Rapport du colloque Anthropologie du Maroc et du Maghreb, 8, 9, 10 septembre 2013, Essaouira, 47p.
Sentiment et écriture de l'autre en anthropologie (Silvana Borutti)
Transcript of Sentiment et écriture de l'autre en anthropologie (Silvana Borutti)
SENTIMENT ET ÉCRITURE DE L'AUTRE EN ANTHROPOLOGIE Silvana Borutti et al. BSN Press | A contrario 2012/1 - n° 17pages 71 à 91
ISSN 1660-7880
Article disponible en ligne à l'adresse:
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-a-contrario-2012-1-page-71.htm
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Pour citer cet article :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Borutti Silvanaet al., « Sentiment et écriture de l'autre en anthropologie »,
A contrario, 2012/1 n° 17, p. 71-91.
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Sentiment et écriture de l’autre en anthropologie*
Silvana Borutti
Parmi les sciences humaines, l’anthropologie – dans sa forme classique du «regard
de loin» porté sur des cultures radicalement autres – est un cas exemplaire de savoir
à propos de l’autre (d’autres personnes, d’autres cultures). Elle est un cas exemplaire en
tant qu’elle a affaire à l’autre comme hyperbole, laquelle est elle-même relative à une
hyperbole du moi: l’autre hyperbolique relèverait de ce qu’il est convenu d’appeler les
cultures primitives, le moi hyperbolique étant quant à lui l’Occident. Or, l’horizon de
possibilité et de pensabilité1 d’un savoir à propos de l’autre ne peut être que l’éthique
de ce savoir, qui se donne comme présupposé – au moins sur le mode optatif – l’exi-
gence d’assumer l’autre non comme objet, comme chose, mais comme sujet compris
dans une relation de sens. D’un point de vue épistémologique, cela revient à assumer
un modèle spécifique à partir duquel la compréhension anthropologique n’est plus
pensable selon un modèle positiviste et réductionniste, c’est-à-dire comme réduction
de l’altérité à un ensemble de faits empiriques donnés objectivement, ni selon un
modèle interprétatif de type subjectiviste et romantique, telle l’empathie, l’Einfühlung,
l’identification, transfert vital dans le monde de l’autre. La compréhension anthropo-
logique serait plutôt (comme la traduction, nous en reparlerons) une pratique de la
différence, un retour chez soi après avoir été chez l’autre, une tentative de dire l’autre
dans notre propre langue. On verra que cette perspective requiert que la question du
savoir à propos de l’autre soit transformée en un question-
nement sur l’expérience de l’autre comme expérience de ce qui
se dit et, partant, de ce qui ne se laisse pas dire.
Vertus et limites de l’anthropologie interprétative
Dans l’anthropologie de la seconde moitié du XXe siècle, le
problème d’une éthique des sciences humaines a été remis
à l’ordre du jour par les perspectives interprétatives, qui
ont placé au centre de leur proposition épistémologique et
méthodologique le projet d’un savoir non réifiant capable
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* Traduit de: Silvana Borutti,«Sentimento e scrittura dell’altroin antropologia», in La communi-cazione. Ciò che si dice e ciò che nonsi lascia dire, Mario Ruggenini(dir.), Roma, Donzelli, 2003,pp. 79-99.
1 On pourrait dire: l’ethos dans lessens indiqués par M. Heideggerde racine, domicile, siège, ouver-ture à un lieu (Heidegger. 1983[1957]: 145).
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d’assumer l’autre comme un ensemble de signifiants avec lesquels il serait possible
d’entrer en relation. Je reconstruirai ici les traits fondamentaux et la pertinence
éthique du modèle interprétatif, pour ensuite en dégager les limites liées à ce qui, dans
ce modèle, reste impensé et que nous appellerons le «sentiment de l’autre».
L’approche interprétative est intéressante en tant qu’elle est principiellement anti-
positiviste: elle tend à dénaturaliser les objets du savoir anthropologique, à montrer
que les faits culturels ne sont pas pensables comme des «choses» mais qu’ils sont des
structures de sens qui entrent en rapport avec d’autres structures de sens. On peut ras-
sembler les caractéristiques épistémologiques de cette approche autour de trois points
saillants.
Premièrement, le point de vue interprétatif exclut une image réifiante des objets de
connaissance: les objets anthropologiques ne sont pas réductibles à des «choses»
séparées des modes selon lesquels nous les connaissons. Il s’agit en effet d’entrer en
relation avec des significations et des structures de sens subjectives et sociales, les
conditions de l’observation et de la conceptualisation ressortissant elles aussi de ce
domaine. La relation connaissante suppose proximité et coimplication ainsi que dis-
tance méthodologique et métalinguistique: on ne peut, en d’autres termes, parler
d’objets en tant qu’institutions et productions de sens émanant d’individus sans se
mettre en relation avec ces derniers dans un processus de parole et sans faire interagir les
différents horizons d’appartenance historiques et socioculturels, différentes formes de
vie. La scène de la connaissance a la forme d’un échange dialogique et advient donc dans
le langage et dans le temps. Il s’instaure ainsi une relation compréhensive que l’interpré-
tativisme oppose à la méthodologie de l’explication. «Expliquer» revient ainsi à recon-
duire les phénomènes aux structures formelles d’une théorie et donc à les considérer
comme des événements qui sont autant de cas anonymes
d’une loi universelle. Dans une science naturelle, un objet
n’est en ce sens pas un objet spécifique, individuel, mais le
cas d’une loi: il a les propriétés décrites par celle-ci et les
partage avec les autres objets appartenant à la même
classe2. L’interprétativisme oppose à cette conceptualisa-
tion le problème de la spécificité d’objets considérés
comme des structures de signification. Mais que signifie-
rait aujourd’hui l’objectif des sciences humaines en tant
qu’il viserait à comprendre des significations? L’hermé-
neutique contemporaine a pris ses distances face à l’idée
romantique et historiciste de l’individu conçu comme
2 Un événement expliqué par uneloi est abordé au travers de l’op-position entre le particulier et l’universel. Il est par conséquentpensé comme un individu indé-pendant du signifié et de la fina-lité de l’ensemble auquel il appar-tient, selon la fictionméthodologique qu’est l’analysedu complexe par l’élémentaire, ceque Hans Jonas appelle l’«absti-nence», adoptée par les sciencesnaturelles, de l’ontologie dessujets, de leur téléologie et deleurs horizons culturels de sens(Jonas 1990 [1979]: 140-141).
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unité psychologique irrépétable et donc face aux méthodologies diltheyennes du com-
prendre, entendu comme un re-vivre (nach-erleben) empathique. Le problème des
objets dans les sciences de l’homme est désormais envisagé davantage comme le pro-
blème de la spécificité différentielle des significations; les méthodologies qui visent la
connaissance cherchent conséquemment à se transformer en direction d’un com-
prendre qui conserve la dimension de l’autre en tant que différence. Un anthropologue
ne doit pas devenir l’autre de manière empathique: s’il devient un natif, son com-
prendre devient alors participation immédiate et a-réflexive à un «être». Son voyage
est alors sans retour compréhensif, puisqu’il a gommé l’écart et la différence ontolo-
gique entre sa propre forme de vie et celle de l’autre; il a perdu la distance comme lieu
de transaction et de perturbation réciproque qui est la condition de la représentation
de l’autre. En anthropologie, on comprend par contraste.
Deuxièmement, dans les situations interprétatives, le sujet connaissant n’est pas un
sujet neutre sans temps et sans lieu qui aurait à sa disposition des instruments métho-
dologiques construits dans un langage idéal. Au contraire, il connaît à partir de son
propre être historique et de sa propre appartenance à une tradition et à une commu-
nauté3. Le comprendre est une structure de précompréhension, une anticipation de sens
médiatisée par un fonds de schèmes, de modèles, d’horizons interprétatifs qui sélec-
tionnent et orientent le mode de voir. Le sujet du savoir anthropologique est une figure
de l’appartenance à un horizon de contraintes conceptuelles et instrumentales: les
instruments de son comprendre ne sont pas des méthodes neutres et universellement
applicables mais constituent son «fond»; ils sont des signes, des traces, des structures
linguistiques chargés de significations dérivées d’une tradition et d’un intertexte de
discours et de conceptualisations.
Le troisième trait qui distingue les approches interprétatives concerne le mode confi-
gurant de la connaissance: l’acte connaissant est considéré non comme une inférence
logique au sens étroit (inductif ou déductif ) mais comme reconfiguration d’un champ
problématique de données dans une synthèse de sens. C’est ce que Ricœur appelle la
«redescription poiétique», valorisant le caractère constructif et configurant de la
connaissance comme réinvention du monde, en soi informe, des données, à travers le
support iconique de métaphores et de modèles interpréta-
tifs (comme par exemple les modèles du «récit», du
«texte», du «dialogue»). Il s’agit de la procédure compré-
hensive que Wittgenstein appelle «voir comme» et Peirce
«invention abductive d’hypothèses»: non pas une induc-
tion à partir d’une collection de données particulières, ni
3 C’est ici le thème gadamériende l’historicité de la compréhen-sion dérivée du thème heidegge-rien de la compréhension enten-due comme catégorieontologique de l’existence et apriori formel et méthodologique.
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une déduction à partir de la généralité de la loi, mais plutôt la capacité à faire émerger
dans les événements, par la médiation de métaphores et de modèles, une forme, une
configuration signifiantes.
Certes, l’approche interprétative est importante mais limitée: elle a enseigné une
éthique de la connaissance de l’autre, qui est en dernière instance une éthique du com-
prendre mais, en la limitant à des événements essentiellement verbaux (dialogues,
échanges linguistiques, transcriptions textuelles), elle a négligé la passion de l’autre.
En d’autres termes, elle a omis le fait que l’expérience de l’autre faite par l’anthro po -
logue sur le terrain n’est pas pure compréhension linguistico-verbale mais relève plu-
tôt d’une véritable histoire émotive, passionnelle, qui défie une idée intellectuelle et
idéaliste du comprendre, tout comme elle la complique à travers l’expérience de la
limite, de l’indicible, de l’intraduisible.
L’approche textualiste de Clifford Geertz (2000 [1973]; 2002 [1983]) est à ce titre
exemplaire. Pour cet auteur, les faits ethnographiques (actions, mythes, institu-
tions, rituels) doivent être traités comme autant de manuscrits lacunaires et ellip-
tiques qu’il s’agit de déchiffrer et de reconstruire afin d’en extraire des modes d’être
et des mondes de significations. La connaissance en anthropologie est en ce sens une
construction qui montre le texte, c’est-à-dire une construction discursive cohérente
dans un ensemble de comportements sociaux 4. Un textualisme de ce type, qui
congèle l’autre dans des systèmes de significations statiques et fermés, néglige de
fait les problèmes posés par les modes relationnels, processuels, contextuels et
affectifs de la connaissance en anthropologie ainsi que la complexité des niveaux et
des formes dans lesquels l’anthro po logue façonne ses propres objets. Il souffre donc
d’un défaut logocentrique, celui de surestimer épistémologiquement et onto lo gi -
quement le langage verbal comme s’il était le lieu exclusif de la compréhension. C’est
un défaut idéaliste que de se fonder sur un optimisme connaissant et herméneutique
qui néglige l’opacité de l’autre sujet, comme si ce dernier n’était que langage et gra-
phie, et comme si le langage était le lieu idéal d’une com-
préhension exhaustive de l’autre. De cette façon, le
modèle interprétatif se révèle être une idéalisation et une
abstraction puisqu’il finit par omettre les dimensions
non verbales, incarnées du sens, (comportements,
actions, regards, affects). Il finit par occulter l’enra ci -
nement passionnel de la compréhension qui se révèle
dans les pratiques effectives de cette dernière et de la
communication sur le terrain.
4 «Traduction› ne signifie passimplement le réaménagement,avec nos paroles, de la manièredont les autres expriment les cho-ses […] mais mettre en lumière[displaying] leur logique avec nosparoles, conception qui se veut denouveau beaucoup plus proche dece que fait un critique pour illust-rer un poème que de ce que faitun astronome pour décrire uneétoile.» (Geertz 2000 [1973]: 14) .
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Ainsi, l’expérience que l’anthropologue fait sur le terrain apparaît comme une véri-
table déconstruction émotive de ses présupposés et de sa posture cognitive: l’anthro-
pologue sur le terrain découvre des racines émotionnelles et affectives aux aspects
intellectuels de son propre savoir; et cette expérience-là investit son travail de traduc-
tion et de transcription scripturale de l’autre. J’analyserai d’abord quelques points de
l’expérience du comprendre de l’anthropologue: les événements du terrain, la pratique
de la traduction et ses limites, l’écriture de l’autre. Je consacrerai ensuite quelques brè-
ves réflexions finales aux rapports entre le savoir anthropologique et sa volonté
d’objec ti va tion de l’autre ainsi qu’à l’autoréflexion de l’Occident.
Rencontre et émotions sur le terrain
Le «terrain», c’est-à-dire le séjour de l’anthropologue auprès de l’autre, est la base
empirique de son travail en tant que lieu de récolte des données. Or le terrain n’est pas,
à proprement parler, un lieu naturel qui existerait comme réalité indépendante du tra-
vail de l’anthropologue et n’est pas non plus un lieu neutre d’observation. Il relève
d’une expérience artificiellement construite dans sa possibilité et dans ses conditions.
Le terrain est donc une expérience-en-lien, une véritable «expérimentation»; mais, à
la différence des expérimentations en sciences naturelles, elle se déroule comme un
processus temporel non répétable. La première tâche de l’anthropologue est pré ci -
sément d’instituer et de légitimer le «terrain» comme espace-temps de la recherche: le «ter-
rain» naît de la construction discursive d’un contexte pragmatique, vital et souvent
émotif d’échanges communicationnels dans lesquels des événements de parole sur -
viennent. L’anthropologue sait aujourd’hui très bien qu’il doit s’insérer lui-même dans
ses propres constructions théoriques comme partie prenante des procédures d’observa-
tions; il sait qu’il doit prendre en charge l’expérience pragmatique et communication-
nelle à travers laquelle il cherche la légitimation de sa propre présence sur le terrain.
Il doit parvenir à se construire un environnement communicationnel et connaissant,
affectif et intellectuel qui se donne toujours au travers de malentendus, de compromis,
de négociations, de rituels interactifs (comme l’observation de l’observateur)5.
Le terrain est dans ce sens un horizon pragmatique et affectif où la compréhension
de l’anthropologue ne part pas d’un dialogue transparent mais des malentendus et de
l’opacité qui investissent nécessairement le rapport: l’observation sur le terrain n’est pas
une contemplation passive mais une altération du soi par l’autre. Sur le terrain, l’opacité et
les effets de distorsion inhérents à la relation sont les conditions de la connaissance.
De fait, l’anthropologue est souvent contraint de reconsidérer sa précompréhension et
ses modèles. Par exemple, Mondher Kilani (1992: ch. 1)
doit reconsidérer sa propre conception de «document» et
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5 Fabietti (1999: ch. 2).
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de «production de documents historiques» pour étudier l’image que la société de
l’oasis d’El Ksar (sud Tunisien) se fait de sa propre histoire. L’anthropologue cherche
vainement à associer les documents cités par les locaux dans le but de justifier leur
généalogie, pour les confronter avec les récits et corriger les incongruences. L’accès à
ce qu’il pense être des «documents» (dans son acception évidemment occidentale,
positiviste et objectiviste) lui est refusé. L’anthropologue se trouve alors dans une
impasse aussi longtemps qu’il persiste à assimiler les formes de la mémoire locale à la
forme du savoir historiographique occidental, aussi longtemps qu’il ne se rend pas
compte que les controverses sur l’identité entre les groupes du village mettent en jeu
diverses formes de constructions rhétoriques de la mémoire et de l’oubli. Les choses
changent lorsqu’il réalise qu’il est lui-même cité, avec son intérêt pour les reconstruc-
tions généalogiques et chronologiques, dans les controverses sur l’identité entre les
groupes de l’oasis. En d’autres mots, il est lui-même devenu producteur et transmet-
teur du corpus de la mémoire généalogique. Comme en analogie à une trace écrite, il se
trouve intégré à une construction rhétorique différente de la mémoire et de l’oubli.
Cette expérience ainsi que d’autres, relatées par les anthropologues, montrent que la
construction interprétative commence sur le terrain et se conjugue avec leur modèle
temporel faillibiliste. La rencontre sur le terrain est souvent l’occasion de crises et de
suspensions de sa propre précompréhension: à Remo Guidieri qui demande des infor-
mations sur une technique de polissage de la pierre, l’informateur natif répond par le
récit mythologique6, montrant ainsi que la question est de fait irrecevable dans la
culture fataleka, parce qu’elle présuppose une compréhension des faits de type tech-
nique et causale.
Jeanne Favret-Saada (1977) fait elle aussi l’expérience de ce genre de réorientations.
Au début de son enquête sur la sorcellerie dans le bocage normand, l’anthropologue,
en distribuant des questionnaires sur la magie, n’obtient aucune information jusqu’à
ce qu’elle se rende compte que, pour être acceptée et pouvoir mener son étude, elle doit
accepter de devenir sujet et objet de pratiques magiques dans un processus dialogique
qui constitue une véritable mise en crise de sa propre identité7. Les anthropologues
sont contraints de reformuler et renégocier leur programme de recherche à partir des pas-
sions qui rendent la rencontre sur le terrain dynamique et
en rapport avec les distorsions et l’opacité qui s’imposent:
les modèles et les programmes de recherche sont mis à
l’épreuve «falsifiante» de l’interaction8. En ce sens, le ter-
rain, avec sa qualité d’expérience-en-lien constitue la
condition pragmatique de la compréhension.
6 Guidieri (1980: 401-2).
7 Sur le dialogue comme mise enjeu (risque) de soi, voir: Rugge-nini (2003).
8 Sur ces thèmes, voir les articlesde Giordano (1998) et de Rode-ghiero (1998).
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Or, le textualisme, trop concentré sur la métaphore littéraire de l’invention du texte
de l’autre, risque de négliger le temps et le lieu dans lequel advient l’interprétation et
d’escamoter le processus affectif et temporel du comprendre dans l’opération d’écri-
ture. Au fond, les modèles herméneutiques du texte et de la fusion des horizons sures-
timent la possibilité donnée à l’interprète de comprendre et de reconstruire scientifi-
quement ce dont il a fait l’expérience, comme si le texte de l’autre était quelque chose qui
pouvait toujours être écrit à la fin d’un processus sans heurts dans lesquels le voir-
observer devient directement une recomposition compréhensive de l’autre dans un
ensemble de significations. En ce sens, le texte culturel idéalisé et le problème inter-
prétatif posé par les textes verbaux et écrits sont rendus homogènes. Ils sont, pour
ainsi dire, réduits au problème du sens et des modes représentatifs – comme si l’autre
était uniquement langage et graphisme et non pas également affect, opacité, passion,
distance impossible à combler, corps vivant inconnaissable dans l’informe de sa souf-
france, de ses émotions, de son désir, de sa félicité.
Si on ne tient pas compte des conditions pragmatiques de l’observation de terrain,
on finit par céder à un modèle de l’observation contemplative et à sens unique. Cette
même perspective interprétative semble paradoxalement maintenir et confirmer un
modèle empirico-passif de l’observation: connaître est vision et recomposition de la
vision dans un récit (texte, narration, mythe) qui rend compréhensible l’expérience,
comme s’il y avait une transition linéaire et pacifique de l’ordre du visible à celui de la
représentation mentale et idéale, du voir au dire. Il manque alors dans cette perspec-
tive un concept phénoménologique de «regard». En anthropologie, comme dans chaque
science humaine, ce qui se voit n’est pas un spectacle qu’il suffit de réorganiser, mais
relève d’un vécu, d’une expérience. En d’autres termes, ce n’est pas quelque chose qui
se présenterait sous la forme d’un espace figuratif plat mais qui bien plutôt émerge
dans un contexte pragmatique et vivant dans lequel se rencontrent des phénomènes
durablement intenses. Dans la rencontre avec l’autre, on ne peut passer directement de
la vision à la représentation verbale puisque le temps du regard n’est pas celui de la
chose vue. «Voir» n’est pas une observation neutre guidée par des taxinomies déjà prêtes,
ni une identification empathique. Le voir devient, dans la rencontre anthropologique,
un regard qui rencontre un autre regard et qui en est modifié: il n’y a pas de symétrie entre
voir et être vu. L’être vu change le voir. Le regard est un échange de regard: c’est voir et
être vu (Affergan 1987: ch. 2). L’attention portée à la complexité phénoménologique du
regard sur l’altérité – qui est en même temps un voir intentionnel et désorienté, un
voir qui tient l’autre à distance et qui le rapproche – est fondamentale pour ne pas
réduire la représentation anthropologique à l’interprétation-dévoilement du sens
caché d’un texte. Entre visible et représentation s’opère une médiation interprétative
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plus complexe que ce que montre le modèle du texte, lequel tend toujours à répéter le
préjugé du phénoménal comme représentation, présence à la conscience, et à présup-
poser la maîtrise rationnelle et consciente d’un matériau qui arrive en dernière analyse
à prendre en charge le statut de la parole. Ce qui est oublié est le phénoménal comme
affect, auto-affection de la subjectivité, c’est-à-dire cet horizon d’opacité dans lequel
s’inscrit, et duquel vit le rapport à l’autre.
Traduction et intraductibilité ontologique
La condition de la connaissance dans les sciences de l’homme relève de l’irre pré sen -
table et l’informe, c’est-à-dire la non-transparence de l’objet (Borutti 1999: chap. 2,
par. 14). L’objet à penser et à comprendre, l’autre, ne se laisse pas dire en tant que pré-
sence thématique, donnée de l’observation mais se donne dans un échec, dans une
résistance, dans un silence, dans des traces non intellectuelles mais vitales. Il se donne
donc dans un horizon éthico-ontologique avant de se donner dans un horizon
cognitif9. En anthropologie, le problème de l’irreprésentable se pose littéralement et
originairement comme le problème de l’intraduisible. Or, si l’«intraduisible» est le
problème ontologique et éthique de l’anthropologie, il ne signifie pas l’échec du pas-
sage d’un code linguistique à un autre, l’impossibilité de restituer un terme ou un
message équivalent dans une autre langue; il signifie plutôt un rapport ontologique asy-
métrique qui constitue la base de la production de la connaissance anthropologique. Ce
rapport fait en sorte que la connaissance soit signée du présupposé du non-représentable
en tant que limite de la mise en discours de l’autre. Toutes les procédures connais -
santes de l’anthropologue se construisent sur la non-transparence de l’objet; c’est ce
que nous pouvons appeler l’intraduisible ontologique.
Le travail de suture de l’informe que l’anthropologue opère déjà au niveau initial de
la description est exemplaire: les ébauches de descriptions ethnographiques qui se
trouvent dans les premiers carnets de l’anthropologue, sur le terrain déjà, montrent de
vraies constructions interprétatives et résultent d’interac-
tions discursives. Il n’existe pas de degré zéro de la repré-
sentation descriptive, une reproduction neutre des don-
nées: les documents graphiques hétérogènes (notes,
transcriptions et enregistrements de dialogues, tentatives
de traduction, cartes, esquisses, commentaires) dans les-
quels l’anthropologue transpose la rencontre sur le terrain
sont déjà des intuitions et des constructions inter pré ta -
tives. La langue de description utilisée par l’anthropo-
logue (loin d’être une nomenclature qui étiquette un
9 Mario Ruggenini (2002a: 18)parle de l’«inapparent de chaqueexistence», de son «incommen-surabilité». Les thèmes de ceparagraphe, qui cherchent à don-ner un fond éthique et ontolo-gique aux questions épistémolo-giques de la connaissance del’autre, ont également partie liéeavec le cadre théorique de l’her-méneutique de la différence et dela finitude de Mario Ruggenini.Voir aussi: Ruggenini (2002b).
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monde déjà composé en référents discrets) est en soi une schématisation, puisqu’elle
se trouve devoir inscrire des événements dans l’espace du texte et réinventer des inter-
actions pour les introduire dans l’ordre linéaire et délimité de l’écriture. L’anthropolo-
gue décrit à partir des contraintes et des possibilités offertes par le corps dynamique et
flexible de sa langue naturelle ainsi qu’à partir de l’horizon réglé posé par la langue
scientifique de la communauté à laquelle il appartient. Il met en œuvre une compé-
tence linguistique (grammaticale et lexicale) et une compétence encyclopédique du
monde enrichie d’une précompréhension scientifique. En ce sens, il réinscrit dans un
modèle des référents déjà composés et classés à d’autres niveaux de taxinomie et
d’orga ni sa tion10. (D’ailleurs, l’étymologie de «décrire» est «écrire en extrayant (d’un
modèle)»)11. La description coïncide avec une opération complexe de traduction, qui
n’est pas uniquement linguistique (grammaticale, lexicale) ni uniquement représenta-
tive de référents donnés (sémantiques). En d’autres termes, il s’agit d’une opération
qui n’est pas simplement le transfert d’un texte original dans un autre corps signifiant
à partir de classes d’équivalences lexicales et syntagmatiques; elle est plutôt une pro-
duction dialogique, polyphonique du texte, un processus qui reconstruit les significations
en les intégrant dans des contextes d’agrégation du sens12. La traduction (comme l’a
montré Quine)13 n’est pas une confrontation d’unités de significations, mais une
reconstruction des schèmes perceptifs, conceptuels et culturels dans lesquels un terme
devient compréhensible. Traduire, c’est reconstruire
et intégrer afin de configurer.
En ce sens, l’opération initiale de l’anthropologue n’est
pas tant une représentation qu’une configuration objecti-
vante, une mise en forme des événements dialogiques et
contextuels de la rencontre dans un «monde» doté d’une
forme cohérente. Il s’agit donc d’une simulation de
l’ensemble des significations et des actions de l’autre,
opération qui comporte des transformations, des résidus,
des compromis liés nécessairement à, d’une part, l’opacité
de l’autre et, d’autre part, à la volonté (occidentale) de
l’anthro po logue de connaître le sens, c’est-à-dire de captu-
rer le discours vivant d’une autre culture dans une ency-
clopédie de significations et de définitions objectivantes.
Le compromis n’est toutefois pas à entendre comme un
échec. Il est plutôt le signe de la distance et de l’asymétrie
qui est la condition nécessaire de la connaissance anthro-
pologique. Il est la marque du double lien, inhérent à
10 Borel. (1995 [1990]). Voir aussi:Hammon (1993).
11 Devoto (1968). Ndt: cela estvalable pour le français égale-ment, le mot latin étant à l’ori-gine du français décrire et de l’ita-lien descrivere.
12 «La traduction ne consistejamais à substituer un mot à unautre mais toujours à traduireglobalement une situation […]Traduire consiste à définir unterme grâce à une analyse ethnogra-phique, c’est-à-dire à le remplacerdans sa situation culturelle, à l’in-tégrer à la classe des expressionsde la même famille, à l’opposer àses antonymes, à en faire uneanalyse grammaticale, et surtoutà l’illustrer par un grand nombred’exemples biens choisis [...].»(Malinowski 1974 [1935]: 246 et252)
13 Quine (1977 [1960]: ch. 2).
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chaque activité de traduction, entre la participation à des actes vitaux (dans l’interac-
tion sur le terrain) et l’assomption nécessaire d’une distance objectivante (dans l’écri-
ture du texte ethnographique), entre le sens incarné dont on fait l’expérience, d’une
part, et sa forme objectivée, d’autre part. La distance traductive ontologique est le lieu
de la compréhension et de l’interprétation. Traduire est donc exemplaire du comprendre
anthropologique, précisément parce que le traduire comporte le maintien de la distance.
En d’autres termes, comprendre l’autre n’est pas le transfert vital dans son nom, le
devenir autre; il s’agit plutôt de tra-duire, über-setzen, porter au-dessus et au-delà14 et
retourner chez soi après être passé chez l’autre. La compréhension de l’autre comme
l’apprentissage d’une langue exige certes l’immersion dans une forme de vie, un ajus-
tement qui soit à la fois linguistique et social et qui mette l’anthropologue dans la
condition de pouvoir participer aux jeux linguistiques. Cependant, de la même
manière qu’une traduction est le transfert dans son propre corpus linguistique des
significations de l’autre texte, la compréhension anthropologique est un apprentissage
dont la finalité de dire l’autre n’implique pas que l’on devienne l’autre: c’est une pratique
de la différence, non pas de l’identité. Un anthropologue qui n’est pas revenu de son
voyage, un anthropologue qui ne raconte pas à sa propre tribu ce qu’il a vécu n’est plus
un anthropologue, mais quelqu’un qui est devenu un natif. C’est pourquoi la connais-
sance doit être, pour les anthropologues, métaphoriquement et réellement, un voyage
aller-retour. La prise en charge du point de vue des indigènes doit donc rester un effort
conscient et réflexif de simulation et de traduction, un processus de «simulation onto-
logique», non d’identification. Comprendre n’est pas devenir l’autre, mais simuler
l’autre à partir de soi.
De fait, dans le dialogue avec l’informateur, l’anthropologue est présent comme
altérité et comprend à travers la distance. En d’autres termes, il confronte l’horizon des
significations et des formes d’action inscrites dans la langue des natifs avec sa propre
précompréhension (c’est-à-dire avec l’horizon de sens inscrit dans sa propre langue) et
avec les idées reçues qui constituent son savoir scientifique (savoir sur les généalogies,
terminologies de parentés, organisation du territoire, formes de propriétés, etc.). La
description qui en dérive est un compromis connaissant qui découle d’un manque de
complétude et de transparence, lié à l’intraduisible ontologique. On peut penser
l’intra dui sible dans le sens kantien ou wittgensteinien de la «limite» (Grenze); limite
non comme barrière qui sépare d’une raison inconnaissable, mais comme fond qui
délimite un horizon de pensabilité, ouvrant de l’intérieur
un espace d’expérience possible. Sans cette limite, sans le
fond (Hintergrund, dans les termes du De la certitude de
Wittgenstein) qui nous enferme dans notre culture, nous
14 Rappelons le thème roman-tique de la potentialisation de sapropre langue à travers la languede l’autre. Voir: S. Borutti. (2001[1991]: première partie, ch. 3).
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n’aurions pas de point de vue et de comparaison possible, nous n’aurions pas d’expé-
rience de l’altérité.
En se confrontant avec l’intraduisible, la traduction est exemplaire du court-circuit
entre l’appropriation possible et ses «limites» intrinsèques qui en sont également les
conditions. Pour conserver et restituer les formes de conceptualisation indigènes, l’an-
thro po logue doit solliciter sa propre langue jusqu’aux seuils de l’impossibilité et de
l’intraductibilité; selon un exemple de Remo Guidieri (1980: 25-34). On ne peut com-
prendre la représentation fataleka (Mélanésie) de l’univers et de l’origine du monde
qu’à travers des notions constitutives de notre imaginaire spatial et de notre ontologie
(comme les notions de «limite» ou d’«histoire») et à travers des termes qui sont à l’ori-
gine de notre culture (comme le thème grec d’apeiron) mais que nous n’arrivons pas à
rendre transparents, y compris pour nous-mêmes. On ne peut pas comprendre le
«hau» maori si ce n’est à travers des notions comme «prix», «don», «profit», «paie-
ment » et à travers des oppositions du type «utilité/gratuité», «échange/don», autour
desquelles se jouent nos propres conflits culturels et qui se trouvent dans notre forme
de vie au cœur de l’articulation entre éthique, économie, justice et politique (Guidieri
1990: 21)15. Pourtant ce sont précisément ces écarts et ces blancs qui constituent
l’espace (et le temps) dans lequel la connaissance travaille: l’intraduisible, la limite n’est
pas simplement limite connaissante en rapport à un idéal de connaissance transparente, c’est
ainsi la limite ontologique qui définit les extrêmes de notre expérience de l’autre, expérience
qui devient possible en contraste à nous-mêmes et qui contribue simultanément à
notre autocompréhension.
Le thème de l’intraduisible ontologique nous permet
en fin de compte de déterminer la notion d’altérité comme
altérité asymétrique, non réciproque. On peut penser l’autre
parce que l’autre n’est pas comme moi; on comprend
l’autre non parce qu’il nous reflète comme un alter ego spé-
culé, mais parce qu’il nous altère. Une altérité qui nous
altère (qui nous regarde) ne peut être pensée à travers un
simple concept de «différence». Le rapport d’altérité
sous-entendu par la connaissance anthropologique ne
peut être pensé au travers d’une catégorie trop symétrique
de différence, qui enfermerait dans une alternative inso -
luble entre relativisme et objectivisme. Si d’une part, dif-
férence signifie «indifférence des alternatives», c’est-à-
dire une interchangeabilité et une équi-valence des
15 Ainsi l’espace indéterminéfataleka devient concevable encomparant et en modifiantsimultanément notre conceptionde «limite» et d’«illimité» à laleur. Ainsi, l’indécision de Mauss,qui, dans son fameux essai(«Essai sur le don. Forme et rai-son de l’échange dans les sociétésarchaïques» in Mauss (1950)) pré-sente le don comme un hybrideentre échange et réciprocité,entre prestation gratuite etéchange utilitaire, peut faire lalumière sur l’obligation occiden-tale du don comme démesure etcomme «génération», commel’ouverture d’une dette et d’unetemporalité sans retour.
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signifiants culturels et des règles, on finit dans des formes de relativisme qui disent
peu ou rien de la rencontre entre les ontologies qui sont en question en anthropologie.
Le relativisme radical ne comprend rien parce qu’il verrouille chaque culture dans un
horizon incommensurable à celui de l’autre. Le relativisme caritatif comprend trop
parce qu’il prétend que, pour comprendre sans réserve l’autre qui est comme moi, il
suffit d’en reconstruire le contexte. Si d’autre part, la différence renvoie aux membres
d’une classe homogène, il s’agit alors de dépasser les différences inhérentes aux modèles ,
catégories, méthodes neutres de quantification, de classification, de comparaison en
dégageant des dénominateurs communs. Toutefois, l’idée de différence fragilise le
concept d’altérité, «désidentifie puisqu’elle égalise» les identités en jeu (Affergan:
(1987: 226) et en vient à les livrer à une perspective objectiviste et universalisante.
Si par contre on pense la connaissance anthropologique comme un dialogue des alté-
rités, on ne dit précisément pas que l’autre est mon égal. On présuppose plutôt que je
ne suis pas l’autre et que je le comprends (et me comprends moi-même) en tant
qu’alté ri té, me mettant en dialogue selon un principe d’éthique de l’asymétrie ontologique
et selon un principe contrastif et dialogique de l’identité. Comme l’écrit Francis Affergan,
«si je peux les observer c’est parce qu’ils ne sont pas comme moi»16. L’autre n’est pas
comme nous puisqu’il n’est pas notre altérité spéculaire et symétrique. La connais-
sance de l’autre n’advient pas dans un rapport de réciprocité empathique, à travers une
relation duelle narcissique dans laquelle je me réfléchis dans l’autre comme dans un
autre moi-même puisque le rapport avec l’autre serait alors un rapport d’empathie ou
de charité dans lequel ce dernier serait une répétition de moi-même selon une ontolo-
gie de l’identité. La connaissance anthropologique est en revanche exemplairement
non empathique. S’il veut comprendre l’autre, l’anthropologue ne peut le penser
comme son égal, ni d’un point de vue objectiviste (pour lequel l’autre est égal à moi
parce qu’on participe tous deux des universaux de la nature humaine), ni d’un point de
vue relativiste radical (pour lequel l’autre est mon égal dans le choix indifférent d’un
ensemble de significations). L’expérience anthropologique commence au contraire
avec l’ouverture au regard de l’autre comme tiers: courbe asymétrique et hétéronome de
l’espace social qui ouvre la possibilité de relations, avant même toute societas détermi-
née. L’autre n’est pas mon alter ego mais mon «tiers». En d’autres termes, je ne suis pas
l’autre et je le comprends (et en même temps me comprends moi-même) précisément
en tant qu’altérité asymétrique. On peut bien sûr parler de dialogue d’altérité mais dans
le sens local de la négociation, de la traduction, du compromis et non dans le sens
idéaliste de la fusion des horizons et de l’intégration à un niveau supérieur de sens
(selon le thème herméneutique de Gadamer), ni dans le
sens de l’autotranscendance et de l’émancipation des16 Affergan (1987: 228).
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sujets dans la communication (selon le thème de la situation communicationnelle
idéale de Habermas).
Le rapport avec l’altérité est constitutif de «nous-mêmes» précisément en tant que
contraste et asymétrie. Francesco Remotti (2009 [1990]) et Ugo Fabietti (1998) parlent
d’un travail continu de remodélisation d’un «nous» entre assimilation et différencia-
tion. En ce sens, le savoir anthropologique est vu non tant comme une question de
typologie que comme un problème exemplaire de «traduction» et donc de «transfor-
mation» dans le passage-au-travers et dans l’hybridation interculturelle. On pourrait
penser le travail anthropologique comme un travail de comparaison qui ne cherche
pas à trouver l’humain dans sa généralité mais plutôt la reconnaissance contrastive et
asymétrique de soi: «nous, primitifs», comme dirait Remotti. Le savoir anthropolo-
gique ne trouve guère de catégories universelles et essentielles mais ce que Maurice
Merleau-Ponty appelle l’«universel latéral»17: une sorte d’universel strabique, un uni-
versel dérivant d’une activité locale de traduction et de comparaison, non pas l’univer-
sel d’en haut, lieu de l’essence et de l’objectivité. À ce propos, les études dites postcolo-
niales ou «ethniques» sont significatives. Elles ont attiré notre attention sur les
perturbations et les secousses réciproques causées par la rencontre et l’empiétement
des cultures, contre la rhétorique multiculturelle et politiquement correcte (Daniele
1996). Je pense par exemple à la critique de l’orientalisme comme invention de l’Occi-
dent et à l’analyse de l’«être palestinien» d’Edward Saïd, ou aux écrits d’autres auteurs
emblématiques, non anthropologues au sens stricte du terme: leur double apparte-
nance culturelle les amènent souvent à traiter de questions anthropologiques avec une
écriture hybride, à la fois théorique, narrative et idéologique. De ces formes d’écriture
émergent les modes fluides et relationnels selon lesquels se construisent les identi-
tés18, modes qui montrent que l’identité n’est pas un plein, un être donné, un ensemble
de qualités et de propriétés essentielles, mais est au besoin une démarche de fabrication
de soi à travers l’accentuation de signifiants, de métaphorisations spatio-temporelles,
de dialectiques intérieur-extérieur, de signifiants migratoires. Un «se faire» qui exige,
pour être compris, des concepts non objectivants et non réifiants, concepts comme
l’exil, l’être hors-lieu, l’être-entre (Zwischen). Ces analyses répondent à une logique
métisse, à des regards croisés entre anthropologue et altérité, à une pensée de l’ouver-
ture et de l’hybridation culturelle. Elles aident profondément à critiquer une représen-
tation homogène et peu soucieuse de la différence eth-
nique. Par la perspective du décloisonnement
transculturel, on demande à l’Occident de suspendre la
fétichisation de l’autre, associée au primitivisme de l’ori-
gine et aux cultures subalternes on demande de se libérer
17 «De Mauss à Claude Lévi-Strauss», in Merleau-Ponty (1960:150).
18 Saïd (2005 [1978]); Ghosh (1994[1992]); Naipaul (1981).
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de la victimisation liée au concept homogène de tiers monde. L’altérité doit être pour
l’Occident non seulement un intérêt pour la connaissance mais aussi une voie pour
accueillir le germe du conflit et ainsi se laisser perturber par l’autre comme par son
double mimétique qui dirait de nous quelque chose que nous ne voudrions pas dire
(que nous ne voudrions pas savoir). L’autre nous perturbe (il est unheimlich), non parce
qu’il est étranger mais parce qu’il est familier: il nous regarde, regarde notre «propre».
Écrire l’autre
L’expérience de l’autre est pour l’anthropologue simultanément l’expérience de ce qui
se dit et de ce qui ne se laisse pas dire, c’est-à-dire de l’horizon affectif et inconscient
du dire. Cela se montre dans sa pleine évidence au moment final du passage à l’objecti-
vation qu’est l’écriture du texte ethnographique, passage par ailleurs inscrit dans
la volonté de savoir de l’Occident: puisque chaque description est immédiatement une
description configurante, l’anthropologie est aussi d’emblée une expérience qui tend à
devenir écriture. Dans les termes de Paul Ricœur (1986: 188-9), la transcription ethno-
graphique transforme une situation référentielle et ostensive (expérience, parole orale)
en un ensemble de modes d’être (récits, textes), montre dans l’événement un monde de
signifiants et reconstruit le texte dans le discours. Or, dans le parcours du discours au
texte s’efface une grande distance et une grande fracture: l’écriture anthropologique
place à une distance temporelle et spatiale un autre présent (la présence de l’autre,
quelque chose qui a été vécu dans un corps et dans un temps). Elle en fait une forme de
passé en la construisant dans le présent comme raison compréhensive19. En ce sens,
l’écriture traite du temps et de l’espace et passe sous silence pour le comprendre l’ora-
lité et la corporéité de l’autre. L’écriture anthropologique comme lieu d’objectivation a
ainsi une forte valence éthico-politique: elle est un rapport de pouvoir ou, plus préci-
sément, un retour fondationnel par l’Occident du corps oral, affectif, érotisé de l’autre
à une constitution objectivante et scripturaire de soi.
Un rapport asymétrique de pouvoir se montre d’emblée dans le mythe fondateur de
l’anthropologie: le voyage occidental chez l’autre dans le but de développer un savoir et
qui, dans le regard du voyageur-ethographe se transforme en pensée et écriture. Dans
un texte sur Jean de Léry20, Michel de Certeau nous offre
une belle lecture de ce mythe. Il analyse l’Histoire d’un
voyage faict en la terre du Brésil, publié en 1578 par Jean de
Léry, le français réformé exilé à Genève et parti de là pour
fonder au Brésil un refuge calviniste. Entre 1557 et 1558,
Léry erre à travers le Brésil parmi les Tupinamba pendant
trois mois, pour ensuite retourner exercer en tant que
19 Sur l’écriture comme forme deconstruction de l’espace-tempsde l’autre, voir: M. de Certeau(2002 [1975]); Fabian (2006 [1983]);Maffi (1998).
20 «Ethno-graphie. L’oralité oul’espace de l’autre: Léry», in M. deCerteau (2002 [1975]).
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pasteur en France. Le résultat de son voyage est l’ethno-graphie, ou coaction scriptu-
rale des choses insensées vues et entendues: «Le sauvage devient la parole insensée qui
ravit le discours occidental, mais qui, à cause de cela même, fait écrire indéfiniment la
science productrice de sens et d’objets.» (Certeau 2002 [1975]: 283)
L’ethnographie naît comme pratique historique de l’Occident moderne conquérant
qui «inscrit» sa propre identité dans le présent de l’écriture, la mettant en rapport, en
contraste avec la distance spatio-temporelle et culturelle de l’autre, le «sauvage».
L’Occident trace sa propre histoire sur le corps de l’autre: ainsi M. de Certeau commente un
dessin allégorique de 1619 dans lequel, en cuirasse orné d’une croix sur le vaisseau qui
rapportera des trésors en Occident, l’explorateur Vespucci portant les «armes euro-
péennes du sens» se tient debout en face de la femme indienne «America», étendue, le
corps nu dans un espace de végétation et d’animaux exotiques (Certeau 2002 [1975]: 9).
M. de Certeau souligne la fracture entre l’esthétisation de l’autre (perçu comme corps
de plaisir non scriptibles, plaisir de l’œil, plaisir du goût, plaisir de l’écoute, plaisir du
corps nu) et sa traduction dans le corps scripturaire et lisible du texte. Si la parole de
l’autre est fable, la traduction transcrit ce que la fable occulte en quelque chose d’intellectuel-
lement communicable et audible pour l’Occident. L’anthropologie naît au fond de la colli-
sion des systèmes de sens oral (esthétisé) et écrit (abstrait): le voyage de Léry est un
voyage auprès de la parole de l’autre (qu’il perçoit comme insensée et érotisée, insépa-
rable du corps esthétisé et affectif du sauvage) pour importer un objet littéraire (parole
écrite, manipulable, qui évoque une écoute non affective, inscrite dans un horizon dis-
cipliné et éthique). C’est un voyage qui met en scène tous les thèmes fondateurs de
l’anthropologie: oralité, spatialité, altérité, inconscient versus écriture, histoire, identité,
conscience. L’écri ture de l’anthropologie (Fabietti et Matera 1997) transforme ces thèmes
en un processus conscient et réflexif à travers lequel l’Occident se constitue une iden-
tité. En d’autres termes, l’Occident institue un système textuel contre le temps et l’ora-
lité, système qui permet le retour à soi après avoir achevé un détour à travers l’autre.
On montre ainsi, dans la textualité anthropologique, le lien entre l’Occident et l’écriture
comme lieu de savoir et de pouvoir. L’écriture rend assimilable par l’Occident et par son
présent ce qui a été projeté, dans un «grand partage», dans la distance spatiale (géo-
graphie du dedans/dehors comme éloignement imaginaire de l’autre) et dans la dis-
tance temporelle (primitivité comme construction politique du temps de l’autre). On
entre-aperçoit ici un thème que je reprendrai en conclusion: une généalogie de l’an-
thropologie doit nécessairement faire référence aux formes de temporalisation et
d’autoreprésentation de l’époque moderne; elle ne peut que se donner une identité
relationnelle, ou un regard strabique et rétrospectif (Remotti 1998).
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Le processus d’objectivation de l’autre, qui passe du dire sur le terrain au dit et à
l’écriture, est, à tous ses niveaux, une procédure d’invention à double sens: la culture n’est
pas «quelque chose» dont on parle, mais le lieu à partir duquel on parle, on est parlé et
altéré par les autres. En anthropologie, on ne parle pas des autres cultures sur un mode
classificatoire, comme si elles constituaient un ensemble de différences silencieuses et
neutres mais on parle aux «autres» qui parlent de «nous». Comme le souligne Roy
Wagner (1975), l’anthropologue qui pense la culture mélanésienne l’invente à partir de
la sienne propre et en même temps, à travers le culte du Cargo, il est lui-même réin-
venté dans la propre culture occidentale par les Mélanésiens, dans un processus
d’inven tion réciproque traductive et contrastive. Je parlais précédemment d’un «stra-
bisme» de la théorie anthropologique contemporaine, occupée à substituer à un
regard de l’autre, qui va à la recherche d’essences universelles, un regard qui traverse
les frontières et accède à des régions hétérogènes de sens, à la recherche d’un «univer-
sel latéral». Cela signifie souligner le caractère processuel et dynamique de la modéli-
sation interprétative: comme les cultures se font et se défont, par des processus qui
offrent des mises en scène, des mises en question de leur propre ontologie, des moments
de construction et des moments de crise (Remotti 2003; Allovio et Favole 1996), ainsi les
modèles de l’anthropologue doivent savoir se mettre en déconstruction. Ils doivent , en d’autres
termes, savoir montrer leur caractère d’artifice, de variations pos sibles hors du lien avec
un monde auparavant donné en présence, leur caractère de traversée figurale et traductive.
Anthropologie et autocompréhension de l’Occident
Comment alors penser le dialogue d’altérité qui sous-tend la connaissance anthropolo-
gique que nous avons vu prendre la forme d’un lien éthiquement ambigu entre le moi
hyperbolique de l’Occident, qui répète sa volonté d’identité et d’objectivation, et l’autre
hyperbolique des cultures dites primitives, toujours à nouveau éloignées dans leur
extranéité? À la conception de l’altérité comme différence symétrique (les autres sont
comme nous et l’anthropologie devient donc collection classificatoire relativiste des
autres «nous-mêmes»), nous avons opposé l’asymétrie ontologique de l’autre: puisque
les autres ne sont pas comme nous, on ne peut qu’entreprendre toujours à nouveau un
rapport de renégociation et de compromis traductif. Ce compromis est constitutif de
l’anthropologie, mais regarde en même temps plus radicalement notre identité d’Occi-
dentaux. Il s’agit là du thème inépuisable de l’objectivation de l’autre.
Le thème du compromis traductif est au fond une façon de donner une configura-
tion possible au problème de l’autre comme objet en évitant l’alternative, qui apparaît
aujourd’hui insoluble, entre objectivisme et relativisme. Le problème peut être for-
mulé ainsi: comment puis-je comprendre l’autre dans sa différence si je finis par
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l’objec ti ver? D’autre part, comment puis-je le comprendre sans recourir à des procé-
dures de distanciation et d’objectivation? La réponse-compromis dit à peu près ceci:
on ne peut penser à la comparaison positiviste comme méthode du passage générali-
sant à l’objectivation, puisque l’objet anthropologique, en tant qu’ensemble de signi-
fiants subjectifs, ne supporte pas les procédures abstraites. On peut en revanche pen-
ser l’éclai rage que proposent les possibles passages traductifs entre nous et les autres,
en tant que le problème de l’autre est constitutif de nous-mêmes. On envisage donc des
formes possibles d’objectivation de nous-mêmes. Le compromis exige que soit
conservé le rapport à l’altérité, c’est-à-dire le sentiment de l’autre dans toute sa com-
plexité. Le problème que le compromis veut essentiellement éviter est celui de la formu-
lation théorique d’une alternative rigide entre une idée d’objectivité comme recherche
d’un absolu interculturel et un relativisme qui ramène tout au contexte (pour autant
qu’on reconnaisse d’une part l’inévitabilité de l’objectivation, le fait qu’on ne peut
connaître l’autre sans l’objectiver et sans le rapporter à des schèmes universalisants, ce
qui est souligné par le rationalisme21, et, d’autre part, la nécessité d’une utopie de la
connaissance, c’est-à-dire d’une volonté de conserver la dimension de différence onto-
logique, ce qui est souligné par le relativisme22). Cependant, cette alternative nous
confronte avec une question de fond, celle du double lien insoluble avec l’altérité comme
problème de l’Occident et du concept d’Occident.
Pour le dire plus explicitement, les incertitudes épistémologiques de l’anthropolo-
gie ne seraient autres que l’autoréflexion ontologique de l’Occident23. Elle l’a d’ores et
déjà été de fait dans la forme de l’exotisme et de l’orientalisme qui constituaient des
modes de distanciation et d’élaboration critique du soi sous le regard de l’autre. Cette
autoréflexion est ensuite devenue plus radicale lorsque l’ethnographie a commencé à
s’interroger sur le sens de ce regard sur l’autre. En cela, l’anthropologie témoigne, et
porte à la lumière, la volonté occidentale de savoir, la volonté de l’Occident de se savoir à
travers l’autre, sans jamais réussir à ne trouver autre chose que soi. L’anthropologie
comme forme de l’exégèse fournit à l’Occident moderne un mode d’articulation de son
identité en rapport avec le passé, avec le futur, avec
l’étrange, avec la nature. L’anthropologie contemporaine
se reconnaît également comme une forme d’autocompré-
hension de l’Occident: nous, primitifs, qui retournons au
nous-même de l’autre, nous qui pouvons franchir la dis-
tance qui nous sépare de l’autre seulement après avoir pris
de la distance par rapport à nous-mêmes24. Toutefois,
simul ta nément, l’anthropologie se trouve dramatiquement
prise dans un problème éthico-politique: l’impossibilité de
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21 Gellner (1973 et 1982).
22 Winch (2009 [1958]).
23 «Occidente», in Esposito(1993); Todorov (2001 [1989]).
24 C’est le thème à travers lequelLévi-Strauss lit dans les Confes-sions de Rousseau la fondationmoderne des sciences de l’homme.Voir: Lévi-Strauss (2007 [1962]).
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maintenir séparés la volonté de savoir occidentale et le rapport de pouvoir qu’engage
l’Occident. L’épisode raconté par Amitav Ghosh est à ce titre particulièrement éloquent:
l’anthropologue et écrivain indien Ghosh est contraint à une dispute insoluble avec un
ex-guérisseur d’un village égyptien, désormais converti à la médecine moderne et qui
l’entraîne dans une discussion piégée, laquelle consiste à débattre du primat technolo-
gique de leurs pays respectifs tous deux en voie de développement. Le pont culturel est
ici devenu radicalement impossible pour deux cultures, l’indienne et l’égyp tienne,
engagées dans une déculturalisation et dans le vide ouvert par l’Occident. Ces deux
cultures se parlent principalement au travers de la violence assimilatrice occidentale.
Dans cette dispute, écrit Ghosh, nous étions, «l’imam et moi, délégués de deux civili-
sations dépassées, rivalisant l’un avec l’autre pour établir notre priorité dans la techno-
logie dans la violence moderne […]. Nous voyagions, lui et moi: nous voyagions en
Occident» (Gosh 1994 [1992]: 209). C’est bien d’un Occident traducteur qu’il s’agit, oui,
mais dans un sens bien différent de celui, rationaliste et optimiste, pensé par Gellner.
L’énormité de ce problème montre à l’évidence combien l’entreprise connaissante de
l’anthropologie continue de témoigner combien l’Occident est toujours en voyage chez
l’autre à la recherche de lui-même.
Traduit de l’italien par Claude Welscher et Marco Motta
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