No + : écriture, mobilisation, mobilité au Chili (1983-2006)

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NO + (Chili, 1983-2007). Notes sur un écrit contestataire Pour une anthropologie pragmatique de l’écriture Pedro ARAYA (Équipe Anthropologie de l’écriture, IIAC/EHESS-CNRS) Se lever, marcher tout autour, chercher ce qui est dissimulé dans les coins. B. Malinowski, Journal d’ethnographe 1 Nous voulons souvent que l’éclairage soit changé, ainsi que la situation des objets que nous regardons ; nous diminuons ou nous augmentons les intervalles, et nous multiplions nos visées jusqu’à ce que l’aspect même de l’objet fasse foi du jugement qui lui est propre. Cicéron, Premiers Académiques 2 1. La ville n'est pas l’urbain. Partout, et constamment, on trouve des preuves de l’actualité d’une vieille querelle inhérente à l’histoire même de la ville moderne : celle qui oppose la culture urbanistique à la culture urbaine, la structuration des territorialités urbaines et les manières de vivre (les pratiques) dans ces espaces urbanisés : « Il y a un labyrinthe des rues et un labyrinthe des signes » (Rama 1998, p. 38), pourrait-on dire. L’urbain n’est pas la ville 3 . L’urbain est le travail du social sur soi-même : la société précisément « à l'œuvre », se produisant, se faisant et défaisant maintes et maintes fois (Delgado 1999 ; Low 1996) ; les pratiques qui ne cessent de parcourir la ville et de la remplir de parcours ; l’œuvre perpétuelle des habitants, à la fois mobiles et mobilisés par et pour cette œuvre. Et cela suscite une forme radicale d'espace social : l'espace urbain, qui n’est pas un lieu proprement dit, où quelque chose peut arriver à n’importe quel moment, mais plutôt ce qui a lieu quand ce quelque chose arrive et seulement au moment même où il le fait (Delgado 2007). 1 B. Malinowski 1985, p. 123. 2 Cité dans A. Bensa 2006, p. 55. 3 Cette appréciation est empruntée à la distinction fondamentale entre la ville et l’urbain proposée par H. Lefebvre (1968 ; 1973).

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NO + (Chili, 1983-2007). Notes sur un écrit contestataire

Pour une anthropologie pragmatique de l’écriture

Pedro ARAYA

(Équipe Anthropologie de l’écriture, IIAC/EHESS-CNRS)

Se lever, marcher tout autour, chercher ce qui estdissimulé dans les coins.

B. Malinowski, Journal d’ethnographe1

Nous voulons souvent que l’éclairage soit changé,ainsi que la situation des objets que nous regardons ;nous diminuons ou nous augmentons les intervalles, etnous multiplions nos visées jusqu’à ce que l’aspectmême de l’objet fasse foi du jugement qui lui estpropre.

Cicéron, Premiers Académiques2

1. La ville n'est pas l’urbain. Partout, et constamment, on trouve des preuves

de l’actualité d’une vieille querelle inhérente à l’histoire même de la ville moderne :

celle qui oppose la culture urbanistique à la culture urbaine, la structuration des

territorialités urbaines et les manières de vivre (les pratiques) dans ces espaces

urbanisés : « Il y a un labyrinthe des rues et un labyrinthe des signes » (Rama 1998,

p. 38), pourrait-on dire.

L’urbain n’est pas la ville3. L’urbain est le travail du social sur soi-même : la

société précisément « à l'œuvre », se produisant, se faisant et défaisant maintes et

maintes fois (Delgado 1999 ; Low 1996) ; les pratiques qui ne cessent de parcourir la

ville et de la remplir de parcours ; l’œuvre perpétuelle des habitants, à la fois mobiles

et mobilisés par et pour cette œuvre. Et cela suscite une forme radicale d'espace

social : l'espace urbain, qui n’est pas un lieu proprement dit, où quelque chose peut

arriver à n’importe quel moment, mais plutôt ce qui a lieu quand ce quelque chose

arrive et seulement au moment même où il le fait (Delgado 2007).

1 B. Malinowski 1985, p. 123.2 Cité dans A. Bensa 2006, p. 55.3 Cette appréciation est empruntée à la distinction fondamentale entre la ville et l’urbain proposée parH. Lefebvre (1968 ; 1973).

De ce fait, l'espace urbain est mis en jeu par une immense hétérogénéité

d’actions et d’acteurs. Espace d’une interaction toujours superficielle –mais qui à tout

moment peut connaître des élaborations inédites–, il est aussi un espace dans lequel

les individus et les groupes définissent et structurent leurs relations avec le pouvoir.

Espace de domination, il peut aussi être espace d’insubordination ou de mépris

envers le pouvoir (Delgado 2007, p. 15).

Les espaces urbains, avec leur tendance chronique à la saturation perceptuelle,

avec leur aspect stochastique et en perpétuel état de modification, ne se prêtent pas

facilement à la description. Un environnement dominé par les émergences

dramatiques, la segmentation des rôles et identités, les énonciations voilées, les

ruses, les conduites subtiles, les gestes en apparence insignifiants, les sous-

entendus, rend délicate toute élaboration d'une ethnographie canonique. Le risque

est évident : s'interner et se perdre soit dans le labyrinthe de rues soit dans celui des

signes, mais sans arriver à les concilier.

Rien de plus normal que l’anthropologie, cette discipline si radicalement basée

sur le regard, essaie de mieux scruter cet aspect double de notre manière d’habiter

la ville, de se laisser saisir par « le démon de la description des formes » (Joseph

1998, p. 11), mais aussi d’accepter l’invitation à « éplucher la singularité, le détail,

l’expérience » (Bensa 2006, p. 12). Regarder, comme nous dit John Berger, tout ce

qui déborde le contour, la découpe, la catégorie, le nom de ce qui est4.

2. Parmi les actions les plus radicales de pratiques urbaines, manifester,

protester, contester. Il s’agit en effet de phénomènes nettement urbains, ou plutôt de

formes où l’urbain se joue, se montre, se fait public autrement ; et de pratiques qui

ont un recours important à l’écrit : tracts, affiches, banderoles, graffiti et autres,

constituent les outils traditionnels des militants. Il s’agit en effet des pratiques

d’écriture issues à la fois d’une longue tradition et d’une adaptation permanente aux

situations ponctuelles. Derrière tout cela s’esquisse l’histoire d’une culture politique

de l’écrit au sein de nos sociétés : l’affichage d’écritures mobiles, sous la forme de

4 « To look:/ at everything which overflows the outline, the contour, the category, the name of what itis. », J. Berger, p. 221. Nous traduisons.

banderoles et de pancartes, qui accompagnent toute revendication et toute

manifestation ; l’apposition d’écritures fixes, inscrites ou collées aux murs, sur des

papiers, sur des corps même ; le recours à des pratiques ancrées dans la matérialité

de l’écriture et des supports, en rapport avec d’autres écrits urbains, et surtout en

interaction avec le regard du passant. Car, comment en douter, il y a un certain

savoir-faire contestataire qui passe par des pratiques d’écriture exposée. On écrit, on

affiche des écrits, on marche avec des écrits, pour agir dans un contexte politique et

social donné.

Habituellement, quand on pense à l'écriture et la contestation, nous avons la

tendance de penser ce rapport en termes de la réflexivité, la culture, l’éducation des

acteurs impliqués. Nous voyons la littératie comme facteur important non seulement

dans le développement d'une attitude critique envers une situation sociale et

politique donnée ; les aspects organisationnels des soulèvements, des révoltes et

des protestations, ancrés à la capacité d'écrire et lire ; mais aussi les aspects

magiques ou religieux souvent liés à ces actes (Brandt & Clinton 2002 ; Goody

2000 ; Street 1995). Cependant faudrait-il considérer d'autres aspects de cette

technologie de l'intellect (Goody 1987, ch. 8) liés aux actes contestataires : à savoir,

l'utilisation de l'écriture dans les espaces publics comme un acte contestataire lui-

même. L’écriture, alors, devient –directe et ouvertement– un acte contestataire, un

acte de protestation. Qu’est-ce que ça vaut dire ?

3. Il me semble qu’une approche anthropologique aux écritures exposées dans

l’espace urbain ne peut (ne doit pas) faire l’économie du fait qu’il s’agit des objets

écrits, mais aussi des pratiques. L’écriture peut se définir avant tout comme un faire,

une poïesis, une fabrication. Mais aussi, délogée du faire, l’écriture peut être, au

contraire, hissé au rang de l’agir, de la praxis.

Notre regard se penche ainsi sur une panoplie d’objets et de pratiques de l’écrit,

pour entamer une réflexion sur les modes d’appropriation et de contrôle que contient

toute action engagée –ici, par le biais de l’écriture– dans l’espace urbain. Avec cette

perspective, une espace de savoir anthropologique s’ouvre : en considérant l’écriture

comme appartenant au répertoire de la manière d’agir commune aux hommes.

Ces notes s’inscrivent ainsi dans une tentative de faire avancer le projet d’une

anthropologie pragmatique de l’écriture. Il s’agit d’un projet qui s’efforce de saisir les

pratiques d’écriture selon la logique de leur historicité même (avec une volonté d’en

finir avec la déréalisation du social5), en analysant la force propre des écrits (dont les

« effets » tiennent à certaines conditions sociales), mais aussi en observant leur

interdépendance dans des situations précises (Fraenkel 2006, p. 90).

4. Il y a un écrit, un signe écrit qui, au Chili, nous est devenu familier. Parmi la

panoplie des écrits dits contestataires, il y en a un qui se répète : NO +. Économie de

moyens, efficacité sémantique et discursive, il s’agit d’un style particulier facilement

reconnaissable : l’usage des capitales, pour dire une négation, est suivi d’un signe

mathématique. Ce signe écrit est souvent accompagné d’un ou plusieurs mots, voire

d’une image, qui forment en tout un « énoncé » qui varie selon la revendication du

moment, mais qui comporte toujours le même élément scriptural : NO +. « Plus de »

pourrait-on traduire, l’idée de mettre un terme à quelque chose.

Figure 1. Santiago, avril 2007 Photo : Pedro Araya

5 De cette manière, nous reprenons les propos d’A. Bensa (2006), en les appliquant à notre domained’étude,

Que se passe-t-il quand on trouve un signe de ce type de nombreuses fois, et

que, de ce fait, se charge de sens ? Que nous dit la récurrence de cet écrit dans

l’espace urbain, et non seulement dans l’espace mais aussi dans le temps ?

5. Il y a quelques mois, la mort de l’ancien dictateur chilien Augusto Pinochet

(1973-1990), le 10 décembre 2006, à l’age de 91 ans, a fait la une de la presse

mondiale. Après l’annonce, des milliers de Chiliens sont descendus dans la rue pour

laisser éclater leur joie. À l’autre bout du monde, quelques jours plus tard, je reçois

un documentaire de quelques minutes autour de cet événement.

C’est un dimanche calme d’été. Bonjour, savez-vous ce que vient de se

passer ? Non, que se-t-il passé? Pinochet est mort... Naah, c’est vrai ? Oui. La

caméra se déplace dans les rues du quartier proche du centre-ville, en auscultant le

comportement des personnes, des passants ; une voix (celle de la documentariste)

pose des questions à certains d’entre eux sur l'événement récemment advenu. Les

réactions sont diverses. Peu à peu on commence à entendre les bruits d’une

célébration. Une femme se promène avec un drapeau rouge avec l’effigie de

Salvador Allende. Vive Allende ! Mort à l’assassin! Qu’il meurt, qu’il meurt, mille fois !

Il y a des voitures qui commencent à klaxonner. C’est super. Et, en plus, c’est la

journée des Droits de l’Homme. Tous vont vers la Place Italie, un rond-point devenu

lieu de célébrations de toutes sortes. Vous allez là-bas, aussi ? Ils sont tous en train

de fêter ça. On y va ? Soudain, nous sommes au cœur de cet espace. Des gestes,

des mots à peine compréhensibles, des cris de joie et des regards sont capturés,

conservés et reproduits. Il est mort, il est mort, le vieillard est mort ! Chantent

quelques-uns sous la mélodie d’un chant de supporteurs de l’équipe nationale de

football.

La caméra –en décomposant, ralentissant, accélérant, approchant ou éloignant

à volonté les détails– capte les aspects scénographiques et chorégraphiques d’un tel

acte, mais aussi sa dimension changeante. Alors elle se pose sur un homme qui

porte une pancarte entre ses mains et l'élève pour qu'elle soit vue. Une autre

personne affiche sa joie et des écrits minimes sur un papier. Un groupe porte une

banderole. Un autre marche en criant des consignes. Quelqu'un arrive et est filmé

depuis la chaussée d'en face : il porte une feuille de papier d'emballage avec un

slogan. Des gens continuent à arriver en masse, certains portent des drapeaux, des

banderoles, des photographies de parents détenus-disparus. La célébration

continue. Le peuple est en train de fêter, quoi. Le peuple est en train de parler. La

caméra, plongée dans la foule, commence alors à tourner en rond en se focalisant

sur les écrits qui apparaissent à son alentour : des graffitis, des pochoirs, des

affiches, des messages variés sur des supports divers : un mur, une jambe, une

feuille de papier, un carton, un t-shirt. De familles se photographient, en souriant et

en faisant la V de victoire, devant les inscriptions sur les murs : SE MURIÓ EL VIEJO

CULIAO6, DON SATA CULÉATE AL TATA7. Des groupes se forment. Quelques-uns chantent

avec une guitare. D'autres exigent justice. Il y a des ballons. Un hélicoptère passe, la

police surveille. La nuit tombe. Une colonne de fumée. La police lâche du gaz

lacrymogène pour interrompre la manifestation et disperser les gens. Tous courent.

La caméra continue à filmer. Tous courent, on voit des pieds, des chaussures, le sol.

Le documentaire continue avec des commentaires des passants, quelques

jours plus tard je commence à recevoir d’autres photographies de la manifestation.

Mais je retourne en arrière un moment. Quelque chose a retenu mon attention :

depuis un balcon, trois filles saluent les passants ; elles ont accroché une pancarte

sur le balcon avec le message : CHAO NO +8.

6 « Le vieil enculé est mort », nous traduisons.7 « Mister Sata encule le tonton », nous traduisons.8 Une phrase idiomatique très courant à cette époque, qui pourrait se traduire par : « Tchao, rien de plus ».

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Figure 2. CHAO NO +. Extrait du documentaire « 10.12.2006 » de Nicole Senerman.

6. Il y a une force dans cet écrit qu’il convient d’analyser. À partir des réflexions

récentes autour de la performativité de l’écriture (Fraenkel 2006), nous partons de

l’hypothèse qu’il existe des actes d’écriture, qui ne sont pas des actes de parole. Des

travaux récents ont identifié de tels actes à partir desquels on voit surgir des modèles

d’analyse. Il s’agit d’un déplacement où la notion de performativité a été extraite de

son cadre initial — la philosophie du langage ordinaire, puis la linguistique —pour la

confronter à l’écrit.

C’est en présentant les diverses réflexions récentes autour de cette notion et

les enjeux qu’elle suppose, que J. Denis montre comment cette approche implique

une posture ethnographique qui transforme radicalement l’analyse des « conditions

de félicité : « Saisies sur le vif, celles-ci ne sont plus figées sous la forme de

procédures et de principes conventionnels stabilisés qu’il suffirait de respecter pour

réussir. Elles sont appréhendées en tant que situations concrètes d’accomplissement

des énonciations performatives » (Denis 2006, p. 14). Désormais situées, les

conditions de félicité sont affaire de circulation, dans un espace et surtout un temps.

Par ailleurs, une réflexion de cette tenue autour de la question de l’écrit doit

considérer que dans tout acte d’écriture, nous pouvons et nous devons séparer la

signification, la force opératoire, et les effets d’un acte d’écriture (Fraenkel, 2006).

C’est autour de la question de la force opératoire, propre aux actes d’écriture mais

d’habitude moins analysée, que nous nous pencherons.

Comment se déploie cette force opératoire ? Trois aspects retiennent notre

attention : une force graphique, force ancrée dans la nature même de l’écriture, dans

la mise en œuvre des composantes scripturales et graphiques ; une force

pragmatique, force venue du fait que, avec l’écriture, nous sommes devant une

technologie mais surtout devant une fabrication (chaque fois que j’écris, je fais plus

que tracer de signes : je fabrique un objet écrit), ce qui nous renvoie aussi à la

question des supports ; et enfin, une force illocutoire ou énonciative, liée à la durée

de l’écriture, à la permanence de l’énoncé écrit qui n’est pas la même que celle de

l’orale.

7. Derrière la problématique de l’acte d’écriture il y a la problématique de

l’énonciation écrite : quelle est la temporalité de l’énonciation écrite ? quel est

l’appareil formel de cette énonciation ? quel est le contexte d’énonciation ? quelles

sont les personnes derrière l’énonciation écrite ?

8. Après le coup d’État militaire qui renverse le gouvernement de Salvador

Allende en 1973, la dictature du général Pinochet plonge le Chili dans une violence

répressive et un climat de terreur. Ce jour-là, le palais présidentiel fut bombardé, le

président trouve la mort, et les traditions civiques furent mises à terre. On assiste, à

tous les niveaux, au déploiement de la discipline et au désir d’harmoniser,

unilatéralement, les matérialités scénographiques de la société (Rodríguez-Plaza

2003). Une des premières mesures prise par la junte militaire fut l’interdiction de

l’utilisation de l’espace public urbain. On nettoya rapidement les murs.

À partir de ce moment, et pour plusieurs mois, voire plusieurs années, les murs

ont été blanchis de leur fonction précédente : celle d’accueillir l’inscription, tant

l’écriture que les images, de la vie publique de la société urbaine chilienne, c’est-à-

dire tout un ordre graphique unique9. Il faudra prendre en compte la force du coup

d’État et son acharnement à éliminer tout événement antérieur, à réprimer tout acte

contestataire, pour comprendre qu’une écriture exposée révoltée ne pouvait se ériger

autrement que dans la clandestinité, et cela au moins pendant les premières années

de la Dictature. Entre le coup d’État et les années 1979-1980, le graffiti correspond à

une pratique et un type d’écriture –fait avec une brosse et de la peinture– dont

« l’apparition et le sens ont pour fondement l’idée de la survie pour résister, et de la

mémoire contestataire » (Rodríguez-Plaza 2003, p. 221).

9. C’est dans un contexte de censure idéologique que se met en place, à la fin

des années 70, une scène artistique indépendante, baptisée « Escena de

Avanzada » par Nelly Richard qui en a défini les grandes lignes théoriques (Richard

1986 ; 1989 ; 1993 ; 1999). Artistes, écrivains, sociologues et intellectuels, se

réunissent pour dénoncer les manœuvres du pouvoir et la paralysie qui affecte la

culture. Ensemble ils questionnent et « déconstruisent » les idéologies littéraires et

artistiques transmises par la tradition, en réfléchissant surtout à une révolution du

langage artistique et à son application dans le champ social. La constatation centrale

qui unit les artistes et théoriciens de l’« Avanzada » est celle d’une certaine

« stérilité » de la « sensibilité engagée » et de la production artistique qui se

revendique comme « résistante » (Lizama 1994). Cette stérilité, selon eux, est non

seulement d’ordre esthétique, mais également d’ordre politique.

Parmi ces acteurs, un groupe fait irruption en 1979 : le CADA (Colectivo

Acciones De Arte). Formé par Fernando Balcells (sociologue), Diamela Eltit

(écrivaine), Lotty Rosenfeld (artiste visuel), Juan Castillo (artiste visuel) et Raúl Zurita

(poète), ce collectif met en place des stratégies artistiques de divers types. Leurs

« actions d’art » –interventions artistiques ponctuelles et éphémères, dotées d’une

forte dose de provocation (actes de transgression politique, morale, sexuelle, etc.)–

9 Pour l’utilisation de cette notion, voir Artières 2006, p. 67 ; et surtout Petrucci 1993.

avaient pour but de « prendre d’assaut » l’espace public surveillé de la Dictature10, en

intervenant directement dans le tissu social et dans la ville de Santiago. Happenings,

vidéos, tracts, ou expositions, le CADA multipliait les moyens de diffusion afin

d’optimiser l’efficacité sociale et politique de ses interventions :

Le CADA s’était fixé comme objectif de transformer la ville en une

métaphore [...]. Tout au long de quelque cinq années de travail en commun, la

ville est devenue le support d’une expérience artistique qui tenta de se corriger et

de se perfectionner au point que la ville elle-même, emportée qu’elle était dans le

tourbillon de la conjoncture politique, a dû porter à son paroxysme la cohérence

conceptuelle du groupe11.

10. Depuis 1980, Santiago avait vu se multiplier les mouvements de révolte

contre la Dictature. Le progressif accès à la liberté d’expression et la levée de la

censure en 1983, avaient été favorables à la réorganisation du champ artistique et

littéraire. Cette réorganisation se faisait dans un climat d’opposition idéologique au

régime autoritaire, concomitante à la progressive reconstitution des partis politiques

d’opposition et à l’apparition d’un mouvement social de « protestas » qui manifeste

sur la voie publique entre 1983 et 1986 (Gazmuri 1999).

Ainsi, le contexte avait évolué vers une mobilisation collective contre la

répression militaire. Tel que l’explique l’historien Alfredo Jocelyn-Holt, les

« protestas » (des émeutes), avec toute leur violence, étaient devenues « un

condiment périodique » de la vie quotidienne à Santiago :

La situation économique était critique ; environ dix années de répression

brutale ; le désespoir s’étendait ; les organisations politiques étaient à peine en

train de se réorganiser ; elles avaient perdu contact avec les bases ; leurs

10 Ses interventions les plus connues sont « Para no morir de hambre en el arte » (1979), « AySudamérica » (1981) et « NO + » (1983). Ces interventions, définies comme des « acciones de arte »,prétendent réaliser une fusion entre art, vie publique et espace politique, et veulent s’inscrire dans unprojet plus global qui les oriente et justifie : chaque oeuvre ici « affirme son efficacité dans laperspective générale de construction d'un ordre différent », « Una ponencia del CADA » (journalRuptura, Santiago 1982), cité dans Nelly Richard 1993, p. 43. Voir également Lizama 1994, p. 45-50.Signalons enfin le bilan qui a été fait de ce mouvement : « CADA 20 años », Revista de CríticaCultural, n°19, Santiago, novembre 1999, pp. 28-41.11 Eltit 2000, p. 158-159. Nous traduisons.

centres d'opérations étaient alors les salons d’ambassades et des derniers

centres d'études ; pourquoi ne pas, alors, manifester la colère et le désespoir

accumulés dans l’intérieur ?12

La ville, ordonnée, encadrée, policée, était régie par un couvre-feu strict. Ces

journées de protestation avaient lieu sur une scène essentiellement nocturne.

Chacune d'elles laissait comme solde des dégâts, débris, « de nombreuses atteintes

à la propriété », colonnes de fumée ici et là, des photos des tours de haute tension

défigurées, et enfin l'éloquence des chiffres tragiques annoncés par la presse au

lendemain. Comme exemple, rappelons le chiffre de 26 morts dans les deux nuits

postérieures au 11 août 1983, journée la plus dure jusqu'alors, coïncidant en outre

avec le plus extrême déploiement de force militaire depuis le 11 septembre 1973 : 18

mille hommes dispersés dans toute la ville (Jocelyn-Holt 1998, p. 195).

11. C’est à la fin de l’année 1983 que les membres du CADA réunissent de

nombreux artistes ainsi que des volontaires autour d’un projet de grande envergure.

Le projet consiste à recouvrir les murs de la ville d’affiches et graffiti sur lesquels

figure une injonction énigmatique : NO +. C’est le dernier projet de CADA en tant que

collectif, et certainement celui qui a reçu le plus d’écho dans la ville de Santiago et à

l’étranger13. La première de ces campagnes à lieu au cours d’une nuit où de

nombreuses personnes parcoururent Santiago pour y disséminer ce message à

l’esthétique proche du graffiti :

Au début, nous avons dû sortir de nuit pour écrire sur les murs des

différentes communes. De nombreux artistes ont travaillé et ont multiplié

l'initiative de différentes manières, je me rappelle spécialement d’une fois où trois

énormes bandes en papier avec le NO + et le dessin d’un pistolet, furent

affichées sur un mur des berges du fleuve Mapocho14.

12 Alfredo Jocelyn-Holt 1998, pp. 194-195. Nous traduisons.13 L’action fut internationalement diffusée après que le CADA lançait un « appel aux artistes » lesinvitant à participer. Aux Pays-Bas, Juan Castillo s’est chargé de faire des démarches pour une actioneuropéenne du NO +, qui s’est déroulée pendant la « prise » du Stedelijk Museum d’Amsterdam.D’autre part, à Washington DC, la Gallérie Inti présentait le 11 juin 1984, « NO + : An ActionPerformance Exhibit », avec la participation d’une vingtaine d’artistes et écrivains.14 Cf. Lotty Rosenfeld (entretien) dans Neustadt 2001, p. 54. Nous traduisons.

Figure 3. NO +, 1983: Mapocho, Santiago. Photo: Jorge Brantmayer. Source: Archive LottyRosenfeld.

Pour le groupe, le geste reprenait celui des brigades murales des années 70, la

seule référence artistique politique explicitée par le groupe dans une communication

écrite, présentant ses bases théoriques, apparue en 1982 :

L'œuvre est achevée par l'histoire, et cela ramène toute action à l’ici et le

maintenant dans lequel cette production se joue. Son antécédent le plus

immédiat, ce sont les Brigades Ramona Parra. L’effacement de ces murales était

déjà contenu au moment même où elles ont été peintes. Le temps que le Chili a

vécu depuis lors fait partie de cette œuvre inachevée15.

Pour le projet NO +, deux aspects étaient cruciaux : l’occupation de la ville et la

marque anonyme muraliste16. Comme l’indique Raúl Zurita, au cours d’un entretien :

Moi, je les avais comme référents. Un art qui est public, de caractère

politique, et qui occupe des espaces ouverts. Cela, pour moi, c’était fondamental.

Alors, c’est en ce sens-là que nous comprenions la citation de la Ramona Parra.

15 C.A.D.A. 1982, p. 3. Nous traduisons.16 Diamela Eltit (entretien), dans Neustadt 2001, p. 101. Nous traduisons.

Cependant il ne s'agissait plus d’un mur, mais des espaces ouverts de la ville.

Les supports étaient ceux-là17.

12. NO + se lit « No más », c’est-à-dire « Assez (de quelque chose) » ou plutôt

« Plus (de quelque chose) », et en conséquence, plus de quelque chose : « plus de

dictature, plus de Pinochet, plus de torture, plus de censure ». Chacun pouvait y

ajouter ce qui lui venait à l’esprit. Des personnes anonymes ont complété les

affiches, avec les mots qui pour eux faisaient sens : “ NO + armas ”, “ NO +

militarismo ”, “ NO + miedo ” (plus de peur), “ NO + avec l’image d’un revolver ,

etc.

Figure 4. NO +, 1985: Manifestation à Santiago. Photographie : Alvaro Hoppe.

17 Raúl Zurita, entretien personnel accordé le 18 avril 2007.

Figure 5. NO +, Paris 1984. Source : Neustadt 2001.

Le caractère polysémique et minimal du lexème NO + permet une vaste gamme

d’énoncés et de modulations diverses, mettant en creux une force opératoire au

travail. Son caractère graphique permet de continuer sur une autre voie pour

composer un énoncé polysémique ; son caractère performatif appel à le copier et le

compléter; son caractère pragmatique l’érige en objet contestataire. Sa signification

est liée à une formule lapidaire, à un slogan réduit à sa limite extrême, à une

négation qui implique une rupture. Cette rupture implicite fait de cet énoncé support

potentiel d’un geste contestataire : force du minimalisme qui s’affiche potentiellement

partout, de la négation comme geste libérateur, force de l’énoncé face au contexte

d’énonciation ; c’est cette force de l’écrit qui permet une force sociale de s’ancrer

dans cet énoncé.

Et pourtant, comment comprendre, comment expliquer qu’un geste si élitiste,

conceptuel et avant-gardiste, comme celui du CADA, puisse acquérir presque de

façon magique une telle force ? Comment un acte écrit qui, initialement, a été une

action d’art est devenu acte contestataire, voire l’Acte de contestation par excellence

pour beaucoup de gens ?

13. Les mouvements anti-dictatoriaux s’approprièrent le NO +. Son

développement, dans le temps et dans l’espace, fut bien plus spectaculaire et riche

que ne le fut la première impulsion donnée para le CADA :

Le NO + a été le grand emblème, le slogan qui a accompagné la fin de la

Dictature. Bien sûr, si tu demandes à quelqu'un personne ne te dira que le NO +

a été fait par nous (…). Toutes les manifestations de proteste, à la fin de la

Dictature, toutes sans exception, étaient menées par des pancartes qui disaient

NO +. À cette époque, il n'y avait pas un slogan qui pouvait nous rassembler.

Aucun ne marchait, ils étaient tous éculés, tous obsolètes. « El pueblo unido

jamás será vencido » (Le peuple uni jamais ne sera vaincu18), par exemple, ne

marchait pas, parce que le peuple avait été vaincu. Mais, le NO + a rassemblé et

a marché ; je pense que c'est une bonne métaphore19.

Figure 6. NO +, 1985: Cerrillos, Santiago. Source : Neustadt 2001.

Figure 7. 1986, Journée Internationale des Femmes, Santiago. Photographie: Oscar Navarro

18 Il s’agit du slogan révolutionnaire devenu chanson qui a marqué l’histoire de l’Unité Populaire auChili pendant les années 70, crié dans toutes les manifestations qui ont appuyé le gouvernementd’Allende.19 Diamel Eltit (entretien) dans Neustadt 2001, p. 101

Signe devenu collectif, anonyme et appropriable –devenant pour beaucoup, le

signe écrit de l’opposition à la Dictature–, il renvoie en même temps, au geste même

qui lui donne sens. Tout en étant une action concertée, de mise en écriture d’un acte

de contestation, l’action NO + du CADA rend plus complexe cette même catégorie en

incorporant implicitement la participation active de la communauté.

Pour le CADA, l’œuvre impliquait une action artistique dans laquelle

disparaîtrait complètement la fonction de l’auteur : ils n’ont ni signé avec le nom

(maintenant connu) du CADA, ni terminé les phrases. La notion d'un collectif

spécifique a disparu, et l'œuvre elle-même en est venue à appartenir, comme

consigne collective, à une partie de la communauté antidictatoriale, un signe autour

duquel elle pouvait s’agglutiner.

14. Poser un acte écrit qui modifie les cours des choses… Pour Raúl Zurita,

cette action fut la plus importante du groupe et ne s’est achevée qu’avec l’échec du

dictateur Pinochet au Plébiscite de 1988. Cela nous renvoie à la temporalité de

l’énoncé, à la chaîne des écrits qui s’en découlent, et à l’acte d’écriture qui la

provoque.

1983 – ce geste inaugural, cette scène, serait un véritable événement

d’écriture, une rupture qui ouvre une série. Un événement qui manifeste à lui seul

une rupture d’intelligibilité, une singularité qui n’a toutefois de sens que dans la série

qu’elle définit (Bensa & Fassin 2002).

À la fois un révélateur et catalyseur, cette singularité est la manifestation d’un

basculement social, d’une rupture d’intelligibilité (Deleuze 1969, p. 67-73). Des

réflexions théoriques nous montrent à quel point l’événement « rend pensable une

nouvelle série, qu’il inaugure ou qu’il porte au jour celle qui s’était déjà engagée,

sans qu’on s’en fût encore aperçu » (Bensa & Fassin 2002).

Il n'y a aucune présomption – explique Zurita –. Quelqu'un a dit que nous

étions arrogants au point de penser que les mouvements de protestation [contre

la Dictature] avaient commencé avec nous. Non, non ; ils ont été comme des

mouvements mentaux20.

C’est parmi ces séries, ces enchaînements temporels, que l’acte d’écriture du

CADA, en tant que véritable événement d’écriture, prend sens. Cet acte écrit s’insère

dans un système de chaînes d’écriture, d’actes, de personnes, d’objets écrits, et de

signes et gestes de validation. L’ensemble est nécessaire à la performativité.

C’est ici le support écrit qui sert de base à l’acte de contester et qui donne sa

force de permanence à l’énoncé. Mais ce sera un autre acte –un autre maillon de la

chaîne–, qui prolongera sa durée et sa visibilité : le geste de voter, de marquer au

crayon avec un trait manuel et prémédité le bulletin de vote.

De façon significative, cet écrit y acquiert un poids encore plus politique

concrètement au Plébiscite de 1988. Tel que le raconte Milan Ivelic, l’actuel directeur

du Musée Nationale de Beaux Arts : « cette action a eu une prolongation. Elle s’est

prolongée pour le Plébiscite, le NON du Plébiscite, qui a permis le rétablissement

peu de temps après des élections démocratiques dans le pays » (Neustadt 2001, p.

37).

15. En 1988, le gouvernement militaire propose un plébiscite, consultant aux

citoyens de se prononcer sur la continuité ou non du régime. Cette nouvelle phase

permet, encourage et justifie une nouvelle accélération et réédition du muralisme,

mais aussi d’autres formes d’écritures exposées. Les brigades et d’autres groupes,

voire les individus, se lancent dans un travail de rue pour afficher, inscrire ou

imprimer le « NO » de la rupture ou le « SI » de la continuité.

20 Raúl Zurita, entretien personnel accordé le 18 avril 2007.

Figure 8. 1988, Nous les femmes, nous votons NO +. Source : Archive Lotty Rosenfeld.

Figure 9. NO +, 1988, Tracts. Source : Bibliothèque Nationale du Chili.

La campagne télévisée de l’opposition, non seulement justifie son option, mais

aussi mène une pédagogie, en montrant comment voter : le geste de marquer au

crayon le bulletin de vote, de faire une croix, ce qui renvoyait à son tour de façon

implicite au geste d’écrire NO +.

QuickTime™ et undécompresseur TIFF (non compressé)

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Figure 10. NO + , Extrait de la campagne télévisée de l’opposition pour le Plébiscite de 1988.Source : Neustadt 2001.

16. Notons qu’il s’agit d’un véritable renforcement non pas de l’énoncé écrit

proposé par le CADA, mais plutôt de la force graphique de cet énoncé. Voter c’était

aussi écrire NO +, refaire ce geste, le copier, écrire « plus de ça ». Montrer comment

voter c’était répéter le geste graphique déjà connu et associé à un énoncé écrit déjà

vu maintes fois sur les murs et les rues de Santiago. Les quinze minutes de

campagne télévisée après quinze ans de censure, ne firent qu’accroître la force de

l’apparition de ce signe écrit. La force de la campagne, et aussi du signe, fut celle de

l’interstice, de la sortie d’un régime de censure pour répondre à une espèce

d’horizon d’attente des citoyens. Le signe de négation, contestataire, devenait

énoncé qui implicitement proposait une sortie, un avenir. Et par cette même tournure,

cet écrit exposé spontané, propre à l’espace urbain, aux rues et murs de la ville,

faisait son entrée dans l’espace public, espace de débat et circulation des idées et

de symboles, espace de la publicité de la raison.

L’objet écrit, le vote –avec toute sa charge historique–, renvoyait à un autre

acte, propre d’une chaîne d’écriture impossible de ne pas tenir en compte : voter21.

21 Le 11 septembre 1980, Pinochet a fait approuver lors d’un plébiscite tenu dans des conditions demanque de transparence et de censure, une constitution qui remplaçait celle de 1925. L’installation,au Chili, d’une démocratie autoritaire protégée par les forces armées était consacrée dans ce nouveautexte. Le vote, en ce qui concerne les aspects graphiques, était tout à fait semblable à celui de 1988.Voter c’était aussi marquer une croix sur l’option SI ou NO.

Figure 11. Bulletin de vote, Plébiscite 1980.

Finalement Pinochet perd le referendum, ce qui signifie un appel à des

élections libres pendant le premier semestre de 1989.

17. En 1990, le NO + fut inscrit sur le tableau du Stade National22, lors de la

cérémonie publique d’inauguration du nouveau gouvernement démocratique de

Patricio Aylwin.

Avec ce dernier geste, cet écrit de contestation, muté en signe de proposition

politique, devient aussi une marque de commémoration d’une résistance. Il s’agit non

seulement de l’extension du champ d’exposition de cet écrit et de toute une pratique

historique, politique et culturelle de contestation, mais aussi d’une extension de la

temporalité de l’énoncé écrit et de sa signification.

22 Cette enceinte sportive, qui avait notamment accueilli la Coupe du monde de football en 1962, a étéreconverti, en 1973, en gigantesque camp de torture et de détention.

QuickTime™ et undécompresseur TIFF (non compressé)

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Figure 12. NO +, 5 octobre 1988: célébration triomphe du Plébiscite,

Plaza Italia, Santiago. Photo : Helen Hinges. Source : Neustadt 2001.

18. Toute action engagée dans l’espace urbain –ici, par le biais de l’écriture–

engage à une réflexion sur ses modes d’appropriation et de contrôle.

En effet, cet écrit est jusqu’à nos jours toujours utilisé dans des manifestations,

des graffitis, et des revendications écrites et exposées dans l’espace urbain. Un écrit

qui est devenu caractéristique de tout événement contestataire, il est surtout un

énoncé écrit à copier et à poser spontanément, un signe à compléter, un objet écrit

et un acte écrit contestataire.

19. Cet acte d'écriture, qui est un fait exceptionnel, ne peut avoir lieu que

dans l’urbain. Ces faits exceptionnels, qui se multiplient et se généralisent dans les

espaces publics, Baudelaire les appelait des éventrements, des événements qui

faisaient apparaître les entrailles, les ventres, de l’urbain (Delgado 1999, p. 186).

La simple prise d’écriture pour contester le pouvoir en place, la facture du

texte et le jeu de son apparition (sa force) mettent en système des forces qui

poursuivent toutes un seul et même but : inscrire le droit de contester et, à travers

cette prise d’écriture, s’efforcer de l’imposer.

L’énoncé se veut efficace : celui qui l’inscrit, l’affiche ou l’utilise, escompte

persuader ses lecteurs de sa validité ; et il est probable qu’à ses yeux, le lieu et le

moment de l’inscription augmentent les chances de publicité de l’écrit et son pouvoir

d’influence.

Figure 13. Santiago, décembre 2008. Photo : Pedro Araya.

20. Le simple fait d’afficher ce signe, d’énoncer scripturalement cette

contestation, opère un passage de l’espace urbain vers l’espace public. Voici nous

devant un acte d’écriture, qui est d’emblée une pratique au moyen de l’effet même

qu’on affiche des mots écrits dans des murs, et qui est une pratique politique.

C’est en effet d’une pratique performative qu’il s’agit : il y a quelque chose qui

se passe dans ce changement d’espace.

Tel que l’a montré le paléographe italien Armando Petrucci, l’étude des écrits

spontanés exposés, dans leur transmission matérielle et dans leur structure, ne peut

se faire sans s’interroger sur ceux qui les ont effectivement écrits, et sur les raisons

pour lesquelles ils l’ont été. Cette perspective « devient à la fois essentielle et

incontournable pour qui veut comprendre à quoi sert l’acte d’écriture et le rôle de

l’écrit dans un contexte social déterminé, en même temps que le rapport qu’entretient

une société organisée et alphabétisée avec ses propres textes » (Petrucci 1998, p.

823).

Comme nous avons vu, ce rapport ne peut être qu’un rapport de pouvoir :

pouvoir de l’écriture (qui appartient à celui qui possède la capacité d’écrire et

l’exerce) et le pouvoir sur l’écriture (détenu par l’autorité en place qui le délègue et

qui exerce un quelconque contrôle) traversant le statut social, culturel et

anthropologique des scripteurs.

D’autre part, on voit bien qu’il s’agit des écrits qui partagent, entre autres,

quelques caractéristiques communes avec les « écrits au travail », analysés par B.

Fraenkel : il s’agit des écrits situés, parfois éphémères, écrits qui n’ont un sens qu’à

un moment donné et dans certains lieux (Fraenkel 2001a, p. 126). Le tout, dans un

espace disputable (Joseph 1998), un espace de visibilités et d’énoncés (Deleuze

1986).

21. L’écrit copié, effacé (par le pouvoir), et recopié ensuite, pour être utilisé

maintes fois, à chaque occasion, s’enchaîne, ou plutôt sert de maillon, de charnière,

à une chaîne d’écriture qui se déploie dans l’espace et le temps. Une chaîne, dont la

ville –en tant que théâtre– lui est le cadre, le support, le milieu et le déclencheur de

son apparition, exposition et monstration.

C’est cette notion de chaîne d ‘écriture qui permet de prendre en compte les

transformations liées aux variations de supports des inscriptions, et de prendre en

compte l’observation suivante : « L’écrit génère l’écrit en permanence. Chacun

intervient et modifie, à sa convenance, un matériau initial » (Fraenkel 2001b, p. 256).

À partir d’un même écrit-source, des différents effets sont recherchés à travers

des formalisations nouvelles. Il y a, ici, une recherche de présence, de permanence

(d’inscription), une forme de pertinence et d’engagement personnelle au centre

desquelles se trouve le recours à l’écriture.

Il y a une chaîne d’écriture, des écrits qui forment une chaîne, mais aussi une

cartographie : un espace marqué. Ceci donne à voir une véritable mobilité

diachronique et synchronique d’un écrit devenu familier et une présence qui relève

d’une tradition politique et graphique, présence qui relève de l’Histoire.

22. Entre la ville, comme produit d’écriture, et l’écriture, comme produit de la

ville ; entre l’événement du Coup d’état de 1973, l’événement du plébiscite de 1988

et l’événement de la mort de Pïnochet ; entre le régime dictatorial et le régime de

transition démocratique ; entre un pouvoir de l’écriture et un pouvoir sur l’écriture ;

entre mobilité et mobilisation, cette chaîne trouve son lieu durable, ses conditions

d’existence et de félicité, sa force et sa valeur.

Figure 14. Santiago, décembre 2007. Photo : Pedro Araya.

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