Post on 13-Jan-2023
Déclarée église paroissiale en 1282 Saint-
Jacques de Dieppe (Seine-Maritime) ne
comporte pas moins de quatre portails : un
au bas de chaque bras de transept, un portail dans le
massif occidental et un portail renaissance de moindre
dimension au bas-côté nord. Nous nous arrêterons ici
sur le portail du transept nord de Saint-Jacques de
Dieppe qui, des quatre, est le plus exceptionnel. Après
avoir évoqué les modèles, la chronologie et les data-
tions possibles de l’édification du portail nous nous
interrogerons sur ses fonctions qui sont sans doute à
l’origine du caractère d’exception déjà énoncé.
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Et si l’on passait par le côté ?Le portail du transept nord de Saint-Jacques de Dieppe
Claude DUPUIS
fig.1 Dieppe (Seine-Maritime), Saint-Jacques, portail saint Jacques.
< Une réalisation en deux temps
Le portail saint Jacques se distingue des autres
entrées de l’édifice par la présence d’une avancée sou-
tenue par un arc trilobé (fig.1). L’ensemble forme donc
un porche, mais l’usage veut qu’on nomme l’ensemble
« portail saint Jacques ». Il en sera donc ainsi ici. On
distingue deux styles : celui du tympan aveugle, des
pieddroits et archivoltes et celui de l’arc trilobé et des
sculptures sur le mur de façade de l’avancée. Cette dif-
férence indique une réalisation en deux étapes dont les
datations sont maintenant à préciser.
Bien que le mauvais état de conservation du portail
du bras sud du transept, portail de sainte Catherine, ne
permette pas une comparaison plus précise, on recon-
naît aisément que le style employé est identique à celui
du portail du bras nord, le portail saint Jacques ou por-
tail du Rosaire. On peut donc admettre une quasi-
simultanéité d’exécution des deux portails. Les trois
arcs polylobés des tympans aveugles induisent une
datation au début du XIIIe siècle. L’utilisation de l’alter-
nance des diamètres des colonnettes des pieddroits est
répandue en Normandie depuis la fin du XIIe siècle et
se perpétue pratiquement jusqu’au milieu du siècle
suivant. Les portails dieppois appartiennent à « la
même famille que les portails normands de Notre-
Dame de Louviers, de Saint-Taurin d’Evreux, de la
cathédrale de Lisieux, de l’abbatiale d’Ardenne, de
l’église d’Ussy (Calvados) etc.1 » Ceci conforte la data-
tion au tournant des XIIe et XIIIe siècles.
L’avancée avec son arc trilobé est postérieure au
double portail. Restauré en 2001, le portail saint
Jacques a été débarrassé des ajouts du XVe siècle et l’arc
trilobé qui le caractérise a été restitué. L’arrangement
des colonnes et le partage de l’espace en trois compar-
timents de largeurs inégales nous rappellent des solu-
tions extérieures à la Normandie : les porches latéraux
de la cathédrale de Chartres ou bien encore le portail
de la façade de Notre-Dame de Puiseaux (Loiret)
(fig.2). Là comme à Dieppe, l’avancée s’inscrit entre les
deux piliers qui renforcent la façade et servent au
maintient de la voûte intérieure. Ici encore l’appareil
témoigne de deux campagnes différentes, le portail
n’étant pas en prise avec les piliers2. Mais à la différence
de Dieppe le porche de Puiseaux comporte un voûte-
ment en berceau et se rapproche donc plus de solu-
tions telles que celle de Chartres ou bien encore de la
façade de Saint-Nicaise de Reims, aujourd’hui dispa-
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DES TEMPS ROMANS À L’ÂGE GOTHIQUE
fig.2 Puiseaux (Loiret), Notre-Dame, façade, portail.
rue mais dont l’apparence nous est connue grâce à une
gravure de Nicolas de Son exécutée en 16253, même si
comme nous le verrons plus tard la filiation
Reims/Puiseaux est incertaine.
Dès le milieu du XIIIe siècle l’arc trilobé est omni-
présent dans toutes les disciplines artistiques. Ainsi il
n’est pas possible de fournir juste avec cette forme qui
nous semble ici singulière un espace de datation
réduit. L’emploi de cet arc trilobé, tel qu’il en est fait
à Dieppe, est rare car cette forme fut peu employée de
manière monumentale.
Le portail saint Jacques de Dieppe peut-être regardé
de manière structurelle comme une construction à
doubles parois. En effet, les deux plans sont reliés par
un plafond plat en dalle et d’un point de vue pure-
ment optique la forme de l’arc trilobé du premier plan
englobe complètement les arcs polylobés du tympan
aveugle de l’arrière-plan. Cette structure diaphane
réalisée en deux campagnes différentes n’en est pas
moins à rapprocher de la solution la plus connue en
son genre : le chœur de Saint-
Urbain de Troyes. Selon Louis
Grodecki4, il faut rapprocher du
phénomène troyen l’ancienne
cathédrale Saint-Nazaire de
Carcas-sonne ou bien encore les
églises de Mussy-sur-Seine (Aube)
et de Saint-Thibault en Auxois
(Côte-d’Or).
Pour compléter cette liste il
nous faut y rajouter une dernière
construction : le complexe abbatial
de Saint-Germer-de-Fly (Oise). En
lieu et place de l’ancienne chapelle
d’axe se trouve aujourd’hui une
copie de la chapelle haute de la
Sainte-Chapelle de Paris, reliée au
chœur de l’abbaye bénédictine par un passage dans
lequel on retrouve l’emploi de l’arc trilobé comme
forme architecturale et non pas seulement décorative
(fig.3). La qualité du plan du passage et de son exécu-
tion n’a été révélée que très tard par les chercheurs, au
milieu des années 80 du siècle passé par Dieter
Kimpel et Robert Suckale5. On peut dater ce passage
grâce à son maître d’œuvre d’une part et à la dédicace
de la chapelle mariale d’autre part. Élu abbé en 1259
Pierre de Vessoncourt a fait édifier la chapelle et le
passage qu’il avait choisi pour être le lieu de son der-
nier repos. L’ensemble avait été consacré par
Guillaume de Grez, évêque de Beauvais, qui s’est
éteint en 12676.
Le passage est composé de trois travées. Les arcs
trilobés sont placés en avant des fenêtres et marquent
ainsi le premier plan d’une construction murale en
deux plans. Ainsi l’architecte a suggéré un passage à
trois vaisseaux, même si un banc courant le long des
murs gouttereaux ne permet aucun passage entre eux
et l’arcature. L’agencement des différents niveaux de
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1 J. Valléry-Radot « Remarques sur le style des églises des Andelys », Bulletin monumental 83, 1924, p. 302. (Abbaye d’Ardenne, com. Saint-Germain-la-Blanche-Herbe, cant. Caen 2, arr. Caen, Calvados, aujourd’hui siège de l’IMEC, Institut Mémoires de l’Édition Contemporaine).2 Dans le plan archéologique publié par Marcel Aubert d’après Henri Deneux il est fait mention de deux campagnes de construction : la façadevers 1240 puis le porche vers 1250/1260 : M. Aubert « Puiseaux. Eglise », Congrès Archéologique de France, 93, Session d’Orléans 1930, Paris,Picard,1931, p. 393. 3 « Lexelent fontispice de léglise de l’abaye de Sainct Nicaise de Reims N. De Son Rem. Fecit. Sculp. Et ex. 1625 », Gravure au burin, Paris,BnF, Est., Va 51, t. 11, fol. 1. D’autres exemplaires sont conservés à Reims, Bib. mun., Estampes, carton XXI.4 L. Grodecki, Architecture gothique, Gallimard / Electa, Paris / Milan, 1992, p. 92.5 D. Kimpel et R. Suckale, Die gotische Kunst in Frankreich : 1130-1270. Überarbeitete Studienausgabe, Munich, Hirmer, 1995, p. 428-431.6 J. Henriet, « Un édifice de la première génération gothique : L’abbatiale de Saint-Germer-de-Fly. », Bulletin Monumental, 143, 1985, p. 102 et n. 54 p. 139.
fig.3 Saint-Germer-de-Fly (Oise), passage entre l’abbaye et la chapelle absidale, 1re travée ouest.
modénature et leur conduite jusqu’au sol évoquent des
stalles qu’on aurait placées autour du tombeau de l’abbé
Pierre de Vessoncourt afin de souligner le caractère de
memoria du passage.
Le portail saint Jacques à Dieppe et le passage à
Saint-Germer-de-Fly ne sont pas liés par leur fonction
respective mais par l’utilisation des mêmes formes.
Dans les deux cas l’arcature du premier plan sert de
cadre aux formes du second, comme si on avait étiré
dans la profondeur les différents niveaux de modéna-
tures d’un même ensemble.
Il n’est pas possible actuellement de déterminer une
chronologie absolue ou bien même relative des deux
exemples ici traités, d’autant plus que les modèles rete-
nus par les deux concepteurs sont méconnus. Dieter
Kimpel et Robert Suckale affirment que l’architecte de
Saint-Germer-de-Fly s’est inspiré de la chapelle royale
de Saint-Germain-en-Laye7.
Pour Dieppe admettons
l’hypothèse suivante :
l’architecte s’est inspiré
du sceau de l’arche-
vêque de Rouen
Eudes Rigaud (1247-
1275) qui le repré-
sente sous un arc tri-
lobé de même facture
qque celui du portail
sssssaint Jacques (fig.4).
Ce sceau daterait
des années 1256-
12668.
Au vu des
dates présentées ici et des profils employés on peut
affirmer que les deux solutions sont contemporaines.
Si en résumé la deuxième phase du portail saint
Jacques est à envisager durant le troisième quart du
XIIIe siècle, qu’en est-il de sa fonction principale ?
Placé sur le coté nord, il permettait tout d’abord le
passage de l’intérieur vers le cimetière placé de ce côté
de l’édifice.
< Portail latéral, principal ou marial ?
L’abbé Jean-Benoît Désiré Cochet a en son temps
soutenu que le massif occidental était en construction
en 13009. Même si l’acte auquel se réfère l’auteur n’a
pu à ce jour être découvert, la datation proposée coïn-
cide avec celle du vocabulaire architectonique
employé. Le portail de la façade principale de l’édifice
est donc bien postérieur aux deux portails du transept
mais aussi plus tardif que l’érection de l’église Saint-
Jacques en paroissiale. Et si l’on passait par le côté ?
Par son exposition à la fois vers le cimetière mais aussi
vers la ville, il est légitime d’envisager que le portail
au bas du bras nord du transept ait servi de portail
principal jusqu’à l’achèvement de celui de la façade
occidentale, dont la date ne peut être déterminée avec
précision.
Grâce au Journal des visites pastorales d’Eude
Rigaud10 nous savons par ailleurs que l’archevêque de
Rouen est venu célébrer l’office par quatre fois entre
1259 et 1267. En 1259 et 1262 les prêches de l’arche-
vêque eurent lieu dans l’église11 alors que pour les
deux fois suivantes, en juin 1264 et août 1267, ceux-
ci se déroulèrent dans le cimetière12. On ne connaît
pas les raisons de ces changements de lieu. Ce qui est
important par contre, c’est que la communauté en
1264 et 1267 fut rassemblée dans le cimetière, tour-
née vers la façade septentrionale du transept.
Imaginons alors la scène : l’archevêque sort de l’église
par le portail saint Jacques et se place sous l’avancée,
probablement sur une estrade, permettant d’être vu et
entendu de tous. L’image ainsi recréée correspond à
celle du sceau déjà évoqué (fig.5).
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DES TEMPS ROMANS À L’ÂGE GOTHIQUE
fig.4 Dessin du sceau d’Eudes Rigaud,
publié dans Bonnin, Regestrum…,
Rouen, 1852 (non paginé).
fig.5 Dieppe, Saint-Jacques, portail saint Jacques (photomontage de
l’auteur).
Malheureusement, si nous connaissons actuelle-
ment un grand nombre de témoignages iconogra-
phiques de faits tels que la fondation d’établissements
ecclésiastiques, notamment sous forme de vitraux13 où
l’architecture réelle y est parfaitement reconnaissable,
nous ne possédons pas à l’inverse de transcriptions
d’une iconographie dans l’architecture14, même si l’in-
teraction des différentes formes d’art les unes sur les
autres ne fait plus aucun doute aujourd’hui. Les
influences croisées de l’orfèvrerie et de l’architecture
ainsi que celles de l’enluminure et de l’art verrier sont
admises de tous.
Dans ce contexte le portail saint Jacques fait plu-
tôt figure d’exception. Il représente la matérialisation
ou concrétisation de l’image conçue et imposée par
l’archevêque. L’archevêché de Rouen ne possédant pas
de sceau institutionnel mais chaque archevêque déter-
minant le sien, on peut en conséquence admettre le
rôle important d’Eudes Rigaud dans la conception et
la réalisation de la seconde phase du portail dieppois.
Dans un contexte élargi au domaine politique certains
verront dans l’influence de l’archevêque de Rouen le
désir de « franciser » l’espace normand. François
Neveux parle même de « colonisation » du clergé nor-
mand dès le temps de saint Louis15. Sans aller si loin,
rappelons juste que depuis l’échange de possessions en
1189 entre Richard Cœur de Lion et Gautier, arche-
vêque de Rouen, en contrepartie de l’érection de
Château Gaillard sur des terres appartenant au clergé16,
Dieppe est passée sous la coupe directe des arche-
vêques de Rouen. Le portail serait donc l’illustration
du pouvoir archiépiscopal.
Connu aujourd’hui sous le double vocable de saint
Jacques et du Rosaire, le portail du transept nord fit
fonction comme il a été maintenant démontré de por-
tail principal jusqu’à la réalisation du portail occiden-
tal de l’église. La concordance entre les patronymes du
portail et de l’édifice ne fait que renforcer cette thèse.
Il est d’ailleurs remarquable que le portail de la faça-
de principale, tournée vers le château, n’ait pris le
nom d’aucun patron. La statue de saint Jacques au tru-
meau est une invention du XIXe siècle.
Si le rosaire est un élément du culte marial, on
s’étonne de ne voir aucun symbole s’y rapportant au
portail du même nom. Bien sûr, les figures sous les
deux édicules ont disparu mais il est difficile de faire
le lien avec une représentation de Notre Dame. Une
manifestation du Rosaire se trouve à l’intérieur de
97
7 D. Kimpel, R. Suckale, Die gotische Kunst…, p. 429-430.8 « Sceau : ogival, 74 mm ; la vierge à l’enfant assise, encadrée par deux anges tenant des chandeliers, sur une arcade gothique sous laquelleest agenouillé l’archevêque tourné vers la droite et priant, très beau style […] ». V. Tabbagh, Fasti Ecclesiae Gallicanae. Répertoire prosopo-graphique des évêques, dignitaires et chanoines de France de 1200 à 1500. Band II, Diocèse de Rouen, Turnhout, Brepols, 1998, p. 130. Ledessin de ce sceau a été publié dans Th. Bonnin [éd.] : Regestrum visitationum archiepiscopi rothomagensis. Journal des visites pastoralesd’Eude Rigaud, archevêque de Rouen. MCCLVIII-MCCLXIX, Rouen, Le Brument, 1852.9 « En l’an 1300, l’histoire nous montre le trésorier Jean Dubuc achetant, au nom des paroissiens, une cargaison de pierre à Henry Decastro,latomier de ce temps-là ; mais ce marchand infidèle, après sa parole donnée, livra les pierres promises à Saint-Jacques, aux Augustins deRouen dont l’église se bâtissait alors. En effet on peut reconnaitre dans l’édifice abandonné de la rue Malpalu, le style rayonnant qui carac-térise le portail de Saint-Jacques […]. » J.-B. D. Cochet : Les églises de l’arrondissement de Dieppe, T. 1, Brionne, Derache, 1846, p. 60.10 Bonnin, Regestrum…11 « […] nous avons célébré la grande messe dans l’église paroissiale et nous y avons prêché. » Bonnin, op. cit., p. 347. « […] à la fêtede Pentecôte nous avons célébré la grande messe dans l’église paroissiale de cette ville [Dieppe] et nous y avons prêché. » Ibidem, p. 433.12 « […] nous avons célébré la fête de Pentecôte à Dieppe, avons assisté à la grande messe en l’église paroissiale de cette ville et avonsfait le sermon au cimetière. » Ibidem, p. 492. « […] nous avons assisté à fête de sainte Marie Madeleine à Dieppe et avons prêché, par lagrâce de Dieu, au cimetière de l’église du dit lieu. » Id., p. 583.13 Citons ici à titre d’exemple le vitrail de la fondation de la chapelle de Saint-Germer-de-Fly par l’abbé Pierre de Vessoncourt, qui le repré-sente avec son architecte sous un arc trilobé au milieu d’ouvriers. Ce vitrail se trouve dans la baie la plus à gauche des trois vitraux figurésdu chœur de la chapelle mariale. 14 Jusqu’à aujourd’hui en histoire de l’art l’étude des sceaux se limite principalement à faire le rapprochement avec des éléments existantsen postulant une postériorité du sceau sur par exemple l’architecture. « […] certaines compositions montrent un tel souci quant au rendudes détails, des caractéristiques formelles et des proportions des monuments, que nous sommes en mesure d’affirmer que les artistes s’ins-piraient alors directement des édifices qu’ils avaient sous les yeux. Il semble par conséquent que nous soyons, pour un grand nombre desceaux de notre catalogue, face à des images conçues comme de véritables imitations de la réalité » (A. Vilain : « Entre réalité et symbole :les architectures présentes sur les sceaux de villes en Europe septentrionale entre le XIIe et le XVe siècle », C. Heck (dir.), en coll. avec M. Gil, Cahier de l’IHRIS 3, Lille, 2007, p. 49-50).15 F. Neveux, « Les cathédrales de Normandie », Chefs d’œuvre du Gothique en Normandie. Sculpture et orfèvrerie du XIIIe au XVe siècle.Catalogue de l’exposition (Caen 14 juin-2 novembre 2008, Toulouse décembre 2008-avril 2009), C. Arminjon et S. Berthelot dir., Milan, 5 conti-nents, 2008, p. 57.16 Arch. dép. Seine-Maritime, G853/G854.
Le portail du transept nord de Saint-Jacques de Dieppe
l’édifice. En effet dans le déambulatoire on trouve des
clés de voûtes représentant des scènes de la vie de la
mère du Christ. La plus intéressante est sans aucun
doute celle du couronnement de la Vierge dans la pre-
mière travée septentrionale du déambulatoire. Son
style permet de la rapprocher de la clé de voûte au
centre de l’abside de l’ancienne abbaye royale Saint-
Ouen de Rouen, dont nous connaissons la date de mise
en chantier en 1339. Il est ainsi autorisé de dater les
voûtes du déambulatoire de Saint-Jacques de Dieppe
dans la cinquième décennie du XIVe siècle. Selon l’abbé
Cochet, déjà cité ici, la tour lanterne se serait effondrée
en 1339 au cours d’un bombardement anglais17,
même si comme pour la défaillance de livraison de
pierre pour le massif occidental aucune pièce ne peut
venir à ce jour confirmer cette conjecture. Dans la pre-
mière travée orientale l’abbé Legris a reconnu sur la
clé de voûte la représentation de l’Annonciation18. Les
clés de voûtes des travées contiguës au nord comme au
sud présentent des motifs végétaux et les trois autres
clés de voûtes du déambulatoire sont aujourd’hui per-
dues. Il n’est pas possible non plus de reconstituer le
programme des clés de voûtes à partir des mystères du
rosaire : l’Annonciation est la première station des
mystères joyeux et le couronnement de la Vierge la
dernière des mystères glorieux. Il est même envisa-
geable que le programme des clés de voûtes du déam-
bulatoire de Saint-Jacques ait été construit en
empruntant aux trois cycles de mystères : joyeux, glo-
rieux et douloureux. En effet les
trois premiers groupes de mystères
n’ont été fixés qu’au XVIe siècle, le
quatrième groupe, celui des mys-
tères lumineux, n’a été introduit
par le pape Jean-Paul II qu’en
200219.
L’implantation des deux clés de
voûtes connues nous révèle néan-
moins le sens de procession dans le
déambulatoire, du sud vers le nord,
c’est-à-dire du portail sainte
Catherine vers le portail saint
Jacques ou du Rosaire. La postério-
rité de la chapelle de la Vierge sur
les voûtes ainsi que celle de ces der-
nières sur le portail retenu ici nous
forcent à rester prudent sur le rôle
alloué au portail lui-même dans la
ou les célébrations des rosaires.
De même il serait imprudent de vouloir relier le
patronyme de saint Jacques au pèlerinage jacquaire :
pour Dieppe peu de témoignages le concernant nous
sont parvenus. En nombre ils sont bien loin des rela-
tions des mystères et autres puys de poésie pratiqués
pendant les « Mitouries », ces cérémonies accompa-
gnant les fêtes de l’assomption de la Vierge et tirant
leur nom cette date au milieu du mois d’août. Il faut
plutôt y voir une manifestation du saint patron de
l’édifice au portail « principal » d’alors.
< Un passage obligé ?
La mise en relation entre l’intérieur de l’église et
le cimetière jouxtant son flanc septentrional n’a fait
jusqu’à maintenant l’objet d’aucun écrit. Peut-être
l’évidence de cette fonction n’a pas été jugée suffisante
pour être étudiée. Or le portail saint Jacques comporte
un décor sculpté qui n’a pas encore été décrypté. Il est
clair que l’image de ces animaux ou masque de feuille
ne se rapporte pas au rosaire, c’est-à-dire au culte
marial.
Si de prime abord une datation parait probable,
qu’en est-il d’une interprétation ?
Bien que fortement endommagées par le temps et
surtout les intempéries les consoles à droite et à gauche
du grand arc trilobé sont du même matériau que les
deux colonnes qui soutiennent ce même arc (fig.1).
98
fig.6 Dieppe, Saint-Jacques, portail saint Jacques, sculptures coté nord (homme/sylvain).
DES TEMPS ROMANS À L’ÂGE GOTHIQUE
Placé juste derrière la figure aux jambes repliées,
appartenant au même bloc mais orienté vers l’inté-
rieur du passage on remarque sur la gauche un masque
de feuille particulièrement bien conservé (fig.6). En
vis-à-vis et suivant le même principe on observe une
tête d’animal. Ces deux sculptures doivent leur excel-
lent état de conservation à ce qu’elles étaient murées
jusqu’à la restauration du portail saint Jacques en
2001. Toutes les sculptures appartiennent donc à la
deuxième phase du portail du transept nord de Saint-
Jacques. Une des particularités réside dans le masque,
une forme très rare dans la Normandie gothique, une
autre dans la hauteur de placement des sculptures.
Cette place correspond à celles des chapiteaux au-
dessus des colonnettes du double portail, un peu
comme la réminiscence des chapiteaux historiés des
portails romans. Il n’en manque que la profusion.
Pour la Normandie un autre exemple de masque
de feuille peut être cité : à Auffay (Seine-maritime)
« la console du chapiteau de la troisième pile au nord
n’est pas décorée d’un masque, mais d’une véritable
tête de feuillage, qui se rapproche du style en usage à
la fin du XIIIe siècle20. » Le style des deux masques dif-
fère, les arêtes étant plus saillantes à Notre-Dame
d’Auffay qu’à Dieppe. En Bourgogne le porche du
transept nord de la collégiale Saint-Pierre à Saint-
Julien-du-Sault (Yonne) possède deux sculptures, une
tête animale et un masque de feuille respectivement à
gauche et à droite de l’arcade médiane du porche
(fig.7). Celui-ci aurait pu être évoqué dans la première
partie de notre discours à cause d’une certaine analo-
gie dans sa conception avec le portail dieppois.
Comme à Dieppe le porche bourguignon est divisé
en trois travées, mais à la différence du portail saint
Jacques elles sont de dimensions égales et la travée
médiane possède son propre voûtement sur croisée
d’ogive alors que les travées latérales sont couvertes
d’un plafond plat constitué de dalles de pierre, comme
à Dieppe. Robert Branner21 et auparavant Henri
Deneux22 ont estimé que les porches de Notre-Dame
de Puiseaux et de Saint-Pierre à Saint-Julien-du-Sault
se trouvaient dans la lignée de la façade de Saint-
Nicaise de Reims, érigée à partir de 1231. D’après
Branner les bras du transept non saillant de Saint-
Pierre étaient en construction autour de 124523. Bien
que proche de la solution rémoise, le parti adopté à
Puiseaux ne peut, comme l’ont déjà évoqué Maryse
Bideault et Claudine Lautier24, être interprété comme
descendant direct de la façade conçue par Hugues
Libergier pour Saint-Nicaise. À Puiseaux, seul l’élé-
ment central de Reims a été retenu (fig.2), dans ce
contexte on peut considérer que le porche de Notre-
Dame est donc plus proche des solutions de Chartres
et de Dieppe évoquées plus haut. En suivant cette
même argumentation le porche nord de Saint-Pierre à
Saint-Julien-du-Sault ainsi que son pendant au coté
sud ne découlent pas directement de Saint-Nicaise.
À Saint-Julien-du-Sault comme à Dieppe on
retrouve la même combinaison de motifs à l’entrée de
l’édifice. Si dans les deux cas on reconnaît dans les
masques de feuilles des « sylvains », il n’est pas aussi
facile de déterminer les animaux en vis-à-vis. Les syl-
vains semblent assez présents au XIIIe siècle. On les
retrouve dans le carnet de Villard d’Honnecourt25 ou
bien encore dans la Somme théologique de Thomas
d’Aquin26. Au portail saint Jacques la figure de l’ani-
mal se limite à sa tête alors qu’à Saint-Julien-du-Sault
celui est présenté dans son intégralité, enroulé au des-
sus du chapiteau qui coiffe la colonne de gauche. Il n’y
a donc qu’une concordance de programme, même si
99
17 Cochet, Les églises de l’arrondissement de Dieppe…, p. 60.18 A. Legris, L’église Saint-Jacques de Dieppe. Notice historique & descriptive, Dieppe, Letremble, 1918, p. 76.19 Rosarium Virginis Mariae : www.vatican.va/holy_father/john_paul_ii/apost_letters/documents/hf_jp-ii_apl_20021016_rosarium-virginis-mariae_fr.html (18.02.09)20 J. Valléry-Radot « Auffay », Congrès Archéologique de France, 89, Session de Rouen, 1926, Paris, Picard,1927, p. 365.21 R. Branner, Burgundian gothic Architecture, 2e éd., Londres, Zwemmer, 1985, p. 88.22 H. Deneux, « L’ancienne église de Saint-Nicaise de Reims », Bulletin Monumental, 85, Paris, 1926, p. 136, n. 2.23 Branner, Burgundian…, p. 172. 24 M. Bideault, C. Lautier, « Saint-Nicaise de Reims. Chronologie et nouvelles remarques sur l’architecture », Bulletin Monumental, 135-I,Paris 1977, p. 316.25 Paris, BnF, ms français 19093, fol. 10.26 Saint Thomas d’Aquin : Somme théologique, Pars I, Question 51, Article III : Les anges exercent-ils les fonctions de la vie dans les corpsqu’ils assument ? Édition numérique : bibliothèque de l’édition du Cerf, 1999, catholiquedu.free.fr/somme/2sommetheologiqueIapars.htm(19.02.09).
Le portail du transept nord de Saint-Jacques de Dieppe
27 Bonnin, Regestrum…, p. 2.
celui-ci est très réduit puisqu’il se résume à deux
images. Si les sylvains peuvent être perçus comme des
représentations tirées des anciennes croyances
païennes, les animaux, proche du chat ou de la hyène
se rapportent plus à la mort. Mais il serait très hardi
d’y voir une représentation d’un monde intermédiaire,
un purgatoire, par lequel transiteraient les corps, d’au-
tant plus que seule la topographie dieppoise autorise-
rait une telle interprétation.
En conclusion : il est désormais possible de dater
les deux phases de construction du portail saint
Jacques : le double portail à la fin du XIIe siècle – au
plus tard au début du siècle suivant, et la seconde
phase, comprenant l’avancée (le porche), durant les
dernières années de l’épiscopat d’Eudes Rigaud (1247-
75), avec comme terminus ante quem le départ de ce
dernier à la croisade en 126927.
Nous avons aussi pu démontrer le rôle tenu par
l’archevêque de Rouen dans la conception et la réali-
sation de la deuxième phase, visuellement la plus
spectaculaire. Sa fonction de portail principal de
l’édifice, en attendant l’achèvement du portail du
massif occidental, explique son allure particulière
même s’il n’est toujours pas permis d’apprécier le
message délivré par le décor sculpté.
Claude Dupuis
Docteur en Histoire de l’art
100
fig.7 Saint-Julien-du-Sault (Yonne), Saint-Pierre, porche septentrional.
DES TEMPS ROMANS À L’ÂGE GOTHIQUE