Sentiment et écriture de l'autre en anthropologie (Silvana Borutti)

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SENTIMENT ET ÉCRITURE DE L'AUTRE EN ANTHROPOLOGIE Silvana Borutti et al. BSN Press | A contrario 2012/1 - n° 17 pages 71 à 91 ISSN 1660-7880 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-a-contrario-2012-1-page-71.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Borutti Silvanaet al., « Sentiment et écriture de l'autre en anthropologie », A contrario, 2012/1 n° 17, p. 71-91. -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour BSN Press. © BSN Press. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_lausanne - - 130.223.2.2 - 20/08/2012 13h46. © BSN Press Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_lausanne - - 130.223.2.2 - 20/08/2012 13h46. © BSN Press

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SENTIMENT ET ÉCRITURE DE L'AUTRE EN ANTHROPOLOGIE Silvana Borutti et al. BSN Press | A contrario 2012/1 - n° 17pages 71 à 91

ISSN 1660-7880

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-a-contrario-2012-1-page-71.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Borutti Silvanaet al., « Sentiment et écriture de l'autre en anthropologie »,

A contrario, 2012/1 n° 17, p. 71-91.

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Sentiment et écriture de l’autre en anthropologie*

Silvana Borutti

Parmi les sciences humaines, l’anthropologie – dans sa forme classique du «regard

de loin» porté sur des cultures radicalement autres – est un cas exemplaire de savoir

à propos de l’autre (d’autres personnes, d’autres cultures). Elle est un cas exemplaire en

tant qu’elle a affaire à l’autre comme hyperbole, laquelle est elle-même relative à une

hyperbole du moi: l’autre hyperbolique relèverait de ce qu’il est convenu d’appeler les

cultures primitives, le moi hyperbolique étant quant à lui l’Occident. Or, l’horizon de

possibilité et de pensabilité1 d’un savoir à propos de l’autre ne peut être que l’éthique

de ce savoir, qui se donne comme présupposé – au moins sur le mode optatif – l’exi-

gence d’assumer l’autre non comme objet, comme chose, mais comme sujet compris

dans une relation de sens. D’un point de vue épistémologique, cela revient à assumer

un modèle spécifique à partir duquel la compréhension anthropologique n’est plus

pensable selon un modèle positiviste et réductionniste, c’est-à-dire comme réduction

de l’altérité à un ensemble de faits empiriques donnés objectivement, ni selon un

modèle interprétatif de type subjectiviste et romantique, telle l’empathie, l’Einfühlung,

l’identification, transfert vital dans le monde de l’autre. La compréhension anthropo-

logique serait plutôt (comme la traduction, nous en reparlerons) une pratique de la

différence, un retour chez soi après avoir été chez l’autre, une tentative de dire l’autre

dans notre propre langue. On verra que cette perspective requiert que la question du

savoir à propos de l’autre soit transformée en un question-

nement sur l’expérience de l’autre comme expérience de ce qui

se dit et, partant, de ce qui ne se laisse pas dire.

Vertus et limites de l’anthropologie interprétative

Dans l’anthropologie de la seconde moitié du XXe siècle, le

problème d’une éthique des sciences humaines a été remis

à l’ordre du jour par les perspectives interprétatives, qui

ont placé au centre de leur proposition épistémologique et

méthodologique le projet d’un savoir non réifiant capable

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* Traduit de: Silvana Borutti,«Sentimento e scrittura dell’altroin antropologia», in La communi-cazione. Ciò che si dice e ciò che nonsi lascia dire, Mario Ruggenini(dir.), Roma, Donzelli, 2003,pp. 79-99.

1 On pourrait dire: l’ethos dans lessens indiqués par M. Heideggerde racine, domicile, siège, ouver-ture à un lieu (Heidegger. 1983[1957]: 145).

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d’assumer l’autre comme un ensemble de signifiants avec lesquels il serait possible

d’entrer en relation. Je reconstruirai ici les traits fondamentaux et la pertinence

éthique du modèle interprétatif, pour ensuite en dégager les limites liées à ce qui, dans

ce modèle, reste impensé et que nous appellerons le «sentiment de l’autre».

L’approche interprétative est intéressante en tant qu’elle est principiellement anti-

positiviste: elle tend à dénaturaliser les objets du savoir anthropologique, à montrer

que les faits culturels ne sont pas pensables comme des «choses» mais qu’ils sont des

structures de sens qui entrent en rapport avec d’autres structures de sens. On peut ras-

sembler les caractéristiques épistémologiques de cette approche autour de trois points

saillants.

Premièrement, le point de vue interprétatif exclut une image réifiante des objets de

connaissance: les objets anthropologiques ne sont pas réductibles à des «choses»

séparées des modes selon lesquels nous les connaissons. Il s’agit en effet d’entrer en

relation avec des significations et des structures de sens subjectives et sociales, les

conditions de l’observation et de la conceptualisation ressortissant elles aussi de ce

domaine. La relation connaissante suppose proximité et coimplication ainsi que dis-

tance méthodologique et métalinguistique: on ne peut, en d’autres termes, parler

d’objets en tant qu’institutions et productions de sens émanant d’individus sans se

mettre en relation avec ces derniers dans un processus de parole et sans faire interagir les

différents horizons d’appartenance historiques et socioculturels, différentes formes de

vie. La scène de la connaissance a la forme d’un échange dialogique et advient donc dans

le langage et dans le temps. Il s’instaure ainsi une relation compréhensive que l’interpré-

tativisme oppose à la méthodologie de l’explication. «Expliquer» revient ainsi à recon-

duire les phénomènes aux structures formelles d’une théorie et donc à les considérer

comme des événements qui sont autant de cas anonymes

d’une loi universelle. Dans une science naturelle, un objet

n’est en ce sens pas un objet spécifique, individuel, mais le

cas d’une loi: il a les propriétés décrites par celle-ci et les

partage avec les autres objets appartenant à la même

classe2. L’interprétativisme oppose à cette conceptualisa-

tion le problème de la spécificité d’objets considérés

comme des structures de signification. Mais que signifie-

rait aujourd’hui l’objectif des sciences humaines en tant

qu’il viserait à comprendre des significations? L’hermé-

neutique contemporaine a pris ses distances face à l’idée

romantique et historiciste de l’individu conçu comme

2 Un événement expliqué par uneloi est abordé au travers de l’op-position entre le particulier et l’universel. Il est par conséquentpensé comme un individu indé-pendant du signifié et de la fina-lité de l’ensemble auquel il appar-tient, selon la fictionméthodologique qu’est l’analysedu complexe par l’élémentaire, ceque Hans Jonas appelle l’«absti-nence», adoptée par les sciencesnaturelles, de l’ontologie dessujets, de leur téléologie et deleurs horizons culturels de sens(Jonas 1990 [1979]: 140-141).

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unité psychologique irrépétable et donc face aux méthodologies diltheyennes du com-

prendre, entendu comme un re-vivre (nach-erleben) empathique. Le problème des

objets dans les sciences de l’homme est désormais envisagé davantage comme le pro-

blème de la spécificité différentielle des significations; les méthodologies qui visent la

connaissance cherchent conséquemment à se transformer en direction d’un com-

prendre qui conserve la dimension de l’autre en tant que différence. Un anthropologue

ne doit pas devenir l’autre de manière empathique: s’il devient un natif, son com-

prendre devient alors participation immédiate et a-réflexive à un «être». Son voyage

est alors sans retour compréhensif, puisqu’il a gommé l’écart et la différence ontolo-

gique entre sa propre forme de vie et celle de l’autre; il a perdu la distance comme lieu

de transaction et de perturbation réciproque qui est la condition de la représentation

de l’autre. En anthropologie, on comprend par contraste.

Deuxièmement, dans les situations interprétatives, le sujet connaissant n’est pas un

sujet neutre sans temps et sans lieu qui aurait à sa disposition des instruments métho-

dologiques construits dans un langage idéal. Au contraire, il connaît à partir de son

propre être historique et de sa propre appartenance à une tradition et à une commu-

nauté3. Le comprendre est une structure de précompréhension, une anticipation de sens

médiatisée par un fonds de schèmes, de modèles, d’horizons interprétatifs qui sélec-

tionnent et orientent le mode de voir. Le sujet du savoir anthropologique est une figure

de l’appartenance à un horizon de contraintes conceptuelles et instrumentales: les

instruments de son comprendre ne sont pas des méthodes neutres et universellement

applicables mais constituent son «fond»; ils sont des signes, des traces, des structures

linguistiques chargés de significations dérivées d’une tradition et d’un intertexte de

discours et de conceptualisations.

Le troisième trait qui distingue les approches interprétatives concerne le mode confi-

gurant de la connaissance: l’acte connaissant est considéré non comme une inférence

logique au sens étroit (inductif ou déductif ) mais comme reconfiguration d’un champ

problématique de données dans une synthèse de sens. C’est ce que Ricœur appelle la

«redescription poiétique», valorisant le caractère constructif et configurant de la

connaissance comme réinvention du monde, en soi informe, des données, à travers le

support iconique de métaphores et de modèles interpréta-

tifs (comme par exemple les modèles du «récit», du

«texte», du «dialogue»). Il s’agit de la procédure compré-

hensive que Wittgenstein appelle «voir comme» et Peirce

«invention abductive d’hypothèses»: non pas une induc-

tion à partir d’une collection de données particulières, ni

3 C’est ici le thème gadamériende l’historicité de la compréhen-sion dérivée du thème heidegge-rien de la compréhension enten-due comme catégorieontologique de l’existence et apriori formel et méthodologique.

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une déduction à partir de la généralité de la loi, mais plutôt la capacité à faire émerger

dans les événements, par la médiation de métaphores et de modèles, une forme, une

configuration signifiantes.

Certes, l’approche interprétative est importante mais limitée: elle a enseigné une

éthique de la connaissance de l’autre, qui est en dernière instance une éthique du com-

prendre mais, en la limitant à des événements essentiellement verbaux (dialogues,

échanges linguistiques, transcriptions textuelles), elle a négligé la passion de l’autre.

En d’autres termes, elle a omis le fait que l’expérience de l’autre faite par l’anthro po -

logue sur le terrain n’est pas pure compréhension linguistico-verbale mais relève plu-

tôt d’une véritable histoire émotive, passionnelle, qui défie une idée intellectuelle et

idéaliste du comprendre, tout comme elle la complique à travers l’expérience de la

limite, de l’indicible, de l’intraduisible.

L’approche textualiste de Clifford Geertz (2000 [1973]; 2002 [1983]) est à ce titre

exemplaire. Pour cet auteur, les faits ethnographiques (actions, mythes, institu-

tions, rituels) doivent être traités comme autant de manuscrits lacunaires et ellip-

tiques qu’il s’agit de déchiffrer et de reconstruire afin d’en extraire des modes d’être

et des mondes de significations. La connaissance en anthropologie est en ce sens une

construction qui montre le texte, c’est-à-dire une construction discursive cohérente

dans un ensemble de comportements sociaux 4. Un textualisme de ce type, qui

congèle l’autre dans des systèmes de significations statiques et fermés, néglige de

fait les problèmes posés par les modes relationnels, processuels, contextuels et

affectifs de la connaissance en anthropologie ainsi que la complexité des niveaux et

des formes dans lesquels l’anthro po logue façonne ses propres objets. Il souffre donc

d’un défaut logocentrique, celui de surestimer épistémologiquement et onto lo gi -

quement le langage verbal comme s’il était le lieu exclusif de la compréhension. C’est

un défaut idéaliste que de se fonder sur un optimisme connaissant et herméneutique

qui néglige l’opacité de l’autre sujet, comme si ce dernier n’était que langage et gra-

phie, et comme si le langage était le lieu idéal d’une com-

préhension exhaustive de l’autre. De cette façon, le

modèle interprétatif se révèle être une idéalisation et une

abstraction puisqu’il finit par omettre les dimensions

non verbales, incarnées du sens, (comportements,

actions, regards, affects). Il finit par occulter l’enra ci -

nement passionnel de la compréhension qui se révèle

dans les pratiques effectives de cette dernière et de la

communication sur le terrain.

4 «Traduction› ne signifie passimplement le réaménagement,avec nos paroles, de la manièredont les autres expriment les cho-ses […] mais mettre en lumière[displaying] leur logique avec nosparoles, conception qui se veut denouveau beaucoup plus proche dece que fait un critique pour illust-rer un poème que de ce que faitun astronome pour décrire uneétoile.» (Geertz 2000 [1973]: 14) .

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Ainsi, l’expérience que l’anthropologue fait sur le terrain apparaît comme une véri-

table déconstruction émotive de ses présupposés et de sa posture cognitive: l’anthro-

pologue sur le terrain découvre des racines émotionnelles et affectives aux aspects

intellectuels de son propre savoir; et cette expérience-là investit son travail de traduc-

tion et de transcription scripturale de l’autre. J’analyserai d’abord quelques points de

l’expérience du comprendre de l’anthropologue: les événements du terrain, la pratique

de la traduction et ses limites, l’écriture de l’autre. Je consacrerai ensuite quelques brè-

ves réflexions finales aux rapports entre le savoir anthropologique et sa volonté

d’objec ti va tion de l’autre ainsi qu’à l’autoréflexion de l’Occident.

Rencontre et émotions sur le terrain

Le «terrain», c’est-à-dire le séjour de l’anthropologue auprès de l’autre, est la base

empirique de son travail en tant que lieu de récolte des données. Or le terrain n’est pas,

à proprement parler, un lieu naturel qui existerait comme réalité indépendante du tra-

vail de l’anthropologue et n’est pas non plus un lieu neutre d’observation. Il relève

d’une expérience artificiellement construite dans sa possibilité et dans ses conditions.

Le terrain est donc une expérience-en-lien, une véritable «expérimentation»; mais, à

la différence des expérimentations en sciences naturelles, elle se déroule comme un

processus temporel non répétable. La première tâche de l’anthropologue est pré ci -

sément d’instituer et de légitimer le «terrain» comme espace-temps de la recherche: le «ter-

rain» naît de la construction discursive d’un contexte pragmatique, vital et souvent

émotif d’échanges communicationnels dans lesquels des événements de parole sur -

viennent. L’anthropologue sait aujourd’hui très bien qu’il doit s’insérer lui-même dans

ses propres constructions théoriques comme partie prenante des procédures d’observa-

tions; il sait qu’il doit prendre en charge l’expérience pragmatique et communication-

nelle à travers laquelle il cherche la légitimation de sa propre présence sur le terrain.

Il doit parvenir à se construire un environnement communicationnel et connaissant,

affectif et intellectuel qui se donne toujours au travers de malentendus, de compromis,

de négociations, de rituels interactifs (comme l’observation de l’observateur)5.

Le terrain est dans ce sens un horizon pragmatique et affectif où la compréhension

de l’anthropologue ne part pas d’un dialogue transparent mais des malentendus et de

l’opacité qui investissent nécessairement le rapport: l’observation sur le terrain n’est pas

une contemplation passive mais une altération du soi par l’autre. Sur le terrain, l’opacité et

les effets de distorsion inhérents à la relation sont les conditions de la connaissance.

De fait, l’anthropologue est souvent contraint de reconsidérer sa précompréhension et

ses modèles. Par exemple, Mondher Kilani (1992: ch. 1)

doit reconsidérer sa propre conception de «document» et

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5 Fabietti (1999: ch. 2).

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de «production de documents historiques» pour étudier l’image que la société de

l’oasis d’El Ksar (sud Tunisien) se fait de sa propre histoire. L’anthropologue cherche

vainement à associer les documents cités par les locaux dans le but de justifier leur

généalogie, pour les confronter avec les récits et corriger les incongruences. L’accès à

ce qu’il pense être des «documents» (dans son acception évidemment occidentale,

positiviste et objectiviste) lui est refusé. L’anthropologue se trouve alors dans une

impasse aussi longtemps qu’il persiste à assimiler les formes de la mémoire locale à la

forme du savoir historiographique occidental, aussi longtemps qu’il ne se rend pas

compte que les controverses sur l’identité entre les groupes du village mettent en jeu

diverses formes de constructions rhétoriques de la mémoire et de l’oubli. Les choses

changent lorsqu’il réalise qu’il est lui-même cité, avec son intérêt pour les reconstruc-

tions généalogiques et chronologiques, dans les controverses sur l’identité entre les

groupes de l’oasis. En d’autres mots, il est lui-même devenu producteur et transmet-

teur du corpus de la mémoire généalogique. Comme en analogie à une trace écrite, il se

trouve intégré à une construction rhétorique différente de la mémoire et de l’oubli.

Cette expérience ainsi que d’autres, relatées par les anthropologues, montrent que la

construction interprétative commence sur le terrain et se conjugue avec leur modèle

temporel faillibiliste. La rencontre sur le terrain est souvent l’occasion de crises et de

suspensions de sa propre précompréhension: à Remo Guidieri qui demande des infor-

mations sur une technique de polissage de la pierre, l’informateur natif répond par le

récit mythologique6, montrant ainsi que la question est de fait irrecevable dans la

culture fataleka, parce qu’elle présuppose une compréhension des faits de type tech-

nique et causale.

Jeanne Favret-Saada (1977) fait elle aussi l’expérience de ce genre de réorientations.

Au début de son enquête sur la sorcellerie dans le bocage normand, l’anthropologue,

en distribuant des questionnaires sur la magie, n’obtient aucune information jusqu’à

ce qu’elle se rende compte que, pour être acceptée et pouvoir mener son étude, elle doit

accepter de devenir sujet et objet de pratiques magiques dans un processus dialogique

qui constitue une véritable mise en crise de sa propre identité7. Les anthropologues

sont contraints de reformuler et renégocier leur programme de recherche à partir des pas-

sions qui rendent la rencontre sur le terrain dynamique et

en rapport avec les distorsions et l’opacité qui s’imposent:

les modèles et les programmes de recherche sont mis à

l’épreuve «falsifiante» de l’interaction8. En ce sens, le ter-

rain, avec sa qualité d’expérience-en-lien constitue la

condition pragmatique de la compréhension.

6 Guidieri (1980: 401-2).

7 Sur le dialogue comme mise enjeu (risque) de soi, voir: Rugge-nini (2003).

8 Sur ces thèmes, voir les articlesde Giordano (1998) et de Rode-ghiero (1998).

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Or, le textualisme, trop concentré sur la métaphore littéraire de l’invention du texte

de l’autre, risque de négliger le temps et le lieu dans lequel advient l’interprétation et

d’escamoter le processus affectif et temporel du comprendre dans l’opération d’écri-

ture. Au fond, les modèles herméneutiques du texte et de la fusion des horizons sures-

timent la possibilité donnée à l’interprète de comprendre et de reconstruire scientifi-

quement ce dont il a fait l’expérience, comme si le texte de l’autre était quelque chose qui

pouvait toujours être écrit à la fin d’un processus sans heurts dans lesquels le voir-

observer devient directement une recomposition compréhensive de l’autre dans un

ensemble de significations. En ce sens, le texte culturel idéalisé et le problème inter-

prétatif posé par les textes verbaux et écrits sont rendus homogènes. Ils sont, pour

ainsi dire, réduits au problème du sens et des modes représentatifs – comme si l’autre

était uniquement langage et graphisme et non pas également affect, opacité, passion,

distance impossible à combler, corps vivant inconnaissable dans l’informe de sa souf-

france, de ses émotions, de son désir, de sa félicité.

Si on ne tient pas compte des conditions pragmatiques de l’observation de terrain,

on finit par céder à un modèle de l’observation contemplative et à sens unique. Cette

même perspective interprétative semble paradoxalement maintenir et confirmer un

modèle empirico-passif de l’observation: connaître est vision et recomposition de la

vision dans un récit (texte, narration, mythe) qui rend compréhensible l’expérience,

comme s’il y avait une transition linéaire et pacifique de l’ordre du visible à celui de la

représentation mentale et idéale, du voir au dire. Il manque alors dans cette perspec-

tive un concept phénoménologique de «regard». En anthropologie, comme dans chaque

science humaine, ce qui se voit n’est pas un spectacle qu’il suffit de réorganiser, mais

relève d’un vécu, d’une expérience. En d’autres termes, ce n’est pas quelque chose qui

se présenterait sous la forme d’un espace figuratif plat mais qui bien plutôt émerge

dans un contexte pragmatique et vivant dans lequel se rencontrent des phénomènes

durablement intenses. Dans la rencontre avec l’autre, on ne peut passer directement de

la vision à la représentation verbale puisque le temps du regard n’est pas celui de la

chose vue. «Voir» n’est pas une observation neutre guidée par des taxinomies déjà prêtes,

ni une identification empathique. Le voir devient, dans la rencontre anthropologique,

un regard qui rencontre un autre regard et qui en est modifié: il n’y a pas de symétrie entre

voir et être vu. L’être vu change le voir. Le regard est un échange de regard: c’est voir et

être vu (Affergan 1987: ch. 2). L’attention portée à la complexité phénoménologique du

regard sur l’altérité – qui est en même temps un voir intentionnel et désorienté, un

voir qui tient l’autre à distance et qui le rapproche – est fondamentale pour ne pas

réduire la représentation anthropologique à l’interprétation-dévoilement du sens

caché d’un texte. Entre visible et représentation s’opère une médiation interprétative

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plus complexe que ce que montre le modèle du texte, lequel tend toujours à répéter le

préjugé du phénoménal comme représentation, présence à la conscience, et à présup-

poser la maîtrise rationnelle et consciente d’un matériau qui arrive en dernière analyse

à prendre en charge le statut de la parole. Ce qui est oublié est le phénoménal comme

affect, auto-affection de la subjectivité, c’est-à-dire cet horizon d’opacité dans lequel

s’inscrit, et duquel vit le rapport à l’autre.

Traduction et intraductibilité ontologique

La condition de la connaissance dans les sciences de l’homme relève de l’irre pré sen -

table et l’informe, c’est-à-dire la non-transparence de l’objet (Borutti 1999: chap. 2,

par. 14). L’objet à penser et à comprendre, l’autre, ne se laisse pas dire en tant que pré-

sence thématique, donnée de l’observation mais se donne dans un échec, dans une

résistance, dans un silence, dans des traces non intellectuelles mais vitales. Il se donne

donc dans un horizon éthico-ontologique avant de se donner dans un horizon

cognitif9. En anthropologie, le problème de l’irreprésentable se pose littéralement et

originairement comme le problème de l’intraduisible. Or, si l’«intraduisible» est le

problème ontologique et éthique de l’anthropologie, il ne signifie pas l’échec du pas-

sage d’un code linguistique à un autre, l’impossibilité de restituer un terme ou un

message équivalent dans une autre langue; il signifie plutôt un rapport ontologique asy-

métrique qui constitue la base de la production de la connaissance anthropologique. Ce

rapport fait en sorte que la connaissance soit signée du présupposé du non-représentable

en tant que limite de la mise en discours de l’autre. Toutes les procédures connais -

santes de l’anthropologue se construisent sur la non-transparence de l’objet; c’est ce

que nous pouvons appeler l’intraduisible ontologique.

Le travail de suture de l’informe que l’anthropologue opère déjà au niveau initial de

la description est exemplaire: les ébauches de descriptions ethnographiques qui se

trouvent dans les premiers carnets de l’anthropologue, sur le terrain déjà, montrent de

vraies constructions interprétatives et résultent d’interac-

tions discursives. Il n’existe pas de degré zéro de la repré-

sentation descriptive, une reproduction neutre des don-

nées: les documents graphiques hétérogènes (notes,

transcriptions et enregistrements de dialogues, tentatives

de traduction, cartes, esquisses, commentaires) dans les-

quels l’anthropologue transpose la rencontre sur le terrain

sont déjà des intuitions et des constructions inter pré ta -

tives. La langue de description utilisée par l’anthropo-

logue (loin d’être une nomenclature qui étiquette un

9 Mario Ruggenini (2002a: 18)parle de l’«inapparent de chaqueexistence», de son «incommen-surabilité». Les thèmes de ceparagraphe, qui cherchent à don-ner un fond éthique et ontolo-gique aux questions épistémolo-giques de la connaissance del’autre, ont également partie liéeavec le cadre théorique de l’her-méneutique de la différence et dela finitude de Mario Ruggenini.Voir aussi: Ruggenini (2002b).

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monde déjà composé en référents discrets) est en soi une schématisation, puisqu’elle

se trouve devoir inscrire des événements dans l’espace du texte et réinventer des inter-

actions pour les introduire dans l’ordre linéaire et délimité de l’écriture. L’anthropolo-

gue décrit à partir des contraintes et des possibilités offertes par le corps dynamique et

flexible de sa langue naturelle ainsi qu’à partir de l’horizon réglé posé par la langue

scientifique de la communauté à laquelle il appartient. Il met en œuvre une compé-

tence linguistique (grammaticale et lexicale) et une compétence encyclopédique du

monde enrichie d’une précompréhension scientifique. En ce sens, il réinscrit dans un

modèle des référents déjà composés et classés à d’autres niveaux de taxinomie et

d’orga ni sa tion10. (D’ailleurs, l’étymologie de «décrire» est «écrire en extrayant (d’un

modèle)»)11. La description coïncide avec une opération complexe de traduction, qui

n’est pas uniquement linguistique (grammaticale, lexicale) ni uniquement représenta-

tive de référents donnés (sémantiques). En d’autres termes, il s’agit d’une opération

qui n’est pas simplement le transfert d’un texte original dans un autre corps signifiant

à partir de classes d’équivalences lexicales et syntagmatiques; elle est plutôt une pro-

duction dialogique, polyphonique du texte, un processus qui reconstruit les significations

en les intégrant dans des contextes d’agrégation du sens12. La traduction (comme l’a

montré Quine)13 n’est pas une confrontation d’unités de significations, mais une

reconstruction des schèmes perceptifs, conceptuels et culturels dans lesquels un terme

devient compréhensible. Traduire, c’est reconstruire

et intégrer afin de configurer.

En ce sens, l’opération initiale de l’anthropologue n’est

pas tant une représentation qu’une configuration objecti-

vante, une mise en forme des événements dialogiques et

contextuels de la rencontre dans un «monde» doté d’une

forme cohérente. Il s’agit donc d’une simulation de

l’ensemble des significations et des actions de l’autre,

opération qui comporte des transformations, des résidus,

des compromis liés nécessairement à, d’une part, l’opacité

de l’autre et, d’autre part, à la volonté (occidentale) de

l’anthro po logue de connaître le sens, c’est-à-dire de captu-

rer le discours vivant d’une autre culture dans une ency-

clopédie de significations et de définitions objectivantes.

Le compromis n’est toutefois pas à entendre comme un

échec. Il est plutôt le signe de la distance et de l’asymétrie

qui est la condition nécessaire de la connaissance anthro-

pologique. Il est la marque du double lien, inhérent à

10 Borel. (1995 [1990]). Voir aussi:Hammon (1993).

11 Devoto (1968). Ndt: cela estvalable pour le français égale-ment, le mot latin étant à l’ori-gine du français décrire et de l’ita-lien descrivere.

12 «La traduction ne consistejamais à substituer un mot à unautre mais toujours à traduireglobalement une situation […]Traduire consiste à définir unterme grâce à une analyse ethnogra-phique, c’est-à-dire à le remplacerdans sa situation culturelle, à l’in-tégrer à la classe des expressionsde la même famille, à l’opposer àses antonymes, à en faire uneanalyse grammaticale, et surtoutà l’illustrer par un grand nombred’exemples biens choisis [...].»(Malinowski 1974 [1935]: 246 et252)

13 Quine (1977 [1960]: ch. 2).

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chaque activité de traduction, entre la participation à des actes vitaux (dans l’interac-

tion sur le terrain) et l’assomption nécessaire d’une distance objectivante (dans l’écri-

ture du texte ethnographique), entre le sens incarné dont on fait l’expérience, d’une

part, et sa forme objectivée, d’autre part. La distance traductive ontologique est le lieu

de la compréhension et de l’interprétation. Traduire est donc exemplaire du comprendre

anthropologique, précisément parce que le traduire comporte le maintien de la distance.

En d’autres termes, comprendre l’autre n’est pas le transfert vital dans son nom, le

devenir autre; il s’agit plutôt de tra-duire, über-setzen, porter au-dessus et au-delà14 et

retourner chez soi après être passé chez l’autre. La compréhension de l’autre comme

l’apprentissage d’une langue exige certes l’immersion dans une forme de vie, un ajus-

tement qui soit à la fois linguistique et social et qui mette l’anthropologue dans la

condition de pouvoir participer aux jeux linguistiques. Cependant, de la même

manière qu’une traduction est le transfert dans son propre corpus linguistique des

significations de l’autre texte, la compréhension anthropologique est un apprentissage

dont la finalité de dire l’autre n’implique pas que l’on devienne l’autre: c’est une pratique

de la différence, non pas de l’identité. Un anthropologue qui n’est pas revenu de son

voyage, un anthropologue qui ne raconte pas à sa propre tribu ce qu’il a vécu n’est plus

un anthropologue, mais quelqu’un qui est devenu un natif. C’est pourquoi la connais-

sance doit être, pour les anthropologues, métaphoriquement et réellement, un voyage

aller-retour. La prise en charge du point de vue des indigènes doit donc rester un effort

conscient et réflexif de simulation et de traduction, un processus de «simulation onto-

logique», non d’identification. Comprendre n’est pas devenir l’autre, mais simuler

l’autre à partir de soi.

De fait, dans le dialogue avec l’informateur, l’anthropologue est présent comme

altérité et comprend à travers la distance. En d’autres termes, il confronte l’horizon des

significations et des formes d’action inscrites dans la langue des natifs avec sa propre

précompréhension (c’est-à-dire avec l’horizon de sens inscrit dans sa propre langue) et

avec les idées reçues qui constituent son savoir scientifique (savoir sur les généalogies,

terminologies de parentés, organisation du territoire, formes de propriétés, etc.). La

description qui en dérive est un compromis connaissant qui découle d’un manque de

complétude et de transparence, lié à l’intraduisible ontologique. On peut penser

l’intra dui sible dans le sens kantien ou wittgensteinien de la «limite» (Grenze); limite

non comme barrière qui sépare d’une raison inconnaissable, mais comme fond qui

délimite un horizon de pensabilité, ouvrant de l’intérieur

un espace d’expérience possible. Sans cette limite, sans le

fond (Hintergrund, dans les termes du De la certitude de

Wittgenstein) qui nous enferme dans notre culture, nous

14 Rappelons le thème roman-tique de la potentialisation de sapropre langue à travers la languede l’autre. Voir: S. Borutti. (2001[1991]: première partie, ch. 3).

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n’aurions pas de point de vue et de comparaison possible, nous n’aurions pas d’expé-

rience de l’altérité.

En se confrontant avec l’intraduisible, la traduction est exemplaire du court-circuit

entre l’appropriation possible et ses «limites» intrinsèques qui en sont également les

conditions. Pour conserver et restituer les formes de conceptualisation indigènes, l’an-

thro po logue doit solliciter sa propre langue jusqu’aux seuils de l’impossibilité et de

l’intraductibilité; selon un exemple de Remo Guidieri (1980: 25-34). On ne peut com-

prendre la représentation fataleka (Mélanésie) de l’univers et de l’origine du monde

qu’à travers des notions constitutives de notre imaginaire spatial et de notre ontologie

(comme les notions de «limite» ou d’«histoire») et à travers des termes qui sont à l’ori-

gine de notre culture (comme le thème grec d’apeiron) mais que nous n’arrivons pas à

rendre transparents, y compris pour nous-mêmes. On ne peut pas comprendre le

«hau» maori si ce n’est à travers des notions comme «prix», «don», «profit», «paie-

ment » et à travers des oppositions du type «utilité/gratuité», «échange/don», autour

desquelles se jouent nos propres conflits culturels et qui se trouvent dans notre forme

de vie au cœur de l’articulation entre éthique, économie, justice et politique (Guidieri

1990: 21)15. Pourtant ce sont précisément ces écarts et ces blancs qui constituent

l’espace (et le temps) dans lequel la connaissance travaille: l’intraduisible, la limite n’est

pas simplement limite connaissante en rapport à un idéal de connaissance transparente, c’est

ainsi la limite ontologique qui définit les extrêmes de notre expérience de l’autre, expérience

qui devient possible en contraste à nous-mêmes et qui contribue simultanément à

notre autocompréhension.

Le thème de l’intraduisible ontologique nous permet

en fin de compte de déterminer la notion d’altérité comme

altérité asymétrique, non réciproque. On peut penser l’autre

parce que l’autre n’est pas comme moi; on comprend

l’autre non parce qu’il nous reflète comme un alter ego spé-

culé, mais parce qu’il nous altère. Une altérité qui nous

altère (qui nous regarde) ne peut être pensée à travers un

simple concept de «différence». Le rapport d’altérité

sous-entendu par la connaissance anthropologique ne

peut être pensé au travers d’une catégorie trop symétrique

de différence, qui enfermerait dans une alternative inso -

luble entre relativisme et objectivisme. Si d’une part, dif-

férence signifie «indifférence des alternatives», c’est-à-

dire une interchangeabilité et une équi-valence des

15 Ainsi l’espace indéterminéfataleka devient concevable encomparant et en modifiantsimultanément notre conceptionde «limite» et d’«illimité» à laleur. Ainsi, l’indécision de Mauss,qui, dans son fameux essai(«Essai sur le don. Forme et rai-son de l’échange dans les sociétésarchaïques» in Mauss (1950)) pré-sente le don comme un hybrideentre échange et réciprocité,entre prestation gratuite etéchange utilitaire, peut faire lalumière sur l’obligation occiden-tale du don comme démesure etcomme «génération», commel’ouverture d’une dette et d’unetemporalité sans retour.

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signifiants culturels et des règles, on finit dans des formes de relativisme qui disent

peu ou rien de la rencontre entre les ontologies qui sont en question en anthropologie.

Le relativisme radical ne comprend rien parce qu’il verrouille chaque culture dans un

horizon incommensurable à celui de l’autre. Le relativisme caritatif comprend trop

parce qu’il prétend que, pour comprendre sans réserve l’autre qui est comme moi, il

suffit d’en reconstruire le contexte. Si d’autre part, la différence renvoie aux membres

d’une classe homogène, il s’agit alors de dépasser les différences inhérentes aux modèles ,

catégories, méthodes neutres de quantification, de classification, de comparaison en

dégageant des dénominateurs communs. Toutefois, l’idée de différence fragilise le

concept d’altérité, «désidentifie puisqu’elle égalise» les identités en jeu (Affergan:

(1987: 226) et en vient à les livrer à une perspective objectiviste et universalisante.

Si par contre on pense la connaissance anthropologique comme un dialogue des alté-

rités, on ne dit précisément pas que l’autre est mon égal. On présuppose plutôt que je

ne suis pas l’autre et que je le comprends (et me comprends moi-même) en tant

qu’alté ri té, me mettant en dialogue selon un principe d’éthique de l’asymétrie ontologique

et selon un principe contrastif et dialogique de l’identité. Comme l’écrit Francis Affergan,

«si je peux les observer c’est parce qu’ils ne sont pas comme moi»16. L’autre n’est pas

comme nous puisqu’il n’est pas notre altérité spéculaire et symétrique. La connais-

sance de l’autre n’advient pas dans un rapport de réciprocité empathique, à travers une

relation duelle narcissique dans laquelle je me réfléchis dans l’autre comme dans un

autre moi-même puisque le rapport avec l’autre serait alors un rapport d’empathie ou

de charité dans lequel ce dernier serait une répétition de moi-même selon une ontolo-

gie de l’identité. La connaissance anthropologique est en revanche exemplairement

non empathique. S’il veut comprendre l’autre, l’anthropologue ne peut le penser

comme son égal, ni d’un point de vue objectiviste (pour lequel l’autre est égal à moi

parce qu’on participe tous deux des universaux de la nature humaine), ni d’un point de

vue relativiste radical (pour lequel l’autre est mon égal dans le choix indifférent d’un

ensemble de significations). L’expérience anthropologique commence au contraire

avec l’ouverture au regard de l’autre comme tiers: courbe asymétrique et hétéronome de

l’espace social qui ouvre la possibilité de relations, avant même toute societas détermi-

née. L’autre n’est pas mon alter ego mais mon «tiers». En d’autres termes, je ne suis pas

l’autre et je le comprends (et en même temps me comprends moi-même) précisément

en tant qu’altérité asymétrique. On peut bien sûr parler de dialogue d’altérité mais dans

le sens local de la négociation, de la traduction, du compromis et non dans le sens

idéaliste de la fusion des horizons et de l’intégration à un niveau supérieur de sens

(selon le thème herméneutique de Gadamer), ni dans le

sens de l’autotranscendance et de l’émancipation des16 Affergan (1987: 228).

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sujets dans la communication (selon le thème de la situation communicationnelle

idéale de Habermas).

Le rapport avec l’altérité est constitutif de «nous-mêmes» précisément en tant que

contraste et asymétrie. Francesco Remotti (2009 [1990]) et Ugo Fabietti (1998) parlent

d’un travail continu de remodélisation d’un «nous» entre assimilation et différencia-

tion. En ce sens, le savoir anthropologique est vu non tant comme une question de

typologie que comme un problème exemplaire de «traduction» et donc de «transfor-

mation» dans le passage-au-travers et dans l’hybridation interculturelle. On pourrait

penser le travail anthropologique comme un travail de comparaison qui ne cherche

pas à trouver l’humain dans sa généralité mais plutôt la reconnaissance contrastive et

asymétrique de soi: «nous, primitifs», comme dirait Remotti. Le savoir anthropolo-

gique ne trouve guère de catégories universelles et essentielles mais ce que Maurice

Merleau-Ponty appelle l’«universel latéral»17: une sorte d’universel strabique, un uni-

versel dérivant d’une activité locale de traduction et de comparaison, non pas l’univer-

sel d’en haut, lieu de l’essence et de l’objectivité. À ce propos, les études dites postcolo-

niales ou «ethniques» sont significatives. Elles ont attiré notre attention sur les

perturbations et les secousses réciproques causées par la rencontre et l’empiétement

des cultures, contre la rhétorique multiculturelle et politiquement correcte (Daniele

1996). Je pense par exemple à la critique de l’orientalisme comme invention de l’Occi-

dent et à l’analyse de l’«être palestinien» d’Edward Saïd, ou aux écrits d’autres auteurs

emblématiques, non anthropologues au sens stricte du terme: leur double apparte-

nance culturelle les amènent souvent à traiter de questions anthropologiques avec une

écriture hybride, à la fois théorique, narrative et idéologique. De ces formes d’écriture

émergent les modes fluides et relationnels selon lesquels se construisent les identi-

tés18, modes qui montrent que l’identité n’est pas un plein, un être donné, un ensemble

de qualités et de propriétés essentielles, mais est au besoin une démarche de fabrication

de soi à travers l’accentuation de signifiants, de métaphorisations spatio-temporelles,

de dialectiques intérieur-extérieur, de signifiants migratoires. Un «se faire» qui exige,

pour être compris, des concepts non objectivants et non réifiants, concepts comme

l’exil, l’être hors-lieu, l’être-entre (Zwischen). Ces analyses répondent à une logique

métisse, à des regards croisés entre anthropologue et altérité, à une pensée de l’ouver-

ture et de l’hybridation culturelle. Elles aident profondément à critiquer une représen-

tation homogène et peu soucieuse de la différence eth-

nique. Par la perspective du décloisonnement

transculturel, on demande à l’Occident de suspendre la

fétichisation de l’autre, associée au primitivisme de l’ori-

gine et aux cultures subalternes on demande de se libérer

17 «De Mauss à Claude Lévi-Strauss», in Merleau-Ponty (1960:150).

18 Saïd (2005 [1978]); Ghosh (1994[1992]); Naipaul (1981).

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de la victimisation liée au concept homogène de tiers monde. L’altérité doit être pour

l’Occident non seulement un intérêt pour la connaissance mais aussi une voie pour

accueillir le germe du conflit et ainsi se laisser perturber par l’autre comme par son

double mimétique qui dirait de nous quelque chose que nous ne voudrions pas dire

(que nous ne voudrions pas savoir). L’autre nous perturbe (il est unheimlich), non parce

qu’il est étranger mais parce qu’il est familier: il nous regarde, regarde notre «propre».

Écrire l’autre

L’expérience de l’autre est pour l’anthropologue simultanément l’expérience de ce qui

se dit et de ce qui ne se laisse pas dire, c’est-à-dire de l’horizon affectif et inconscient

du dire. Cela se montre dans sa pleine évidence au moment final du passage à l’objecti-

vation qu’est l’écriture du texte ethnographique, passage par ailleurs inscrit dans

la volonté de savoir de l’Occident: puisque chaque description est immédiatement une

description configurante, l’anthropologie est aussi d’emblée une expérience qui tend à

devenir écriture. Dans les termes de Paul Ricœur (1986: 188-9), la transcription ethno-

graphique transforme une situation référentielle et ostensive (expérience, parole orale)

en un ensemble de modes d’être (récits, textes), montre dans l’événement un monde de

signifiants et reconstruit le texte dans le discours. Or, dans le parcours du discours au

texte s’efface une grande distance et une grande fracture: l’écriture anthropologique

place à une distance temporelle et spatiale un autre présent (la présence de l’autre,

quelque chose qui a été vécu dans un corps et dans un temps). Elle en fait une forme de

passé en la construisant dans le présent comme raison compréhensive19. En ce sens,

l’écriture traite du temps et de l’espace et passe sous silence pour le comprendre l’ora-

lité et la corporéité de l’autre. L’écriture anthropologique comme lieu d’objectivation a

ainsi une forte valence éthico-politique: elle est un rapport de pouvoir ou, plus préci-

sément, un retour fondationnel par l’Occident du corps oral, affectif, érotisé de l’autre

à une constitution objectivante et scripturaire de soi.

Un rapport asymétrique de pouvoir se montre d’emblée dans le mythe fondateur de

l’anthropologie: le voyage occidental chez l’autre dans le but de développer un savoir et

qui, dans le regard du voyageur-ethographe se transforme en pensée et écriture. Dans

un texte sur Jean de Léry20, Michel de Certeau nous offre

une belle lecture de ce mythe. Il analyse l’Histoire d’un

voyage faict en la terre du Brésil, publié en 1578 par Jean de

Léry, le français réformé exilé à Genève et parti de là pour

fonder au Brésil un refuge calviniste. Entre 1557 et 1558,

Léry erre à travers le Brésil parmi les Tupinamba pendant

trois mois, pour ensuite retourner exercer en tant que

19 Sur l’écriture comme forme deconstruction de l’espace-tempsde l’autre, voir: M. de Certeau(2002 [1975]); Fabian (2006 [1983]);Maffi (1998).

20 «Ethno-graphie. L’oralité oul’espace de l’autre: Léry», in M. deCerteau (2002 [1975]).

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pasteur en France. Le résultat de son voyage est l’ethno-graphie, ou coaction scriptu-

rale des choses insensées vues et entendues: «Le sauvage devient la parole insensée qui

ravit le discours occidental, mais qui, à cause de cela même, fait écrire indéfiniment la

science productrice de sens et d’objets.» (Certeau 2002 [1975]: 283)

L’ethnographie naît comme pratique historique de l’Occident moderne conquérant

qui «inscrit» sa propre identité dans le présent de l’écriture, la mettant en rapport, en

contraste avec la distance spatio-temporelle et culturelle de l’autre, le «sauvage».

L’Occident trace sa propre histoire sur le corps de l’autre: ainsi M. de Certeau commente un

dessin allégorique de 1619 dans lequel, en cuirasse orné d’une croix sur le vaisseau qui

rapportera des trésors en Occident, l’explorateur Vespucci portant les «armes euro-

péennes du sens» se tient debout en face de la femme indienne «America», étendue, le

corps nu dans un espace de végétation et d’animaux exotiques (Certeau 2002 [1975]: 9).

M. de Certeau souligne la fracture entre l’esthétisation de l’autre (perçu comme corps

de plaisir non scriptibles, plaisir de l’œil, plaisir du goût, plaisir de l’écoute, plaisir du

corps nu) et sa traduction dans le corps scripturaire et lisible du texte. Si la parole de

l’autre est fable, la traduction transcrit ce que la fable occulte en quelque chose d’intellectuel-

lement communicable et audible pour l’Occident. L’anthropologie naît au fond de la colli-

sion des systèmes de sens oral (esthétisé) et écrit (abstrait): le voyage de Léry est un

voyage auprès de la parole de l’autre (qu’il perçoit comme insensée et érotisée, insépa-

rable du corps esthétisé et affectif du sauvage) pour importer un objet littéraire (parole

écrite, manipulable, qui évoque une écoute non affective, inscrite dans un horizon dis-

cipliné et éthique). C’est un voyage qui met en scène tous les thèmes fondateurs de

l’anthropologie: oralité, spatialité, altérité, inconscient versus écriture, histoire, identité,

conscience. L’écri ture de l’anthropologie (Fabietti et Matera 1997) transforme ces thèmes

en un processus conscient et réflexif à travers lequel l’Occident se constitue une iden-

tité. En d’autres termes, l’Occident institue un système textuel contre le temps et l’ora-

lité, système qui permet le retour à soi après avoir achevé un détour à travers l’autre.

On montre ainsi, dans la textualité anthropologique, le lien entre l’Occident et l’écriture

comme lieu de savoir et de pouvoir. L’écriture rend assimilable par l’Occident et par son

présent ce qui a été projeté, dans un «grand partage», dans la distance spatiale (géo-

graphie du dedans/dehors comme éloignement imaginaire de l’autre) et dans la dis-

tance temporelle (primitivité comme construction politique du temps de l’autre). On

entre-aperçoit ici un thème que je reprendrai en conclusion: une généalogie de l’an-

thropologie doit nécessairement faire référence aux formes de temporalisation et

d’autoreprésentation de l’époque moderne; elle ne peut que se donner une identité

relationnelle, ou un regard strabique et rétrospectif (Remotti 1998).

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Le processus d’objectivation de l’autre, qui passe du dire sur le terrain au dit et à

l’écriture, est, à tous ses niveaux, une procédure d’invention à double sens: la culture n’est

pas «quelque chose» dont on parle, mais le lieu à partir duquel on parle, on est parlé et

altéré par les autres. En anthropologie, on ne parle pas des autres cultures sur un mode

classificatoire, comme si elles constituaient un ensemble de différences silencieuses et

neutres mais on parle aux «autres» qui parlent de «nous». Comme le souligne Roy

Wagner (1975), l’anthropologue qui pense la culture mélanésienne l’invente à partir de

la sienne propre et en même temps, à travers le culte du Cargo, il est lui-même réin-

venté dans la propre culture occidentale par les Mélanésiens, dans un processus

d’inven tion réciproque traductive et contrastive. Je parlais précédemment d’un «stra-

bisme» de la théorie anthropologique contemporaine, occupée à substituer à un

regard de l’autre, qui va à la recherche d’essences universelles, un regard qui traverse

les frontières et accède à des régions hétérogènes de sens, à la recherche d’un «univer-

sel latéral». Cela signifie souligner le caractère processuel et dynamique de la modéli-

sation interprétative: comme les cultures se font et se défont, par des processus qui

offrent des mises en scène, des mises en question de leur propre ontologie, des moments

de construction et des moments de crise (Remotti 2003; Allovio et Favole 1996), ainsi les

modèles de l’anthropologue doivent savoir se mettre en déconstruction. Ils doivent , en d’autres

termes, savoir montrer leur caractère d’artifice, de variations pos sibles hors du lien avec

un monde auparavant donné en présence, leur caractère de traversée figurale et traductive.

Anthropologie et autocompréhension de l’Occident

Comment alors penser le dialogue d’altérité qui sous-tend la connaissance anthropolo-

gique que nous avons vu prendre la forme d’un lien éthiquement ambigu entre le moi

hyperbolique de l’Occident, qui répète sa volonté d’identité et d’objectivation, et l’autre

hyperbolique des cultures dites primitives, toujours à nouveau éloignées dans leur

extranéité? À la conception de l’altérité comme différence symétrique (les autres sont

comme nous et l’anthropologie devient donc collection classificatoire relativiste des

autres «nous-mêmes»), nous avons opposé l’asymétrie ontologique de l’autre: puisque

les autres ne sont pas comme nous, on ne peut qu’entreprendre toujours à nouveau un

rapport de renégociation et de compromis traductif. Ce compromis est constitutif de

l’anthropologie, mais regarde en même temps plus radicalement notre identité d’Occi-

dentaux. Il s’agit là du thème inépuisable de l’objectivation de l’autre.

Le thème du compromis traductif est au fond une façon de donner une configura-

tion possible au problème de l’autre comme objet en évitant l’alternative, qui apparaît

aujourd’hui insoluble, entre objectivisme et relativisme. Le problème peut être for-

mulé ainsi: comment puis-je comprendre l’autre dans sa différence si je finis par

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l’objec ti ver? D’autre part, comment puis-je le comprendre sans recourir à des procé-

dures de distanciation et d’objectivation? La réponse-compromis dit à peu près ceci:

on ne peut penser à la comparaison positiviste comme méthode du passage générali-

sant à l’objectivation, puisque l’objet anthropologique, en tant qu’ensemble de signi-

fiants subjectifs, ne supporte pas les procédures abstraites. On peut en revanche pen-

ser l’éclai rage que proposent les possibles passages traductifs entre nous et les autres,

en tant que le problème de l’autre est constitutif de nous-mêmes. On envisage donc des

formes possibles d’objectivation de nous-mêmes. Le compromis exige que soit

conservé le rapport à l’altérité, c’est-à-dire le sentiment de l’autre dans toute sa com-

plexité. Le problème que le compromis veut essentiellement éviter est celui de la formu-

lation théorique d’une alternative rigide entre une idée d’objectivité comme recherche

d’un absolu interculturel et un relativisme qui ramène tout au contexte (pour autant

qu’on reconnaisse d’une part l’inévitabilité de l’objectivation, le fait qu’on ne peut

connaître l’autre sans l’objectiver et sans le rapporter à des schèmes universalisants, ce

qui est souligné par le rationalisme21, et, d’autre part, la nécessité d’une utopie de la

connaissance, c’est-à-dire d’une volonté de conserver la dimension de différence onto-

logique, ce qui est souligné par le relativisme22). Cependant, cette alternative nous

confronte avec une question de fond, celle du double lien insoluble avec l’altérité comme

problème de l’Occident et du concept d’Occident.

Pour le dire plus explicitement, les incertitudes épistémologiques de l’anthropolo-

gie ne seraient autres que l’autoréflexion ontologique de l’Occident23. Elle l’a d’ores et

déjà été de fait dans la forme de l’exotisme et de l’orientalisme qui constituaient des

modes de distanciation et d’élaboration critique du soi sous le regard de l’autre. Cette

autoréflexion est ensuite devenue plus radicale lorsque l’ethnographie a commencé à

s’interroger sur le sens de ce regard sur l’autre. En cela, l’anthropologie témoigne, et

porte à la lumière, la volonté occidentale de savoir, la volonté de l’Occident de se savoir à

travers l’autre, sans jamais réussir à ne trouver autre chose que soi. L’anthropologie

comme forme de l’exégèse fournit à l’Occident moderne un mode d’articulation de son

identité en rapport avec le passé, avec le futur, avec

l’étrange, avec la nature. L’anthropologie contemporaine

se reconnaît également comme une forme d’autocompré-

hension de l’Occident: nous, primitifs, qui retournons au

nous-même de l’autre, nous qui pouvons franchir la dis-

tance qui nous sépare de l’autre seulement après avoir pris

de la distance par rapport à nous-mêmes24. Toutefois,

simul ta nément, l’anthropologie se trouve dramatiquement

prise dans un problème éthico-politique: l’impossibilité de

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21 Gellner (1973 et 1982).

22 Winch (2009 [1958]).

23 «Occidente», in Esposito(1993); Todorov (2001 [1989]).

24 C’est le thème à travers lequelLévi-Strauss lit dans les Confes-sions de Rousseau la fondationmoderne des sciences de l’homme.Voir: Lévi-Strauss (2007 [1962]).

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maintenir séparés la volonté de savoir occidentale et le rapport de pouvoir qu’engage

l’Occident. L’épisode raconté par Amitav Ghosh est à ce titre particulièrement éloquent:

l’anthropologue et écrivain indien Ghosh est contraint à une dispute insoluble avec un

ex-guérisseur d’un village égyptien, désormais converti à la médecine moderne et qui

l’entraîne dans une discussion piégée, laquelle consiste à débattre du primat technolo-

gique de leurs pays respectifs tous deux en voie de développement. Le pont culturel est

ici devenu radicalement impossible pour deux cultures, l’indienne et l’égyp tienne,

engagées dans une déculturalisation et dans le vide ouvert par l’Occident. Ces deux

cultures se parlent principalement au travers de la violence assimilatrice occidentale.

Dans cette dispute, écrit Ghosh, nous étions, «l’imam et moi, délégués de deux civili-

sations dépassées, rivalisant l’un avec l’autre pour établir notre priorité dans la techno-

logie dans la violence moderne […]. Nous voyagions, lui et moi: nous voyagions en

Occident» (Gosh 1994 [1992]: 209). C’est bien d’un Occident traducteur qu’il s’agit, oui,

mais dans un sens bien différent de celui, rationaliste et optimiste, pensé par Gellner.

L’énormité de ce problème montre à l’évidence combien l’entreprise connaissante de

l’anthropologie continue de témoigner combien l’Occident est toujours en voyage chez

l’autre à la recherche de lui-même.

Traduit de l’italien par Claude Welscher et Marco Motta

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