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Cahiers d’ethnomusicologieAnciennement Cahiers de musiques traditionnelles
23 | 2010Émotions
Édition électroniqueURL : https://journals.openedition.org/ethnomusicologie/270ISSN : 2235-7688
ÉditeurADEM - Ateliers d’ethnomusicologie
Édition impriméeDate de publication : 31 décembre 2010ISSN : 1662-372X
Référence électroniqueCahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010, « Émotions » [En ligne], mis en ligne le 10 décembre 2012,consulté le 30 septembre 2021. URL : https://journals.openedition.org/ethnomusicologie/270
Ce document a été généré automatiquement le 30 septembre 2021.
Article L.111-1 du Code de la propriété intellectuelle.
L’étude des relations entre musique et émotions – historiquement un problème avant
tout philosophique – connaît depuis quelques années un développement croissant dans
le domaine des sciences cognitives. La plupart des théories émises reposent sur des
approches de type esthétique ou psychologique, généralement centrées sur les
répertoires classiques occidentaux, avec quelques incursions dans le domaine des
musiques « actuelles ».
Bien que cette question puisse a priori concerner toute société humaine, les
ethnomusicologues ne l’ont que rarement abordée de manière approfondie. L’ambition
de ce volume est de combler ce manque tout en répondant à l’attente de chercheurs
d’autres horizons. À partir d’observations de terrain, les contributions analysent
comment les affects sont générés, exprimés, partagés dans une société donnée.
Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010
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SOMMAIRE
Dossier : Émotions
Le texte affecté. Vers une théorie de l’expression musicaleBernard Lortat-Jacob
L’action-dans-le-monde. Émotion musicale, mouvement musical et neurones miroirsJudith Becker
Quand l’émotion vient en chantant. La chanson d’un homme du Donegal (Irlande)Charlotte Poulet
Plaisir partagé et frissons individuels. Chanter et écouter les chants ganga (Croatie / Bosnie-Herzégovine)Anne-Florence Borneuf
Jouer aux noces, puis entre soi. Le cycle de l’émotion chez les musiciens tsiganes deTransylvanieFilippo Bonini Baraldi
Anti-pathos. Pratique et théorie de l’expression musicale dans une société d’ascendancenomade (Turquie méridionale)Jérôme Cler
À propos de violence. Étude d’une danse communautaire du Nord-Est de la TurquieNicolas Elias
Des affects entre guillemets. Mélodisation de la parole chez les Yézidis d’ArménieEstelle Amy de la Bretèque
Le musicien Yahyâ al-Nûnû. L’émotion musicale et ses transformations (Yémen)Jean Lambert
Sans excès. Musique et émotion dans un culte śivaïte du pays tamoulWilliam Tallotte
Les dimensions affectives des chants et jeux chantés que les adultes adressent aux enfantsen langue drehu (Îles Loyauté – Nouvelle-Calédonie)Stéphanie Geneix-Rabault
Entre rituel et spectacle, une tragédie en rythmes et en vers. Le bumba-meu-boi de SãoLuis do Maranhão (Nord-Est du Brésil)Marie Cousin
Entretien
Une passion pour l’IranEntretien avec Stephen BlumAmeneh Youssefzadeh et Stephen Blum
Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010
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Hommage
Les routes d’Acıpayam. In memoriam Talip Özkan (1939-2010)Jérôme Cler
Livres
Jean Molino : Le singe musicien. Sémiologie et anthropologie de la musique. Précédéde : Introduction à l’œuvre musicologique de Jean Molino par Jean-Jacques Nattiez Paris : Actes Sud / INA, 2009Denis-Constant Martin
Thomas Turino: Music as Social Life. The Politics of ParticipationChicago and London: The University of Chicago Press, 2008Marcello Sorce Keller
Jean During : La musique à l’esprit. Enjeux éthiques du phénomène musicalParis: L’Harmattan, 2008Monique Desroches
Laurent Aubert : Mémoire vive. Hommages à Constantin BrăiloiuGenève: Musée d’ethnographie / Gollion: Infolio, 2009Madeleine Leclair
Guillaume Kosmicki: Musiques électroniques. Des avant-gardes aux dance floorsMarseille: Le mot et le reste (collection Formes), 2009Yann Laville
Julien Mallet: Le tsapiky, une jeune musique de Madagascar. Ancêtres, cassettes etbals poussièresParis: Karthala, 2009Guillaume Samson
Luc Charles-Dominique et Yves Defrance : L’Ethnomusicologie de la France: de l’« ancienne civilisation paysanne» à la globalisation Paris: L’Harmattan, 2009Dominique Salini
Jean-Michel Guilcher: Danse traditionnelle et anciens milieux ruraux français.Tradition, Histoire, Société Paris: L’Harmattan, 2009Marlène Belly
Frank Tenaille: Musiques et chants en Occitanie. Création et tradition en Pays d’OcCorrens / Paris: Le Chantier, éditions du Layeur, 2008Luc Charles-Dominique
Claudie Marcel-Dubois et François Falc’Hun, assistés de Jeannine Auboyer: Les archives dela Mission de folklore musical en Basse-Bretagne de 1939 du Musée national desarts et traditions populairesParis: CTHS|Rennes: Dastum, 2009Jean-Christophe Maillard
Corinne Frayssinet-Savy: Israel Galván: danser le silenceArles: Actes Sud, 2009Agnès Aubert
Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010
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Antonello Ricci: I suoni e lo sguardo. Etnografia visiva e musica popolare nell’Italiacentrale e meridionaleMilano: Franco Angeli, 2007Giovanni Giuriati
Jean During: Musiques d’Iran. La tradition en questionParis: Geuthner, 2010Ariane Zevaco
Joep Bor, Françoise ‘Nalini’ Delvoye, Jane Harvey et Emmie te Nijenhuis eds.: HindustaniMusic: Thirteenth to Twentieth CenturiesNew Delhi: Manohar & Codarts, 2010Julien Jugand
CD
Collection universelle de musique populaire/The World Collection of Folk Music.Archives Constantin Brăiloiu (1913-1953)Seconde réédition augmentée, dirigée par Laurent Aubert. Archives internationales de musique populaire, Muséed’ethnographie, Genève/Disques VDE-GALLO, Lausanne, 2009 Madeleine Leclair
France. Une anthologie des musiques traditionnellesGuillaume Veillet. Coffret de 10 CDs Frémeaux & Associés FA 5260, 2009Luc Charles-Dominique
Bulgarie. L’art de la gadulkaEnregistrements (2008) et texte: Jérôme Cler, 2009Marie-Barbara Le Gonidec
Turquie. Le bağlama des yayla, Ramazan Güngör, Ali Kıvrak et Hayri Dev Enregistrements et texte: Jérôme Cler, 2008Thomas Loopuyt
Chine. « Le pêcheur et le bûcheron». Le qin, cithare des lettrés. Sou Si-tai Sou Si-tai: cithare qin ou flûte xiao, avec Georges Goormaghtigh: qin. Enregistrements (2006): Renaud Millet-Lacombe; texte: Georges Goormaghtigh, 2007François Picard
Bali 1928 I . Gamelan gong kebyar. Music of Belaluan, Pangkung, Busungbiu Réédition d’enregistrements historiques réalisés en 1928 à Bali, compilés par Allan Evans et Edward Herbst, WorldArbiter 2011 Éric Vandal
Pérou. Musique des Awajún et des Wampis d’Amazonie, Vallée du CenepaEnregistrements : Franz Treichler ; textes : Raúl Riol et Jeremy Narby, 2009Michel Plisson
Swaziland. Chants des SwaziEnregistrements et texte: Mark Bradshaw, 2009Emmanuelle Olivier
Marc et Thomas Loopuyt. Duo de oud – SilsilaEnregistrements: Thomas Loopuyt; texte: Marc et Thomas Loopuyt, 2009Laurent Aubert
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Thèses
Truong Thi Hanh: Le Dan Bâu (Monocorde calebasse vietnamien). Étudeorganologique et ethnomusicologiqueThèse de doctorat en Ethnomusicologie, 2009, Université de Paris IV-Sorbonne
Olivier Féraud: Voix publiques. Environnements sonores, représentations et usagesd’habitation dans un quartier populaire de NaplesThèse de Doctorat en Anthropologie Sociale et Ethnologie, 2010, École des Hautes Études en Sciences Sociales(LAHIC/EHESS), Paris
Enrique Pilco: Des voix dans la pénombre. Le catholicisme cuzquénien à travers leshymnes religieux en quechua. Musique, religion et société dans les Andes du XX esiècle Thèse de Doctorat en Anthropologie Sociale et Ethnologie, soutenue le 27 février 2010 à l’École des Hautes Études enSciences Sociales (MASCIPO/EHESS), Paris
Hugo Ferran: Offrandes et bénédictions. Une anthropologie musicale du culte desancêtres chez les Maale d’ÉthiopieThèse de doctorat en anthropologie sociale et ethnologie, soutenue le 1er juin 2010 à l’École des Hautes Études enSciences Sociales, Paris
Farrokh Vahbzadeh: Le dotâr et sa musique dans le Khorâssân et en Asie centrale (uneétude d’ethnomusicologie comparative) Thèse de Doctorat en Anthropologie Sociale et Ethnologie, soutenue le 10 juin 2010 à l’École des Hautes Études enSciences Sociales (LMS/EHESS), Paris
Marcel Akiki: Les chants syllabiques de mariage au Mont Liban. Une premièreapproche ethnomusicologiqueThèse de Doctorat en ethnomusicologie, soutenue le 22 juin 2010 à l’Université Paris Ouest Nanterre-La Défense
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Le texte affecté. Vers une théorie del’expression musicaleBernard Lortat-Jacob
Cet article a bénéficié, dans sa première version, des observations critiques de Victor Stoichiţa
que je tiens à remercier tout particulièrement.
Exprimer = dévier
1 La notion d’expression musicale est commune et récurrente chez les mélomanes et les
musicologues, mais lui assigner des limites conceptuelles claires et un contenu précis
semble assez problématique. Qu’est-ce que l’expression musicale ? À quels procédés
recourt-elle ? Est-elle surtout caractéristique des musiques occidentales ou partagée
par toutes les musiques du monde 1 ? Autant de questions qui méritent d’être discutées.
2 Expression/expressivité : ces deux termes sont voisins dans le langage courant.
Cependant, pour ce qui concerne les musiques écrites, le mot « expression » renvoie
d’abord aux instructions données à l’interprète, lesquelles figurent dans le texte lui-
même : on peut lire en effet sur une partition l’indication « con espressione », mais
jamais « con espressività ». L’expressivité, quant à elle, relève davantage du choix de
l’interprète dont on saura louer les qualités personnelles sur ce plan, ou a contrario
souligner, pour s’en plaindre, son interprétation « inexpressive ». Cependant, la
distinction entre expression et expressivité est relative et ne concerne que les musiques
écrites – ou, pour mieux dire, celles qui s’écrivent. Les deux termes deviennent en effet
interchangeables dès lors que la performance se passe d’un texte de référence dûment
codifié (c’est-à-dire écrit).
3 Dans le langage courant, est qualifié d’expressif « ce qui exprime bien ce qu’on veut
exprimer, faire entendre » [Petit Robert]. Cette définition recouvre deux idées :
celle d’intention : « ce qu’on veut faire entendre » ;
celle de qualité : il s’agit de « bien exprimer ».
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Ce qu’on veut faire entendre
4 Il apparaît que l’expression n’a pas le caractère d’une structure : elle n’en a ni
l’autonomie formelle, ni l’indépendance fonctionnelle. Ce qu’on veutfaire entendre
relève d’un « hors-texte ». Sauf localement, dans la musique écrite, l’expression ne se
note ni ne se transcrit. En revanche, elle se projette et éventuellement, se ressent 2.
5 Dans le binôme « Texte/Expression », il y a donc une asymétrie : si l’expression ne
relève pas du texte stricto sensu, elle a cependant besoin de lui pour exister, sans
pourtant bénéficier d’un statut formel bien clair. Ce qui la singularise est que, à la façon
d’une liberté qui se conquiert et se proclame, elle crée l’illusion de se réinventer à
chaque exécution. Destinée à retenir l’attention, elle est, semble-t-il, indispensable à
l’efficacité de nombreuses musiques, sinon de toutes.
6 La relation entre expression et texte se transforme en tension dès lors que l’expression
agit sur le texte pour modifier ce qui précisément est destiné à l’identifier comme tel 3 ;celui-ci semble là pour s’offrir à la déformation ; il s’expose à elle et, comme le savent
tous les interprètes, même les moins expérimentés, divers procédés sont requis à cette
fin : contrastes d’intensité, de tempo, rubato, qui consiste à rubare (« voler ») au texte sa
régularité temporelle, accentuations et articulations spécifiques, etc. Un monde
d’effets, en somme à explorer.
7 On entrevoit, à travers cet exemple classique par excellence, de quelles ressources
dispose l’interprète pour exprimer ce qu’il veut exprimer. Myra Hess ouvre son cœur à
Beethoven, au propre comme au figuré. Son intervention relève de pratiques usuelles,
que l’on enseigne de façon plus ou moins méthodique
Fig. 1. L’expression, comprise comme « déformation assumée du texte » (sonate 31/2 de Beethoven)
En haut : partition (édition Choudens) : passage « con espressione e semplice », demandé par Beethoven lui-même ;En bas : la très belle version de Myra Hess (pianiste anglaise, enregistrement des années 1940), guidéepar l’indication du compositeur et opérant par transformation systématique de la partition originale.L’ensemble reste grosso modo en mesure (i.e. les premiers temps suivent une pulsation lente, àenviron 38 à la noire) mais, à l’intérieur de chaque mesure, les groupes sont soumis alternativement àdes compressions et extensions des durées, selon une alternance régulière + court, + long, créant dela sorte une forme d’asymétrie interne des valeurs (à la façon d’un cœur battant des temps cycliquescomposés de longueurs inégales).
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dans les conservatoires4 : via l’expression, l’interprète a la charge de sortir un texte
bien identifié de son inertie graphique. Son génie se mesure à l’autorité qu’il est
capable d’exercer sur l’objet qu’il a sous les yeux, en agissant sur des signes qu’il n’a pas
écrit lui-même et dont chacun attend qu’il les plie avec talent à sa convenance. Au
point que, de façon singulière, le sens ou l’intérêt d’une exécution, sinon d’une œuvre,
semble pouvoir se mesurer au taux de déviation que lui fait subir l’interprète. Si celui-ci
se contente de lire strictement le texte et de respecter les signes tels qu’ils sont écrits, il
ne l’interprète pas. C’est seulement en s’en éloignant qu’il y parvient (c’est d’ailleurs le
sens commun du terme, lorsqu’on dit de quelqu’un qu’il « interprète » les propos de
quelqu’un d’autre). Un premier paradoxe est bien là : l’essence d’une œuvre semble ne
s’atteindre qu’en s’écartant plus ou moins du texte qui la figure 5. Quant à l’expression
elle-même, elle n’a pas de texture bien précise ; même dans le cas de la musique écrite,
un surlignage lexical occasionnel [le « con espressione » écrit sur une partition] reste une
indication énigmatique qui n’offre aucune clé pratique pour que se réalise l’instruction
demandée.
Le texte affecté
8 Revenons un instant sur l’expression de Myra Hess et sur les mécanismes qu’elle met en
œuvre. Tout se passe comme si, affectée par le texte du compositeur, la pianiste
anglaise y transférait en retour sa propre affection, suivant un cycle ternaire : 1) texte –
ce qui doit être joué – ; 2) affectation de l’interprète, donnant lieu à 3) une altération
du premier texte en en faisant émerger un deuxième (cf. fig. 2).
9 Le processus se laisse détailler de la façon suivante : émue par cette sonate, par les
signes figurant sur la partition, par les relations qu’ils offrent à voir et à entendre, par
les évocations qu’ils suggèrent, Myra Hess enclenche sa propre rhétorique expressive.
Les altérations affectives qu’elle subit la conduisent à altérer un texte fixé par la plume
d’un compositeur, qu’imprimeurs et éditeurs n’eurent de cesse de dupliquer à
l’identique. Et c’est sous cette nouvelle forme « affectée », à la fois infidèle et fidèle, que
ce deuxième texte touche l’oreille, grâce à un geste particulier de la pianiste, un rubato
dont elle assume la liberté, un jeu d’articulation particulier… et une pulsation
bouleversée [ne l’est-elle pas elle-même ?], qui acquiert l’étrange propriété de devenir
bouleversante à son tour.
Fig. 2. Le cycle ternaire : texte ; affection de l’interprète ; affection du texte original.
Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010
9
10 On observera que ce mouvement centrifuge [texte F0AE affection] suivi par la pianiste
anglaise est inversé par rapport à celui que dut suivre Beethoven en 1802 lorsqu’il
écrivit sa 31e sonate. Lui fut contraint de concentrer (et probablement de limiter) ses
idées musicales, pour faire entrer son texte dans les normes d’une arithmétique
solfégique. À cette fin, il dut réduire celui-ci, le contraindre pour le rendre « scriptible »
et déchiffrable. Myra Hess emprunte le chemin inverse. En tant qu’interprète, elle est
tenue de redéployer le « non-dit », ou plutôt le « non-écrit » de Beethoven, en jouant le
texte bien sûr, mais aussi ce que la plume du Maître de Bonn fut dans l’impossibilité d’y
faire figurer 6. Acte de reproduction ? De simulation plutôt, qui ne trompe personne,
sauf peut-être l’interprète lui-même qui, le temps de sa prestation, met en œuvre son
imaginaire personnel, croisant illusoirement celui d’un Beethoven retrouvé 7.
11 Cependant, penser les choses en termes de binôme 8 et postuler une indéfectible
complémentarité entre le texte (fermé et fixe dans ses principes) et l’expression
(ouverte et débouchant sur de l’imprévu) offre de sérieuses zones d’ombre. D’une part,
la dualité induite [texte/expression] est anti-intuitive en ce sens qu’elle maintient en
des champs distanciés deux composantes du musical que l’écoute n’a de cesse de rendre
solidaires ; d’autre part, elle élude la question de la nature de la musique et ne nous dit
rien de clair sur son modus operandi. Être musicien, est-ce jouer des notes telles qu’elles
sont attendues et figurent sur une partition, ou, au contraire, savoir leur attribuer des
valeurs, inattendues, inouïes, surprenantes, impliquant un ensemble d’actions
spécifiques, ou pour mieux dire, spécifiantes ? Le débat semble banal (et, au fond, les
commentateurs de disques ne parlent que de cela), mais il a une dimension théorique,
car de deux choses l’une : ou, dans une optique étroitement formaliste, l’expression est
secondaire 9 – mais alors on comprend mal que mélomanes et musiciens ne cessent d’en
parler et consacrent tant de temps et d’énergie à la qualifier ; ou bien elle est
essentielle, et dans ce cas, elle devient, pour la musicologie, un ordre d’investigation de
première importance. Dans cette deuxième hypothèse, le texte premier, en tant que
réalité écrite ou même de simple représentation mentale –» partition intérieure »,
dirait Jacques Siron – ne serait là que pour proposer un deuxième texte destiné à offrir
des déviations essentielles, et non secondaires, tantôt admises, tantôt requises, tantôt
attendues, tantôt « de mauvais goût », tantôt improbables, expressives en tout cas. Pour
dire les choses un peu brutalement, l’expression, au lieu d’être un « plus » offert à
l’écoute attentive, constituerait l’essentiel de la musique.
12 Cette deuxième hypothèse correspond davantage à ce que l’on sait des mécanismes
fondamentaux de l’oralité. Avant d’être « produit », la musique serait « action » et
l’expression ne serait pas autre chose qu’une modalité d’extériorisation de cette action.
Une telle conception peut faire trembler sur ses bases la notion de texte. Celui-ci serait,
non pas « ce qui est écrit » (cas standard de la musique classique occidentale), ni même
ce qui fut joué et chanté, mais bien plutôt « ce qu’il s’agit de chanter ou de jouer » et,
plus largement encore, « ce qui attend d’être joué » (« what is to be performed »).
13 Dans ces conditions, l’expression ne peut plus être vue comme une simple déviance.
Elle est la marque, individuelle et indispensable, de l’appropriation aboutie d’une forme
ou d’un genre musical. En jazz et, plus largement dans ce qu’on appelle les « musiques
actuelles », elle se dissout dans le concept de « son » (sound). Le « son » (Delalande 2001)
pouvant, en l’occurrence, être défini comme l’empreinte personnelle et indéfectible du
musicien (ou d’une culture musicale) et, à ce titre, la condition sine qua non de la
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musique – d’une musique qui n’ignore pas forcément l’écriture, mais qui relègue celle-
ci à des fonctions secondaires, schématiques, pré-textuelles, et jamais textuelles.
L’inéluctable dimension culturelle
14 Ce raisonnement revient à reconnaître une inversion du rapport texte/expression :
devenu prétexte, le texte tirerait son origine et sa force d’un acte musical qui ne peut se
détacher du corps, de l’intelligence et in fine, du rôle de l’acteur-interprète. Et c’est ce
rôle même qui le rendrait expressif. Certes le texte ne se dissout pas dans l’action
musicale – pas plus que son éventuel mode d’emploi – mais l’expression, dotée d’une
fonction quasiment impériale prendrait totalement en charge sa mise en œuvre. Elle
serait la condition pour que cette œuvre existe, moins par sa structure, qu’à travers ses
effets 10.
15 De ce point de vue, les musiques classiques écrites, qui accordent à leurs textes, stricto
sensu, un scrupuleux respect, constituent un cas particulier et se distinguent d’autres
musiques ou, pour mieux dire, d’autres façons de concevoir la musique (par ex.
chansons et certains styles de jazz) – là où dominent l’expression, l’effet recherché, le
« son » particularisé, etc.
16 Dans ce panorama diversifié, les musiques de tradition orale vivante (ou pour mieux
dire, celles qui vivent à travers leur propre oralité) occupent, du point de vue de
l’expression, une place particulière. Leur esthétique s’autonomise d’autant moins
qu’elle se construit à l’intérieur d’un jeu social, au sein d’une performance complexe
impliquant souvent de nombreux protagonistes de plusieurs genres. L’expression est
alors volontiers celle de l’instant ; elle n’a pour permanence que celle que les acteurs en
présence veulent lui donner. Particulièrement riche en interactions, le qawwali en
Indeetau Pakistan (Qureshi 1986) ou même le « chant de compagnie » tel qu’on peut
encore l’observer dans de nombreux villages de Méditerranée (Lortajablog, op. cit.)
constituent de ce point de vue des exemples remarquables. Mais ils n’épuisent pas, bien
entendu, la diversité des situations socio-musicales, évoquées brièvement par Judith
Becker (2004 : 71-86) 11. À l’évidence, établir une carte du monde où figureraient les
innombrables modalités expressives et émotionnelles impliquées par la pratique et
l’écoute de la musique est une entreprise qui dépasse notre ambition, et peut-être
même notre entendement.
17 Quoi qu’il en soit, dans l’état de nos connaissances, rien ne permet de voir dans
l’expression un universel de la musique 12. Certains mécanismes cependant la rendent
probable, voire nécessaire. Le ressort expressif est en effet consubstantiellement lié aux
conceptions sémantiques et affectives qu’une culture met en œuvre dans ses pratiques
musicales : l’expression s’affirme avec d’autant plus de vigueur qu’est confié au
musicien ou au chanteur (qui, de ce fait, est aussi acteur) un rôle fortement
personnalisé – en d’autres termes, un statut d’interprète. Au bout du compte, le champ
de l’expression se voit balisé, d’un côté par la responsabilité d’un interprète devant sa
communauté d’origine ; de l’autre côté, par la liberté que ce même interprète s’accorde
à lui-même.
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11
Exprimer, mais quoi, au juste ?
18 Le second terme de notre définition de départ (formulée en première page) nous invite
à aborder un problème de fond. Car s’il s’agit, pour l’interprète, de bien exprimer
quelque chose, on est en droit de se poser la question : « d’accord, mais quoi ? ».
19 Pour cerner la signification musicale, Leonard B. Meyer (1964 : ch. 1) et, après lui, Jean-
Jacques Nattiez (1987 : 142-164) opposent, comme on sait, les points de vue absolutiste
et référentialiste. Pour les absolutistes, la forme-texte – c’est-à-dire la structure interne
de l’œuvre, supposée autonomisable – porte seule la signification. La musique dans ce
cas est moins un processus qu’un produit ; elle se déchiffre à la façon d’un livre. En
portant seule les raisons de son existence, elle se suffit à elle-même 13 à la fois comme
objet de science et de jouissance. Objet de « jouiscience », pourrait-on dire.
20 La position absolutiste est selon nous intenable dans la mesure où elle accorde au texte
(cette fois, pris au sens étroit du terme), une importance centrale, alors que, comme on
l’a dit, celui-ci ne constitue en rien l’essence de la musique. Tout au plus peut-il être vu
comme une commodité destinée à faciliter l’action de musiquer. Écrit, ce texte est une
technique efficace que la musicologie n’a de cesse d’exagérément célébrer : il est si
prégnant qu’il donne l’illusion de transmuer la musique en une réalité objective, voire
en « vérité vraie », comme disent les enfants.
21 Le point de vue référentialiste implique pour sa part que la musique se réfère à des
expériences connues existant en dehors de ce qui constituerait son « champ propre ».
L’expérience musicale s’en trouve d’autant limitée. Poussée à l’extrême, la thèse
référentialiste revient à attribuer au musicien un comportement simiesque, comme si
celui-ci devait à tout prix produire du sensible qui existe déjà, voire de la ressemblance,
et peut-être même de l’exactitude. L’art du musicien ou du chanteur n’a pourtant pas
grand-chose à voir avec celui du singe, ni même avec celui d’un peintre figuratif ayant
sous les yeux un bouquet de fleurs avec la tâche de le transposer en formes et couleurs
adéquates pour en faire un tableau ressemblant. Dans aucune circonstance, la musique
ne peut se réduire aux références qu’elle convoque. Elle réinvente sa réalité plutôt
qu’elle ne la dessine. Sans doute la musique peut-elle être « référenciante », c’est-à-dire
active dans le processus de référenciation, mais on ne voit pas au nom de quoi elle se
soumettrait à des références qui gouverneraient sa production ou sa perception.
22 Mais le fond de l’affaire n’est pas là. Il tient plutôt au raisonnement sémiologique lui-
même incitant à penser la musique à partir d’un clivage dedans/dehors dont on
comprend mal le fondement. En particulier, si – comme on nous le dit – le
référentialisme stipule que la musique renvoie « à autre chose qu’elle-même » (Nattiez
2008), on ne comprend pas très bien à quoi le « elle-même » renvoie. Il est pour nous
une totale abstraction 14.
23 Ce qui nous apparaît, en revanche, c’est que la musique ne peut exister
indépendamment de l’action qu’il s’agit d’accomplir, de l’homme (ou de la femme) qui
la fait, de l’oreille et du corps qui la saisit et de la pensée qui la pense. Cela vaut pour
toute forme de musique, dont la réalité ne peut être assimilée à la trace qui la rend
localement audible (partition, cassette, MP3, etc.) ; et cela vaut plus encore pour
l’expression qu’elle vise, qui ne peut se comprendre en dehors des intentions, voire des
dispositions psychologiques de ceux qui la produisent ou la perçoivent.
Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010
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Langue et musique : la pression des affects
24 On doit à Ivan Fonagy (1983) 15 – un auteur qui ne fait pas l’unanimité, il est vrai –
d’avoir jeté des ponts très intéressants entre expression musicale et linguistique, en
considérant que l’une et l’autre sont en prise directe avec l’émotion. Cette dernière est
à même d’ébranler l’arbitraire du signe (pour la langue) et, pour la musique, d’ébrécher
la forme, de sorte qu’à travers cette action spécifique – pour Fonagy, comme pour
nous – il n’y a pas lieu de traiter l’émotion langagière et musicale comme deux entités
séparées. Pour Fonagy en particulier, l’expression des six émotions de base (peur,
tristesse, dégoût, joie, surprise, colère 16) passe par une altération phonétique, laquelle
ne remet pas nécessairement en cause le système phonologique lui-même. Ce principe
serait général et, selon notre auteur, largement trans-linguistique. C’est ainsi que la
colère aboutit à un allongement des consonnes sourdes, alors que les émotions tendres
allongent les consonnes « douces » (l, j, m) et certaines voyelles (1991 : 116). Seraient
ainsi affectés les sons de la langue et ceux de la musique, dans la mesure où cette
dernière utilise le même système expressif que la langue.
25 L’apport théorique de Fonagy – dont la thèse n’est pas sans évoquer Rousseau – est
important, puisqu’il attribue à l’expression un rôle actif, susceptible
Fig. 3. Albanie, été 2009. Photo Eckehard Pistrick.
d’affecter la forme d’énoncés aussi bien langagiers que musicaux. La voie est désormais
ouverte pour que les expressions langagière et musicale ne soient plus considérées
comme deux champs séparés, mais bien comme un seul et même champ (Juslin 2008 17),
et que se voie du même coup créée une collaboration obligée entre linguistes et
musicologues.
26 Entendons-nous : sur les rapports entre langue et musique, il ne s’agit pas ici de rouvrir
un dossier qui a donné lieu à de nombreuses discussions expertes (Feld 1994 et Patel
Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010
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2008) mais de prendre à la lettre un point d’hypothèse de l’auteur hongrois : qu’elles
concernent la langue ou la musique, certaines nécessités expressives sont responsables
de la transformation de textes, ce qui revient à poser la relative malléabilité de ces
textes par rapport aux émotions qui les gouvernent.
27 Nous voici donc revenus à l’exemple de Myra Hess. Mais il nous reste à assigner les
limites de cette malléabilité : en clair, à se demander jusqu’où peut aller l’interprète en
modulant son expression [entre parenthèses, dans « ex-pression », il y a bien le radical
« pression »]. Réponse : jusqu’à ce que le message soit encore intelligible. Les bornes
sont dépassées lorsque sous le coup de la fureur, par exemple, plus rien ne passe… si ce
n’est la fureur elle-même. Pour la langue, donc, l’intelligibilité constitue à l’évidence un
critère. Elle a comme fondement théorique l’existence même du message, lequel
s’appuie sur des conventions phonétiques, morphologiques et syntaxiques clairement
établies. En cas de bouleversement trop marqué, le message est incompréhensible au
destinataire et, pourrait-on dire, la langue ne sera plus à même de jouer le rôle de
communication qu’ordinairement on lui reconnaît.
28 Pour la musique écrite, d’autres critères entrent en ligne de compte. Mais on peut
supposer que si, à partir d’un texte écrit, un interprète accorde à une croche une valeur
excédant celle d’une noire, par exemple, il y a problème ou que, à tout le moins, le texte
est brouillé.
29 Pour la musique non écrite, il en va bien sûr très différemment et – compte tenu de la
variabilité des situations connues et possibles – la question ne se règle pas facilement.
Chaque exécution hors-norme, dès lors qu’elle est trop aventureuse, peut susciter une
certaine interrogation de la part de qui l’écoute, mais cette interrogation concerne
moins le code que les usages qu’on en fait.
30 Il en va ainsi pour un Shaban Z. [grand chanteur de la région de Fier, en Albanie] ou
pour un Francesco B. [chanteur reconnu de Castelsardo en Sardaigne]18. Les
ornementations dans l’aigu produites par ce dernier sont nombreuses et acrobatiques :
elles relèvent pour tous d’une exhibition expressive exagérée, voire impudique et ont
pour effet non de transfigurer le chant, mais de le défigurer – en d’autres termes, de
rendre difficilement reconnaissable la forme et surtout, s’agissant de chant
polyphonique, de gêner considérablement les autres chanteurs du choeur. Le Miserere
de Francesco B., avec ses giri elicotterici [voir note 18], n’est plus vraiment un Miserere.
On l’écoute, on le supporte, on s’en plaint. On pense au modèle bafoué, mais on ne
remet pas en question le code – pour cela, il faudrait avoir du chant un modèle
totalement explicite, ce qui n’est pas le cas. Celui qu’on accuse, c’est surtout l’homme
qui vous procure un trouble esthétique et parfois une réelle gêne. Mais, en définitive,
sur place, on ne peut rien faire ; personne ne parvient à raisonner Francesco B., mais
chacun est obligé de reconnaître qu’il est un chanteur d’exception – l’exception étant
seulement là pour rappeler une règle qui a comme propriété de ne pas se dire, ni même
d’être bien connue. C’est donc au chanteur que s’adresse le mécontentement, voire le
ressentiment, lorsqu’il s’exprime. Pour remédier à cette situation, il ne sert à rien
d’invoquer une quelconque grammaire. On est en face d’un problème esthétique qui ne
dit pas clairement son nom et qui, lui-même, est régi par des rapports affectifs de
défiance ou de confiance accordée à celui dont on aime les audaces, et parfois aussi de
pouvoir et d’autorité.
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Affecter versus indiquer
Montrer l’émotion
31 Ce qu’on pourrait reprocher à Fonagy, c’est de prendre le problème à l’envers : de
partir de la langue, des principales émotions qu’elle manifeste et des catégories
expressives qu’elle utilise19, en soulignant, selon une logique quasi mécanique, que ces
catégories sont présentes en musique. Cloisonnée dans ses registres émotionnels, la
musique ne ferait que surligner les émotions auxquelles la langue donne une forme et
un nom.
32 De son côté, la musique occidentale connaît bien ces catégories affectives majeures, et
sans doute se plaît-elle à les manipuler : ainsi le legato est-il générateur de tristesse, le
tempo rapide associé à la joie, etc. C’est ce que nous disent plusieurs analyses portant
sur des modèles mélodiques occidentaux (Gabrielsson/Lindström 2001 et Juslin 2001
déjà commenté ici même, note 4). Tous soulignent la capacité de la musique à registrer
efficacement le champ émotionnel. En cela réside peut-être certaines de ses vertus…
mais aussi les limites de démonstrations qui pensent la musique à partir de sa capacité
à « accrocher » un certain nombre d’émotions de base qui, elles-mêmes sont balisées
par des mots, ou des classes de mots.
33 Or il est clair que la musique ne fait pas que « surcoder » les émotions de base. Elle
investit en continu le champ émotionnel et, par le biais de l’expression, les fait
apparaître comme réels, présents et audibles par tous.
Exprimer et dire le monde
34 Cela étant acquis, il reste que l’expression ne consiste pas seulement à visiter les affects
et « montrer l’émotion ». Elle est également susceptible de nous informer sur le monde
en objectivant des expériences sensibles. Incidemment, ces expériences se laissent
paraphraser par des mots de tous les jours propres à nous indiquer que, au-delà de ses
fonctions strictement émotionnelles très largement soulignées par de nombreux
auteurs (in Juslin et Sloboda 2001), la musique est, ou peut être 20 :
un indicateur proxémique. C’est ainsi qu’il n’est pas nécessaire d’être ému pour avoir une
idée assez précise de la présence d’une musique et pour évaluer son caractère proche ou
lointain. On pourra faire référence au corps de celui qui la produit [exemple du râle et de
l’exploitation musicale des diverses zones vocales pharyngées] ; ou encore observer qu’elle
installe une distance qui pourra, selon les cas, être perçue comme une forme de froideur ou
de distinction contenue.
un marqueur spatiotemporel [grave versus aigu ; tempo lent ou précipité] ; course versus
flânerie [style « ballade »] ;
un indicateur de mouvements sous toutes leurs formes : glissé, sauté, cycliques ou non, etc.
35 Mais la musique peut tout autant objectiver des attitudes, des comportements ou des
qualités, ainsi :
l’agressivité 21 versus la douceur procédant par l’allongement des voyelles et leur
« mélodisation ».
la coquetterie (ou l’intention de séduction) via le raffinement des attaques, un son
particulièrement « velouté », etc. ;
la bravade (le « narguer ») : le « La-la-lère »22 des enfants ;
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l’exploit, à l’aide de formulettes spécifiques 23 ;
la violence : par ex. le Hard-Rock ;
la décontraction, marquée par un « swing » particulier, en retard sur le temps ;
l’élégance, le détachement, la réserve : par ex. le cool en jazz ;
l’emphase, via l’utilisation du tempo rubato et/ou l’affirmation du pathétique ;
la supplication, la plainte, le regret, l’indignation : profil de phrase musicale le plus souvent
en pente descendante, couleur timbrique du pleur, lorsque le son « meurt », etc.
l’assertion : coup de glotte initial / attaque marquée ;
l’interrogation : mouvement ascendant suivi d’un silence, comme dans l’accord de
Petrouchka ;
l’interjection, l’interrogation : cf. « Georgia on my mind » (Lortat-Jacob 2006) ;
la menace : elle se lit dans les attaques, le timbre, voire le profil mélodique ;
certains modes rhétorico-logiques, par un usage systématique des constructions
symétriques ;
l’admonestation, la remontrance, l’objurgation, surlignées par une certaine autorité de
l’interprète ;
l’héroïsme, la grandiloquence comme dans certains préludes de Chopin ;
l’androgynie [registres et timbres ambivalents] ;
le conformisme [académisme] versus un certain « déjantement » ‘hors-norme’] ;
La langueur nostalgique, l’enchantement, le dépit, etc.
36 et, bien sûr, la concision formelle versus le « délayement »…
Une expression à deux pôles
37 L’inventaire ci-dessus est, bien sûr, incomplet et les termes qu’il recense ne sont pas
exclusifs les uns des autres. Il est seulement là pour rappeler que, outre « montrer
l’affection », la musique peut qualifier et indiquer. Elle est dotée, tout comme la langue 24, de fonctions non seulement affectives, mais aussi « attributives », pour utiliser la
terminologie de Claude Hagège (2006).
38 Deux pôles sont donc en présence qui ne recouvrent pas la dichotomie Meyer-Nattiez
(absolutisme versus référentialisme ou encore intrinsèque versus extrinsèque). C’est
autour de ces deux pôles que gravitent les principales sources de l’expression musicale,
en penchant vers l’un ou l’autre dans des proportions qui varient selon les répertoires,
les lieux, les périodes, les circonstances, les cultures et, tout autant, l’écoute de chacun.
39 En pratique, dans les chants polyphoniques de Sardaigne ou d’Albanie méridionale,
auxquels j’ai consacré plusieurs études et dans lesquels les chanteurs s’engagent avec
passion dans une pratique interactive et étroitement partagée, il est bien difficile de
faire le tour des plans et des domaines expressifs investis : l’expérience directe et une
écoute « enracinée » (c’est-à-dire conforme aux pratiques locales) laissent cependant
penser que le régime affectif est en constante relation avec le régime attributif.
40 Cela étant, identifier les intentions expressives d’un chanteur reste toujours une
opération difficile, puisque celui-ci adresse ses mots et ses sons à de nombreux
destinataires (y compris lui-même !). C’est ainsi qu’il pourra chanter « à la façon
d’autrefois », célébrant de la sorte un passé qu’il veut réanimer, ou qu’il voudra
dominer ses compagnons de chant, les mettre mal à l’aise en produisant des sons plus
forts que de coutume. Mais il pourra aussi chanter a mezza voce , dans une certaine
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recherche d’intimité, pour marquer une intention de dialogue et sans hésiter pour
autant à proposer des variantes inédites.
41 Ces variantes musicales sont toujours les bienvenues, car, du point de vue de
destinataires attentifs, chanter sans varier n’aurait pas beaucoup d’intérêt et,
paradoxalement, pour un chanteur cela est plus difficile qu’il y paraît. Le but du jeu, au
fond, consiste à produire de l’« inconfondibile ». Et, au final, ce qui aura été produit
comme chant pourra servir de référence à de futures prestations – mais de façon
toujours fugitive, en lieu d’une trace mnésique qui s’est construite dans une action où
furent associés, le temps de la performance, un passé et un présent à la fois affectifs et
attributifs 25 auxquels il aura été possible, ce jour-là, de donner une forme remarquable.
42 En résumé, l’expression est moins essentielle à la musique qu’on peut le supposer,
puisqu’elle ne lui est ni totalement indispensable ni totalement exclusive, et que la
langue y recourt également. Elle relève cependant d’un mécanisme singulier dont, en
suivant d’assez près Gregory Beller, on peut tracer les étapes (Olbin et Beller 2008) :
elle met en œuvre un « certain niveau d’information » [Beller ne précise pas lequel, mais
nous soulignons ici qu’il n’est pas exclusivement d’ordre strictement émotionnel] ;
l’exploration de ce niveau donne lieu à des « monstrations externes » [sonores et non
sonores, préciserons-nous] ;
ces « monstrations », traduisent un « état interne » proposé ou soumis à l’attention de
l’auditeur [libre à lui de les prendre ou non en compte].
Exprimer pour gouverner
43 Nous avons souligné qu’en première phase de ce mécanisme, le « niveau
d’information » dont parle Beller n’est pas simplement émotionnel, et qu’il inclut deux
régimes de sens. Mais on peut s’interroger pour savoir si, en stipulant l’existence de ce
double régime (affecter/attribuer), on ne court pas le risque de recréer une dichotomie
musicale, dont, ici même, on suggérait de se garder.
44 De notre point de vue, le risque n’existe pas si l’on admet que l’écoute musicale se
caractérise par sa fluidité et qu’est reconnue à la conscience musiquante un rôle actif,
n’opérant pas une discrimination classificatoire, mais jouant d’un ensemble
d’informations s’enchaînant les unes aux autres dans un mouvement continu. L’écoute
(mais aussi la production) de musique autorise toutes les associations logiques
présentes dans la mémoire et l’imaginaire. Le non-recours aux mots pour dénommer
les phénomènes qui se présentent à la conscience, permet en effet un passage sans
heurt entre l’affectation (de soi) et l’attribution (de quelque chose). Bref, procédant par
feuilletage, le sens musical ne connaît pas la contradiction, en dépit de sa prodigalité.
45 Car c’est bien cette prodigalité que, en définitive, l’expression s’efforce de cantonner en
opérant des choix et en voulant imposer une voie interprétative plutôt qu’une autre.
Mais, en dépit de son dessein unificateur, elle y réussit mal car elle est trop riche
d’informations et confrontée à des régimes de sens sujets au décloisonnement. De sorte
que, voulant autoritairement traduire au plan sonore une intention esthétique
personnelle et limitée, l’expression court le risque de s’illusionner sur les résultats
qu’elle vise : pour peu que les codes soient obscurs (au destinataire surtout), elle ne
devient plus qu’un simple fac simile et manque son but. Car chacun, dans son rapport à
la musique, est en prise directe avec sa propre mémoire et son propre imaginaire qui,
1.
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en définitive, le conduisent à être à la fois juge et partie des champs de significations
qui s’offrent à son attention.
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NOTES
1. C’est-à-dire, celles qu’on entend en Occident : les musiques classiques, bien sûr, mais aussi, le
jazz, la variété, le rock, la pop etc. dans leurs différentes formes combinées ou dérivées.
2. Cela n’empêche pas qu’elle s’étudie, dans le cadre d’institutions spécialisées (« Master
Classes ») ou qu’elle se transmet au cœur des grandes traditions (en Orient, notamment), ou
encore qu’elle s’élabore sous un contrôle communautaire et dans le cadre d’une production
villageoise.
3. Telle est la norme dans la majorité des musiques occidentales. Certes, on peut faire jouer un
prélude de Bach sans expression sur un clavier midi, mais il s’agit là d’une pratique atypique.
D’un autre côté, on peut penser aux œuvres de la première période de Steve Reich et même à
certaines pièces du grand répertoire : par exemple, le deuxième mouvement du concerto en sol
de Ravel qui, sur le plan rythmique, n’implique aucun rubato, ou, chez Ravel encore, à la fixité
métronomique rigoureuse du Boléro (laquelle n’est en outre nullement incompatible avec
l’expressivité mélodique demandée aux interprètes, notamment lorsqu’ils abordent le deuxième
thème en mode « cantabile »).
4. Cet « art de la méthode » a été mis en évidence notamment par Patrik Juslin (2001) dans un
article prenant en compte une mélodie-modèle et les effets induits par certains types d’altération
qu’on y porte. C’est ainsi que des changements de tempi, de durées et d’articulations internes,
dûment ciblés, sont susceptibles de faire passer un air bien connu [« When the Saints »] de la
catégorie « Triste » à la catégorie « Gaie ».
5. Cette conception de l’expression – considérée ici essentiellement comme une déviance par
rapport à un texte fixe – peut être rapportée aux thèses bien connues de L.B. Meyer(notamment
1973 : 80-105) décrivant la fonction esthétique de l’attente musicale. Le rubato expressif
notamment [celui de Myra Hess] aurait pour effet de brouiller des repères temporels. En
ménageant des retards ou en projetant des anticipations, l’interprète viendrait troubler les
attentes de l’auditeur et créerait chez lui de nouvelles ressources en émotion et plaisir.
6. Notons que, dans cette circulation d’affects en allers et retours, les deux chemins ne sont pas
nécessairement identiques – il serait illusoire de penser qu’il puisse en être autrement puisqu’il
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est impossible de qualifier les affects mobilisés par cette sonate. Son titre même, allusivement
descriptif [« La tempête »] n’offre, en fait, que de bien maigres indices.
7. C’est souvent ce qu’on entend dire dans les concours internationaux (à Varsovie, ou au
concours Marguerite Long, que j’ai souvent fréquenté autrefois comme simple auditeur) : « Mais
c’est Chopin lui-même ! » pour saluer une exécution de Chopin particulièrement « exemplaire ».
8. Un binôme qui pourrait en évoquer un autre : au fond, l’expression musicale ne jouerait-elle
pas le rôle de la prosodie en linguistique ? La réponse est non. Il s’agit là d’une analogie
superficielle qui, pour être vraie, exigerait que l’organisation de la musique épousât totalement
celle de la langue (signifiant versus signifié ; structural versus prosodique, etc.). En outre, une
linguistique (et a fortiori une musicologie) d’obédience structurale a, comme on sait, pour
principe d’évincer du champ d’analyse le sujet lui-même. Ma position personnelle (2009 : 196) est
que, pour la musique, cette éviction n’est ni souhaitable, ni même possible.
9. On se souvient des injonctions tranchantes du Stravinsky chef d’orchestre exigeant des
musiciens qu’il dirigeait de « ne jouer que les notes (écrites), et seulement les notes ! ».
10. Cf. Lortajablog 2009, rubrique « la musique en effets ».
11. Se référant à Bourdieu et à son double concept d’« habitus » et de « disposition » – pour ma
part, je parle plus volontiers d’« oreille culturelle » – Judith Becker aborde successivement, pour
les opposer, les modes d’écoute impliqués par les pratiques du « proto-typical Western, middle-class
listener », différentes, bien entendu de celles des griots du Sénégal, de celles de la musique
classique hindoustani, des Soufis de New Delhi, et des transes balinaises.
12. Au titre des musiques « a-expressives », mentionnons, par exemple
les « ritournelles » musicales des Hauts-plateaux turcs, qui ne donnent lieu à aucun pathos ni
aucune expression personnelle (Jérôme Cler, communication personnelle) ;
la musique de Bali dans son ensemble, selon Catherine Basset, en réponse à mes considérations
sur l’expression musicale. Elle y oppose les « mandala musicaux » – cf. extraits de son point de vue
dans mon lortajablog sous la rubrique « ça se discute » [Damasio, Spinoza, Rousseau].
Signalons encore, dans notre propre culture :
L’Ars Nova dans son ensemble, du moins selon Christophe d’Alessandro lors d’une brève
intervention sur ce sujet au colloque Emus 2008 ;
la musique techno offrant au corps dansant une pulsation de base a-expressive, et qui se fonde
sur une manipulation destructive de sons (Pourteau 2009).
13. Je ne suis pas loin de considérer qu’une locution comme : « la musique se pense », ou « la
musique s’écoute » ou « la musique se fait », relève de l’ineptie linguistique. Bien sûr qu’elle
« s’écoute » et « se fait » puisqu’elle n’existe qu’à travers cette action.
14. Une abstraction qui (si on comprend bien ce que nous disent nos auteurs) se réduirait à la
substance acoustique ; c’est-à-dire à une réalité a-psychologique. On voit mal que la musique
pensée par l’homme et inséparablement liée à son action puisse de la sorte s’autonomiser en quoi
que ce soit. Une musicologie sans corps et sans tête relève pour moi de l’aporie. D’un autre côté,
poser l’existenced’un ensemble de « concepts, d’actions, d’états émotionnels et de caractères
dont la musique serait exclue », comme le dit Nattiez, (1987 :144 et sq.) reste une hypothèse
délicate.On voit mal sur quoi se fonde une telle « exclusion » arbitraire et procédant en outre
d’un raisonnement circulaire.
15. Je me réfère ici uniquement à son livre le plus connu, La vive voix (1983).
16. Fonagy cite, par exemple, la colère de Beckmesser dans « Les Maîtres Chanteurs » ou celle de
Dona Elvire dans « Don Giovanni ».
17. « Music performers use the same emotion specific pattern that is involved in emotional speech »,dit
explicitement Patrik Juslin dans sa communication EmUs-Ircam 2008.
18. Francesco B., confrère chanteur de Castelsardo, évoluant dans un milieu de stricte tradition
orale, se voit localement surnommé « l’hélicoptère » (« l’elicottero »). Se produire avec lui, dans
une polyphonie à quatre parties, comme le Miserere, pose de sérieux problèmes à ses compagnons
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de chant ; les appuis de consonance, constituant le modèle du chant, ne sont jamais là où on les
attend. La question, maintes fois formulée à Castelsardo à propos de ses exécutions aux tours
(giri) imprévisibles, est : « mais, chanté de cette manière, un Miserere est-il encore un Miserere ? ».
Question qui n’appelle aucune réponse en noir ou en blanc, et qui dépend non seulement de l’idée
que chacun se fait du Miserere en question, des circonstances dans lesquelles a lieu l’exécution,
mais encore, des relations personnelles que chacun entretient avec ce chanteur à forte
personnalité (et qui sont en outre changeantes, parfois d’une année sur l’autre !).
19. Même en y ajoutant l’angoisse, laquelle, selon Fonagy (1991 : 128) « s’exprime en français, en
anglais, en allemand, en hongrois et dans la musique vocale par une forte réduction de la gamme
mélodique ».
20. Cette liste est, bien entendu, non exhaustive et le choix des exemples n’est là qu’à titre de
simple illustration.
21. De cette agressivité, Fonagy (1991 : 18) dit qu’elle se lit dans le durcissement des consonnes et
parallèlement dans le durcissement des transitoires musicaux.
22. L’exemple du « La-la-lère » enfantin est particulièrement intéressant. Une des formes
canoniques en est :
La formule se positionne toujours en finale et peut même se passer de support syllabique. C’est
ainsi qu’en lieu et place de la formule la-la-lère, (ou parfois na-na-nè-re) peuvent très bien
figurer des expressions lexicales précises. Dans l’exemple : « ma robe est plus belle que la
tienne », il suffit que les trois derniers mots, prononcés ou non, adoptent le contour musical ci-
dessus indiqué pour que le « nargage » [substantif du verbe « narguer »] soit efficace.
23. Exemple de ces formulettes chantées par les enfants, évoquant quelque chevauchée
fantastique imaginaire :
24. C’est ainsi qu’encourager, quémander, ou défier à l’aide de la voix (en musiquant celle-ci à
l’aide de contours intonationnels ad hoc) est beaucoup plus aisé, et sans doute plus efficace, qu’à
l’aide des mots du langage – cf. note 21.
25. Reconnaître qu’un chanteur chante bien – et s’en émouvoir – relève d’une appréciation
esthétique et affective. Reconnaître qu’il chante comme un Cenzo D. (grand chanteur décédé il y
a quelques années) relève d’une opération attributive. Enfin, reconnaître qu’il chante bien, dans
le style de Cenzo D. revient à fondre ensemble les deux pôles affectif et attributif.
RÉSUMÉS
L’expression musicale est une notion à la fois commune et problématique. En première approche,
elle apparaît comme une déviation par rapport à un texte supposé fixe (cas des musiques écrites).
Mais que se passe-t-il lorsque le texte n’existe que sous forme orale, en dehors de toute référence
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écrite? L’expression peut alors être vue comme un espace de liberté concédé à l’interprète. Mais à
quels réquisits obéit cette fonction d’interprète? Par ailleurs, s’il semble avéré que l’expression,
musicale ou linguistique, relève d’une seule et même espèce, quel sens a-t-elle et que nous dit-
elle au juste? Rendu audible par une énonciation particularisée [alias « monstration»], le sens
véhiculé par l’expression se situe entre deux pôles: affectif et attributif.Mais au bout du compte,
ce sont les stratégies de production et d’écoute, à la fois culturellement déterminées et ancrées
dans la conscience du sujet, qui nous font entendre ou deviner « ce qu’exprimer veut dire».
AUTEUR
BERNARD LORTAT-JACOB
Directeur honoraire au CNRS, spécialiste des musiques méditerranéennes qu’il a toujours
abordées à travers une pratique approfondie du terrain (Maroc, Sardaigne, Roumanie et,
désormais, Albanie). Il a été longtemps responsable du Laboratoire d’ethnomusicologie du Musée
de l’Homme – actuellement CREM. Il a publié de nombreux disques et articles, ainsi qu’une
dizaine de livres dépassant souvent le cadre de la stricte monographie.
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L’action-dans-le-monde. Émotionmusicale, mouvement musical etneurones miroirsJudith Becker
« Nous écoutons la musique avec nos muscles ».
Friederich Nietzsche (cit. in Sacks 2007 : xi)
Introduction1
1 Et si notre perception et notre émotion musicale étaient toutes deux liées à notre
interaction corporelle avec le monde ? Et si nos émotions musicales étaient construites
sur une expérience préconsciente du corps, suscitant des réponses corporelles
primitives, issues de l’évolution adaptative ? Ou encore si notre cognition, nos pensées
conscientes liées à nos émotions musicales – l’évaluation de ce que nous entendons, les
associations mémorielles, l’assignation du langage à l’écoute musicale – découlaient,
d’une certaine manière, de notre implication corporelle ?
2 Dans cet article, je présenterai quelques théories, anciennes et nouvelles, sur ce qui se
passe lorsque nous sommes profondément émus par une musique que nous aimons.
J’essaierai de soutenir l’opinion que l’émotion musicale peut être largement déterminée
par des processus corticaux préconscients, par des réponses corporelles, sous-corticales
ou des parties inférieures du cerveau2, lesquelles précèdent leur présentation au cortex
frontal de notre cerveau, qui est la partie la plus récemment développée du cerveau
humain, celle qui pense, évalue, planifie, élabore des stratégies, calcule et nous fournit
les moyens de naviguer au mieux dans le monde. L’émotion musicale est peut-être
beaucoup plus ancienne et corporelle que l’admettent une grande partie des théories
musicologiques sur la question.
3 Souvent cité, le livre Emotion and Meaning in Music de Leonard Meyer (1956) soutient que
l’émotion musicale est basée sur des attentes musicales structurelles et syntactiques
qui peuvent être différées, détournées ou satisfaites ; l’émotion musicale est
essentiellement générée par l’activité cérébrale consciente du lobe frontal. Dans son
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ouvrage Music Alone : Reflexions on a purely musical expérience (1990), Peter Kivy nie pour
sa part toute implication corporelle, sous-corticale, ou des parties inférieures du
cerveau (voir aussi Scruton 1997).
[…] le manque d’explications en termes de psychologie populaire du prétendu éveilde l’émotion ordinaire apparaît comme une preuve convaincante, sinon, peut-être,absolument déterminante, qu’aucun éveil de ce type ne se manifeste. (Kivy 1990 :152)
4 Je me baserai sur les travaux de scientifiques travaillant hors du champ musical, ainsi
que de neuroscientifiques étudiant la musique, les émotions et le cerveau, dont
plusieurs développent des théories sophistiquées suggérant la primauté de ce qu’on
peut appeler l’« action-dans-le-monde » (Rizzolatti et al. 2001 ; Gallese 2001, 2002 ;
Molnar-Szakacs and Overy 2006) en tant que base de nos perceptions, y compris
l’audition musicale et les imbrications de l’action et de l’émotion.
5 Les neuroscientifiques ont accès à des technologies sophistiquées telles que les IRMf
(Imagerie par résonance magnétique fonctionnelle), qui peuvent montrer en temps réel
l’activité neuronale du cerveau en train d’écouter de la musique, y compris dans les
parties du cerveau qui génèrent ou qui sont stimulées par des réactions émotionnelles.
Il est notoire que les scientifiques hésitent à faire des observations générales sur les
résultats de leurs études empiriques. La crainte d’affirmer quelque chose qui puisse
ensuite être démenti est élevée chez eux. Bien que les chercheurs cités plus loin dans
cet article aient le soin de formuler leurs hypothèses au conditionnel, je me sens libre,
par mon approche sous l’angle des sciences humaines, d’explorer leurs idées avec
moins de précautions et de mises en garde, mais en tenant compte de leurs suggestions.
6 Écrit par une anthropologue, étrangère au domaine, cet article propose une exploration
des « et si… » suggérés par une lecture assidue de quelques publications récentes en
neurosciences concernant l’étude des émotions musicales.
L’action-dans-le-monde
7 L’implication corporelle dans les expériences émotionnelles est un fait depuis
longtemps avéré. Un des fondateurs de la psychologie, William James (1842-1910),
affirmait déjà que les émotions commencent dans le corps :
Notre manière naturelle de penser sur […] les émotions est que la perceptionmentale de certains faits excite l’affection mentale appelée l’émotion, et que cedernier état d’esprit donne naissance à l’expression corporelle. Ma théorie, aucontraire, est que les changements corporels suivent directement la perception du faitexcitant, et que notre sentiment de ces changements lorsqu’ils surgissent est l’émotion. (James 1950 [1890] : 449) [les italiques et les gras sont dans l’original].
8 Le développement des sciences cognitives dans les années 1960 a mis à l’écart la théorie
considérant le corps comme générateur d’émotions, en envisageant plutôt le cerveau
en tant que maître planificateur de toute action, de toute émotion, de tout
comportement. L’ordinateur, considéré comme analogue au cerveau, en est devenu le
principal modèle. Les spécialistes des sciences cognitives et des neurosciences sont de
plus en plus en désaccord avec l’idée de séparer le mental du corps telle qu’on la
rencontre dans l’ancien modèle strictement cognitiviste d’activité du cerveau, qui
voudrait que celui-ci fonctionne comme un ordinateur donnant des ordres au corps.
Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010
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9 On pourrait voir l’ancienne perspective strictement cognitiviste des années 1960
comme une remise en cause de la tradition phénoménologique européenne en sciences
humaines, laquelle mettait l’accent sur l’interaction corporelle avec le monde comme
substrat de la perception, de la cognition et de l’émotion humaines (Husserl,
Heidegger). Le tournant neuroscientifique vers l’émotion corporalisée autorise un
dialogue entre sciences « dures » et sciences humaines qui était plus difficile tant que
l’ancien modèle cognitiviste strict conservait son emprise. Les scientifiques qui
adhèrent à la théorie de la cognition et de l’émotion corporelles se reconnaissent
volontiers dans la phénoménologie de leurs prédécesseurs du XIXe et du début du XXe
siècle, ce qui explique pourquoi les phénoménologues européens et américains d’il y a
un siècles sont fréquemment cités dans des articles scientifiques contemporains.
Si nous imaginons une forte émotion et essayons ensuite d’abstraire de laconscience toutes les sensations de ses symptômes corporels, nous trouvons qu’il nereste rien, aucune « substance mentale » (mind-stuff) dont l’émotion puisse êtreconstituée, et que tout ce qui subsiste est un état froid et neutre de perceptionintellectuelle. (James 1950 [1890], cit. in Damasio 1994 : 129)Ce que nous avons est un circuit, pas un arc ni un segment brisé de cercle. Ce circuitest appelé organique plutôt que réflexe, parce que la réponse motrice détermine lestimulus, tout autant que le stimulus sensoriel détermine le mouvement. (Dewey1896 : 363, cit. in Cisek 1999 : 132)Le sens du geste n’est pas donné, mais compris, autrement dit récupéré par un actede la part du spectateur. Toute la difficulté est de concevoir cet acte clairement,sans le confondre avec une opération cognitive. La communication ou lacompréhension des gestes vient par la réciprocité de mes intentions et des gestesdes autres, de mes gestes et de mes intentions discernables dans la conduited’autres personnes. C’est comme si l’intention de l’autre habitait mon corps et lamienne le sien. (Merleau-Ponty 1962, cit. in Gallese 2001 : 44)Selon Husserl, ce qui rend le comportement d’autres agents intelligible est le faitque leur corps est expérimenté, non pas comme un objet (Körper) matériel, maiscomme quelque chose de vivant (Leib), quelque chose d’analogue à l’expérience denotre propre corps agissant. L’empathie est profondément ancrée dans l’expériencede notre corps vivant, et c’est cette expérience qui nous permet de reconnaîtredirectement les autres, non pas comme des corps dotés d’un esprit, mais comme despersonnes, au même titre que nous-mêmes. (Gallese 2001 : 43)
10 Au sein de la discipline ethnomusicologique, l’intérêt pour la physiologie de la musique
en jeu (music making) et de l’émotion musicale ne s’est développée que tardivement. Les
ethnomusicologues n’étant pas à proprement parler des scientifiques, peu d’entre eux
sont versés dans les développements récents de la psychologie de la musique ou des
neurosciences. Les travaux académiques se référant au « corps » au sein de la discipline
sont plus enclins à parler du corps social, du corps sexué ou du discours culturel sur le
corps, dans la lignée des travaux d’auteurs comme Michel Foucault, Roland Barthes ou
Judith Butler.
11 Il y a néanmoins des exceptions notoires, parmi lesquelles le pionnier au sein de
l’ethnomusicologie est John Blacking, qui a revendiqué l’importance du corps
physiologique et ses implications culturelles à une époque où il existait peu d’outils
pour explorer de telles idées.
Mon intérêt pour l’anthropologie du corps repose sur la conviction que lessentiments […] qui s’expriment en tant que mouvements des corps dans l’espace et letemps. et souvent sans connotations verbales, sont a la base de la vie mentale.(Blacking 1977 : 21, italiques miennes)
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12 John Baily, un étudiant de Blacking, a analysé comment l’interaction entre la structure
du corps humain et celle de l’instrument de musique peut influencer la structure
syntactique des phrases musicales (Baily 1977 : 275).
13 En 1979, Margarita Mazo a effectué une expérience ECG (électrocardiogramme) dans un
village isolé de la province de Vologda, en Russie, sur l’effet physiologique de l’écoute
de lamentations russes (inédit).
14 Michael Bakan et Benjamin Koen, en collaboration avec des médecins et des
sociologues, ont travaillé sur la musique, l’émotion et l’autisme chez les enfants (Koen,
Bakan et al. 2008). Quant à ma propre étude sur la RED (réponse électrodermale),
mentionnée plus bas, elle révèle l’implication du système nerveux autonome dans les
réactions à l’écoute musicale (Becker 2009)3.
Le cerveau, le corps et l’environnement
15 Alors que la plupart des ethnomusicologues ont mis l’accent sur les contextes culturels
de l’émotion musicale et que les neuroscientifiques se concentrent essentiellement sur
le cerveau, quelques chercheurs de ces deux disciplines, ainsi que des philosophes, ont
préconisé une approche phénoménologique plus globale.
16 Chiel et Beer (1997) font partie des neuroscientifiques qui ont réintroduit le corps et
son environnement au sein de leurs modèles de fonctionnement cognitif. La série de
quatre figures qui suit, intitulée « Compréhension changeante des interactions entre le
système nerveux, le corps et l’environnement », illustre une manière progressivement
plus inclusive de penser sur la cognition, le corps et le monde (Chiel & Beer 1997 : 554).
17 Un manifeste de cette nouvelle approche des neurosciences est audacieusement énoncé
dans l’introduction d’un recueil d’essais publié sous la direction de Walter Freeman et
Rafael Núñez, Reclaiming Cognition : the primacy of action, intention and emotion (1999) :
« Nous croyons que les sciences cognitives traversent actuellement une périoderéductionniste, dans laquelle elles ont été entravées par la métaphore de lamachine. Il est nécessaire de s’en libérer et de passer d’une vision atemporelle,désincarnée, statique, rationaliste et vide d’émotion comme de culture, à unecompréhension fondamentalement plus riche incluant la primauté de l’action, del’intention, de l’émotion, de la culture, des contraintes du temps réel, desopportunités du monde réel et des particularités des corps vivants ». (Freeman &Núñez 1999 : ix)
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Fig. 1. L’acception limitée, et pourtant largement admise, de comment la perception opère.
« Selon cette acception, on reçoit d’abord un input des sens. Cette information perceptuelle estensuite envoyée au cerveau, et le cerveau ordonne alors au corps d’agir de manière appropriée. Lemodèle de cette acception traditionnelle de la manière dont la perception opère est un modèleclassique de traitement d’informations, un système ‹ input-output ›. Les perceptions sensoriellesfournissent l’input, et les actions motrices sont l’output. Des études récentes ont remis ce modèletraditionnel en question ». (Chiel & Beer 1997 : 554)
Fig. 2. Une acception un peu moins limitée.
« De nombreux inputs sensoriels sont extensivement préfigurés par le corps lui-même, et des outputsde neurones moteurs sont transformés par les muscles et les propriétés biomécaniques du corps ».(Chiel & Beer 1997 : 554)
Fig. 3. Une vue à la perception plus inclusive.
« La co-évolution et le co-développement du système nerveux et du corps mènent à unecorrespondance extensive et une complémentarité entre eux, qui créent aussi bien des contraintesque des opportunités pour le contrôle neural. La correspondance et la complémentarité entre lesystème nerveux, ses inputs sensoriels et ses outputs moteurs sont indiquées par les régionstriangulaires mises en évidence. La fonction du système nerveux est affectée par le feedback, dontune partie est générée par ses propres outputs moteurs, et une autre par l’environnement. Cefeedback peut altérer fondamentalement le comportement du système nerveux lui-même ». (Chiel &Beer 1997 : 554)
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Fig. 4. Le corps et sa relation à l’environnement
« Le système nerveux est intégré dans un corps, qui est à son tour intégré dans l’environnement. Lesystème nerveux, le corps et l’environnement sont des systèmes dynamiques riches, compliqués ethautement structurés, qui sont interconnectés. C’est leur interaction qui met en œuvre lecomportement adaptatif ». (Chiel & Beer 1997 : 554)
Plasticité neuronale
18 De récentes études en neurosciences révèlent l’extrême plasticité du cerveau en
réponse aux actions de l’individu dans le monde, sa capacité à changer la force des
connections entre les neurones en ajoutant ou en enlevant des connections ou en
ajoutant de nouvelles cellules, ainsi que sa capacité à regrouper des faisceaux
neuronaux tout au long de la vie (Chiel & Beers 1997 : 554 ; Pantev et al. 2001). Jusqu’au
milieu du XXe siècle, on croyait que les aires corticales et inférieures du cerveau
demeuraient structurellement immuables après l’adolescence. De plus amples
recherches ont démontré que le cerveau peut changer à l’âge adulte (Hebb 1949)
lorsque la force des connections entre les cellules corticales se modifie (Wiesel & Hubel
1963 ; Blakemore & Cooper 1970). Des recherches plus récentes montrent qu’en fait, le
cerveau peut réorganiser des systèmes entiers d’interconnexions neurales, changeant
ainsi l’organisation tant fonctionnelle que structurelle du cerveau, en plus de changer
la force des connections neurales, ou simplement d’y ajouter ou d’en soustraire des
connections neurales (Edelman 1992 ; Rauschecker 2003).
19 Le cerveau des musiciens révèle des changements structurels durables, qui résultent de
l’entraînement à long terme de muscles spécifiques, et qui n’apparaissent pas chez les
non-musiciens (Schlaug 2003 ; Pantev et al. 2003 ; Pascual-Leone 2003 ; Gaser & Schlaug
2003). Le formatage mutuel de l’action-dans-le-monde et de la représentation dans le
cerveau a été démontré dans de nombreuses études, dont l’une propose des
représentation corticale à grande échelle des muscles fléchisseurs du doigt et
extenseurs de la main après seulement cinq jours de pratique du piano (Pascual-Leone
et al. 1995), et une autre une représentation corticale agrandie des doigts de la main
gauche de joueurs d’instruments à cordes (Elbert et al. 1995). « Représentation
corticale » ne signifie pas qu’il y a une image du doigt dans le cerveau, mais indique
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28
plutôt une activité électrique dans le cortex moteur sensoriel du cerveau qui contrôle
les mouvements des doigts. La figure 5 illustre la représentation corticale accrue des
jours d’instruments à cordes en comparaison avec le groupe de contrôle lorsque les
doigts des participants sont stimulés durant une session de IRM (Imagerie par Résonance
Magnétique).
20 Notre constante interaction avec notre environnement suscite des changements
physiques, cognitifs et émotionnels tout au long de notre vie. Tout organisme vivant, y
compris l’être humain, est dans un processus constant d’ajustement à un contexte qui
ne cesse de changer (Maturana & Varela 1987). Depuis le moment de sa conception,
l’embryon humain se transforme en réponse aux changements chimiques, hormonaux
et structurels que subit la mère. En chaque instant de notre vie, nous effectuons des
ajustements infimes sur notre être, qui est en constante évolution. Rien de ce que nous
faisons, pensons ou ressentons ne nous laisse tel que nous étions avant. Les émotions
musicales sont aussi dans un flux constant, aussi bien lors de l’écoute d’un événement
musical particulier qu’au cours d’une longue période d’expériences musicales.
Fig. 5. Représentation du pouce et de l’auriculaire dans le cortex moteur des individus de contrôleet du joueur d’instrument à cordes (Elbert et al. 1995 : 305).
« Les flèches représentent l’emplacement et l’orientation du vecteur ECD (Equivalent Current Dipoles,dipôles équivalents courants) pour chacun des deux chiffres évalués sur les musiciens et les individusde contrôle. La longueur des flèches représente la magnitude moyenne du moment du dipôle pour lesdeux signets dans chaque groupe. Les emplacements du pouce et de l’auriculaire sont décalésmédialement pour les bons joueurs par rapport aux individus de contrôle. Le moment de dipôle estaussi plus long pour l’auriculaire du musicien, comme l’indique la plus grande magnitude de la flèchenoire » (Elbert et al. 1995 : 305) [un « dipôle » est une paire de charges électriques ou de pôlesmagnétiques de magnitude égale et de signe opposé, situés à distance fixe l’un de l’autre].
L’émotion musicale et le cerveau : systèmes corticaux,systèmes sous-corticaux et systèmes nerveuxautonomes
« Chez les humains, […] la recherche indique que
l’écoute de la musique active les systèmes
autonomes, cortical et sous-cortical de manière
semblable aux autres stimuli émotionnels. »
(Trainor & Schmidt 2003 : 310)
21 L’implication du lobe frontal du système cortical pendant l’écoute musicale inclut le
fait de penser sur la musique, d’en reconnaître les structures, l’instrumentation, les
interprètes et l’ambiance musicale, mais aussi notre propre disposition ou encore les
souvenirs que nous associons à notre écoute. Les réponses de la aire corticale frontale
concernent les aspects conscients de nos expériences d’écoute, les choses auxquelles
nous pensons ou dont nous parlons. D’autres aires corticales impliquées dans l’écoute
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musicale, mais qui ne sont pas accessibles à la conscience, sont le cortex préfrontal, le
cortex auditif dans le lobe temporal, et certaines parties du cortex pariétal.
22 Les réponses sous-corticales se réfèrent aux aires inférieures du cerveau situées en
dessous ou à l’intérieur des systèmes corticaux, y compris les aires plus directement
liées aux réponses émotionnelles, comme le système limbique (Blood et al. 1999 ; Blood
& Zatorre 2001).
Fig. 6. Les régions corticales du cerveau, la couche externe du cerveau.
Fig. 7. Le système limbique.
« Les parties sous-corticales du cerveau dédiées au traitement de l’émotion affectent le reste du corpsà travers deux mécanismes de base : la libération de molécules chimiques dans le sang, qui agissentsur différentes parties du corps, et la diffusion de l’activation neurale vers divers centres et musclesdu cerveau. À travers ces mécanismes, l’expérience d’une émotion est connectée avec une myriade deréponses physiologiques, des contractions musculaires aux changements de rythme respiratoire oucardiaque, ou encore aux changements du flux sanguin dans différentes parties du corps et à lasudation ». (Trainor & Schmidt 2003 : 312)
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23 Ma propre recherche a démontré que les « auditeurs profonds » (deep listeners)
expérimentent une forte activation des impulsions émotionnelles du système nerveux
autonome lorsqu’ils écoutent une musique qu’ils aiment profondément (Becker 2009).
Dans mon livre Deep Listeners : Music, Emotion and Trancing (2004), j’ai émis l’hypothèse
qu’il pouvait y avoir une affinité inexplorée, une relation de type physiologique, entre
les extatiques religieux et les « auditeurs profonds » laïques. J’ai défini les « auditeurs
profonds » comme étant des gens susceptibles de ressentir des frissons ou d’avoir la
chair de poule, voire de pleurer, lorsqu’ils écoutent une musique qu’ils trouvent
émouvante. J’ai supposé que les « auditeurs profonds », comme les extatiques religieux,
expérimentent de fortes réponses émotionnelles des parties inférieures du cerveau
lorsqu’ils écoutent une musique qui les émeut profondément. Pour tester cette
hypothèse, j’ai organisé une expérience empirique pour mesurer le GSR, la « réponse
galvanique de la peau » (Galvanic Skin Response) des participants lorsqu’ils écoutent une
musique qu’ils aiment (voir aussi VanderArk & Ely 1992, 1993).
24 La GSR, la réponse galvanique de la peau, est la mesure d’un petit courant électrique
entre deux électrodes attachées au bout des doigts du participant. En réponse à la
stimulation du ANS (Autonomic Nervous System, système nerveux autonome), l’activité
des glandes sudoripares de la main cause en chaque instant des changements dans la
conductance relative d’un petit courant électrique entre les deux électrodes. Le
graphique ci-dessous (Fig. 8) reproduit l’enregistrement de ces changements4.
25 Il a été demandé à tous les participants d’apporter leur chanson ou leur morceau
préféré d’une durée d’environ cinq minutes. Une œuvre de Sammartini, compositeur
mineur du début de l’époque classique, fut choisie comme le premier de deux exemples
de musique de contrôle. Le second exemple de contrôle fut choisi parmi les morceaux
préférés de participants antérieurs. La logique de cette procédure était de suggérer que
la réponse physiologique à la musique n’est pas inhérente à la musique elle-même, mais
qu’elle réside plutôt dans la relation entre un auditeur particulier et la musique.
Chaque participant, confortablement assis sur un divan face à une fenêtre donnant sur
un paysage plaisant, reçut des écouteurs. Après une période initiale de silence de deux
à trois minutes, les extraits musicaux suivants furent diffusés, avec un silence d’une
minute entre chaque extrait :
Contrôle 1 : 3e mouvement de la Symphonie en Fa majeur (J-C 38) de Giovanni Battista
Sammartini ;
Sélection 1 du participant : le premier des morceaux préférés du participant ;
Contrôle 2 : musique préférée d’un autre participant ;
Sélection 2 du participant : le second des morceaux préférés du participant.
26 Dans cette étude, les réponses GSR à leur musique du groupe des « auditeurs profonds »
et de celui des extatiques pentecôtistes ont été comparées à celles de trois autres
groupes de contrôle. Les résultats confirment l’hypothèse que les auditeurs profonds
laïques partagent de fortes réponses galvaniques de la peau avec les extatiques
religieux, des réponses du système nerveux sympathique autonome à l’écoute de la
musique. Les extatiques pentecôtistes et les « auditeurs profonds » surpassent à cet
égard les groupes de contrôle.
1.
2.
3.
4.
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31
Fig. 8. L’enregistrement GSR, calibré et filtré en passe-bas, d’une participante écoutant une piècequ’elle a elle-même sélectionnée.
27 Un test de GSR subséquent a été effectué sur des sujets pentecôtistes durant la partie
musicale d’un de leurs services religieux ; la comparaison entre les pics de GSR
enregistrés à l’église et ceux mesurés dans mon bureau a révélé le point auquel les
poussées sous-corticales des parties inférieures du cerveau sont plus fortes quand la
musique est écoutée dans son contexte ordinaire que dans l’ambiance de laboratoire de
mon bureau.
28 Comme toute émotion, les émotions musicales sont fortement influencées par le
contexte, l’environnement et l’expérience d’écoute. L’importance du contexte sur tout
expérience musicale, principe fondamental de l’ethnomusicologie, est aujourd’hui de
plus en plus communément admise en psychologie de la musique (Juslin et al. 2010 ;
Sloboda 2010), en sociologie de la musique (DeNora 2010) et en neurosciences (Freeman
& Núñez 1999, Patel 2008 : 324-326).
Fig. 9. Comparaison entre les pics GSR de quelques Pentecôtistes en situation de test et dans unservice religieux, démontrant une plus grande excitation durant le service religieux.
Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010
32
Le mouvement musical
29 Le mouvement musical a été abordé depuis l’époque de la Grèce classique par de
nombreux auteurs travaillant dans une grande variété de disciplines : la philosophie,
l’esthétique, la musicologie, la psychologie, la théorie musicale ou, plus récemment, les
neurosciences (Clarke 2001 : 213). On a souvent estimé que le terme de « mouvement
musical » est une métaphore, autrement dit que nous appliquons notre sens du
mouvement physique à des séquences tonales, à des phrases mélodiques, des
crescendos, qui créent tous temporellement l’illusion du mouvement. Et si le sens du
mouvement en musique n’était pas métaphorique, mais perçu et ressenti dans le corps
par certains des mêmes systèmes par lesquels nous percevons tout type de
mouvement ? Et si ce mouvement, le mouvement musical perçu, était fondé sur notre
sens de la motricité (self-motion) ? Et si ce sens de la motricité était basé sur notre
propre action-dans-le-monde ?
30 Dans les dernières décennies, un certain nombre de chercheurs, y compris des
théoriciens de la musique, des musicologues, des philosophes et des neuroscientifiques,
ont contribué à compliquer notre approche du mouvement musical et, simultanément,
à remettre en cause l’idée longtemps défendue qu’en musique, le mouvement est une
notion purement métaphorique (voir par exemple Todd 1999 ; Todd et al. 1999 ; Todd &
Cody 2000 ; Lakoff & Johnson 1999 ; Clarke 2001 ; Cox 2001 ; Johnsaon & Larson 2003 ;
Barucha et al. 2006).
31 Dans un article important sur le mouvement musical, Eric Clarke (2001) a affirmé que,
contrairement à une opinion généralement admise, la notion de mouvement musical
est perceptuelle, et non métaphorique. Quoiqu’il admette que le mouvement musical
est virtuel plutôt que réel, Clarke fournit des exemples musicaux irréfutables dans
lesquels nous ressentons soit que quelque chose s’approche de nous, soit que nous nous
approchons de quelque chose, par exemple à l’écoute d’un crescendo progressif ; il
présente aussi le cas de figures musicales qui paraissent être des personnes en
mouvement, ou qui nous donnent l’impression que nous bougeons nous-mêmes. Clarke
émet la proposition que notre sens du mouvement en musique est fondé sur la même
base perceptuelle que le sens du mouvement que nous ressentons lorsque nous voyons
quelqu’un d’autre bouger.
J’ai proposé dans cet article que le sens du mouvement et du geste en musique esten réalité un phénomène perceptuel, et que l’information perceptuelle déterminantle mouvement est, de manière générale, la même que pour la perception dumouvement dans les circonstances quotidiennes. Le mouvement que les auditeursperçoivent peut en partie provenir des mouvements réels des interprètes et desinstruments en jeu, […] mais une partie importante du mouvement en musiquen’est ni réelle, ni métaphorique, mais fictionnelle – de la même manière que lascène représentée dans un tableau. Le sens du mouvement ou de la motricité amènel’auditeur à un engagement particulièrement dynamique avec les matériauxmusicaux (il ou elle agit parmi eux), et constitue ainsi une partie vitale de lasignification musicale. (Clarke 2001 : 228)
32 Clarke se réfère jusqu’à un certain point aux travaux antérieurs de Neil Todd, qui
soupçonnait aussi que le mouvement musical n’était pas métaphorique, mais basé sur
des sensations dans notre propre corps, en particulier dans le système de contrôle
moteur et ses extensions dans le système musculo-squelettique.
Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010
33
L’essence de la théorie sensorio-motrice est que l’expérience du rythme est arbitréepar deux représentations complémentaires : une représentation sensorielle despropriétés cinético-rythmiques d’une source externe d’une part, et unereprésentation motrice du système musculo-squelettique [de l’auditeur] de l’autre.Pour n’importe quel individu en situation d’apprentissage, les systèmes sensorielss’accordent aux propriétés temporo-cinétiques de l’environnement physique, alorsque, dans une situation comparable, le système de contrôle moteur s’accorde auxpropriétés dynamiques du système musculo-squelettique. Si les propriétéstemporelles/dynamiques de la source s’accordent avec le système musculo-squelettique, l’image motrice tendra alors à se synchroniser avec la source. (Todd etal. 1999 : 26, cit. in Clarke 2001 : 227)
33 Une manière possible d’accorder « les propriétés temporelles/dynamiques de la source
avec le système musculo-squelettique » peut être à travers les neurones miroirs qui
s’activent lorsque nous écoutons de la musique. Simultanément, nous pouvons
reproduire mentalement les mouvements des musiciens. « Le mouvement que les
auditeurs perçoivent peut en partie s’identifier aux mouvements réels des interprètes
et des instruments en jeu » ou, plus subtilement, à la réaction des neurones miroirs au
seul son, et pas seulement à la vision de musiciens chantant et jouant d’instruments.
Le système des neurones miroirs
34 La découverte du système des neurones miroirs est relativement récente. Les neurones
miroirs ont pour la première fois été découverts dans le cerveau de singes (Di
Pellegrino et al. 1992 ; Gallese et al. 1996 ; Rizzolatti et al. 1996). Étant donné que le
cerveau des singes est semblable à celui des humains, les neurones miroirs ont été peu
après identifiés dans le cerveau humain (Fadiga et al. 1995 ; Grafton et al. 1996 ;
Rizzolatti et al. 1996). Initialement, la recherche était centrée sur l’activité des neurones
miroirs humains lorsqu’un individu en observe un autre en train d’agir ou de se
comporter d’une certaine manière. Les neurones qui étaient activés étaient ceux qui
auraient été impliqués si l’individu agissait lui-même. Cela se vérifiait que l’observateur
imite ou non l’action observée ; d’où le terme de neurones « miroirs ». Quand nous
observons une action, nous « reflétons » cette action dans notre cerveau.
Un grand nombre d’études ont montré que l’observation d’actions effectuées pard’autres active chez les humains un réseau complexe formé par les aires occipitale,temporale et pariétale, ainsi que par deux aires corticales dont la fonction estfondamentalement ou principalement motrice. Ces deux dernières aires sont lapartie rostrale du lobe pariétal inférieur et la partie inférieure du gyrus précentral,plus la partie postérieure du gyrus frontal inférieur. Ces aires forment le cœur dusystème des neurones miroirs humains. (Rizzolatti & Craighero 2004 : 169)
35 On pense par conjectures que cette faculté serait la source de l’empathie ou de la
compassion chez les humains. Nous pouvons littéralement ressentir en quoi consiste ce
que quelqu’un d’autre est en train de faire. De dire « je ressens ta douleur » n’est ainsi
pas nécessairement une métaphore.
Nous comprenons les sentiments des autres à travers un mécanisme dereprésentation de l’action donnant forme à un contenu émotionnel, de telle sorteque nous fondons notre résonance empathique sur l’expérience de notre corpsagissant et les émotions associées à des mouvements spécifiques. (Carr et al. 2002 :5502)
36 Lorsqu’on parle de neurones miroirs, on se réfère aux neurones se trouvant dans le
cortex prémoteur et répondant à la vision ou à l’audition d’une action tout en
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34
comprenant son intention. Les neurones miroirs dans le cortex prémoteur constituent
la section la plus basse de l’aire 6 de Brodmann (voir Fig. 10)5. Le système des neurones
miroirs implique néanmoins un plus grand réseau reliant l’aire 6 de Brodmann à l’aire
44 de Brodmann (gyrus frontal inférieur postérieur) et à l’aire 40 de Brodmann (lobe
pariétal inférieur). Il apparaît que ce système représente les actions et les intentions
des autres, à travers des modalités (sonore et visuelle), en faisant appel au système
moteur corporel de l’individu (Molnar, Szakacs & Overy 2006 : 236).
37 Il a été démontré que, dans le cortex prémoteur du cerveau, les neurones miroirs
imitent les actions de ce qui est observé, même si le percepteur demeure immobile.
Nous faisons agir dans notre mental ce que nous voyons quelqu’un
Fig. 10. Aires de Brodmann (pour plus de détails voir http://brodmann.psyblogs.net/).
« Ainsi, selon le mécanisme de simulation mis en œuvre par le système des neurones miroirs, leréseau moteur engagé par quelqu’un qui écoute un chant accompagné de percussions est semblableou équivalent à celui qui est engagé par le chanteur-percussionniste lui-même ». (Molnar-Szakacs &Overy 2006 : 236)
d’autre faire. Lorsque nous voyons quelqu’un jouer de la guitare, d’une certaine
manière nous jouons aussi de la guitare. La recherche a aussi démontré que les
neurones miroirs devenaient activés en relation avec le son seul (Kohler et al. 2002).
38 Le système des neurones miroirs nous incite à réfléchir à la dimension physiologique de
notre manière de ressentir une émotion profonde lorsque nous écoutons des sons
désincarnés. Il clarifie aussi le fait que notre structure et notre fonction émotionnelles
corps/esprit sont imbriquées dans l’environnement total dans lequel nous vivons.
Un répertoire personnel de neurones miroirs
39 Les neurones miroirs dans le cortex prémoteur répondent plus fortement aux actions
observées ou entendues que nous avons l’habitude de le faire par nous-mêmes. Les
actions que nous n’accomplissons pas ne suscitent pas une réponse aussi forte dans nos
neurones miroirs.
Les actions appartenant au répertoire miroir de l’observateur sont reportées surson système moteur. Les actions qui n’appartiennent pas à ce répertoire n’excitentpas le système moteur de l’observateur et sont reconnues essentiellement sur unebase visuelle, sans implication motrice. Il est probable que ces deux manièresdifférentes de reconnaître des actions aient des contreparties psychologiquesdifférentes. Dans le premier cas, la résonance motrice traduit l’expérience visuelleen une « connaissance personnelle » interne, laquelle n’apparaît pas dans le secondcas. (Rizzolatti & Craighero 2004 : 179)
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35
Fig. 11. Estimations paramétriques de l’influence de l’expertise motrice sur l’observationdes actions dans les voxels centraux de régions classiquement identifiées avec le systèmemiroir humain :
a) Gyrus précentral gauche / cortex prémoteur gauche (–24 –6 72) ; b) Sillon intrapariétal gauche (–33 –45 54) ; c) Sillon temporal supérieur postérieur (–39 –66 36). Le type de stimulus a des effetsminimaux sur les sujets de contrôle. Les barres noires reflètent des estimations paramétriques pour lestimulus du ballet et les barres blanches pour celui de la capoeira.
40 Lorsqu’ils écoutent de la musique, les musiciens, en plus de l’activité attendue dans le
cortex temporal, développent une activité plus intense que les non-musiciens dans le
cortex moteur préfrontal, l’espace dévolu aux neurones miroirs dans le cerveau
(Ohnishi et al. 2001 ; Haslinger et al. 2005). Une étude (Calvo-Merino et al. (2005) a
mesuré l’activité dans le cortex prémoteur (aire 6 de Brodmann), le sulcus intrapariétal
gauche (aire 39 de Brodmann), et le sulcus temporal supérieur postérieur gauche (aire
22 de Brodmann) d’un groupe de danseurs de ballet professionnels et d’un autre de
danseurs de capoeira. Les danseurs expérimentés ont témoigné d’une activité beaucoup
plus intense dans les aires du système des neurones miroirs (voir aussi Cross et al. 2006 ;
Lahav et al. 2007).
41 Les recherches ont aussi démontré que les neurones miroirs pouvaient être activés en
relation aux seuls sons (Kohler et al 2002). La stimulation des neurones moteurs,
lorsqu’on voit ou entend des séquences temporelles, apparaît comme un comportement
ancien, avantageux sur le plan évolutionnaire, qui prépare à planifier une réponse
physique réactive. La perception d’ordres séquentiels nous permet de formuler des
attentes spécifiques sur les événements en cours et d’y adapter des réponses motrices
séquentielles appropriées.
Bien que cette idée ne repose sur aucune preuve directe, il est possible que cesystème (les neurones miroirs) soit le médiateur du comportement imitatif parcequ’il lie directement la perception à l’action. […] cette recherche commence àéclairer la relation complexe entre les systèmes cognitifs-perceptuels, qui analysentet représentent le monde extérieur, et les anciens systèmes neuraux évolutifs en jeulorsqu’on accède à la valeur d’un stimulus relatif à la survie et qu’on décide quelleaction il convient de prendre . (Zatorre 2005 : 315)
42 Alors qu’aucune réponse par l’action n’est prévue ni préparée pour l’écoute musicale,
notre corps continue à impliquer nos neurones miroirs moteurs en réponse à l’audition
de séquences temporelles complexes. Notre corps les prépare « comme si » nous allions
réagir, indépendamment du fait qu’aucune action n’en prendra la place.
Un signal séquentiel attentivement observé peut être un stimulus suffisant poursusciter des activations dans un réseau cérébral étroitement relié à celui quiparticipe à des comportements moteurs séquentiels. […] Le résultat qu’uneinformation séquentielle peut transférer entre les domaines perceptuel et moteurpeut impliquer que les représentations séquentielles résident à un niveau detraitement antérieur à la sélection de systèmes effecteurs pour exécuter lemouvement. […] Les représentations perceptuelles et les représentations motrices
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d’une information séquentielle sont étroitement interconnectées, pour ne pas direau moins partiellement réalisées, à l’intérieur des mêmes cortex prémoteur etpariétal. (Schubotz & von Cramon 2002b : 928)
43 Les neurones miroirs ne sont pas exclusivement activés par un mouvement vu ou
entendu. La capacité d’imaginer l’activité associée à un son stimule les neurones
miroirs qui seraient impliqués si l’on effectuait l’action produisant le son. Même si nous
ne faisons que penser à jouer un passage, nos neurones miroirs moteurs répondent,
rendant la répétition mentale possible (Pascual-Leone 2003 : 401 ; Cross et al. 2009).
Neurones miroirs et émotion musicale
44 Dans un article récent publié dans la revue Social Cognitive and Affective Neuroscience
(2006), le neuroscientifique Istvan Molnar-Szakacs et la psychologue de la musique
Katie Overy ont émis l’hypothèse que le système des neurones miroirs humains, dans sa
capacité à imiter une action, pourrait être une source importante d’émotions
musicales.
Alors que l’avantage évolutionnaire de la faculté musicale est encore en débat, lefait que la musique joue un rôle dans le développement cognitif, dans la régulationdes émotions et l’interaction sociale est en revanche quasiment établi. Nous faisonsla proposition que le système des neurones miroirs humains peut susciter certainsde ces effets en liant la perception musicale, la cognition et l’émotion, et cela àtravers un mécanisme expérimental plutôt que représentationnel. (Molnar-Szakacs& Overy 2006 : 242)
45 Leur affirmation est que, depuis les temps les plus anciens, la musique a toujours été
liée à l’action, qu’elle soit le fait d’un musicien chantant ou jouant d’un
Fig. 12. Modèle de l’implication possible du système des neurones miroirs humains dans lareprésentation de la signification et des réponses affectives à la musique.
Un aspect de l’expérience de la musique implique la perception de séquences intentionnelles ethiérarchiquement organisées d’actes moteurs, avec une information auditive temporellementsynchrone. Les caractéristiques auditives du signal musical sont d’abord traitées dans le gyrustemporal supérieur (STG) et combinées avec des caractéristiques structurelles synchrones del’information « mouvement » transmise par le signal musical dans le gyrus temporal inférieurpostérieur (région 44 de Brodmann) et le cortex prémoteur adjacent. L’insula antérieure forme unconduit neural entre le système des neurones miroirs et le système limbique, permettant à cetteinformation d’être évaluée en relation avec l’état autonome et émotionnel de la personne contribuant àune réponse affective complexe transmise par le système limbique. (Molnar-Szakacs & Overy 2006 :237)
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instrument, ou d’un auditeur battant du pied, claquant des doigts, se balançant ou
dansant. En outre, les réactions motrices des auditeurs ou des interprètes à l’écoute
d’une musique ne sont pas dépourvues d’émotions. En plus du système des neurones
miroirs, du système limbique et des aires inférieures du cerveau mentionnés plus haut,
Molnar-Szakacs et Overy incluent dans leur hypothèse l’activité du cortex insulaire
antérieur, une structure sous-corticale également impliquée dans l’émotion musicale.
46 La figure 12 représente schématiquement leur compréhension du lien émotionnel de la
musique avec les neurones miroirs.
Conclusion
47 L’émotion musicale a parfois été considérée comme une émotion « esthétique » (Kant
1961 [1799] ; James 1950 [1890] :468 ; Kivy 1990), ce qui sous-entend qu’elle est distincte
des autres types d’émotions. Certaines preuves physiologiques semblent appuyer cette
hypothèse (Peretz & Gagnon 1999 ; Blood & Zatorre 2001 ; Sacks 2007 : 289-290). D’autre
part, l’implication du système des neurones miroirs et ses liens aux parties du cerveau
génératrices d’émotion, de même que ses connections possibles avec les systèmes
moteurs réactifs mouvement/émotion, avantageux sur le plan évolutionnaire, semblent
indiquer que l’émotion musicale repose sur de très anciennes racines. Il ne s’agit pas
pour autant de nier l’importance du cortex frontal, la partie consciente du cerveau. Le
cortex frontal évalue nos réponses, invoque nos souvenirs et peut utiliser la musique
pour manipuler consciemment notre humeur (DeNora 2000) ; tous ces facteurs sont des
aspects indéniablement importants de l’appréciation musicale. L’implication des
neurones miroirs, de l’action-dans-le-monde, en relation avec les émotions musicales,
et de l’activité préconsciente dans les aires corticales, limbiques et des parties
inférieures du cerveau ne met en avant qu’un plus grand sens de l’ancienneté, de la
profondeur et de la complexité des émotions musicales.
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NOTES
1. Traduit de l’anglais par Laurent Aubert.
2. Le terme « cortical » se réfère au cortex du cerveau, la couche externe, repliée et plissée, du
cerveau ; les régions « sous-cortical » du cerveau – y compris le système limbique – sont celles
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42
qui se trouvent en dessous ou à l’intérieur du système cortical ; quant aux parties inférieures du
cerveau, elles correspondent au tronc cérébral et au cervelet.
3. Le système nerveux autonome (SNA) est la partie du système nerveux périphérique qui agit en
tant que système de contrôle maintenant l’homéostasie dans le corps. Ces activités d’entretien
s’effectuent essentiellement sans contrôle conscient ni sensation. Le SNA a des effets profonds
sur le rythme cardiaque, la digestion, le rythme respiratoire, la salivation, la sudation, le
diamètre des pupilles, la miction (l’émission d’urine) et l’excitation sexuelle. Le système nerveux
sympathique est une branche du système nerveux autonome, de même que le système nerveux
parasympathique. Le système nerveux sympathique est toujours actif à un niveau basal (appelé le
tonus sympathique) et son activité augmente durant les moments de stress. Ses actions durant
les réponses de stress incluent la réponse « combat-ou-fuite » (fight-or-flight).
4. Le système nerveux autonome (ANS) est la partie du système nerveux périphérique qui agit
comme un système de contrôle maintenant l’homéostasie dans le corps. Ces activités de maintien
sont essentiellement effectuées sans contrôle conscient ni sensation. L’ANS a des effets sur le
rythme cardiaque, la digestion, le rythme respiratoire, la salivation, la perspiration, le diamètre
des pupilles, l’urination et l’excitation sexuelle.
Le système nerveux sympathique est une branche du système nerveux autonome, tout comme le
système nerveux parasympathique. Le système nerveux sympathique est toujours actif à un
niveau basal (appelé le tonus sympathique) et son activité augmente durant les moments de
stress. Ses actions durant les réponses de stress incluent la réponse « combat-ou-fuite » (fight-or-
flight).
Le GSR des participants a été mesuré en utilisant des électrodes Ag-AgCl2 fixées à l’index et au
majeur. Des électrodes étaient connectées à un système BIOPAC MP100 et enregistrées sur un
ordinateur Macintosh utilisant le programme de logiciel AcqKnowledge.Le GSR a été enregistré
en tant que signal AC, ne mesurant de ce fait que les changements de conductibilité. Cela signifie
que, lorsque la conductibilité était stable, le signal GSR était plat à zéro. Quand le GSR des
participants changeait, l’output graphique reflétait ces changements par des pics et des creux.
Pour faciliter le calcul, les changements en GSR ont été mesurés en unités de 1 = 0,2 µmhos.
5. « Une région de Brodmann est une région du cortex basée sur sa cytoarchitecture, ou
l’organisation de ses cellules. Bien que les régions de Brodmann aient été commentées, débattues,
raffinées et intégralement renommées pendant près d’un siècle, elles demeurent l’organisation
cytoarchitecturale la plus largement connue et la plus fréquemment citée du cortex humain »(Wikipedia : Brodmann area).
RÉSUMÉS
Cet article explore certaines recherches récentes en neurosciences, en évaluant plus
particulièrement ce qu’elles impliquent pour la réflexion sur les émotions musicales des
chercheurs en sciences humaines. Au cours des dernières décennies, plusieurs publications
spécialisées en neurosciences ont développé l’idée que la perception, tant visuelle qu’auditive, est
liée à une préparation neuronale du cortex prémoteur à l’action-dans-le-monde. Les neurones
concernés dans ces expériences et ces débats sont appelés « neurones miroirs» car ils imitent les
actions neuronales qui auraient lieu dans la conscience ou le corps du sujet, lequel reproduit
effectivement des actions vues ou entendues passivement. Les neurones miroirs sont directement
connectés à d’autres systèmes de neurones, y compris ceux qui, dans le système limbique, sont
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impliqués dans la production d’émotions. Contrairement à une opinion courante parmi les
musicologues, qui supposent que la perception des mouvements musicaux est métaphorique,
certains indices permettent de postuler que cette perception pourrait en fait impliquer les
mêmes parties du système des neurones miroirs et de ses connections émotionnelles que la
perception ordinaire du mouvement.
AUTEUR
JUDITH BECKER
Professeur émérite d’ethnomusicologie à l’École de musique de l’Université du Michigan. Elle est
l’auteur de nombreux articles et de trois livres, Deep Listeners: Music, Emotion, and Trancing (2004),
Gamelan Stories: Tantrism, Islam and Aesthetics in Central Java (1993, rééd. 2004), et Traditional Music
in Modern Java (1980). Elle a par ailleurs publié une série de traductions en trois volumes sous le
titre Karawitan: Source Readings in Javanese Gamelan and Vocal Music (1984, 1986, 1987). Ses
recherches actuelles sont centrées sur les relations entre musique, émotion et extase, et plus
particulièrement sur les terrains d’entente pouvant exister en la matière entre les approches
relevant des sciences « dures» et des sciences humaines
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Quand l’émotion vient en chantant.La chanson d’un homme du Donegal(Irlande)Charlotte Poulet
1 Au village de Kilcar 1, dans le Donegal, en Irlande, un homme chante. Il chante au pub
aussi souvent qu’il le peut comme nombre d’autres villageois. Il ne reçoit pas d’argent
pour ses prestations et ne se considère pas lui-même comme un chanteur. Il est ce que
l’on pourrait nommer un amateur. Il se rend au pub pour boire un verre et laisse
parfois entendre sa voix, sans se mettre en avant ni se démarquer des autres clients.
Mais dès que sa voix s’élève, un silence emplit l’espace : les conversations cessent, les
corps s’immobilisent, les yeux s’emplissent de larmes. L’émotion est, pour la durée du
chant, palpable.
2 Cette scène musicale se distingue de celle que l’on observe lorsque, de la même manière
a priori spontanée, des clients du pub s’emparent des instruments qu’ils avaient
apportés avec eux afin de jouer quelques morceaux. Contrairement aux réactions
engendrées par le chant, le volume sonore ambiant augmente, les conversations
s’intensifient et nul ne semble prêter attention à ce qu’ils sont en train de jouer.
3 Ces deux formes musicales participent pourtant au corpus de la musique irlandaise dite
« traditionnelle » (Falc’her-Poyroux 1995).
4 La tension émotionnelle activée par le chant d’un homme pourrait légitimement être
pensée en rapport avec des propriétés immanentes et intrinsèques à ce qui est chanté :
la chanson. Or, si cette même chanson est interprétée lors d’un concert tenu lui aussi
au pub, l’audience ne s’en souciera point, elle ne constituera qu’un fond sonore aux
conversations. L’attitude singulière de l’auditoire n’est pas non plus le résultat d’une
surprise liée à une nouveauté ni d’une attention occasionnée par une composition en
performance. En effet, les chanteurs en général – et notamment le chanteur dont nous
parlons ici – n’usent pas d’un vaste répertoire. Ils réemploient sans cesse les mêmes
chansons qu’ils répètent chaque fois « mot pour mot », devant une audience
sensiblement identique.
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5 Pourquoi, donc, lorsque cet homme chante, le temps se suspend-il ? Pourquoi aucune
lassitude ne vient-elle tarir le flux émotionnel de l’audience ? Ce sont là quelques
questions auxquelles nous tenterons de répondre au long de cet article.
6 Si les seules propriétés des chansons ne suffisent pas à apporter des réponses, c’est du
côté du contexte d’énonciation que nous nous tournerons car ici, l’émotion naît dans et
par la pratique du chant. Afin d’appréhender l’expérience musicale vécue par les
participants, nous adopterons une approche anthropologique, la seule qui permette
une prise en considération des implications sociales non seulement du texte chanté,
mais aussi de l’acte de chanter.
7 Le chant a cappella, apparemment spontané, est pratiqué couramment sur l’ensemble
du territoire irlandais. À Kilcar, de nombreux hommes et femmes chantent ainsi. Nous
avons ici fait le choix de porter notre intérêt sur un homme – Cara, 83 ans – et une
chanson – Away in old Kilcar (le texte pourra être lu en annexe) en particulier - afin de
pouvoir mettre en lumière les enjeux impliqués par cette pratique, en un cadre
délimité, celui du village de Kilcar.
Quand pour chanter il faut s’entendre
8 C’est à la pratique du chant en tant que performance que nous nous intéresserons dans
un premier temps car celui-ci est l’acte par lequel la chanson est délivrée. Tel que le
suggère Richard Bauman à propos de l’art verbal, il s’agit d’« identifier l’événement »
(1988 : 3) afin d’appréhender la situation d’énonciation de la chanson et de la
distinguer, donc, des autres formes de pratique musicale exercées au village.
9 Le chant a pour lieu privilégié le pub. Malgré le volume sonore propre à ce type
d’établissement, il constitue, selon les acteurs de cette pratique, l’endroit « parfait ». Le
pub se caractérise par son implication dans la vie locale en proposant un espace de
socialité où les villageois se réunissent. Il est à la fois un espace du quotidien, où l’on se
retrouve pour boire un verre et le lieu des célébrations : toutes les fêtes (Noël,
mariages, anniversaires, etc.) seront autant d’occasions de s’y rendre. L’importance de
son rôle est corroborée par le nombre d’établissements au sein de chaque village
irlandais. À Kilcar, on dénombre cinq pubs pour un total de mille quatre cents
habitants. La pratique du chant s’inscrit en ce lieu et participe, de fait, aux interactions
qu’il permet.
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Fig. 1. Cara et son verre de brandy sans lequel il dit ne pouvoir chanter.
Photo Charlotte Poulet, Kilcar (Donegal), mars 2007.
10 Pourtant, contrairement à d’autres activités organisées par les tenanciers de pubs
(concerts, concours de billard, etc.), le chant demeure, lui, imprévisible et donc
d’apparence spontanée. Cela ne signifie pas pour autant qu’il soit de l’ordre de
l’aléatoire : s’il paraît pouvoir s’élever à tout moment, le fait que ce ne soit pas le cas
suppose l’existence de conditions.
11 Le chant ne se pratique qu’en présence d’un certain nombre de personnes, comme le
laisse présupposer le choix du lieu. L’envie de chanter naît plus particulièrement d’une
rencontre : la présence d’« amis » – qui peuvent aussi être des membres de la famille –
en est une des conditions. Mais, pour que le chant se fasse entendre, être ensemble ne
suffit pas, il faut aussi avoir partagé un bon moment. En effet, cette pratique ne se
déroule que tard dans la nuit, souvent lorsque les rideaux du pub sont tirés, que l’heure
de fermeture est depuis longtemps dépassée et que de l’alcool a été consommé 2. Le
temps du chant nous indique non seulement qu’une certaine intimité est nécessaire,
mais aussi qu’il est le résultat de la réunion et non pas son objet. Ainsi, s’il n’est pas
prévisible, c’est qu’il dépend de l’instant et de la qualité des interactions de la soirée.
Comme le proposait Bernard Lortat-Jacob à propos des confrères de l’oratorio de
Castelsardo, plus qu’une affaire technique, le chant est ici « une façon d’être ensemble.
C’est d’abord le témoignage acoustique de présences partagées » (1998 : 30). Le chant
est, à Kilcar, le symptôme d’une bonne entente.
12 Le vocabulaire utilisé par Cara, comme par les autres villageois, afin de désigner le
moment de chant témoigne de la dimension relationnelle qu’il implique et le distingue
des autres formes de pratiques musicales. Il parlera en effet des soirées durant
lesquelles il a chanté par l’intermédiaire de la notion de craic 3, désignant, dans le
langage courant, un bon moment passé ensemble, une certaine festivité. Jamais il ne
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dira avoir fait de la musique, ce dernier terme désignant, selon lui, la pratique
instrumentale et les concerts organisés. Ainsi, si on lui demande si de la musique a été
jouée dans le pub où il chanta la veille, il répondra que non, mais qu’il y a eu du craic. Le
chant est désigné par ses acteurs en tant qu’événement social avant d’être perçu
comme un événement musical.
13 À ces conditions de production du chant répondent un certain nombre de règles 4 qui en
structurent le déroulement et qui reflètent l’accord social nécessaire. Notons tout
d’abord que le chant se déroule au sein d’un groupe formant un cercle autour des tables
de la partie lounge des pubs. Ce cercle n’est pas constitué spécialement pour l’occasion,
mais résulte de la bonne entente précédemment évoquée. Le chant n’est pas une prise
de parole sur décision individuelle, mais la réponse à une demande effectuée par l’un
des membres du cercle. C’est généralement à Cara qu’elle s’adressera en premier car il a
la réputation d’être un « bon chanteur ». S’il est de coutume de se faire prier une fois ou
deux – surtout lorsque l’on est « bon chanteur » – il convient ensuite d’y répondre au
risque, sinon, de blesser celui qui a émis l’invitation. Le chanteur se lance alors, sans
modifier sa position qui, de fait, ne le distingue en rien des autres. Cara reconnaît
pourtant volontiers qu’il ne s’agit pas là d’une position adéquate pour chanter : « il faut
rester assis comme ça dans le cercle, pourtant ce serait mieux debout pour la voix, mais
[…] on doit toujours être assis ensemble ». Le chanteur se doit également de chanter
sérieusement, c’est-à-dire de s’investir et de s’appliquer dans son interprétation. La
valeur esthétique d’un chant n’est pas jugée sur la justesse des sons produits, mais sur
celle de l’émotion, de l’interprétation. Un « bon chanteur » n’est donc pas celui qui
chante le mieux, mais celui qui a la capacité de mettre en émoi ses auditeurs. L’écoute
aussi est réglementée. Au moindre bruit perturbant la prestation du chanteur, des
réprimandes viendront rétablir le silence. À la fin du chant, de forts applaudissements
et des injonctions congratulatrices récompenseront le chanteur. Il ne devra pas pour
autant entamer une deuxième chanson, mais laisser la parole au suivant, car la pratique
du chant s’exerce à tour de rôle et implique une participation de tous.
14 Le chant, dans la continuité des échanges verbaux qui le précèdent, est orchestré par
des règles qui ont pour vocation le respect, l’écoute et la participation. Il n’est pas un
spectacle que l’on regarde ni une musique que l’on écoute, mais un échange auquel
chacun participe. Chanter est ici dire que l’on s’entend, écouter un chant est donc une
source d’émotion pour le groupe impliqué.
15 Nous venons de décrire le cadre dans lequel une chanson devient signifiante pour un
groupe, c’est-à-dire le contexte dans lequel elle génère de l’émotion. Il s’agit
maintenant de s’intéresser plus particulièrement à ce qui est chanté. Il est possible
d’emprunter une chanson au genre de son choix afin de participer au tour de chant.
Néanmoins, si la solennité opère dans tous les cas, la tension émotionnelle que nous
décrivions ne s’exerce qu’avec les chansons appelées, à Kilcar, les old songs, et Away in
old Kilcar compte parmi elles. La question que nous posons ici est : comment et pourquoi
cette chanson, dans le contexte dans lequel elle est chantée, émeut-elle l’audience
comme le chanteur, et ce quel que soit le nombre de fois où elle est chantée ?
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Ce que le texte dit à Cara ou le principe denarrativisation
16 Away in old Kilcar est chaque fois très attendue et Cara ne manquera pas de la chanter
dès que la parole lui sera donnée. Si elle est dite « ancienne », ce n’est pas, comme nous
allons le voir, tant en raison de sa date de composition que du langage et des
thématiques dont elle use 5.
17 Jamais publiée, cette chanson a été écrite, dans les années 1930, par James Maguire,
poète né à Kilcar, alors qu’il résidait en Écosse. Pour en composer le texte, ce dernier
s’inspira de sa propre vie. Il y expose sa situation de migrant et rend compte de la
douleur liée à cet éloignement. Il ne raconte pas clairement son histoire mais, au
travers de la figure introductive du rêve 6, propose quelques souvenirs du lieu où il n’est
plus. La mise en exergue de l’absence et de la distance permet au personnage de
déployer toute sa nostalgie. L’accent est ainsi porté sur le nœud émotionnel, comme en
témoigne la phrase refrain (qui est aussi le titre) le résumant, et non pas sur une action.
18 Le texte d’Away in old Kilcar, comme la plupart des textes dit « anciens », est lyrique et
se caractérise par une énonciation à la première personne du singulier. Le point de vue
subjectif ainsi adopté permet, d’une part, un effet de réalité de l’expérience qui peut
dès lors être pensée comme ayant été vécue et, d’autre part, un rendu émotionnel des
faits.
19 Pourtant, Cara parle du contenu de ces chansons en général et de celle-ci en particulier,
en terme de story, « histoire ». Or, cette histoire n’est pas racontée dans la chanson, elle
y est simplement évoquée. Nous nous intéresserons donc à la réponse de Cara à la
question « quelle est l’histoire dans cette chanson ? » (« what is the story in that song? »).
Pour lui, cette chanson « raconte comment c’était » (« tells the way it was »). Il explique
que la forge (décrite par le couplet 4) était un lieu de rencontre et de socialité. Il s’y
rendait souvent, accompagné de son père, de James Maguire et d’autres hommes du
village :
James Maguire used to spend a lot of time there. People used to drink at the forge.The craic used to be in the forge. People come on up to have a drink, you know,stories and yarns […] I remember that forge. I miss those fellows 7.
20 Il continue ensuite en parlant de l’école (décrite par le couplet 5) et de la salle de classe
que chacun des enfants de la localité, dont lui-même, partagèrent. Il se souvient bien de
l’instituteur, à qui ce couplet rend un hommage.
21 Cara raconte ensuite que James Maguire rencontra sa femme à Muckross 8 et qu’ils
partirent ensemble en Écosse afin d’améliorer leur condition de vie. Le vers 11 du
couplet 2 (« But I’d rather still climb Muckross hill ») y fait une référence peu explicite.
L’homme fut, selon Cara, profondément bouleversé par ce départ : « He was sad. He’d
loved to be back in Kilcar. He’d liked to be home, back home. It was where he wanted to be
buried. He wanted to die at the same place he was born »9. Cara explique que nombreux
étaient les villageois, à cette époque, qui souhaitaient quitter le village en raison des
conditions de vie : « We all wanted to leave as well » (« nous voulions tous aussi partir »). Il
parle alors de son frère qui, lui aussi, emprunta le chemin de l’émigration. Il s’installa
en Irlande du Nord avec sa femme et y mourut il y a quelques années de cela.
22 Le récit de Cara offre une explication de texte par l’intermédiaire de la connaissance
qu’il a des faits qui ne sont qu’évoqués par la chanson. Plusieurs auteurs (Shields 1993 ;
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Coleman 1997) ont déjà souligné ce procédé, en Irlande, que Thomas A. Dubois nomme
« narrativisation » (2006 : 27). Il s’agit pour ce dernier d’une stratégie permettant
l’interprétation de textes lyriques et s’illustrant particulièrement dans le domaine des
chansons irlandaises. Le terme « story » se réfère donc à une ou à des histoires par
ailleurs connues et qui sont associées à la chanson par le soliste.
Personnalisation du sens et identification
23 Cara puise dans sa propre expérience afin de donner un sens à ce texte. Il le comprend
selon le vécu qu’il a lui-même des éléments évoqués dans la chanson. La forge et l’école
sont des lieux qu’il a non seulement fréquentés, mais aussi partagés avec l’auteur. Il est,
de plus, en mesure de lier l’émotion déployée dans le texte à la vie de son auteur
comme à la sienne. La douleur de l’éloignement répond, pour lui, à la douleur de la
séparation de sa propre famille, de ses proches en général. Thomas A. Dubois (2006 : 3)
a conceptualisé ce rapport, entre le chanteur et un texte, en termes de
« personnalisation ». En superposant ses propres expériences à celle de l’auteur, Cara
s’identifie à l’énonciateur s’exprimant dans le texte. Ce processus est facilité par la
présence du « je » dans l’énoncé, qui pousse à la confusion entre soi (récepteur),
l’énonciateur (le personnage) et l’auteur. Cette association se manifesta concrètement
lorsque dans son récit Cara voulut paraphraser l’un des vers afin de dire ce que James
Maguire avait pu ressentir et qu’il se reprit suite à une « erreur » : « New friends and
climes I… No… He sought » (« de nouveaux amis et climats j’ai… Non… Il a cherché ») ou
bien encore lorsqu’il parla de l’école et que, cette fois-ci, la paraphrase fut
involontaire : « I remember that school… » (cf. vers 1, couplet 5).
24 Par l’interprétation que Cara donne du texte, la chanson se fait le reflet de ses
expériences, elle évoque sa propre vie. Et c’est d’ailleurs pour cette raison qu’il dit avoir
décidé de l’intégrer à son répertoire.
25 Mais c’est précisément à l’instant où il la chante, lorsque sa voix donne corps au texte,
qu’il devient le « je » du texte. Comme nous le disions, un chant n’est pas apprécié par
l’audience à travers la justesse ou la qualité de la voix, mais en fonction de l’aptitude du
chanteur à rendre émotionnellement le texte. Seule l’adéquation entre l’expérience du
chanteur et les mots lui permet d’user de son propre registre émotionnel afin de
donner vie à ce qu’il chante. Comme l’explique Cara, quand il chante il est triste. Tant la
technique vocale utilisée que l’attitude gestuelle participent au jeu de la confusion des
identités entre le chanteur et l’auteur unis par le « je » de l’énonciation. En effet,
lorsque Cara interprète
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Fig. 2. Cara devant son cottage au toit de chaume.
Photo Charlotte Poulet, Kilcar (Donegal), mars 2009.
Fig. 3. Cara chante Away in old Kilcar au pub.
Photo Charlotte Poulet, Kilcar (Donegal), mars 2007.
cette chanson, sa voix transmet une tension émotionnelle par l’intermédiaire de
plusieurs procédés : l’allongement de la dernière syllabe des vers dont le son lentement
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disparait, l’ajout de silences entre les vers, une nasalisation permise par l’accentuation
des consonnes et l’usage de « vibrato glottal » (selon l’expression d’Hugh Shields, 1993 :
122) sur les voyelles. La flexibilité rythmique permet au chanteur de modeler le texte
au fil de ses émotions. La diction est claire et plutôt lente. L’union du texte et de l’air
ajoute à la puissance tant évocatrice qu’émotionnelle de la chanson. L’absence
d’accompagnement instrumental accentue d’autant la présence des mots. À l’inverse,
ce qu’il ne faut pas faire, selon Cara, c’est « mettre du swing » dans son interprétation10
ou bien chanter trop vite.
26 L’attitude du chanteur renforce l’impression qu’il est sur le point de se livrer et non pas
de réaliser une performance musicale. La posture adoptée est celle du repli sur soi, les
yeux mi-clos, le corps immobile ; le chanteur est indissociable des autres membres du
cercle. Le refus initial d’accepter l’offre de chanter contribue à ce climat de
confidences : le chanteur fait ainsi part de la difficulté à parler de soi. Plus l’émotion
sera audible et visible dans la prestation du chanteur, plus des injonctions viendront le
féliciter et l’encourager : « good man ! », « nice fellow ! », « good craic ! ». Les multiples
déictiques11 présents dans le texte concourent à la confusion des identités du « je » :
l’instant de leur énonciation détermine leur signification et finalise l’appropriation des
paroles par le chanteur en les ancrant dans le temps présent.
27 Aussi quand le chant s’élève, les premiers mots de Cara résonnent dans toute leur
sincérité : « My mind is sad and weary… » (« Mon esprit est triste et las… »). C’est ce que
Joe Heaney, chanteur professionnel, appelle « playing the act », « jouer la scène » (in
Coleman 1997 : 36).
28 Le chant de Cara est reçu par une audience qui le connaît et qui est en mesure de
reconnaître l’implication personnelle de ce qui est chanté. L’absence d’explication de
texte en performance repose sur le présupposé que chacun entend dans le chant de
Cara l’évocation de ses propres expériences12. Ainsi, s’il faut se connaître et s’apprécier
pour chanter, c’est que la réception de la chanson en dépend.
29 L’implication de références partagées entre le chanteur et l’audience s’illustre
particulièrement par la logique de propriété régissant la détention des chansons. En
effet, à la résonance personnelle de la chanson pour Cara répond une règle de propriété
reconnue des habitants de Kilcar. Pour eux, elle lui appartient et ils rappelleront à
l’ordre les participants qui la lui « volent ». Chaque participant possède de la sorte ses
chansons qui le représentent aux yeux des autres. La légitimité d’acquisition ne
s’exerce pas par le biais d’une transmission familiale, mais résulte d’une donation entre
un poète ou un chanteur à un autre homme. C’est ainsi que Cara reçut Away in old Kilcar
de James Maguire, qui lui en donna le texte après qu’il le lui eût demandé. Cette
filiation est connue de l’audience de Cara au moment même où il chante. Away in old
kilcar fait alors sens à Kilcar seulement lorsqu’elle est chantée par Cara car elle
l’emblématise et lui appartient.
De l’homme au peuple en passant par le village
30 Nous avons jusqu’à présent mis en lumière le lien unissant un homme à une chanson ;
mais, dans la narrativisation de Cara, apparaît un second niveau d’interprétation se
rapportant à une histoire plus vaste, celle du village et de ses habitants.
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Une chanson pour un village
31 Notons tout d’abord que le « je » dans le texte s’inscrit territorialement dans l’espace.
Comme de nombreux textes chantés en Irlande, Away in old kilcar déploie une riche
toponymie. Huit noms de lieux y sont au total énumérés. Trois d’entre eux sont liés à la
paroisse13 de Kilcar (Tra Loar, Muckross et Kilcar) qui est elle-même inscrite au sein du
territoire irlandais par l’usage des termes « Ireland » et « Irish » et de symboles s’y
rapportant (le trèfle et la Saint Patrick). À leurs côtés, se décline une toponymie qui
délimite le territoire en tant qu’elle exprime ce qui ne lui appartient pas : England,
Scotland, Lochnagar, Wales. Le territoire est ainsi jalonné et l’appartenance
revendiquée. Comme le notait Jean-Claude Bouvier (2002), ce procédé relève d’un
besoin de reconnaissance et d’appropriation de l’espace. L’usage de toponymes dans les
textes de chansons est à replacer dans un contexte géopolitique conflictuel. L’Irlande
n’obtint son indépendance du Royaume-Uni qu’en 1937 et dut se séparer des comtés qui
devinrent l’Irlande du Nord. Les conflits qui s’ensuivirent perdurèrent jusqu’à
récemment et sont encore très présents dans la mémoire des habitants de Kilcar. De
plus, la proximité frontalière accentua la nécessité de revendiquer une appartenance
non seulement à une paroisse, mais aussi à une nation.
32 L’emploi de ces toponymes est renforcé, dans le texte, par le ton élogieux du poète. Il y
présente Kilcar comme ne pouvant rivaliser avec aucun autre lieu. Lorsque Cara fait le
récit de cette chanson, il s’inscrit dans cet espace en rappelant chaque fois que tous les
couplets parlent de Kilcar. Les enjeux de territoire impliqués se matérialisent lorsque
Cara chante. En effet, quelle que soit l’audience, un murmure s’élève et prononce
chaque fois, avec le chanteur, les noms de Kilcar, de Muckross et de Tra Loar. Ensemble,
le groupe réaffirme son territoire.
33 Mais, davantage qu’un espace géographique, la paroisse de Kilcar est un « home ». James
Maguire, comme nombre de ses pairs poètes, fit de ce concept le cœur de son texte. Le
lieu n’y est en effet pas seulement présenté sous l’aspect de l’éloge, mais aussi de
l’attachement tant au territoire qu’à ses habitants (« the loved ones »). Et c’est par le biais
de cette approche que le poète cristallise un certain nombre d’éléments constitutifs de
la vie villageoise. Simplement évoqués, ils permettent à Cara, par son interprétation de
texte, de se remémorer des hommes, des lieux et des événements au travers d’un temps
raconté. Le texte, non seulement se fait alors le support d’une histoire individuelle,
mais engage une mémoire locale qui, elle aussi, repose sur la connaissance que chacun
en a puisqu’aucun commentaire ne sera formulé en performance. Les chansons ayant
pour sujet la localité sont les plus attendues car elles proposent une évocation
collective de l’histoire du village.
34 Si la résonance individuelle d’une chanson donne lieu à des règles de propriété, il est en
de même en ce qui concerne les références locales nécessaires à la réception du texte.
En effet, Away in old Kilcar appartient à Kilcar, c’est-à-dire que dans aucun autre village
adjacent cette chanson n’est chantée ni ne peut l’être.
Une chanson pour un peuple
35 L’emploi d’une toponymie tant locale que nationale répond à l’inscription de l’histoire
de la localité dans une histoire nationale. Cette translation est, là encore,
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53
Fig. 4. Le Tabairne Mic Siolla Cearra, pub de prédilection – mais aussi station service et épicerie –des chanteurs de Kilcar.
Photo Charlotte Poulet, Kilcar (Donegal), mars 2009.
36 permise par l’intermédiaire du concept de home. La dimension affective sous-jacente à
ce terme se dévoile au travers de la notion d’exil qui caractérise nombre de chansons
irlandaises. Selon Kerby A. Miller (1988), c’est l’oppression anglaise et l’éveil des
mouvements nationalistes du XIXe siècle qui façonnèrent la représentation de
l’émigration irlandaise en exil. Il ajoute que ce sentiment fut utilisé par les
mouvements nationalistes afin de renforcer, en Irlande, d’une part, l’hostilité irlandaise
envers le gouvernement britannique et, d’autre part, le sentiment national. Outre cette
dimension politique, l’exil est un sentiment encore présent aujourd’hui à Kilcar. Le
village ne fut en effet pas épargné par les vagues d’émigrations successives. Si la plus
dévastatrice fut celle liée à la Grande Famine (1845-1849), le XXe siècle connut
également de nombreux mouvements de population en raison de la précarité de la
situation économique de la région. Par exemple, le townland de Cara, Kilbeg, passa de
120 habitants en 1901 à 27 en 1992. Les ruines jonchant le sol le rappellent, tout comme
Cara énumérant devant chacune d’elles le nom de la famille qui y vécut. Au jour
d’aujourd’hui, ce sont les plus jeunes qui quittent la paroisse afin de faire des études,
tandis que les plus âgés reviennent de pays souvent lointains (surtout du Canada) en
expliquant qu’ils voulaient mourir là où ils étaient nés, tel que James Maguire
l’exprima. L’émigration fait partie de l’histoire du village et est une expérience
partagée par ses habitants qu’ils soient partis ou restés. Away in old Kilcar, à travers
l’expérience d’un homme, dit l’histoire de tous. Comme l’explique Cara, passant du
« il » (l’auteur) au « nous » (le village) : « nous voulions tous partir ». L’éloge est en
réalité une élégie qui, au travers du sentiment de nostalgie lié à la perte, procure le
partage d’une expérience collective et d’un sentiment d’appartenance.
37 L’indétermination du concept de home permet un élargissement du « lieu perdu » qui
n’est pas seulement le village, mais le pays, l’Irlande, comme en témoigne l’expression
« Irish exile’s heart ». La notion d’exil symbolise une « souffrance irlandaise » qui, dans
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son expression, fait naître un sentiment national, celui d’être irlandais, par opposition
à l’identité anglaise que le Royaume-Uni voulut imposer.
38 Le texte d’Away in old Kilcar,en mettant en mots l’expérience d’un homme, illustre
l’histoire locale comme l’histoire nationale et offre la possibilité d’un temps raconté où
les faits ne sont pas simplement énoncés, mais retransmis au moyen de leur vécu.
La négociation du sens ou la construction sociale dela localité
39 Lorsque Cara entame son chant, il devient, par l’expérience qu’il laisse entendre, un
membre du village, du pays. Il inscrit sa propre histoire dans celles des « autres » et
autorise son audience à s’identifier à l’expérience de James Maguire – qui est en cet
instant la sienne – grâce aux références partagées ainsi sollicitées. Ensemble et pour le
temps du chant, ils se remémorent et célèbrent le village, ils partagent leurs
expériences respectives d’un vécu commun.
40 L’évocation, qui est le propre de cette chanson, permet à chacun de la réinterpréter
dans le cadre collectif qu’est le village, de penser sa propre expérience en relation avec
celle de Cara, avec celle de James Maguire. Afin d’illustrer ce processus, nous
donnerons l’exemple d’un homme qui pleura à l’écoute du chant de Cara. Le récit qu’en
fit ultérieurement ce dernier met en lien l’interprétation musicale et l’interprétation de
l’homme écoutant.
I remember me at the party that fellow was home from… He was out in the Statesfor maybe for 40 years. He was married to a girl from Muckross. This girl comesfrom Muckross. He met her out there. He was back from the States and his wife wasthere […] So, there was a big spree over the house […] Next I start to sing. And whenI come to the verse “I’d rather still…” No, wait a minute, I sing it.“Climbed that LochnagarBut I’d rather still climbed Muckross hillAway in old Kilcar” He gave out, the guy was beside me… he let me finish the song and went out thedoor, just leave like that… He cried his tears outside… I couldn’t believe that.Someone went out at the door, went outside to see him… He cried… It was true […]Makes me sad meself… It was a lovely man […] He couldn’t stop crying. The tearsdown the face. You know they flew from the States, came back home on holidaysand then back again and the two of them died over there in the States. They died inthe States14.
41 Cara met en relation, d’une part le vers concernant Muckross et la situation de
l’homme qui y rencontra sa femme, et d’autre part la position de migrant du couple et
la douleur liée à l’absence mise en mots dans le texte. Il explique ainsi comment, en un
moment donné, la chanson fit sens pour un homme qui, à son écoute, fut violemment
renvoyé à ses propres émotions. Nous comprenons ainsi que non seulement, comme
nous le disions, l’audience appréhende le chant en relation avec les implications
personnelles du chanteur, mais ce dernier est lui aussi en mesure d’interpréter (de
décoder) les émotions qu’il déclenchera chez ses auditeurs du fait qu’il les connaît. Ce
récit nous apprend également que Cara corrèle l’histoire de ce couple au dernier
couplet d’Away in old Kilcar en insistant sur le fait que tous deux sont morts loin de
Kilcar.
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42 La chanson est ainsi réinterprétée chaque fois que Cara l’interprète, son sens s’actualise
à chaque nouvelle performance selon les personnes présentes. De nouvelles histoires
individuelles s’associent au texte dont la chanson se fera, par la suite, l’évocation.
Lorsque Cara livre l’histoire, c’est finalement un ensemble de noms de personnes qu’il
énumère, de personnes mortes loin de Kilcar. La chanson dit alors plus que les mots
qu’elle porte pour un groupe partageant un espace et un temps. En la pratiquant, les
villageois s’approprient leur passé dans le présent et incluent chacun des participants
aussi bien que les absents – qu’ils soient morts ou émigrés – à une communauté de
références partagées. Nous rejoignons là l’un des constats de Richard Bauman à propos
de l’art de raconter qui, selon lui, permet de « donner une cohérence cognitive et
émotionnelle aux expériences, de construire et négocier l’identité sociale » (1988 : 113).
En chantant, le groupe construit socialement sa localité en la délimitant
géographiquement et en interprétant son histoire.
43 Chaque chant est alors différent malgré l’exacte répétition du texte en tant qu’il est une
« œuvre », telle que Paul Zumthor la définit : « ce qui est communiqué poétiquement,
ici et maintenant […] le terme embrasse la totalité des facteurs de la performance »
(1983 : 81).
Conclusion
44 Au-delà des émotions ressenties individuellement à l’écoute de la musique, nous avons
ici souligné la mise en jeu d’affects relatifs au contexte dans lequel s’inscrit la
production musicale. Les conditions et règles régissant la pratique du chant impliquent
en elles-mêmes des liens affectifs entre les participants. Le silence instauré par l’écoute
est le signe d’un partage et d’un respect porté au perfomer qui, en laissant entendre sa
voix, confirme sa participation au groupe. L’usage des old songs répond à ce climat car
ce sont celles qui évoquent le passé tant individuel que collectif des villageois. La
chanson Away in old Kilcar, lorsqu’elle est chantée par Cara, prend corps ; elle révèle des
expériences auparavant partagées par le groupe participant au chant. En l’interprétant,
Cara réaffirme son identité ainsi que ses multiples appartenances face à son audience et
permet à cette dernière de se sentir « appartenir ». Les histoires singulières, s’associant
à la chanson, tissent ensemble une histoire collective locale par laquelle le groupe
renégocie chaque fois son identité sociale.
45 Dans le cas qui vient d’être étudié dans cet article, c’est l’acte de chanter d’un homme
en particulier, à un instant donné et face à certaines personnes, qui pare la chanson de
la capacité d’être l’objet par lequel des affects sont générés, exprimés et partagés.
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BIBLIOGRAPHIE
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Súilleabháin, dir : Blas : the local accent in Irish traditional music. Limerick: Irish World Music Centre,
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Irish Academic Press.
ZUMTHOR Paul 1983 Introduction à la poésie orale. Collection « Poétique ». Paris : Seuil.
ANNEXES
Away in old Kilcar 15
My mind is sad and weary
This blessed Saint Patrick’s Day
Dreaming of old Ireland
And the loved ones far away
I have my bunch of shamrocks
And I cherish them with pride
Each prayer grew on the river banks
Mon esprit est triste et las
En ce jour béni de la Saint Patrick
Rêvant de la vieille Irlande
Et des êtres chers au loin
J’ai mon bouquet de trèfles
Et je les chéris avec fierté
Chaque prière s’élevait des bords de la rivière
My good old home beside
And as I gaze upon them
My sad thoughts fly afar
To that dear old spot in the childhood’s cot
Mon bon vieux foyer à mes côtés
Et quand je pose mes yeux sur eux
Mes tristes pensées s’envolent loin
Vers ce cher vieil endroit dans le lit de l’enfance
Away in old Kilcar Loin dans le vieux Kilcar
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I travelled over England
I viewed the cliffs of Wales
J’ai voyagé en Angleterre
J’ai contemplé les falaises du Pays-De-Galles
I’ve seen the charming scenery
Of Scotland’s hills and dales
And sure no doubt they’re beautiful
The works of nature are
But they cannot cheer the longing
Of an Irish exile’s heart
I roamed the Wells of Weary16
And climbed that Lochnagar
But I’d rather still climb Muckross hill
J’ai vu les charmants paysages
Des collines et des vallées d’Écosse
Et sans aucun doute ils sont magnifiques
Les travaux de la nature le sont
Mais ils ne peuvent consoler la nostalgie
D’un cœur irlandais exilé
J’ai arpenté les Puits de Lassitude
Et gravit ce Lochnagar
Mais j’aurais plutôt dû gravir la colline de Muckross
Away in old Kilcar Loin dans le vieux Kilcar
It was pleasant in the summertime
To climb that same old hill
And drink in nature’s beauty
Of its sparkling sun cast rill
C’était plaisant en été
De gravir la même vieille colline
Et de boire dans la beauté de la nature
De son ruisseau étincelant de la lumière du soleil
Kilcar lies in the valley
With homes of spotless white
Kilcar repose dans la vallée
Avec ses maisons d’une blancheur immaculée
While the peat’s smoke curling to the sky Tandis que la fumée de tourbe virevolte vers le ciel
Ever ‘twas a glorious sight
When far below the Atlantic waves
C’était toujours un merveilleux spectacle
Lorsque loin en contrebas les vagues de l’Atlantique
Broke noisily on the bar
As it washed the shores
Of the wild Tra Loar17
Away in old Kilcar
Se brisaient bruyamment sur le front
En creusant les côtes
De la sauvage plage de Tra Loar
Loin dans le vieux Kilcar
It was cheery too in winter time
When the ground was white with snow
To stroll into Maguire’s forge18
And hear the bellows blow
To see that mighty blacksmith
Bring down his blows of steel
Conscientious with each sturdy stroke
That made that anvil peal
That anvil now is rusty
Its notes long silent are
C’était gai aussi au temps de l’hiver
Quand le sol était blanc de neige
De flâner dans la forge de Maguire
Et d’entendre les coups de soufflet
De voir ce puissant forgeron
Abattre ses coups d’acier
Consciencieux avec chaque solide frappe
Qui faisait que cette enclume grondait
Cette enclume est maintenant rouillée
Ses notes sont depuis longtemps silencieuses
While the smith asleep
His loved ones weep
Away in old Kilcar
Pendant que le forgeron s’endort
Ses proches pleurent
Loin dans ce vieux Kilcar
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I see again that old school house
And boyhood happy days
And the hawthorn tree that sheltered me
When I had learnt to play
I see the big clock on the wall
Above the master’s chair
And the little bell with the silver tongue
That proclaimed the hour of prayer
I see the master’s guiding face
Shines like a guiding star
As he strode to steer my course aright
Je vois encore cette vieille école
Et les jours heureux de l’enfance
Et l’aubépine qui m’abritait
Quand j’appris à jouer
Je vois la grande horloge sur le mur
Au-dessus de la chaise du maître
Et la petite cloche avec le battant d’argent
Annonçant l’heure de la prière
Je vois le visage directif du maître
Brillant comme l’étoile du berger
Lorsqu’il marchait à grand pas pour m’indiquer le chemin
Away in old Kilcar Loin dans ce vieux Kilcar
How many years have passed and gone Combien d’années ont passé et s’en sont allées
Since last I’ve seen that spot Depuis la dernière fois que j’ai vu cet endroit
I plodded on from day to day
New friends and climes I sought /
But the good old days of childhood
I’ll never see again
I close my weary eyelids
And dream of them in pain
And when I die I hope to lie
Where not my bones shall mar
‘Neath that long thick grass
In that lone graveyard
Away in old Kilcar
J’ai travaillé dur au jour le jour
De nouveaux amis et climats j’ai cherché
Mais les bons vieux jours de l’enfance
Je ne reverrai jamais
Je ferme mes paupières fatiguées
Et rêve d’eux en peine
Et quand je mourrai j’espère reposer
Là où mes os ne se gâteront pas
Sous cette haute herbe épaisse
Dans ce cimetière solitaire
Loin dans ce vieux Kilcar
NOTES
1. Le village de Kilcar compte mille quatre cents habitants. La pêche et l’élevage constituent les
principales activités économiques. Excentré des principaux pôles économiques, le village fut
longtemps isolé comme en témoigne l’arrivée tardive de l’eau courante et de l’électricité dans les
années 1950. Aujourd’hui, Kilcar est relié au reste du territoire irlandais par des axes routiers et
connaît une forte croissance du secteur du tourisme.
2. Une loi met les pubs dans l’obligation de fermer à 23 h 30. Mais bien souvent, les tenanciers
« simulent » une fermeture et autorisent les clients présents à rester à l’intérieur du pub.
3. Expression d’origine anglaise (« crack ») apparue dans les années 1950 et « gaélicisée » en
« craic » dans les années 1970.
4. Communément regroupées, par les travaux universitaires, sous la notion anglophone
d’etiquette (Falc’her-Poyroux 1995 : 58 ; Carson 1999 : 55).
5. Le terme « old » utilisé dans la désignation des chansons inspira de nombreux titres d’ouvrages
de collecteurs du XIXe siècle qui le traduisirent par « ancient » afin de mettre en valeur les
origines lointaines de la musique recueillie : Georges Petrie choisit en 1855 le titre de The Petrie
Collection of Ancient Music of Ireland et P.W. Joyce, en 1873, celui de Ancient Irish Music.
6. La figure du rêve est récurrente dans les chansons irlandaises, il s’agit d’un héritage d’une
forme poétique, nommée aisling et née à la fin du XVIIe siècle (Shields 1993 : 7).
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7. « James Maguire avait pour habitude d’y passer beaucoup de temps. Les gens buvaient des
coups à la forge. Le craic était dans la forge. Les gens venaient pour boire un verre, tu sais,
raconter des histoires, faire des récits […] Je me souviens de cette forge. Ces hommes me
manquent » (ma traduction).
8. Kilcar se compose de localités ( townlands) dépendant administrativement de Kilcar, dont
Muckross fait partie.
9. « Il était triste. Il aurait aimé revenir à Kilcar. Il aurait aimé être chez lui, de retour chez lui.
C’était là qu’il voulait être enterré. Il voulait mourir à l’endroit où il était né. » (ma traduction)
10. Cette expression peut être comprise, au vu de son utilisation, comme accorder trop
d’importance au rythme musical et/ou à la mélodie au détriment des mots.
11. Pronoms personnels et adjectifs possessif, « this » et « that », « now » et « this blessed Saint
Patrick’s day », etc. sont indéterminés et se déterminent dans le contexte d’énonciation.
12. Lors d’un tour de chant l’année suivant celle de la mort du frère de Cara, l’un des hommes
participant au tour de chant me parla spontanément de ce dernier après avoir écouté le chant de
Cara. Ce fut la seule fois que le sujet fut abordé en performance. Ma position d’étrangère entraîna
ce commentaire.
13. Le terme de « paroisse » englobe dans le langage courant l’ensemble des townlands rattachés à
Kilcar.
14. « Je me souviens d’une fête où cet homme était de retour de… Il était aux États-Unis peut-être
depuis quarante ans. Il était marié à une fille de Muckross. Il l’avait connue là-bas. Il était de
retour des États-Unis et sa femme était là […] Donc, il y eut une grande fête à la maison […] Après,
j’ai débuté mon chant. Et quand j’en suis arrivé au vers ‹ J’aurais plutôt dû… › Non, attend une
minute je la chante : ‘‘Gravi Lochnagar / Mais j’aurais plutôt dû gravir la colline de Muckross / Loin dans le vieux Kilcar’’. Il émit un son, l’homme était à mes côtés… Il me laissa finir la chanson
et sortit. Il est juste parti comme ça…Il pleurait de toutes ses larmes… Je ne pouvais pas le croire.
Quelqu’un sortit, alla dehors pour le voir… Il pleurait… C’était vrai […]Ca me rend triste… C’était
un homme bien […] Il ne pouvait pas s’arrêter de pleurer. Les larmes le long de son visage. Tu
sais, ils venaient des États-Unis, ils revenaient à la maison pour les vacances et après y sont
retournés et tous les deux moururent là-bas aux États-Unis. Ils sont morts aux États-Unis » (ma
traduction).
15. Le texte de la chanson a été retranscrit et traduit par moi-même.
16. L’expression « Wells of Weary » (« Puits de Lassitude ») désigne des sources se situant dans un
parc de la ville d’Édimbourg.
17. Tra Loar est le nom employé par les habitants de Kilcar afin de nommer l’une des plages de la
paroisse. « Tra », en irlandais, signifie « plage ».
18. Bien que le forgeron portât le nom de Maguire, il n’entretenait aucun lien de parenté avec le
poète James Maguire.
RÉSUMÉS
Cet article se propose d’étudier le lien unissant musique et émotions à la lumière des enjeux
sociaux que la production musicale implique pour un groupe d’individus donné. Le terrain
constituant la base de cette réflexion se compose d’un village irlandais du Donegal où le chant est
une pratique régulière. Cette dernière se distingue des autres formes musicales observées de par
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ses modalités tant d’écoute que de production. Et c’est précisément au cœur de cette pratique
que les chansons deviennent l’objet d’une émotion partagée. Il s’agit, à partir de données
ethnographiques, de comprendre de quelles manières le contexte de production d’une chanson la
rend signifiante pour un groupe.
AUTEUR
CHARLOTTE POULET
Actuellement doctorante en anthropologie sociale et culturelle à l’École des Hautes Études en
Sciences Sociales (Paris). Ses recherches se concentrent sur la pratique du chant en Irlande et
sont dirigées par Jean Jamin au sein du laboratoire d’anthropologie et d’histoire de l’institution
de la culture (LAHIC).
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Plaisir partagé et frissonsindividuels. Chanter et écouter leschants ganga (Croatie / Bosnie-Herzégovine)Anne-Florence Borneuf
NOTE DE L’AUTEUR
À la mémoire de Mira
1 À la simple question « les chants ganga sont-ils tristes ou gais ? », les réponses des
chanteurs, auditeurs ou amateurs locaux varient énormément1. Certains disent qu’ils
ne sont ni l’un, ni l’autre, qu’ils n’induisent aucune émotion2 ; d’autres répondent que la
ganga « c’est de la veselje » (terme que l’on traduira momentanément par « joie » ou
« plaisir ») ; d’autres encore rétorquent : « les deux ! et même autre chose ! ça dépend
de ce que disent les paroles… ».
2 Si les points de vue sont si variés et variables, est-ce parce que les réponses
émotionnelles sont très individualisées ? Parce que les interlocuteurs ne considèrent
pas la ganga sous le même angle ? Les réponses dépendent-elles du profil de l’auditeur
(auditeur occasionnel, simple amateur, grand connaisseur, chanteur…) ? De son état de
réceptivité, de ses attentes, du contexte, de l’interprétation des chanteurs, des
caractéristiques musicales intrinsèques de la ganga, ou d’autres facteurs encore ?
3 Il s’agit ici de donner des réponses à ces questions en se concentrant sur une des
situations les plus courantes de l’écoute de la ganga à l’heure actuelle, celle du dernek
(fête de village) où les amateurs se retrouvent dans quelques cafés.
4 Certains d’entre eux considèrent ce que la ganga exprime alors que d’autres se réfèrent
à ce qu’ils perçoivent ; quelques-uns prennent le terme « ganga » au sens large quand
d’autres le réduisent aux paroles et d’autres encore pensent aux principales situations
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pendant lesquelles elle est chantée. D’emblée, la réponse émotionnelle provoquée par
la ganga est brouillée par l’identification de l’objet qui est censé la produire. De fait, le
terme ganga (pluriel : gange) renvoie à plusieurs objets différents. Selon le contexte, il
désigne :
5 (1) au sens large, des chants ruraux caractéristiques 3 situés sur un territoire à cheval
entre la Croatie (région de la Zagora, arrière-pays dalmate) et la Bosnie-Herzégovine
(notamment l’Herzégovine occidentale et la Bosnie centrale). Le terme « ganga » est
alors un terme générique, contrairement au sens qu’il prendra dans le cas (2). Ces
chants polyphoniques sont caractérisés par un ambitus très étroit (de l’ordre de la
quarte, parfois une tierce majeure ou moins) et des intervalles non tempérés inférieurs
au ton. Bien que très brefs (trente à quarante secondes environ), ces chants se divisent
en trois sections (Fig. 1) :
Fig. 1. Sonagramme d’une ganga standard, chantée ici par des femmes.
Les trois sections sont numérotées. Dans cet exemple, on distingue bien l’ornementation des attaquesavec les grands traits verticaux (section 2) et la conclusion orientée vers l’aigu (section 3).
une première section chantée par un chanteur seul (il prend le nom de pjevač, littéralement :
« chanteur », il est de fait le seul à prononcer les paroles) ;
une deuxième section où deux, trois ou quatre partenaires chantant à l’unisson et nommés
gangaši (singulier : gangaš. « Ceux qui font la ganga » ou, néologisme qui sera adopté dans la
suite du texte, « gangueurs ») viennent greffer leur voix au-dessus de celle du « chanteur »
pour former une texture composée majoritairement de « secondes » de diverses natures 4.Les notes font généralement l’objet d’une attaque ornementée par l’un des « gangueurs »
(voir Petrović 1977 ou 1991) ;
une section conclusive à l’unisson : une grande descente en glissando ou bien, au contraire,
une sorte de cri bref mais appuyé, poussé vers l’aigu 5.
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6 (2) chacun des différents chants appartenant au grand groupe ganga décrit en (1). Ils
sont alors identifiables par un patron mélodico-harmonique propre et portent parfois
un nom qui peut correspondre au village d’origine, à un chanteur, à un incipit, etc. ;
7 (3) les deux vers de décasyllabes qui sont chantés sur ces chants et qui sont
interchangeables 6. Dans cette acception, seule la composante textuelle est prise en
compte ; l’aspect musical est totalement évacué.
8 Par conséquent, considérer les relations entre ganga et émotion telles que les
apprécient les habitants n’a de réelle pertinence que si ces différents angles sont
explorés. Actuellement, considérer le cas (3) est pratiquement inopérant en termes
d’émotion car il renvoie à une écoute et à une perception de la ganga désormais
révolues : « Maintenant, il n’y a plus d’émotion, plus personne ne t’offense par le chant.
Maintenant, la ganga ça n’est plus que de la veselje de fête de village. Plus personne
n’écoute le message de ton chant, tu as appris les textes ». Autrement dit, les paroles ne
sont plus improvisées en fonction du destinataire de la ganga. Les témoins de cette
époque (il y a encore trente ou quarante ans) rapportent que les paroles véhiculaient
effectivement des émotions et qu’elles opéraient quelle que fût la qualité des chanteurs.
Il s’agissait d’exprimer toutes sortes d’affects (tristesse, joie, dégoût, dédain, fierté,
mélancolie, rancune…) à travers le chant qui était entonné et entendu quotidiennement
durant les activités collectives. Musicaliser ce type de parole était en quelque sorte une
façon d’énoncer cette dernière publiquement en lui donnant un poids particulier. Cela
était perçu par tous les auditeurs, mais n’affectait que celui qui était la cible des paroles
ou qui était directement concerné par leur contenu. Désormais, le texte ne fait plus
vraiment l’objet de l’attention de l’auditoire 7 ; au niveau de l’émotion, il est
pratiquement devenu inopérant dans les fêtes et rassemblements où l’on chante. Les
paroles de ganga sont désormais rarement improvisées, mais puisées dans un fonds
commun. Sauf exception, le pur contenu poétique sera donc laissé de côté dans les
pages qui suivent.
Ganga et veselje : fabriquer et partager sa propreémotion
9 Chanter la ganga en compagnie n’est pas une banale activité de divertissement, ni
même une façon de donner à entendre sa voix à un auditoire. Il s’agit d’une façon de se
sentir bien, ensemble, entre compagnons.
10 Lorsque quelques chanteurs se retrouvent au sein d’une bonne compagnie (ekipa) au
café ou à la maison, la convivialité s’installe rapidement, par le partage joyeux d’alcool
mais aussi par l’adoption progressive d’un ton de conversation modéré : les conditions
sont alors réunies pour que s’instaure un sentiment que les protagonistes nomment
veselje. Si le sens courant de veselje est celui de « plaisir », « réjouissance » ou « joie », la
réalité qu’il désigne dans la situation de compagnie est plus subtile. Pour percevoir
cette émotion, les protagonistes doivent se trouver dans une certaine disposition
d’esprit, un état de réceptivité et de disponibilité affectives qui permet de créer un
environnement particulier, une « atmosphère débarassée des problèmes quotidiens : tu
es avec tes amis, tu bois, tu chantes, tu manges, c’est un plaisir, un plaisir populaire… »
précisent-ils. La veselje ne s’éprouve que si elle est partagée. Le chant finit alors
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généralement par se manifester : sans crier gare, interrompant même parfois une
conversation, un chanteur « lève » (dignuti) spontanément une ganga.
11 Les premières gange n’émergent que lorsque les conditions sont favorables, c’est-à-dire
lorsque la veselje est en phase d’installation et en passe de canaliser les membres de la
compagnie dans une attitude ouverte aux affects. Ces gange initiales peuvent être
tentées en guise de test, le résultat sonore traduira immédiatement l’état de réceptivité
et de disponibilité des uns et des autres ; elles peuvent aussi être une façon de
« réveiller » les partenaires et d’accélérer leur implication et leur totale disponibilité.
En effet, la ganga est un chant très exigeant qui ne tolère pas le demi-engagement ; les
chanteurs doivent s’y investir totalement, avec tout leur corps, notamment pour lui
imprimer son caractère très dense et intense. Cela se révèle particulièrement dans la
deuxième section du chant, caractérisée par cette texture – dure et dissonante pour un
auditeur étranger, mais très appréciée sur place – qui constitue l’essence8 de la ganga.
L’intensité du chant prend source dans les battements continus des « secondes » (3/4
de ton environ, entre 120 et 180 cents selon les groupes) ; mais elle ne serait rien sans
son renforcement par un son très soutenu, jamais interrompu9, doublé généralement
d’un fort volume, le tout servi par un très riche spectre sonore des voix. L’effort
physique nécessaire demande une certaine fulgurance pour être
Fig. 2. Mouvements des partenaires afin de faire converger les voix vers un foyer
Photo Anne-Florence Borneuf, 2008.
12 immédiatement efficace et le maintien de l’intensité qui donne corps à la ganga réclame
un fort soutien. Sans cela, les secondes caractéristiques ne pourraient pas sonner de
façon satisfaisante, la ganga ne pourrait être réussie.
13 À partir du moment où la veselje est installée, la disponibilité affective entre chanteurs
est présente et active : les gange trouvent naturellement leur place, elles gagnent en
qualité et acquièrent très rapidement une nouvelle dimension. Elles ne sont plus
seulement confirmation ou concrétisation de la veselje, mais deviennent à leur tour
moteur d’affects, de plaisir, notamment entre chanteurs : ce sont elles qui font vibrer
leurs corps et ravissent leurs âmes (duša). Les partenaires sont le plus souvent disposés
debout en cercle ou assis de chaque côté d’une table. S’éloignant et se rapprochant du
centre du cercle ou d’un partenaire (Fig. 2), s’adaptant parfois aussi à la stature des plus
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petits, ils cherchent à former et à sentir un foyer (fokus) où convergent les voix afin d’y
affiner les battements acoustiques recherchés : lorsque les « gangueurs » forment entre
eux un unisson parfait10 et que la note du « chanteur » bat contre lui de façon
satisfaisante, les oreilles des partenaires sont ravies et leurs corps ébranlés par le
régime de vibrations qui en résulte. La perception de la « justesse » de la ganga passe
d’ailleurs autant par l’oreille que par le corps qui mémorise ces vibrations. Néanmoins,
les chanteurs n’entrent pas en contact physique, ils sculptent un objet sonore,
ensemble, et c’est cette ganga qui, lorsqu’elle est réussie, unit les corps dans les mêmes
vibrations. Quant aux postures et attitudes, elles varient d’un chanteur à l’autre : l’un
fermera les yeux, un autre les portera au loin ou bien fixera la table ou un partenaire.
Dans tous les cas, il s’agit de s’extraire de tout superflu pour se concentrer totalement
dans la construction commune de l’objet sonore. Mais, généralement, la satisfaction ne
s’exprime pas directement. Rares sont les sourires, par exemple. Après une ganga, les
chanteurs baissent pudiquement la tête, détournent le regard vers un point neutre ou,
plus souvent, avalent une gorgée de vin, comme si chacun conservait pour soi-même ce
plaisir dont il sait pourtant qu’il est partagé. Parfois ils se livrent à un commentaire
laconique.
14 À son tour, cette entrée en résonance des corps se prolonge dans des sentiments
relevant du champ social et des relations affectives dans le sens où chaque protagoniste
perçoit parfaitement qu’elle est également ressentie par ses partenaires comme s’ils
formaient un seul corps. En représentant trois têtes de chanteurs partageant un corps
unique, le trophée d’un concours de ganga11 ne pouvait être plus explicite à cet égard.
On y lit directement la communion émotionnelle qui se joue dans la pratique du chant.
D’autres sensations de communion émotionnelle – et aussi intellectuelle – entrent
également dans la pratique de la ganga mais ne seront pas développées ici. C’est le cas
par exemple de la satisfaction qu’il y a à réaliser un débit rythmique qui, bien
qu’irrégulier, reste synchrone entre partenaires.
15 Chanter la ganga auprès de ses compagnons se trouve ainsi à la source d’une émotion
partagée, induite par une perception à la fois physique et sociale, dont les chanteurs
aiment à refaire continuellement l’expérience. C’est toute cette richesse qu’ils tentent
d’exprimer lorsqu’ils affirment : « notre chant est comme ça, plein de plaisir, de joie
(veselje) ». Autrement dit, il se passe réellement « quelque chose » lorsqu’une ganga est
chantée. Tout au long de la séance, la succession de gange entretient le sentiment de
veselje et, supplantant peu à peu les conversations, la ganga devient l’activité centrale
en nourrissant les affects de toute la compagnie. Et si, pour une raison quelconque, un
chanteur indésirable vient prêter sa voix au groupe, provoquant inévitablement un
déséquilibre à la fois sonore et affectif, deux attitudes sont possibles : au nom de la
veselje, on le laissera s’exprimer, bien que sans trop de conviction, ou bien encore, le
troublion sera fermement rejeté… Il est arrivé qu’un chanteur ainsi traité interrompe
immédiatement la ganga en jetant de colère son verre à terre.
16 C’est donc une prédisposition affective qui enclenche la ganga, mais, par la suite, c’est le
chant qui maintient la veselje au sein du groupe. Autrement dit, la ganga aurait une
double faculté : confirmer certains affects en les matérialisant dans un objet sonore et
les nourrir tout au long de la séance.
17 Pour toutes les raisons évoquées plus haut, chanteurs (producteurs du son, au cœur de
l’objet sonore et en harmonie entre eux) et auditeurs (éloignés du foyer de rencontre
des voix et physiquement passifs) perçoivent la ganga de façon très différente. Il est vrai
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que les amateurs de ganga chantent d’abord pour eux-mêmes ; ils fabriquent une
émotion entre eux et pour eux 12, se souciant peu de potentiels auditeurs. Les émotions
induites par la ganga diffèrent donc et se manifestent autrement selon que l’on est
producteur ou récepteur du son : on va le voir.
Écouter la ganga
18 Certes, les chanteurs ne chantent pas pour un public. Néanmoins, nombreux sont les
auditeurs qui, attentifs, prennent plaisir à écouter la ganga. C’est le cas notamment à
l’occasion du dernek – la fête du saint Patron du village ou du bourg – ou encore pour les
grandes fêtes comme celle du 15 août. En ces occasions, des équipes de chanteurs 13
parcourent plusieurs dizaines de kilomètres pour le seul plaisir de se retrouver et de
chanter dans les cafés ou les auberges fréquentées par les amateurs de ganga.
L’accumulation d’équipes de différentes provenances est source d’un véritable plaisir
pour le public. Ainsi un amateur, qui ne manque jamais une grande fête, disait à propos
de l’une d’entre elles : « c’était magnifique ! Cela faisait vingt ans qu’on n’avait plus vu
autant d’équipes ensemble ». Dans ces situations, les différents groupes présents
alternent leurs gange qui s’enchaînent, s’entrelacent parfois, en un tissu dont la densité
varie au cours de la soirée. Les chanteurs se retrouvent donc eux aussi, mais par
intermittence, en position d’auditeurs en attendant leur tour. Le public est bien plus
nombreux ici que dans les rencontres improvisées dans les cafés et il a, par ailleurs, une
perception de la ganga bien souvent différente de celle des chanteurs. Il ressent
d’autres émotions – beaucoup plus fugaces, passagères, et, surtout, beaucoup plus
individuelles – qui viennent se greffer sur la veselje générale.
19 Il ne s’agit pas de dresser ici un inventaire complet des affects qui peuvent surgir au
cours d’une telle soirée, mais plutôt de mettre en évidence, d’une part, les facteurs qui
favorisent leur émergence et, d’autre part, les façons dont ils se manifestent.
20 Lorsque de nombreuses compagnies de chanteurs ont convergé vers une fête (dernek),
les chants alternent entre les différentes équipes, chacune attendant que la précédente
ait fini sa ganga avant d’entonner la sienne. Dans certains cas, les groupes doivent
attendre plusieurs minutes avant de pouvoir insérer leur ganga dans la trame sonore
dense et serrée qui se tisse ainsi. « To je dernek ! » (« ça c’est un dernek ! ») s’exclamait un
chanteur qui, entre enchantement et résignation, attendait (im)patiemment « son
tour » pour chanter. Lorsque l’attente devient trop longue, il arrive qu’un groupe
empiète sur la ganga de l’équipe précédente ou y superpose la sienne. À ce rythme,
l’espace du café (ou de sa terrasse) et le temps sont rapidement saturés par les
dissonances multiples et la forte énergie sonore caractéristiques du chant. Combinée à
la consommation d’alcool, cette accumulation très sonore pourrait bien favoriser une
réceptivité émotionnelle particulière des auditeurs et des chanteurs immergés dans le
son14.
21 Mais dans cette succession de gange qui, du fait de leur brièveté, donnent l’impression
de fuser continuellement des quatre coins de l’espace, le public est également sensible à
la relation qu’elles tissent entre elles, à la façon dont les enchaînements sont opérés par
les chanteurs, alternant enchaînements « lisses » – attendus – et ruptures – surprises –
dans l’audition. Autrement dit, le public perçoit la façon dont se construit une forme
sonore étendue sur la totalité de la soirée. Cette « grande forme » est insufflée par les
chanteurs qui, lorsqu’ils maîtrisent un corpus de gange suffisamment vaste, manient
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aussi l’art de les combiner entre elles tout en veillant à ménager les corps et les gorges
pour tenir plusieurs heures. C’est ainsi qu’au cours d’une soirée, chaque groupe alterne
deux ou trois gange différentes assez faciles qui ne demandent pas d’efforts trop
importants ; mais, de temps à autre, le « chanteur » sort de ce corpus étroit et se lance
(parfois à la demande de ses collègues) dans une ganga inattendue qui vient surprendre
et affecter partenaires et auditeurs tout en impulsant une dynamique à la succession
des chants et donc à la soirée. Le caractère inattendu est dû au choix de la ganga (une
ganga rarement chantée, un chant proche de la ganga sans en être un à proprement
parler15, par exemple), ou encore à sa structure surprenante (avec une première section
où se répondent deux « chanteurs » ; sans l’habituelle section 1, mais avec une attaque
brusque par tous les chanteurs directement sur la deuxième ; avec l’irruption brutale
d’un silence au beau milieu de la ganga ou une durée démesurée de la deuxième section,
ou encore des ornements inhabituels, etc.). Entonner de telles gange constitue pour le
« chanteur » une façon de prendre des risques (assez mesurés) où il entraîne ses
partenaires mais permet aussi de renouveler leur implication tout en leur procurant un
plaisir encore inédit qui, par ricochet, affecte à son tour les auditeurs. Plus que les
autres, ces gange suscitent les commentaires du public, et certaines sont d’ailleurs
parfois qualifiées « de compétition » ou « d’émulation » (za takmičenje). Tout en cassant
le rythme de la soirée, elles ont donc aussi pour but à peine voilé d’inciter les autres
équipes à s’engager dans une joute. Plus rarement, le texte du chant peut aussi
concourir à l’élaboration de la « grande forme », par exemple : enchaînement sur la
même thématique ou, au contraire, rupture franche avec la ganga précédente ; choix
d’un même texte ou d’une variante de celui-ci, mais sur un autre motif mélodique de
ganga, agencement du texte en commençant par le second hémistiche.
22 Le dernier aspect qui sera abordé ici concerne l’appréciation et la réponse émotionnelle
au style des chanteurs. Cette sensibilité à l’interprétation des gange est beaucoup plus
individuelle et individualisée que dans les situations précédentes, et c’est celle-ci qui
est exprimée, et parfois partagée, de la façon la plus ostensible par le public. Les canaux
de ces réactions et expressions émotionnelles sont diversifiés et se combinent parfois
entre eux en sollicitant :
la parole, qui dit spontanément les émotions perçues avec des commentaires tels que : « je
pleure quand je les entends » ou encore, prononcé à propos d’une « chanteuse » tout en se
frottant le bras pour atténuer la chair de poule : « elle chante suavement » (« Ona milo
piva ») ;
des mouvements ou postures : ceux de la tête ou de la main, parfois incontrôlés, emportés
par les balancements imprimés par le chant ; ou encore des flexions des jambes qui se
transmettent directement, comme en miroir, du corps du chanteur à celui de certains
auditeurs. Mais c’est aussi l’immobilité qui peut simplement saisir l’auditeur jusqu’à la fin de
la ganga, lui interdisant momentanément toute activité normale pendant une de ces soirées,
comme parler, boire ou fumer.
23 des réactions physiques ou physiologiques : la chair de poule a déjà été évoquée et l’on
rencontre aussi les frissons, plus rarement les larmes, mais cela peut aussi être le
sourire, notamment en réaction au texte16. Très souvent aussi, le tronc de certains
auditeurs se tend entièrement pour ne se relâcher que dans la section finale de la ganga,
reproduisant ainsi précisément la succession tension-détente du corps des chanteurs.
La respiration est également sujette à modifications : apnée (qui peut aussi se traduire,
pour les fumeurs, par l’aspiration de très longues bouffées) ou, au contraire, respiration
•
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écourtée et haletante ; dans les deux cas, cette modification a lieu exclusivement dans
la deuxième section de la ganga, celle où interviennent les « gangueurs ».
24 Il est évident que les réponses émotionnelles ne se limitent pas à celles qui viennent
d’être décrites ; mais ces dernières révèlent toutes un monde de sensibilité des
auditeurs à l’égard de l’interprétation des gange plus qu’à la ganga en général. Que ce
soit le grain, les subtiles inflexions ou bien la robustesse d’une voix de « chanteur », une
technique de « gangueur », la souplesse ou au contraire la rudesse imprimée à une
ganga, l’excellence d’un unisson entre « gangueurs » ou une ornementation d’attaque
particulièrement virtuose, de nombreux éléments du chant touchent en effet
l’auditoire. Ceci est d’ailleurs parfois confirmé par des appréciations prononcées à la fin
du chant : « ne valja ! » (« ça ne vaut rien ! »), « jedan ! » (« un17 ! ») ou, au contraire,
« prva liga ! » (« ligue 1 ! »), « pet ! » (« cinq ! »), « svaka čast ! » (« félicitations ! ») ; les
applaudissements sont rares et marquent en outre le respect à l’égard d’un ou plusieurs
chanteurs. Si ces manifestations sont une réponse à la musique, ou plus précisément à
ce qu’en font les chanteurs, et révèlent l’appréciation que l’on en a, il semble que
certaines sont également une manière d’entrer sans chanter dans le cercle de la veselje,
dans le partage social des émotions. C’est une piste qui reste à explorer.
25 Qu’elle concerne le style du chant ou la perception de la « grande forme », l’émotion est
déclenchée par un objet sonore – maîtrisé ou modelé par les chanteurs – mais aussi par
l’appréciation que l’on a de cet objet. Autrement dit, pour les auditeurs, ce ne sont plus
les aspects physiques ou sociaux (plus spécifiquement éprouvés par les chanteurs) qui
induisent l’émotion, mais bien ce que les chanteurs font de cette matière sonore et la
façon dont elle est perçue. Il s’agit cette fois d’émotions fugaces, éphémères, qui durent
le temps d’une ganga, et surtout ce sont des émotions individuelles qui se distinguent
des affects plus installés, durables et partagés que les chanteurs développent de leur
côté lorsqu’ils chantent.
« La ganga c’est nous ! »
26 Dans plusieurs publications, Ankica Petrović précise que la ganga « éveille de forts
sentiments d’identité régionale » (1977 : 331) ou encore qu’elle « suscite un profond
sentiment émotionnel chez les chanteurs et leurs auditeurs, si ces derniers sont du
même territoire et du même environnement social » (1983 : 52). À travers la spécificité
sonore que tous lui reconnaissent, la ganga est intimement liée à leur territoire, celui où
ils sont nés ; les paroles renforcent parfois ce sentiment, comme celles qui suivent, bien
connues et très volontiers entonnées au cours d’une séance :
Gango moja volijo te ne bi Ma ganga ! je ne t’apprécierais pas
Da se nisan rodijo u tebi Si je n’étais né en toi [sur ton territoire]
27 La région est ainsi caractérisée et délimitée par un objet sonore que l’on n’hésite pas à
personnifier. Cela va jusqu’à pouvoir dire : « la ganga c’est nous ! » (« ganga, to smo
mi ! »). Parler de ganga ou la chanter, c’est parler de soi, d’un soi collectif et régional, se
célébrer. C’est le sentiment régional qui résonne dans la ganga et c’est aussi parce
qu’elle s’identifie à elle que la population y est sensible18.
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28 Dans le cadre de la perception émotionnelle se dévoile ainsi une nouvelle facette de la
ganga : elle induit un sentiment qui n’a pas besoin du contexte de la fête pour se
manifester, mais qui est néanmoins partagé par tous – chanteurs ou auditeurs –
indifféremment. Il s’agit d’un sentiment de fond ou « d’arrière plan » durable, en veille
constante, qui, même s’il ne se manifeste pas de façon particulièrement spectaculaire,
habite néanmoins une grande partie de la population de la région et qui, de plus, ne
nécessite pas obligatoirement de matérialisation sonore : la simple évocation de la
ganga, au cours d’une conversation par exemple, suffit à animer cette émotion latente.
Lors de mes premiers voyages dans la région, j’avais d’ailleurs été marquée par la
réaction des personnes à qui je m’adressais au hasard : il me suffisait de prononcer le
mot « ganga » pour voir immédiatement leur visage ou leurs yeux s’animer d’une
lumière particulière, résultat d’une émotion évidente qui n’était pas de la surprise.
29 Que ce soit par le biais de la pensée, au cours d’une conversation ou sous sa forme
sonore, la ganga aurait ainsi la faculté de déclencher des émotions diverses. Serait-ce
parce que ces émotions sont associées en mémoire avec les situations où intervient la
ganga ? Cela permettrait d’expliquer pourquoi une ganga – même mauvaise – peut
induire une émotion auprès de certains.
Un faisceau d’affects
30 À l’occasion d’une fête de village, une séance de ganga mobilise des affects de toutes
sortes : sur le sentiment de fond qui vient d’être évoqué, commun à tous mais peu
visible, se greffent des émotions ressenties et exprimées diversement selon que l’on est
chanteur ou auditeur. Si elles sont le plus souvent partagées entre chanteurs d’une
même compagnie, elles ne le sont pas toujours entre auditeurs. Par ailleurs, les affects
évoluent au cours d’une séance : induits par un comportement social, ils sont confirmés
sous une forme acoustique (en passant de la veselje à la ganga) qui devient à son tour
productrice d’affects de natures diverses selon les individus.
31 Toutes ces manifestations répondent à diverses sollicitations de la ganga. On a ainsi
affaire à un faisceau d’affects qui réagissent bien sûr à la musique en tant que telle, que
ce soit au style des chanteurs, aux caractéristiques acoustiques, à l’élaboration de la
« grande forme » ou à sa perception. Mais ces affects sont également stimulés par des
aspects non typiquement sonores et pourtant très intimement liés à la ganga : le
contexte de veselje, le sentiment régional qui lui est profondément associé, et
probablement la mémoire des situations associées à la ganga et que la simple évocation
du chant suffit à réveiller.
32 L’on pressent dès lors que c’est précisément dans cette complexité gouvernée par une
dynamique des affects que se joue la réussite d’une séance.
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BIBLIOGRAPHIE
PETROVIĆ Ankica 1977 Ganga, A Form of traditional Rural Singing in Yugoslavia, PhD non publié,
Belfast : The Queen’s University.
PETROVIĆ Ankica 1983 « Muzička forma ganga – simbol tradicionalnog kulturnog zajedništva »
[la forme musicale ganga – symbole d’une coopération culturelle traditionnelle]. Slovo Gorčina 11 :
50-53.
PETROVIĆ Ankica 1991 « Les techniques du chant villageois dans les Alpes dinariques
(Yougoslavie) ». Cahiers de musiques traditionnelles 4 : 103-115.
PETROVIĆ Ankica 1995 « Perceptions of ganga ». The world of music 37(2) : 60-71.
PETROVIĆ Ankica 2007 « Islamic Echoes in Bosnia and Hercegovina : Tradition and Modernity »,
Congrès des Musiques dans le monde de l’islam, Assilah, 8-13 août 2007. <http://
www.mcm.asso.fr/site02/music-w-islam/articles/Petrovic-2007.pdf>. Consulté le 22/04/2009.
UJEVIĆ Petar 1996 Lovrećka ganga [la ganga de Lovreć]. Lovreć : Osnovna škola S. S. Kranjčevića ;
Zagreb : Biakova.
Sitographie
<http://ganga.hr>
Ce site, régulièrement alimenté par Tomislav Matković, rassemble de nombreux textes sur la
ganga et permet d’écouter et de télécharger plusieurs centaines de gange que le webmestre (et
animateur de radio locale) collecte patiemment. Inconvénient majeur, ce site est intégralement
en langue croate. Néanmoins, il est facile d’accéder à la section des enregistrements. Pour cela :
cliquer sur la petite carte située sur la gauche de la page d’accueil. Lorsque la carte s’ouvre,
choisir une région colorée. Les gange sont alors présentées par villages.
NOTES
1. Le présent travail a été rendu possible grâce au soutien du Centre de Recherche en
Ethnomusicologie CREM – UMR 7186 LESC du CNRS.
2. Pour écouter des gange, se reporter à la sitographie.
3. Les détracteurs de la ganga qualifient volontiers cette dernière de « cri sauvage » ou
« primitif ».
4. Il s’agit d’intervalles de l’ordre du ¾ de ton, plus précisément : entre 120 et 180 cents selon les
groupes de chanteurs.
5. La descente en glissando est généralement caractéristique des gange masculines alors que le cri
aigu est plus courant chez les femmes, mais il ne s’agit pas d’une règle absolue.
6. Tout distique organisé en 4 + 6 syllabes peut être chanté sur n’importe quelle ganga.
7. Les textes de ganga font néanmoins toujours l’objet de publications dans des recueils. Ils ont
également leur place sur des sites internet où tout un chacun peut en « poster ».
8. C’est pourquoi les chanteurs qui entrent dans cette section prennent le nom de gangaši : « ceux
qui font la ganga » (ou « gangueurs »).
9. Une ganga se développe sur une unique unité de souffle des « gangueurs » : ils chantent toute
leur partie d’une traite pour ne pas interrompre la continuité sonore à l’intérieur du chant.
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Certaines gange échappent à cette règle mais, alors, l’interruption est brusque et volontaire, et a
pour but de produire un effet particulier (voir le chapitre « écouter la ganga »).
10. De fait, le moindre vibrato est prohibé afin de laisser s’exprimer exclusivement les
battements de l’intervalle de « seconde ». Par ailleurs, l’une des difficultés majeures pour les
« gangueurs » consiste à modeler leurs voix entre elles de façon à donner l’impression qu’elles
n’en forment qu’une ; ceci n’est pas toujours compatible avec les timbres respectifs, aussi
certaines combinaisons sont-elles définitivement insatisfaisantes.
11. Il s’agissait d’un bronze du sculpteur Boris Šitum offert pour l’édition 2005 d’un des concours
les plus connus et les plus courus de la région : la gangafest du village de Biorine (Croatie).
12. Toutefois, les chanteurs frappés du deuil d’un proche résistent à cette émotion en renonçant
tout simplement à chanter pour une durée plus ou moins longue, voire définitivement. Après un
certain délai, ils recommencent néanmoins à fréquenter leurs habituels compagnons et à boire
avec eux, mais ne participent pas au chant des gange. En situation de deuil, ce n’est pas à l’écoute
de la ganga que l’on renonce, mais à la fabrication de sa propre émotion en chantant.
13. Les groupes de chanteurs sont très stables : l’on chante généralement avec les mêmes
partenaires, ceux qui connaissent les mêmes gange que vous, avec qui le timbre et la tessiture de
votre voix s’accordent, mais aussi avec lesquels vous avez plaisir à passer et à partager une
soirée.
14. Pour un public non averti ou peu habitué à ces chants, c’est plutôt une fatigue, voire un
dégoût qui s’installe, mais jamais l’indifférence.
15. En Herzégovine, on entendra par exemple une džotavica ; du côté dalmate, les chanteurs
s’adonneront plutôt à une ojkavica ou une treskavica.
16. Pour des vers inédits, un texte coquin ou un jugement politique finement abordé, ou encore
pour une tournure bien trouvée par exemple.
17. Note la plus basse dans le système de notation scolaire (le 5 est la plus élevée).
18. En Bosnie-Herzégovine, il semble que ce sentiment régional se soit transformé en sentiment
croate (rappelons que la région est peuplée de Croates, Serbes et Musulmans, trois populations
qui, toutes, pratiquent ou ont pratiqué la ganga) (Petrović : 1995 : 66-69 et 2007 : 5-6). Mais cet
aspect ne sera pas développé ici.
RÉSUMÉS
Chantés aujourd’hui essentiellement au café ou en famille, les chants ganga sont en rapport direct
avec des affects de différentes natures. Par leurs caractéristiques acoustiques, l’organisation de
leur succession au cours d’une soirée et les styles propres à chaque groupe de chanteurs, ils
permettent tout à la fois l’émergence et le maintien des affects entre participants et induisent en
outre des émotions diversifiées, individuelles et fugaces, notamment auprès des auditeurs. Ces
émotions se greffent sur un sentiment de fond durable qui plonge ses racines dans le souvenir et
l’identité régionale induits par la ganga.
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AUTEUR
ANNE-FLORENCE BORNEUF
Membre du Centre de Recherche en Ethnomusicologie (CREM – UMR 7186 LESC du CNRS),
chargée de cours à l’Université de Paris 8 et coordinatrice éditoriale du portail documentaire de
la médiathèque de la Cité de la musique (Paris). Elle a remporté en 2000 le Prix International
Latina d’études musicales pour sa thèse qui a été publiée sous le titre Le chant et la Sainte Patronne.
La fête de la vara à Fiumedinisi (Sicile) (Lucques: Libreria Musicale Italiana, 2004). Ses principaux
terrains sont la Sicile, la Croatie et la Bosnie-Herzégovine.
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Jouer aux noces, puis entre soi. Lecycle de l’émotion chez lesmusiciens tsiganes de TransylvanieFilippo Bonini Baraldi
1 À partir du moment où le musicien est « embauché » (tomnit), et jusqu’à la fin de la fête,
quand le contrat sera soldé, un ensemble de règles régit sa relation avec les invités.
C’est un savoir partagé, que tout musicien professionnel tsigane connaît depuis son
enfance et qui gouverne sa manière d’être et de jouer dès que la voiture envoyée par le
commanditaire arrive devant sa porte1.
2 Chez ses clients, le musicien se soucie de respecter une prescription fondamentale, qu’il
maintiendra tout au long de sa prestation : « se tenir à sa place » (a sta la locul
său).« Se tenir » relève d’une double rigueur, qui touche tant à la morale qu’au
comportement. Il s’agit à la fois de « tenir ses engagements » et de « se tenir soi-
même », remplir le contrat sans se laisser entraîner par les débordements de la fête. En
effet, qu’il s’agisse d’un mariage tsigane, d’un banquet hongrois ou d’un bal chez les
Roumains, la position du muzicant – professionnel de la fête – est globalement la même :
il « construit une fête qui n’est pas la sienne » (Lortat-Jacob 1994 : 107). L’échange est
sans ambiguïtés : si l’on est payé, c’est pour « servir les gens à satiété » (să serveşti lumea
pînă ai săturat).
3 La conséquence de cette éthique professionnelle est claire et explicite : il faut que la
musique « fonctionne » (merge). Jouer telle ou telle mélodie, telle danse plutôt qu’une
autre, revient au même, pourvu que « ça marche ». Le bon muzicant ne néglige jamais
cet aspect. Le choix du répertoire et la manière de l’interpréter se fait de façon
pragmatique : tel ou tel air « fonctionne » s’il produit un effet observable sur le public.
Cet effet est évalué de manière empirique, presque quantitativement : plus on danse,
plus on chante, plus on applaudit, plus on pleure, plus cela montre que la musique
« fonctionne ». Mais ce n’est pas un fonctionnement global et abstrait de la musique qui
est recherché ; l’effet de tel ou tel air est ancré dans le présent, selon les nécessités, et
le répertoire se construit dans le hic et nunc de la performance. Ainsi, lors d’un concert
dans une salle parisienne, la musique « fonctionne » si elle arrive à attirer l’attention
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du public et à déclencher les applaudissements. Dans un repas collectif à la salle des
fêtes du village, quand le public est assis à table, la musique « fonctionne » si elle est
discrète, si le volume n’est pas trop fort, pour permettre aux convives de chanter et de
discuter. Au cœur des fêtes de mariage ou dans un bal en ţigănie (« quarter tsigane »), si
personne ne danse c’est parce que la musique ne « fonctionne » pas : elle n’a pas le bon
« groove » ([t] balanţo), ou le son n’est pas assez saturé. Enfin, à la fin des fêtes
transylvaines, l’effet à atteindre sont les larmes (bien visibles ou plus intérieures,
intimes) des convives.
4 La logique du « service » (serviciu) n’est pas spécifique aux muzicanţi de Ceuaş. Le cliché
d’un repas du 1er mai 1964 dans la capitale hongroise s’apparente de manière frappante
à celui que j’ai pris le même jour, quarante ans plus tard, à Ceuaş (figures 1 et 2). La
disposition des musiciens, leur posture, l’élégance, la proximité et les échanges de
regards avec le client assis à la table semblent relever d’une même modalité, qu’on
pourrait aussi observer dans les restaurants de Bucarest 2.
5 La particularité du rapport musicien-client et de l’opposition entre Tsiganes et Gaje
(non-Tsiganes) suscite depuis longtemps l’intérêt des observateurs. Plutôt
logiquement – c’est ce que suggèrent les images – l’accent a été mis sur cette
capacité du premier à « toucher » émotionnellement le second. Il s’agit-là d’un topos sur
les musiciens tsiganes de tout l’Est européen qui, au-delà des stéréotypes dont la
littérature est chargée, trouve avec Sárosi (1978 [1971]) et Stoichiţă (2008) un éclairage
majeur et une valeur scientifique 3.
6 C’est aussi la première problématique de cet article : comment le musicien parvient-il à
une efficacité émotionnelle ? À mon sens, tenter de répondre à cette question en
termes généraux s’avère infructueux. Rien n’assure a priori que les stratégies du
musicien soient toujours les mêmes, indépendamment de la qualité (ton, type, texture)
émotionnelle qu’il s’agit de générer chez le client. Dans des fêtes de douze, voire de
vingt-quatre heures, les émotions ressenties et exprimées par les uns et les autres
évoluent dans un continuum temporel, tout comme évoluent les relations entre les
acteurs. Rien n’assure non plus que ces stratégies d’efficacité, à condition qu’elles
existent, soient les mêmes à chaque moment particulier de la fête. La réponse doit alors
être cherchée dans des moments plus ponctuels, et ne peut se priver d’une analyse de
l’expérience vécue des participants.
7 La deuxième problématique, moins explorée, concerne cette fois-ci le ressenti du
musicien lui-même. Qu’en est-il de ses propres émotions ? L’expression « se tenir à sa
place », riche de sens, voudrait aussi dire que le contrat ne prévoit pas la participation
émotionnelle du musicien ? Quel est alors l’espace donné à son expression ?
8 Les mêmes principes méthodologiques sous-tendent l’approche de ces deux
problématiques. D’abord, concentrer l’analyse sur ces moments où pleurs et musique
« vont de pair ». Cette expression vise à marquer une différence fondamentale par
rapport aux recherches qui s’interrogent sur les réponses émotionnelles à la musique,
notamment dans le domaine des sciences cognitives (voir Sloboda & Juslin 2001).
Lorsque, sur le terrain, on observe un comportement qu’on peut qualifier d’émotionnel
(par exemple pleurer) en concomitance avec une pratique musicale, on ne peut pas dire
a priori qu’il s’agit d’une « réponse » à la musique. Dans une perspective
anthropologique, le type de relation entre les différentes actions – dans ce cas jouer de
la musique et pleurer – est l’objectif de l’analyse, et non un axiome de départ (Bonini
Baraldi 2009).
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9 Se focaliser sur une expression émotionnelle particulière – les pleurs – ne résout pas le
problème de la compréhension des émotions sous-jacentes (ce qu’on ressent). Il faut
pour cela s’appuyer sur d’autres outils : l’ethnographie de la performance, la
description de l’expérience vécue, l’analyse des catégories sémantiques locales. Mais ce
choix offre l’avantage de circonscrire l’émotion dans le temps (quand on ressent) et
dans l’espace (qui ressent). « Localiser » les expériences émotionnelles est, du point de
vue de l’ethnomusicologie, un problème méthodologique majeur qui distingue la
recherche sur l’émotion musicale de celle sur la transe4.
10 Enfin, se concentrer sur les pleurs apporte un avantage supplémentaire : être en accord
avec le point de vue local selon lequel « la bonne musique est celle qui fait pleurer ».
Une rhétorique du discours certes, mais qui se « réalise » parfois chez les Tsiganes de
Ceuaş. Présent dans bien d’autres sociétés, ce point de vue devrait interroger plus en
général, au-delà des particularités régionales, le lien entre musique et émotion.
Fig. 1. Musiciens tsiganes au service des clients, Budapest, 1er mai 1964 (dans Sárosi, 1978[1971].
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Fig. 2. Csángálo (de dos) et Sanyi au service des clients, Ceuaş, 1er mai 2004.
Penser la musique, générer l’émotion
En service professionnel : un répertoire taillé sur mesure
Bien sûr, [cela vaut pour] chacun… Dès que je le regarde, c’est bon : Ça, c’est lasienne [sa chanson] ! Je le regarde et je sais qu’elle est la sienne ! Je le sais ! Non
seulement à Ceuaş, mais dans chaque village où j’ai joué ! [Csángálo, musicienprofessionnel].
11 Chez les musiciens de Ceuaş , la notion d’efficacité rime avec une idée fondamentale : il
faut que la musique puisse correspondre aux goûts du client, qu’elle soit façonnée à son
image. Or la grande variété de personnes qui habitent cette région implique,
logiquement, qu’il n’y ait pas un seul répertoire efficace pour tous. Être en mesure de
« servir les gens » doit alors nécessairement s’accompagner d’une manière particulière
d’organiser (mentalement) et de gérer un vaste répertoire.
12 Un premier critère de distinction est lié à la « nationalité » (naţia) des clients. Il est
commun d’entendre dire d’une mélodie, ou d’un type de rythme, « qu’elle marche pour
les Hongrois » (merge la Unguri) ou « qu’il ne fonctionne pas chez les Tsiganes » (nu
merge la Ţigani). À Ceuaş, quand on dit : « C’est une csárdás hongroise », on sous-entend
la même chose. Personne, parmi les musiciens, ne se pose de questions sur la présumée
origine et appartenance « ethnique » d’un air 5 : une csárdás hongroise est une mélodie
qui est jouée chez les Hongrois et qui « fonctionne » pour eux.
13 Mais le critère de la « nationalité » est trop générique et ne suffit pas, au bon muzicant,
pour satisfaire ses clients. Il doit connaître « sa région » (zona lui), ce qui sous-entend
non seulement le répertoire de sa province, mais plus précisément les lieux où l’on joue
tel ou tel air. À force de jouer aux fêtes, les musiciens se sont formés une véritable
« cartographie mentale » de ce qui « fonctionne » le mieux dans tel ou tel village. Avec
le temps, les airs intègrent le nom d’une localité, par exemple « csárdás de Veseuş »(csárdás de la Veseuş) ou « învîrtita de Şmig », car c’est là qu’elles sont chantées ou
dansées.
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14 La « cartographie » du répertoire permet aux musiciens de « servir les gens » d’une
manière plus adéquate, plus fine. Mais l’activité professionnelle se nourrit d’une
connaissance encore plus particularisée des habitudes et des goûts des convives, qui va
jusqu’au niveau de l’individu. Et cela, parce que les musiciens de la génération de
Csángálo (né en 1954), qui ont joué dans la région depuis leur enfance, connaissent
personnellement les habitants des villages environnants. Ils connaissent non seulement
leur nom, le nombre de leurs chevaux, et la localisation de leur parcelle de terre, mais
aussi ce que János aime danser ou ce que Sándor préfère chanter. C’est ainsi qu’ils
parlent explicitement du « csárdás de János » ( csárdás lui János) ou du « hallgató de
Sándor » (hallgató lui Sándor) pour se référer à une mélodie particulière, même quand
János et Sándor ne sont pas présents 6.
15 « Ça, c’est leur style » (ăsta e stilul lor), disent les musiciens pour souligner
l’appartenance d’un style d’interprétation, d’un répertoire à une « nation »
particulière. « Ça, c’est son chant » (ăsta e cântarea lui), disent-ils pour signifier les
préférences individuelles. Mais cette propriété n’est ni matérielle, ni historique, ni
rigide et immuable : un air « appartient » (apart ine) à ceux sur qui il produit un effet,
d’autant plus si cet effet est d’ordre émotionnel 7.
16 Du général au particulier, de la « nationalité » à la « région » et de la « région » à la
personne, les stratagèmes professionnels s’affinent, le service est de plus en plus taillé
sur mesure. Et, de surcroît, plus efficace et donc plus rentable. Au delà de la technique
instrumentale, c’est ce type de connaissance qui fait du muzicant tsigane un homme de
métier.
17 La logique de l’efficacité – si explicite dans les actions et les discours des musiciens –
agit à mon sens encore plus fondamentalement, et de manière plus stable, au niveau
des représentations mentales du répertoire. Une action efficace (et préméditée)
nécessite des stratégies au niveau de la pensée, qui sont plus ou moins implicites. Et la
manière de nommer la musique les révèle en partie (csárdás « de » telle ou telle nation,
village, personne). Le modèle de la
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Fig. 3. Conception « verticale » du répertoire en service professionnel.
Plusieurs facteurs marquent la différence d’un domaine de préférence à l’autre : principalement le typede mélodie, le genre de danse ou le style d’interprétation, mais aussi le type de son (amplifié ouacoustique), la manière d’enchaîner les mélodies en séquences (suites), les types de fioritures ou« ruses » techniques (şmecherii, voir Stoichită 2008). Il n’est pas exclu d’ailleurs que certains vecteursd’efficacité soient les mêmes pour tout public. Par exemple accélérer le tempo progressivement lorsdes suites de danse « fonctionne » chez les Hongrois, les Tsiganes et les Roumains.
figure 3 pourrait alors schématiser la manière dont le vaste répertoire est conçu et
organisé mentalement lorsque des relations « clientélistes » s’imposent. C’est un
schéma que le musicien forme suite à une longue expérience des fêtes, mais qui n’est
jamais définitif et qui, à chaque contrat, est mis à jour par de nouvelles associations,
par des affinités renouvelées.
18 Choisir les éléments musicaux qui correspondent le mieux aux clients est un principe
qui guide le musicien tout au long du service. Mis à part les quelques airs liés aux
phases cérémonielles, le musicien observe, scrute, « lit » en ses clients et, en fonction
de cela, choisit ce qu’il va jouer. Cela détermine le résultat sonore d’une fête, qui
devient une sorte d’image acoustique de la communauté mobilisée pour l’occasion.
Ainsi, la musique est toujours « située » et, pour ainsi dire, la partition est le public 8.
19 Si le musicien se place dans le domaine des préférences « nationales » tout au long de la
fête, le niveau « personnel » de la musique est en œuvre plus ponctuellement. Par
exemple lorsque le « parrain » (naş) fait son entrée dans la salle des fêtes, ou lorsqu’un
danseur connu s’approche des musiciens, les musiciens jouent « son » chant. Dans ces
cas, ce n’est pas forcément un effet émotionnel qui est recherché. Il s’agit plutôt d’un
acte de respect envers une personne importante, d’une manière de signaler l’arrivée
d’untel, ou d’une invitation « personnalisée » à la danse.
20 En revanche, le niveau des préférences individuelles s’affirme dans la phase finale,
quand, après les gestes conformistes du début, l’excitation et divertissement de la
danse, la fête laisse la place à d’autres émotions, aux teintes douces-amères. Par son
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potentiel à mettre le client en « résonance », le traitement personnalisé de la musique
devient alors le moyen privilégié de le servir.
Faire résonner l’âme des clients
21 Les musiciens, toujours attentifs à ce qui se passe du côté des convives, savent qu’après
plusieurs heures de fête, les esprits se relâchent, l’alcool et la fatigue se font sentir au
niveau des jambes, de la tête et du « cœur » (inimă). Au petit matin, plus personne ne
danse. De toute manière, à ce moment de la fête, les femmes sont pratiquement toutes
parties. Les bouteilles de vin blanc et de pálinka (eau-de-vie), elles, sont toujours
présentes. Pour les musiciens, c’est maintenant le moment d’« aller entre les tables » (a
merge între mese) pour jouer au plus près de leurs clients, réunis en petits groupes.
22 Une autre ambiance prend le dessus. Dans les noces tsiganes, il n’est pas rare de voir au
matin quelques convives pleurer. Les textes des chants « de table » ([t] meseliecri) sont
révélateurs de la tonalité émotionnelle recherchée. Ils s’inspirent de faits réels, qui
évoquent les conditions du necaz (« malheur »), la jale (« chagrin ») liée à la séparation
d’avec l’être aimé, à la prison, ou s’adressent à Dieu ([t] Devla) pour invoquer la
« chance » ([t] baxt) et la « santé » ([t] sasté). Chez les Hongrois, ce sont plutôt des textes
de poètes nationaux évoquant des histoires de soldats et d’amour, au ton plus
nostalgique et métaphorique, qui sont associés aux hallgató ([h] chansons « à écouter »)
ou hajnali ([h] chants de l’aube) de la fin des fêtes.
23 Mais si la « couleur » des émotions mobilisées en clôture des fêtes est différente chez
les Tsiganes et chez les Gaje, l’enjeu reste le même. Par la possibilité de communiquer et
de partager le ressenti subjectif se réalise une prise de conscience rassurante : nous
vivons parmi des êtres semblables, nos voisins sont comme nous, ensemble nous
formons une « minorité émotionnelle » (Bonini Baraldi 2008).
24 Mobiliser les souvenirs plus ou moins conscients est fondamental dans l’établissement
de l’atmosphère émotionnelle douce-amère typique de la fin des fêtes9. En musique,
cela passe par un usage encore plus fin des airs « personnels » qui, au delà du niveau du
goût, creuse plus en profondeur et atteint la sphère la plus sensible du sujet. Les airs
qu’on chante et qu’on écoute à ce moment de la fête sont les plus familiers, ceux qu’on
chante depuis toujours. Ce sont les mélodies que János chantait quand il rencontra sa
femme pour la première fois, que Sándor demandait chaque fois qu’il buvait avec ses
amis pour oublier un chagrin, ou encore qui s’associent, par une affinité moins
manifeste, à quelque mouvement de l’inconscient 10. Elles permettent de vivre le passé
dans le présent, de s’abandonner à une expérience du souvenir, de la réminiscence.
25 Par la proximité qui se crée entre musiciens et convives, et grâce aux connaissances
que les premiers ont des seconds, c’est un effet de « résonance »11 entre musique et
états d’âme qui est recherché à ce moment là. Cet effet est véhiculé par la mélodie
« personnelle », synthèse musicale d’un ensemble de préférences esthétiques, de
souvenirs conscients, de mémoires implicites. La musique qui fait vibrer l’« âme »
(suflet) d’une personne avec la plus grande amplitude, qui « rentre dans le cœur » (se
baga in inimă), est celle qui la « syntonise » sur sa « fréquence naturelle », qui résonne
avec ses souvenirs et sentiments, la rendant alors plus vulnérable. Il n’est pas alors
anodin que les airs qui ont le plus de chance de devenir « la chanson d’une personne »
soient le plus souvent des hallgató, des doine ou des chansons de jale (« de chagrin »). Ce
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sont ceux qui, dans leur tempo non-mesuré, donnent accès à une expérience non
mesurable du temps.
26 Les musiciens, à ce moment de la fête, cherchent précisément à activer ces affinités
entre formes musicales et formes de l’esprit des clients. Mettre en résonance le client
(déjà bien ivre) présente une utilité concrète : quand le cœur « se laisse » (se lăsa), le
portefeuille, à son tour, se « laisse ». Voici l’utilité pratique de l’acte d’« aller entre les
tables », d’approcher les clients jusqu’au contact physique. « Le Tsigane est comme le
diable » (Tiganu’ e ca dracu’), disent-ils d’eux-mêmes, conscients d’utiliser des
stratagèmes habiles pour tirer profit de toute situation. Fin « lecteur » de ses clients, le
musicien s’empare d’un pouvoir sur leur univers intérieur, personnel, intime. En effet,
le diable est bien plus qu’un şmecher (« rusé ») ordinaire : il s’intéresse non seulement
aux choses matérielles – l’argent –, mais plus encore à l’essence des personnes.
27 Qui est alors ce musicien doté de ces étranges pouvoirs ? Un illusionniste diabolique
qui, par ses capacités techniques et ses stratagèmes, sait s’immiscer dans le cœur de ses
clients, deviner leurs sentiments et les transposer en musique ? Un humble serviteur,
héritier des musiciens de cour de l’Empire austro-hongrois, particulièrement dévoué
aux désirs des ses employeurs ? Qu’en est-il de ses propres émotions, pendant qu’il gère
celles de ses clients ? Y a-t-il, dans ces fêtes, la moindre place pour leur expression ?
28 Les musiciens admettent que, même de leur côté, un « choc » (şoc) peut parfois se
produire au cœur, qui fait « couler les larmes dans les violons » (scurge lacrimele pe
vioara). Si les conditions s’y prêtent (comme par exemple lorsque les musiciens jouent
pour les Gaje de leur propre village, où tout le monde – musiciens et clients confondus –
vieillit avec la même musique, ou pour des Tsiganes qu’ils connaissent bien), cela peut
arriver. Mais il est rare de voir un musicien pleurer « en service » et, de tout manière,
jamais avant le petit-matin. Si c’est le cas, c’est parce que cette expression anticipe
quelque chose qui va inévitablement se produire juste un peu plus tard, quand le
muzicant – rémunéré et embrassé par les clients – prend la route pour rentrer chez lui,
dans la ţigănie (« quartier tsigane ») de Ceuaş.
Après le service, la fête en tigănie
Entre répétition et fête, les pleurs des musiciens
29 Le trajet de retour du lieu du mariage à la maison est toujours un moment riche
d’événements, qui ouvre un autre espace-temps où – après avoir servi les clients – les
musiciens deviennent les protagonistes. Que ce soit en voiture, en charrette ou à pied,
ils s’arrêtent dans les bistrots pour commenter la fête, partager l’argent gagné et boire
des coups avec la monnaie qui reste, saluer les amis qui habitent dans le coin et parfois
même amorcer des contrats pour d’autres mariages. « Je me suis tiré de cette histoire »
(M-am scapat de treaba asta ), « J’ai abattu le mariage » (Am dat jos nunta), les entend-on
dire sur la route. Mais, à la satisfaction d’un contrat accompli, à l’excitation d’avoir de
l’argent dans les poches et à l’envie de rentrer au foyer, s’ajoutent d’autres sentiments.
Dans les tavernes, les musiciens jouent encore quelques morceaux, et cette fois-ci, il est
fréquent de voir leurs visages tout en larmes.
30 Une fois arrivés en tigănie, il n’est pas question d’aller se coucher : les musiciens
tiennent une « fête » (chef) entre eux. Pendant que les femmes s’occupent de préparer à
manger, les musiciens s’installent au centre de la cour, en cercle, tournés les uns vers
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les autres (figure 4). Ils jouent maintenant pour eux-mêmes. Plus de commandes à
satisfaire ni de dédicaces à gérer. Plus d’obligation de « se tenir à sa place » et de
« rassasier » les invités. Contrairement aux situations professionnelles, où le primaş(« violoniste chef ») a la responsabilité de conduire la formation et de choisir le
répertoire en fonction des envies et des goûts des convives, la relation entre les
musiciens s’affranchit de toute hiérarchie. Chacun
Fig. 4. Fête chez Tocsila, en tigănie, après le service aux noces.
La fête après le service est un des rares moments où les musiciens professionnels jouent sans êtrerémunérés. Dans un milieu où celui qui joue seul chez lui est considéré comme un mauvais musicien(parce qu’il n’a pas assez d’occasions de jouer), il s’agit pratiquement du seul moment où ils répètent.C’est l’occasion d’essayer de nouvelles mélodies, d’améliorer l’accompagnement harmonico-rythmique, de tester le répertoire d’un nouvel organist (« joueur de synthétiseur »).
peut jouer ce qu’il veut quand il veut. Les nœuds des cravates se défont et les postures
sont décontractées. La proximité est aussi physique, et il n’est pas rare de se serrer
dans les bras et parfois de s’embrasser 12.
31 Il peut sembler étonnant de voir les musiciens répéter après – et non avant – le service
chez les clients. Mais l’explication qu’en donne Csángálo est tout à fait logique, si l’on
pense au sens littéral du verbe « répéter » : « Dire, exprimer à nouveau (ce qu’on a déjà
exprimé) » ou « Exprimer, dire (ce qu’un autre a dit) » (Robert 2007). Selon lui, ces fêtes
entre musiciens sont les meilleurs moments pour essayer les nouvelles mélodies
entendues chez les Gaje, ou pour rejouer l’air qu’un client leur avait demandé, juste
quelques heures auparavant, lors du mariage. Après vingt-quatre ou quarante-huit
heures de musique, dit-il, ce moment est propice parce que :
Toutes les mélodies viennent à l’esprit, […] la main est chaude et tu peux trouver
[sur l’instrument] toutes les « finesses » (fineţe) […] Nous faisions alors unrépertoire trois, quatre fois meilleur, plus « puissant » (tare). Et le samedi [d’après],quand on allait aux noces, quand on mettait la main sur l’instrument, tu pouvaiscroire que… tout le monde pleurait ! [Csángálo]
32 Fêtes en famille et répétitions post-service entre musiciens, ces réunions dans l’espace
de la tigănie n’auraient pas la même intensité ni la même signification si l’émotion
n’était pas au rendez-vous. C’est ainsi que, entre un verre et l’autre, il arrive aux
musiciens réunis dans la cour de pleurer :
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Quand on revenait des mariages, […] on amenait un litre d’eau-de-vie chacun, on semettait à boire, un litre ou deux, à cinq ou six personnes, et on se mettait à jouer.Tu pouvais entendre alors… quelle musique ! La maison tout entière tremblait… eton pleurait… j’ai pleuré, l’autre a pleuré, l’autre encore a pleuré… c’est passé… et onrecommençait à boire. [Csángálo]
33 L’acte de pleurer s’accompagne toujours d’un geste musical : chanter, jouer, mais aussi
simplement chercher quelques accords sur un instrument mal accordé ou fredonner
quelques vers d’une chanson dont on ne connaît pas les paroles exactes. Bien que, dans
ces circonstances, il soit difficile de distinguer nettement le producteur du récepteur (il
y a souvent un autre musicien qui accompagne), il semble qu’il s’agit ici, en quelque
sorte, de « musiquer » sa propre émotion, c’est-à-dire d’être soi-même acteur (musical)
du changement de son propre état (émotionnel) (voir Rouget 1990 [1980]).
34 Le rôle actif du sujet pourrait avoir un lien avec le besoin ou la volonté de dépasser
quelque chose et la certitude de se sentir mieux après. Il s’agit en effet toujours d’une
expérience transitoire, vécue sur un temps court, qui a un début et une fin bien
délimités et qui peut se reproduire plusieurs fois, à l’improviste. S’il faut qu’elle soit
brève et qu’elle puisse se conclure rapidement, c’est parce qu’elle est perçue comme
potentiellement dangereuse – elle peut « fendre le cœur » (sparge inimă) – mais elle est
aussi libératoire, cathartique. « C’est bon » (gata), dit-on, en ajoutant que la douleur est
passée, que quelque chose est « sorti » (s-a dus).
35 L’organisation de la musique soutient ce déroulement de l’expérience : les pleurs ne
durent jamais plus d’une mélodie « de chagrin » (de jale) ou deux. Ils s’arrêtent
systématiquement à l’arrivée d’un ou plusieurs airs de csingherit (rapides et en rythme
binaire), qui marquent éventuellement le passage à la danse. La mise en jeu du corps
offre alors une voie de sortie possible aux pensées qui « montent à la tête » (vine în cap,
vine în minte) et à cette douleur qui « fait mal au cœur ».
36 L’acte de pleurer, individuel ou partagé, s’associe à une dimension sociale bien précise :
être chez soi et, si possible, avec ses amis. Dans ces circonstances, le sentiment d’union
est exacerbé. Il est fréquent d’entendre les Tsiganes s’adresser l’un à l’autre avec
l’expression « mon frère » ([t] mîro pral), qui désigne ici une proximité affective et non
un rapport de consanguinité. Les gestes qu’ils échangent – s’embrasser, se tenir la
main, mais aussi se donner des coups pour rire – expriment le même désir de dépasser
les conflits, les soucis, et de parvenir à un rapport d’égal à égal.
37 Les Tsiganes disent « pleurer comme un enfant » ([t] rovel sar iec ciav) pour indiquer,
avec un jugement valorisant, cette manière de pleurer spontanée, improvisée et
torrentielle. C’est une manière particulière d’être et de faire, qu’ils considèrent comme
leur étant propre. Les Gaje qui habitent juste au bas de la colline en seraient, selon eux,
exclus. « Nous seuls, les Tsiganes, pleurons avec la musique », affirme l’accordéoniste
Béla, établissant ainsi une frontière entre « nous » et « les autres » qui dépasse le cercle
des musiciens professionnels et qui s’élargit à tous les Tsiganes. « C’est notre manière
de faire avec la musique et non la leur, c’est notre émotion et non la leur », suggère-t-il
encore, affirmant ainsi un lien fondamental entre émotion musicale et conception de
l’identité.
38 L’expression ouverte d’un vécu émotionnel confère à ces réunions une aura
particulière, différente du simple geste technique de spécialistes de la musique. Le sens
de la vie, ce qu’il faut absolument faire avant de mourir, consiste à boire, manger,
pleurer, jouer jusqu’à ce qu’on s’endorme. Cela n’a rien d’étonnant : l’homme l’a
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toujours fait, depuis que « Jésus est venu sur terre » (când a fost Domnu’ pe jos). Mais
pourquoi faut-il le faire juste après avoir joué pour les autres, les clients ?
Post-performance, ou repli sur soi-même
39 La continuité avec le service professionnel donne à ces événements l’allure d’une
« post-performance » : les musiciens font une autre fête chez eux, juste après en avoir
« fabriqué » une ailleurs. La « post-performance » se base sur un mouvement général de
« retour sur » les éléments de la première performance : l’alcool, le repas, la danse, la
musique. Tout se passe comme si les musiciens profitaient du service pour se chauffer,
pour se « charger » de quelque chose qu’ils doivent absolument « décharger » plus tard,
chez eux. Boire un peu, gagner de l’argent, se remplir la tête de mélodies, se fatiguer
(en service) pour pouvoir – juste après – boire beaucoup, dépenser de l’argent, sortir les
mélodies de l’esprit, profiter d’un état altéré par la fatigue (chez soi).
40 Mais le « retour sur » se construit sur un renversement de rôles, de relations, de
postures, de hiérarchies : jouer pour les autres / jouer pour soi ; servir les clients / être
servis (par les femmes de la famille) ; « rester à sa place » / prendre librement sa place ;
ne pas trop boire / vider des caisses de bière… C’est, pour ainsi dire, une « post-
performance renversée ».
41 Le retour chez soi (physique), le retour sur les éléments de la fête (matériel), le retour
sur la musique, s’accompagnent alors d’un « retour sur soi », d’un « repli » d’ordre
psychique, émotionnel. Après avoir « servi » les clients et leurs émotions au petit
matin, le musicien revient sur son vécu personnel, sur ses propres souvenirs, sur sa
propre sphère de relations affectives. Quelles émotions sont alors en jeu ? De quelle
manière la musique participe-t-elle à ce « retour sur soi », sur ses propres sentiments et
ses propres relations affectives ?
L’état de supărare, dans la tête et dans le cœur
42 Lorsqu’il s’agit de commenter ce qu’ils ressentent dans ces moments où les larmes
« coulent dans les instruments », les Tsiganes disent que quelque chose « vient » (vine) :
c’est la supărare. « La musique commence, la mémoire vient, la jale ou la supărare, alors
il faut jouer ! » raconte l’accordéoniste Pali à propos des re-performances en tigănie ;
« Le cœur fait mal » (se supăra), répète Béla à plusieurs reprises lorsqu’il pleure en
jouant une doină…
43 Le substantif supărare peut indiquer un sentiment de peine, de chagrin, d’amertume,
ainsi qu’un état d’irritation, de contrariété, de colère (Teodora 1992). Mais le clivage
entre les deux acceptions du mot n’est pas toujours très net, et la condition de supărare
implique souvent un mélange entre ces deux sphères du ressenti. L’explication qu’en
donne le violoniste Tocsila permet de dépasser les difficultés de traduction et de saisir
le sens qu’a ce mot dans les contextes de pleurs musicaux en ţigănie :
Tout vient [à la tête]… oh comme j’étais « malheureux » (necăjit). Oh mon enfant estmort, oh mon papa a été malade, ou ma maman, ou… quelqu’un [de la famille] a étéen prison, de suite tous les problèmes viennent à la tête, la pauvreté, tucomprends ? [Tocsila, musicien professionnel]
44 La tête est le siège de quelque chose qui « vient », « arrive », mais la supărare
s’accompagne aussi d’une expérience sensible, censée se situer au niveau du « cœur »
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([r] inimă, [t] vogy ou iló), qui mobilise des sentiments de dor ou jale. De manière
synthétique, le mot dor renvoie à un sentiment doux-amer de « désir mêlé de douleur ».
Il dérive selon les linguistes du latin populaire dolus, terme qui indique la « douleur
physique et morale », mais aussi la « compassion », la « pitié » pour quelqu’un (voir
Anghelescu 2004). Quant au mot jale, utilisé dans des contextes fort variés – dont la
musique –, il peut se traduire par « détresse, tristesse, affliction, chagrin, douleur,
deuil » ; plus généralement par « état d’âme accablant dû à une perte irrémédiable, à
une situation désespérée » ; mais aussi par « pitié » (Teodora 1992) 13.
45 L’état, la condition de supărare semble alors se caractériser par le fait qu’elle engage à la
fois les pensées et les sentiments, un contenu mental et une expérience affective, la tête
et le cœur. Mais la séparation tête-cœur, esprit-affect, relève d’un dualisme propre à
notre tradition philosophique. La supărare ne sépare pas ; au contraire elle mélange et
intègre des images mentales, des faits de mémoire, à un ressenti particulier, à une
expérience affective différente de l’ordinaire.
46 Ce qui « vient à la tête », qui remonte à la surface, qui devient image accessible à la
conscience lors des moments de supărare est avant tout un ensemble d’êtres chers,
appartenant principalement à son propre cercle familial. Ils apparaissent toujours sous
forme de figures douloureuses, dolentes : le père défunt, un enfant malade, une fille
seule, éloignée de la maison, un frère en prison… Ces êtres sont tous souffrants, piteux,
« affectés ». Les pleurs de supărare ne seraient-ils pas les leurs ? C’est ce que semble
suggérer Béla quand il dit, en pleurant avec une doină : « C’est ma famille qui pleure,
pas moi »…
47 Dans la supărare, la condition existentielle subjective se reflète dans le réseau de
douleurs familiales et, réciproquement, les figures souffrantes de la famille sont prises
en charge par le sujet lui-même, acteur solitaire d’un pleur collectif. L’un ne peut
exister sans l’autre : jamais le chagrin de la supărare ne se confine à une individualité
isolée, séparée du reste de la famille. Au contraire, la jale du musicien qui pleure est
nécessairement liée à la condition d’un proche. Ses soucis, ses préoccupations, ses
ennuis – en un seul mot, son necaz (« malheur ») personnel – se relient et dépendent de
la condition de souffrance qu’incarnent ces êtres « affectés » qui habitent son esprit. De
sorte que, dans la supărare, le sujet « oscille » entre la douleur personnelle et la douleur
des proches, entre la jale propre et celle des autres, entre le chagrin et la pitié.
48 La même indétermination, liée à la propriété des sentiments en jeu, concerne aussi la
« propriété » des mélodies. Dans les moments de supărare, les êtres chers « viennent à la
tête » lorsqu’on joue leurs mélodies : la chanson de la mère de Poli, la chanson du vieux
Hagor, la chanson de Ghisela… Mais ces mélodies se caractérisent toujours par une
certaine ambivalence concernant leur « propriétaire ». Cette ambivalence tient au fait
que l’air personnel est censé être celui qui touche le plus, qui fait pleurer. Or, quand on
pleure avec la musique, c’est souvent parce qu’on joue ou qu’on écoute les mélodies de
ses parents défunts ou de ses amis éloignés. Il y a ainsi une superposition, du moins
partielle, entre « ses » mélodies et celles de ses proches.
49 La musique contribue ainsi à faire osciller la jale et le dor entre un « soi » et « les êtres
aimés », à propager ces sentiments dans un réseau familial de douleur partagée. Elle
participe à l’ouverture d’une région affective qui n’est ni personnelle, ni d’autrui, mais
qui oscille dans un réseau d’affects plus large. Elle permet alors de donner une
dimension relationnelle à cette supărare qui, soudainement, « vient ». C’est dans cet
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espace de frontière entre « moi » et « les autres » que ces pleurs trouvent tout leur sens
en ţigănie.
Un déchirement affectif vécu en musique et parmi ses « frères »
50 Ni simplement pratique de la nostalgie, ni complètement culte des défunts ou rituel de
l’égalité entre Rrom 14 – ou peut-être un peu l’un et un peu l’autre ? – les pleurs de
supărare s’expliquent à mon sens par une coexistence de ces deux conditions
existentielles : vivre des relations affectées avec des êtres inapprochables – le père
défunt, la fille éloignée – et simultanément des relations de proximité exacerbée avec
ses « frères ». La supărare se rapproche alors d’une condition de déchirement
psychologique dû à une tension entre le sentiment d’union – hic et nunc – et la brusque
prise de conscience d’être séparé des personnes aimées et de l’impuissance face à leur
condition « affectée ».
51 Le sens de déchirement, entendu comme tension entre sentiment d’union et de
séparation, semble d’ailleurs fréquent dans les situations d’émotion musicale intense et
même de transe. Rouget, dans son explication de la transe émotionnelle chez les
Arabes, observe :
C’est donc dans la mesure où elle réfère à la culture que la forme musicale touche etmême bouleverse. En l’occurrence, référer à la culture c’est mettre brusquementl’individu en présence de ce qui l’a formé, de ce qui a façonné sa sensibilité, de cequi lui est par conséquent antérieur, de ce qu’il a toujours connu et de ce qui ledépasse. C’est confronter son individualité éphémère, imparfaite, inaccomplie, avecla permanence, l’achèvement, la plénitude ontologique. C’est lui faire sentir, de lamanière la plus sensible – parce qu’à travers les sens –, l’existence de deux réalitésopposées, la sienne et une autre, à la fois proche et contraire. L’opposition entre cequ’il est et ce qu’il n’est pas – et à quoi obscurément il aspire – est alors vécue avecun sentiment aigu de déchirement. Il faut croire que c’est à ce déchirement, à cetteintense impression d’être divisé intérieurement qu’est due la transe, ou plutôt lacrise, celle-ci se constituant comme une réponse à un état intérieur devenuintenable et lui offrant ainsi une issue (Rouget 1990 : 521-522).
52 Rouget voit dans le déchirement psychologique un point commun entre la transe de
possession et la transe émotionnelle, du moins dans sa forme religieuse, liée à l’idée de
transcendance, signe d’une dualité irréductible :
Pluralité des âmes ou dualité du monde, la transe qui en résulte est dans les deuxcas le signe d’un certain vécu de déchirement et c’est lui qui constituerait peut-êtrele caractère commun de ces deux formes de transe, par ailleurs si différentes (ibid. :523).
53 Malgré les différences évidentes avec les situations de transe prises en compte par
Rouget, peut-on voir la supărare chez les Tsiganes comme une crise, un déchirement,
situé non pas dans une conscience partagée en plusieurs « âmes », ni dans une dualité
du monde liée à une religiosité transcendante, mais sur le plan des relations affectives
dans le cercle familial ?
Jouer aux noces, puis entre soi : fin de cycle
54 La supărare surgit dans de nombreuses circonstances, parfois spontanées et
imprévisibles, parfois plus ritualisées et régulières, comme les fêtes au retour des
noces. À chaque fois, les mêmes éléments sont en jeu : mélodies des êtres aimés,
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sensation de solidarité et de fraternité entre hommes, alcool, fatigue. Mais le fait que
cette crise émotionnelle ait lieu de manière presque systématique après le service
professionnel, révèle quelque chose de plus général sur le rapport qu’ont les Tsiganes
avec la musique.
55 La vie en tigănie est marquée par une double aspiration. D’une part, celle de devenir
musicien (pour les plus jeunes), ou de continuer à l’être (pour les plus âgés) afin de
gagner de l’argent, d’atteindre un statut privilégié et respecté, d’éviter de travailler
comme ouvrier agricole à l’étranger. Le musicien professionnel est un modèle, la
vedette un culte, car il sait profiter de ce « don » (dar) pour la musique par lequel les
Tsiganes se disent investis par la volonté divine. Il parvient ainsi à assumer une
position dominante en tigănie, et à s’inscrire dans le monde des Gaje de manière rusée.
56 D’autre part, chacun aspire à vivre ces moments d’unité entre Tsiganes, à réaliser cette
solidarité, condition nécessaire pour pouvoir vivre ses propres « relations affectées »,
cadre idéal pour l’expression des sentiments personnels. Pousser la fatigue et l’alcool à
l’extrême est un acte recherché, valorisé, perçu comme fortement rromano (« tsigane »),
tout comme le fait de montrer ouvertement l’expression de la souffrance. Les Gaje ne
savent pas ce que sont le « malheur » (necaz)ou la supărare, ils ne savent pas boire
comme les Tsiganes ni rester des nuits entières sans dormir, pas plus qu’ils ne savent
pleurer avec la musique.
57 Ces deux ambitions, l’une tournée vers l’individu, l’autre relevant d’une dimension
collective, sont cultivées avec le même soin. Jouer pour les autres et jouer entre soi sont
alors deux aspects d’un même idéal, deux facettes d’une même manière d’être, qui se
renforcent réciproquement lorsque le cycle complet est réalisé. Autrement dit,
l’aspiration d’un jeune qui grandit en tigănie n’est pas seulement de jouer dans les noces
et d’être payé, ni de jouer avec ses amis et de pleurer, mais d’unir ces deux moments en
une seule et unique expérience. C’est dans cet ordre des choses que travailler et gagner
de l’argent a un sens, et que pleurer de supărare devient une force vitale.
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NOTES
1. Les musiciens professionnels tsiganes en Roumanie sont généralement appelés lăutari. À Ceuaş,
village hongrois-tsigane de Transylvanie centrale où j’ai conduit mes recherches de terrain entre
2004 et 2006, ce terme n’est pas utilisé, et les musiciens se disent muzicanti. L’ethnographie des
fêtes en question, ainsi que de nombreuses idées présentées dans le présent article, sont traitées
plus en détail dans Bonini Baraldi (2010). Les termes vernaculaires sont transcrits ici en roumain
[r] (par défaut), rromanes [t] et hongrois [h]. Je remercie Seline Gülgönen, Elodie Soulier et Juliette
Grimbert d’avoir relu et corrigé cet article.
2. Proche du contexte culturel qui nous concerne ici, Balint Sárosi (1978 [1971]) décrit en
profondeur les relations que le musicien romungro (Rrom-Hongrois) entretenait autrefois avec les
notables et les paysans de la Hongrie historique. Il se base sur de nombreuses sources qui mettent
en évidence la logique de l’effet. À ce propos, voir aussi Williams (2001).
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3. Sárosi observe par exemple, à propos de cette relation personnelle entre musicien et client :
« Et le client pourrait sentir que, quand le musicien le regarde et joue pour lui, c’est comme s’il
était en train de découvrir ses propres sentiments et de les mettre (pourring them) dans la
musique, et qu’il ne serait autrement pas capable de les exprimer si bien. » (Sárosi 1978 [1971] :
244). Ou encore : « Ce n’est pas son objectif de donner une interprétation rigoureuse d’un
morceau de musique, mais, à l’aide d’instruments musico-rhétoriques, de faire plaisir (delight)
aux auditeurs, de les amener à l’extase, d’exciter (whip up) leurs émotions » (Herman 1907, dans
Sárosi 1978 [1971] : 251). Plus récemment et plus à l’est (en Moldavie roumaine), V. A. Stoichiţă(2008) parle d’un « fabricant d’émotion » qui façonne sa musique non pour s’exprimer devant un
public, mais plutôt pour servir les clients en vue d’un effet (les faire danser, les émouvoir).
4. Le rapport entre émotion et transe est loin d’être éclairci et mériterait un effort
interdisciplinaire. Outre Rouget (1990 [1980]), voir à ce sujet Becker (2004).
5. Sauf pour les musiques plus récentes comme les manele, que tout le monde perçoit comme une
musique étrangère, venant de Turquie.
6. Cette expression est aussi utilisée pour les musiciens ou chanteurs qui sont censés avoir « fait »
(facut) une mélodie de leur propre personne (inventer les paroles d’un chant, composer une
nouvelle mélodie).
7. Ce qui pourrait interroger la notion de copyright.
8. « In Gypsy music, the listener is the artist », a été dit pour souligner l’importance de ce
déplacement de la figure du créateur, du musicien au public. (Molnar 1937, dans Sárosi 1978
[1971] : 245).
9. Sperant a Rădulescu observe qu’en Olténie, dans le sud du pays, les doine (mélodies lentes en
rythme non-mesuré) sont jouées et chantées surtout le lundi, quand les familles des mariés et les
alergatori (ceux qui ont organisé la fête des noces) font eux-mêmes leur fête. Tous fatigués, en
bonne partie âgés, ils sont dans la bonne disposition pour écouter des mélodies aux vers
nostalgiques, tels que : Mi-aduc aminte de mult / Cum eram şi-acum cum sînt… (« Il me vient à
l’esprit, il y a longtemps / comme j’étais et comme je suis maintenant ») (Rădulescu,
communication personnelle).
10. À ce propos, Lortat-Jacob pose l’inconscient comme domaine d’action pour des expériences
émotionnelles comme la saudade dans le Fado portuguais ou le arab arabe : « Sinon, comment
expliquer la place que la musique occupe, en général, dans les affaires de nostalgie, saudade et
autres arab ? S’incarne en elle un vécu, voire un passé mythique qui n’a même pas besoin d’avoir
existé pour être là » (Lortat-Jacob 2006 : 70).
11. Concept entendu dans son acception littéraire : « Effet de ce qui se répercute dans l’esprit.
Écho, retentissement », à son tour fondé sur un phénomène physique : « Phénomène par lequel
un système physique en vibration peut atteindre une très grande amplitude, lorsque la vibration
excitatrice se rapproche d’une « fréquence naturelle » de ce système » (Robert 2007).
12. De toute évidence, ces fêtes étaient beaucoup plus fréquentes quand l’activité professionnelle
des musiciens à l’échelle régionale était plus régulière. Aujourd’hui ces réunions sont un peu plus
rares, aussi à cause des grandes distances que les musiciens doivent parcourir pour trouver du
travail (France, Hollande, etc.).
13. Ces deux termes – et surtout le deuxième, sorte d’emblème national semblable à la saudade
lusophone – mériteraient un essai à part, car leur signification et leur utilisation sont très vastes
aussi bien dans la langue orale, dans la poésie et la mythologie populaire, que dans la pensée des
intellectuels nationaux. Sur le dor, voir Anghelescu (2004) ; plus généralement, sur les sentiments
doux-amers dans les musiques du monde, voir Demeuldre (2004).
14. Pasqualino (1998) interprète les réunions entre gitans flamencos, à la fin des fêtes (juergas),
comme un culte des défunts. Stewart (1997) a approfondi les fêtes (mulatšago) entre Rrom Vlach
(Hongrie) en termes d’un rituel de l’égalité.
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RÉSUMÉS
Cet article explore deux dimensions de l’émotion musicale chez les Tsiganes de Ceuaş, un petit
village de Transylvanie centrale. La première concerne le service professionnel (noces, banquets,
baptêmes), où il faut toujours que la musique « fonctionne» pour satisfaire les clients jusqu’à
satiété. À la fin des fêtes, il n’est pas rare de voir des convives pleurer. C’est un effet de
« résonance» entre musique et états d’âme que les musiciens cherchent à provoquer. La
deuxième dimension touche au ressenti et à l’expression du musicien lui-même. Un fois rentrés
du service professionnel, les musiciens font une fête chez eux, une « post-performance» où ils
cultivent une forme de déchirement intérieur. Jouer pour les autres et jouer entre soi sont deux
aspects d’un même idéal, deux facettes d’une même manière d’être, qui se renforcent
réciproquement lorsque le cycle complet est réalisé.
AUTEUR
FILIPPO BONINI BARALDI
A obtenu un diplôme en Ingénierie Électronique en 2001 à l’Université de Padoue, tout en
poursuivant une formation musicale (violon) au Conservatoire de Musique de Venise (Italie). En
2003, il obtient un DEA en acoustique et informatique musicale (ATIAM) à l’IRCAM et bénéficie
d’une bourse du CNRS pour poursuivre ses recherches doctorales en ethnomusicologie
(Université de Paris Ouest – Nanterre). Depuis 2007, il enseigne l’ethnomusicologie à l’Université
de Paris 8 – S. Denis. Ses recherches chez les Tsiganes de Transylvanie explorent le lien entre
musique, émotion et empathie, se concentrant sur différents contextes sociaux où musique et
pleurs vont de pair. Avec l’association Kouzmeinko, il travaille également à la réalisation de bals.
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Anti-pathos. Pratique et théorie del’expression musicale dans unesociété d’ascendance nomade(Turquie méridionale)Jérôme Cler
« L’exprimé n’existe pas hors de la proposition
qui l’exprime ».
Gilles Deleuze : Logique du Sens, p. 33
Chanter, déplorer, danser
1 Village de Tekke Köyü, 2004, début mars, pendant le mois lunaire de muharrem, où est
commémoré le martyre de l’imam Hüseyin. Cette période est marquée par le seul jeûne
qu’observent les confréries alévies et bektashies en Turquie, un jeûne ne ressemblant
pas à celui du ramadan (que précisément n’observent pas ces mêmes populations), car
il est surtout abstinence de nourriture d’origine animale, et d’eau, en mémoire de la
soif de l’imam Hüseyin dans le désert de Kerbelâ. Le douzième jour du mois, les
villageois se réunissent dans la maison du rituel, où un dignitaire de la confrérie, baba,
dede ou halife, lit la mersiye, élégie poétique en l’honneur des martyrs de Kerbelâ.
L’assistance, d’abord pensive, fait peu à peu entendre des soupirs, puis des sanglots, qui
s’intensifient à mesure que progressent les allusions à la soif, puis au sang des martyrs.
2 Il en va de même pendant le rituel de l’unité (birlik), appelé aussi djem : celui-ci est
composé de danses sacrées (semah), de la consommation rituelle d’alcool (dem), d’un
banquet (sofra) ; puis sur la fin, après déjà quatre ou cinq heures de rituel, un des
musiciens aşık chante des strophes racontant les événements de Kerbelâ, le martyr de
l’imam Hüseyin… Là encore, les soupirs, puis les sanglots s’intensifient, suivis des
malédictions adressées à Yezid, le calife honni responsable des morts sanglantes dans le
désert de Kerbelâ. Après quelques prières finales, le rituel s’achève sur un dernier
partage de nourriture, à nouveau joyeux. Lors de mon tout premier séjour, alors peu
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coutumier de cet univers, je restai fort dérouté. En quelques minutes, l’assistance,
hommes et femmes, était passée des larmes du deuil aux imprécations, puis à
l’animation d’une fête. Et certains me demandaient joyeusement : « alors, ça t’a plu,
notre djem ? ».
3 De fait dans ce village, un djem, entièrement structuré par la succession de poèmes
chantés et/ou dansés, est une leçon de musique : à danser, pendant les semah ; à écouter
d’un air méditatif, pendant le banquet ; à faire pleurer, en fin de rituel. Leçon de
rythme également : tous les hymnes sont de rythme syllabique, selon une métrique
aksak de forme 2 + 2 + 2 + 3. Mais les semah s’achèvent toujours par une reprise des
derniers vers du poème sur un rythme libre, chantés avec des mélismes ; enfin, les
élégies, airs de Kerbelâ, seront généralement non-mesurées, également mélismatiques.
« Airs longs » et « airs brisés » : une opposition géo-musicologique
4 Nous sommes là en présence des « structures profondes » des répertoires anatoliens –
et notre ami Jean During a déjà bien souvent souligné combien la même opposition se
retrouve en Iran et en Asie Centrale. En Turquie, le répertoire se trouve ainsi décrit
selon une opposition binaire dans toute la Turquie : la distinction entre « l’air long »
(uzun hava : rythme libre, mélismes) et « l’air brisé » (kırık hava : air à danser, chant
syllabique) est fréquemment associée à des affects complémentaires ou opposés :
tristesse, exil, nostalgie d’un côté, description, récit, ou poésie d’évocation, de l’autre.
5 Dans la région du Taurus occidental, le répertoire comprend ainsi la grande famille des
airs longs de gurbet, d’« exil », associés aux migrations saisonnières à la recherche de
travail, ou les « chansons de nomades » yörük türküsü, évoquant celles des grandes
transhumances, l’amour impossible du sédentaire pour la jeune nomade, ou du nomade
pour une jolie sédentaire… Ces derniers ne sont pas tous non-mesurés, mais la diction
syllabique en est plus souple, plus libre, laissant ainsi le champ à une modulation de la
fonction expressive. Les airs de gurbet proprement dits sont accompagnés au luth saz
par un ostinato de métrique aksak (le plus souvent 7 = 2 + 2 + 3/8), sur lequel le chant se
déploie, libre, ponctué par les interjections de déploration comme « aman aman ey »,
toujours en rythme libre et mélismatiques.
6 Or dans ces mêmes montagnes du Taurus, les musiques à danser formulaires, sur des
aksak 2 + 2 + 2 + 3/8, se mettent au service d’une poésie concise, énigmatique et codée,
faite de quatrains d’heptasyllabes rimés aaba, nommés mâni , et dont la « machine
générative » repose la plupart du temps sur la formation de la langue elle-même : le
système morphologique et syntaxique turc, « agglutinant », s’ajoutant aux règles de
l’harmonie vocalique, favorise les assonances, parallélismes de construction appréciés
comme tels, et permet des rencontres fortuites, des jeux de mots et de sens qui font le
charme « surréaliste », bien remarqué par Bartók, de la poésie paysanne turque
(surréaliste, ou, pourquoi pas, oulipien !). Dans cette poésie « orurale » – comme dirait
Bernard Lortat-Jacob – sont évoqués la nature environnante, des bribes de récits, des
événements ; si l’on y parle de la séparation des amoureux, on nomme l’étoile du matin,
l’aube qui point, rien de plus : gökte yıldız az kaldı, « dans le ciel il reste peu d’étoiles ».
Nul indice d’une déploration, la pudeur du sentiment est extrême, le tout entraîné dans
le mouvement de la forme circulaire, de la répétition.
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7 L’air long (gurbet), par contre, explicite la douleur du sujet qui la chante : Ötme dukkuk
ötme bağırım eziktir,« ne chante pas tourterelle, ne chante pas, ma poitrine est écrasée
(mon cœur est accablé) »… Parfois, par discrétion, le chanteur se met en scène à la
troisième personne : mais dans tous les cas, la grande différence entre ce répertoire de
séparation et d’exil et celui des petites formes répétitives, c’est que dans le premier le
sujet s’enfle de sentiments qu’il explicite, et d’une déploration que les secondes évitent
soigneusement. Dans les « airs d’exils » ou « de nomades », la forme est plus
« linéaire », elle se déploie dans une durée, par opposition au temps circulaire du mâni
(poème) -kırık (formule aksak).
8 Par conséquent, au « stéréotype » d’une opposition binaire entre mélismatique et
syllabique, bien connue des paysans, se conjugue un autre stéréotype, répandu dans
toutes les campagnes de Turquie, – sinon dans l’Orient tout entier : celui du « chant de
séparation », qui exprime l’arrachement à un pays natal ou l’éloignement de l’origine
absolue, divine, la nostalgie du paradis perdu. Tantôt, chez les mystiques, il s’agit de la
référence au roseau coupé de sa jonchaie, thème quasi originel qu’illustre le premier
vers du masnavi de Rûmi, tantôt, comme dans les « airs à faire pleurer la mariée », est
accentuée la douleur de celle-ci se séparant définitivement de la maison où elle a
grandi, pour être transférée dans celle du lignage de son époux, tantôt encore, comme
dans le gurbet havası, est chanté l’exil de l’habitant des montagnes qui doit descendre
dans les plaines, à la fin de l’été, pour la pénible récolte du coton, où il se retrouve
asservi à son employeur, riche propriétaire terrien… Le mot-clé, dans tous ces cas, est
ayrılık, la séparation : et le « stéréotype » consiste surtout à associer cet affect de la
séparation aux formes « longues », tandis que les formes « brisées » affirment la
suffisance d’un territoire rythmique, clos sur lui-même, entre autres, dans la circularité
de la répétition et de la danse.
9 Or il s’agit bien d’une opposition géo-musicologique, au moins à deux égards : tout
d’abord, comme nous venons de le voir, dans la mesure où la forme musicale elle-même
renvoie à des « affects territoriaux » : séparation du natal, ligne de fuite vers les
lointains, pour les formes « longues », sédentarité du cercle de danse, et de la
ritournelle, pour les formes « brisées » ; ensuite, ces formes se trouvent localement
identifiées à une géographie, à l’altitude où résident ceux qui les pratiquent : en effet,
les paysans d’ascendance nomade (yörük) qui vivent dans les yayla , c’est-à-dire leurs
anciens pâturages d’été, se sont sédentarisés tardivement, et se démarquent de ceux
qui vivent plus bas, sédentarisés un ou deux siècles plus tôt, notamment en ne
pratiquant pas le répertoire de l’air long élégiaque, qu’ils identifient à « ceux d’en bas ».
Le sentiment d’un exil et sa déploration semblent donc, dans ce contexte limité des
yayla du sud-ouest, le propre des populations de sédentarité plus ancienne, habitant à
moyenne altitude (1000 m), alors que ceux dont les origines nomades sont encore
proches, relégués vers les montagnes et la forêt (1500 m), ne s’y identifient pas…
Musique et fonction expressive du discours : un lienarbitraire ?
10 Il sera aisé d’appliquer aux deux catégories le schéma des fonctions du discours,
proposé par Jakobson (1963 : 209-248) : Jakobson montrait que tout message adressé par
un « émetteur » à un « récepteur », dans le schéma de la communication, remplissait
nécessairement au moins une des 6 fonctions basées sur les 6 éléments du schéma : à
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l’émetteur correspond la fonction expressive ou émotive, au récepteur, la fonction
conative, au référent la fonction référentielle, au message, la fonction poétique, etc.
Certes, dans les deux cas qui nous occupent, chant long ou chant brisé, prédomine
évidemment la fonction poétique, selon laquelle la visée du message est le message lui-
même, son matériau sonore. Mais pour les « airs brisés » elle est prédominante,
presque exclusive, se conjuguant à la fonction référentielle (appelée aussi informative,
dénotative ou cognitive), à travers des images, évocations, descriptions succinctes.
Quant aux airs longs, c’est la fonction expressive qui y prédomine, – celle où la visée du
message est l’émetteur, et la communication d’un état émotif de l’émetteur : le sujet
s’investit affectivement dans le discours, et la figure du lyrisme repose sur cette
subjectivité déployée dans la ligne mélodique. Par conséquent nous trouvons d’un côté
une fonction poétique qui semble autosuffisante, à travers une forme concise qui se
moule dans la métrique aksak de la musique. De l’autre, la fonction expressive déborde
sa mise en œuvre poétique, qui procède par addition de distiques, et s’étire dans la
liberté expressive du mélisme.
11 Un tel emprunt aux fonctions du discours telles que Jakobson les avait établies est
(trop) facile, dans la mesure où les formes évoquées portent toutes un texte : c’est donc
bien du texte qu’il s’agit, mais pas nécessairement de la musique elle-même, bien que le
stéréotype associant l’air long, le mélisme, à l’expression d’un pathos, et l’air brisé,
syllabique, à une poésie d’images (référents) soit ici, dans cette région, parfaitement
opérant. Il faut ajouter, pour « l’air brisé », syllabique, la danse à laquelle il est associé,
de sorte qu’à la fonction référentielle s’ajouterait la conative (ou impressive), et cette
fois davantage du côté musical : en effet, la musique qui « fait sens » est celle qui pousse
l’auditeur à se lever pour danser, même sans texte, et donc agit directement sur lui
comme une injonction au mouvement.
12 Dans le milieu rituel de la confrérie bektashie, la situation est plus complexe : les airs
de danse se déroulent en longs poèmes où se conjuguent la prédication, la prière, le
récit : en, effet, c’est tout autant le contenu de la foi, l’adresse directe au saint ou à
Dieu, que le récit d’événements de la vie du saint local, Abdal Musa, qui se mêlent dans
ces poésies. Reste le répertoire des ağıt, ou thrènes, en mémoire des martyrs de Kerbelâ,
effectivement non mesurés. Mais à part ces derniers, les analogies et équivalences entre
fonctions du discours et discours musical, en l’occurrence dans sa teneur rythmique,
sont moins évidentes, ou plus complexes.
13 À partir de là, plusieurs propositions s’offrent à nous : la douleur (émotion) de la
séparation est-elle transcendante au chant qui la nomme, et la musique porte-t-elle en
elle les signes sonores de cette douleur ? Oui, dira-t-on : mélismes, rythme libre.
Pourtant, il existe nombre d’airs mélismatiques, et à rythme libre, qui parlent de tout
autre chose, comme par exemple un ethos guerrier. Un bel exemple d’un tel air se
trouve cité dans le CD accompagnant mon petit livre Musiques de Turquie (2000), le chant
de Muharrem Ertaş (pl. 7) : « les tribus avşar se sont mises en route / nôtres ont les
tribus allant d’un pas lent nos fiers coursiers arabes rendent proches le lointain/nôtres
sont les chemins par les hautes montagnes », etc., ce quatrain annonçant le caractère
invulnérable de ces « tribus » prêtes à affronter le Padishah, et leur fierté guerrière
d’annoncer que si le Padishah possède le firman 1, les montagnes sont leur bien
inaliénable…
14 Il n’y a donc pas de relation nécessaire entre la forme musicale et le sentiment qui s’y
exprime. Nous retrouvons ici la problématique soulevée par Hanslick à propos de
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l’Orphée de Gluck (Hanslick 1986 [1854] : 81) : « Lorsque l’air d’Orphée ‹ J’ai perdu mon
Eurydice ; rien n’égale mon malheur ! › faisait fondre en larmes des milliers d’auditeurs
(et parmi eux des hommes comme J.-J. Rousseau), un contemporain de Gluck, Boyé,
s’avisa de remarquer que la mélodie pourrait convenir aussi bien et même beaucoup
mieux aux paroles suivantes, qui disent tout le contraire : ‹ J’ai trouvé mon Eurydice ;
rien n’égale mon bonheur ! › » Comme l’ajoute Hanslick deux pages plus loin,
« l’expression musicale n’en reçoit aucune altération » (ibid. : 83) : en effet celle-ci est
dépourvue de toute relation nécessaire avec l’expression du poème chanté. Tout est
affaire de contiguïté, de voisinage, de tendance : certes, le chant long mélismatique « a
tendance » davantage à se prêter au pathos de la séparation qu’une forme vive, dansée,
« enjouée » (danse, en turc, se dit oyun, jeu) : mais les formes vives, répétitives, au
tempo rapide, évoquent également la séparation, dans une distanciation poétique qui
l’épure de son pathos. Il y a bien expression, mais hors de la fonction expressive au sens
des « fonctions du discours ».
La recherche du « bonheur d’expression » : l’effet desurface
15 Il semble donc exister une ambiguïté fondamentale dans la notion d’« expression ».
D’un côté, il s’agit d’une fonction du discours où le locuteur exprime son « je », ses
sentiments, ses émotions. Au fond, c’est le sens commun du verbe exprimer, « je
m’exprime », « j’exprime mes émotions » – et de ce point de vue, que je le fasse par les
intonations de la langue, ou par l’« ajout » d’une musique au contenu de l’expression
linguistique, le schéma est simple, bien connu : la langue ou la musique, outil de
communication, avec un émetteur, un récepteur, un message, celui-ci portant en lui un
« contenu d’expression »… Et dans le cadre de ce schéma, on pourra affirmer, comme
Stravinski, que la musique, en elle-même, est incapable d’exprimer quoi que ce soit, –
ou tout le contraire, absolutistes contre référentialistes…
16 Mais selon une autre acception, l’expression n’est plus transitive (« j’exprime quoi ? Un
sentiment, une émotion, un paysage… »), mais expression « pure ». Et dans ce cas, bien
évidemment, la musique « exprime », elle est pure expression, à condition que l’on
sorte de ce schéma somme toute simpliste où nous aurions une liste d’émotions que
l’on assignerait comme contenus possibles d’expression… Dans ce cas-là, nous
rencontrons le concept d’expression (et non le seul fonctif 2), tel que le déploie plutôt la
philosophie (phénoménologie et philosophie du langage, en particulier). Mon propos
n’est pas ici de passer du côté de la philosophie en oubliant l’anthropologie musicale,
mais plutôt d’être attentif à certaines composantes de ce concept susceptibles de nous
aider à mieux décrire « ce qui se passe » dans des situations musicales « de terrain ».
Tout au plus, dans cette deuxième acception, l’expression est l’acte qui réalise
l’intention, le passage du mode d’être « perceptif », mode des comportements, à « l’être
langagier » : dans ce moment de l’expression, où s’agence le passage à l’acte de parole,
« les structures linguistiques sont subordonnées au travail de l’expression » 3. C’est ainsi
que l’on parle de « justesse d’expression », et, mieux encore, de « bonheur
d’expression »…
17 Ne serait-ce pas de cette deuxième acception que témoignent nos paysans d’ascendance
nomade des yayla ? Plusieurs données ethnographiques nous le laissent bien penser.
Tout d’abord, leur répertoire musical, qui se manifeste dans la sociabilité de la danse, se
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travaille constamment, en a parte, dans le ressassement des ritournelles, la mise en
place des ornementations, la « composition » des formes entre elles : il s’agit bien, à
proprement parler, d’un « travail de l’expression », à la recherche de cette justesse et
de ce bonheur qui permettront au danseur de se lever, de façon irrésistible.
18 Mais ce travail de l’expression dénote aussi la fierté d’un « nous » qui s’oppose aux
autres, à « ceux qui » se contentent d’exprimer leur mal-être dans les airs longs et
nostalgiques… Autre exemple : dans un autobus, au cours d’un petit voyage vers une
ville voisine, Hayri Dev, maître incomparable du petit luth bağlama, écoute la cassette
que le chauffeur fait passer. Voici un « air long » de la région, déplorant avec le pathos
du sanglot chanté, et force aman aman !un amour malheureux et la séparation
douloureuse ressentie par l’amoureux transi : Hayri se met à chanter à son tour, sur un
mode parodique, reprenant les mots en ouvrant les voyelles au maximum, et singeant
les développements mélismatiques – provoquant ainsi sur ses voisins l’effet contraire
de celui escompté, puisqu’il les fait rire. Dans cette petite scène se révèle l’esthétique
des yayla où demeure Hayri, marquée précisément par le refus de tout pathos, et la mise
en avant d’une autre fonction de la musique – jeu et rire. Rire ? L’humour est une
dimension non négligeable de la codification de cette musique : au sein de la répétition
« en boucle » du même air formulaire bref, le chanteur fait surgir un vers ou un
distique, qui souvent s’apparentera à un proverbe, mais avec une certaine tendance au
non-sense, comme : « Çiçekten harman olmaz, olsada fayda vermez » (« on ne fait pas de
la paille avec des fleurs, et si on le fait, cela ne sert à rien… »).
19 Le même vers sera répété, tout au long de l’exécution musicale ; ou encore, l’évocation
d’une image, présentée sous la forme d’une énumération, dont à chaque réitération un
élément est changé (ex : « à la main elle tient x », où x peut devenir tout objet
susceptible d’être tenu par une femme). Formes ludiques, et autres fatrasies, bien
décrites par Catherine Pinguet dans son livre La Folle Sagesse (2005).
20 Mais l’humour réside aussi dans la forme même, et le rire sera suscité parfois par une
seule note, un ornement placé soudain au cœur de l’énoncé musical, à la fois à sa juste
place, et comme un « intrus », irruption du différent dans le même, selon un système
très précis de connivence entre le musicien et son assistance… Le regard de l’un
pendant qu’il joue, et les sourires qu’il rencontre alors, confirmeront cette intention
humoristique. Là encore, l’expression d’un humour révèle bien la nature de cette
musique, l’intention qui la sous-tend, celle d’un effet de surface, à opposer à la
profondeur que suppose l’intériorité affective des airs longs, chère à « ceux d’en bas ».
Il s’agit bien ici d’opposer deux esthétiques, comme on aime parfois à opposer Buster
Keaton ( = l’effet de surface) à Charlie Chaplin ( = la profondeur des sentiments), ou
encore, en philosophie l’aphorisme à la construction discursive.
21 Enfin, dans cette petite société, le référent musical le plus fréquemment invoqué est le
chant de gorge des femmes (boğaz havası)4, développement mélodique sans paroles,
considéré comme « matrice » de tout le répertoire local. De ce point de vue, la musique
par excellence est bien non-verbale, et à travers son expression d’une pure couleur
vocale, l’auditeur « s’enflamme » : airs à « allumer » les jeunes hommes, est-il dit… La
voix magique de ce chant de gorge, dans sa corporéité saisie hors de toute langue
articulée, est à son tour un « effet de surface » sur lequel tous s’entendent : une
expression pure, encore une fois hors de toute émotion ressentie par le sujet féminin
qui chante, s’emplit chez l’auditeur masculin d’une valeur, d’une charge amoureuse,
suscite le désir. Tous disent que ces airs de gorge « engendrent » le répertoire entier
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des airs à danser et des quatrains chantés sur leur modèle mélodique : s’y projette donc
aussi une qualité originelle de la musique « pure », décrite à partir de son effet. D’une
certaine manière, la dimension locale (« allumer ») confirme le global, puisqu’en
Turquie l’adjectif désignant l’émotion proprement musicale, le sentiment d’une belle
mélodie, est le plus souvent « brûlant » (yanık) 5…
Conclusion : anti-pathos et expression musicale
22 Nous avons donc : un travail sur le jeu de l’expression, qui produit la beauté musicale
ou, du moins, le plaisir recherché. Un musicien tout seul dans son coin, travaillant ses
petites formules sur son luth ou les fredonnant en marchant dans la montagne… Cette
première phase participe de la finalité sans fin de l’« art pour l’art ». Mais elle anticipe
la deuxième phase, celle de la fête, réelle, effective, où l’activité musicale a bien une fin,
celle de produire l’irrésistible mouvement d’un auditeur, « brûlé », et se levant pour
danser.
23 Il y a bien également un affect (une émotion), mais de quelle nature ? Suffirait-il de dire
qu’il s’agit d’une émotion secondaire, composée de deux émotions fondamentales par
exemple « joie » et « surprise » ? Sans doute pourrions-nous proposer de telles
désignations, mais elles nous semblent réductrices : ne manquons-nous pas alors le
musical de la musique, ce qui est sans doute l’émotion proprement musicale, et donc
d’une certaine manière « pré-émotionnelle », pour autant que la musique serait « pré-
linguistique » ? Cette question de la désignation de l’émotion musicale est
fondamentale : Hanslick en formule joliment le problème en expliquant qu’une émotion
ressentie (par exemple l’amour) ne prend sens que par l’ajout d’un « élément
intellectuel, actif, objectif » qui permet de la nommer, de la désigner par un substantif,
qui va subsumer toutes les qualités de ce sentiment (« il peut être aussi bien doux que
violent, aussi bien joyeux que douloureux, sans cesser d’être de l’amour »), et il
conclut : « la musique n’est apte à traduire que les adjectifs accompagnant le substantif ;
le substantif (l’amour) lui-même est hors de sa portée » (Hanslick 1986 [1854] : 73). De
fait, si l’émotion musicale était réductible à telle ou telle autre des émotions
couramment désignées, pourquoi de nombreuses traditions auraient-elles usé de
« signifiants flottants » comme le duende des flamencos, ou le hal en Iran6 ?
24 Par conséquent les musiciens des yayla s’insurgent contre l’expression du pathos par le
chant, contre la profondeur des sentiments, se moquent de la subjectivité qui s’étale
dans un air long d’exil ou d’amour malheureux : il est bien probable qu’ils le font aussi à
seule fin de se distinguer, et que si les « gens d’en bas » ne prisaient pas tant les airs
longs et leur « expressivité », ceux d’en-haut auraient choisi également le chant pour
expliciter leurs propres sentiments : et nous pouvons rattacher cela à ce que j’appelais
dans cette même revue (Cler 2007) le devenir-mineur. Mais du même coup, dans cette
opposition esthétique de nature structurelle, et qui recouvre une géographie
(opposition géo-musicologique), se révèle une philosophie bien marquée de
l’expression musicale : car la musique est pour eux « effet de sens » et « effet de
surface », quand bien même elle n’aurait pas de valeur proprement sémantique, ou
émotionnelle. Son accomplissement, conditionné par la « justesse d’expression », est
dans cet élan qui saisit certains pour danser. Or nous avons bien souvent observé que le
danseur ne se lève jamais sur n’importe quelle mélodie, mais bien plutôt à l’audition
d’une mélodie singulière du répertoire à laquelle il peut s’identifier affectivement, ou
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bien à laquelle le musicien sait qu’il va s’identifier : le danseur, interrogé par la suite,
pourra expliquer cette résonance particulière à telle ou telle mélodie en invoquant sa
grand’mère ou sa tante qui la chantait quand il était enfant – ou ne rien dire de plus
que : « j’aime surtout cet air-là, je ne sais pourquoi ». Tout le travail du musicien sera,
encore une fois, de trouver l’ajustement, l’adéquation, entre son savoir expert
d’instrumentiste et telle personne de l’assistance qu’il veut – sinon émouvoir –
mouvoir…
25 Par ailleurs, l’effet de sens « en soi », de la musique comme travail d’expression,
indépendamment d’une situation de danse, de fête, s’accomplit dans un paradoxal
sentiment de l’inouï, comme je l’ai déjà décrit ailleurs, sentiment d’autant plus
paradoxal qu’il advient à l’écoute d’une musique déjà largement ressassée… De ce point
de vue, toute mélodie « chérie », quand elle est habitée de sa pleine virtualité de sens,
de sa puissance propre, est à la fois l’écho d’un passé immémorial, anamnèse, et un être
neuf, se révélant étrangement dans une extériorité absolue : et tel est en fin de compte
l’effet toujours recherché par le musicien qui « travaille » son répertoire.
26 Nos amis des yayla nous rappellent ainsi qu’un des propres de l’émotion musicale est de
révéler dans le même instant le plus familier, le « déjà-vu », et l’étrangeté de la
nouveauté, de l’inouï, dans cet « effet de surface » où la musique nous joue plus que
nous ne la jouons.
27 Clément Rosset, dans l’Objet Singulier, écrit : « les esprits sensibles ont grand tort de
s’émouvoir des formules de ceux qui, tel Stravinski, déclarent la musique impuissante à
exprimer quoi que ce soit. Car de telles formules rendent à la musique à la fois la plus
stricte justice et le plus éminent hommage : repérant dans l’insolite inexpressivité, à
proprement parler, du langage musical le secret de sa puissance spécifique, le point
aigu de son incomparable expressivité » (Rosset 1979 : 71).
28 Nos amis des yayla ne connaissent certes ni Stravinski ni la philosophie de tradition
écrite occidentale, mais dans la répétition formulaire, et à la conquête de la surface où
se manifeste le sens ( l’inouï ), ils ne cessent d’affirmer le parti-pris esthétique d’une
pure expression qui se révèle « inexpressive », anti-émotionnelle, car tout simplement
musicale.
BIBLIOGRAPHIE
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ROSSET Clément 1979 L’objet singulier. Paris : Minuit.
NOTES
1. Firman (du persan ferman), édit ou ordre du Sultan.
2. Concept, fonctif : « la science n’a pas pour objet des concepts, mais des fonctifs qui se
présentent comme des propositions dans des systèmes discursifs », (Deleuze et Guattari 1991 :
111). Le concept est du ressort de la philosophie, dont la pratique se définit comme création de
concepts.
3. Paul Ricoeur, expliquant la phénoménologie de Merleau-Ponty, dans « philosophies du
langage » (s.d.), cf. Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible.
4. Cf. Cler 2002, passim.
5. J’explique ici une cohérence sémantique locale, mais ce choix du « feu » pour désigner le
plaisir d’une belle mélodie n’est pas étranger, au niveau « global » du monde turcic, avec l’image
fort courante en Asie centrale de « l’ébullition ».
6. Sur le signifiant flottant, cf. Lévi-Strauss (1950 : XLIV sq.), Deleuze (1969 : 63 sq.) et Elie
During : « Tradition, sens, structure », postface à l’ouvrage de Jean During (1994 : 407 sq.).
RÉSUMÉS
Comment des musiciens de village, en Turquie méridionale, illustrent-ils dans leur pratique la
célèbre déclaration de Stravinski selon laquelle la musique serait « impuissante à exprimer quoi
que ce soit»? En effet, une caractéristique des paysans d’ascendance nomade du Taurus
occidental est leur refus des musiques « expressives» au sens des fonctions du discours telles que
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Jakobson les a détaillées. Les genres musicaux subordonnés aux affects comme la nostalgie, la
déploration, la lamentation, sont tournés par eux en dérision, au profit d’un pur jeu « formel»:
fonction poétique contre fonction expressive. Ce qui nous conduit à nous interroger sur le
concept même d’expression, à distinguer entre « l’effet de surface» et la profondeur du
sentiment, considérée comme illusoire dans ce milieu musical singulier, et à insister sur
l’expressivité proprement musicale de la musique.
AUTEUR
JÉRÔME CLER
Maître de Conférences en ethnomusicologie à l’Université de Paris-Sorbonne (Paris 4). Il a
travaillé une vingtaine d’années en Turquie méridionale, à partir de la pratique du luth bağlama,
interrogeant les spécificités d’une société musicale d’ascendance nomade. Après un passage par
la Bulgarie, il a entrepris récemment de nouvelles recherches dans le monde afro-colombien.
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À propos de violence. Étude d’unedanse communautaire du Nord-Estde la TurquieNicolas Elias
1 Sur les rives turques de la Mer Noire qui préfigurent déjà le Caucase, s’étend le littoral
pontique oriental (doğu Karadeniz) 1 : terre côtière à la végétation luxuriante séparée de
l’aride Anatolie par la chaîne des Alpes pontiques. La population locale – qui passe une
partie de l’année sous la pluie ou dans la brume – s’est taillé une réputation à travers
tout le pays sous le cliché ethnique du « Laze » ou géographique du
« Karadenizli » (« originaire de la Mer Noire », entendu comme la côte s’étendant de part
et d’autre de Trabzon) : une passion immodérée pour les armes à feu, un nationalisme
exacerbé, une tradition encore prégnante de vendetta et un conservatisme religieux
résolument borné 2. Si cette figure régionale stéréotypée cache un melting-pot ethnique
et linguistique unique en Turquie (turc, dialectes turkmènes, laze, grec pontique,
dialecte arménien, géorgien), il n’en reste pas moins qu’un fort particularisme local, dû
à des causes tant géographiques qu’historiques 3, confirme la spécificité de ce littoral
pontique.
2 Pour la géographie : une succession de vallées à l’accès difficile 4, aux habitats dispersés
dans la montagne (certains centres urbains se résument encore aujourd’hui, malgré
l’urbanisation fulgurante de ces dernières années, à un agrégat de commerces tandis
que les maisons sont éparpillées à travers la vallée), et qui garantit, à qui le veut, un
relatif isolement. Pour l’histoire : une longue tradition d’insoumission qui s’exprima,
jusqu’au XIXe siècle, en d’incessantes guérillas menées par des « chefs de vallée »
(derebey) contre l’autorité de l’Empire ottoman 5 ou simplement entre eux (le plus
souvent les deux à la fois, les alliances se faisant et se défaisant au gré des
opportunités). Chefs de vallées dont l’anthropologue Michael Meeker constate encore
l’existence, sous des formes plus discrètes.
3 D’ailleurs, s’il n’y a plus de guerres aujourd’hui, on a l’occasion, en voyageant vers l’Est,
de se rendre compte que la réputation sulfureuse de cette côte pontique orientale est
loin d’être usurpée : s’y succèdent en quelques heures les villes de Trabzon – lieu
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d’origine de l’assassin du journaliste turc arménien Hrant Dink et bastion du
groupuscule nationaliste Ergenekon –, de Sürmene – réputée pour ses couteaux –, d’Of –
dont l’intolérance des religieux locaux est proverbiale 6 – ou encore d’Ardeşen –
» capitale des Lazes », dont l’emblème de la municipalité figurant un fusil et une
mosquée est suffisamment éloquent.
4 La musique, quant à elle, participe également de cette fièvre : les chants et les danses,
menées par la cornemuse (tulum) ou la vièle locale (kemençe) au son criard – plus
rarement par le couple davul / zurna –, sont émaillés de cris, de bruits sourds de pas, des
clameurs des participants ou de coups de feu intempestifs… Atypiques et souvent
dépréciées dans l’espace national (malgré une récente réhabilitation habilement menée
par le chanteur Kazım Koyuncu 7), les musiques de ces vallées servent le plus souvent à
accompagner des danses d’une vigueur impressionnante (ou intimidante, selon le
contexte). En parcourant la région, on a de fortes chances – et ce d’autant plus que l’on
quitte la côte pour s’enfoncer dans les montagnes – d’assister à l’une de ces danses,
comme a pu en faire l’expérience l’écrivain voyageur Nicolas Bouvier, qui traversa la
Turquie il y a de cela un demi-siècle (Bouvier 2004 : 155) :
5 Au sommet du col [d’Ordu], entre quelques maisons de bois délabrées, une trentaine de
villageois dansaient au son d’une musique aigrelette. Ils tournaient lentement sous la
pluie qui nettoyait ces collines touffues, se tenant par le coude ou par la manche de
leurs vieux vestons noirs rapiécés à la ficelle. Nez crochus, méplats bleus de barbe,
visages de tueurs. Le gros tambour et la clarinette ne se pressaient pas mais ne
marquaient aucune pause. Une sorte de pression montait. Personne ne disait mot, et
j’aurai bien préféré qu’ils parlent ; la controverse, même irritée, m’apparaissait soudain
comme la plus paisible des occupations. J’avais l’impression déplaisante qu’on chargeait
méthodiquement un fusil par la gueule. Le village rival, s’il existait quelque part dans
cette jungle brumeuse, ferait bien de ne dormir que d’un œil.
La musique elle aussi n’était que menaces et coups de fléau. Quand nous tentionsd’approcher pour mieux voir les instruments, une houle d’épaules et d’échinestendues nous repoussait vers l’extérieur. Personne n’avait répondu à nos saluts ; onnous ignorait complètement. J’avais l’enregistreur sur l’épaule mais cette fois-ci jen’osai pas m’en servir. Au bout d’une heure, nous sommes redescendus vers lebrouillard qui couvrait la mer Noire 8.
6 Ce à quoi assistait Nicolas Bouvier n’est autre, mené ici par le couple davul / zurna,
qu’un horon, forme qui constitue l’écrasante majorité des danses de la côte orientale.
Tension palpable, virulence des participants, âpreté de la musique… le horon semble
être un condensé de cette violence que l’on prête si facilement aux habitants de la
région. Violence fascinante et problématique : pour se pencher sur celle-ci, encore
faudrait-il la définir. À la fois cerner ce qui peut être perçu, dans le déroulement de
cette danse, comme relevant (ou non) d’une certaine violence, et interpréter le rôle que
ce phénomène peut y jouer : par l’étude d’une danse communautaire – et en s’appuyant
sur les travaux de Pierre Clastres 9 – nous essayerons de comprendre comment, dans
une société donnée, une outrance physique et sonore est utilisée pour redéfinir les
logiques sociales et musicales.
« Une sorte de pression montait »
7 Grand horon unique des salons de mariage (que toute ville, si petite soit-elle, se doit de
posséder en plusieurs exemplaires), petits horon qui poussent comme des champignons
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sur les hauts-plateaux lors des grands rassemblements estivaux, accompagnés de
détonations d’armes à feu, horon mis en scène pour les grandes occasions ou horon
esquissés à l’improviste, sur un bout de pelouse ou entre deux tables… cette danse fait
l’objet d’une passion locale, et quelque vieille femme impotente se trémoussera au son
du kemençe tandis que son mari vous glissera à l’oreille qu’elle fut en son temps une
danseuse hors pair.
8 Il est avant tout nécessaire de préciser que, de Trabzon à Artvin, ce nom de horon ne
désigne pas tant une danse unique qu’il n’en englobe toute une famille 10 et qu’on lui
ajoute très souvent une désignation territoriale (Pazar horonu, Trabzon horonu…),
ethnique (laz horonu, hemşin horonu), plus rarement de genre (kız horonu), la danse étant,
de nos jours, très majoritairement mixte. D’ailleurs, dans une région où, d’une vallée à
l’autre, l’on tient à marquer ses différences, le horon accuse de flagrantes disparités :
disparités de pas bien sûr, mais également de rythme ou de fonctionnement 11. Cette
précision faite, force est de constater qu’il s’en dégage une unicité suffisamment
marquante (ne serait-ce que dans cette volonté de tracer des frontières stylistiques),
pour qu’on puisse se permettre de considérer ces différentes danses comme autant de
variantes au sein d’un système commun, et ce d’autant plus que ces disparités ont déjà
commencé à se dissoudre sous l’effet d’une régionalisation de la musique.
9 De fait, pour un observateur peu coutumier de la région, rien ne ressemble plus à un
horon qu’un autre horon : ronde animée par les mouvements vigoureux – joyeusement
exagérés chez les jeunes hommes – et les cris des danseurs, tournant lentement autour
du musicien qui, debout au centre, martèle inlassablement un rythme soutenu à coups
de formules répétitives. La virulence des danseurs est ce qui frappe au premier abord :
vives clameurs, pieds frappés sur le sol…le silence dont fait état Nicolas Bouvier (à
Ordu, extrême Ouest de la région considérée) n’est pas la norme et, plus l’on se
rapproche du Caucase, plus les cris des danseurs s’intensifient, jusqu’à sciemment
couvrir la musique (lorsque cette dernière n’est pas amplifiée, évidemment). À l’opposé
d’autres danses de Turquie, comme le karşılama ou le zeybek, où le contact physique est
quelque fois recherché mais toujours soigneusement évité, il est ici une composante
fondamentale. Ce n’est d’ailleurs pas par le petit doigt que l’on se tient – comme pour la
plupart des danses anatoliennes ou égéennes en ronde ou en demi-cercle –, mais à
pleine main, sans se lâcher à aucun moment et en tirant allègrement sur les bras de ses
voisins : le nouveau venu est ainsi littéralement emporté par l’élan du groupe.
10 Le musicien, quant à lui, joue sans discontinuer (les instruments « ne marquaient
aucune pause », note Bouvier). Si c’est là une caractéristique partagée par nombre de
musiques de danse, le son continu12 du tulum ou du kemençe, rehaussé de trilles et de
petits jeux polyphoniques qui ne laissent pas de place au silence, semble avant tout
offrir un tapis sonore et une ossature rythmique13, un espace pour la danse. D’ailleurs,
par « horon » s’entend généralement ce temps de musique (et de danse) ininterrompu,
long d’au moins plusieurs dizaines de minutes de musique, où viennent se succéder
chansons (türkü) et airs de danse (horon havası). En cela, le horon ne suit pas – dans son
développement général – une structure stricte, si ce n’est le sentiment qu’il donne
d’une accélération progressive ; sentiment souvent renforcé par le glissement d’un
rythme aksak à un rythme régulier (de 7/8 à 4/4 vers Trabzon, de 5/8 à 4/4 vers Rize)
et qui tend vers une certaine intensité. On peut malgré tout relever la récurrence d’un
long cycle en trois phases et guidé par la même logique de tension (« Une sorte de
pression montait. […] J’avais l’impression déplaisante qu’on chargeait méthodiquement
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un fusil par la gueule »), cycle qui nécessite l’intervention orale d’un meneur (ce rôle
peut être tenu par le musicien, par l’un des danseurs ou, plus rarement, par un
personnage externe à la danse) et qui pourra se répéter plusieurs fois14 :
Les pas de base constituent l’entame et la majeure partie de la danse, ponctués d’autres
figures simples laissées au gré des danseurs. Durant cette phase, selon la localité et le
contexte, peuvent prendre place des chansons (türkü).
Au signal, les bras se lèvent progressivement, tendus à hauteur de tête, s’accompagnant
souvent (mais pas nécessairement) d’un changement dans la musique et de mouvements
moins amples.
À un second signal, crié, la tension est rompue : les bras sont jetés vers le sol, le buste en
avant, dans un cri de joie collectif. Durant un court laps de temps, et sans que cela
n’implique nécessairement de changements notables ni dans les pas ni dans la musique, les
mouvements sont exécutés dans une joyeuse exagération, paroxysme d’intensité qui
s’estompe rapidement avant un retour à la première phase (qui durera sensiblement moins
longtemps que lors de sa première occurrence, la danse touchant alors généralement à sa
fin) ; déferlement d’énergie quasi-cathartique où la musique instrumentale tient le second
rôle – toute l’intensité étant focalisée sur les danseurs.
Une danse guerrière ?
11 Que Nicolas Bouvier lie implicitement, dans ses impressions, cette danse à l’activité
guerrière (« Le village rival, s’il existait quelque part dans cette jungle brumeuse, ferait
bien de ne dormir que d’un œil ») n’est pas anodin. Cette démonstration de virilité (si la
danse est mixte, ce sont les hommes – et parmi eux particulièrement les plus jeunes –
qui lui impriment son mouvement, eux qui se distinguent par l’exubérance de leurs
gestes et de leurs cris), débauche d’énergie qui touche à la violence, entre en résonance
avec les faits locaux de vendetta ou de fanatisme que tout un chacun peut avoir à
l’esprit, et ne manque pas de produire un effet intimidant sur l’auditeur étranger.
12 Pour autant le horon n’est pas une danse guerrière, on n’y cherche pas à impressionner
un ennemi imaginaire, ni à offrir à la société, réunie en public, une image guerrière
d’elle-même, au contraire. Pour impressionner, il faut faire front, faire spectacle. Le
zeybek – cette danse individuelle aux gestes ostentatoires du sud-ouest du pays qu’a
étudié Jérôme Cler (1998) –, vers lequel convergent tous les regards, peut-être. Peut-
être aussi cette « danse aux couteaux » (bıçak dansı), autre danse du littoral pontique
passée dans le domaine folklorique, où, aujourd’hui, deux enfants 15 simulent un combat
au milieu de l’attroupement formé par la communauté. Mais rien de cela dans le horon.
À l’opposé, le public y est étrangement absent. Absence relative bien sûr, et il y a
toujours des spectateurs occasionnels, des curieux qui se pressent autour du cercle,
mais sans cesse repoussés par le mouvement de recul qu’il opère. D’ailleurs, comme en
témoigne Bouvier, de l’extérieur on ne voit rien, ou pas grand-chose (« Quand nous
tentions d’approcher pour mieux voir les instruments, une houle d’épaules et d’échines
tendues nous repoussait vers l’extérieur »). Anti-spectacle : plus que nié, le public est
repoussé, refoulé. La violence perçue acquiert dès lors un sens foncièrement autre.
Dans ce cercle qui concentre toute son énergie vers l’intérieur, qui ne se laisse ni cerner
ni complètement apercevoir, elle est à la fois la condition sine qua non et l’expression de
la cohésion de la communauté. En liant, dans son Archéologie de la violence, l’utilisation
de la violence à l’idéal d’un « Nous » indivisé 16, Pierre Clastres touche au cœur du
problème ; ce vers quoi tendent les marques de « violence » décrites précédemment –
1.
2.
3.
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importance du contact physique, exagération des mouvements, tension, cris collectifs
–, c’est avant tout à la synergie du groupe.
13 Si, à ce niveau d’analyse, un parallèle entre ce « Nous » et le groupe des danseurs serait
probablement trop hâtif, l’indivision qu’évoque Clastres étant avant tout sociale, l’on
peut toutefois le rejoindre sur deux points : la constitution d’un groupe fort (« Nous »)
implique nécessairement un mouvement de mise à distance (« Nous exclusif des
Autres »), les logiques d’intégration et d’exclusion fonctionnant de paire. Ainsi les
mouvements qui entraînent la synergie de la danse provoquent simultanément le recul
du public : en le rejetant en dehors, ils permettent la définition claire du groupe ; cette
mise à distance traduit un rapport étroit au territoire, « exclusivité dans l’usage du
territoire » qui réalise spatialement l’opposition « Nous »/» Autres ». L’énergie dégagée
par les danseurs vient, de fait, actualiser et renforcer la division spatiale latente dans
toute ronde, danse communautaire par excellence 17 : espace intérieur/espace extérieur.
Le dehors et le dedans
14 Le horon comme élément incontournable de sociabilité est tout entier construit sur
cette opposition : ou l’on est dedans (et l’on est porté par la synergie) ou l’on est dehors
(et l’on est d’office exclu du jeu), mais il n’y a pas d’entre-deux, cette position
intermédiaire qu’est celle du spectateur en interaction avec les danseurs ou le musicien
(en allant placer un billet dans la poche du musicien, en demandant une chanson, en
félicitant ou en encourageant un danseur, en exprimant son contentement à une
phrase musicale, en participant tout simplement par des cris ou des applaudissements) 18. Cela ne signifie pas, bien sûr, qu’il n’existe pas un public, ni n’empêche qu’une
circulation s’organise entre ces deux espaces : si l’extérieur du cercle est un hors-
territoire (et cette affirmation demanderait à être tempérée 19), l’espace intérieur
acquiert une importance fondamentale et devient, dès que le cercle s’agrandit
suffisamment, un espace privilégié.
15 Ce phénomène est particulièrement frappant aux environs de Trabzon : parcouru par le
musicien, mobile (que ce soit le kemençe, le tulum ou le zurna, les instruments locaux se
jouent debout), l’intérieur du cercle accueille régulièrement les personnes dans
l’incapacité de danser (personnes âgées, enfants en bas âges…) qui se regroupent alors
au centre, assises par terre. C’est à l’intérieur également que se glissent les curieux
pour filmer la scène avec leur téléphone portable. À l’intérieur encore que, lorsque la
ronde arrive à un point d’extension critique, se recrée un second cercle, plus restreint.
Que ce second cercle puisse ne pas en être un et qu’on puisse alors se contenter d’un
demi-cercle est, peut-être, révélateur d’un rapport distinct à l’espace qui prévaudrait
au sein de la ronde : danse d’extérieur, le horon recrée un intérieur, il produit du
territoire.
16 Et très exactement, dans certains cas, reproduit symboliquement un territoire
préexistant. Ainsi dans les pâturages d’été d’Honofter (Honofter yaylası), lors du festival
annuel rassemblant villes et villages alentour, et alors que l’on a du mal à circuler entre
la foule, la scène, les tentes, les danses improvisées çà et là, un horon dégage un vaste
espace au centre duquel trône une banderole, tenue par des enfants 20, où l’on peut lire
en lettres rouges : TONYA. Ce sont les hommes de la ville éponyme qui forment leur
propre horon, flanqués de leurs propres musiciens (cinq kemençe, un davul et un zurna ne
seront pas de trop pour concurrencer la sono voisine). Et avant que la danse ne rentre
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dans le vif du sujet, c’est le maire de la ville (issu d’une importante famille agnatique
locale) qui fait le tour de l’immense cercle en trottinant, suivi des musiciens et acclamé
par les participants. S’il y a, à l’évidence, une bonne dose de mise en scène dans ce cas
précis – minutieusement préparé les jours précédents et où se joue une partie de la
fierté locale, les habitants de Tonya n’hésitant pas à s’autoproclamer centre (ana
merkez) du horon –, il illustre à outrance la valeur territoriale qui est octroyée au horon.
Les quelques jeunes danseurs du village voisin d’Ağasar qui se sont joints à la ronde de
Tonya ne sont là qu’à titre d’invités dans un territoire ostensiblement signé et qui n’est
pas le leur, ce que ne manquent pas de préciser les observateurs avertis.
17 La dichotomie dehors/dedans que cristallise cette danse communautaire se retrouve à
d’autres niveaux d’analyse de la société pontique, confirmant au passage, et si besoin
était, la corrélation qu’établit Claude Lévi-Strauss entre structures spatiales (dont celle,
instable et éphémère, de la danse) et phénomènes mentaux 21. Deux exemples
suffiraient à expliciter ce parallèle. Prenons tout d’abord le rapport à l’espace
habitable, l’« aménagement du territoire » pourrait-on dire, organisé, sur toute la côte
orientale, autour d’un système de vallées « bipolaires » : à une extrémité le littoral –
espace ouvert de commerce et de conflit – à l’autre les villages montagnards – espace
fermé de tradition et d’entre-soi. La montagne escarpée et brumeuse tient, en tant
qu’espace intérieur, une place privilégiée dans les consciences, qui a de tout temps
servi à la fois de refuge 22 et de cachette 23.
18 Un autre exemple nous est donné par le système fermé de parentèles (akraba) qui
cloisonne les relations sociales. Nicolas Bouvier en a fait l’expérience,
Fig. 1. Les hommes de la ville de Tonya lors d’un festival sur les hauts-plateaux de Kadirga.
Province de Trabzon, 16 juillet 2010. Photo Nicolas Elias.
dans ces montagnes où l’étranger est rarement le bienvenu (« Personne n’avait
répondu à nos saluts ; on nous ignorait complètement »). Seul le statut d’invité
(misafir) – statut lui-même raccordé à une famille patronymique, on n’est jamais que
l’invité de quelqu’un – y offre une place ponctuelle. D’étranger à invité, du dehors au
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dedans, il s’opère alors un changement notable : les regards froids et silencieux qu’on
jette à l’inconnu (forcément espion ou malveillant) de passage dans telle petite ville de
montagne deviennent sourires bienveillants et paroles de bienvenue dès qu’on apprend
qu’il est l’invité d’une famille locale. Ce dernier détail rejoint un point important déjà
noté dans le cas du horon : l’intérieur se réalise par exclusion de l’extérieur, la cohésion
du groupe est fonction de la mise à distance constante qu’il oppose à ce qui lui est
étranger – » l’indivision interne et l’opposition externe se conjuguent, chacune est
condition de l’autre » (Clastres 1999 : 19) – ; plus prosaïquement, ce qui était perçu
comme violence de l’extérieur ne l’est plus de l’intérieur, la violence comme
intimidation n’ayant pour but que de maintenir la séparation mentionnée 24.
La violence comme frontière d’un entre-soi ?
19 Dans cette logique, la violence interviendrait-elle comme la frontière d’un entre-soi ?
D’évidence, l’effervescence locale va de pair avec une forme d’autarcie, toute aussi
flagrante au niveau national. Pour comprendre l’usage qui en est fait, il faut là encore
quitter l’aire de danse et se reporter aux travaux anthropologiques menés dans la
région par Michael Meeker. En s’appuyant sur les écrits de voyageurs de passage et de
consuls européens en poste à Trabzon lors des guerres intestines du XIXe siècle, il
analyse le déroulement et la portée réelle de ces conflits armés. Quelques-uns de ces
témoignages sont particulièrement éloquents quant à la logique mise en œuvre et
semblent corroborer cette hypothèse. Ainsi le constat que dresse le consul britannique
Guarracino, au fait des arrangements passés entre deux chefs locaux :
Uzunoglu Mehmet Agha, le commandant des troupes d’Osman Pacha, vint àMiruvet ; Kior Hussein Bey et Uzunoglu s’étaient mis d’accord pour qu’unaffrontement factice prenne place sur les rives opposées du fleuve, mais sansqu’aucune des deux factions ne fasse directement feu sur leurs opposants. Leshommes maintinrent un feu nourri pendant deux jours, et bien sûr sans qu’aucuncoup ne fasse effet. Les troupes, qui étaient apparemment ennemies durant le jour,traversaient le fleuve en bateau durant la nuit et festoyaient ensemble (Meeker2002 : 210).
20 Ou encore le témoignage du voyageur Fontanier évoquant des scènes de guérilla dans la
ville même de Trabzon (« Il est difficile d’imaginer une anarchie plus complète ») tout
en soulignant que « ces combats sont plus bruyants que meurtriers parce qu’il apparaît
souvent à la fin du combat que personne n’a été tué ni même blessé » (Meeker 2002 :
212). S’il s’agit là d’événements épisodiques au milieu de faits de guerre réels
(massacres, pillages, exécutions…), ils illustrent comment une logique guerrière
interne, et plus spécifiquement ici les démonstrations de force et l’éclat des armes, est
utilisée pour tenir à distance les indésirables : c’est précisément par l’état (quelquefois
soigneusement simulé) d’« anarchie » interne, de « barbarie » dira plus loin un autre
voyageur (Meeker 2002 : 235), qu’est atteint l’entre-soi désiré.
21 Et pourtant, malgré l’acuité de ces témoignages, la violence ne peut être réduite à une
volonté d’intimidation, loin de là ; nous avions noté qu’elle visait avant tout à la
synergie. En ce sens, la logique d’exclusion n’est jamais première : elle ne doit être
appréhendée que comme épiphénomène, réplique au sens sismologique d’une
puissante logique interne d’intégration. Dans le horon, le même équilibre prévaut et
l’étranger en fait facilement l’expérience : tenu à distance par la rangée de dos qui le
repousse (et peut-être intimidé par les cris), s’il fait l’effort de dénouer deux mains
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pour se glisser dans le cercle, il est rapidement entraîné par l’énergie de ses voisins
(voir infra à propos du statut d’invité conféré aux danseurs du village voisin dans le
horon de Tonya). Le nouveau venu ne sera pas mis en quarantaine, au contraire ;
ignorant qu’il est des mouvements, il aura droit à une double ration d’énergie qui le
propulsera dans la ronde. De même, si l’on signalait en introduction la (très) mauvaise
réputation des habitants d’Of, liée en majeure partie à leur intolérance religieuse, il
faut admettre qu’ils jouissent en retour d’une longue tradition de prosélytisme : la
violence religieuse (dont la réputation est loin d’être exagérée…) n’est pas tant exercée
pour repousser le mécréant que pour intégrer le futur croyant 25. Mise en demeure face
au fait religieux (et à ce jeu là, mieux vaut être chrétien qu’athée…), elle procède avant
tout d’une logique d’intégration (par la conversion espérée). À un niveau plus large, les
historiens n’ont pas manqué de souligner l’extraordinaire faculté d’assimilation de la
région face aux éléments exogènes, allant jusqu’à évoquer une « exception pontique »
(Bryer 1975), exception dont on retrouve aisément les traces de nos jours 26. Aujourd’hui
encore, la ferveur (régulièrement violente) religieuse comme nationaliste joue pour
beaucoup à la fois dans la cohésion de la région et dans son intégration à l’espace
national.
22 Si les marques de violence viennent incontestablement tracer une frontière (poreuse),
comme nous l’avions relevé dans la division spatiale du horon, la question est alors de
savoir sur quels critères s’établit cette frontière. C’est au détour d’une remarque de
Meeker que l’on trouve des éléments de réponse. Relatant un fait similaire aux
précédents, il conclut : « Ce qui fait de Sürmene une terre promise pour ses habitants,
leur expérience de (la) sociabilité, est exactement ce qui en fait un enfer pour ceux venant
de l’extérieur » (Meeker 2002 : 235) 27. Ce constat d’une sociabilité locale basé sur ce qui
pourrait était perçu, de l’extérieur, comme une expression de violence fait écho aux
travaux de George Drettas s’interrogeant sur la cohabitation, avant l’échange de
populations de 1923, entre chrétiens orthodoxes et musulmans dans la région (Drettas
1989). Analysant les mécanismes identitaires qui régulaient leurs relations de voisinage
(par l’étude de la figure guerrière de saint George), il fait l’hypothèse d’une sociabilité
commune, interreligieuse et interethnique, à travers un modèle héroïque. De violent à
héroïque, il se joue un glissement notable, qui implique un regard fondamentalement
différent sur l’usage de la violence.
23 Les Lazes (et plus globalement les « Karadenizli orientaux »), population virulente et
rebelle, de tous temps marginale par l’état d’anarchie qu’elle entretenait
soigneusement, ne se sont jamais autant intégrés à l’Empire ottoman puis à l’État turc
(auxquels elles appartenaient de facto) que par les guerres qu’ont mené ces États
(excellents marins, garde-frontières par la force des choses, les Lazes se sont distingués
dans toutes les guerres). Et l’on pourrait de la même manière se demander en quoi leur
adaptation réussie à la nation turque, si surprenante dans le contexte nationaliste (c’est
un exploit de pouvoir revendiquer si fièrement une affiliation ethnique différente dans
un État idéologiquement mono-ethnique) ne résulte pas d’une conformité à ce même
idéal héroïque que porte le nouvel État 28.
La figure du meneur
24 Revenons à l’aire de danse. Nous avions jusqu’à présent limité notre analyse des
clameurs et des expressions de virilité à une sociabilité subordonnée aux logiques de
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cohésion et d’intimidation (c’est à dire leur impact sur la formation du groupe), en
faisant l’impasse sur le poids qu’exercent ces éléments sur le fonctionnement interne
de certains horon (c’est-à-dire leur rôle dans l’organisation de ce groupe). Il faut, pour
constater cela, s’éloigner de Trabzon et pénétrer au cœur du pays laze, la « vallée des
tempêtes » (fırtına vadisi) qui s’ouvre non loin de la ville d’Ardeşen (préfecture de Rize)
et où le tulum est roi. Alors que plus à l’ouest (aux environs de Trabzon) le déroulement
de la danse est entièrement du ressort du musicien, il se joue ici un jeu plus complexe :
celle-ci est de bout en bout emmenée par un ou plusieurs meneurs successifs, qui se
comptent parmi les danseurs et ne sont pas clairement désignés d’avance. L’action de
ce meneur, mais également les mécanismes régulant sa prise de fonction, illustrent au
mieux l’ingérence de la virulence des participants dans le déroulement de la pratique
musicale.
25 Concentrons-nous en premier lieu sur le rôle que joue, une fois désigné, ce meneur.
Divergeant selon les lieux 29, le nom attribué à cette fonction est déjà d’une éloquence
frappante : horon başı (« chef du horon »), komutçu (« donneur d’ordre » 30), horon
vurdurur (« celui qui fait battre le horon »)… Dominant l’assemblée de sa voix et de ses
gestes, c’est lui qui impulsera au groupe la dynamique nécessaire, en l’encourageant et
en montrant l’exemple, lui qui montrera, tout en les dictant à voix haute, les figures à
effectuer (yerinde oyna : sur place), lui qui lancera les chansons, reprises à l’unisson par
les danseurs et attrapées à la volée par le musicien, lui qui commandera le changement
de rythme (s’il a lieu), de 5/8 à 4/4, lui surtout qui gèrera le cycle évoqué
précédemment et la tension qui en résulte (au cri de yüksek oyna, « joue haut », les bras
se lèvent, qui s’abaissant avec force cris au signal explicite de sesler beraber, « les voix
ensemble » 31).
26 Que ces mouvements impliquent nécessairement des changements musicaux (de
rythme, de tempo, de mélodie, de phase du cycle) suppose en retour une constante
interaction avec le musicien (par la voix, les gestes, le regard), interaction qui est
toujours à l’initiative du meneur. Selon les dires de meneurs le (bon) musicien doit
pouvoir répondre (au doigt et à l’œil) aux plus légers changements de tempo ou de
mélodie qu’indiquerait, de la voix ou du pied, le meneur. Ce dernier peut aller jusqu’à
dicter au joueur de tulum les motifs rythmico-mélodiques qu’il doit jouer à l’aide
d’onomatopées (« lit » et « lut »). Logique qui trouve son paroxysme à l’extrême est de
la région (préfecture d’Artvin), près de la frontière géorgienne, où, dit-on, il n’est pas
rare de voir des musiciens harassés par les sollicitations des danseurs.
27 Si les modalités de cette interaction ne sont ni similaires d’un lieu à l’autre, ni – en
l’état des recherches – clairement analysables, deux points méritent d’être relevés :
c’est en canalisant l’énergie du groupe (sesler beraber) que le meneur peut escompter
imposer sa volonté au musicien ; musicien auquel, quand cette logique est poussée à son
paroxysme, il fait violence ;
les cris et les bruits de pas du groupe ne couvrent pas tant la musique qu’ils ne la guident.
Marquant du pied le rythme, le meneur prend, littéralement, le pas sur le musicien.
28 À première vue, les meneurs se distinguent donc par leurs qualités « viriles » : une voix
qui porte, des gestes délurés, une énergie communicatrice (ce sont souvent des
hommes jeunes), qualités qui acquièrent ici une fonction précise dans le déroulement
de la danse. Si les femmes se joignent sans souci à la danse, et s’il est possible – à de
rares occasions – de les voir jouer d’un instrument, il est plus qu’improbable qu’elles se
mêlent de mener la danse. L’analyse révèle pourtant une autre dimension de ce rôle : à
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la fois figure virile et virulente – donc touchant à la violence –, le meneur est également
(« surtout » préciseront les intéressés) le dépositaire d’un savoir spécifique (figures,
déroulement général du horon, chansons aux paroles en partie improvisées…), tout
comme le garant d’une sociabilité (responsable de la danse, responsable aussi de la
hiérarchie, du non-conflit),et l’on retrouve en filigrane le modèle héroïque qu’évoquait
Drettas.
29 Ces pré-requis réduisent considérablement le nombre de meneurs potentiels présents
dans la ronde, qui se feront connaître par leur vitalité et leur participation active à la
danse. Si l’un d’eux prend de facto l’ascendant sur les autres, et ce sans qu’il n’y ait
matière à conflit, ces derniers, par la même attitude qui a permis au premier de
s’imposer, feront savoir qu’ils sont capables – et désireux – d’assumer cette fonction,
n’hésitant pas à venir légèrement empiéter sur le territoire du meneur en titre (rien
n’empêche a priori un autre danseur de proposer une chanson ou une figure de danse).
30 Là encore, faute d’informations suffisantes, il est difficile de rendre compte des
mécanismes exacts qui régissent, ou devraient régir, la prise et la passation de fonction
dans un contexte « traditionnel 32 » – selon les intéressés, « au village » la préséance
laisserait ce rôle à une personnalité éminente (et âgée) qui le délèguerait ensuite aux
plus jeunes. Au regard des diverses situations auxquelles nous avons pu assister, le
cadre semble plus souple qu’il n’y paraît, et ce d’autant plus que de nombreuses
inconnues rendent difficile toute conclusion hâtive. Que ce soit entre les différents
meneurs potentiels ou entre musicien et meneur, les relations ne sont pas fixes et
dépendent en grande partie des positions et des interactions prévalant hors de la
danse : si l’on est entre amis, on connaîtra d’avance le meneur le plus doué ; si par
contre les danseurs sont en partie, comme c’est souvent le cas, des inconnus, il
s’établira parfois un réel rapport de force qui, sans jamais dégénérer en conflit ouvert,
se traduira au contraire par une surenchère d’énergie ; si, d’autre part, le musicien est
réputé on l’écoutera plus docilement, probablement parce qu’on lui fera alors crédit
d’un savoir plus authentique… Analyser toutes les situations possibles ne rentre pas
dans notre propos : il serait plus judicieux de penser l’intérieur de ce horon laze comme
d’un champ de force où interagissent position sociale, compétences particulières
(celles, spécifiques, du musicien et du meneur) mais également force physique dans un
équilibre rarement atteint, mettant de ce fait en exergue la position délicate qui est
celle du meneur, à la fois détenteur ponctuel d’un pouvoir fort sur le groupe et objet
d’un consensus constamment remis en question par ce même groupe.
Le refus de l’exo-nomie
31 L’analyse du horon par le prisme de cette figure du meneur, si nécessaire au bon
déroulement de la danse, permet donc de distinguer grosso modo deux types
d’organisation : alors qu’à l’ouest, le rôle est assumé par le musicien 33 – meneur désigné
d’avance et extérieur au groupe des danseurs, maîtrisant tous les éléments de la fête – à
l’est, le meneur, figure ponctuelle, s’oppose ou soumet le musicien à ses ordres en
s’affirmant avec virulence comme porteur de la volonté du groupe 34.
32 À ce découpage, trop grossier pour être pertinent, répond un autre, établit par Michael
Meeker. Décrivant la situation politique de la région au cours du XIXe siècle, il distingue
de manière similaire, mais avec les guillemets nécessaires, la côte est de Trabzon
« ingouvernable » – aux mains de chefs de guerre locaux – de la côte ouest
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« gouvernable » – zone sous contrôle du gouvernement central – (Meeker 2002 : 216).
Dans cette corrélation sommaire entre organisation du horon et organisation
sociopolitique, l’on peut tenter un rapprochement entre la situation du meneur à l’est,
donneur d’ordre (komutçu) et meneur d’homme (horon başı), et celle de ces anciens
« maîtres de vallée » (derebey), que Meeker décrit comme détenteurs d’un « pouvoir
souverain à travers une association interpersonnelle » (Meeker 2002 : 390) : s’imposant
par sa virulence (mais pas nécessairement par la violence) 35, l’individu canalise
l’énergie de ses associés pour assurer l’intégrité et l’autonomie du groupe. C’est là un
élément clé des analyses de Meeker concernant l’organisation sociopolitique en vigueur
à l’est du littoral : la violence comme détournement dans l’intérêt du groupe.
Détournement prosaïque de flux commerciaux – ainsi, l’état d’anarchie soigneusement
entretenu à Trabzon (voir supra) était le fait de chefs d’autres villes côtières orientales
qui, par ce chahut, détournaient le commerce florissant (la ville était alors un port
important sur la route commerciale Orient-Occident) vers leurs propres ports, plus
petits mais moins dangereux 36 – mais également détournement constant du contrôle
étatique, d’un contrôle extérieur – que ce soit en le combattant, en l’intimidant ou en
l’infiltrant – et il rejoint en cela les thèses de Clastres. Or la virulence du meneur, qui à
la fois entraîne et répond à celle des danseurs, n’est-elle pas, elle aussi, le
détournement d’une certaine logique musicale, logique dominante accordant au
musicien les pleins pouvoirs ? Lortat-Jacob 37 avait déjà noté à quel point le contrôle de
la production musicale constitue un enjeu majeur pour certaines sociétés rurales. Ce
refus de la communauté de se faire dicter sa musique se double ici du refus de déléguer
au musicien le contrôle de ce moment communautaire privilégié qu’est la danse. Les
cris et les bruits de pas qui guident et couvrent l’instrumentiste ne sont-ils pas plus
largement le refus d’une situation d’écoute passive, refus d’une domination sonore par
le musicien ? Hold-up sur les pouvoirs généralement dévolus à ce dernier, participation
active et sonore à la danse qui semble trahir une contestation plus profonde sur
laquelle Pierre Clastres met le doigt : « le refus de l’exo-nomie, de la Loi extérieure,
c’est tout simplement le refus de la soumission » (Clastres 1999 : 20).
Épilogue
33 À l’analyse, la violence postulée du horon éclate en une myriade de logiques : synergie,
opposition, insoumission, mouvement continu… On se frotte les yeux et les oreilles :
quelle violence ? N’est-on pas parti tête baissée à la recherche de ce que l’on nous avait
tant promis ? Car, là-dessus, les témoignages sont unanimes : ceux des voyageurs du
siècle passé, celui frappant de Nicolas Bouvier, ceux d’amis ou d’inconnus turcs (même
sur place, l’on vous découragera d’aller spécifiquement dans telle ville), nos propres
impressions … Un malaise persistant à certains endroits, des regards trop cru, un
niveau de décibels légèrement trop élevé, des codes non partagés : le problème est
peut-être là, tout cela n’est-il pas qu’une affaire de perception, de proportion ?
Alexandre Toumarkine relève le même phénomène pour la réputation d’imbécilité que
traînent les lazes : on vous dira qu’elle est fondée, pas ici évidemment, mais rendez
vous dans le village (ou la vallée) d’à côté, et là vous verrez… Notions fuyantes, rétives à
l’analyse, qui cachent plus qu’elles ne montrent. Il serait pourtant trop facile de mettre
ces impressions sur le compte d’un relativisme culturel et indélicat de croire que la
violence se résume à des logiques dont les acteurs n’ont pas conscience. Si le horon n’est
pas une mise en scène, il n’en est pas moins le temps attendu de l’excès sonore et
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physique, temps de rupture dans un quotidien en coupe réglée (code de l’honneur,
règles religieuses…). Territoire symbolique, il est aussi terreau à émotions,
bouillonnement de passions violemment partagées, catharsis.
34 Il faudrait alors revenir sur nos premières constatations : le horon n’est peut-être pas
une danse guerrière mais il se joue là quelque chose qui tient d’une danse de guerriers. Si
le zeybek, « théâtralisé », raconte une histoire de bandit (celle d’un outsider qui se
soustrait à la société, et l’on rejoue indéfiniment, dans les plaines, un improbable
départ vers les montagnes, l’on rejoue indéfiniment les histoires mythifiées d’ancêtres
insoumis38), le horon débridé célèbre la puissance de ses participants ou peut se
percevoir comme un dispositif destiné à la laisser s’exprimer (à la contraindre à
s’exprimer ?). L’un se remémore des guerres passées, l’autre semble préparer la
suivante. Un ethos guerrier donc, comme clé de voûte de cette danse ? Cela nous renvoie
à l’étude qu’a consacrée Dumézil (loin d’être ignorant des réalités du Caucase) à la
figure du guerrier dans les mythologies indo-européenne, Heurs et malheurs du guerrier
(Dumézil 1989) : la violence n’est qu’un des attributs de celui-ci – ou plus exactement
un recours : la possibilité de la violence – aux côtés des notions plus fondamentales de
force, d’éclat, de démesure (ubris)… Moment de fête, de partage, de plaisir, le horon est
avant tout une explosion : explosion de joie, de violence, d’émotions, de cris,
qu’importe ; et l’on pourrait lui appliquer les mêmes mots : force, éclat, démesure.
35 Dumézil encore : « Et surtout le guerrier, par le fait qu’il se met en marge ou au-dessus
du code, s’adjuge le droit d’épargner, le droit de briser entre autres mécanismes
normaux celui de la justice rigoureuse, bref le droit d’introduire dans le déterminisme
des rapports humains ce miracle : l’humanité » (Dumézil 1989 : 129). Force qui est avant
tout force de transgression : transgression de l’appareil étatique pour Clastres,
transgression des cadres ethnico-religieux pour Drettas… où la violence physique
intervient en réponse à une violence symbolique. La violence sonore également peut se
percevoir comme transgression, rupture des cadres d’écoute traditionnels. En
introduisant la notion de violence dans le rapport musiqué-musiquant, ce type
d’organisation renverse la question : n’y-a-t-il pas une certaine violence symbolique
dans la situation d’écoute passive qui fait loi 39 ?
BIBLIOGRAPHIE
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Nanterre, sous la direction de Jean During.
Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010
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DRETTAS Georges 1989 « Saint Georges le fou, un modèle de patron. Contribution à l’étude
critique des mécanismes d’identité ethnique », in F. de Sivers, dir. : Questions d’identité,
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LORTAT-JACOB Bernard 1994 Musiques en fête. Maroc, Sardaigne, Roumanie. Nanterre : Société
d’ethnologie.
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University of California Press.
TOUMARKINE Alexandre 1995 Les Lazes en Turquie (XIXème-XXème siècles). Cahiers du Bosphore XI.
Istanbul : Les éditions Isis.
NOTES
1. Cette dénomination englobe usuellement les préfectures de Trabzon, Rize et Artvin.
2. Ajoutons à cela une réputation d’idiotie qui en fait l’objet d’innombrables blagues à travers
tout le pays.
3. « Comme à la fois Anthony Bryer et Xavier de Planhol l’ont indiqué, les hautes chaînes
pontiques ont joué un rôle décisif dans la détermination d’une histoire distincte pour la côté
orientale de la région » (Meeker 2002 : 90).
4. Jusqu’au XIXe siècle, le cabotage était encore le moyen le plus simple de circuler le long de la
côte (Toumarkine 1995 : 9).
5. Puis, au début du XXe siècle, contre les invasions russes.
6. Le Oflu hoca, « hodja d’Of », est l’objet d’innombrables histoires. Plus généralement, les
habitants de la ville (Oflu) sont stigmatisés pour leur roublardise dans des proverbes qui les
dépeignent comme plus rusés que le diable ou que des serpents.
7. Réhabilitation qui se limite aux chansons, les musiques de danse restant indigestes pour une
grande partie du public (mais sont-elles jouées pour être écoutées ?).
8. Notons que l’auteur n’est pas néophyte en matière de musique et que, lui-même musicien, il
effectuera de nombreux enregistrements au cours de son voyage.
9. La transposition des thèses de Clastres à notre étude peut sembler peu appropriée. Loin de
nous l’idée de comparer les sociétés étudiées ou de tenter une anthropologie politique : nous
émettrons plus simplement l’hypothèse de concordances dans l’utilisation récurrente de la
violence au sein d’une société.
10. Ce mot signifie « danse » dans le dialecte grec pontique et ne désigne donc pas, à l’origine,
une danse spécifique. On retrouve d’ailleurs des noms similaires dans tous les Balkans (oro en
Macédoine, horo en Bulgarie, hora en Roumanie, koro en Serbie), souvent appliqués à des rondes.
11. Quant à la place du meneur, voir infra.
12. Et l’on notera l’absence de luths spécifiques à la région.
13. Il n’est pas rare que l’instrument se limite à la tonique, quelque fois alternée avec la quinte ou
l’octave, pour insister sur le sentiment rythmique.
14. Ou ne pas avoir lieu : quand le temps nécessaire à ces développements n’est pas disponible,
quand danseurs ou musicien n’ont pas les compétences requises, seule une phase, dont tout un
chacun connaît les pas, servira alors de plate-forme commune.
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15. « Bien souvent les adultes confient [aux enfants] les coutumes dont ils savent la désuétude, et
leur abandonnent des rôles (notamment musicaux) auxquels eux-mêmes ne croient plus »
(Lortat-Jacob 1994 : 9).
16. « Pour que la communauté puisse affirmer sa différence, il faut qu’elle soit indivisée, sa
volonté d’être une totalité exclusive de toutes les autres s’appuie sur le refus de la division
sociale : pour se penser comme Nous exclusif des Autres, il faut que le Nous soit corps social
homogène. » (Clastres 1999 : 13).
17. Cela s’explique bien sûr assez facilement par le fait que, dans l’absolu, tout un chacun est un
danseur potentiel et que la ronde engage d’office la communauté dans sa totalité : l’extérieur ne
peut alors qu’être l’étranger.
18. Là encore, le contraste avec le zeybek est frappant, où l’interaction avec le public, l’écoute
participative, est un élément central de la danse. Cf. l’analyse qu’en donne Jérôme Cler (1998).
19. Tourner le dos est en soi une attitude de communication explicite.
20. Cf. note 15.
21. « […] de nombreux documents attestent la réalité et l’importance de telles corrélations,
principalement en ce qui concerne, d’une part la structure sociale, et de l’autre, la configuration
spatiale des établissements humains : villages ou campements. […] On possède ainsi le moyen
d’étudier les phénomènes sociaux et mentaux à partir de leurs manifestations objectives, sous
une forme extériorisée et – pourrait-on dire – cristallisée. Or, l’occasion n’en est pas seulement
offerte par des configurations spatiales stables, comme les plans de village. Des configurations
instables, mais récurrentes, peuvent être analysées et critiquées de la même façon. Ainsi, celles
qu’on observe dans la danse, le rituel, etc. » (Lévi-Strauss 1974 : 347).
22. Évoquant l’époque byzantine, A. Bryer constatait déjà : « Dans les temps troublés, l’instinct
pontique à toujours été de se retirer dans les forêts escarpées » (Bryer 1975 : 120).
23. Les montagnes environnant Çaykara abritèrent ainsi de nombreuses écoles coraniques durant
leur interdiction par la jeune république turque. Aujourd’hui encore, les montagnes pontiques
recèle bien des surprises (particulièrement linguistiques…ou musicales !) et alimente bien des
rumeurs (rumeurs fondées de mafia, rumeurs persistantes de drogue ou rumeurs de nos jours
plus fantasques de « crypto-chrétiens », que l’on peut encore entendre en Grèce).
24. Notons au passage que, dans cette sociabilité qui fonctionne par exclusion, ou plus
exactement par retranchement (au sens littéral comme militaire), la dichotomie dehors/dedans
peut se répéter à l’envi, et l’on pourrait lui substituer l’image des poupées russes : décrivant, dans
la ville d’Of, ce lieu de sociabilité par excellence qu’est le café (de fréquentation exclusivement
masculine, faut-il le préciser ?), Meeker s’arrête longuement sur un détail frappant, la présence
d’une seconde salle plus petite à l’intérieur du café, et dédiée aux conversations plus
confidentielles, « une pièce dans une pièce » (Meeker 2002 : 348) qui rappelle singulièrement le
horon dans le horon que constitue le second cercle de danse.
25. Meeker relate la conversion espérée par ses interlocuteurs locaux. Tout voyageur de passage
pourra également en faire l’expérience.
26. La présence de musulmans grécophones est en soi exceptionnelle, mais la coexistence, aux
environs de Tonya, de villages grécophones et de villages parlant un dialecte turkmène atteste de
cette faculté d’assimilation de populations d’origines fondamentalement différentes au sein
d’une même culture.
27. Les italiques sont de nous.
28. Ainsi la garde personnelle de Mustafa Kemal était réputée pour être composée de « Lazes »
(ce qui était ethniquement faux même s’ils étaient originaires du littoral pontique oriental). Le
premier président de la Turquie n’a d’ailleurs pas manqué de souligner le soutien qu’ont apporté
les habitants de Trabzon à la révolution nationale.
29. Une question sur cette dénomination, posée à Istanbul à des musiciens originaires de lieux
différents, avait provoqué une longue discussion et amené une profusion de noms.
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30. Le mot komutçu semble être un néologisme local formé à partir du mot komut,« ordre », et du
suffixe -çu qui indique l’activité.
31. Exemple parmi d’autres.
32. Ou plus exactement un contexte villageois : köyde (« au village »)…mais bien sûr un village
« traditionnel ».
33. Quelques fois un meneur externe au cercle (donc non danseur) officiera de concert avec le
musicien ; c’est souvent un professeur de horon qui veille au grain.
34. Que, dans ce dernier cas, les cercles n’atteignent pas les proportions impressionnantes qu’ils
peuvent avoir aux environs de Trabzon n’est pas sans significations, et l’on rappellera que
Clastres lie le contrôle (conscient ou non) de la taille du groupe à la volonté d’autonomie qui
l’anime.
35. Il ne doit pas faire violence au groupe mais démontrer qu’il est en mesure de faire l’usage de
la violence que l’on requiert de lui.
36. À l’ère républicaine, détournement de fonds publics.
37. « […] les villages s’exposent constamment à perdre le contrôle de leur production musicale »
(Lortat-Jacob 1994 : 72).
38. Les turbulentes tribus turkmènes qui se sont installées dans ces territoires il y a plusieurs
siècles et dont la sédentarisation ne s’est pas faite sans heurts. Ainsi, à Acıpayam, petite ville
paisible, l’on se rappelle et l’on chante encore les hauts faits du Bey des Avşars dont on glorifie
l’esprit d’« indépendance et de rébellion » (Cler 1998 : 44). Plus généralement, le mot zeybek
renvoie simultanément à la danse et à la figure du « bandit d’honneur » que cette danse met en
scène.
39. Violence symbolique qui tient au pouvoir de la musique. Ce « pouvoir qu’exerce la musique »
devient par la force des choses « pouvoir qu’exerce le musicien sur l’auditeur ». N’est-ce pas
également une restriction de ce pouvoir qu’espère opérer – par des moyens et dans des optiques
fondamentalement différentes de celles que nous évoquions – moralistes et censeurs de tous
poils ?
RÉSUMÉS
Dans les chaînes des montagnes pontiques du nord-est de la Turquie, derrière les brumes d’une
des régions les plus pluvieuses au monde, se cache une mosaïque hétéroclite de peuples unis par
une passion commune pour les armes à feu, un nationalisme exacerbé, et une musique d’une
force inouïe où résonnent heurts et éclats. Aux portes du Caucase, la violence est omniprésente et
la musique n’échappe pas à cette fièvre… si elle ne participe pas à la mettre en scène. En étudiant
plus spécifiquement le horon, danse en cercle, danse de groupe menée autant par la vièle kemençe
ou la cornemuse tulum que par les clameurs des participants, il s’agira de mettre en évidence de
quelle manière une certaine violence (physique et sonore) redéfinit les logiques sociales et
musicales. Et ce faisant, partir sur les traces de Pierre Clastres (Archéologie de la violence).
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AUTEUR
NICOLAS ELIAS
Doctorant au Centre de recherche en ethnomusicologie (Université Paris-X Nanterre), sous la
direction de Jean During, et chercheur associé à l’Institut Français d’Etudes Anatoliennes. Il
étudie les musiques des montagnes pontiques (province de Trabzon, Nord-est de la Turquie) et
leur reterritorialisation en Grèce après l’échange de population de 1923. Dans le cadre du Master
2, il s’est intéressé à la pratique du lavta, et aux allers-retours de cet instrument entre Istanbul et
Athènes (« Lavta: étude pour un luth d’Istanbul», sous la direction de Makis Solomos, Université
Montpellier 3).
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Des affects entre guillemets.Mélodisation de la parole chez lesYézidis d’ArménieEstelle Amy de la Bretèque
1 Alagyaz, village yézidi du plateau d’Aparan, Arménie, avril 2007 1.
2 Assise à la table de sa cuisine, les coudes posés sur la nappe en toile cirée jaunie, Altûn
Mîrzoevna discute de tout et de rien avec Cemilê, l’infirmière du village. Coût de la vie,
astuces pour maigrir, charme de Poutine, interdits alimentaires, Altûn commente avec
entrain et humour. La conversation suit son cours. Le sujet de l’assassinat à Moscou en
1996 de Çeko Xidir, chef de gang yézidi est abordé. Altûn soupire. Mère de trois filles et
d’un fils, Altûn fait partie de ces femmes dites « au cœur brûlant » (dilşewat), celles qui
vivent un chagrin inconsolable, un deuil non accompli. Altûn dit avoir perdu la vie à la
mort de son fils, tué en Ukraine. « Depuis que mon fils est mort, je ne chante plus, je dis
des paroles sur mon fils », dit-elle. Au village, Altûn est connue pour ses « paroles sur »
(kilamê ser).
3 Les Yézidis réservent le mot chant (stran) aux répertoires liés à la fête et à la joie. Les
répertoires de la peine et de la nostalgie sont qualifiés de kilamê ser, littéralement
« parole sur… » ou « parole à propos de… » 2. Il n’est ainsi pas rare qu’au fil d’une
conversation, l’interlocuteur, ou plus fréquemment l’interlocutrice, entame un kilamê
ser. Cet énoncé mélodisé peut être un éclairage ou une précision concernant le sujet
abordé au préalable dans la conversation. Il est alors un développement mélodisé d’une
pensée exprimée d’abord par la parole. Le passage à la partie mélodisée est souvent
progressif. Certaines phrases sont entre le parlé et le chanté, on glisse d’un type
d’énonciation vers un autre. Parfois aussi, cette « parole sur » vient s’insérer dans la
conversation comme une parenthèse. N’ayant rien à voir avec ce qui a été dit
auparavant, ni ce qui va être dit par la suite, l’énoncé est alors un moment
d’épanchement d’une douleur personnelle. Les « paroles sur » permettraient d’apaiser
un cœur brûlant (dilşewat). Ces paroles mélodisées sont en effet des énonciations liées à
la douleur, à la peine, à la nostalgie : décès d’un proche, situation d’exil.
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4 Cette pratique de mélodisation de la parole de peine dans la conversation courante
n’est pas spécifique aux Yézidis de Transcaucasie. Des traditions similaires ont été
décrites dans la communauté kurde d’Irak et de Turquie 3. Et s’il n’y a que peu d’études
sur ce type d’énoncés, on peut penser que des pratiques semblables pourraient exister
dans d’autres communautés du Proche et Moyen-Orient. Le but de cet article n’est
cependant pas de décrire la spécificité ou non-spécificité des « paroles sur » des Yézidis
de Transcaucasie. La question est ici, en prenant un exemple précis, d’essayer de
comprendre le statut de ces énoncés mélodisés insérés dans la conversation
quotidienne. Le choix de dire des paroles tristes en les mélodisant est en effet
intéressant à plusieurs égards. Pourquoi en effet donner un statut particulier à ces
énoncés de peine ? Qu’est-ce que la mélodisation ajoute à ces mots ? Quel est le rapport
entre l’usage quotidien de la langue, et la parole mélodisée ? L’analyse de la « parole
sur » mélodisée par Altûn Mîrzoevna, dans sa cuisine, au village d’Alagyaz en avril 2007,
permettra de donner quelques pistes de réponse jetant une lumière nouvelle sur les
rapports entre langage et musique dans l’expression des affects 4.
Parler vs chanter
5 Les répertoires des Yézidis sont avant tout vocaux. Ils sont interprétés le plus souvent
dans un contexte rituel (mariages, enterrements et fêtes calendaires). Ils peuvent aussi
être liés à des circonstances plus intimistes : dans les cuisines, près du poêle, ou dans
les pâturages estivaux (zozan). Lors de funérailles, il n’est pas rare d’inviter un chanteur
et deux joueurs de duduk au chevet du défunt 5. De même, les hommes des castes de
religieux énoncent des prières (qewl et beyt) et des lamentations, contre rémunération,
lors des enterrements, mariages et fêtes calendaires. Les pratiques non professionnelles
sont souvent celles des femmes : chants responsoriaux dans les mariages ou les fêtes
calendaires, mais surtout lamentations, lors des enterrements ou des fêtes de
commémoration des défunts.
6 Deux types de hautbois constituent les principaux instruments : le duduk et le zurna 6.
Le duduk a une grosse anche, il joue dans un registre assez grave, tandis que le zurna a
une petite anche et joue dans un registre plus aigu. Ils sont tous deux joués avec la
technique du souffle continu. Les duduk sont souvent joués par paires : un duduk tient le
bourdon, un autre joue la ligne mélodique. Quant au zurna, il est toujours accompagné
d’un dohol, tambour sur cadre biface joué avec deux baguettes. Ces instruments ne sont
pas propres aux Yézidis, ils sont utilisés dans de nombreux répertoires dans tout le
Moyen-Orient (et jusque dans les Balkans pour le zurna). Chacun de ces hautbois est lié
à une vocalité particulière. Le jeu du zurna est qualifié de « chant » (stran), tandis que
celui du duduk est qualifié de « parole sur… » (kilamê ser…).
7 Cette distinction entre « chant » et « parole sur » est à la base de la pensée musicale des
Yézidis d’Arménie : toute énonciation mélodisée appartient à l’une de ces catégories
musicales. Le « chant » (stran) est mesuré, dansé et associé à la joie. Les « paroles sur »
(kilamê ser) sont chantées sur un rythme libre et associées à la peine et la nostalgie.
Cette dichotomie entre « chant »/» parole sur » est liée à des sentiments précis : la
« parole sur » est liée à la peine (xem), le « chant » est lié à la joie (şabûn). Pour les
Yézidis de Transcaucasie, xem et şabûn sont associés à un ensemble de rituels,
d’occasions, d’actions et de sentiments. Xem est aussi bien la peine, le deuil, la blessure,
l’isolement, l’éloignement, l’exil (xerîb), l’absence, la perte, le sacrifice (qurban), le don
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de soi et la fête des tombeaux (roja mazala). Quant à Şabûn, c’est aussi bien la joie, le
soleil (şems), les mariages (dawat), le foyer (ocax/mal), les fêtes calendaires telles Roja
Ezîd 7 et Xidirnebi 8. Şabûn est ainsi associé au zurna, au dohol et à la danse (govend), tandis
que xem est associé au duduk. Dans le stran, les paroles comptent peu, le zurna n’est pas
porteur de parole. Les chants ont des paroles, mais elles sont, d’une certaine manière,
accessoires. Personne n’y prête attention. À l’inverse, dans les kilamê ser, le contenu
sémantique est au centre de l’attention des auditeurs. Le duduk lui-même est dit parler.
On peut ainsi établir le tableau suivant :
CHANT (Stran) PAROLE SUR (Kilamê ser)
Voix ou zurna Voix ou duduk
Mesuré (takle) Non mesuré (betakle)
Danse Écoute
Joie (şabûn) Peine (xem), nostalgie (derd), exil (xerîb)
Paroles qui comptent peu Primauté des paroles
Le zurna est dit chanter Le duduk est dit parler
8 Les « paroles sur » peuvent être entendues dans des occasions diverses. Elles sont très
présentes dans les funérailles et les fêtes calendaires estivales (fêtes des Tombeaux –
Roja Mazala). Elles peuvent aussi être énoncées dans les pâturages l’été ou autour du
poêle l’hiver. Le poste de télévision, allumé en continu dans la pièce de vie, contribue
au programme musical : les chaînes satellites kurdes de Turquie et d’Irak diffusent de
nombreux stran mais aussi des kilamê ser.
9 Dans les commentaires des Yézidis, ces « paroles sur » peuvent se décliner de multiples
manières : paroles sur l’exil (kilamê ser xerîbiye) , paroles sur l’héroïsme (kilamê ya
meraniya), paroles sur les funérailles (kilamê ser şine), paroles sur le mort (kilamê ser
miriya), paroles sur le malheur (kilamê ser derane) , paroles de nostalgie pesante et de
douleur profonde (kilamê ya derda)… Toutes ces énonciations évoluent dans la même
sphère affective.
Les rossignols de Bagdad
10 Dans la cuisine de son foyer paternel, Altûn discute avec Cemilê, l’infirmière du village
venue lui prendre la tension et lui expliquer le fonctionnement du glucomètre. Parlant
de ses problèmes de santé, des démarches qu’elle devait accomplir pour pouvoir se
rendre à l’hopital sans payer, Altûn en vient à parler de son fils décédé. À ce moment,
l’énoncé devient mélodisé.
« parole » (kilam)ALTÛN : Il faudra que je te montre mon passeport et mon ordonnance.CEMILÊ : Je regarderai ça et je t’expliquerai. Il est important que tu saches te servirde ce truc (glucomètre). ALTÛN : Ah… depuis que mon fils a été tué, je ne dis que des paroles sur mon fils.
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Fig. 1. Altûn Mîrzoevna, Alagyaz, avril 2007.
Photo Estelle Amy de la Bretèque.
« parole sur » (kilamê ser)
1 Ah, j’ai dit : « si mon fils n’avait pas été tué dans la maudite
Ukraine
Ax, mi go bira wêrana Ûkraînê
nekuştana lawê min
2 Si la fille de mon frère n’était pas morte brûlée Bira neşewitya qîza birê min
3 Si mon frère n’était pas mort d’un infarctus Bira înfartê lênexista birê min
4 Si le père de mon Romîk n’avait pas été fusillé » Bira xwe gullenekira Romîkê bavê
min
5 Eman, eman Eman, eman
6 J’ai dit : « Le destin est traître Mi go felekê xayînê
7 Il embrasse la mère de jeunes enfants Daykê xorta dixapînê
8 Il se fait l’ennemi des mères » Daykara naê yole kane
9 J’appelle à l’aide, mais il n’y a pas d’aide Hewar dikim, hewar naê
10 Ma voix n’atteindra pas les rossignols de Bagdad Dengê min naçe şarûr bilbilê vê
Bex’daê
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11 J’ai dit : « Şalîko, fils, ne sois pas ainsi avec moi Mi go : Şalîko lao, were vê yekê minra
neke
12 Laisse l’Ukraine maudite Terka wêrana Ûkraînê bike
13 Quel dommage pour ta mère Dayka te guneye
14 Ne deviens pas vagabond Neke p’izka serê rya
15 Ne deviens pas orphelin ». Neke hêsîra ber derya
16 Ah j’ai dit : « Sêroj, mon frère Ay, mi go : Sêroj, birê mino
17 Ne pense pas à la mort maudite » Wêrana mirinê neke dilê xwe
18 Romîk, fils, j’ai dit : « Ne fais pas de ton sort une balle (de
fusil) »
Romîk lao, mi go gullê neke p’ara xwe
19 Ah, j’ai dit : « Je n’ai pas de fils Ay, mi go tune kurê min
20 Mon espoir était en mes frères Guman hebû birê min
21 Pour qu’ils portent mon cercueil à ma mort Çaxê bimrama, wê biketana bin
çardara min
22 Père, Romîk aurait posé sa main sur mes yeux Romîkê bavê min wê destê xwe bida
ser ç’evê min
23 Il aurait chassé tous les chagrins et malheurs de mon
cœur ».
Ew hemû kulê dinê derxista ji dilê
min
24 Ay li minê, ay li minê, ay li minê Ay li minê, ay li minê, ay li minê
25 Que faire de cette mort ? Ezê çawa bikim xwe vê mirinê
26 Comment ces yeux noirs, cette haute taille, ce bon danseur
est-il tombé sous terre ?
Ç’ev-birîê belek, bejna bilind, bejna
reqasçya, Xwedêva eyane, çawa ax
ketinê
27 J’ai dit : « Je n’ai ni père, ni mère » Ay mi go tunene dê û bavê min
28 J’ai peur, si je m’approchais du portail de la maison de mon
père,
Ditirsim çaxê bême ber derê mala
bavê xwe
29 Ma peur tremble devant elles : les femmes de mes frères
sont les filles d’étrangers.
Tirsa min wê tirsêye – jinê birê min
qîzê xelqêne
30 Elles diront : « Qui est-elle ? » Wê bêjin kêye, kê nîne
31 Elles diront : « C’est une vagabonde, elle est venue, elle va
partir »
Wê bêjin rêwî bû, xwera hat, dagerya
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32 Je dirai alors : « La maison des voisins est meilleure que
celle de mon père »
Ezê paşê bêjim : mala cînara mala
bavê min çêtire
33 Je dirai : « Romîk, fils, Şalîko, fils, frère Seroj Ezê bêjim : Romîk lao, Şalîko lao, Seroj
bira
34 Vous et moi sommes en exil Xerîb ez û hûnin
35 Nous nous assiérons sur les rives d’une rivière aux eaux
troubles ».
Emê rûniştine ber ç’emekî şêlûne
36 Dieu, comme les frères et sœurs manquent l’un à l’autre Hewara Xwedê, xûşk û bira çiqas
hezretê hevdune
37 Ax li minê, wey li minê, le destin est traître Ax li minê, wey li minê, felekê xayînê
38 Il trompe les mères de jeunes gens Dayka xorta çawa dixapînê
39 Je viendrai mélanger la neige à la pluie Ezê bêm berf û baran tevîhevkim
40 Je prendrai une cruche au cou fin Misînekî halê dilê xwera devziravkim
41 Tant que je suis vivante, mon chagrin pour Romîk, mon
fils, pour mon père, pour mon frère Seroj, ne seront pas
échangés pour une autre peine
Hetanî xweşbim, te’lya lawê xwe
Romîkê, bavê xwe, Serojê birê xwe
tevî t’u te’lya nakim
42 Si moi, malheureuse, je m’incline devant quelque chose Gava sondeke min, porkurê, hebe
43 Je dirai : « Je baisserai la tête devant mon frère
resplendissant »
Ezê bêjim serê birê xweyî kawî-
kubarkim
44 Que le destin de mon frère et du fils de mon frère soit
maudit
Mirazê birê xwe, kurê birê xwe, birê
xweyî reşkim
45 À l’aide, à l’aide, à l’aide par Dieu. Hewar, hewar, hewara bi Xwedêye.
« parole » (kilam)ALTÛN : Je dis mon chagrin, ce qui vient de moiE : Qu’est-ce que tu viens de dire ?ALTÛN : Une parole sur le mortE : Pas sur l’exil ?ALTÛN : Non, pas sur l’exil
11 Altûn jette un coup d’œil par la fenêtre, puis raconte : « Si j’avais su que j’allais perdre
mon unique fils, je me serais remariée ! J’avais encore l’âge d’avoir des enfants. Ah je
suis exilée ». Altûn a 51 ans. Mariée à 13 ans, elle en avait 26 lorsqu’elle devint veuve.
Cemilê, un sourire dans le regard, lui répond qu’il n’est jamais trop tard pour se
remarier. Le rire d’Altûn résonne dans la pièce. La conversation changera ensuite de
sujet. Altûn et Cemilê raconteront le divorce d’Îta, une jeune fille du village qui s’était
mariée à un Yézidi de la région de Krasnodar (Russie)…
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12 Cet exemple est assez typique de la façon dont les « paroles sur » peuvent être glissées
dans les discussions quotidiennes. Au détour d’une conversation, quand le sujet est
douloureux, l’énoncé peut devenir mélodisé.
Motifs poétiques
13 Le niveau sémantique et symbolique des « paroles sur » révèle de nombreuses
accroches émotionnelles. Ces motifs poétiques sont notamment l’exil (xerîb), le sacrifice
(qurban), les formules de peine telles wey le mîne et des métaphores plus ou moins
usuelles dans ce genre d’énoncés. Combinées à la mélodisation, dont il sera question ci-
dessous, elles caractérisent cette manière d’utiliser le langage qu’est le kilamê ser.
Exil 9
14 Altûn évoque l’exil de son fils Romîk vers l’Ukraine (1) et le destin tragique qu’il a
rencontré (4). Depuis la fin de l’URSS, de nombreux Yézidis d’Arménie ont émigré vers
la Russie et l’Ukraine. Dans ces terres d’exil, la « mafia » yézidie est connue de tous. Les
lignes 27 à 34 font aussi référence à l’exil (xerîb) 10. L’exil est un sentiment
particulièrement important pour les Yézidis. Il est à la fois la mort, l’éloignement
physique des siens pour une terre étrangère et la perte des piliers du foyer. Les lignes
33 et 34 témoignent du plurisémantisme du mot xerîb. Littéral ou métaphorique, le
terme renvoie à un état émotionnel particulier : la douleur de la perte. Altûn se dit
exilée, de même que son petit-fils Romîk, son fils Şaliko et son frère Seroj. L’exil réunit
ainsi la mort (pour son frère Seroj et son fils Şaliko), la perte du père (pour Romîk) et la
perte du fils (pour Altûn).
15 Dans les « paroles sur », la mort est présentée comme un exil. On parle d’un départ du
mort vers un ailleurs : un exil en attendant que l’âme réintègre un corps. Xerîb peut
aussi faire référence à un exil » originel » d’Anatolie (Antep, Kars, Van) concernant tous
les Yézidis11. Le terme peut aussi renvoyer au fait de quitter sa maison, son village,
voire l’Arménie. Xerîb est encore la situation de l’épouse qui part vivre hors de son
lignage et de son foyer paternel lorsqu’elle se marie12. On notera qu’Altûn dit sa
« parole sur » dans son foyer paternel dans lequel elle est en principe une étrangère,
d’où les vers 28 à 35. Ils font écho à des discussions conflictuelles qu’Altûn avait à
l’époque avec ses belles-soeurs qui occupaient la maison. Le mot xerîb peut enfin
signifier ce qui est dehors, et donc l’étrange, l’étranger, l’ennemi. Cette fusion ou
confusion entre étranger et ennemi en dit long sur l’importance et l’affection que l’on
porte envers les siens, sur l’importance de la scission entre « nous » et « les autres ».
Xerîb exprime ainsi non seulement un rapport à l’espace et à l’autre, mais aussi un
sentiment de grande douleur ; une nostalgie profonde exprimée musicalement dans la
« parole sur », qu’elle soit énoncée dans la conversation quotidienne, dans les
funérailles ou par le jeu du duduk13. Chacun connaît ainsi au cours de son existence
plusieurs situations d’exil.
Sacrifice (qurban)
16 Dans la « parole sur », le sacrifice de soi est une thématique récurrente. Le terme le plus
fréquemment employé est celui de qurban, littéralement, le sacrifice animal14. Qurban
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est également présent dans le langage quotidien des femmes. C’est un « mot doux » des
mères à leurs enfants (qurbana min : mon sacrifice). Il peut être alors compris au sens de
l’amour par le don de soi. Les femmes, notamment après la quarantaine, affirment très
souvent vivre en souffrance, vivre les malheurs des autres.
17 Altûn n’emploie pas le mot qurban dans son énoncé, mais la thématique du don de soi
est cependant présente dans les lignes 41, 42 et 43. Altûn y promet de garder en elle,
jusqu’à sa mort, la peine de la perte de son fils et de son frère, et du statut d’orphelin de
son petit-fils.
Formules en onomatopées
18 Des formules au sémantisme limité ou inexistant, mais évoquant pour tous la douleur et
la peine, sont utilisées dans les « paroles sur ». Altûn en emploie aux lignes 24 et 37.
L’expression Ax li mine (37) signifie littéralement « ax sur moi ». « Ax » (prononcer
« ah ») étant une onomatopée qui, un peu comme son équivalent français, est associée à
l’idée d’un soupir profond. Ay li mine (24) est une expression synonyme. Wey li mine (37)
signifie « wey sur moi », wey étant une autre interjection employée à l’annonce d’une
mauvaise nouvelle, ou face à un étonnement profond. D’autres formules sont plus
difficilement traduisibles, telles loylo, loylo, ou de le waê, wî de yoyo ou encore ax le waê.
19 Associées au chagrin, ces formules ont un rôle de déclencheur des émotions15. Elles
évoquent tout un champ de souvenirs et d’images. À ma question sur le sens de ces
expressions, Altûn répondit : « Tu dis wey le minê en pensant à ton malheur. Moi j’en ai
beaucoup [de malheurs], et ils sont tous dans wey le minê. Mon fils en premier bien sûr,
c’est à lui que je pense le plus. Mais les malheurs des autres sont différents des miens,
alors chacun pense à sa souffrance, chacun pense à sa vie ». Cemilê, qui assistait à la
discussion, précise qu’en entendant cette même formule elle pense à une photo de sa
mère défunte en habits de fête et aux pâturages estivaux (zozan). Chacun illustre
intérieurement cette formule de malheur, avec ses propres images, au sens des
souvenirs, du vécu…
20 Pour les Yézidis, le duduk aussi dit des « paroles sur ». On l’entend en particulier dire
wey le mine, comme dans les énoncés verbaux mélodisés… À moins
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Fig. 2. Fîdan, la mère de Cemilê en habits de fête
Photo Estelle Amy de la Bretèque.
de percevoir à l’inverse les formules comme wey le mine, en substituts vocaux du jeu
instrumental. En tout cas, les commentaires sur le jeu du duduk montrent que, pour
dire des « paroles sur », il n’est pas nécessaire de les énoncer verbalement 16.
Figures poétiques
21 Les métaphores ou expressions imagées sont courantes dans les « paroles sur ». Altûn
en utilise plusieurs. Elle évoque les rossignols de Bagdad (10), qui, dans l’imaginaire des
Yézidis, renvoient à un ailleurs merveilleux (que personne n’a jamais vu). Par
l’expression « Je mélangerai la neige à la pluie » (39), Altûn évoque les réalités diverses
qui doivent cohabiter, soulignant ainsi les obstacles qu’elle doit surmonter dans son
malheur. Quant à l’expression « Je prendrai une cruche au cou fin » (40), elle rappelle à
tous la coutume de l’eau versée sur le sol au moment du départ d’un proche en signe de
protection. Aux limites de l’intelligible, ces expressions imagées ne sont pas explicitées
ni commentées par l’énonciateur. Elles font partie des références partagées par tous et
interprétées par chacun à sa manière.
Mélodiser la parole
22 La « parole sur » d’Altûn s’insère dans la conversation quotidienne. Le passage de la
voix parlée à la voix chantée est progressif. Le début de sa « parole sur » est un parlé
rythmé qui, petit à petit, se mélodise sur un ambitus assez réduit.
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Fig. 3. Au zozan (pâturages estivaux). Août 2007.
Photo Christophe Kebabdjian.
23 Appelée par les musiciens professionnels yézidis betakle (sans rythme), la « parole sur »
n’a pas de rythme isochrone. La logique rythmique de chacune des phrases mélodiques
n’est pas celle du rythme de la parole : certaines syllabes sont étirées, en particulier en
fin de phrases. Les fins de phrases mélodiques et sémantiques coïncident avec la reprise
du souffle (axîn).
24 Les « paroles sur » relèvent d’une énonciation qui est aisément qualifiable de chant
pour des oreilles non-yézidies. La « parole sur » d’Altûn, comme l’ensemble des
« paroles sur », est soutenue par le modèle mélodique suivant : un « plateau récitatif »
plus ou moins long sur deux ou trois notes, puis, en fin de phrase, une descente sur
quelques notes. Ce schéma est répété à chaque phrase à des hauteurs variables, suivant
une pente dans l’ensemble descendante. Par exemple, si la première phrase est
construite autour d’un si :
25 la deuxième pourra commencer par un la :
26 et la troisième par un sol :
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27 Après quoi, l’énonciatrice pourra reprendre sur un si, ou même sur un do, produisant
dans ce cas un effet dramatique :
28 Chacun de ces plateaux peut être répété plusieurs fois avec des paroles différentes.
Dans l’ensemble, il est difficile de prévoir quand la chanteuse descendra d’un plateau à
l’autre, et le nombre de plateaux qu’elle choisira de marquer entre le haut et le bas de
l’ambitus. Les « paroles sur » du duduk ou des chanteurs professionnels sont construites
sur le même modèle, mais sont en général plus ornementées que celle d’Altûn.
29 Altûn affirme que, dans les « paroles sur », seuls les mots comptent. Et de fait, personne
ne commente ni la ligne mélodique, ni la voix des énonciateurs. Sauf cas particulier, on
ne dirait pourtant pas de kilamê ser sans mélodisation. Certains indices montrent que
cet élément rajoute une « épaisseur ». Il est par exemple possible de dire les mots d’une
« parole sur » en présence d’un nourisson, mais il est fortement déconseillé de
mélodiser ces paroles. Car, même ceux qui ne comprennent pas les paroles (ce qui est
sûrement le cas des nouveaux-nés), sont sensibles à la mélodisation particulière des
kilamê ser.
30 Pour comprendre la spécificité des kilamê ser, il faut comparer leur courbe mélodique à
celle de la parole. On a coutume de définir l’intonation, comme l’ensemble des
« schémas typiques de la mélodie de la parole ayant une signification fonctionnelle »
(Riegel, Pellat et Rioul 1994 : 61). L’intonation de la voix parlée est généralement
considérée comme un marqueur de l’émotion. Elle s’ajuste au sens des mots en en
faisant ressortir des dimensions sémantiques particulières. Or, dans la parole chantée,
ce sont les mots qui se moulent dans une ligne mélodique passablement figée. Une
partie des marqueurs pragmatiques utilisés dans la parole sont donc absents, ou, en
tout cas, moins présents. Pourquoi donc mélodiser ces énoncés qui sont chargés
d’affects particulièrement intenses ?
Des affects entre guillemets
31 La « parole sur » est déployée dans une temporalité beaucoup plus large que la parole
ordinaire : l’énoncé d’Altûn a duré presque cinq minutes, alors que non mélodisé, il
aurait pu être dit en moins de deux minutes. Les mots sont énoncés plus lentement que
dans le langage quotidien, et l’espace de l’énonciation est empli des sons tenus de la
« parole sur ». Les auditeurs écoutent cois, les enfants sont éloignés, les larmes coulent.
La « parole sur » est ainsi placée dans un espace et une temporalité autres.
32 Les kilamê ser sont conçus comme une unité. Altûn, terminant son énonciation
mélodisée, a qualifié ses propos de : « une parole sur le mort ». À l’intérieur de cette
entité, les discours rapportés sont fréquents. Ils paraissent parfois faire référence à des
énonciations passées (j’ai dit : « … »), parfois futures (je dirai : « … »), parfois encore à
des énonciations au présent mais avec une prise de distance (je dis : « … »). La « parole
sur » est ainsi non seulement le temps présent de l’énonciation, mais aussi celui des
souvenirs évoqués, ou encore celui d’hypothèses, de pensées et d’aspirations…
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33 En kurde, l’usage du discours rapporté direct est de loin le plus répandu dans la langue
orale 17. Mais cette préférence de la langue est encore plus marquée dans les moments
de récits tristes. Omniprésents, les discours rapportés multiples (j’ai dit : « … », je dis :
« … », elle dit : « … ») ponctuent alors les paroles, multipliant les énonciateurs. Dans la
« parole sur », le pronom « je » ne renvoie alors plus nécessairement à l’énonciatrice.
Sa référence se perd parfois dans l’imbrication de discours rapportés. Ceci est
particulièrement clair dans les kilamê ser chantés dans les funérailles où le procédé
permet d’impliquer les participants au rituel en les évoquant ou en parlant en leur
nom. Altûn chante : « J’ai dit : ‹ Je n’ai ni père ni mère › » (27). Cette affirmation
pourrait faire référence à un événement passé. Elle pourrait alors être véridique ou non
(Altûn a peut-être dit ‹ je n’ai ni père ni mère › ou peut-être pas). Mais elle chante aussi,
faisant parler les femmes de ses frères : « Elles diront : ‹ Qui est-elle ? › » (30),
construisant ainsi un dialogue hypothétique placé dans l’avenir. Même s’il fait écho à
des discussions bien réelles, comme nous l’avons vu précédemment, le futur lui donne
une dimension imaginaire. Les « paroles sur » sont d’ailleurs parfois appelées dirok, mot
qui désigne aussi les récits légendaires et les contes. Dans l’ensemble, il est difficile de
distinguer au sein des kilamê ser ce qui doit être pensé en terme de vrai ou de faux. Les
kilamê ser sont non seulement le récit de chagrins personnels, mais aussi des paroles
nimbées de fantastique.
34 L’usage quasi constant de formules telles que « J’ai dit : ‹…› » ou « Je dis : ‹ … › »matérialise des guillemets à l’intérieur de la « parole sur » et renforce l’impression de
citation, établissant d’emblée une distance entre l’énonciateur et sa propre parole. En
typographie, les guillemets sont employés pour isoler un mot ou un groupe de mots
cités ou rapportés, pour s’en distancier ou encore pour les mettre en valeur (Riegel,
Pellat et Rioul 1994 : 94). Le signe marque un changement de niveau énonciatif. C’est un
effet similaire qu’opère la mélodisation de la parole chez les Yézidis. Comme l’explique
Bakhtine (1977 : 161), « Le discours rapporté, [est] le discours dans le discours,
l’énonciation dans l’énonciation, mais c’est en même temps un discours SUR le
discours, une énonciation SUR l’énonciation » 18. Ainsi compris, le discours rapporté est
un acte d’extraction d’un énoncé de son contexte qui oblige à juger, peser et évaluer ce
dernier – comme il en sera pour l’acte d’insertion. Penser l’énonciation entre
guillemets permet à l’énonciateur, le temps de l’élocution, de jouer un rôle différent de
celui tenu au quotidien, plaçant par la même occasion sa parole à un autre niveau.
35 Selon Sperber (1974), la mise entre guillemets est le propre du savoir symbolique.
Contrairement au savoir encyclopédique, celui-ci n’est pas directement référentiel. Il
construit plutôt un univers dans lequel le jugement de vérité se trouve en quelque sorte
suspendu. De ce point de vue, l’introduction « J’ai dit : ‹… › » compte plus que les affects
qu’elle permet d’exprimer. Seules les énonciations liées à la peine peuvent recevoir une
mise entre guillemets supplémentaire qui est la mélodisation.
36 Par des procédés énonciatifs spécifiques, ces paroles chargées d’affects
particulièrement intenses se distinguent de l’usage quotidien de la langue. Dans un
cadre défini par une temporalité spécifique, une omniprésence du discours rapporté et
par la mélodisation, l’énoncé est dépersonnalisé et autonomisé. La mélodie crée un
moule en un sens plus neutre que l’intonation de la parole simple. Toutes les « paroles
sur » sont mélodisées plus ou moins sur la même courbe, qui est en elle même porteuse
d’une certaine émotion (par exemple, dans le cas du duduk, la mélodie a une efficacité à
elle seule). Ce procédé place la « parole sur » dans un univers suspendu, permettant à
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chacun d’y entrer ou aux émotions d’en sortir. C’est dans ce cadre défini par les
guillemets de la mélodisation qui soulignent et renforcent ceux du discours rapporté
que se dessine l’espace d’empathie entre le locuteur, le kilamê ser et l’auditoire.
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NOTES
1. Le Yézidisme est un système religieux qui a des points communs avec les grandes religions
monothéistes ainsi qu’avec les hétérodoxies du Moyen-Orient (Kreyenbroek et Rashow 2005). Il
est lié à une organisation sociale particulière fondée sur des groupes sociaux hiérarchisés,
endogames et héréditaires que les Yézidis appellent des « castes » (kasta, cf Kreyenbroek 1995,
Omerxalî 2005). Ce système ainsi que des croyances comme la métempsycose caractérisent les
Yézidis par rapport aux populations majoritaires. Les Yézidis sont kurdophones. Ils vivent
principalement au nord de l’Irak, en Géorgie et en Arménie.
2. Les « paroles sur » sont parfois appelées dirok, mot qui recouvre aussi les histoires racontées
aux enfants et les récits légendaires.
3. Allison (1996 : 43) rapporte le cas de femmes kurdes d’Irak, qui, après la destruction de leur
village d’origine, leur déplacement forcé à Qoş Tepe et l’enlèvement en 1983 par l’armée
irakienne de tous les hommes de la communauté, répondaient aux questions des journalistes
étrangers sur ce qui s’était passé par des lamentations mélodisées. Pour une étude sur les
lamentations des femmes kurdes réfugiées dans les bidonvilles de l’ouest de la Turquie voir Amy
de la Bretèque (2004, 2010). Ces lamentations étaient souvent énoncées au cours de récits
personnels sur la guerre, l’exil vers les grandes villes ou d’autres événements dramatiques.
4. Cet article s’appuie principalement sur le travail ethnographique que je mène depuis 2006 dans
les villages yézidis du Mont Aragatz en Arménie.
5. Dans tous les cas, il s’agit d’hommes. Le jeu du zurna et du duduk leur est strictement réservé
dans tout le Moyen-Orient (Delaney 1991 : 127). Les chanteurs profesionnels sont aussi, à de rares
exceptions près, des hommes.
6. Les autres instruments, très peu utilisés aujourd’hui par les Yézidis de Transcaucasie, sont des
flûtes (bilûr) jouées par les bergers, des tambours sur cadre (daf), une vièle à quatre cordes
(kamanşa) et un luth à long manche (saz). Le synthétiseur a aussi fait son apparition, notamment
dans les mariages.
7. Roja Ezîd ou Roja Ezdiyan (littéralement le jour des Yézidis) est célébré autour du solstice
d’hiver. On y danse au son de stran joués au zurna et au dohol, ou, plus récemment, chantés par un
chanteur professionnel accompagné d’un synthétiseur. Les stran au synthétiseur sont dans le
style rabiz (style musical urbain devenu très populaire dans l’Arménie post-soviétique).
8. Célébré autour du 15 février, Xidirnebi est une fête carnavalesque lors de laquelle les hommes
dansent masqués à la nuit tombante à travers tout le village, rendant visite à chacune des
maisonnées.
9. Sur l’importance de l’exil dans la communauté yézidie d’Arménie voir Amy de la Bretèque
(2008).
10. Xerîb est un mot d’origine arabe (garib) qui est présent dans beaucoup de langues du Moyen-
Orient. Il est très présent dans les poésies et chansons. Ce mot est très poétique en arabe
classique et contemporain et a alors le sens d’étranger, au sens propre et figuré (étranger dans un
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pays ou étranger dans sa pensée). D’autres sens existent en arabe, notamment bizarre, curieux,
insolite, rare (littéraire). Lorsqu’il est associé à d’autres mots, il peut signifier excentrique,
original, loufoque (Reig 1983). En kurde, le mot xerîb peut être remplacé par xurbet, autre mot
pour l’exil(en turc : gurbet, de la mêmeorigine arabe – garib – que xerîb). Très usité par les Kurdes
de Turquie, les Yézidis d’Arménie emploient plutôt le mot xerîb.
11. Les Yézidis d’Arménie, originaires de Gaziantep, ont migré vers le Caucase en deux étapes.
Fuyant les persécutions des musulmans, ils se sont dirigés vers le nord-est : d’abord vers Van et
Kars, puis, lors du recul des troupes tsaristes, dans le Caucase. Les vagues d’arrivée au Caucase
ont été en 1828-29 et 1915-16.
12. Lors du mariage, la mère de la mariée dit une « parole sur l’exil » pour sa fille qui quitte le
foyer et part vivre avec des étrangers. Ce n’est qu’en donnant naissance à un fils que celle-ci
stabilise sa situation dans son nouveau foyer. À propos des lamentations pour la bru, voir
Rudenko (1982 : 14).
13. Le duduk a une importance toute particulière en Arménie : il est un symbole fort de l’«
Arménité », symbole d’un passé douloureux commun. Les Yézidis partagent cette souffrance avec
les Arméniens.
14. Mot d’origine arabe présent dans de nombreuses langues de la région. Pour les Yézidis
d’Arménie, ce mot est employé à la fois pour le sacrifice des moutons lors de fêtes religieuses et,
métaphoriquement, pour le don de soi. Il est parfois aussi traduit par « victime ».
15. On retrouve des interjections de ce type (évoquant tout un champ d’émotions, de ressenti, et
d’images) dans nombre de traditions lamentées. Des eleleu, aiaî et ototoi de la Grèce antique
(Loraux 1999, Svenbro 2004) aux terirem de la musique byzantine (Jefferey 1992 :109, Conomos
1974 : 261-86) en passant par les laïlaïlar des Azéris (Amy de la Bretèque, 2005) et les amanedhes
(sing. amanes) du Rebetiko (Holst-Warhaft 2003 :172-174), les interjections sont largement
utilisées dans les énoncés tristes.
16. Le jeu du duduk est admiré et les joueurs de duduk sont respectés au même titre que les
chanteurs. Les propriétés « parlantes » du duduk en sont peut-être la cause. À l’inverse, jouer du
zurna ou du dohol n’a rien de très honorable. Si on est mieux payé pour faire danser dans un
mariage (grâce à des paiements multiples : organisateur de la fête ainsi que commanditaire de
chaque mélodie ou chanson) que pour faire pleurer dans les enterrements, on est par contre plus
estimé, plus respecté, dans le deuxième cas…
17. Le discours rapporté indirect existe surtout à l’écrit ou dans le parlé des intellectuels. Pour
une analyse des formes du discours rapporté en kurde (direct, indirect et indirect libre) voir Akin
2002. À propos du développement du discours rapporté indirect dans la littérature kurde voir
Aydogan 2006.
18. Les majuscules sont de Bakhtine.
RÉSUMÉS
Dans la communauté yézidie d’Arménie, la dichotomie « parlé vs chanté» est à la base de la
pensée musicale. Le « chant» (stran) et la « parole sur» (kilamê ser) sont des catégories
d’expression ayant des caractéristiques émotionnelles spécifiques. En prenant pour exemple un
kilamê ser énoncé par Altûn Mîrzoevna, cet article analyse l’articulation entre musique, langage et
émotions. Mise entre guillemets, la « parole sur» se déploie dans un espace à part, créant un
monde dans lequel la véracité et l’intonation de la parole sont en suspens. Le temps de
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l’énonciation sort du réel: entre passé, présent et futur, il se déploie dans une temporalité
beaucoup plus large que la parole ordinaire. L’espace de l’énonciation, par l’étirement des
paroles et par l’évocation des souvenirs et des images, est lui aussi beaucoup plus vaste que celui
d’une parole simple. Mélodisant ses émotions dans la conversation, Altûn crée un univers
suspendu, celui de la peine (xem), de la douleur profonde (derd) et de l’exil (xerîb).
AUTEUR
ESTELLE AMY DE LA BRETÈQUE
Doctorante en ethnomusicologie au CREM-LESC (UMR 7186). Ses travaux de recherche ont porté
sur les cérémonies de deuil féminines en Azerbaïdjan, sur les Molokanes de Transcaucasie, sur les
lamentations des femmes kurdes déplacées dans les bidonvilles d’Istanbul et de Diyarbakir, et
enfin sur les Yézidis de Transcaucasie. Ses recherches actuelles dans la communauté yézidie
portent sur les typologies musicales des émotions et sur la manière dont la musique contribue à
l’appréciation du pathos. Elle enseigne par ailleurs le gamelan javanais à la Cité de la Musique
(Paris).
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Le musicien Yahyâ al-Nûnû.L’émotion musicale et sestransformations (Yémen)Jean Lambert
1 J’avais souligné dans La médecine de l’âme l’importance de la question de l’émotion
musicale, de ses différents modes d’expression et de sa codification sociale et culturelle
dans le chant de Sanaa au Yémen (1997). Je n’avais pourtant pas pu approfondir cette
réflexion autant que je le souhaitais, en particulier sur le plan des mécanismes
individuels mis en jeu. Je me demandais en particulier comment rendre compte de ces
longues séances musicales auxquelles je participais à Sanaa avec le musicien Yahyâ al-
Nûnû 1, à la fin des années quatre-vingt, puis à la fin des années quatre-vingt-dix 2. Ces
séances étaient des sortes de marathons musicaux qui duraient de 3 h de l’après-midi à
7 h du matin. Yahya avait 3 une théorie assez élaborée sur l’effet de sa musique sur
l’émotion des auditeurs et souhaitait tester celui-ci, un peu comme en laboratoire. Il
préconisait lui-même de faire durer les séances toute la nuit, pour pousser au
maximum sa propre résistance physique et la nôtre.
2 Ces séances étaient donc surdimensionnées par rapport aux séances de qat
quotidiennes, magyal, qui ne durent « que » quatre ou cinq heures. Du point de vue de la
tradition yéménite, elles équivalaient aux veillées de mariage (samra), que la
communauté villageoise ou de quartier passe à jouer, à danser et à se distraire en
assistant à des saynètes, sauf qu’ici, il n’y avait pas de mariage, et que la séance était
plus nettement centrée sur la musique. C’était aussi pour Yahyâ une manière de
perpétuer des veillées musicales similaires 4 qui, dans l’aristocratie de Sanaa, n’étaient
pas liées à une fonction sociale particulière 5.
3 Au cours de la séance, Yahya al-Nûnû immergeait ses auditeurs dans un « océan » de
mélodies circulaires et obsédantes qui continuaient à retentir dans les esprits bien
après que la musique se fût tue. Simultanément, chez lui-même, l’expression musicale
donnait fréquemment lieu à une sorte de crise émotionnelle. Bien que la tentation soit
forte de parler ici de « transe », j’éviterai d’utiliser ce mot qui rend mal compte de
réalités si complexes : à quel niveau de conscience le musicien et l’auditeur étaient-ils
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transportés ? Que se passait-il vraiment dans leur cerveau, dans leur esprit, dans leur
cœur ? Et quelle relation y avait-il entre l’émotion du musicien et celle des auditeurs ?
4 Si l’émotion et les sentiments sont depuis longtemps devenus des objets de
l’anthropologie (Crapanzano 1994 et sa bibliographie), cette dernière a longtemps buté
sur la difficulté à rendre compte de phénomènes toujours plus intimes avec ses
instruments sociologiques classiques : à partir d’une certaine échelle de l’observation,
le recours à des outils conceptuels plus spécifiques semble s’imposer (Bloch 2009 : 51).
Les sciences cognitives peuvent nous aider car, dans la mise en relation de l’émotion et
de la musique, leur apport est déjà considérable (pour ne prendre que quelques
exemples récents, Mac Adams et Bigand 1994 ; Scherer 1995 ; Juslin 1997). Cependant,
elles se sont surtout cantonnées à des pratiques occidentales de la musique. Elles ont
aussi trouvé leur limite dans la multiplicité des facteurs en jeu 6, en particulier celui du
contexte, pour des activités qui sont « des manières d’être dans le monde », non « des
manières de penser sur le monde » (Becker 2005 : 482). En retour, il faut bien
reconnaître que l’ethnomusicologie, tout en apportant dans les dernières décennies
une foule d’observations de terrain, s’est cantonnée, sur le plan théorique, à réaffirmer
le lien entre l’expression de l’émotion et la diversité des cultures (Rouget 1980 : 409),
sans fournir de points d’appui solides pour la comparaison. C’était d’ailleurs jusqu’ici
l’orientation dominante de ma propre démarche vis-à-vis de la musique au Yémen. Or il
faut reconnaître que cela n’est plus suffisant pour comprendre des objets aussi
complexes, à la fois naturels et culturels. Malgré le fossé qui les sépare encore, la
convergence de ces deux approches paraît inéluctable 7. Sur ce « chemin escarpé des
sciences musicales » (Lortat-Jacob 2009), il me semble que l’expérience très particulière
du musicien Yahyâ al-Nûnû pourrait être utile, quelle que soit sa singularité, ou peut-
être justement en raison de cette dernière.
5 Il faut d’abord noter que la recherche par l’expérimentation intéressait aussi Yahya al-
Nûnû : celui-ci attendait de moi que je lui amène de nouveaux auditeurs, notamment
des étrangers, car il était particulièrement intéressé à tester les effets de sa musique
sur des sujets ne comprenant pas la langue arabe. Il souhaitait comprendre plus
précisément la nature de SA musique indépendamment de la compréhension
linguistique des textes, et surtout à partir d’un constat très naturaliste : comprendre
l’effet de la musique sur le psychisme humain. Pour ma part, cette approche
m’intéressait, pour des raisons qui convergeaient avec les siennes. Lui et moi
considérions ces séances comme une sorte de laboratoire vivant. C’est pourquoi la
présente étude, qui tentera d’en rendre compte, est très peu extensive : il s’agit d’un cas
très particulier, d’une expérience vécue et restreinte, irréductible, mais qui me paraît
significative par sa profondeur et son caractère intensif 8. On est donc ici à mi-chemin
entre l’enquête de terrain et l’expérience de laboratoire, en mettant l’accent sur
l’observation qualitative…
6 Par ailleurs, il me semble que le caractère volontairement global de la praxis de Yahya
al-Nûnû, couplé avec la nature monographique de mon approche, peuvent fournir un
modèle ayant une certaine valeur heuristique pour l’interprétation de l’émotion
musicale. Cette étude résulte d’une observation rapprochée et continue, à la fois chez le
musicien et chez les auditeurs. Sans les outils modernes de l’expérimentation (ce n’était
guère possible à l’époque), il faudra certes se contenter de l’observation traditionnelle
et d’une certaine dose d’introspection soutenue par mon expérience d’auditeur, mais
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non sans quelques références à ce qui me semble pouvoir amorcer de futures
convergences avec les sciences cognitives.
Des mélodies obsédantes au parcours obligé
7 Il faut d’abord rappeler que la musique du magyal et des veillées yéménites consiste
principalement en une suite musicale d’environ vingt minutes, la qawma, composée de
trois parties dont le tempo va en s’accélérant. Il s’agit donc d’une construction
temporelle, d’un « parcours obligé » dont la dernière section, le sâri‘, qui est la plus
rapide, représente un sorte d’apogée créant une tension expressive dominée par la
jubilation, en même temps qu’elle représente un horizon d’attente chez l’auditeur
(Lambert 2004 : 154-162) 9. Cette dimension temporelle permet de mettre en œuvre
plusieurs stratégies esthétiques.
8 Pour ces longues séances musicales, Yahyâ al-Nûnû insistait toujours pour jouer le plus
longtemps possible, jusqu’au matin ; sinon, pour lui, cela n’en valait pas la peine. Nous
faisions une pause vers minuit pour souper (un repas à base de viande, supposé être
énergétique), et nous reprenions le qat ensuite jusqu’au matin. Le qat nous aidait à
repousser les limites de la fatigue tout en faisant de la musique le plus longtemps
possible.
9 Concernant l’art de Yahyâ al-Nûnû, il faut évoquer ici la qualité très charnelle de sa
voix, très masculine, douée d’un grain particulier, peut-être lié au fait qu’elle était
placée profondément dans la gorge, ce qu’il assumait explicitement (et qui peut être
favorisé par l’émission de la consonne pharyngale |‘ayn| en arabe), mais pouvant aussi
adopter des inflexions plus tendres, féminines ou mêmes enfantines10. C’était l’une des
plus belles voix du style religieux nashîd à Sanaa (voir le CD Yémen. Le chant de Sanaa.
Yahya al-Nûnû, Lambert 2001), ce dont il avait parfaitement conscience. De même, il faut
mentionner son jeu de luth tantôt très saturé, tantôt au contraire subtilement
désincarné.
10 Chaque suite (qawma) durait de 30 minutes à une heure (donc, en général, plus
longtemps que chez les autres musiciens yéménites) et était séparée de la précédente
par une courte pause, de cinq à dix minutes. À nous autres, auditeurs, le jeu semblait se
bonifier progressivement. En général, les deux ou trois premières qawma étaient
affectées d’une certaine lourdeur 11, mais après, chaque suite nous paraissait
s’améliorer : dans la quatrième, la cinquième ou la sixième, il se produisait soudain un
changement notoire, une sorte d’allègement subtil, puis une sorte d’envol, un jeu du
luth aérien et diaphane. Il semble que cette impression était due en particulier à
l’alternance de sons saturés où plusieurs cordes de l’instrument étaient mises en
mouvement simultanément, et de sons
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Fig. 1. Tard dans la nuit, Yahyâ al-Nûnû (à droite) et Mohammed al-Khamîsî l’accompagnant auplateau en cuivre.
Photo Jean Lambert, 1997.
monodiques, « goutte à goutte », produits plus délicatement par le plectre. Avec la
variation des inflexions de la voix, le dialogue entre celle-ci et l’instrument, le jeu de la
répétition et de la variation d’une mélodie, toujours la même et pourtant toujours
différente, les subtils passages d’un cycle rythmique à un autre, ces changements
étaient, autant qu’il m’en souvienne 12, porteurs d’une intense émotion esthétique chez
les auditeurs, comme s’ils renouvelaient une sorte de paysage musical, nous le faisant
voir sous un angle que l’on n’avait pas soupçonné, et sans que l’on puisse comprendre
comment on en était arrivé là. Nous avions parfois littéralement l’impression que nous
nous envolions avec ces sons enchanteurs. Et surtout, fascinés par ces sensations
furtives mais séduisantes, nous nous attachions de plus en plus à suivre la musique
pour essayer de ressentir à nouveau les mêmes sensations. Je me rappelle très bien ces
moments comme étant ceux où j’abandonnais toute prise de notes, toute prise de
photos, et plus généralement, toute attitude de distanciation. Je vivais entièrement
avec la musique, tantôt concentré sur les sons eux-mêmes, tantôt déviant vers une
rêverie éveillée où la musique semblait elle-même me conduire, de son en son, d’image
en image, d’idée en idée. Souvent, je vérifiais a posteriori un effet similaire chez
d’autres auditeurs, en recueillant leurs commentaires spontanés (et en évitant de les
suggérer moi-même). Tout ceci reste d’autant plus subjectif que nous n’échangions
guère à propos de ce que nous avions « vu » ou « vécu ». Tout ceci aurait nécessité des
moyens d’objectivation expérimentale13, ce qui n’était malheureusement pas possible à
l’époque.
11 Yahyâ al-Nûnû se faisait toujours un point d’honneur de chanter les poèmes
intégralement. L’aspect mélodique était proportionnellement moins varié que chez
d’autres musiciens, mais cette apparente monotonie était largement compensée par le
développement des variations sur ce canevas mélodique de base. Par ailleurs, s’il voyait
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qu’une mélodie avait plu à son auditoire, il lui arrivait de la jouer plusieurs fois de suite,
éventuellement en changeant les paroles.
12 Enfin, Yahyâ insistait pour dire à ses auditeurs que c’était surtout plus tard qu’ils
allaient entendre sa musique, pendant les jours suivants, dans leur sommeil et à l’état
de veille, comme un écho de la performance présente. Et que cette irruption
involontaire de la musique susciterait en eux des souvenirs personnels et des
sentiments oubliés, que sa musique « chatouillerait » (daghdagh). On peut résumer ainsi
les manifestations émotionnelles que je pus constater alors chez les auditeurs :
Pendant les pauses, un état de fixation mentale sur la musique qui venait de s’arrêter, où
l’auditeur laissait voyager les mélodies dans sa tête, sans pouvoir s’en détacher ; cet état
pouvait s’accompagner chez certains d’une forme de prostration ou de pleurs.
Après la séance, remémoration intermittente des mélodies (observée sur moi-même et sur
de nombreux auditeurs), en général vécue comme une expérience enchanteresse ; certains la
verbalisaient en disant qu’elle évoquait des souvenirs intimes. Personnellement, il m’arrivait
presque systématiquement de fredonner involontairement certaines de ces mélodies de
manière persistante, et la même chose se produisait chez beaucoup d’autres participants,
comme j’ai pu souvent le vérifier avec eux a posteriori.
D’autres auditeurs, au contraire, ayant une réaction négative vis-à-vis du charisme plutôt
envahissant de notre ami musicien et de sa musique, se mettaient en colère, quittaient
brusquement la séance, etc. Cela affectait peu Yahyâ, qui considérait simplement que ces
auditeurs n’étaient pas sensibles à la musique, et que leur réaction était un mal nécessaire14.
13 Le phénomène de répétition mentale involontaire de mélodies est parfaitement décrit
sur le plan psychologique et neurologique par Oliver Sacks dans son livre Musicophilia,
où il leur consacre tout un chapitre, en y incluant sa propre expérience de mélomane.
Ces mélodies obsédantes, qu’il appelle des « vers musicaux » ou des « vers cérébraux »,
se trouvent aussi bien chez les gens bien portants que chez ceux qui souffrent
d’affections cérébrales (Sacks 2009, chapitre 5), et aussi, manifestement dans des
cultures très diverses. Pour notre part, nous resterons dans le domaine de la
« normalité » mélomane non pathologique (que Sacks évoque également dans son
chapitre 4, sans d’ailleurs les opposer l’une à l’autre).
14 Oliver Sacks évoque aussi le caractère fragmentaire de ces mélodies, qui expliquerait en
partie pourquoi elles sont obsédantes : du fait que l’on ne reconnaît pas bien leur début
et leur fin, elles ont naturellement tendance à se mettre en boucle (Sacks 2009 : 69)15.
Or, parallèlement à ce caractère fragmentaire (qui existe sans doute dans toutes les
mélodies obsédantes), il faut signaler que la musique de Sanaa a un caractère
« modulaire », ou encore de « ritournelle »16, qui produit un effet similaire, en
particulier parce que l’on ne reconnaît pas toujours bien où est le début et ou est la fin
de la mélodie. C’est en particulier le cas lorsque la réalisation d’une même mélodie,
répétée sur deux hémistiches poétiques différents, donne l’impression de deux phrases
mélodiques différentes, alors qu’en fait, il s’agit de la même légèrement modifiée, par
exemple avec une note finale plus longue dans la seconde occurrence, pour lui donner
une valeur conclusive. Dans un autre cas de figure, celui où l’on a une mélodie
clairement composée de deux sections bien distinctes, les possibilités combinatoires
sont multipliées : il y a alors des décalages dans la correspondance du texte à la
mélodie. On peut avoir par exemple au début :
•
•
•
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Hémistiches poétiques X Y
Phrases mélodiques A B
15 puis, à la faveur d’un décalage, les nouvelles combinaisons suivantes :
Hémistiches poétiques X Y
Phrases mélodiques A A
16 puis :
Hémistiche poétique X Y
Phrase mélodique B B
17 Avec les autres combinaisons possibles sur un quatrain (AAAB ou A, etc.), on entre dans
un jeu sans fin de similarités et d’équivalences entre les formes, d’autant que l’on peut
aussi, pour corser le tout, inverser les hémistiches. L’ambiguïté est seulement dissipée
par l’adaptation régulière du vers poétique à la mélodie, ce qui, en pratique, est
rarement le cas. Tout ceci produit donc de nombreux effets de mise en boucle. La
tradition précise d’ailleurs que, sans une bonne maîtrise de la poésie, un musicien
risque de naviguer d’une mélodie à l’autre sans logique et sans limite, et de « perdre la
tête » dans cet « océan » (bahr) qu’est le répertoire san’ânî (Lambert 1997 : 130).
18 Sacks souligne également le rôle de la répétition dans l’apprentissage et la
mémorisation (2009 : 231 et sq.) : cette vulnérabilité aux obsessions mélodiques n’est
donc sans doute que le revers de la médaille de « l’empreinte quasi inévitable que la
musique laisse sur notre cerveau » (Sacks 2009 : 71-72). C’est également le point de vue
de Yahyâ al-Nûnû, qui était servi par une mémoire exceptionnelle et se faisait un point
d’honneur d’interpréter intégralement des textes poétiques, et de répéter ainsi autant
de fois le même canevas mélodique.
19 Il est intéressant de comparer la mélodie obsédante à la forme de la suite musicale
(qawma). Comme on l’a vu, cette dernière est une construction psychologique
temporelle contraignante, un « parcours obligé » : lorsqu’on a commencé, on ne peut
plus s’arrêter jusqu’à la finalisation du cycle. Or l’obsession musicale est déjà une forme
contraignante sur le plan temporel, mais de nature physiologique. Ainsi, Yahyâ al-Nûnû
prenait manifestement cette forme naturelle comme point d’appui pour sa
construction esthétique de la suite, pour sa part éminemment culturelle. Ainsi, nous
voyons là un premier ancrage naturel d’une pratique culturelle et esthétique.
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Une crise émotionnelle : manifestations extérieures,significations intérieures
20 Ce que j’appelle la « crise émotionnelle » était un état de tension qui s’installait
progressivement, du début à la fin de chaque qawma, de chaque interprétation
musicale, en particulier à la faveur de la durée. Ces suites de trente minutes ou plus se
répétaient à intervalles assez courts de cinq à dix minutes ; mais quand Yahyâ al-Nûnû
était en grande forme, il pouvait jouer jusqu’à deux heures d’affilée, enchaînant
plusieurs qawma sans s’arrêter ! Du fait de la pratique musicale continue, il transpirait
abondamment. Lorsqu’il était « bien chaud (hâmî), ses yeux étaient exorbités, en partie
par l’effet du qat, mais pas seulement. Il balançait son corps de gauche à droite et
d’avant en arrière, en particulier la tête, d’une manière expressive et en rythme avec la
musique (dans une relation kinésique avec le rythme musical qui était assez libre, mais
très intériorisée, un peu comme un chef d’orchestre avec ses musiciens). Au repos,
Yahyâ continuait ce balancement corporel de manière plus retenue, un peu à la
manière des chantres du Coran ou des soufis chez qui il accompagne un état de
concentration à la fois spirituelle et technique. Sous sa forme la plus accentuée et la
plus spectaculaire, ce balancement est connu au Yémen chez divers types de musiciens
sous le terme de nuwâsh ;il connote un certain état de concentration sur la musique, le
fait de la vivre profondément de l’intérieur, voire d’être « pris » par elle 17.
21 Plus Yahya al-Nûnû était « chargé » émotionnellement, et plus il était concentré sur sa
musique. À l’évidence, il vivait un état de coordination cognitive intense. Son exaltation
semblait porter cette harmonie artistique à son apogée, avec une sorte de grâce et de
précision optimale dans le jeu vocal et instrumental. Simultanément, Yahyâ
m’expliquait souvent que, lorsqu’il atteignait cet état d’« harmonie » (insijâm), c’était
comme s’il ne contrôlait plus son jeu, comme si c’était quelqu’un d’autre qui jouait, et
qu’il se sentait « comme en pilotage automatique sur un avion ». Et que c’était alors
qu’il se sentait jouer le mieux.
22 D’autres manifestations étaient plus spectaculaires, notamment ce que Yahyâ al-Nûnû
appelle la « danse assise », qu’il pratiquait en accompagnant la musique, d’amples
gestes harmonieux de toute la partie supérieure du corps (fig. 2) 18. De plus, lorsqu’il
jouait du luth, assis en tailleur sur le matelas du salon, il lui arrivait de se déplacer en
rampant vers le centre de la pièce, tout en conservant sa posture. Les auditeurs
yéménites présents retiraient précipitamment tous les objets qui se trouvaient devant
lui : un grand plateau en cuivre, éventuellement un narghilé, un plateau à thé, un
thermos, les déchets de qat, montrant ainsi qu’ils étaient habitués à ce genre de
manifestation… L’effet était impressionnant, par l’agilité du déplacement sans
mouvement visible des pieds, comme une sorte de paradoxe ou de miracle… Je n’ai
jamais obtenu de commentaires sur cette conduite stéréotypée : le musicien se
rapprochait-il ainsi de ses auditeurs ? Ou bien se plaçait-il symboliquement au centre
de l’assistance ? Certains témoignages rapportent un comportement similaire chez des
musiciens du passé à Sanaa 19.
23 La « crise » se manifestait surtout dans la partie finale de la qawma, de la manière très
personnelle dont Yahyâ la concluait, en particulier à une heure avancée de la nuit : à la
suite de la séquence la plus rapide, le sâri‘ mentionné plus haut, il chantait une partie
non mesurée très chargée émotionnellement, le tawassol, sur des paroles d’imploration
à Dieu et de demandes d’intercession au Prophète. Il est notoire que, parmi tous les
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musiciens de Sanaa, Yahyâ était le seul à interpréter une telle forme à cet endroit de la
suite, se démarquant ainsi de la tradition. Il y improvisait beaucoup plus qu’ailleurs,
aussi bien sur le plan vocal que sur le plan instrumental ; la voix était très chargée
d’émotion et riche en timbres, le jeu du luth était sursaturé, toutes les cordes jouant
ensemble 20. Comme partout dans le monde arabe, le non-mesuré a une forte
connotation « océanique » ; mais,
Fig. 2. La danse assise.
Photo Jean Lambert, 1997.
curieusement, il y réintroduisait aussi sans transition quelques fragments en rythme
binaire qui semblaient être comme une relance d’une activité vitale avant la fin
attendue, comme si c’étaient les soubresauts d’une longue agonie, ou la prolongation
d’un plateau orgastique, suspendant ainsi l’attente de la fin de la qawma dans un état de
tension extrême. Yahyâ était alors lui-même au summum de l’expression.
24 C’est ainsi que nous arrivions à ces moments inoubliables où la musique s’arrêtait et le
silence semblait avoir une saveur particulière. Le musicien était traversé par une
tension émotionnelle extrême. Il prenait son luth dans ses bras, il le caressait comme
une mère caresserait son nouveau-né et lui parlait d’une voix basse, chevrotante
d’émotion : « Mon enfant » (Yâ waladî), « Mon compagnon ! » (Yâ anîsî), « Mon
commensal ! » (Yâ jalîsî), à la limite de l’émerveillement et de l’éploration. Lorsqu’il
posait enfin son luth, il n’était pas possible de s’adresser à lui pour le féliciter d’une
manière ordinaire ; toute parole triviale était ressentie par lui comme rabaissant son
art. Seules les formules rituelles (« Que Dieu adoucisse tes jours ! », etc.) (Lambert 2004)
pouvaient être exprimées. Yahyâ était dans un état profondément ambivalent, à la fois
au summum du bonheur et au summum de la souffrance21. Il ne fallait surtout pas
chercher à le tirer de son état sur un mode discursif et rationnel, du genre : « Allons,
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calme-toi, ça n’est pas grave, nous sommes là pour te consoler, etc… ». J’avais vu ce type
de phrases, banales et maladroites, émises par des auditeurs yéménites, s’attirer
invariablement des plaintes du genre : « Mais non, c’est pas ça ! Vous ne me
comprendrez jamais ! », et être accompagnées de vociférations, de geignements et de
soupirs de souffrance et d’incompréhension22.
25 Comme je l’ai indiqué dans d’autres publications, l’esthétique de Yahyâ al-Nûnû se
conforme à un imaginaire très précis : selon lui, le luth et la voix sont « comme deux
cœurs qui chantent à l’unisson » et qui « vivent ensemble au même rythme », formant
un duo imaginaire. Cette représentation attendrie est indissociable d’une conception
métaphorique des rapports entre la musique et le langage : le musicien recherche dans
la musique une expression totale ayant pour vertu de replacer l’homme dans le cosmos,
et mettant en jeu non seulement l’instrument, la voix et le sens du texte, mais aussi
tout son corps de praticien (« de tous mes membres », bi-kull jawânihî). Dans la séance,
cela incluait aussi des fumigations de santal qu’il aspirait goulûment en citant un
proverbe de son invention : « le luth (‘ûd) est bon pour les âmes, et le santal (‘ûdeh) est
bon pour les humeurs » 23. C’est la « complémentarité », al-takâmol, que l’on peut aussi
traduire par « plénitude », « globalité » (Lambert 1997) 24. L’union entre la voix et
l’instrument, mais aussi entre les paroles chantées et la musique, est donc en quelque
sorte mise en scène par cette métaphore de la fusion entre deux personnes et deux voix
dont l’une, celle du musicien, est vivante, tandis que l’autre, l’instrument, ne vit que le
temps de la performance. Lorsque le luth s’arrêtait de sonner, une béance émotionnelle
immense s’ouvrait devant Yahyâ, et ce n’était plus un instrument de musique, mais le
corps mort de son « fils » qu’il prenait dans ses bras, en se lamentant sur sa « perte »25.
L’intensité émotionnelle de la transe était donc directement liée au fait que Yahyâ al-
Nûnû vivait pleinement cette métaphore, comme une réalité ; ou, pour être plus précis,
la métaphore exprimait une vérité supérieure, que l’on pourrait qualifier de
métaphysique (Lambert 1997, ch. X).
26 À quels niveaux de conscience et d’expérience physique Yahyâ revivait-il ce mythe ?
Lors de nos discussions durant le magyal, il m’expliquait très posément ses conceptions
esthétiques sur le takâmol et sur l’union de la poésie et de la musique, de l’instrument et
de la voix. Ces conceptions sont donc tout à fait cohérentes, mais elles étaient vécues
par lui de manières différentes selon les contextes. En revanche, le lien avec la version
originelle du mythe (voir ci-dessous, note 24) ne fut jamais mentionné explicitement
par lui devant moi, et je ne le connaissais que par mes lectures de la littérature
médiévale, dont il avait certainement eu connaissance par ses propres moyens, directs
ou indirects 26. Même après la musique, devant cette souffrance, il était impossible de
poser des questions 27.
27 Pour qualifier ces états psychologiques dans lesquels il était ainsi transporté, Yahyâ al-
Nûnû utilise les grandes catégories définies par la langue arabe : tarab, wajd, wujdân,
mots difficiles à traduire. Le mot tarab signifie « commotion », et par extension,
« vibration, émotion musicale ». Le champ sémantique du mot wajd est encore plus
large, on peut relever au moins cinq sens différents, dérivés les uns des autres : 1. le fait
de trouver ; 2. découvrir un sens intime ; 3. l’émotion spirituelle ; 4. le nostalgie ; 5.
l’extase (en particulier dans le soufisme) (Lambert 1998). Yahyâ parle surtout de
wujdân, mot qui a la connotation la plus élevée sur le plan spirituel. Ces mots peuvent
concerner tout autant le musicien que les auditeurs. Pour qualifier des phénomènes
similaires, certains ont pu parler de « transe émotionnelle » et « profane », soit » une
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conduite stéréotypée (mais non rituelle), consistant à exprimer d’une certaine manière
l’émotion ressentie en écoutant la musique » (Rouget 1980 : 390). Cependant, le mot
« transe » ne pouvait pas être le point de départ de notre réflexion, sous peine de nous
imposer une catégorie essentialiste pour décrire des phénomènes dont nous avons vu la
complexité. C’est pourquoi j’utilise un mot plus neutre.
28 En ce qui concerne la dimension religieuse, elle était seulement liée au fait que les
talents nécessaires à cette pratique charismatique, en particulier sous sa forme
thérapeutique, étaient considérés par Yahyâ al-Nûnû comme des dons de Dieu (par des
prières, des représentations diverses). On peut cependant constater que cette référence
est relativement discrète, en particulier s’agissant d’un musulman pratiquant. Si le
moment le plus intense émotionnellement était mis sous l’autorité de paroles
religieuses, cela n’avait pas forcément d’autre signification qu’une recherche de
légitimité. Il n’en reste pas moins que, si Yahyâ al-Nûnû n’est pas influencé directement
par la culture soufie, cette dernière semble souvent présente de manière diffuse à
Sanaa.
L’émotion comme communication réciproque, « sur larelation »
29 La description de cette crise émotionnelle nous montre bien une
expérience personnelle qui ne peut être communiquée aisément : « Ceux qui n’étaient
pas là ne pourront pas comprendre », disait Yahyâ al-Nûnû (Lambert 1995b) 28. Il jouait
aussi souvent seul, sans auditeurs, lors de longues séances (s’enregistrant fréquemment
lui-même) ; il s’enfonçait alors pendant de longues heures dans un monde
labyrinthique de mélodies dont il aurait bien aimé ne plus ressortir, toujours dans une
atmosphère fortement émotionnelle. Il me confiait qu’il lui arrivait alors d’avoir
l’impression d’être entouré, dans le noir, de génies (jinn) qui étaient venus l’écouter et
qui étaient assis là, en silence. Il ne s’agissait pas d’une croyance, mais plutôt d’une
hallucination qu’il me racontait en souriant.
30 Cette hallucination d’un auditoire composé de génies nous montre toute l’importance
de sa relation au public. Comme la sensation de dédoublement cognitif du « pilotage
automatique », elle semble indiquer une nécessité psychique de dissociation de la
conscience 29. Mais « dissociation » entre quels niveaux de conscience ? C’est que les
niveaux de conscience – et d’inconscience – sont aussi des niveaux de communication 30.
On peut par exemple se demander si le dédoublement « procédural » correspondant à
l’impression de jouer de manière automatique se joue aux mêmes niveaux que celui qui
fait halluciner la présence d’un public imaginaire…
31 Comme je l’ai indiqué plus haut, ainsi que dans d’autres publications (Lambert 1997), il
y avait chez Yahyâ al-Nûnû une manipulation consciente de la psychologie des
auditeurs, dont il étudiait soigneusement les attentes et y répondait d’une manière
adaptée. « Vous m’emporterez avec vous, et vous n’en sortirez pas indemne », disait-il
en substance. Il s’agissait donc d’une opération charismatique et de séduction, une
volonté d’influencer la psychologie de ses auditeurs et de leur révéler leurs « vrais »
sentiments, avec l’objectif avoué de transformer leur état psychique 31. Mais cette
transformation ne pouvait se produire qu’à certaines conditions : « Si le cœur de
l’auditeur est bon, ses sentiments seront bons, quels que soient ses souvenirs, qu’ils
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aient été heureux ou douloureux. En revanche, si son cœur n’est pas bon, les souvenirs
seront tous revécus en noir, même s’ils avaient été heureux », disait Yahyâ.
32 Cette condition de réceptivité, de bonne « disposition » 32 de l’écoute étant assurée,
Yahyâ était à son tour affecté, et il s’impliquait d’autant plus. Mais cette affectation
n’était pas exempte de conscience : l’interaction passait par une observation acérée,
bien que discrète, des personnes présentes. Tout en continuant à chanter, il gardait
toujours un œil sur chacune d’entre elles pour percevoir le moindre changement
émotionnel sur leur visage. Il considérait alors que les bons auditeurs étaient ceux qui
« lui prêtaient leurs sentiments » (yu‘îrûnî masha‘irhum).Yahyâ m’avait expliqué cela
avec le proverbe en apparence paradoxal : « L’émotion vient de l’auditeur » (Lambert
1997 : 218) 33.
33 Au cours de la séance, la distance entre ces deux lignes tangentes de l’émotion, celle du
musicien et celle de l’auditeur, tendait donc à se réduire, par l’observation mutuelle,
par une approche intuitive. Ces modifications subtiles étaient ressenties en même
temps par les auditeurs et par le musicien, et la reconnaissance de cette perception
commune, donc cette complicité mêlée de défi, était en elle-même un facteur
d’accroissement de l’émotion 34.
34 Il faut signaler que, dans les séances que nous organisâmes de 1995 à 2000 environ,
Yahyâ était accompagné par un comparse, au début Ahmed ‘Ushaysh, puis Mohammed
al-Khamîsî, qui avaient pour fonction de l’encourager pendant la performance (par des
interventions diverses, battant la mesure en frappant des mains ou en l’accompagnant
au plateau en cuivre, reprenant en chœur quelque refrain, etc.) mais aussi, à la fin de la
suite, de lui adresser des compliments rituels qui dégénéraient progressivement en
plaisanteries destinées à détendre l’atmosphère. À la fin de ces séances, ou parfois déjà
au milieu de la nuit au cours d’une pause plus longue, Yahyâ entrait dans ce jeu, et la
plaisanterie se muait en une saynète improvisée à deux, où l’atmosphère de la musique
et du chant semblait se transposer (sans pour autant disparaître) dans l’inventivité
narrative, dans un burlesque typiquement masculin (surtout situé au dessous de la
ceinture…). Mohammed al-Khamîsî était donc une sorte d’auditeur idéal, tout en étant
aussi une sorte de bouffon dont la fonction rappelle un peu celle des farces dans les
mystères médiévaux (Lambert, à paraître).
35 Ainsi, tous ces processus dessinent une sorte de boucle : le musicien agit sur l’auditeur
qui, en étant attentif à sa musique, « prête ses sentiments » au musicien qui, à son tour,
est encouragé à se surpasser et à aller chercher des modes d’expression rares ou
extrêmes qui vont à leur tour séduire encore plus l’auditeur 35. La musique devient alors
un langage d’une nature très particulière, qui ne parle pas d’objets, mais plutôt des
relations entre les êtres.
La conversation intérieure, la mémoire, une musiquequi « parle »
36 Si l’effet de la musique sur la psychologie humaine est bien connu, ses mécanismes
restent encore très mystérieux (Sacks 2009 : 118, 367). Dans la culture yéménite, que
dit-on de la sensibilité à la musique ? Pour Yahyâ al-Nûnû, les femmes et les vieilles
personnes y seraient plus sensibles que les autres catégories d’auditeurs, chacun de ces
groupes pour des raisons différentes : les femmes le seraient en général plus que les
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hommes, en quelque sorte par nature ; les vieillards parce qu’ils ont accumulé
beaucoup de souvenirs, qui sont potentiellement à évoquer. Le deuxième point souligne
le rôle de la nostalgie, variable selon chaque individu, tandis que le premier soulève la
question du genre. Pour cette raison, Yahyâ était très attentif aux réactions de son
public féminin. Cette conception est bien évidemment liée aux conceptions culturelles
des deux sexes dans la société yéménite. On ne saurait cependant affirmer qu’elle ne
renvoie pas aussi à des réalités plus universelles (Morin 1986 : 92 ; Mithen 2005 : 93).
Mais nous nous intéresserons surtout au premier point, celui concernant la mémoire.
37 Judith Becker remarque que la transe et l’écoute de la musique ont pour particularité
de faire cesser « la conversation intérieure (qui juge un comportement passé, planifie
l’avenir, se laisse happer par le cercle vicieux de la honte) » (Becker, 2005 : 464). Sans
aucun doute, la mise entre parenthèses de la « conversation intérieure » par l’écoute
directe de la musique est pour tout auditeur une première cause d’enchantement : elle
le « distrait », lui fait oublier ses soucis, et le ramène à une intuition de l’instant, de
l’être présent. C’est pourquoi l’observation de l’action directe de la musique sur
l’organisme humain a intéressé très tôt la psychologie expérimentale (par exemple
Francès 1956).
38 Un autre cas de figure se présente, celui où, loin de faire cesser le monologue de la
conversation intérieure, la musique s’y invite et y prend part. Ceci se produit en
général d’une manière inattendue, en lui donnant soudainement un sens, souvent
positif, qui en transcende les aspects négatifs. On retrouve ici un épisode typique des
récits de tarab qui sont racontés au Yémen et ailleurs dans le monde arabo-musulman :
un jeune homme amoureux éclate soudainement en larmes en écoutant de la musique ;
un couple qui se dispute est réconcilié grâce à une séance musicale habilement menée
(par Yahyâ al-Nûnû lui-même) (Lambert 1997), etc.36 Concrètement, les personnes
concernées laissent rarement transparaître des expériences aussi intimes, à cause des
conventions sociales, et c’est ce qui fait la difficulté d’en rendre compte de manière
objective. Il semble pourtant que l’on peut les approcher à partir de plusieurs angles.
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Fig. 3. » En écoutant la musique, il se remémore des souvenirs de son enfance ».
Photo Jean Lambert, 1997.
39 En fonction des observations que nous avons faites sur la circulation durable des
mélodies obsédantes, il nous faut distinguer, dans l’effet émotionnel opéré par la
musique de Yahyâ al-Nûnû, au moins deux ou trois phases post-écoute, où l’auditeur en
conserve la mémoire de manière plus ou moins intermittente : après chaque qawma,
dans les brefs intervalles de repos ; à la fin de la soirée ou de la nuit ; après la séance et
éventuellement les jours suivants. C’est ainsi que j’avais constaté qu’un auditeur de
Yahya était resté prostré dans un silence complet jusqu’au petit matin, et en avait été
affecté même le lendemain. Naturellement, il ne s’agit pas de séparer arbitrairement
ces phases postérieures de la phase de performance, mais seulement de remarquer
qu’elles représentent un déploiement temporel bien plus long, qui permet notamment
de confirmer ou d’infirmer les impressions premières reçues lors de l’écoute elle-
même. Comme le dit Oliver Sacks, « l’état d’âme suscité par une chanson subsiste plus
longtemps que le souvenir du chant qu’on vient d’entonner » (2009 : 419). C’est au cours
de ces phases « post écoute » que la musique, se mêlant le mieux à la conversation
intérieure, peut permettre de vérifier la validité des projections imaginaires. Il est aussi
plus aisé d’y observer ces dernières.
40 Dans le discours et la pratique de Yahyâ al-Nûnû, il était clair que c’était plus tard que
les auditeurs allaient effectuer l’opération de remémoration, d’anamnèse la plus
efficace, parce qu’ils se retrouveraient alors dans leur propre intimité. Il signifiait d’un
geste théâtral de l’index tournant sur lui-même, figurant le fonctionnement circulaire
du cerveau, comme d’une dynamo (fig. 3). Ses mélodies y « chatouilleraient » nos
sentiments. Dans une autre expression, il disait qu’elles les « essoreraient » ( yi‘sor)
(comme du linge après la lessive). Il n’était jamais demandé aux auditeurs d’évoquer
eux-mêmes leurs souvenirs réels ; mais pour sa part, Yahyâ évoquait en termes
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généraux (et sur un ton narquois) des souvenirs d’enfance, un amour malheureux, ou
bien un amour heureux mais révolu, etc.
41 Ici, l’expérience de Yahyâ al-Nûnû est très proche de celle de Marcel Proust qui a
montré mieux que personne comment l’émotion est aussi anamnèse, notamment
lorsqu’elle est suscitée par l’écoute de la musique : pour lui, la musique est un modèle
parfait de ce qu’il a appelé la « mémoire involontaire » (Nattiez 1999 : 68)37. Selon le
modèle proposé par Yahyâ al-Nûnû, l’effet émotionnel de la musique semble être dû au
rapprochement de deux types de mémoires : une mémoire proche et presque
automatique (les cognitivistes diraient : « procédurale »), en l’occurrence celle des
mélodies « obsédantes » ; et une mémoire en général plus lointaine, auto-biographique
de l’auditeur, qui fonctionne au mieux dans le rêve et dans la rêverie éveillée, dans
l’attention à ce qu’il y a de plus personnel en chacun. C’est ce rapprochement des deux
mémoires différentes (en fait toutes les deux en grande partie involontaires) qui
produirait un effet émotionnel, une révélation personnelle, un sens à la vie 38. Par
ailleurs, se remémorer un souvenir, y compris s’il est douloureux, revient à le
reconnaître comme sien, c’est une forme d’appropriation, d’assomption de soi
(Schacter 1999 : 46), et donc de cure psychique. La remémoration recherchée par Yahyâ
consistait bien à expérimenter ce fonctionnement double de la mémoire, c’était sa
« médecine de l’âme »…
42 Pour Yahyâ al-Nûnû, il y a aussi une concurrence entre musique et langage : pour lui, le
luth « parle » d’une manière plus éloquente que le langage. C’est ce qu’il appelle « le
guide » (c’est-à-dire la communication) qui va « du cœur au cœur », donc sans passer
par la bouche, et sans utiliser les mots (Lambert 1997 : 230-231). Là aussi, son
expérience est proche de celle de Proust pour qui la musique « parle », d’une manière
qui diffère sensiblement de celle du langage articulé et rationnel 39. On ne peut
comprendre cette manière de « parler » sans la mettre en relation avec le
fonctionnement de la conversation intérieure : celle-ci, par nature, prend des formes
opposées, passant d’un extrême à l’autre 40. Les structures de la musique se prêtent à
cette rencontre par leur capacité à opérer des retournements, de négatif en positif, de
déprimé en enchanté, qui sont favorisés par les retournements formels de la mélodie
ou la découverte de nouvelles variations 41. La musique « parle » à sa manière, parce
qu’elle se met à avoir une signification personnelle pour chacun. L’écoute musicale est
une construction. Mais une construction solide…
43 Yahyâ al-Nûnû illustre aussi cette éloquence de la musique par des gestes, non pas
lorsqu’il joue, mais lorsqu’il écoute ses propres enregistrements ou ceux de ses maîtres.
L’émotion est bien sûr moins intense, mais les significations sont manifestes. Ces gestes
évoquent des analogies dynamiques du mouvement, par exemple la vibration d’une
main élevée pour simuler un trémolo aigu de la voix, ou encore un grand mouvement
du bras pour accompagner une descente mélodique (fig. 4).
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Fig. 4. Le mouvement mélodique, représenté par le mouvement du bras.
Photo Jean Lambert, 1997.
Fig. 5. L’ineffable dans la musique.
Photo Jean Lambert, 1997.
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44 De même, les mimiques du musicien expriment des sentiments complexes, par exemple
les yeux mi-clos, les lèvres serrées, comme incapables de parler, les mains tournées
vers le ciel et montrant le magnétophone, tentant d’exprimer l’ineffable (fig. 5).
45 Certains gestes fonctionnent aussi comme des signes ou des icônes, simulant par leur
analogie des idées suggérées par la mélodie et/ou par le texte poétique. Ils sont donc un
commentaire a posteriori de ce que Yahyâ ressent pendant qu’il joue, et de ce qu’il
imagine (avec une certaine pertinence, semble-t-il) que les auditeurs ressentent. Ces
gestes gracieux peuvent signifier tout autant le retournement d’une mélodie, celui du
vol d’un oiseau, ou celui des idées d’une rêverie éveillée42. À travers une certaine
redondance entre le visuel et le sonore, ils mêlent plusieurs modes sémiotiques,
soulignant la nature à la fois organique et symbolique de la musique.
46 Ainsi, la récurrence automatique de la mélodie agit durablement, comme le ferait une
substance psychotrope, voire comme une séance d’hypnose, sur la perception de
l’individu, et en particulier sur sa perception du temps. Si les obsessions musicales
étudiées par Sacks sont clairement des phénomènes de nature physiologique et des
mécanismes cognitifs innés, pour Yahyâ al-Nûnû, le fait d’imposer à ses auditeurs des
mélodies au point de les rendre obsédantes, consistait à s’emparer de ce phénomène
naturel d’une manière éminemment culturelle, tout en reconnaissant sa nature psycho-
physiologique.
Retour au magyal : de la contemplation à la méditation
47 Mieux comprise dans sa profondeur, l’opération d’anamnèse que Yahyâ al-Nûnû
provoquait volontairement chez ses auditeurs éclaire d’un jour nouveau le cérémoniel
du magyal à Sanaa et plus généralement la consommation du qat. Comme je l’avais
remarqué dès mes premières observations, dans le magyal ordinaire et quotidien, la
troisième « phase » psychologique de la consommation du qat, dite « Heure de
Salomon », consiste à contempler silencieusement le coucher du soleil, la lumière
déclinant sur les façades des maisons ou sur les jardins de Sanaa, si possible après avoir
écouté un musicien (Lambert 1995a ; 1997 : 46-47). Pour caractériser cette activité
esthétique, j’avais longtemps hésité entre le mot « contemplation » et le mot
« méditation ». Finalement, j’avais exclu ce dernier, ne me sentant pas en position de
démontrer qu’il y avait là une véritable action psychique intérieure et réflexive.
Aujourd’hui, ayant exploré un peu plus les pratiques expressives et esthétiques de
Yahyâ al-Nûnû, il m’apparaît que l’on peut aller beaucoup plus loin dans l’analyse.
D’autant que Yahyâ nous précise, non sans humour, que, « au Paradis, ce sera comme
l’Heure de Salomon, mais pour toujours »…
48 Dans mon analyse du magyal, cette contemplation du couchant s’attachait en particulier
au passage du jour à la nuit, avec tout son symbolisme d’indétermination, éminemment
cosmologique (Lambert 1995a). Or, de telles pratiques de contemplation ne sont pas
contradictoires avec une véritable méditation, au contraire : dans beaucoup de
cultures, elles y préparent 43. Par ailleurs, on retrouve là l’une des fonctions du qat pour
favoriser cette méditation : surnommé le « clou du cul » (Lambert 1995a), il est le mieux
adapté pour aider l’individu à conserver une position stable tout en le maintenant
éveillé.
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49 Dans cette phase du magyal, la musique remplit donc une fonction importante, elle
l’enchante. En témoigne la grande demande de musique par les convives yéménites,
précisément à ce moment là : ils ont conscience de s’y préparer. On comprend mieux la
nécessité pour le magyal quotidien de durer au moins quatre heures et, pour les séances
de Yahyâ al-Nûnû, une quinzaine d’heures 44… On sait aussi que cet état peut être aussi
bien angoissé qu’enchanté (Lambert 1995a, note 30). Certaines observations montrent
la réalité de ce travail inconscient, ainsi que son encadrement normatif : par exemple, à
ce moment du magyal, certains consommateurs de qat ont souvent un tic nerveux, celui
de s’arracher quelques poils de la barbe, ce qui est en général vertement corrigé par le
groupe 45. On a donc toutes les raisons de croire que la musique, dans ce cas, joue un
rôle essentiel pour que l’atmosphère de la méditation soit plutôt enchantée.
50 Cette méditation est dite « emporter le consommateur vers son village d’origine ». Je
m’étais toujours heurté à l’impossibilité d’en savoir plus sur cette évocation des
« origines », n’osant pas m’immiscer dans cette intimité. Tout porte maintenant à
penser que cette troisième phase du magyal met bien en scène une activité psychique
spécifique qui comporte un certain aspect involontaire, mais aussi une certaine dose de
concentration réflexive, balisée par les conventions sociales. De quelle nature est cette
méditation ? Voilà une question qui relance de nouvelles pistes de recherche 46. Ce
qu’on peut seulement dire aujourd’hui est que, contrairement aux disciplines hindoues
et bouddhistes qui sont très spécialisées, au Yémen, cette forme de méditation est
parfaitement intégrée à ce que j’avais appelé jusque là le « cérémoniel » du magyal,
ainsi qu’à la consommation du qat, passant ainsi inaperçue. Tout en étant prise en
charge collectivement par le groupe qui est structuré d’une manière hiérarchique par
l’attention portée à l’amphitryon, elle fournit des satisfactions intimes à l’individu : à
l’Heure de Salomon, grâce à la musique, le convive ordinaire trouve un plaisir
personnel, esthétique, mais aussi spirituel, puisqu’il peut alors méditer sur son
parcours personnel dans un cadre légitime.
Conclusion
51 La praxis du musicien Yahyâ al-Nûnû nous fournit donc l’ébauche d’un modèle
d’interprétation des relations entre la musique et l’émotion, même s’il y subsiste encore
de nombreuses zones d’ombres. Si l’obsession musicale est une réalité à la fois
biologique et psychique, Yahyâ al-Nûnû la manipule d’une manière culturelle pour
modifier l’état de conscience de ses auditeurs, tout en étant affecté en retour par leur
bonne écoute. Grâce à leur récurrence, les mélodies se mêlent à la conversation
intérieure avec des effets durables, mettant en mouvement deux types de mémoire
involontaire (l’une, musicale et procédurale, et l’autre, autobiographique et à plus long
terme) qui, par la combinaison des formes et les associations d’idées, « parlent » à des
niveaux intermédiaires de la conscience et provoquent éventuellement une
illumination sur le sens de la vie. Il s’agit bien d’une forme de psychothérapie par la
musique, d’une « médecine de l’âme ».
52 Au cours de cette action musicothérapeutique, Yahyâ al-Nûnû entre lui-même dans un
monde musical obsédant, en particulier lors du summum expressif qu’est la conclusion
de la qawma où, après le sâri‘ enlevé et jubilatoire, il prolonge la coda finale en une sorte
de plateau musical et émotionnel plus mélancolique, bouleversé et bouleversant. En
nous montrant où, quand, et surtout comment s’arrêtent les formes musicales et la
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crise émotionnelle, les procédures socialement organisées de la félicitation-bénédiction
et de la plaisanterie nous renseignent, en négatif, sur ce qui se passe réellement « à
l’intérieur » de l’être, et qui est si difficile à approcher. Le musicien s’étant mis lui-
même dans un état de conscience modifiée qu’il ne saurait seul maîtriser, la
plaisanterie l’aide à s’en distancier, faute de quoi cet état le conduirait à l’installation
d’une dissociation plus durable de sa personnalité, à une dépression (tout ceci dans une
perspective homéostatique). Cette pratique musicale très personnelle de Yahyâ al-Nûnû
s’inscrit donc parfaitement dans le cadre des séances de qat ordinaires de Sanaa, qui
ont en grande partie les mêmes objectifs, même si c’est à un niveau différent de
pratique sociale. La validité du modèle d’interprétation qu’il nous fournit se mesure à
son aptitude à nous faire mieux comprendre ces pratiques sociales plus larges, celles du
magyal d’après-midi.
53 La singularité de la démarche de Yahyâ al-Nûnû n’est pas contradictoire avec une
dimension plus générale : c’est en mettant à profit certains des aspects les plus
particuliers de la culture musicale yéménite, qu’il rejoint des préoccupations
universelles : le traitement de l’âme souffrante. Les Yéménites, eux aussi, ont leur
« temps retrouvé ». Mais quand le Yémen retrouvera-t-il un autre Yahyâ al-Nûnu pour
que puissent se poursuivre de telles expériences en « laboratoire » sur l’émotion
musicale ?
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NOTES
1. J’ai déjà consacré deux articles à cette personnalité peu ordinaire qu’est Yahyâ al-Nûnû
(Lambert 1995b, 2002)
2. Pendant mon terrain de thèse, à la demande de Yahya al-Nûnû, nous organisions ces séances
tantôt chez lui et tantôt chez moi, avec des invités yéménites et étrangers, des hommes et des
femmes, des musiciens et des non-musiciens, etc. Dans le courant des années 90, ces séances
reprirent de manière intermittente en fonction de mes séjours plus courts au Yémen. J’étais
souvent accompagné par Pascal Privet qui en tira plusieurs heures de vidéo. Il faut souligner que
Yahyâ al-Nûnû, refusant de laisser enregistrer sa musique, était très réticent à l’introduction de
la caméra dans ces séances ; la relation que Pascal Privet sut tisser avec lui fut décisive dans son
acceptation. Il fut séduit par l’idée que la vidéo puisse restituer son expérience de manière plus
complète que le seul enregistrement sonore.
3. Si je parle à l’imparfait, c’est que Yahyâ al-Nûnû ne pratique plus la musique, étant
malheureusement diminué par une longue maladie.
4. Ces soirées étaient appelées « séances abbassides » par certains participants parce qu’elles
pouvaient se dérouler jusqu’à la prière de midi le lendemain, comme dans la vie musicale à l’âge
d’or du califat de Bagdad (Lambert 1997a, 152).
5. Dans les années 1980, ces séances étaient en voie de disparition. Parmi les nombreux musiciens
réputés pour jouer toute la nuit, on peut citer Sâleh al-‘Antarî (m. 1965), ‘Alî al-Anisî (m. 1980) ou,
moins connu, ‘Alawî Seyf ‘Abd al-Salâm, musicien de Ibb (m. 1994).
6. D’après ces études, les principales formes musicales capables d’exprimer de la manière la plus
universelle des émotions simples (joie, tristesse, crainte et colère) sont le volume sonore, le
tempo et le caractère plus ou moins détaché de l’articulation. En revanche, l’expression
d’émotions plus complexes, « sociales », comme la gratitude, l’admiration, la honte, le mépris, est
hors de portée de ces analyses (Mithen 2005 : 95).
7. Les travaux de neurologues comme Antonio Damasio (2003) semblent apporter des
perspectives universalistes stimulantes à l’anthropologie, de même que ceux d’Oliver Sacks
(2009) à l’ethnomusicologie.
8. Intensif aussi bien sur le plan du contenu que sur celui de l’engagement du chercheur : cet
exercice exigeait une solide résistance physique, notamment vis-à-vis du sommeil et de la
quantité de qat à ingurgiter…
9. Même si les aspects formels diffèrent, ceci me semble très proche de ce que Leonard Meyer
appelait déjà « continuité » (Meyer 1956 : 56), et que, plus récemment, Emmanuel Bigand appelle
la « syntaxe », en ce que tous deux créent un horizon d’attente temporel (Bigand 2009 : 352).
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10. Il disait aussi imiter des « rires », qahqaha, le glouglou de l’eau, ka‘ka‘a. J’avais pu l’observer
puisant des inflexions inédites dans l’accent de certains langues étrangères (Lambert 1997, 238).
11. Ce qui m’évoquait, je ne sais trop pourquoi, l’albatros de Baudelaire, perdu sur le pont du
bateau, comme le poète sans inspiration.
12. Je rappelle que je n’étais pas autorisé à enregistrer la musique lors de ces séances (Lambert
1995b) ; les vidéos tournées par Pascal Privet le furent tardivement.
13. Il aurait été intéressant de relier nos cerveaux, musicien et auditeurs, à des capteurs
électriques, comme l’avait fait Robert Francès dès les années cinquante, pour mesurer l’influence
du plaisir musical sur l’énergie électro-encéphalique (Francès 1956).
14. On peut rapprocher cette conception de celle de Guy Rosolato, pour qui « la vertu cathartique
de la musique […] concerne évidemment l’ensemble des sentiments que l’on peut éprouver, non
seulement l’amour, mais aussi la haïne (Rosolato 1982 : 167).
15. Un des patients d’Oliver Sacks qui était malade, mais bon musicien, évoque une technique
qu’il avait trouvée pour se débarrasser du caractère circulaire de la mélodie : « Chanter toute la
pièce musicale en entier, pour éviter de laisser la faculté à un seul fragment de se répéter
indéfiniment » (Sacks 2009 : 62-64).
16. Sur ce concept, voir Jérôme Cler (2006).
17. Piamenta signale notamment le sens de « danser en balançant ses cheveux longs et épais »,
pratique principalement féminine (Piamenta , « N W SH ») (Piamenta 1990).
18. Une forme de « danse assis » existe également en Mauritanie (Guignard 1975).
19. C’était le cas de Mohammed ‘Abd al-Rahmân Kawkabân (musicien du début du XX e siècle,
d’après M. al-Jumâ‘î). Aristocrate beaucoup plus connu comme poète, ce personnage n’autorisait
presque personne à l’écouter chanter, ce qui n’était peut-être pas sans relation…
20. Bien qu’il soit formellement assez proche du mawâl vocal et du taqsîm instrumental de la
musique arabe, pièces qui sont toujours introductives, le tawassol en diffère sur le plan
fonctionnel, puisqu’il est interprété à la fin, ce qui lui donne une signification différente, celle de
conclure la performance. Il s’agissait en fait d’une coda qu’il prolongeait ad libitum.
21. En quelque sorte une « double contrainte » (Bateson 1977 : 2, 42).
22. Judith Becker note que, dans les séances de zikr, c’est lorsque les soufis regagnent leur monde
ordinaire que survient la souffrance (2003 : 469)
23. Le ‘ûdeh, qui fait partie de la tradition du Prophète, est un parfum très sensuel, réputé pour
empêcher de dormir.
24. Cette idée de « complémentarité » est indissociable de celle d’homéostasie, ou d’équilibre, en
particulier d’équilibre des contraires, qui est très présente dans les usages du magyal, ainsi que
dans la médecine traditionnelle au Yémen (Lambert 1997 : 42). Il est intéressant de constater que
cette idée, qui est aussi présente dans beaucoup de philosophies orientales, est remise à
l’honneur par les neurosciences (Damasio 2003 : 35).
25. Cette fiction remonte directement au mythe arabe de création du luth par le personnage
biblique Lamek, à partir du corps démembré de son fils mort qui était suspendu dans un arbre
(Lambert 1997 : 90).
26. La similitude entre les deux versions du mythe, la littéraire et la « vécue » par Yahyâ al-Nûnû,
ainsi que le contexte, ne laissent aucun doute sur leur origine commune.
27. Je dois reconnaître que je n’ai jamais osé lui demander plus de précisions sur ce point : était-
ce de la pudeur de ma part, ou un excès de prudence méthodologique ? Sans doute un peu des
deux…
28. Becker souligne ce caractère indicible, « noétique », le sentiment que celui qui est en transe
accède à une connaissance impossible à acquérir d’une autre façon (2003 : 459).
29. Contrairement à ce que l’on croit couramment dans la culture occidentale, les phénomènes
de dissociation de la conscience sont très communs (Becker 2005 : 474), mais ils n’ont que trop
rarement été décrits de manière approfondie. En fait, ils ne font que révéler un phénomène
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inhérent à la nature imaginante de l’homme (Morin 1973 : 120-121). À travers nos émotions nous
mutons d’une personnalité à une autre, modifiant nos voix, nos comportements, et surtout la
combinaison de l’activité des trois grands strates évolutionnaires de notre cerveau, le
« reptilien », le « limbique » et le « cortical » (Morin 1973 : 223). La question de l’émotion devient
alors une question de niveaux d’expression ou de communication.
30. Gregory Bateson réfute une conception positiviste, selon lui erronée, qui ne verrait dans les
émotions que des quantités d’énergie agies par des poussées inchoatives s’opposant à la raison.
Au contraire, les émotions traduisent des relations qui, tout en échappant par nature à la
conscience et au langage, répondent à une autre logique (les « raisons du cœur ») (1977 : 150). Si,
dans les rêves ou dans les pratiques rituelles et artistiques, le mode de communication dominant
peut être qualifié de « processus primaires » (terme freudien mis dans une nouvelle perspective),
qui s’opposent au mode de communication « secondaire » de la double articulation du langage, le
propre de ces processus primaires (notamment la « communication iconique ») serait de ne pas
pouvoir recourir à certaines fonctions « digitales » du langage : les temps, les modes verbaux,
ainsi que la négation. La communication s’y effectue d’une manière métaphorique, en mettant
l’accent sur les relations, plus que sur les objets (Ibid. : 153-154).
31. Cette action charismatique est conforme à l’idéal du musicien yéménite dont l’archétype,
souvent évoqué dans les magyal, était de faire pleurer les auditeurs et de faire se poser les oiseaux
dans les salons (Lambert 1997b : 228). Dans le cas qui nous intéresse, cependant, les effets
émotionnels sont moins spectaculaires chez les auditeurs que chez le musicien lui-même, ce qui
rappelle la tradition des poètes devins préislamiques, malheureusement mal documentée
(Farmer 1929 : 21) et aussi, d’une certaine manière, le chamanisme.
32. Je reprends délibérément ce terme de François Roustang (1994 : 89).
33. Al-wajd min sâmi‘eh, littéralement « l’extase vient de l’auditeur ». On notera la difficulté de
traduire cette expression ; ici j’ai choisi de traduire wajd par « l’émotion », en fonction du
contexte.
34. Guy Rosolato souligne que « la passion est renforcée par l’identification des auditeurs entre
eux », de même que celle entre les auditeurs et la vedette, ce qui représente une « métaphore des
liens pulsionnels qui existent dans toute psychologie des masses » (Rosolato 1982 : 171).
35. On pourrait y voir un écho à la boucle cybernétique caractéristique de la « complexité » telle
qu’elle est décrite par Edgar Morin (1973) et Gregory Bateson (1977).
36. Un bel exemple de ce mécanisme universel nous est fourni par Tolstoï dans Guerre et Paix, où
Nicolas Rostov entend la voix de sa sœur chanter alors qu’il est lui-même plongé dans l’angoisse
(Tolstoï 1972 : 436-437).
37. « Nous sentons à la joie, au charme irrésistible qui nous inondent, combien le passé réel –
même le plus humble – est différent de celui que nous présente la mémoire de l’intelligence sur la
réquisition de notre volonté » (Contre Sainte-Beuve, cité par Nattiez 1999 : 54).
38. La psychologie de la mémoire semble confirmer cette hypothèse : « Une impression de
souvenir émerge de la comparaison de deux images : l’une dans le présent, et l’autre dans le
passé. Comme la perception visuelle du monde en trois dimensions résulte de la combinaison des
informations fournies par les deux yeux […], la perception du temps – lors du souvenir – dépend
de la combinaison des informations provenant du présent et du passé (Schacter 1999 : 44) ».
39. Dans la Recherche du temps perdu, la musique du compositeur Vinteuil se présente comme « un
équivalent du langage humain, mais qui fonctionne mieux que lui et le dépasse » (Nattiez 1999 :
109). La suppression des mots humains rend ce langage encore plus efficace : « Jamais le langage
parlé ne fut si inflexiblement nécessité, ne connut à ce point la pertinence des questions,
l’évidence des réponses » (Proust 1988 : 346).
40. Le meilleur exemple en est le questionnement sur le fait de savoir si un amour est partagé ou
non : tantôt on est aimé, tantôt on ne l’est pas, il n’y a guère de place pour la nuance…
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41. En écoutant (malgré lui) la sonate de Vinteuil durant la soirée Sainte-Euverte, Swann attribue
successivement à la « petite phrase » les significations et les sentiments les plus contradictoires
(Proust 1988 : 342-343). Comme l’ont remarqué certains psychanalystes, la musique est une
« métaphore des pulsions » présentant de nombreuses analogies avec les mécanismes de
l’inconscient (renversements, retournements, refoulement, sublimation) (Rosolato 1982 : 161), ce
qui l’éloigne d’autant de la nature du langage.
42. Il n’est malheureusement pas possible de s’étendre plus longuement sur ces gestes, qui feront
l’objet d’une publication séparée.
43. La méditation zazen est préparée par la contemplation d’un paysage naturel (par exemple un
rocher posé sur du sable). Or la contemplation d’éléments non dynamisant (fleurs, détails
architecturaux) chez un sujet parfaitement immobile favorise l’apparition dans le cerveau
d’ondes électriques (EEG) parfois appelées « sensori-motrices », qui sont distinctes des ondes
alpha bien connues (Gastaut 1974 : 177).
44. Antonio Damasio appelle « sentiments » des états durables, et essentiellement intérieurs,
relayant l’émotion qui est le plus souvent brève (et extériorisée). Pour vivre un sentiment, il faut
avoir du temps, car « le sentiment prolonge l’impact de l’émotion en affectant un certain temps
l’attention et la mémoire » (Damasio 2003 : 116).
45. Des plaisanteries ironiques étant souvent faites à ce propos, du genre : « Arrête de te plumer
les poils de la barbe comme le cul d’un poulet ! »
46. Probablement pas du type du yoga (qui implique une concentration sur un point imaginaire,
les yeux fermés), peut-être plus proche du type zazen (concentration sur un point unique, les
yeux ouverts). Pour sa part, le retour « au village », « aux origines », évoque plutôt une
régression, et aussi quelque chose comme un état de « veille paradoxale », donnant libre cours
aux souvenirs et aux pensées inconscientes, telle qu’elle est pratiquée aujourd’hui en Occident
par l’hypnose (une musique douce y est d’ailleurs employée comme fond sonore).
RÉSUMÉS
Durant mes recherches sur la musique yéménite, mon attention avait été attirée par un mode
d’expression singulier de l’émotion musicale, pratiqué par le musicien Yahyâ al-Nûnû. Au cours
de nuits musicales-marathons, il immergeait ses auditeurs dans un océan de mélodies
envahissantes, tout en vivant lui-même sa musique dans une sorte de « transe» créatrice où le
luth se transformait en un partenaire humain, un « fils» accompagnant sa voix. À travers cette
métaphore vivante, sa propre émotion et celle de ses auditeurs se stimulaient réciproquement.
Par une description phénoménologique des relations de la musique à la conversation intérieure,
aux mécanismes de la mémoire involontaire et d’un langage non verbal, j’essaie de dégager une
temporalité vécue de la musique et de l’émotion. Ce qui émerge ici comme un modèle (à la fois
théorique et pratique) permet de réexaminer la phase de contemplation des séances yéménites
de consommation du qat, « l’Heure de Salomon» (où la musique joue un rôle si important), son
intériorité psychologique comme sa signification rituelle.
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AUTEUR
JEAN LAMBERT
Ethnomusicologue, spécialiste du Yémen et de la Péninsule arabique. Il a notamment publié La
médecine de l’âme. Le chant de Sanaa dans la société yéménite (Nanterre: Société d’ethnologie, 1997). Il
est actuellement responsable du Centre de Recherche en Ethnomusicologie (Laboratoire
d’Ethnologie et de Sociologie Comparative, UMR 7186 du CNRS-Université de Paris Ouest
Nanterre-La Défense).
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Sans excès. Musique et émotiondans un culte śivaïte du pays tamoulWilliam Tallotte
En février 2008, lors d’une enquête de terrain au Tamil Nadu, je décide de passer
quelques jours à Chidambaram, petite ville où j’ai séjourné près d’un an en 2000-2001.
Dès le deuxième soir, je me rends au temple Śiva-Naṭarāja1 (ou Naṭarāja), afin d’assister
au dernier rituel de la journée. J’arrive avec quelques minutes de retard. Les portes de
l’autel principal sont déjà ouvertes et les prêtres s’activent à l’intérieur, autour de
l’image divine 2. L’intensité sonore est à son paroxysme, ou presque : je remarque en
effet que le joueur de hautbois nāgasvaram est absent – absence qui me frappe
puisqu’elle contredit mes observations antérieures (Tallotte 2007 : 79-81, 108-109). Les
jours suivants, curieux, je m’enquiers auprès des prêtres sur ce changement qui
implique au minimum l’abandon d’un répertoire en principe indispensable au bon
déroulement du culte (ibid. : 108, 115). Une première explication, sans grande surprise,
laisse entendre que le salaire des musiciens est devenu si dérisoire que les prêtres
éprouvent désormais de grandes difficultés à les retenir sur une base régulière et
quotidienne. Une deuxième explication, plus inattendue, semble liée à une volonté, à la
fois religieuse et sociale, de circonscrire les émotions exprimées par les fidèles à un
niveau de manifestation contextuellement acceptable. Idée que défend notamment T.
Ramalinga Dikshitar, prêtre de haut rang au temple Naṭarāja :
Lors de la pūjā 3 [rituel d’offrande] du soir, le comportement de certains fidèles merappelle celui des fidèles des temples où les dieux se soûlent et se repaissent dechair animale : ils bougent excessivement, se mettent à danser, crient parfois […].J’en ai même vu tomber à terre, comme s’ils étaient ivres ! […] Pourquoi ce rituelpose-t-il ce problème ? La musique [la mélodie ?], je crois, favorise cesdébordements. Alors, si le joueur de hautbois ne se déplace plus que de temps àautre, tant mieux ! (Extrait d’entretien, Chidambaram, février 2008)
Cette explication laisse supposer que les difficultés financières du temple ne justifient
que partiellement la réduction des salaires : il s’agit aussi, indirectement, de limiter la
présence du joueur de hautbois pour ce rituel puisque sa musique tendrait à
encourager des attitudes qui correspondent plutôt aux cultes des temples de basses
castes ou, tout au moins, non-brahmaniques – cultes où la danse, la transe et la
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possession sont le plus souvent au rendez-vous. Si cette explication pose la question de
l’impact psychologique et/ou physiologique de la musique sur les fidèles – impact que
reconnaît Ramalinga –, elle interroge aussi les limites tangibles de cet impact :
l’expression d’une émotion, d’un émoi, se devrait en effet d’être contenue en raison de
règles culturelles, sociales et contextuelles tacites. Partant de ce questionnement et
gardant à l’esprit cette idée de limite expressive, on se demandera comment, dans ce
cadre śivaïte de hautes castes, différents traits ou paramètres musicaux (timbre,
intensité, rythme, hauteur/mélodie) permettent effectivement à un ensemble d’états
émotionnels à l’œuvre dans le culte de s’exprimer avec une plus grande acuité – au
risque d’être ensuite réprouvés. On se demandera aussi, in fine, quel peut être l’apport
de cette micro-analyse à l’étude générale des relations entre musique et émotion.
La verbalisation des émotions (musicales) dans leśivaïsme tamoul : quelques repères
Né de la bhakti 4 et marqué par le Śaiva-siddhānta 5, le śivaïsme des temples tamouls de
hautes castes propose aux fidèles, en gage de délivrance, une union mystique avec une
réalité absolue, un dieu (Śiva) représenté sous la forme d’une image (mūrti) : liga, statue
anthropomorphe, diagramme, artefact divers. La dévotion, l’adoration, voire l’amour
de cette représentation est donc au centre des pratiques cultuelles et les fidèles se
doivent d’extérioriser un minimum leurs intentions et, pour le coup, leurs émotions
afin que les divinités, ontologiquement présentes 6 au cours des pūjā, puissent percevoir
avec plus d’aisance le cheminement des offrandes et des prières qui leur sont
adressées – le don impliquant ici le contre-don et la demande, voire la supplique, une
réponse concrète. L’émotion est donc a priori valorisée, car nécessaire à tout
achèvement spirituel. Son expression, comme le soulignait Ramalinga, a cependant ses
limites 7.
Les termes
Le vocabulaire relatif aux émotions renvoie dans ce contexte à une double
terminologie : tamoule et sanskrite 8. Côté tamoul, les termes uṇarcci (« émotion »,
« perception », « conscience ») et maṉanilai (« humeur », « trouble ») sont fréquemment
employés pour désigner les émotions perçues et vécues au cours des cultes. Le terme
salaṉam (« affecté », « secoué », « tremblant ») est quant à lui employé pour désigner les
conséquences physiques de cette émotion : une envie soudaine d’exprimer quelque
chose corporellement ou vocalement. Côté sanskrit, on rencontre essentiellement le
terme bhāva 9. Il désigne l’émotion, au sens large, à travers un champ de
correspondances lexicales spécialement étendu – tant au regard des sources que des
usages locaux : « état », « sentiment », « siège des sentiments », « être », « manière
d’être », « transformation », « affection », « amour », etc. Au quotidien, toutefois, ce
terme perd un peu de sa polysémie et renvoie avant tout à une expérience qui,
individuelle ou collective, semble impliquer la perception d’un état psychique hors du
commun.
Mais que recouvrent au juste ces termes ? Les acteurs du culte éprouvent de grandes
difficultés à répondre. Ils tentent au mieux de décrire un état singulier, souvent avec un
brin de gêne, ou sinon renvoient leur interlocuteur à d’autres notions : d’un côté, celle
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pan-indienne de bhakti (bakti ou batti en tamoul) : « dévotion », « foi », « piété » ; de
l’autre, celle, plus spécifiquement tamoule, d’apu : « amour », « amitié », « affection »,
« attachement ». Tandis que la notion de bhakti renvoie plutôt au domaine religieux et
celle d’aṉpu plutôt à la sphère familiale (Trawick 1990), les deux se superposent
volontiers dans l’esprit des fidèles : la dévotion supposant aussi, selon les individualités,
différents registres amoureux, du strict amour filial à un amour plus sensuel, aux
connotations volontiers érotiques. Soulignons en ce sens que nombre de fidèles – les
hommes l’avouent plus aisément – ont tendance à choisir une divinité d’élection de
sexe opposé.
Bhāva et rasa
Si l’on aborde désormais la question de la musique et de sa capacité à générer une
émotion dans un cadre rituel, les discussions glissent nettement, au plan lexical, du
domaine religieux au domaine esthétique – le tamoul s’efface alors devant le sanskrit.
Le terme bhāva est certes évoqué mais plutôt à travers le récit d’une expérience
personnelle, d’un ressenti, qu’au regard de notions (bhakti, aṉpu, etc.) qui en
dévoileraient ou en souligneraient le sens. Au-delà, certains interlocuteurs, parmi les
plus érudits, mettent volontiers ce terme en perspective avec celui, largement discuté
dans la théorie esthétique indienne, de rasa 10: « saveur », « goût », « jus », « essence »,
etc. Bien que la multiplicité des interprétations (textuelles) et des points de vue (oraux)
ne facilitent guère l’analyse, le bhāva apparaîtrait plutôt dans ce contexte comme une
émotion première, brute, spontanée, par opposition au rasa qui, pour être saisi,
nécessite une connaissance, voire un apprentissage préalable.
Cette distinction entre bhāva (« émotion crue ») et rasa (« émotion cuite »)11 est ici
déterminante puisqu’elle renvoie justement à différentes pratiques musicales – pour
une même tradition au sein d’un même temple – ainsi qu’à différents niveaux d’écoute.
Au temple de Chidambaram, par exemple, les musiciens du periya mēḷam12 sont
distingués en fonction des rituels au sein desquels ils interviennent : grandes fêtes du
calendrier d’un côté, rituels quotidiens ou occasions mineures de l’autre. Dans le
premier cas, un maître hautboïste (Achalpuram S. Chinnatambi), affilié sans limitation
de temps au temple, se déplace avec sa troupe sur demande des autorités religieuses ;
une grande partie de ses interventions sont longues – plusieurs heures chaque jour – et
sa musique a une valeur tant fonctionnelle, car nécessaire au rituel, qu’artistique, car
reconnue par les acteurs du culte comme belle, unique, émouvante. La musique, et
particulièrement les improvisations modales des grandes processions nocturnes, est ici
attendue par de nombreux connaisseurs (rasika) qui ne manqueraient en rien une telle
occasion. Dans le deuxième cas, plusieurs musiciens sont individuellement affiliés au
temple et se déplacent en alternance afin qu’au moins un duo hautbois/tambour soit
présent pour les pūjā où la musique des sonneurs-batteurs est supposée obligatoire ; les
interventions sont courtes – les pièces du répertoire ne sont jamais développées – et la
musique s’insère au sein d’un dispositif sonore en partie éclaté, dont la fonction
esthétique semble tout à fait secondaire.
L’exemple choisi (un culte quotidien) nous permet donc de nous limiter aux relations
entre musique, en particulier instrumentale, et « émotion crue » – et quelle que soit la
terminologie, tamoule ou sanskrite, employée par les acteurs du culte.
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Un culte quotidien et śivaïte : déroulement, structureet musiques du paḷḷiyaṟai cēvai
Le paḷḷiyaṟai cēvai 13(tamoul, « office de la chambre nuptiale ») 14 est la dernière des sept
pūjā exécutées chaque jour en l’honneur de Śiva-Naṭarāja au temple de Chidambaram. Il
participe, comme les autres rituels quotidiens, à l’équilibre du monde phénoménal et
au maintien d’une stabilité cosmique. L’action principale est le coucher du dieu qui,
sous la forme de socques (pādukā) en argent, est amené sur un palanquin de l’autel
central (fig. 1 : cit) à la chambre nuptiale (fig. 1 : pa) où il rejoint pour la nuit la déesse
Śivakāmasundarī 15. Le rituel s’accomplit selon un modèle ternaire : préparatifs et
invite, offrandes (on honore la divinité), rites de clôture. Je me limiterai ici à la
description de la partie médiane du rituel, la seule qui soit accessible aux non-
officiants.
Le tableau (fig. 2), à lire en regard du plan (fig. 1), met en relation les principales
séquences rituelles et les interventions sonores les plus significatives (fig. 3). Les
horaires indiqués correspondent à un temps moyen établi à partir de sept rituels
enregistrés et d’une vingtaine de participations. Un premier examen tend à montrer
que le sonore intervient comme élément de ponctuation des différentes séquences
rituelles : il signale les départs, les arrêts, marque les instants clés et souligne
l’ensemble des déplacements. La récitation des mantra 16, le chant des hymnes śivaïtes
tamouls17, la musique du periya mēḷam et les instruments annexes donnent donc à
entendre un temps segmenté où alternent
Fig. 1. Temple Naṭarāja de Chidambaram.
Plan des cours d’enceintes 1 et 2 et parcours de la procession lors du paḷḷiyaṟai cēvai.
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Fig. 2. Temple Naṭarāja de Chidambaram. Le paḷḷiyaṟai cēvai : structure et interventions sonores.
fixité (F, lorsque les rites sont effectués en un point précis de l’espace) et mobilité
(M, lorsque un déplacement à lieu : M, de la divinité seule, M1 de la divinité et de
l’ensemble du cortège, M2 du cortège sans la divinité). Cette segmentation, qui
implique autant la vue que l’ouïe, permet de dégager la structure suivante (les
indications entre parenthèses renvoient aux emplacements indiqués sur le plan, fig. 1) :F : préparation de Śiva et offrandes (en ci et ka)M : transport de Śiva jusqu’au palanquin (de ci aux abords extérieurs est de ka)F : palanquin à l’arrêt et offrandes (même lieu)M1 : procession jusqu’au mât porte-bannière (des abords de ka à dst)F : palanquin à l’arrêt et offrandes (en dst)M1 : procession jusqu’à la chambre nuptiale (de dst à pa)F : offrandes à Śiva et la Déesse et fermeture de la chambre (en pa)M2 : procession et fermeture des sanctuaires 10 et 8 (de pa à 17)F : offrande au gardien de nuit du temple et fermeture de son sanctuaire (en 17)
On peut également choisir, à partir de ce modèle (F M F M1 F M1 F M2 F), une
présentation plus factuelle et obtenir la combinaison suivante : A B C D E F E’ D’ C’ B’ A’,
que l’on présentera ainsi :
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Cette présentation, qui renvoie aux fig. 1 et 2, servira également, en différents points
du texte, de repère spatio-temporel.
Timbres et instruments : associations contextuelles etaffectives
La perception d’un timbre est une perception vive, directe, immédiate. Elle ne peut, par
conséquent, que difficilement être mise en regard du déroulement ou de la structure du
rituel. Elle n’en reste pas moins un paramètre essentiel car émotionnellement suggestif.
Fig. 3. Temple Naṭarāja de Chidambaram. Le paḷḷiyaṟai cēvai : traditions et instruments.
Un timbre, un lieu … ambivalence des instruments et pluralité des contextes
En Inde, la musique est souvent une affaire de spécialistes et, par conséquent, une
pratique signifiante au plan local et statutaire : telle caste de musicien joue telle
musique à la demande de telle autre caste et pour telle occasion (Tarabout 1993 : 256).
Un timbre quelconque, plus que nulle part ailleurs, aurait donc cette faculté de
suggérer ou d’évoquer non seulement un instrument, mais un lieu, un contexte et, au-
delà, sans doute, les expériences émotionnelles qui s’y rattachent (Qureshi 2000 : 810,
815 et 818 ; Wolf 2000 : 89). Pour autant, le caractère amphibologique et ubiquiste de
nombreux instruments tend ici à brouiller les pistes. L’exemple du tambour tavil est en
ce sens instructif puisqu’il peut être joué – en pays tamoul du moins – au sein
d’orchestres socialement, contextuellement et musicalement distincts : periya mēḷam,
naiyāṇḍi mēḷam et uṟumi mēḷam (voir infra). L’instrument, l’objet, peut donc évoquer aux
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fidèles des émotions quasi opposées en fonction de leur caste d’appartenance et de
leurs habitudes cultuelles et/ou cérémonielles : émotions relatives aux cultes
brahmaniques pour le periya mēḷam (« dévotion », « adoration », « amour », etc.), aux
cultes de possession pour le naiyāṇḍi mēḷam (« ferveur », « effusion », « effroi », etc.),
aux funérailles pour l’uṟumi mēḷam (« douleur », « affliction », « tristesse », etc.). Le tavil,
pour autant, n’est pas joué de la même manière d’un orchestre à l’autre : bâton d’une
main et dés recouvrant le bout des doigts de l’autre main pour le periya mēḷam, bâton et
fine baguette pour les deux autres cas – soit différentes possibilités et différentes
techniques de frappe qui supposent une tension variable des peaux, des modifications
de facture, une gestuelle spécifique et, ipso facto, des timbres distincts. L’ambivalence de
certains instruments, comme la multiplicité des contextes, requiert donc ici un
minimum de précautions.
Timbre, instruments et efficacité rituelle
Qu’en disent les acteurs du paḷḷiyaṟai cēvai ? Il semblerait, en première approximation,
que le timbre d’un instrument ait bien le pouvoir de susciter ou de renforcer une
émotion à condition que celui-ci soit reconnu comme instrument de temple, voire
comme instrument du temple. Ce constat, assez banal, est confirmé par les prêtres, les
musiciens et nombre de fidèles qui, devant la suggestion d’un remplacement pur et
simple, clament avec force que la musique du paḷḷiyaṟai cēvai ne peut en aucun cas être
jouée sur des instruments dont le statut ne serait ni connu, ni reconnu, ni stabilisé –
manière de rappeler le caractère divin des instruments du temple. Toute émotion
relative au culte serait en effet immédiatement étouffée devant la crainte, si ce n’est la
peur, de contrarier la ou les divinité(s) présente(s). L’émergence d’une émotion est
donc foncièrement liée à la question, non moins complexe, de l’efficacité rituelle des
instruments. Les points suivants, relatifs aux statuts et aux prescriptions religieuses et
rituelles qu’ils imposent, permettront sans doute de mieux saisir ce lien :
Les instruments sont conservés au temple afin d’éviter que toute pollution extérieure ne les
souille. Ils sont par ailleurs annuellement l’objet, pour la fête pan-indienne de Navarātri
(« neuf nuits »), d’un rite propitiatoire (la Sarasvatī pūjā) où, à l’instar des objets de culte, ils
reçoivent ablutions et offrandes (Tallotte 2007 : 92-95).
Les instruments sont tous qualifiés d’« instruments auspicieux » (maṅgala vādya). Une
hiérarchie n’en est pas moins sous-jacente. Elle est liée au statut des musiciens et des
instruments et marquée par une position de jeu plus ou moins périphérique vis-à-vis de la
divinité (Tallotte 2007 : 54-61 ; Guillebaud 2008 : 286-290) : les tambours, dont les peaux sont
d’origine animale, et le hautbois, dont l’anche est régulièrement imbibée de salive, sont
plutôt tenus à distance ; la conque, également utilisée comme objet rituel, et certaines
cloches, dont la résonnance donnerait à entendre le son primordial o, sont en revanche
admises jusque dans l’autel des divinités. Trompes et cymbales semblent quant à elles
osciller entre ces deux pôles.
Les instruments dont les matériaux de fabrication sont considérés comme impurs peuvent
être soumis à divers réajustements de la part des musiciens. Un simple exemple : sur la face
interne du toppi (plus petite face du tavil), une pâte noire, faite du dépôt (aḻukku) accumulé
sur les liṅga de pierre en raison d’ablutions répétées, est appliquée au centre de la peau une
fois que celle-ci est tendue. Cette pâte forme alors une petite pastille (padam) qui devient
invisible lorsque l’instrument est assemblé. D’après les musiciens interrogés18, elle agirait
comme un agent purificateur efficace, susceptible de supprimer l’impureté présumée des
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peaux et de rendre au tavil un statut « digne » (je reprends ici le vocabulaire employé) d’un
contexte brahmanique.
Enfin, les musiciens, en particulier les musiciens non-végétariens, sont soumis à des
observances alimentaires et corporelles établies au regard de leur participation au culte :
interdiction à certaines périodes de consommer de la viande, du poisson ou des œufs ;
purifications nécessaires en cas d’affections ou de maladies, mise en quarantaine en cas de
décès dans la famille, etc.
Fig. 4. Fidèle devant une image de Śiva, temple Naṭarāja de Chidambaram.
Photo William Tallotte, 2008.
Un lieu, des timbres… un orchestre « éclaté »
Le timbre d’un instrument porte en lui le sceau ou la trace d’une signature, d’une
marque : religieuse, sociale, territoriale. Pour autant, lorsque la question des rapports
entre timbres instrumentaux et émotion est soulevée, les acteurs du pa iyaai cēvai
s’épanchent plutôt sur la simultanéité des timbres, voire des sonorités, que sur tel
timbre en particulier. En ce sens, le point de vue du joueur de hautbois T.
Krishnamurthy me paraît révélateur :
Je ne trouve pas la musique du paḷḷiyaṟai cēvai très captivante [mélodiquement]. Lespièces sont écourtées et souvent mal interprétées […]. D’un autre côté, je ne peuxnier que cette musique me touche. Peut-être en raison du son des instruments… oùplutôt de tous ces sons réunis en un même lieu… joués simultanément mais selondes codes distincts : les cloches d’un côté, les cymbales de l’autre, hautbois ettambours d’un autre côté encore… Il y a là quelque chose de saisissant ! (Extraitd’entretien, Chidambaram, février 2008)
Krishnamurthy suggère ici que les instruments du paḷḷiyaṟai cēvai (fig. 3 : periya mēḷam,
tambour maddaam, cloches, conque, trompe, cymbales) forment un orchestre constitué
alors même que tout le monde ne se retrouve pas, au moins de manière précise, autour
d’un repère commun : battue, pulsation, rythme, hauteur. Autrement dit, les
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instrumentistes ne sont que partiellement (par groupes et à certains moments)
synchrones et accordés19 : les joueurs de cymbales se calent rythmiquement sur le
groupe hautbois/tambours avec une certaine imprécision ; les sonneurs de cloches, le
sonneur de trompe et le sonneur de conque sont en revanche désynchronisés de
l’ensemble. Par ailleurs, lors des keṭṭi paḷḷiyaṟai (cf. infra), toute coordination est
d’emblée abolie – réduite à néant.
Aussi, plus que la synchronisation précise des instrumentistes, c’est la superposition,
l’union puis la désunion des timbres et des sonorités dans l’espace et le temps qui
semblent fasciner les participants. L’orchestre du paḷḷiyaṟai cēvai, à la fois constitué et
éclaté, n’est donc pas sans évoquer quelque chose de l’ordre du « paysage sonore »20 :
une longue séquence à la fois musicale et non musicale, spatialement et
temporellement délimitée, qui chaque jour imprègne un peu plus la mémoire et la
sensibilité de chacun. Et si ce paysage participe d’une quelconque émotion, c’est qu’il
est non seulement lié à l’expérience d’un lieu (le temple de Chidambaram) et d’un culte
(le paḷḷiyaṟai cēvai), mais à celle, non moins troublante au plan émotionnel, d’une
présence divine (Śiva sous l’une de ses formes).
Émotion, intensification sonore, intensité
Le fait que les productions culturelles indiennes relèvent souvent d’une « esthétique de
la saturation » a maintes fois été souligné (par exemple Napier 2004). Au plan musical,
cette idée peut s’exprimer via l’ornementation, le doublage des voix, l’ajout de cordes
sympathiques… mais aussi l’intensité : jouer plus fort, jouer tutti, monter dans l’aigu,
etc. Edward O. Henry (2002), en réunissant des données jusqu’alors dispersées, montre
assez bien la corrélation qui prévaut entre intensification sonore, au sens le plus large,
et pics émotionnels dans de nombreuses traditions musicales, en particulier
dévotionnelles, du sous-continent indien. Qu’en est-il de ce rapport dans le cadre du
paḷḷiyaṟai cēvai ?
Un exemple : l’offrande de lumière et le keṭṭi mēḷam
L’offrande de lumière ou de flamme(s) (dīpārādhanā), généralement considérée par les
dévots comme l’une des actions les plus fortes au plan émotionnel, est toujours
accompagnée d’un keṭṭi mēḷam (fig. 2 : colonne 5), tumulte instrumental dont le but
serait non seulement d’éloigner le « mauvais œil », voire de couvrir les bruits
inopportuns (toux, raclements de gorge, etc.), mais de prévenir les fidèles d’une action-
clé qu’ils ne sont pas toujours en mesure de voir – en raison, par exemple, d’une foule
trop dense. Tout en brisant de façon soudaine pulsation, rythme et mélodie en cours, le
kei mēam exploite divers ressorts de l’intensité sonore : le joueur de hautbois enchaine
avec rapidité de courtes phrases ascendantes : tonique, quinte, puis tonique supérieure
appuyée par une série de battements à la seconde inférieure ; les joueurs de tambour,
sans contrainte rythmique, frappent avec vigueur les peaux ; les fidèles entrechoquent
vivement, voire violemment, leurs cymbales ; le sonneur de trompe resserre ses
attaques 21.
Mais pourquoi l’offrande de lumière occasionne-t-elle un tel tumulte – tumulte à la fois
nommé et faisant office de prescription ? La réponse nous renvoie, inéluctablement, à
un aspect central du culte śivaïte : la vision (darśana) de la divinité à travers une image
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(mūrti). Rappelons en ce sens que la divinité, pour le simple dévot comme pour
l’officiant de haut rang, habite l’image en permanence : sous une forme latente en
dehors du culte, manifeste pendant le culte (Brunner 1990 : 10). L’image représente
donc pour les dévots – en tant que seul point physique où la divinité se dévoile de
manière directe et régulière au monde sensible – l’unique chance de voir la divinité et
de s’unir à elle afin d’obtenir, dans un premier temps au moins, sa bienveillance. Or, au
sein d’un culte qui peut apparaître, assez prosaïquement, comme un jeu subtil
d’alternance entre une image tour à tour cachée puis montrée, voilée puis dévoilée,
l’offrande de lumière s’impose comme un moment privilégié pour les fidèles : l’image,
alors éclairée par l’officiant qui trace devant elle différentes figures à l’aide d’une
lampe 22, devient soudain plus distincte, plus visible, plus proche. On comprend dès lors
la fonction signalétique du keṭṭi mēḷam et l’association du tumulte qu’il génère à un
moment prenant, fort, crucial, voire vital, du culte.
Fig 5. Achalpuram S. Chinnatambi et sa troupe, temple Naṭarāja de Chidambaram.
Photo William Tallotte, 2003.
Mais si l’exemple du keṭṭi mēḷam souligne parfaitement ce lien qui, dans le monde indien
et plus particulièrement hindou, tend à mettre en relation intensification sonore et
émotion/dévotion, il n’est pas certain que l’équation puisse être généralisée.
Un contre-exemple : émois et temps creux
L’observation des comportements hors-limites – hors des limites contextuellement
acceptées – permet de nuancer l’équation. Les signes qui précèdent ces comportements
(cris légers, balancements inhabituels de la tête, sautillements, etc.) apparaissent
souvent, en effet, lorsque l’activité est apaisée et l’intensité sonore au plus bas. Le début
de la séquence B’ (fig. 1 et 2) est à cet égard l’un des moments les plus favorables, au
point que les prêtres présents qui n’officient pas reconnaissent volontiers se tenir prêts
à calmer, le cas échéant, les fidèles les plus expansifs – fidèles souvent en visite ou en
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pèlerinage et issus de zones rurales. Ce point est confirmé par les habitués du paḷḷiyaṟai
cēvai qui avouent volontiers que l’émotion, sans crier gare, les rattrape bien souvent
lors du chant des hymnes tamouls ou du solo de hautbois (fig. 2 : B’). Seule l’expérience
leur permettrait alors de contenir cette émotion. Toujours est-il que rien ne peut
expliquer le fait qu’une émotion – extériorisée ou non – survienne plutôt dans le creux
de la vague. On retiendra toutefois cette remarque de R.N.N. Dikshitar, prêtre au
temple Naṭarāja : « le temps de l’offrande de lumière implique un état de concentration
et de conscience qui n’est guère compatible avec un relâchement ; un temps moins
exigeant, au contraire, permet une décontraction propice au lâcher prise et, par
conséquent, à l’éruption d’une émotion »23.
Cet exemple montre qu’il est nécessaire de distinguer, et particulièrement dans ce
contexte brahmanique qui impose aux fidèles des règles et des limites
comportementales, entre la perception d’une émotion et son expression. Cette
distinction faite, il n’est dès lors plus évident qu’intensité sonore et pics émotionnels
soient en corrélation directe ; et ceci pour deux raisons au moins : d’une part, la
perception qu’ont les fidèles de leurs propres émotions ne nous est accessible
qu’indirectement à travers leurs paroles ; d’autre part, l’expression de ces mêmes
émotions peut être volontairement contenue et donc retardée. On peut donc penser
que les pics d’intensité sonore correspondent effectivement aux moments où les
émotions – celles de tous les fidèles – s’expriment ou sont à même de s’exprimer au sein
d’une plage temporelle et rituelle prédéterminée. On ne peut cependant être tout à fait
sûr d’un lien intrinsèque entre intensification sonore et émotion vive (ressentie), et vice
versa.
Rythme et mélodie : expériences émotionnelles etrépétition
L’émotion ressentie à l’écoute d’une musique se manifeste plus sûrement lorsque
l’auditeur entend quelque chose qu’il est en mesure de reconnaître et, qui plus est, s’il
associe ce quelque chose à une expérience marquante. L’écoute d’une pièce familière,
dans une situation donnée, a en effet plus de chance de l’émouvoir que celle d’une pièce
qui lui est inconnue. Le facteur itératif – les psychologues l’on bien montré (Imberty
2010 : 2-4) – est donc déterminant dans la compréhension et l’évaluation des pouvoirs
expressifs de la musique, ou tout au moins de ces composants mélodico-rythmiques. Il
l’est certainement dans le cadre du paḷḷiyaṟai cēvai,où la récurrence des pièces jouées
par le periya mēḷam (fig. 2 : colonne 5) donne à entendre aux fidèles et aux dieux, d’un
soir à l’autre, la même petite musique. On peut de fait supposer, dans ce contexte où la
musique à valeur d’offrande, que le retour incessant et quotidien des mêmes pièces ne
relève pas seulement d’un choix : il fait aussi écho à l’une des caractéristiques les plus
saillantes du rituel brahmanique : sa répétitivité (Fuller 1984 : 15).
Rythmes et frappes
Le paḷḷiyaṟai cēvai peut être scindé en deux grandes parties (fig. 1 et 2) : l’une ascendante
(de A à F), l’autre descendante (de F à A’). L’analyse des frappes des cymbales montre
que ces deux parties sont distinctes au plan rythmique : la première étant marquée par
une formule de deux frappes issue d’une division quinaire du temps (1 2 3 4 5), la
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seconde par une formule de deux frappes issue d’une division binaire du temps (1 2 3 4).
Les fidèles se repèrent ici au jeu des tambours (tavil et maddaḷam) et suivent le flux,
d’oreille – ce qui explique certains décalages. Pour les musiciens 24, en revanche, ces
divisions renvoient à un solfège :
Les acteurs interrogés, fidèles, prêtres et musiciens, ne semblent reconnaître ici de
valeur expressive – lorsqu’ils en reconnaissent une – qu’aux formules et aux séquences
rythmiques de type « cassé », non dans un rapport direct, immédiat, mais plutôt dans
un rapport d’indexicalité – rapport où la division en cinq est associée à l’alārippu 25et au
« Tēr mallāri »26 (fig. 2 : colonne 5) et, plus généralement, au culte śivaïte. Ainsi, le jeu
simultané des cymbales (1 2 3 4 5), du maddaḷam (1 2 3 4 5, face grave, puis aiguë) et du
tavil (jeu de rythmes plus complexes) renvoie-t-il les auditeurs, au plan émotionnel, à
une euphorie légère propre aux commencements. Ce rythme « cassé » serait donc
nécessaire d’une part au regroupement et à l’attention des fidèles, d’autre part à la
délimitation – sonore – d’un espace commun et familier.
Au-delà, une association strictement lexicale mérite d’être évoquée 27. Elle s’appuie sur
l’omniprésence du chiffre cinq (pañca) dans les pratiques cultuelles śivaïtes 28 et, plus
précisément, sur la substitution mentale effectuée par certains fidèles du mantra
fondamental de Śiva, namaḥ śivāya 29 (« Salutation à Śiva ! »), aux syllabes rythmiques ta
ka ta ki ta. On notera par ailleurs, dans les deux cas, une segmentation similaire : 2 (ta ka
pour namaḥ) + 3 (ta ki ta pour śivāya). La répétition des mêmes séquences, chaque soir et
d’un soir à l’autre, sans discontinuité, sans césure, et malgré les variantes d’exécution,
donnerait alors à ces syllabes rythmiques, non seulement un sens, mais le pouvoir
d’évoquer le divin et de communier – but ultime de la bhakti – avec lui.
Le pouvoir de la mélodie
T. Ramalinga, pour revenir à notre exemple initial, pointait la mélodie du doigt, la
soupçonnant, à travers le jeu du hautboïste, de semer le trouble en faisant basculer les
fidèles les plus fragiles et les moins informés dans un comportement
excessif, extraverti. Mais là encore, comme pour le rythme, il semblerait que ce soit
bien la reconnaissance immédiate d’une mélodie, grâce à son écoute répétée, qui ait le
pouvoir de susciter une émotion. Comme me le dit un jour J. Jayapal, ami et habitué du
paḷḷiyaṟai cēvai :
Je ne connais rien à la musique. Je suis incapable de nommer les pièces jouéeschaque soir au temple. Pourtant, je reconnais immédiatement tous les airs. Etchaque fois, sans même y penser, quelque chose monte en moi, dans mon ventre.J’ai envie de bouger. […] Le joueur de hautbois n’est parfois qu’un jeune garçon. Cen’est pas grave. Il faut juste qu’il joue la bonne mélodie. (Extrait d’entretien,Chidambaram, Janvier 2010)
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La « bonne mélodie » désigne ici la mélodie minimale – abrégée ou sans la finesse ni la
précision attendue pour les grandes fêtes – des pièces habituellement
exécutées (fig. 2) : le « Tēr mallāri » (de C à F), ou « mallāri du chariot » ; un kīrttaṉai (de
F à B’) parmi cinq possibilités ; le « PaḷḷiyaṟaiPāu » (en B’), ou « chant de la chambre
nuptiale », parfois remplacé par un uñsal pāṭṭu, ou « chant de la balançoire »; le kīrttaṉai
« Nagumōmu galavāni », « Celui au visage souriant » (en B’) ; une pièce traditionnelle
(de B’ à A’) ; et parfois, en sus, un svaram 30. Bien sûr, si la qualité de jeu est au rendez-
vous, si par chance des musiciens d’exception, « extraordinaires », viennent à
remplacer les musiciens « ordinaires », alors l’émotion a toutes les chances de
s’exprimer avec plus de ferveur. C’est au moins ce que j’ai pu observer le soir du
vendredi 10 août 2001 lorsque la troupe d’Achalpuram S. Chinnatambi remplaça le duo
habituel 31. Juste après la fermeture de la chambre nuptiale (de B’ à A’), plusieurs
participants, dont un jeune prêtre et deux habitués au moins, se mirent à danser – avec
une certaine retenue toutefois. Deux femmes, sans doute entraînées par le mouvement
qui s’était enclenché, les rejoignirent. Leur gestuelle, en revanche, était celle des
temples de bas statut et des cultes de possession : basculements désordonnés du corps,
mouvements brusques et circulaires de la tête avec les cheveux détachés, yeux hagards,
voire révulsés, etc. Le rituel touchant alors à sa fin, seuls quelques dévots tentèrent
timidement de les calmer.
On comprend à travers cet exemple que l’effet émotionnel suscité par la répétition
quotidienne d’une pièce peut être décuplé si celle-ci est exécutée avec goût et brio. On
comprend aussi que la défiance exprimée par Ramalinga vis-à-vis du joueur de hautbois
était avant tout une défiance vis-à-vis de la mélodie – non comme élément tout à fait
négatif mais plutôt antagoniste. Car si la mélodie (instrumentale) fait office de
prescription rituelle et contribue de fait, en tant qu’offrande, à l’efficacité du culte, elle
a aussi ce pouvoir – bien mystérieux – de semer le trouble.
En guise de conclusion
Annonce, induction, déclenchement
Les rapports qui se nouent entre musique et émotion au sein du paḷḷiyaṟai cēvai sont
multiples : la musique peut annoncer et souligner l’émotion (déjà présente dans le
culte), l’induire ou la susciter (par inférence), la déclencher parfois (grâce à l’attente
d’une pièce que l’on sait à venir). Si ces trois niveaux d’interaction – annonce, induction
et déclenchement – permettent de conceptualiser un minimum la question des
rapports entre musique et émotion, ils n’en constituent pas moins une réduction
drastique de la réalité. Chaque niveau, en effet, compte aussi ses propres variantes,
leurs possibles ambivalences, toutes appréhendées, ressenties et vécues différemment
au plan individuel. Une typologie ou une théorisation des rapports entre musique et
émotion, sans être illusoire, me semble donc difficile, et pour l’anthropologie, et pour
l’ethnomusicologie – à moins que celles-ci ne tentent d’intégrer à leur cheminement la
psychologie de la musique et les sciences cognitives (Becker 2004).
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Répétition et contraste
Le dispositif sonore à l’œuvre dans le paiyaai cēvai permet à la fois de satisfaire les dieux
(la musique est offrande) et de proposer aux fidèles des repères stables via
l’exploitation de deux principes : la répétition (des mêmes pièces et des mêmes
séquences sonores d’un soir à l’autre) et le contraste (par zones d’intensification sonore
et de changements rythmiques ou mélodico-rythmiques au cours d’un même office).
Ces deux principes rendent non seulement le culte rassurant, singulier, unique, mais lui
donne une clarté, une transparence, au plan structurel et émotionnel : tandis que la
répétition favorise la mémorisation des pièces et des actions rituelles correspondantes,
le contraste, de son côté, suggère un découpage spatio-temporel qui produit du sens, ou
tout au moins du mouvement, et marque l’esprit des acteurs – prêtres, fidèles ou
musiciens. De la musique et du son, des interprètes et des instruments, naissent alors le
plaisir et l’attente, l’attente d’un plaisir comme le plaisir (et parfois l’agitation) que crée
cette attente. Autant d’éléments qui, dans ce contexte rituel et dévotionnel, permettent
aux affects, aux émotions, de s’épanouir et de s’exprimer – mais sans excès.
L’idée de limite expressive me paraît donc être une piste intéressante. Elle permet en
effet de tracer une ligne au-delà ou en-deçà de laquelle les paroles, les gestes, les
attitudes, se font sensiblement plus précis, car mieux situés, mieux contextualisés. Mais
cette ligne, on l’aura compris, ne peut être qu’un repère variable à expérimenter en
fonction des sociétés et des musiques étudiées. Elle n’est ni un outil d’analyse ni un
outil théorique, tout au plus l’outil d’un artisan.
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NOTES
1. Temple brahmanique et haut lieu du śivaïsme.
2. À ce stade du rituel, il s’agit essentiellement de la sculpture principale, fixe et inamovible, de
Śiva-Naṭarāja.
3. La pūjā désigne de manière générale le culte hindou, domestique ou public. Elle peut être
définie comme le service et l’adoration d’une divinité sous l’une de ses images matérielles (mūrti),
via un nombre d’actions et d’offrandes strictement établies.
4. Grand courant hindou de dévotion qui s’est développé en pays tamoul à partir des VIe et VIIe
siècles environ, par opposition partielle au bouddhisme et au jainisme, encore puissants dans le
paysage politique et culturel de l’époque.
5. École de pensée dualiste, dominante au sein du śivaïsme tamoul. Le canon est principalement
constitué des Āgama śivaïtes (en sanskrit), et des textes réunis dans le Tirumuṟai (en tamoul).
6. Sur le statut ontologique de l’image dans le śivaïsme āgamique et, plus généralement, dans
l’hindouisme, voir respectivement : Brunner 1990 ; Tarabout 2004.
7. La gêne des prêtres du temple de Chidambaram vis-à-vis des émotions ou de leur
extériorisation est sans doute liée à une approche plus gnostique que dévotionnelle du Śaiva-
siddhānta. On reste loin cependant des écoles de pensée non-dualistes où l’émotion est plutôt
réprouvée et de fait envisagée – car relevant du domaine des illusions – comme un obstacle à la
délivrance.
8. Le tamoul est la langue commune. Le sanskrit, en revanche, est la langue des textes et des
traités et n’est donc connu que des prêtres et des lettrés. Il n’en demeure pas moins que le
vocabulaire tamoul compte de nombreux termes sanskrits – sensiblement modifiés (tamoulisés).
9. Si le terme bhāva peut être tamoulisé (bāvam), il renvoie pourtant à d’autres significations.
10. Sur le rasa, voir notamment Bruguière 1994.
11. J’emprunte cette analogie à June McDaniel (2007 : 56).
12. Le periya mēḷam (« grand orchestre ») est un ensemble de sonneurs-batteurs (hautbois
nāgasvaram, tambours tavil, cymbales tāḷam et bourdon) spécialisé dans le domaine musical savant
(karnatique) et traditionnellement attaché aux temples hindous de hautes castes.
13. Un descriptif minimum du rituel est ici nécessaire. Il nous permettra ensuite de mettre en
regard les actions rituelles, les interventions musicales, ou simplement sonores, et les émotions
éprouvées et exprimées in situ par les acteurs du culte.
14. Ce rituel est également nommé ardhayāma (sanskrit, ardha « demi » ; yāma « période de garde
nocturne »). Cette dénomination est surtout employée par les prêtres.
15. Sur les relations (y compris sexuelles) d’un couple divin dans un temple śivaïte du Tamil
Nadu, voir Fuller 1980.
16. La récitation des mantra appartient en Inde au domaine rituel (yajña) et non musical (saṅgīta)
en dépit d’une forte exigence métrique et mélodique. Elle intervient, de fait, comme « acte de
voix » (Staal 1990 : 6).
17. Ou chant du Tēvāram, en référence au Tēvāram (VIIe-IXe siècles), premier et principal recueil
canonique d’hymnes tamouls dédiés à Śiva – hymnes qui constituent aujourd’hui encore une
importante partie du répertoire des chantres ōduvār (Barnoud-Sethupathy 1994, Chevillard 2007,
Tallotte 2009).
18. Notamment les joueurs de tavil R.C. Nallakumar (Chidambaram, mars 2001) et P.B.
Venkatesan (Perumbalam, mars 2008).
19. Cf. fig. 3, colonne 1, pour les hauteurs données par les différents instruments.
20. Ou du « sense of place » développé par Steven Feld (1996) à propos des musiques Kaluli.
21. La conque (śaṅkha) peut être sonnée lors du keṭṭi mēḷam, mais plutôt pour sa capacité à attirer
l’attention de la divinité (Renou et Filliozat 1947 : 571). Rappelons en ce sens que la conque est
utilisée dans de nombreux rituels brahmaniques comme coupe servant aux consécrations et aux
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aspersions. Son utilisation, comme instrument apte à produire un son, est de fait plus
réglementée que celle d’autres instruments.
22. Il s’agit de lampes en forme de poire (à une mèche), en plateaux (à cinq mèches), à coupelles
superposées (avec de nombreuses mèches), etc. Une même offrande est en principe effectuée
avec plusieurs lampes présentées tour à tour et selon un ordre défini.
23. Extrait de conversation, Chidambaram, février 2008. Il ne s’agit pas des paroles exactes de
R.N.N. Dikshitar mais de l’extrait d’un résumé consigné de mémoire à la suite d’un échange
informel.
24. Et avec eux l’ensemble des acteurs présents qui ont une pratique ou une connaissance
minimum de la musique karnatique.
25. L’alārippu (« éclosion ») est un prélude rythmique qui ouvre le mallāri – quel qu’il soit.
26. Le « Tēr mallāri » (« mallāri du char ») est une pièce qui, sous de nombreuses variantes,
marque le début de nombreuses processions dans les temples śivaïtes de hautes castes. Il est
aussi, comme tous les mallāri (Tallotte 2007 : 130-132), joué dans le mode gambhīra nāṭa – mode
(rāga) que les musiciens mettent en relation avec la force, la détermination, le courage : son jeu,
disent-ils, insuffle aux porteurs l’énergie nécessaire à la levée du palanquin. Ce mode est
également associé (Sambamurthy 1959 : 174) à l’une des huit saveurs (rasa) de la dramaturgie
classique indienne : l’héroïsme (vīra).
27. Bien que ce phénomène soit sans doute marginal en Inde du Sud, quelques cas ont toutefois
été relevés et discutés (Wolf 2000 : 99-103).
28. Au travers, par exemple, des cinq formes divines ( pañcamūrti), des cinq visages de Śiva
(pañcamukhaliṅga), des cinq produits de la vache (pañcagavya), de l’ambroisie de cinq fruits
(pañcāmṛta), etc. Sur ce point voir par exemple : Tallotte 2007 : 131 ; L’Hernault et Reiniche 1999 :
244 et renvois.
29. Version simplifiée du mantra : oṃ hauṃ śivāya namaḥ (« O Hau, à Siva, Salutation ! »).
30. Pour le détail de ces pièces (signataire, mode musical et cycle rythmique) voir Tallotte 2007 :
108-109.
31. Sa troupe était venue jouer le soir même, jusqu’à 21h30 environ, pour une fête dédiée à
Viṣṇu-Govindarāja et la déesse Punḍarīkavalli (Tallotte 2007 : 123). Elle enchaîna alors, à la
demande des prêtres, sur le paḷḷiyaṟai cēvai.
RÉSUMÉS
Ce texte, au travers de situations et d’exemples concrets, traite des rapports entre musique et
émotion dans le culte des temples śivaïtes de hautes castes du pays tamoul – culte tantrique (au
sens le plus large) de bhakti où l’émotion est plutôt valorisée. Il pose non seulement la question
de l’impact psychologique et/ou physiologique de la musique sur les fidèles, mais également celle
des limites expressives et tangibles de cet impact au regard et vis-à-vis de règles et de pratiques
culturelles, sociales et contextuelles plus ou moins définies. L’enjeu est alors de comprendre, via
l’analyse de microphénomènes, comment différents traits ou paramètres musicaux (timbre,
intensité, rythme, hauteur/mélodie) permettent effectivement à un ensemble d’états
émotionnels à l’œuvre dans le culte de s’exprimer avec une plus grande acuité – au risque d’être
ensuite réprouvés car pouvant être considérés, dans ce contexte brahmanique, comme excessifs.
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AUTEUR
WILLIAM TALLOTTE
Ethnomusicologue, travaille depuis 1997 sur les musiques classiques et rituelles du pays tamoul
(Inde du Sud). En 2007, il obtient à l’Université Paris IV-Sorbonne, sous la direction de François
Picard, un doctorat de musicologie portant sur les pratiques musicales des sonneurs-batteurs du
periya mēam – hautboïstes et percussionnistes professionnels attachés aux temples hindous de
hautes castes. Depuis 1999, il enseigne régulièrement dans plusieurs universités françaises:
Bordeaux 3 (1999-0000), Strasbourg 2 (2002-2004) et Rennes 2 (2005-2007). Il est actuellement
chercheur post-doctorant au musée du quai Branly (2009-2010).
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Les dimensions affectives des chantset jeux chantés que les adultesadressent aux enfants en languedrehu (Îles Loyauté – Nouvelle-Calédonie)Stéphanie Geneix-Rabault
NOTE DE L’AUTEUR
À la demande de l'auteur (le 25/08/2021) toutes les figures publiées dans la version
imprimée du volume original n'apparaissent pas dans la version en ligne actuelle.
Introduction
1 Les chants et jeux chantés que les adultes transmettent aux enfants en langue drehu 1
(îles Loyauté, Nouvelle-Calédonie 2) constituent un répertoire qui n’a jamais été étudié.
Les recherches ethnomusicologiques menées, tant sur la culture musicale de ce pays 3
qu’en Océanie et ailleurs, notamment en Europe 4, ont longtemps ignoré ce pan de
l’oralité et peu de scientifiques l’ont examiné. Or, malgré une apparente simplicité, ce
patrimoine oral chanté se présente comme l’un des éléments capitaux permettant la
construction identitaire, musico-culturelle et affective de l’enfant kanak 5. Pour
analyser et comprendre comment les affects sont générés, exprimés et partagés dans le
répertoire que les adultes adressent aux tout-petits en langue drehu, il convient
d’appréhender pour cela l’ensemble des paramètres qui le composent : la gestuelle, la
voix, la mélodie, le rythme et le texte. Afin de répondre à cette problématique,
j’examine ici des données ethnomusicologiques qui proviennent de recherches
effectuées sur le terrain pendant trente-deux mois d’enquête ethnographique 6. Les
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175
documents collectés au cours de ces pérégrinations sur les chants et jeux chantés
adressés aux enfants et sur les pratiques de maternage permettent de poser quelques
jalons de réponse aux principes et aux codes à la fois musicaux et culturels utilisés dans
ce patrimoine oral pour véhiculer une dimension émotionnelle. Car si, au premier
abord, l’interprétation d’une chanson enfantine peut donner la brève illusion de simple
fonction récréative, l’analyse approfondie des différents paramètres qui la composent
et gravitent autour d’elle permet de démontrer au contraire qu’elle ouvre directement
et/ou de manière implicite, les portes d’une intention affective permanente.
L’expression des émotions : une dynamique binaire
2 L’expression des émotions dans le répertoire que les adultes transmettent aux enfants
en langue drehu 7 ne s’inscrit pas dans une simple dynamique. Elle s’accompagne bien
plutôt d’une double association permanente entre le vécu de l’interprète et ce qu’elle
transmet directement à l’enfant en fonction de ses besoins.
3 Les intentions et les pratiques d’une chanteuse proviennent des réminiscences
affectives liées à sa propre enfance. Les émotions ressenties dans le passé inscrivent
dans la mémoire de chaque individu un cachet de souvenirs à la fois subjectifs et
arbitraires, qui ne sont pas tous placés sur le même plan mais qui influencent presque
unanimement les interprétations contemporaines. Reliés à la mémoire émotionnelle,
ceux qui concernent la petite enfance et le répertoire enfantin sont souvent associés au
bien-être tactile et sonore du réconfort maternel. Ils font écho à des voix, à des
individus ; ils font souvent référence à tout un contexte, à tout un environnement de
sensations tactiles et sonores.
4 Quoi qu’il en soit des souvenirs et des impressions des uns et des autres, on se rend bien
compte que la mémoire affective des différents protagonistes engagés dans ce jeu de
pratiques musicales influence par voie de conséquence les expressions orales chantées
telles qu’elles peuvent être collectées dans leurs manifestations actuelles. Cet état de
fait justifie non seulement le rapport qu’une femme entretient avec ce patrimoine, mais
aussi la vigueur, la fréquence d’exécution et le choix des pièces qu’elle va interpréter.
Après un chant, une grand-mère relate – bien souvent avec une pointe de nostalgie –
ses propres souvenirs pour expliquer la motivation profonde qui l’incite à transmettre
telle ou telle pièce à ses enfants et petits-enfants. Et c’est bien souvent parce qu’une
femme de son environnement maternel chantait elle-même une pièce, qu’à son tour,
elle va la transmettre aux siens. Bien plus encore, c’est parce qu’elle en conserve un
souvenir agréable que les chants et jeux chantés sont transmis aux lignées suivantes.
Les interprétations se renouvellent ainsi au fil des générations, même si un souvenir
chanté chargé d’une vigueur émotionnelle importante dans la mémoire d’une femme
n’est que partiel. Le répertoire pour enfants en langue drehu possède donc la
caractéristique singulière de rappeler la mémoire de quelqu’un, de faire référence à des
individus du clan maternel d’origine de l’interprète 8. Il faut préciser que la société
kanak fonctionne par résidence patrilocale, c’est-à-dire qu’une fois mariée, l’épouse
quitte le clan de ses parents pour intégrer celui de son conjoint. Au cours de sa vie, la
femme de Lifou se partage donc entre deux points de référence constants : celui de son
environnement d’origine et celui qu’elle a adopté en épousant son mari. Elle est plus
proche tantôt de l’un, tantôt de l’autre, mais rarement en rupture avec l’un ou l’autre.
Dans ces conditions, le répertoire enfantin constitue l’héritage musico-culturel et
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affectif que les femmes peuvent emporter et perpétuer avec elles sans aucune réserve.
Car contrairement au répertoire dansé drehu 9, auquel certaines précautions
d’interprétation sont liées, le patrimoine oral chanté que les adultes transmettent aux
enfants est détaché de toute appartenance clanique, et donc libre de toute
interprétation et de références à l’environnement maternel de la chanteuse.
5 Mais, loin de n’être que l’évocation de souvenirs d’enfance habitant les interprètes, la
profondeur sentimentale qui gravite autour de ce répertoire drehu imprègne
directement ou implicitement les pièces adressées aux enfants. Elle n’a pas
nécessairement besoin d’être verbalisée, puisqu’elle peut aussi passer par des codes de
communication chantés, et non parlés. Quoi qu’il en soit, elle est inlassablement placée
au cœur des perceptions et des préoccupations des femmes de Lifou. Les intentions
affectives, bien souvent manifestées sous une forme imagée, constituent une sorte
« d’initiation » aux sentiments, « la base de l’éducation » sensible des enfants. Selon un
chanteur drehu, le répertoire enfantin constitue en définitive « l’initiation par et avec
la chanson – ou le jeu – à la sensibilité personnelle et corporelle » et, plus largement,
« l’éveil à la sensibilité culturelle » du groupe auquel il appartient (entretien avec un
chanteur, Wé, 16.02.2005). L’affectivité, dans le répertoire enfantin drehu, comprend
ainsi une dimension collective – puisqu’elle est avant tout l’émanation d’un groupe
socio-culturel – combinée à une part d’individualisme. Les processus émotionnels sont
donc disparates ; ils suivent des logiques à la fois personnelles, sociales et culturelles,
qui ont toutes leur raison d’être et qui s’organisent en de multiples combinaisons,
intentions et contextes.
Les intentions émotionnelles du répertoire enfantindrehu
6 Le répertoire oral chanté ou scandé que les adultes transmettent aux enfants en langue
drehu se compose de multiples catégories. Les femmes, qui se chargent de garder les
tout-petits, en sont les détentrices exclusives. Il se transmet anonymement de bouche à
oreille d’une génération à la suivante et se compose principalement de pièces
interprétées individuellement dans l’intimité de la relation adulte(s)-enfant(s)10. Le
répertoire du nursery lore 11, pour reprendre la terminologie anglaise, qui accompagne
les pratiques de maternage, est fait de multiples pièces aux fonctions et aux intentions
diverses. En aire drehu il comprend :
des berceuses12, dont la particularité est l’endormissement, l’apaisement, le réconfort ;
des formulettes de jeux chantées13 accompagnées de mimes pour éveiller l’enfant, pour lui
apprendre à compter, à nommer les parties du corps, pour le faire sauter ou le balancer sur
les genoux, pour le faire rire, le chatouiller ou simplement jouer avec ses doigts ;
des chansons14 relatant des faits historiques, inculquant des principes éducatifs, des valeurs
morales, sociales, transmettant de bons conseils ;
d’autres expressions diverses non-verbales, par extension, peuvent être incluses comme les
superstitions, les croyances, les devinettes, les histoires, les contes, les proverbes, les dictons
et les productions matérielles telles que les jouets.
7 En examinant d’un peu plus près les différentes pièces qui composent le répertoire oral
chanté que les adultes transmettent aux enfants en langue drehu, il apparaît que leur(s)
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fonction(s) et leur(s) contexte(s) d’interprétation se prêtent naturellement à la
transmission permanente d’une dimension émotionnelle.
8 La berceuse est un chant adressé à l’enfant dans l’intention de l’apaiser, de l’endormir.
Il s’agit bien là d’assoupir l’enfant ou de calmer son chagrin non pas tant par des mots
qu’il ne comprend pas encore, mais bien plutôt par une mélodie combinée à un rythme
vocal et gestuel qui facilitent le retour au calme et la venue du sommeil. Dans ce
contexte, les premières expériences de communication du nouveau-né, ses premières
perceptions et rencontres avec son environnement affectif, se font par l’intermédiaire
de la chanson. La berceuse est ce moment privilégié d’échange intime entre l’adulte et
le petit enfant, qui fait glisser progressivement ce dernier vers le calme et le sommeil.
La mélodie et les gestes exécutés par l’interprète jouent un rôle de transition entre
l’éveil et le sommeil, entre l’énervement et le calme, soit entre la tension et la relâche.
Cette enveloppe sonore et tactile, véhiculée par une gestuelle combinée à la voix
poético-mélodico-rythmique, procure un sentiment de sécurité et d’apaisement dont
l’enfant a besoin. Tout ce système instaure un lien affectif entre la femme et le
nourrisson par le maintien intime d’un contact vocal et physique qui répond de
manière implicite à la demande de réconfort que formule le petit.
9 Quant aux formulettes de jeu chanté, vocable « plutôt réservé aux spécialistes, [et qui]
ne figure pas dans les dictionnaires usuels français » (Arléo 1994 : 153), elles désignent
des petits jeux d’éveil souvent accompagnés de mimes, de gestes et de balancements du
corps. Cette terminologie définit « les petits poèmes oraux traditionnels, le plus
souvent rimés ou assonancés, toujours rythmés ou, mélodiques, utilisés communément
[…] au cours [des] jeux » (Baucomont et al 1961 : 7). Les formulettes de jeux sont « à la
fois verbales et mimées et […] accompagnent l’enfant tout au long de son
développement » (Soriano 1980 : 181). La caractéristique de ces pièces est la finalité du
jeu, souvent ponctuée par la surprise, le rire, un balancement, une chute. C’est une des
caractéristiques mises en exergue par l’ethnomusicologue suisse Raymond Ammann
dans sa description du jeu chanté nengone15 Therelo re waco qui « […] se termine dans
une vague de rires » (Ammann 1997 : 216).
10 Dans ces conditions, par quels moyens l’émotion est-elle suscitée et exprimée dans le
répertoire enfantin drehu ? Les affects naissent d’un ensemble de paramètres
dynamiques indépendants, interférents et indissociables, qui sculptent le domaine
sensoriel. Celui-ci se compose de codes à la fois verbaux et non verbaux. Ils proviennent
d’une gestuelle variée, composée de tapotements, de caresses, de câlins, de bercements,
de chatouilles…, et de la voix, vecteur infaillible d’une palette affective très riche, qui
combine mélodie, rythme et texte.
Une communication affective non verbale : lagestuelle
11 Il n’est pas systématique de trouver des mouvements ou une gestuelle associés aux
interprétations des chants et jeux chantés pour enfants en langue drehu. Mais elle
ponctue généralement les interprétations et diffuse à sa manière une fonction
émotionnelle non verbale. Les interprétations qui cherchent à consoler, à endormir un
enfant sont fréquemment accompagnées de balancements, de caresses, de petits
tapotements sur le corps et de frappements de mains.
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12 Dans les premiers échanges musico-culturels entre la femme et l’enfant, un lien tactile
est maintenu pendant longtemps entre l’adulte et le petit. Celui-ci est fréquemment
porté et/ou balancé dans les bras ou dans le ngönepeng, le paréo de portage .
13 L’enfant peut indistinctement être bercé assis ou debout, balancé de gauche à droite, de
droite à gauche, d’avant en arrière ou d’arrière en avant. Avec le ngönepeng, il peut être
porté devant, sur le côté ou dans le dos. Le port de l’enfant est fréquemment
accompagné de tapotements, de caresses, de mouvements circulaires, etc. Ceux-ci
tendent non seulement à maintenir un lien tactile avec le corps de l’adulte, mais aussi à
rassurer l’enfant, à lui rappeler ses premières perceptions sonores (essentiellement
rythmiques). L’oreille du fœtus, qui se forme vers le sixième mois de grossesse, perçoit
en premier lieu le battement rythmique du cœur. Ces pulsations naturelles et
constantes sont complétées par le bruit des autres organes de la mère (l’estomac,
l’intestin, les poumons…), sa voix, celle des autres membres de la famille, de son
environnement affectif et social. Le fœtus perçoit donc ces diverses manifestations
acoustiques soit directement lorsqu’ils sont produits par les organes de la maman, soit
indirectement lorsqu’ils viennent de l’extérieur. Ces derniers lui parviennent de
manière déformée, traversant les filtres que sont la peau, le liquide amniotique et
l’utérus.
14 Toute la communication non verbale qui s’établit par le biais de ces petits tapotements
rythmés et réguliers établit ainsi implicitement des réminiscences acoustiques qui
évoquent au nourrisson toute la sécurité ressentie dans l’environnement amniotique
intra-utérin. Et c’est effectivement dans l’intention de le rassurer, de le réconforter et
de le dorloter que sont effectués ces petits mouvements : « les caresses sur les fesses, le
dos, les tapotements kola xexe la nekönatr16 » sont exécutés « pour que le bébé se sente
bien » (entretien avec une grand-mère, Tingeting, 26.03.2003).
15 Mais la gestuelle revêt aussi d’autres formes d’expression et d’intention en fonction de
l’éveil de l’enfant à qui elle s’adresse. Les formulettes de jeu chanté mimées mettent
alors en action une gestuelle plus dynamique, plus diversifiée et plus figurative17, qui
suscite la prise de conscience de l’éveil physique, la découverte de son corps. Dans sa
dimension ludique, elle permet de jouer avec le corps pour le simple plaisir du
mouvement, du jeu, de la joie et du rire qu’elle suscite, comme dans ce jeu chanté
Petrepetr18 (fig. 3) :
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Fig. 4. » [Un enfant vient de tomber d’un arbre et vient en pleurant pour se réfugier auprès de sagrand-mère. Elle le prend dans ses bras pour le consoler et commence l’interprétation de Ca neköiaji]. voilà, tu fais comme ça et puis tu recommences jusqu’à ce qu’il ne pleure plus. […] après deux,trois ou quatre fois, c’est bon, c’est oublié, il va retourner jouer dehors. » (Entretien avec une grand-mère, Qanono, 25.02.2004).
©2008 – S. Geneix-Rabault
16 La gestuelle qui accompagne les jeux chantés permet aussi de calmer un petit, de faire
diversion, de susciter une émotion plus joyeuse, comme le fait cette femme au cours de
son interprétation de Ca neköi aji 19 (fig. 4).
17 Au-delà de la charge émotionnelle stimulée par des codes gestuels multiples et variés
tels qu’ils viennent d’être décrits, les affects passent aussi par des codes de
communication vocale.
Une communication affective vocale
18 Tous les témoignages s’accordent à attribuer l’interprétation de ce répertoire aux
femmes et à le qualifier d’exclusivement vocal 20. Véritablement responsable de la
transmission de tous ces savoirs oraux fondamentaux, la femme joue un rôle
d’éducatrice et d’institutrice sociale dont les enseignements sont riches et variés. Loin
d’être l’apanage exclusif de la grand-mère ou de la mère, ce rôle est assumé et soutenu
par toutes celles qui font partie de l’environnement affectif et social de l’enfant. Le
petit de Lifou est materné, bercé, éduqué, éveillé au monde par les voix des mères, des
grand-mères, des tantes, des sœurs, etc .21. Passant de bras en bras, le développement
psycho-affectif et musical de l’enfant coïncide aussi avec son développement social,
amorce par là même ses premières communications et interactions avec son entourage
par le biais des voix et du chant. Dans le répertoire enfantin drehu, la voix joue un rôle
particulier et assume tour à tour plusieurs fonctions :
elle est le support de ces expressions orales chantées exclusivement vocales. Par ce biais, elle
constitue la base de la communication affective et intime entre les différents
protagonistes impliqués ;
elle est l’enveloppe sonore qui procure un sentiment de sécurité dont l’enfant a besoin ;
elle est le vecteur des émotions ;
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elle permet la transmission de messages en langue vernaculaire aux contenus multiples ;
elle véhicule les premiers apprentissages affectifs, sociaux, historiques, identitaires et
musico-culturels des enfants.
19 Contrairement à la gestuelle, la voix met en forme et rend audibles les émotions et les
affects qui cherchent à être transmis. Il existe certaines différences acoustiques entre la
voix chantée et la voix parlée : contour mélodique, intensité plus importante, ambitus
et tessiture plus élevés, timbre… Le timbre de voix d’un interprète est un élément
caractéristique, très représentatif d’un individu. Il varie d’un être à l’autre en fonction
de la personnalité, de l’équipement laryngé de chacun, du mode vibratoire, et de la
forme de la cavité de résonance. Tous ces éléments confèrent à chaque individu un
timbre particulier (inflexions de la voix, dynamique, rythme), qu’il est possible de
différencier à l’oreille, par exemple lorsque l’on entend deux chanteurs dans le même
registre. Dans l’univers vocal extrêmement diversifié de Lifou, l’enfant s’éveille au
monde dans un environnement sonore pluriel qui lui permet progressivement
d’identifier et de distinguer les différents individus qui l’entourent. Ce faisant, ce sont
bien ces voix plurielles qui transportent et impriment unanimement dans la mémoire
de chaque petit les différents affects humains. Comment se concrétise musicalement la
transmission des émotions ?
La répétition mélodique et rythmique comme vecteurd’émotions
20 Les pièces qui composent ce répertoire peuvent être chantées ou non. La terminologie
vernaculaire utilisée à ce sujet l’évoque nettement, puisqu’elle opère une distinction
entre le nyima 22, le chant ayant une dimension mélodique franchement prononcée, et le
elo 23, un parlando aux frontières assez imprécises entre le chanté et le parlé. Dans le cas
des chants, par quels procédés musicaux sont générés les affects ? Selon les Lifous, c’est
la répétition qui en assure la fonction.
21 Toutes les pièces du répertoire de chants et jeux chantés pour enfants en drehu se
composent d’une phrase mélodique qui peut se subdiviser en segments, dont le
découpage de la période se fait selon les critères de répétition et de commutation24. À
chaque syllabe du texte est également associée une seule note ; les chants et jeux
chantés que les adultes transmettent aux enfants sont presque dénués de mélismes,
hormis quelques rares notes de passage transitoires. Ils contiennent un thème musical
court et indéfiniment répété ou associé à un vers pour faire ressortir tous les mots du
texte. Le caractère très réitératif de ces pièces est noté par Raymond Ammann au sujet
du jeu chanté collecté à Maré qui se compose : « […] d’une courte mélodie simple […]
continuellement répétée pendant le récit de la légende » (Ammann 1994 : 60).
22 Le nombre de syllabes correspond au nombre de notes. Cette scansion syllabique, sans
le moindre ornement ni mélisme d’aucune sorte, correspond au système giusto
syllabique bichrone de Brăiloiu (1973 : 154). À chaque répétition, des modifications
rythmiques ou mélodiques peuvent être effectuées pour permettre de prononcer
chaque syllabe du texte. À l’image des possibilités de variations ponctuelles, une
certaine récurrence du contour mélodique apparaît, telle qu’elle figure dans cette
berceuse, Gumej a meköl 25 :
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Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010
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23 Les intervalles utilisés dans les chants et jeux chantés s’inscrivent dans un système
tempéré 26. L’ambitus est assez restreint et dépasse rarement l’octave. La ligne
mélodique la plus fréquente se déroule par mouvements conjoints de seconde en
prenant appui sur des notes « pivots » qui inscrivent la courbe mélodique dans une
certaine linéarité. Les enchaînements de tierce, de quarte et de seconde sont
caractéristiques des chants et jeux chantés. En règle générale, l’empreinte du contour
du chant oscille entre le Ie et le V e degré. Les phrases mélodiques dévoilent donc un
grand nombre d’occurrences par des paliers en recto tono et/ou des insistances sur
certains degrés de l’échelle.
24 Les lignes mélodiques se caractérisent ainsi par une stabilité et une simplicité qui sont
largement recherchées par les Lifous car la mélodie est avant tout fonctionnelle et
toujours liée à la parole chantée : elle est le support du texte. Dans le discours des
femmes, l’absence de toute convention artificielle et inutile dans les expressions orales
chantées en langue drehu est perçue comme une qualité recherchée. Cette simplicité et
cette récurrence mélodiques sont largement invoquées pour soutenir l’atmosphère
auditive recherchée et/ou réclamée par l’enfant. Seuls ces paramètres permettent de le
calmer.
Loin d’être la spécificité exclusive de la mélodie, cette simplicité se retrouve dans le
rythme des chants et jeux chantés pour enfants, qui se caractérise par la répétition
presque systématique d’une cellule alternant une valeur longue et une brève, sous sa
forme binaire :
ou ternaire
.
25 L’irrégularité du nombre de syllabes dans les textes des chants enfantins drehu se
traduit invariablement de deux manières. À l’intérieur de la structure, si une syllabe est
ajoutée, une valeur de durée est monnayée dans le rapport 1/2. Inversement, deux
valeurs de durée sont amalgamées pour une syllabe en moins toujours dans le rapport
1/2, comme cela figure dans la transcription de cette chanson, Pelepele waco 27 :
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26 Cet ostinato rythmique caractéristique et commun à l’ensemble de la Nouvelle-
Calédonie est généralement nommé le rythme du pilou. Il se compose d’une « […] suite
ininterrompue de courts motifs rythmiques. Ces motifs sont formés par deux à quatre
coups de différentes dynamiques et/ou de différentes longueurs, frappés par des
instruments à percussion » (Ammann 1994 : 30). Il prédomine tant dans les chants et
jeux chantés pour enfants en langue drehu que dans le répertoire de danse. Il s’avère
même être un symbole identitaire largement attesté dans la musique kanak. Dans les
croyances traditionnelles, il puise son origine mythique dans les manifestations
acoustiques de la nature – » le bois » - et le rythme du corps humain – » le cœur, les
pulsations cardiaques » :
Notre rythme c’est le rythme du cœur, celui du sang qui coule dans nos veines. Levieux, il a ramassé un bout de bois et il a tapé le rythme sur un tronc creux […] celuides battements du cœur qui résonne dans notre corps. […] En puisant dans lerythme du cœur, il s’est mis à frapper sur le bois, à sauter sur un pied, puis surl’autre, puis à tourner. Voilà comment sont nés le rythme et la danse. (Entretienavec une grand-mère, Drueulu, 15.02.2005)
27 Cet état de fait explique la constance de la répétition de ce paramètre. L’ostinato
rythmique ferait donc lui aussi écho aux réminiscences des premières perceptions
acoustiques intra-utérines : le battement rythmique du coeur. La combinaison de ce
paramètre aux petits tapotements, aux caresses sur le corps de l’enfant et à la
répétition mélodique contribue ainsi à installer une atmosphère acoustique
réconfortante, en résonance directe au bien-être vécu, perçu et entendu dans le ventre
de la mère. Enfin, le dernier paramètre, qui exprime de manière plus directe une
intention affective dans les chants et jeux chantés pour enfants en langue drehu, se
situe dans le contenu textuel du chant.
Un message textuel affectueux
28 Lorsque l’on se penche sur l’analyse du contenu textuel des chants et jeux chantés pour
enfants, on se rend compte que la manifestation du bien-être est assez récurrente dans
ce répertoire. Elle se dévoile sous la forme d’expressions comme « Dors bien » dans
cette enfantine Eaea pepe :
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Eaea pepe eaea peepe
eaea pepe eaea peepe
meeme hnyawa
a meköle hnyawa ju
hune i tanehe i
tanehe i drohmeci
ea ihe i hae ioele 28.
Eaea bébé, eaea bébé,
Eaea bébé, eaea bébé,
Dors bien,
Dors bien
Sur l’oreiller
Sur l’oreiller garni de feuilles sèches de bananier
Ea ihe i hae ioele.
29 Elle est renouvelée maintes et maintes fois par les démonstrations de tendresse et
d’amour, comme dans cette berceuse, Waicopë 29 :
Waicopë sue ni jë e Dizen
ke ngazo lae Hnaweo
i atre saene triji ni.
Ie oie ! hë ni jë hanying kölö,
Ie oie ! suene jë hanying, kölö,
Ie oie ! hë ni jë hanying.
Waicopë30, crie mon nom à Dizen31
car Hnaweo32
m’a rejetée.
Oh yé ! Interpelle-moi mon amour,
Oh yé ! crie-le fort mon amour,
Oh yé ! interpelle-moi mon amour.
30 Le recours fréquent à des interjections exclamatives propres à la langue drehu, telles
que ekölöhini 33 dans la berceuse Aköne Caeë, est également répandu :
Aköne Caeë me Nekö i Sinepi
Waheo Wahile Watreudro,
Pia Wahnyamala me angetre Lösi,
ekölöhini Wahemunemë.
Lapa neköeng pëhë angetre Lösi,
pë loi angatr, pë tixe i angatr,
pë titaxapo ne la baselaia i nyidrë,
ekölöhini Wahemunemë.
Tha hna majemine troa upi nyidrë,
kowe la huliwa matre iananyi.
Ekölöhini hekölö i hekölö,
hekölöhini Wahemunemë.
Lapa neköeng (pëhë) angetre Lösi,
pë loi angatr, pë tixe i angatr,
pë titaxapo ne la baselaia i nyidrë,
ekölöhini Wahemunemë.
Aköne, Caeë, et l’enfant de Sinepi,
Waheo, Wahile, Watreudro,
Pia, Wahnyamala, les gens de Lösi,
Disons au revoir à Wahemunemë.
Les gens de Lösi restent orphelins,
sans joie, sans chef.
La chefferie reste sans protection.
Oh, Wahemunemë.
On n’a pas l’habitude,
De le voir éloigné de nous par le travail.
Oh, oh, oh,
Oh, Wahemunemë.
Les gens de Lösi restent orphelins,
sans joie, sans chef.
La chefferie reste sans protection.
Oh, Wahemunemë.
31 Ou encore ekölö iaue 34 dans la berceuse Cai Waminetu :
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Lozati joxu hane hi lo la nyima
ne atrunyi nyipëti.
Alo alo Zawe ekölö iaue.
Ca i wamine tu e calojë e Jope
a xome la waka.
Alo alo Zawe ekölö iaue.
Angetre Gaïca me angatresi
lu’atresi hane hi lo la joxu
ne tro së a thili kow
i lis i rouz i kuron ka lolo.
Ca i wamine tu e calojë e Jope
a xome la waka.
Alo alo Zawe ekölö iaue.
Princesse Loza, voici un chant pour t’honorer.
Oh Zawe, oh Zawe.
Une petite est née là à Jope vers le sud.
Oh Zawe, oh Zawe.
Gens de Gaica et vous les atresi 35,
les deux atresi, voici notre princesse,
celle devant qui nous devons nous humilier,
une fleur de lys, une rose,
une couronne magnifique.
Une petite est née là à Jope 36 vers le sud.
Oh Zawe, oh Zawe.
32 Il arrive aussi fréquemment qu’on retrouve l’interjection au qui signifie « oh » ! Quoi
qu’il en soit sur les différentes formulations existantes en langue drehu, ces
expressions et intentions affectives imprègnent les chants et jeux chantés que les
adultes adressent à l’enfant. Cette verbalisation franche ou indirecte de sentiments
s’exprime soit par le texte en lui-même, soit par le recours à des exclamations
caractéristiques de la langue.
Conclusion
33 Cette imbrication de faits, de manifestations et d’explications de phénomènes témoigne
d’une dimension affective constante dans le répertoire enfantin drehu. Elle est même
largement recherchée et invoquée par différents procédés pour que l’enfant puisse
s’éveiller au monde dans un tissu permanent d’émotions et de sentiments. Les
intentions affectives, dont l’émanation relève avant tout du milieu maternel, sont donc
constantes, multiples, et peuvent être simultanées ou non. Elles prennent forme dans
des postures et des codes gestuels particuliers de tapotements et de caresses. Ceux-ci
peuvent se combiner à des expressions poétiques, mélodiques et rythmiques, basées sur
la répétition qui évoque stabilité, réconfort et réminiscence des premières perceptions
acoustiques. Mais l’expression des émotions dans le répertoire enfantin drehu n’est pas
qu’une réalité en soi. Elle ne peut se dissocier des circonstances musico-culturelles et
sociales d’où elle émerge et qui imprègnent les manières de les chanter et les mettre en
jeu. Elle est une émanation sociale qui se rattache non seulement à la sensibilité
collective, mais aussi à celle, plus singulière, de l’interprète. Car sous une forme
musicale commune, signifiée, reconnue et identifiée par l’ensemble des membres de la
communauté drehu, la verbalisation des affects mobilise en définitive un vocabulaire,
des attitudes et des expressions multiples. Chaque femme ajoute ainsi sa note
particulière selon son histoire individuelle, sa psychologie, son état affectif du moment,
son statut social, son origine géographique, son âge, etc. Les émotions suivent ainsi des
logiques musico-culturelles à la fois communes et personnelles qui tiennent une place
de première importance dans le répertoire enfantin drehu.
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BIBLIOGRAPHIE
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NOTES
1. Ce concept polysémique désigne à la fois l’île de Lifou, la langue qui y est parlée et ses
habitants.
2. La Nouvelle-Calédonie se situe dans la partie sud-ouest de l’océan Pacifique, à environ
1500 kilomètres à l’est de l’Australie, et à 18 000 kilomètres de la France métropolitaine. Elle
appartient à la Mélanésie, l’une des composantes géographiques de la région Pacifique, incluant
la Nouvelle-Guinée, les îles Salomon, le Vanuatu et les îles Fidji. Cet archipel se compose de
plusieurs îles ou îlots : l’île principale, appelée la Grande Terre, l’île des Pins et l’île Ouen au sud,
les quatre îles Loyauté, Ouvéa, Lifou et Maré, qui longent la Grande Terre sur une ligne nord-
ouest-sud-est à environ cent dix kilomètres de distance.
3. Seules trois études ethnomusicologiques – qui privilégient toutes le répertoire de danses – ont
été menées sur la culture musicale kanak : celle de Jean-Michel Beaudet et Lionel Wieri (1990), et
celles de Raymond Ammann (1994 et 1997).
4. Les récents travaux de l’équipe Musilingue (Arleo et Despringre 1997) ont permis de faire des
avancées considérables dans la diffusion de la connaissance scientifique sur ce patrimoine oral
chanté.
5. L’écriture du palindrome « kanak » désignant la population mélanésienne de la Nouvelle-
Calédonie est invariable en genre et en nombre.
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6. Une première enquête de terrain de six mois dans le cadre de la préparation d’une maîtrise de
musicologie : « Les berceuses kanak des îles Loyauté » (J. Le Floch’, dir. Poitiers : UFR de Sciences
Humaines et Arts, 2001) ; une seconde investigation de février à avril 2002 pour la rédaction d’un
DEA d’ethnomusicologie : « Les chants enfantins de Lifou » (A.-M. Despringre, dir. Paris IV-
Sorbonne-LACITO-CNRS, 2002) ; et ensuite trois missions dans le cadre de mon doctorat
d’ethnomusicologie : « Nyima me elo thatraqai haa nekönatr ngöne la qene drehu : chants et jeux
chantés pour enfants en langue drehu (îles Loyauté-Nouvelle-Calédonie). Analyse de l’expression
d’un répertoire en évolution constante. » (A.-M. Despringre. dir. Paris IV-Sorbonne-LACITO-
CNRS, 2008, félicitations du jury). Elles se sont déroulées de la manière suivante : huit mois
d’octobre 2003 à mai 2004 ; deux mois de décembre 2004 à mars 2005 ; treize mois de février 2007
à mars 2008.
7. Nyima me elo thatraqai haa nekönatr ngöne la qene drehu, littéralement « chant et jeu (fonction)
destiné pour, (collectif) les enfants en langue drehu ».
8. Dès son mariage, la femme crée un lien relationnel entre deux groupes : son clan d’origine et
celui de son mari. Le mariage est une étape essentielle dans sa vie. Une fois mariée, l’honneur
pour une femme est de donner le plus rapidement possible un grand nombre d’enfants à son
mari, d’assurer la survie du clan. Plus la femme aura d’enfants, plus elle sera gratifiée par les
personnes de la lignée paternelle et aura en charge toute l’éducation des petits.
9. Dans la société kanak, la majorité du répertoire musical kanak gravite autour de la musique de
danse. Celle-ci appartient à des clans particuliers, connus et identifiés par l’ensemble des
membres de la communauté, et ne peut être interprétée que par les détenteurs de ce patrimoine.
10. Cf. Beaudet (1990 : 19) et Ammann (1997 : 215).
11. Les folkloristes anglais Iona et Peter Opie réalisent en 1959 la distinction terminologique
entre le nursery lore, c’est-à-dire les productions pour adultes à l’intention des nourrissons, et le
children’s folklore, qui désigne les pièces que les enfants s’adressent directement entre eux.
12. Nyima nyine amekölen signifiant littéralement « chant pour endormir ».
13. Elo que l’on peut traduire littéralement par « jeu ou jeu chanté ».
14. Nyima qui veut dire « chant ».
15. Langue parlée sur l’ile de Maré, l’une des quatre îles Loyauté, située au sud-est de Lifou.
16. Cette expression qui signifie littéralement « pour tapoter l’enfant » désigne en définitive
l’action de bercer l’enfant. Action, gestuelle et intention affective sont indissociables dans la
pratique du bercement à Lifou.
17. Elle est tantôt ponctuelle, ludique et imitative. Progressivement, l’enfant, en grandissant, y
prendra une part de plus en plus active et participante.
18. Petrepetr : formulette de jeu chanté pour balancer un enfant sur les jambes. L’enfant est posé
sur les tibias ou les jambes de la grand-mère et balancé de haut en bas sur chaque pulsation. Á la
fin, il est jeté sur le côté.
À partir de Ziziakötre la grand-mère chatouille tout le corps de l’enfant.
19. Ca neköi aji : formulette de jeu chanté pour chatouiller le corps d’un enfant. L’enfant est
allongé devant la grand-mère, les jambes écartées, posées de chaque côté de ses hanches. Les
doigts partent des pieds du petit, puis, sur chaque pulsation, les mains montent petit à petit
jusqu’au cou : « un pas de souris, deux pas de souris, trois pas de souris, quatre pas de souris ». La
formulette se ponctue par des chatouillements sur tout le corps.
20. Cf. les descriptions du répertoire enfantin faites par Raymond Ammann (1997 : 215), Louise
Michel (1988 [1875] : 58), Emma Hadfield (1920 : 132), et Larsen (1960 : 206).
21. La terminologie familiale drehu diffère en de nombreux plans de l’acception occidentale plus
restreinte qui peut y être associée. Les désignations en langue des différents membres de la
famille éclaircissent le lien très élargi qui unit l’enfant à son environnement familial considéré
comme direct. Á titre d’exemples, un enfant désigne par thin, traduit littéralement par
« maman », sa mère biologique ou adoptive, les sœurs et les cousines parallèles de sa mère ainsi
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que les épouses des cousins du père. Par treetre, signifiant « tante », il nomme ses tantes
paternelles, les individus appartenant au clan maternel, les beaux-pères, les belles-mères et les
tantes paternelles.
22. Nyima sous-entend un contour mélodique nettement marqué : nin, l’air, la mélodie, le ton, le
son, la voix ou nin la, l’air du chant.
23. Elo désigne à la fois le mode de diction du jeu chanté, les expressions en parlando, entre
parlé-récité et chanté, qui tendent à se rapprocher de la langue parlée et le jeu d’un instrument
de musique.
24. Ruwet (1972 : 100-134) et Arom (1985 : 261-269).
25. Collectée auprès de Öna qatr Alikie, Hmeleck, Lifou (21.03.2005).
26. Vraisemblablement introduit par les missionnaires et fixé par des instruments de musique
tels que la guitare, l’accordéon, l’harmonica et le ukulele.
27. Collectée auprès de Öna qatr Alikie, Hmeleck, Lifou (25.06.2007).
28. Formules fréquemment employées pour signaler la fin d’un chant de danse. Il n’existe aucune
correspondance en langue française, c’est pourquoi elles ne sont pas traduites.
29. Collectée auprès de Maria qatr Sio, Jozip, Lifou (14.05.2007).
30. Anthroponyme.
31. Toponyme.
32. Anthroponyme.
33. Interjections exclamatives que l’on peut traduire par « Oh ! », qui peut signaler en fonction
du contexte dans lequel elle s’inscrit, une expression de joie ou de douleur. Ici, il s’agit de
l’expression d’une douleur liée à un départ.
34. Forme écourtée de l’interjection ekölöhini. Dans ce cas-là, elle exprime la joie à la naissance
d’une petite fille d’un grand-chef.
35. Les atresi sont les dignitaires et les protecteurs de la grande chefferie. Il y a deux atresi dans la
chefferie de Gaica, l’un des trois districts de l’île.
36. Toponyme.
RÉSUMÉS
Cet article examine les questions d’expression des émotions dans les chants et jeux chantés que
les adultes transmettent aux enfants en langue drehu. Il s’appuie à la fois sur des données
collectées au cours d’entretiens de type ethnographique (par observation directe et participante
et entretiens de type semi-directif), sur l’analyse historiographique des données archivistiques
disponibles et sur l’analyse musicale sémiotique. Il considère les principes conscients et/ou
inconscients, implicites et/ou directs, de communication à la fois verbale et non verbale qui
véhiculent une intention affective dans ce répertoire, visant ainsi à déterminer comment cette
imbrication de processus s’articule et réussit à la diffuser.
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AUTEUR
STÉPHANIE GENEIX-RABAULT
A soutenu une thèse d’ethnomusicologie à Paris IV-Sorbonne-LACITO-CNRS (2008), après avoir
réalisé huit ans d’investigations en Nouvelle-Calédonie sur le répertoire enfantin. Désormais
post-doctorante associée au LACITO-CNRS, elle poursuit sa réflexion dans des actions diverses de
diffusion et de valorisation de ses travaux au sein de l’Académie des Langues Kanak, de
l’Université de la Nouvelle-Calédonie et de l’IUFM. Elle élargit progressivement sa zone d’étude
de ce répertoire à l’ensemble des pratiques en Nouvelle-Calédonie.
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Entre rituel et spectacle, unetragédie en rythmes et en vers. Le bumba-meu-boi de São Luis doMaranhão (Nord-Est du Brésil)Marie Cousin
Les fêtes du bumba-meu-boi
1 La question du lien entre musique et émotion évoque bien sûr la question du beau, de
l’esthétique, de l’art pour l’art. Mais il n’est pas évident que les aspects liés aux affects
ou à l’esthétique soient toujours détachés de l’organisation rituelle, symbolique,
sociale, religieuse de la musique. De plus, si affects il y a, ceux-ci ne se laissent pas
clairement entrevoir, et apparaissent de façon codifiée, à travers des manifestations
musico-chorégraphiques qui sont leurs catalyseurs.
2 Il n’est pas non plus évident qu’il y ait une séparation nette entre musique, danse,
poésie, théâtre, et bien souvent l’on retrouve tous ces aspects réunis, comme c’est le cas
dans les manifestations culturelles populaires du Maranhão, État du Brésil situé dans
région Nordeste, entre le Ceará et le Para.
3 Quelle n’est pas la difficulté, pour le regard étranger, de percevoir l’indicible, de l’ordre
du ressenti ou du codifié, ou encore les enjeux affectifs dont les subtilités sont difficiles
à saisir ! Le rituel musico-chorégraphique du bumba-meu-boi (saute mon bœuf) met en
œuvre des stratégies musicales, chorégraphiques et théâtrales, dans le but précis de
provoquer la catharsis, dans un contexte symbolique. Dans les « fêtes de promesse »
que je vais aborder, les sentiments individuels sont, en plus d’être exaltés dans la fête,
dirigés vers l’idée du sacré, dans un idéal de cohésion communautaire.
4 L’émotion, qui s’insère dans les pratiques musico-chorégraphiques, est amenée par un
contexte festif par lequel des modalités musicales, chorégraphiques, performatives,
vont permettre à l’individu de se dévoiler. Et, au-delà du contexte, des moyens
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particuliers sont utilisés (théâtraux, spectaculaires) pour drainer ces émotions, en plus
du rapport particulier qu’entretient l’individu avec la manifestation.
5 Le rapport entre identité, communauté, fête, et pratique musicale, qui prévaut dans
cette région, ainsi que le lien qui relie l’individu à la communauté et à la fête, et que
l’intention individuelle, sont des éléments qui peuvent nous aider à comprendre la
naissance des émotions. Les fêtes du Maranhão sont séculaires et, de ce fait, portent
une valeur historique. La fête du Divin, organisée spécialement par les femmes,
majoritairement afro-descendantes et originaires des quartiers périphériques, met en
œuvre des valeurs de groupe telles que la dignité, la force et la solidarité entre femmes.
La fête du bumba-meu-boi, qui met en scène un mythe à l’image de la société
pluriculturelle dans laquelle elle se manifeste, porte, elle aussi, des valeurs de
solidarité. L’organisation de ces fêtes, qui dure plusieurs mois, permet à des réseaux de
se construire.
6 Cavalcanti (2001 : 72) démontre que l’on retrouve la manifestation du bumba-meu-boi,
avec son motif mythique de la mort et de la résurrection, dans différentes régions du
Brésil depuis le début du XXe siècle, la première référence que l’auteur a retrouvé étant
le bumba-meu-boi de São Luis, pratiqué dans les rues de la capitale, mentionné dans un
journal de juillet 1829. Parmi les formes régionales, existent le Boi-Bumbá en Amazonie
(Parintins) sur lequel l’auteur a travaillé, le Bumba-meu-boi du Maranhão, du
Pernambuco, le Boi Calemba de Rio Grande do Norte, le Cavalo-Marinho de Paraiba et
du Pernambuco, le Bumba de reis ou Reis de boi de Espirito Santo, le Boi Pintadinho à
Rio de Janeiro, Boi de mamão à Santa Catarina.
7 Les moyens utilisés, qui varient selon les fêtes, développent des caractéristiques
esthétiques subtiles. Aux éléments scénographiques, costumes, masques, s’ajoutent la
complexité des chorégraphies, et des esthétiques spécifiques des chants et des rythmes,
en particulier des toadas, poésies semi-improvisées, qui associent le signifié du discours
à des modèles mélodico-rythmiques symboliques.
8 Par ailleurs, une grande place est laissée aux expressions solistes, à la fois dans la danse
et dans le chant. Le solo vocal, instrumental ou dansé permet l’expression des identités
individuelles et aussi celle de leurs affects, de façon organisée et codifiée.
La tragédie
Histoire et mythe
9 Les fêtes de bumba-meu-boi sont liées aux grandes questions de la vie et de la mort. Dans
cette manifestation, un mythe tragique est mis en scène et joué de façon cyclique, tous
les ans entre le mois de juin et le mois de septembre. L’éternel cycle de la vie, du
recommencement, de la naissance et de la mort, est représenté par la naissance et le
sacrifice d’un bœuf, tragédie vécue et accompagnée par l’ensemble de la communauté.
10 Interdit au XIXe siècle et jusqu’à la seconde moitié du XX e siècle, le bumba-meu-boi a
pendant longtemps été prohibé dans la ville de São Luis. Il était pratiqué dans les
lointains faubourgs, aux limites de la ville, et ses pratiquants étaient fréquemment
arrêtés et emprisonnés. On trouve de nombreux témoignages de cette répression dans
les quotidiens locaux. On jugeait la représentation indécente, bruyante, une « diversion
d’esclaves grotesque », du fait de la liberté donnée au personnage principal Chico, noir
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esclave. En effet, les festivités du bumba-meu-boi prennent leur source dans un mythe
qui raconte l’histoire d’un magnifique bœuf, appartenant au patron de la fazenda
(grande propriété agricole), dérobé par l’esclave Chico pour nourrir sa femme enceinte
Catirina, qui rêve de manger de la langue de bœuf.
11 Le méfait accompli, le dono (« propriétaire ») de la fazenda étant fou de rage, l’esclave
Chico est poursuivi, recherché par les vachers. Chico se cache dans la forêt, et les
Indiens sont lancés à sa poursuite. Chico étant retrouvé, on envoie chercher le pajé 1 afin
de ressusciter le bœuf car, sinon, c’est l’esclave Chico qui va être mis à mort. Le bœuf
est ressuscité, et cet événement donne lieu à une fête. On célèbre ainsi la naissance, la
mort et la résurrection du bœuf à travers un cycle de fêtes durant lesquelles sont
exposés les différents tableaux du mythe.
12 Si Chico est un anti-héros, grotesque, qui fait rire, le sentiment tragique repose sur le
bœuf car, comme dans la tragédie classique, on en connaît le destin, et pourtant on
chante sa gloire, sa force et sa beauté devant une issue, une lutte perdue d’avance. Tout
le déroulement des fêtes de la Saint-Jean repose sur l’exposé de ces différents tableaux
et sur cette tension dramatique.
13 De plus, l’histoire du bumba-meu-boi est étrangement à l’image de la société brésilienne :
les Amérindiens et leur chef religieux et spirituel, le modèle économique de la fazenda
avec son patron et ses paysans, le bœuf, ressource professionnelle d’une partie de la
population, et le métier de vacher à la fois réalité et idéal identitaire, et enfin la famille
esclave qui illustre la réalité de plusieurs siècles de pratique esclavagiste.
14 Les fêtes communautaires sont organisées dans un lieu spécialement dédié à la
célébration, qui est l’arraial (espace public) ou le terreiro (espace privé).
15 L’enjeu émotionnel de la performance du bumba-meu-boi réside dans l’intensité suscitée
par le mélange des éléments musicaux, chorégraphiques, scénographiques, réunis dans
les participants qui sont à la fois danseurs, musiciens, acteurs et chanteurs. La tension
dramatique liée à l’expression du mythe est, elle aussi, un moyen de réunir tous les
participants dans un mouvement commun.
16 Câmara Cascudo décrivait déjà la performance du bumba-meu-boi comme un jeu d’une
époustouflante beauté, mêlant des éléments de mémoire du passé et un profond
sentiment social : « l’unique festivité dans laquelle le renouvellement thématique
dramatise la curiosité populaire, la rendant contemporaine. Ses constantes
transformations ne sont en aucun cas réalisées au détriment de l’essence dynamique du
folklore, mais au contraire le ravivent en une incomparable expression de spontanéité
et de réalité » (Câmara Cascudo 1954 : 154).
17 Le bumba-meu-boi, transposé sur les scènes publiques par les politiques locales,
accentue aujourd’hui les aspects spectaculaires de la performance (les superbes
costumes et chorégraphies), tandis que la participation du public est diminuée. La
politique locale du tourisme est évidemment à l’origine des scènes (palcos) et de la
transformation des arraiais, ces places publiques au sein de quartiers devenus lieux
« officiels ». Mais, si ces nouvelles institutions sont contradictoires aux pratiques
antérieures du bumba-meu-boi qui soutenaient un idéal déambulatoire et nomade (à
l’image du mode de vie des vachers), que peut-on dire de ses musiques ? Quels aspects
musicaux communautaires reste-il en dehors du groupe formé ?
18 Les festivités commencent officiellement le 13 juin, jour de Saint Antoine (Santo
Antonio), et les moments clefs, pour les participants au bumba-meu-boi qui ont instauré
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cette manifestation comme un art de vivre, se situent à la fin du mois de juin, entre le
24 (Saint Jean) et le 30.
Sotaques du boi et identités locales
19 L’organisation des différents boi se décline en sotaques ou « accents ». L’accentuation est
une question de choix de procédés esthétiques et organisationnels. Il existe cinq
sotaques communément reconnus, devenus en quelque sorte des « normes
stylistiques », mais qui en réalité découlent souvent de choix personnels, d’initiatives
privées, et de styles locaux. D’autre part, la présence et la participation des individus
aux manifestations de Bumba-meu-boi varient d’un sotaque à l’autre, nuançant
symboliquement la participation de la communauté dans la fête. Toute la créativité, les
enjeux identitaires sont endossés par ces distinctions stylistiques, qui offrent des
modalités d’expression tout en étant l’image publique des identités régionales 2.
20 Cavalcanti défend l’idée que la compétition organisée entre les groupes, ainsi que la
rivalité qui en découle, créent une dynamique. Les relations de voisinage rurales ou
urbaines contribuent à développer ce réseau, puisque « l’existence d’un groupe de
bumba-meu-boi quelque part en attire d’autres, comme la rivalité est la base de la
performance » (2001 : 73). Si la rivalité est le fondement de la création, comme le
suggère Cavalcanti, les individualités sont alors particulièrement sollicitées dans la
valorisation ou la défense d’une identité de groupe, locale ou familiale.
21 La pluralité stylistique s’explique par une origine géographique particulière (région,
quartier) ainsi que par l’association avec une classe sociale ou un mode de vie (rural,
urbain), qui impliquent des organisations sociales, religieuses, politiques, particulières.
La place de l’individu et l’enjeu de sa réalisation au sein des groupes vont dépendre de
ces différents contextes. Il est aussi intéressant de noter comment vont s’exprimer les
identités locales (indianité, identités rurales, mythes) à travers la présence de
personnages comme les esprits de la forêt, reflets du monde surnaturel des
« enchantés » (encantados) qui imprègne les conceptions locales du sacré.
La tragédie et la communauté
22 Les affects évoqués directement à partir du mythe sont des sentiments contraires : la
joie et la peine. Dans le vécu de la fête, le déroulement de l’histoire et sa tension
dramatique permettent de vivre ces affects de façons successives : la joie de la
naissance du bœuf, au moment de son baptême, lorsqu’il revêt une nouvelle « robe »,
qui a demandé un an de confection et va être portée durant un an ; la tension et la
peine de la mort du bœuf, dont on connaît le tragique destin et auquel il ne peut
échapper. Et à nouveau la joie de la résurrection, lorsque le bœuf est sauvé. Ces
sentiments sont portés par les toadas qui sont tour à tour narratrices, ou
encourageantes.
23 La fête a pour but la réunion de la communauté autour de l’événement tragique. Ainsi,
bien que les participants connaissent l’issue et la mort du bœuf, la fête doit célébrer ses
qualités : l’animal illumine, il apporte énergie et joie à l’image des feux de la Saint-Jean,
il démontre force et dignité.
24 La beauté et la force de l’animal sont des enjeux de taille et la concurrence est serrée
entre qui démontrera le plus d’énergie, de force, de variations dans la danse du bœuf
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(le personnage du bœuf est un masque porté par un danseur), et quel sera le bœuf le
plus lumineux, aux motifs les plus complexes et les plus beaux.
Le religieux
25 Les fêtes populaires de São Luis et du Maranhão se répartissent selon le calendrier
annuel. Elles sont organisées par les communautés, en particulier par les maisons de
culte afro-brésilien du tambor-de-mina 3 qui est la modalité de culte majoritaire dans le
Maranhão et le Nord du Brésil. Les préfectures se chargent d’organiser les fêtes
publiques de juin (Saint-Jean) qui entrent dans la politique touristique locale. Les fêtes
du bumba-meu-boi appartiennent aujourd’hui à la fois au contexte urbain « officiel » et
touristique et au contexte rituel, lié au local et à l’organisation communautaire.
26 Les implications individuelles qui sous-tendent la fête dépendent du contexte de la
manifestation : la fête sera une brincadeira, un « amusement », un « jeu », elle sera
présentée sur des scènes publiques, dans des arraiais, ou encore dans le cadre de scènes
fermées (théâtres). La fête sera une obrigação, c’est à dire une « obligation » rituelle, elle
se déroulera dans l’espace privé de la communauté. Les vœux adressés aux saints,
exhaussés, sont payés en offrandes musico-chorégraphiques rituelles. Cette relation
intime individu/saint régit les rapports entre les individus et le sacré dans le système
de croyances populaires du Maranhão.
27 Comme le suggère Abmalena Sanches, « en plus d’être un bien de consommation, un
spectacle touristique, le divertissement du bumba-meu-boi est aussi une « forme de
louange », une « religion ». La religiosité imprègne la conception de la fête. Encore
aujourd’hui, le bœuf est conçu, dansé et chanté en hommage aux saints catholiques,
mais aussi, entre autres, aux entités spirituelles adorées dans les terreiros de tambor de
mina, umbanda, pajelança. Ainsi, il peut être compris comme un système d’offrandes
entre les hommes et les divinités » (Sanches 2003 : 8).
28 Si São Benedito (saint Benoît) est le saint patron des afro-descendants et du tambor de
crioula (« tambour de la créole », fête de tambour organisé pour saint Benoît), São João,
Santo Antonio, São Marçal et São Pedro 4 sont les saint patrons des périodes juninas,
c’est-à-dire de la Saint-Jean.
29 Selon Sanches, dans la conception des participants, Saint Jean aime particulièrement le
bumba-meu-boi, et le rituel du baptême permet de réactualiser les liens entre le saint et
les participants, le bœuf étant baptisé et dédié au saint. La forme traditionnelle de botar
boi au Maranhão (« faire le bœuf », est, d’après Sanches, une rétribution par promesse,
« la promotion du divertissement en hommage à Saint Jean comme forme de
rétribution d’une grâce reçue (Carvalho 1995 : 74). De là, de nombreux groupes se sont
créés comme résultat de paiement de promesses » (Sanches 2003 : 8). Parrain de Jésus,
saint Jean aurait le même pouvoir que Dieu.
30 Dans la fête du tambor-de-mina, religion que pratiquent nombre de participants au
bumba-meu-boi, Santo Antonio est associé à l’esprit caboclo marinheiro, le marin, et au
vodun Agongono, nom dérivé de Agonglo, roi du Dahomey (actuel Bénin) de 1789 à 1797,
qui est devenu une entité spirituelle au Maranhão. São João est associé au vodun Badé,
force du tonnerre ; São Pedro à Hevioso, lui aussi un vodun de la foudre. Les entités de la
Saint-Jean sont ainsi liées à la royauté, et aux forces de la mer et du ciel.
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31 Sanches défend aussi l’idée que dans la fête du bumba-meu-boi, le catholicisme
« s’entremêle avec l’‹ encantaria › des terreiros afro-maranhenses où l’on honore les
orixás et les voduns jêje/nagô, les ‹ nobres, gentis ›, les entités brésiliennes comme les
caboclos, les indiens et les êtres de la mythologie indigène comme mãe d’água, curupira et
une infinité d’autres. Ce mélange montre l’existence complexe, riche et commune de
nombreuses conceptions religieuses, permettant à chaque participant d’avoir sa liberté
de manifester ses croyances » (Sanches 2003 : 11).
32 Les voduns et les orixás sont les messagers qui réalisent le lien entre la terre et le monde
céleste, au sommet duquel siègent Dieu et ses saints. Si eux ne font jamais le voyage, les
entités du tambor-de-mina descendent régulièrement dans les maisons de culte pour
recevoir les vœux et les demandes des êtres humains.
33 Ainsi, dans le Maranhão, les manifestations festives telles que le bumba-meu-boi, le
tambor-de-crioula ou la fête du Divino Espirito Santo sont de façon quasi systématique
associées au mode de pensée religieux local. La fête est pensée comme offrande, une
obligation religieuse. Plus la charge émotionnelle, énergétique, marquée par la
participation la plus grande de participant, sera importante, plus la fête sera réussie, et
mieux les divinités seront récompensées. Ainsi, on participe aux fêtes pour de multiples
raisons, sociales, identitaires, et surtout religieuses. Pour les pratiquants de la Mina, le
bumba-meu-boi devient le « canal de communication entre les dieux et ses adorateurs
[…], un lieu sacré, un espace religieux, une sorte de prolongement du terreiro (Sanches
2003 : 10). Les pères et mères de saint des plus fameux terreiros de São Luis se rendent
au bumba-meu-boi, en transe, accompagnés des entités qui s’identifient avec le boi,
comme la famille de Légua Boji.
34 Les costumes et les chapeaux des participants sont brodés à l’image des saints auquel le
groupe a été dédié. Les groupes sont aussi créés comme paiement de promesse. Par
exemple, le groupe de Santa Fé est né d’une promesse réalisée en 1988, exhaussée par
saint Jean, qui est ainsi devenu le dono, le maître du groupe de bumba-meu-boi, et à qui
toutes les fêtes réalisées par ce groupe sont dédiées.
35 Toada Meu vaqueiro eu sei que meu boi urrou, Santa Fé
Meu vaqueiro
Eu sei que meu boi urrou 5
Ta lindo meu coração
Urrou pra fazer a festa
Trazendo animação
Urrou no pé da roseira 6
Urrou no pé do mourão 7
Boi urrou boi urrou la na malhada
O dono da vaquejada
E meu senhor São João
Mon vacher
Je sais que bœuf a meuglé
C’est beau, mon cœur
Il a meuglé pour faire la fête
Apportant l’animation
Il a meuglé au pied du rosier
Il a meuglé au pied du mât
Le bœuf a meuglé là dans la communauté
Le maître du troupeau
Est mon seigneur Saint Jean
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Fig. 1. Baptême du boi de Rio Grande devant Saint Pierre.
La robe du bœuf est à l’effigie de Saint Jean et du Saint Esprit représenté par les colombes blanches.Igreja de São Pedro, Juin 2006, Marie Cousin.
Cheguei Salve São João e São Pedro (Je suis arrivé, louange à Saint Jean et Saint Pierre), toada du groupe
Boi de Maracanã.
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Cheguei salve São João e São Pedro
Eu vou dar um viva
Pra minha rapaziada
Vem ver morena vem ver
Touro do Maracanã
Que na ilha é o pai da malhada
Je suis arrivé, Salut Saint Jean et Saint Pierre
Je vais dire « viva »
À mon groupe
Vient voir, ma brune, vient voir
Le taureau de Maracanã
Qui est dans l’île, le chef de la communauté 8
36 Tous les ans, durant la nuit du 26 juin, l’église de São Pedro reçoit, pour leur baptême
annuel, les groupes de bumba-meu-boi. Ce rituel, qui dure vingt-quatre heures, consiste
à gravir les marches de l’église afin de présenter le nouveau bœuf devant saint Pierre,
patron des marins, afin de faire baptiser le bœuf. Les 29 et 30 juin (jours de São Pedro et
São Marçal), dans le quartier João Paulo, est organisée durant quarante-huit heures une
rencontre des musiciens de boi de matracas, fête dont l’apogée se passesous le chaud
soleil de l’après-midi. L’organisation de ces événements développe les liens sociaux et
valorise les entreprises individuelles.
37 La fête du bœuf est liée au sébastianisme du Nordeste du Brésil, mouvement
messianique qui voit le retour du roi du Portugal Sebastião sous la forme d’un taureau
avec une étoile au front. La figure du taureau étoilé est à la fois symbole de force et
signe de l’inversion du monde : si un homme arrive à l’attraper avec une corde, il
deviendra le roi du royaume des enchantés, l’Encantaria, à la place du roi Sebastião.
L’étoile sur le front du taureau est un thème récurrent des chants de bumba-meu-boi 9.Lors du rituel de la mort du bœuf, le moment où il faut attraper le taureau avec une
corde est un moment décisif, accompagné de chants spécifiques, qui peut durer
plusieurs heures.
La communion musicale
38 La musique du bumba-meu-boi saisit le spectateur de deux façons, à la fois par la
complexité de son organisation polyrythmique et par le lyrisme des chants associés à la
puissance des chœurs. Le rythme est primordial et sa frénésie est le symbole acoustique
des fêtes de la Saint-Jean. Les polyrythmies de la Saint-Jean sont « participatives » dans
leur représentation communautaire : chaque participant apporte son instrument, et les
percussions couvrent un vaste ambitus sonore, des fréquences les plus aigues aux plus
graves.
39 Le sotaque de matracas est le style qui permet la plus grande participation de musiciens,
occasionnels pour la plupart puisqu’ils ne jouent que lors des fêtes de la Saint-Jean. Sa
polyrythmie est constituée par l’ensemble des variations jouées par les musiciens,
puisque chacun peut puiser à sa guise son rythme parmi le répertoire de variations
rythmiques existantes, et le remplacer par un autre quand il le désire. C’est l’ensemble
des formules rythmiques, jouées par
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Fig. 2. Les pandeirões du boi de matracas
Pindoba, place Maria Aragão, Juin 2006, Wilton Matos.
Fig. 3. Tambour à friction tambor-onça ou tambour-panthère
Juin 2009, Marie Cousin.
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tous les participants de façon aléatoire et variante qui forme le rythme du bumba-meu-
boi. L’important étant de suivre la pulsation commune à l’ensemble des participants.
Les instruments sont amenés par les individus : matracas (à l’image des claves, paire de
bâtons entrechoqués pouvant mesurer un mètre de longueur), pandeirões (tambours sur
cadre de plusieurs diamètres, décorés par les noms des quartiers originels des
musiciens), zabumbas (grosses caisses), tambor-onça (tambour à friction au registre
grave), maracas (hochets-sonnailles métalliques) 10.
La polyrythmie du Boi de matracas
40 Dans un groupe, on trouve aux côtés de ces musiciens occasionnels des musiciens
spécialisés, qui forment le petit noyau central du groupe, ainsi que le choeur, et jouent
le rôle des vachers. Ils ont la charge de composer, de chanter et d’accompagner les
toadas.
La musique vocale du bumba-meu-boi : tragédie, critique sociale,affirmation de soi
41 Les toadas sont des poèmes chantés populaires. On retrouve le terme utilisé dans
d’autres manifestations poétiques, comme la poésie chantée des poètes repentistas, qui,
eux aussi, associent joute poétique à improvisation et critique sociale. À la toada du
bumba-meu-boi, s’associent à la fois une structure fixe et la nécessité d’une
improvisation.
42 L’improvisation, mesurée en vers et en rimes, doit porter du sens, et le déroulement de
la toada jusqu’à son dénouement doit amener progressivement l’idée d’un état de
stupéfaction face à une situation. Parmi les thèmes les plus évoqués, la magnificence de
la nature, la richesse ou la gloire de la communauté, de la culture et de la fête, le
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caractère farouche et indomptable du bœuf, la critique sociale et la gloire aux saints
patrons de la fête. La présence des saints, du Dieu chrétien ou encore de la nature est
récurrente dans les toadas. On évoque très fréquemment des entités issues de l’univers
mythique local, comme Estrela d’Alva (première étoile à apparaître au crépuscule et
dernière visible à l’aube, qui est en fait la planète Vénus, symbolisée sur la tête du
bœuf), la Sirène ou le roi Sébastien, qui font directement référence au sébastianisme et
à son royaume enchanté.
43 Les toadas sont formées de trois ou quatre phrases, dont chacune peut être divisée en
deux, trois ou quatre vers (tercets et quatrains). Il est d’usage de répéter certaines de
ces phrases, en rapport avec le déroulement sémantique et poétique de la toada, afin de
susciter un effet dramatique.
44 La trame poétique comprend une introduction, un déroulement et une conclusion, que
l’on retrouve dans le développement des contours mélodiques. La première strophe est
chantée a cappella par le chanteur principal, et elle est suivie du refrain. Lorsque le
chœur entonne à son tour le refrain, les percussions interviennent. S’ensuit un long
développement durant lequel soliste et chœur alternent en chantant le refrain,
accompagnés des percussions. Cependant, chaque fois qu’un nouvel élément (couplet)
est introduit par le soliste, les percussions s’arrêtent (Fig. 4).
Fig. 4
45 L’arrêt des percussions lors d’un nouvel énoncé poétique est la réalisation musicale de
l’importance, à la fois sémantique et mélodique, donnée à la création poétique.
L’émotion est à son comble, suscitée par l’attente du signifié, l’attente d’un achèvement
qui permettra à tous de se réinsérer de plus belle dans la performance communautaire.
L’esthétique vocale du bumba-meu-boi influe sur ce moment de tension. Travaillées par
la recherche d’une esthétique sonore originale, les voix rauques des chanteurs
transmettent lyrisme et affects : vibrato sur les voyelles tenues longtemps, voix yodlées
en particulier lors de l’attaque de certains mots-clefs, registre grave. Les trémolos et les
yodels apportent un effet dramatique recherché, lié à la lamentation, aux pleurs, qui se
combine avec le contenu sémantique des toadas. Le mode de vie rural, représenté par la
figure du vacher (vaqueiro), se retrouve de façon esthétique dans ces chants : par la
référence aux aboios, le chant des vachers réalisé traditionnellement a cappella pour
mener le bétail, caractérisé par une alternance de timbre de voix lumineux/rauque, des
attaques yodlées, une accentuation vocale decrescendo, et des finales longues (cf. toada
Cheguei São João et São Pedro illustrée précédemment).
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Les identités vocales : mélodie modale, polyphonie et intensités
46 Les toadas, chantées a cappella par le maître du groupe (le chanteur soliste qui joue le
rôle du patron) de la fazenda, sont reprises par le chœur (formé par les personnes
occupant le rôle des vachers. Le chœur développe, en homorythmie, des voix parallèles
qui sont soit chantées à la tierce supérieure ou inférieure, soit sur d’autres intervalles
selon le modèle mélodique de base. La forme mélodique générale est descendante, avec
des appuis sur les termes importants. Les voix rauques se retrouvent sur les longues
tenues. Parmi les modes utilisés, on retrouve fréquemment le mode de sol. Les voix
doivent se superposer et se doubler, et savoir toar, c’est-à-dire doubler la voix, est
considéré comme une maîtrise vocale subtile et recherchée car elle n’est pas donnée à
tout le monde. Chanter la contre-voix grave est considéré comme un grande qualité,
rare parmi les chanteurs car cette réalisation esthétique s’avère très délicate.
47 Dans une toada, des passages en rythme binaire alternent avec d’autres en ternaire
(hémiole), à l’image de la polyrythmie qui les accompagne. Durant les longues périodes
jouées par les percussions, les cris scandent la pulsation, avec des termes comme « é
boi » ou « ekio ê », qui peuvent être identifiés à une utilisation accentuelle ou percussive
de la voix.
Boi de Santa Fé, Eu vou reunir (chœur)
48 Eu vou reunir /Je vais réunir, Boi de Santa Fé (toada de réunion de la communauté)
Eu vou reunir eu vou guarnicer
Meu boi vai rolar no terreiro
Vou cantar pra São João
Meu patrão Meu padroeiro
Eu vou tocar meu apito
Ta bonito te prepara meu vaqueiro
Je vais réunir je vais regrouper
Mon bœuf va avoir lieu dans le terrain
Je vais chanter pour Saint Jean
Mon patron mon parrain
Je vais jouer mon sifflet
C’est joli, prépare-toi mon vacher !
49 Exemple de toada de critique sociale :
Boi da Maioba – Deus criou o mundo
E triste é muito triste o que no mundo esta
acontecendo
C’est triste, c’est très triste ce qui se passe en ce moment
dans le monde
Por causa de furacão teremoto
e maremoto
À cause d’ouragans, de tremblements
de terre
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Muita gente esta morrendo Beaucoup de gens meurent
Rapazida vê na televisão On voit à la télévision
Milhares de corpos espalhados pelo chão Des milliers de corps dispersés sur le sol
Cenas que me fizeram chorar Des scènes qui me firent pleurer
O povo sem agua sem comida
e sem remêdio
Le peuple sans eau, sans nourriture
et sans médicaments,
Sem uma casa pra morar Sans une maison où habiter
Chorou Estados Unidos a Tailanda
e a Indonêsia
Les États-Unis, la Thaïlande, l’Indonésie
ont pleuré
Malasia e a China se foi por obra do divino La Malaisie et la Chine si c’était l’œuvre
du Divin
Cada povo que compra suassina Chaque peuple qui paie sa marque
Mãe natureza se empureceu La mère nature s’est manifestée avec force
Lançou tsunami e furacão À lancé tsunami et ouragans
O povo pobre soffrerá Le peuple pauvre souffrira
Refrain
Deus criou o mundo e nele sempre mandara Dieu a créé le monde et lui commandera
à jamais
Todo que aconteceu nos so podemos
lamentar
Tout ce qui est arrivé, nous pouvons à peine nous
lamenter
50 Le chœur est constitué par les vaqueiros. Intervenant comme conclusion, réunion,
rassemblement entre les longues strophes, traditionnellement improvisées par le
chanteur soliste ou composées chaque année, il permet aux participants de se rejoindre
et renforce le sentiment de groupe. Ce sentiment « unificateur » du chœur est
esthétiquement réalisé par une alternance de parties en homophonie et en polyphonie
(tenues finales) : on passe de l’impression verticale d’unisson à la couleur d’accords
finaux, ce qui donne une impression de pluralité et de densité, d’autant plus qu’elle
s’accompagne de l’augmentation de l’intensité sonore.
51 Le chant soliste n’est presque plus improvisé en public, bien qu’il le reste dans les
manifestations privées du Boi. Les strophes chantées par le soliste sont composées
chaque année pendant les préparatifs du Boi. Elles organisent le mythe, constituent une
critique sociale annuelle et, surtout, développent les sentiments liés aux différents
temps rituels du Boi.
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52 L’esthétique des chants accompagne la compréhension sémantique des couplets dans
leur force de communication émotionnelle. Les chœurs véhiculent un sentiment
d’union communautaire, de symbiose, tandis que du chant soliste découle un flot vocal
qui tantôt célèbre le bonheur de la fête communautaire, tantôt exprime la douleur de la
perte du bœuf, la tragédie du mythe, et qui, cependant, agit comme une critique
sociale. Les timbres des voix, les formes mélodico-rythmiques, leurs motifs esthétiques
contribuent à la caractérisation émotionnelle du contenu sémantique.
Le spectaculaire
53 La fête du bumba-meu-boi est un ensemble performatif qui intègre des éléments
dynamiques, associés les uns aux autres, tels les éléments musico-chorégraphiques (le
chant, le rythme des percussions, la danse), plastico-visuels (les costumes, les
personnages) et théâtraux (les attitudes corporelles, les masques, les rôles). C’est une
émission pluridimensionnelle de vibrations et de rythmes qui touchent différents
niveaux sensoriels (vue, ouïe, réceptivité du corps aux vibrations), émis de multiples
manières (en rapport avec les moyens scénographiques), qui se développent dans le
temps à travers la trame du mythe mis en acte. La magnificence et la complexité des
costumes, la virtuosité de leurs tissages de perles et de plumes, les dimensions des
coiffes des Indiens et des cazumbas créent un univers plastique spectaculaires, les
musiciens – chanteurs et percussionnistes – étant intégrés au groupe des acteurs/
danseurs. O amo, le chanteur soliste joue le rôle du dono (« propriétaire ») de la fazenda ;
les vaqueiros sont incarnés par le chœur et les principaux percussionnistes.
La danse
54 L’organisation chorégraphique est réalisée selon des modèles soit linéaires (issus de la
procession), soit circulaires. Avec la musique, se mettent en place des éléments
contrastants qui permettent de réaliser des variations d’intensité. La danse est répartie
entre les différents rôles collectifs (vacher, Indien) ou individuels (Chico et Catarina, le
pajé, le bœuf). L’intensité de l’énergie dans le mouvement dansé est liée au musical :
lors des couplets, l’énergie est moins forte et les mouvements moins marqués. La danse
est traditionnellement organisée sous forme de procession. Les pas diffèrent entre les
différents groupes, mais l’on retrouve des idées communes :
le tour (pas circulaire), dans les virevoltes et les tourbillons du bœuf, des Indiens.
la verticalité, dans les pas des Indiens (associé à des sautillements) et des vachers.
55 La chorégraphie de groupe met en valeur les pas, chevilles, genoux, épaules, et les
objets attributs (bâtons, chapeaux, coiffes). La danse, basée sur la pulsation des
percussions, amplifie l’extraordinaire, le beau, la tension et l’admiration.
•
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203
Fig. 4. Indiens du Boi de Santé Fé.
Anniversaire de Dona Tété, Juin 2006.
Les masques
56 Les personnages joués – esclaves, bœuf, vachers, Indiens, guérisseur, patron de la
fazenda – revêtent des identités sociales (amérindienne, africaine, paysanne) qui sont
associées à des caractéristiques qui font du bumba-meu-boi une pièce à la fois tragique et
comique.
57 Le bœuf (boi ) est un masque réalisé par une armature de bois léger, creuse, sur laquelle
est dressée chaque année la « nouvelle robe » réalisée en velours noir et brodé de
perles. La robe est assez longue pour cacher les jambes du danseur qui porte le masque.
Les tournoiements du masque, les rotations, démontrent la fougue et la vigueur de
l’animal.
58 Chico et Catirina, les deux esclaves, sont des personnages liés à la dérision. Ils font rire
par leurs attitudes et leurs costumes : ceux-ci, réalisés dans des tissus usés et recousus,
symbolisent la pauvreté paysanne et aussi son « innocence ». Catirina est souvent jouée
par un homme, ce qui accentue le comique du personnage.
59 Les cazumbas, ces masques confectionnés à partir d’éléments symboliques des animaux
sauvages et des représentations catholiques (églises etc.) représentent les esprits de la
forêt et de la nature ; ils font peur et inquiètent. Inventés pour constituer le cordon de
sécurité (sotaque da Baixada) autour du groupe, ils marquent la séparation entre
l’extérieur et l’intérieur de l’espace rituel.
60 Les Indiens et les Indiennes représentent la force, le rythme, l’énergie, la beauté de la
danse et des corps. On trouve les Indiens de ruban (caboclos de fitas) et les Indiens de
plumes (caboclos de penas), qui font référence à différents sotaques.
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61 Les vachers incarnent l’ordre, la sécurité et l’identité : leurs chapeaux aussi possèdent
des caractéristiques esthétiques différentes selon chaque sotaque (diamètre,
décorations).
Le rituel
La naissance du bœuf
62 Le cycle annuel débute le Samedi de l’Alléluia (Pâques) avec des répétitions dans le
barracão, local situé dans le terreiro. Autour du 13 juin, jour de Santo Antonio, les essais
doivent être terminés pour l’ensaio redondo, l’essai arrondi, répétition générale du
groupe. Le 23 juin, la veille de São João, on réalise le baptême du bœuf, durant lequel le
nouveau cuir sera présenté à la communauté devant un autel, et le bœuf baptisé en
présence de sa marraine et de son parrain.
63 La naissance est symbolisée par un second baptême qui est réalisé à São Luis le 28 juin,
à l’Église de Saint-Pierre, patron des pêcheurs, dans le quartier de Madre-Deus.
64 La toada suivante, chantée dans les rondes de tambor-de-crioula 11, fait référence au rituel
du baptême du bumba-meu-boi – qui se déroule dans l’église de Saint-Pierre durant la
nuit du 26 juin et durant lequel les groupes de Boi gravissent les marches pour se faire
baptiser devant la statue de saint Pierre, protecteur des marins :
Na igreja
Na igreja
Na igreja de São Pedro
Na igreja
Dans l’église
Dans l’église
Dans l’église de Saint Pierre
Dans l’église
65 Ce rituel est essentiel car le bœuf non baptisé ne peut présenter sa nouvelle robe. La
foule et l’ensemble des groupes se rassemblent, chaque groupe jouant en même temps,
mais sur des pulsations différentes, ce qui génère un phénomène de « polymusique »,
qui se manifeste de préférence à l’aube naissante.
La mise en scène du mythe
66 Entre la naissance et la mort du bœuf, le mythe est mis en scène de façon itinérante en
de nombreuses places du centre-ville ou des quartiers périphériques. Déambulant en
processions dans les quartiers, les groupes de bumba-meu-boi s’arrêtent sur les places
publiques (arraial) pour jouer plusieurs parties du mythe, durant lesquelles
interviennent les personnages, tandis que les chanteurs narrent le récit, appuyés par
Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010
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les chœurs. Le terme arraial, qui réfère traditionnellement à un « petit village » désigne
aujourd’hui un espace délimité, aménagé, qui comprend une scène, un terrain et des
stands. Les représentations traditionnelles durent plusieurs heures chaque soir durant
toute la période du mois de juin, jusqu’au 30 juin, jour de la Saint Martial. Tout en
suivant une trame commune, chaque groupe de Boi développe une esthétique et une
appréhension propres de la fête, liées à une identité associée au local – les noms des
quartiers d’où sont originaires les groupes apparaissent peints ou brodés sur les
instruments et les costumes, ainsi que dans les chants. Les enjeux identitaires sont
importants, et l’implication émotionnelle des participants y est liée.
La mort du bœuf
67 La mort du bœuf est organisée sous la forme d’une procession, dans les quartiers d’où
sont originaires les groupes. Durant plusieurs heures, l’attention est portée sur la
poursuite du bœuf. Tous les vachers présents doivent tenter de l’attraper avec une
corde, mais le bœuf se défend et résiste. La procession se dirige vers le terreiro ou
devant l’église du quartier, où le bœuf sera finalement capturé. La tension est élevée et
l’émotion à son comble. C’est le symbole de la lutte de l’animal contre son destin, et de
cette lutte émane la beauté de l’événement. Dans certains terreiros, des sacrifices de
bœuf ont réellement lieu.
68 La fête privée du boi-de-encantado peut éclairer les sentiments et les intérêts qui relient
la religion Mina et le bumba-meu-boi. Après le tambor de mina et le tambor de crioula, le
divertissement préféré des encantados est le bumba-meu-boi. Le rituel boi-de-encantado,
ou « bœuf des enchantés », réalisé dans les terreiros, peut être perçu comme le lien
entre le divertissement et le religieux.
Conclusion
69 Ces journées particulières déterminent un cadre annuel qui peut être envisagé comme
un terreau pour l’expression des affects individuels : le caractère « rare », « unique » de
ces fêtes, la rencontre de centaines de participants et leur union dans une pulsation
commune, la dévotion aux saints et les paiements de promesse, le sentiment très fort
d’appartenance communautaire, la perte de soi dans une ivresse générale (il arrive
fréquemment que des entités spirituelles « descendent » et soient incorporées durant
ces rencontres) se mélangent lors de la fête.
70 Le bumba-meu-boi, en tant que manifestation musicale et chorégraphique
communautaire, permet la cohésion de groupe : tous les ans, les groupes se
reconstituent et l’on peut intégrer un groupe de façon active, porter les costumes et
participer aux manifestations du calendrier, mais il faudra suivre les répétitions
organisées ; d’autre part, il est possible de participer au moment même de la
manifestation. Les grandes réunions, en particulier dans le quartier João Paulo,
donnent lieu à des ivresses collectives réunissant plusieurs milliers de personnes et
durant lesquelles certains participants entrent dans un état d’extase, voire de transe
religieuse. En effet, les entités du tambor-de-mina « descendent » parfois durant les
rassemblements. Ce sont aussi des moments de rencontre annuels qui permettent aux
participants de revoir des amis ou des connaissances et d’étendre leurs réseaux.
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71 À travers cette manifestation, les identités afro-descendantes, rurales et amérindiennes
sont affirmées, dans un genre musico-chorégraphique théâtralisé qui développe
l’importance de l’improvisation poétique, du choeur (coral), de la polyrythmie et des
percussions, la construction des toadas ou poésies chantées, la recherche d’une ivresse
collective à travers la danse et la musique, durant de longues heures, du crépuscule à
l’aube.
72 Le contexte du paiement de promesse introduit les participants dans une ritualisation
liée au système de croyances local, où l’expression complète de l’individu, par la danse,
le chant, le rythme, le mouvement, et sa communication avec la communauté, est
nécessaire pour satisfaire le monde immatériel (l’encantaria ou « monde enchanté ») ou
divin. Le mythe de la mort du bœuf, tragique, est une toile de fond qui exacerbe et
canalise les émotions. Selon Sanches, la dévotion à saint Jean et aux enchantés renforce
les liens de solidarité entre les strates populaires. Ainsi, dans cet univers on peut se
divertir (brincar) par dévotion, pour payer une promesse, ou pour la le plaisir d’être
ensemble et de s’amuser (Sanches 2003 : 11).
73 Dans ce contexte, les affects (douleur, tristesse, joie), la catharsis et les tensions
(individuelles, sociales) sont portés par le chant et la danse, dans le cadre de structures
musicales et chorégraphiques fixes. Ils sont orientés de façon à s’exprimer
physiquement dans le lyrisme vocal et chorégraphique et dans l’improvisation
individuelle. Le visuel et l’auditif extrêmement sollicités (magnificence des costumes,
complexité des pas de danse, densité et intensités sonores et visuelles), les individus
entrent au bout de quelques heures dans un état d’extase collectif qui réunit les
passions individuelles dans une passion communautaire. Les objets (masques,
instruments, costumes) se chargent des sens, des représentations, des émotions et des
intentions que leur ont prêtés les participants. Ainsi, les émotions n’existent qu’en
relation avec un contexte complexe dans lequel interagissent ensemble la mémoire, le
vécu, l’imaginaire, le symbolique, l’extraordinaire et le musical. Les anciens disent qu’il
faut transmettre le bumba-meu-boi de génération en génération afin de préserver
l’héritage transmis par leurs aïeux, comme un modèle de partage et de lien social.
BIBLIOGRAPHIE
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Folclore,
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SANCHES Abmalena 2003 « É de fé e devoção o brinquedo da ilha : a religiosidade no bumba-meu-
boi », Boletim 26. São Luis (Brésil) : Comissão Maranhense de Folclore : 8-11.
VIEIRA FILHO Domingos 1955 Os cultos fetichistas no Maranhao. São Luis : Folclore Sempre.
VIEIRA FILHO Domingos 1977 Maranhao, Foclore brasileiro. Rio de Janeiro : FUNARTE.
NOTES
1. Chef spirituel et médecin amérindien.
2. Lebumba-meu-boi da ilhaousotaque de matraca, sotaque de zabumba, sotaque de orquesta, sotaque de
costa de mão(Rosario), sotaque da Baixada (région de l’Intérieur du Maranhão, « abaissée »).
3. Le « tambour des Mina » : le terme Mina désigne au Maranhão les personnes nées en Afrique et
déportées au Brésil du temps de l’esclavage – le port de São Jorge Del Mina était un des
principaux ports de la traite négrière – par opposition à crioulo, « né sur le continent, créole ».
4. Saint Jean, saint Antoine, saint Martial et saint Pierre.
5. Urrar, « meugler », est le signe de la résurrection du bœuf, c’est le cri du retour à la vie.
6. Le rosier et ses fleurs sont associés à la dévotion aux saints.
7. Le mourão est le mât cérémoniel où est attaché le bœuf pour le sacrifice.
8. Tout le vocabulaire du bumba-meu-boi fait référence au bétail mais est utilisé de façon imagée
pour décrire les activités humaines. Ainsi, batalhão représente le groupe, la communauté,
l’ensemble des personnes participant à la fête, de même que malhada.
9. Comme le suggère Sanches (2003 : 10), pour les personnes pratiquant la religion
afrobrésilienne, le bœuf appartient non pas à saint Jean mais au roi Sébastien. On raconte que D.
Sebastião apparaît les nuits de lune du vendredi, sur la plage de Lençois, sous la forme d’un
taureau noir, le cuir recouvert de pierres précieuses, une étoile sur le front et des yeux de braise,
terrifiant les habitants, et que celui qui arrivera à le blesser dans l’étoile située sur son front
verra le taureau se transformer en roi, moment où la ville de São Luis sera engloutie et où le
royaume enchanté, caché sous les plages de Lençois, émergera. Bien souvent le bœuf est appelé
taureau, et de nombreuses toadas font référence à ce mythe.
10. Ces termes vernaculaires sont ceux qui sont utilisés par les musiciens locaux.
11. Les liens puissants entre tambordecrioula et bumba-meu-boi font que l’évocation de cette toada
dans une ronde de danse suscite aussitôt recueillement et dévotion.
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RÉSUMÉS
La manifestation du bumba-meu-boi au Maranhão (Brésil) est la mise en scène musicale,
chorégraphique et théâtrale d’un mythe tragique, qui fait référence à une ancienne pratique:
celle du sacrifice d’un bœuf. Cette manifestation annuelle est organisée en un cycle qui comprend
la naissance du bœuf, le développement du mythe en tableaux musico-chorégraphiques durant
les fêtes de la Saint Jean, et la mort du bœuf. Elle consiste en la représentation symbolique du
cycle de la naissance, de la vie et de la mort. Dans cette fête collective et communautaire, les
émotions individuelles sont canalisées à travers une interaction entre mémoire collective,
religieux, musical, performance et ritualisation du mythe.
AUTEUR
MARIE COUSIN
Diplômée d’un DEA en Ethnomusicologie de l’Université Paris 8 – Saint Denis, est actuellement
doctorante à l’université de Nice – Sophia Antipolis. Effectuant des séjours de recherche au Brésil
depuis 2001, elle s’intéresse depuis 2004 aux fêtes populaires du Maranhão, le tambor-de-crioula, le
bumba-meu-boi, le tambor-de-mina et la fête du Divino Espirito Santo.
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Une passion pour l’IranEntretien avec Stephen Blum
Ameneh Youssefzadeh et Stephen Blum
1 J’ai rencontré Stephen Blum à New York en 1987, alors que je venais de commencer
mon travail de terrain au Khorassan, grande province du nord-est de l’Iran, où je
menais des recherches sur la tradition du barde (bakhshi) de cette région. Stephen Blum
avait lui-même travaillé sur le terrain dans le nord de Khorassan à la fin des années
1960 ; il avait identifié un certain nombre de musiciens de cette zone musicalement fort
riche, et dont le bakhshi est un des plus illustres représentants. De cette première
rencontre je n’ai pas grand souvenir, sinon que j’étais très intimidée.
2 En 1997, Stephen Blum siégeait dans le jury de ma thèse, à Nanterre. Nous sommes
depuis devenus collègues et amis – et je ne me lasse pas d’apprendre et de me former à
ses côtés. J’ai ainsi eu le grand plaisir de faire du terrain avec lui au Khorassan, en
janvier 2006. Il est d’une grande générosité et sa belle humeur fait que c’est toujours un
plaisir et un privilège de se trouver en sa compagnie.
3 Stephen Blum n’est pas seulement musicologue et ethnomusicologue : c’est aussi un
érudit, dotés de connaissances approfondies, notamment dans les domaines de l’art et
de la littérature. De fait, ses écrits prennent toujours en compte tous les aspects de la
culture et de l’expression artistique. Selon Nettl (2002 : 147) : « Steve Blum a une
capacité à absorber et interpréter telle que j’en étais déjà venu à l’admirer ; de fait, son
savoir est toujours plus étendu que quiconque pourrait le présumer ». Il est cependant
extrêmement modeste, comme tous les grands savants !
4 Blum a souhaité que la conversation ait lieu en français. Elle s’est déroulée chez moi, à
New York, en deux séances de deux heures, au mois de décembre 2009.
5 A. Y.
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Fig. 1. Stephen Blum, mai 2010. Photo Y. Z. Kami.
Présentation
6 Stephen Blum est né le 4 mars 1942, à Cleveland, dans l’Ohio, qui est l’un des États les
plus peuplés des USA. Il suit des études à l’Oberlin Collège, dont le conservatoire de
musique est l’un des plus anciens et des plus réputés des États-Unis. En 1964 il reçoit
son diplôme de Bachelor of Music et s’inscrit ensuite à l’Université de l’Illinois, où il
étudie auprès de Bruno Nettl, Alexander Ringer et Charles Hamm. Il y obtient son
doctorat en 1972 (Blum 1972a). Il enseigne de 1969 à 1973 à l’Université Western
Illinois, puis, de 1973 à 1977, à l’université de l’Illinois à Urbana-Champaign, et enfin, de
1977 à 1987, à l’Université de York à Toronto, où il fonde le département de musicologie
de la musique contemporaine (dont l’ethnomusicologie faisait partie). Il est, depuis
1987, professeur de musique au CUNY Graduate Center à New York, où il a été le
premier chargé de doctorants en ethnomusicologie. Stephen Blum est également
« éditeur consultant pour la musique » de l’Encyclopaedia Iranica.
7 Ses recherches et publications couvrent deux principaux champs d’intérêt : d’un côté,
les traditions musicales de l’Iran, et plus particulièrement la musique du Khorassan ; de
l’autre, le champ d’application et les méthodes de l’ethnomusicologie et de la
musicologie.
Du pianiste virtuose à l’ethnomusicologue
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Vous étiez un pianiste virtuose. Quels souvenirs gardez-vous de vos années deconservatoire ?
Une de mes découvertes a été la musique de chambre – qui est une bonne préparation
à la musique persane. À Oberlin, je me suis d’abord intéressé à l’histoire de l’Asie et
de sa littérature ; sa musique ne m’attirait pas spécialement. J’étais surtout intéressé
par la Chine et le Japon, et j’avais d’ailleurs commencé à apprendre le japonais.
Vous vous installez ensuite en Illinois, où vous rencontrez Bruno Nettl. C’est d’ailleurs àl’Université de l’Illinois que vous devenez ethnomusicologue. Vous faites partie d’un premiergroupe autour de Nettl, avec entre autres Daniel Neuman et Jihad Racy – dont chacun estdevenu par la suite une autorité dans son domaine.
Je suis arrivé en Illinois en 1964, en même temps que Bruno Nettl. J’étais dans sa
première classe. Voici quarante-cinq ans que nous sommes amis. Je suis allé en
Illinois avec le désir d’étudier la musicologie. Il n’y avait pas encore
d’ethnomusicologie. Ce n’est qu’en cours de musicologie qu’on parlait
d’ethnomusicologie. Par la suite, en tant qu’enseignant, j’ai toujours enseigné la
musique européenne, que ce soit à Toronto ou en Illinois.
En Illinois, comment étaient vos relations avec vos collègues ?
J’étais proche de Robert Witmer, qui est par la suite devenu mon collègue à la York
University de Toronto. Ensemble, nous y avons établi le programme de musicologie
des cultures contemporaines (Musicology of Contemporary Cultures).
Witmer a aussi travaillé sur les Blackfoot, comme Nettl et vous.
J’étais assistant de Nettl. Je ne suis pas allé avec lui sur le terrain, mais je m’occupais
de l’analyse musicale, des transcriptions, etc. Witmer (1982) travaillait lui aussi sur
les Blackfoot au Canada ; ce fut d’ailleurs le sujet de son mémoire de maitrise.
Comment vous est venu le choix de ce terrain : le Khorassan ? On sait que Nettl avait déjàmené des études de terrain à Téhéran et à Mashhad.
Oui, Nettl était allé en Iran. Il m’en avait ensuite parlé et j’étais très intéressé. En tant
qu’étudiant de l’histoire de la musique européenne, je me suis penché sur la question
des langues, et entre autres sur les discours et les controverses interminables qui se
sont élevés entre l’opéra français et l’opéra italien, puis à la manière dont les
Allemands ont vu tout ça.
C’est donc la question des langues en contact qui vous a amené au Khorassan ?
Comme vous le savez, on trouve différentes ethnies au Khorassan. Je voulais étudier
les relations qui se sont tissées entre les répertoires des trois langues qu’on y parle
(persan, kurde et turc) – comme le français, l’italien et l’allemand dont nous venons
de parler. Dans le même domaine, je me suis en outre attaché aux relations musicales
entre les Noirs (Afro-américains) et les Blancs (Euro-américains) aux États-Unis. Il ne
s’agit pas tant d’une question de langue, cette fois-ci, que de contacts musicaux et
sociaux.
De fait, votre thèse de doctorat, soutenue en 1972, a pour titre Musics in Contact : The
Cultivation of Oral Repertoires in Meshhed. Vous y étudiez la manière dont les Persans, lesKurdes et les Turcs, interagissent et les effets que cela entraîne sur les genres de leurrépertoire. Dans cette lignée vous conduisez régulièrement, depuis plus de 40 ans, desétudes de terrain au Khorassan ; vous avez écrit et continuez à écrire vos réflexions dans
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de nombreux articles. Cela prouverait donc, contrairement à ce que certains croient, qu’unterrain n’est jamais épuisé, qu’on trouve toujours quelque chose d’intéressant à en dire ?
On peut toujours trouver de nouvelles choses. Ma connaissance des langues n’est
cependant pas suffisante. D’une année à l’autre, je comprends mieux certains aspects
de la question. Les poèmes, par exemple, ne sont pas si simples. On peut en outre lire
toujours plus de littérature persane. Ce que j’ai appris grâce à vous – votre réflexion
sur la relation entre la poésie des bakhshi et la littérature persane – m’est quelque
chose de très utile et d’un grand intérêt (Youssefzadeh 2002). J’arrive à lire des
poèmes de Hafez (XIV e siècle) – et c’est ce même vocabulaire que l’on retrouve dans
les poèmes en turc et en kurde au Khorassan. C’est une culture très cohérente.
J’aimerais que les Iraniens en comprennent mieux la richesse, et celle de leurs
traditions.
Fig. 2. Avec Gilbert Rouget, réveillon de la Saint Sylvestre chez Schéhérazade Hassan.
Paris, 31 décembre 2008. Photo Ameneh Youssefzadeh.
Votre intérêt pour l’Iran a-t-il été également précisé par votre rencontre et votre expérienceavec Borumand 1, venu en 1967 conduire un séminaire d’un mois en Illinois ? J’imagine quece fut une expérience exceptionnelle que de passer ainsi du temps en compagnie d’unmaître de la musique iranienne – d’autant que vous avez travaillé avec lui et enregistré sonrépertoire.
Ce qui a été fascinant, c’est tout ce que Borumand m’a appris sur la littérature
persane et sa relation avec la musique. À l’université de Téhéran, il se préparait à
diriger des études musicales ; mais à l’époque, il était toujours professeur d’allemand.
La littérature allemande était pour lui enfantine ; il ne s’intéressait qu’à Nietzsche. À
ses yeux, Goethe était enfantin ! Je n’ai pas eu l’impression qu’il était très heureux. Il
m’a un jour expliqué que le dastgâh Homâyun 2 était pareil à un vieillard qui veut
confier toute sa tristesse à un jeune homme.
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Qu’a-t-il pensé de votre choix de terrain ?
Ce choix n’était pas encore arrêté. Borumand est arrivé au printemps, et j’ai pris ma
décision en été. Ce même été 1967, j’ai suivi des cours de persan.
Comment se sont déroulées vos premières enquêtes de terrain au Khorassan ?
C’est à l’été 1968 que je me suis rendu pour la première fois au Khorassan. La région
avait été frappée par un tremblement de terre. Je suis arrivé une semaine après le
séisme. Mashhad était à l’époque une très belle ville ornée de nombreux arbres. Je me
suis arrêté dans plusieurs « maisons de thé », où il était facile de bavarder avec les
gens – des hommes bien entendu. Heureusement, les Iraniens aimant beaucoup
parler ; rien n’est plus aisé que de s’entretenir avec eux. J’y ai aussi rencontré des
naqqâl 3 et des luthiers, avec lesquels j’ai pris rendez-vous pour de plus longs
entretiens. À l’un, je disais que je menais des études de folklore ; à l’autre, des études
de religion ; à un troisième, des études de langue. La Savak, la police politique secrète
de l’époque, m’a donc interrogé parce qu’elle considérait que j’étais évidemment un
espion – vu que je ne disais jamais la même chose à mes interlocuteurs. Mais cette
stratégie était nécessaire car la plupart de ceux que je rencontrais ne voulaient pas
parler de musique.
En fait, comme vous travailliez sur les différentes ethnies de la région (entre autres lesTurcs et les Kurdes), les policiers avaient sans doute peur que vous n’exaltiez lesrevendications identitaires, voire autonomistes, des minorités ! Aviez-vous des contactsavec des musiciens à Téhéran ?
Oui, mais guère. Je me suis rendu dans une école privée, où les garçons apprenaient la
cantillation du Coran. Des prêcheurs y dispensaient aussi leur enseignement. Le tout
était fort intéressant.
Champs d’intérêt
Bien que votre intérêt se porte surtout sur les langues en contact, vous étudiez souventaussi dans vos publications la poésie chantée – les relations entre musique, poésie etprosodie. Que ce soit dans vos études de cas, comme la mélodie-type Navâ’i dans lamusique des bardes du Khorassan (Blum 2006), ou dans votre étude sur « L’articulationdes rythmes de Kafka selon Kurtág » (Blum 2002b ; 2009), on décèle clairement votrepassion pour la relation entre les mots et la musique, la poésie et la musique.
Est-ce elle qui vous a conduit en Iran, puisque vous-même écrivez : « Dans aucune traditionchantée du monde, la poésie n’a été plus appréciée qu’en Iran » (2010c) ?
Il existe en effet des relations très étroites entre vers et mélodie dans ce pays. Fârâbi
(Xe siècle) dit d’ailleurs qu’une mélodie sans vers n’est pas complète. On y cherche
par exemple toujours à chanter les poèmes les meilleurs : les ghazal de Hafez
(XIVe siècle), le Shâh-nâme, etc. Malheureusement, on ne chante pas en Iran le Khamse
de Nézami (XIIIe siècle). En Asie Centrale, en outre, on chante les vers de ses Saqi-
name.
Vous dites que Borumand vous a un jour affirmé qu’un poème sans musique était telle unemariée sans bijou ; vous avez plus tard découvert que cette citation faisait référence aufameux couplet d’Amir Khosrow (XIIIe siècle), qui énonce :
« Vois ! La poésie pour la mariée ; mélodie pour sa parure !Si belle soit la mariée, imparfaite elle est sans parure ! »4
Pourtant, la relation entre rythme parlé ou chanté, et rythme de la musique, est trèscomplexe. On ne compte d’ailleurs que peu d’études approfondies sur le sujet. Dans les
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travaux des chercheurs qui étudient les traditions musicales en Iran, par exemple, on n’enparle pas beaucoup.
Vous oubliez le travail de Sassan Fatemi (1998) sur la rythmique enfantine, que j’aime
beaucoup. Il s’inspire des travaux de Brăiloiu – dont j’apprécie aussi les études sur la
rythmique roumaine et les rythmes aksak.
On trouve au Khorassan plusieurs systèmes rythmiques. J’aimerais voir quelqu’un
s’intéresser aux systèmes rythmiques des langues iraniennes, comme Jakobson (1952 :
21-66) l’a fait pour les langues slaves.
Un autre des thèmes qui vous passionnent, est l’improvisation, dont vous traiteznotamment dans deux articles « Recognizing Improvisation » (Blum 1998) et« Representations of Music Making » (Blum 2009a).
On ne peut pas parler d’improvisation sans parler en même temps de composition –
de la façon dont on procède, dont les musiciens agissent envers les compositions et
les répertoires qu’ils ont appris de leurs maîtres – répertoires aussi bien de modèles,
que de formules, de pièces, etc. Les travaux de Rouget (2006) sur le Bénin sont
particulièrement éclairants sur ce point.
Il existe en Iran de nombreuses raisons d’improviser. Par exemple, autrefois, le
musicien devait obligatoirement chanter des louanges des hommes importants, des
dirigeants, des potentats, des princes, etc. En même temps, est-ce vraiment de
l’improvisation ?
Fig. 3. Avec le barde Rowshan Golafruz. Shirvân (Khorassan), janvier 2006.
Photo Ameneh Youssefzadeh.
En effet, la question se pose ; vous en parlez d’ailleurs dans votre article « RecognizingImprovisation », où vous montrez que l’improvisation est l’une des réponses possibles à
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une situation musicale donnée. Par ailleurs, dans la musique du Khorassan, quand on parlede composition, il s’agit souvent de la composition de vers nouveaux.
Au Khorassan, le musicien dispose de schémas rythmiques sur lesquels improviser –
ainsi, les formules de louange des khans ou, aussi, des brigands. Le barde Mokhtar,
par exemple, était attaché à Seyyed Rashid, auquel il chantait des louanges, comme il
l’a fait d’ailleurs à Khânlâr Khân de Bojnurd – l’un brigand, l’autre aristocrate kurde.
Cependant, seuls les musiciens et leur auditoire sauront juger de la « fraîcheur » des
improvisations et apprécier les changements qui y sont significatifs.
On sait en outre l’importance historique et culturelle en Iran de l’intimité entre
hommes, dans des réunions (je n’ai, évidemment, pas d’expérience de semblable
intimité chez les femmes). Les hommes parlent toujours d’amitié, d’affection
(mohabbat). Une telle proximité, me semble-t-il, requiert partout l’improvisation. Il
n’y a à ce sujet guère de différence entre l’Iran, la Turquie ou l’Europe du sud-est.
Passant de l’improvisation à la tradition, pensez-vous qu’en Iran la notation et lesenregistrements du répertoire (le radif 5) aient entraîné une « rigidité », comme l’avanceDuring (2009 : 124-129), laquelle provoquerait une crise, puisque les jeunes musiciens sesentent contraints de répéter tel quel ce qui est figé ?
Oui, c’est ce que disent beaucoup de jeunes Iraniens : la tradition est désormais gelée
(yakh zade). Mais, il me semble que cela ne se vérifie pas toujours. Ainsi, certains qui
connaissent le radif veulent cependant faire autre chose. C’est le cas de Payâm
Jahânmâni et de son maître, Hossein Alizadeh. J’ai effectivement à peu près la même
expérience que During à ce sujet, mais je ne suis pas certain pour autant que la
situation soit vraiment « gelée ».
Je crains cependant qu’aujourd’hui les étudiants ne passent pas autant de temps
qu’auparavant aux pieds de leur maître. C’est une éventualité, dont je ne connais pas
la réalité exacte. Il y a assurément un danger à disposer de toutes ces publications qui
ont été faites sur le radif.
C’est dans les ensembles, qui se sont constitués après la Révolution – par exemple
l’ensemble Dâstân – que l’on observe le plus clairement ce phénomène de « gel ».
Ainsi, l’enregistrement sur CD de cet ensemble, qui se produit avec Parisa, était
identique à ce qu’on avait entendu en concert 6.
Au terme de quarante années, comment voyez-vous la vie musicale du Khorassan ? Y avez-vous observé des changements essentiels ?
J’en vois trois, tout à fait fondamentaux : l’instauration et la prolifération des
festivals ; la fermeture des maisons de thé ; la suppression de la musique des motreb 7
et la disparition des luti 8. Cependant, j’éprouve un grand plaisir à voir, après
quarante ans, qu’un certain nombre de jeunes gens s’intéressent aujourd’hui à la
musique régionale, grâce aux festivals, à la diffusion des cassettes, etc. Je suis
heureux de constater que certains changements sont pour le mieux : ce n’est, hélas,
pas toujours le cas !
La musique de l’Azerbaïdjan vous intéresse également, notamment celle que pratiquent lesâsheq, dont le répertoire et la langue sont proches d’une partie du répertoire des bakhshi duKhorassan. Si vous n’êtes pas encore allé en Azerbaïdjan iranien, vous vous êtes renduplusieurs fois à Bakou. Comment s’y déroulent l’enseignement et la recherche, par rapport àl’Iran ? La longue domination soviétique doit avoir laissé des traces importantes.
Je me suis rendu deux fois à Bakou. Trois institutions y délivrent des diplômes dans le
domaine de la musique des âsheq, et il y a, à l’Académie des Sciences, plusieurs
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spécialistes de la poésie des âsheq. On ne trouve rien de semblable en Iran. J’apprécie
beaucoup la musique de l’Azerbaïdjan. Des relations étroites lient la musique des
muqâm à la musique des âsheq, en particulier à Shirvan. Il faudrait étudier ce genre de
relations en Iran.
Au mois de novembre 2009, à la conférence de la SEM au Mexique dans le cadre ducinquantième anniversaire de la Society for Asian Music, vous avez été le principalconférencier d’une table ronde organisée sur le thème « On Hybridity and Postcoloniality »(De l’hybridation et du post-colonialisme). S’agit-il donc toujours d’un sujet qui demande undiscours et une analyse ? On parlait déjà en Iran, dans les années 1960, de l’hybridation dela musique classique iranienne (Zonis 1973 ; Banâni 1971 : 321-340.). « L’hybridation et lavulgarisation de la tradition » venaient de l’Occident – un phénomène appelé gharbzadegi 9
en Iran, que vous avez d’ailleurs abordé dans votre présentation à Mexico. Pouvez-vousnous en parler davantage ?
Quand je suis allé en Iran en 1968, j’ai découvert que beaucoup de mes amis lisaient
Gharbzadegi d’Al-e Ahmad (1962 ; 1988), une diatribe féroce contre tout ce qui
provient de l’Occident. J’ai voulu comprendre les difficultés des Iraniens face à
l’Ouest. Dans ce domaine aussi, toutefois, les quarante années qui viennent de
s’écouler ont donné lieu à de nombreux et très importants changements. Les écrits de
votre ami Daryush Shayegan sont ainsi un grand progrès par rapport à ceux d’Al-e
Ahmad. Dans son livre Le Regard mutilé (1989), Shayegan se montrait réticent face à
l’hybridation. Il y voyait un grand danger. Je pense que son attitude a graduellement
changé. En effet, dans son livre La Lumière vient de l’Occident (2001), on le voit
beaucoup plus à l’aise face à ce phénomène. Ce livre est plus optimiste que le
précédent.
Le danger pour les Iraniens est, à mes yeux, qu’ils s’essaient trop rapidement à des
tentatives d’hybridation et qu’ils ne prennent pas le temps d’y réfléchir posément.
Les compositions de Nader Mashayekhi10 m’intéressent beaucoup à ce sujet : il y fait
appel à la musique classique persane d’un côté, et à la musique électronique de
l’autre, un peu comme John Cage. Il organise un rencontre de deux mondes. En
revanche, je suis désolé d’entendre des vers de Ferdowsi chantés par Shahram Nazeri
sur un schéma composé par son fils, Hafez – parce que j’ai entendu ces mêmes vers
chantés par des naqqâl !
Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010
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Fig. 4. Avec Ozan Aksoy et Ornette Coleman. New York, Juin 2008.
Photo avec l’aimable autorisation d’Alessandra Ciucci.
Revenons au post-colonialisme, qui fut l’un des autres thèmes abordés lors de laconférence à la Society for Asian Music. Vous avez toujours exprimé vos vues sur lapolitique et vous vous êtes montré, par exemple, très critique envers la politique des États-Unis, que ce soit à propos de sa guerre en Irak ou de son invasion de l’Afghanistan.
Dans les années soixante, on parlait plutôt de néo-impérialisme. Des amis iraniens
comme Shekrollâh Pâknejâd11 m’ont beaucoup appris sur les conséquences de la
politique étrangère de mon pays. Au printemps 1972, j’ai terminé ma thèse et, ce
même été, je suis revenu en Iran. On y trouvait beaucoup d’Américains ; en 1968, il y
en avait 5000 ; en 1972, ce chiffre atteignait 50’000. Nixon avait vendu beaucoup
d’armes à l’Iran. Il fallait donc beaucoup d’Américains pour en apprendre l’usage aux
Iraniens ! Je n’étais pas à l’aise. J’avais même décidé de ne pas revenir dans ce pays,
où j’avais d’abord compté me rendre chaque été pour me perfectionner en persan. Or,
déjà, on pouvait comprendre que le régime impérial n’allait pas tenir. Ce n’est
qu’après vingt-trois ans que je suis revenu sur les lieux, en 1995.
Ethnomusicologie européenne / ethnomusicologieaméricaine
Toujours dans l’optique du post-colonialisme que nous avons évoquée tout à l’heure, il mesemble que la recherche française s’intéresse très peu à la musique des diasporas sur sonsol. Citons par exemple les styles de musique des cultures africaines de l’ancien empire :les Gabonais, les Ivoiriens, les Burkinabés, les Algériens ?
Pour nous aux États-Unis, ce genre d’études est indispensable, presque naturel, parce
que nous sommes une population mixte. Ici, aux États-Unis, les ethnomusicologues
doivent par exemple étudier les relations musicales entre les Blancs et les Noirs.
Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010
219
Êtes-vous de l’avis de Nettl, selon lequel il faudrait voir « s’il doit y avoir uneethnomusicologie standard au plan mondial, ou s’il y a différentes ethnomusicologies depar le monde » (in Defrance 2001 : 255) ?
Je pense qu’il faut adapter l’ethnomusicologie aux besoins de chaque pays, lesquels
changent en outre d’une décennie à l’autre. L’histoire de l’ethnomusicologie même
nous le montre. En Italie par exemple, il en va autrement qu’en France. En Italie, il
faudrait étudier la musique du sud ; en France, les musiques des anciennes colonies ;
au Brésil toutes les musiques populaires.
Il n’y a donc pas d’ethnomusicologie « standard » ?
Non ! Je n’aime pas ces efforts qui visent à standardiser l’ethnomusicologie. Cela dit,
je ne pense pas qu’il soit nécessaire d’avoir d’un côté la musicologie, de l’autre
l’ethnomusicologie – je préférerais un seul domaine unifié : la musicologie. Mais je
comprends que les chercheurs de chaque domaine aient besoin d’une formation
différente. C’est une chose que de travailler sur des manuscrits, sur des partitions,
des notations – et tout autre chose que de travailler sur le terrain. Le vrai problème,
c’est qu’il faut identifier les sources pertinentes, où que l’on se trouve. Le Khorassan
présente à ce sujet un certain intérêt, parce que les poèmes existent, le plus souvent,
sous forme écrite. En revanche, le rythme et la mélodie ne sont pas notés. Ils résident
dans la mémoire des musiciens. Dans nos recherches sur les dâstân (récit), nous
faisons usage des sources écrites par les bardes eux-mêmes, aussi bien que des
sources enregistrées.
Il existe aussi une ethnomusicologie dite historique.
C’est un terme utilisé par quelques ethnomusicologues qui travaillent sur des sources
écrites, par exemple Richard Widdess (1995) qui a étudié toutes les notations
musicales de l’Inde ancienne. J’ai toujours pensé que l’histoire fait partie intégrante
de l’ethnomusicologie. Ainsi, si je suis allé au Khorassan, c’est aussi parce que j’avais
lu Fârâbi (mort en 951) – son œuvre est de la grande littérature. De fait, dans un livre
du XIIe siècle, le Résale ‘elm-e musiqi de Neyshaburi (mort en 1184), on trouve la même
histoire des frettes du dotâr que j’ai réentendue dans la bouche de Mokhtar.
C’est donc que certains des éléments encore en usage aujourd’hui remontent à une trèshaute antiquité ?
Oui, mais pas toujours aussi haute que les musiciens veulent bien le croire. L‘histoire
moderne – celle des cinq derniers siècles – a toujours intéresse les
ethnomusicologues. Les meilleurs travaux, à mon avis, de l’ethnomusicologie
américaine de la dernière décennie, sont très historiques : les études de Thomas
Turino (2000), Donna Buchanan (2006), Jane Sugarman (1998), Peter Manuel (2000) et
David Coplan (2008). Dans Ethnomusicology and Modern Music History (Blum : 1991a), j’ai
voulu montrer que les enquêtes d’histoire doivent être au cœur de
l’ethnomusicologie.
Voyez-vous des différences fondamentales d’enseignement entre un étudiant iranientravaillant sur la musique de son pays, et un chercheur occidental s’attachant à cettemême musique – pour reprendre des termes anglais, entre les « insiders » et les« outsiders » ?
Oui. Il y en a de très grandes. Pour les étudiants étrangers, le persan est une langue
difficile à apprendre, sans parler de la maîtrise du corpus littéraire. En revanche, les
étudiants iraniens ont immédiatement accès à toute leur littérature. Par ailleurs,
pour travailler véritablement sur le terrain, il faut à mon sens connaître la langue de
Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010
220
ceux qui y vivent, ce qui n’est pas souvent le cas en Iran. Car je suis aussi convaincu
qu’il faut connaître la langue pour entendre la musique. Les mots en font partie – au-
delà de leurs sonorités et de leur valeur rythmique. Il est donc impératif de connaître
les langues. Évidemment, il faut aussi, pour étudier les traités, maîtriser parfaitement
l’arabe – langue qui n’est ces jours-ci guère en faveur auprès des étudiants iraniens,
puisqu’ils sont obligés de s’y former, pour des raisons religieuses, dès leur plus jeune
âge.
Il faudrait une « musicologie générale », d’après le terme de Nattiez (1987), qui
englobe aussi bien les traités et la littérature, que les sources humaines, etc. Ce
travail de coordination est partout nécessaire, pas seulement en Iran. Les Iraniens
peuvent comparer la terminologie de l’ethnomusicologie occidentale avec celles de
leurs pratiques régionales et des traités arabes et persans sur la musique et la
poétique.
Quelle ethnomusicologie vous semblerait-elle la plus appropriée pour l’étude des traditionsmusicales en Iran ?
Il est bien possible que l’ethnomusicologie française et, disons, l’ethnomusicologie
hongroise soit plus appropriée que l’ethnomusicologie américaine, qui néglige
l’analyse musicale. Je suis heureux de voir que Sassan Fatemi, élève de Jean During,
dispense des cours à l’université de Téhéran. En Iran, comme ailleurs au Moyen-
Orient, il est indispensable d’étudier les circonstances mêmes de la transmission,
comme l’a fait Schéhérazade Hassan pour l’Irak (Qassim Hassan 2002 : 311-16).
Vous avez écrit de longues études sur l’analyse musicale. C’est un domaine auquel, jusquelà, on s’intéressait peu aux États-Unis. Ne semblerait-il pas que les choses soient en trainde changer ?
Assurément. Au mois de février (2010) doit ainsi se tenir un colloque à Amherst sur
les « Analyses de la world music » avec la participation de Simha Arom. Cette
manifestation va ensuite avoir lieu tous les deux ans. Il existe en outre un projet de
revue, par le biais du Web, de l’équipe éditoriale dont je fais partie. On y trouve des
ethnomusicologues nord-américains comme Michael Tenzer (2006), qui entretient
des rapports avec des chercheurs français. Beaucoup d’ethnomusicologues n’ont, cela
dit, pas de formation musicale, car ils viennent plutôt de l’anthropologie et de la
sociologie. Il en va très différemment dans mon université : la plupart de nos
étudiants sont des musiciens professionnels, qui se produisent par ailleurs beaucoup
dans divers contextes. Nous avons aussi des étudiants sans formation musicale. Mais,
au fond, c’est aussi la condition de la musicologie : beaucoup de chercheurs
américains en musicologie ne peuvent ni chanter, ni jouer. Cette carence se constate
malheureusement dans leurs travaux.
Les œuvres de penseurs français, tels que Bourdieu, Foucault et Lévi-Strauss, revêtent unegrande importance aux États-Unis.
Oui. Rouget se moque d’ailleurs parfois des Américains et de leur passion pour
Foucault ! Quant à Lévi-Strauss, il a été l’une des figures marquantes de ma jeunesse,
et il le reste aujourd’hui encore. Maintenant, alors même que j’écris un texte
consacré à la théorie musicale, pour une série de livres que publiera l’Oxford
University Press et qui s’attachent aux diverses branches de l’ethnomusicologie, ma
réflexion s’appuie encore sur son œuvre et sur sa pensée.
Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010
221
Que pensez-vous de l’engouement extraordinaire dont la « pop music » fait l’objet aux États-Unis, y compris dans le champ académique ?
Il est sûr qu’ici, aux USA, il est presque impossible d’échapper à la pop music. Elle
forme une grande partie du monde de mes étudiants, et c’est tout naturel qu’ils
veuillent en faire un objet de recherches. Quant à moi, j’aime beaucoup la musique
populaire africaine, mais je n’en fais pas un objet de recherches.
Vous sentez-vous désormais prêt à écrire enfin le livre sur la poésie chantée au Khorassanauquel vous pensez depuis longtemps ?
Tout à fait. Je vais l’écrire très prochainement. Dans la foulée, j’espère que nous
pourrons ensemble dresser une édition critique des dâstân (récits) dans le répertoire
des bardes du Khorassan12.
N’avez-vous jamais essayé d’apprendre à jouer d’un instrument iranien, ou d’apprendre lechant ?
Je ne pouvais imaginer le faire de manière compétente – et c’est là peut-être une très
grande faute.
Vous le regrettez ?
Étant très actif en tant que pianiste, je n’ai pas voulu me risquer à jouer aussi de la
musique iranienne : je trouve offensant, si l’on joue une musique autre que celle de sa
culture immédiate, de la jouer de manière maladroite. Je regrette certes un peu de ne
pas l’avoir pratiquée directement, mais je ne vois pas comment j’aurais pu agir
autrement.
L’enseignement est une tâche accaparante, particulièrement aux États-Unis. Comment, entant que pédagogue attentionné et très proche de vos étudiants, voyez-vous l’avenir del’ethnomusicologie ?
J’espère que nous pourrons démontrer à nos collègues les avantages d’une
musicologie générale, à même d’étudier toutes les pratiques musicales ainsi que les
processus d’échange qui s’instaurent entre elles.
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NOTES
1. Nur ‘Ali Borumand (1905-1976/7) fut un maître de la musique classique iranienne et un
enseignant influent (sur Borumand voir Nettl 1974 : 167-71).
2. Le dastgâh Homâyun, est un des douze principaux systèmes de la musique classique iranienne.
3. Naqqâl : récitant de l’épopée Shâh-nâme ou Livre des rois, immense poème de Ferdowsi (XIe
siècle) comptant quelque cinquante mille distiques.
4. Nazm râ hâsel ‘arusi dân o naghme zivarash / Nist bi ‘eyb ar ‘arus-e khub bi zivar bovad.
5. Le radif est l’ensemble du répertoire canonique des types mélodiques et des modes de la
musique classique iranienne, organisé selon le style personnel d’un grand maître.
6. Concert de la chanteuse Parisa, le 9 septembre 2006 au Symphony Space, New York.
7. Le motreb est un joueur de musique urbaine de divertissement.
8. Type de musicien aujourd’hui disparu, le luti était un saltimbanque et un montreur de singes,
qui s’accompagnait au tambour dâyere.
9. Traduit en français par « L’occidentalite », voir d’Al-e Ahmad 1988.
10. Compositeur iranien né en 1958.
11. Shekrollâh Pâknejâd était un opposant révolutionnaire au régime du Shah. Emprisonné en
1969 (voir « Dernière plaidoirie de Paknejad » in Azadeh 1971 : 2058-66), il a été libéré à la
révolution de 1979. Il fut l’un des fondateurs du Front démocratique et national de l’Iran. En
juillet 1981, il fut arrêté par la police de la République islamique, puis exécuté au mois de
décembre de la même année.
12. Il s’agit d’un projet commun de publication d’une édition critique des dâstân (récits) figurant
dans le répertoire des bardes du Khorassan. Cette entreprise est parrainée par la « Iran Heritage
Foundation ».
AUTEURS
AMENEH YOUSSEFZADEH
Docteur en ethnomusicologie et chercheuse associée au CNRS, unité mixte 7528, « Mondes
iranien et indien». Ses recherches portent sur la musique des bardes du Khorassan, sur la
situation de la musique en Iran après la révolution de 1979, ainsi que sur les relations et la
situation des femmes et de la musique en Iran. Elle est l’auteur de plusieurs articles et CD, ainsi
que d’un livre, Les bardes du Khorassan iranien: le bakhshi et son répertoire. Elle est, depuis 2009,
chercheuse invitée à la Columbia University de New York, USA.
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Les routes d’Acıpayam. Inmemoriam Talip Özkan (1939-2010)Jérôme Cler
1 143 avenue Parmentier, Paris 10e, 6e étage : pendant de nombreuses années, pour
beaucoup d’entre nous, cette adresse fut un « point sublime », un lieu où le temps
s’arrêtait, où Paris, ses embarras, sa fatigue, s’effaçaient. Un indice étonnant, rare,
pouvait annoncer aux initiés ce qui avait lieu en ce 6e étage : en effet, cette extrémité de
l’avenue Parmentier est bordée de mûriers, comme si la route de la soie s’était
prolongée jusque là, ou comme si ce trottoir parisien avait voulu évoquer le parc
d’Acıpayam à l’artiste exilé qui y habitait, entouré de saz de mûrier…
2 J’ai connu Talip en 1988 par hasard – de ce hasard qui nous fait dire qu’il n’y en a pas…
À cette époque je pratiquais tant bien que mal la guitare flamenca, pour avoir vécu
deux ans en Espagne, et j’écoutais beaucoup de luths de différentes traditions, entre
autres le tar iranien joué par Dariush Tala’i, le ‘ud irakien de Munir Bachir, et le saz
anatolien : à ce dernier, l’amateur français de musique traditionnelle avait alors accès
par trois sources principales : Aşık Feyzullah Tchinar, qui représentait les traditions
ésotériques et le monde des Alevis, et dont le disque avait été publié chez Ocora Radio
France par les soins de Jean During et Irène Mélikoff ; il y avait également le double
album d’Alain Gheerbrant, réunissant des enregistrements qu’il avait réalisés dans les
années 1950, y compris un disque entier consacré à Aşık Veysel ; enfin, toujours chez
Ocora Radio-France, brillait le fulgurant disque L’Art vivant de Talip Özkan, où Talip
dévoilait la quintessence de son art du saz. Je me souviens qu’à première écoute, je
l’avais trouvé « trop virtuose », ne sachant pas encore que c’était bien le saz par
excellence qui sonnait sous ses mains.
3 En entrant à la fin de l’hiver 1988 dans un restaurant turc où m’avait invité un ami, je
fus stupéfait de reconnaître à une table le visage de Talip Özkan, que j’avais vu sur la
pochette de son disque… Je ne savais même pas qu’il vivait en
Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010
228
Fig. 1. Talip Özkan chez lui, au saz. Photo Jérôme Cler, 1991.
France. J’allai vers lui en demandant « vous êtes Talip Özkan ? » – » Oui », je lui fis mes
compliments, lui demandai s’il donnait des cours – ne pensant pas à moi, mais à un de
mes amis qui possédait un grand saz et désirait apprendre à en jouer. Talip me
répondit : « Mais c’est vous qui allez apprendre : il ne faut pas réfléchir, il faut
attaquer ». Ainsi commença notre histoire commune. Deux jours plus tard, je montai
pour la première fois les six étages : j’avais un petit saz, un cura baglama, que j’avais
trouvé un jour en Espagne, également « par hasard », et sur lequel Talip me fit jouer dès
le premier cours le mode hüseyini et un air à 5 temps… Bien vite, il m’embarqua dans
l’univers des rythmes aksak, surtout 5/8 et 7/8 au début, puis le vaste monde des « 9 ».
4 Deux fois par semaine, entre 1988 et 1992, je montais les six étages. Une fois arrivé, il
fallait tourner à droite pour emprunter le couloir, au fond duquel se trouvait la porte
de Talip. Souvent, avant de frapper, j’écoutais les sons – saz, tanbur, ‘ud – qui me
parvenaient de la leçon en cours, et que je n’osais interrompre. Puis je frappais, et
quelques secondes plus tard, Talip ou un de ses élèves venait ouvrir la porte. Une fois le
seuil franchi, il fallait abandonner toute autre urgence, savoir goûter le moment
présent, écouter. Talip assis par terre en tailleur, au milieu des saz et des coussins
étalés tout autour de la pièce ; unique mobilier, une table basse, avec les outils
indispensables : les feuilles de partition vierges, et le cendrier, très sollicité… Le cours
mêlait les deux aspects de toute transmission musicale : la relation de maître à disciple
et l’imprégnation. Talip instaurait une relation directe et singulière avec son élève,
qu’il écoutait, corrigeait, et à qui il constituait un répertoire : la « leçon » proprement
dite consistait d’abord à contrôler les progrès, à partir d’une chanson donnée la fois
précédente, à travailler certains détails techniques, à jouer éventuellement avec Talip,
et se concluait par l’écriture d’une nouvelle pièce pour le cours suivant : pour chacun,
surtout les premiers mois, Talip écrivait une transcription, sous forme d’un « squelette
mélodique » plus ou moins détaillé selon le niveau de l’élève – chacun de ses élèves a
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donc chez soi des classeurs remplis des pages écrites par le maître, de leçon en leçon. La
précision de son écriture, et son élégance sont impressionnantes… Tout le travail
consistait ensuite à donner chair au « squelette », c’est-à-dire à « imiter les
vocalisations des paysans ». Une de ses constantes recommandations était d’écouter le
plus possible de chants, pour s’imprégner de l’ornementation vocale et l’imiter sur le
saz. Et quand il s’agissait de jouer un zeybek, il demandait de prendre pour modèle la
clarinette ou le zurna, pour en adapter au saz les ornements et le phrasé.
5 Quand l’élève rejoignait le groupe des « avancés », le travail se faisait sur partitions de
la T.R.T. (Radio-Télévision Turque) ou, mieux encore, Talip jouait et l’élève devait
transcrire lui-même…
6 Mais, en plus de la relation personnelle maître-disciple, il était également très
important que l’élève – surtout s’il n’était pas originaire de Turquie – reste longtemps,
écoute les autres, apprenne à préparer le café ou le thé, de sorte que, peu à peu, il
s’imprégnait de la musique, autant que de la langue et d’un certain art de vivre, certes
peu « parisien »… C’est ainsi que certaines leçons s’étendaient sur toute l’après-midi. Je
me souviens combien il était difficile de se lever pour se décider à partir, tellement le
monde à l’entour s’estompait… Aussi, pour tout musicien français habitué au cours
standard, payé à la demi-heure – souvent très cher –, la « méthode » de Talip inaugurait
une forte rupture, un vrai « déconditionnement ». Rester des après-midi entières,
c’était aussi écouter les autres et s’initier à la sociologie de la communauté turque
parisienne. Je me souviens d’une époque où des jeunes Assyro-Chaldéens de Sarcelles
venaient apprendre, et surtout demandaient à Talip de leur transcrire les chansons
qu’ils aimaient, à partir de cassettes qu’il lui apportaient.
7 Générosité, désintéressement : en 1989, Talip demandait 500 F par mois ( = environ
80 €), à raison de deux leçons par semaine, c’était évidemment très peu pour les
nombreuses heures qu’il était possible de passer là, sous ce toit de Paris… Et l’on
s’entendait souvent dire : « tu passes quand tu veux ». Il pouvait aussi proposer qu’on
vienne le soir, vers 21h, une fois la journée achevée. L’heure des élus… dîner, rakı, re-
rakı, vin, et Talip prenait le tanbûr, au cœur de la nuit, pour s’aventurer dans les
makam : « le son du tanbûr doit être comme une goutte qui tombe »…
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Fig. 2. Talip Özkan chez lui, au tanbûr. Photo Jérôme Cler, 1991.
8 L’« imprégnation », c’était aussi de longues conversations, où Talip avançait ses
théories sur la musique, sur les rythmes, qu’il voulait articuler au monde des nomades
de la steppe, des tribus oğuz. Il nous proposait des pistes de recherches : comme étudier
les musiques des Gök Oğuz, Gagaouz, de Moldavie, rechercher le vieux fond « turcic »
des musiques turques – un peu comme Bartók cherchait un substrat musical commun
aux Turcs et aux Magyars…Talip racontait aussi ses expériences du monde paysan
anatolien, innombrables anecdotes, ses collectes sur le terrain, répétant que, devant le
jeu du saz de certains paysans, il se sentait intimidé : l’hommage qu’il rendait à l’art des
paysans, à leur science musicale, était un leitmotiv de son enseignement. Et il prenait
bien souvent le parti des paysans contre les fonctionnaires de la musique qui avaient
transcrit leurs répertoires pour la T.R.T.
9 Talip, né en 1939 dans la petite ville d’Acıpayam, au sud-ouest de la Turquie (province
de Denizli), se révèla très vite un musicien exceptionnel, il fit carrière dans le milieu de
la musique « officielle » turque, c’est-à-dire à la Radio, T.R.T., dont il dirigea pendant
une quinzaine d’années les programmes de collectes dans toutes les régions du pays. Il
acquit ainsi une connaissance encyclopédique des chansons et danses de toute la
Turquie, qu’il avait mémorisées au cours de ses recherches. À la radio même, il donna
leurs lettres de noblesse à des instruments qui avaient jusqu’alors été négligés, comme
le sipsi (petite clarinette de roseau très jouée dans la région d’origine de Talip).
10 Mais il décida de quitter son pays pour s’installer à Paris en 1976, à la fois pour donner
à sa carrière une dimension internationale et pour poursuivre des études de Doctorat.
Pendant ses dix premières années en France, il donna beaucoup de concerts dans toute
l’Europe, et commenca à enseigner son art, sous forme de cours particulier, attirant
autant des élèves français, que les enfants de l’émigration. Au fil du temps, ce fut cette
activité d’enseignement qui prédomina dans sa carrière.
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11 Singularité du destin de cet homme qui, un jour, me dit qu’il était le « Ravi Shankar du
saz », signifiant par là qu’il donnerait à son instrument la même renommée que ce
dernier avait donnée au sitar. Hélas, ce n’était pas vraiment le cas : Talip n’a jamais su
« vendre » son art, par une sorte de maladresse, qui tenait à une étrange alliance
d’orgueil et de profonde timidité. Sa période glorieuse a surtout été entre son arrivée
en 1976 et la fin des années 80. Mais son caractère impétueux, parfois « sauvage » – de
cette sauvagerie revendiquée par ses ancêtres nomades de la steppe, Djengiz Khan et
consorts –, s’accommodait mal de l’establishment parisien en matière de « musiques du
monde »… Lui qui méritait amplement la scène du Théâtre de la Ville, se moquait
éperdument du fait que des programmateurs lui refusent leur salle sous prétexte que,
de toute façon, il jouait dans un modeste restaurant du XIe arrondissement…
12 Il préférait vivre ainsi, au jour le jour, plongé dans la musique, et finalement il
s’affirma surtout comme hodja, un professeur. Sa carrière d’enseignant finit d’ailleurs
par s’officialiser sous la forme de contrats avec le Conservatoire de Rotterdam, à
l’ouverture d’un département de musique turque (2000). Dans ses cours particuliers,
chez lui, il se montrait totalement disponible aux plus grands comme aux plus
humbles : à la fois il accueillait, par exemple, Hasret Gültekin1, qui venait de Cologne
prendre des cours, et il enseignait aux enfants de l’immigration les bases du solfège
avec une infinie patience. Sa patience et sa disponibilité se transformaient en attention
de thérapeute devant les difficultés personnelles de certains élèves…
13 Talip était un homme d’une rare urbanité, « çok efendi », parlait le turc avec
raffinement. Les adjectifs laudatifs qui revenaient le plus souvent dans sa bouche,
quand il parlait d’amis, de paysans d’Acıpayam, de musiciens de son entourage, des
femmes, étaient : « noble » et « discret »… Son goût pour la langue, l’habitude de la
poésie paysanne turque où règnent les assonances et les homophonies, alimentait aussi
son humour et ses jeux de mots ; car le rire était une de ses grandes ressources
pédagogiques, un ressort vital, expression de l’énergie qui
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Fig. 3. Relevé datant de 1964, fait à Acıpayam.
l’animait. Et surtout, Talip était une puissance, une « force de la nature », comme on
dit… Né un 2 août, il était bien un lion… Il avait beaucoup pratiqué la lutte dans sa
jeunesse, et avait gardé en lui, dans son corps, cette énergie des yörük 2 d’Acıpayam et
de Kızılhisar : il aimait raconter que sa grand’mère était une vraie yörük, qui avait
grandi dans la tente des nomades, et que c’est elle, le prenant sur ses genoux enfant,
qui lui avait appris ses premiers rythmes, ses premières chansons.
14 Comme chacun de nous, il était « plusieurs » : la nuit, au tanbûr, on percevait en lui la
noblesse ottomane, l’évocation du palais… alors que le jour, au saz, le paysan, ou le
nomade, prenait le dessus. Il tenait parfois des discours très « turquistes », mais
pouvait l’instant d’après condamner tous ceux qui s’enfermaient dans l’idéologie
nationale… Républicain et kémaliste, il réglait parfois ses comptes avec la Turquie qu’il
avait quittée en 1976, et qui était trop étroite pour lui… Il était né sunnite, à Acıpayam,
mais adhérait profondément aux chants alévis qu’il interprétait et aux valeurs qu’ils
véhiculaient ; la musique pour lui était bien sûr au-delà de ces divisions ; en fait, il se
réclamait bien plutôt du monde des Turks d’avant l’islam, des nomades chamanistes.
Grand soliste, fortement attaché à la scène qu’il savait occuper magnifiquement, il a
préféré l’existence modeste du professeur à celle du concertiste ; il s’occupait d’ailleurs
toujours lui-même de ses concerts, sa fierté de « roi du saz » rejoignant en cela la
modestie de l’enseignant… On trouvait en lui un étonnant mélange entre l’orgueil du
grand maître et la timidité du simple paysan… Pour ses élèves et ceux d’entre eux qui
devinrent ses amis, tous ces traits, parfois contradictoires, d’une très forte personnalité
composaient le quotidien de « l’aventure commune ». En ce qui me concerne,
l’aventure aura surtout été celle de parcourir « à l’inverse » le chemin de mon maître :
lui, né à Acıpayam, ayant ensuite fait carrière à Istanbul et Izmir, s’était ensuite établi à
Paris : telle fut sa « ligne de fuite » ; et moi, ayant grandi à Paris, après ma rencontre
avec Talip, j’avais voyagé à Istanbul, puis à Izmir, et enfin à Acıpayam et Çameli, dont
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j’avais fait mon terrain d’ethnomusicologue. C’est ce chemin croisé, cette double « ligne
de fuite », qui fit la singularité de notre amitié.
15 « Ligne de fuite » : quand Talip soutint sa thèse de Doctorat à l’Université de Paris 8,
Saint-Denis3, Gilles Deleuze venait d’y donner ses derniers cours, avant de prendre sa
retraite. J’avais souvent pensé à une conjonction entre Deleuze et Talip, à une
rencontre qui n’eut en fait jamais lieu… en particulier à partir des concepts de Mille
Plateaux, comme laritournelle, la ligne de fuite, la « nomadologie »… Il suffisait de voir
Talip jouer un zeybek pour comprendre ce que Deleuze dit de la composition entre la
vitesse et la lenteur.
16 Ce que Talip Hodja nous a le plus offert comme « modèle », c’était sa puissance
affirmative, son oui à la vie, son refus du ressentiment. Quand l’un d’entre nous était
triste ou préoccupé, il disait : « Ne pense pas ! Il ne faut pas penser : le temps est le plus
grand des lutteurs ». Le mot « fatigue » lui était étranger car, disait-il encore, il était de
la « vieille terre ». Il aurait pu afficher à sa porte, comme Nietzsche le proposait pour
lui-même : « j’habite ma propre maison, je n’ai jamais imité personne, et me suis moqué
de tout maître qui ne s’est pas moqué de soi ».
BIBLIOGRAPHIE
Discographie
Mysteries of Turkey. CD Music of the World, MOW 115, 1986.
Talip Özkan : the Dark Fire. CD Axiom (USA), 314-512 003-2,1992.
L’art vivant de Talip Özkan, vol. 1. CD Ocora Radio-France, C 580047, 1993.
Turquie. L’art du tanbûr, Talip Özkan. CD Ocora Radio-France, C 560042, 1994.
Talip Özkan : yagar yagmur. CD Kalan Müzik, O78, 1997.
NOTES
1. Hasret Gültekin, un des plus brillants joueurs de saz de sa génération, mort en juillet 1993 dans
l’incendie criminel et fanatique de l’hôtel Madimak à Sivas…
2. Yörük, littéralement « marcheur » : nomade du plateau anatolien.
3. « Rythmes et modes de la musique populaire turque », sous la direction de Daniel Charles,
1989.
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Jean Molino : Le singe musicien.Sémiologie et anthropologie de lamusique. Précédé de : Introduction àl’œuvre musicologique de Jean Molinopar Jean-Jacques Nattiez Paris : Actes Sud / INA, 2009
Denis-Constant Martin
RÉFÉRENCE
Jean Molino : Le singe musicien. Sémiologie et anthropologie de la musique. Précédé de :
Introduction à l’œuvre musicologique de Jean Molino par Jean-Jacques Nattiez. Paris : Actes
Sud / INA, 2009. 478 p
1 Ce volume propose un ensemble de dix-sept textes écrits par Jean Molino entre 1975 et
2000, sélectionnés et minutieusement présentés par Jean-Jacques Nattiez. Il s’ouvre sur
l’article fondateur publié dans le numéro 17 de Musique en jeu sous le titre : « Fait
musical et sémiologie de la musique » et se referme sur une conclusion spécialement
rédigée pour ce livre et qui lui donne son titre. L’organisation en est thématique et non
chronologique ; les articles sont répartis en « fondements », « analyse », « sociologie,
histoire et anthropologie », « esthétique », « esquisse anthropo-historique de la
musique », parties que traversent les questions abordées par Jean Molino et les
réponses qu’il a proposé d’y apporter.
2 Face à une telle somme, l’entreprise de recension est particulièrement délicate. Il
semble impossible de rendre brièvement la complexité et la subtilité de raisonnements
appuyés sur une culture encyclopédique qui déborde très largement le champ de la
musique et des musicologies. Ayant abondamment écrit sur la musique depuis 1985,
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Jean Molino est aussi, indissolublement, une autorité en sémiologie générale, en
linguistique, en littérature française et comparée, domaines qu’il a abordés à partir
d’une grande maîtrise de la philosophie et des langues. Aussi, le compte rendu ne
saurait être que partiel et basé sur des choix qui sont loin d’épuiser la matière de
l’ouvrage. Une fois écrit que Le singe musicien est un livre de référence pour qui
s’intéresse à la sémiologie et à l’anthropologie de la musique, à l’analyse musicale et à
l’histoire des théories musicologiques (et ethnomusicologiques), il faut, pour le
présenter et inviter à le lire, insister d’abord sur sa fonction critique. Les textes de Jean
Molino interrogent dans trois dimensions : ils interrogent une réalité, les faits
musicaux ; examen qui pousse l’auteur à s’interroger et à présenter des réflexions, des
analyses et des suggestions théoriques et méthodologiques ; réflexions qui suscitent
chez le lecteur de nouvelles interrogations. C’est une partie des entrecroisements entre
ces trois modes d’interrogation que je voudrais essayer de restituer en abordant le
propos de Jean Molino dans le cadre du projet d’une musicologie générale (117 ;
chap. 6).
Tripartition
3 Au commencement était la tripartition, pourrait-on écrire, qui induit une approche
analytique applicable non seulement à la musique mais à « n’importe quel objet ou
n’importe quelle pratique produits par les êtres humains »1. S’agissant spécifiquement
de la musique, elle implique de considérer que « Ce qu’on appelle musique est en même
temps production d’un « objet », objet sonore, enfin réception de ce même objet. Le
phénomène musical, comme le phénomène linguistique ou le phénomène religieux, ne
peut être correctement défini ou décrit sans que l’on tienne compte de son triple mode
d’existence, comme objet arbitrairement isolé, comme objet produit et comme objet
perçu. Ces trois dimensions fondent pour une large part, la spécificité du symbolique »
(73-74). D’emblée, il est posé que les trois modes d’existence de la musique se rejoignent
dans le symbolique, donc dans un système de renvois infinis de signe à signes (86-89) et
d’« applications », de mises en correspondance de configurations distinctes 2.L’infinitude des renvois constitue le fait musical en fait social total : « […] il n’y a
musique qu’avec la construction de systèmes symboliques sonores susceptibles de
renvoyer à tous les domaines de l’expérience. La musique est bien un fait
anthropologique total » (95). Cette infinitude explique également qu’il ne saurait y
avoir de musique « pure », que celle-ci est toujours un mixte multidimensionnel et que
son étude doit inévitablement repartir de cette prémisse, car si LA musique 3 n’existe
pas, il ne peut y avoir une théorie qui en rende totalement compte, pas plus qu’il ne
peut avoir d’analyse qui couvre l’ensemble des aspects d’un fait musical. D’où le projet
d’une musicologie générale qui ne proposerait pas un système universellement valable
mais viserait plutôt à concevoir l’articulation et l’interaction de diverses disciplines et
approches musicologiques, anthropologiques et historiques, incessamment repensées à
la lumière des spécificités des objets étudiés sans exclusive (de la musique dite « d’art »
occidentale aux musiques savantes extra-occidentales, aux musiques de transmission
orale, aux musiques populaires ou de masse). Quels prolégomènes à cette musicologie
générale peut-on déduire du Singe musical ?
Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010
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Impureté
4 Les premiers tiennent au mélange et à l’impureté des musiques : elles sont toutes
composées d’éléments hétérogènes (193), donc se mêlent, se font des emprunts et « se
jouent les unes des autres » (84) pour engendrer des formes mixtes. Toute production
musicale repose ainsi sur une combinatoire (186-187), son écoute elle-même est
plurielle. De la richesse de l’impureté – qui contredit l’opposition du sonore éthéré et
du charnel inscrite dans bien des théorisations des musiques savantes –, il découle que
l’étude du fait musical doit porter sur la pratique musicale et non sur une ou une série
d’œuvres isolées, « purifiées » en quelque sorte, et s’attacher au rôle qu’y jouent les
corps, et leurs mouvements, des producteurs aussi bien que des auditeurs (140).
L’impureté sous-tend une définition « partielle, partiale et provisoire » de la musique :
« elle est son et rythme organisés » (192). Le mélange et l’impureté conduisent donc, en
particulier via les corps, au rythme.
Rythme
5 Et aux deuxièmes prolégomènes qu’affirme avec beaucoup de force Jean Molino : ceux
qui ont trait à l’autonomie du rythme. Celui-ci ne doit pas être conçu comme une
composante de la musique, mais comme un ensemble de pratiques qui animent les
corps individuels comme les sociétés. L’expérience rythmique survient au croisement
de l’activité (dont le corps est évidemment partie prenante) des sujets, des rythmes des
sociétés et des rythmes du monde (410-411). Elle traverse également la danse, la parole
et la poésie (148-150), que réunit une forme de « sémantique affective » (250), tant les
affects sont attachés au corps et à ses gestes. Il convient donc de traiter le rythme
comme un objet à part entière : « Les relations du rythme et de la musique ne doivent
donc pas être envisagées comme des relations de dépendance entre la musique et un de
ses paramètres mais comme les relations de deux ‹ familles › unies par de multiples
réseaux enchevêtrés » (407). Et, si poésie et langage possèdent un « ancrage musical »
(251-252), c’est le critère sémantique qui permet de confirmer que la musique n’est pas
un langage (253). Ayant recouvré son autonomie dans l’analyse, le rythme, fondement
corporel, affectif, individuel et social d’un ensemble expressif musique-danse-parole-
poésie, conduit à une conception de la musique comme pratique à la fois artistique et
cognitive.
Cognition
6 S’inspirant notamment des travaux de Simha Arom et de Steven Feld 4, Jean Molino
considère que « […] l’art ne reflète pas une conception du monde, il contribue à la
produire par des moyens spécifiques » (329). Les troisièmes prolégomènes soulignent
donc la dimension cognitive de la musique. À l’instar des Kaluli, les êtres humains « […]
pensent leur musique et leur musique les fait penser. Comprendre leur musique, c’est
donc la plonger dans le système cognitif qui lui donne tout son sens » (307). L’étude de
la musique est ainsi non seulement susceptible de contribuer à la connaissance des
sociétés d’un point de vue externe, elle est une des voies qui peuvent introduire à une
appréhension plus fine de la manière dont les membres d’une société pensent le monde
Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010
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dans lequel ils vivent, dont ils se le représentent et agissent en fonction de ces
représentations.
Infinitude
7 Une fois énoncés ces prolégomènes, se pose la question des méthodes capables de tirer
de la musique les connaissances qu’ils laissent espérer. Dans le cadre de la tripartition,
c’est par la musique, par l’analyse de ses caractéristiques intrinsèques, qu’il convient de
commencer, avant d’envisager les stratégies poïétiques et esthésiques qui constituent,
avec l’objet musical, le fait musical social total. Jean-Jacques Nattiez le redit dans son
introduction : il est indispensable de connaître la nature du fonctionnement interne du
fait musical avant d’aborder son « extérieur » (23), c’est donc par l’analyse de niveau
neutre qu’il faut l’approcher (26). Et, pour ce faire, s’il n’y a pas de « recette » unique,
les techniques ne manquent pas et ne sont pas exclusives les unes des autres. Toutefois,
l’approche tripartite se heurte à un obstacle majeur : « Si l’on met en relation le niveau
neutre avec la production et la réception, un problème théorique […] se pose : comment
rendre compte du processus dans son ensemble ? » (109). La réponse est, au premier
abord, quelque peu désespérante : « l’analyse du fait musical est interminable » (110).
Pluralisme
8 La première manière d’affronter ce qui ressemble à une aporie est d’admettre la
nécessité du pluralisme méthodologique : « Une œuvre est une réalité complexe qui
constitue un fait social total ; elle est composée de strates dont les éléments ne se
correspondent pas terme à terme ; elle appartient et renvoie à une infinité d’autres
œuvres dans les séries desquelles elle trouve sa place et prend son sens ; elle peut être
envisagée comme objet produit, comme objet reçu ou comme une trace sur laquelle
portera une analyse du niveau neutre. Les outils dont on se sert n’ont qu’une
validité locale, hypothétique et révocable. N’oublions pas enfin qu’il n’existe pas une
analyse, mais une infinité d’analyses qui varient et se différencient selon leurs buts »
(134). Il faut donc adapter les approches et les méthodes aux objets travaillés, en
fonction de leur adéquation supposée ou avérée (200), mais aucun modèle d’analyse ne
sera jamais universel et capable de décrire un fait musical dans sa totalité. En revanche,
les savoirs peuvent être cumulés et s’entre-féconder grâce à l’acceptation – mieux, à la
recherche – du pluralisme, qui pourra alors ouvrir sur un comparatisme
méthodologique : un horizon de « méta-analyse » (210-211).
Symbolique
9 L’analyse du symbolique soulève, dans cette perspective, des difficultés spécifiques.
Jean Molino pose le problème à propos de la manière dont Steven Feld aborde la place
et la signification des oiseaux dans la société et la musique kaluli : « […] il est à peu près
impossible de savoir avec clarté où il y a métaphore et quels sont les termes en relation
métaphorique : le son est-il métaphorique par rapport aux oiseaux, ou l’inverse ? Est-il
métaphorique par rapport aux sentiments ? Les oiseaux sont-ils la métaphore des
sentiments, etc. ? » (315). De fait, tout anthropologue ou sociologue se trouve en
Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010
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permanence confronté au risque de la surinterprétation, tout particulièrement en ce
qui concerne le symbolique (Olivier de Sardan 1996). Sur ce qui peut être saisi, ou est
signalé par les membres d’un groupe, comme symbolique, la tentation est grande de
plaquer des schémas interprétatifs constitués à partir d’études précédentes, sur la base
de la convergence des significations qu’elles ont mises en évidence. Une intuition
cultivée peut certes fournir des pistes mais elle ne garantit pas que le schéma utilisé
corresponde à la chaîne des renvois qui opère effectivement dans la situation étudiée.
« [I]l s’agit de savoir comment l’homme, manipulateur de signes et de symboles,
construit une représentation symbolique du monde et de lui-même » (339). L’utilisation
par Jean Molino du terme « représentation » est intéressante : parce qu’il semble faire
référence aux théories psycho-sociologiques des représentations sociales, mais ne
l’explicite pas et, surtout, n’aborde pas les méthodes d’enquête développées en relation
dialectique avec ces théories (Abric 1994 ; Jodelet dir. 1989 ; Madiot, Lage & Arruda dir.
2008). Or c’est peut-être à partir de l’analyse de la place du symbolique dans les
représentations, et des méthodes employées pour accéder aux représentations, qu’il
serait possible de mieux appréhender le fonctionnement du symbolique dans les
stratégies poïétiques et esthésiques.
Cultures instables et hétérogènes
10 Plus largement, Jean Molino s’interroge sur ce que pourraient être une anthropologie
et une sociologie de la musique, sur l’arrière-plan de la tripartition, dans la visée d’une
musicologie générale. Le postulat de départ est clair : « La sphère de la musique est de
part en part sociale, et il n’y a pas à en faire la sociologie comme s’il s’agissait de
quelque chose qui fût extérieur à la société et qu’il fallait y faire rentrer » (275). La
musique fait partie de la société et la constitue (425). À partir de là, c’est la diversité qui
prévaut : il y a des cultures musicales, dotées de particularités, mais celles-ci ne sont
pas essentielles et immuables, elles sont instables et hétérogènes ; c’est donc à leur
organisation particulière, en un temps donné, que la recherche doit s’attacher, ainsi
qu’à leurs éléments communs (même s’ils sont ailleurs arrangés différemment) et à ce
qui circule entre elles. Envisager ensemble spécificités (dans l’organisation temporaire
d’éléments non spécifiques), partages, circulations et échanges, dans une visée qui
évoque à la fois Paul Ricœur (2004) et Édouard Glissant (1990), permettrait de « ne plus
parler d’ethnie mais, plus largement, de communautés symboliques plus ou moins
autonomes selon les contextes » (425).
Haut et bas
11 Dans cette perspective, le lecteur ne peut qu’être déconcerté par l’utilisation de
dichotomies tranchées opposant des communautés restreintes à des sociétés
diversifiées dans lesquelles il faudrait distinguer des cultures d’« en bas » et des
cultures d’« en haut ». Certes, Jean Molino insiste sur la complexité des relations entre
« haut » et « bas », sur les emprunts et métissages qui, dans le cadre de systèmes
hiérarchiques et des représentations qu’il suscitent, donnent à ces appropriations et à
ces mélanges des valeurs particulières (371-372) mais il recourt encore à l’hypothèse
d’une « tribalisation »5 (360) des sociétés contemporaines et voit une coupure franche
entre musique « classique » et « musique populaire » (396). Il semble que les textes de
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Jean Molino soient traversés par une tension entre, d’une part, l’affirmation de la
dimension individuelle des phénomènes 6 (qui invite à l’emploi de l’individualisme
méthodologique [267]) et l’insistance sur les circulations et les échanges qui conduisent
à des mixtes et, de l’autre, une inclination à la dichotomisation et à la catégorisation.
Jean Molino pense les « tribus » comme des agrégats de communautés dans lesquelles
seuls certains styles de musique sont goûtés (360), ce qui semble être contradiction
avec les études relevant l’habitude actuelle du zapping musical et de l’éclectisme des
goûts 7. Plus largement, les passages se sont aujourd’hui multipliés entre genres
musicaux et publics et, sans sous-estimer fractures et distinctions hiérarchiques, c’est
dans ce qu’on pourrait qualifier de ponts entre des îles musicales – pour paraphraser
Michel Serres (1975, 1977) – que se tissent la richesse et la complexité des pratiques (de
production et de consommation) musicales contemporaines. C’est pourquoi on peut
entendre le constat : « On ne sait plus ce qu’est la musique » (394) comme un progrès,
un ensemble de déblocages qui découvre les continuums pratiques sonores animales –
pratiques humaines, bruits – sons organisés pensés comme musicaux, continuums qui
fournissent un des axes de réflexion d’un livre qui présente l’être humain comme un
« singe musicien » (443).
Sociologie
12 Le chapitre inédit intitulé « Pour une sociohistoire de la musique » (265-289) souligne à
juste titre les manques de bon nombre de travaux de sociologie de la musique, mais par
allusion plus que par référence précise à des auteurs ou des publications. Il renvoie
seulement à Max Weber, Theodor W. Adorno, Howard Becker, ainsi qu’à Bernard
Lortat-Jacob et Steven Feld, et se contente, sans plus de précision, d’évoquer la
sociologie et les sociologues. Il existe pourtant des travaux de sociologie des musiques
pratiquées aujourd’hui qui, parce qu’ils harmonisent connaissances musicales et
approches anthropologiques à propos de sociétés plus stratifiées que celle des Kaluli,
pourraient apporter une contribution significative au projet de musicologie générale 8.
13 C’est alors sur la place que peut occuper la sociologie de la musique dans la tripartition
qu’il faut s’interroger. L’idéal serait de pouvoir conduire l’analyse du fait musical dans
sa totalité, mais celle-ci risque d’être « interminable » (à moins d’un travail en équipe
de longue durée sur un objet étroitement circonscrit). Il est donc nécessaire de
segmenter l’analyse tripartite. L’analyse des caractéristiques intrinsèques de l’objet
musical, ou de ses « traces », est indispensable à toute sémantique musicale. Elle peut
aussi fournir le point de départ d’études plus spécialement consacrées aux stratégies
poïétiques ou esthésiques ; mais il faut bien admettre que, dans les conditions concrètes
de la recherche aujourd’hui, des travaux portant uniquement sur l’une ou l’autre de ces
stratégies peuvent également enrichir nos connaissances de la musique 9. On peut, à
partir de là, réfléchir aux méthodes qui compléteraient la description ethnographique
des « petits mondes de la musique » (278), en tempérant un individualisme
méthodologique peut-être trop limitant pour prendre en compte, sans retomber dans
un holisme flou, des actions et entreprises collectives qui ne se résument pas à la
somme des actions et interactions individuelles et mettent en jeu des dynamiques
propres. Les techniques d’enquêtes utilisées dans la quête des représentations sociales
et, surtout, les entretiens non directifs (Duchesne 1996 ; Duchesne & Haegel 2005 ;
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241
Michelat 1975) peuvent sans doute contribuer à éviter les pièges de la
surinterprétation.
Création
14 L’allégorie du singe musicien présente une phylogénèse de la musique reprenant un
modèle darwinien de « descente avec modification », descente au cours de laquelle des
innovations sont produites, transmises et diffusées, sélectionnées – y compris hors de
leur zone d’origine – et répliquées pour fournir matière à d’autres innovations
(428-429). Ce modèle permet de penser le rapport de la spécificité irréductible (mais
momentanée) des cultures aux relations et échanges qui les animent. Il pose ainsi la
question de la création et de ses conditions. Acte individuel accompli dans un « foyer »
pourvoyeur de modèles (433), ensemble de décisions entérinées au sein d’une
communauté et circulant de foyer à foyer, dans la création se retrouvent l’individuel et
le collectif, le spécifique et le partagé, l’échange et la diffusion. Mais demeure le
problème d’établir les critères permettant de distinguer la création de la
« modification » : à partir de quel seuil qualitatif, dans quelles conditions ce qui
apparaît peut être qualifié de radicalement nouveau, parce que ne correspondant dans
sa globalité à rien de ce qui préexistait ? C’est une des questions, parmi tant d’autres
qui se posent à la musicologie générale projetée. Ce n’est pas l’un des moindres mérites
du Singe musicien que de la suggérer in fine. Ce livre doit être considéré comme un
« chef-d’œuvre » (au vieux sens artisanal du terme) 10, un chef-d’œuvre qui à la fois
instruit, provoque la réflexion et oblige en permanence à la pousser plus loin. En cela il
rend mieux envisageable le projet de musicologie générale que l’auteur appelle de ses
vœux.
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NOTES
1. Jean-Jacques Nattiez, Introduction : 14.
2. Jean Molino se réfère à Charles Sanders Pelrce et à Gilles-Gaston Granger ; voir Molino 1979a et
1979b.
3. « || n'y a donc pas une musique, mas des musiques, pas la musique, mais un fait musical. Ce fait
musical est un fait social total » (76 ; italiques dans l'original).
Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010
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4. Auxquels sont consacrés, respectivement, les chapitres 8 et 14, sans compter les autres
mentions de leurs recherches dans le reste du volume.
5. Allusion, semble-t-ll, aux thèses extrêmement contestées de Michel Mafesoll (1988), que Jean
Molino ne cite pas.
6. « En sociologie comme en histoire, il n'existe pas d'entités collectives bien définies mais
seulement des individus dont les actions entrecroisées qui font l'histoire et la société » (268).
7. Jean Molino rappelle la diversité des publics qui se pressaient jadis à l'opéra de Marseille mais
ne signale pas que c'est maintenant dans des stades que se bousculent les amateurs d'opéra ne
pouvant ou ne voulant pas pénétrer dans les « malsons d'opéra ». Il ne fait pas état des rapports
qu'ont entretenus les concepteurs techno et les compositeurs de l'école dite « spectrale » ou les
efforts d'artistes « populaires » comme Jacques Brel ou Léo Ferré pour lier chanson et musique
« d'art », sans même évoquer la pénétration du jazz dans la musique» classique », la chanson et
les arts « traditionnels ». Enfin, où se trouvent le « haut » et le « bas » lorsque celle qu'on nomme
la « première dame de France » est issue de la variété et du show business ?
8. Pour n'en citer que trois, parmi d'autres : Averill 2003 ; Coplan 2008 ; Waterman 1990.
9. On peut tirer des enseignements généraux d'études des processus de production
musicale(Guibert 2006), des publics (outre Pierre-Michel Menger cité par Jean Molino : Antoine
Hennion, Maisonneuve & Gomart 2000), du fonctionne ment des orchestres (White 2008), des
lieux de consommation musicale (Argyriadis & Le Menestrel 2003), ou même de pratiques
insolites (comme celles des musiciens du métro [Green 1988]).
10. À la réalisation duquel le compilateur et commentateur Jean-Jacques Nattiez doit bien
évidemment être associé.
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Thomas Turino: Music as Social Life.The Politics of ParticipationChicago and London: The University of Chicago Press, 2008
Marcello Sorce Keller
RÉFÉRENCE
Thomas Turino: Music as Social Life. The Politics of Participation. Chicago and London: The
University of Chicago Press, 2008. 280 p., glossaire, références, discographie annotée,
Index, CD
1 Ce livre a de nombreuses qualités et, du point de vue de l’auteur de ces lignes, peu de
défauts 1. Il faut tout d’abord signaler qu’il s’agit en principe d’un manuel pour
étudiants. Peut-être un peu ardu pour ceux qui l’aborderaient sans une préparation
suffisante, cet ouvrage fournira cependant une nourriture de l’esprit très stimulante
pour les étudiants plus avancés, et certainement une lecture passionnante à toute
personne cultivée s’intéressant à la musique.
2 Parmi ces derniers, qui en constituent le lectorat-cible, on peut craindre qu’il sera
surtout lu par celles et ceux qui en ont le moins besoin – en d’autres termes qui
s’intéressent déjà à l’anthropologie, à l’ethnomusicologie et, de manière générale, aux
sciences sociales. En revanche les historiens de la musique et les mélomanes
appartenant à la « culture classique », qui portent attention aux seuls compositeurs,
chefs-d’œuvre, interprètes (et, dans une moindre mesure, à des genres et des styles), ne
choisissent généralement pas ce type de lectures, auxquelles ils préfèrent les
biographies et autres monographies. C’est d’autant plus regrettable que ce livre
pourrait les aider à percevoir ce que la musique signifie pour la plupart des habitants
de la planète et, en fin de compte, les inciter à repenser la catégorisation des genres et
des styles musicaux sur la base de leur signification sociale plutôt qu’à partir de leurs
caractéristiques formelles abstraites. Nous en reparlerons plus loin…
Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010
245
3 Avant d’arriver à ce qui me semble être le point central de ce livre, il n’est pas inutile
de rappeler que les manuels sont devenus une sorte de « genre » en soi au sens de la
littérature ethnomusicologique contemporaine. Ils sont d’ailleurs importants bien
indépendamment de leur valeur pédagogique – et c’est en cela qu’ils s’écartent des
autres productions écrites par les ethnomusicologues – car, au sein de cette littérature
spécialisée, ils jouent un rôle auquel les monographies ne répondent pas. En fait, ce
n’est que dans les manuels (en particulier du type « introductions aux musiques du
monde ») que les auteurs se risquent aujourd’hui à utiliser le « grand-angle », à élargir
leur champ d’observation, afin d’offrir une vue globale sur l’ensemble des formes
existantes de son organisé (l’ensemble des « musiques », si vous préférez), ainsi que
leurs usages et leurs significations dans la vie humaine, d’Est en Ouest, ou du Nord au
Sud (Shelemay 2001 ; Wade 2004 ; Bakan 2007). Sinon, à de rares exceptions près, les
ethnomusicologues produisent soit des essais méthodologiques, soit des études
approfondies de situations et de processus musicaux, géographiquement et
culturellement circonscrites, mais dans lesquelles la dimension comparative est
rarement présente2.
4 Le manuel de Thomas Turino constitue en quelque sorte un genre en soi. Il ne prétend
pas proposer une introduction aux cultures musicales du monde et à leurs paysages
sonores. Il est au contraire centré sur les différentes façons de faire de la musique qui,
selon l’auteur, mènent à des manières tout aussi distinctes de l’expérimenter. Il expose
d’abord (chapitre 2 : 23-65) le cas des performances censées être « présentationnelles »
(presentational), c’est-à-dire « présentées » à un public qui se contentera d’écouter (dans
ce cas, le modèle, « l’idéal type », pourrait-on dire – est celui du concert de musique
classique). Il lui oppose ensuite les performances destinées à être « participatives »
(participatory), autrement dit ouvertes à quiconque souhaiterait s’y joindre, dans
lesquelles chacun peut entrer et sortir librement (ce qui en fait une forme ouverte
pouvant être organisée à l’avance en tant que telle, sans forcément faire appel à
l’improvisation, mais nécessitant un certain nombre d’ajustements imprévus de la part
de tous les participants). Il n’échappera pas à l’attention du lecteur à quel point les
historiens de la musique occidentale ont tendance à envisager la musique comme si elle
était nécessairement « présentationnelle », ce qui est évidemment loin de correspondre
à la réalité – en particulier pour les musiques antérieures au XIXe siècle, pour lesquelles
le concert public tel que nous le connaissons aujourd’hui n’existait pas encore. C’est
probablement parce que les historiens sont encore habituellement marqués par
l’influence esthétique du Romantisme tardif, qui ne prend en considération que des
œuvres bien définies, autonomes, susceptibles d’être transmises telles quelles à la
postérité, et prouvant par là même leur statut d’art « supérieur » (high-art) en résistant
avec succès au « test du temps ».
5 C’est l’historien de la musique Carl Dahlhaus qui, en 1970 déjà, signalait qu’avant que
surgisse l’idée d’absolute Musik à la fin du XVIIIe siècle, les genres étaient enracinés dans
leur fonction et donc dans leur rôle d’accompagnement de la liturgie, de la danse, des
processions… autant de cas où la musique n’est pas présentationnelle, mais bien, à
divers degrés, participative. La musique était ainsi évaluée et appréciée dans la mesure
où elle était susceptible de remplir sa fonction (une idée assez familière aux
ethnomusicologues). Et même l’autorité de Dahlhaus n’a pas suffi à changer
fondamentalement la manière abstraite dont les genres sont encore aujourd’hui traités
(Dahlhaus 1970).
Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010
246
6 Cette distinction opérée par Thomas Turino entre musiques « présentationnelles » et
participatives est en effet, à notre avis, fondamentale. Son livre n’est cependant pas le
premier à la souligner, et il est regrettable que l’auteur qui a le premier abordé cette
question ne soit pas ici cité explicitement, ni même mentionné dans la bibliographie.
Cela n’est cependant pas vraiment surprenant, il est notoire que la plupart des
anglophones s’appuient généralement sur les seules sources de langue anglaise, et en
effet, comme dans la bibliographie du présent ouvrage, sur quelques rares auteurs
suffisamment célèbres pour avoir été traduits en anglais (tels que Walter Benjamin et
Pierre Bourdieu). D’une certaine manière, on en arriverait à croire que ce qui n’existe
pas en anglais n’existe pas du tout. Cela est d’autant plus regrettable que le premier à
avoir suggéré la distinction entre musiques « présentationnelles » et « participatives »
n’est autre que Heinrich Besseler (1900-1969), élève de Willibald Gurlitt, qui fut aussi le
maître de Manfred Bukofzer, d’Edith Gerson-Kiwi, d’Edward Lowinsky et de Walter
Salmen, un érudit connu en particulier pour ses importantes contributions à l’histoire
de la musique du Moyen Âge et de la Renaissance. Installé en République démocratique
d’Allemagne après la Seconde Guerre mondiale, Besseler a largement contribué au
développement de la musicologie marxiste. On peut facilement comprendre comment,
du point de vue marxiste, les multiples usages de la musique et les manières dont elle
est perçue selon les époques sont devenus pour lui une préoccupation majeure. La
distinction opérée par Heinrich Besseler entre Darbietungsmusik, la musique
présentationnelle, et Umgangsmusik (souvent abrégé en allemand en U-Musik), la
musique participative, est demeurée pertinente dans la littérature musicale
germanophone (Geraths 2005). Le concept de U-Musik est aussi proche de ce que
Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865) appelait « l’art en situation » (Proudhon 1865), ce
qui justifie donc probablement qu’on le reconnaisse comme l’initiateur de cette
distinction très pertinente.
7 Les deux concepts de « présentationnelle » et de « participative » sont pensés par
Besseler comme des « idéaux types », dans le sens wébérien du terme. Ce qui veut dire
qu’il n’existe pas de musiques purement présentationnelles ou purement participatives,
alors que la plupart de celles que nous rencontrons se situent quelque part entre ces
deux pôles opposés ; ce que Thomas Turino explique aussi très bien – en fait même
mieux que Besseler. Contrairement au musicologue allemand, Turino est non
seulement familier de différentes musicales éloignées l’une de l’autre, mais il appuie
aussi son propos sur une remarquable série d’expériences accumulées au cours de sa
vie en tant qu’interprète de bluegrass étasunien, de musiques latines et africaines (sur
divers instruments à vent, au banjo à cinq cordes, à l’accordéon à boutons et à la
guitare). Turino est un multi-instrumentiste talentueux – comme en témoigne le CD
accompagnant ce livre, dont il est un des interprètes –, fort d’une expérience directe,
de première main, en tant qu’interprète de musiques relevant tant du pôle
« participatif » que du présentationnel, ou à mi-chemin entre les deux ou même se
déplaçant de l’un à l’autre. Lorsqu’il parle de la fonction sociale de la performance, il
peut ainsi confronter les points de vue de « l’intérieur » et de « l’extérieur », Il inclut
dans ce dernier celui du chercheur, de l’ethnomusicologue qui effectue des
enregistrements audio ou vidéos dans le but d’expliquer ces expériences musicales à un
public qui n’a ont jamais eu l’occasion d’y assister de près, et qui ne l’aura
probablement jamais. Cela m’amène à souligner un autre thème très important de ce
livre : celui la « musique haute fidélité » (high fidelity music) et l’« art audio » (audio art)
(chapitre 3 : 66-92).
Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010
247
8 Turino définit la « musique haute fidélité » comme une forme d’enregistrement (audio
ou vidéo) censé capter l’essentiel d’une performance live. Il analyse en quoi
l’enregistrement peut, ou plutôt en quoi il ne peut et ne parvient à capter l’événement
qu’il est censé reproduire. Si imparfait en soit le résultat, la catégorie de « haute
fidélité » existe cependant : des enregistrements commerciaux s’interposent ainsi entre
des artistes et des auditeurs qui ne sont habituellement pas en contact direct. Il y a
aussi l’« art audio de studio », autrement dit la musique enregistrée qui ne laisse
aucunement entendre qu’elle devrait, ni même ne pourrait faire l’objet d’une
performance en direct et en temps réel. Ces deux catégories sont efficaces et utiles car
elles nous permettent de prendre conscience que la performance live n’est plus du tout
aujourd’hui la seule manière « normale » d’expérimenter la musique. En outre, la
« musique haute fidélité » et l’« art audio de studio » sont à leur tour susceptible d’être
présentationnels ou participatifs selon les circonstances et le contexte culturel (les
Européens écoutent la musique de Youssou N’Dour alors que les Africains la dansent…).
9 Dans les années 1920, Theodor W. Adorno et Walter Benjamin (même si ce dernier ne se
référait pas à proprement parler à des matériaux musicaux) soulignaient déjà combien
l’invention des disques de shellac et de la radio représentaient un tournant historique
extrêmement important dans la manière dont la musique était perçue. La performance
avait perdu son caractère éphémère et, en même temps, s’était détachée de l’espace
physique pour lequel elle avait un jour été conçue. Et pourtant, durant tout le XXe
siècle, les conservatoires et les départements de musique des universités ont professé
que la « performance live » constituait la réalité de la musique (the real thing) et que sa
reproduction électronique n’en était qu’un succédané. Jusqu’à récemment, il était donc
impensable de concevoir des genres musicaux sur la seule base de leur relation aux
médias. À l’heure où tant de musiques sont produites électroniquement – celles que
Turino appelle d’« art audio de studio » –, nous sommes nécessairement appelés à
repenser la notion de genre. C’est pourquoi ce livre, sous couvert de manuel, devrait
attirer l’attention de spécialistes issus de champs divers. En fait, repenser la notion de
genre dans son ensemble est une tâche trop vaste pour être confiée aux seuls
musicologues : elle nécessite aussi le concours d’experts d’autres domaines.
10 Les deux chapitres suivants fournissent des exemples des quatre grandes catégories
proposées plus haut, choisis dans des contextes culturels familiers à l’auteur :
« Musiques participatives, présentationnelles et de haute fidélité au Zimbabwe »
(chapitre 5 : 122-154), et « Musique et danse de l’ancien temps : cohortes et formations
culturelles » (chapitre 6 : 155-188). Vient ensuite ce que je considère être la troisième
partie du livre, elle-même constituée de deux chapitres : « Musique et mouvements
politiques » (chapitre 7 : 189-224) et « Pour l’amour ou pour l’argent » (chapitre 8 :
225-234). Aussi intéressante soit-elle, cette section ne constitue pas à mon avis le coeur
de l’ouvrage. De part sa perspective de type « manuel », on aurait souhaité qu’il soit
assorti de considérations générales sur la relation entre la musique et la politique, le
pouvoir, et donc nécessairement aussi l’argent. À ce stade, le lecteur est peut-être en
droit d’en attendre plus – mais en tant qu’introduction au thème : ces propos restent
néanmoins riches en exemples, ici encore pour la plupart développés à partir des
expériences personnelles de l’auteur.
11 Quelle est donc la conclusion de tout cela ? En quoi ce livre est-il important ? J’ai déjà
signalé que, au delà de la quantité considérable d’informations qu’il réunit, et en plus
de la présentation raisonnée des quatre catégories principales sur laquelle il se
Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010
248
concentre (performances « présentationnelles » et « participatives », « haute fidélité »
et « art audio de studio »), ce livre est intéressant parce qu’il incite à réévaluer la
notion de genre musical à partir de la fonction sociale et des contenus de la
performance – une idée qui est dans l’air depuis pas mal de temps, mais qui ne s’est pas
encore imposée de façon générale. Les genres musicaux ont été et sont encore souvent
conceptualisés en relation avec la théorie des formes 3. Cela a certainement été le cas,
non seulement dans l’étude de la musique occidentale, mais aussi en ethnomusicologie
où, assurément, même si les exceptions sont monnaie courante, la description des
genres en relation avec les moyens formels qu’ils adoptent (rāg, radif, gagaku) demeure
la règle.
12 La question qui se pose maintenant est de savoir si les thèmes abordés dans le livre de
Turino représentent un matériel suffisant pour repenser la notion même de genre :
probablement pas. Je pense par exemple à une question substantielle et tout à fait
pertinente qui n’y apparaît pas explicitement : celle de la relation de la musique au
corps. Au moins dans le contexte occidental, si marqué par l’influence de la religion
chrétienne (à tel point que Benedetto Croce a pu soutenir qu’il était impossible de nier
que nous sommes chrétiens – que nous croyons ou non au Dieu chrétien), les genres de
« haut rang » (high-brow) sont en quelque sorte désincarnés, alors qu’on trouve de plus
en plus de corporéité à mesure qu’on s’approche du bas (low-brow) du spectre musical :
on ne danse pas sur de la musique classique (si c’est « classique », ça n’est pas pour
danser ; si c’est à danser, ça n’est pas « classique ») Une autre question qui n’est pas
abordée explicitement dans l’exposé de Turino : dans quelle mesure les catégories qu’il
décrit correspondent à différentes manières d’inclure ou d’exclure les gens ? Les
formes et les genres musicaux ont tendance à être socialement sélectifs, hautement
idéologiques et efficaces pour tracer des frontières entre les groupes sociaux et en leur
sein (classique, folk, pop, rock…). Aucune musique n’a jamais été conçue pour être
universellement appréciée.
13 Ainsi, s’il me fallait condenser en quelques mots le contenu de ce livre sans chercher à
en minimiser ni la portée, ni l’audience qu’il mérite, je le ferais de la manière suivante :
Thomas Turino rend explicite ce qui n’est considéré qu’implicitement dans la plus
grande partie de la littérature ethnomusicologique et qui ne devrait pourtant pas rester
dans l’ombre. En d’autres termes, lorsqu’il affirme avec tant de force qu’il est important
de distinguer les musiques de types participatif et présentationnel, on serait tenté de
réagir par un « oui, bien sûr, cela va sans dire », mais pour ajouter aussitôt : « cela va
sans dire, mais… cela va beaucoup mieux en le disant ! 4 »
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NOTES
1. Traduit de l’anglais par Laurent Aubert avec la collaboration de Christine Guillebaud.
2. Les exceptions existent, mais elles sont si rares que nous pouvons mentionner de mémoire les
plus connues, telles que Suppan 1984 ; Nettl 1985 ; Bohlman 2002.
3. Leonard B. Meyer a pu définir genre comme étant « un système internalisé de probabilités »
« an internalized probability system » (Meyer 1967 : 8).
4. En français dans l’original.
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Jean During : La musique à l’esprit.Enjeux éthiques du phénomène musicalParis: L’Harmattan, 2008
Monique Desroches
RÉFÉRENCE
Jean During : La musique à l’esprit. Enjeux éthiques du phénomène musical. Paris:
L’Harmattan, 2008. 146 p
1 Ce livre collectif publié dans la Collection « Éthique et contextes » sous la direction de
Jean During résulte d’un colloque organisé par la Fondation Ostad Elahi – éthique et
solidarité humaine – qui s’est tenu en octobre 2002 à l’Institut de Psychologie de
l’Université Paris-Descartes à Paris. D’emblée, je dirai que cet ouvrage constitue un
incontournable pour quiconque s’intéresse non seulement à la question de l’éthique en
musique, mais aussi et surtout à celle des modalités de performance, d’écoute et de
perception musicales. Neuf auteurs 1 d’horizons divers (psychanalyse, psychiatrie,
philosophie, ethnomusicologie, anthropologie, musicologie) proposent des analyses
ancrées dans des observations singulières (terrains culturels ou observations cliniques)
autour du problème de l’éthique en musique. Loin d’un débat sur les règles de
déontologie ou des protocoles de recherche, les auteurs nous convient à une pensée
originale portant sur l’éthos à la base de l’éthique musicale, celle qui interpelle un état
d’âme, une tonalité particulière à une œuvre, celle aussi qui suppose des modalités
perceptuelles singulières, que ce soit au niveau individuel ou collectif. Le livre
comporte ainsi sur une série de regards visant à démontrer le caractère intrinsèque
d’une pratique musicale, ce que Jean During appelle dans son introduction, la
« qualité » spécifique d’un individu ou d’un groupe.
2 Afin de bien positionner le concept d’éthique véhiculé par les grands penseurs grecs,
l’article du philosophe Sauvanet examine le rapport privilégié entre l’éthos et le
rythme : selon l’auteur, cette relation serait d’abord guidée par des significations
d’ordre moral et non musical. Il précise que « si les rythmes présentent des évaluations
Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010
251
morales variables, c’est que celles-ci répondent à des dispositions morales propres à
chaque individu » (p. 58). La musique chez Platon n’est en effet jamais étudiée en elle-
même, pour elle-même. Comme le rappelle à juste titre Sauvanet, « l’esthétique est
subordonnée à l’éthique… et suppose qu’à tout objet musical (mode ou rythme)
corresponde un état d’âme » (p. 59).
3 Cette phrase vient merveilleusement bien résumer les réflexions qui sont au cœur de
cet ouvrage. L’éthique résulte d’une relation créée ou mise en place par l’expérience
musicale. Dès lors, elle relève de la conscience du sujet pensant qui doit agir dans une
communauté de règles, de mœurs et de valeurs. Comme l’a bien écrit ailleurs Bernard
Lortat-Jacob, cité par Stiegler dans cet ouvrage, « on ne peut jamais séparer l’objet
musical du sujet qui l’écoute… alors même que l’écoute peut aussi et est très souvent ce
qui rassemble en un ‹ nous › les singularités des écouteurs » (p. 25). Par ailleurs, un peu
plus loin dans son article, Stiegler voit dans la world music l’anéantissement du « je
narcissique » au profit d’une enveloppe esthétique répondant aux besoins du marché
(p. 33). L’auteur discute alors de la mince place réservée au « je » singulier dans ce vaste
marché de la world music, question qui traverse également le texte de François Picard.
Là, on réalise combien il est difficile de concilier le souci esthétique de la tradition
musicale singulière avec les lois du marketing. Partant de ses expériences de recherche,
chacun des auteurs nous convainc de la mise en place d’un processus de subjectivation
musicale tant du côté de la performance que de celui de l’écoute, qui procure à la fois
une singularité et une complexité à la question éthique. Le livre s’appuie dans ce sens
sur des cas concrets qui amènent le lecteur vers cette « sensibilisation culturelle », celle
qui associe l’éthos à une interprétation, l’éthique à une représentation, une pratique à
un état d’âme spécifique.
4 L’article de During s’inscrit pleinement dans ce sillage. Il rappelle que dans l’aire
culturelle qu’il étudie, l’Asie centrale et le Moyen Orient, la musique est souvent objet
de réprobation morale par les représentants religieux en raison de son caractère
sensuel et amoral. Là, il importe de distinguer l’éthos de l’èthos. Le premier recouvre
l’état, la forme de vie, la conduite, alors que le second renvoie au caractère et au
tempérament (p. 92). Il précise à cet égard que « les maîtres développent souvent eux-
mêmes, une éthique personnelle qui se traduit par des comportements et des traits de
caractères remarquables, par une finesse d’esprit et une grande sensibilité » (p. 92).
Puis il précise que, dans le processus de mémorisation, le cœur intervient, comme le dit
si bien l’expression apprendre par cœur (p. 94). During donne l’exemple du mot persan
sine qui évoque une région du cœur où on stocke les affects et les émotions.
Transmettre suppose alors « confier un secret, un mystère, quelque chose d’indicible »
(ibid.). Dans le même ordre d’idée, l’article du philosophe Sauvanet intitulé « Ethos et
rhuthmos » pose la question fondamentale du « pourquoi tel éthos pour tel rythme et pas
tel autre ? Question de culture, répond-il, et non de nature sans aucune doute ! »
(p. 60). Pour l’auteur, l’ethos véhiculé par la musique n’est pas directement relié à une
représentation, mais à une sensibilisation culturelle (le mode) et à une puissance de
suggestion (le son).
5 Le musicologue Jacques Viret explore quant à lui les implications éthiques de l’avant-
gardisme musical selon lequel Schönberg serait, par ses propositions audacieuses et
novatrices, éthiquement « pur » alors que Stravinsky, s’inscrivant dans le
néoclassicisme, serait, quant à lui, « impur ». Il met en doute le fait que toute musique
néoclassique cherchant en premier lieu l’appréciation du public serait de ce fait taxée
Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010
252
d’un signe négatif. Viret pose dans ce sens la question centrale d’une « saine éthique »,
celle qui doit passer par « un lien vital entre l’œuvre d’art et l’homme – corps, âme,
esprit – qui la produit ou auquel il s’adresse » (p. 132). Questionnant ensuite la
contemporanéité musicale, il évoque la conception véhiculée dans les milieux musicaux
qui veut que l’artiste contemporain ne se préoccupe guère des effets de son œuvre sur
les auditeurs. Certains postulent même que ces effets n’existent pas (p. 135). Viret n’est
pas de cet avis et un chapitre entier de son article est consacré à un regard critique de
l’art pour l’art, celui qui est créé sans égard aux goûts et aux conduites d’attente du
public. Les praticiens de la musicothérapie prouvent d’ailleurs régulièrement la
pertinence des bémols qu’il nous faut mettre sur de telles positions. Pour les adeptes de
la musicothérapie, la musique est loin d’être neutre et délivre au contraire « un
message », voire « une signification éthique, positive ou négative » (p. 138). Et l’article
d’Edith Lecourt (p. 45) vient illustrer le fondement d’une telle affirmation.
6 Une dimension importante du livre est consacrée aux conduites d’écoute. Partant d’une
citation de Jean Molino qui disait qu’« entendre une musique, c’est la comprendre, mais
en la transformant »2, Laurent Aubert rappelle que notre rapport à la musique est placé
« sous le signe d’une double métamorphose : d’une part, la musique nous transforme
par les pouvoirs dont elle est investie ; d’autre part, nous transformons la musique par
notre écoute » (p. 100). La question de la perception est ainsi complexifiée par ces
« filtres » singuliers et culturels qui modulent selon les circonstances le rapport d’un
sujet à l’objet musical. Par ailleurs, Aubert souligne que le développement des musiques
du monde et de la world music vient questionner à son tour le rapport à la tradition
interprétée en dehors de son contexte original. Comment notamment revendiquer
l’authenticité d’une pratique traditionnelle mise en spectacle pour le public
occidental ? Répondant lui-même à la question posée, Aubert distingue trois pôles
intéressants du phénomène. Aux côtés de « l’authenticité » (véracité de la musique), il
propose deux autres pôles d’analyse : celui de la « qualité » (beauté du corps, de l’âme
et de l’esprit) et celui de l’« exportabilité ». Le premier renvoie à la créativité singulière
de l’artiste et de ce fait peut se rapprocher du concept d’authenticité singulière mis en
avant par Hennion dans sa Passion musicale (1993). Le troisième critère, l’«
exportabilité », concerne à la fois le contenu musical et son déracinement contextuel,
critère qui introduit la question du dialogue – réussi ou non – entre le musicien et son
auditoire. Puis à son tour, Aubert nous ramène à la question centrale de l’ouvrage, celle
de l’éthos vu comme émotion et état d’âme, précisant qu’« indépendamment des
contingences, la musique est génératrice d’effets et d’affects » (p.106).
7 Cet ouvrage sur l’éthique porte ainsi en grande partie sur une dimension éthique vue à
partir d’un éthos, celui qui évoque l’état d’âme et qui interpelle un rapport singulier au
passé, à la tradition ancestrale comme à la contemporanéité. On peut soupçonner, à la
lecture de chacun des articles, la richesse des échanges qui ont dû suivre chacune des
présentations lors du colloque. Il est dommage dans ce sens que ceux-ci ne soient pas
joints à la publication.
8 Pour conclure, cette publication, par les regards croisés qu’elle propose, constitue une
avancée importante dans la compréhension des relations entre musique, émotion,
connaissance et éthique. Rassemblant des réflexions issues de différentes disciplines, ce
collectif devient ainsi une référence importante pour une meilleure compréhension du
phénomène musical, des stratégies de production aux habitudes et conduites d’écoutes.
Alors que bon nombre de centres de recherche mettent sur pied des comités d’éthique
Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010
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et de déontologie pour leurs chercheurs, « La musique à l’esprit » oblige sans équivoque
à l’ouverture du concept d’éthique. Ce dernier, bien plus qu’un ensemble de règles de
déontologie, atteint l’esprit musical, l’émotion, l’affect et la sensibilité individuelle et
collective. Je terminerai en disant que cet ouvrage montre bien l’urgence pour les
sciences cognitives d’intégrer le domaine du sensible et de l’affect dans leurs
investigations, mais illustre également la complexité de la mise en œuvre d’une telle
démarche.
NOTES
1. Dans l’ordre d’apparition des textes, il s’agit de Bernard Stiegler, Alain Didier-Weill, Édith
Lecourt, Pierre Sauvanet, Georges Goormaghtigh, Jean During, Laurent Aubert, François Picard et
Jacques Viret.
2. Jean Molino, communication orale, colloque « Musiques orales et migrations musicales »,
Abbaye de Royaumont, 22 juin 2000.
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Laurent Aubert : Mémoire vive.Hommages à Constantin BrăiloiuGenève: Musée d’ethnographie / Gollion: Infolio, 2009
Madeleine Leclair
RÉFÉRENCE
Laurent Aubert : Mémoire vive. Hommages à Constantin Brăiloiu. Genève: Musée
d’ethnographie / Gollion: Infolio, 2009. 271 p. (Coll. « Tabou» 6)
1 Mémoire vive a été publié à l’occasion de l’importante exposition sonore L’Air du temps1,
conçue sur la base des Archives internationales de musiques populaire qui furent fondées en
1944 au Musée d’ethnographie de Genève par Constantin Brăiloiu. L’exposition, qui
commémore le cinquantenaire de sa disparition, propose une réflexion
anthropologique sur l’identité et la mémoire à l’ère de la mondialisation.
2 Mémoire vive présente treize articles regroupés en deux parties. La première célèbre
l’œuvre de Brăiloiu en faisant état de ses multiples dimensions, tandis que la seconde
aborde des problématiques relatives à la gestion et à la valorisation des archives
sonores.
3 La partie I est captivante à plus d’un titre. La plupart des articles y sont rédigés dans un
style témoignant de l’enthousiasme, parfois de la ferveur, voire de la fascination des
auteurs pour Brăiloiu. Au-delà de la grandeur de son oeuvre, qui continue de rayonner
sur notre discipline, il semblerait que l’esprit même de cette personnalité
charismatique captive toujours ceux qui puisent dans ses travaux. On mesure
notamment la richesse de ceux-ci par les multiples interprétations qui peuvent en être
données. En effet, si tous s’accordent pour reconnaître que l’apport de Brăiloiu fut
déterminant pour la fondation d’une discipline autonome, les points de vue divergent
quant à la nature même de cet apport. Pour Jean-Jaques Nattiez, Brăiloiu a ouvert la
voie à une musicologie générale (p. 40) avec, comme principale préoccupation, l’étude
des systèmes musicaux. À l’inverse, Jacques Bouët met en avant la dimension
Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010
255
anthropologique qu’aurait acquis l’ethnomusicologie lorsqu’elle a traversé « sa phase ‹ braïloienne › » (p. 57). Pour Luc Charles-Dominique, Brăiloiu « jette véritablement les
fondements d’une ethnomusicologie européaniste » (p. 105).
4 Concernant l’accessibilité des écrits de Brăiloiu, Speranţa Rădulescu évoque, se
référant sans doute à ses textes en langue roumaine, le « style » remarquable de son
écriture, « parfaitement limpide, élégant, souple, vivace, subtil, parfois ironique ou
autoritaire – un style qui séduit, qui convainc, qui coupe le souffle » (p. 30). Or pour
Jacques Bouët « […] l’écriture de Brăiloiu sollicite énormément la persévérance de son
lecteur : bien des passages restent obscurs si l’on ne se donne pas la peine de les étayer
par le solfège soigneux des notations musicales accompagnant le texte » (p. 58), d’où
une difficulté d’accès aux sources originales.
5 Les thématiques étudiées par les auteurs peuvent être rapidement résumées comme
suit.
6 Le texte de Spreranţa Rădulescu, « Un repère durable : Constantin Brăiloiu
(1893-1958) » (pp. 13-33) décrit comment les idées, les propositions théoriques et
méthodologiques avancées par Brăiloiu opèrent au quotidien dans son travail de
recherche.
7 Dans « Brăiloiu : innovations, acquis et prolongements » (pp. 35-53), Jean-Jacques
Nattiez revient sur l’orientation épistémologique suivie par l’ethnomusicologue
roumain et montre de quelle manière celui-ci a abordé la question du processus de
création dans les sociétés de tradition orale. Le thème de la création musicale qui
traverse l’œuvre de Brăiloiu est aussi le sujet de l’essai proposé par Victor A. Stoichiţă :
« Constantin Brăiloiu et la création musicale collective » (pp. 73-86). Il retrace, en
comparant deux articles publiés à dix années d’intervalle, la conception que se faisait
Brăiloiu de la créativité musicale dans les milieux paysans.
8 Dans « Brăiloiu aujourd’hui : les floraisons d’une pensée féconde au cœur des grands
débats de l’ethnomusicologie contemporaine » (pp. 55-71), Jacques Bouët démontre la
valeur heuristique des avancées méthodologiques du travail de Brăiloiu, et plus
particulièrement en ce qui concerne l’autonomie des systèmes musicaux. Bouët
s’interroge sur l’habitude qu’ont parfois certains de ses collègues ethnomusicologues
(non européanistes ?) d’avoir recours non pas aux écrits originaux du maître roumain
mais à des commentaires et bilans, au risque de limiter l’apport de Brăiloiu à celle d’un
simple pionnier de l’ethnomusicologie. On peut se demander si ce questionnement ne
témoignerait pas d’un sentiment d’inconfort plus largement répandu auprès
d’ethnomusicologues européanistes. Par son article « ‹ Folklore › et ‹ enfermement
national ›. L’ethnomusicologie européaniste de Brăiloiu à l’épreuve de l’exotisme »
(pp. 105-123), Luc Charles-Dominique est là pour nous rappeler que le malaise est bien
réel.
9 Dans ce texte, Charles-Dominique analyse point par point les raisons de la marginalité
et des partis pris dont ont souffert les tenants des écoles de l’Europe de l’Est au début
du XXe siècle et « qui se poursuit à l’encontre de certains ethnomusicologues
européanistes, notamment en France » (p. 107). Les préjugés auraient pour origine la
nature des terrains de recherche, « de proximité ou au contraire exotiques » d’où un
« clivage […] toujours valide et [qui] ne semble pas près de s’estomper » (p. 105). Ils
seraient colportés, notamment, par l’emploi du terme « folklore ». Mépris, exclusion,
discrimination, enfermement, marginalisation… le constat fait par Luc Charles-
Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010
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Dominique est sans pitié. Une historiographie du terme « folklore » et des divers
concepts qui en découlent (folklorisation, folkloriste, folklore musical, etc.), aurait pu,
ici, être utile. Elle aurait peut-être permis de comprendre les raisons qui ont poussé
Rădulescu, ethnomusicologue européaniste, à écrire : « Les ethnomusicologues et les
folkloristes de Roumanie déplorent souvent… » (p. 22). Outre son caractère ambigu (qui
sont les « folkloristes » ? quelle différence avec les ethnomusicologues ? etc.), cette
proposition laisse en effet penser que le cloisonnement dénoncé par Luc Charles-
Dominique n’est pas entretenu que par des ethnomusicologues non européanistes, mais
aussi par ceux qui en seraient les victimes.
10 Dans son article « Brăiloiu revisité. L’héritage genevois de Constantin Brăiloiu »
(pp. 87-104), Laurent Aubert retrace l’histoire des Archives internationales de musique
populaire, liée à celle de l’institution qui les conserve, le Musée d’ethnographie de
Genève). Il revient sur l’origine de la Collection universelle de musique populaire et rend
compte de ses questionnements concernant la finalité des archives
ethnomusicologiques, leur valorisation et les limites qu’il convient de poser pour ce qui
est de leur contenu.
11 Cette première partie se termine par la republication d’une transcription annotée et
préfacée par Aubert des textes de deux conférences radiophoniques données par
Brăiloiu en 1953 à la Radio suisse romande, suite au voyage musical qu’il fit aux
Asturies (nord de l’Espagne) en 1952 (pp. 125-157).
12 La seconde partie de l’ouvrage, « Archiver la musique », propose des textes à caractère
plutôt descriptif.
13 Dans l’article « Des archives poussiéreuses à l’avenir numérique » (pp. 161-179),
Maurice Mengel retrace brièvement l’histoire du Phonogramm-Archiv de Berlin, devenu
le département d’ethnomusicologie du Museum für Völkerkunde (Berlin) en 1983. Il
évoque la numérisation des archives sonores et survole les principales préoccupations
des gestionnaires de bases de données informatisées.
14 L’article de Katharina Biegger, « L’archivage en proie au temps » (pp. 181-196), apporte
un certain nombre d’informations relatives au contexte de création des Archives de
folklore de la Société des compositeurs roumains fondées par Brăiloiu en 1928 à
Bucarest, devenues l’Institut d’ethnographie et de folklore « Constantin Brăiloiu ».
Biegger présente ensuite rapidement le portail informatique ethnoArc.
15 Nicolae Teodoreanu s’emploie quant à lui à coordonner la préservation et le catalogage
des archives sonores de l’Institut d’ethnographie et de folklore « Constatin Brăiloiu »
(pp. 241-256). Après un état des lieux des différents supports d’archive, l’auteur pointe
les menaces qui pèsent sur leur conservation.
16 L’article de Pál Richter, « La collection complète des chansons populaires hongroises de
Béla Bartók » (pp. 227-240), concerne les activités ethnomusicologiques du
compositeur, et plus particulièrement le gigantesque travail de transcription qu’il a
entrepris en vue de procéder à l’analyse comparative de plus de 13’300 chants
populaires hongrois. Un des aspects particulièrement intéressants de sa démarche est
le système de classification qu’il a dû mettre au point pour traiter un corpus d’une telle
ampleur. L’ensemble de ces données (notations manuscrites originales et
enregistrements sonores lorsqu’ils existent, système de classement) est publié sur le
remarquable site internet Béla Bartók : Complete Collection of Hungarian Folk Songs 2, dont
Richter est co-éditeur.
Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010
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17 L’article de Béla Bartók « Pourquoi et comment recueille-t-on la musique populaire ? »
est aussi reproduit dans cette deuxième partie de l’ouvrage (pp. 197-225). Ce texte
donne quelques clés qui permettent de saisir l’enjeu majeur de son monumental projet
de classification : la « préoccupation constante [lors de la collecte de musique
populaire] […] doit être la reconstitution du passé » (pp. 213-214). Il témoigne de la
rigueur méthodologique et scientifique de Bartók.
18 Mémoire vive se termine par l’article de Patrick V. Dasen « Histoire d’une collecte : ‹ Nagkamsa Awajún nampet dakubau atatui Cenepia › » (pp. 257-265). L’auteur raconte
l’expérience de collecte de documents audiovisuels auprès des Awajún et Wampis de la
vallée de Cenepa, en Amazonie péruvienne, ayant consisté à rassembler en un même
lieu, pendant trois jours d’août 2006, des représentants des communautés awajún et
wampis afin d’organiser avec eux le « Premier festival de musique awajún du Cenepa »,
intégralement enregistré. Le contexte de captation de ces documents est certes décrit,
mais on peut regretter que Dasen n’ai pas saisi cette occasion pour mener une réflexion
un peu plus approfondie concernant l’histoire de cette collecte, l’avenir de ce festival
ou encore la mise en spectacle par les amérindiens de leurs propres pratiques
musicales.
19 Si les textes rassemblés dans cette seconde partie présentent un réel intérêt en ce qu’ils
permettent de se faire une idée assez précise du travail de gestion de grandes
collections d’archives sonores, ils peinent parfois à amorcer une véritable réflexion de
fond sur les enjeux de la conservation et de la numérisation, sur l’institutionnalisation
de la recherche en ethnomusicologie, ou encore sur l’impact des technologies
informatiques dans les débats engagés concernant l’intérêt et la nécessité de conduire
des recherches comparatives à très grande échelle, en quête d’universaux en musique.
20 La réalisation de Mémoire vive s’est inscrite, on l’a vu, dans le cadre d’un projet plus
vaste initié par Laurent Aubert à la mémoire de Brăiloiu. Tel qu’il est structuré,
l’ouvragereflète donc parfaitement les préoccupations majeures du savant roumain : la
recherche en ethnomusicologie et la constitution d’archives sonores. Les deux parties
de l’ouvrage donnent lieu à des types d’approche sensiblement différents et sont donc
relativement indépendantes. Du coup, mise à part la préface de Laurent Aubert, aucune
n’aborde pleinement la question de la mémoire – pourtant au cœur de l’exposition L’air
du temps – envisagée comme problématique de recherche en ethnomusicologie.
NOTES
1. L’air du temps, Musée d’ethnographie de Genève, du 13 mars au 31 décembre 2009, prolongée
jusqu’au 20 juin 2010.
2. http://db.zti.hu/br/index_en.asp>
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Guillaume Kosmicki: Musiquesélectroniques. Des avant-gardes auxdance floorsMarseille: Le mot et le reste (collection Formes), 2009
Yann Laville
RÉFÉRENCE
Guillaume Kosmicki: Musiques électroniques. Des avant-gardes aux dance floors. Marseille:
Le mot et le reste (collection Formes), 2009. 408 p
1 Guillaume Kosmicki est titulaire d’un D.E.A. en Lettres et Arts option musique (Aix-
Marseille I) et a suivi un deuxième cycle en iElectroacoustique au CNR de Marseille. Il
enseigne actuellement l’histoire de la musique au sein de plusieurs « Universités du
Temps Libre » dans la région Provence, Alpes, Côte d’Azur et organise des stages
professionnels à l’attention des Centres Nationaux de la Fonction Publique Territoriale.
Parallèlement, il exerce toujours une activité de musicien électronique et s’investit
dans le collectif Öko System. Il est enfin l’auteur d’une dizaine d’articles consacrés aux
musiques électroniques et plus particulièrement aux « free parties » dont un a paru en
2008 dans les Cahiers d’ethnomusicologie. Musiques électroniques. Des avant-gardes aux dance
floors constitue sa première incursion dans le format livresque.
2 Comme annoncé en titre, l’ouvrage s’intéresse aux « musiques électroniques » via le
prisme de l’Histoire. Sa thèse est que les genres apparus sous cette appellation dans les
années 1990 avec le fameux « mouvement techno » (la terminologie n’est sans doute
pas très heureuse, mais elle a été consacrée par de nombreux chercheurs) ne
constituent pas en eux-mêmes une révolution des pratiques musicales – opinion assez
courante à l’époque – mais s’inscrivent dans un bouleversement plus global initié par
les avant-gardes classiques.
Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010
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3 La démonstration accorde ainsi une large place aux innovations marquant l’écriture
savante au XIXe siècle (réhabilitation du timbre, de la dissonance, de l’emprunt et des
musiques populaires) et se prolongeant à travers l’instrumentation au XXe
(enregistrement détourné comme outil de jeu, intérêt pour les sons électrophoniques
amenant à intégrer ou à développer une lutherie nouvelle).
4 Une fois ce cadre posé, Guillaume Kosmicki tend à passer outre les intentions des
musiciens et à focaliser sur les technologies, détaillant l’essor des moyens électroniques
au sein des musiques « pop », ceci plus particulièrement à travers le rock psychédélique
des années 1960-70, le dub jamaïcain, puis les vagues industrial, synthpop et disco, pour
en arriver à la formalisation des genres house et techno, respectivement à Chicago et à
Detroit.
5 Le dernier tiers de l’ouvrage consacre une dizaine de pages à l’écriture des morceaux
« techno » – envisagés comme « œuvres ouvertes » (Eco 1979) – puis dresse un
inventaire des principaux styles regroupés sous cette appellation générique à l’heure
actuelle.
6 Sans qu’il s’agisse d’un reproche, la vision historique déployée par l’auteur n’est pas
foncièrement novatrice. Elle a déjà été explorée par différents journalistes (Kyrou 2002)
et critiques d’art (Artpress 1998) ayant eu à cœur de légitimer ce champ créatif. La
gageure ne semble donc pas tant de baliser une histoire connue – à tout le moins dans
ses grandes lignes – mais d’y apporter un éclairage nouveau, bénéficiant des lumières
propres à la musicologie dont se réclame Guillaume Kosmicki. Le résultat est hélas
plutôt décevant.
7 Tout d’abord, la présentation chronologique reproduit un travers que l’auteur dénonce
pourtant lui-même au détour de certains chapitres : celui de faire primer le cadre
savant, mieux documenté, plus clinquant, et d’entretenir de la sorte une forme
pernicieuse de Rezeptionstheorie (au sens utilisé par Brăiloiu 1973).
8 Le cas est manifeste à propos du rock, dont les expérimentations électroniques sont
majoritairement présentées via des analogies à la composition d’avant-garde ou des
passeurs avérés entre ces deux mondes (Zappa, Lennon, Cale, Colombani). Sans mettre
en cause l’apport de ces artistes, on est en droit de questionner leur représentativité :
ne sont-ils pas l’exception plutôt que la règle ? Leur intérêt pour le classique n’est-il pas
surtout un reflet de leur propre institutionnalisation ? En travaillant sur des questions
similaires, Peter Manuel soulignait fort à propos, en 1995 déjà, que :
Such musics generally do not exhibit the rarefied and relatively « pure » forms ofpostmodernism found in the works of artists like Godard, Warhol or Cage. Accordingly, thevery presence postmodernist attitudes in subcultural expressions is in some respectsparadoxical. Urban lower classes generally have little access to or interest in the élite avant-garde (not to mention poststructuralist literary criticism) ; they do not have the same easyfamiliarity with classical and popular culture that characterises today’s well-roundedyuppie culture consumer, and that constitutes a precondition for so much postmodern artand humour.(Manuel 1995 : 229).
9 Guillaume Kosmicki n’envisage ainsi guère le principe de génération spontanée, le fait
qu’une même idée puisse être émise en plusieurs temps et plusieurs lieux, sans
nécessaire lien de causalité, qu’une même forme puisse avoir des origines totalement
diverses, n’excluant pas l’erreur et l’accident.
10 De manière assez symptomatique, alors que ces alternatives sont à peine évoquées au
sujet du rock « blanc », elles deviennent centrales quant aux musiques « noires »,
Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010
260
présentées comme foncièrement populaires, tâtonnantes et instinctives. Cette vision
reproduit – sans doute involontairement – un clivage racialisant. En effet, la musique
pop américaine et ses ramifications globales sont intrinsèquement métisses : il faut
donc réhabiliter la part d’invention et de hasard chez les rockers à visage pâle, comme
en témoigne l’histoire du célèbre écho sur la voix d’Elvis dans « Blue Moon » (1956) ou
les étonnants collages bruitistes de Nervous Norvus ; et admettre que s’il existe une
influence des avant-gardes – quand bien même extrêmement diffuse – elle est partagée
de façon identique par les Noirs. En témoigne la facilité déconcertante avec laquelle
tous les pionniers afro-américains de la techno se reconnaissent dans la musique du
groupe Kraftwerk, lui-même influencé par Stockhausen.
11 Une autre ambiguïté majeure du livre tient à la vision qu’il offre des technologies. En
privilégiant la description des outils et des formes esthétiques plutôt que celle des
auteurs, des intentions et des contextes, l’auteur induit une forme de causalité entre
l’une et l’autre, un peu comme si les technologies avaient un sens propre, dictaient les
caractéristiques d’écriture postmodernes et menaient de façon logique des avant-
gardes classiques à la musique de rave.
12 La vacuité de la perspective transparaît à l’intérieur même du livre puisque Guillaume
Kosmicki situe les prémices du renouveau classique bien avant l’apparition des
intruments électroniques. Il fait aussi observer en marge de certains chapitres que tous
les styles musicaux ont été redéfinis par les technologies d’amplification,
d’enregistrement et d’intervention sur la matière sonore, y compris ceux affichant les
traits de l’acoustique. Il conclut enfin son tour d’horizon en soulignant que les soi-
disant « musiques électroniques » tendent aujourd’hui à sortir du tout-machine et à
intégrer la gamme des instruments passés. Bref, il apparaît que la technologie n’est pas
une fin en soi, ni un modèle de composition, mais un potentiel dont la « techno » ne
représente qu’un usage parmi d’autres. Dans une perspective analytique, il serait donc
plus intéressant de comprendre les motivations des artistes qui, à un moment donné,
ont choisi de le mettre en avant à ce point. Il n’en est malheureusement pas question
dans l’ouvrage. C’est d’autant plus dommage que les rapports entre création et
technologies sont manifestement un sujet riche, passionnant et encore largement sous-
exploité comme en témoigne – dans une perspective marxiste – la recherche de Gérôme
Guibert parue en 2006. Mais pour atteindre ce niveau de qualité, il faut d’abord savoir
mettre en doute l’uniformité du discours postmoderne. Ce que Peter Manuel formulait
déjà clairement en 1995 :
Postmodern elements in music can also coexist with modern and traditional elements, evenwithin the same song, involving complex processes of code-switching on the part of thelistener. Thus, while modern and pre-modern modes of making and hearing music areobviously related to particular modes of production and stages of socio-historicaldevelopment, they are best understood in this context as representing attitudes which canand do coexist and interact, just as a typical baby-boomer’s record collection might includeMadonna, Bach, Philip Glass, Ravi Shankar, and Voices of the [New Guinean] Rainforest .(Manuel 1995 : 230).
13 En conclusion, l’intérêt de ce Musiques électroniques. Des avant-gardes aux dance floors
dépendra beaucoup du lecteur et de ses connaissances préalables.
1. Le néophyte en quête de balises y trouvera un survol complet des ressources
électroniques appliquées au champ musical.
2. L’amateur des genres concernés restera sur sa faim dans la mesure où aucun n’est abordé
en détail. Qui plus est, il ne manquera pas d’être étonné par les approximations qui
1.
2.
Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010
261
jalonnent ce volume, notamment au sujet des musiques électroniques populaires supposées
être le point fort de l’auteur. À titre d’exemple, la techno de Detroit est définie comme une
musique sombre, farouchement rebelle, anti star-system, née dans les ghettos noirs de la
ville et influencée par les « ouvrages de science-fiction de Alvin Toffler » (p. 273). Cette
image relève d’un mythe journalistique construit autour du label Underground Resistance et la
deuxième vague d’activistes locaux (Laville 2004) : les pionniers du genre ne viennent pas du
centre décati, où cette musique ne trouvera d’ailleurs jamais public, mais de la tranquille
banlieue pavillonnaire de Belleville ; plusieurs d’entre eux connaissent les honneurs du top
50 (Kevin Saunderson avec le projet Inner City) et participent au jeu de la célébrité (Juan
Atkins remixe Samantha Fox, la plantureuse bimbo des années 1980) ; leur musique est
certes plus robotique et martiale que la house de Chicago, mais encore loin des matraquages
industriels qui feront la réputation du groupe Underground Resistance et de la scène locale
durant les années 1990 ; enfin, si Alvin Toffler est une lecture bel et bien revendiquée, il ne
s’agit pas de science-fiction au sens littéral, mais d’anticipation sociologique, thématisant le
passage du secondaire au tertiaire.
3. L’universitaire s’étonnera du peu de références mentionnées dans le texte, un choix qui a
le mérite de fluidifier la lecture, mais laisse planer un doute quant au sérieux et à
l’objectivité de la recherche. Cette impression est renforcée par la distribution de bons et
mauvais points que s’autorise l’auteur. Au fil des pages, tel musicien est présenté comme un
génie, telle pièce comme un chef-d’œuvre ou à l’inverse comme peu intéressante, voire
« franchement de mauvais goût » (p. 237). De telles allégations pourraient faire sens à
condition d’être argumentées, une peine que l’auteur se donne rarement. Il ne dépasse ainsi
guère le niveau du commentaire jounalistique. Et encore : dans le genre, des livres comme
Altered State (Collin 1998) ont souvent la bonne idée de rendre la parole aux acteurs du
mouvement et de se baser sur un méticuleux dépouillement d’archives.
4. L’ethnologue (et tout lecteur un tant soit peu versé dans les sciences sociales) regrettera
le côté événementiel de la démonstration. Mis à part quelques grands noms, les gens, les
publics, les contextes font cruellement défaut. C’est d’autant plus regrettable pour un genre
dont l’utopie fut à l’origine d’abolir ces vieux schémas d’opposition entre star et public.
5. L’ethnomusicologue, lui, outre les points mentionnés ci-dessus, aura du mal à
comprendre l’absence quasi totale d’information renvoyant au terrain de l’auteur. Il tiquera
en outre face aux analyse musicologiques – souvent impressionnistes – et plus généralement
face au manque de vision culturaliste amenant à fournir des analyses aussi plates que : « Il
n’est pas étonnant que ce style [la techno hardcore] se soit rapidement manifesté en différents
points de la planète, vers 1991, tant la tendance paraît naturelle » (p. 328).
14 Enfin, il s’étonnera de l’obstination à présenter la techno comme une musique-outil,
sans autre forme d’intérêt que les manipulations du DJ en contexte de fête. La parution
chronique d’anthologies au format CD, dont certaines présentées dans l’ouvrage,
montre que ces pièces peuvent très bien être envisagées comme des oeuvres finies et
s’accommoder d’une écoute domestique. Tout comme un rock, une messe ou une
polyphonie pygmée, genres eux aussi à l’origine associés à des cadres de sociabilité
précis. Ce changement mériterait sans doute une explication plus fouillée que celle du
déclin, dernier travers auquel cède l’auteur quand il assène des tirades nostalgiques du
genre : « Le fun pour le fun, l’obligation d’être heureux, telle semble être la
caractéristique des années deux mille […] Les mixes ne sont plus des aventures
musicales franchissant les frontières et offrant différents états d’écoute, mais ils
s’orientent sur la continuité sonore surpuissante et écrasante. Le festival des
Transmusicales de Rennes 2008 était surchargé de ce type de son étouffant » (p. 354).
3.
4.
5.
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262
BIBLIOGRAPHIE
ARTPRESS (coll.) 1998 « Techno, anatomie des cultures électroniques ». Artpress (Paris), Hors série
numéro 19.
BRĂILOIU Constantin 1973 [1949] « Le folklore musical », in Problèmes d’ethnomusicologie, textes
réunis et préfacés par Gilbert Rouget. Genève : Minkoff : 63-118.
COLLIN Matthew 1998 Altered State. The story of ecstasy Culture and Acid House. New York, NY :
Serpent’s Tail (2e édition mise à jour).
ECO Umberto 1979 [1965] L’œuvre ouverte. Paris : Seuil.
GUIBERT Gérôme 2006 La production de la culture. Le cas des musiques amplifiées en France Genèses,
structurations, industries, alternatives. Paris : Irma/Séteun.
KYROU Ariel 2002 Techno rebelle : un siècle de musiques électroniques. Paris : Denoël.
LAVILLE Yann 2004 Techno-logos, repenser les sous-cultures musicales à travers l’exemple techno.
Neuchâtel : Institut d’ethnologie, collection Ethnoscope 7.
MANUEL Peter 1995 « Music as symbol, music as simulacrum : postmodern, pre-modern, and
modern aesthetics in subcultural popular music ». Popular music (Cambridge), 14 (2) : 227-239.
Discographie
PRESLEY Elvis 1956 « Blue Moon » in Elvis Presley, Elvis Presley. New York : RCA Victor (LMP-1254,
33t).
NORVUS Nervous (Jimmy Drake) 1956 Transfusion. San Francisco : Dot Records (Dot 15470, 45t).
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263
Julien Mallet: Le tsapiky, une jeunemusique de Madagascar. Ancêtres,cassettes et bals poussièresParis: Karthala, 2009
Guillaume Samson
RÉFÉRENCE
Julien Mallet: Le tsapiky, une jeune musique de Madagascar. Ancêtres, cassettes et bals
poussières. Paris: Karthala, 2009, 279 p., 1 CD Rom
1 Ce premier livre de Julien Mallet s’inscrit dans une tendance récente de
l’ethnomusicologie en France. Rompant avec la tradition d’une ethnomusicologie plutôt
rurale, monographique, patrimoniale et/ou muséale, l’auteur privilégie l’étude des
« productions musicales récentes » (p. 9), en les inscrivant dans une approche
contemporaine des sociétés dans lesquelles elles s’insèrent. À travers le tsapiky, « jeune
musique » de la région de Tuléar, il entend comprendre les processus actuels de
production de culture et s’intéresser aux musiciens en tant que « révélateurs sociaux »
(p. 15) et acteurs de ces processus. Cette approche implique une réflexion sur
l’acculturation, qui concède au contact culturel une certaine vertu créatrice. Dès
l’avant-propos, Julien Mallet annonce les cadres historiques et sociologiques généraux
de son analyse : indépendances africaines, globalisation, recompositions des repères
identitaires, relations interethniques, rapports ville/campagne… On s’écarte donc
clairement d’une approche stéréotypée basée sur la simple alternative entre tradition
et modernité. Le recours aux travaux de M. J. Kartomi illustre bien ce désir d’étudier
comment une « » nouvelle musique » » se construit et s’insère « dans un nouveau
contexte social avec son propre jeu de significations extra musicales » (Kartomi 1981 :
233, cité p. 11). Le concept de « jeune musique », forgé par l’auteur, est directement lié
à cette prise en compte sérieuse de la « nouveauté » musicale.
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2 La première partie de l’ouvrage est consacrée aux conditions d’apparition du tsapiky. Le
chapitre 1 retrace l’histoire de Tuléar, capitale régionale construite à l’époque coloniale
et en voie de ruralisation depuis l’Indépendance. De cette histoire et de la géographie
actuelle de Tuléar ressortent deux composantes essentielles pour la compréhension du
tsapiky : le clivage entre le Sud et la capitale (qui fait que le tsapiky est considéré comme
« la musique du Sud ») ; la « circulation des hommes » (p. 42) entre la ville et la
campagne à laquelle s’articule le « système tsapiky ».
3 Décrite dans le second chapitre, l’histoire du tsapiky est liée à l’émergence de l’industrie
phonographique mondiale et à ses impacts régionaux. Favorisant la circulation des
musiques entre Madagascar et l’Afrique, cette industrie fut à l’origine de la diffusion à
Madagascar de la musique du Sud-africain Lulu Masiléla, dont l’adoption à Tuléar
donna lieu à la naissance d’un genre : le lulu, « considéré comme l’ancêtre du
tsapiky » (p. 55). L’auteur explique comment l’appropriation de cette musique a
participé à la constitution « de nouveaux genres revendiqués comme malgaches et du
Sud » : tsaka oro, pecto, tsapiky. Prenant aussi en considération le rôle joué par quelques
genres « traditionnels », il insiste sur le « tourbillon des influences » revendiquées par
les musiciens de tsapiky. L’analyse du rôle joué par la répétition d’une cellule
harmonique IV-V-I illustre cette approche : centrale dans le tsapiky, cette cellule est
présente aussi bien dans la musique de Lulu Masiléla que dans les musiques
occidentales (« snobs ») jouées par les orchestres modernes avant le tsapiky et certains
genres traditionnels comme le renitra. L’auteur montre ainsi que les processus
d’appropriation s’inscrivent dans une expérience interculturelle qui génère de
nouvelles formes d’expressions musicales sans pour autant se déconnecter du passé.
« Marginaux de l’intérieur » (p. 83), les musiciens de tsapiky sont eux-mêmes
appréhendés comme des médiateurs dans une situation de crise et de changement
culturel. C’est notamment en réponse à cette situation que Julien Mallet propose son
concept de « jeune musique », qui vise précisément à comprendre la nouveauté
musicale comme un élément de médiation plutôt que de rupture entre le passé et le
présent.
4 Le chapitre 3 aborde le tsapiky dans sa dimension contemporaine. La diversité des
contextes de performance du tsapiky en fait le constituant musical de nombreux
« événements » : matches de foot, bals poussière, cérémonies… À travers la description
du déroulement d’un concert, on comprend comment l’interaction qui s’établit entre
les musiciens et le public est au cœur de la performance du tsapiky. Le caractère ténu de
la distance entre le public et les musiciens durant le concert est à l’image de la
proximité sociale qui existe entre eux. Etranger au « star system », le tsapiky est une
musique qui est avant tout « ancrée dans des pratiques locales » (p. 93). En cela, il est
porteur d’une culture particulière que l’auteur aborde dans un premier temps sous
l’angle de la danse et des textes des chants. Mais c’est au niveau musical que l’analyse
est la plus poussée. À travers la segmentation détaillée d’une pièce de guitare, on
comprend les principaux mécanismes de construction musicale du genre : s’appuyant
sur (ou dialoguant avec) la répétition d’un enchaînement harmonique I-V-IV, le jeu
accorde une grande place à la répétition et à la construction mélodico-rythmiques par
variation et transformation de phrases ou de cellules. L’analyse insiste sur la
« plasticité des phrases musicales » et le « jeu sur les différents niveaux de répétition ».
L’auteur souligne par ailleurs l’importance du timbre et des techniques de jeu
guitaristique dans la construction du discours musical.
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5 La deuxième partie du livre concerne le rôle joué par le tsapiky dans le déroulement des
cérémonies. De nouveau, ce qui importe à Julien Mallet est de comprendre ces
cérémonies dans leur actualité. En insistant sur la plasticité des cérémonies et leur
capacité d’intégration aux situations présentes, il met en évidence le lien étroit qui
existe entre elles et la « culture du tsapiky » (p. 93). Le chapitre 1 est ainsi consacré en
partie à la description de plusieurs cérémonies (funérailles, circoncision) où « le
rapport aux ancêtres est au centre des préoccupations » et au sein desquelles le tsapiky
est « sur-présent ». Comme le montre le chapitre 2, le tsapiky s’inscrit dans un contexte
cérémoniel et festif où le système d’échange matériel et monétaire (à travers les dons)
joue un rôle central dans la réaffirmation du lien social. Dans un contexte de
réactivation des liens familiaux, la musique (qui fait venir les défunts) instaure
l’ambiance (maresaka) qui permet à la « communauté des vivants et des morts » (p. 189)
de s’exprimer. L’interaction entre les musiciens et le public est de nouveau au centre
des performances du tsapiky. Dans les cérémonies, la construction musicale « en
vague » correspond de fait à la façon dont les musiciens gèrent l’intensité musicale de
l’événement et accompagnent les différentes phases de la fête : arrivée des dons (enga),
parades successives des familles, danse des jeunes durant la nuit… L’auteur signale bien
que la relation fondamentale aux ancêtres n’est pas contradictoire avec l’intégration de
la modernité : ce qui compte est de « faire participer les ancêtres à tout ce qui est bon, à
tout ce à quoi on prend plaisir, alcool mais aussi le tsapiky et ses sonorités ‹ radicales › »(p. 211).
6 La dernière partie de l’ouvrage traite des « mécanismes socio-économiques » (p. 214)
qui marquent la diffusion du tsapiky à l’échelle régionale et que l’auteur intègre dans
son analyse du « système tsapiky ». Dans le chapitre 1, les « trois cercles » qui
caractérisent ce système sont étudiés dans le détail. Le premier cercle concerne les
orchestres et les relations de « dépendance réciproque » (p. 230) entretenues entre les
chefs d’orchestre (propriétaires des instruments qui tiennent le rôle de patron) et les
musiciens. L’auteur met notamment en évidence le caractère « labile » (p. 216) des
orchestres, qui est en partie lié aux rapports « tendus » et « conflictuels » (p. 230) entre
patrons et musiciens. Le second cercle concerne l’enregistrement des cassettes et leur
rôle dans l’établissement de la notoriété des musiciens. Dans la lignée des travaux de
Peter Manuel (1993), Julien Mallet souligne combien ces cassettes contribuent à la
démocratisation de l’industrie musicale malgache : « Loin d’être simplement
instrumentalisés par les producteurs, les musiciens utilisent ces supports et participent
eux-mêmes à la construction de leur notoriété » (p. 235). Constituant le troisième
cercle, les commanditaires privés ou publics du tsapiky sont aussi en prise avec des
« enjeux de prestige et de réputation » (p. 236) : « le commanditaire affirme ainsi sa
puissance. Le tsapiky lui permet de démontrer publiquement sa munificence et sa
générosité. » (p. 237). Le chapitre 2 intitulé « Institutions, marché et aoly » s’intéresse
tout d’abord à la façon dont le « système tsapiky » s’articule avec deux institutions
« régulatrices » : la radio et l’Office Malagasy du Droit d’Auteur. Julien Mallet
questionne, entre autres, la dimension problématique des velléités bureaucratiques de
l’OMDA. En remettant par exemple en cause la légitimité des « chefs d’orchestre », elles
paraissent parfois incompatibles avec l’existence même du « système tsapiky », dont les
conflits, jalousies et tensions se règlent aussi à travers les sorts (aoly) et les services des
devins-guérisseurs…
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7 Ce livre passionnant et abondamment documenté (le CD-Rom qui l’accompagne est très
fourni) me paraît présenter deux intérêts essentiels. Le premier tient à l’objet
particulièrement stimulant qu’il traite. Le tsapiky ne se laisse pas enfermer ici dans des
méthodes d’analyse trop rigides et pré-fabriquées : Julien Mallet l’a bien compris. Il a
multiplié les approches de façon très complémentaire et s’est gardé de verser dans un
culturalisme excessif qui aurait été préjudiciable à la compréhension de ce phénomène
mobile que constitue le tsapiky. Dans cette réalité complexe, l’auteur a certes été
conduit à opérer des choix. Il a par exemple privilégié les formes de tsapiky jouées par
les orchestres électriques (qui sont la forme dominante du genre), traitant de façon
marginale l’appropriation du tsapiky par les fanfares et les joueurs d’accordéon 1. Quoi
qu’il en soit, l’approche interactionniste choisie sied tout à fait à la réalité de la
« culture tsapiky ». Un second intérêt essentiel de l’ouvrage réside dans les perspectives
méthodologiques qu’il ouvre pour l’ethnomusicologie en France. La notion de « jeune
musique » concerne de fait autant l’objet musical tsapiky que le regard que l’on est
amené à porter sur les créations musicales contemporaines. Ainsi, en démontrant qu’il
est possible de prendre en charge de façon ethnomusicologique une nouvelle musique,
il contribue à légitimer de nouveaux questionnements auxquels la discipline ne peut
plus échapper. Changements, circulations, appropriations, négociations identitaires,
institutions, marchandisation sont au cœur des phénomènes de globalisation et,
comme l’affirme l’auteur, les traiter scientifiquement est aussi « impératif » (p. 9) que
de sauvegarder les patrimoines musicaux en danger.
BIBLIOGRAPHIE
KARTOMI Margaret J. 1981 « The process and Results of Musical Culture Contact : a Discussion of
Terminology and Concepts », Ethnomusicology 25 : 227-249.
MALLET Julien 2005 Tsapiky, panorama d’une jeune musique de Tuléar. CD Arion, ARN64661.
MANUEL Peter 1993 Cassette Culture : Popular Music and Technology in North India. Chicago and
London: University of Chicago.
NOTES
1. Pour une vision plus diversifiée du tsapiky (incluant les fanfares et l’accordéon), Julien Mallet
renvoie au CD qu’il a réalisé en 2005.
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Luc Charles-Dominique et YvesDefrance : L’Ethnomusicologie de laFrance: de l’« ancienne civilisationpaysanne» à la globalisation Paris: L’Harmattan, 2009
Dominique Salini
RÉFÉRENCE
Luc Charles-Dominique et Yves Defrance : L’Ethnomusicologie de la France: de l’« ancienne
civilisation paysanne» à la globalisation. Actes du colloque de Nice-Sophia-Antipolis (15-18
novembre 2006). Paris: L’Harmattan, 2009. 493 pages
1 Le texte introductif de L’Ethnomusicologie de la France est clair : il s’agit d’un manifeste
pour réhabiliter, repenser, développer l’ethnomusicologie de la France, tant il est vrai
que « l’étude de l’ethnomusicologie de la France, tout comme d’ailleurs celle de
l’ethnologie de la France, accuse un retard considérable et est globalement méconnue
et déconsidérée » (p. 6). Important ouvrage de 493 pages qui rassemble les
contributions de 25 auteurs, ce livre est une somme d’informations, de
questionnements, de propositions aussi. Il faut le lire comme un livre-gigogne qui se
distribue de manière synchronique et diachronique selon trois axes choisis : « des
collectes romantiques au folk-revival : l’héritage » ; « croisement des disciplines et
théorisation : épistémologie et méthodologie » ; « évolution des terrains et des
problématiques et émergence du multiculturalisme ». Par emboîtement successif, ces
thématiques permettent de couvrir les questionnements divers que ce domaine a pu
soulever au cours de son élaboration et d’ouvrir de nouveaux champs de réflexion.
2 À la lecture des différents textes, apparaît bien l’ambiguïté historique qui pèse depuis
toujours sur les musiques non écrites, en quête d’une identité : lien souvent paradoxal
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entre la science et le politique, rapport difficile avec l’histoire au point de brouiller
l’accès au sens, d’engendrer des erreurs d’appréciation, voire de créer des « fables
d’identités », place indécise à l’intérieur même de la science musicale. Aussi était-il
nécessaire de tenter de recentrer la problématique, entre rappel historique qui permet
de comprendre le présent et prise en compte de nouveaux questionnements et de
nouvelles géographies à l’heure de la globalisation. Le sous-titre est d’ailleurs bien
explicite : de l’ancienne civilisation paysanne à la globalisation. Nous pourrions bien
être, avec « l’urbanisation du monde » les acteurs/spectateurs […] d’une histoire qui
« recommence, mais à une autre échelle » (Augé 2009 : 79).
3 Les contributions s’inscrivent dans trois grands champs imbriqués : l’heuristique,
l’épistémique, le géographique. Il était logique d’ouvrir le débat en rendant un
hommage à l’un des « pionniers » de l’ethnomusicologie, Patrice Coirault. Le texte de
Belly pointe l’un des traits fondamentaux de cette époque : Coirault est une tête
chercheuse et non un ethnomusicologue ; employé au Ministère des travaux publics, il
réalise sa passion d’amateur. C’est une manière de rappeler que si, au XVIIIe siècle, la
pensée anthropologique naissait de la rencontre du baroudeur des mers –
l’explorateur – et du philosophe, le premier s’appropriant l’observation du terrain et le
second l’interprétation, il a bien fallu attendre Franz Boas et Bronislaw Malinowski
pour faire admettre qu’être ethnologue est un métier qui exige les deux compétences.
Bien sûr, à l’époque, la musique traditionnelle appartient au monde rural et la question
de la transmission ne se pose pas encore. C’est la raison pour laquelle ce qui intéresse
surtout les têtes chercheuses en France, outre l’inventaire systématique, c’est le lien
entre le savant et le populaire. L’ethnologie concerne plutôt l’ailleurs et la politique
muséale française confirme la séparation entre les arts et traditions populaires et les
civilisations lointaines.
4 Alors, comment ne pas reposer, avec Maurice Godelier (2007), la question de savoir à
quoi sert l’anthropologie ? ou ne pas citer Marshall Sahlins ? « L’anthropologie a
quelque chose à apporter à l’histoire. L’inverse va sans dire » … mais il ne s’agit pas
seulement d’une collaboration entre disciplines… « le problème est maintenant de faire
exploser le concept d’histoire au moyen de l’expérience anthropologique de la culture »
(Sahlins 1989 : 17).
5 Mais, si la dichotomie entre l’histoire et l’anthropologie est moins d’actualité
aujourd’hui, nombre de débats ayant agité l’académie autour de ces questions se sont
focalisés sur la science en général. Cet ouvrage a le mérite de poser cette question sous
l’angle de la musique, participant de fait à un rattrapage historique, à la réhabilitation
de la musique comme grille de lecture politique.
6 L’ethnomusicologue est auourd’hui confronté au fait qu’en de nombreuses régions du
monde, la musique « traditionnelle », d’essentielle qu’elle était parce que liée à un socle
anthropologique fort, devient un loisir. Un loisir qui s’affiche actuel, pleinement ancré
dans le contemporain, sans nostalgie d’un passé révolu, décomplexé par rapport aux
crispations identitaires des années 1970. Mais c’est là où la transdisciplinarité
académique ne suffit pas. Il est désormais impératif de prendre le mot musique dans
son sens générique. Comme toujours, pourrait-on ajouter, à côté des musiques
traditionnelles « s’ouvre le champ immense des musiques d’aujourd’hui » (Molino).
Mais, si nous sommes passés « d’une ancienne civilisation paysanne à un loisir
revivaliste », les ouvertures pourraient bien venir plus des acteurs contemporains et de
la musique vivante que de l’histoire de l’art.
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7 Aussi ne peut-on que regretter l’indifférence à l’égard de la musique expérimentale ou
pop. Il est fort dommage en effet que ce qui fait la spécificité de la musique
traditionnelle, d’ici et d’ailleurs, son mode de transmission dans l’oralité, n’ait pas
interpellé davantage sur ces nouvelles formes d’oralité recherchées par les
compositeurs. Quarante ans plus tard, les musiques traditionnelles, qui cherchent à
sortir du poids de la répétition de ce qui a été appris, font des incursions dans ce qui
s’appelait à l’époque « l’expérimental » : instruments électrifiés, traitements divers des
sources sonores, postures. Or, tout ceci rappelle bien les « expériences » d’un Mauricio
Kagel ou d’un Karlheinz Stockhausen.
8 Alors que les relations entre le savant et le populaire avaient profondément troublé les
folkloristes de la Rezeptionstheorie, en particulier, force est de constater que l’«
invention » de la « musique traditionnelle » par l’ethnographie musicale du domaine
français, de la décennie 1980-1990, par des tris subjectifs dans les pratiques et les
répertoires (Mabru), rejoint la fabrique des identités et de l’histoire (Hobsbawm &
Ranger 1983). Au moment du revival, le rejet du savant, voire de la froideur
universitaire ou encore de la confiscation de la mémoire par « l’institution patentée »
(Le Gonidec), se manifeste par l’attraction du passé, les musiques anciennes (Hennion),
ou par l’organologie (Maillard, Montbel, Laurence). Et c’est par le biais des études
théâtrales – qui débutent à la Sorbonne en 1956 – que naît l’ethnoscénologie (Gauthard)
à l’Université 1.
9 Mais la création de patrimoines musicaux par des sociétés déculturées, en quête d’une
mémoire afin de réactualiser des traditions indépendamment d’une appréciation
nostalgique ou passéiste, peut justement constituer une « pratique musicale-point de
départ » (Desroches) de nouvelles identités. En réalité, et c’est là la grande leçon
conjointe de l’histoire et de l’anthropologie, il n’y a pas de société sans musiques et
danses pour célébrer chaque moment du cycle de la vie à la mort, quelles que soient les
géographies, et indépendamment de leurs histoires aussi, puisque nombreux sont les
exemples qui montrent que la fête permet parfois d’emprunter les histoires des autres.
10 Le glissement sémantique de populaire, pour les folkloristes, à traditionnel, pour les
revivalistes, va de pair avec le processus de décentralisation alors amorcé, à l’instar de
la concomitance du régionalisme et du colonialisme relevée par Luc Charles-Dominique
(p. 146), rappelant, si besoin était, le lien du culturel au politique (Defrance 1993 : 185).
L’absence d’intérêt pour le contexte politique s’expliquait autrefois pour l’ailleurs, la
société étudiée étant considérée comme un objet clos, voire sans autre histoire que
celle de l’observateur. Or, la situation actuelle de l’ethnomusicologie française – et qui
donc implique l’urgence d’une re-fondation – s’explique en grande partie par son
histoire coloniale, et son centralisme jacobin. Les politiques de l’État à l’égard du
secteur des musiques traditionnelles sont assez éloquentes (De Lannoy). Les « cultures
régionales », qui incluent les langues régionales (rappelons la loi Deixone), sont bel et
bien des indices de résistance identitaire, la région étant, dans la décennie 1970-80, le
foyer des minorités nationales en France (Boursier)2, contestataire vis-à-vis de la
nation.
11 La question du traditionnel, qu’il soit du terroir ou du territoire élargi, touche encore le
problème politique des identités régionales. De la surprise des politiques, dans les
années 70, devant l’ampleur de la résistance et de la mobilisation populaires pour
défendre le Larzac, qualifié alors de « désert », à l’édification, aujourd’hui, « d’un
territoire à partir d’un patrimoine, du culturel, alors qu’auparavant, c’était le territoire
Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010
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qui façonnait le groupe par ses limites » (Boursier : 101) : voilà résumée une grande
partie de l’histoire de l’ethnologie en France. En prenant une nouvelle tournure, moins
idéologique et plus centrée sur le musical stricto sensu (Casteret, Isnart), la vision du
traditionnel aujourd’hui évite les questionnements en vogue dans les années 1980 :
existe-t-il une « ethnomusicologie régionale » ou en tout cas de « proximité » ?
12 Incluse dans le processus de décentralisation, la « délocalisation » à Marseille du
MNATP rebaptisé MuCEM (Musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée)
montre bien que la politique des États s’adapte aux nouvelles donnes géographiques de
la globalisation.
13 Bien entendu, l’objectif de l’ouvrage va bien au-delà d’un seul bilan rétrospectif de
l’ethnomusicologie en France métropolitaine, contrairement à ce que le titre pourrait
laisser supposer. De même qu’il s’est agi d’ouvrir l’espace heuristique à des
questionnements revisités voire inédits, il s’agit d’élargir également l’espace
géographique (l’espace français est-il pertinent ? les questions « nationales » ayant montré
leurs limites idéologiques). Retrouver des patrimoines des périphéries (Lemee) mal
connus, tus, occultés pour des raisons historiques (Roten), voire minimisés (Roura),
comme être attentifs à la création des nouvelles identités (Samson, Khatile) : tout ceci
relève bien de l’intention affichée dès le début de l’ouvrage et qui permet des
approches plus créatives de la question identitaire (Laborde).
14 Ce tableau de bord s’achève sur un constat : cette spécificité française de privilégier
depuis toujours le « monumental » par rapport à l’« immatériel », préférer l’institution
patentée au vécu des associations et des praticiens, est aujourd’hui à bout de souffle.
D’ailleurs n’est-il pas significatif que la France n’ait ratifié qu’en 2006 la convention de
l’Unesco définissant le PCI 3 ? Il s’agit donc de redéfinir un terrain géographique entre
l’ailleurs et l’ici, de recontextualiser des temps, de requestionner les méthodologies
jusque-là admises via la transdisciplinarité ; il faudrait sans doute ajouter via la
connaissance des autres domaines, en renouant notamment avec l’amateurisme et le
bénévolat. L’entreprise est considérable, d’où la démarche – et la création du CIRIEF 4
peut en être la première étape – qui consiste à déconstruire l’ethnomusicologie
historique de la France afin de reconstruire une anthropologie du sonore de l’espace
francophone multiculturel, ouvert sur de nouveaux champs de recherche et de
création.
BIBLIOGRAPHIE
ALTHABE Gérard, Daniel FABRE et Gérard LENCLUD 1995 Vers une ethnologie du présent. Collection
Ethnologie de la France, cahier 7. Paris : éditions de la Maison des Sciences de l’homme.
AMSELLE Jean-Loup 2008 « Métissage, branchement et patrimoine culturel immatériel », in
Michel Guelfucci & Dominique Salini, dir : La polyphonie corse peut-elle disparaître ? Collection
Hommes & Territoires. Ajaccio : éditions Dumane : 67-73.
AUGÉ Marc 2009 Pour une anthropologie de la mobilité. Paris : Payot & Rivages.
Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010
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DEFRANCE Yves 1993 « Musique et couleur politique. Les mouvements folk et écologique en
France », in A.Darré, dir. : Musique et politique. L’Aquarium. Rennes : 185-198.
GODELIER Maurice 2007 Au fondement des sociétés humaines. Ce que nous apprend l’anthropologie.
Paris : Albin Michel
GRUZINSKI Serge 1999 La pensée métisse. Paris : Fayard.
HOBSBAWM Eric & Terence RANGER 1983 The invention of Tradition. Cambridge: Cambridge
University Press.
LÉVI-STRAUSS Claude 1987 [1952] Race et histoire. Paris : Denoël.
SAHLINS Marshall 1989 [1985] Des îles dans l’histoire. Paris : Seuil.
SAHLINS Marshall 2009 [2008] La nature humaine, une illusion occidentale. Paris : éditions de l’éclat
NOTES
1. L’ethnoscénologie est aujourd’hui enseignée notamment à l’université de Paris 8, mais pas à la
Sorbonne (ndlr).
2. Temps modernes, Minorités nationales de France, no 324-5-6, 1973.
3. Patrimoine culturel immatériel (ndlr).
4. CIRIEF : Centre International de Recherches Interdisciplinaires en Ethnomusicologie de la
France, fondé en 2007, sous la présidence de Luc Charles-Dominique.
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Jean-Michel Guilcher: Dansetraditionnelle et anciens milieuxruraux français. Tradition, Histoire,Société Paris: L’Harmattan, 2009
Marlène Belly
RÉFÉRENCE
Jean-Michel Guilcher: Danse traditionnelle et anciens milieux ruraux français. Tradition,
Histoire, Société. Paris: L’Harmattan, 2009. 318 p
1 Dans cette publication, Jean-Michel Guilcher offre une synthèse de plus d’un demi-
siècle de travaux centrés sur les danses traditionnelles de multiples aires culturelles du
domaine français. En ce sens, sa réflexion se situe dans le prolongement logique de ses
nombreux ouvrages et monographies qui font référence. Spécialiste incontournable de
ce champ de recherche, il propose une étude, une fois de plus, conduite selon une
méthodologie susceptible de servir d’exemple à de nombreux chercheurs. Dans la
droite lignée de l’œuvre de Patrice Coirault (1953-1963) sur la chanson, il se refuse aux
hypothèses qui se font passer pour des thèses sans n’avoir jamais été établies ou aux
approches – danses des jours de fêtes, par exemple – ne donnant à voir que la partie
visible d’un iceberg bien plus complexe dans ses réalités profondes. Entièrement fondée
sur l’observation, l’analyse, la vérification et la démonstration, la démarche est d’une
rigueur édifiante. Des insatiables prospections de terrain aux dépouillements
systématiques des sources documentaires touchant, de près ou de loin, son domaine de
recherche, il élabore, avec une minutie, une prudence, une patience et un acharnement
sans faille, la réflexion que couronne cet ouvrage. Si l’on ne prenait garde à la « leçon
de morale scientifique » (Lévi-Strauss 1990) qu’elle induit, l’expression toucherait
presqu’à l’obsédante restriction, tant elle est fournie en formulations de type
Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010
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« confessons notre ignorance », « attention, pas de généralisation », « on ne saurait en
conclure que »… : une façon de procéder qui ne peut qu’inspirer le plus grand des
respects ! C’est alors un seul « Bilan provisoire » que prétend proposer ce maître de
recherches du CNRS qui, comble de modestie, ne se permet aucune conclusion mais,
sous l’intitulé « variation et tendance », conclut son propos par « quelques réflexions
d’ordre général ». Au-delà d’un raisonnement linéaire, élaboré selon le principe de la
démonstration, l’ouvrage renvoie également à de multiples autres matériaux ; les
annexes renforcent la réflexion et proposent des approfondissements ; l’appareil
critique, d’une profusion et d’une densité extraordinaires, propose d’irremplaçables
enrichissements ; la rigueur des index et l’impressionnante bibliographie font de ce
travail une nouvelle œuvre maîtresse pour le domaine de la danse.
2 L’intention de l’auteur est ici la mise en ordre « selon une perspective générale
unifiée » de ses recherches quant à la transmission au fil des générations et à ses
incidences sur l’objet transmis. Sa réflexion se démarque en bien des points des écrits
de ses prédécesseurs et contemporains. Là où, dans la stricte lignée des idées
romantiques, quantité de travaux posent les faits observés en témoignages de temps
immémoriaux, Guilcher, sans hésiter à désavouer ses propres théories de jeunesse,
dépasse la quête des origines pour se pencher sur celle des lignages. Sa rigueur lui
permet également de porter un regard critique sur les textes décrivant le monde rural
dans un fonctionnement en univers étanches : le milieu se serait appliqué à strictement
reproduire et aurait disposé de mécanismes assurant une transmission fidèle ;
l’aptitude à la conservation serait à mettre en corrélation avec une incapacité au
renouvellement ou à la création. Ces conceptions, à envisager dans l’héritage herderien
du Volksgeist, ont largement été relayées par le courant de pensée de l’anthropologie
culturelle américaine fondée par Boas et popularisée par ses disciples (voir Amselle
2001). En diamétrale opposition à ce courant, les écrits revivalistes ont colporté, sans
guère plus de fondements, l’image d’une tradition qui n’a eu de cesse que de
transformer. Bien loin de l’esprit trop systématique ou « simpliste » de ces tendances,
Guilcher rejoint Mendras (1967) dans sa présentation du concept de collectivité locale
et les théories de Saussure (1962) quant à la propagation des faits de langue. Son
approche de la dynamique des interférences lui permet de montrer qu’à côté d’une
capacité, certes, à conserver, la tradition paysanne a une aptitude tout aussi
remarquable à donner forme à des états nouveaux ; de la même manière que les
processus en œuvre peuvent anéantir ici, ils sont à même d’élaborer ailleurs. Les
renouvellements opérés sont alors précisés autant dans l’ampleur de leur diversité que
dans la multitude des formes qu’ils peuvent prendre. Ils sont également appréhendés
quant à leurs conséquences et nuancés selon les pays, les époques, les danses, les
milieux, les circonstances d’exécution, le sexe, l’âge des exécutants…
3 Pour chaque type de danse étudié, Guilcher retrace, aussi précisément que possible, les
étapes de transformations essentiellement échelonnées des dernières décennies du
XVIIIe siècle aux premières années du XXe siècle. Il précise les spécificités de chaque
danse aussi bien dans leurs formes que dans leurs schèmes moteurs ; il montre en quoi
la contredanse se pose en rupture avec l’esprit du branle et comment, au milieu du XIXe
siècle, l’élan pour les danses en couple fermé oriente définitivement le répertoire. Mais,
bien au-delà de ces seuls apports à la discipline, Guilcher situe les danses dans le milieu
où elles prennent place. « On ne saurait comprendre la transformation de la danse sans
la mettre en relation avec celle du milieu humain dont elle n’a pas cessé d’être un
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moyen d’expression privilégié », écrit-il (p. 31). On retrouve, dans cette approche, le
point de vue émique de l’école anthropologique anglo-américaine qui, avec Hood,
Merriam ou Blacking, ne dissocie pas musique et culture. Guilcher n’a alors de cesse
que de situer l’Homme qui danse dans le contexte social, les époques et les schémas de
pensée qui lui sont propres. Sa présentation de la transformation sans précédent qui
agite le paysan au fur et à mesure qu’il disparaît devant le cultivateur de l’ère
industrielle complète les travaux des historiens du monde rural. Mais surtout, il
s’attache à établir, selon les époques et les lieux, le lien entre l’évolution de cette
civilisation et celle de ses expressions dansées. Miroir du groupe, espace privilégié où
l’homme transfère sa propre image, les prestations sont présentées comme une sorte
de microcosme, au sens littéral et étymologique du terme, de la société dans laquelle
elles prennent corps. À ce titre, Guilcher ouvre la voie à l’étude de la danse dans sa
dimension anthropologique.
4 Analyser le principe de transmission dans les sociétés traditionnelles, c’est
inévitablement se centrer sur les processus de variation qui y opèrent : « Ce sera même
un objectif majeur du présent ouvrage d’examiner les changements de toutes natures
qui ont pu […] affecter [les danses paysannes] » (p. 34). Là encore, le chercheur se
dégage des théories de bon nombre d’auteurs. Beaucoup ont vu dans l’acte de
transmission une inexorable dégradation de l’objet transmis due au fonctionnement
imparfait de la mémoire. Les défenseurs de cette thèse se sont alors bien souvent lancés
dans des essais de reconstruction de versions « primitives » ou « critiques », en
particulier pour le domaine des chansons ou des contes. Guilcher rejoint, quant à lui,
l’élan impulsé dans l’entre-deux-guerres par Bartók, Van Gennep, Brăiloiu ou Coirault.
Telle une force positive comparable à l’incessant renouvellement d’un organisme
vivant, la variation mérite d’être étudiée pour elle-même. Indissociable de l’acte
collectif, partie intégrante de l’être dans la mesure où elle se fonde sur des schèmes
moteurs, la variation propre à la danse s’envisage, selon Guilcher, quelque peu
différemment de celle étudiée dans les faits de langues (Jakobson 1973), les contes
(Propp 1970 [1965]), les chansons (Coirault, Brăiloiu) ou les mélodies (Bartók, Brăiloiu).
Le propos mériterait probablement des nuances, en particulier pour les chants à mener
la danse et, plus généralement, les énoncés collectifs et/ou ceux en lien avec le
mouvement. L’analyse montrerait la tendance à l’ancrage autour des schémas narratifs
dans le genre complainte, par exemple, qui, pour autant, se charge de créations et
d’inventions individuelles là où les chants, supports d’un rythme moteur, se dégagent
plus facilement du sens du texte, mais se resserrent autour des appuis ou des
formulations inhérentes à la cristallisation qu’exerce la force du groupe.
5 Pour autant, tout au long de son ouvrage, Guilcher complète et précise la notion même
de variation. Par l’analyse du domaine qui est le sien, il enrichit grandement les
connaissances en la matière : il s’applique à dégager les variations dues aux
réinterprétations sans réelle volonté de modifier, celles qui correspondent au sens
étroit étudié par Brăiloiu. Il les discerne des mouvances – relevant d’actes délibérés,
d’emprunts extérieurs, et/ou d’amalgames entre les matériaux à la mode et ceux reçus
de la tradition – qui constituent par rajout aux autres, la variation au sens large.
L’analyse montre l’étendue et la diversité du « champ de possibles » (de Certeau 1974 :
46) à ce niveau : d’un lent et continu remodelage sans atteinte de la structure
fondamentale – reprise de la thèse de Pouillon (1977) – à la remise en question totale
d’un modèle qui le conduit à sa ruine et peut en susciter un autre. Sans quitter sa
démarche d’ethnochoréologue, Guilcher s’attache à poser l’empreinte des milieux
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citadins sur les répertoires traditionnels en lien avec le déclin toujours plus marqué de
l’expression collective et l’affirmation croissante de l’individu. Il met également en
corrélation la reconversion des attitudes mentales impliquées dans la danse et la sortie
de tout processus de folklorisation, au sens où l’entend Coirault. « Mécanisme
premier » du principe de transmission, la variation est alors assimilable à autant
d’évolutions créatrices et indéniablement responsables de la venue jusqu’à des dates
avancées de pans entiers des répertoires de tradition orale ; leur réadaptation
permanente aux canons du moment les a, aussi longtemps que possible, dégagés d’une
position anachronique.
6 Tout scientifique qu’il est, cet ouvrage, qui saura prendre le rang qui lui revient,
témoigne aussi de la place que Madame Hélène Guilcher a tenue, avec la discrétion que
nous lui connaissons, dans les travaux de son mari. C’est sur une pensée particulière
aux épouses de ces autres chercheurs à qui l’ethnomusicologie des domaines
francophones est largement redevable (Coirault, Laforte, Delarue…), mais également à
toutes ces mains de l’ombre qui ont facilité quantité de réflexions, que nous souhaitons
refermer la présentation de cet ouvrage.
BIBLIOGRAPHIE
AMSELLE Jean-Loup 2001 Branchements. Anthropologie de l’universalité des cultures. Paris :
Flammarion.
BRĂILOIU Constantin 1973 Problèmes d’ethnomusicologie. Textes réunis et préfacés par Gilbert
Rouget. Genève : Minkoff reprint.
CERTEAU Michel de 1974 Le christianisme éclaté. Paris : Seuil.
COIRAULT Patrice 1953-1963 Formation de nos chansons folkloriques. Paris : éd. du Scarabée.
JAKOBSON Roman 1973 Questions de poétique. Paris : Seuil.
LÉVI-STRAUSS Claude 1990 « Message à Jean-Michel Guilcher », in « Tradition et histoire dans la
culture populaire. Rencontres autour de l’œuvre de Jean-Michel Guilcher ». Documents d’ethnologie
régionale. Centre alpin et rhodanien d’ethnologie 11 : 11.
MENDRAS Henri 1967 La fin des paysans, innovations et changement dans l’agriculture française. Paris :
S.E.D.E.I.S.
POUILLON Jean 1977 « Plus c’est la même chose, plus ça change ». Nouvelle revue de psychanalyse
15 : 203-211.
PROPP Vladimir 1970 [1965] Morphologie du conte. Paris : Seuil.
SAUSSURE Ferdinand de 1962 Cours de linguistique générale. Paris : Payot.
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Frank Tenaille: Musiques et chants enOccitanie. Création et tradition en Paysd’OcCorrens / Paris: Le Chantier, éditions du Layeur, 2008
Luc Charles-Dominique
RÉFÉRENCE
Frank Tenaille: Musiques et chants en Occitanie. Création et tradition en Pays d’Oc. Correns / Paris: Le Chantier, éditions du Layeur, 2008. 296 pages
1 Bien que n’étant pas ethnomusicologue, Frank Tenaille n’est cependant pas totalement
inconnu dans le microcosme. Il a en effet publié Corse, polyphonies et chants (éd. du
Layeur, 2000) et surtout Le raï, de la bâtardise à la reconnaissance internationale (2002) dans
la fameuse (et regrettée) collection Actes Sud-Cité de la Musique. Mais ces deux livres
viennent s’insérer dans une longue liste de vingt ouvrages et cinq films aux thèmes très
divers, tournant cependant tous autour des « musiques du monde ». Car Frank Tenaille,
qui a collaboré à de nombreuses revues et émissions radiophoniques, qui est fondateur
du réseau Zone Franche (réseau des musiques du monde), directeur artistique de
nombreux festivals et membre de l’Académie Charles Cros, est parfaitement à son aise
dès lors qu’il s’agit de rendre compte de la création artistique dans le domaine des
musiques du monde. Sa culture sans limites, son érudition confondante, son étroite
proximité avec le monde de la scène et de la musique vivante, rajoutées à un sens aigu
de l’observation, font de lui un chroniqueur sans pareil, un témoin important et avisé.
C’est ainsi qu’il faut percevoir son dernier ouvrage : Musiques et chants en Occitanie.
Création et tradition en Pays d’Oc.
2 Une importante introduction tente non seulement de contextualiser les circonstances
de l’apparition, de la formalisation et de la revendication de cette occitanité musicale,
mais aussi de présenter la spécificité culturelle et linguistique occitane, sa diversité, la
multiplicité des courants historiques et actuels se réclamant de sa défense et de sa
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pérennisation. Frank Tenaille brosse ensuite une longue série de portraits de tous ceux
qui, du début de ce mouvement musical, culturel et politique – vers la fin des années
1960 et le début des années 1970 – jusqu’à aujourd’hui, ont contribué à marquer de leur
empreinte cette histoire particulièrement intéressante et féconde. Ces notices
biographiques, souvent en forme d’entretiens, sont réparties en dix chapitres :
« Mythologies » – les fondateurs comme Claude Marti, Jan dau Melhau, André Ricros ;
« Troubadours » – Jan-Maria Carlotti, Rosina de Peira, Gérard Zuchetto, qui
alimentèrent leur création musicale à la source de la poésie et du chant
troubadouresques ; « Folks d’Oc » – Daniel Loddo, Michel Maffrand, Joan-Pau Verdier,
trois personnages aux démarches très différentes dont le regroupement ici surprend,
tout autant que la catégorie censée les réunir ; « Voix des champs et des villes » – Renat
Sette, Marilis Orionaa, Manu Théron ; « Tchatche citoyenne » – Bernard Lubat, Claude
Sicre, Massilia Sound System ; « Souffles inspirés » – Christian Vieussens, Éric Montbel,
Michel Bianco ; « Mare Nostrum » – Miqueu Montanaro, Laurent Audemard, Sergio
Berardo et Lou Dalfin ; « Mezcladissa » (sic) – Michel Marre, Joan-Francés Tisnèr, André
Minvielle ; « Instruments en folie » – Patrick Vaillant, Valentin Clastrier, Alain
Cadeillan ; « Cousins » – Pascal Comelade, Beñat Achiary, Jean-Claude Acquaviva et A.
Filetta. Chaque présentation est soignée : la notice biographique est très complète et
toujours bien renseignée par des notes nombreuses et fort copieuses qui montrent le
sérieux de Frank Tenaille dans cette entreprise. On y découvrira également toute la
complexité de ces parcours croisés, toutes les influences culturelles, musicales,
intellectuelles et politiques qui en furent à l’origine et qui font de cette histoire un
phénomène d’une extraordinaire complexité.
3 Pour autant, si la liste des personnalités de ce grand mouvement musical est d’une part
bien fournie, d’autre part tout à fait représentative, rien n’est dit dans ce livre des
choix qui ont présidé à son établissement, ni des cohortes de musiciens, chanteurs très
talentueux qui ont marqué cette histoire tout autant que ceux qui sont ici présentés, et
sur lesquels le présent ouvrage est muet. Sélectionner n’est pas condamnable mais il
faut pouvoir assumer le choix et le justifier. D’autre part, au-delà de ces présentations
individuelles, le lecteur ne trouvera ici aucun contenu théorique analytique concernant
les rapports souvent tendus qu’entretinrent les tenants de la Nova cançon occitana (la
Nouvelle chanson occitane, engagée, militante, à texte) et les acteurs du revivalisme
occitan des musiques et danses « traditionnelles », ou encore les mécanismes de cette
patrimonialisation musicale chez les revivalistes. Les notions de mémoire, de
« tradition », d’identité, de singularisation/différenciation, de territorialisation,
d’inscription dans des aires culturelles transfrontalières plus larges, d’emblématisation
musicale, politique, culturelle, d’analyse historique, etc., sont globalement absentes de
ce qui demeure essentiellement descriptif et cumulatif : un état passé et présent. Cette
absence de posture scientifique se lit aussi dans les choix non maîtrisés de graphies du
vocabulaire occitan : les écritures « mistraliennes », « occitanes » ou la francisation des
termes occitans (par exemple « chabrette » pour « chabreta ») cohabitent de façon
assez désordonnée, parfois avec des fautes, de surcroît. De même, le glossaire présenté
en fin d’ouvrage – utile et nécessaire – aurait souvent mérité des développements un
peu plus conséquents, plus précis et aussi plus nuancés.
4 Mais l’ambition de Frank Tenaille n’est pas scientifique ni vraiment analytique. Il
cherche simplement à nous transmettre, par le biais d’une subjectivité clairement
assumée, la perception qu’il a de ce courant musical, en forme de « récit de voyage » ou
de « carnet d’enquête », un peu à la manière d’un bon ethnographe qui nous laisserait
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le fruit de ses observations, fines et justes en l’occurrence. Démarche sensible, intuitive,
entreprise quasi phénoménologique… L’ethnologue, l’ethnomusicologue,
l’anthropologue, l’historien, le sociologue même, resteront certes un peu sur leur faim.
Mais ce que l’on découvre dans cet ouvrage très bien conduit, très bien renseigné, très
honnête, plein de verve, c’est une matière riche et abondante, une source du plus grand
intérêt pour la grande étude diachronique et synchronique en anthropologie politique
et culturelle que j’appelle de tous mes vœux : celle, collective, pluridisiciplinaire, du
revival des musiques et danses « traditionnelles » en Pays d’Oc et, plus largement, en
France.
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Claudie Marcel-Dubois et FrançoisFalc’Hun, assistés de JeannineAuboyer: Les archives de la Mission defolklore musical en Basse-Bretagne de1939 du Musée national des arts ettraditions populairesParis: CTHS|Rennes: Dastum, 2009
Jean-Christophe Maillard
RÉFÉRENCE
Claudie Marcel-Dubois et François Falc’Hun, assistés de Jeannine Auboyer : Les archives
de la Mission de folklore musical en Basse-Bretagne de 1939 du Musée national des arts et
traditions populaires. Éditées et présentées par Marie-Barbara Le Gonidec. Paris: CTHS / Rennes: Dastum, 2009. 448 p., un DVD-rom
1 Le défunt musée national des Arts et Traditions Populaires (ATP) nous livre une part de
ses trésors, après les avoir longtemps gardés secrets. Belle victoire pour les éditeurs,
l’association Dastum, ici en collaboration avec les Éditions du Comité des travaux
historiques et scientifiques : la fameuse phonothèque Dastum qui, à sa création en 1972,
avait bénéficié d’une aide massive et unanime des collecteurs et chercheurs en musique
bretonne, s’était alors heurtée à un refus poli mais catégorique lorsqu’elle avait sollicité
l’accès aux collections des ATP. Cette part de trésor aujourd’hui dévoilée concerne la
Mission de folklore musical en Basse-Bretagne, qui s’est déroulée durant six semaines,
de juillet à août 1939, sous l’égide du tout nouveau musée. La photo de couverture du
présent ouvrage plonge d’emblée le lecteur dans l’atmosphère. Nous sommes le 7 août
1939 à 16 h 15, dans la mairie de Plogastel Saint Germain. Marianne, encadrée de deux
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drapeaux français, et un président de la République – Albert Lebrun sans doute –
paraissent observer la scène de leurs regards impassibles. Celle-ci est pourtant
inhabituelle dans cette bourgade bigoudène, plus habituée aux mariages ou aux séances
du conseil municipal : Claudie Marcel-Dubois et son équipe ont installé un studio
volant, dont on voit émerger un microphone dressé face à un homme d’une
quarantaine d’années. « Claudie », de dos, note scrupuleusement ce qu’elle entend. Face
à elle, un collaborateur précieux, l’abbé François Falc’hun, brillant linguiste spécialiste
de la langue bretonne, semble aussi absorbé par les informations qu’il recueille.
Quelques autres personnes, dont deux dames en coiffe discrètement assises sur la
gauche du cliché et perdues dans un flou photographique, paraissent attendre leur tour
ou observer avec curiosité.
2 Il n’est pas superflu de s’attarder ainsi sur ce cliché. L’ensemble de la publication, en
effet, a principalement insisté sur l’enquête elle-même, épisode-clé de l’histoire de
l’ethnographie musicale française du XXe siècle. Elle ravit presque la vedette au
matériau lui-même, pourtant abondant. En fait, l’ouvrage appelle à plusieurs niveaux
de lecture et, de ce fait, s’adresse autant au militant culturel qu’à l’ethnologue,
l’historien, le musicien ou le simple curieux. On saura infiniment gré à Marie-Barbara
Le Gonidec, partagée entre le passé des ATP et le futur du MUCEM (Musée des
civilisations de l’Europe et de la Méditerranée), d’avoir trouvé la formule qui
permettait d’offrir au public, avec le plus grand respect pour ses artisans, le résultat de
cette opération à la fois ambitieuse et, en certains points, frustrante.
3 La première partie du livre (pp. 16-97) propose une approche historique de la mission,
en la replaçant dans un contexte qu’il était indispensable de rappeler. Pour ce faire, la
responsable de la publication a fait appel à Yves Defrance, Gilles Goyat, Michel Valière,
Christophe Fouin et Silvia Pérez-Vitoria afin de retracer une chronologie des études
antérieures sur la musique bretonne, d’en brosser le contexte scientifique, voire
culturel, face aux traditions rurales du temps, et enfin de dresser un portrait des
principaux protagonistes de l’entreprise : Georges Henri Rivière, directeur-fondateur
des ATP et premier instigateur, Claudie Marcel-Dubois, François Falc’hun, et enfin
Jeannine Auboyer, responsable de la photographie et des films, préposée au journal de
bord et occasionnellement dessinatrice.
4 Les objectifs, les moyens utilisés, la préparation puis le déroulement de l’opération sont
ensuite évoqués dans la seconde partie (pp. 98-221). La mission en Basse-Bretagne est
donc la première d’une « série de missions de folklore que doit organiser mon
établissement dans les différentes régions de la France, missions qui ont pour but de
rassembler des matériaux originaux avec les méthodes et les techniques dont dispose
maintenant notre science, et de mettre ces matériaux à la disposition des folkloristes,
et en général de tous ceux qu’intéressent de telles recherches », si l’on en croit
Georges-Henri Rivière lui-même (cité p. 102). Les préparatifs seront délicats : en plus
d’un questionnaire envoyé aux personnes-ressource (instituteurs, membres du clergé),
d’infinies précautions diplomatiques conduisent à prévenir les susceptibilités en allant
au-devant d’éventuelles polémiques attisées par les tensions « franco-françaises » entre
l’État laïc et l’Église – le terrain a été judicieusement préparé, notamment grâce à la
présence d’un ecclésiastique dans l’équipe scientifique –, mais surtout par les
réticences des mouvements régionalistes ou nationalistes, parfois très virulents.
5 Le lecteur est en outre gratifié de nombreuses reproductions en fac-similé de courriers
divers, qui paraissent aujourd’hui un peu anecdotiques face à l’intérêt immense de
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l’enquête. Mais qu’importe : Marie-Barbara Le Gonidec, en dernière héritière de Claudie
Marcel-Dubois aux ATP, entend se livrer à une sorte d’hagiographie et retracer une
épopée, sous la forme d’une « légende dorée » qui ne nous épargne même pas les notes
de garagiste, car l’équipe demande une voiture suffisamment robuste pour supporter
les deux cents kilos de matériel (disques vierges, graveur, microphones…). Replonger
dans cette ambiance, aventureuse malgré l’ampleur des préparatifs, n’est pas sans
charme.
6 Nous sommes ensuite entraînés dans la mission elle-même, aidés par le journal de bord
de Jeannine Auboyer, qu’il soit transcrit dans le corps du texte ou présenté sous forme
de fac-similé. C’est peut-être la partie la plus passionnante de cette publication : cette
troisième section (pp. 222-434) présente la chronique de l’expédition, avec force
photographies rendant extrêmement vivant ce qui n’était auparavant qu’une
abstraction. On se rend dans diverses localités de Cornouailles et du Pays Vannetais,
aussi bien chez les informateurs eux-mêmes que dans les lieux publics, mairies ou salles
de fêtes. Les séances de collectage peuvent être spécialement organisées pour la
mission : les informateurs chantent et se livrent alors parfois à des démonstrations de
danses. Il arrive aussi qu’on profite d’occasions particulières : mariages, enterrements,
pardons. La moisson est particulièrement riche, même si l’accueil est variable : on note
la cordialité des Vannetais, la réserve de certains Bigoudens ou l’extrême méfiance des
habitants de Scrignac, qui refusent même de se faire photographier. Au milieu de cette
civilisation rurale, on découvre même à Plomodiern une noce « néo-bretonne » : un
militant culturel, un Breton de Paris « tueur de Bécassine », a convoqué pour l’occasion
de jeunes sonneurs versés dans le nouveau biniou bras (grande cornemuse écossaise),
parmi lesquels le luthier Dorig Le Voyer qui, quatre ans plus tard, fondera l’une des
principales fédérations musicales encore actuellement en exercice en Bretagne, la
Bodadeg Ar Sonerion. Puis, brusquement, c’est la débâcle de la mission : les tensions
internationales s’étant rapidement aggravées, Claudie Marcel-Dubois est rappelée
d’urgence à Paris le 26 août. Nous sommes à huit jours de la déclaration de guerre… et
la durée de l’opération, prévue jusqu’au 10 septembre, s’en trouve violemment réduite.
Les projets de publications, voire de thèse, n’aboutiront pas pour notre
ethnomusicologue. Quelques textes de conférences et un rapport de mission
complètent la publication.
7 Cette série d’informations donne au livre un aspect interactif, largement documenté
par le DVD-rom qui le complète. La consultation des archives permet au lecteur de se
déplacer de localité en localité, à moins qu’il ne préfère suivre la chronologie de la
mission ou se référer à la liste des informateurs, qu’ils soient chanteurs, sonneurs de
biniou et bombarde ou accordéonistes. Une table des chants et des airs instrumentaux
est jointe aux documents électroniques ; mais l’utilisateur pourra aussi, tout
simplement, déambuler dans le multimédia, qui associe avec bonheur les portraits
photographiques des informateurs, les enregistrements des documents leur
correspondant et, en certains cas, la transcription des paroles ou, plus rarement, la
portion de film les mettant en scène. Plusieurs séquences de danse viennent en outre
éclairer l’important corpus réalisé, quelques années plus tard, par Jean-Michel
Guilcher, mais sans aucun commentaire. On imagine la somme passionnante de travail
qui s’ouvre aux chercheurs et aux musiciens, qui peuvent désormais puiser dans cette
impressionnante somme de 201 chansons, 18 airs d’accordéon et 11 airs de biniou et
bombarde.
Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010
282
8 Quelles premières impressions retenir de cette documentation ? Dans leurs textes
introductifs, Charles Quimbert et Luc Charles-Dominique expliquent bien qu’un
important chantier est désormais ouvert. Aujourd’hui, l’idée d’une si conséquente
vendange de documents lors d’une enquête de seulement six semaines, effectuée dans
une soixantaine de localités, ne correspond certes plus aux critères d’une enquête de
terrain fiable. Cette première approche – car déjà en 1939 l’équipe prévoyait de
retourner plusieurs fois sur place – fait entendre des chanteurs de qualité inégale, mais
dans un répertoire en partie inconnu. D’honnêtes mais peu exceptionnels
instrumentistes nous renseignent pourtant utilement sur les styles de jeu. Mais nous
sommes en présence d’un butin qui dépasse les espérances, alors que seules quelques
bribes sonores de cette première moitié de siècle composaient antérieurement nos
connaissances. Témoignages infiniment émouvants de cette civilisation appelée
quelques jours plus tard à basculer dans le terrible épisode du conflit mondial, ces
documents laissent à tous la porte ouverte, comme celles des maisons bretonnes.
Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010
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Corinne Frayssinet-Savy: IsraelGalván: danser le silenceArles: Actes Sud, 2009
Agnès Aubert
RÉFÉRENCE
Corinne Frayssinet-Savy: Israel Galván: danser le silence. Arles: Actes Sud, 2009. 96 p., ill.
coul.
1 Professeur d’éducation musicale et de chant choral, Corinne Frayssinet-Savy est
également chargée de cours aux universités de Toulouse-Le Mirail et de Nice Sophia
Antipolis. Elle est notamment l’auteur de plusieurs publications pour la Cité de la
musique de Paris : Décliner le flamenco (1995), L’Andalousie : musiques traditionnelles,
musiques, gitanes (1996) et Flamenco : créativité ou innovation (2002). Cette passionnée ne
limite cependant pas son travail à l’écriture, puisqu’elle est aussi la réalisatrice du film
Carte flamenca : la danse (1994).
2 Quant à Israel Galván de los Reyes, né à Séville en 1973, il apprend la danse avec son
père, le danseur José Galván, et sa mère, la danseuse Eugenia de los Reyes. En 1994, il
entre dans La Companía Andaluza de Danza dirigée par Mario Maya, avant de
développer une brillante carrière de soliste.
3 Dans Israel Galván : Danser le silence, l’auteur expose notamment l’idée du silence comme
une proposition de substitut à toute forme de chant ou de musique instrumentale
(guitare, cajón, palmas). L’ouvrage est divisé en quatre parties : « La danse, une
proposition » (pp. 7-13), « Danse soliste et danse en solo » (pp. 15-38), « Corps sonore et
plastique rythmiques » (pp. 41-62) et « Musicien-danseur » (p. 65-83). Corinne
Frayssinet-Savy y expose avec brio son interprétation de la danse d’Israel Galván en
tant que processus expérimental, ainsi que sa vision du monde du flamenco en tant que
tradition faite d’une succession de ruptures et de renouvellements.
Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010
284
4 Bien documenté et très riche en descriptions sur presque toutes les facettes du
flamenco, cet ouvrage va au-delà du simple portrait, même s’il pourra paraître un peu
ardu au simple amateur de cet art, notamment dans le chapitre « Danse et Flamenco
familial » (pp. 17-22) ou encore « La danse au temps des cafés cantantes » (pp. 22-27).
En revanche, pour un novice, les différents aspects de l’arte flamenco sont très bien
exposées, par exemple dans le chapitre « Corps immobile », dans lequel l’auteur évoque
ce jour où, « dans les arènes de Séville, on l’embauche et le déguise en danseur
flamenco. Ils sont plusieurs à devoir danser une sévillane, mais, à un moment, il ne peut
plus. Il s’arrête seul dans l’arène à rester immobile. On lui dit que l’on n’a jamais rien vu
de plus provoquant » (p. 43).
5 En effet la danse d’Israel apparaît ici comme une danse de l’« intériorité » et de
l’individualité ; à cet égard, elle rompt le lien entre le danseur, la musique et le public,
trois éléments indissociables qui forment, à mon sens, toute la magie et l’émotion du
flamenco en tant qu’art généreux et, justement, non individualiste. Le danseur se met
ainsi en évidence et apparaît alors comme un intrus visuel, plus que comme une
présence sensuelle.
6 C’est très justement que, dans le chapitre suivant, Corinne Frayssinet-Savy revient sur
l’idée que « le flamenco fait du corps un objet musical, un instrument… » (p. 44). Il n’est
plus ici question de danse, et le titre du livre aurait pu être : Israel Galván : Jouer le silence.
L’auteur associe à plusieurs reprises lsrael à une « figure rythmique ». En général, « la
musique sert la danse », mais ici l’auteur évoque l’idée qu’Israel Galván rompt ce
rapport « en restaurant un dialogue entre danse et musique » (pp. 35-37). On imagine
alors que musique et danse forment un seul et unique élément musical. Mais au
chapitre suivant, elle nous rappelle que « danser seul consiste à établir un véritable
duo » (p. 37). Qu’en est-il alors quand il danse en silence ? Avec qui ou quoi est-il alors
en dualité ?
7 Ses explications sur le flamenco, bien que très détaillées, nous font parfois oublier que
l’ouvrage est dédié à Israel Galván et à sa danse. Toutefois la dernière partie du livre,
« Musicien-danseur », qui lui est entièrement consacrée, met très bien en relief sa
singularité, y compris ses contradictions propres, en tant que danseur de flamenco.
Galván se revendique « novateur » et en même temps parle de son « lien avec la
tradition » (p. 80), une contradiction apparaît ainsi dans son concept d’innovation. Il dit
puiser son inspiration aux sources et explique qu’il « ramène la danse à son essence »
plutôt qu’au « joli ». En effet, l’immobilité recherchée par Israel, qu’il n’oppose pas au
mouvement, est une idée surprenante qui ouvre des possibilités inédites dans la
manière de concevoir le flamenco (p. 37). Mais on est alors tenté de se demander
pourquoi il ne crée pas une nouvelle danse qui lui serait propre, plutôt que de se
reposer sur un art déjà établi et qu’il utilise pour s’exprimer.
8 Quoi qu’il en soit, ce petit livre brillamment écrit et très bien illustré nous plonge dans
un univers musical et dansé très en adéquation avec les tendances de notre époque, où
l’individualisme de la création prime sur l’expression collective.
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Antonello Ricci: I suoni e lo sguardo. Etnografia visiva e musica popolarenell’Italia centrale e meridionaleMilano: Franco Angeli, 2007
Giovanni Giuriati
Traduction : Georges Goormaghtigh
RÉFÉRENCE
Antonello Ricci: I suoni e lo sguardo. Etnografia visiva e musica popolare nell’Italia centrale e
meridionale. Con immagini di Andreas Fridolin Weis Bentzon, Diego Carpitella, Ando
Gilardi, Franco Pinna, Imagines, Milano: Franco Angeli, 2007. 207 p., photographies n.b.
1 Au cours des années cinquante et soixante du siècle dernier, la recherche
ethnomusicologique italienne a connu un développement très considérable. C’est à
cette époque que commencèrent les grandes campagnes d’enregistrement de musiques
paysannes et pastorales surtout au sud de l’Italie, musiques alors pratiquement
inconnues. Le Centro Nazionale di Studi di Musica Popolare (CNSMP), rattaché à
l’Académie nationale de S. Cecilia à Rome et fondé en 1948 par Giorgio Nataletti, joua à
cette époque un rôle de pionnier et devint la référence pour certaines des plus
importantes enquêtes de terrain dans le domaine du folklore musical italien. Le CNSMP,
rebaptisé Archivi di etnomusicologia, conserve donc les documents sonores recueillis
par Nataletti lui-même, ainsi que par Diego Carpitella, Ernesto De Martino et Alan
Lomax, qui ont fait l’histoire de l’ethnomusicologie italienne. Bon nombre des
documents sonores issus de ces collectes sont désormais connus ; certains d’entre eux
ont même été l’objet de plusieurs rééditions. On ne peut pas en dire autant des
photographies prises dans le cadre de ces recherches, et dont le rapport avec les
documents sonores est souvent plus implicite qu’explicite. Vues à distance d’à peu près
un demi-siècle, ces photos permettent de reconstituer le contexte de ces recherches, au
Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010
286
cours desquelles aspects sonores et visuels étaient envisagés conjointement. Plus
généralement, elles mettent en lumière tout un milieu culturel.
2 C’est justement aux photographies conservées dans les Archivi di etnomusicologia
qu’est consacré ce beau volume édité par Antonello Ricci. Ce livre est l’aboutissement
d’un travail de catalogage et de systématisation critique effectué par Ricci sur ces
matériaux photographiques depuis plus de dix ans. Il s’agit d’un ensemble d’environ
trois mille cinq cent photos et de plus de mille trois cent négatifs, diapositives couleur
et microfilms.
3 Le mérite du travail de Ricci est avant tout d’ordonner et de faire connaître les
documents conservés dans les Archives. Certaines photos ont déjà été publiées par le
passé, d’autres sont inédites ; mais chaque image reproduite dans ce volume est
assortie d’un appareil critique fournissant des précisions sur son rapport avec la
recherche et l’enregistrement musical qu’elle illustre. Ricci écrit à propos de son
travail : « J’ai recherché les liens rattachant les matériaux visuels aux documents
sonores (sujets reproduits sur les photographies, notes de terrain, commentaires
enregistrés sur bandes, etc.) ; j’ai aussi tenu compte des pistes que constituent les
indications méthodologiques écrites, à titres divers et de façon plus ou moins fouillée,
surtout par Diego Carpitella et Giorgio Nataletti, à propos de l’utilité d’une
« documentation simultanée » (p. 8). En effet, Ricci nous rappelle que la photographie,
dans ce contexte, était perçue plus comme un complément aux enregistrements
sonores que comme instrument de recherche à part entière. « … on pourrait dire que la
documentation sonore était le but principal et le foyer de l’attention scientifique dans
le système de collecte et de documentation du CNSMP, alors que la photographie restait
en arrière plan, comme support documentaire » (p. 15). Ricci soutient cependant que
ces images, lorsqu’on les revoit avec nos yeux d’aujourd’hui, permettent de repérer les
motivations et les points de vue selon lesquels on choisissait de photographier certains
sujets plutôt que d’autres. Ralliement politique au monde humble et exploité des
paysans du Sud, découverte de modes de vie et de rituels jusqu’alors inconnus, ainsi
qu’une adhésion émotionnelle aux contextes culturels et sociaux observés au cours de
la recherche, qui ressort avec plus de force en images que dans les sons enregistrés.
4 On peut diviser le livre en deux parties. Dans la première, vaste essai méthodologique
et de mise en contexte critique, Ricci introduit la question des relations entre images et
sons dans la recherche ethnomusicologique tout en fournissant une contribution à la
reconstruction d’un climat culturel permettant de mieux comprendre les raisons et les
méthodes de la recherche ethnomusicologique dans l’Italie d’après-guerre, en donnant
un aperçu de l’activité qui se développe à l’époque autour du CNSMP. Cette étude
aborde ensuite les questions méthodologiques relatives à l’enquête et la documentation
avec images photographiques en ethnomusicologie.
5 Ricci organise ensuite sa présentation en cinq chapitres correspondant à autant de case
studies, chacune emblématique d’une attitude à l’égard de l’utilisation de l’appareil
photographique « sur le terrain ». Les titres des chapitres fournissent une idée
synthétique du rôle et des positions méthodologiques des auteurs des images
analysées : « Franco Pinna : un regard sur les sons ; Andreas Fridolin Weis Bentzon : une
photographie ‹ aventureuse › ; Diego Carpitella : une photographie ‹ inconsciente › ; Alan
Lomax : à la chasse des chants populaires ». Nous avons affaire à deux photographes
professionnels confirmés (Pinna et Gilardi) et à trois chercheurs ethnomusicologues qui
se sont essayés à la photographie. La collaboration et le travail en équipe sont
Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010
287
caractéristiques de la recherche ethnomusicologique italienne dans les années
cinquante et soixante ; il est donc naturel que la collaboration avec un photographe ait
été envisagée (on évoquera à ce propos la collaboration fructueuse qui s’instaura
pendant un certain temps entre Roberto Leydi et Ferdinando Scianna). Tout en
participant émotionnellement, Pinna et Gilardi fournirent, chacun à sa manière, un
point de vue professionnel scientifiquement fondé en collaborant avec des
anthropologues et des ethnomusicologues. Franco Pinna collabora en particulier à
plusieurs reprises avec le CNSMP de 1952 à 1968 et, les Archivi di etnomusicologia
conservent plus de cinq cents de ses photographies.
6 Dans les trois exemples qui suivent, ce sont les chercheurs eux-mêmes qui prennent les
photos illustrant leurs enquêtes sonores. À l’origine simples « notes visuelles » d’une
recherche, ces photos en disent long, comme le remarque justement Antonello Ricci,
sur l’attitude de recherche et la position culturelle de celui qui les a prises. On se rend
compte, en observant ces photos, combien les sons et la musique sont intimement liés à
l’engagement social et au regard sympathique et solidaire sur le monde paysan que l’on
découvrait alors à travers ces recherches pionnières dans un milieu culturel
politiquement engagé.
7 Le texte se conclut sur une importante bibliographie et un index des noms et des lieux.
8 La seconde partie du livre propose une série de soixante-seize images en pleine page,
captivantes et du plus haut intérêt, reproduites avec une qualité graphique qui permet
d’en apprécier pleinement la valeur. Il s’agit essentiellement de photographies se
référant aux recherches menées par Carpitella dans différentes régions d’Italie, parfois
en compagnie d’autres collègues (Nataletti, De Martino, Seppilli). Bon nombre de ces
photos ont été prises par Carpitella lui-même. On trouve également de nombreuses
photos de Franco Pinna en rapport avec des recherches en Lucanie et dans le Sud de
l’Italie au cours des années cinquante ainsi que celles d’Ando Gilardi pour ce qui est des
enregistrements en Ombrie. Une autre partie importante des photos concerne la
Sardaigne. Prises dans les années soixante par Andreas Fridolin Weis Bentzon, un
chercheur danois prématurément disparu, dont la recherche sur les launeddas sardes a
été d’une importance capitale. Ces photos témoignent, entre autres visuellement, de
toute l’attention et de la participation de leur auteur à un monde musical et à un style
de vie liés à des sons ayant disparu depuis longtemps. Plus généralement, on constatera
que I suoni e lo sguardo s’inscrit dans la tendance actuelle consistant à réfléchir sur le
parcours effectué. Un regard vers le passé, nourri peut-être d’une certaine nostalgie
d’un monde et d’un type d’enquête qui n’existent plus, tendant à historiciser la
recherche ethnomusicologique. Le livre édité par Ricci a le mérite de systématiser,
d’ordonner, de cerner méthodologiquement une question – l’ethnographie visuelle et
son rapport à la musique populaire –, un domaine qui avait jusqu’alors été perçu
essentiellement comme « complément » à la recherche sonore, alors que, pour les
chercheurs qui la conduisaient, elle pouvait et devait assumer ses valeurs heuristiques
propres. Le livre restitue donc un aspect significatif des développements de la
recherche sur le folklore musical italien, apportant un nouveau et important élément
pour la reconstitution d’une période féconde et à un débat particulièrement fructueux
pour la recherche ethnomusicologique en Italie.
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Jean During: Musiques d’Iran. Latradition en questionParis: Geuthner, 2010
Ariane Zevaco
RÉFÉRENCE
Jean During : Musiques d’Iran. La tradition en question. Paris: Geuthner, 2010. 354 p.,
photographies n.b. et coul.
1 Ce nouvel ouvrage de Jean During constitue une somme sur la vie musicale en Iran
aujourd’hui. Version remaniée et largement augmentée de son livre italien (Musiche
d’Iran. La tradizione in questione, Milan : Ricordi/BMG, 2005), Musiques d’Iran. La tradition
en question a pour ambition non seulement de présenter les principaux répertoires des
musiques d’Iran, mais surtout d’en analyser les dynamiques, dans le temps et dans
l’espace. Le sous-titre annonce la problématique qui sous-tend l’ouvrage : quel est le
sens donné aujourd’hui à la tradition musicale en Iran ? Bien au-delà d’un discours
purement musicologique qui viserait à décrire « les musiques iraniennes
traditionnelles », il s’agit donc, dans une perspective autant sociologique, esthétique,
philosophique, qu’ethnomusicologique, de donner à voir les pensées et les pratiques
musicales iraniennes dans leurs contradictions, leurs débats et leurs mouvements : « le
fait musical iranien » défini comme « les attitudes et comportements [qui] orientent les
pratiques musicales et leur expressivité » (p. 11). L’auteur pose d’emblée deux principes
à son point de vue : d’une part il prend le parti de la critique et assume, en tant
qu’interprète reconnu de ces répertoires, les jugements subjectifs qui émaillent ses
analyses ; d’autre part il utilise le comparatisme, tant historique que géographique, afin
de cerner les spécificités des pratiques musicales en Iran contemporain. Comme
l’indique le pluriel du titre, le livre concerne les musiques d’Iran, dans leur diversité et
parce qu’« il est problématique à notre époque de délimiter des singularités idéales
comme « la musique persane » » (p. 9), appellation qui fait référence à une culture et un
passé plus étendus que ceux du territoire iranien actuel. Néanmoins, la musique
Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010
289
persane en tant que répertoire savant ou lettré, c’est-à-dire celui des « systèmes
modaux » dastgâh, reste pour Jean During le centre des nouvelles formes de musique
iranienne, et à ce titre il y consacre une grande partie de son ouvrage.
2 Le premier chapitre, en forme de bal(l)ade à travers les différents lieux de musique à
Téhéran, reflète bien à la fois le propos de l’auteur (que se passe-t-il dans le monde
musical en Iran aujourd’hui ?), la complexité et la diversité des pratiques musicales
(traditionnel savant, populaire ou régional, pop – mais aussi les recherches locales et la
profusion des publications sur la musique), et sa position : le rapport intime qu’il
entretient avec la culture musicale iranienne, et son point de vue qui, quoique
optimiste, reste, à l’image de la majeure partie des musiciens iraniens, nostalgique d’un
temps passé où les maîtres cultivaient un certain « esprit de la tradition » (p. 51) et
cherchaient l’émotion esthétique (hâl) dans le cadre de performances conviviales.
Aujourd’hui, les rivalités dominent les rapports entre musiciens, la recherche de
création de « formes sonores » (p. 39) et l’urbanisation démentielle de Téhéran, qui
confine la musique aux appartements, loin de son milieu naturel, dénotent un vécu
musical diamétralement opposé à celui prôné par les dépositaires du savoir de la
période Qâdjâr. Pourtant, Jean During ne veut pas sombrer dans le pessimisme : « c’est
bien aussi le thème de la décadence qui donne son sens à l’idée de tradition : c’est de
cette tension polaire que s’inventent constamment les formes de l’authenticité »
(p. 55).
3 Comme il le démontre d’ailleurs dans le second chapitre (« Tableau historique et clips
d’actualité »), l’histoire de la musique persane a connu des âges d’or – aux XIV e et XV e
siècles, puis à la cour des Safavides – et des moments de stagnation, ou de brouillage,
notamment suite à la concurrence avec la musique urbaine légère (motrebi) et aux
modifications des conditions de performance entraînées par l’apparition des cassettes
et la diffusion radio-télévisuelle. Dans les années 1950 et 1960, c’est le shirin navâzi
(littéralement « style sucré ») qui dominait l’interprétation du répertoire savant : un
retour vers les styles anciens s’est ensuite amorcé. De même aujourd’hui les musiciens
se tournent vers l’étude des sources passées ou vers les musiques régionales et
populaires pour tenter de re-dynamiser le radif (répertoire académique des douze
dastgâh). Paradoxalement, ainsi que l’explique Jean During, ce n’est pas tant le statut
des musiciens (rehaussé par rapport à la période Qâjâr – et même sous la République
Islamique, malgré la censure de certains styles ou des performances féminines) qui
pose problème, c’est bien celui du répertoire : à qui et surtout à quoi est-il destiné ?
4 Pour répondre à cette question, l’auteur dégage les principales lignes de
transformations du jeu du radif au cours du siècle dernier et constate, en dépit des
changements, la conservation de toutes les formes antérieures : tendances à
l’harmonisation, à l’augmentation de l’orchestre traditionnel, à la narrativité, etc. Par
contre, l’étude des conditions de la transmission du savoir musical révèle que, si le
nombre de musiciens praticiens a été multiplié par dix depuis trente ans,
« l’enseignement est devenu une sorte d’industrie culturelle de masse, et peu de
professeurs sont attentifs à transmettre l’esthétique et l’esprit traditionnel. Ils utilisent
à peu près les mêmes recettes pédagogiques qui ont fait de nombreux conservatoires
orientaux des centres d’acculturation et même de déculturation » (p. 79). Selon
l’auteur, il s’agit là d’un obstacle majeur à la vitalité du répertoire savant, de la même
façon que la technicisation (ajoutée, depuis trente ans en Iran, à des performances
presque uniquement destinées à l’industrie du disque, étant donné la difficulté de jouer
Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010
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en concert) a rayé des objectifs musicaux la spontanéité du jeu et de la création
musicale, indispensable à une compréhension traditionnelle de la musique persane.
5 Tout ceci est évoqué par Jean During au fil de descriptions détaillées des instruments
(chapitre 3 : « Les instruments et leurs maîtres »), de leur jeu, de leur fabrication, et de
leurs utilisations passées et actuelles – on trouve par exemple des précisions sur la
« mode mystique kurde » (p. 143) qui a fait du tanbur un instrument désacralisé et,
parallèlement, investi d’une aura spirituelle à la mode occidentale. L’auteur dégage les
particularités d’esthétique musicale à travers l’organologie, et pose « la discontinuité
comme spécificité de l’utilisation des instruments anciens » (p. 155). Le but d’une
interprétation traditionnelle est donc la création d’un espace et d’un temps sonore
éphémère et subtilement contrasté, à l’opposé d’un jeu homogène et lisse, concepts qui
se comprennent bien à la lecture du chapitre 4, consacré à une description
musicologique du système du répertoire savant, et du fonctionnement de ses formes
modales et de ses rythmes. Après une histoire de l’élaboration et de l’évolution du
système des dastgâh et la présentation de son organisation structurelle, l’auteur dégage
les caractéristiques stylistiques du répertoire, dont il qualifie l’esthétique de
« motivique » (p. 185) : les gushe (mélodies ou types mélodiques) sont construits autour
de micro-motifs, ou « modules » qui définissent le caractère persan d’une
interprétation bien plus que la ligne mélodique (p. 188). La question du rythme est aussi
abordée en comparaison avec d’autres traditions musicales du Maghreb et d’Asie
Centrale, et une synthèse détaillée des modes et des rythmes des répertoires régionaux
et populaires conclut le chapitre.
6 Le chapitre 5 (« Performance, interprétation, invention ») aborde les différentes façons
d’interpréter et d’inventer : c’est la musique persane en performance. Jean During
définit ici ce qui caractérise la performance traditionnelle (rapport entre chant et
instrument, références poétiques du chant et sens du rythme, niveaux sonores
différenciés, etc.) et surtout les démarches créatrices révélées par la pratique de
l’improvisation. Dans tous les cas, le radif fonctionne selon un modèle dont le musicien
s’éloigne, se rapproche, à partir duquel il construit ou déconstruit, mais qui reste
toujours la base de la « syntaxe musicale » (Safvate, cité p. 269) et fonde ainsi
l’esthétique de la musique persane. C’est à ces fondements esthétiques qu’est consacré
le dernier chapitre du livre, dans une optique philosophique comprenant une
phénoménologie des affects. S’il n’y a plus de création en musique persane aujourd’hui,
mais beaucoup de travaux scientifiques et méthodes d’apprentissage, c’est parce que
« la patrimonialisation du répertoire l’a dévitalisé » (p. 276). Or cette vitalité se situe
précisément dans l’interprétation du texte poétique, qui donne son contenu au radif,
dont l’esthétique globale reste « impressionniste plutôt qu’analytique » (p. 287), et
relève bien des affects (hâl). Le régime cognitif de la musique persane est celui de
l’interprétation : produire une appréhension personnelle et spécifique de la réalité.
Pour finir, l’auteur s’interroge sur ce qui pourrait « briser » la tradition : selon lui,
l’occidentalisation (nombre de musiciens se tournent vers l’Occident pour y chercher
des sources d’inspiration de l’interprétation de la musique persane) ou la
mondialisation ne seraient pas tant en cause que la « Technique » (p. 297), qui pourrait
entraîner un formatage des sonorités. Une bibliographie et une discographie
exhaustives et commentées, assorties d’une chronologie, complètent l’ouvrage.
7 Indiscutablement, Jean During offre ici une vision globale du « fait musical » en Iran, à
la fois historique, sociale et esthétique – du point de vue de l’ethnomusicologue et du
Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010
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connaisseur. Son regard personnel permet au lecteur d’approcher de l’intérieur les
problématiques de l’interprétation, dans un langage clair et fluide. Si le répertoire
savant, « la musique persane », occupe une grande place dans ce portrait musical de
l’Iran, c’est que, malgré la revalorisation progressive des traditions régionales, il reste
le référent musical majeur. Toutefois, la « décadence » relative du vécu musical
traditionnel décrite par l’auteur concerne, comme il le note, avant tout Téhéran : les
choses sont parfois différentes pour les musiciens en province (qu’il s’agisse des
répertoires savants ou populaires), moins engagés aussi dans les querelles de chapelle
qui divisent le milieu musical de la capitale, et plus proches peut-être d’un
environnement naturel exalté par la poésie (laquelle demeure au centre de la musique).
Ils ne démentiraient pas la conception des musiques d’Iran offerte ici, et, à l’image de
l’auteur, considèrent les changements comme inhérents à la notion même de
tradition – tant que ces derniers ne remettent pas en question ses fondements même.
Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010
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Joep Bor, Françoise ‘Nalini’ Delvoye,Jane Harvey et Emmie te Nijenhuiseds.: Hindustani Music: Thirteenth toTwentieth CenturiesNew Delhi: Manohar & Codarts, 2010
Julien Jugand
RÉFÉRENCE
Joep Bor, Françoise ‘Nalini’ Delvoye, Jane Harvey et Emmie te Nijenhuis eds.: Hindustani
Music: Thirteenth to Twentieth Centuries. New Delhi: Manohar & Codarts, 2010. 736 p., ill.
n.b.
1 L’histoire de la musique hindustani, la musique « savante de l’Inde du Nord », renvoie à
un champ de recherche d’une grande richesse qui mobilise des disciplines aussi
diverses que l’histoire, l’anthropologie et l’ethnomusicologie. La seconde moitié du XX e
siècle voit une remise en cause de certains présupposés à partir de nouvelles sources
textuelles et iconographiques sur la musique qui propose une lecture critique des
historiographies produites à la période coloniale. L’ouvrage Hindustani Music : Thirteenth
to Twentieth Century (HM) représente un effort considérable dans ce domaine. Il met en
perspective les travaux d’éminents chercheurs qui pratiquent pour la plupart la
musique hindustani. Certains d’entres eux, comme Harold Powers qui offre ici une
contribution monumentale sur les systèmes de classification des rāga, ont contribué à la
rédaction des sections sur la musique indienne d’encyclopédies comme le New Grove
Dictionary of Music and Musicians (1980).
2 HM est la publication – revue, éditée et augmentée de cinq chapitres – de
communications présentées lors d’un symposium organisé au conservatoire de
Rotterdam du 17 au 20 décembre 1997 et intitulé « The History of North Indian Music :
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Fourteenth to Twentieth Century ». Elle réunit plusieurs études inédites ainsi que des
mises à jour de travaux antérieurs, utilisant une grande diversité de textes en langues
indiennes et en persan, souvent méconnus. L’introduction présente quatre savants de
la période coloniale : l’orientaliste William Jones, N. Augustus Willard, le musicologue
Sourindro Mohan Tagore ainsi que le personnage clé de la musique hindustani au XXe
siècle, le musicologue et réformateur Vishnu Narayan Bhatkhande. Tout en ayant
entretenu des rapports divergents avec l’histoire de cette musique, ils exercèrent une
influence majeure sur sa situation contemporaine. HM est organisé en cinq parties :
3 « The Formative Period » qui débute au XIIIe siècle, à l’époque du sultanat de Delhi et de
l’émergence d’importants centres politiques et culturels régionaux ainsi que de la
culture indo-persane. C’est également à cette période qu’est rédigé un texte fondateur
de la musique hindustani, le sagītaratnākara, un traité de musique en sanskrit
abondamment commenté et traduit dans plusieurs langues de l’Inde, ainsi qu’en
persan. Il constitue encore aujourd’hui un texte de référence. Cette partie s’ouvre sur
une savante présentation des sources sanskrites et persanes par Emmie te Nijenhuis et
Françoise ‘Nalini’ Delvoye, qui mettent en évidence leur diversité et la difficulté de leur
interprétation. Suivent des contributions de Madhu Trivedi, Richard Widdess et
Katherine Butler Brown.
4 « The Modern Period » est présenté par Joep Bor et Allyn Miner. Suivant une logique
chronologique et géographique, les deux auteurs décrivent les transformations
musicales majeures du Nord de l’Inde du XVIIIe siècle à nos jours, les mettant en
perspective avec les transformations politiques et l’évolution des modes de patronage.
Cette présentation est suivie des contributions de Regula Burckhardt Qureshi, Peter
Manuel, Daniel Neuman, Sulochana Brahaspati, Charles Capwell, Michael D. Rosse,
David Trasoff et Ashok D. Ranade.
5 « Musical Instruments » comprend les chapitres rédigés par Allyn Miner, Philippe
Bruguière, Joep Bor et James Kippen ; « Indian Music and the West » ceux de Gerry
Farrell, Ian Woodfield, Neil Sorrell et Rokus de Groot ; « Concept and Theories » ceux de
Harold Powers, Suvarnalata Rao et Wim van der Meer.
6 Au fil de ces cinq parties, les contributeurs abordent un large éventail d’aspects de la
musique hindustani tels que les sources écrites et iconographiques, les textes en
contextes, les genres poétiques et musicaux, les lieux et processus de patronage, les
communautés de musiciens, les sociétés musicales, les instruments, les influences
mutuelles entre musiques occidentales et indiennes, les systèmes de classification et les
concepts musicologiques.
7 Plusieurs chapitres évoquent également le rapport qu’entretient la musique hindustani
avec le colonialisme et le mouvement nationaliste. Les musiques indiennes considérées
aujourd’hui comme « classiques », hindustani et carnatique, furent en effet l’objet
d’enjeux historiographiques importants à la période coloniale. Des chercheurs,
orientalistes et musicologues indiens, souvent associés au mouvement nationaliste,
tentèrent d’établir une continuité entre les sources textuelles de l’Inde ancienne et la
pratique moderne. Cette entreprise suscita – et suscite encore – de nombreux débats.
Elle postule une unité et une continuité culturelle hindoue issues des visions
brahmaniques dont les orientalistes étaient les héritiers et qui furent également
réinterprétées dans le cadre des hagiographies nationalistes. Par ailleurs, elle véhicule
une perspective « pro hindoue » ouvertement hostile aux musiciens professionnels
Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010
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musulmans, qui étaient alors les principaux détenteurs des traditions musicales de
cour.
8 Ces historiographies orientalistes et nationalistes, qui étaient loin de toujours
s’accorder, eurent une influence importante sur la pratique musicale et la perception
contemporaine de l’histoire culturelle de l’Inde. À titre d’exemple, je commenterai trois
des contributions de HM qui ont trait à ces questions.
9 Regula B. Qureshi (chapitre 8) présente un texte en urdu, écrit peu après la révolte des
Cipayes de 1857, qui est essentiel à la compréhension de l’histoire moderne de la
musique hindustani et de son patronage : Madan al-Mūsīqī de Hakim Muhammad Karam
Imam. Il n’était jusqu’ici accessible que grâce à trois courts extraits qui furent traduits
en anglais en 1959 et 1960 par Govind Vidyarthi. Qureshi propose ici une introduction
critique à ce texte. Elle met en contexte la rédaction du manuscrit avec ce moment
charnière de la période coloniale et inscrit sa publication lithographiée en 1925 au
cœur du projet de réforme du musicologue Bhatkhande, lui même impliqué dans le
mouvement nationaliste. L’analyse, extrêmement fine, participe de la démarche
scientifique de l’auteur qui propose une perspective macroscopique des enjeux
historiques et politiques tout en replaçant les acteurs (ici Karam Imam) au cœur de son
étude.
10 David Trasoff (chapitre 14) aborde la question des rapports entre le mouvement
nationaliste et les transformations de la musique hindustani dans la première moitié du
XXe siècle à travers l’analyse des quatre premières « All-India Music Conference ».
S’appuyant sur la notion d’idéologie coloniale proposée par Thomas Metcalf et sur les
apports de l’historiographie critique dite « postcoloniale » de Partha Chatterjee et
Ranajit Guha, l’auteur analyse ces quatre rassemblements de patrons de la musique, de
musicologues et de musiciens et les interprète comme participant d’un projet politique
visant à la formation d’une culture nationale. Trasoff montre comment les sujets de
discussion abordés lors de ces rencontres ainsi que la place donnée aux musiciens
illustrent les enjeux et tensions au sein du milieu musical et ses liens avec le
mouvement nationaliste. Cependant, la distinction courante reprise par l’auteur entre,
d’une part, des réformateurs et musicologues issus des classes moyennes anglicisées
possédant la légitimité de parole et, d’autre part, des membres de l’aristocratie qui
seraient réduits aux simples rôles de bailleurs et de faire-valoir de ces conférences,
apparaît trop schématique et soulève des questions historiques encore non résolues.
11 La contribution de Suvarnalata Rao et Wim van der Meer (chapitre 25) propose une
érudite et didactique rétrospective des enjeux musicologiques du concept de śruti,
terme souvent traduit par « micro-intervalle ». C’est un des concepts clés les plus
abstraits de la musicologie indienne dont la première évocation apparaît dans le
nāyaśāstra (qui aurait été composé autour du II e siècle avant J.-C.). Il fait encore
aujourd’hui l’objet de vifs débats quant à sa pertinence dans la pratique musicale. Rao
et van der Meer se livrent à la fois à une relecture du sens donné à ce concept dans les
textes fondateurs de la musicologie indienne et à une critique éclairée des travaux
réalisés pendant la période moderne, donnant une place importante aussi bien aux
postulats des auteurs qu’aux instruments de mesure utilisés. Ils illustrent ainsi
comment le concept de shruti constitue un des axes du débat sur la continuité culturelle
et musicale entre les périodes ancienne et moderne ainsi que sur les liens entre le
contenu des traités et la pratique des musiciens. Cette question, au premier abord
purement musicologique, fut influencée, à l’époque du mouvement nationaliste, par les
Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010
295
enjeux de l’élaboration d’une culture « indienne », le plus souvent considérée comme
millénaire, et « hindoue ».
12 Par la diversité de ses contributions et la variété des sources, méthodes et approches
employées, HM couvre un grand nombre d’aspects de l’histoire de la musique
hindustani. Malgré l’intervalle de temps important écoulé entre la conférence de 1997
et sa publication en 2010, il ne put intégrer certains des travaux les plus récents comme
ceux de Janaki Bakhle, Eriko Kobayashi et Lakshmi Subramanian sur la question
nationaliste. L’ouvrage fournit néanmoins de précieux matériaux pour une discussion
sur les catégories musicales, leurs trajectoires historiques et les enjeux que celles-ci
soulèvent dans l’Inde contemporaine. La diversité des contributions offrira également
aux lecteurs un aperçu de la complexité du terme de « musique hindustani », dont
l’étude spécifique devra faire l’objet de futurs travaux.
13 HM constitue la référence sur l’état de la recherche dans le domaine. En dépit de
certaines illustrations difficilement lisibles, la qualité des contributions et celle de son
édition (renvois entre articles, références bibliographiques précises, index détaillé) en
font un outil indispensable pour tous les chercheurs travaillant sur l’histoire culturelle
de l’Inde. Il confirme la complexité et la richesse d’une musique qui pose encore de
nombreuses questions historiques et anthropologiques et souligne l’importance de
recherches interdisciplinaires conjointes.
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Collection universelle de musiquepopulaire/The World Collection of FolkMusic. Archives Constantin Brăiloiu(1913-1953)Seconde réédition augmentée, dirigée par Laurent Aubert. Archivesinternationales de musique populaire, Musée d’ethnographie, Genève/Disques VDE-GALLO, Lausanne, 2009
Madeleine Leclair
RÉFÉRENCE
Collection universelle de musique populaire/The World Collection of Folk Music. Archives
Constantin Brăiloiu (1913-1953). Seconde réédition augmentée, dirigée par Laurent Aubert.
4 CD audio. Archives internationales de musique populaire, Musée d’ethnographie,
Genève, AIMP LXXXV-LXXXVIII / Disques VDE-GALLO, Lausanne, VDE CD-1261-1264,
2009
La seconde réédition de la Collection universelle de musique populaire représente, aux côtés
de l’exposition sonore L’air du temps et de la publication de l’ouvrage collectif Mémoire
vive (voir pp. 277-281), l’un des événements marquants lancés par Laurent Aubert pour
faire de 2009 une année célébrant la mémoire de l’ethnomusicologue roumain
Constantin Brăiloiu.
Cette publication se présente sous la forme d’un livre multimédia contenant 4 CD
reproduisant les cent soixante-neuf pièces musicales sélectionnées par C. Brăiloiu pour
l’édition originale, augmentées de cinq morceaux enregistrés en 1952 dans les Asturies
(nord de l’Espagne) et restés inédits jusqu’ici. La partie texte comprend la préface à
l’édition originale par Ernest Ansermet, une introduction de Laurent Aubert,
l’ensemble des notices rédigées par Brăiloiu et la reproduction de vingt-et-une
photographies noir et blanc. Quant à l’essai de Jean-Jacques Nattiez : « Brăiloiu,
Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010
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collecteur, comparatiste et structuraliste », il est intégré au CD 1 (document de 18 pages
en format .pdf). Tous les textes sont traduits en anglais.
L’édition originale de la Collection comportait quarante disques 78 tours 25 cm
accompagnés de leurs commentaires. Elle fut publiée entre 1951 et 1958, sous les
auspices du Conseil International de la Musique et des Archives internationales de
musique populaire (AIMP), avec le concours de l’UNESCO. À l’initiative de Jean-Jacques
Nattiez et de Laurent Aubert, la Collection fut republiée en 1984 sous la forme de 6
microsillons 33 tours, avec une importante contribution de Nattiez.
Cette seconde réédition met donc à nouveau en circulation ce qui est à la fois l’une des
réalisations majeures de Brăiloiu et l’une des premières publications discographiques
d’envergure consacrées aux musiques du monde. Cette Collection est du plus haut
intérêt scientifique, et ce à plusieurs titres.
Tout d’abord, elle permet de redécouvrir de nombreux documents sonores anciens et
rares, dont la plupart sont d’excellente qualité. L’enregistrement le plus ancien date de
1913. C’est la briolée aux boeufs (CD 3 : 1), un chant de labour capté par Ferdinand Brunot
dans le Berry français. Particulièrement émouvant, l’enregistrement révèle une voix au
timbre riche, déroulant une suite de phrases mélodiques qui explore un large ambitus,
alternant avec quelques passages faisant entendre la répétition d’un mot crié-chanté.
Toutes les autres pièces ont été enregistrées entre 1930 et 1953 : on peut estimer qu’un
nombre significatif d’entre elles sont représentatives de répertoires qui ont disparu ou
qui ont subi de profondes transformations depuis l’époque où elles ont été recueillies.
Les critères de sélection et de regroupement des cent soixante-quatorze pièces
musicales de cette Collection sont tout à fait significatifs des motivations qui animaient
l’activité de recherche et de réflexion entreprise par Brăiloiu.
Les musiques sont regroupées en quarante et un petits corpus distincts, correspondant
aux quarante disques 78 tours de l’édition originale, plus l’ensemble de pièces des
Asturies. Chaque corpus est associé à une notice.
Six corpus concernent des musiques provenant d’Afrique (Niger, Algérie, Ethiopie,
République du Congo, Côte d’Ivoire) et cinq d’Asie (populations turcophones d’Anatolie,
Inde du Nord, Japon, Chine, populations aborigènes de Taïwan). Toutes les autres pièces
proviennent de diverses régions de l’Europe : Caucase (Géorgie occidentale, Russie),
Balkans (populations roumanophones d’Ukraine ; Roumanie, Bulgarie, Serbie, Grèce,
musique judéo-espagnole de Thessalonique), Europe de l’Ouest (Italie, France, Portugal
et Espagne) et Europe du Nord (Irlande, Ecosse, Angleterre, Belgique, Suisse, Allemagne,
Autriche, Norvège et Estonie). L’anthologie est complétée par deux enregistrements
réalisés chez les Inuit de l’ouest de la Baie d’Hudson (Canada, province du Nunavut).
Vingt-six disques de l’édition originale ont servi de base à la réalisation d’une série de
conférences que Brăiloiu donna à la Radio Suisse romande entre 1951 et 1954. Dans son
essai, Nattiez analyse le choix extrêmement sélectif des pièces musicales présentées
dans la Collection, les contenus des vingt-et-une conférences qui ont été conservées en
archive et les textes des notices associés à chaque corpus afin de reconstituer
l’approche théorique et méthodologique des investigations comparatistes de Brăiloiu,
que lui-même n’a jamais exposée de manière complète et systématique. Ainsi, les
critères qui semblent avoir motivé le choix des musiques reflètent certains des
principaux axes de réflexion suivis par Brăiloiu : relevé des différents modes
d’expression d’un même genre musical (chants de travail, « chant long », musique
polyphonique, « musique à programme », etc.), confrontation de pièces musicales
Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010
299
d’origines diverses faisant entendre l’un des procédés de composition auxquels il a
consacré des études systématiques (rythmique enfantine, rythmes aksak, échelles,
giusto syllabique), ou encore investigation visant à suivre la diffusion de certaines
spécificités stylistiques comme le « chromatisme oriental » ou l’influence de la musique
arabe dans une région donnée. Une autre préoccupation qui transparaît dans les
commentaires rédigés par Brăiloiu est son questionnement concernant l’ancienneté de
certaines pratiques musicales.
La grande majorité des enregistrements présentés dans la Collection (soit cent trente-six
pièces) donnent à entendre des musiques vocales. Certains chants sont parfois
accompagnés du jeu d’un ou plusieurs instruments de musique, mais à quelques
exceptions près, ils sont relégués au second plan. Cette anthologie n’est donc pas sans
rappeler l’orientation du projet de Béla Bartók qui, entre 1906 et la fin de la Première
Guerre mondiale, a entrepris de procéder à l’analyse comparative d’un corpus de plus
de treize mille chants populaires hongrois, dans le but de rendre compte de l’évolution
historique du style des mélodies chantées1.
Compte tenu de la forte dominante vocale de cette sélection et de la diversité
remarquable des expressions et des timbres vocaux, on peut penser que Brăiloiu avait
peut-être en vue l’exploration d’un axe de recherche dont le fil conducteur aurait été la
description et l’analyse des techniques et modes d’émission vocale.
Enfin, la multiplicité des sources sollicitées par Brăiloiu pour réunir tous les documents
nécessaires à la constitution de sa Collection donnent une idée du rayonnement des
réseaux scientifiques auxquels il appartenait. Les cent soixante-quatorze pièces de la
Collection ont été enregistrées par plus de trente-cinq personnalités différentes,
auxquelles il faut bien sûr ajouter Brăiloiu lui-même. Plus d’une vingtaine d’institutions
(centres d’archives, centres et instituts de recherche, conservatoires, universités,
sociétés radiophoniques, etc.) réparties dans plusieurs pays d’Europe et d’Asie avaient
été mises à contribution.
L’ensemble des acquisitions d’archives sonores dans lequel Brăiloiu a puisé sa sélection
constitue le point de départ des Archives internationales de musique populaire (AIMP),
qu’il a fondées au Musée d’ethnographie de Genève en 1944. La publication de la
Collection et ses rééditions coïncident avec des moments clés dans l’histoire des AIMP.
L’édition originale correspond, on l’a vu, à la fondation des AIMP qui connurent une
période particulièrement prospère jusqu’au décès de Brăiloiu survenu en 1958. Après
plus de vingt-cinq ans d’abandon, les AIMP connurent une renaissance à partir de 1984,
date de l’arrivée de Laurent Aubert au Musée d’ethnographie de Genève et de la
première réédition de la Collection, qui fut couronnée en 1986 du Prix du Patrimoine de
l’Académie Charles Cros. Quant à la seconde réédition de 2009, à nouveau célébrée par
l’Académie Charles Cros qui lui a décerné un « Coup de cœur Musiques du Monde » (6
janvier 2010), elle s’inscrit dans un projet plus vaste conduit par Aubert pour célébrer,
en 2009, le cinquantenaire du décès de Brăiloiu ; elle concorde aussi avec deux autres
dates anniversaires qu’on peut rappeler : les soixante-cinq ans d’existence des AIMP et
le vingt-cinquième anniversaire de la première réédition de la Collection et de la
parution de Problems of Ethnomusicology 2qui rassemble, dans une version anglaise,
quelques uns des écrits les plus importants du maître roumain.
Mais la remise en circulation cyclique de cette publication discographique (environ
tous les vingt-cinq ans) coïncide aussi avec des moments-clés de l’édition
discographique. Jean-Jacques Nattiez nous rappelle qu’en 1973, Gilbert Rouget
Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010
300
soulignait le fait que la première édition avait été publiée au moment où le microsillon
commençait à détrôner le 78 tours et de ce fait était restée injustement méconnue
(Nattiez, p. 3). Et en 1984, la première réédition sur microsillons s’est faite au moment
où le CD commençait à supplanter tous les autres supports. Cette dernière réédition en
CD n’a été rendue possible que grâce à l’important travail de numérisation réalisé par
les AIMP pour sauvegarder les précieux documents sonores qu’elles conservent : la
pérennité et la diffusion en sont maintenant assurées par une mise à disposition
intégrale des enregistrements de cet important fonds sur le site du musée
d’ethnographie de Genève (http://www.ville-ge.ch/meg/musinfo_ph.php).
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France. Une anthologie des musiquestraditionnellesGuillaume Veillet. Coffret de 10 CDs Frémeaux & Associés FA 5260, 2009
Luc Charles-Dominique
RÉFÉRENCE
France. Une anthologie des musiques traditionnelles. Enregistrements d’archives; réalisation
et textes: Guillaume Veillet. Coffret de 10 CDs Frémeaux & Associés FA 5260, 2009
1 Lancé il y a au moins cinq ou six ans par Guillaume Veillet pour le compte des éditions
Frémeaux & Associés, le vaste chantier France : une anthologie des musiques traditionnelles
vient de connaître son aboutissement par une monumentale édition d’un coffret de dix
disques. Projet pharaonique comme il en paraît un tous les dix ou vingt ans, et consacré
à un domaine particulier, cette anthologie est le fruit d’une collaboration d’un nombre
considérable de chercheurs et collecteurs individuels, d’associations (entre autres les
Centres régionaux de musiques et danses traditionnelles) et d’institutions, au premier
rang desquelles figure le MuCEM (Musée des civilisations d’Europe et de la
Méditerranée, ex-Musée national des Arts et Traditions Populaires). Alternant avec un
certain bonheur des chants de toutes sortes, des pièces instrumentales, des « paysages
sonores » et quelques enregistrements anciens de rituels, chacun des dix disques offre à
l’auditeur une exploration sonore de grande qualité, souvent dépaysante car renvoyant
la plupart du temps à des époques lointaines et depuis longtemps révolues. Chaque
disque est introduit par une petite présentation des principales caractéristiques
musicales et culturelles de la zone abordée ; chaque pièce bénéficie d’une notice écrite
avec concision et précision, permettant de contextualiser les divers enregistrements.
Enfin, la provenance des phonogrammes est soigneusement indiquée, de même que,
pour chaque disque, la mention de toutes les collaborations – mais, là, avec des oublis
ou au contraire des mentions qui n’ont pas vraiment lieu d’être.
2 L’organisation de cette anthologie est telle que l’auditeur se voit contraint d’adopter le
découpage « régional » : 1) « Bretagne (enregistrements réalisés entre 1900 et 2006) » ;
Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010
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2) « France de l’Ouest (enregistrements réalisés entre 1956 et 2006) » ; 3) « Auvergne et
Limousin (enregistrements réalisés entre 1913 et 1998) » ; 4) « Centre France
(enregistrements réalisés entre 1909 et 1997) » ; 5) « Sud-Ouest (enregistrements
réalisés entre 1939 et 2006) » ; 6) « Méditerranée (enregistrements réalisés entre 1935 et
2003) » ; 7) » Alpes, Nord et Est (enregistrements réalisés entre 1930 et 2006) » ; 8)
« Corse (enregistrements réalisés entre 1916 et 2009) » ; 9) « France d’Outre-mer
(enregistrements réalisés entre 1962 et 2007) » ; 10) « Français d’Amérique
(enregistrements réalisés entre 1928 et 2004) ». Parti pris assez classique, mais qui
présente l’inconvénient de « zoner », de territorialiser des pratiques musicales très
diverses, de les essentialiser aussi. Et puis, un tel traitement est parfois cause
d’incohérences difficilement justifiables. Ainsi, dans le disque « Méditerranée », on
trouve des enregistrements de Patrick Mazellier réalisés dans le village d’Orcières
(Hautes-Alpes), c’est-à-dire dans une culture alpine et montagnarde qui a bien peu à
voir avec celle du littoral méditerranéen (il est vrai qu’ici, ce sont le Dauphiné et le
Vivarais qui sont en « Méditerranée »), alors qu’il aurait peut-être été plus judicieux de
les placer dans le disque suivant, mais dans lequel on a bien du mal à comprendre la
logique géoculturelle qui a prévalu à l’établissement de la zone « Alpes, Nord et Est »
définie comme suit : « Aire franco-provençale – Val d’Aoste, Suisse romande, Savoie,
Lyonnais –, Franche-Comté, Alsace, Lorraine, Nord, Wallonie, Paris et le bal musette » !
De même, dans le texte introductif du disque « Sud-Ouest », la géographie de cette zone
est présentée de telle façon que le Béarn et la Bigorre ne se trouvent plus en Gascogne,
que le Quercy est déclaré attenant à l’Auvergne, alors qu’il l’est tout autant – sinon
plus – au Limousin.
3 N’étant évidemment pas spécialiste de ces dix grandes zones, je serai dans l’incapacité
de porter une appréciation précise et détaillée sur la représentativité musicale de
chacune d’entre elles en regard des choix opérés par Guillaume Veillet. Dans celles que
je connais le mieux (« Sud-Ouest » et « Méditerranée »), j’ai constaté des déséquilibres
et des manques. Par exemple, dans le disque « Sud-Ouest », la dimension instrumentale
est sous-représentée (même pas le tiers des pièces), avec une curieuse absence de toute
référence au hautbois, alors que sont disponibles les enregistrements de Charles
Alexandre aux hautbois de Bigorre, du Couserans et du Haut-Languedoc. Dans le disque
« Méditerranée », aucune référence n’est faite aux marins et pêcheurs (il existe un air
de procession des pêcheurs de Gruissan – Aude – pour la Saint-Pierre), à l’animation
musicale et aux paysages sonores des jeux taurins, au jeu du violon en Languedoc, au
hautbois des Cévennes, au fait que les Gitans sont soit andalous, soit catalans, etc. Mais
il est vrai que vouloir dresser le portrait sonore d’un territoire en soixante-dix minutes,
au-delà de la notion de « paysage sonore » que je considère personnellement comme
une construction idéologique, méthodologiquement inopérante, demeure une
formidable gageure.
4 Il y a néanmoins, dans toute cette « régionalisation » musicale, un fait notable qui
dénote l’évolution positive que connaît l’ethnomusicologie de la France depuis déjà un
certain nombre d’années. La « France » qui nous est présentée ici s’ouvre sur l’Outre-
mer et aussi sur la francophonie nord-américaine. Certes, l’intérêt pour l’Outre-mer ne
date pas d’aujourd’hui et l’auditeur trouvera dans le disque consacré à cette zone
plusieurs enregistrements déjà anciens de Claudie Marcel-Dubois et Marie-Marguerite
Pichonnet-Andral. Mais, jusqu’à une période assez récente, le revivalisme français des
musiques et danses traditionnelles n’a pas suscité grande attention, dans l’ensemble,
aux musiques de l’Autre, extra-hexagonales, hors « métropole ». Cependant, cette
Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010
303
anthologie, dont la plupart des pièces soit sont anciennes, soit datent des années 1970
et 1980, ne s’écarte que trop peu encore des cultures musicales régionales de la France
métropolitaine, qui sont ici à peu près toutes rurales, de surcroît. En effet, dans les huit
premiers disques (235 phonogrammes au total), on n’entend en tout et pour tout que
six pièces de musiques tsiganes, juive, d’émigrés polonais, grecs, etc.
5 Cette anthologie publie des enregistrements inédits et d’autres qui ont déjà été publiés.
Les pièces inédites représentent 41 % des phonogrammes (120 sur 293). Ce qui est assez
surprenant, c’est que la grande majorité des pièces publiées provient de CDs assez
récents (96 pièces) ; 66 sont des publications d’enregistrements provenant de disques 33
tours ; seulement 11 sont des publications de 78 tours. D’une région à l’autre, le ratio
entre inédits et publiés varie très sensiblement. Cet intéressant constat est très
éclairant sur les niveaux des différents traitements régionaux de l’édition
discographique des documents de collecte. Certaines régions, notamment à travers
leurs Centres régionaux de musiques et danses traditionnelles ou certaines associations
patrimoniales emblématiques et dynamiques, se sont dotées d’outils éditoriaux
efficaces, comme par exemple les collections discographiques d’ethnomusicologie
régionale, généralement estampillées « Atlas sonores ». Dans d’autres régions (parfois
pour d’autres raisons), la publication des sources est moins avancée. De ce point de vue,
le disque « Corse » est une magnifique réussite : il est presque entièrement inédit (20
inédits contre 4 enregistrements publiés dans des 33 tours) ! Au-delà de la beauté des
enregistrements, son intérêt n’en est que plus important. Par ailleurs, j’ai été très
surpris de la quantité des pièces inédites en provenance du MuCEM : 45 au total (soit
environ un disque et demi), sans compter celles qui sont reproduites ici mais qui ont
déjà été publiées. Ce n’est pas la présence de ce fonds qui me surprend car on connaît
depuis maintenant un certain nombre d’années, avec Florence Gétreau dans un premier
temps, puis avec Marie-Barbara Le Gonidec aujourd’hui, la volonté d’ouverture, de
restitution des fonds aux régions, de collaboration éditoriale. Mais enfin, on se
demande pourquoi le MuCEM, grande institution patrimoniale nationale, ne s’est
encore jamais lancé dans une édition systématique de ses fonds ! On se prend à rêver
d’une immense collection discographique, un peu à l’image de l’édition des archives
d’Alan Lomax, qui serait de surcroît véritablement scientifique (avec comité éditorial).
6 Je terminerai avec deux critiques plus générales, l’une portant sur la présentation
formelle de cette anthologie, l’autre sur son traitement documentaire. Le « coffret »
dont il est question ici se résume en réalité en un large emballage cartonné ouvert sur
un côté, dans lequel on glisse un à un les dix « boîtiers cristal » des CDs ! Présentation
tristement indigente (je ne parlerai pas ici des illustrations des jaquettes conçues par
Crumb et qui ne sont pas sans évoquer les années 1970 et leur culture underground)
pour une réalisation qui n’a jamais connu de précédent et qui ne sera sans doute pas
renouvelée de sitôt, pour un projet éditorial d’envergure internationale ! Au-delà de la
présentation, c’est le traitement éditorial lui-même qui semble irrationnel. Ainsi,
chaque disque possédant son livret (que l’on froisse ou que l’on arrache à chaque fois
que l’on veut le consulter !), nous avons dix fois le même texte général de présentation
de l’anthologie (les collectes historiques en France, le revival, etc.) et dix fois le même
texte d’intention de la FAMDT (Fédération des Associations de Musiques et Danses
Traditionnelles, l’un des partenaires de cette publication) ; un texte curieux d’ailleurs
qui, en insistant fortement sur la nécessité d’utiliser aujourd’hui ces sources pour une
création contemporaine, donne presque l’impression de « s’excuser » d’une publication
Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010
304
à caractère aussi ethnomusicologique, ce qui me paraît en totale contradiction avec le
projet éditorial lui-même.
7 En place de ces redondances, on aurait aimé trouver des textes beaucoup plus
consistants sur l’histoire des collectes, la constitution du champ de l’ethnomusicologie
de la France, le revival, etc. On aurait aimé lire un traitement documentaire réellement
scientifique des enregistrements publiés. On ne peut pas mettre côte à côte une collecte
de Ferdinand Brunot et une autre de Claudie Marcel-Dubois sans expliquer ce qui les
différencie fondamentalement, au-delà des décennies qui les ont séparées. On ne peut
pas publier des enregistrements de rituels par Claudie Marcel-Dubois sans se livrer à
une anthropologie du sonore, même rapide. On ne peut pas présenter la flûte pìrula
corse seulement comme « un instrument à vent taillé dans le roseau » ! Par ailleurs,
plusieurs chants historiques ou complaintes sont déclarés non « traditionnels », tout
simplement parce que certains sont signés, à l’instar d’une chanson écrite en 1856 et
que chantait l’une des domestiques de George Sand. Guillaume Veillet nous précise
alors : « Il ne s’agit en aucun cas d’une chanson traditionnelle. » Ne doit-on pas ici poser
le problème différemment, en évitant à tout prix de reproduire d’une part les schémas
folkloriques historiques, d’autre part de se référer à la notion problématique de
« tradition », en usant de notions plus précises (non connotées) comme par exemple
« formes orales standardisées », que Goody suggéra en son temps et qui me paraît ici
beaucoup plus juste ? Une telle publication, qu’on le veuille ou non, est une édition
d’ethnomusicologie. Elle se doit impérativement d’être présentée de façon rigoureuse
et scientifique, au risque d’aboutir à un non-sens éditorial en cas contraire.
8 Que toutes ces petites critiques ne ternissent en rien l’immense plaisir que j’ai ressenti
à l’écoute de ces nombreux disques, plaisir toujours enrichi de la découverte de ces
pièces pour la plupart du plus haut intérêt. C’est une œuvre monumentale, titanesque,
rare, qui vient d’être réalisée ici. Il faut en être reconnaissant à Guillaume Veillet, son
concepteur et son réalisateur, et aussi à Frémeaux & Associés qui poursuivent ici une
action patrimoniale utile et de grande ampleur.
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Bulgarie. L’art de la gadulkaEnregistrements (2008) et texte: Jérôme Cler, 2009
Marie-Barbara Le Gonidec
RÉFÉRENCE
Bulgarie. L’art de la gadulka. Enregistrements (2008) et texte: Jérôme Cler. 1 CD AIMP
XCI / VDE CD-1278, 2009
1 L’art de la gadulka est le deuxième disque de la collection des Archives Internationales
de Musique Populaire du Musée d’ethnographie de Genève dédié à la Bulgarie. Si le
premier était consacré aux traditions pastorales (Le Gonidec 2004), où prévalent flûtes
et cornemuses, celui-ci se penche sur cet instrument à cordes appelé gadulka, qui se
jouait jadis essentiellement dans l’univers villageois et dont l’aspect et l’accord varient
sensiblement d’une région à l’autre. La gadulka et les aérophones pastoraux
représentent les seuls instruments mélodiques bulgares de tradition rurale, puisque le
luth tambura était plutôt joué dans les régions plus orientales du pays, parmi les
Pomaks (Bulgares islamisés à l’époque ottomane). Ces trois instruments mélodiques
étaient accompagnés d’une percussion, la grosse caisse tapan, tandis que, parmi les
Pomaks, se jouait aussi un tambour sur pied appelé tarambuka. Mise à part la
cornemuse, tous les instruments que l’on vient de citer sont présents dans ce CD, de
même que l’accordéon, donnant à la gadulka un riche environnement musical et à ce
disque, une certaine variété.
2 Incompatible avec les changements socio-économiques drastiques que le
gouvernement communiste imposa aux Bulgares au lendemain de la Seconde Guerre
mondiale, le mode de vie ancestral, fondé sur la propriété familiale et le patriarcat,
disparut très rapidement. Sa musique évolua vers une pratique « urbaine d’ascendance
rurale », pour reprendre les termes de l’auteur du livret, ce qui lui permit de se
perpétuer pendant toute la période communiste, qui prit fin en 1989. Le disque
présente différents aspects du jeu de la gadulka, du plus « pur » style traditionnel
villageois (plage 1) au jeu plus contemporain (plage 5), en passant par la pratique
d’ensemble, typique de la période communiste (plage 13). Le livret retrace rapidement,
Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010
306
dans un style agréable à lire, l’histoire de la musique bulgare de ces dernières
décennies, une musique dite « narodna muzika », que l’on a du mal à traduire, puisque
narod signifie « peuple », et que narodna peut être rendu par « national » ou
« populaire », au sens politique du terme (le peuple représentant la nation), mais aussi
par « traditionnel ». Car « La » tradition a bien été maintenue à l’époque communiste,
et, ce avec grand soin, pour conserver cet « art du peuple bulgare » (narodno
tvortchestvo) servant de base pour des compositeurs dans la création d’un « nouvel art
démocratique » plus digne de représenter la nouvelle République, mais sans en gommer
les racines, source de fierté. C’est ainsi qu’ont vu le jour de grandes troupes de
musiciens et de danseurs – dont l’ensemble national Filip Koutev, fondé en 1951, est le
plus emblématique –, formations « officielles » dans lesquelles la gadulka occupait une
place de choix parmi les autres instruments évoqués plus haut.
3 Le livret décrit ainsi le passage de l’instrument, du village à la scène, évoquant les
transformations qu’il a subies pour ce faire (on voulait imiter le violon…) et jusqu’à son
aspect contemporain. Il en est revenu à la diversité d’accordages qu’il connaissait jadis
(accord de Gabrovo : la, ré, mi ; de Dobrudja : la’-la-ré’ ; de Thrace : la-ré-la ou la-mi-la)
et, pour ce qui concerne l’aspect morphologique, c’est la gadulka de Thrace qui est
maintenant considérée comme le modèle standard, et c’est elle qu’on entend ici. Ses
trois cordes, à l’origine en boyau, sont de nos jours des cordes de métal filées. Les
cordes sympathiques qu’on lui connaissait dans certaines régions seulement, dont la
Thrace, ont été conservées. Ces onze cordes qui ne sont pas touchées par l’archet, mais
dont la vibration est entraînée par « sympathie », autrement dit par résonance avec les
notes jouées à la même hauteur (ou fréquence) donnent au timbre de l’instrument cette
« épaisseur » et cette richesse de couleurs qu’on entend très bien à la plage 9, laquelle
dévoile un très bel aperçu des sonorités de la gadulka bulgare.
4 L’origine de l’instrument est ancienne. On le compare au rebec médiéval dont il partage
la morphologie et la structure, puisqu’on le confectionne non pas par assemblage de
différentes planchettes ou éclisses, mais à partir d’une seule pièce de bois. La cavité
creusée pour la caisse de résonance est fermée par une table d’harmonie. Si gadulka est
le nom que donnent les Bulgares à cette vièle de nos jours, ce type instrumental n’est
pas propre à la Bulgarie. Preuve est donnée avec le rebec ; mais on le trouve aussi, sous
des formes spécifiques, dans le reste des Balkans (lyra grecque, par ex.) et en Turquie
(kemençe). Il est intéressant de noter que son nom viendrait de gud, qui, dans les langues
slaves, se rapporte à l’émission sonore. Outre ces indications géographiques et
étymologiques, le livret évoque aussi le contexte de jeu de l’instrument, souvent utilisé
pour les mariages. Plusieurs plages sont consacrées au répertoire nuptial, qui comporte
autant des airs lents (complaintes de la mariée) que des airs à danser, évidemment.
5 Pour réaliser son disque, Jérôme Cler a fait appel à trois gadular différents, dont un,
Atanas Vultchev, né en 1937, est un grand virtuose. On l’appelle d’ailleurs le Paganini
de l’instrument. Il a fait son apprentissage auprès de son père Kiril, qui fut engagé dès
les premières années du nouveau régime dans l’orchestre de narodna muzika de la Radio
nationale bulgare. Atanas, recommandé par son père dès l’âge de 14 ans, y fait ses
premières apparitions officielles avant de rejoindre plus tard, comme accompagnateur,
la fameuse chorale féminine connue sous le nom de « Mystère des voix bulgares ». C’est
donc un musicien riche d’une double formation : héritier direct, par son père, du
modèle traditionnel et lui-même acteur de la construction des nouveaux modèles
culturels de l’époque communiste. Les deux autres joueurs sont Dimitar Gugov et
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Nikolaï Paskalev, nés respectivement en 1977 et 1974. Ils représentent la génération
formée selon le modèle « classique » (cours de solfège, d’harmonie et de composition,
etc.) alors dispensé dans toutes les écoles de musique, que l’élève se dédie à la
klasitcheska mouzika ou à la narodna, comme ce fut le cas pour ces deux gadular. Devenus
musiciens professionnels (dans tous les sens du terme et en premier lieu dans
l’acception liée à l’excellence), ils ont fait partie de nombreuses formations de haut
niveau avant la chute du communisme et réalisent aujourd’hui de belles carrières dont
l’une, celle de Gugov, se poursuit en France où il réside depuis neuf ans.
6 Ils sont accompagnés par des musiciens ayant un parcours similaire, sauf peut-être le
percussionniste Hasan Mustafov, qui, né en 1939, a connu comme Atanas Vultchev le
passage entre la musique de tradition rurale et la « néo-tradition ». Tous ont fait partie
de grands ensembles prestigieux formés à l’époque communiste et qui perdurent de nos
jours. Mais ce disque donne volontairement, avec ces « grands » musiciens, un aperçu
du jeu en petite formation, plus intimiste, qui laisse au mieux se développer « l’art » de
la gadulka.
BIBLIOGRAPHIE
LE GONIDEC Marie-Barbara 2004 Bulgarie. Musique de tradition pastorale. Enregistrements
(1992-1997) et texte : Marie-Barbara Le Gonidec. CD AIMP LXXIV/VDE-1148.
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Turquie. Le bağlama des yayla,Ramazan Güngör, Ali Kıvrak et HayriDev Enregistrements et texte: Jérôme Cler, 2008
Thomas Loopuyt
RÉFÉRENCE
Turquie. Le bağlama des yayla, Ramazan Güngör, Ali Kıvrak et Hayri Dev. Enregistrements et
texte: Jérôme Cler. 1 CD Ocora C 560213, 2008
1 Ce CD vient compléter la série des yayla1 issue des enregistrements réalisés par
l’ethnomusicologue Jérôme Cler au fil de vingt années de terrain dans la région des
plateaux du Taurus occidental, au Sud de la Turquie. Après le violon et le sipsi, c’est le
üçtelli ou bağlama, instrument de la famille des luths à longs manches, qui est ici mis à
l’honneur. L’intérêt majeur de ce quatrième volume est de réunir trois grands artistes
de même génération mais de sensibilités différentes, mettant ainsi en regard trois
versions complémentaires d’une même tradition musicale. Cela est d’autant plus
précieux que ce répertoire, qui témoigne d’un héritage pastoral ancien, tend
aujourd’hui à disparaître, supplanté par les pratiques citadines modernes des plus
grands saz. Nos trois musiciens sont tous des descendants d’anciens pasteurs d’origine
turkmène, et leur musique vit de cette mémoire des anciens temps auxquels ils font
constamment référence : des histoires de bergers et de jeunes filles nomades chantant
des « airs de gorge » que les instruments ne se lassent pas d’imiter. Ramazan Güngör et
Ali Kıvrak, après leur enfance dans les plateaux, sont descendus à Fethiye, une ville de
la côte autrefois occupée par les pasteurs pendant les périodes d’hiver, dans laquelle ils
se sont définitivement installés. Le troisième musicien, Hayri Dev, n’a quant à lui jamais
quitté cet univers des plateaux – sauf pour des concerts en Europe et, plus récemment,
dans les centres citadins de Turquie. Le rapport à la nature reste central dans ce
Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010
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répertoire, même si le mode de vie nomade qui lui était originellement associé a
disparu.
2 Le üçtelli, littéralement un luth « avec trois cordes », comporte sur son manche une
douzaine de frettes ligaturées. C’est le plus petit des instruments de la famille des saz.
La caisse, taillée dans la masse, est généralement faite avec du mûrier ou du genévrier,
selon que l’on se trouve dans la plaine ou dans les hauteurs ; le manche est en
abricotier. La table d’harmonie est quant à elle le plus souvent faite avec de l’épicéa,
parfois du genévrier. Le jeu du üçtelli présente plusieurs particularités par rapport à
celui d’autres luths : d’une part l’utilisation du pouce gauche pour les accords, d’autre
part les claquements sur la table d’harmonie obtenus avec les ongles de la main droite.
S’y ajoute le son, caractéristique du transitoire, produit par le frottement des ongles
sur les cordes métalliques. Tous ces sons, parfois rugueux et néanmoins délicieux pour
les amateurs, traduisent une forme d’expressivité rustique, caractérisée par une variété
d’énergies, d’articulations, et de timbres. Une particularité est l’usage d’une technique
apparentée au hammering ou tapping, produite par l’action de la main droite au niveau
des frettes : ainsi, les cordes entrent en vibration sans avoir été pincées mais plutôt
comme si elles avaient été martelées. Il s’ensuit un timbre très différent du son
habituel, riche en harmoniques et qu’on entend surtout dans des airs non mesurés (voir
les plages 8 et 18, entre autres). Aujourd’hui cette technique est couramment utilisée
par tous les grands noms du saz – par exemple Arif Sağ – qui se sont largement inspirés
des maîtres du üçtelli (en particulier Ramazan Güngör) pour enrichir leur technique de
jeu. Enfin, il est important de noter que le üçtelli a gardé une variété d’accordatures qui
tend en revanche à s’amoindrir dans le jeu de saz citadin. Sur ce point, le livret est
particulièrement bien documenté. Il constitue même une véritable méthode de uçtelli
(sans doute la première éditée à ce jour !), détaillant les six accordatures utilisées dans
ce disque et leurs rapports harmoniques, ainsi que l’usage d’accords renversés qui
manifestent ce que Jérôme Cler décrit comme une « pensée harmonique ». Les
différentes positions de la main gauche et le rôle de chaque doigt, y compris du pouce,
sont illustrés par des schémas. La technique de la main droite est également abordée,
avec les diverses manières de pincer les cordes : « rasgueo » (les ongles des doigts vers le
bas et l’index seul en remontant) ; « tek parmak » (un seul doigt, l’index, joue les cordes
alors que le pouce et le majeur tiennent le corps de l’instrument) ; parmak boğazi
(technique apparentée au hammering ou tapping mentionné plus haut).
3 Le répertoire du üçtelli se partage entre quatre formes principales : l’air long (uzun
hava), le zeybek, le boğaz et l’air rapide. Les airs longs sont caractérisés par l’absence de
cycle rythmique régulier (plages 1, 4, 11). Le zeybek est une pièce rythmée à 9 temps (ce
cycle étant de manière générale le plus usité dans cette région, voir Cler 1994) :
comptés 3+2+2+2 dans sa forme lente, et 2+2+2+3 dans sa forme rapide (plages 2, 9, 13,
15…). Le boğaz est un air de gorge anciennement chanté par des bergères à l’époque
pastorale (plages 7, 8, 11, 16, 23…). Enfin, l’air rapide est cyclique et plus allant,
comprenant des chansons et des airs souvent dédiés à la danse. C’est chez Hayri Dev
qu’on l’entend le plus.
4 Les dix premières plages du disque sont consacrées à Ramazan Güngör. Aujourd’hui
disparu, ce musicien jouissait d’une renommée particulière, aussi bien dans le milieu
académique que parmi les musiciens populaires de la région, comme un des derniers
détenteurs des techniques et répertoires liés au üçtelli, instrument qu’il avait
commencé à apprendre dès son enfance. Il reçut une formation de charpentier mais un
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accident l’obligea à abandonner cette vocation. Il choisit alors la lutherie, et se retrouva
ainsi à la fois luthier et luthiste, concordance rare mais d’une grande richesse. Ramazan
Güngör se distingue par sa connaissance large des répertoires de différentes régions de
Turquie et par une recherche technique : visible dans les changements d’accordature,
ou encore dans l’usage du hammering qu’il a été un des premiers à introduire dans le jeu
du saz. Cette recherche produit une diversité de dynamiques et d’atmosphères.
5 Hayri Dev, comme on l’a dit plus haut, est un homme de terroir, qui vit toujours dans sa
région natale. Il a connu en partie la vie pastorale, puis s’est reconverti dans
l’agriculture de subsistance. Mais ses meilleurs revenus, il les doit à la musique en tant
que professionnel des fêtes et des mariages. Les pièces jouées par Hayri s’organisent en
suites et sont caractérisées par un style à la fois vif et léger, dont la fluidité frappe
l’auditeur dès les premières notes. Il ne joue pas d’air long mais des mélodies rapides,
destinées à la danse, ou des chansons. Comme il se plaît à le dire lui-même avec
humour, les musiciens de la plaine ont un jeu « plus lourd » que ceux de la montagne.
De fait, à l’écoute de Hayri, on ne peut s’empêcher de penser que l’air et l’eau du
plateau sont à la source d’une légèreté de jeu toute singulière, par rapport au jeu des
musiciens de la ville. À l’image du personnage auquel était consacré le documentaire
Derrière la Forêt, réalisé en 1999 par Gülya Mirzoeva, ce jeu allie la vivacité et la sagesse
méditative. La référence à la nature environnante est particulièrement présente.
Notons en plage 22 une intéressante imitation des sonnailles. Hayri Dev est des trois
celui chez qui la dimension poétique est la plus présente, à travers de courts couplets
évoquant un événement singulier ou une aventure. Mi-parlés, mi-chantés, ces récits se
marient particulièrement bien avec le son discret et raffiné du üçtelli.
6 Ce disque offre donc un grand intérêt en tant que témoignage d’un répertoire dont le
contexte d’origine – la vie pastorale – n’existe plus. Les enregistrements, très bien
réalisés, n’ont subi en studio qu’un simple équilibrage des fréquences et n’ont pas fait
l’objet de montage. Tout cela participe du sentiment général de sincérité que l’on
ressent à l’écoute de ce disque. Ainsi les bruits d’ordinaire considérés comme
« parasites », tels que la douce sonnette de la maison de Hayri, sont perçus
agréablement et font partie d’un tout, celui du moment partagé rendu accessible aux
auditeurs.
BIBLIOGRAPHIE
CLER Jérôme 1994a Turquie. Musiques des yayla. CD Ocora-Radio France 560050.
CLER Jérôme 1994b « Pour une théorie du rythme aksak », Revue de Musicologie 80/2 : 181-210.
CLER Jérôme 1998a Turquie. Le violon des yayla. Mehmet ‘Akir, CD Ocora-Radio France 560116.
CLER Jérôme 1998b Turquie. Le sipsi des yayla, CD Ocora-Radio France C 560103.
CLER Jérôme et Bruno MESSINA 2007 « Musiques des minorités, musiques mineures, tiers
musical », Cahiers d’ethnomusicologie 20 : 243-271.
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MIERZOEVA Gulya et Jérôme CLER 1999 Derrière la Forêt. Production Les Films de l’Observatoire / E-motion picture Baden-Baden / ZDF-Das kleine Fernsehspiel pour ARTE.
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Chine. « Le pêcheur et le bûcheron». Leqin, cithare des lettrés. Sou Si-tai Sou Si-tai: cithare qin ou flûte xiao, avec Georges Goormaghtigh: qin. Enregistrements (2006): Renaud Millet-Lacombe; texte: GeorgesGoormaghtigh, 2007
François Picard
RÉFÉRENCE
Chine. « Le pêcheur et le bûcheron». Le qin, cithare des lettrés. Sou Si-tai. Sou Si-tai: cithare qin
ou flûte xiao, avec Georges Goormaghtigh: qin. Enregistrements (2006): Renaud Millet-
Lacombe; texte: Georges Goormaghtigh. 1 CD AIMP LXXXII / VDE CD-1214, 2007
1 Il existe au moins trois bonnes raisons de se réjouir de la publication de cet
enregistrement : il vient heureusement compléter la splendide et ô combien partiale et
lacunaire collection Brăiloiu, j’entends ici le double dispositif constitué par le fonds
Brăiloiu en ligne1 et la Collection universelle de musique populaire en 4 CD, poursuivi avec
la collection des Archives Internationales de Musique Populaire (AIMP). Elle marque un
point final à l’appellation fausse et désuète, de « musique populaire » pour désigner ces
musiques, objets et causes de l’intérêt, de la passion et des recherches des
ethnomusicologues, et que l’on appelle enfin : les musiques des gens ; qu’il s’agisse ici
de gens de bien plutôt que de gens de peu, de gens de lettres plutôt que de gens sans
lettres importe finalement bien peu à l’oreille.
2 Cet enregistrement de Sou Si-tai vient à point pour documenter ce qui se présente
comme une école particulière de qin, proclamée bien entendu la « dernière » (il n’en est
rien). Les amateurs et connaisseurs gardaient précieusement la cassette enregistrée par
lui et Liu Chuhua (1986).
3 Le disque est superbement enregistré et fait entendre un des plus beaux sons publiés ;
c’est en tous cas la conclusion à laquelle aboutit un travail associant connaisseur,
compositrice, spécialiste d’acoustique musicale et preneur de son (Picard et al. 2009).
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Ironiquement, il est ainsi associé à celui de Yang Lining, pourtant cosidéré par les
partisans de « l’école de Tsar Teh-Yun » comme emblématique de la prétendue « école
des professionnels de conservatoire » ; il est vrai qu’elle a reçu en secret – Révolution
Culturelle oblige – l’enseignement du dernier (avant le suivant) des lettrés : Zha Fuxi
(1895-1976).
4 Enfin, dernier bonheur, non réservé à ses admirateurs : entendre jouer le maître secret,
l’ermite des montagnes lui-même, Georges Goormaghtigh (plages 2 et 9), permet de
s’assurer que leur propre maître Tsar Teh-Yun n’est pas « la dernière des gens de
lettres » (Bell 2008).
5 On peut donc jouir de cette musique, de cette sonorité et de la finesse d’une
interprétation mature, empreinte de sérénité. Un partisan affirmé des cordes de soie,
John Thompson, répertorie sur son site web une liste d’enregistrements avec cordes de
soie, comme si c’était une catégorie en soi. Si l’on compare les pièces publiées sur ce
disque à celles déjà publiées (soie ou non), on constate que seule la dernière pièce,
Zuiweng yin (plage 10),très courte (0’44), ne figure pas déjà dans des enregistrements
avec cordes de soie, la pièce qui porte le même nom enregistrée par John Thompson
lui-même étant en effet différente. Sinon, seule la plage 1, Guiqulai ci, n’a pas été publiée
ni dans l’interprétation du maître Tsar Teh-Yun, ni dans celle de musiciens ou gens de
qin d’écoles réputées différentes, mais seulement par Lo Ka-Ping et Yang Baoyuan. On
l’aura compris, contrairement à ce que l’on a longtemps cru, ce n’est pas le répertoire
qui fait la spécificité d’une école ; ce n’est pas la sonorité – le disque permet de le
constater de manière sérieuse – ni la manière, le style, ou alors d’une manière
imperceptible… Reste une éthique, exigeante, et qui a valeur d’esthétique, que tous
ceux qui ont eu le bonheur de partager des moments de musique et d’amitié avec Yip
Ming-Mei, Liu Chuhua, Georges Goormaghtigh, Shum Wing-Foong, Sou Si-tai ou, sans
doute, Maître Tsar, ont éprouvée. On souhaite aux auditeurs un tel bonheur.
BIBLIOGRAPHIE
BELL Yung 2008 The Last of China’s Literati The Music, Poetry, and Life ofTsar Teh-yun, Hong Kong :
Hong Kong University Press.
BRĂILOIU Constantin et Laurent AUBERT 2009 Collection universelle de musique populaire. Archives
Constantin Brăiloiu (1913-1953). Coffret de 4 CD AIMP LXXXL-LXXXVIII / VDE-1261-1264.
CAI Deyun (Tsar Teh-Yun) 2000 The Art of Qin Music, ROI RB-001006-2C.
LIU Chuhua (Lau Chor-wah) 1996 Water Immortal, Roi RB-961008-C (HKG,)
LIU Chuhua et SU Sidi 1986 Récital de qin (cithare chinoise), enregistrement public pour l’Institut
Belge des Hautes Études Chinoises, 12 août.
LU Jiabing (Lo Ka-Ping) 2004 China : Lost Sounds of the Tao (with four compositions by Lo Ka-Ping),
World Arbiter.
Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010
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PICARD François, Marie-Hélène BERNARD, SUN Ko-shu, avec Alain JOUBERT 2009 « La cithare
chinoise qin, contextes de jeu et enregistrement », communication au 5e Colloque de Musicologie
Interdisciplinaire – CIM09, « La Musique et ses instruments ». Paris, 26-29 octobre.
THOMPSON John 2009 John Thompson on the Guqin Silk String Zither <http://www.silkqin.com/
index.html>.
YANG Baoyuan 1994 China Records Carol CCD 94/347.
YANG Lining 1998 China Racines (avec François Picard au xiao). Prise de son Daniel Deshays. ED
9801, Buda.
NOTES
1. <http://www.ville-ge.ch/meg/musinfo_ph.php>
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Bali 1928 I . Gamelan gong kebyar. Music of Belaluan, Pangkung,Busungbiu Réédition d’enregistrements historiques réalisés en 1928 à Bali, compiléspar Allan Evans et Edward Herbst, World Arbiter 2011
Éric Vandal
RÉFÉRENCE
Bali 1928 I . Gamelan gong kebyar. Music of Belaluan, Pangkung, Busungbiu. Réédition
d’enregistrements historiques réalisés en 1928 à Bali, compilés par Allan Evans et
Edward Herbst. Livret de 16 pages en anglais. 1 CD (59’ 30’’ ) plus contenu multimédia,
World Arbiter 2011
1 Il s’agit d’une parution peu banale que nous offre ici le chercheur américain Edward
Herbst, en collaboration avec Allan Evans, sous le label World Arbiter, l’un des rares à
publier des enregistrements d’archives de musiques traditionnelles. Ce disque constitue
le premier tome d’une série de cinq sur lesquels on retrouvera l’intégralité des 104
plages de 78 tours enregistrées à Bali à la fin des années 20 par les compagnies
allemandes Odeon et Beka. Il s’agit des premiers enregistrements commerciaux de
musique balinaise, et les seuls effectués avant la Seconde Guerre mondiale. En 1999,
Herbst nous avait déjà offert The Roots of Gamelan, qui compilait les quelques plages
disponibles à l’époque. Il nous présente maintenant la collection dans son intégralité,
fruit d’une recherche exhaustive s’étendant sur une dizaine d’années.
2 Curieusement, les parutions originales étaient destinées au marché local balinais. Le
gramophone représentait à l’époque un investissement extrêmement coûteux, que
seule une infime minorité pouvait se permettre. Conséquemment, les ventes furent
désastreuses. Toutefois, leur impact sur la recherche en ethnomusicologie a été
considérable. En effet, c’est après avoir entendu certains de ces enregistrements
lorsqu’il était à New York que le compositeur Colin McPhee se rendit à Bali afin
Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010
316
d’entreprendre une enquête approfondie (1966), ouvrant ainsi la voie à de nombreux
chercheurs jusqu’à nos jours. McPhee a d’ailleurs joué un rôle essentiel dans la présente
réédition, laquelle a pu être réalisée en grande partie grâce à sa collection personnelle,
car il fut un des rares à s’être procuré ces enregistrements.
3 Ces musiques ont été captées à une époque où Bali vivait de profonds changements
socioculturels. Sous domination néerlandaise depuis 1908, la société balinaise des
années vingt se transforme, passant d’une civilisation avant tout agraire et
relativement isolée à une société administrée à l’occidentale et pleinement intégrée au
réseau commercial colonial. C’est également à cette époque que l’île se fait connaître au
niveau international par le biais des touristes fortunés en mal d’exotisme et de
« pureté », qui affluent en nombre croissant.
4 Comme en guise de réponse à ces transformations importantes, la musique
traditionnelle du gamelan se verra complètement réinventée. Le kebyar, style explosif et
innovateur, apparaît autour de 1915 dans certains villages du nord de l’île – région sous
contrôle direct des Hollandais depuis 1849 – pour ensuite se propager rapidement vers
le sud, où il s’épanouira. Le genre emprunte auprès de tous les répertoires, palatins
comme villageois, tout en remaniant de façon radicale les canons
esthétiques traditionnels : grande liberté formelle, irrégularités métriques,
accentuations syncopées, modulations dramatiques de tempi et articulation contrastée
des dynamiques. Comme signature stylistique, le kebyar propose également une petite
révolution : l’abandon momentané d’une pulsation stable – jusque là régente absolue
des musiques de gamelan –, dans un nouveau type de passage constitué de cascades de
phrases jouées à l’unisson dans un style rhapsodique parlando/rubato. Ces mélodies
singulières, nécessitant une virtuosité et une coordination d’ensemble sans faille, en
viendront à être désignées par le terme même de « kebyar ».
5 Bali 1928 : Gamelan gong kebyar propose les performances de trois des orchestres les plus
actifs de l’époque : Belaluan (sud), Pangkung (centre-sud) et Busungbiu (nord), cet
ordre de présentation suggérant un cheminement à rebours vers les origines nordiques
du genre. Le gamelan de Belaluan, qui fut le premier à se produire régulièrement pour
un auditoire touristique, interprète tout d’abord Kebyar Ding (« ding » étant le premier
degré de l’échelle pélog à cinq sons du gamelan gong kebyar), un morceau de bravoure
qu’on a dû diviser en six « mouvements », étant donné la durée maximale de trois
minutes des plages de 78 tours. Le côté « patchwork » de la forme, même à l’intérieur
d’une seule plage, est particulièrement mis en évidence. En témoigne, dans
l’introduction (« Kebyar »), la surprenante juxtaposition entre une mélodie lyrique,
légèrement asymétrique, et un passage kebyar enflammé, joué fortissimo. On imagine
d’ailleurs facilement les musiciens s’en donnant à cœur joie avec ce nouveau procédé,
tant les sections kebyar sont omniprésentes. Leur exécution, plus « carrée » et moins
fluide que ce qu’on entend aujourd’hui, semble toutefois trahir une certaine
immaturité technique. La sélection de Belaluan est complétée par deux pièces de danse
et deux pièces cérémonielles – dont l’une, Buaya Mangap (« crocodile à la gueule
ouverte »), fut transcrite pour deux pianos par Colin McPhee (1940). Bien qu’il ne
s’agisse pas à proprement parler de pièces répondant au style kebyar, on perçoit tout de
même l’influence du nouveau genre à travers l’interprétation des musiciens.
6 Plus avant à l’intérieur des terres, l’orchestre de Pangkung offre une prestation moins
portée sur les nouvelles techniques, les passages kebyar étant employés ici avec
davantage de discernement. On remarque par contre une exécution un peu plus fluide
Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010
317
que celle de l’ensemble précédent. Les formes sont plus stables et conservatrices,
indiquant qu’il s’agit probablement ici, non pas d’authentiques créations, mais de
pièces de temple exécutées « à la façon kebyar », comme en témoigne la pièce Gending
Longgor II, toujours jouée dans les cérémonies du nord de l’île.
7 Enfin, avec le gamelan de Busungbiu, on goûte à toute la vitalité du kebyar. L’orchestre
maximise l’exploitation des registres, fait entendre les échanges de soli et utilise de
façon dramatique les successions soudaines d’arrêts et de silences, faisant en cela usage
des traits qui deviendront les caractéristiques les plus saisissables du genre. Certains
passages, particulièrement les soli joués par quatre musiciens sur le carillon de gongs
(reyong), sont d’une virtuosité hallucinante, laquelle n’a rien à envier aux performances
des meilleurs groupes actuels. Les passages kebyar sont pleinement mis en valeur par
une exécution tout en agilité et en souplesse, sans jamais que ne soit mise de côté leur
énergie explosive. En un mot, on jouait en 1928 dans le village de Busungbiu le kebyar
tel qu’il sera exécuté ailleurs des décennies plus tard.
8 On ne saurait passer sous silence l’excellent article de Herbst qui accompagne cette
publication et qui est disponible en fichier PDF sur le disque même. L’auteur y retrace
en détails l’histoire des enregistrements originaux et situe le contexte historique
entourant l’émergence du kebyar. Une bonne partie de ses recherches a été consacrée à
rencontrer les aînés des villages concernés, auxquels il a fait réécouter les pièces.
L’article met pleinement en valeur les propos qu’il en a recueillis dans un examen
approfondi de chaque sélection de la nouvelle édition. Ces témoignages représentent
une contribution originale aux recherches musicologiques sur Bali, enrichissant par le
biais de l’oralité les perspectives historiques que nous détenions sur le kebyar et qui,
jusqu’à maintenant, étaient grandement limitées par la rareté des traces écrites. Un
glossaire détaillé propose également un élargissement du vocabulaire lié aux
techniques de jeu du gamelan. De plus, le disque donne à voir trois courts films muets
du légendaire danseur I Marya, réalisés par Rolf de Maré en 1938. D’autres films
d’archives sont également disponibles sur le site internet de la compagnie World
Arbiter (www.arbiterrecords.com).
9 Souffle et crépitements sont bien sûr inhérents à ce genre de parution, et on voit
difficilement comment l’équipe de World Arbiter aurait pu faire mieux dans la
restauration sonore des documents. On appréciera toutefois la grande netteté des
aigus, là où résident les couleurs caractéristiques du gamelan. D’autres problèmes
découlent également des prises de sons originales, l’équipement de l’époque ne
permettant pas un rendu adéquat de toutes les fréquences. En témoignent les
enregistrements de Busungbiu, où les métallophones graves sont quasi-inaudibles.
10 En considérant le disque dans son ensemble, on constate avec étonnement que, malgré
une dizaine d’années d’existence seulement, les caractéristiques singulières du style
kebyar étaient déjà bien en place, du moins au niveau de la structure. Les musiciens de
Belaluan, Pangkung et Busungbiu nous démontrent que les musiques dites
traditionnelles ne relèvent pas toujours d’un développement progressif, mais peuvent
parfois jaillir presque spontanément pour se cristalliser rapidement sous des traits qui
deviendront leur marque distinctive.
11 De par la valeur historique évidente des enregistrements qu’on y retrouve, et
également au vu de la documentation exhaustive et inédite qui l’accompagne, Bali 1928 :
Gamelan gong kebyar constitue un incontournable de la discographie
Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010
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ethnomusicologique du Sud-Est asiatique. On peut aisément supposer qu’il en sera de
même pour les quatre volumes suivants, à paraître dans les prochaines années.
BIBLIOGRAPHIE
HERBST Edward 1999 The Roots of Gamelan. 1 CD World Arbiter 2001.
McPHEE Colin 1940 Balinese Ceremonial Music, pour deux pianos. New-York : G. Schirmer.
McPHEE Colin 1966 Music in Bali: A Study in Form and Orchestration in Balinese Orchestral Music. New
Haven: Yale University Press.
Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010
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Pérou. Musique des Awajún et desWampis d’Amazonie, Vallée du CenepaEnregistrements : Franz Treichler ; textes : Raúl Riol et Jeremy Narby,2009
Michel Plisson
RÉFÉRENCE
Pérou. Musique des Awajún et des Wampis d’Amazonie, Vallée du Cenepa. Enregistrements :
Franz Treichler ; textes : Raúl Riol et Jeremy Narby ; fichier pdf avec les paroles des
chants en awajún, espagnol, anglais et français. 1 CD AIMP XCII / VDE-1279, 2009.
1 Ce très beau disque nous plonge dans l’univers musical des ethnies des Basses Terres du
Pérou, sur lesquels existent également quelques livres d’ethnologues1. L’Amazonie
péruvienne est très souvent la laissée-pour-compte des musiques amérindiennes ; on
lui préfère en général l’Amazonie brésilienne, beaucoup plus médiatisée et qui a fait
l’objet de nombreux et beaux enregistrements, comme ceux de René Fuerst, de Gustaaf
Verswijver ou de Luis Fernandez, publiés comme le présent CD dans la collection des
Archives Internationales de musique populaire (AIMP) de Genève. Cet album est donc le
bienvenu dans le champ des musiques amérindiennes.
2 Les ethnies Awajún et Wampis, dont nous pouvons écouter quelques beaux moments
musicaux dans cet album, appartiennent au groupe ethnolinguistique du haut et moyen
bassin du fleuve Marañon que les Espagnols appelaient « Jivaro » – sans doute une
déformation du terme Shiwar.
3 En 2002, on comptait environ 100 000 individus dans le groupe ethnolinguistique jivaro,
répartis entre l’Equateur et le Pérou, sans compter les groupes ethniques ayant adopté
leur mode de vie mais parlant d’autres langues, comme les Candoshi et les Shapra qui
parlent le candoa, ainsi que le relève Pierre Salivas dans sa thèse sur la musique des
Jivaro/Shuar (2002). Le livret du présent album, publié en 2009, donne quant à lui une
estimation de 75 000 individus pour les seuls Awajún. Divergence des chiffres, mais on
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sait que les groupes jivaro du Pérou et d’Equateur connaissent globalement une natalité
relativement élevée malgré les guerres de frontières entre militaires péruviens et
équatoriens, l’avidité implacable et destructrice des multinationales minières,
pétrolières et forestières liée aux pouvoirs locaux, et la paupérisation générale des
peuples amérindiens, qu’ils soient chasseurs-cueilleurs ou agriculteurs. Autre signe de
vitalité : ces cultures jivaro défendent farouchement leur identité vis-à-vis du pouvoir
central, même s’ils acceptent les écoles étatiques depuis les années 1960.
4 Le premier « Festival de musique awajún » a eu lieu en 2006 dans la vallée du Cenepa,
affluent du Marañon, à l’initiative de l’ODECOFROC, une organisation indigène de la
région fondée en 1995 et soutenue par des ONG nationales et internationales. Cette
organisation regroupe les cinquante-trois communautés autochtones du bassin de la
rivière Cenepa, soit environ 12 000 personnes. Ainsi, à l’instar ce qui se passe au Brésil,
en Equateur et au Mexique notamment, les communautés amérindiennes s’organisent
et défendent farouchement leur identité culturelle. À preuve, ce disque produit par
Laurent Aubert, qui, comme l’écrivent ses auteurs Raúl Riol et Jeremy Narby,
correspond à « un besoin formulé par les communautés locales ». Il ne s’agissait pas
pour eux d’imposer de l’extérieur un relevé systématique des répertoires, mais
« d’accompagner la prise de conscience des Indiens de la nécessité de conserver leur
patrimoine immatériel autant que matériel », en se donnant pour règle d’intervenir le
moins possible sur le choix des musiques que les Indiens voulaient transmettre. Les
Amérindiens ne sont donc plus un objet esthétisé par une vision occidentale
dominante, mais deviennent ainsi les sujets actifs et conscients de leur propre création
culturelle. Cette démarche est assez rare, du moins en Amérique latine, pour mériter
d’être soulignée.
5 Pour ce qui est de la culture elle-même, nous retrouvons certains traits communs à de
nombreuses ethnies amérindiennes des Basses Terres, comme le chamanisme et
l’absorption de plantes telles l’ayahuasca2,ingéré sous forme de pâte, qui permet de
« voir » la vie, d’« acquérir la vision » à travers la transe et de conduire au « voyage
dans le monde des esprits et des ancêtres », comme le souligne le livret.
6 D’autres déterminants culturels, notamment musicaux, sont propres aux Jivaro.
Comme chez les Shuar, on retrouve ici les chants sacrés anen et les chants profanes
nampeg, ainsi que d’autres pièces avec des instruments tels que la flûte traversière
pinkuy (plage 21) ou la flûte droite à encoche pijug (proche de la quena andine), en os de
chevreuil (plage 20). L’instrumentarium comprend également l’arc-en-bouche, seul
cordophone américain d’origine précoloniale. Le tambour tuntui est présent dans deux
morceaux(plage 27 et 28), mais ne figure pas dans les photos du livret, où l’on voit en
revanche un membranophone à deux peaux de type colonial (p. 17)3. On ne peut que le
regretter car cet idiophone à fentes, couché sur un support ou suspendu, proche du
teponaztli aztèque et méso-américain, est aussi une caractéristique assez répandue des
cultures des Basses Terres amazoniennes.
7 Ce qui domine dans cet album est, d’une part, la qualité des chants, notamment ceux
des femmes, comme dans la plage 23, où l’échelle mélodique est constituée d’intervalles
disjoints sur un ambitus assez large, et d’autre part, la forte présence du pentatonisme.
Hégémonique dans les Andes, de la Colombie au Chili, le pentatonisme est en général
plus rare dans les Basses Terres où l’on trouve beaucoup plus fréquemment ce que le
musicologue argentin Carlos Vega4 a appelé le « tritonique » ou le « trisonique », ainsi
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que des échelles tétratoniques (plage 9), comme on trouve dans d’autres
enregistrements de musiques jivaro.
8 Un des intérêts de ces enregistrements est bien la présence persistante d’échelles
pentatoniques, plus d’une quinzaine au total, notamment dans les belles voix de
femmes a cappella, mais aussi le fait que ces échelles utilisées par les Awajúns et les
Wampis sont assez peu fréquentes dans les Andes. Il y a là une vraie originalité
musicale, que ce CD met bien en valeur par une excellente prise de son. Au final, à part
l’absence de carte, sans doute justifiée par un livret déjà épais, aucun défaut n’est à
signaler dans ce bel album de musique amérindienne, qui nous ouvre un univers
musical encore peu connu.
BIBLIOGRAPHIE
DESCOLA Philippe 1986 La nature domestique. Symbolisme et praxis dans l’écologie des Achuar, Paris :
Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme.
DESCOLA Philippe 1993 Les lances du crépuscule. Relations Jivaros, Haute-Amazonie. Collection Terre
Humaine. Paris : Plon.
D’HARCOURT Raoul 1954 « Les formes du tambour à membrane dans l’ancien Pérou », Journal de
la Société des Américanistes, 43/1 : 155-160.
SALIVAS Pierre 2002 Musique Jivaro. Une esthétique de l’hétérogène. Thèse de doctorat
d’ethnomusicologie sous la direction d’Eveline Andréani. Paris : Université Paris VIII.
NOTES
1. Voir notamment Descola 1986 et 1993.
2. Ayahuasca : Banistériopsis. Très fréquent dans tout l’ouest du bassin de l’Amazone et dans les
régions adjacentes de l’Orénoque, jusqu’à la côte pacifique en Colombie et en Equateur. Ayahuasca
est le nom quechua de cette liane, dont les espèces apparentées sont connues sous de nombreux
noms vernaculaires comme caapi, dápa, mihi, kahi (utilisée par les Tukanode Colombie), natema,
pindé, yajé. Les chamanes la mélangent souvent avec d’autres substances comme le tabac.
3. Voir d’Harcourt 1954.
4. Carlos Vega (1898-1966), ethnomusicologue argentin, étudia dès avant la deuxième guerre
mondiale la musique traditionnelle de son pays, notamment dans la région du nord-ouest, et plus
tard celle du Pérou. Il laisse une œuvre considérable, quoique en partie aujourd’hui discutée. Sa
bibliographie complète a été publiée dans les Cuardernos del Instituto de Antropología n° 6. Buenos-
Aires 1966-1967.
Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010
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Swaziland. Chants des SwaziEnregistrements et texte: Mark Bradshaw, 2009
Emmanuelle Olivier
RÉFÉRENCE
Swaziland. Chants des Swazi. Enregistrements et texte: Mark Bradshaw. 1 CD AIMP XCIV/
VDE CD-1283, 2009
1 Tout comme le Lesotho, le Swaziland est un petit pays enclavé à l’intérieur de l’Afrique
du Sud dont les habitants, les Swazi, ou plutôt Swati (du nom de leur souverain Mswati
II qui régna au tout début du XXe siècle), arrivés au XVI e siècle près de la baie de
Maputo (actuel Mozambique), puis vers 1750 dans la partie septentrionale de l’actuel
Zululand (Afrique du Sud), se constituèrent en nation au début du XIXe siècle,
répondant ainsi à la menace de Chaka Zulu. Si leur histoire est bien documentée,
comme le rappelle Mark Bradshaw, leur musique a en revanche peu été étudiée1 et tout
l’intérêt de ce CD est de nous la faire mieux connaître.
2 Bien qu’une partie du répertoire « traditionnel » des Swazi soit lié à de grandes
cérémonies en l’honneur du souverain, de la reine-mère et de leur entourage,
renforçant à la fois le pouvoir royal et l’identité nationale, Mark Bradshaw choisit de
présenter des pièces plus intimistes, dont le chant est accompagné par des instruments
produisant mélodies et harmonies.
3 Dans les notes d’accompagnement au CD, il décrit précisément ces instruments et leurs
techniques de jeu : un arc à résonateur externe en calebasse dont la corde métallique
est baguée (makhweyane, plages 1, 2, 4, 5, 7, 9, 11, 12, 14) ; un monocorde muni d’un
résonateur fait d’un bidon d’huile dont la corde, chevillée, est frottée à l’aide d’un petit
archet (sikhelekhele, plage 6), instrument qui est en réalité une cithare et qui était très
populaire au début du XXe siècle dans les mines d’or et de diamant d’Afrique du Sud où
se côtoyaient des travailleurs issus de diverses populations d’Afrique australe. À côté de
ces deux instruments « anciens » (sans qu’on puisse cependant dater leur apparition
chez les Swazi), Mark Bradshaw décrit plusieurs autres instruments introduits par les
Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010
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colons occidentaux que les Swazi ont intégré à leur musique. Parmi ceux-ci, on
rencontre la guimbarde (sitolotolo, plages 8, 13), dont le jeu a été modifié par les Swazi
pour s’apparenter à celui de leur arc musical, et la vièle, issue du violon, mentionné au
Cap depuis le début du XVIIe siècle, et que l’interprète enregistré par Mark Bradshaw
appelle violin. Son jeu rappelle cependant celui d’un autre instrument, en l’occurrence
la guitare zouloue, ce qui, remarque l’auteur, n’est guère surprenant au regard des liens
historiques et culturels marquant la région (plages 3, 10). Enfin, les Swazi jouent d’un
petit concertina à boutons (proche de l’accordéon), instrument manufacturé à Vienne
par Damian en 1829, qui, selon Percival Kirby (1933), fut introduit en Afrique du Sud
quelques années plus tard (plages 3, 10), ainsi que d’une guitare acoustique et d’une
guitare basse adoptées plus récemment (plages 3, 10). Mark Bradshaw note enfin à juste
titre que ces instruments sont très répandus en Afrique australe, où ils existent sous de
nombreuses variantes (voir les travaux inégalés jusqu’à ce jour de Kirby, 1934), de sorte
que peu d’entre eux constituent des marqueurs identitaires. De fait, les instruments
sont plutôt de bons indices pour étudier les dynamiques circulatoires des individus et
des groupes en Afrique australe depuis plusieurs siècles.
4 Dans la lignée des travaux de Gerhard Kubik (1988), l’auteur analyse également la
manière dont les instrumentistes produisent des harmoniques à partir des
fondamentales des arcs musicaux et reprend l’hypothèse de Kubik, selon laquelle les
échelles utilisées dans la musique vocale seraient précisément issues des harmoniques
produites par les arcs. Il en résulte une musique fondée sur des échelles pentatoniques
anhémitoniques, comme la plupart des musiques d’Afrique australe pratiquées par les
populations bantouphones 2 (alors que les musiques des populations khoisan se fondent
principalement sur des échelles tétratoniques 3). Quant aux instruments d’origine
occidentale et aux chants qui les accompagnent, ils suivent une échelle diatonique et
des harmonies I-IV-V, que l’on retrouve aussi dans de nombreuses musiques populaires
d’Afrique du Sud 4.
5 Selon Mark Bradshaw, ces pièces et ces instruments, précisément parce qu’ils sont
joués par des individus ou de petites formations en dehors des grandes cérémonies
fédératrices, tendent à disparaître. Ce CD vise donc à témoigner d’une pratique
musicale en déclin. Pourtant, et c’est à mon sens leur point fort essentiel, les
enregistrements retenus révèlent une musique qui a su s’adapter, se transformer, se
renouveler, voire muter, pour rester en phase avec la société swazi, qu’elle soit passée
ou présente. Ainsi, le répertoire prédominant pour arc makhweyane continue-t-il à se
renouveler : en témoignent les six compositions récentes présentées dans ce CD (plage
1 : « L’amour est fini », de Khokhiwe Mphila ; plage 4 : « La première épouse » de
Ndsumiso Tsela ; plage 6 : « Khala Gogogo » d’Elias Matsenjwa ; plage 7 : « Logaduka »
de Sagila Matse ; plage 14 : « Mbilibhi » de Khokhiwe Mphila ; plage 16 : « L’abeille
curieuse » de Sagile Matse). À ce propos, il est fort appréciable de voir mentionnés les
noms des compositeurs ainsi que ceux des interprètes, une pratique qui se généralise
ces dernières années, mais qui a longtemps fait défaut, surtout pour les musiques dites
« de tradition orale ». Ensuite, l’appropriation et la transformation de chants
cérémoniels pour les instruments mélodiques (plages 1, 5 et 11) témoignent, comme le
souligne l’auteur, « d’un processus salutaire de réinvention et d’élaboration musicale »
de la part des musiciens swazi. Ce processus concerne également des pièces
initialement composées pour d’autres instruments – les flûtes par exemple – adaptées
ici à la guimbarde (plage 13). Les pièces de danse jouées aux violin, concertina, guitare et
guitare basse, qui ne sont finalement pas plus récentes que les autres, renvoient à la
Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010
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capacité qu’ont les Swazi non seulement d’intégrer de nouveaux instruments et de les
transformer pour les faire leurs, mais également d’adopter un nouveau langage musical
qui se superpose au langage antérieur sans l’invalider. Enfin, Mark Bradshaw
mentionne l’existence du groupe Sighubu Sebalozi qui joue lors d’événements publics et
en concerts, tandis que les (superbes) photos qui accompagnent la notice du CD nous
renseignent sur la mise en scène vestimentaire des musiciens, parés des habits
« traditionnels » swazi. Sommes-nous là dans un processus contemporain de
patrimonialisation musicale, avec la création de groupes qui se professionnalisent et
qui entrent dans une économie globalisante des productions culturelles ? On aurait
aimé en savoir plus sur cette question.
6 Sans être spectaculaire comme le chant diphonique des Xhosa, les orchestres de flûtes
en hoquet des Tswana ou le contrepoint vocal des Bushmen, la musique swazi de ce CD
présente une belle diversité en même temps qu’une finesse remarquable : l’arc
makhweyane qui prédomine adopte des styles de jeu différents tandis que les interprètes
se distinguent les uns des autres par leur timbre de voix et les subtiles variations qu’ils
développent. Mais le CD fait aussi la part belle aux musiques de danse exécutées aux
violin, concertina, guitare et guitare basse, qui me rappellent immanquablement le
Namastap, un répertoire de danses populaires introduites par les Boers au XIXe siècle
chez les Nama d’Afrique du Sud et de Namibie et qui ont été transformées,
réappropriées par cette population jusqu’à faire partie aujourd’hui de son héritage
culturel. La vitalité qui se dégage de ces danses swazi fait penser qu’elles participent
aussi, au même titre que des répertoires plus anciens, de l’identité que cette population
se donne aujourd’hui. Ce CD permet donc d’enrichir nos connaissances sur les musiques
d’Afrique australe en même temps que d’apprécier le travail de ces musiciens qui
composent et recomposent leur musique et leur identité swazi.
BIBLIOGRAPHIE
ENGLAND Nicholas M. 1995 Music among the Zu’|’wa-si and Related Peoples of Namibia, Botswana and
Angola. New York & London : Garland.
KIRBY Percival 1933 « The Reed-Flute Ensembles of South Africa : a Study in South African Native
Music », Journal of the Royal Anthropological Institute of Great Britain and Ireland 63 : 313-388.
KIRBY Percival 1934 The Musical Instruments of the Native Races of South Africa. Johannesburg,
Oxford : Oxford University Press.
KUBIK Gerhard 1988 « Nsenga/Shona Harmonic Patterns and the San Heritage in Southern
Africa », Ethnomusicology, 32/2 : 39-76.
LUCIA Christine 2005 The World of South African Music. A Reader. Cambridge : Cambridge Scholars
Press.
MALAN Jacques P. ed. 1982 South African Music Encyclopedia. Cape Town : Oxford University Press.
Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010
325
OLIVIER Emmanuelle 2006 « Archives khoisan. L’histoire comme champs de la musique », Afrique
et histoire, 6 : 193-222.
OLIVIER Emmanuelle 2007 « On Polyphonic Construction. An Analysis of Ju|’hoan Vocal Music »,
African Music, 8/1 : 82-111.
RYCROFT David 1967 « Nguni vocal polyphony », International Folk Music Journal 19 : 88-103.
RYCROFT David 1971 « Stylistic evidence in Nguni song », in KLAUS Wachsmann ed. : Essays on
music and history in Africa. Evanston : Northwestern University Press : 213-241.
NOTES
1. À l’exception des quelques travaux de David Rycroft portant sur la polyphonie vocale des
Nguni, un ensemble de populations sud-africaines comprenant les Swazi (Rycroft 1967, 1971). On
peut également citer Jacques P. Malan (1982), qui décrit les principales caractéristiques de la
musique traditionnelle swazi.
2. Les populations d’Afrique australe se divisent en deux grandes catégories linguistiques, qui
correspondent également à des strates de peuplement différentes : les populations locutrices de
langues bantoues sont arrivées au sud de l’Afrique en plusieurs vagues du Ve jusqu’au XVIII e
siècle ap. J.-C., tandis que les populations de langues khoisan sont considérées comme les
« peuples premiers » de cette région. En réalité, ces différentes populations ont développé
d’étroites relations qui se traduisent notamment sur le plan linguistique par l’adoption des clics
khoisan (consonnes produites par claquements de la langue en différentes positions du palais)
par certaines populations bantouphones comme les Xhosa et les Zoulous.
3. Voir notamment England (1995) et Olivier (2006, 2007).
4. Pour une vue d’ensemble de ces musiques, voir Lucia ed. (2005).
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Marc et Thomas Loopuyt. Duo de oud – SilsilaEnregistrements: Thomas Loopuyt; texte: Marc et Thomas Loopuyt, 2009
Laurent Aubert
RÉFÉRENCE
Marc et Thomas Loopuyt. Duo de oud – Silsila. Enregistrements: Thomas Loopuyt; texte:
Marc et Thomas Loopuyt. 1 CD + 1 DVD. Collection Musique du monde, Buda Records
3018064, 2009
1 Silsila, la « chaîne » : cette référence affirmée dans le titre de ce CD indique d’emblée la
couleur. C’est bien d’une transmission de nature initiatique que témoignent ces beaux
enregistrements, une transmission en ligne directe de père à fils, condition réputée
idéale pour que « quelque chose se passe », comme le souligne Marc Loopuyt dans le
livret, se référant implicitement aux propos de Jean During sur le sens de la tradition
dans l’Orient musical. À cet égard, cette nouvelle réalisation occupe une place
particulière dans la discographie déjà importante de Marc : elle est le signe d’un
accomplissement. Et pour Thomas, elle atteste la solidité des fondements sur lesquels
repose sa jeune carrière de musicien talentueux.
2 Au-delà de la saga familiale, le duo de oud de Marc et Thomas Loopuyt nous plonge dans
un Orient mythique, un Orient qui aurait aboli les frontières entre les différents
terroirs du maqām et qui, par là même, transcende les accents régionaux, les intégrant
tous en un langage commun, essentiel, qui serait à la musique ce que l’arabe coranique
est à ses variantes dialectales. En effet, laissant à d’autres « les évolutions actuelles
quasi-guitaristiques qui tendent à éloigner le oud du langage des maqāmat et de ses
potentialités méditatives », les deux musiciens s’attachent ici à développer les
ressources expressives des « formes originelles de l’instrument », autrement dit des
modes orientaux dans la plénitude de leur rayonnement. Pour ce faire, ils puisent aux
sources tant maghrébines que proche-orientales, turques ou azéries, combinant
compositions anciennes et improvisations modales en une série de suites parfaitement
Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010
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cohérentes, édifices sonores savamment construits dans le plus grand respect des
règles du maqām.
3 Au fil des plages, le dialogue musical se développe dans une totale complicité. Ce qui
aurait pu n’être qu’un exercice de style ou une démonstration de virtuosité apparaît au
contraire comme une véritable leçon de musique. L’évidente efficacité du discours
musical découle ainsi de l’application d’un certain nombre de principes et de critères
esthétiques clairement assumés. Le choix d’instruments anciens, chargés d’histoire,
n’est à cet égard pas anodin, pas plus que celui d’une position de jeu elle aussi à
l’ancienne, ou que l’usage de cordes en boyau et de plectres en penne d’aigle ou en
écaille de tortue : ces options ont en effet une influence directe sur la projection des
sons et les timbres instrumentaux, plus chaleureux et « organiques » que ceux produits
par des matériaux de facture moderne ; mais elles contribuent aussi à déterminer les
techniques de jeu appropriées, et notamment le tracé des lignes mélodiques,
l’ornementation et l’articulation mélodico-rythmiques, extrêmement souples et déliées,
dont témoignent à merveille les joutes cordiales des deux musiciens.
4 C’est dans les improvisations modales (taqasīm) que leur expression s’épanouit avec la
plus grande souveraineté, dans la liberté d’une conversation musicale fluide et d’une
inspiration partagée, guidée par un instinct musical sûr et une connaissance
approfondie de l’univers des maqāmat. Sans être à proprement parler
ethnomusicologues, Marc et Thomas Loopuyt possèdent manifestement la science de la
musique, une science dont ils ont acquis les arcanes auprès des maîtres qu’ils ont eu le
privilège de fréquenter au fil de leurs pérégrinations musicales, et qui se révèle ici dans
la rigueur avec laquelle ils restituent la quintessence de cet enseignement.
5 Cette démarche exemplaire méritait ainsi d’être signalée, et ceci à plus d’un titre : non
seulement parce qu’elle atteste que « le vent souffle où il veut », mais aussi dans la
mesure où elle propose une alternative crédible aux innombrables expériences
interculturelles plus ou moins opportunistes dont le marché des « musiques du
monde » est aujourd’hui à la fois le théâtre et l’instigateur. Ces enregistrements sont en
outre accompagnés d’un DVD offrant aux amateurs un extrait de concert et un
entretien croisé des deux musiciens, qui contribue à expliciter les tenants et les
aboutissants de leur parcours. Le seul regret que peut susciter cette production
concerne le livret, et plus particulièrement la description des pièces, qu’on aurait
souhaitée plus explicite dans la définition des formes musicales, des structures
rythmiques et de l’éthos des modes interprétés.
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Truong Thi Hanh: Le Dan Bâu(Monocorde calebasse vietnamien).Étude organologique etethnomusicologiqueThèse de doctorat en Ethnomusicologie, 2009, Université de Paris IV-Sorbonne
RÉFÉRENCE
Truong Thi Hanh: Le Dan Bâu (Monocorde calebasse vietnamien), Étude organologique et
ethnomusicologique. Thèse de doctorat en Ethnomusicologie, soutenue le 25 novembre
2009 à l’Université de Paris IV-Sorbonne (Maison de la Recherche), Directeur de thèse:
François Picard, 1 volume (299 pages), 1 DVD, 1 CD
1 Le dan bâu (đàn bâ`u), littéralement « instrument de musique à corde pincée et à
calebasse », est un monocorde à tension variable spécifiquement vietnamien. Il est cité
par les chroniques chinoises du Xe siècle parmi les instruments du Funan, du Champâ et
du pays de Pyû, soit donc l’Indochine. Les sources vietnamiennes les plus anciennes
remontent à 1777 (Lê Quí Đôn), suivies par les récits, dessins, croquis et photographies
de voyageurs, d’explorateurs puis d’ethnologues. Il apparaît que l’instrument était au
début du XXe siècle l’apanage des mendiants aveugles. Au cours du siècle, il est
cependant devenu un des emblèmes de la musique vietnamienne, objet d’améliorations
dans la facture, et surtout d’une modification du jeu instrumental avec l’usage
systématique du jeu en harmoniques qui lui permet de jouer tous les modes et toutes
les nuances, et des ornements aussi subtils que variés. Actuellement, l’incorporation à
l’ensemble caisse-corde-résonateur-levier d’une chaîne microphone-amplificateur-
haut-parleur lui permet d’être entendu parmi d’autres instruments et en situation du
concert. Il présente ainsi le cas d’un instrument resté traditionnel et vietnamien et
ayant totalement intégré la modernité.
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2 L’étude organologique, comprenant description et facture, se prolonge avec un aperçu
général qui situe le dan bâu au sein des monocordes asiatiques. L’étude musicologique
présente les modes de jeu, le système modal des pièces de son vaste répertoire ; elle est
complétée par une description des techniques de jeu et une étude d’acoustique
musicale. L’enseignement au sein des conservatoires est exposé avec la publication d’un
manuscrit inédit d’un maître. Le travail se conclut sur une proposition de l’utilisation
du dan bâu dans le cadre de la musicothérapie.
3 L’ensemble de l’étude s’appuie sur une pratique professionnelle de plus de trente ans de
jeu et d’enseignement de l’instrument. Les nombreuses illustrations et transcriptions
sont complétées par une discographie analytique.
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Olivier Féraud: Voix publiques.Environnements sonores,représentations et usages d’habitationdans un quartier populaire de NaplesThèse de Doctorat en Anthropologie Sociale et Ethnologie, 2010, Écoledes Hautes Études en Sciences Sociales (LAHIC/EHESS), Paris
RÉFÉRENCE
Olivier Féraud: Voix publiques. Environnements sonores, représentations et usages d’habitation
dans un quartier populaire de Naples. Thèse de Doctorat en Anthropologie Sociale et
Ethnologie, soutenue le 1er février 2010 à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales
(LAHIC/EHESS), Paris. Directeur de thèse: Jean Jamin, 496 pages, 23 extraits sonores et 6
séquences vidéo.
1 Partant d’une ethnographie des Quartiers Espagnols, quartier populaire de Naples,
cette recherche est une étude de la dimension sociale des environnements sonores.
Pluridisciplinaire, cette anthropologie sonore convoque l’anthropologie sociale,
urbaine et sensorielle, la microsociologie, l’anthropologie de la communication et la
prosodie. L’observation de la vie quotidienne et de ses « manières de faire » révèle des
pratiques d’habitation de la rue privilégiant la polyvalence des espaces de l’intime et du
collectif. Il s’en dégage la diversité des stratégies d’appropriation de l’espace urbain, et
une particulière porosité de l’habitat sur les plans sociaux et sensoriels, dans laquelle la
dimension sonore est centrale. La vocalité, production sonore privilégiant la relation à
l’autre, est au centre de la vie sociale du quartier.
2 L’analyse croisée des « voix publiques », cris de marchands et communications
domestiques à distance, témoigne d’enjeux fondamentaux de la vie sociale. De leur côté,
les discours et représentations attachés aux sonorités issues des pratiques populaires
pyrotechniques (pétards et feux d’artifice) révèlent, en tant que plaisir du bruit, une
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même volonté d’investir l’espace urbain par le biais de son environnement sonore.
Considérant que voix et pyrotechnie peuvent constituer des environnements sonores, il
apparaît que, pour autant qu’ils peuvent diviser, ils rassemblent les habitants qui se
sentent faire partie du quartier et participent de la fabrication du lien social. Pointant
la pertinence anthropologique de l’observation et la documentation du fait sonore,
cette étude met en évidence les corrélations entre les modes d’habitation et les
environnements sonores.
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Enrique Pilco: Des voix dans lapénombre. Le catholicisme cuzquénien àtravers les hymnes religieux enquechua. Musique, religion et sociétédans les Andes du XX e siècle Thèse de Doctorat en Anthropologie Sociale et Ethnologie, soutenue le 27février 2010 à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (MASCIPO/EHESS), Paris
RÉFÉRENCE
Enrique Pilco: Des voix dans la pénombre. Le catholicisme cuzquénien à travers les hymnes
religieux en quechua. Musique, religion et société dans les Andes du XXe siècle. Thèse de
Doctorat en Anthropologie Sociale et Ethnologie, soutenue le 27 février 2010 à l’École
des Hautes Études en Sciences Sociales (MASCIPO/EHESS), Paris. Directeur de thèse:
Carmen Bernand. 370 pages, 17 extraits sonores
1 Cette thèse traite du catholicisme cuzquenien à travers l’usage des chants liturgiques
en langue quechua. La thèse s’appuie sur une ethnographie de la vie musicale des
principales églises de la région de Cuzco, partant de la perspective des musiciens. Une
attention toute particulière est portée aux activités des maîtres de chapelle dont le rôle
s’avère central dans la construction et l’expression musicale de la ferveur populaire.
Ces musiques, jusque là classées comme « folkloriques » bien qu’elles soient le fruit du
projet de catéchisation mis en place par l’église catholique des le XVIIe siècle, s’avèrent
finalement être au cœur de la sensibilité religieuse qui caractérise le catholicisme
andin.
2 Ce répertoire est tout particulièrement associé au culte populaire, non seulement du
fait des textes en langue quechua mais également par son contenu musical,
Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010
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notoirement influencé par les yaraví, huayno et qashwa, des genres d’origine indigène.
Ces hymnes ne sont uniquement interprétés lors des cérémonies et dans le cadre des
conventions déterminées par l’Église comme la messe, mais également dans les veladas,
des offrandes aux images religieuses. L’interaction des images religieuses peut s’établir
de façon individuelle ou collective, avec ou sans accompagnement instrumental, et ce
tout au long de l’année, que ce soit lors des commémorations religieuses ou des fêtes
patronales.
3 Les questions qui guident l’auteur sont les suivantes : les chants religieux entonnés lors
des rituels ont-ils un rôle performatif ? Comment permettent-ils d’établir une relation à
une image en particulier ? L’étude de ce répertoire religieux s’appuie en partie sur ma
propre expérience de musicien d’église originaire de Cuzco et se déploie selon trois
axes complémentaires : l’intervention des confréries de musiciens dans les veladas aux
images religieuses, l’implication du clergé dans l’usage de ces chants et, enfin, la
relation symbolique entre les genres de musique indigène et les différentes facettes du
culte. Il s’est ainsi agi d’identifier le ou les secteurs de la population qui la
reconnaissent comme étant la leur et de s’interroger sur sa pertinence actuelle.
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Hugo Ferran: Offrandes etbénédictions. Une anthropologiemusicale du culte des ancêtres chez lesMaale d’ÉthiopieThèse de doctorat en anthropologie sociale et ethnologie, soutenue le 1er
juin 2010 à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris
RÉFÉRENCE
Hugo Ferran: Offrandes et bénédictions. Une anthropologie musicale du culte des ancêtres chez
les Maale d’Éthiopie. Thèse de doctorat en anthropologie sociale et ethnologie, soutenue
le 1er juin 2010 à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris. Directeur de
thèse: Frank Alvarez-Pereyre. 1 volume (505 pages), 4 DVD (49 extraits sonores, 15
séquences vidéo)
1 Ce travail, issu de plusieurs enquêtes de terrain effectuées entre 2001 et 2008, propose
une anthropologie musicale du culte des ancêtres chez les Maale du Sud-Ouest
éthiopien. Après avoir montré que le culte des ancêtres organise la société maale en
patrilignages, il ressort que ces lignages sont pensés comme des canaux le long
desquels s’écoulent les offrandes musicales des cadets lignagers à leurs aînés et les
bénédictions de ces derniers à leurs cadets. L’enquête de terrain a révélé que chaque
offrande musicale « fait connaître » (ershane) simultanément quatre types
d’informations à son sujet. Ceci est validé par le fait que les auditeurs maale
parviennent toujours à déterminer le contexte (funéraire, non funéraire, deuil), la
circonstance d’exécution (divertissement, mariage, premières funérailles…) et le statut
social (héros, alliés, grand-mère…) des donateurs et des destinataires de l’offrande. Si
certaines de ces informations sont exprimées verbalement par les paroles chantées,
l’analyse ethnomusicologique permet de comprendre que la musique, la danse et le
statut des exécutants véhiculent eux aussi, mais chacun à sa manière, des précisions sur
le type d’offrande réalisée. En ce sens, la musique maale peut être considérée comme
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un vecteur de signification qui contribue à mettre en œuvre le culte des ancêtres,
l’organisation statutaire et le temps social et rituel.
2 Par l’étude des relations complexes entre éléments sonores, gestuels et sociaux, ce
travail tente de démontrer que les faits musicaux n’ont de sens que dans leur ancrage
social et culturel, et qu’en retour ils contribuent pleinement à la connaissance de la
société, rappelant ainsi tout l’apport de l’ethnomusicologie à l’anthropologie. Axée sur
les aspects cognitifs de la musique en lien avec le reste de la société, cette étude invite
également à une réflexion théorique et méthodologique en ethnomusicologie
africaniste. Elle cherche à mettre au jour les types de références mentales qui, chez les
Maale, président aux réalisations des pièces, des circonstances musicales et des cycles
de la vie ou de l’année dans lesquels elles s’inscrivent. Enfin, cette thèse s’attache à
l’étude des processus cognitifs à l’œuvre pour catégoriser ces références mentales et
leur donner un sens social.
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Farrokh Vahbzadeh: Le dotâr et samusique dans le Khorâssân et enAsie centrale (une étuded’ethnomusicologie comparative) Thèse de Doctorat en Anthropologie Sociale et Ethnologie, soutenue le 10juin 2010 à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (LMS/EHESS),Paris
RÉFÉRENCE
Farrokh Vahbzadeh: Le dotâr et sa musique dans le Khorâssân et en Asie centrale (une
étude d’ethnomusicologie comparative). Thèse de Doctorat en Anthropologie Sociale et
Ethnologie, soutenue le 10 juin 2010 à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales
(LMS/EHESS), Paris. Directeur de thèse: Frank Alvarez-Pereyre. 469 pages, 1 CD
(exemples vidéo + fichiers multimédia)
1 Cette thèse porte sur le dôtar, luth à manche long et à deux cordes répandu, dans toute
sa variabilité, en Asie centrale ainsi que dans la province du Khorâssân en Iran, où il a
plus particulièrement été étudié. Elle envisage la musique dans un sens large,
comprenant non seulement, son acception stricto sensu, mais aussi l’étude de
l’instrument, la gestuelle du jeu, le symbolisme, la mythologie ainsi que de multiples
aspects anthropologiques. La démarche interdisciplinaire suivie dans cette étude a
permis de mobiliser différents concepts et méthodes issus de diverses disciplines, et
notamment l’ethnomusicologie, l’anthropologie, l’ergonomie et l’informatique.
2 Au total, ce travail met en exergue d’une part un objet : le dotâr ; d’autre part une
notion toujours associée à cet objet : la musique ; et enfin l’homme, le musicien, qui
joue le rôle d’intermédiaire entre l’objet et la notion. En effet, le musicien engage son
corps avec l’instrument et, à travers une série de gestes organisés – des techniques de
jeu –, il produit de la musique, de la matière sonore organisée. De ce point de vue, l’acte
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de jouer constitue un système dont les éléments, ainsi que leurs interactions, se situent
dans un univers de représentations anthropologiques.
3 Ainsi, après une étude détaillée de l’organologie, des techniques instrumentales et de la
musique, cette recherche vise à démontrer qu’un ensemble hétéroclite d’éléments de
nature variée se présente comme les différentes facettes d’une même réalité qui peut
être définie comme « tradition musicale du dotâr ». Il est apparu que, malgré les
différences flagrantes relevées dans ce travail entre toutes les dimensions relatives à
l’instrument, il existe, et cela de manière très marquée, des lignes transversales qui
lient ces dimensions entre elles indépendamment de la région ou de la variante de
l’instrument. Néanmoins, cette étude a révélé que chaque tradition et, plus
globalement, chaque aire culturelle s’approprie certains traits qui lui assurent à la fois
son originalité et son identité.
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Marcel Akiki: Les chants syllabiques demariage au Mont Liban. Une premièreapproche ethnomusicologiqueThèse de Doctorat en ethnomusicologie, soutenue le 22 juin 2010 àl’Université Paris Ouest Nanterre-La Défense
RÉFÉRENCE
Marcel Akiki: Les chants syllabiques de mariage au Mont Liban. Une première approche
ethnomusicologique. Thèse de Doctorat en ethnomusicologie, soutenue le 22 juin 2010 à
l’Université Paris Ouest Nanterre-La Défense. Directeur de thèse: Jean Lambert. 2
volumes, 441 p, y compris annexes, 1 CD
1 Cette thèse établit pour la première fois un large corpus de chants collectés sur le
terrain au Mont Liban. Elle étudie les relations de ces chants avec les cérémonies de
mariage des villageois de la montagne. Elle décrit et analyse longuement les
thématiques, les formes et les structures poétiques, métriques, rythmiques, mélodiques
et modales. Malgré le délitement des traditions musicales vivantes, le corpus recueilli
dans plus de quarante-cinq villages révèle une grande variété de fonctions et de
structures : de nombreux chants rituels inédits ; des structures métriques de deux types
principaux clairement opposés, le quantitatif « arabe » et le qarrâdî syllabique ; des
structures rythmiques, mélodiques et modales qui étaient inconnues jusque là ; des
techniques de composition formulaires, à la fois poétiques et musicales, générées par
des structures-types récurrentes et mobiles, principalement les incipit de syllabes sans
significations.
2 La thèse se conclut sur une analyse des fonctions identitaires de la musique. Certains
genres et formes poético-musicales ont eu clairement un rôle de marqueur identitaire
dans l’histoire du Mont Liban : le chant syllabique qarrâdi,forme de métissage culturel
entre un substrat syriaque et des influences arabes ; les chants de bravoure d’origine
arabe, longtemps associés à la communauté druze, originaire de la Péninsule arabique,
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mais désormais partagés. Ces significations anthropologiques se sont transformées au
cours d’une coexistence sociale et politique qui remonte au moins au XVIe siècle, et a
engendré un partage de ces formes entre les deux communautés, à travers deux
activités communes, l’activité militaire et les rituels de mariage.
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