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Sucellos - ou le frappeur fécondant
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SUCELLOS - OU LE FRAPPEUR FECONDANT
Gérard Poitrenaud
Cet article est extrait d’un chapitre remanié de mon étude Cycle et Métamorphoses du dieu cerf (Toulouse : Lucterios,
2014, pages 198-204)
L’iconographie du dieu au maillet prend pleinement son essor la fin du IIe siècle, à une époque où les représentations du dieu aux bois de cerf se raréfient, comme si la ramure et la posture en tailleur ne convenaient plus au goût romanisé des élites. Anne Lombard-‐Jourdan suppose que Cernunnos lui a cédé la place. Pourtant les rôles sont partagés, puisque le premier est surtout attesté dans le Centre et le Centre-‐Est, et le second dans la vallée du Rhône, au voisinage de la méditerranée, en pays éduen et dans l’est de la Gaule 1 . On peut émettre l’hypothèse qu’il est un avatar du « dieu fécondateur », dont les attributs virils ne seraient plus le cerf et sa ramure, le sac, le serpent et la corne d’abondance, mais le grand maillet et le petit pot.
Sucellos a des points communs aussi avec Mercure, Charon, Jupiter, Dis pater-‐Pluton, Silvain, Dionysos et Apollon : en fait tous les dieux qu’on a déjà rencontrés à propos du dieu aux bois de cerf. D’après Xavier Delamarre, son nom — dont je préfère utiliser la forme grécisée — signifie en gaulois « celui qui frappe fort », « le bon frappeur », ou « le frappeur bénéfique ». Et le préfixe su-‐ (« bon, bien ») laisse penser que ses coups sont des coups salutaires2. Il est nommé souvent le « dieu au maillet » à cause du grand maillet à long manche qui le distingue. Reste à préciser en quoi les coups de son maillet sont bénéfiques. S’agit-‐il de l’acte procréateur ? On remarquera sa chevelure et sa barbe, amplement bouclées qui ne font pas penser à Jupiter par hasard : la procréation correspond à la fécondation
1 Lambrechts 1942, 100 et carte V, pl. XXI. 2 Delamarre, 2001, 239. Cf. Thevenot 1968, 134. De Vries 1963, 102.
Statuette de Sucellus en provenance de Sauvat, Tour-sur-Rhône, Bouches-du-Rhône, II ou III e s. A.C. - Musée de St-Germain-
en-Laye - Inv. no 87371. D’après Wikipedia. GNU Free Documentation License.
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universelle mise en œuvre par le dieu atmosphérique en délivrant les eaux vivifiantes par ses coups répétés.
On connaît de Sucellos plus de trois cents monuments. Leurs petites dimensions ont conduit de Vries et Thevenot à supposer un culte domestique dont les fidèles étaient de petites gens. Sa place hors du domaine public n’a cependant rien d’agreste. Un petit bronze finement travaillé n’était pas à la portée du premier venu. La sphère privée permet pendant quelque temps de cultiver les valeurs et les idées religieuses traditionnelles à l’abri des jugements trop politiquement corrects. Avait-‐il aussi une connotation sexuelle qui, comme le phallus de pierre déposé dans une cave à Argentomagus, exigeait une certaine discrétion de son culte ?
Lambrechts pense que le dieu a son origine dans la région du Rhône et de la Saône. Son nom est surtout attesté dans une région qui s’étend de la haute Loire au Rhin, chez les Éduens, les Lingons, les Leuques et les Médiomatriques. Des inscriptions en Narbonnaise, en Germanie Supérieure et même en Angleterre3, indiquent cependant une notoriété qui dépasse les limites de la nation gauloise. Inconnu dans la Gaule de l’Ouest4, qui se distingue à bien d’autres égards, il est souvent remplacé aux abords de la méditerranée par Silvain, dont le nom est, quant à lui, connu dans toute la Gaule.
La répartition de son iconographie est assez étrange, puisque le groupe Sucellos et de sa parèdre ne se rencontre que dans le nord-‐est de la Gaule, que ses attributs isolés sont figurés seulement dans la vallée du bas Rhône, et que le dieu est assimilé à Silvain dans le midi5. En outre, ses représentations sont exclusives de celles du cavalier au géant anguipède, du tricéphale, du dieu assis en tailleur et du dieu à la ramure de cerf, ainsi que d’autres motifs comme le taureau à trois cornes et le serpent à tête de bélier6. On peut donc soupçonner que toutes ses figures sont les avatars d’une même entité divine. On peut, avec Lambrechts, le classer comme un intermédiaire entre Silvain, imprégné de l’imagerie classique, et Cernunnos plus ancré dans les traditions laténiennes. Lambrechts remarque également que « le dieu suprême des Gaulois » — selon lui — est rapproché de Jupiter dans l’aire de pénétration de Sucellos et de Silvain, mais de Mercure dans le reste de la Gaule7 ; ce qui bien évidemment étaye l’hypothèse d’un dieu unique actualisé çà et là suivant différentes perspectives, et qui malgré la diffraction polythéiste8 laisse entrevoir dans ses rôles sa propre personnalité.
Ce dieu d’âge mûr, vêtu à la gauloise, porte barbe, moustache et abondante chevelure bouclée. On l’a relevé. Il lève son bras gauche pour maintenir la longue hampe de son maillet, qui est parfois muni de trois ou de cinq têtes. La hampe, qui rappelle la haste de Jupiter, repose sur le sol9. Des monuments de la vallée du Rhône montrent, au-‐dessus et en arrière de sa tête, une sorte de moyeu auquel sont fixées cinq ou six longues tiges rayonnantes terminées par une massette. La roue de
3 De Vries 1963, 99-‐103. 4 Thevenot 1968, 133. 5 Deyts 1992, 89. 6 Lambrechts 1942, 115. 7 Lambrechts 1942, 115. 8 L’indifférence celtique envers l’essence des dieux met fortement à l’épreuve le postulat polythéiste de l’école dumézilienne en assemblant des pièces glanées suivant l’opportunité, comme s’il s’agissait d’invoquer indirectement une entité plus sacrée et plus secrète. 9 ESP. 2034, 2134, 2025, 4804 ; Lambrechts 1942, 102.
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Taranis ? Tout s’éclaire, si je suis dire, quand on cesse de la considérer seulement comme un attribut solaire : la roue est d’abord, comme la foudre, un attribut du dieu atmosphérique, et le roulement du tonnerre, composé des coups répétés qui annoncent la pluie fécondante.
Le maillet lui-‐même peut ressembler à un marteau à pans coupés, avoir des surfaces arrondies et un renflement central, ou prendre la forme d’un barillet10. Il est parfois remplacé par la cornucopia qu’on a vue dans les bras de Cernunnos. Le bras droit du dieu est baissé. La main tendue et détachée du corps tient souvent un vase arrondi, l’olla, qu’on pense être un symbole d’abondance en rapport avec l’eau et la fécondité du sol11, bien que sa petitesse indique un contenu plus essentiel. Elle peut être remplacée ou accompagnée par un tonnelet12 ou une amphore13 sans doute de même signification. L’hypothèse d’Anne Lombard-‐Jourdan selon laquelle l’olla représente « la soif inextinguible du cerf » n’est pas vérifiable, même si, comme on le sait à propos du patriarche Noé celui qui boit beaucoup est en relation avec la grande pluie. On doit penser d’abord au breuvage d’immortalité d’un dieu qui donne la mort ainsi que la vie éternelle, ou au liquide séminal qui féconde et donne la vie. Mais ces interprétations ne s’excluent pas les unes les autres. Le fait que l’olla soit parfois remplacée par la faucille de Silvain, par la syrinx de Pan, la massue d’Hercule (et du Dagda irlandais), par le corbeau d’Apollon ou encore par la bourse et le serpent de Mercure14 montre toute l’ambivalence du symbole. Mais l’idée dominante est toujours la fécondité. D’habitude, le dieu est figuré debout. Quand il est assis, il tient un maillet à
manche court15. Son aspect est typiquement gaulois : il porte souvent le sagum sur une tunique moulante à manches longues qui descend aux genoux, ceinturée à la taille et sans plissé. On pense au vêtement de cuir qui protège le forgeron ou le charron. Mais ce pourrait être aussi une façon d’indiquer qu’il réside au-‐delà des vents. Le vêtement parfois constellé de signes astraux, rosaces, croix, cercles pointés comme sur la statuette de bronze de Prémeaux (Côte-‐d’Or) ou de petits cercles à Saint-‐Vulbas (Ain)16, montre en tout cas qu’il est lié à la nuit et au ciel étoilé. Il porte des braies et des bottines, parfois un capuchon17 ; mais il peut aussi être nu ou presque, avec seulement le manteau sur l’épaule18, être torse nu ou encore porter une peau de loup19 comme Hercule celle du lion20. Le ciel nocturne, le capuchon des dieux chtoniens et la peau de loup qui le rapproche de Silvain révèlent curieusement chez ce jupitérien un aspect infernal déjà rencontré à propos de Cernunnos. Mais la peau de loup fait surtout référence au dieu ancestral nommé par César Dis Pater, dont j’ai traité dans un précédent article21. Un ancêtre à
10 Thevenot 1968, 134. 11 Deyts 1992, 85. Thevenot 1968, 137. 12 ESP. 2750, 1621, 1843, 2034, 2025, 2208, 2216, 3568, 4708, 5392 ; Lambrechts 1942, 102. 13 Chez les Eduens et les Arvernes d’après Deyts 1992, 87. 14 Resp. ESP. 1735, 4804, ESP. 301, ESP. 3588 et ESP. 2028, 2039 ; Lambrechts 1942, 102. De Vries 1963, 99. 15 Deyts 1992, 85. 16 Thevenot 1968, 135. Linkenheld 1929:54. Sterckx 2010, 127. 17 Lambrechts 1942, 101. 18 Deyts 1992, 87. 19 Thevenot 1968, 134. 20 De Vries 1963, 99. 21 Voir Gérard Poitrenaud : « Un dieu père meurtrier ». 2015, 18 p. [sur le site academia.edu] et G. P. : Cycle et Métamorphoses du dieu cerf (Toulouse : Lucterios, 2014, pages 161-‐172)
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l’origine de tout, à l’image du loup phallique de Noves, qui crée l’univers puis finalement l’engloutit selon un cycle éternel.
Sucellos est d’habitude représenté seul22. Quelques monuments figurent même seulement ses attributs23. Il peut être accompagné d’un chien couché ou assis à ses pieds, qui le regarde, comme celui du gobelet de Lyon. Le chien est tricéphale sur deux reliefs de Transylvanie24 et sur plusieurs stèles des pays rhénans, comme à Oder-‐Seebach25, ce qui fait penser là aussi à un dieu de la mort. L’hypothèse d’Anne Lombard-‐Jourdan selon laquelle le côté « frappeur » de Sucellos fait allusion au cerf n’est pas non plus vérifiable. On notera cependant que les combats spectaculaires des mâles à période du rut unissent la succession de chocs bruyants, le danger mortel et la lutte pour la fécondation de la harde. Si le maillet est un attribut inconnu dans la religion romaine, la répartition, la
datation tardive et le style classique des représentations de Sucellos suggèrent une « importation » méditerranéenne, dont l’origine demeure inconnue. Mais le paradoxe d’un « dieu national gaulois » assimilable à Dis pater qui soit le seul dieu « indigène » figuré sur de nombreux petits bronzes de style classique26 se résout mieux par sa fonction de substitut pour un dieu phallique qu’on ne veut plus évoquer que de manière allusive, avec le plus de raffinement possible.
Comme la plupart des dieux gaulois, Sucellos peut être accompagné d’une
parèdre27. Celle-‐ci a les traits de déesses comme Diane (Diana venatrix), Aerecura ou Proserpine, qu’on a déjà rencontré dans le cercle cernunnien. Mais sa parèdre attitrée est nommée Nantosuelta 28 . Toujours à sa droite, elle porte un long vêtement, un diadème sur sa tête comme Junon, un sceptre de la main gauche et dans la droite une patère, une corne d’abondance comme la parèdre de Cernunnos, ou un serpent comme Sirona, celle de l’Apollon gaulois29. Seul son nom la distingue des déesses mentionnées : il est dérivé de nanto-‐, « vallée » qui peut se comprendre aussi comme « torrent » ou « ruisseau », et suelta, « brillant » d’après de Vries, « ensoleillé » d’après Delamarre. La terre d’en bas que le dieu d’en haut doit féconder ? La mort elle-‐même d’où le dieu peut faire naître la vie ? La vallée brillante ou ensoleillée pourrait en fait être un euphémisme pour la vallée obscure. Vries pense qu’elle est une divinité favorable liée à l’eau et à la lumière ; mais cela vaut pour presque toutes les déesses. Émile Linckenheld l’a nommée plus judicieusement la Proserpine gauloise parce que les reliefs qui la représentent ont
22 ESP. 6802, 434, 436, 437, 276, 301, 305, 6774, 2750, 1621, 1583, 1733, 1734, 1735, 7083, 2134, 2028, 2075, 1839, 1843, 2039, 2034, 2069 ; Lambrechts 1942, 101. 23 ESP. 113, 1691, 6702, 6695, 497, 2645, 440, 2699, 6849, 511, 2645, 6671, 284, 6792, 1736, 1811 ; Lambrechts, 1942, 101. 24 Lambrechts 1942, 102. 25 Deyts 1992, 89-‐90. 26 St. Boucher : Recherche sur les bronzes figurés de Gaule préromaine et romaine Paris, Rome 1976, 169 ; Gricourt et Hollard 1991, 364. 27 ESP. 53, 435, 2039, 2347, 7127, 4566, 2066, 3441, 5277, 5564, 5752, 2025, 2079, 2076, 2208, 2234, 2369, 2216, 2877, 4804, 4848, 4708, 4946, 3568, 3588, 5392, 5490 ; Lambrechts 1942, 101. 28 Par ex. ESP. 4566, 4568, 5277, 6000, 7534 ; Lambrechts 1942, 102. 29 Cf. E. Flouest, RA, 153-‐165 ; De Vries 1963, 99-‐100, 102. Cf. Delamarre, 2001, 196.
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été trouvés à l’entrée des cimetières30. Il la rapproche donc des Matres et de la Vénus chtonienne31 qui gouvernent à la fois la vie et la mort.
Sur l’autel de Saarbourg dédicacé à « Sucellos et Nantosuelta », on voit le dieu avec une tunique blousant à la taille, un manteau passé par-‐dessus et des bottines aux pieds. Il s’appuie sur un maillet à long manche et tient l’olla dans la main droite. À son côté, la déesse tient une longue hampe sur laquelle est placée une petite maison ronde qu’on a interprétée comme une tombe ou comme une maison. Qu’elle soit l’une ou l’autre, la hutte telle qu’elle est représentée en pays médiomatrique doit avoir une signification comparable à la corne d’abondance tenue par la déesse en pays éduen. Cette équivalence en fait un symbole d’abondance, une ruche ou, pourquoi pas, la tombe où le défunt renaît à la vie, car la tombe est un berceau. Vallée lumineuse — ou obscure — et petite maison ronde : on peut imaginer que la déesse incarne la matrice d’où naît toute vie ; car les symboles de vie sont les plus à même de protéger les morts. En très bas-‐relief, un corbeau32 révèle le caractère nocturne et infernal du couple.
Ces considérations renforcent encore l’hypothèse du maillet à long manche comme symbole phallique. Mais ce n’est pas tout : Lambrechts a développé l’idée émise en son temps par Camille Jullian, selon laquelle il est, comme la hache, le foudre et la lance ou encore la double hache, l’attribut d’un ancien dieu du ciel et du tonnerre, Kronos en Grèce, dont Zeus héritera plus tard le labrys33 . Cet attribut terrible qui sert déjà d’amulette aux temps néolithiques a peu à peu perdu son caractère guerrier pour devenir un symbole de fécondité chtonienne 34 . Les aspects guerriers, apotropaïques et fécondateurs ont en effet toujours coexisté ou même été confondus. Les dépôts de haches fil tourné vers le ciel pour se préserver de la foudre et de la grêle montrent par d’ailleurs que cette arme a été considérée comme un moyen « homéopathique » contre la foudre qui tombe du ciel, elle-‐même comparée à une hache ou à un marteau35.
On peut s’étonner que le dieu au maillet emprunte son attribut principal à Charun, le dieu étrusque qui
30 Thevenot 1968, 140, 141. 31 Loc. cit. 60-‐61 ; Lambrechts 1942, 112. 32 Deyts 1992, 90. La découverte de l’autel à proximité d’un sanctuaire de Mithra a conduit à expliquer l’image du corbeau comme une allusion au premier niveau d’initiation de ce culte. Quoi qu’il en soit, l’association du corbeau au couple formé par Sucellos et Nantosuelta est manifeste. 33 Camille Jullian : Histoire de la Gaule, II, 140, no5, VII, 18, no3. A. B. Cook : Zeus : A Study in Ancien Religion, vol II, 1925, 513-‐514 ; Lambrechts 1942, 103. 34 Lambrechts 1942, 104-‐105. V. les petites hachettes en pierre polie percées d’un trou de suspension (Déchelette, Manuel, I, 608) ou le tau Gallicum évoqué par Quintilien (Instit. Orat. Libri X, éd. E. Bonnell, VIII, 3, 28), par Ausone (Technpargnion, 13, v. 6 [éd. Schenkl, MGH, A. A. V, 2, 139] et par Grégoire de Tours [Histoire des Francs. Paris : 1996, IV, 5, 184-‐185]. 35 Lambrechts 1942, 105-‐106.
Nantosvelta et Sucellus sur l’autel de Sarrebourg dédicace : DEO SVCELLO
NANTOSVELTE… (exposé au musée de La court d’or à Metz) © Gérard Poitrenaud
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garde l’entrée des enfers. L’influence étrusque n’est pas absurde a priori, contrairement à ce qu’affirme de Vries36. On en a retrouvé la trace dans maint élément de l’iconographie hallstattienne. Les Celtes de la vallée du Pô ont côtoyé les Étrusques pendant deux siècles après avoir commercé avec eux au moins aussi longtemps justement par les voies qui traversent les régions où Sucellos est le plus attesté. Des convergences, comme le groupement des dieux par triades ou la réunion annuelle des représentants des douze cités au fanum Voltumnae qui rappelle le célébrissime concile annuel des druides dans la forêt des Carnutes pourraient à elles seules faire l’objet d’une étude. Mais revenons à Charun dont l’attribut caractéristique est aussi un maillet à long manche, dont il se sert pour assommer les défunts qui tentent de s’échapper des enfers ; ce qui fait de lui un bienfaiteur des vivants qui craignent les revenants par-‐dessus tout. Il est ainsi celui qui fait respecter la limite, et qui contrôle le passage entre la vie et la mort. Un thème récurrent à propos de Sucellos, comme le montre l’autel de Marseille illustré par la barque de Charon dirigée par un oiseau37. Le dieu au maillet a été représenté également sous les traits de Mercure-‐Hermès, que Gaulois et Étrusques considéraient d’abord comme une divinité « funéraire ». Sucellos est donc bien un dieu qui donne la vie ou la mort avec son maillet. Renvoyer les morts là où ils doivent être est une opération symétrique de l’engendrement. D’où peut-‐être la tradition autrefois répandue en Wallonie selon laquelle, à la Saint-‐Hubert, des enfants frappaient aux portes des maisons avec un maillet pour obtenir une aumône. La porte, le moment de l’année en fin de la période de végétation, la proximité de la fête des morts aux coutumes apparentées, tout cela suggère la célébration d’un moment privilégié du cycle antithétique dont le dieu entretient l’éternel recommencement38.
Il est aussi un dieu sauveur : [habeamus] Sucellum propitium nobis, est-‐il écrit sur un médaillon en terre cuite de la vallée du Rhône qui le représente devant un arbre et en compagnie d’un chien. Il est coiffé d’un bonnet pointu, vêtu d’une tunique et de braies plissées39. L’iconographie de l’époque romaine associe souvent son image au tonneau vinaire. La statuette de Châteaulet près de Cussy-‐le-‐Châtel le représente à côté du tonnelet gallo-‐romain typique doté aux extrémités d’une série de trois ou quatre feuillards très rapprochés. Des sculptures montrent des tonneaux à côté du dieu qui tient parfois la serpe à dorsale coupante pour tailler la vigne. Ces éléments symbolisent le renouvellement du ceps et de la vie grâce à la taille du vigneron divin, c’est-‐à-‐dire grâce au principe de mort inhérent au sacrifice. Des barillets en bronze, en terre cuite ou en verre reconnaissables au cerclage caractéristique ont également été découverts dans des tombes. L’importance du vin dans la mise en scène funéraire de Sucellos40 évoque toutes sortes de réminiscences dionysiaques fort répandues dans le monde antique. On peut penser aussi à la forme en tonneau des urnes cinéraires étrusques. Grégoire de Tours rapporte qu’en son temps une veuve lyonnaise offrait journellement un setier de vin de Gaza pour le repos de l’âme de son mari. Le vin en tant que boisson d’immortalité rapproche d’ailleurs
36 De Vries 1963, 101. 37 Benoit 1969, 90-‐91. 38 Cf. Roger Pinon : Le Tambourinage des portes à Liège lors de la Saint-‐Hubert autrefois. 1990. 15p. [sur le site academia.edu] 39 Deyts 1992, 94. 40 Thevenot 1968, 138-‐139.
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Sucellos du dieu Teutatès dont j’ai montré ailleurs41 qu’il forme et rassemble sa communauté dans l’ivresse divine. Comme Jacques Pons l’a remarqué, *teuta ressemble au latin tudes, qui signifie « maillet ». Un jeu de mots désignait-‐il la communauté et son dieu, et en même temps le maillet qui donne la vie et la mort42 ? Ceci expliquerait le vêtement « patriotique » de Sucellos. Mais l’image si fréquente des tonneaux n’est peut-‐être pas anodine ; et certains auteurs ont supposé que le dieu se sert du maillet pour les mettre en perce. Délivre-‐t-‐il la vie de son enveloppe terrestre afin qu’elle réintègre le giron céleste et immortel ? On peut suivre Lambrechts qui affirme, après Linckenheld et Reinach, que
Sucellos n’est autre que Dis pater, le fameux père chtonien et nocturne des Gaulois. C’est ce qu’indique le chien tricéphale qui accompagne le dieu en Pannonie. C’est ce que montrent les signes astraux43 qui peuvent orner son costume et ses jambes, et qu’on voit également sur les « Vénus » et les « Mères », comme sur des stèles vosgiennes ou danubiennes en forme de maison. Sucellos, on l’a dit, est bien un dieu infernal, de même que ses parèdres dont les compétences embrassent aussi bien le domaine de la fécondité que le domaine funéraire44. Mais le plus important dieu romain assimilé à Sucellos est Silvain, lui-‐même
représenté sur de nombreux monuments du midi de la Gaule avec le maillet et l’olla45. Diane, qui est habituellement sa parèdre, apparaît à côté du dieu au maillet sur un relief de Mayence (ESP. 5752)46. Sucellos lui rend la politesse en empruntant la faucille, la serpette et la syrinx. Deux inscriptions associent d’ailleurs ces deux noms, l’une à Augst près de Bâle : in honor(em) d(omus) d(ivinae) Deo Svcello Sil(vius ou vano) Spart(us)47, l’autre : Deo Svcelo [S]ilvano sur un autel décoré sur deux faces par des arbres (peut-‐être des cyprès) à Worms (CIL. XIII, 6224). Or Silvain est lui aussi chtonien et céleste à la fois : un monument de Narbonnaise qui mentionne Jupiter et Silvain montre le foudre (keraunós en grec), le maillet et la roue sur la face principale, le foudre et la roue sur celle de droite, faste et céleste ; le maillet, le pot et la serpe sur celle de gauche, néfaste et chtonienne48. Un arbuste est figuré au dos de statuettes qui le présentent comme un dieu agreste. Le dieu au maillet de Glanum porte aussi une couronne de feuillage, et des dédicaces deo silvano figurent le maillet et parfois l’olla.
Son influence sur le renouveau de la nature s’exprime aussi sur la statue grandeur nature de Javols
41 Voir Gérard Poitrenaud : Cycle et Métamorphoses du dieu cerf. Toulouse : Lucterios, 2014, 145-‐151. 42 Pons 2008, 219. 43 Thevenot 1968, 142. 44 M. E. Linckenheld : Sucellos et Nantosvelta. Revue d’Histoire des Religions, 1929, 44-‐45 et 54 [monuments de Sucellos ornés de signes astraux], 56-‐57 [Matres ornées de signes astraux] et 67-‐69. M. L. Nagy : Les symboles astraux sur les monuments funéraires de la population indigène de Panonnie. Lambrechts 1942, 109-‐111. 45 ESP. 497, 6702. CIL XII, 4147, 1025, 1101, 1518, 1179, 1334 [= ESP. 284], 1335 ; Lambrechts 1942, 111. 46 Lambrechts 1942, 111. V. Wissowa, Rel. u. Kult. D. Römer, 2e éd., 215, 252. 47 Lambrechts 1942, 112. 48 Thevenot 1968, 134, 142.
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(Lozère) qui provient d’une salle à fonction religieuse. Le dieu est vêtu d’une tunique moulante, son épaule gauche retient les plis serrés d’un lourd manteau et ses pieds sont chaussés de sandales à lanières. Le bras gauche et le maillet ont disparu, mais l’épaule montre la position caractéristique de Sucellos. Le bras droit manque aussi, mais d’après l’arrachement, on voit qu’il était plié et que la main était posée sur le haut de la cornucopia placée à son côté, derrière laquelle sont superposés deux tonneaux et une amphore. Le dieu a comme d’habitude des cheveux fournis et bouclés, mais ils sont ceints ici d’un bandeau orné de feuilles. À sa gauche, un arbre où s’enroule un pampre de vigne. À l’arrière, sous les plis du manteau déployé, est rassemblée une panoplie d’outils : scie, couteau, herminette et un très gros maillet, si ce n’est une cornemuse49. Il est vénéré des artisans, des ouvriers du bâtiment (fabri tignuarii), des constructeurs de radeaux et de barques (ratiarii) ainsi que des tonneliers50. Le maillet fécondateur symbolise donc aussi les activités manuelles51 qui fécondent la terre, dont le commerce du vin qui donne la richesse à ceux qui vendent et l’ivresse à ceux qui achètent.
Silvain et Sucellos semblent avoir été interchangeables. La peau de loup que l’un ou l’autre peuvent porter fait penser à un être sauvage, sylvestre, nocturne et dangereux. L’Apollon gaulois ou le dieu guerrier Intarabus (ou Mars Intarabus) des Trévires en sont également revêtus. Or Silvain est proche de Cernunnos : le dieu du Donon qui lui être assimilé a des attributs de Silvain comme la pomme de pin et l’herminette. Un autre dieu au cerf, Cocidius, a été identifié à Silvain près du limes d’Hadrien en Grande-‐Bretagne. Le relief de Risingham par exemple représente Cocidius en chasseur, avec un chien, un cerf et un arbre ; sur une autre face, on voit une biche et son faon sous un autre arbre. Il en est de même pour le dieu cornu ithyphallique des Brigantes, d’ordinaire considéré comme Mars ou Mercure, qui est identifié à Silvain sur un relief de Moresby.
Sucellos a commencé sa carrière après l’interdiction du druidisme dans un contexte religieux plus « moderne » que Cernunnos. Lambrechts a vu en lui un dieu à usage universel, dieu suprême protecteur des hommes, des maisons et des plantes, pourvoyeur de richesse et de fertilité, dieu du ciel et du tonnerre, démon de la mort, père du peuple gaulois, et aussi dieu des combats et de la guerre. La plupart de ces qualificatifs conviennent à Cernunnos. Pourtant son apparence bonhomme et ses adorateurs relativement modestes pourraient contredire ces prétentions. Mais de Vries concède que Sucellos a pu être l’avatar tardif d’un dieu du monde inférieur plus important, à rapprocher de Pluton, lui aussi considéré comme pourvoyeur de fertilité et de richesse52. Il en est de même de Cernunnos. Il est évident que la population à l’écart des centres de pouvoir et de commerce tenait plus aux anciens dieux que les élites
49 Deyts 1992, 91-‐92. 50 Deyts 1992, 93. 51 Deyts 1992, 93. 52 Cf. De Vries 102-‐104.
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qui intégraient l’administration romaine ; mais il ne s’en suit pas que le dieu a toujours été rural ; d’autant que les maillets multiples ont quelque chose d’abstrait relié à l’idée de cycle sur laquelle il faudra revenir de manière plus approfondie. Par delà sa fonction spécifique, le maillet au manche démesuré est un attribut de
souveraineté : il évoque la haste de Zeus, Poséidon ou Hadès. Un monument du Nivernais représente le dieu au maillet assis. Mais sa tête entre deux oiseaux affrontés sur un des frontons de l’édicule évoque les maîtres des animaux53. Le dieu aux maillets multiples de Vienne est vêtu lui aussi d’une peau de loup qui couvre sa tête. Les pattes ramenées par devant sont nouées sur la poitrine. Le maillet principal est surmonté par une demi-‐roue de cinq maillets plus petits qui forment une couronne : on doit penser aux fameux « signes astraux », mais aussi à une irradiation divine 54 qui ne peut être elle aussi qu’un signe de suprématie. L’inscription de Mayence à I(uppiter) O(ptimus) M(aximus) Sucaelo assimile le dieu celte au Jupiter romain en tant que dieu du ciel55 et le lapsus de la dédicace « à Jupiter et à Sucaelus » de l’autel de Psalmodi dans le Gard56 va dans le même sens en révélant peut-‐être la pensée du sculpteur et l’être profond du dieu. Tous deux ont la barbe pleine, la chevelure abondante et bouclée, ainsi que l’expression majestueuse et sereine qu’on connaît de Jupiter57. La disposition des maillets en cercle rapproche, on l’a vu, le dieu au maillet du dieu à la roue. Et on s’est demandé si ses coups ne sont pas aussi des coups de tonnerre.
Le nom de Sucellos se traduit par « le bon frappeur », de su-‐ « bon » et cellos « marteau » ou « frappeur » d’après Delamarre58. Mais si on rapproche cellos de la racine *kal qui a donné caleto-‐ « dur » et calad « dur, cruel » en vieil irlandais ou caled « dur » en cymrique, parce que ce qui frappe doit être dur, on retrouve un rapport avec le ciel. Celui-‐ci est « dur » parce qu’il frappe par l’éclair et la grêle, parce qu’à travers les constellations qui gouvernent le destin il représente « la loi d’airain », parce qu’il est considéré par les peuples anciens comme une voûte (celle justement dont les Celtes craignaient l’effondrement) qui doit être solide. Les Celtes qui se disaient issus de Dis pater étaient sans doute les « durs », ceux qui frappent. Se voyaient-‐ils comme des « les fils du ciel » ?
À l’image du maillet qui a un côté (phallique) vivifiant et un côté mortel, Sucellos peut donner la vie ou peut donner la mort. L’aspect infernal et l’aspect céleste du dieu suprême apparaissent clairement sur le relief de Karlsruhe-‐Grünwinkel : le bas du relief est orné d’une double hache, qui sert d’emblème au dieu du ciel dans de nombreuses religions. Un autel des environs de Carpentras porte aussi un maillet sur un côté et la bipennis sur un autre59. Sucellos-‐Dis pater comme le Jupiter gaulois peuvent donc passer pour deux variantes du dieu Taranis aux attributions multiples. Il est le protecteur des hommes, des maisons et des fruits, le pourvoyeur des richesses et de la fécondité, le maître du ciel et du tonnerre, le démon de la
53 Thevenot 1968, 159. 54 Deyts 1992, 88, 94. 55 CIL XIII, 6730 ; Lambrechts 1942, 113. De Vries 1963, 103. 56 Thevenot 1968, 142. 57 Lambrechts 1942, 113. 58 Delamarre 2001, 96 [cellos] et 83 [caleto]. 59 Resp. ESP. Germ, 352 et CIL XII, 1179 ; Lambrechts 1942, 114.
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mort et le père de la race gauloise, tout comme Donn dans la tradition irlandaise est à la fois le dieu de la mort et l’ancêtre du peuple gaélique60.
Le dieu au maillet rassemble en lui les traits de Jupiter et de Pluton61 : Zeus Katachtonios. Il a « conservé les attributs des dieux qui ont contribué à son élaboration : la coiffure en modius de Jupiter-‐Sérapis, la dépouille de loup et le chien de Silvain, le pétase et les attributs du Mercure cernunnien, dont il adopte parfois la pose assise » comme sur la statuette en bronze de Vassel (Puy-‐de-‐Dôme)62. Ses « inventeurs » voulaient-‐ils présenter l’image d’un dieu salutaire capable de concurrencer les dieux orientaux auprès du petit peuple ? Quoi qu’il en soit, Sucellos a un point commun important avec le Dagda des Irlandais, détenteur d’une massue qui donne la mort ou la vie, et d’un chaudron d’abondance, d’immortalité et de résurrection63 dont il alimente ceux qui viennent à lui64. Sa puissance fécondante fait de lui un avatar convenable du Dis pater que César mentionne en tant que père de la race gauloise. Elle explique les symboles d’abondance comme l’olla, le tonneau et l’amphore qui contiennent le breuvage de félicité et d’immortalité65. Le bien-‐fondé de cette identification a été contesté par Thevenot, parce qu’elle rendrait inexplicable l’absence du dieu au maillet en Gaule de l’Ouest66. Mais cet argument ne tient pas, car les représentations divines qu’on a vues y sont toutes peu représentées. Assimilable ou non à Dis pater, Sucellos est figuré de toute façon comme un dieu suprême. La question de Thevenot revient à se demander pourquoi un dieu qui a les attributs de la suprématie peut être présent dans une région et manquer dans une autre. Mais l’iconographie de la Gaule de l’Ouest est particulière, et le druidisme y avait peut-‐être gardé quelque influence. Les différentes nations gauloises ont pu favoriser ou réprimer tel ou tel culte ou l’influence de tel ou tel sanctuaire. Il faudrait pour en savoir plus étudier la répartition des images divines dans les diverses entités politiques, et son évolution dans le temps. S’il est un dieu céleste et infernal à la fois, Sucellos est aussi, comme Cernunnos,
le dieu de l’hiérogamie primordiale. Les deux domaines sont liés. N’est-‐ce pas l’union de la force du ciel et des profondeurs infernales qui fécondait l’univers et l’abondance en même temps que la vie ? Ses nombreux maillets suggèrent qu’il remplit sa fonction d’autant mieux qu’il frappe de nombreuses fois, et que ces coups ininterrompus marquent le cycle annuel. Sa force de frappe le range aux côtés de Taranis. Mais son acte est plus visiblement fécondant, puisqu’il tient dans une main le symbole virile qu’est le maillet et dans l’autre l’olla qui ne peut être qu’un symbole féminin. Cette fécondation consiste-‐t-‐elle à réunir l’eau et le feu, à faire entrer l’esprit dans la matière pour l’animer ? Elle est en tout cas est liée à l’arbre de Silvain, au travail de la vigne et du vin de Dionysos, ainsi qu’à l’industrie de Mercure. Il est comme Cernunnos un fécondateur universel doté de traits célestes et chtonien. Mais Sucellos se distingue par son côté actif et météorologique, au contraire de Cernunnos qui reste assis et œuvre avec ses serpents et ses bois de
60 Lambrechts 1942, 114. 61 Thevenot 1968, 142. 62 Benoit 1969, 97 et fig. 174. 63 Deyts 1992, 94. 64 Thevenot 1968, 136. 65 Benoit 1969, 141. Deyts 1992, 94. 66 Thevenot 1968, 135.
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cerf à la croissance et au renouvellement dans l’impassibilité et le non-‐agir du cycle des astres.
Les thèmes et personnages divins impliqués dans cet article sont pour la plupart examinés dans différents passages de mon étude Cycle et Métamorphoses du dieu cerf. J’invite l’aimable lecteur qui désirerait en savoir plus à s’y reporter.
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