropomorphe et qu’il vise
plutôt une valeur, une fonction ou une idée qu’une individualité, c’est dégager le
personnage de sa forme traditionnelle – le corps et le visage humain – pour
comprendre qu’il est aussi constitué « à partir d’une grande quantité d’éléments
distincts et combinés : la lumière, la couleur, l’échelle des plans, le montage, la
mise en scène, les sons, les silences »47. Le corps figuré, visible, avec ses traits
physiques et ses manifestations psychologiques, n’est qu’une des dimensions du
personnage – traditionnellement la plus importante, peut-‐être, mais pas la seule.
Le personnage-‐personne et son corps ne sont qu’une partie de la notion
personnage. Le personnage déborde le corps, l’être et le faire attachés au corps,
45 VERNET, Marc. « Le personnage de film » in revue Iris, nº 7, deuxième semestre 1986, p. 86. 46 WULFF, Hans J. « La perception des personnages de film » in revue Iris, nº 24, 1997, p. 29. 47 NACACHE, Jacqueline. « Le personnage filmique : Cours ‘Théorie littéraire’, 2008-‐2009, ‘Le personnage’ », p. 3. Disponible sur http://ethnopoetique.com/dropbox/Theorie_Litteraire_Cours_J._Nacache.pdf, dernière consultation le 27 mars 2013.
28
et aussi la psychologie de la personne, vers d’autres éléments que l’analyse ne
doit donc pas négliger, parfois jusqu’à une disparition ou une abstraction même
de ce corps donné, ou plus radicalement encore à une absence primordiale de
corps (cas où le masque de la personne est enlevé pour donner accès direct au
personnage-‐figure dans le sens de Garnier). Dans son éditorial sur le personnage
de cinéma, la revue Iris aborde ainsi cette même question :
« En tant qu’instance narrative, le personnage ne possède pas toujours
un corps et ne revêt pas toujours les traits d’une ‘personne’. Il, au
singulier, prend par exemple l’allure d’un groupe de ‘personnes’, au
pluriel, ou au contraire, il est absent ou disparaît au cours de
l’histoire ; enfin, il peut arriver qu’il perde de sa figurativité au profit
d’une certaine abstraction. La tendance de la narration à
s’anthropomorphiser à travers les personnages pose donc la question
corollaire de leur déconstruction, de leur dépersonnalisation, de leur
instrumentalisation. »48
Ce constat nous permet de défaire davantage la confusion entre
personnage et personne. Le personnage, dans les termes de Marc Vernet, « n’est
pas une unité, puisqu’il est fissible », « composé d’un faisceau d’éléments » ; les
éléments constitutifs du personnage « relèvent donc en partie de l’acteur de
cinéma […] et sont largement pris en charge par la figuration. »49 En outre, même
si le rapport du spectateur aux personnages à l’écran ressemble plus ou moins le
rapport qu’il entretient aux personnes réelles dans la vie quotidienne, « il s’en
différencie fondamentalement par la médialité du processus, ainsi que par le
cadre communicationnel dans lequel il s’insère. »50 Pas besoin d’en développer
plus là-‐dessus : on ne retrouve le personnage que dans un système symbolique.
Par son caractère synthétique (synthèse de fonctions, de valeurs, d’idées),
pas exclusivement anthropomorphe, dans ce qu’il déborde le corps, l’action et
toute consistance psychologique, et par la médialité du processus dans lequel il
est impliqué, le personnage se distingue de la personne et s’approche,
48 TRÖHLER, Margrit, GOLIOT-‐LÉTÉ, Anne, BLÜHER, Dominique, DUPRÉ LA TOUR, Claire et GRANGE, Marie-‐Françoise. Éditorial de la revue Iris, nº 24, 1997, p. 4. 49 VERNET, Marc. « Le personnage de film ». Op. cit., p. 84-‐85. 50 WULFF, Hans J. « La perception des personnages de film » Op. cit., p. 18.
29
dangereusement pour l’analyse, d’encore une autre notion, celle de diégèse,
comme le note Livio Belloï :
« Dans une perspective très générale, on le sait, nulle fiction stricto
sensu ne saurait se déployer sans l’appui d’un ou plusieurs
personnages (qui lui donnent son impulsion, qui en assurent les
retards et les relances, qui en garantissent la ‘durée’ et la ‘continuité’,
etc.) ; et, inversement, nul personnage ne saurait exister en dehors
d’une configuration fictionnelle, fût-‐elle rudimentaire. C’est dire,
d’emblée, combien la notion même de ‘personnage de cinéma’ trouve à
se confondre, largement, avec celle de diégèse. »51
Or, si le personnage de cinéma déborde corps, action et psychologie, vers
d’autres éléments narratifs et esthétiques tels l’éclairage, le cadrage, le montage
et la bande-‐son, alors il peut se confondre effectivement avec la narration elle-‐
même, se confondre, en principe, avec le rythme, les couleurs et textures, la
chronologie des événements du récit, bref, avec la complexité générale du film.
Voici que, tout en évitant la confusion entre personnage et personne, une
nouvelle confusion apparaît. Pour répondre à ce problème, je propose de
continuer à suivre l’argumentation de Belloï dans ce même article : le
personnage peut être constitué par éléments autres que le corps, mais le corps
reste quand même la dimension irréductible du personnage – cela même quand
le personnage disparaît, devient abstrait ou est absent.
3 – Personnage et corps
La question du corps dans le cinéma a déjà été elle aussi plusieurs fois discutée.
Même si le personnage n’est pas tout simplement un corps, comme nous venons
de voir, il est peut-‐être possible de dire que le corps est un élément sans lequel le
personnage ne peut pas exister en tant que tel. On peut enlever l’action (faire,
fonction) et la psychologie (être, description), et on peut enlever
l’anthropomorphisme, il faut tout de même qu’il y ait une forme avec des
51 BELLOÏ, Livio. « L’invention du personnage » in revue Iris, nº 24, 1997, p. 59.
30
contours plus ou moins délimités, qui se distingue ainsi d’autres formes et de
l’espace, pour que le spectateur reconnaisse un personnage.
Cette redéfinition théorique nous permet de penser comme personnage
non seulement des types tels Harry et Zelig, qui déjà répondent bien aux besoins
de l’action et d’une « consistance psychologique », mais aussi, dans une
perspective minimaliste radicale, les formes abstraites (géométriques ou pas)
des animations expérimentales de Norman McLaren, par exemple, tels les petits
points et les taches colorées qui apparaissent sur le fond rouge de Dots (1940).
La définition de personnage pourrait ainsi commencer par l’affirmation que le
premier trait constitutif d’un personnage est la distinction entre une forme et le
fond, et encore entre une forme et les autres formes qui l’entourent.
Il n’est pas mon objectif de discuter le personnage dans le cinéma dit non
narratif (ou la narration dans le cinéma dit expérimental) ; pourtant,
l’« exagère » qui constitue peut-‐être attribuer le statut de personnage aux figures
d’animation de McLaren peut être utile à la réflexion. Mon idée est qu’il faut avoir
corps (forme) pour qu’il y ait personnage ; mais, évidemment, un corps tout
simplement ne suffit pas. Un point ou une tache de couleur ne donnent pas, en
soi, un « effet de personnage », tout comme un corps humain filmé, dans un film
quelconque, peut n’être qu’un figurant, dans le sens usuel du terme, un acteur
qui joue un rôle insignifiant. Alors, qu’est-‐ce qui peut bien faire d’un corps
personnage ? Si l’on affirme, non sans une dose de bon sens, que les points de
Dots ne sont pas des personnages, qu’est-‐ce qui fait qu’ils ne les soient pas ?
Qu’est-‐ce qui leur manque ? Ce n’est sûrement pas l’action, mais pas non plus une
quelconque « consistance psychologique » ; qu’est-‐ce qui fait d’un corps
personnage ?
Pour motiver ce questionnement et en esquisser une réponse, je prends
des exemples du cinéma narratif de fiction. Dans Cast Away (Robert Zemeckis,
2000), l’employé de FedEx Chuck Noland (interprété par Tom Hanks) se trouve
seul dans une île perdue dans l’océan Pacifique. Il amenuise sa solitude en
discutant avec un ballon de volley qu’il appelle Wilson – et le ballon devient peu
à peu un personnage central du film. Dans le « réalisme » du récit (j’utilise ce
terme pour marquer une opposition aux récits fantastiques), Wilson ne parle pas
et n’agit pas, il ne répond jamais aux questionnements et appels de Chuck, ne
31
démontre jamais avoir des sentiments ou des soucis. Mais il suffit que la caméra
nous le montre dans le contre-‐champ de Chuck pendant un de ses monologues
pour que le ballon devienne, aux yeux du spectateur, un vrai personnage. Le
moment où Wilson est emmené par le courant de la mer est même le moment le
plus frappant du film, pour Chuck et pour le spectateur.
Je pense aussi à 2001 : A Space Odyssey (Stanley Kubrick, 1968) – pas
seulement à l’antagoniste, le système d’intelligence artificielle HAL 9000, qui est
représenté de façon très économique comme un point immobile de lumière
rouge, mais aussi au grand monolithe rectangulaire noir qui apparaît à différents
moments de l’histoire. Au contraire de HAL 9000, le monolithe ne parle pas et
semble n’agir pas directement sur les autres personnages du film. Mais sa
présence (ou son absence) domine plusieurs scènes avec telle force que le
spectateur ne peut s’empêcher d’en projeter divers signifiés, émotions, idées,
valeurs. Les interprétations peuvent varier (le monolithe est dieu, le monolithe
est le progrès humain, etc.), mais elles accordent toujours dans ce que le
monolithe serait une synthèse, une objectification ou matérialisation (une
personnification ?) de quelque chose ou de plusieurs choses dans le film.
Or, je répète la question : qu’est-‐ce qui fait de ces objets, de Wilson, de
HAL 9000 et du monolithe, personnages ?
Il me semble possible de repérer, non exhaustivement, au moins trois
éléments responsables pour le « devenir-‐personnage » de ces objets
(initialement non psychologisés, passifs, immobiles, non anthropomorphiques)
dans les films : leur mise en relation avec d’autres personnages du récit, la
fréquence (récurrence, durée) de cette mise en relation, et des stratégies
particulières, esthétiques et narratives, d’énonciation.
D’abord, ces objets sont mis en relation avec d’autres personnages. Cet
aspect est emphatisé par les théoriciens comme Abirached, pour qui le
personnage « trouve ses premières limites dans son rapport aux autres
personnages »52, et Vernet, qui souligne que le personnage « est pris dans le
réseau tissé par les autres personnages »53 :
52 ABIRACHED, Robert. La crise du personage dans le théâtre moderne. Op. cit., p. 289. 53 VERNET, Marc. « Le personnage de film ». Op. cit., p. 85.
32
« un personnage ne se définit jamais per se, non seulement en raison
de l’hétérogénéité de ses éléments-‐attributs, mais aussi parce qu’il
s’articule aux réseaux formés par les éléments des autres personnages.
Décrire un personnage consiste donc à décrire les réseaux dans
lesquels sont pris ses éléments, c’est-‐à-‐dire décrire tous les
personnages. »54
Dans Cast Away, Wilson est fait personnage par Chuck dans la mesure où
celui-‐ci lui parle, lui accorde des caractéristiques imaginaires, lui donne même un
nom humain (Wilson, qui est en fait le nom du fabricant du ballon) et un visage
dessiné de façon précaire à partir d’une tache de sang. Le cas de HAL 9000 de
2001 est aussi emblématique, puisque l’« œil » rouge regarde et guide les
activités des scientistes à bord du vaisseau Discovery One, il discute et dispute
avec eux, jusqu’à les tromper et à essayer de les éliminer pour avoir le contrôle
de la mission. Beaucoup moins anthropomorphique, sans visage ni voix pour
accueillir des expressions et des actions, le monolithe de 2001 ne manque
pourtant pas d’interagir avec d’autres personnages. Il est ce qui attire l’attention
des hommes primitifs dans le désert, puis des humains dans l’espace, il est ce sur
quoi les autres personnages s’interrogent, le sujet de recherche des scientistes et
le mystère même du film.
Dans ce sens, il me semble juste d’affirmer que le personnage se donne à
travers ses relations, et que « toutes les facettes d’un personnage sont toujours à
mettre en relation avec les facettes des autres personnages et elles doivent être
intégrées (…) dans le développement du récit »55. Plus encore, en adoptant la
distinction de Hans J. Wulff, on pourrait interpréter Wilson, HAL 9000 et le
monolithe non comme personnages simples, « plats », mais comme dotés d’une
certaine épaisseur déterminée par le « caractère contradictoire et incompatible
de ses impulsions comportementales »56. C’est cette épaisseur qui fait la force de
la scène où on voit la « mort » de Wilson, ou encore qui constitue la terreur de la
« trahison » de HAL 9000 et l’énigme du monolithe.
54 Ibid., p. 85. 55 TRÖHLER, Margrit et TAYLOR, Henry. « De quelques facettes du personnage humain dans le film de fiction » in revue Iris, nº 24, 1997, p.50. 56 WULFF, Hans J. « La perception des personnages de film ». Op. cit., p. 23-‐24.
33
Deuxième critère, la mise en relation avec les autres personnages doit
être fréquente, persistante, d’une certaine longévité, pour qu’elle puisse accorder
davantage à l’objet un statut de personnage. C’est aussi ce que soutient Philippe
Hamon quand il affirme que le personnage se définit non seulement par ses
oppositions vis-‐à-‐vis les autres personnages du récit, mais aussi par la répétition
et l’accumulation, puisque le personnage n’est pas une donnée a priori, « mais
une construction qui s’effectue progressivement, le temps d’une lecture, le temps
d’une aventure fictive »57. Le ballon de volley pourrait tout simplement exprimer
une plaisanterie ou un clin d’œil quelconque, mais ses rapports récurrents à
Chuck lui valent un statut plus complexe, tout comme font les rapports de HAL
9000 aux scientistes. Quant au monolithe, ses successives apparitions, dans
scènes d’une durée considérable, lui donnent (ou font que le spectateur ne puisse
pas s’empêcher de lui donner) une trajectoire, un « arc dramatique », et l’on peut
considérer que c’est là, dans cet arc dramatique, que le monolithe « gagne vie »
en tant que personnage du film.
Ce critère de la fréquence (récurrence, durée) est important parce qu’il
permet d’appeler, au champ théorique de la définition du personnage, le
lecteur/spectateur empirique, dont l’imaginaire est le lieu d’existence par
excellence du système symbolique hors lequel il ne peut pas avoir de
personnage. Le personnage, soutient Hamon, n’est pas seulement une
construction du texte, mais aussi une reconstruction du lecteur. Autrement dit, le
personnage de cinéma, même s’il ne peut pas se passer d’un texte qui lui
convoque (scénario, film) et d’un corps qui lui incarne (acteur, objet), est
impliqué dans le spectateur et ne trouve que chez l’imagination de celui-‐là son
vrai habitat. La prise en compte du spectateur dans la constitution du
personnage vient de la prise en compte du « temps de la lecture », du temps du
déroulement du film, qui fait qu’un personnage soit toujours « la collaboration
d’un effet de contexte (soulignement de rapports sémantiques intertextuels) et
d’une activité de mémorisation et de reconstruction opérée par le lecteur. »58
57 HAMON, Philippe. « Pour un statut sémiologique du personnage » in GENETTE, Gérard et TODOROV, Tzvetan (dir.). Poétique du récit. Op. cit., p. 126. 58 Ibid., p. 126.
34
Finalement, ces objets – un ballon de volley, un point de lumière rouge, un
bloc de pierre –, dans leur redéfinition comme personnages, semblent demander
des stratégies particulières d’énonciation, à la différence d’autres objets qui ne
deviennent pas personnage. En littérature, telles stratégies peuvent être vérifiées,
par exemple, dans « l’étiquetage » du personnage, les différentes manières que le
personnage est appelé dans la narration : un nom, un prénom, un pronom…
Ainsi, quand un récit de Kafka privilégie la désignation de son personnage par la
seule initiale de son nom suivie d’un point, « K. », comme dans le roman Le
Château (mais aussi, peut-‐être moins radical, Le procès, où le personnage est
appelé « Joseph K. »), ou quand la narration d’un José Saramago refuse de donner
nom et prénom aux personnages, comme dans L’aveuglement (les personnages
sont désignés par phrases, comme « le premier aveugle », « la fille aux lunettes
noires » ou « la femme du docteur »), cette désignation est signifiante du point de
vue de la construction du personnage.
Dans le cinéma aussi les stratégies d’énonciation peuvent être textuelles ;
je pense, par exemple, à There will be blood (Paul Thomas Anderson, 2008), où le
protagoniste Daniel Plainview (interprété par Daniel Day-‐Lewis) appelle
toujours son fils par ses initiales « H.W. », ce qui fait que les deux personnages
soient unis plutôt en tant que « partenaires d’affaires » que par la paternité.
Pourtant, dans le cinéma, les marques énonciatives dépassent fréquemment le
niveau textuel, et des stratégies particulières peuvent mobiliser, par exemple, les
effets spéciaux et le maquillage, comme nous avons déjà vu chez Deconstructing
Harry et Zelig. Un simple changement d’échelle du plan peut faire basculer le
sens, le statut de ce qui est représenté – ainsi un révolver, a suggéré le
réalisateur et essayiste Jean Epstein, peut s’élever, par un gros plan, à la
condition de personnage du drame dans lequel il ne faisait que figurer :
« un gros plan d’un revolver, ce n’est plus un revolver, c’est le
personnage-‐revolver, c’est-‐à-‐dire le désir ou le remords du crime, de la
faillite, du suicide. Il est sombre comme les tentations de la nuit,
brillant comme le reflet de l’or convoité, taciturne comme la passion,
35
brutal, trapu, lourd, froid, méfiant, menaçant. Il a un caractère, des
mœurs, des souvenirs, une volonté, une âme. »59
Effets spéciaux, maquillage, gros plan… la liste est aussi large que les
procédés narratifs et esthétiques possibles dans le cinéma. C’est bien cela que
Lloyd Michaels souligne dans The phantom of the cinema : character in modern
film :
« Les cadrages, les masquages, les angles de caméra et le montage
peuvent servir à clarifier l’identité d’un personnage, comme font les
prises de vue en contre plongée de Hitler contre un ciel brillant dans
Le Triomphe de la Volonté (1935), qui transforment une figure
historique dans une figure mythique. (…) Tels détails – le traîneau et la
boule en verre dans Citizen Kane sont peut-‐être les plus connus – ont
la fonction d’objectiver le personnage et de lui faire résonner. »60
De cette manière, la relation entre Chuck Noland et Wilson, le ballon de
volley de Cast Away, engendre des stratégies énonciatives importantes pour la
« transformation » de Wilson en personnage. Déjà le cadre et le montage ne le
traitent pas comme un simple objet du décor : Wilson fait souvent le
contrechamp de Chuck, la caméra valorise sa présence en faisant zoom sur sa
face dessiné en sang et, quand Chuck lui pose une question, le montage fait que
l’image de Wilson perdure un peu plus sur l’écran, comme si elle voulait lui
permettre d’effectivement répondre au naufragé. Narrativement et
esthétiquement, par les champs-‐contrechamps et les raccords-‐regards, Wilson
devient un collègue naufragé de Chuck. Dans le même sens, le HAL 9000 de
2001 : A Space Odissey se fait personnage aussi à travers les gros plans qui
souvent lui encadrent, tandis que le monolithe, à la fois en contre-‐plongée et
centralisé dans le cadre, domine ses scènes même s’il ne dit rien et s’il ne se
59 EPSTEIN, Jean. « Le cinématographe vu de l’Etna » in Écrits sur le cinéma, tome 1 : 1921-‐1947. Paris : Éditions Seghers, 1974, p. 141. 60 Traduction libre de l’anglais : « Framing, masking, camera angles, and montage can also serve to clarify a character’s identity, as in the low-‐angle views of Hitler against the background of a brilliant sky in Triumph of the Will (1935), transforming an historical figure into a mythic one. (…) Such details – the sled and the glass ball in Citizen Kane may be the most famous – function to objectify character and to give it resonance. » MICHAELS, Lloyd. The phantom of the cinema : character in modern film. New York : State University of New York Press, 1998, p. 11.
36
mouvemente pas. Tourné vers d’autres personnages (quoique ce sont peut-‐être
les autres personnages qui sont tournés vers lui) ou entouré par eux, le
monolithe attire à chaque fois sur lui l’éclairage de la scène, il est la verticale qui
rompt avec l’horizontalité de la composition, et la bande-‐son renforce sa
présence de manière intermittente, dans un crescendo énigmatique.
L’esquisse de ces trois critères – la mise en relation avec d’autres
personnages, la fréquence (récurrence, durée) de cette mise en relation, et les
stratégies énonciatives (narratives, esthétiques) qu’elle engendre – a l’avantage
de libérer la notion de personnage de l’anthropomorphisme, ce qui répond à un
besoin important pour la définition de personnage. Pourtant, ce qui m’intéresse
n’est pas exactement le personnage « non humain », mais plutôt le fait qu’un
personnage humain se constitue aussi par quelques éléments qui, pour ainsi dire,
dépassent l’entité physique et psychique d’une personne. J’essaye d’élargir la
notion de personnage non pas pour parler d’une quelconque nouvelle catégorie
de personnages, mais plutôt pour mieux pouvoir étudier le personnage dit
humain, qui est censé représenter une « vraie personne », un « vrai sujet », qui
peut bien être saisi comme une « personne représentée qui correspond par
analogie à ce qu’on comprend comme une identité individuelle dans la vie
réelle » 61 . J’adopte, ici, la praticité de Michaels quand il soutient qu’un
personnage peut être défini, tout simplement, mais adéquatement, comme une
« personne représentée »62. Autrement dit, je m’intéresse au personnage dans la
mesure où il est le résultat, l’objet, l’opération d’une écriture du sujet.
4 – Effet de personnage, effet de sujet
Le premier précepte de ce personnage, figuration d’une écriture du sujet, est,
nous l’avons vu, le corps humain, le corps de l’acteur. Le corps ne résume pas
tout le personnage, ne résolut pas toutes ses questions, mais il représente sa
61 Traduction libre de l’anglais : « a represented person that corresponds by analogy to our understanding of personhood in real live » (en italique dans l’originel). Ibid., p. 4. 62 Michaels note que, due à ses racines dans la photographie (plutôt que dans la littérature ou le théâtre), le cinéma est davantage associé à la question de la représentation. Traduction libre de l’anglais : « Because its signifying process is rooted in photography, the cinema has been, from its inception, associated with représentation by both documentarists and filmmakers. (…) From this view, a character may be simply but adequatly defined as a ‘represented person’. » Ibid., p. xiv.
37
« base sensuelle (…) sur les plans sonore et iconique, une instance primaire
(mais non indispensable) dans l’implication émotionnelle ou plus encore
empathique du spectateur. »63 Le corps de l’acteur est, pour ainsi dire, un
premier élément dans la fabrication d’un « effet de personnage », dans ce schéma
où le personnage ferait « effet de sujet ». Le personnage n’est pas un corps, il est
aussi un corps :
« Le personnage filmique est aussi un corps, qui se confond en partie
avec celui de l’acteur ou de l’actrice. Incarnation de l’image d’un être
humain absent et pourtant si proche, le corps est la base matérielle du
personnage au cinéma, il lui apporte pour ainsi dire sa texture
plastique. Corps féminin, corps masculin, corps érotique, corps
monstrueux, corps banal, il concentre sur lui l’esthétique du cadrage,
de la lumière, de l’échelle des plans, du point de vue. Il porte ainsi le
regard de la caméra, regard jamais neutre. »64
Bien évidemment, le triptyque « corps – [effet de] personnage – [effet de]
sujet » n’est pas un privilège du cinéma. Au théâtre aussi, la présence d’un acteur
qui incarne65 un « être humain absent » suscite la réflexion.
Dans son ouvrage Sémiotique et esthétique du cinéma, Iouri Lotman dédie
un chapitre au « problème de l’acteur au cinéma » et souligne les différences
entre l’acteur de théâtre et l’acteur de cinéma. Selon lui, le rapport entre le corps,
le personnage et le sujet, dans le « cinéma artistique », est né d’un contraste
entre le théâtre et le « cinéma d’actualités » : le théâtre donnerait à voir la réalité
elle-‐même (le corps de l’acteur) comme s’il s’agissait de signes, tandis que le
« cinéma d’actualités » donnerait à voir des signes (images sur la surface d’un
écran) comme s’il s’agissait de la réalité. Le « cinéma artistique », lui, constitué au
carrefour de ces deux traditions, garderait cette ambivalence :
63 TRÖHLER, Margrit et TAYLOR, Henry. « De quelques facettes du personnage humain dans le film de fiction ». Op. cit., p. 39. 64 TRÖHLER, Margrit, GOLIOT-‐LÉTÉ, Anne, BLÜHER, Dominique, DUPRÉ LA TOUR, Claire et GRANGE, Marie-‐Françoise. Éditorial de la revue Iris, nº 24, 1997, p. 4. 65 Abirached propose une distinction entre les trois mots qui définissent le plus souvent le travail de l’acteur : incarner, jouer et interpréter ; malgré la pertinence que telle distinction puisse avoir, elle dépasse l’intérêt de ce mémoire. Pour en savoir plus, voir le chapitre « Le personnage et son double » in ABIRACHED, La crise du personnage dans le théâtre moderne. Op. cit., p. 68.
38
« Le théâtre nous montre un homme ordinaire, qui est notre
contemporain. Mais cela, nous devons l’oublier, et voir en lui une
certaine essence sémiotique : Hamlet, Othello ou Richard III. (…) Le
film d’actualités, lui, nous montre une alternance de taches blanches et
noires sur la surface plane de l’écran. Mais cela, nous devons l’oublier
et percevoir les personnages de l’écran comme des hommes vivants.
Dans un cas, nous nous servons de la réalité comme de signes, dans
l’autre, de signes comme la réalité. Le cinéma artistique, appuyé sur
ces deux traditions, a donné aussitôt deux types de rapport à l’image
de l’homme dans un film artistique. »66
En ce qui concerne la représentation, le travail de l’acteur au cinéma est
donc différent du travail de l’acteur de théâtre. Il s’agit d’une différence qui se
fait visible d’emblée dans le gestuel et la manière de parler, dans ce qu’on appelle
habituellement la « théâtralité » de l’acteur au théâtre, contre le jeu plus
« naturel » de l’acteur de cinéma. D’après Lotman, au théâtre, il faut que l’acteur
pense à haute voix, qu’il articule bien les mots, d’une voix forte, et que ses
mouvements puissent être bien regardés et compris de tous côtés :
« C’est pourquoi, sans parler de la tradition séculaire de la gestuelle et
de la déclamation théâtrales, on dira même du théâtre de Tchekhov et
de Stanislavski que le comportement des acteurs signifie des gestes et
des intentions de la vie quotidienne, mais ne les copie nullement. »67
Le cinéma, en revanche, ne demande plus de l’acteur telle qualité
théâtrale de la représentation. Au contraire, il permet aux acteurs de « copier »,
plutôt (ou davantage) que de « signifier », la vie quotidienne, c’est-‐à-‐dire il « rend
techniquement possible la reproduction de gestes et du comportement de la vie
réelle »68.
Je pars de ce constat de Lotman pour formuler que le personnage humain
dans le film de fiction relève de deux sphères différentes : d’un côté, la sphère
mimétique, la volonté de donner à voir un sujet vraisemblable, de copier la vie
66 LOTMAN, Iouri. Sémiotique et esthétique du cinéma. Paris : Éditions sociales, 1977, p. 147-‐148. 67 Ibid., p. 152. 68 Ibid., p. 152.
39
quotidienne ; de l’autre, la sphère de la signification, la volonté de synthétiser
une valeur, une fonction, une idée. La première sphère nous renvoie
essentiellement au « cinéma d’actualités », comme les films des frères Lumière,
et peut-‐être aussi au documentaire, tandis que la seconde renvoie plutôt au
théâtre – et Brecht a même explicité cette compréhension du personnage
comme, avant tout, un signe, dans ce passage d’Homme pour homme :
« un homme est un homme / Et ça, chacun peut l’affirmer en somme, /
Mais Monsieur Brecht prouve aussi comme / On peut faire tout ce
qu’on veut d’un homme. / Le démonter, le remonter comme une
mécanique / Sans qu’il y perde rien, c’est magnifique ! »69
Dans le « cinéma artistique », notamment le cinéma de fiction, le
personnage se définit en quelque sorte entre ces deux sphères. La dimension que
lui donne l’acteur tend vers la première sphère : le corps de l’acteur permet au
spectateur d’anticiper, chez le personnage, une personne, une réalité de la vie
quotidienne. Bien sûr, l’acteur peut aussi être chargée de sens au-‐delà du simple
« naturel » de la mimésis ; peut-‐être qu’un grand acteur, quand il « donne vie » à
un personnage dans une interprétation remarquable, réussit non seulement à
« copier » la vie réelle, mais à signifier vraiment quelque chose, à communiquer,
par son corps, sa gestuelle et sa déclamation, ce que le personnage est censé
communiquer. Tout de même, comme l’argumente Lotman, c’est plutôt au
théâtre que l’acteur prend, presque seul, cette responsabilité de « signifier ». Au
cinéma, cette responsabilité est prise en charge de manière considérable par
d’autres éléments, comme j’ai déjà observé.
Il y a là, dans cette relativisation de l’importance de l’acteur à l’égard de la
signification du personnage, une autre différence fondamentale entre les jeux de
l’acteur de théâtre et de l’acteur de cinéma. Grâce d’abord à la mécanique
particulière du cadrage et du montage, le cinéma parvient à réaliser
plastiquement les démontages et remontages du personnage que Brecht avait
conceptuellement (et textuellement) décrits ; ainsi, le cinéma, dans sa capacité
69 BRECHT, Bertolt. « Homme pour homme » in Théâtre complet tome I. Paris : L’Arche, 1965, p. 146. Cité dans ABIRACHED, Robert. La crise du personnage dans le théâtre moderne. Op. cit., p. 285.
40
de jouer avec l’unité et la contiguïté d’un corps, parvient d’une certaine façon à
recouvrir de sens un jeu d’acteur qu’on croyait engagé davantage dans l’activité
mimétique :
« La capacité qu’a le cinéma de diviser la figure humaine en ‘morceaux’
et de disposer ces segments en une chaîne qui se déroule dans le
temps transforme la figure extérieure de l’homme en texte narratif, ce
qui se fait en littérature et n’est absolument pas possible au théâtre.
(…)
La possibilité de retenir l’attention sur des détails de l’apparence
extérieure – par un gros plan ou en faisant durer l’image sur l’écran
(en littérature l’analogue sera une description détaillée ou tout autre
mise en relief d’ordre sémantique) –, mais aussi en répétant ces
détails, est une possibilité qui n’existe ni sur scène, ni en peinture, et
qui donne aux images cinématographiques des parties du corps
humain une signification métaphorique. (…) Ni l’artiste [l’acteur de
théâtre] ni le peintre ne peuvent détacher une partie du corps et en
faire une métaphore. »70
Cette formulation passe à côté, peut-‐être, de quelques caractéristiques de
la peinture cubiste ou d’un certain théâtre contemporain, qui peuvent eux aussi
opérer un morcellement significatif de la figure humaine. En lignes générales,
pourtant, elle me semble juste : le cinéma n’a pas tardé à comprendre et à
explorer le corps de l’acteur comme un objet manipulable, fragmentable. En
1901, par exemple, Georges Méliès avait déjà démonté son corps de telle façon
que chaque membre (bras, jambes, tronc, tête) performait une danse
indépendante et surréelle avant de réintégrer la totalité du corps, dans
Dislocation mystérieuse. À travers ces opérations de fractionnement du corps
humain, de Méliès aux films d’horreur et de science-‐fiction d’aujourd’hui, une
question est mise en évidence : la question de savoir où se cache l’essence de
l’humain, et qu’est-‐ce que fait l’humanité chez l’homme :
« Un homme est infiniment divisible : où se trouve alors le principe de
sa personnalité ? Dans son corps ou dans un fragment de son corps ?
70 LOTMAN, Iouri. Sémiotique et esthétique du cinéma. Op. cit., p. 150-‐151.
41
dans sa tête ? dans son cœur ? (…) Le morcellement physique joue de
la contradiction insoluble entre une qualité qui constitue la personne,
et une quantité physique infiniment divisible sans laquelle elle n’existe
pas. »71
D’ailleurs, même quand il ne s’intéresse pas particulièrement à cette
question du corps et de sa fragmentation, ne la thématisant pas comme a fait
Méliès, le cinéma ne peut pas se passer du cadrage et du montage, qu’à leur fois
travaillent et retravaillent en permanence, avec différents degrés de
transparence, le corps figuré – et ses parties.
J’ai essayé de démontrer, jusqu’ici, comment la notion de personnage
s’équilibre délicatement entre différentes définitions possibles, qui vont d’un bon
sens irréfléchi (où l’on trouve une confusion entre personnage et personne) aux
théories littéraires peut-‐être trop réfléchies (où le personnage devient une partie
mineure d’une structure ou passe à se confondre avec la notion même de
diégèse). J’ai essayé aussi de définir, d’abord d’une manière plus large, les
éléments constitutifs du personnage de cinéma, pour ensuite travailler plus
spécifiquement le personnage humain, dont le corps est, sinon la dimension la
plus importante, un premier effet. J’utilise ce terme d’« effet de personnage »
d’après la formulation de Patrice Pavis, qui souligne qu’on n’a jamais accès direct
au personnage :
« On est, au mieux, en présence d’effets de personnage, de traces
matérielles, d’indices dispersés, lesquels permettent une certaine
reconstitution par le lecteur ou le spectateur. Une illusion
anthropomorphique nous fait croire que le personnage s’incarne en
une personne, que nous pouvons le rencontrer et qu’il est présent
dans notre réalité. En fait il n’a d’existence, de statut ontologique que
dans un monde fictionnel que nous imaginons et édifions avec des
bribes de notre propre monde de référence. »72
71 JOURDE, Pierre et TORTONESE, Paolo. Visages du double : Un thème littéraire. Paris : Nathan, 1996, p. 14. 72 PAVIS, Patrice. « Le personnage romanesque, théâtral, filmique » in revue Iris, nº 24, 1997, p. 171.
42
Or, ce parcours du personnage n’est pas sans rappeler le parcours de la
notion philosophique de sujet, que j’ai essayé de tracer au début de ce chapitre.
Le personnage, de difficile définition, entre la commodité équivoque d’une
« personne représentée » et la complexité d’un système symbolique fugace73,
évoque le sujet, lui aussi de difficile définition, entre la commodité équivoque
d’une substance indivisible et l’abîme de sa propre impossibilité et de sa
disparition. Là où le sujet est presque disparu (et je rappelle qu’il s’agissait en
fait d’un déplacement vers le problème de la subjectivité), le personnage aussi a
presque été détruit :
« Le personnage, depuis si longtemps promis à la destruction, n’a
cessé de renaître sous nos yeux, d’âge en âge réajusté, mais toujours
irréductible. (…) La crise du personnage serait alors le signe et la
condition de sa vitalité, au fur et à mesure des changements du
monde. »74
J’ai soutenu, en considérant le problème du sujet, une approche différente
des approches traditionnelles, sans pour autant accepter complètement celle qui
en donne la philosophie structuraliste. Maintenant, je propose un geste analogue
pour analyser le personnage. J’essaye de dépasser le simplisme qui enferme
irrémédiablement le personnage dans une psychologie et un corps humain, sans
pour autant tomber dans les définitions du formalisme littéraire qui, comme
suggère Michaels, ignorent « l’évidence de la réception », c’est-‐à-‐dire l’évidence
de la représentation, le fait qu’un personnage soit « reçu » par un lecteur ou un
spectateur d’abord et plutôt comme une « personne » que comme un complexe
nœud de conventions, métaphores et constructions symboliques :
« Cette résistance à théoriser sur le personnage est probablement
résultat de la grande influence des attaques structuralistes et
poststructuralistes à la représentation. En définissant les personnages
73 Je reprends ici le propos de Vincent Jouve : « L’impasse des recherches formalistes n’autorise pas un retour aux théories psychologistes qui ont longtemps prévalu. Car, si le personnage est plus qu’une matière à aventure, une simple fonction textuelle, on ne voit pas pour autant comment il serait doté d’une vie autonome. » JOUVE, Vincent. « Pour une analyse de l’effet personnage ». Op. cit., p. 106. 74 ABIRACHED, Robert. La crise du personnage dans le théâtre moderne. Op. cit., p. 439.
43
tout simplement comme ‘codes sémiotiques’ (Roland Barthes),
‘structures actancielles’ (Umberto Eco) ou ‘ensembles de prédicats
groupés sous noms’ (Jonathan Culler), les arguments formalistes ont,
d’une manière générale, critiqué l’étude du personnage comme s’il
s’agissait d’une étude réductrice, conservatrice et même (d’après
Hélène Cixous et ses disciples) oppressive. Bien que ce point de vue a
indubitablement gouverné toute une génération de théoriciens, dans
sa préoccupation avec la textualité il a trop souvent mal interprété le
procès créatif et ignoré l’évidence matérielle de la réception. »75
Ainsi, là où il y avait une crise à éviter chez le sujet, j’essaye d’éviter, ici
aussi, une crise chez le personnage. Les deux notions ont partout été
questionnées, disqualifiées, réduites. Le sujet, même abandonné dans un monde
qu’il ne peut pas comprendre, en manque de sens et d’affects, impuissant, éclaté,
résiste, tout comme le personnage, « entouré de signes multiples qu’il ne domine
pas (objets, bruits, mouvements, couleurs) et soumis à une énergie dont le flux le
déborde de toutes parts »76, reste distinct, plein de vitalité.
Le cinéma prend sa place dans cette discussion comme un déclencheur :
puisqu’il ne nie pas la dimension mimétique de la représentation (on dirait
même qu’il est condamné à la soutenir) tout en étant capable de la dépasser, le
cinéma parvient efficacement à opérer la notion de sujet à travers celle de
personnage. Autrement dit, à travers le personnage, le cinéma parvient à
manipuler la notion de sujet, à l’amener au rang de la métaphore et à faire figurer
son éclatement.
5 – Le cinéma et la tradition romanesque
75 Traduction libre de l’anglais : « This resistance to theorizing character probably results from the extensive influence of the structuralist and poststructuralist attacks on representation throughout the period. Adopting descriptions of characters as little more than ‘semic codes’ (Roland Barthes), ‘actantial structures’ (Umberto Eco), or ‘sets of predicates grouped under names’ (Jonathan Culler), formalist arguments have generally criticized the ‘thematizing’ of character as reductive, conservative, and even (in the eyes of Hélène Cixous and her followers) oppressive. While this view has undoubtedly held sway over a generation of narrative theorists, in its preoccupation with textuality it has often misconstrued the creative process and ignored the material evidence of reception. » MICHAELS, Lloyd. The phantom of the cinema : character in modern film. Op. cit., p. xiii-‐xiv. 76 ABIRACHED, Robert. La crise du personnage dans le théâtre moderne. Op. cit., p. 393.
44
Si je n’hésite pas à affirmer le potentiel du cinéma à discuter le problème du sujet
contemporain, c’est que je reconnais, dans le cinéma de fiction, la même vocation
qu’auparavant était accordée – et qu’on accorde encore aujourd’hui – à la
littérature : celle de s’occuper des questions qui échappent aux discours religieux
et scientifiques, d’être libre pour inventer d’autres modèles de pensée et de les
tester, et de pouvoir articuler d’innombrables manières les éléments qui
constituent le réel. Il s’agit de comprendre le cinéma de manière analogue à celle
par laquelle Auregan comprend la littérature et, en particulier, le roman :
« Le roman est un laboratoire de la subjectivité, plus encore un
véritable laboratoire de psychologie appliquée (…). Le roman peut
montrer la constitution d’une personnalité, ses réactions aux
différents milieux qu’elle rencontre, l’énigme qu’elle constitue, sa
dissolution. La fiction romanesque n’a laissé aucun domaine de la
subjectivité hors de son champ d’étude : la mémoire, le mensonge,
l’imagination, la cruauté, la folie… Bien plus elle a souvent la première,
et avec acuité, observé, mis en lumière des phénomènes psychiques
ignorés de la philosophie ou de la psychologie. »77
J’ai écrit que le cinéma peut actualiser la discussion sur la question du
sujet et qu’il le fait effectivement ; il me reste ainsi à argumenter que, en le
faisant, le cinéma s’inscrit dans un mouvement déclenché bien avant son
invention, plus particulièrement par le roman.
Selon Milan Kundera dans son l’article « L’héritage décrié de Cervantes »,
l’émergence du roman dans la culture occidentale a constitué une réponse aux
transformations qui ont été mises en marche par le progrès scientifique. La
philosophie, qui s’occupait en principe de toutes questions concernant l’homme,
a graduellement fait place à des domaines de savoir plus spécifiques, telles
l’anatomie, l’anthropologie, la science politique ou la psychologie. De ce fait,
l’homme, en tant qu’objet du savoir, s’est fragmenté, et sa totalité serait plus ou
moins oubliée ou abandonnée, ne serait-‐ce que justement par le roman :
77 AUREGAN, Pierre. Les figures du moi et la question du sujet depuis la Renaissance. Op. cit., p. 119.
45
« En effet, tous les grands thèmes existentiels que Heidegger analyse
dans Être et temps, les jugeant délaissés par toute la philosophie
européenne antérieure, ont été dévoilés, montrés, éclairés par quatre
siècles de roman européen. »78
La relation entre l’homme occidental et le récit romanesque suggérée par
Kundera nous permet de lire, chez le Don Quichotte de Cervantes, considéré le
premier roman moderne, l’émerveillement provoqué par un monde extérieur qui
n’est pas encore connu ; chez Balzac, cet émerveillement donne lieu aux conflits
entre l’individu, les institutions et l’Histoire ; ensuite, pour la Mme Bovary de
Flaubert, le monde extérieur est devenu claustrophobe et le seul refuge possible
se trouve dans l’infini intérieur, la subjectivité ; jusqu’à ce qu’avec Kafka il n’y a
plus de refuge, une fois que K. ne peut penser qu’à son procès criminel, à propos
duquel il ne sait absolument rien.
L’énumération d’exemples, qui pourrait passer encore par l’œuvre de
Tolstoï, Proust ou Joyce parmi tant d’autres, malgré son schématisme
éventuellement réducteur, me semble intéressante dans la mesure où elle rend
perceptible, dans la littérature, une certaine historicité des problèmes de
l’homme occidental, dont l’éclatement serait peut-‐être le problème le plus récent.
Le geste interprétatif de Kundera commence par la description d’un sujet qui se
confronte au monde extérieur, mais déjà chez ce sujet, synthétisé dans le
personnage du noble chevalier appelé Don Quichotte, on retrouve des traits peu
stables, idiosyncrasiques, qui font que ses actions soient parfois incohérentes ou
inefficaces dans l’intrigue, même s’il se montre toujours maître de soi79. En lignes
générales, Kundera esquisse un mouvement qui fait que ce monde extérieur qui
accueille l’homme occidental se soit de plus en plus rétréci, et ensuite que le
« monde intérieur » lui aussi soit envahit par l’impuissance et l’incertitude du
sujet. Le sommet de cette impuissance et incertitude serait traduite dans l’œuvre 78 KUNDERA, Milan. « L’héritage décrié de Cervantes » in L’art du roman. Paris : Gallimard, 1986, p.19. 79 Harold Bloom résume bien cette question en affirmant que « Don Quichotte se prend pour un chevalier de Dieu, mais il suit en permanence sa propre volonté capricieuse, ce qui est glorieusement idiosyncrasique. » Traduction libre de l’anglais : « Don Quixote does regard himself as God's knight, but he continuously follows his own capricious will, which is gloriously idiosyncratic. » BLOOM, Harold. « The knight in the mirror » in The Guardian, 13 décembre 2003, disponible sur http://www.guardian.co.uk/books/2003/dec/13/classics.miguelcervantes, dernière consultation le 26 mars 2013.
46
de Kafka, pour qui le sujet n’est plus qu’une obéissance mécanique, irréfléchie,
voire sans objet, traduite par le statut de fonctionnaire – littéralement, celui qui
fonctionne, et rien de plus :
« On interprète souvent le héros de Kafka comme la projection
allégorique de l’intellectuel, mais Grégoire Samsa n’a rien d’un
intellectuel. Quand il se réveille changé en cafard, il n’a qu’un souci :
comment, dans cet état nouveau, arriver à temps au bureau ? Il n’y a
dans sa tête que l’obéissance et la discipline auxquelles sa profession
l’ont habitué : c’est un employé, un fonctionnaire, et tous les
personnages de Kafka le sont ; fonctionnaire conçu non pas comme un
type sociologique (tel aurait été le cas chez un Zola), mais comme une
possibilité humaine, une façon élémentaire d’être. »80
Kafka, continue Kundera, « a dit sur notre condition humaine (telle qu’elle
se révèle dans notre siècle) ce qu’aucune réflexion sociologique ou politologique
ne pourra nous dire. »81 La métamorphose qui transforme Grégoire Samsa dans
un insecte répugnant qu’on écrase aux pieds donnerait ainsi l’image précise du
problème auquel le sujet du début du XIXe siècle a dû faire face. C’est l’image d’un
sujet oppressé non seulement par un système social, mais aussi par soi même ;
pour rendre compte de telle oppression, le récit abandonne les contraintes du
réalisme en faisant appel à la métaphore de la métamorphose physique, à la
figure du cafard et à l’image qu’on en anticipe, celle de l’écrasement.
Le sujet écrasé (par l’intérieur bien que par l’extérieur) représenterait
une « façon élémentaire d’être » que Kafka, en dépassant les sciences et
philosophies de son époque, avait identifiée et rendue sensible en littérature. Les
différentes dimensions de tel sujet moderne ont été disséquées par les sciences
émergentes à la fin du XIXe siècle, comme la psychanalyse et la sociologie, et ces
mêmes dimensions ont été réassemblées, reprises et retravaillées par d’autres
auteurs en littérature et aussi dans le cinéma, dont les origines remontent à peu
près à cette même époque des écrits de Kafka.
80 KUNDERA, Milan. « Quelque part là-‐derrière » in L’art du roman. Op. cit., p.140. 81 Ibid., p.145.
47
Ce que je propose momentanément de faire c’est de continuer le geste de
Kundera en le redirigeant de la littérature vers le cinéma. Dans ce sens, on peut
considérer, au même titre que l’œuvre de Miguel de Cervantes ou de Franz Kafka,
des œuvres par exemple d’un Michelangelo Antonioni, dans ce qu’elles sont aussi
chargées d’une interprétation, d’une réflexion et d’une mise en forme sensible de
quelques « grands thèmes existentiels » de l’homme occidental. Plus
précisément, je m’intéresse non pas sur le sujet moderne dont l’image nous
donne Kafka, mais sur un sujet contemporain dont les traits j’ai jusqu’ici essayé
de préciser. Sujet éclaté, plutôt qu’écrasé. Sujet qui, après avoir été écrasé, n’est
ni mort ni disparu, il s’est fragmenté, et dans cette fragmentation même s’installe
son statut de sujet. Je propose d’étudier ce sujet contemporain à travers l’image
que le cinéma nous en donne, c’est-‐à-‐dire à travers les personnages de cinéma –
et c’est une façon d’étudier aussi le cinéma contemporain en soi.
Telle proposition implique d’ores et déjà accepter le cinéma comme un
héritier de la tradition romanesque. Non pas que le roman soit mort (hypothèse
qui a déjà ouvert tout un autre champ de réflexion en littérature) et que le
cinéma soit en quelque sorte son successeur ; l’idée n’est pas de forcer un
parcours linéaire qui unirait les deux pratiques culturelles et artistiques. Ce que
le cinéma aurait hérité du roman c’est la réalisation potentielle d’une écriture du
sujet.
6 – Fragmentation
Or, si l’on considère, grâce notamment au cinéma, le sujet dans une logique de
fragmentation (le sujet éclaté), il est opportun d’abord de souligner l’aspect
fragmentaire du cinéma lui-‐même. Cet aspect peut être abordé déjà dans la
matérialité de la pellicule et dans les dispositifs de prise de vue et de projection.
Même quand elle prétend naïvement enregistrer des images visuelles de la
réalité, la caméra de cinéma ne cesse de procéder par intervalles, par
discontinuités. Ce procédé réapparait aussi lors de la projection du film. Le
continu du mouvement n’est qu’une illusion, comme l’a précisé Jean Epstein dans
son essai « L’intelligence d’une machine » :
48
« En fait, toutes les figures de chacune des images d’un film,
successivement projetées sur l’écran, restent aussi parfaitement
immobiles et séparées qu’elles l’étaient depuis leur apparition dans la
couche sensible. L’animation et la confluence de ces formes se
produisent, non pas sur la pellicule, ni dans l’objectif, mais seulement
en l’homme lui-‐même. La discontinuité ne devient continuité qu’après
avoir pénétré dans le spectateur. Il s’agit d’un phénomène purement
intérieur. À l’extérieur du sujet qui regarde, il n’y a pas de mouvement,
pas de flux, pas de vie dans les mosaïques de lumière et d’ombre, que
l’écran présente toujours fixes. Au-‐dedans, il y a une impression qui,
comme toutes les autres données des sens, est une interprétation de
l’objet, c’est-‐à-‐dire une illusion, un fantôme. »82
Un film est ainsi constitué de fragments, de la même manière qu’une
matière est constituée d’une infinité de corpuscules qu’à leur fois se subdivisent
en d’autres corpuscules, comme les atomes se subdivisent en plusieurs électrons.
L’intéressant, continue Epstein, c’est que les corpuscules sont distincts les uns
des autres sans être complètement indépendants, « car ils exercent tous entre
eux des influences réciproques, qui expliquent le comportement de chacun
d’eux. »83 Le continu « sensible » d’une matière est donné par les influences
réciproques entre ses fragments, influences qui sont à leur tour expliquées par le
continu, cette fois-‐ci « mathématique », de la même matière. Il serait de même
pour le cinéma, où chaque élément a une existence distincte et en même temps
dépendante des autres éléments et du tout qui est le film. Le tout précède les
éléments qui lui constituent, les éléments constituent le tout qui les détermine.
Prenons un photogramme, fragment d’un film : il a une existence distincte, et il
est un élément constitutif du film, n’empêche que sans film, il n’y aurait jamais eu
de photogramme.
Cet apparent paradoxe révèle la double nature des fragments, que
Blanchot synthétise dans sa formule « ‘Fragment’, un nom, mais ayant la force
d’un verbe, cependant absent. »84 Une double nature plutôt qu’un paradoxe. La
différence entre le « continu mathématique » qui ordonne les fragments et le 82 EPSTEIN, Jean. « L’intelligence d’une machine » in Écrits sur le cinéma, tome 1 : 1921-‐1947. Op. cit., p. 261. 83 Ibid., p. 260. 84 BLANCHOT, Maurice. L’entretien infini. Paris : Gallimard, 1969, p. 451.
49
« continu sensible » que ces fragments constituent (dans les termes d’Epstein),
ou encore la différence entre le « verbe absent » et le « nom » qui l’évoque (dans
les termes de Blanchot) est en quelque sorte rebaptisée par Pierre Garrigues,
dans Poétiques du fragment, comme la différence entre un « manque » et une
« plénitude », ou encore entre la « mémoire » et le « projet » :
« Ordinairement, le mot [‘fragment’] fait référence au morceau brisé
ou détaché d’un tout ; fragment d’une pierre, lui-‐même pierre, mais à
l’arête acérée, irrégulière, coupante. Fragment de statue, membre
isolé, brisé qui a besoin de retrouver la partie manquante pour
retrouver sa signification. Invariablement, le fragment postule une
totalité perdue. Pourtant le fragment de pierre existe par lui-‐même ;
nous pourrions dire qu’il mène une double vie : celle de son propre
manque, de son insuffisance et celle de sa propre plénitude en tant
qu’individualité reconstituée. Et ainsi de suite lors de prochaines
brisures… Mémoire et projet, à l’infini. »85
Il me semble préférable de parler en termes de « mémoire » et « projet »,
parce que cette dénomination contourne le paradoxe, mettant en évidence une
coexistence possible – celle de deux types de continu, mathématique et sensible,
dans un même continu –, ou une compatibilité et interdépendance de deux idées
auparavant distinctes – verbe et nom.
Néanmoins, on peut considérer qu’Epstein et Blanchot avaient eux-‐
mêmes déjà surmonté l’apparent paradoxe dans leurs réflexions. Pour Blanchot,
le discontinu, l’intervalle, l’interruption, ne s’oppose pas au continu, au flux de la
pensée ; « Les vraies pensées questionnent, et questionner, c’est penser en
s’interrompant »86, écrit-‐il. C’est aussi ce qui propose Epstein dans sa réflexion
sur le cinéma, dans la mesure où il comprend que l’important n’est pas
l’établissement d’oppositions, mais plutôt la réconciliation entre le discontinu et
le continu, le manque et la plénitude, les cadres toujours fixes des photogrammes
et l’illusion de mouvement qu’ils peuvent donner, dans une seule image, dans un
seul acte de la pensée :
85 GARRIGUES, Pierre. Poétiques du fragment. Paris : Klincksieck, 1995, p. 32. 86 BLANCHOT, Maurice. L’entretien infini. Op. cit., p. 499.
50
« Le cinématographe nous indique que le continu et le discontinu, le
repos et le mouvement, loin d’être deux modes de réalité
incompatibles, sont deux modes d’irréalité facilement
interchangeables, deux de ces ‘fantômes de l’esprit’ (…). Partout, le
continu sensible et le continu mathématique, fantômes de
l’intelligence humaine, peuvent se substituer ou être substitués au
discontinu intercepté par les machines, fantôme de l’intelligence
mécanique. Il n’y a plus d’exclusivité entre eux, qu’il n’y en a entre les
couleurs d’un disque à l’arrêt et le blanc du même disque en rotation.
Continu et discontinu, repos et mouvement, couleur et blanc jouent
alternativement le rôle de réalité, laquelle n’est, ici comme ailleurs,
jamais, nulle part, autre chose qu’une fonction, ainsi que nous aurons
l’occasion de le constater souvent. »87
Dans ces formulations de Blanchot et d’Epstein, continu et discontinu se
complémentent en s’alternant pour former une même pensée, une même
fonction. De ce fait, le discontinu n’est pas compris comme un manque, un
intervalle, un vide, une opération qui vient soustraire quelque chose au continu.
Mais il n’est pas non plus un élément qui s’ajoute au continu ; le discontinu est
doté d’un sens qui n’est pas du même ordre que le sens du continu. « La
discontinuité, en tant que forme, a une substance symbolique (elle ‘veut dire’
quelque chose…) ; mais, parce que négative, elle n’exprime ce ‘contenu’ qu’en le
maintenant comme indésignable », écrit à ce propos le théoricien Ralph
Heyndels 88 . Le discontinu, cette « forme négative » engendrée par la
fragmentation, se révèle ainsi, potentiellement, un moyen d’expression.
De ce fait on peut constater que, outre la matérialité de la pellicule et les
dispositifs particuliers de prise de vue et de projection, la fragmentation
concerne le cinéma aussi en termes sémantiques. Déjà les relations de continuité
et discontinuité temporelles, opérés par les principes de montage, peuvent être
prises au-‐delà des enjeux du dispositif, elles peuvent être pensées à l’intérieur
même du récit filmique. Le montage parallèle, l’accéléré et le ralenti, le montage
rapide, l’ellipse, le jump cut, ce sont des outils qui font valoir les relations entre
continuité et discontinuité avec des « conséquences » sur le rythme, le ton et le
87 EPSTEIN, Jean. « L’intelligence d’une machine ». Op. cit., p. 281. 88 HEYNDELS, Ralph. La pensée fragmentée. Bruxelles : Pierre Mardaga Éditeur, 1985, p. 58.
51
sens du récit. Spatialement, c’est plutôt de cadrage (quoique toujours en relation
avec le montage) qui travaille la fragmentation, en jouant avec les relations de
contiguïté et distance, avec l’échelle des plans, le champ et l’hors-‐champ – et là
aussi les « conséquences » pour le récit filmique sont importantes, ce qui n’a pas
non plus échappé à Epstein :
« Les décors se morcellent et chacune de leurs fractions prend une
expression particulière. (…) La main se sépare de l’homme, vit seule,
seule souffre et se réjouit. Et le doigt se sépare de la main. Toute une
vie se concentre soudain et trouve son expression la plus aiguë dans
cet ongle qui tourmente machinalement un stylographe chargé
d’orage. »89
Comme le nom qui a la force d’un verbe absent, la main au stylographe,
coupé du corps par le cadrage, fait figurer l’orage.
Ces développements permettent d’argumenter que le cinéma engendre –
matériellement, opérationnellement, sémantiquement, bien qu’historiquement –
une manière de penser qui accueille le fragment, la fragmentation, le discontinu.
Une pensée elle-‐même fragmentaire, capable de prendre en compte, de motiver,
et puis de dépasser un paradoxe. Ce paradoxe ne peut est autre que celui des
oppositions et contrastes entre l’individualité et la multiplicité, entre l’essence et
les effets ; or, ce sont les mêmes oppositions et contrastes qui marquent les
problèmes du sujet et du personnage, oppositions et contrastes qui se
perpétuent comme dans un jeu de miroirs décalés : les procès de subjectivation
qui à la fois démantèlent et revalident l’identité individuelle, les effets de
personnage qui à la fois font éclater et récupèrent le corps humain, les conflits
entre sujet et personnage, personnage et diégèse, diégèse et corps, corps et
personne, contiguïté et distance, continuité et discontinuité.
Le cinéma, forme privilégiée pour penser le sujet, nous permet ainsi de
défaire quelques nœuds, d’apaiser ces tensions sous forme de paradoxe, dans ce
qu’il est à la fois cause et conséquence d’une « mutation des paradigmes de la
sensibilité », comme argumente le théoricien brésilien Rogério Luz :
89 EPSTEIN, Jean. « Le cinématographe vu de l’Etna ». Op. cit., p. 134.
52
« Le cinéma est né au milieu d’une vraie mutation des paradigmes de
la sensibilité, mutation qui rend un sujet fragmenté, multiple et
décentré. (…) Puisqu’il crée un temps de vitesse vertigineuse et
d’intense luminosité, un flux d’images sonores et visuelles où les corps
se recoupent, se connectent et s’interrompent tout en s’approchant et
s’éloignant, en surgissant et disparaissant, le cinéma nous donne accès
à une trame de scintillements – à la fois lumière et ombre – de formes
mutantes et immatérielles (…).
Par ses propres moyens d’expression et ses modalités formatives, le
cinéma s’est inscrit dès le début comme un symptôme dans le corps de
la crise de l’homme occidental, crise qu’il a lui-‐même entretenu, voire
approfondi, et à laquelle il a aussi offert des interrogations
fondamentales. »90
Le propos de Luz est justement de comprendre le cinéma dans son
rapport avec le sujet : cinéma, symptôme et analyse d’un sujet fragmenté, éclaté.
J’ajouterai que ce rapport passe inévitablement par les bases théoriques du
personnage de cinéma, et appelle aussi la notion de fragmentation. D’un côté, le
personnage, compris comme un réseau d’éléments autour d’un corps, fait
« effet » de sujet ; de l’autre, les éléments distincts et pourtant interdépendants
du cinéma font « effet » de personnage. Voici comme, dans ce premier chapitre,
j’ai essayé d’établir les articulations nécessaires à la compréhension du problème
du sujet comme un problème aussi proprement cinématographique.
Dans les chapitres qui suivent, mon objectif sera de tester ces
articulations, d’analyser comment le sujet peut être abordé en termes d’une
narration et d’une esthétique cinématographiques. La réflexion se concentrera
davantage sur le sujet contemporain tel que j’ai essayé de le définir dans les
pages précédentes, à la différence des sujets « classique » et « cartésien » et à la
différence aussi du sujet « en crise » de la philosophie structuraliste. De ce sujet
90 Traduction libre du portugais brésilien : « O cinema nasce em meio a uma verdadeira mutação de paradigmas da sensibilidade, que processa um sujeito qualquer : fragmentado, múltiplo e descentrado. (...) Criando um tempo veloz de intensidade luminosa, um fluxo de imagens sonoras e visuais em que se recortam, conectam ou interrompem corpos que se aproximam e se distanciam, aparecem e desaparecem, ele dá acesso a uma trama de cintilações – ora luz, ora sombra – de formas mutantes e incorpóreas (…). Por suas próprias matérias de expressão e modalidades de formar, o cinema se inscreve desde o início como sintoma no corpo da crise da civilização ocidental, que ela a seu modo encaminhou, e até aprofundou, e à qual ofereceu também interrogações fundamentais. » LUZ, Rogério. Filme e subjetividade. Op. cit., p.113-‐114.
53
contemporain, je dirai qu’il est inquiet : persistant, bien que pris entre l’idéal
d’une identité stable et indivisible et la multiplicité des procès de subjectivation.
Le principal opérateur de cette réflexion sera la notion de personnage, et je dirai
de ce personnage qu’il est éclaté : divisé ou multiplié en plusieurs éclats
(morceaux, fragments, intensités, scintillements, vivacités), il ne cesse de
renvoyer à un corps, de créer l’« effet » de ce sujet traversé par une permanente
inquiétude.
54
« Please remember you are dealing with the human form. »
-‐ The Girl (The alphabet, David Lynch, 1967)
55
CHAPITRE 2
LA DISSOCIATION
Dans Jogo de cena (2007), le documentariste brésilien Eduardo Coutinho
démontre de manière efficace le potentiel dissociatif du cinéma à l’égard du
personnage filmique. Le dispositif mis en place, exposé dans le premier minute
du film, est très simple : plusieurs femmes, en réponse à une annonce dans le
journal, sont venues passer un interview avec le réalisateur, interview où elles
racontent leurs histoires de vie. Ensuite, Coutinho a invité plusieurs actrices
pour réinterpréter ces mêmes témoignages. Les scènes « jouées » par les actrices
ont été enregistrées en vidéo de manière identique aux scènes des témoignages
« originaux » : les femmes assises sur le plateau d’un théâtre vide, face au
réalisateur qui pose en off les questions, le son direct, la caméra fixe hormis
quelques zooms. Le montage n’alterne pas seulement les récits (on passe d’un
récit à l’autre), mais aussi les différentes « versions » d’un même récit (on passe
d’une « interprète » à l’autre) sans effets de transition ou plans de coupe. Aucun
élément à l’écran ne vient indiquer au spectateur quels sont les moments de
témoignage réel et quels sont les moments réinterprétés ; il n’y a rien qui permet
de différencier les femmes « ordinaires » des actrices invitées. Même quand une
actrice bien connue (du public brésilien au moins) prend la parole, le doute
persiste, parce qu’on ne sait pas si sa performance est une interprétation du
témoignage d’une autre femme ou un tout nouveau témoignage originel. De cette
manière, seuls quelques répétitions et réitérations au long du film rendent
finalement évident qu’il s’agit d’un jeu de représentations (ou jeu de mise en scène,
pour traduire l’expression jogo de cena qui intitule le film), sans pour autant
révéler quelles exactement sont les règles de ce jeu. Les questions demeurent :
« Qui contrôle les instances discursives ? À qui appartiennent les vies racontées ?
Qui est l’auteur de telle ou telle biographie ? »91
91 Traduction libre du portugais brésilien : « Quem controla as instâncias discursivas? De quem são as vidas narradas? Quem é a autora dessa ou daquela biografia? » EDUARDO, Cléber. « Jogo de Cena, de Eduardo Coutinho (Brasil, 2007) » in Revista Cinética, octobre 2007, disponible sur http://www.revistacinetica.com.br/jogodecenacleber.htm, dernière consultation le 29 juillet 2013.
56
C’est ainsi que, dans Jogo de cena, un même témoignage vient parasiter
différents corps féminins (et je ne dis pas différents personnages !) sur le
plateau. Il s’agit d’une double dissociation : d’un côté, on ne peut plus anticiper la
correspondance entre un personnage et son témoignage ; de l’autre, on ne peut
plus anticiper non plus la correspondance entre un personnage et un seul corps.
Le dispositif mis en place par Eduardo Coutinho désarticule les trois instances,
habituellement bien liées, du personnage, du corps et du discours. De cette
manière, ce dispositif peut être considéré un exemple irréfutable et une
prolongation de cette idée formulé par Hans J. Wulff : « l’identité individuelle
peut être mise en scène au cinéma comme un puzzle : la personne et le corps
représentent deux grandeurs susceptibles d’être combinées de manière
relativement libre »92.
Parmi les discussions qui peuvent être suscitées par le film – sur le statut
et le rôle de l’acteur ou le « naturel » de son jeu, sur la frontière qui sépare (ou ne
sépare pas) le « documentaire » de la « fiction » et le théâtre du cinéma, sur la
réalité et l’intimité des femmes, etc. –, je souligne donc celle à propos de la notion
de personnage. Dans Jogo de cena, le personnage, dont le modèle est à chaque
fois une femme « ordinaire » et donc une « vraie personne », se fait abstrait,
s’éclate dans l’ingéniosité du dispositif. Désincarné et décentralisé, le personnage
flotte d’un corps à l’autre sans distinctions à travers les témoignages, soient-‐ils
« originaux » ou « joués ». Le moins on différencie les corps, personnages et
témoignages, le plus réussi est le jeu de représentations élaboré par Coutinho :
Jogo de cena se fait ainsi une expérience radicale de dissociation, et il est
admirable qu’un tel effet soit obtenu essentiellement à travers des procédés
relativement simples de mise en scène, jeu d’acteur et montage.
1 – La dissociation
Ce que Jogo de cena nous permet de comprendre, dans la perspective proposée
par ce mémoire, c’est que la dissociation, notre première catégorie de
l’éclatement, vient mettre en évidence la mouvance et la non-‐unicité du
personnage filmique et, par extension, du sujet qui se cache derrière lui. De cette 92 WULFF, Hans J. « La perception des personnages de film » in revue Iris, nº 24, 1997, p. 15.
57
façon, le film privilégie l’idée de procès de subjectivation à celles plus
déterministes d’essence ou substance ou d’un « sujet constituant absolu ».
Dans le présent chapitre, je propose donc de comprendre l’éclatement
dans son sens de brisure, de morcellement, de fragmentation, de recoupe, de
rupture. Tous ces termes renvoient – avec différentes nuances et différents
degrés d’intensité, il faut le dire – à une même idée de transformation d’un objet
donné par une séparation de ses éléments, et donc à une même idée de
dissociation.
La notion de dissociation en soi suppose tout d’abord une division, ou
bien une multiplication, à l’image d’un train dont deux wagons se détachent : on
se trouve alors devant deux parties composantes d’un même train (ce qui fait la
division), et quand même ce qu’on a devant nous ce n’est plus un seul train, mais
deux (le train s’est multiplié). Cette notion de base, on peut par exemple
l’appliquer, d’une manière générale, à Jogo de cena, même si le documentaire ne
nous en donne pas une image visuelle proprement dite : dans ce film, un même
personnage se divise (ou se multiplie) dans différentes représentations, chacune
de ces représentations ayant des traits particuliers qui suggèrent l’existence de
personnages particuliers, malgré le fait qu’ils sont tous issus d’un même modèle.
L’idée de dissociation trouve dans le sens commun au moins deux
définitions récurrentes. En chimie, on parle de dissociation chimique quand une
entité moléculaire « disparaît » en se divisant pour donner lieu à deux (ou
plusieurs) autres entités moléculaires différentes, alors qu’en psychologie on
parle de dissociation psychique quand le « Moi » devient incohérent, c’est-‐à-‐dire
quand des fonctions psychiques normalement intégrés, tels la conscience de son
propre corps, la mémoire et la perception de la réalité, se désarticulent – c’est le
principe de la schizophrénie (séparation de l’esprit : « schizo » signifiant
« séparation », et « phrénie » signifiant « esprit »). En tous ces cas, le terme
dissociation engage l’idée d’une liaison qui se défait, d’une cohérence interne qui
se disperse, d’une unité qui se fracture. De l’entité originelle qu’on supposait
unitaire (c’est-‐à-‐dire irréductible) il y a quelque chose qui glisse, qui se décolle,
entraînant d’autres entités dans une division/multiplication qui est aussi une
possibilité de disparition de l’entité originelle.
58
Affirmer la dissociabilité de quelque chose est donc une manière de la
fragmenter, de rendre visible la multiplicité d’éléments qui la compose. Dans ce
sens, les enjeux de la dissociation sont similaires à ceux de la fragmentation,
discutés dans le chapitre précédent. Un fragment de pierre, écrit Pierre
Garrigues, est lui-‐même une pierre ; la dissociation d’un train ou d’une molécule
peut résulter en d’autres trains ou molécules et, si l’on continue dans cette
logique d’apparence tautologique, nous pouvons aussi dire que la dissociation
d’un sujet, d’une identité, peut résulter en d’autres identités, des identités – ou
personnalités – multiples débarquées d’un seul et même corps biologique. Le
fragment de pierre existe par lui-‐même tout en postulant une totalité perdue qui
lui conférerait son sens93 ; or, il va de même pour le sujet psychologiquement
« dissocié », comme le sujet schizophrène, qui vit dans chacune de ses identités
une vie dont l’autonomie est frustrée par l’existence d’autres identités, une vie
donc incomplète, insuffisante.
La question de la schizophrénie traverse implicitement le parcours du
protagoniste de Lost highway (David Lynch, 1997). Fred Madison (interprété par
Bill Pullman) est un musicien accusé d’avoir tué sa femme Renée (une brune
Patricia Arquette). Lors qu’il est mis en prison, Fred commence à avoir des maux
de tête, des visions du meurtre et ensuite une terrible hallucination – les images
d’hallucination que Lynch nous présente sont assemblées dans un montage
rapide avec nombreuses superpositions et des effets de clignotement de lumière
(sur lesquels je me détiendrai davantage dans le chapitre suivant) : une cabane
incendiée, une autoroute éclairée par les phares d’une voiture, un homme
mystérieux au visage pâle qui avait déjà été montré plus tôt dans le film, et un
jeune homme inconnu, début à la marge de l’autoroute puis entouré par d’autres
personnes en superposition, qui regarde droit dans l’objectif pendant qu’on lui
appelle « Pete, please don’t go ! No, Pete ! » À un moment, nous distinguons Fred
qui s’agite violemment par terre dans sa cellule, les mains sur la tête. Cette
séquence se termine par l’image floue d’une forme94, qu’on suppose humaine,
93 GARRIGUES, Pierre. Poétiques du fragment. Paris : Klincksieck, 1995, p. 32. 94 Diane Arnaud observe que « Cette ‘figure du flou’, il est commode de l’envisager en tant que symptôme visuel d’un péril archaïque fissurant le noyau dur du moi. La vision brouillée du personnage est diffusée et éclatée au point de sortir d’elle-‐même et de se retourner contre la
59
complètement surexposée comme une forme faite de lumière, et par un très lent
fondu au noir. La séquence suivante nous apprend que Fred a inexplicablement
disparu de sa cellule et qu’un autre homme, sans doute innocent, s’y trouve à sa
place. « This is some spooky shit we got here », résume un agent de police.
L’innocent est le jeune garagiste Pete Dayton (interprété par Balthazar Getty), le
même Pete des images hallucinatoires de Fred.
Au long de la deuxième partie du film, ce sera à Pete de faire le
protagoniste. Il va se confronter à quelques objets, lieux, situations et
personnages qui font écho à l’histoire de Fred. Il aura affaire notamment à Alice,
femme fatale qui, interprétée aussi par Patricia Arquette (cette fois-‐ci en blonde),
ne fait que rendre évident ce qui était déjà tacite : Fred et Pete, en tout différents
l’un de l’autre (âge, attitude, profession etc.), ne sont pas deux personnes
différentes, mais la même personne. « La figuration de Pete revient à une
doublure de Fred »95. Avant la fin du film Fred va réapparaître, se levant de là où
Pete avait couché par un simple raccord de mouvement dans le montage ; et à la
toute dernière scène du film un nouveau spectacle de montage rapide,
superpositions et clignotements vient suggérer encore une dissociation.
Il est intéressant d’observer, dans Lost highway, comment la dissociation
du protagoniste (psychique comme plastique), à qui Bertrand Gervais propose
de considérer un « être composite »96, affecte les autres éléments du film.
Le premier de ces éléments qu’on repère est, bien sur, le personnage de
Patricia Arquette, qui prend le contre-‐pied de Fred/Pete : « à un même être
incarné en deux corps, selon un mécanisme alternatif d’altérité, répond un même
corps, source de deux identités. »97. Il y a même une scène dans le film où l’on
voit les deux femmes, Renée et Alice, côte-‐à-‐côté sur une photographie – et
quelques scènes plus tard, lorsqu’on revoit cette photographie, il n’y en apparaît
qu’une seule femme. figuration de son visage. » ARNAUD, Diane. Changements de têtes : De Georges Méliès à David Lynch. Pertuis : Rouge Profond, 2012, p. 189. 95 Ibid., p. 192. 96 Gervais considère Pete comme une « altérité-‐transit » de Fred : « Une identité transitoire, puisque Fred reprendra sa ‘place’ à la fin du film, et un transit car c’est par Peter que Fred parviendra à atteindre Dick Laurent. » GERVAIS, Bertrand. « Le Minotaure intérieur. Violence et répétition dans Lost Highway, de David Lynch. » in Cinémas : Revue d’études cinématographiques vol.13, nº3, 2003, p. 107. 97 Ibid., p. 110.
60
Aussi le rôle de l’antagoniste est dédoublé sous le schéma d’un même
corps qui accueille deux identités différentes. Interprétés par Robert Loggia, Dick
Laurent est un producteur de cinéma pornographique et l’amant de Renée, et Mr.
Eddy est un gangster passionné de son Cadillac et l’amant d’Alice. Dans la logique
du film (qu’on qualifierait une logique de rêve, comme si souvent chez David
Lynch), ce sera à travers le lien entre Pete et Mr. Eddy que Fred découvrira qui
est Dick Laurent.
Lorsqu’on considère l’homme mystérieux au visage pâle (interprété par
Robert Blake), qui apparaît sans explication à plusieurs reprises, la question
devient encore plus profonde. Plus que participer de l’intrigue, ce personnage
semble la contrôler, la manipuler. Plus d’une fois il est retraité avec une caméra à
la main – s’agit-‐il d’une personnification, dans la narration, du réalisateur du
film, une espèce de narrateur omniscient, de demiurge tout puissant ? Quoi qu’il
en soit, c’est lui qui anticipe pour le spectateur le thème de la dissociation dans
un dialogue énigmatique avec Fred pendant une soirée :
Homme mystérieux : Nous nous sommes déjà rencontrés, n’est-‐ce pas ?
Fred : Je ne crois pas, non. Où est-‐ce qu’on s’est rencontré, d’après
vous ?
Homme mystérieux : Dans votre maison, vous vous rappelez pas ?
Fred : Non. Non, pas du tout. Vous êtes sûr ?
Homme mystérieux : Bien entendu. Je peux même vous dire que j’y suis
encore maintenant.
Fred : Que voulez-‐vous dire ? Vous êtes où maintenant ?
Homme mystérieux : Dans votre maison.
Fred : C’est complètement fou.
(L’homme mystérieux confie donc son téléphone portable à Fred.)
Homme mystérieux : Appelez-‐moi. Faites votre numéro. Allez-‐y.
Suite à ce dialogue, c’est bien sûr l’homme mystérieux lui-‐même qui
répond inexplicablement à l’autre bout de l’appareil : « Je vous ai dit que j’étais
ici ». Présent en deux endroits en même temps, amusé face à la perplexité de
Fred, il commence à rire, et on entend simultanément son rire présentiel, là, face
à Fred dans la soirée, et son rire métallique à travers le haut-‐parleur du
téléphone.
61
Finalement, à partir des dédoublements des personnages et du rôle
énigmatique de cet homme mystérieux, la dissociation parvient à atteindre aussi
la structure narrative et le temps filmique. Le récit se plie sur lui-‐même, les
événements se font chronologiquement désordonnés et bouclés comme les
chemins d’un labyrinthe :
« C’est un labyrinthe à ligne continue qui prend la forme d’un ruban de
Möbius. La route est son point de départ et son point d’arrivée [l’image
de l’autoroute qui marque la séquence de l’hallucination de Fred est la
même qui accueille les génériques de début et de fin du film], boucle
improbable qui altère le temps, qui le force à se rejoindre dans une
étonnante distorsion. »98
Dans la première scène, Fred reçoit par l’interphone de sa maison le
message « Dick Laurent est mort ». Il regarde par la fenêtre pour connaître
l’identité du messager, mais il ne voit personne. Or, à la fin du film, on voit que
c’était en fait Fred Madison lui-‐même qui était venu se livrer ce message, après
avoir découvert l’infidélité de sa femme et tué Dick Laurent. La boucle est donc
fermée, et le film peut recommencer à l’infini.
C’est ainsi que, dans Lost highway, David Lynch se sert de plusieurs
figures de dissociation pour rendre une interprétation plastique d’un trouble
identitaire qu’on peut considérer assez proche de la schizophrénie, et qu’on a
souvent associé à la fugue psychogénique – un désordre de la mémoire par
lequel une personne, suite à un événement traumatique, oublie son passé,
« efface » sa propre identité pour s’en réinventer une nouvelle. Le film, pourtant,
semble refuser ces diagnostics, et toute autre interprétation qui se prétend
définitive. Les troubles psychiques peuvent peut-‐être expliquer de manière plus
ou moins « réaliste » la dissociation du protagoniste, mais ne rendent pas compte
des dissociations temporelles et narratives. La seule option raisonnable pour le
spectateur paraît être d’accepter l’être composite Fred/Peter et les paradoxes
qu’il engendre sans chercher à les justifier. Le film entier est énigmatiquement
infecté par le trouble psychique du personnage.
98 Ibid., p. 96-‐97.
62
Cependant, il est important de souligner qu’il n’est pas nécessaire d’aller
jusqu’à la question de la schizophrénie ou de la fugue psychogénique pour parler
d’un sujet dont le comportement dénonce un manque d’autonomie, une
incomplétude ou insuffisance. N’est-‐ce pas justement le cas du sujet inquiet
contemporain, tel j’ai essayé de le définir dans le chapitre précédent ? Un sujet
qui ne répond plus à la stabilité d’une logique essentialiste classique ou
cartésienne, mais qui se déplie en divers procès de subjectivation souvent
incohérents, qui se manifeste à travers différentes et souvent incompatibles
personnalités ? C’est la raison pour laquelle la dissociation se présente ici comme
un critère pertinent et fertile pour l’étude de l’inquiétude du sujet à travers les
aventures du personnage de cinéma.
2 – D’un tout et ses parties
Discuter la dissociation c’est aussi mettre inévitablement en évidence la relation
entre un tout et ses parties – entre la pierre et les fragments de pierre, entre une
entité originelle et les entités qui résultent de sa dissociation. Dans ce qui
concerne le cinéma, nous avons déjà vu comment cette relation entre le tout et
les parties résonne du côté d’une réflexion sur le dispositif cinématographique,
par exemple dans la relation entre les photogrammes et la bande filmique. Il est
possible de trouver une autre résonnance du côté de la composition narrative et
esthétique des films, c’est-‐à-‐dire des dispositifs particuliers, des stratégies
employées dans chaque film, à l’exemple de celles d’Eduardo Coutinho dans Jogo
de cena et de David Lynch dans Lost highway. Différentes dispositifs particuliers,
différentes stratégies ou, autrement dit, différentes compositions narratives et
esthétiques peuvent travailler les rapports entre un tout et ses parties de
différentes manières.
Ces différentes manières dont les films peuvent être composés ont été
étudiés par Cristian da Silva Borges dans sa thèse de doctorat Vers un cinéma en
fuite : Le puzzle, la mosaïque et le labyrinthe comme clefs de composition filmique,
dirigée par Philippe Dubois et soutenue à l’Université Paris-‐3 en 2007. Borges a
élaboré et analysé trois catégories majeures de composition filmique, qu’il a
appelé le puzzle, la mosaïque et le labyrinthe. D’une manière générale, chaque
63
catégorie est définie selon le mode de relation entre la totalité d’un film et le
degré d’autonomie des parties qui la composent.
Selon Borges, dans un film composé à la manière d’un puzzle, une totalité
préalable (une idée, un scénario, bref, une image, au sens large du terme) est
reprise et « recomposée suivant le modèle de départ »99. Dans cette catégorie de
films, « les parties sont ‘insignifiantes’, ‘plates’, et c’est à l’ensemble de prendre le
relief, tout en portant l’accent sur le découpage et la pose des découpes/images,
aussi bien que sur leurs liaisons directes. »100 Ainsi, la composition en puzzle
privilégie les rapports de proximité entre les fragments, et chaque fragment doit
être mis à une place prédéterminée pour former une image. Les fragments eux-‐
mêmes n’ont guère d’importance, en dehors de ces rapports de proximité.
Les pièces qui composent une mosaïque sont plus « indépendantes » que
celles qui composent le puzzle. Dans une mosaïque, les pièces ont des attributs
significatifs par eux-‐mêmes, et aussi l’image qu’elles composent n’existe pas au
préalable : « Contrairement au puzzle, qui ‘présuppose une totalité préexistante
qu’il s’agit de reconstituer en remettant chaque pièce à sa place’, la mosaïque vise
‘la constitution d’une totalité inédite, et donc encore à inventer’. »101 Ainsi, dans la
composition en mosaïque, les espaces, les intervalles entre les fragments
deviennent non négligeables, deviennent importants. L’accent est mis sur les
rapports plus lointains (« mnémoniques ») entre les fragments, qui ne se collent
plus les uns aux autres comme dans un puzzle :
« l’ensemble n’existe qu’en blocs, en parcelles, lesquelles acquièrent
un pouvoir d’éclatement ou de réverbération qui dépasse leur capacité
à se ‘coller’ les unes aux autres, étant donné leur inclination pour
communiquer à distance, ainsi que leur caractère mnémonique. »102
La troisième catégorie élaborée par Borges, celle du labyrinthe, traite de
compositions qui forcent encore plus l’écart entre les fragments, de façon à
99 BORGES, Cristian. Vers un cinéma en fuite : Le puzzle, la mosaïque et le labyrinthe comme clefs de composition filmique. Thèse de Doctorat en Études cinématographiques et audiovisuelles à l’Université Sorbonne Nouvelle Paris-‐3, dir. Philippe Dubois, décembre 2007, p. 14. 100 Ibid., p. 93. 101 Ibid., p. 15. 102 Ibid., p. 93.
64
briser inévitablement la totalité de l’image – soit-‐elle donnée d’avance (comme
dans le puzzle), ou élaborée au fur et à mesure (comme dans la mosaïque).
Autrement dit, le film issu de la composition en labyrinthe n’a pas de vraie unité,
il ne se constitue que de bribes, tronçons, inflexions, citations etc. La tortuosité
des plis, détournements et fausses pistes fait que la forme qui se rapproche le
plus de ce type de composition, de ce degré d’autonomie des parties par rapport
à la totalité qu’elles sont censées construire, soit la forme d’un labyrinthe. Dans
les films composés à la manière du labyrinthe, l’idée de récit (de scénario) est
mise en arrière plan et le rôle du montage est détourné, puisqu’il s’agit plus de
libérer le regard du spectateur, de le laisser « balader » dans l’image, que de le
faire suivre une histoire racontée. L’accent est mis sur des instants auxquels est
déléguée une autonomie extrême et sur des « micro mouvements », en dépit de
la totalité.
Si l’on accepte cette catégorisation de la composition filmique comme un
instrument d’analyse, c’est qu’elle permet de discuter de manière efficace et
inventive différentes relations possibles entre un tout et ses parties dans le
cinéma. Il semble bien y avoir une gradation qui se traduit dans un degré
d’autonomie des parties plus faible dans la composition en puzzle que dans la
composition en mosaïque, et dans un degré d’autonomie extrême des parties
dans la composition en labyrinthe. La composition en labyrinthe permettrait aux
parties un statut similaire à celui du tout : chaque plan ou chaque séquence se
suffirait indépendamment du montage et du récit ; indépendamment du film lui-‐
même, on pourrait presque dire. Il y a pourtant une totalité qui persiste, qui
héberge et tient tous les « blocs », une totalité peut-‐être brisée et en arrière plan
mais quand même irréfutable, qui est en fin de compte l’existence du film en tant
que tel.
Il me semble pertinent d’emprunter à Cristian da Silva Borges cette
notion de labyrinthe pour la faire une image possible de la dissociation. La
relation entre les « blocs » d’images et le film dans la composition en labyrinthe
fonctionne de manière analogue à la relation entre une entité quelconque et les
entités qui résultent de sa dissociation, entre une pierre et un fragment de
pierre, entre un sujet ses procès de subjectivation, c’est-‐à-‐dire entre un corps
biologique et les personnalités multiples qu’il projette.
65
Écrit et réalisé par Charlie Kaufman en 2008, Synecdoche, New York
illustre en détail ce propos. Caden Cotard (interprété par Phillip Seymour
Hoffman) est un metteur en scène de théâtre hypocondriaque qui décide de
réaliser une pièce autobiographique à propos d’un metteur en scène de théâtre
qui décide de réaliser une pièce autobiographique… là où le ruban de Möbius
faisait modèle de construction narrative chez le Lost highway de Lynch, ici c’est
la mise en abîme qui va déclencher une série de dissociations.
Le début du film révèle les angoisses de Caden à l’égard de sa mortalité.
En se réveillant pour aller chercher le journal, il découvre une magazine qui lui a
été adressé intitulé « Attending to your illness » (Assistant à votre maladie) ;
ensuite, pendant le petit déjeuner avec sa femme et sa fille, il apprend la mort du
dramaturge Harold Pinter, la découverte de la grippe aviaire et la mort du
premier étudiant noir à l’université d’Alabama ; il s’étonne du fait que les fèces
da sa fille ont invraisemblablement changés de couleur, il se rend compte que le
lait dans le frigo est périmé, et il regarde une émission pour enfants à la
télévision qui explique comment les virus opèrent dans un organisme vivant ;
finalement, il se blesse en se rasant suite à un problème avec le robinet de sa
salle de bains.
Toutes ces actions se passent dans les cinq premières minutes du film, qui
correspondent à une matinée normale dans la vie de la famille Cotard – réveil,
salle de bains, radio, journal, petit déjeuner, télévision. Mais déjà la chronologie
du film est très instable : la radio annonce le début de l’automne, puis une page
de journal indique qu’on est le 14 octobre, et ensuite une autre page signale
qu’on est déjà le 2 novembre. L’instabilité chronologique prépare le terrain pour
une autre instabilité, celle du sujet :
« Tels éléments de déstabilisation nous privent de la possibilité d’avoir
une idée cohérente de soi, puisque les critères pour faire les
distinctions nécessaires entre sujet et objet, soi et l’autre, temps et
espace, sont démontés. Les unités du film ne sont pas unifiées. »103
103 Traduction libre de l’anglais : « These and other destabilizing elements undo the possibility of having a coherent idea of the self, as so many of the criteria for establishing distinctions necessary for the difference between subject and object, self and Other, time and space, are dismantled. The film’s unities are not unified. » DEMING, Richard. « Living a part : Synecdoche,
66
Le personnage de Caden, dont on apprend en plus que l’œuvre théâtrale
est très mélancolique et déprimante, se révèle ainsi comme une espèce de
parodie, comme quelqu’un qui ne doit pas vraiment être pris au sérieux par le
spectateur. Ses angoisses, sa faiblesse, au lieu de faire vraisemblablement écho
aux faiblesses et angoisses du sujet « ordinaire », le transforment en une créature
pathétique à l’extrême – et c’est une solution extrême qu’il va chercher pour se
débarrasser de ses problèmes.
Après avoir été abandonné par sa femme et sa fille, qui quittent New York
pour habiter à Berlin, la dépression de Caden devient plus profonde. Convaincu
qu’il va bientôt mourir104, il décide de réaliser une grande œuvre, « Je veux faire
quelque chose d'important pendant que je suis encore là ». L’opportunité se
présente quand il reçoit une importante subvention d’une institution privée, qui
lui donne toute la liberté financière pour créer « quelque chose absolument
vraie, profondément belle et d’inlassable valeur pour la communauté et le monde
entier » :
« Comme le portail dans Being John Malkovich ou l'appareil de Lacune
dans Eternal sunshine of the spotless mind, la subvention dans
Synecdoche, New York fonctionne comme un catalyseur magique d’un
dispositif de conte de fées. En donnant à Caden ce qu'il pense vouloir,
en lui permettant de poursuivre son rêve jusqu’à la fin, elle révèle la
folie de son désir. »105
Ce que Caden décide de faire c’est de mettre en scène sa propre vie – de
quoi d’autre pourrait-‐il parler si profondément, si honnêtement, si
passionnément, sinon de soi-‐même ? L’ambition mégalomane de Caden est de
créer une pièce de théâtre autobiographique capable de faire le public réfléchir
et ressentir l’imminence de la mort.
New York, and the problem of skepticism » in LaROCCA, David (dir.). The philosophy of Charlie Kaufman. Lexington : University Press of Kentucky, 2011, p. 195-‐196. 104 Le nom « Cotard » fait référence au syndrome de Cotard, un trouble mental rare qui fait que l’individu se croit déjà mort ou inexistant ou, au contraire, immortel. 105 Traduction libre de l’anglais : « Like the portal in Being John Malkovich or the Lacune apparatus in Eternal sunshine of the spotless mind, the grant in Synecdoche, New York functions as a magical enabler of fairy-‐tale device. By giving Caden what he thinks he wants, allowing him to pursue his dream to the end, it reveals the folly of his desire. ». SMITH, David L. « Synecdoche, in part » in LaROCCA, David (dir.). The philosophy of Charlie Kaufman. Op. cit., p. 247.
67
L’histoire de l’obsession de Caden par la mort est le prétexte pour Charlie
Kaufman explorer une autre obsession, que je comprends comme une obsession
par la dissociation. Chaque personnage de la vie de Caden sera représenté par un
acteur dans les répétitions de la pièce qu’il improvise jour à jour dans un hangar
gigantesque, avec des milliers de figurants. Puisqu’il s’est remarié avec Claire
(interprétée par Michelle Williams), une actrice, il décide de la faire jouer le rôle
de la femme du protagoniste de la pièce, interprété par Sammy (Tom Noonan).
Sammy, pourtant, n’est pas un vrai acteur, il n’a jamais travaillé dans le théâtre ;
il est un « spécialiste » en Caden Cotard, il le connaît mieux que personne, l’imite
à la perfection, anticipe tout ce qu’il va dire et même penser. Voici que, dans ce
jeu de miroitements, quelques images vont parvenir à coïncider de fait avec les
êtres qui les génèrent : Claire joue le rôle de Claire, et Sammy – non pas un
acteur, mais finalement un double de Caden – joue le rôle de Caden.
À un moment, Claire se rend compte qu’elle ne supporte plus Sammy, qui
la traite comme s’ils étaient un couple dans la vie réelle et pas seulement dans la
fiction théâtrale. Au moment où elle décide de se plaindre à Caden, le metteur en
scène s’abstient de lui répondre – c’est Sammy lui-‐même qui le fait :
Claire : Je n’aime pas ce gars que vous avez trouvé pour vous jouer.
Caden : Tu n’aimes pas Sammy ? Pourquoi ? Je pense qu’il est un bon
acteur.
Sammy : Je ne le démissionnerai pas, il est la meilleure chose dans cette
pièce.
Claire : Il me dérange, il me harcèle. Il me prend par derrière pendant
les répétitions.
Sammy : Il est ton mari ! (…) Il faut penser à la pièce, il nous faut cela
pour arriver à quelque chose de réel…
Au bout de cette discussion, exaspérée, Claire quitte la scène en déclarant
« Je pars commencer ma répétition ! », alors que Caden semble content, « C’est
génial, vous deux », et Sammy demande un intervalle. Ce moment met le
spectateur en confusion : est-‐ce que les plaintes de Claire étaient réelles, ou est-‐
ce qu’elles étaient déjà scénarisées ? Était-‐ce un moment de conflit réel, ou partie
d’une répétition ? Quoi qu’il en soit, cette scène révèle que Caden, à travers les
68
consécutifs dédoublements, essaye d’évacuer sa vie de tout vrai conflit : aux
personnages de théâtre de gérer sa malheureuse relation conjugale, ses
problèmes de santé, sa haine contre son ex-‐femme devenue peintre à succès
mondial, son désespoir envers sa fille devenue une prostituée…
Le plus les problèmes insistent à pénétrer la vie de Caden, le plus Caden
s’efforce d’étendre le domaine de son théâtre pour les faire disparaître. Le
hangar devient une espèce de maquette en taille réelle de la ville, avec encore un
hangar à l’intérieur – peu à peu le décor de ville se transforme en ville, un peu à
la façon de la carte en échelle de 1/1 qui devient territoire dans les nouvelles de
Lewis Carroll et de Jorge Luis Borges106. Caden demande de faire construire des
murs et des façades en briques pour les décors de maisons et appartements, au
nom du réalisme de la représentation, et un acteur est recruté pour interpréter
Sammy (une deuxième représentation de Caden). Les deux univers, celui de la
vie de Caden et celui de sa représentation théâtrale, vont bientôt se confondre :
« À mesure que le film avance, il devient de plus en plus difficile pour
le spectateur de déterminer les limites entre le set et la ville de
Manhattan elle-‐même, tout comme il devient difficile de savoir où la
vie de Caden se termine et la pièce de théâtre commence. Pourtant,
cette tentative de Caden de représenter son monde lui fait victime
d’un piège plutôt que lui permet de s’échapper ».107
Dans Synecdoche, New York, Charlie Kaufman semble ne pas vouloir faire
des économies pour apporter l’histoire à son terme. Il nous offre aussi un
contrepoint à la grandeur de la pièce de Caden dans le travail de son ex-‐femme
devenue artiste à succès Adèle (interprétée par Catherine Keener) : les peintures
d’Adèle sont des portraits en miniature, tellement petits qu’on est obligé de
porter une loupe pour les contempler.
106 Voir CARROLL, Lewis. « Sylvie and Bruno concluded » in The complete illustrated works. New York : Gramercy Books, 1982, p. 727, et BORGES, Jorge Luis. « De la rigueur de la science » in Histoire de l’infamie, histoire de l’éternité. Paris : Union générale d’éditions, 1951, p. 129. 107 Traduction libre de l’anglais : « As the movie progresses, it becomes more and more difficult for viewers to determine the boundaries between the set and Manhattan itself, just as it becomes difficult to know where Caden's life ends and the theater piece begins. Yet Caden's attempt to represent his world traps him rather than allows him to escape ». DEMING, Richard. Op. cit., p. 205.
69
Malgré quelques autres motifs évoqués pendant le film – une famille qui
habite une maison incendié en permanence, les questionnements de Caden à
propos de sa sexualité, les nombreuses références et clins d’œil à d’autres
œuvres littéraires et théâtrales et à des syndromes psychiques obscures etc. –,
l’originalité de Synecdoche, New York réside dans sa complexe structure en mise
an abîme, en synecdoque – figure littéraire similaire à la métonymie, baptisée
d’après le mot grec synekdoche qui signifie « compréhension simultanée ». Par
cette structure, il suffit de voir une partie pour comprendre le tout.
Il suffit Sammy pour comprendre Caden, parce qu’en effet c’est le
personnage de Sammy qui mieux nous permet de comprendre que le film se
propose moins à raconter l’histoire de la production d’une pièce de théâtre –
pièce qui de toute façon restera indéfiniment aux répétitions sans jamais être
mise en scène devant le public – et plus à raconter une histoire fantastique. Cela
signifie prendre Sammy par un vrai double, à la manière des doubles de la
littérature fantastique, plutôt que par un acteur de théâtre quelconque. Cette
interprétation est largement incitée dès le début du film : le spectateur est
exposé à l’image de Sammy bien avant la décision de Caden de théâtraliser sa vie.
Il figure par exemple en arrière plan lorsque Caden va chercher le journal devant
sa maison, au tout début du film : Sammy est là, immobile, de l’autre côté de la
rue. Il accompagne du regard tous les mouvements de Caden, très discret et
énigmatique, presque un « double de proximité »108.
Vers la fin du film, Sammy tombe amoureux de Hazel (Samantha Morton),
assistante et amante de Caden, alors qu’il était censé tomber amoureux, pour
respecter le jeu de représentations, de Tammy (Emily Watson), qui est l’actrice
qui interprète Hazel. Fou de cet amour impossible, Sammy se suicide en sautant
du haut d’un immeuble. Effrayé de témoigner ce qui représente sa propre mort,
Caden reproche hystériquement le corps affalé par terre : « Je n’ai pas sauté,
Sammy ! ». Voici que, par ce geste inattendu, comme un fragment de pierre qui se
découvre pierre, Sammy découvre son autonomie. Il rompt la relation de
108 Expression de Clément Rosset pour désigner l’ombre, le reflet et le écho, le double de proximité « est le garant de la matérialité de l’objet qu’il duplique, [mais] il est en revanche parfaitement privé lui-‐même de matérialité et ne constitue que l’‘impression fugitive’ d’un corps accompagnateur de corps. » ROSSET, Clément. Impressions fugitives : L’ombre. Le reflet. L’écho. Paris : Les Éditions de Minuit, 2004, p. 18.
70
dédoublement en accomplissant un mouvement au-‐delà les possibilités de
Caden, parce que celui-‐ci, hypocondriaque, déprimé, obsédé par la mort, est aussi
pathétique et lâche, incapable de prendre des décisions dans sa propre vie, en
dehors de l’univers théâtral qu’il a inventé. Le rapport entre les deux, Caden
comme le tout (l’être originel) et Sammy comme une partie (un double, une
« ombre », une image dissociée de Caden), change brusquement et commence
ainsi à faire écho, à l’intérieur du récit fictionnel, à la définition de composition
cinématographique en labyrinthe décrite par Cristian da Silva Borges : si avant
Sammy était un être composé tel un puzzle, censé reconstituer fidèlement
l’image de Caden, maintenant, dans sa mort, il fait preuve d’une autonomie
similaire à celle des parties par rapport au tout dans une composition en
labyrinthe, il se dégage en quelque sorte de l’image préalable dont il provient. À
partir de ce moment, on ne peut s’empêcher de se demander ce qui va se passer
avec Caden : comment va-‐t-‐il supporter cette mort anticipée ?
Avant de se lancer dans la réalisation de long-‐métrages avec Synecdoche,
New York, Charlie Kaufman avait écrit deux scénarios qui établissent de manière
singulière la dissociation comme thème central : Being John Malkovich (réalisé
par Spike Jonze en 1999) et Eternal sunshine of the spotless mind (réalisé par
Michel Gondry en 2004). Tout comme dans Synecdoche, ces deux films
privilégient les rapports d’un personnage avec lui même, ce qui signifie que, dans
ces films, le sujet réussit à prendre une distance de soi, une distance qui va
parfois jusqu’à l’aliéner complètement :
« Selon Kaufman, nous avons tous une altérité intérieure. Nous
sommes étrangers à nous-‐mêmes – séparés, divisés, aliénés. Dans son
travail, Kaufman explore les manifestations de cette altérité ; il fait
particulièrement des efforts pour illustrer des manifestations
littérales de cet autre intérieur. À chaque film, Kaufman élabore des
situations où le sujet est obligé à faire face à la nature de son identité,
de sa morale, ainsi qu’à ses défaillances, en externalisant ses doutes,
ses réflexions, ses peurs et ses secrets. »109
109 Traduction libre de l’anglais : « According to Kaufman, we possess an inner alterity. We are other to ourselves – separated, divided, alienated. In his work, Kaufman explores how that alterity is made manifest; in several cases, he devotes a lot of attention to illustrating the literal manifestation of one’s inner other. In film after film, Kaufman creates scenarios in which a person is forced to contend with the nature of his identity, morality, and failings by externalising his
71
Dans Being John Malkovich, le marionnettiste Craig Schwartz (interprété
par John Cusack) découvre un portail menant directement dans la tête de l’acteur
John Malkovich (interprété par Malkovich lui-‐même). Cela ne signifie pas qu’en
traversant ce portail le personnage va avoir accès au psychisme de Malkovich :
en effet, une fois dans la tête de l’acteur, ce que Craig épreuve est plutôt un autre
« point de vue », littéralement parlant, parce que son regard est placé derrière
les yeux de son « hôte » (un masque ovale sur le plan en caméra subjective de
Craig/Malkovich symbolise tel emplacement). Il y garde sa conscience, sa
mémoire, ses sentiments, et il n’a pas accès à ceux de l’acteur, seulement il
témoigne toutes ses actions. On perçoit alors que ce portail magique (dont le
mode de fonctionnement n’est jamais vraiment expliqué) opère une dissociation
entre le corps et l’esprit – non pas dans un sens religieux, mais dans une
métaphore de libération d’une conscience qui n’a pas besoin de corps pour
exister. Quand Craig est dans la tête de Malkovich, son corps disparaît – il devient
caméra subjective, alors que sa conscience persiste à travers la voix off.
Marionnettiste frustré de ne pas avoir son talent reconnu dans le monde
artistique, forcé à chercher du travail bureaucratique et emprisonné dans un
mariage malheureux avec Lotte (interprétée par Cameron Dias), Craig trouve
dans Malkovich une possibilité d’échapper à son existence misérable. D’abord, il
essaye d’utiliser sa découverte pour séduire Maxime (Catherine Keener), sa
collègue de travail ; ensuite, de plus en plus réfugié à l’intérieur de la tête de
Malkovich, il apprend une manière de le contrôler, et il finit par transformer la
star en une poupée humaine. Les interventions constantes de Craig à l’intérieur
de Malkovich font que celui-‐ci commence à lui ressembler : il perd du poids,
laisse pousser les cheveux et manifeste les mêmes manies, gestuelles et la même
façon de parler que son « parasite ». Il développe aussi du talent avec les
marionnettes : Craig profite de la notoriété de Malkovich pour se relancer, lui
faisant quitter sa carrière d’acteur pour devenir un marionnettiste à succès.
Pourtant, si l’ambition de Craig était de transformer sa propre vie, de se
libérer de ses angoisses et peurs (qu’il projetait toujours dans ses numéros de
marionnette), il ne réussit pas. Contrairement à ce qu’il croit, le portail n’offre
inner doubts, reflections, fears, and secrets. » LaROCCA, David (dir.). The philosophy of Charlie Kaufman. Op. cit., p. 8.
72
aucune possibilité de libération. Cela devient évident lorsque Malkovich lui-‐
même traverse le portail et se place paradoxalement dans sa propre tête, où il est
alors en même temps présent et co-‐présent. Ce qu’il voit, c’est un univers où tout
le monde est devenu John Malkovich et où le seul mot possible est la
reproduction de son propre nom : un univers terrifiant justement parce que, au
lieu d’offrir une possibilité de fuite, il matérialise de manière flagrante son
impossibilité. Au lieu de devenir quelqu’un d’autre à travers (en incorporant)
Malkovich, Craig ne fait qu’injecter ses peurs et angoisses dans cet autre.
Autrement dit, il transforme graduellement l’autre en une version de lui-‐même :
« Craig cherche à se soustraire de sa propre vie par la prise en charge
de Malkovich mais, parce que toute différence que Malkovich pourrait
présenter est supprimée, il finit simplement par se répéter ou se
reproduire. »110
Voici l’ironie qui fait la « morale » de l’histoire : Craig réussit à occuper et
dominer complètement le corps d’un autre, mais il demeure prisonnier de son
propre psychisme.
Si dans Being John Malkovich le principe dissociateur consiste dans une
conception dualiste qui fait une distinction entre le corps et l’esprit du sujet,
Eternal sunshine of the spotless mind investit dans une dissociation à l’intérieur
même de l’esprit. Le film raconte l’histoire du couple Joel (interprété par Jim
Carrey) et Clementine (Kate Winslet). Après une séparation douloureuse,
Clementine décide d’oublier Joel pour toujours – grâce à un procédé novateur
offert par la firme « Lacuna Inc. », elle réussit à effacer de sa mémoire tous les
souvenirs liés à leur relation. Fondé par le docteur Mierzwiak (Tom Wilkinson),
« Lacuna Inc. » s’occupe non seulement de supprimer, avec des appareils
scientifiques et ordinateurs, les souvenirs indésirables, mais aussi de jeter tous
les objets qui puissent d’une manière ou d’une autre les évoquer, et même de
prévenir les amis et familiers de la décision de leurs clients pour que ceux-‐ci
fassent attention à ne pas mentionner les événements oubliées devant eux : 110 Traduction libre de l’anglais : « Craig seeks to escape himself by taking over Malkovich, but because any difference Malkovich might represent is suppressed, he ends up merely repeating or reproducing himself. » FALZON, Christopher. « On Being John Malkovich and not being yourself » in LaROCCA, David (dir.). The philosophy of Charlie Kaufman. Op. cit., p. 60.
73
« Clementine Kruczynski a fait effacer Joel Barish de sa mémoire. S’il vous plaît,
ne lui parlez plus jamais de leur relation. Merci. »
Joel apprend éventuellement la décision de Clementine et, consterné,
décide de faire pareil et d’effacer lui aussi ses souvenirs de leur relation. Il prend
rendez-‐vous avec le docteur Mierzwiak, passe toutes les étapes préopératoires
et, le moment venu pour l’« opération », se fait anesthésier et tombe dans un
sommeil profond. Pourtant, alors qu’il est supposé être déjà inconscient, il
change d’idée et s’aperçoit qu’il préfèrerait quand même garder Clementine dans
sa mémoire. Incapable de se réveiller pour arrêter l’opération, Joel entreprend
une aventure synaptique dans son « monde intérieur » pour la protéger de
l’extermination menée par l’équipe de « Lacuna Inc. ». Il essaye de la cacher, sa
mémoire de Clementine, dans d’autres souvenirs qui ne concernent pas leur
relation – souvenirs de son passé, même de son enfance, et souvenirs refoulés
bien protégés par son subconscient.
La possibilité offerte par « Lacuna Inc. » présuppose ainsi la possibilité de
dissocier la mémoire des autres activités psychiques, et même de dissocier les
souvenirs des moments, des gens (les parties) de la mémoire en soi (le tout).
L’articulation entre les souvenirs et le « corps psychique » (soit la mémoire, le
conscient et l’inconscient) devient malléable, plastique, réarrangeable. Au
contraire de la plupart des comédies de remariage, Eternal sunshine of the
spotless mind ne part pas exactement de la construction des personnages pour
monter/démonter/remonter une relation amoureuse entre eux ; il part
davantage d’une relation amoureuse donnée pour monter/démonter/remonter
les personnages qui s’y trouvent impliqués.
L'attirance des compositions « labyrinthiques », où l’autonomie et l’écart
entre les parties mettent en question la cohérence et la possibilité même d’un
tout (trompes l’œil, mises en abîme, structures en boucle), qui fait aussi l’énigme
des nouvelles fantastiques de Jorge Luis Borges ou encore des impressions de M.
C. Escher, est d’une certaine manière déjà présente, dans le cinéma, dans l’œuvre
de Georges Méliès. C’est que le réalisateur français, « précurseur » des effets
spéciaux, « a sauté à pieds joints à travers le miroir tendu par Edison et les frères
74
Lumière et (…) retombé dans l’univers de Lewis Carroll », transformant, écrit
Edgar Morin, par le biais du fantastique, le « cinématographe » en « cinéma ».111
Dans un de ses premiers films, Un homme de têtes (1898), Méliès met en
scène un ensemble de dissociations littérales de son propre corps. Il « se
décapite » et multiplie sa tête jusqu’à avoir, simultanément, quatre têtes
« vivantes » : une sur son corps et trois disposées dans deux tables. Quatre têtes
identiques mais quand même indépendantes, qui s’agitent et réagissent
librement, dont trois détachées du corps sur lequel demeure le statut de
personnage-‐protagoniste. Dans un passage de son ouvrage Changement de têtes :
de Georges Méliès à David Lynch, Diane Arnaud mentionne le commentaire
d’Edgar Morin et ajoute que, à travers son cinéma, Méliès « accomplit une
aventure anthropologique : dévoiler à travers le dédoublement de l’image et
l’imaginaire fantomatique les fondements archaïques de la pensée humaine. »112
Le motif de la dissociation, sous forme de la multiplication du personnage,
est récurrent et très important chez Méliès, comme l’on peut constater
facilement, par exemple, dans Le portrait mystérieux (1899), L’homme orchestre
(1900), L’homme à la tête en caoutchouc (1901) et Le mélomane (1903), ces deux
derniers comportant aussi des moments de décapitation – puisque, souvent chez
Méliès, « se multiplier ne va pas toutefois sans perdre la tête. »113. Cependant, cet
impératif de multiplication est toujours résolut à la fin, quand les doubles et les
têtes autonomes disparaissent et le réalisateur, corps entier, tête comprise, vient
saluer une dernière fois son public. Comme suggère Artaud, dans le cinéma de
Méliès, la dissociation peut être comprise aussi comme un clin d’œil allégorique à
la polyvalence artistique du réalisateur :
« Chez Méliès, il n’en restera plus qu’un après les délires du multiple.
Cette nécessité est inhérente à la logique de création puisque la
dimension allégorique des duplications renvoie à sa polyvalence
artistique. C’est le même homme qui est à la fois peintre, machiniste,
opérateur, illusionniste, dessinateur et acteur. Après avoir joué
plusieurs personnages autonomes qui n’en font qu’à leur tête, il 111 MORIN, Edgar. Le cinéma ou l’homme imaginaire : Essai d’anthropologie sociologique. Paris : Les Éditions de Minuit, 1956, p. 62. 112 ARNAUD, Diane. Changements de têtes : de Georges Méliès à David Lynch. Op. cit., p. 21. 113 Ibid., p. 26.
75
revient seul à l’écran pour saluer le public qui l’identifie à la figure
d’un créateur ‘drôlement’ tout-‐puissant. »114
Cette remarque, dans la mesure où elle suggère que les dissociations à
l’écran servent, en fin de compte, à une « autopromotion » du polyvalent Méliès,
pourrait délégitimer en quelque sorte la puissance et les enjeux esthétiques de la
dissociation. Il me semble nonobstant qu’il n’y a rien d’illégitime dans
l’inquiétude de cet homme qui accumulait presque toutes les fonctions dans la
création de films novateurs et engageants et qui malgré tout tombait peu à peu
dans l’oubli – quand son œuvre fut finalement redécouverte et reconnue dans
son importance le réalisateur avait déjà plus de soixante-‐dix ans115. Comme
expliquent Pierre Jourde et Paolo Tortonese, « Lorsque le corps se dédouble, se
multiplie, se fractionne, la question est de savoir où réside le centre de la
personne »116 ; déjà chez Méliès les opérations esthétiques de division et de
multiplication du corps humain expriment des soucis sur l’identité. Méliès et ses
figures de la dissociation – morcellements du corps, décapitations,
métamorphoses, dédoublements – peuvent ainsi être considérés un premier
exemple avant la lettre de la manière par laquelle l’éclatement du personnage de
cinéma peut être appelé à exprimer l’inquiétude du sujet contemporain.
3 – Une question de plasticité
Le fait que le personnage (dont le corps n’est qu’un premier élément donné) soit
dissociable présuppose sa non-‐unicité, sa mouvance, sa capacité à se
métamorphoser. Autrement dit, il y a dans le personnage quelque chose de
malléable, de plastique.
La prise en compte de cette plasticité du personnage est le principe
fondateur de Holy motors (Leos Carax, 2012). Ce film comporte par ailleurs
quelques scènes où la plasticité, non pas du personnage mais de l’image elle-‐
114 Ibid., p. 37. 115 Cette période finale de la vie de Méliès est par exemple illustré dans le film Hugo (Martin Scorsese, 2011), adapté du roman pour enfants L’invention de Hugo Cabret de Brian Selznick. 116 JOURDE, Pierre et TORTONESE, Paolo. Visages du double : Un thème littéraire. Paris : Nathan, 1996, p. 14.
76
même, est radicalement mise en évidence – je pense, par exemple, à une
séquence en infrarouge, ou encore à la fameuse « séquence 27 » où, pendant un
travelling avant du parcours d’une voiture à travers un cimetière, « le paysage se
liquéfie et l’abstraction plastique fait signe », comme explique le plasticien
Jacques Perconte, responsable par la création de l’effet117. Ce qui aurait pu se
passer comme une pure abstraction ou comme un défaut technique du
numérique est un effet souhaité par Carax que je propose d’interpréter ici
comme une transposition de la prémisse du récit vers la matérialité du film – ou
plutôt de la vidéo.
Pour ce qui concerne le récit et le personnage, le film raconte une journée
de travail de Monsieur Oscar (interprété par Denis Lavant). Après un prologue
énigmatique qui met en scène Leos Carax lui-‐même découvrant une salle de
cinéma derrière le mur de sa chambre (scène qui expose une curieuse
dissociation entre le son et l’image : on entend les bruits d’un port, mais on voit
par la fenêtre de la chambre que celle-‐ci se trouve à côté d’un aéroport), on
accompagne les déplacements de ce Monsieur, présenté alors comme un riche
homme d’affaires, d’un « rendez-‐vous » à l’autre, dans une limousine conduite
par Céline (Édith Scob). La limousine, telle une coulisse de théâtre, lui permet de
se préparer, s’habiller et se maquiller conformément aux besoins de chaque
« rendez-‐vous » – c’est que, à chaque fois, il incarne un rôle différent. Il devient
d’abord une vieille mendiante roumaine, puis un cascadeur dans un studio
d’animation 3D pendant une séance de capture de mouvements, une créature
monstrueuse qui kidnappe une mannequin photographique, un père de famille
qui cherche sa fille adolescente dans une soirée, un vieil homme sur son lit de
mort…
On ne tarde pas à comprendre que Monsieur Oscar est un acteur de
cinéma qui interprète plusieurs rôles, sans rapport les uns avec les autres,
pendant une même journée. La notion de protagoniste s’éclate de telle manière
qu’on ne peut jamais vraiment savoir qui est Monsieur Oscar. Sans prendre en
117 Cet effet est normalement nommé « datamoshing ». Il s’agit de successives compressions des données numériques de l’image résultant successives pertes de qualité, jusqu’à rendre une image tellement déformé qu’on la prend par une abstraction. La séquence et le commentaire de Perconte sont disponibles sur la page Vimeo de l’artiste : https://vimeo.com/54730322, dernière consultation le 3 août 2013.
77
compte les scènes dans la limousine, on ne connaît que ses rôles. Le plus
probable est que, lorsqu’on l’avait vu au début du film en homme d’affaires – et
aussi lorsqu’on le voit en « père » d’une famille de chimpanzés à la fin –, c’était
déjà un « rendez-‐vous » à l’ordre du jour, et non pas la vraie vie de l’acteur. Les
remarques de Céline qui semblent ponctuer le début et la fin de sa journée de
travail n’y changent rien : « Le premier dossier est à vos côtés », dit elle à
l’homme d’affaires ; puis, en lui donnant sa paie pour la journée, elle lui dit « À
demain, Monsieur Oscar », avant de l’abandonner dans la maison avec les
primates ; et pourtant on a l’impression que Monsieur Oscar jouait déjà avant de
se rendre dans la limousine, et qu’il continue à jouer après le départ de Céline.
Comme le protagoniste de Zelig (Woody Allen, 1983), on ne connaît de Monsieur
Oscar que des facettes artificielles qui, finalement, nous disent très peu sur lui.
Cette opacité du personnage relève en partie du fait que, l’exception faite
à la séquence dans le studio d’animation, aucun trace d’équipe de tournage, de
mise en scène, de caméra, ne soit jamais aperçue. De cette manière, quand
Monsieur Oscar joue le rôle d’un assassin, il est un assassin. C’est ainsi qu’on voit
Monsieur Oscar en Alex, tueur à gages chauve, tuer Theo (lui aussi interprété par
Denis Lavant), travailleur de nuit dans un entrepôt ; et c’est ainsi qu’on lui voit,
avec un masque de fils de fer barbelé, tuer un banquier (le même homme
d’affaires qu’on a vu au début du film, soit encore une fois Denis Lavant) dans un
café. Les deux séquences se terminent avec une mort de Monsieur Oscar lui-‐
même. D’abord c’est Theo qui, après avoir été rasé et habillé de façon à devenir
un vrai sosie de son assassin, se « réveille » de la mort pour lui frapper dans le
cou (le même coup de couteau qui Alex lui avait donné) ; et ensuite le tueur
masqué est abattu par les gardes du corps du banquier qu’il venait d’assassiner.
Dans les deux cas, Céline vient au secours de son passager agonisant et lui
ramène à la limousine. Très prudente, elle lui rappelle qu’il a encore d’autres
entretiens à l’ordre du jour et qu’il faut se dépêcher : « Monsieur Oscar, nous
allons nous mettre en retard ». Une fois dans la limousine, l’acteur arrête de
représenter sa mort qui, en quelques secondes à peine, avait l’air si définitive.
À travers la multiplication de personnages incarnés par le Monsieur Oscar
de Denis Lavant, Holy motors se métamorphose en différents genres filmiques –
film d’amour, science-‐fiction, comédie musicale etc. Derrière ces dissociations, il
78
paraît y avoir la détermination de Leos Carax de construire une critique, un
discours sur l’importance et le futur du cinéma. Les références et clins d’œil à
d’autres films et réalisateurs sont nombreux118.
Dans la diégèse, cette détermination du réalisateur est justifiée par une
prémisse fantastique. Un dialogue en particulier explique que le travail des
acteurs est devenu moins de simplement « jouer » et plus d’« incarner » vraiment
les personnages parce qu’ils ne peuvent plus savoir où se trouvent les caméras.
Pendant ce dialogue, Monsieur Oscar regrette cette condition: « Quand j’étais
jeune, elles [les caméras] étaient plus hautes que nous ; ensuite elles sont
devenues plus petites que nos têtes. Aujourd’hui, on ne les voit plus du tout.
Alors oui, moi aussi j’ai du mal à y croire parfois. » Il explique ensuite que, malgré
sa fatigue et sa colère contre ce système, il continue sa carrière d’acteur pour les
mêmes raisons qui l’ont fait commencer : « Je continue comme j’ai commencé :
pour la beauté du geste ».
On ressent cette même impuissance et mélancolie lorsque Monsieur
Oscar rencontre Jean (interprétée par Kylie Minogue), une collègue actrice avec
qui il a déjà eu une histoire. Prenant tous les deux une pause d’une demi-‐heure
« pour rattraper vingt ans », ils se promènent à la Samaritaine – un grand
magasin parisien qui, fermé pour travaux, se trouve abandonné, des morceaux de
mannequins éparpillés par terre. À guise de conversation, avant de lui demander
de partir, elle chante le thème du film, dont le leitmotiv est l’interrogation « Who
were we, who were we, when we were who we were back then ? » (« Qui étions-‐
nous quand nous étions ce que nous étions au début ? »). Ils se quittent sans que
Monsieur Oscar puisse lui révéler un secret (« Il y a une chose que tu ne sais pas
sur nous »).
Holy motors, en quelque sorte une déclaration d’amour au cinéma et une
expression de désillusion face aux tendances du cinéma contemporain, aborde
frontalement la question de la plasticité. Il offre au spectateur des moments
engageants tout en lui refusant le soutien d’un récit conventionnel. Chaque
moment est considérablement autonome, un peu comme si le film était constitué
118 Voir par exemple la contribution de Paul Hammond à la discussion « Hail Holy Motors » : CONOMOS, John et al. « Hail Holy Motors » in LOLA, nº3, décembre 2012, disponible sur http://www.lolajournal.com/3/hail_holy_motors_1.html, dernière consultation le 3 août 2013.
79
de plusieurs court-‐métrages. L’idée qui unit ces moments est que le cinéma doit
assumer son potentiel plastique : pas seulement raconter des histoires, mais
penser plastiquement les images, les mouvements, les corps et les notions
comme celle, justement, de personnage. Pendant un entretient pour le dossier de
presse du film, Leos Carax a dit que, si Denis Lavant avait refusé d’interpréter
Monsieur Oscar, il aurait proposé le rôle à Lon Chaney, Charlie Chaplin, Peter
Lorre ou Michel Simon ; et il continue :
« Comme le cinéma lui-‐même, Denis Lavant vient des planches, de la
fête et du cirque. Son corps est sculpté comme ceux des athlètes
chronophotographiés par Étienne-‐Jules Marey [chronophotographies
qui sont éventuellement montrées dans Holy Motors]. Et quand je filme
ce corps en mouvement, mon plaisir est le même, j’imagine, que celui
de Muybridge face à son cheval au galop. » 119
On peut comprendre par là l’importance que le réalisateur accorde à la
versatilité, à une certaine virtuosité inclassable de l’acteur (et aussi du film lui-‐
même), à sa capacité d’effectuer par son jeu l’éclatement du personnage – à sa
capacité de dissociation, à sa plasticité.
Maintenant, pour mieux comprendre la correspondance que je propose
d’articuler ici entre capacité de dissociation et plasticité, il est intéressant
d’investiguer la notion de plasticité en soi – et notamment résoudre le problème
de l’ambigüité qui souvent la menace. Dans un ouvrage consacré à cette question,
la philosophe Catherine Malabou récupère l’origine étymologique du terme pour
formuler une première définition :
« ‘Plastique’ vient du grec plassein qui signifie ‘modeler’. La ‘plastique’
désigne l’art de l’élaboration des formes (…). L’adjectif ‘plastique’,
quant à lui, a deux significations opposées : d’une part, ‘susceptible de
changer de forme’, malléable (la cire, la terre glaise, l’argile sont dites
‘plastiques’) ; d’autre part, ‘susceptible de donner la forme’, comme les
arts plastiques ou la chirurgie plastique. Est ‘plastique’ le support qui
est capable de garder la forme qu’on lui a imprimée, de résister au 119 Voir le dossier de presse du film disponible sur http://www.artificial-‐eye.com/database/cinema/holymotors//pdf/pressbook.pdf, dernière consultation le 3 août 2013.
80
mouvement d’une déformation infinie. En ce sens, ‘plastique’ s’oppose
à ‘élastique’, ‘visqueux’ ou encore à ‘polymorphique’, dont on le croit
trop souvent synonyme. Le substantif ‘plasticité’, enfin, désigne le
caractère de ce qui est plastique, c’est-‐à-‐dire de ce qui est susceptible
de recevoir comme de donner la forme. »120
On voit bien aujourd’hui comment cette définition de plasticité dépasse le
cadre esthétique, se faisant un « schème opératoire de plus en plus prégnant »
aussi en domaines si diverses que la médicine, la neurobiologie ou l’ethnologie,
par exemple121. En outre, dans une époque où la matière plastique se fait une
espèce de « solvant universel » 122 , où, comme dit Roland Barthes, règne
l’impression que « le monde entier peut être plastifié, et la vie elle-‐même,
puisque, paraît-‐il, on commence à fabriquer des aortes en plastique »123, parler
de plasticité pourrait facilement conduire à une critique idéologique. La matière
plastique serait sans plus associé à la culture nord-‐américaine et au capitalisme,
et responsabilisée pour l’« artificialité » du monde moderne et contemporain.
C’est une des voies, par exemple, de Jean Baudrillard ou encore d’Umberto Eco :
« Pour Eco, l’Amérique est un lieu ‘où le Bien, l’Art, le Conte de fée et l’Histoire,
incapables de devenir chair, doivent au moins devenir plastique’ [ECO, Umberto.
Travels in hyper reality : Essais. New York : Harcourt Brace Jovanovich, 1986, p.
57]. »124
Cette mise en évidence de la malléabilité de la matière plastique, au delà
d’ouvrir une discussion à propos de l’artificialité (de la superficialité) du monde
moderne et contemporain, me semble utile à la compréhension des enjeux de la
notion même de plasticité en ce qui concerne le sujet. Dans ce sens, mon objectif
n’est pas d’aborder les enjeux de la matière, mais d’étudier la plasticité comme
une notion philosophique : en tant que notion philosophique, la plasticité peut
120 MALABOU, Catherine. « Plasticité surprise » in Plasticité. Paris : Léo Scheer, 2000, p. 311-‐312. 121 MALABOU, Catherine. « Ouverture : le vœu de plasticité » in Ibid., p. 7. 122 MEIKLE, Jeffrey L. « De l’immatérialité virtuelle : plastiques et plasticité au XXe siècle » in Ibid., p. 148. 123 BARTHES, Roland. « Le plastique » in Mythologies. Paris : Seuil, 1957, p. 194. 124 MEIKLE, Jeffrey L. « De l’immatérialité virtuelle : plastiques et plasticité au XXe siècle » Op. cit., p. 148.
81
être impliqué dans une pensée à propos du sujet, à mesure que celui-‐ci se révèle
capable de se transformer et de se fabriquer des doubles.
La plasticité, qui concerne aussi le corps, place davantage la discussion
sur le sujet autour de la question de la subjectivité ; elle opère le nécessaire
dépassement du corps biologique vers les procès de subjectivation par lesquels
le sujet se donne à voir et à comprendre. Malabou explique que, à travers
notamment la philosophie de Hegel, on peut constater comment la subjectivité
fait la plasticité du sujet :
« [Hegel] l’arrache [la notion de plasticité] tout d’abord à son ancrage
strictement esthétique pour l’attacher à un lieu problématique qui,
jusque-‐là, n’avait jamais été le sien, la subjectivité. C’est désormais le
sujet qui est dit plastique. Les deux significations fondamentales de la
plasticité – réception et donation de forme – se trouvent alors
investies d’une valeur radicalement nouvelle pour désigner la capacité
qu’a le sujet de se former et de se transformer, de se dessaisir de sa
forme ancienne, de fabriquer du substitut (matière plastique avant
l’heure), d’exploser enfin. »125
Hegel se sert ainsi de la notion de subjectivité pour comprendre le sujet
en tant que matière plastique. Dans cette argumentation, la plasticité caractérise
« le vif de la subjectivité, son rapport à l’avenir. »126 C’est par sa plasticité que le
sujet se fait dissociable, et c’est dans le « lieu problématique » de la subjectivité
que les dissociations peuvent opérer. Je m’intéresse ici à la plasticité dans cette
dimension du « vif », dans la puissance du sujet de se former et de se
transformer, et de sa fabriquer des substituts, des doubles.
Le sujet comme matière plastique est un des thèmes abordés par Baldine
Saint-‐Girons dans son article « Plasticité et paragone ». Dans cet article, la
philosophe récupère une intéressante idée du théologien italien du XVe siècle Pic
de la Mirandole. Dans son texte Oratio de hominis dignitate (1486), il donne une
interprétation alternative du mythe chrétien de la création, en essayant de
répondre à la question : pourquoi l’homme a-‐t-‐il été créé le dernier par Dieu ?
125 MALABOU, Catherine. « Ouverture : le vœu de plasticité » in Ibid., p. 9. 126 Ibid., p. 10.
82
Pic de la Mirandole suggère que, après avoir créé l’univers entier, y
compris les plantes et les animaux, Dieu avait besoin de quelqu’un pour admirer
et aimer sa création. Pourtant, pour pouvoir bien « poser la raison d’une telle
œuvre », ce quelqu’un devrait être indépendant de Dieu lui-‐même, en dehors des
« ordres supérieurs, intermédiaires et inférieurs » qu’Il avait déjà établit. Son
désir était un désir de compréhension plus que d’obéissance, et il avait besoin
d’un être autonome, libre, capable en quelque sorte d’avaliser par son propre gré
la création. Mais comment créer un tel être ? Comment pourrait Dieu créer un
être dont le désir et la volonté, bien que le raisonnement, lui dépasseraient, lui
seraient non seulement indifférentes, mais aussi incompréhensibles dans leur
autonomie, dans leur libre arbitre ? La solution que Dieu aurait trouvée fut celle
de créer un être sans forme et sans limites, dont la seule qualité serait celle de
pouvoir définir à soi-‐même :
« [Dieu] prit donc l’homme, cette œuvre à l’image indistincte, et l’ayant
placé au milieu du monde, lui parla ainsi : ‘Je ne t’ai donné ni place
déterminée, ni visage propre, ni don particulier, ô Adam, afin que ta
place, ton visage et tes dons, tu les veuilles, les conquières et les
possèdes par toi même. La nature enferme d’autres espèces en des lois
par moi établies. Mais toi, que ne limite aucune borne, par ton propre
arbitre, entre les mains duquel je t’ai placé, eu te définis toi-‐même. »127
Dans cette interprétation, Dieu délègue son pouvoir de création à sa
créature. À l’homme, créature créé à partir du limon, susceptible de recevoir de
forme, « nulle identité prédéterminée » n’est assignée : « à lui de se définir lui-‐
même, d’être son propre créateur ou son propre artiste »128. L’homme serait donc
susceptible aussi de donner de forme. Tout d’un coup, il occupe les deux pôles de
la plasticité, il est récepteur et donateur de forme, et il devient « la figure par
excellence de la plasticité »129 :
« À toutes les formes de déterminisme, divin, naturel, ou social, Pic
oppose la puissance du désir et de la volonté. L’être humain est 127 SAINT-‐GIRONS, Baldine. « Plasticité et paragon » in Ibid., p. 36-‐37. 128 Ibid., p. 37. 129 Ibid., p. 36.
83
capable de toutes les transformations : il se caractérise par une
plasticité radicale, qui constitue une exception au sein de la création.
C’est un caméléon, un Protée. »130
Plastique, le sujet est donc capable de toutes les transformations ;
donateur et récepteur de forme, il peut agir sur lui-‐même et se transformer,
transformer son avenir. Dans le sens de Pic de la Mirandole, c’est cette capacité
qui constitue l’essence de l’humain, créé « à l’image » de Dieu. Dans le sens de
Hegel, la plasticité du sujet est mise en question au niveau de la subjectivité et se
limite, à un côté extrême, par un risque d’explosion. La puissance du sujet de se
former et se transformer est aussi, à l’extrême, une puissance d’explosion :
l’explosion sera l’angle d’approche au problème de l’inquiétude du sujet dans le
chapitre suivant.
Mais avant l’extrême de l’explosion, compris dans les possibilités de la
plasticité, il y a le dédoublement, figure sur laquelle je propose de me concentrer
maintenant.
4 – Doubles et dédoublements
Dans Black swan (Darren Aronofsky, 2011), Thomas Leroy (interprété par
Vincent Cassel), maître d’une importante compagnie de ballet à New York, décide
de préparer un nouveau spectacle pour Le lac des cygnes de Tchaïkovski. Inspiré
d’une légende allemande, Le lac des cygnes raconte l’histoire du prince Siegfried
lorsqu’il est obligé à choisir une épouse. Contrarié de ne pouvoir faire son choix
par amour, il décide de s’enfuir dans une forêt, où il fait la connaissance d’Odette,
une très belle jeune fille sur laquelle tombe une malédiction : elle ne se présente
comme humaine que pendant la nuit, et passe ses journées sous la forme d’un
cygne blanc. Le prince tombe amoureux d’Odette, dont le seul moyen de devenir
définitivement humaine est justement de se marier. Cependant, lors du bal où
Siegfried doit annoncer l’épouse choisie, le sorcier responsable de la malédiction
lui prépare un piège : il lui présente à Odile, sa propre fille et sosie maléfique
d’Odette, habillée en cygne noir. La fin tragique fait que, le moment où le prince
130 Ibid., p. 38.
84
déclare son amour à Odile, Odette soit condamné à demeurer un cygne pour
toujours. La jeune fille décide ainsi de mettre un terme à sa vie se jetant dans les
eaux du lac.
L’idée originelle de Leroy est d’avoir une même ballerine pour danser les
deux rôles d’Odette et d’Odile. Il faut que ce soit une ballerine avec un talent
incontestable pour rendre toute la délicatesse et beauté du cygne blanc, et il faut
aussi qu’elle soit capable de danser avec agressivité et sensualité, pour
représenter l’insensibilité et l’opportunisme du cygne noir. Leroy décide de
donner le rôle à Nina (interprétée par Natalie Portman), la danseuse la plus
douée de la compagnie. Nina est sans doute capable de jouer le rôle du cygne
blanc, protagoniste de l’histoire, mais on la reproche de ne pas danser assez
passionnément et spontanément pour incarner le cygne noir. Craignant perdre le
rôle, elle se met à répéter à l’exhaustion, sans pour autant atteindre l’agressivité
et la sensualité exigées ; peu à peu, elle commence à se sentir menacée par Lily
(interprétée par Mila Kunis), une danseuse moins talentueuse mais capable
d’exécuter le rôle du cygne noir comme imaginé par Leroy.
L’opposition entre Odette et Odile est ainsi transposée vers la relation
entre les deux ballerines : Nina est naïve, sérieuse et totalement contrôlée par
une mère surprotectrice, alors que Lily est provoquante, aventureuse et
décontractée. L'appréhension de Nina augmente à tel point qu’elle commence à
croire que Lily veut lui prendre la place. Elle commence à halluciner.
Aronofsky présente les moments d’hallucination de Nina sans changer le
ton de la mise en scène, de telle façon que le spectateur est parfois incapable de
faire la distinction, exactement comme la protagoniste du film, entre les
événements réels et ceux imaginés. C’est ainsi qu’on voit, par exemple, une scène
de sexe entre Lily et Leroy, ou une scène où Nina est effrayée par les
autoportraits « devenu vivants » de sa mère. Dans d’autres moments, des
blessures plus ou moins inexplicables apparaissent sur son corps : une ongle du
pied qui se casse, une irritation dans l’épaule, la cuticule d’un doigt de la main qui
s’enflamme et commence à saigner, jusqu’à un repliement inversé de ses genoux.
Progressivement, le film commence à présenter des scènes dans
lesquelles l’instabilité de Nina s’exprime à travers des dédoublements de son
image. D’abord, au début du film, lorsqu’elle prend le métro pour se rendre à la
85
compagnie de ballet, elle est dérangée de voir une femme, de dos, qui semble
copier ses gestes. À un autre moment, avançant dans un couloir désert, elle
croise un être qui lui est identique et lui sourit énigmatiquement. Et lorsqu’elle
hallucine le rapport sexuel entre Leroy et Lily, pour un instant, elle se reconnaît à
la place de celle-‐ci, ce qui se produit encore une fois lorsqu’elle hallucine un
rapport homosexuel avec Lily. Dans ce dernier rapport, Lily apparaît en fait
comme l’image du double de Nina : ingénue et frigide, Nina a besoin de se
projeter en quelqu’un d’autre, en l’occurrence en Lily, pour réussir à dépasser
son refoulement et à atteindre le plaisir sexuel. Autrement dit, ce n’est qu’à
travers l’image fantasmée de Lily que Nina parviendra à atteindre l’agressivité et
la sensualité du cygne noir.
Le thème du dédoublement est aussi établi par la récurrence des
compositions de cadre qui montrent les personnages à travers leurs reflets dans
le miroir. Le miroir sert en quelque sorte à révéler le cygne noir absent – ce c’est
qui se passe métaphoriquement quand Leroy explique à la compagnie son idée
d’avoir une même soliste pour les deux rôles : la scène est découpée de telle
manière qu’on lui voit directement lorsqu’il parle du cygne blanc, mais c’est à
travers son reflet qu’on lui entend parler du cygne noir. Plus intrigants sont les
plusieurs moments où le reflet de Nina paraît retardé, voir indépendant : devant
le grand miroir de la salle de répétitions, elle lève son bras dans un mouvement
de danse, mais son reflet ne l’accompagne pas ; ensuite, lorsqu’elle tourne le dos
au miroir, son reflet se retourne pour la regarder. C’est ainsi que la mise en scène
confère aux miroirs le potentiel fantastique de faire effectivement apparaître le
cygne noir « caché » dans Nina.
L’histoire de Black swan se termine le jour de la première du spectacle. Le
moment venu de représenter le cygne noir, Nina affronte Lily dans sa loge. Bien
évidemment, il ne s’agit pas de la vraie Lily, mais encore une fois du double de
Nina – et lorsque cette Lily-‐ci lui demande « Et si je dansais le cygne noir à ta
place ? », c’est effectivement Nina elle-‐même, jouée par Natalie Portman, qu’on
voit parler. Les deux Nina se battent, l’originelle pousse le double contre un
miroir et, avec un éclat de verre, le poignarde. Ce geste ultime de violence lui
libère finalement pour incarner le cygne noir devant le public, dans une
présentation éblouissante. Nonobstant, en poignardant son double avec un éclat
86
de miroir, elle s’est poignardée elle-‐même. Peu après la conclusion de l’acte final
du spectacle, justement la scène de la mort du cygne blanc, Nina meurt.
Cette conclusion met l’accent une dernière fois sur le thème de la
dissociation et, plus particulièrement, sur le thème du dédoublement : la
protagoniste de Black swan, dans son objectif de représenter Le lac des cygnes
dans un spectacle de ballet, finit par le réinterpréter aussi dans sa propre vie. La
structure du film ne fait pas seulement appel à la légende allemande, mais la
dédouble assez littéralement. Si, dans la légende, Odile a pris la place à Odette
pour épouser le prince Siegfried, ici c’est le double de Nina qui prend la place à
Nina elle-‐même pour correspondre au désir de Leroy. Si, dans la légende, c’est la
beauté d’Odette qui a finalement constituée sa faiblesse – parce que la beauté
n’appartient pas à elle seule, mais aussi à Odile, son sosie –, ici cette faiblesse est
personnifiée dans un personnage, Lily, aussi belle et encore plus séduisante que
Nina.
Dans ce schéma, le double de Nina correspond à une dissociation de Nina
qui se manifeste de différentes manières. Sans corps propre, ce double est
parfois relégué aux reflets dans le miroir ; d’autres fois, il usurpe le corps
d’autres personnages – pas seulement Lily, mais aussi Beth (Winona Ryder),
ancienne ballerine qui se sent rejetée par la compagnie et développe des
tendances suicides (à un moment on la voit qui se poignarde dans le visage
devant Nina) ; d’autres fois encore, il se propage vers d’autres éléments du film, il
anime les autoportraits de la mère de Nina, il hante un couloir désert, il fait fuite
dans des effets sonores sous forme d’éclats de rire, murmures et battements
d’ailes. Finalement, il possède le corps de Nina, corps qu’il blesse plusieurs fois
(les ongles, les doigts, la peau, les genoux) avant de le prendre complètement. Le
double de Nina est donc un personnage complexe, multiforme et insaisissable, un
personnage plastique dont la plasticité se répand vers d’autres personnages
aussi bien que vers quelques éléments cinématographiques – comme le jeu
d’acteur, la composition des cadres, les effets spéciaux, le maquillage, le montage,
et la bande son. C’est pour cette raison que je propose de comprendre Black swan
comme un film qui travaille de manière exemplaire la figure du double.
Il me semble que le double, tout comme la notion plus générale de
dissociation et aussi celles de plasticité et de fragmentation, profite d’un statut
87
ambigu, presque paradoxal. Parler de double signifie parler de quelque chose qui
relève de l’identique mais qui, en même temps, se prononce dans la différence.
D’un côté, le double n’est pas le même, il n’est pas une simple copie qu’on perçoit,
justement, comme une copie ; il est en quelque sorte un produit dérivé, il
possède des traits particuliers significatifs et souvent distincts de ceux de la
chose dont il présente le dédoublement. Pourtant, de l’autre côté, il n’est pas non
plus un autre, un différent ; son existence se trouve attaché à l’être originel, se
trouve justifié par lui, puisque le sens du double se construit essentiellement
dans une relation de ressemblance avec l’être originel.
Dire que le sens du double est nécessairement dépendant de l’être
originel implique accorder au double un statut métaphysique : dans une
structure métaphysique, explique Clément Rosset dans Le réel et son double, « le
réel immédiat n’est admis et compris que pour autant qu’il peut être considérée
comme l’expression d’un autre réel, qui seul lui confère son sens et sa réalité. »131
C’est-‐à-‐dire que le double, en soi, n’est pas admissible ; il n’est admis et compris
que dans la condition d’une expression d’un originel. Le double, en soi, est une
illusion, une illusion métaphysique.
5 – Illusion
Le cas le plus emblématique d’illusion métaphysique est peut-‐être celui de
l’allégorie de la caverne de Platon : dans un groupe d’hommes enchaînés depuis
toujours à l’intérieur d’une demeure souterraine, les ombres perçues sur les
murs (ombres qui leur sont inexplicables, puisqu’ils ne connaissent ni la source
de lumière ni la nature des êtres qui la masquent) sont considérées comme de la
réalité directe. Cette allégorie représente le dualisme philosophique de Platon,
pour qui « toute chose connaissable n’est que le double d’un modèle
inconnaissable ».132 Ainsi, selon le platonisme, les hommes n’ont accès qu’à des
expériences sensibles motivées par un « monde des idées » inaccessible aux
sensations :
131 ROSSET, Clément. Le réel et son double. Paris : Gallimard, 1984, p. 55. 132 JOURDE, Pierre et TORTONESE, Paolo. Visages du double : Un thème littéraire. Op. cit., p. 4.
88
« La vérité du platonisme demeure donc bien attaché au mythe de la
caverne : ce réel-‐ci est l’envers du monde réel, son ombre, son double.
Et les événements du monde ne sont que les répliques des événements
réels : ils constituent les seconds moments d’une vérité dont le
premier moment est ailleurs, dans l’autre monde. »133
Tout comme les ombres projetés dans la caverne de Platon, prises par
l’homme ordinaire comme la réalité, peuvent être considérées une illusion
métaphysique – puisqu’elles sont l’expression d’un autre réel, qu’elles n’ont pas
de signification par elles-‐mêmes –, le double d’un être, d’un événement, d’un
monde, est, lui aussi, une illusion, une « mise à l’écart du réel »134. La théorie du
double construite par Rosset, que je trouve intéressant de récupérer ici, repose
sur cette notion :
« La technique générale de l’illusion est en effet de faire d’une chose
deux, tout comme la technique de l’illusionniste, qui escompte le
même effet de déplacement et de duplication de la part du spectateur :
tandis qu’il s’affaire à la chose, il oriente le regard ailleurs, là où il ne se
passe rien. (…) la structure fondamentale de l’illusion n’est autre que
la structure paradoxale du double. Paradoxale, car la notion de double
(…) implique en elle-‐même un paradoxe : d’être à la fois elle-‐même et
l’autre. »135
Ainsi, d’une manière générale, l’illusion aurait pour fonction protéger le
sujet du réel déplaisant, et elle le ferait d’une manière qui implique « non pas
refuser de percevoir le réel, mais le dédoubler »136.
Un autre film de David Lynch est construit à partir de cette articulation
entre le réel déplaisant, l’illusion (sous la forme du rêve) et le dédoublement.
Dans Mulholland Dr. (2001), ainsi comme dans Lost highway, le récit est divisé en
deux : dans un premier moment, on accompagne l’histoire de Betty Elms
(interprétée par Naomi Watts), comédienne débutante à Hollywood, et de Rita
(Laura Harring), femme mystérieuse qui a perdu sa mémoire après un accident 133 ROSSET, Clément. Le réel et son double. Op. cit., p. 60. 134 Ibid., p. 12. 135 Ibid., p. 19. 136 Ibid., p. 125.
89
de voiture. Ensuite, pendant la dernière demi-‐heure de film, Naomi Watts n’est
plus Betty mais Diane Selwyn, une actrice ratée, et Laura Harring n’est plus Rita
mais Camilla Rhodes, une actrice à succès qui vient de s’engager avec le jeune
réalisateur Adam Kesher (interprété par Justin Theroux). On apprend alors que
Diane et Camilla ont été une fois en couple, et que leur séparation a poussé Diane
à chercher un tueur à gages pour éliminer Camilla. Presque toute la première
partie du film relèverait ainsi d’un rêve de Diane pendant qu’elle attend
l’accomplissement du meurtre : dans ce rêve, son échec professionnel disparaît
pour faire place à une carrière prometteuse, et le détachement et la promiscuité
de Camille disparaissent pour faire place à une amnésie qui la rend docile et
disponible, bien que toujours mystérieuse.
Il est vrai que ce résumé appauvrit énormément l’expérience
spectatorielle proposée par Mulholland Dr. Le développement du récit est
tortueux, entremêlant de manière indistincte les moments de rêve et
d’hallucination de Diane (où elle se présente comme Betty) avec les moments de
réalité diégétique. La plupart des personnages, situations et objets qui marquent
l’histoire de Diane sont transposés vers l’histoire de Betty avec différents degrés
de transparence, de manière similaire aux transpositions mises en place entre les
histoires de Fred et Pete dans Lost highway. Par exemple, le meurtre de Camilla
est représenté, dans le rêve de Betty, par l’ouverture d’une petite boîte bleue.
Par ailleurs, pendant la première partie du film, plusieurs éléments
concourent pour expliciter pour le spectateur le caractère irréel des événements.
Lorsque Betty essaye de convaincre Rita à enquêter sur son identité, elle lui dit
« Allez, ce sera comme dans un film : on se fera passer pour d’autres ! » ; un
autre moment, lorsqu’elle compose le numéro d’une certaine Diane Selwyn (nom
tout d’un coup venu à l’esprit de Rita), elle déclare que « C’est bizarre de se
téléphoner à soi-‐même » ; plus tard, en se présentant à une voisine, elle dit « Je
suis Betty », à ce que la voisine répond « Non, ce n’est pas vrai ! » La séquence la
plus emblématique de cette dénonce du rêve de Diane se passe dans un
énigmatique club de nuit, le « Club Silencio », où un numéro musical
particulièrement touchant se révèle une fraude absolue, puisque la chanteuse
sur le plateau ne faisait que semblant de chanter. Déjà le présentateur du
90
spectacle l’avait affirmé plusieurs fois que, même si l’on entend le son, même si
l’on ressent des émotions, il s’agit toujours d’une illusion :
« No hay banda ! There is no band. Il n’est pas de orquestra. Tout ceci…
n’est qu’un enregistrement. No hay banda et pourtant on en entend
une. Si l’on veut entendre une clarinette, écoutez… un trombone ‘à
coulisse’… un trombone ‘con surdina’… le son du trombone in
sourdine… a muted trumpet… Tout est enregistré. No hay banda ! Tout
ceci n’est qu’une cassette. Il n’est pas de orquestra. Ceci est une
illusion. »
Je ne me propose pas ici de faire une interprétation complète de la trame
narrative de Mulholland Dr.137 , mais simplement de souligner à quel point
l’attitude de Diane peut illustrer la théorie du double proposée par Rosset. Après
avoir conclu l’affaire avec le tueur à gages (« Une fois que tu me l’auras filé [cet
argent] le marché est conclu »), elle est prise de remords et ne peut pas
supporter la réalité de ce qu’elle vient de faire. Elle écarte alors cette réalité et se
réfugie dans une illusion, un « rêve de réparation narcissique »138 – un geste qui,
en effet, comprends plutôt un dédoublement qu’un refus de la réalité. L’instant
où Rita va finalement ouvrir la boîte bleue, Betty disparaît inexplicablement dans
le hors-‐champ – c’est là une représentation de la volonté de Diane de s’exonérer
de toute responsabilité dans le meurtre de Camilla. Le double, affirme Rosset,
« est sans doute le symptôme majeur du refus du réel et le facteur principal de
l’illusion »139.
Dans ce contexte, la figure du dédoublement, qui « a donné lieu à
d’innombrables œuvres littéraires, comme à d’innombrables commentaires
d’ordre philosophique, psychologique et surtout psychopathologique » 140 ,
apparaît comme l’expression d’un déplacement, d’une fuite du sujet. Le sujet
s’enfuit de soi-‐même pour échapper à une existence qui lui trouble. Le double et
l’illusion apparaissent comme conséquence d’un procès de subjectivation 137 À cette fin, voir par exemple LAFITEDUPONT, Célia. « Qui est Alice ? » in L’art du cinéma nº39-‐40-‐41, 2003. Il y a aussi une page web exclusivement consacrée aux analyses de Mulholland Dr. : http://www.mulholland-‐drive.net/home.htm, dernière consultation le 5 août 2013. 138 ARNAUD, Diane. Changements de têtes : De Georges Méliès à David Lynch. Op. cit., p. 165. 139 ROSSET, Clément. Impressions fugitives : L’ombre. Le reflet. L’écho. Op. cit., p. 9. 140 ROSSET, Clément. Le réel et son double. Op. cit., p. 86-‐87.
91
difficile, et ils sont, d’abord, libérateurs, ils offrent un soulagement aux
inquiétudes identitaires. Dans son rêve, Diane (Betty) est jeune, prometteuse,
sympathique, et sa relation avec Camilla (Rita) est idéale ; Diane se dédouble en
Betty pour échapper ses angoisses. Par cette perspective, ce n’est pas le
dédoublement, mais une éventuelle impossibilité d’effectivement se dédoubler
qui pose problème : « Le vrai malheur, dans le dédoublement de personnalité, est
au fond de jamais pouvoir vraiment se dédoubler : le double manque à celui que
le double hante. »141 Or, Diane se réveille de son rêve, le dédoublement est défait,
et elle perçoit la petite clé bleue laissée par le tueur à gages comme symbole de
l’accomplissement du meurtre. Elle remémore tout ce qui s’était passé : la
rupture avec Camilla, la conséquente humiliation qu’elle a subi pendant une
soirée, l’engagement de Camilla avec Adam Kesher. Dans son chagrin, elle
commence à halluciner – l’hallucination comme une dernière tentative d’écarter
la réalité – et finit par commettre suicide.
Si l’on pense à l’exemple du Narcisse de la mythologie grecque, c’est aussi
précisément par le non dédoublement, la non dissociation définitive de soi, qu’il
trouve sa perdition. En regardant son reflet dans l’eau il en tombe amoureux ; il
est incapable de faire la différence entre soi et son image, entre son être et son
double : « Mon image ne reflète pas ma personne : elle l’est. Non pas une image
semblable à moi, mais une seule et même image, un seul et même objet. »142
Incapable d’abandonner son image au profit du soi, Narcisse finit par mourir de
cette passion improbable.
6 – Le risque du non dédoublement
Il est intéressant d’observer que la notion de double, tel elle a été
consolidée dans le romantisme allemand et sa littérature fantastique – le double
« est le thème fantastique par excellence », écrivent Jourde et Tortonese143 –, est
141 Ibid., p. 94. 142 ROSSET, Clément. Impressions fugitives : L’ombre. Le reflet. L’écho. Op. cit., p. 11. 143 « L’apparition du thème du double dans sa forme moderne coïncide avec la naissance d’un genre littéraire nouveau, le fantastique. Les deux phénomènes, l’un thématique, l’autre ‘générique’, semblent liés : d’un côté, le double acquiert de nouvelles significations grâce aux procédés du récit fantastique ; d’un autre côté, il fournit au genre naissant l’un de ses thèmes
92
convoqué pour exprimer toujours des expériences de libération du sujet, et que
cette libération n’est pourtant jamais définitive : Nina ne survit pas
l’interprétation du cygne noir, le réveil de Diane fait Betty disparaître, l’amour de
Narcisse devient sa perdition.
Le risque du double, ou plutôt de la perte du double, est toujours un
risque de mort, comme illustrent aussi le Caden Cotard de Synecdoche, New York
(de qui le double Sammy ne se libère qu’à travers son suicide) et le Monsieur
Oscar de Holy motors (qui finit pas se faire assassiner après avoir éliminé ses
sosies – Theo, le travailleur de nuit dans un entrepôt, et le riche banquier dans
un café). À cette liste, on peut rajouter encore les doubles représentés par des
frères jumeaux comme ceux de Dead ringers (David Cronenberg, 1988) ou de A
zed and two noughts (Peter Greenaway, 1985) – films qui travaillent l’idée que le
destin et la mort d’un frère est toujours attaché au destin et à la mort de l’autre.
Dans Dead ringers, les gynécologues Elliot et Beverly Mantle (interprétés
tous les deux par Jeremy Irons) font des efforts pour rester en tout similaires :
par exemple, quand Beverly, suite à une désillusion amoureuse, devient
dépendent chimique, Elliot commence lui aussi à prendre des drogues pour les
« synchroniser ». À la fin du film, Elliot s’offre en sacrifice pour les « séparer »
pour toujours ; Beverly l’éventre dans une table d’opération mais, incapable de
poursuivre seul sa vie, malgré même la résolution de sa désillusion amoureuse,
se couche pour attendre la mort à ses côtés.
Les frères de A zed and two noughts, quant à eux, commencent à
s’intéresser aux mêmes choses après la mort de leurs femmes dans un accident
de voiture causée par en animal en fuite devant un zoo. Oswald et Oliver Deuce
(interprétés par Brian et Eric Deacon) s’intéressent notamment aux images de
décomposition, et ils commencent à photographier en time-‐lapse des organismes
de plus en plus complexes en train de se décomposer. Après quelques essais, ils
commencent à réfléchir sur la possibilité d’avoir un être humain comme modèle
photographique – ils décident de photographier leur propre mort et conséquente
décomposition.
typiques et capitaux. » JOURDE, Pierre et TORTONESE, Paolo. Visages du double : Un thème littéraire. Op. cit., p. 34.
93
Hormis peut-‐être ces cas de jumeaux ou de sosies, l’existence d’un double
en tant qu’un être identique et/ou attaché à soi est normalement une source
d’angoisse et terreur. Mais, comme renforce Rosset, c’est davantage la perte de
ce double qui porte un effet maléfique :
« La perte du double, du reflet, de l’ombre, n’est pas ici libération, mais
effet maléfique : l’homme qui a perdu son reflet, comme entre cent
autres, le héros d’un célèbre conte d’Hoffmann [« L’histoire du reflet
perdu » in Contes fantastiques], n’est pas un homme sauvé, mais un
homme perdu. Loin de travailler à se débarrasser de son image, de
considérer celle-‐ci comme un fardeau pesant et paralysant, le héros
romantique y investit tout son être, et ne vit en somme que pour
autant que sa vie est garantie par la visibilité de son reflet, reflet dont
l’extinction signifierait la mort. Il est ainsi perpétuellement à la
poursuite d’un double introuvable, sur lequel il compte pour lui
garantir son être propre ; vienne ce reflet à disparaître, et le héros
meurt, comme à la fin de William Wilson de Poe. L’angoisse
romantique apparaît donc – du moins dans tous les écrits mettant en
scène le double – comme essentiellement défiant à son propre
endroit : il lui faut à tout prix un témoignage extérieur, quelque chose
de tangible et de visible, pour le réconcilier avec lui-‐même. Tout seul, il
n’est rien. Si un double ne le garantit plus dans son être, il cesse
d’exister. »144
Peut-‐être aussi que, hormis les jumeaux et sosies, et malgré les quelques
cas étonnants d’expériences hors-‐corps (autoscopie), de pathologies psychiques
et de recherches scientifiques145, ou encore quelques rapports dont la véracité
est au moins questionnable146, le dédoublement reste une affaire de la fiction –
144 ROSSET, Clément. Le réel et son double. Op. cit., p. 114-‐115. 145 Un curieux exemple est celui de la découverte faite par un groupe de chercheurs suisses : une patiente sans historique de problèmes psychiatriques, soumise à une stimulation cérébrale spécifique, percevait une présence – un homme illusoire – qui lui copiait la posture du corps et tous les gestes. Selon le neuroscientiste Olaf Blanke, directeur de la recherche, la patiente ne faisait pas l’association entre cette présence et elle-‐même : « Il s’agissait pour elle d’une personne différente, d’un étranger – exactement comme on trouve chez les schizophrènes. » Voir HOPKIN, Michael. « Brain electrodes conjure up ghostly visions » in Nature, International weekly journal of science, 2006, disponible sur http://www.nature.com/news/2006/060918/full/news060918-‐4.html, dernière consultation le 19 juillet 2013. 146 Je pense par exemple au cas connu de l’institutrice Émilie Sagée. Née à Dijon en 1813, Sagée a plusieurs fois été perçue deux fois au même temps par ses élèves et collègues de travail dans un
94
une figure des récits artistiques, mythologiques, littéraires ou religieux147 .
Nonobstant, ce que la fiction peut nous montrer, à travers les doubles et
dédoublements, c’est que nous sommes incapables, ou au moins très mal placés,
pour nous voir, nous comprendre, nous juger. Il y a une distance entre le sujet,
qui est dans la réalité, et la réalité elle-‐même ; le sujet peut observer et expliquer
la réalité, mais essentiellement il ne peut s’observer et s’expliquer objectivement
qu’à travers ses doubles. C’est dans cette brèche, pour répondre à cette difficulté
de s’observer et s’expliquer, que la notion de double gagne ses contours dans la
réalité : « le double place le moi dans la réalité »148 . C’est en opérant des
dédoublements dans la fiction – comme lorsqu’un peintre élabore son
autoportrait – que le sujet parvient à dépasser, partiellement et momentanément
soit-‐il, le doute et le malaise de ne pas bien se percevoir et de ne pas bien se
comprendre.
Autrement dit, la question du double s’attache inévitablement à la
question du sujet contemporain : la notion de double, de la période du
romantisme allemand à nos jours, repose sur la prise en compte d’une limitation
fondamentale du sujet. Le double peut être compris comme un « passage dans la
réalité physique d’une réalité mentale » 149 ou encore « une cristallisation
hallucinatoire d’un désarroi de la personnalité »150, il règne en tout cas comme
une mise en forme d’un questionnement identitaire qui demeure actuel.
Pourtant, à la différence des nouvelles fantastiques des siècles
précédents, d’une manière générale, les dédoublements que le cinéma
pensionnat pour jeunes filles en Lituanie. Sagée elle-‐même ne déduisait la présence de son double que par la réaction des gens qui l’entouraient, et éprouvait à ces moments une fatigue plus ou moins intense. Ce cas aurait été raconté par une ancienne élève de Sagée à l’écrivain Robert Dale Owen, qui l’a écrit dans son livre Footfalls on the boundary of another world, publié en 1859. 147 Michel Guiomar observe que le double apparaît aussi au sein des croyances religieuses, qui structurent nos mécanismes de croyance et de pensée : « le Double entre dans les croyances de l’Egypte ancienne et d’autres religions. (…) Le Christianisme lui-‐même, en admettant au Jugement dernier, la reconstitution corporelle d’un autre nous-‐même au delà de la Mort, n’en est pas si éloigné. Cet aspect religieux du Double est important ; il commande peut-‐être secrètement les tendances par lesquelles il prend naissance dans le psychique et dans l’Art. » GUIOMAR, Michel. Principes d’une esthétique de la mort : Les modes de présences, les présences immédiates, le seuil de l’Au-‐delà. Paris : Librairie José Corti, 1988, p. 288. 148 JOURDE, Pierre et TORTONESE, Paolo. Visages du double : Un thème littéraire. Op. cit., p. 39. 149 Ibid., p. 40. 150 GUIOMAR, Michel. Principes d’une esthétique de la mort : Les modes de présences, les présences immédiates, le seuil de l’Au-‐delà. Op. cit., p. 291.
95
contemporain met en scène correspondent moins à un attribut « de proximité »
du sujet – son ombre ou son reflet – qu’à un problème de représentation. Il me
semble que, à travers la figure du double, le cinéma contemporain explore
davantage la plasticité – la tendance dissociante – du sujet, et que, à quelques
exceptions près, cette tendance est très proche thématiquement d’une
conception de spectacle : une salle de théâtre fait le décor de Jogo de cena, et
l’histoire Synecdoche, New York traite de la mise en scène d’un spectacle
théâtral ; le protagoniste de Holy motors est un acteur de cinéma, et tout l’univers
de Mulholland Dr. se situe autour de la « fabrique des rêves » Hollywood ; et aussi
spectaculaires sont les représentations du théâtre de marionnettes dans Being
John Malkovich et du ballet dans Black swan.
Dans le chapitre qui suit, je propose de continuer l’investigation à propos
de cette relation entre l’éclatement du personnage et le spectacle, en comprenant
l’éclatement non plus comme dissociation mais déjà comme explosion. Bien
évidemment, la dissociation y demeure une question importante, et quelques
notions étudiées plus en détail ici y seront récupérées. De la même manière, je
réinviterai plusieurs films analysés ici pour poser sur eux un regard différent.
96
« Le jour, tombant d’en haut à travers un voile de feuillage, répand dans la profondeur du bois une demi-‐lumière changeante et mobile, qui donne aux
objets une grandeur fantastique. »
-‐ Chateaubriand
97
CHAPITRE 3
L’EXPLOSION
Un homme se réveille, se lave le visage et part travailler. Sur le chemin, il croise
un monsieur qui lit son journal, un autre qui se promène avec son chien et une
fleuriste qui lui sourit. Il travaille dans une petite imprimerie du coin, et sa
première tâche consiste à ajuster le toner de la machine photocopieuse : il prend
un document de son armoire pour en faire une copie d’essai, puis une autre, et
soudain il se trompe dans ses mouvements, il hésite un instant, et finit par se
faire une copie de sa propre main droite. Il regarde de près cette copie, la
compare avec sa main, et puis s’étonne de découvrir que la machine s’est mise
inéluctablement à produire encore d’autres copies – mais ce ne sont plus des
reproductions de la page test ni de sa main. Une de ces copies montre une
chambre, la sienne, avec un homme couché sur le lit ; la suivante montre cet
homme, qui n’est autre que lui-‐même, qui se réveille ; ensuite c’est cet homme
qui se lave le visage, exactement comme il avait fait plus tôt… effrayé, l’homme à
l’imprimerie éteint la machine en la débranchant et rentre à la maison.
Ce sont les premières scènes de Copy shop, court-‐métrage réalisé par
Virgil Widrich en 2001. De retour à la maison, l’homme de l’imprimerie
(interprété par Johannes Silberschneider) apprend qu’en faisant une copie de sa
main il avait effectivement fait une copie de soi même. Ce double était lui aussi
allé à l’imprimerie faire encore une copie de sa main, ce qui avait produit un
autre double, et ainsi de suite, dans une cycle interminable dont la rigueur est
aussi exprimé par le décor du film, qui fait souvent appel à l’image d’un échiquier
(la couette du lit, le gilet porté par l’homme, les murs de la salle de bains, les
immeubles en briques).
Au-‐delà des effets spéciaux, Widrich joue notamment avec le montage
elliptique des champs-‐contrechamps. À plusieurs reprises nous avons l’image de
l’homme qui regarde ailleurs (image « objective »), et ensuite l’image de ce qu’il
est en train de regarder (l’image « subjective » : le monsieur avec son journal,
l’autre avec son chien, la fleuriste) ; mais, au fur et à mesure que le personnage se
multiplie, ces deux instances vont se confondre, puisque ce que l’homme voit
98
c’est son double (ou son originel ?) qui lui retourne le regard. Image objective et
image subjective se fusionnent. Par exemple, l’homme dans la salle de bains
lance un coup d’œil à travers la porte. Cette image est répétée alors qu’un double
accomplisse le même geste : l’image objective (l’homme dans la salle de bains qui
regarde ailleurs), qu’on avait déjà vu au début du film, devient une image
subjective (elle représente ce que l’originel voit alors qu’il observe son double
pendant que celui-‐ci lance un coup d’œil à travers la porte) ; l’homme dans la
salle de bains n’est plus seulement celui qui regarde, mais aussi celui qui est
regardé ; et ce qu’il regarde, à sa fois, c’est encore un double qui vient de se
réveiller et sortir du lit pour venir lui aussi se laver le visage dans la salle de
bains151.
La prémisse du personnage qui se fabrique des doubles à travers une
machine photocopieuse est aussi le moteur d’un travail plastique au sein de
l’image. Copy shop a été enregistré en vidéo, puis imprimé cadre à cadre et
photographié à nouveau en pellicule. Ce procès confère une texture et un
contraste particuliers à l’image, un constant effet de clignotement de la lumière,
et ouvre quelques possibilités de manipulation qui sont explorées à l’exhaustion :
décentrements, tremblements, plissements, déchirements, toujours bien
accompagnés de ses effets sonores, traduisent d’abord l’idée qu’un film est
toujours une copie (d’une réalité qui lui sert de référent, d’une pellicule
originelle mécaniquement reproduite), et produisent aussi un effet d’instabilité
qui concerne à la fois l’aventure du protagoniste et la matière filmique.
Il ne va pas tarder pour que toute la ville soit peuplée par des doubles de
l’homme de l’imprimerie – ils prendront même la place des autres personnages,
ce qui ne va pas sans rappeler la scène de multiplication de John Malkovich dans
Being John Malkovich (Spike Jonze, 1999). Les doubles forment une queue devant
l’imprimerie pour se copier les mains et se produire d’autres doubles. Pour
mettre fin à ce cauchemar kafkaïen, l’originel décide de prendre les cartouches
d’encre de la machine photocopieuse et de s’enfuir. Les doubles le suivent, et ils
sont partout, ils occupent toutes les rues. Le seul refuge pour l’homme de
151 Cet exemple est développé dans l’article « Identity and cinema » disponible dans la page web du court métrage : http://www.widrichfilm.com/copyshop/identity.html, dernière consultation le 9 août 2013.
99
l’imprimerie est le haut d’une cheminée, d’où il finit par perdre l’équilibre et
tomber dans la foule.
De cette manière, la chute apparaît dans Copy shop comme une solution
ultime pour mettre fin aux dédoublements, comme une forme de rédemption du
personnage. Dans l’univers théorique de l’éclatement du personnage dans le
cinéma contemporain, cette association entre la chute et la rédemption est assez
récurrente : nous l’avons vu, dans le chapitre précédent, dans Synecdoche, New
York (Charlie Kaufman, 2008), lorsque le personnage de Sammy, double du
protagoniste, se suicide en se jetant du haut d’un immeuble ; dans Holy motors
(Leos Carax, 2012), où l’actrice interprétée par Kylie Minogue se suicide de la
même façon ; dans Black swan (Darren Aronofsky, 2010), où la mort du cygne
blanc – et de la ballerine qui l’incarne – prend la forme d’une chute dans les eaux
d’un lac scénique ; et aussi dans Being John Malkovich, où le voyage dans la tête
de l’acteur se termine par une chute dans une pente à côté d’une autoroute.
Dans Copy shop, la chute représente aussi la fin du film, dans un effet de
déchirement de l’image vers le noir accompagné d’un bruit sec. Le personnage
est mort, il ne restent que ses doubles ; le film est finit, il ne restent que ses
copies. Cette scène finale interrompt le récit de manière soudaine et violente, à la
manière d’une explosion.
Au contraire de la notion de dissociation, l’explosion suggère un
éclatement plus brutal, moins contrôlé, et certainement spectaculaire. Voici ce
que je propose d’étudier dans ce chapitre : des moments où l’éclatement du
personnage – qui, j’affirme encore une fois, me semble proposer une réflexion et
une actualisation de la notion de sujet – est exhibé comme spectacle, d’une forme
explosive et, peut-‐être, définitive.
1 – L’explosion
L’ « éclatement », nous informe Le Petit Robert dans sa première acception du
terme, est une « explosion »152, et une explosion est toujours une « manifestation
soudaine et violente »153, une rupture, une déflagration d’éclats engendrée par
152 Petit Robert : Dictionnaire de la Langue Française. Paris : Dictionnaires Le Robert, 2003, p. 825. 153 Ibid., p. 1005.
100
une détonation, qui évolue de manière brutale et qui résulte en quelque sorte en
une destruction. Un objet éclaté serait ainsi un objet présupposé : un objet qui
n’existe plus, puisque transformé en éclats, en morceaux, en fragments par une
détonation, une explosion. De cette définition, je garderai la dimension de
brutalité, de violence, et l’image des éclats qui partent en l’air, qui s’éloignent
progressivement les uns des autres, en rendant de plus en plus difficile et
improbable la reconstitution de l’objet originel.
Dans Zabriskie Point (1970), Michelangelo Antonioni se sert d’une
explosion littérale pour figurer la fin du capitalisme et de la société de
consommation imaginée par Daria, la protagoniste. L’image d’une villa explosée
est répétée à plusieurs reprises et en ralenti par le montage, et c’est peut-‐être
l’image la plus emblématique d’une explosion au cinéma. Contrairement à la
plupart des scènes d’explosion (dans les films d’action ou de science-‐fiction, par
exemple), qui sont amplifiées par des plans d’ensemble où les protagonistes
semblent impuissants et fragiles face à la puissance (visuelle et sonore) de la
détonation, Antonioni a davantage insisté sur les détails, sur les petits éclats
(fragments de meubles, morceaux de bois, tissus) qui s’envolent, dans des gros
plans qui les isolent dans le cadre de telle façon qu’il devient de plus en plus
difficile au spectateur de reconnaître leurs origines et leurs formes originelles. À
la place de la brutalité qui marque souvent le phénomène explosif, le réalisateur
italien conduit la scène vers l’abstraction, vers un lyrisme inattendu, où les bruits
et tourbillonnements sonores éventuellement disparaissent pour faire entendre
un morceau de la musique psychédélique du groupe Pink Floyd, et où les
répétitions et le ralenti enlèvent à l’explosion toute sa dimension d’urgence et de
danger – il ne reste que la destruction incessante, pure et simple, dans le
spectacle de l’explosion.
Antonioni filme l’explosion comme s’il s’agissait d’une scène musicale ou
d’un mouvement de danse, où ce qui intéresse sont le rythme et le trajet
incertain des éclats, la manière dont ils composent le cadre et créent des
vecteurs, des lignes de force, des contrastes de couleurs. Il filme l’explosion en
faisant attention à la plasticité de l’image, en permettant au spectateur un temps
considérable pour qu’il absorbe ce nouveau registre, ce moment très particulier
dans le film. L’explosion est filmée tel un spectacle, et la séquence montée et
101
sonorisée est spectaculaire. Cette dimension spectaculaire, on le verra, est
inhérente à presque toute explosion, et concerne aussi l’éclatement du
personnage filmique tel je propose de l’étudier ici.
Le personnage dont l’éclatement se présente comme une explosion fait
tout d’abord appel aux images littérales d’explosion physique, explosion du corps
du personnage. C’est encore Georges Méliès qui explore, possiblement pour la
première fois, ce motif, dans L’homme à la tête en caoutchouc (1901). Dans ce
film court, un homme scientifique (joué par Méliès lui-‐même) utilise un soufflet
pour agrandir et réduire une tête vivante séparée de son corps (qui d’ailleurs
n’est autre qu’une copie de sa propre tête), jusqu’à la faire exploser. Méliès fait la
tête disparaître en fumée dans un coup du montage, et renforce l’agressivité du
phénomène en faisant tomber par terre les meubles de la salle. Cette explosion,
observe Diane Arnaud, « prolonge le versant explosif des sketches magiques
dans son théâtre, telle la prise d’une pilule de dynamite au cours du Charlatan fin
de siècle (1892). »154 Le tout se passe comme un tour de magie dont l’explosion
serait le climax et la conclusion.
Ce même motif – l’explosion de la tête – a reçu un traitement beaucoup
plus sanglant dans Scanners (David Cronenberg, 1981). Pendant une assemblée
de scientifiques dans un amphithéâtre, un « scanner » (médium avec des
pouvoirs télépathiques) fait exploser la tête du spécialiste qui l’interroge.
Visuellement, la tête de ce personnage devient deux fois plus large avant de se
rompre complètement dans une éruption de sang. Il n’y a ici ni feu ni fumée :
l’idée d’explosion tient à la brutalité de l’action et au mouvement explosif de sang
et chair qui en résulte, bien qu’à son traitement sonore (l’éclat sonore qui
accompagne l’action est similaire à celui d’une bombe). Il est intéressant
d’observer que Cronenberg situe cette explosion, qui est le moment le plus
emblématique du film, dans une scène organisée autour d’un débat devant un
public, l’amphithéâtre rappelant fortement une salle de théâtre ou de cinéma
(décor plutôt sombre, avec des fauteuils rouges alignées devant le plateau où se
passe l’action, quelques figurants jouant le rôle de spectateurs). L’instant de
l’explosion est filmé frontalement, le personnage faisant face aux spectateurs – ce
154 ARNAUD, Diane. Changements de têtes : De Georges Méliès à David Lynch. Pertuis : Rouge Profond, 2012, p.30.
102
qui fait que le spectateur du film soit placé, par le cadrage, aux côtés des
spectateurs de l’assemblée de scientifiques. Comme dans le film de Méliès, pour
qui l’explosion était une espèce de climax d’un spectacle de magie (et c’était là
aussi un plan frontal), Scanners met en scène l’explosion du personnage tel un
spectacle, peut-‐être non plus de magie, mais de télépathie.
Pourtant, pour bien prendre en compte l’explosion comme catégorie de
l’éclatement du personnage – et comme réflexion sur le sujet contemporain –, il
me paraît tout d’abord nécessaire de ne pas restreindre l’explosion à son sens
littéral et usuel. Mon idée ici n’est pas simplement de discuter les moments
d’explosion physique de la tête du personnage (moments qui par ailleurs
abondent dans les films d’action et d’horreur), mais de comprendre l’explosion
dans le sens plus large d’une manifestation soudaine et violente qui engendre
une déflagration d’éclats, une série de dissociations, une profusion de procès de
subjectivation.
Dans ce sens, le film Requiem for a dream (Darren Aronofsky, 2000) nous
offre une articulation intéressante entre explosion et spectacle tout en travaillant
l’éclatement du personnage à travers la perspective de l’usage de drogues : là où
Lost highway (David Lynch, 1997) ou Black swan (Aronofsky, 2010) laissaient
comprendre un fond de trouble psychique, de schizophrénie ou de fugue
psychogénique, Requiem for a dream travaille sur le fond de la dépendance
chimique. Sara Goldfarb (interprétée par Ellen Burtstyn) est une veuve solitaire
dont le fils unique Harry (Jared Leto) est consommateur d’héroïne. La première
scène du film montre la relation difficile entre les deux : venu rendre visite à sa
mère, Harry décide de lui prendre à force l’appareil de télévision pour le vendre
de façon à pouvoir financer son addiction ; terrorisée, la vieille femme s’enferme
dans un placard mais finit par lui permettre de prendre l’appareil, qui était
curieusement attaché au mur par une chaîne métallique : « La chaîne n’est pas
pour toi, c’est pour les voleurs », s’excuse-‐t-‐elle à son fils.
À l’aide de sa copine Marion (Jennifer Connelly) et de son ami Tyrone
(Marlon Wayans), eux aussi dépendantes d’héroïne, Harry va essayer de se
lancer dans le trafic de drogues, mais les conséquences seront catastrophiques
pour tous les trois. Pendant ce temps, la trajectoire de sa mère va également être
marquée par l’addiction.
103
Passionnée de la télévision, Sara reçoit un jour un appel d’une société de
communication qui lui offre la possibilité de participer à une émission. Pendant
que les détails n’arrivent par mail, elle rêve que ce sera une occasion pour
participer à son émission préférée et qu’alors il faut bien se préparer. Afin de
pouvoir rentrer dans son ancienne robe rouge – celle qui elle portait le jour de la
remise de diplôme de Harry, la robe favorite de son mari décédé –, Sara décide
de commencer un régime à base de pilules amaigrissantes desquelles elle finit
par tomber dépendante. Les pilules lui donnent des sensations d’euphorie et des
moments d’hyperactivité, et elle commence à halluciner qu’elle va devenir une
star de télévision : « Bientôt, des millions de personnes vont me voir à la
télévision et ils vont tous m’aimer ».
Stylistiquement, le film emploie plusieurs procédés pour exprimer la
fragilité des liens entre les personnages et les états de conscience altérés par les
drogues. Par exemple, l’hyperactivité des personnages est montrée avec des
images photographiées en time-‐lapse, alors que le dialogue du début du film
entre Harry et Sara, et puis en autre entre Harry et Marion, ont été montés en
split screen de manière à emphatiser la distance émotionnelle entre ces
personnages, malgré leur proximité physique. Aronofsky utilise aussi des
superpositions, des ralentis, des très gros plans, des distorsions provoquées par
l’objectif grand angle, des animations stop motion, de la caméra portée, des
encadrements du type snorricam… Le procédé le plus employé, pourtant, est
celui du montage rapide, qui figure l’instant précis de l’ingestion des drogues.
Ces séquences comportent plusieurs plans alors qu’ils ne durent que quelques
secondes à l’écran : les images (la télécommande, le flacon de médicament,
l’aiguille, la circulation sanguine, la main, la piqûre, la bouche, la poudre,
l’affichage du pèse personne, la fermeture éclair de la robe rouge, la veine
perforée) se succèdent très rapidement de manière syncopée et répétée, grâce
aussi à des « textures » sonores synchronisées, tout au long du film. À chaque
fois, ces séquences viennent abruptement briser la continuité de l’action, c’est-‐à-‐
dire interrompre la souffrance des personnages pour quelques instants, avant de
les renvoyer au manque de sens et d’affects de leurs vies. Ces séquences
représentent le geste mécanique de consommation de la drogue, et opèrent en
même temps des ellipses temporelles qui correspondent à la fois à quelques
104
minutes ou à quelques semaines ou mois dans le récit : d’une scène à l’autre, Sara
perd plus de 10 kilos, Marion est forcée à se prostituer, une petite infection dans
la veine de Harry devient une inflammation généralisée.
Dans la mesure où ces séquences en montage rapide apparaissent comme
des « manifestations soudaines et violentes » qui éclatent la trajectoire des
personnages et la chronologie même du récit, je propose de les prendre en tant
que moments d’explosion. D’ailleurs, l’image de la pupille qui se dilate, qui est
souvent la dernière image à figurer sur ces séquences, évoque un mouvement
similaire à celui de l’expansion du feu et de la fumée dans une explosion littérale.
2 – Encore la plasticité
Le chapitre précédent m’a permis de définir et de discuter la notion de plasticité
sous l’angle du sujet : c’est parce qu’il est plastique qu’il se fait dissociable, c’est-‐
à-‐dire capable de se donner des formes, de se métamorphoser et, finalement, de
se dédoubler. Nous avons vu que, notamment à partir de la philosophie de Hegel,
c’est la subjectivité qui a fait du sujet une créature plastique. Parler de sujet
revient peut-‐être à parler d’un seul corps biologique, mais en même temps
signifie parler d’une multitude de procès de subjectivation capables qu’il est
capable d’opérer perpétuellement.
Si je propose de revenir à la notion de plasticité maintenant, c’est qu’elle
implique encore une autre dimension tout à fait pertinente lorsqu’on parle de
l’explosion en tant que catégorie de l’éclatement du personnage dans le cinéma.
Tout comme Hegel s’est servi de la subjectivité pour « transformer » le sujet en
matière plastique », quelques auteurs, notamment pendant la période de l’Avant-‐
garde des années 1920, se sont servis du cinéma (dispositif et image
cinématographique elle-‐même) pour « transformer » le temps en matière
plastique. Plus intéressant encore, dans le cadre de ce mémoire, est de constater
que, pour décrire cette dernière transformation, ces différents auteurs ont
employé de manière récurrente une même métaphore : celle de l’éruption
volcanique, qu’on peut bien comprendre comme une forme d’explosion.
Dans son article sur la matière plastique, Roland Barthes, avant de partir
vers une critique idéologique de son artificialité (une critique générale aux
105
valeurs capitalistes et de la culture de masse incarnés en quelque sorte par la
culture nord-‐américaine des années 1950), affirme que, par rapport aux autres
matériaux, « plus qu’une substance, le plastique est l’idée même de sa
transformation infinie (…). Le plastique reste tout imprégné de cet étonnement :
il est moins objet que trace d’un mouvement. »155
Transformation infinie, trace d’un mouvement ; or, ces termes, que
Barthes applique à la matière plastique, décrivent aussi la coulée de lave et
cendres du volcan Etna comme l’a perçue Jean Epstein156, ou encore celle du
volcan Vésuve, comme l’a perçue Élie Faure :
« J’ai vu en 1906, à Naples, la grande éruption du Vésuve. (…) À son
intérieur même, d’énormes volumes de cendre se formaient et se
déformaient sans cesse, (…) et produisaient à sa surface une
ondulation sans cesse mouvante et variable mais maintenue, comme
par une attraction centrale, dans la masse dont rien ne semblait
altérer la forme ni les dimensions. »157
L’idée de ces auteurs est que, comme le formule le cinéaste et
académicien Érik Bullot, « l’éruption volcanique représente la métaphore
extrême de la plasticité du cinéma » ; pour Epstein comme pour Faure, le cinéma
et l’éruption volcanique ont en commun « une formidable puissance de
modulation. »158 Quand Faure parle de cinéplastique, son attention est tournée
essentiellement vers cette question de la transformation et du mouvement, du
rythme, du « ‘drame plastique’ qui recouvre la trame sentimentale’ »159 ; pour lui,
« Le cinéma est plastique d’abord : il représente, en quelque sorte, une
architecture en mouvement qui doit être en accord constant, en équilibre
dynamiquement poursuivi avec le milieu et les paysages où elle s’élève et
155 BARTHES, Roland. « Le plastique » in Mythologies. Paris : Seuil, 1957, p. 192. 156 EPSTEIN, Jean. « Le cinématographe vu de l’Etna » in Écrits sur le cinéma, tome 1 : 1921-‐1947. Paris : Éditions Seghers, 1974. 157 FAURE, Élie. « De la cinéplastique » in Cinéma, cinéma, cinéma. Hoiuilles : Éditions Manucius, 2010, p. 33. 158 BULLOT, Érik. « Photogénie plastique » in MALABOU, Catherine. Plasticité. Paris : Léo Scheer, 2000, p. 196 et 197. 159 ARNAUD, Diane. « Cinéplastique » in BAECQUE, Antoine de, et CHEVALLIER, Philippe (dir.). Dictionnaire de la pensée du cinéma. Paris : Presses Universitaires de France, 2012, p. 162.
106
s’écroule. »160 La plasticité au cinéma est aussi saluée par Fernand Léger dans
son fameux article « La Roue, sa valeur plastique », où il affirme que le film d’Abel
Gance (dont l’affiche a été fait par Léger lui-‐même) « a haussé le cinéma au rang
des arts plastiques »161.
C’est donc pendant la période de l’Avant-‐garde des années 1920 que la
notion de plasticité commence à être pensée dans le domaine du cinéma. Ceux
qui l’amènent le plus loin, ce sont Epstein, Faure (avec la notion de cinéplastique)
et Louis (avec la notion de photogénie). Pour eux, la plasticité du cinéma – sa
« photogénie » – réside dans une certaine « qualité d’abstraction »162, c’est-‐à-‐dire
dans une tension entre le mimétique (l’ontologie réaliste de l’image
cinématographique) et le non-‐mimétique ou le dissemblable (le motif du film, la
diégèse) :
« Dans les années 1920, Delluc pose les véritables prémisses de la
notion [de photogénie], établissant une équivalence entre
photogénique et cinématographique. L’idée initiale d’agrément, de
joliesse, n’est plus associée au terme mais est remplacée par
‘l’impression de la vie’, fruit non d’une imitation mais au contraire
d’une dissociation du réel et de l’ouverture à son envers ou à son
pendant secret : pour ‘faire vivant’, le cinéma doit embrasser le
domaine fécond du rêve et de l’imagination. C’est de l’inconnu et de
l’irréel que dépend le surgissement photogénique »163.
De ce fait, la plasticité cinématographique (soit-‐elle appelé cinéplastique
ou photogénie) n’a pas tardé à être définie comme une forme de dissociation du
réel, dissociation qui confèrerait au cinéma sa « dimension artistique » dans la
mesure où elle « modifie la perception du temps et des êtres, animés mais aussi
inanimés, fait émerger le sentiment (ou la prescience) de l’invisible »164.
160 FAURE, Élie. « De la cinéplastique » Op. cit., p. 21. 161 LÉGER, Fernand. « Essai critique sur la valeur plastique du film d’Abel Gance La Roue » in Comédia, 1922, p. 161. 162 BULLOT, Érik. « Photogénie plastique » Op. cit., p. 196. 163 THIÉRY, Natacha. « Photogénie » in BAECQUE, Antoine de, et CHEVALLIER, Philippe (dir.). Dictionnaire de la pensée du cinéma. Op. cit., p. 539. 164 Ibid., p. 540.
107
Même s’il n’est toujours pas clair, comme observe Érik Bullot, quel est son
lieu d’appartenance – serait-‐il le motif (par exemple un visage qu’on dit
« photogénique »), un procédé (la manière dont un ralenti ou un gros plan
favorisent le « saut photogénique »), un don du regard ?165 –, la plasticité au
cinéma est finalement, très clairement, une « puissance à modeler le temps »166.
Or, nous l’avons vu, la plasticité est la qualité de ce qui peut donner et recevoir
de la forme, qui peut changer de forme sans pour autant devenir une chose autre,
c’est-‐à-‐dire qui peut se transformer sans se déformer ; ce qui, dans le cinéma,
peut notamment être analysé sous cet aspect, c’est le temps. C’est le temps qui y
est représentable de manières infiniment variables, qui se fait malléable, qui se
laisse opérer (fondamentalement par le montage) comme une matière plastique
pour « sculpter le sentiment de la durée. Le temps tendrait ainsi, par un tour de
passe-‐passe métaphorique, à devenir matière. »167
Telle qualité plastique du temps cinématographique se fait
particulièrement perceptible à travers des procédés tels l’avance rapide, le
ralenti ou le jump cut. Tous ces procédés de montage font instantanément
distinction, sans cérémonie, entre le réel (le référent) et le filmique. C’est la
raison pour laquelle on peut considérer par exemple le ralenti, comme le fait
Dominique Païni, une mise en évidence de la plasticité du cinéma. D’après lui, des
procédés tels le ralenti détromperaient l’œil de l’illusion du mouvement, tout en
créant la nouvelle illusion de la malléabilité du temps :
« Le ralenti est une sorte de conscience plastique du défilement
cinématographique. Il détrompe l’œil du fait que le défilé des
photogrammes, accentué optiquement, trouble la transparence entre
les phases d’un mouvement. (…) En revanche, le temps se représente
illusoirement élastique, extensible, plastique, et cela confère au réel un
état incertain entre liquide et solide. »168
165 « (…) la photogénie n’appartient à aucun de ces termes en particulier ; elle traduit la spécificité de chacun des termes – le motif, le médium, et le procédé – et leur écart respectif. Elle en est le principe régulateur. (…) C’est sans doute pourquoi elle autorise une pensée de la plasticité au cinéma. » BULLOT, Érik. « Photogénie plastique » Op. cit., p. 198-‐199. 166 Ibid., p. 198-‐200. 167 PAÏNI, Dominique. « Ralentir » in MALABOU, Catherine. Plasticité. Op. cit., p. 190. 168 Ibid., p. 192.
108
On retrouve ici, dans cette réflexion de Païni sur le ralenti, le même lien
que Faure et Epstein avaient tissé entre le cinématographe et l’éruption
volcanique, lien que Bullot a si bien analysé dans son article « Photogénie
plastique ». L’état incertain entre liquide et solide, qui est celui du temps au
cinéma, renvoie à l’image de la coulée de lave et de cendres et à la définition
même de plasticité. De ce fait on peut bien considérer le cinéma en tant qu’un
moyen privilégié d’opérations plastiques : il procède sans cesse et presque
inévitablement par transformations, et son essence même – la représentation du
mouvement – n’est qu’un trompe l’œil révocable, dotée d’une incertitude
primordiale.
C’est ainsi que la métaphore de l’éruption volcanique – de l’explosion –
rend plastique le temps cinématographique. Il me paraît nécessaire de souligner
que, si tant d’auteurs ont démontré préférence par cette métaphore, si, comme
l’a dit Bullot, elle est devenue une représentation extrême de la plasticité du
cinéma, c’est que l’explosion suscite une toute particulière fascination. L’image
de l’explosion est, avant tout, une image qui fait spectacle, qui étonne, qui frappe
l’imagination. C’est ainsi qu’Antonioni l’a traité dans Zabriskie Point, et de Méliès
à Cronenberg l’image de l’explosion a très souvent été placée au cœur d’un
dispositif spectaculaire (sketch de magie, scène théâtrale, climax narratif etc.). Et
plus indirectement, c’est ainsi qu’Aronofsky, au-‐delà de mettre en évidence la
malléabilité du temps avec ses nombreux procédés stylistiques, a traité les
séquences en montage rapide – séquences explosives – dans Requiem for a
dream. Dans ce sens, l’effet premier de toute explosion serait d’attirer et retenir
le regard, l’attention, de manière abrupte et inévitable. Il s’agit là d’un effet en
quelque sorte merveilleux, comme on peut lire dans l’admiration de Jean Epstein
lorsqu’il se trouvait devant l’éruption de l’Etna :
« En face de nous : l’Etna, grand acteur qui fait éclater son spectacle
deux ou trois fois le siècle, et dont j’arrivais cinématographier la
fantaisie tragique. Tout un versant de la montagne n’était qu’un gala
de feu. L’incendie se communiquait au coin rougi du ciel. À vingt
kilomètres de distance, la rumeur parvenait par instants comme d’un
lointain triomphe, de milliers d’applaudissements, d’une immense
109
ovation. Quel tragédien de quel théâtre connut jamais un tel orage de
succès, la terre souffrante, mais dominée, se fêlant en rappels. »169
3 – Les spectacles du feu
Dans sa réflexion sur le feu d’artifice, Philippe-‐Alain Michaud analyse de
manière approfondie cette association entre explosion et spectacle. Il observe
que les premiers spectacles pyrrhiques étaient réalisés en Italie au XVIe siècle, et
que les feux d’artifice visaient alors à « représenter tous les états de la nature et
l’instabilité de ses propriétés »170 :
« Les feux d’artifice donnent à voir le spectacle de l’instabile materia
ou du chaos transformé en harmonie, la volatilité des états et les
échanges entre les éléments, transformant la flamme en jet ou le
brasier en fontaine et ce n’est pas un hasard si la grande époque des
feux d’artifice coïncide avec l’apogée de la culture baroque en Europe
qui devait trouver dans la pyrotechnie un modèle stylistique général –
Leibniz ira jusqu’à faire du feu d’artifice le modèle de la pensée en
définissant celle-‐ci comme ‘une fulguration d’instant en instant’. »171
Michaud parcourt l’histoire des représentations picturales des feux
d’artifice de la Renaissance et de l’âge classique, où la question principale était de
capturer et de traduire en peinture « le caractère instantané, transitoire et
évanescent des apparences du monde »172. En le faisant, l’auteur parvient à
articuler un lien étroit entre le feu d’artifice (et l’explosion) et le cinéma, lui aussi
impliqué dans la capture et la traduction – la représentation – du mouvement
apparent des choses. Dans son analyse, Michaud conclut que les représentations
de guerres, incendies, éruptions etc. dans le cinéma, grâce à différentes
techniques d’effets spéciaux, reprennent une certaine stylistique de l’explosion
similaire à celle des feux d’artifice des siècles passés. Dans les deux cas, les récits
(d’un côté, les festivités où les feux d’artifice étaient censés représenter les
169 EPSTEIN, Jean. « Le cinématographe vu de l’Etna » Op. cit., p.131. 170 MICHAUD, Philippe-‐Alain. Sketches. Paris : Kargo & L’Éclat, 2006, p.161. 171 Ibid., p.161-‐162. 172 Ibid., p.163.
110
différents états de la nature et, de l’autre, les narrations filmiques) ne sont que
des véhicules pour les images spectaculaires,
« de sorte que le spectateur de cinéma moderne se trouve dans une
situation identique à celle des spectateurs de feux d’artifice de la
Renaissance et de l’âge classique découvrant une collection d’effets
interchangeables portés par un récit mythologique ou historique qui
se consume dans le temps même de son évocation. »173
À travers cette argumentation, un lien s’établit entre les spectateurs des
feux d’artifice dans la Renaissance et l’âge classique, l’admiration d’Epstein
devant l’Etna, et l'attirance des scènes d’explosion (dans le sens large du terme)
dans le cinéma depuis ses origines avec Méliès.
Pourtant, ce ne sont pas seulement les places des spectateurs qui font
cette proximité entre le feu d’artifice et le cinéma. Tout comme le feu d’artifice, la
projection cinématographique se constitue comme un phénomène lumineux qui
se déroule dans le temps. Tout comme le feu d’artifice, « l’image de cinéma,
projetée sur l’écran, est indépendante de la surface sur laquelle elle s’inscrit : elle
est instable, éphémère et flottante. »174 C’est à travers cette association que l’on
peut, avec Michaud, aborder la projection d’un film comme un événement
explosif – est c’est aussi ce que fait Ingmar Bergman dans la toute première scène
de Persona (1966), film dont le titre originel voulu par le réalisateur était tout
simplement Cinématographe175. Dans cette scène, la jonction des filaments de la
lampe d’un projecteur déclenche une explosion lumineuse (l’écran devient par
moments complètement blanc) et met en rotation une bobine de pellicule. Le flux
d’images qui suit comprend des représentations de la pellicule elle-‐même, un
sexe en érection, un dessin animé, une araignée, les viscères et l’œil d’un animal
(œil qui fait par ailleurs penser à Un chien andalou de Buñel, de 1928), un clou
enfoncé dans une main, jusqu’à un garçon qui, devant un écran, essaye de
173 Ibid., p.169. 174 Ibid., p.230. 175 FORD, Hamish. « The radical intimacy of Bergman » in Senses of cinema, nº23, décembre 2002, disponible sur http://sensesofcinema.com/2002/great-‐directors/bergman/#2, dernière consultation le 19 mai 2013.
111
toucher le visage projeté, dans une image qui peut bien synthétiser la
« stylistique des fantômes » que Michaud attribue au cinéma :
« défini comme projection de lumière intermittente dans l’obscurité, le
dispositif cinématographique relève du pyrotechnique jusque dans sa
structure. Essentiellement instable, il nous donne à voir, comme les
feux d’artifice, des phénomènes de ‘brillance’, c’est-‐à-‐dire la formation
de spectres se séparant de leur masse. L’apparition des figures au
cinéma est indissociable de la disparition des corps : dès lors qu’elle
s’ouvre à cette intuition pyrotechnique, l’analyse du film se transforme
en stylistique des fantômes. »176
La réflexion sur le feu d’artifice et sur l’image cinématographique nous
permet donc de complémenter la définition d’explosion que nous avait donné le
dictionnaire. Il s’agit tant d’un phénomène soudain et destructif que d’une
instabilité, tant d’une force matérielle physique et abrupte que d’une
immatérialité, une brillance, une énergie. Non par hasard, c’est aussi en ces
termes ambivalents que le philosophe Gaston Bachelard discute la
phénoménologie et la psychologie du feu ou de la flamme : « la flamme est un
être sans masse et cependant un être fort. »177
Pour Bachelard, le caractère éphémère et mouvant du feu fait qu’il se
prête à nombreuses images et métaphores. Le feu peut être le bon, le mal,
l’amour, la vie, la mort… « La flamme est naissance facile et mort facile. Vie et
mort peuvent être ici bien juxtaposées. »178 Dans La flamme d’une chandelle, il
expose dans la toute première page son idée : la flamme est un des plus grands
« opérateurs d’images. La flamme nous force à imaginer. »179 Pour revenir au
dispositif de projection cinématographique, j’ajouterai que Bachelard comprend
le feu un peu comme un écran sur lequel des images diverses peuvent être
projetées, ou plutôt comme le faisceau lumineux lui-‐même, porteur d’images
diverses. L’agitation, le tremblement de la flamme – du faisceau lumineux –
176 MICHAUD, Philippe-‐Alain. Sketches. Op. cit., p.171. 177 BACHELARD, Gaston. La flamme d’une chandelle. Paris : Presses Universitaires de France, 1964, p.20. 178 Ibid., p.25. 179 Ibid., p.1.
112
serait l’évidence en quelque sorte matérielle du changement des images,
immatérielles.
Par ce raisonnement, le feu devient représentation du changement – de
tout changement. Ici, l’important n’est pas de bien connaître les éléments qui
vont être changés, ni de savoir quels éléments résulteront de ce changement,
mais tout simplement – quoique c’est peut-‐être le plus complexe et difficile à
faire – d’observer le changement lui-‐même, c’est-‐à-‐dire les possibilités, les
potentialités du feu :
« En effet, on ne peut parler d’un monde du phénomène, d’un monde
des apparences que devant un monde qui change d’apparences. Or,
primitivement, seuls les changements par le feu sont des changements
profonds, frappants, rapides, merveilleux, définitifs. (…) ce que lèche le
feu a un autre goût dans la bouches des hommes. Ce que le feu a
illuminé en garde une couleur ineffaçable. Ce que le feu a caressé,
aimé, adoré, a gagné des souvenirs et perdu l’innocence. (…) Par le feu
tout change. Quand on veut que tout change, on appelle le feu. »180
Le feu correspond ainsi assez précisément aux phénomènes d’éclatement
du personnage dans le cinéma contemporain, phénomènes analysés par Nicole
Brenez dans la troisième partie de son ouvrage De la figure en général et du corps
en particulier. Je profite de cette correspondance pour renforcer le lien entre les
deux catégories de l’éclatement que j’essaye de développer dans ce mémoire : la
dissociation, traitée dans le chapitre précédent, et l’explosion, objet de ce
chapitre-‐ci. Brenez argumente que l’éclatement des personnages chez Wong Kar-‐
wai ou David Lynch, par exemple, ne correspond plus à une « plastique de la
dérivation », mais à une plastique où ce sont les liens eux-‐mêmes, davantage que
les entités liées, qui importent :
« où la même figure pouvait réapparaître sans cesse sous toutes sortes
de noms et, en s’enrichissant de chacun d’eux, devenait inépuisable. Il
s’agit au contraire de plastiques où rupture et disparition importent
plus que ce qui disparaît, où la substitution est plus forte que les
termes substitués l’un à l’autre, où la non-‐personne est bien plus
180 BACHELARD, Gaston. La psychanalyse du feu. Paris : Collection Folio/Essais, 1985, p.101-‐102.
113
émouvante que la personne qu’elle engloutit. C’est dire que les films
contemporains travaillent avec beaucoup de profondeur ce qui
appartient en propre au cinéma : le génie du lien, plutôt que
l’établissement d’entités. »181
Cette mise en valeur du changement, soit dans le sens de la rupture
provoquée par une explosion soit dans l’éphémère du feu d’artifice et dans
l’image tremblante de la flamme, jusqu’à l’image cinématographique et à au
statut du personnage dans cinéma contemporain, est aussi une mise en valeur
d’un état transitoire, donc d’une indéfinition, d’une inquiétude, que je propose
maintenant de localiser dans une figure particulière et assez récurrente dans les
films qui thématisent la question du sujet, telle je la pose dans ce mémoire : la
figure du clignotement, du scintillement de la lumière.
4 – Le scintillement de la lumière
Je reviens un moment à Requiem for a dream. J’ai déjà commenté
comment la trajectoire des personnages est marquée par un manque de sens et
d’affects qu’ils essayent de contourner à travers l’usage de drogues, et aussi
comment quelques procédés cinématographiques essayent de rendre compte
des moments d’angoisse et d’hallucination qui résultent de cet usage. Un de ces
procédés est, justement, l’effet de clignotement de la lumière qui ponctue
quelques uns de ces moments. On le perçoit dans l’éclairage du bar devant lequel
Tyrone se drogue (dont le mur est graffité avec le message « Shoot out the stars
and win »), dans les lampes du décor de l’émission à la télévision regardée par
Sara, dans les reflets projetés par la télévision dans plusieurs scènes, dans
l’ascenseur pris par Marion après qu’elle se laisse violer par son psychanalyste,
dans l’hallucination de Sara alors qu’elle prend plusieurs pilules d’un seul coup
(scène qui comprend aussi un moment où Sara rencontre son image idéelle, son
double horrifiquement splendide habillé dans la robe rouge, sorti directement de
la télévision pour se moquer d’elle), dans le couloir et les salles de l’hôpital où
elle est amenée dans un état complètement hallucinatoire, dans la cabine 181 BRENEZ, Nicole. De la figure en général et du corps en particulier. Bruxelles : DeBoeck Université, 1998, p. 186-‐189.
114
téléphonique d’où Harry appelle Marion pendant son voyage à Florida pour
acheter des drogues, dans la séance de sexe de groupe où Marion se fait violer
encore une fois (une salle éclairée uniquement par des lampes de poche tournées
contre son visage par les voyeurs qui assistent à la séance), pendant le
traitement par électrochocs subi par Sara, dans l’hôpital où Harry se fait amputer
le bras… La présence de l’effet de clignotement dans les moments les plus tendus
du film est systématique et contribue davantage à plonger le spectateur dans le
drame des personnages : le scintillement de la lumière est dérangeant, agressif,
inquiétant.
On peut commencer par décrire le scintillement de lumière comme une
confrontation de deux états : le lumineux et le sombre. Une telle confrontation
suggère inévitablement une tension, un mouvement cyclique de construction et
déconstruction, au sens de Michel Guiomar :
« on peut dire que si la confrontation de deux modes, de deux
registres, comme de deux espaces lumineux ou sombres éveille l’idée
de tension, le passage même de l’un à l’autre, du lumineux au sombre,
du registre clair ou aigu au registre sombre ou grave, etc., éveille un
sentiment de vide, et même de déstructuration en ce que le premier
‘registre’ musical ou plastique, est une plénitude des structures de tel
art, tandis que le second est une destruction de ces structures. »182
Si je ne contourne pas cette description facile du scintillement de lumière
(et je n’ai pas évité non plus la définition courante d’éclatement, la littéralité de
l’idée d’explosion ou, dans le chapitre précédent, les définitions de dissociation et
les racines littéraires, mythologiques et religieuses de la notion de
dédoublement), c’est que, avant de chercher à comprendre les rôles ou les
supposées significations du scintillement de lumière dans les films, il me semble
pertinent de prendre cet effet en soi, dans sa « matérialité ». En le faisant,
j’accepte le conseil de Guiomar alors qu’il affirme l’importance de comprendre
les phénomènes, y compris, explicitement, les jeux de lumière, dans le simple fait
de leur apparition :
182 GUIOMAR, Michel. Principes d’une esthétique de la mort : Les modes de présences, les présences immédiates, le seuil de l’Au-‐delà. Paris : Librairie José Corti, 1988, p. 61.
115
« L’intérêt premier des phénomènes, images ou thèmes, jeux de
lumières ou de lignes, n’est pas dans la manière dont ils s’organisent
en signification apparente dans le déroulement de l’œuvre ; l’intérêt
premier réside dans leurs apparitions elles-‐mêmes, indépendamment
des rapports et liens d’image à image, de thème à thème, de
phénomène à phénomène. L’important n’est pas d’abord de savoir
quelles relations apparentes s’établissent entre ces phénomènes, et
que peuvent en effet contraindre le déroulement de l’œuvre et son
organisation formelle ; l’important est qu’ils se soient imposés (…)
dans leur indépendance. »183
C’est ainsi que, à propos de l’effet de clignotement, je retourne à Gaston
Bachelard. Tandis que pour Guiomar la confrontation entre le lumineux et le
sombre est à l’origine d’une tension et d’un mouvement cyclique, pour Bachelard
c’est déjà le mot clignoter qui révèle la nature inquiète, tremblante et dramatique
de la lumière intermittente, comme celle de la flamme d’une chandelle :
« Avec quel étonnement, avec quel émerveillement, j’ai appris que,
pour l’oreille de Nodier, le verbe clignoter était une onomatopée de la
flamme de la chandelle ! Sans doute l’œil s’émeut, la paupière tremble
quand la flamme tremble. Mais l’oreille qui s’est donnée tout entière à
la conscience d’écouter a déjà entendu le malaise de la lumière. On
rêvait, on ne regardait plus. Et voici que le ruisseau des sons de la
flamme coule mal, les syllabes de la flamme se coagulent. Entendons
bien : la flamme clignote. Les mots primitifs doivent imiter ce qu’on
entend avant de traduire ce que l’on voit. Les trois syllabes de la
flamme de chandelle qui clignote se heurtent, se brisent l’une contre
l’autre. Cli, gno, ter, aucune syllabe ne veut se fondre dans l’autre. Le
malaise de la flamme est inscrit dans les petites hostilités de trois
sonorités. Un rêveur de mots n’en finit pas de compatir avec ce drame
de sonorités. Le mot clignoter est un des mots les plus tremblés de la
langue française. »184
183 Ibid., p. 77. 184 BACHELARD, Gaston. La flamme d’une chandelle. Op. cit., p. 42-‐43.
116
Cette analyse « onomatopéique » du mot clignotement, mentionnée par
Marc Vernet dans son article « Clignotements du noir-‐et-‐blanc »185, au-‐delà de
renforcer l’association entre le scintillement de la lumière et l’inquiétude ou le
changement, nous présente subtilement à un autre aspect relevant de la
lumière : sa performativité. « Sans doute l’œil s’émeut, la paupière tremble
quand la flamme tremble », écrit Bachelard ; quelle que soit la métaphore ou
l’image, l’action du clignotement nous touche, nous attire le regard, pas
seulement dans le sens de capturer notre attention mais également de
provoquer une réaction concrète, physique, puisqu’il fait trembler nos paupières
et dilater/contracter nos pupilles. L’on peut dire que si le scintillement de la
lumière est assez intense, il se fait perceptible même si on a les yeux fermés.
Cette « performativité » de la flamme, au sens de Bachelard, anticipe en
quelque sorte un usage performatif du dispositif cinématographique classique,
du montage rapide au montage photogrammique aux flicker films, où le
clignotement de la lumière devient un vrai bombardement visuel. Du cinéma
d’Avant-‐garde des années 1920 à ce que Laurent Jullier appelle le « cinéma du
feu d’artifice » ou « films concerts » postmodernes186, en passant par les flicker
films expérimentaux d’auteurs tels Paul Sharits et Peter Kubelka dans les années
1960 et 1970, l’usage performatif du clignotement a toujours répondu à une
logique qui privilégie le sensoriel au narratif, les « sensations fortes non
verbalisables »187 au récit. Cela suggère que, pour un film tel Requiem for a
dream, l’effet de clignotement s’occupe moins de faire avancer le récit que de
provoquer des sensations, de créer une ambiance subconsciemment perçue.
D’abord, pour l’Avant-‐garde des années 1920, l’effet de clignotement était
une des pratiques associées à une certaine « pureté » du cinéma, en opposition
aux influences surtout littéraires et théâtrales qui menaçaient la légitimité et
l’autonomie du langage proprement cinématographique :
185 VERNET, Marc. « Clignotements du noir-‐et-‐blanc » in AUMONT, Jacques et al. La théorie du film : Colloque de Lyon (novembre 1979). Paris : Albatros, 1980, p. 223. 186 Voir JULLIER, Laurent. L’écran post-‐moderne : un cinéma de l’allusion et du feu d’artifice. Paris : L’Harmattan, 1997. 187 Ibid., p. 27.
117
« Cinéma pur, cinégraphie, photogénie, ciné-‐plastique, sont des termes
qui reviennent fréquemment dans les nombreux manifestes que
signent les membres de l’informelle école française de l’avant-‐garde.
Le cinéma que désignent ces termes est un cinéma qui a cessé de
copier la littérature et le théâtre. Il s’inspire du rêve (Epstein) ou de la
musique (Gance, Dulac) ; plus simplement, dans l’idéal, il ne subit
aucune influence des autres arts, il est ‘pur’. »188
Quant aux flicker films, expérimentations qui ont marqué notamment le
cinéma Underground américain des années 1960 et 1970, la question était moins
de récupérer une « pureté » du cinéma et plutôt de stimuler la perception et de
tester les effets potentiels du dispositif de projection cinématographique, comme
en explique le chercheur William C. Wees :
« Ainsi, par leur nature même, tous les films de clignotement [flicker
films] tirent avantage du fait que la perception de l’alternance rapide
de lumière et d’obscurité peut avoir des puissants effets
physiologiques et psychologiques. Parmi les effets les plus déplaisants
il y a les maux de tête, la nausée, et même, pour un très petit nombre
de personnes, des crises d’épilepsie. »189
Finalement, en ce qui concerne le cinéma narratif, le clignotement est une
figure souvent associée aux films d’action et d’horreur (ce qui rend davantage
évident son côté « explosif »), notamment dans le cadre d’un cinéma dit
postmoderne dont l’intérêt majeur est de « court-‐circuiter l’intellect du
spectateur pour toucher ‘directement’ son système sensoriel. »190 L’exemple le
plus emblématique de ce cinéma postmoderne, toujours selon Laurent Jullier,
serait le Star Wars (1977) de George Lucas :
188 Ibid., p.117. 189 « By their very nature, then, all flicker films take advantage of the fact that perception of rapidly alternating patterns of light and dark can have powerful physiological and psychological effects. Among the more unpleasant effects are headaches, nausea, and even, for a very small number of people, epileptic seizures. » WEES, William C. Light moving in time : studies in the visual aesthetics of Avant-‐Garde film. Berkeley : University of California Press, 1992, p. 147. Traduction par MAGNAN, Richard. Le clignotement et le spectateur-‐écran : Phénoménologie des actes de langage cinématographiques. Thèse de Doctorat en Études cinématographiques et audiovisuels à l’Université Sorbonne Nouvelle Paris-‐3, dir. Roger Odin, 1999, annexes. 190 JULLIER, Laurent. L’écran post-‐moderne : un cinéma de l’allusion et du feu d’artifice. Op. cit., p. 37.
118
« Avec naïveté ou cynisme, on ne sait, G. Lucas déclare : ‘Mes films sont
plus proches d’un tour de manège (amusement park ride) que d’une
pièce de théâtre ou d’un roman’ (Time du 15/6/1981). Au lieu du tour
de manège il aurait tout aussi bien pu prendre pour élément de
comparaison les tirs de feu d’artifice. »191
Ce « cinéma du feu d’artifice », conclut Jullier, serait la réponse des
créateurs aux demandes d’un nouveau spectateur, un spectateur « à la recherche
d’émotions fortes, car il est sans cesse menacé d’anhédonie, cette incapacité à
éprouver du plaisir définie il y a bien longtemps par Th. Ribot (La psychologie des
sentiments, 1986). »192 Ainsi, le bombardement de lumières colorées (et aussi par
exemple de fréquences sonores graves qui font vibrer toute la salle de cinéma et
le plexus du spectateur), comme dans les séquences d’action de Star Wars –
pistolasers et sabre lasers, tunnels de lumière qui représentent le voyage spatial,
etc. –, serait l’exemple d’une nouvelle stratégie cinématographique qui vise de
prime abord un effet cathartique, une réaction subconsciente ou involontaire,
voire physique, de la part du spectateur.
Ce spectateur, pour ainsi dire en manque d’émotions fortes, est l’objet
d’étude de l’article de Roger Odin qui a servi de base aux réflexions de Jullier.
Odin résume bien la question en faisant la différence entre « production de
sens » et « production d’affects » et accordant au deuxième l’intérêt majeur des
producteurs d’un cinéma pour le « nouveau spectateur » :
« le film agit directement sur son spectateur, un spectateur qui ne
vibre plus tant aux événements racontés (effet de fiction) qu’aux
variations de rythme, d’intensité et de couleurs des images et des sons.
Le lieu du film se déplace ainsi de l’histoire vers les vibrations
diffusées dans la salle par le complexe plastico-‐musical agissant en
tant que tel. C’est, désormais, ce complexe qui règle le positionnement
du spectateur sans passer par la médiation d’un tiers symbolisant.
191 Ibid., p.37-‐38. 192 Ibid., p.133.
119
C’est que la communication n’a plus ici pour objet privilégié la
production de sens mais la production d’affects. »193
Autrement dit, la figure du scintillement de lumière, dans le cinéma
narratif dit postmoderne, témoigne d’une mise en valeur de l’expérience filmique
en détriment du texte filmique, d’une mise en valeur de l’empirique en détriment
de la diégèse. Il s’agit là du même déplacement identifiée par Michel Chion, du
passage à un « cinéma sensoriel », comme il le définit dans le chapitre « Vers un
cinéma sensoriel » de son ouvrage L’audio-‐vision :
« Le cinéma, n’étant pas seulement un montreur de sons et d’images,
mais aussi générant des sensations rythmiques, dynamiques,
temporelles, tactiles et kinétiques, qui empruntent indifféremment les
canaux sonore et visuel – chaque révolution technique du cinéma y
amène une poussée de sensorialité : les sensations de matière, vitesse,
mouvement, espace, étant renouvelées, y sont alors perçues en elles-‐
mêmes, et pas encore comme les éléments codés d’un langage, d’un
discours ou d’une narration. »194
5 – Le clignotement, le spectacle et l’éclatement du personnage
La tendance du « cinéma du feu d’artifice », du « nouveau spectateur » ou encore
du « cinéma sensoriel » fait place à l’usage récurrent de l’effet de clignotement,
qui serait pour ainsi dire capable de dépasser les bornes du récit pour provoquer
de sensations « immédiates », pour atteindre la place même du spectateur. Dans
sa thèse de Doctorat dirigée par Roger Odin et soutenue en 1999, Richard
Magnan étudie l’effet de clignotement comme l’un des opérateurs d’un
déplacement fondamental – le déplacement du film de l’écran vers la salle :
« Le déplacement du lieu du film, de l’écran vers la salle, caractérise
précisément le phénomène de clignotement, qui ne se déploie pas
seulement à l’écran, mais se diffuse simultanément dans la salle. Le
spectateur n’a qu’à détourner le regard pour observer la réflexion du 193 ODIN, Roger. « Du spectateur fictionnalisant au nouveau spectateur : une approche sémio-‐pragmatique » in revue Iris, nº8, 2e semestre 1988, p.134. 194 CHION, Michel. L’audio-‐vision : Son et image au cinéma. Paris : Armand Colin, 2011, p.129.
120
clignotement sur les murs et le plafond de la salle de cinéma, de même
qu’au visage des ‘spectateurs-‐écrans’ que met en jeu le phénomène de
clignotement. »195
L’intense scintillement de la lumière196 interpellerait donc directement le
spectateur, lui renvoyant à sa condition de même spectateur, tout en révélant le
dispositif de projection censé être transparent au profit de la narration. Pourtant,
observe Magnan, cette attitude, qui pourrait paraître brechtienne, anti-‐
illusionniste, autodestructive pour le bon déroulement de la fiction, promue un
effet plutôt immersif que de distanciation :
« L’usage performatif du dispositif cinématographique, dont le
clignotement constitue un exemple frappant d’interpellation, aurait
pour effet d’impliquer le spectateur dans l’œuvre qui se déroule dans
la salle aussi bien qu’à l’écran, plutôt que de provoquer un effet de
distanciation. Cette question de la distanciation semble être un mythe
persistant dans la théorie de l’art moderne. »197
L’usage du clignotement dans le cinéma narratif contemporain viserait
ainsi non pas l’affirmation d’un langage proprement cinématographique, comme
c’était en gros le cas pour les Avant-‐gardes des années 1920 ; et, à la différence
de l’Underground américain des années 1960 et 1970, les effets physiologiques et
psychologiques causés par les stimuli lumineux auraient l’objectif principal de
ratifier une narration et d’approfondir l’immersion du spectateur dans une
histoire racontée. Cela signifie également qu’on ne peut pas supposer une
« signification immanente » à l’effet de clignotement, mais qu’on doit
« considérer ce phénomène lumineux toujours en fonction du contexte singulier
195 MAGNAN, Richard. Le clignotement et le spectateur-‐écran : Phénoménologie des actes de langage cinématographiques. Op. cit., p.17. 196 Il me semble important de préciser que, dans sa thèse, Magnan fait une différence entre « scintillement », « clignotement » et « papillotement » : le premier désignerait une variation d’intensité de lumière « qui n’implique pas nécessairement une discontinuité complète de l’éclairement », le deuxième une « discontinuité complète e l’éclairement » et le troisième « un éparpillement de points lumineux qui entraine le regard dans un mouvement incessant ». Dans ce mémoire, je ne garde pas cette distinction, considérant tant « scintillement » comme « clignotement » comme des effets de variation sensible d’intensités lumineuses. 197 MAGNAN, Richard. Le clignotement et le spectateur-‐écran : Phénoménologie des actes de langage cinématographiques. Op. cit., p.141.
121
dans lequel il est utilisé »198. Par conséquent, l’usage du clignotement, dans le
cinéma narratif contemporain, trouve en quelque sorte dans le contenu
référentiel du film, dans la diégèse, des justificatives pour mettre en évidence
l’actualité de la projection – tout comme, dans un film d’action, l’explosion d’une
voiture (qu’on pourrait considérer essentiellement spectaculaire, du pur feu
d’artifice, au sens de Philippe-‐Alain Michaud) trouve une explication dans les
mauvaises intentions et actions de l’antagoniste méchant. Pour reprendre
l’exemple de Star Wars, l’effet de clignotement engendré dans les scènes d’action
se trouve « justifié » dans la diégèse par le fait que les armes utilisées par les
personnages émettent des « rayons laser », qui sont effectivement des lumières
intenses, alors que dans Requiem for a dream ce même effet répond à une logique
hallucinatoire et est toujours ancré dans quelques éléments du décor (l’appareil
de télévision, les lampes de poche, l’équipement de traitement par électrochocs).
L’effet de clignotement est largement utilisé par Gaspar Noé dans
Irréversible (2002) et Enter the void (2009). Dans le premier, le générique de
début est présenté avec un lettrage scintillant, suivi d’une séquence avec des
mouvements de caméra très fluides qui révèle l’extérieur d’un bâtiment éclairé
par des lampes vacillantes. Cet effet est récupéré plusieurs fois au long du film, la
plupart du temps associé à l’ambiance des boîtes de nuit où le récit se déroule.
Considérant la violence de l’histoire racontée – celle de deux hommes, Marcus
(interprété par Vincent Cassel) et Pierre (Albert Dupontel), qui cherchent
vengeance contre l’homme qui avait violé leur amie Alex (Monica Belluci) – et le
réalisme brutal de la mise en scène de Noé – comme dans la fameuse séquence
du viol d’Alex, réalisé en un plan séquence qui dure plus de dix minutes –, l’effet
de clignotement suggère plutôt brutalité qu’inquiétude, violence qu’instabilité.
L’intermittence de la lumière semble avoir pour objectif tout simplement
agresser davantage le spectateur, tout comme le constant bruit de fond dans une
fréquence de 27 hertz « spécialement conçu par Noé pour causer des nausées
dans le public » pendant la première heure de film199. Néanmoins la trajectoire
198 Ibid., p.75. 199 Traduction libre de l’anglais : « The pulsing score that accompanies the film contains, for the first sixty minutes of the film, a constant 27-‐hertz tone specifically designed by Noé to cause nausea in the audience ». BAILEY, Matt. « Gaspar Noé » in Senses of cinema, Great Directors, nº 28,
122
des personnages d’Irréversible n’illustre pas seulement (ou pas gratuitement,
pour ainsi dire) l’abus sexuel et la violence, mais aussi, d’une manière plus
profonde, une faiblesse irrévocable de l’homme : la quête pour vengeance,
réussie ou pas (et le fait que Marcus et Pierre vont finir par assassiner quelqu’un
d’autre que le violeur d’Alex n’est qu’un aspect ironique du récit), ne parvient
pas à enlever la douleur et les conséquences de l’événement déplaisant. Monté
en ordre chronologique inversé, le film termine par une scène joyeuse où Alex lit
tranquillement dans un parc entourée par des enfants en train de jouer. La
caméra monte en hauteur et graduellement se stabilise ; un ciel jaunâtre occupe
l’écran ; la symphonie de Beethoven dans la bande son est substitué par un bruit
rugissant ; et l’écran commence à clignoter avec violence pendent le dernier
minute de film.
Dans Enter the void, l’ambiance des boîtes de nuit se trouve élargie et
occupe tout un arrondissement de Tokyo connu par son intense vie nocturne, où
habitent le jeune trafiquant de drogues canadien Oscar (interprété par Nathaniel
Brown) et sa sœur Linda (Paz de la Huerta). Déjà le générique de début
complexifie le procédé utilisé dans Irréversible, intensifiant la pulsation
stroboscopique et alternant les polices du lettrage dans un résultat qui a été
comparé à une « explosion dans une usine de polices »200. La prémisse du film est
celle d’une dissociation entre corps et esprit au moment de la mort, dissociation
qui peut être comprise dans une dimension religieuse201 : après sa mort par la
police, l’esprit d’Oscar commence à errer pour toute Tokyo, traversant les murs,
observant les gens, témoignant, sans pouvoir rien faire, le malheureux sort de
Linda et de ses amis. L’esprit d’Oscar traverse aussi le temps pour raconter en
flashback l’histoire de la mort de ses parents dans un accident de voiture, de son
arrivée au Japon et de comment il a réussit à y amener aussi sa sœur. Le film est
entièrement présenté en caméra subjective suivant la perspective d’Oscar. De
octobre 2003, disponible sur http://sensesofcinema.com/2003/great-‐directors/noe/#b21, dernière consultation le 13 août 2013. 200 Traduction libre de l’anglais : « […] go for the astonishing opening credits, which look like an explosion in a font factory ». LANE, Anthony. « Enter the void » in The New Yorker, disponible sur http://www.newyorker.com/arts/reviews/film/enter_the_void_noe, dernière consultation le 13 août 2013. 201 Le film fait explicitement référence au bouddhisme et au « Bardo Thödol », le « Livre des morts tibétain », selon lequel il y a une succession de perceptions et d’états de conscience entre la mort et la réincarnation.
123
cette manière, l’effet de clignotement relève non seulement du scintillement de la
lumière des affiches néon et des boîtes de nuit fréquentées par les personnages,
mais aussi du clignotement des yeux d’Oscar, alors qu’il est encore vivant, et du
caractère hallucinatoire de son expérience hors-‐corps après sa mort. Ainsi, si le
clignotement était une figure qui ponctuait le questionnement moral autour de
l’idée de vengeance dans Irréversible, il est devenu un vrai motif visuel du
questionnement moral et mystique autour de l’idée de mort dans Enter the void.
La séquence finale se passe dans un psychédélique « Love hotel » aux lumières
colorées clignotantes, où l’esprit d’Oscar observe plusieurs relations sexuelles
avant de retrouver Linda avec son ami Alex (interprété par Cyril Roy). À ce
moment, l’esprit d’Oscar « se plonge » dans sa sœur, témoigne l’instant exact de
l’éjaculation d’Alex et la fécondation d’un ovule de Linda… après une ellipse
représentée par un fondu au noir, la caméra subjective qui nous présentait le
point de vue d’Oscar devient celui du bébé que Linda vient d’accoucher,
complétant le cycle de mort et réincarnation d’Oscar et faisant un contrepoint à
la phrase qui concluait Irréversible : « Le temps détruit tout ».
Une fois ouverte cette voie de compréhension de l’effet de clignotement –
qui est à la fois élément d’immersion du spectateur, effet spectaculaire et figure
catalyseur de réflexions sur le sujet –, nous pouvons revenir à quelques films
déjà étudiés pour en observer la récurrence et la fonction de cet effet. Par
exemple, dans Eternal sunshine of the spotless mind (Michel Gondry, 2004), c’est
souvent un spot lumineux (comme celui d’une lampe de poche) qui représente le
« regard » de l’appareil responsable pour effacer les souvenirs du protagoniste –
de cette manière, le mouvement intermittent de ce spot soutient l’effet de
clignotement tout en exprimant la dissociabilité entre le personnage et sa
mémoire (dissociation comprise comme une forme d’éclatement du personnage
et donc d’actualisation de la notion de sujet). Un autre exemple possible est celui
des scènes qui représentent la transformation de Fred Madison en Pete Dayton
au milieu et à la fin de Lost highway, où l’effet de clignotement est associé au
montage rapide et aux surimpressions pour rendre plastique la dissociation
psychique et physique du personnage : « la transformation visuelle de Fred en
124
Pete s’opère par un transfuge explosif. Il procède par fragmentation et par
ellipse, le tout dans une ambiance enfumée et flashée. »202
Dans Mulholland Dr. (David Lynch, 2001), l’effet de clignotement marque
trois scènes capitales pour le déroulement du récit. Dans la première, le
réalisateur Adam Kesher rencontre le « cowboy » (interprété par Monty
Montgomery) dans un corral éloigné. C’est véritablement la première scène du
film où prévaut une ambiance qu’on pourrait considérer « surréaliste » : une
lampe (lumière vacillante) s’allume toute seule, le « cowboy » arrive d’on ne sait
où, et le dialogue qui s’établit entre les deux, sous la forme d’une menace à Adam,
est aussi un avertissement pour que le spectateur (qui ne se rend pas encore
compte que cette première partie de l’histoire n’est qu’un rêve de la
protagoniste) fasse plus attention aux détails du film et accepte sa logique
tortueuse (et dans ce sens, le « cowboy » joue un rôle similaire à celui de
l’homme mystérieux au visage pâle de Lost highway) :
Cowboy : Prends ton temps et réfléchis. Tu ferais ça pour moi ?
Adam : Ok. Je réfléchis.
Cowboy : Non, tu ne réfléchis pas. Tu cherches trop à faire le malin
pour réfléchir. Je veux que tu réfléchisses et que t’arrêtes de faire le
malin. Tu veux bien essayer ?
Adam : Où voulez-‐vous arriver ? Que voulez-‐vous que je fasse ?
Cowboy : Imaginons une carriole. Une carriole a combien de
conducteurs ?
Adam : Un seul.
Cowboy : Alors disons que c’est moi qui conduis la carriole et que si tu
changes d’attitude tu pourras voyager avec moi.
Adam : Ok.
La deuxième scène capitale de Mulholland Dr. où l’effet de clignotement
règne est celle au « Club Silencio », déjà commentée dans le chapitre précédent,
qui constitue le moment où le film rend explicite que toute ce que le spectateur
vient de voir va bientôt s’écrouler. On entend une musique mais il n’y a pas
d’orchestre : l’histoire de Betty et Rita n’existe pas vraiment puisqu’elle n’est
qu’un rêve de Diane. Et à la fin du film, troisième moment d’intense scintillement 202 ARNAUD, Diane. Changements de têtes : De Georges Méliès à David Lynch. Op. cit., p. 187.
125
de lumière, Diane se réveille (après une apparition du « cowboy » devant la porte
de sa chambre : « Salut, la belle ! C’est l’heure de se réveiller ! »), se rend compte
que Camilla est morte et, tourmentée, entre dans un état hallucinatoire avant de
commettre suicide.
Nous pouvons également reprendre Copy shop et retrouver, dans les
décentrements, tremblements, plissements et déchirements du papier, les
mêmes enjeux qui concernent le clignotement de la lumière. La matérialité du
clignotement de la lumière dans les photogrammes serait ainsi transposée vers
la matérialité des manipulations des feuilles de papier émises par la machine
photocopieuse qui est le moteur des dédoublements du récit et, en même temps,
le support sensible du dispositif alternatif de prise d’images et de montage
élaboré par le réalisateur Virgil Widrich.
C’est ainsi que l’effet de clignotement se présente finalement comme une
figure utile à l’analyse de l’inquiétude du sujet à travers le cinéma contemporain
et comme une figure riche en soi, mais qui passe souvent inaperçue tant elle
s’incorpore aux autres procédés esthétiques mis en place par le film et aux récits
filmiques eux-‐mêmes.
Dans nombreuses situations, le clignotement apparaît lié à des foudres
qui tombent du ciel, comme par exemple dans l’ouverture d’Amistad (Steven
Spielberg, 1997), qui montre un combat dans un navire d’esclaves dans la mer
pendant un orage. À propos de cette séquence, Richard Magnan a écrit :
« Le rythme syncopé du flicker crée une attraction réflexe qui capte
l’œil du spectateur – même lorsqu’il ne regarde pas directement
l’écran ou, à la limite, même s’il ferme les yeux – par la réflexion du
clignotement sur les murs ou le plafond de la salle, ou encore sur les
spectateurs-‐écran. »203
Les foudres permettent à la diégèse d’incorporer l’effet de clignotement
aussi dans The Straight story (David Lynch, 1999) : l’orage éclate une nuit,
précisément au moment où le protagoniste apprend la maladie de son frère, avec
qui il n’a plus aucun contact depuis longtemps. De cette manière très simple, le
203 MAGNAN, Richard. Le clignotement et le spectateur-‐écran : Phénoménologie des actes de langage cinématographiques. Op. cit., p.298.
126
rythme syncopé crée par l’intermittence des éclairs, qui à un niveau sensoriel
vient frapper le spectateur, fait aussi figurer, au niveau diégétique, une autre
agression, celle des émotions du vieux Alvin Straight (interprété par Richard
Fransworth), le protagoniste. Cette scène nous apprend que Straight a du mal à
gérer ces émotions ou au moins essaye de les cacher de sa fille Rose (Sissy
Spacek), qui habite avec lui : son visage reste impassible pendant qu’il apprend
que son frère va bientôt mourir, et pourtant les ombres de la pluie projetées sur
lui, assis devant une fenêtre, donnent l’impression qu’il pleure. Considérant que
le film, marqué par des images ensoleillées de la campagne américaine, s’ouvre
et se termine avec des images d’un ciel dégagé et étoilé, la scène de l’orage
devient encore plus emblématique et se détache un peu du reste du film. Elle
consiste un hiatus stylistique, un moment de rupture ; diégétiquement, c’est un
moment crucial, puisqu’il correspond à la prise de décision du protagoniste
d’entreprendre le voyage pour visiter son frère – voyage qui est en fait le vrai
motif du film, ce que Hitchcock appellerait son MacGuffin, le propulseur du récit.
L’élément de la diégèse qui déclenche l’effet de clignotement peut donc
connaître différents degrés de « réalisme », du « surréalisme » de Mulholland Dr.
et du voyage posthume de Enter the void à un phénomène naturel tel l’orage
d’Amistad et de The Straight story, du trouble psychique profond de Lost highway
à la machine scientifique de Eternal sunshine of the spotless mind, des
hallucinations provoquées par l’usage de drogues de Requiem for a dream aux
copies sorties de la photocopieuse de Copy shop. Pour souligner une dernière fois
le rapport entre l’explosion lumineuse, la notion de spectacle et l’éclatement du
personnage filmique, je me permets de mentionner encore deux exemples.
Dans de The mask (réalisé par Chuck Russell en 1994), le discret Stanley
Ipkiss interprété par Jim Carrey se transforme, grâce à un masque mystérieux, en
une créature puissante dont la personnalité délirante reflet la passion d’Ipkiss
pour les personnages des dessins animés de Tex Avery. Au contraire des scènes
de métamorphose classiques, qui révèlent en détails la transformation du
personnage avec des techniques diverses de morphing, animation, maquillage,
fondus, montages elliptiques, etc. (un exemple notable est la transformation du
docteur Jekyll en l’effroyable M. Hyde dans le film réalisé par Rouben Mamoulian
127
en 1931204), la métamorphose dans The mask est mise en valeur sans qu’on voie
effectivement les changements sur le visage de l’acteur. Dans la première
transformation, les effets spéciaux numériques révèlent que le masque essaye de
« dévorer » la tête d’Ipkiss et ensuite font disparaître le corps de Jim Carrey dans
un cyclone violent (hommage à Taz, le diable de Tasmanie de la série animée
Looney Toones). Pendant quelques secondes, ce cyclone bouge de manière
incontrôlable dans la maison en faisant tomber tous les meubles, avant de
présenter le « nouveau » personnage, la tête couverte en caoutchouc vert. Des
éclairs lumineux, sonorisés par des coups de tonnerre un peu cartoonesques,
ponctuent toute cette première transformation. Lors des transformations
suivantes, la mise en scène sera plus économique, délaissant à l’effet de
clignotement la représentation du changement : Ipkiss se cache derrière un
canapé ou un buisson, des éclairs lumineux font trembler l’image à l’écran (et
aussi la salle de cinéma), et le voilà qui réapparaît déjà masqué sortant de son
cyclone avec une pose triomphale. L’effet de clignotement synthétise ainsi la
métamorphose sans manquer à préciser, pour le spectateur dans la salle, qu’il
s’agit d’un moment spectaculaire, que la « fête », le spectacle (qui est l’arrivée du
personnage masqué) dans le spectacle (qui est le film lui-‐même), va bientôt
commencer : « It’s party time. P-‐A-‐R-‐T-‐why ? Because I gotta ! ».
Dernier exemple, dans la scène finale du film Le regard d’Ulysse (Theo
Angelopoulos, 1995) l’effet de clignotement est expliqué dans la diégèse par la
mise en scène d’une projection cinématographique à l’intérieur du film.
L’histoire racontée est celle d’un cinéaste nommé tout simplement A (interprété
par Harvey Keitel) qui part à la recherche de quelques bobines de film des frères
Manákis, pionniers du cinéma des Balkans du début du XXe siècle, bobines que
l’on croyait disparues pour toujours. Dans cette scène finale, A prononce un
monologue devant une projection dont il n’y a pas vraiment de film projeté : il
204 Pierre Berthomieu souligne l’inventivité de la mise en scène de Mamoulian, qui a utilisé des filtres colorés pour créer la métamorphose du personnage : « Rouben Mamoulian ne voulait pas traiter toutes les transformations du docteur Jekyll en Mr. Hyde par des maquillages successifs et des fondus enchaînés. Il voulait au contraire offrir au spectateur un plan où la transformation s’opèrerait en continu, permettant à Fredric March d’interpréter l’arrivée de Hyde. D’où l’idée célèbre du maquillage rouge et vert rendu invisible par les filtres de même couleur posés sur l’objectif et qui absorbent les coloris concernés. En les retirant, Mamoulian donne l’impression d’un visage qui se modifie et crée avant la lettre une forme de morphing. » BERTHOMIEU, Pierre. Hollywood classique : Le temps des géants. Pertuis : Rouge Profond, 2009, p.476.
128
n’y a que la lumière intermittente émise par le projecteur, que le clignotement du
noir et blanc. Dans sa thèse, Richard Magnan souligne l’aspect réflexif de la scène
– le film qui parle du cinéma lui-‐même – atteint non seulement par le personnage
qui regarde la caméra mais aussi, bien sûr, par la figuration de ce faisceau
lumineux du projecteur cinématographique :
« Aucune image ne subsiste sur la pellicule. Seul un clignotement de
lumière bat l’écran second (l’écran dans l’écran) et se reflète au visage
du spectateur-‐écran intra-‐diégétique, A, durant son discours final. Son
monologue (auto-‐référentiel) parle d’une histoire qui reste à raconter,
d’un personnage qui reste à incarner. L’avant dernier plan du film
montre un écran sur lequel une lumière blanche clignote. Le dernier
plan montre A, en gros plan frontal, en larmes, alors que le
clignotement se reflète sur son visage. La caméra recule lentement
pendant qu’il récite son monologue final : ‘Quand je reviendrai, ce sera
avec les vêtements d’un autre, le nom d’un autre. Ma venue sera
inattendue. Si tu me regarde, incrédule, et dis : Tu n’est pas lui. Je te
montrerai des signes et tu me croiras.’ Le récit de A qui clôture le film
concerne le cinéma lui-‐même, la naissance du récit cinématographique
à partir d’un écran battu de lumière, essence énergétique de la
représentation filmique. Face à la caméra, A s’adresse ainsi
(indirectement) au spectateur empirique qui se trouve dans la même
position que lui, battu d’ombre et de lumière. (…) La quête de sens
qu’effectue A à travers l’horreur de la guerre culmine sur le constat
d’une absence totale de sens, figurée par le flicker qui clôt le film, sorte
de tabula rasa de la représentation cinématographique. »205
À travers ces exemples, et en suivant l’argumentation exposé dans la
thèse de Magnan, on peut considérer l’effet de clignotement comme un élément
qui associe des aspects diégétiques, de l’histoire racontée, du contenu du film, à
la place concrète du spectateur devant l’écran en train de regarder le film.
Autrement dit, le clignotement donne à voir – et construit – un lien entre la place
du spectateur et le récit, il met en phase le spectateur avec le drame.
205 MAGNAN, Richard. Le clignotement et le spectateur-‐écran : Phénoménologie des actes de langage cinématographiques. Op. cit., p.298-‐299.
129
Cette notion de mise en phase a notamment été développée par Roger
Odin. D’après lui, la mise en phase sert à « faciliter l’acceptation du message par
le spectateur »206, elle est « le processus qui me fait vibrer au rythme des
événements racontés »207. Si l’on pense à un film d’horreur traditionnel, la
prédominance de scènes nocturnes fonctionne bien comme un élément de mise
en phase, dans la mesure où elle rend la salle de cinéma plus sombre que
d’habitude et plonge davantage le spectateur dans l’univers fictionnel. À peu près
la même chose peut être dite à propos des effets sonores « subjectifs », comme
les battements de cœur et les bruits de respiration accélérée, ou encore les
basses fréquences sonores employées par Gaspar Noé dans Irréversible, qui
extériorisent pour le spectateur, à travers les ondes sonores qui vibrent dans la
salle, au-‐delà de la simple situation racontée, les états physiologiques et
psychologiques des personnages. La mise en phase se caractérise donc comme
une relation d’homologie entre le « positionnement du spectateur et la
dynamique narrative qui se manifeste dans la diégèse » 208 . Il me semble
pertinent de signaler, comme l’a fait Magnan dans sa thèse, que la figure du
clignotement, de l’intense scintillement de la lumière, au-‐delà de récupérer la
dimension matérielle de la projection cinématographique, collabore aussi avec la
mise en phase, c’est-‐à-‐dire avec l’immersion du spectateur dans la narration.
6 – Inland Empire
La traversée de ces différentes notions – le scintillement de lumière comme une
transposition cinématographique du feu d’artifice et du tremblement de la
flamme, sa dimension performative qui correspond aux demandes « d’un
nouveau spectateur » pour un « cinéma sensoriel », sa compréhension comme un
élément opérateur d’une « mise en phase » entre le récit et la place du spectateur
et, pour ainsi dire, ses aspects réflexifs, qui permettent au film d’élaborer un
discours sur le dispositif cinématographique lui-‐même – m’ont permis de
206 ODIN, Roger. « La question du public. Approche sémio-‐pragmatique » in Réseaux, vol. 18, nº99, 2000, p.59. 207 Ibid., p.57. 208 ODIN, Roger. « Mise en phase, déphasage et performativité » in Communications, nº38, 1983, p.225.
130
développer l’idée d’explosion non pas dans son sens littéral (d’une bombe, d’un
volcan, d’un revolver), mais dans le sens plus vaste et plus conséquent – pour ce
qui concerne ce mémoire – de la métaphore. Ouverte cette voie, j’ai pu revenir à
la notion de l’inquiétude du sujet, l’effet de clignotement fonctionnant à la fois
comme signe, catalyseur ou représentant de l’éclatement du personnage filmique
censé constituer un effet de sujet.
Pour conclure ce chapitre, au lieu de reprendre et synthétiser
l’argumentation développée jusqu’ici, je propose de retourner au film qui était en
grande partie le point de départ de ce mémoire.
Dans Inland Empire (2006), David Lynch investit dans une construction
labyrinthique similaire à celle de ses films précédents, notamment Lost highway
et Mulholland Dr., avec la dissociation de la protagoniste interprétée par Laura
Dern et aussi de la chronologie des événements et du temps filmique. À la
différence de Lost highway et de Mulholland Dr., pourtant, il paraît que dans le
labyrinthe d’Inland Empire il n’y a pas vraiment de sortie pour le spectateur :
après la fin du film, nous ne savons toujours pas exactement qui sont chacun des
personnages, quels sont les liens entre eux ni comment interpréter l’histoire
racontée. Nous savons, pourtant, qu’il y a un mystère qui concerne la réalisation
d’un film, que la trahison, le sexe et la violence sont encore une fois à l’origine
d’un trouble identitaire, que le statut de la représentation est à nouveau mis en
question, et que nous sommes devant (et dedans) différentes « couches » de
réalité filmique en même temps. Et nous sommes constamment bombardés par
la pulsation de la lumière dès les premières scènes.
Dans ce sens, Inland Empire est le film qui s’approche le plus, parmi les
films étudiés ici, des conceptions de « cinéma sensoriel » ou de « cinéma du feu
d’artifice », en plus d’être celui qui amène le plus loin la possibilité de
l’éclatement du personnage. Et c’est aussi un film qui travaille, de manière
métalinguistique, la notion de spectacle, avec un film à l’intérieur du film.
Laura Dern interprète l’actrice Nikki Grace, qui vient d’être appelée à être
la vedette du nouveau projet du réalisateur Kingsley Stewart (Jeremy Irons), où
elle jouera le rôle de Sue Blue, amante de Billy, personnage joué par Devon Berk
(Justin Theroux). Le projet, intitulé « On high in blue tomorrows », est en fait le
remake d’un film allemand inachevé appelé « 47 », qui à sa fois est l’adaptation
131
d’un conte tsigane polonais. L’histoire est celle d’un homme et d’une femme qui
s’engagent dans une relation extraconjugale sous le risque d’être découverts et
violemment réprimés par leurs partenaires. Pendant une réunion avec le casting,
Kingsley explique à Nikki et Devon que la production originale allemande n’a
jamais été finalisée à cause du meurtre du couple de protagonistes :
apparemment, les acteurs avaient incarné dans leurs vies réelles l’affaire qu’ils
devaient jouer dans la fiction, et ont ensuite été assassinés. Depuis cet
événement, le projet a été considéré un projet maudit – et il ne va pas tarder
pour que Nikki se mette dans une situation similaire avec Devon. L’actrice va se
confondre inexplicablement avec Sue. Pendant le tournage d’une scène,
Nikki/Sue se tourne vers Devon/Billy et exclame : « Je crois que mon mari sait
tout. Il nous tuera, tous les deux… Merde ! On dirait un dialogue de notre
scénario ! »
Cette « possession » de Nikki par Sue trouve un écho dans la vie
personnelle de l’actrice, qui est mariée avec un possessif homme d’affaires
polonais. Elle n’est, pourtant, qu’une première doublure dans le film. Nikki/Sue
traversera différentes couches plus ou moins distinctes de réalité. Elle sera une
femme enceinte dans un mariage malheureux, puis une prostituée, elle
consultera avec un psychanalyste mystérieux, se retrouvera parmi une troupe
qui donne des spectacles itinérants et parcourra d’innombrables couloirs et
escaliers, traversera d’innombrables portes, et rencontrera d’innombrables
personnages dont le spectateur ne connaît même pas le nom (comme ceux
désignés pendant le générique comme « Lost Girl » ou « Phantom »). Elle se
perdra dans les décors, dans les rues, dans les studios te tournage, dans son
propre habitat (soit la mansion de Nikki ou la petite maison de Sue), dans la
chronologie des événements, comme l’Alice de Lewis Carroll dans le pays des
merveilles en suivant le lapin blanc – parallèle facilité par le fait que le film est
intercalé avec des sketches de sitcom d’une énigmatique famille de lapins
(humains habillés en lapin). Avant la fin, Nikki/Sue se retrouvera au Hollywood
Boulevard en train de mourir parmi des clochards, et elle entendra alors
Kingsley crier « Coupez ! », mais cela ne lui ramènera pas à la réalité (ou à une
réalité, quelle qu’elle soit).
132
Si dans Lost highway Pete Dayton redevenait Fred Madison avant la fin et
dans Mulholland Dr. le rêve de Diane Selwyn justifiait l’apparition de Betty Elms,
dans Inland Empire chaque « version » de Nikki/Sue sera complètement
indépendante et ne trouvera aucun lien avec les autres versions (hormis le fait
qu’elles sont toutes jouées par Laura Dern), aucun contexte qui puisse permettre
au spectateur de reconstituer de manière logique les événements – pas de
schizophrénie ou de fugue psychogénique, pas d’hallucination provoquée par
l’usage de drogues, pas de trauma, d’amnésie, de rêve, pas de terrier de lapin
magique. Pas de coulisses, de maquillage, d’effets spéciaux : la transformation de
Nikki en Sue, bien que les transformations multiples de Nikki/Sue qui suivent,
font de ce personnage une matière plastique, et on dirait rien de plus qu’une
matière plastique. Puisqu’il n’y a guère de scénario à suivre, guère d’histoire à
raconter, David Lynch peut opérer librement le personnage, comme un sculpteur
le ferait avec une argile infiniment malléable :
« le personnage de cinéma chez Lynch revient sans cesse à sa
dimension évanescente de visage déformable, dédoublable,
remplaçable. (…) Certaines forces en présence sont à même de
poursuivre les héros et de leur ‘casser la figure’, à coups de poings, de
rouges et de bleus, de flous et de flashes, de ralentis et de
surimpressions. »209
C’est ainsi que, à un moment donné, on voit Nikki/Sue assise dehors dans
la pluie, et on est frappé par l’impact des foudres. Coupe. On la voit assise à
l’intérieur d’une maison, on perçoit les foudres par la fenêtre. Coupe. On la voit à
nouveau dehors et son image s’efface dans le reflet de lumières colorées. On la
voit à l’intérieur avec d’autres femmes, elle regarde autour d’elle, les reflets
colorés s’intensifient, le cadre est frénétiquement décentralisé, l’effet de
clignotement est généralisé. On la voit crier et son image se fond avec celle d’un
groupe de prostituées qui lui disent « Bonjour » en rigolant. Coupe. On voit
Nikki/Sue dans le Hollywood Boulevard, souillée, le visage tordu, éclairée par
une lampe vacillante. « Je suis une pute », dit elle, sérieuse. « Où suis-‐je ? » Et
puis, dans une grimace qui se termine en rires de moquerie, elle affirme : « J’ai
209 ARNAUD, Diane. Changements de têtes : De Georges Méliès à David Lynch. Op. cit., p. 181.
133
peur ! » Elle observe ensuite, de l’autre côté de la rue, Nikki/Sue (elle même ?)
qui marche avec un tournevis à la main. Cette autre Nikki/Sue, perplexe, la
regarde : c’est un des plusieurs « face à face » de Nikki/Sue avec des « versions
conditionnelles » d’elle-‐même210. D’un côté, la prostituée ; de l’autre, la femme
avec un tournevis à la main. La prostituée fait une grimace et continue à rire de
manière extravagante. Toujours perplexe, la femme au tournevis perçoit une
autre femme, en T-‐shirt blanc, qui marche dans sa direction. La prostituée arrête
de rire : elle aussi voit la femme en T-‐shirt blanc qui se cache derrière un arbre.
Coupe. On voit une autre prostituée qui parle dans un téléphone public, deux
autres qui attendent contre un mur, une quatrième assise par terre, et encore
une qui danse en fumant sa cigarette sur le trottoir du Hollywood Boulevard. Les
deux versions de Nikki/Sue sont momentanément disparues. Gros plan, la
prostituée avec la cigarette se met à rire, la caméra se tourne vers la gauche et on
voit un petit chariot qui passe dans une petite rue prise par la neige : comme si
de rien n’était, nous somme maintenant en Pologne…
Dans Inland Empire les métamorphoses et dédoublements n’ont guère
besoin de racines dans la diégèse ; il leur suffit le corps de Laura Dern et les
ellipses qualifiées de David Lynch, toujours ponctuées par l’effet de clignotement
– et aussi par des éclairages tremblantes avec des lampes de poche et par des
prises de vue en détail des sources lumineuses, avec ses conséquentes
aberrations chromatiques dans l’objectif de la caméra, ces deux procédés
fonctionnant aussi comme explosions à l’écran.
En effet, la figure du clignotement règne déjà dans le prologue en noir et
blanc, quand on voit la lumière d’un phare qui révèle le titre du film avant qu’une
image presque abstraite prenne l’écran : un disque de vinyle qui tourne dans un
gramophone, l’aiguille tremblante. Des textures se superposent, l’éclairage est
intermittent. Une phrase de Mulholland Dr. revient à l’esprit : « Tout ceci… n’est
qu’un enregistrement. Ceci est une illusion. » Mais ce qu’on entend c’est une
autre étrange annonce : « Axxon N, l’émission de radio la plus longue de
l’histoire. Ce soir, toujours dans les régions baltes : un jour gris d’hiver dans un
vieil hôtel ». On retrouvera cette expression « Axxon N » par écrit plus d’une fois
210 « Le montage de Nikki Grace qui se retourne sur une version conditionnelle d’elle-‐même inaugure la fiction de ses rôles multiples. » Ibid., p. 199.
134
plus tard dans le film, et on ne sera jamais certain de ce qu’elle signifie. Diane
Arnaud souligne la proximité phonétique d’« Axxon N » avec « Action »211 ; le
terme est aussi phonétiquement proche d’« axon », axone, qui signifie fibre
nerveuse, la partie du neurone responsable par la conduction des signaux
électriques dans le cerveau. Les deux associations peuvent être utiles dans une
interprétation du film, et aucune d’elles n’est explicitement autorisée par le film ;
curieusement, toutes les deux sont ouvertes à la figure du clignotement de la
lumière.
On a déjà beaucoup parlé de comment David Lynch a eu une énorme
liberté dans la réalisation d’Inland Emprire. Après l’avoir tourné hors le système
des grands studios, sans scénario et avec une caméra de vidéo numérique de
basse définition, il a déclaré que, pour lui, le film était mort212. Mais la « mort » de
la pellicule n’est pas la mort de l’art cinématographique, et Inland Empire va
même jusqu’à rendre hommage à Sunset Boulevard (Billy Wilder, 1950),
réemployant la phrase du lettrage « Chasse ce mauvais rêve qui m’étreint le
cœur » dans un monologue de Lost Girl (interprétée par Karolina Gruzska) –
dans cette scène, Lost Girl apparaît cadrée exactement comme la Gloria Swanson
interprétée par Norma Desmond dans le film de Billy Wilder213. À la séduction de
l’image, peu importent les aspects techniques de la prise d’images ou de leur
projection. Lost Girl passe tout le film en train de pleurer devant la télévision, où
elle regarde non seulement la sitcom avec les lapins mais aussi toutes les
aventures de Nikki/Sue. On dirait qu’elle regarde Inland Empire. À la fin du film,
les deux femmes se rencontrent et s’embrassent, dans une espèce de
réconciliation qui laisse peut-‐être comprendre que Lost Girl était le « trace » de
la première Sue, celle qui jouait l’actrice de la production allemande « 47 » avant
d’être assassinée ; en accomplissant son rôle comme Sue, Nikki aurait libérée
Lost Girl/Sue de son inachèvement. Mais ce n’est qu’une des interprétations
possibles : il se peut par exemple que ce soit le contraire et que, un peu comme
211 Ibid., p. 197. 212 LYNCH, David. Catching the Big Fish : Meditation, Consciousness and Creativity. New York : Penguin, 2006, p. 49. 213 Voir ACHEMCHAME Julien. « Survivance » in Cinergon nº19-‐20, 2010, p. 24-‐25, et PRANOLO, Jennifer. « Laura Dern’s eternal return » in Screen, vol. 52 nº 4, hiver 2011, p. 481.
135
dans Mulholland Dr., Nikki ne soit qu’un double « rêvé » par Sue, celle-‐ci le vrai
personnage « réel » du film…
Pourtant, quelle que soit l’interprétation, avant de témoigner la
réconciliation avec Lost Girl, le spectateur doit parcourir un dernier couloir,
monter un dernier escalier, franchir une dernière porte. Nikki/Sue erre dans les
décors, sort un révolver d’un tiroir et confronte le Phantom (interprété par
Krzysztof Majchrzak). Lorsqu’elle lui tire dessus, « ce geste de violence touche à
l’abstraction car, à la place d’une blessure fictionnelle, l’homme est ébloui par
des flashes blancs de plus en plus irradiants »214. L’usage du clignotement de la
lumière pour représenter le coup d’une arme remonte au Stagecoach de John
Ford (1939), où un photogramme blanc (un flash frame) surprenait le spectateur
au moment du tir, et au dernier acte du Rear Window de Hitchcock (1954), où le
photographe Jeff (James Stewart) « tire » sur l’assassin Thorwald (Raymond
Burr) avec le flash de sa caméra. Ici, la lumière est encore une fois une vraie arme
à feu ; elle déforme le visage du Phantom et révèle un grotesque visage défiguré
de Nikki/Sue à sa place – défiguration qui est toujours « aussi une force de
création qui bouleverse les formes stratifiées du sens et les réanime »215. C’est
sur ce visage défiguré que Nikki/Sue tire pour la dernière fois. La dernière porte
à franchir est finalement devant elle : la porte numéro 47, qui l’amènera à Lost
Girl.
Que le film puisse proposer une telle expérience de l’éclatement du
personnage sans explicitement répondre aux principales questions soulevées
par son récit me paraît symptomatique de la démarche d’un réalisateur dont la
formation de base est celle de plasticien : « Avant de diriger des acteurs, le futur
cinéaste a filmé des figures, en a dessiné les métamorphoses et les a rendues
souffrantes, plus d’une fois. » 216 L’initiative de Lynch, dès ses premiers court-‐
métrages expérimentaux comme « Six men getting sick (Six times) » (1967) ou
« The alphabet » (1968), semble privilégier les potentialités plastiques du
personnage (dissociation et explosion) et prendre en compte les inquiétudes
214 ARNAUD, Diane. Changements de têtes : De Georges Méliès à David Lynch. Op.cit., p. 195. 215 GROSSMAN, Evelyne. La défiguration : Artaud -‐ Beckett -‐ Michaux. Paris : Les Éditions de Minuit, 2004, p. 7. 216 ARNAUD, Diane. Changements de têtes : De Georges Méliès à David Lynch. Op. cit., p. 169.
136
« souterraines » du sujet (souvent liées à la sexualité et à la violence) ; comme
conséquence, les récits sont infectés par étranges événements.
Avant d’être choisie pour le rôle de Sue Blue, Nikki Grace avait reçu la
visite d’une voisine à l’accent étranger (interprétée par Grace Zabriskie). Celle-‐ci
lui avait averti des dangers qu’elle allait bientôt faire face en lui racontant une
brève histoire : « Un petit garçon sortit pour jouer. Lorsqu’il ouvrit la porte, il vit
le monde. En franchissant le seuil, il provoqua un reflet. Le Mal était né. Le Mal
était né et suivit le garçon. » Leur entretient avait terminé lorsque la voisine avait
expliqué à Nikki que, « si c’était demain, vous seriez assise là », signalant du doigt
un sofa de l’autre côté de la salle. C’est à ce moment exact que la dernière scène
du film revient. Nikki tourne la tête. À travers la caméra subjective dans un
raccord regard, nous découvrons que ce qu’elle voit, en accompagnant le geste de
l’énigmatique voisine, c’est encore une version d’elle-‐même, dans un dernier
face à face. Une Nikki (/Sue ?) inédite jusqu’alors, assise immobile, avec une robe
bleue, dans le sofa, le visage paisible. Une chanson résonne dans la bande son :
« Something is happening… something is happening… » (« Il se passe quelque
chose… »). Et là encore, ce qui est en train de se passer, on ne le saura pas. Il ne
faut peut-‐être plus insister sur l’éclatement pour le moment, il suffit de
l’accepter.
137
CONCLUSION
Avec ce projet de recherche, j’ai d’abord essayé d’actualiser les notions de sujet
et de personnage à la lumière d’un certain cinéma contemporain. Dans cet effort,
il m’a paru nécessaire non seulement de récupérer différentes définitions de ces
deux notions, mais aussi de les complémenter et de résoudre en quelque sorte
leurs contradictions, de les articuler toutes les deux dans un objet cohérent. Ce
travail théorique, que j’imaginais un simple point de départ pour ma réflexion
sur le personnage éclaté, s’est révélé, au long de mon premier chapitre, un
domaine très fécond où encore d’autres notions peuvent être impliquées –
comme la notion de fragmentation, qui a fini par s’établir comme un leitmotiv du
mémoire dans son ensemble.
D’une manière générale, pendant ce premier chapitre, je me suis servi de
la notion de « procès de subjectivation » pour avancer l’idée d’un sujet (dans le
sens philosophique du terme) en même temps indivisible et multiple ; et alors
que son indivisibilité semblait ne pas poser beaucoup de problèmes au niveau de
la représentation cinématographique du sujet (c’est-‐à-‐dire au niveau de l’effet de
sujet que le personnage est censé faire), c’est davantage du côté de sa
multiplicité que je me suis concentré. Dans ce sens, le recours à la notion de
« procès de subjectivation » s’est avéré particulièrement efficace : il m’a permis
d’articuler le sujet et le personnage filmique sans tomber, d’un côté, dans la
simplicité trompeuse des définitions du sens commun, ni, de l’autre, dans la
complexité paralysante de certaines conceptions philosophiques et littéraires
modernes.
C’est à partir de là que j’ai finalement pu m’attaquer à l’expression qui
donne titre à ce mémoire. J’ai proposé de comprendre le personnage éclaté
comme une voie pour discuter l’inquiétude du sujet contemporain – inquiétude
qui laisse des traces, qui se trouve thématisée par les films de mon corpus – et
pour discourir aussi sur le cinéma lui-‐même, sa relation avec la littérature et le
théâtre, le dispositif cinématographique, les origines du cinéma « fantastique »
avec Georges Méliès, les fructueuses théories de l’Avant-‐garde des années 1920,
la composition filmique. Surtout, j’ai compris le personnage éclaté comme une
138
clé pour analyser ce que je considère une tendance du cinéma contemporain :
mettre en évidence cette faiblesse, cette inquiétude du sujet, les doutes et peurs
qui concernent son identité, avec des procédés qui, justement, s’efforcent de le
représenter, narrativement et esthétiquement, dans sa multiplicité.
La définition de deux catégories à partir de la notion d’« éclatement » (les
catégories de la dissociation et de l’explosion) et de deux figures concrètes,
récurrentes et bien délimitées à partir des films eux-‐mêmes (le dédoublement et
le clignotement de la lumière), qu’on pourrait reprocher de limiter le sujet de la
recherche, est aussi ce qui m’a permis d’orienter l’évolution de ce mémoire.
J’avoue pourtant que, au long du procès, nombreuses figures autres que celles
qui ont pris le relais de l’écriture ont émergé, à l’exemple de la métamorphose, la
chute, la disparition, la caméra subjective ou la défiguration. Malgré le fait que je
n’ai pas vraiment pu développer à propos de ces figures, je ne me suis quand
même pas privé de signaler leurs émersions – elles restent une possibilité pour
la poursuite de cette recherche, voire peut-‐être dans le cadre d’une nouvelle
catégorie dans la typologie de l’éclatement. Ce sont des figures qui, à mon avis,
peuvent faire davantage avancer la réflexion sur l’éclatement du personnage
filmique en tant que problématisation de l’inquiétude du sujet.
Il me paraît aussi que, pendant le développement de ce mémoire, j’ai eu
l’heureuse occasion d’ouvrir quelques portes que je ne m’attendais pas à trouver
sur le chemin. Alors que, devant quelques-‐unes de ces portes, je me suis contenté
d’observer de loin les possibilités qui se présentaient de l’autre côté, devant
quelques autres je n’ai pas hésité de franchir le seuil : c’est ainsi qu’une partie
importante de ma réflexion s’est irrémédiablement tournée non seulement vers
la question de la fragmentation, comme j’ai d’ailleurs déjà mentionné, mais aussi
de la plasticité, du spectacle (de la représentation spectaculaire) et d’un « cinéma
sensoriel » (ou « cinéma du feu d’artifice »).
J’espère que ce projet aura contribué pour une meilleure compréhension
des notions de sujet et de personnage, d’inquiétude et d’éclatement ; j’espère
qu’il aura davantage encouragé la prise en compte du potentiel du cinéma
d’exprimer et de problématiser les inquiétudes identitaires de l’homme, et qu’il
aura réaffirmé de manière efficace la pertinence des études qui privilégient
l’analyse narrative et esthétique des films ; j’espère aussi qu’il aura établi une
139
lecture modeste, mais quand même enrichissante et durable, d’un certain cinéma
contemporain. Conscient d’avoir non seulement m’adressé aux questions
prévues au départ, mais d’avoir aussi soulevé encore d’autres questions, j’espère
également que ce projet puisse éventuellement être poursuivi – soit comme
motivation et balise pour encore d’autres recherches, soit dans une prochaine
étape de mon parcours académique.
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OUVRAGES
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