Le sombre jardin d'Hemingway: jouissance et écriture dans The Garden of Eden

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139 [Rédouane Abouddahab, « Le Sombre jardin d’Hemingway : jouissance et écriture dans The Garden of Eden », Psychanalyse et recherches universitaires (PERU), volume 7, Presses Universitaire de Rennes, 2004, pp. 139- 159. ] ] Le Sombre jardin d’Hemingway : jouissance et écriture dans The Garden of Eden Rédouane ABOUDDAHAB He was not a tragic character, having his father and being a writer barred him from that. Hemingway, The Garden of Eden, 148. 1 Be careful, he said to himself, it is all very well for you to write simply and the simpler the better. But do not start to think so damned simply. Know how complicated it is and then state it simply. Ibid. 37. Introduction Tout d’abord une clarification paratextuelle. Après la mort d’Hemingway en 1961, Mary, sa veuve et légataire, a permis à l’éditeur new-yorkais attitré d’Hemingway, Scribner’s, de publier nombreux manuscrits. A Moveable Feast [Paris est une fête] paraît en 1964, Islands in the Stream [Iles à la dérive] en 1970, huit nouvelles du cycle Nick Adams, qui, rajoutées aux seize autres publiées du vivant de l’écrivain, ont donné The Nick Adams Stories (1972) 2 [Les Aventures de Nick Adams], puis The Garden of Eden [Le Jardin d’Eden] en 1986. A l’origine, ce roman est un manuscrit de 1500 pages commencé en 1946 et jamais complété ; il est ensuite sévèrement « édité » par Scribner’s. The Garden tel que nous le lisons aujourd’hui, présente l’histoire d’un jeune couple d’américains fraîchement mariés et en lune de miel au bord de la mer dans le sud de la France. A cette dyade s’ajoute plus tard une autre femme, Marita, 1 The Garden of Eden, New York, Scribner’s ; Le jardin d’Eden, trad. franç. M. Rambaud, Paris, Gallimard, 1989 2 The Nick Adams Stories, New York, Scribner’s.

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[Rédouane Abouddahab, « Le Sombre jardin d’Hemingway : jouissance et écriture dans The Garden of Eden », Psychanalyse et recherches universitaires (PERU), volume 7, Presses Universitaire de Rennes, 2004, pp. 139-159. ]

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Le Sombre jardin d’Hemingway : jouissance et écriture dans The Garden of Eden

Rédouane ABOUDDAHAB

He was not a tragic character, having his father and being a writer barred him from that. Hemingway, The Garden of Eden, 148.1 Be careful, he said to himself, it is all very well for you to write simply and the simpler the better. But do not start to think so damned simply. Know how complicated it is and then state it simply. Ibid. 37.

Introduction

Tout d’abord une clarification paratextuelle. Après la mort d’Hemingway en 1961, Mary, sa veuve et légataire, a permis à l’éditeur new-yorkais attitré d’Hemingway, Scribner’s, de publier nombreux manuscrits. A Moveable Feast [Paris est une fête] paraît en 1964, Islands in the Stream [Iles à la dérive] en 1970, huit nouvelles du cycle Nick Adams, qui, rajoutées aux seize autres publiées du vivant de l’écrivain, ont donné The Nick Adams Stories (1972)2 [Les Aventures de Nick Adams], puis The Garden of Eden [Le Jardin d’Eden] en 1986. A l’origine, ce roman est un manuscrit de 1500 pages commencé en 1946 et jamais complété ; il est ensuite sévèrement « édité » par Scribner’s. The Garden tel que nous le lisons aujourd’hui, présente l’histoire d’un jeune couple d’américains fraîchement mariés et en lune de miel au bord de la mer dans le sud de la France. A cette dyade s’ajoute plus tard une autre femme, Marita, 1 The Garden of Eden, New York, Scribner’s ; Le jardin d’Eden, trad. franç. M. Rambaud, Paris, Gallimard, 1989 2 The Nick Adams Stories, New York, Scribner’s.

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amenée par Catherine comme objet érotique. Le récit est tendu vers la liquidation du supplément de jouissance à l’œuvre, alors qu’un récit enchâssé, nouvelle écrite par David, cherche à sublimer la jouissance. Hemingway, semble-t-il n’a pas achevé le roman.3 Du coup, le roman n’est pas pleinement apprécié par les critiques qui n’y voient d’ailleurs qu’une autobiographie déguisée où Hemingway met en scène ses fantasmes inavouables ; les personnages sont constamment référenciés à la réalité biographique de l’auteur. Catherine, personne plutôt que personnage, est perçue comme cas pathologique quand on ne trouve pas dans Pauline, la seconde épouse d’Hemingway, son « modèle » biographique.4

On le montrera, The Garden s’inscrit de manière intrinsèque dans l’œuvre. Par ailleurs, ce roman posthume doit être perçu dans une relation de continuité avec les autres récits posthumes. Si l’on considère les quatre ouvrages en question, ce qui me semble les relier de manière précise, est ceci qu’ils font apparaître directement ou indirectement le travail de l’artiste (Hemingway répugnait à parler de son travail). En revanche, il suggère le travail de l’artiste à travers l’action du personnage. Or, aux portraits de l’artiste en pêcheur, guerrier, aficionado, etc., c’est-à-dire le corps travaillé par la lettre et la jouissance, se substituent dans les récits posthumes des personnages artistiques au sens canonique de l’expression : peintre et écrivain (Islands, The Garden) ; A Moveable est une pseudo-autobiographie où Hemingway remanie ses souvenirs parisiens, période de formation. Quant aux récits posthumes du cycle Nick Adams, ils sont pour certains des parties « expurgée » (pour parler comme Genette) ayant été jugées trop explicites (« Three Shots » [« Trois coups de feu] ») ou métafictionnelles. « On Writing » [« Sur l’écriture »] n’est dans le manuscrit que la longue conclusion de « Big Two-Hearted River » [« La Grande rivière au cœur double »], nouvelle où la pêche mène vers le ratage de la truite (l’atruite) puis vers la butée sur le marécage, lieu de la jouissance interdite ; « On Writing » révèle les interrogations d’ordre non point athlétique mais esthético-éthique soulevées par le pêcheur.

Quant à The Garden, la version publiée dramatise la situation artistique de David, écrivain pris en tenaille par la jouissance de l’Autre (jouissance de la femme). A prendre en compte la structure du récit, il apparaîtra qu’Hemingway l’avait bel et bien achevé. La boucle symbolique est bouclée, même si la part

3 D’après le manuscrit, Hemingway avait l’intention de baser l’intrigue sur deux trios comprenant trois artistes, leurs deux épouses, plus une troisième femme libre. Des rapports sexuels entre les deux épouses allaient nouer des relations entre les deux trios jusque-là séparés. L’intrigue, qui se développe autour de l’histoire du premier trio, David, son épouse Catherine puis Marita, n’a pas été menée à terme stricto sensu. Quant à l’histoire du second trio (Nick Sheldon, sa femme Barbara et son amant Andrew Murray) a été entièrement omise de la version publiée du roman, puisqu’elle est loin d’être bouclée. La version publiée ne concerne donc que le premier trio. 4 Même Michel Mohrt, préfacier de la traduction française du roman en question, ne peut s’empêcher de « chercher les clés de ce roman, ou du moins ses sources » dans la vie d’Hemingway (p. IV).

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imaginaire du récit aurait pu être étoffée. C’est d’ailleurs là la grande originalité d’Hemingway : il sait mourir à la fin. Ici, on perçoit, déployée, la structure de la fiction, sa vérité. La vérité de la fiction, on va le développer, ici, est chez Hemingway cette tension entre le désir et la jouissance, plus exactement cette tentative du désir de résister au crescendo de la jouissance, la pacifier, en canaliser l’afflux inquiétant ; inquiétant car la jouissance est entièrement tendue vers la mort qui seule est en mesure de la satisfaire. S’il y a le récit de la jouissance, il y a le texte de la jouissance, la jouissance à l’œuvre dans les mots et par eux. Le tour de force de The Garden, c’est de faire jouer la jouissance dans l’énonciation (dans la voix de Catherine et dans la voix narrative) plus que dans le contenu narratif.

Si The Garden dramatise de manière singulière la relation entre la jouissance de l’Autre (sexe) et la créativité (la capacité créatrice) puis la création artistique, ce roman est intéressant en ce qu’il met en scène l’incapacité du principe de plaisir à faire barrière à l’afflux de la jouissance, et l’érection du barrage de l’écriture pour contenir cet afflux. Or celle-ci fait retour dans la fiction enchâssée, devenue elle-même une épreuve de vérité. L’homogénéité du plaisir édénique

Tout commence dans le récit par un jeu de surfaces. La scène d’ouverture s’apparente à une scène plastique marquée par le jubilation du regard. Le tout premier paragraphe du roman présente un paysage familier et circonscrit où le monde ne présente que son versant reconnaissable. L’on identifie Aigues Mortes et ses fortifications de l’autre côté de la plaine de la Camargue, une route blanche parcourue quotidiennement à vélo par David et Catherine, laquelle route est longée par un canal où nagent des poissons. Or ce paysage marqué par le chatoiement de surfaces est en fait une scène où les énergies fondamentales du corps inconscient sont dramatisées. Ainsi le canal où la pulsion de mort joue sous forme de loup de mer (« bass ») venu de l’autre côté envahir les eaux douces et mettre à mort le mulet : « When there was a riding tide sea bass would come into it and they would see the mullet jumping wildly to escape from the bass and watch the swelling bulge of the water as the bass attacked » (3). Une grande partie du récit est concentrée dans ces quelques lignes, et l’essentiel circule dans ce « canal » qui fait passer l’eau, certes, mais surtout l’air, c’est-à-dire la parole.

D’ailleurs, très tôt dans le récit, David ira pêcher dans le canal même, mise en scène d’un duel de pur prestige contre un poisson digne de l’attention du Maître puisqu’il « était fort et se débattait farouchement » (8) ; la puissance du rival est telle que la longue canne risque à tout moment de casser, jeu de limites contre « les efforts du poisson », qui tire vers « le large », vers l’autre côté (ibid.).

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L’activité athlétique se joue dans l’axe violent du miroir, et ça dit quelque chose sur la circularité de la pulsion, de l’énergie psychique et symbolique (plutôt qu’organique) convoquée très tôt dans le récit comme si celui-ci signalait d’emblée que sa visée essentielle est la symbolisation d’un supplément. La mort relève d’une énergie destructrice (« violence tragique », 8) qui charge intensément la ligne avant de tomber. Cet autre auquel l’on tâche de donner visage et consistance d’emblée, paraît sous la forme non pas du mulet (la victime) mais, comme on peut s’y attendre, du loup de mer (le prédateur). Le récit affiche d’emblée sa visée cathartique.

L’énergie mortifère envahissante mentionnée dans la scène initiale, semble apprivoisée, le canal étant débarrassé de la « violence tragique » qui, un moment, a menacé. Au lieu de mener de l’autre côté, c’est le poisson qui, travaillé par la ligne, est mené de ce côté-ci, vers le familier (8). Qui plus est, cette pêche phallique (et cathartique) est placée sous le signe du Maître se donnant en spectacle, récompensée par un baiser chaleureux de la part d’une femme du village, puis de Catherine, sa femme, qui a suivi toute la scène du haut de la fenêtre de l’hôtel où ils logent.

Le récit, marqué du sceau de la transparence, semble se nourrir exclusivement de l’énergie du plaisir. Nulle confusion entre les identités, la femme est associée à la fenêtre et l’homme à l’extériorité phallique. L’identité se distribue de manière harmonieuse grâce au phallus ainsi confirmé dans son rôle symbolique, et les pages subséquentes de mettre ceci en évidence. L’amour relève du merveilleux : « It had been wonderful and they had been truly happy and he had not known that you could love anyone so much that you cared about nothing else and other things seemed inexistent » (13). L’homéostasie fonctionne tellement bien que même l’écriture, David, écrivain professionnel en début de carrière avec quelque réussite, il la laisse de côté. Seul prévaut l’empire des sens présenté avec bonheur et force détails à travers des activités athlétiques qui relèvent du plaisir (nager et bronzer, se promener à vélo), oculaires (regarder la mer et les pêcheurs) ou orales (manger et boire des cocktails notamment). Le bonheur est liée à la simplicité de la situation comme le précise le narrateur : « It was a very simple world and he had never been truly happy in any other » (14). Un monde simple, qui est, comme en atteste l’étymologie, simplexe, plié une seule fois. Un monde sans Autre, sans hétérogénéité. Dans ce lieu, qui n’a de l’ailleurs que la géographie, seul le bon objet a droit de cité ; la mer est « bleue et agréable » et la ville « gaie et accueillante » (3) de sorte que la position d’étranger, qui est déjà celle de David, est elle-même diluée dans l’homogénéité du plaisir.

Ce sont les deux pulsions fondamentales, la faim et l’amour, qui rythment cette première partie. Le narrateur insiste sur le mouvement alternatif de la faim et de sa satisfaction (« they were always hungry but they ate very well » / « they were always so hungry for breakfast that the girl often had a headache until the

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coffee came » 4), et sur la satisfaction sexuelle du corps (« they had made love when they were half awake (…) made love again and again » 4). La répétition est ainsi liée au rythme biologique du corps et cyclique du temps (« and it was a new day again ») ; tout manque est soumis au besoin physique satisfait en continu. Or il convient de noter, ici, comment faim et amour jouent non pas séparément mais conjointement. Une fois qu’ils ont fait l’amour, ils mangent et boivent pour faire l’amour de nouveau : « Now when they had made love they would eat and drink and make love again » (14).

Manger ne correspond pas seulement à la satisfaction d’un besoin ; l’action met en jeu la pulsion (dont les modes de satisfaction se jouent ailleurs) comme le fait entendre Catherine qui explique avec cette fausse simplicité dont Hemingway est le maître qu’elle commence déjà à avoir faim alors qu’ils n’ont même pas encore terminé le petit déjeuner : « “I’m getting hungry already and we haven’t finished breakfast” » (5). L’énergie jouissive, tendue vers l’en plus, l’emporte sur l’énergie du besoin tendue vers le moins possible, empiétement de l’insatisfaction de la pulsion (ce qui produit de la tension) sur la satisfaction du principe de plaisir (censé réduire la tension). La remarque de Catherine n’est pas incidente ; elle précise l’orientation pulsionnelle du récit.5 Le narrateur donnera une ampleur dramatique à la différence qui existe entre satisfaction et jouissance.

Ainsi le récit est-il orchestré par une rapide progression vers l’au-delà du plaisir et son énergie débordante et destructrice puis par la quête d’un moyen pour symboliser cette jouissance, en canaliser l’excès. La linéarité du récit est marquée par l’emprise de la jouissance de Catherine, femme fatale, puis par la présence d’une autre femme, Marita, la nourricière, qui fera passer le désir et sa dynamique de pacification. Cette linéarité, dominée par la voix féminine, par la jouissance d’une femme puis par le désir d’une autre femme, est brisée par des récits enchâssés, dont surtout une nouvelle donnée à la fois dans sa production et dans son contenu, où David, enfant, part à la chasse à l’éléphant avec son père. Mais de quelle jouissance s’agit-il ? et quelle forme prend-elle ?

Transparence du plaisir opacité de la jouissance

Il est intéressant de noter que chez Hemingway la vérité n’est pas

conceptuelle, psychologique mais formelle, visuelle. Elle est à l’œuvre sur la surface. Le jeu de transparence et de plaisir, comme le masque neitzschéien,

5 Et ce n’est pas un hasard si le bar pêché par David n’est pas mangé. Il est trop grand pour être consommé sur place ; autrement dit, il dé-borde le cadre et s’inscrit dans quelque chose qui tire le récit vers l’au-delà du plaisir. Et si le narrateur (extradiégétique) compare la chambre d’hôtel des deux époux à celle de Van Gogh à Arles, c’est non pas par goût du détail réaliste, mais pour suggérer, bien que de manière fort laconique, la présence dans l’enclos même, la chambre, d’une énergie violente et tragique au repos pour l’instant.

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révèle la vérité, à savoir l’ambiguïté de la jouissance. Ainsi Catherine qui veut coûte que coûte brunir ; ce jeu de reflets épidermiques équivaut à la progression rapide vers le centre épidémique du récit, où plaisir et douleur s’emmêlent dans la contagion de la jouissance.

Plaisir diurne et jouissance nocturne

Le glissement du plaisir vers la jouissance est présenté sous une forme

ludique : bronzer équivaut à la mise en mouvement, un peu plus chaque jour, de l’être obscur que David aura du mal à contrôler comme il put le faire du poisson. « “I’m going to be so dark you won’t be able to stand it” » (31). La relation, où, souveraine, Catherine trône, s’affranchit des contraintes de l’œdipe et de la castration et se voit imposer un autre rythme.

Etre « bronzé » (« dark », « brown »), signifiant, capte la charge de jouissance, jouissance de l’androgyne, puisque le nom du mari ou du père, Bourne, le nom identitaire est récrit grâce au déplacement d’un seul phonème, lequel dit, en soi, le supplément de jouissance : au « you » de « Bourne » se substitue le « double you » de « Brown ».6 Ceci est étayé par les coupes de cheveux successives par quoi elle cherche à ressembler de plus en plus à un garçon.

La coupe de cheveux correspond chez Catherine à un changement d’identité : « “I’m a boy too and I can do anything and anything and anything” » (15). Dans cette répétition se fait entendre le désir du personnage (être un garçon) mais surtout celui de l’enfant tout-puissant, qui se contente d’énoncer ce qu’il veut. La coupe de cheveux ponctue le récit ; elle en marque les transitions majeures vers son centre violent, la destruction des manuscrits. Cet être violent, bruni, masculinisé… (être est chez moi une simple expression littéraire qui correspond au plus-de-jouir de a), l’être est nocturne d’abord. Catherine, par stratégie de séduction fait croire à David que la vérité dans cette affaire peut être dichotomique : l’être nocturne serait jouissif, masculin… (« “I’ll only be a boy at night” » 56), l’être diurne serait sage, féminin, bon. Le jour, David ne craint rien, la nuit, par contre, il peut s’inquiéter : « “I’m trying to be such a very good girl, ” she said. ”Truly you don’t have to worry darling until night. We won’t let the night things come in the day” » (22).

Comme dans « Le crépuscule du soir » de Baudelaire où le soir, « l’ami du criminel », met en mouvement les forces de la jouissance, The Garden fera donc d’abord alterner plaisir diurne et jouissance nocturne. Mais cette binarité sera vite dépassée lorsque les choses de la nuit (« “the devil things” » 29) empiéteront sur le jour. La jouissance relève d’un développement continu qui inquiète David lequel ne peut qu’en interpréter les signes. Ainsi ce passage 6 Le ‘u’ anglais se prononce le plus souvent ‘you’ (tu, toi). L’homonymie est ici surtout de l’ordre de l’écriture.

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monologué : « This is not a good sign. She changes from a girl into a boy and back to a girl carelessly and happily » (31) et cherche à se rassurer en anticipant le retour phallique du sens (« everything was free for a time » 31). L’inquiétant surgit pourtant lorsqu’il se rend compte de la nature illimitée du phénomène : « Now she would show the dark things in the light and there would, it seemed to him, be no end to the change » (67). L’inquiétant, le très inquiétant, paraît à David qui comprend que ce qui semble être chez Catherine un simple jeu de plai-zizir (il suffit d’avoir un zizi pour boucher la plaie de l’être), David, et la suite du récit lui donnera raison, le perçoit comme quelque chose de contagieux, d’explosif, qui ne peut être isolé du reste.7 La chose mise ainsi en circulation par Catherine n’est pas coercitive, et son énergie débordera la structure (oedipienne). L’inquiétant, c’est d’abord une parole que je ne peux ne pas entendre ou percevoir ; s’imposant, cette parole exige une réponse et la situation se transforme en communication dont les règles sont dictées par l’Autre (Catherine). Catherine, c’est cette parole qui regarde David droit dans les yeux. Ça le regarde et ça lui parle directement parce que sa part jouissante lui paraît dans Catherine. Cet autre énigmatique et séducteur dont Catherine et le vecteur nocturne puis diurne, déplacera quelque chose en David qui finira par entendre parler cette voix en lui-même.

Ainsi, le travail de la jouissance s’apparente à l’inquiétant puisque Catherine est certes à l’extérieur, mais sa voix résonne à l’intérieur. L’inquiétant n’est-ce pas précisément cette situation d’extimité, où l’on se trouve soudainement placé contre l’étrangeté, tout contre le Mal qu’on désire et qu’on aime : « She stood straight so her breasts pushed against his chest and she said, “Don’t worry, David. I’m your good girl come back again” » (20-21, je souligne).

Ce sont les liens tissés par le verbe poétique qui le mieux la vérité, ici. Ainsi les marques visibles de la différence des sexes (qui riment déjà dans la langue anglaise) riment ici de manière symbolique, dans une sorte de fusion androgyne, laquelle révèle la dynamique pulsionnelle du sein (« breast ») qui pousse contre la poitrine (« chest ») de David.

Cette jouissance érectile et parlante, David va l’assimiler au ravage du feu, emmêlement proleptique du plaisir de destruction et du plaisir de châtiment, placé bien au-delà du feu doux qui hâle la peau : « But he was very worried now and he thought what will become of us if things have gone this wildly and this dangerously and this fast ? What can there be that will not burn out in a fire that rages like that » (21). Dans ce passage monologué où David est placé contre le corps érectile de Catherine, l’inquiétant n’est pas identifié à l’extérieur de soi, dans Catherine comme source irradiant cette séduction du Mal (et du mâle) ; elle est elle-même intégrée dans le processus ; autrement dit, elle semble victime de 7 Il s’agit d’un flux continu (à présent nocturne diurne) qui se manifeste dans le récit sous forme de circulation verbale et énergétique (le mot, la parole comme énergie jouissive) autour d’un trou narratif. A l’instar de l’hyène et son cri (“The Snows…”), ça circule littéralement sur la périphérie du trou.

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cela même qu’elle diffuse. L’énonciation révèle, ici, comment Catherine relève de l’extime, extérieure à David elle lui est en même temps intérieure (Catherinteriority ?). La forme visuelle androgyne, sculptée par la pulsion scopique, est étayée verbalement par l’emploi exclusif de l’embrayeur de personne « nous » (us et we).8

Ainsi, l’énonciation elle-même dit quelque chose sur la jouissance à l’œuvre dans le roman, jouissance scopique qui se joue dans l’axe spéculaire. Les deux personnages aiment (enjoy) se regarder (85).

Le miroir. La pulsion scopique

Dans The Garden, le miroir, objet, s’impose comme nécessité. Catherine ne

semble vivre que dans le miroir ou grâce à lui, comme si toute sa personnalité, à savoir la synthèse subjective, ne se peut réaliser à l’extérieur du miroir. Dès que David regarde ailleurs, notamment Marita, l’autre femme, la rivale, Catherine le vit sur le mode paranoïaque, c’est-à-dire comme « conspiration ». Mais la vraie menace, elle la perçoit dans l’écriture vécue comme trahison.

L’identité est incessamment référée au miroir. Projetée devant soi, elle quitte la sphère du corporel, du séparé… pour revenir, dans le reflet, transformée par le miroir où le corporel est, par retour spéculaire, complété : non plus le sujet divisé, béant… mais deux moi constituant un seul moi : ce que je vois dans le miroir, c’est nous, un moi-nous (43) où les cœurs battent au même rythme (48).

La relation entre les deux passe par l’indifférnce vis-à-vis des autres. Catherine rejette les relations sociales. Catherine inscrit de plus en plus la relation non seulement hors mais contre la dynamique des liens sociaux, puisq’elle ne veut pas que le jeune couple « suive les mêmes règles » que les autres : « “Why do we have to go by everyone else’s rules? We’re us” » (15). Dans la bouche de Catherine, le ‘moi’ et le ‘nous’ sont interchangeables : « “I want every part of me dark” - “I want us to get darker” » (30, je souligne), la visée étant d’évacuer le principe de réalité, le monde des autres (« “That takes us further away from other people” », 30). Pour Catherine l’Autre (en tant qu’ensemble des règles sociales) est l’ennemi contre lequel s’inscrit sa relation avec David. Souveraine, elle ne reconnaît que sa propre loi : (27). Elle n’est pas du côté du discours (de ce qui fait lien social) mais de la puissance simple (unidimensionnelle) de la souveraineté.

8 Outre la ressemblance physique, les deux personnages semblent avoir la même taille, à en croire le narrateur lorsqu’il les décrit debout, les seins de Catherine placés exactement au niveau de la poitrine de David : « Then their lips were together and he felt her body against his and her breasts against his chest and her lips tight against his » (151). L’accent n’est pas mis sur le sein que l’on caresse mais sur le sein que l’on touche avec son propre corps, que l’on ressent fort avec sa propre poitrine, comme s’il était question de se l’approprier : « The young man put his arms around the girl and held her very tight to him and felt her lovely breasts against his chest and kissed her on her dear mouth » (18).

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L’identification est telle que David, après s’être coupé les cheveux suite aux injonctions de Catherine, se regarde dans le miroir de poche (de sac ?) de Catherine ; il est donc clair, ici, que se regarder dans le miroir de Catherine c’est percevoir l’image de Catherine à la place de la sienne. Ce sont les yeux de Catherine qui le regardent dans le miroir, lesquels yeux le perçoivent comme fille, comme Catherine, justement. La relation imaginaire où trône la belle et cruelle sensualité de Catherine s’inscrit contre l’Autre :

“You know you must never worry about me because I love you and we’re us against all the others. Please kiss me,” she said. He kissed her. “You know I haven’t done anything bad to us. I had to do it. You know that” (37, je souligne).

Dans The Garden, l’étoffe de la jouissance, jouissance de l’androgyne, ne

relève pas tellement du contenu narratif. C’est la texture même du discours du narrateur ou du personnage qui donne à cette jouissance sa forme. Ainsi les mots de Catherine que l’on vient d’entendre. L’emploi des embrayeurs de personne est digne d’attention. Le pronom « tu » est utilisé deux fois de suite et il en de même de « moi » / « je » qui suivent immédiatement. Emerge ensuite le double emploi de « nous », rigoureusement cadré par « toi » (ou « tu ») et « moi » (me). L’emploi des embrayeurs atteste en soi de l’emprise de l’imaginaire, lequel tire sa force de l’opposition (paranoïaque ?) aux autres. Dans la structure verbale même, se donne à entendre le silence de David, présent comme simple pronom grammatical, c’est-à-dire absent comme voix, se contentant ainsi d’obéir aux injonctions du Moi triomphant de Catherine. Ainsi l’impératif qui l’absentifie : « ”Kiss me,” she said. He kissed her ». Il est présent comme objet actif et comme sujet passif qui convertit de manière exacte, parallèle, la parole de Catherine : kiss me / he kissed her.

La fusion physique mortifère qui marque le premier énoncé imprègne surtout la deuxième partie de l’énoncé : You, I, us, I, you. Structure syntaxique en chiasme (you / I ; I / you), la structure spéculaire même, le reflet inverse. Entre les deux, à la jonction même le nous jouissif : us.

De l’image à la voix

Contrairement à David, Catherine n’est pas du côté de l’écriture ; elle est du côté de la parole ; elle est cette voix qui, continûment, tout contre parle à David de David ; pulsionnelle, cette voix, portée par la toute-puissance de la pensée, jouit de lui.9 Catherine est le souffle qui anime les dialogues. Elle est maîtresse 9 N’est-ce pas cette voix de femme qui est convertie en silence de la lettre dans le récit enchâssé ? J’ai montré dans ma lecture de l’omission dans Hemingway que l’omis c’est fondamentalement la mère. J’ajoute ici que c’est la voix de la mère qui est omise (silenced, serait plus approprié).

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du champ énonciatif. Sa voix envahit David, l’endort et l’empêche de parler : « ”You don’t have to talk. I’m only telling a story to put you to sleep” » (29). Sa parole toute-puissante absentifie radicalement David lors du violent échange avec Marita où, bien que présent, il n’est qu’objet de discours ; et pendant la durée de toute la scène, où David est vitupéré par Catherine, le narrateur, par le jeu du silence même, suggère fortement la présence bien absente du personnage mis à mort dans l’énoncé et tu dans l’énonciation.10

On le voit, dans ce roman, la jouissance n’est pas de l’ordre du signifié (le narrateur ne décrit pas l’acte sexuel où Catherine est censée être le garçon et David la fille—il ne vise pas le vraisemblable) ; elle est de l’ordre de l’énonciation verbale, de la voix, notamment la voix de Catherine, qui continûment parle à David de son désir tout en l’avertissant de la portée « dangereuse » de l’enjeu, selon lequel leurs identités sexuelles changeront. Catherine énonce son projet dès le début (12) ; mais changer son identité de fille, c’est par là même changer l’identité de David. Le narrateur ne donne presque aucune indication sur le sens factuel du changement. Du coup, la vérité ne relève pas du langage descriptif, mais de la parole, parole performative (et, ici, perforatrice !) qui évacue l’arbitraire du signe, lequel signe est réifiée par la puissante pulsion sexuelle. Ainsi cette parole, elle-même jouissive, qui se fait entendre pendant l’acte sexuel (dont la visée réaliste est brouillée), et qui montre jusqu’où Catherine est du côté de la toute-puissance de la pensée, et jusqu’où l’être est soumis au faire verbal :

“Now you change. Please. Don’t make me change you. Must I? All right I will. You’re changed now. You are. You did it too. You are. You did it too. I did it to you but you did it. Yes you did. You’re my sweet dearest darling Catherine. You’re my sweet my lovely Catherine. You’re my girl my dearest only girl. Oh thank you thank you my girl—“ (56).

La jouissance n’imprègne pas les faits eux-mêmes mais la langue qui se parle

(la pure voix de Catherine) et celle qui en parle (le narrateur extradiégétique). Ainsi le sein. Chez Marita, la femme tendre, le sein est nourricier. Le sein de Catherine relève d’une sensualité jouissive. Et avant d’être placé dans l’entre-deux-seins et opter pour la tendresse (laquelle se substitue à la sensualité), David hallucine le sein envahissant de Catherine lorsqu’il en perçoit « l’obscure courbure » (« the dark rise of her breasts » 47) ou lorsque sa main se ferme sur sa « dure fraîcheur érectile » (« the hard erect freshness between his fingers » 17). C’est la qualité qui est soulignée non l’objet en soi, grâce à la tournure synecdoquique qui donne plus d’ampleur à l’attribut. Ainsi se trouve mis en valeur non pas le sein en tant que tel (selon les modalités du langage descriptif)

10 Cf. « The Short Happy Life of Francis Macomber », où Francis est placé dans la même situation par sa femme Margot.

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mais le plus-de-jouir qu’il produit, le supplément pulsionnel capté dans l’image verbale (selon les modalités du langage poétique).11 Et lorsque le narrateur, chose rare, consent à mentionner l’acte sexuel, le contenu narratif ou descriptif reste vague et ne crée nul effet de réel :

He had shut his eyes and he could feel the long light weight of her on him and her breasts pressing against him and her lips on his. He lay there and felt something and then her hand holding him and searching lower and he helped with his hands and then lay back in the dark and did not think at all and only felt the weight and strangeness inside and she said, “Now you can’t tell who is who can you?” (17, je souligne ).

Par-delà le his de la jouissance phallique, se fait entendre le hiss de la lettre

jouissive au féminin. C’est l’énonciation textuelle qui capte l’intensité de la jouissance, celle-ci passe dans le travail de la pulsion (l’on peut parler, ici, de la poussée du sein [« her breasts pushed against his chest »]), dans la répétition allitérative ou consonante du phonème, dans le jeu de la rime et de la paronomase, dans la synecdoque de nouveau, mais aussi dans la tournure sylleptique : « l’étrangeté en lui » ressentie par David désigne simultanément deux signifiés, à la fois une jouissance fétichisée (un corps étranger pénétrant son corps) et une autre jouissance d’ordre intérieur. Et cet intérieur-là est marqué par le silence puisque la pensée de David, nous dit le narrateur, se suspend. Jouissance qui tire du côté du silence, de l’étrangeté de la mort.12 Et puisque la structure du récit dit, chez Hemingway, la vérité du sujet, une tournure sylleptique de même ordre sera utilisée une seconde fois, plus tard dans ce récit marqué par le crescendo de la jouissance : non plus la « strangeness inside », cette fois-ci, mais une « desperateness inside ».13

La jouissance reste diffuse et s’énonce à travers des qualités qui ne peuvent être fixées par l’objet ; seule la lettre peut, peut-être, en fixer le flux étrange, désespéré. Catherine, loin d’être le personnage psychologique, voire

11 D’ailleurs ce sein, David ne cesse de l’incorporer sur le mode hallucinatoire, à travers des objets métonymiques : l’œuf de Catherine, dont la forme en soi évoque celle d’un sein érectile, justement, est avalé avec son énergie (sa chaleur…. ?). Aucune trace n’en subsiste : « [As] her egg was in danger of getting cold he ate it too, swabbing the flat dish clean with a piece of the fresh baked bread » (43). Puis ailleurs il boira sans s’en rendre compte immédiatement le verre de Catherine (66). On est bien ici du côté d’une identification imaginaire (c’est-à-dire avec une image extérieure à moi qui me vient, que je fais venir à moi). L’identification concerne ici le corps de la femme. 12 Hemingway, champion non pas de boxe mais du mot juste, n’utilise pas le terme « strangeness » incidemment. Le champ dénotatif du terme est très précis en anglais : « Strange stresses unfamiliarity and may apply to the foreign, the unnatural, the unaccountable » (The Merriam-Webster Dictionary of Synonyms and Antonyms). 13 Desperate désigne ce qui est dangereux, violent, hors la loi (The Concise Oxford English Dictionary). Et le narrateur d’adjoindre à l’ambiguïté de l’énoncé une ambiguïté supplémentaire : « It had gone further » (56).

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biographique dont parlent les critiques, est un lieu structural par où passe cette strangeness et desperateness extimes.

La jouissance de Catherine est vécue comme animalité phallique. Les cheveux à présent très courts de Catherine soulignent les traits phalliques sculptés du visage ; les cheveux, animalisés par la comparaison avec la couleur fauve (« tawny » mais aussi, comme elle le dira elle-même : « ”I’m lion color” » 30), sont maintenant comparés à un jeune bouleau : « Her face had never been so dark and her hair was like the bark of a young white birch tree » 81). Si bark rime avec dark, c’est pour faire entendre quelle jouissance obscure imprègne la lalangue : birch, c’est la verge, le fouet.14 Qui plus est, dans ce jeu érotico-tragique, Catherine, cédant son propre nom à David, s’octroie celui de « Peter » et non de David, non pas pour inscrire une forme d’altérité dans la relation, mais pour charger la langue d’un supplément de jouissance, contournant, là encore, l’arbitraire du signe (17). En anglais américain, « peter » désigne le phallus (au sens courant de l’expression). ce qui reste à David, à présent Catherine, c’est le cut de Catherine, déchirure du mal qui insiste. Peter parle de la continuité de la jouissance : forever / not over. D’ailleurs la jouissance est liée ici au mal (au double sens de l’expression) :

During the night he had felt her hands touching him. And when he awoke it was in the moonlight and she had made the dark magic of the change again and he did not say no when she spoke to him and asked the questions and he felt the change so that it hurt him all through and when it was finished after they were both exhausted she was shaking and she whispered to him, “Now we have done it. Now we really have done it”. (20)

L’inquiétant est du côté de cette jouissance du mal perçue comme une force

verbale jouissive qui relève de la toute-puissance magique de la pensée et du verbe, laquelle s’approprie le corps de David abandonné. Lorsque se manifeste la jouissance de l’Autre, David « meurt ». Non seulement il reste silencieux pendant l’acte, mais, en plus, tout se tait en lui puisque la pensée elle-même se suspend. Il ne conçoit de jouissance que mort. Et cette jouissance de mort passe par la jouissance de l’Autre : l’Autre primitif—Catherine en jeune guerrier, en animal prédateur, là où David est la proie consentante, soutenant la jouissance de l’Autre.

Le Colonel, qui fait partie du paradigme du père symbolique chez Hemingway (le major, le comte, etc.), surgit de nulle part pour y retourner juste après avoir fait passer dans le récit un principe qui relève de l’éthique. Celui d’un surmoi complaisant. Les pères, dit-il à David, « ne valent rien », que ce soit l’oncle de Catherine ou son père suicidé. Non seulement le Colonel comprend le 14 David sera pour ainsi dire fouetté verbalement par Catherine lorsque la tension de la jalousie éclatera à la fin. Elle parle de lui comme si elle l’avait toujours connu, alors qu’ils ne ce sont rencontrés que depuis quelques semaines. Là encore, ce n’est pas l’effet de réalité qui est visé.

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manège du duo et en perce le secret érotique, mais, comme par hasard, c’est bien lui qui démasque Catherine dans le musée de Madrid, laquelle Catherine, déguisée en garçon, regardait les tableaux, dit le colonel, tel le « "jeune chef d’une tribu guerrière” » contemplant « Léda et le cygne » (62). Le Colonel ne donne pas un coup d’arrêt mais un coup de pouce à la jouissance. A Catherine il dit : sois davantage obscure ! (65).

Catherine n’est pas un personnage psychologique. Et dans le roman, l’action n’est pas soumise à la psychologie du personnage. Ce n’est pas le trait de caractère qui intéresse Hemingway, mais le trait unaire. Catherine est une suite d’actions toutes centrées sur la jouissance. Elle est le lieu géométrique de la jouissance, laquelle diffuse l’inquiétant en ne cessant de répéter à David qu’il ne doit pas s’inquiéter. Jouissance de la femme fatale, de la mère non nourricière, mais aussi et singulièrement jouissance du guerrier, jouissance du frère, « comme un frère, comme un amant », disait H. James.

Les frères

Catherine ne se contente pas de ressembler à David à travers la combinatoire métonymique (cheveux, peau, vêtements, etc.), ni à travers le renversement des rôles sexuels ; elle cherche aussi à inscrire la relation dans une rivalité de frères. C’est Catherine, en prédateur, qui va chercher Marita et l’amener comme pur objet (regarde ce que je t’ai amené, dit-elle). Marita est le plus-de-jouir que Catherine va mettre en circulation dans sa relation avec David pour alimenter la jouissance à l’œuvre en faisant de Marita un objet dans le duo. Or, Marita n’est pas qu’objet. Peu à peu elle prend la place de sujet dans la relation, notamment en devenant la lectrice et protectrice des manuscrits. À la jouissance de l’Autre (Catherine), sera progressivement substitué le désir de l’Autre (Marita).

Marita, elle, se maintiendra dans le rôle réconfortant de l’admiratrice qui soutient la jouissance de l’écrivain comme Maître, tout en gratifiant ses plaisirs. Catherine, elle, rentre en rivalité contre l’image de l’écrivain telle qu’elle paraît dans les comptes rendus critiques heureux, collectionnés par David. Elle n’aura aucun mal à révéler ce qu’elle appelle « l’obscénité » de telle jubilation narcissique et masturbatoire (elle accuse David de lui être « infidèle » avec ces « clippings »). Mais la jalouse cruauté de Catherine s’exerce surtout contre le travail de l’écrivain. L’activité d’écriture, qui met en jeu la jouissance phallique, est vécue par Catherine sur le mode de la privation puisque pour elle il n’est de jouissance que de l’Autre, c’est-à-dire la sienne. Du coup, elle ne reconnaît que le “récit” consacré par David à leur propre histoire et dont l’écriture a été suspendue, le temps d’écrire une nouvelle sur son père, puis une autre, surtout, dont l’écriture s’impose à David. Catherine ne se contente pas de fustiger ces nouvelles qu’elle considère comme de piètres « vignettes » ou « insipides anecdotes » (210) et David un impuissant et « un imposteur », tout comme son

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« canaille de père, le poivrot » (ibid.). Elle finit par brûler tout bonnement ces deux nouvelles que David vient de terminer, toutes deux orientées dans leur contenu narratif vers le père. Une question majeure se pose alors : quel est la fonction de l’écriture, ici ? Peut-elle se dresser comme barrage contre l’Autre ? et si oui, ce barrage est-il suffisant ?

Jouissance et écriture

Le barrage de la lettre

Complaisamment impuissante, la parole de David ne peut faire barrage à la

jouissance de Catherine, dont il est, au contraire et paradoxalement l’objet. David lui cède tout puisqu’il commence à croire tout ce qu’elle lui dit sur son identité et sur sa jouissance. L’écriture est le seul lieu (à entendre littéralement) qui lui permette de garder intacte une part de lui-même, et cette part vivante en lui n’est telle que grâce à l’écriture ; elle est intouchable par la jouissance de Catherine :

Once he started to work he wrote from an inner core which could not be split nor even marked nor scratched. He knew about this and it was his strength since all the rest of him could be riven. (183)

Il n’est sujet vivant, c’est-à-dire sujet du désir, que dans la fiction ou plutôt

par elle, là où dans le récit enchâssant (R1) il est absentifié par la parole toute-puissante de Catherine. Ecrire, c’est devenir. Et dans ce roman, le réel n’est pas fixe ; c’est une énergie qui se déplace et, ce faisant, investissant la fiction, réelise celle-ci, tandis que la réalité matérielle, elle, perd ses qualités réelles (174). Le narrateur extradiégétique donne à la fiction enchâssée de David une portée réelle, notamment par l’emploi de tournures sylleptiques originales qui nous font passer du récit enchâssant au récit enchâssé comme s’il s’agissait de la même réalité matérielle.15

Si dans The Garden la réalité est une construction, l’écriture, tendue vers la vérité, est une déconstruction symbolique de soi (107). Lorsque David se met à écrire, il devient réel et alors il ne croit plus la voix de Catherine mais croit en

15 Le signifiant « sun », par exemple, renvoie simultanément au récit enchâssant et au récit enchâssé : « When the sun rose out of the sea it had, for him, risen long before… » (138). Le « he » est également sylleptique renvoyant simultanément à David et au personnage dans le récit enchâssé, lui-même dénommé David. Surtout, comme Catherine qui vit à l’extérieur d’elle-même…, la jouissance de l’écriture, jouissance de la lettre qui dégage David des contraintes du principe de réalité et de l’angoissante jouissance de l’Autre dont Catherine est le relais, paraît dans cette position d’extimité : il est dans l’histoire et à l’extérieur de l’histoire ; il se voit agir (d’où pertinence de la syllepse) ; il est David et David, il est le père qu’il écrit.

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l’histoire où il vit littéralement : « He was completely detached from everything except the story he was writing and he was living in it as he built it » (128).

L’écriture de cette nouvelle, tournée vers le désir d’élucidation du père, a été reportée plusieurs fois (93). Son écriture ne démarre concrètement que lorsque Marita arrive et s’installe dans la relation comme supplément de jouissance. Et la logique du supplément met en mouvement l’inquiétant puisqu’elle ne reconnaît que l’encore dont elle se nourrit. Et comme le laisse entendre la structure du récit, la jouissance en question ne se peut satisfaire vraiment que dans la mort érotisée, non pas la petite mort mais son au-delà, à savoir le suicide, un suicide à deux. (D’ailleurs, selon David, Catherine, seule, sait comment l’histoire, qui se joue dans R1, va se terminer, 108.)

Ecrire, c’est faire rimer l’inquiétant (worry) avec la fiction (story), ou, plutôt, musiquer l’inquiétant en le diluant dans l’écriture qui, irrémissiblement, s’inscrit dans la répétition : « So you worked and now you worry. You’d better write another story » (108). Car écrire, c’est oublier Catherine (42), refouler la féminité excessivement à l’œuvre dans R1 (146), et construire un idéal qui serait au-delà des attaques verbales de Catherine.16 Cette certitude de la puissance idéale de l’écriture s’impose surtout avec force dans la scène suivant immédiatement celle où David, l’homme et l’œuvre, subit la violente vitupération de Catherine (210) : « Nothing can touch you as long as you can work » (211), se dit David. Ainsi, il s’agit d’un barrage qui doit être dressé continûment contre le flot de la jouissance de la femme toute-puissante qui, sans discontinuer, parle en David, et, du fond de lui-même, l’appelle et le séduit. L’inquiétant que l’écriture inlassablement transforme en lettres, est cette voix qui inlassablement parle de la mort qu’elle fait paraître comme seule issue au crescendo infernal de la jouissance, déjà mis en place. L’inquiétant relève d’un va-et-vient continu ; et dès que le barrage de l’écriture est levé, son flux fait retour : « Everything that he had locked out by the work came back to him » (108, je souligne).17 La lettre chez Hemingway rime, comme la pulsion, avec répétition. L’écriture, par nécessité, s’inscrit dans une continuité absolue : « ”Que vas-tu faire maintenant ?” », lui demande Marita, « “terminer cette histoire puis en commencer une autre” » (152). Ecriture et vérité de la jouissance

Ainsi, l’écriture est présentée dans sa visée énonciative. Ecrire est un acte par lequel David fait face à des difficultés d’ordre littéraire (au sens canonique de

16 Dès que la voix de Catherine parvient à se faire entendre, David ferme et enferme soigneusement le manuscrit comme s’il y avait une causalité entre les deux actions (78) 17 « Lock out », quasiment intraduisible en français, n’est-ce pas un terme adéquat pour dire l’inquiétant : c’est mettre à la porte ; enfermer dehors ; mais pas chasser définitivement. Ainsi, il s’agit de quelque chose qui est maintenu indéfiniment sur le seuil, tout près, prêt à se montrer.

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l’expression), lesquelles difficultés ont été reportées pendant des années (123). Mais cette littérature soumet rigoureusement l’esthétique à l’éthique. La nouvelle en cours (que je désigne par le terme R2) s’évertue à élucider le père et à inscrire par là même la vérité du sujet dans le désir de l’Autre. En ce sens, écrire équivaut à grandir, mais grandir par répétition : « Grow up again and face what you have to face » (211). Il s’agit d’une épreuve de vérité ; d’ailleurs, dans la fiction enchâssée, la jouissance fait retour mais transformée.

L’intrigue se développe autour d’une chasse à l’éléphant en Afrique, entreprise par le père de David et Juma son ami africain, idole de David. Et c’est David, ici enfant, qui repère la trace de l’éléphant et met les deux adultes sur la bonne voie (qu’ils n’auraient jamais trouvée sinon). David, torturé par un surmoi culpabilisateur, regrette douloureusement d’avoir ainsi trahi son frère, l’éléphant. Les deux chasseurs abattent l’animal, et c’est Juma qui donne le coup de grâce en lui tirant une balle dans la tête. Ainsi, dans R2, il est question, par antithèse, d’un domaine d’hommes, le domaine des pères comme chasseurs où David n’est que le spectateur de ce qui semble être une initiation ratée. Le barrage de l’écriture dressé contre la féminité à l’œuvre dans R1, est inhérent à R2 puisque aucune voix de femme ne se fait entendre dans le récit. Mais la voix féminine passe dans la voix de l’enfant qu’est David, là encore situé dans une position dialectique d’entre-deux, à la fois proche des pères et opposé à eux. A l’instar de toute la littérature athlétique d’Hemingway, la chasse parle d’autre chose, ici, de la chose paternelle.

« My father doesn’t need to kill elephants to live » (181), se dit David. L’action du père s’inscrit dans la même logique de l’au-delà du plaisir que celle mise en jeu dans R1 par Catherine. La nouvelle rend manifeste la jouissance du père comme tueur. C’est donc la vérité de cette jouissance qu’elle tente d’élucider, éclairant par là la position subjective de David dans la structure. Le père et Juma semblent unis par un secret tendancieux et ordurier (« they looked as though they had a dirty secret ») ; mais leur unité paraît surtout dans ces objets métonymiques que sont l’arme à feu et l’alcool, jouissance du feu tendue par la violence et vers elle.

Chez Hemingway, ça se joue de l’Autre à l’Autre ; de la jouissance associée de manière métaphorique puis factuelle au ravage du feu dans R1, à l’éjaculation de l’arme à feu dans R2. Et si le barrage de l’écriture est dressé contre la séduction de la sirène dans R1, à l’intérieur même de R2, un barrage symbolique est dressé contre le père. C’est que le récit met en scène non pas le père symbolique, père qui serait placé au-delà de la jouissance, mais le père réel en tant que père phallique pulsionnel, travaillé par la jouissance du meurtre. Père « bestial » (157), dira Catherine après avoir lu furtivement le manuscrit. Il s’agit d’un père dont David dit plus tôt qu’il n’était pas vulnérable et que seule la mort pouvait le tuer. Croisement avec le père de Catherine qui se suicide dans sa voiture. Le père serait donc intuable, un père pré-oedipien qui ne cède pas sur sa

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jouissance et ce jusque dans sa mort. Cette figure qui s’impose dans R2 est constituée par Juma et le père de David.

Le triomphe et le prestige du père paraît dans la possession des défenses incroyablement longues, arrachées à l’éléphant mis à mort (une lecture textuelle serrées montre que ces défenses sont liées aux seins de Catherine), et portées par une petite horde sous ses ordres ; elles seront converties en objets de jouissance par le père. Ainsi Juma : « If they kill him Juma will drink his share of the ivory or just buy himself another god damn wife » (181).

L’on comprend mieux la rhétorique de l’inconscient dans le récit enchâssé. La jouissance des pères doit être orientée vers l’animal. C’est pourquoi, par-delà la fonction expressive du langage, toujours trompeuse chez Hemingway, l’on comprend pourquoi c’est David lui-même qui met les pères sur la voie de l’éléphant : par là l’enfant sans défense tâche de placer entre lui et la jouissance du père un objet sur lequel se déchargera la pulsion paternelle. Dans R1, David alimente par le corps propre la jouissance animalisée de l’Autre (Catherine est un lion). Dans R2, c’est par le truchement de l’objet métonymique mis sur la voie des pères que David dévie le cours implacable de la dyade pulsionnelle. Et il a bien raison, car dans ce monde archaïque, Juma, chef de cette petite horde, ne se contente pas de tuer l’éléphant mais d’en jouir :

Juma had come up limping and bloody, the skin of his forehead hanging down over his left eye, the bone of his nose showing and one ear torn and had taken the rifle from David without speaking and pushed the muzzle almost into the ear hole and fired twice jerking the bolt and driving it forward angrily. The eye of the elephant had opened wide on the first shot and then started to glaze and blood came out of the ear and ran in two bright streams down the wrinkled gray hide. (199)

Juma, blessé par l’éléphant, prend l’aspect du père monstrueux et castrateur,

dont l’aspect effrayant est surtout souligné par son mutisme : et c’est avec le fusil arraché à David violemment et sans mot dire, sans médiation aucune, qu’il tue l’éléphant. Le corps n’est plus, ici, que l’œuvre de la pulsion de mort et la pulsion sexuelle qui, en silence, se donnent à voir. Toute parole se retire. Et cet en-deça de la parole n’est pas la conséquence unique du mutisme courroucé de Juma ou du silence du père de David (soudainement placé dans les coulisses silencieuses). La scène, en effet, dans sa totalité est marquée du sceau du silence dans ce territoire qui dit déjà le temps originaire. Même les coups de feu, pourtant deux fois tirés, le narrateur ne les donne pas à entendre mais à voir dans leur effet : épiphanie de la cruauté se manifestant dans l’œil soudainement écarquillé de l’éléphant (« the eye … had opened wide ») puis dans le sang qui ruisselle (« bright streams ») sur une peau qui, sur le mode onirique, déguise et révèle le sujet (« gray hide »).

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La seule vraie pénétration dans le récit, présentée ici par déplacement, est l’œuvre du père primitif. Mais le fusil enfoncé dans le trou de l’oreille,18 n’est-ce pas la mise en scène (dont seul le travail de l’écriture et du rêve semble capable) de celle subie par David dans R1, laquelle aboutit au coup de feu mortifère : l’autodafé des manuscrits, en rappelant que la pénétration est surtout celle de l’oreille envahie par la parole toute-puissante et magiquement performative de Catherine ?19 (Et ce que l’on entend, par léger glissement paronomastique, dans « elephant », souvent associé à l’adjectif « old », c’est bien le elf diabolique mis en mouvement dans R1 par Catherine, laquelle est surnommé précisément Devil.)20

Le récit est ainsi pris en tenaille par la violence de l’Autre séducteur. Dans le dialogue qui suit le meurtre, David tente de verbaliser ce qui est pour lui une « boucherie », d’humaniser le père et de le faire s’inscrire du côté de la Loi en l’interrogeant sur le sens de cette jouissance. Autrement dit, il cherche à faire se dissocier par la parole jouissance et loi. Mais cette tentative de faire soumettre la jouissance à la Loi du désir, échoue. Et ce n’est même pas l’échec du dialogue qui clôt le récit, mais bien la fête dyonisiaque des pères, ces jouisseurs « déjà légèrement ivres et en passe de l’être davantage » (202).

L’écriture est ainsi quête de vérité sur le père, mais surtout confrontation et tentative de symbolisation de sa jouissance avec laquelle se confond le sujet. Mais le plus dur, se dit David, n’est pas seulement d’écrire un récit mais de le terminer (108). Qu’en est-il du circuit symbolique dans le récit enchâssant ? Et peut-on lire The Garden comme un roman achevé ?

Conclure, c’est se libérer. 18 Situation qui rapproche David de l’éléphant : l’œil (eye / I) exprime toute l’intensité de cette pénétration mortifère, celle-là même que David subit dans R1. La jouissance de l’Autre se manifeste par le feu dans R1 et dans R2. Motif récurrent chez Hemingway. Pour jouissance et feu, lire « The Battler », « Big Two-Hearted River », « Now I Lay Me », « In Another Country » où les traces de telle jouissance sont visibles. 19 La pénétration de David par Catherine passe par l’oreille comme on l’a vu plus haut. Le mot performatif, c’est le mot-matière. C’est dans l’oreille que ça joue chez Hemingway. L’oreille est l’orifice constamment envahi par la voix et la parole sauvage qu’elle véhicule (Catherine, ici, le cri de l’Indienne, du lion, de la hyène… ailleurs). Dans R1 le loup de mer, c’est aussi et surtout la voix grave, la voix mâle. Voix à apprivoiser par la pêche-écriture, bar-voix qui envahit le canal. Percevoir la texture verbale, la polysémie ici sur bass et canal, c’est se rendre compte que l’essentiel chez Hemingway n’est pas du côté de l’effet de réel mais de l’effet de vérité. Le canal, c’est le conduit par où passe la matière ou l’air. Ecrire, c’est dégager le canal, évacuer ce qui bloque la voix, empêche de parler ; c’est hem and haw (hem-ing-way). La pêche se fait dans la gorge, lutte contre un poisson-voix, un objet-voix qui vient de la mer pour envahir le canal, qui vient de l’autre côté, cet autre côté que je ne peux qu’entendre, surtout la nuit lorsque je me réveille. Heard et hurt ne sont pas liés que par la paronomase mais par la structure : ce qui passe par l’oreille fait très mal. La “violence tragique” qui circule dans un va-et-vient entre pêcheur et poisson est la jouissance même qui court dans la texture du récit, et qui mène vers l’oreille explosée de l’éléphant. De la voix à l’oreille. 20 L’association entre l’éléphant et la lune marque déjà l’animal du sceau de la féminité. Mais divers liens (micro-)textuels le rapprochent de Catherine, déjà animalisée dans R1, ou de Marita plus tard.

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R1, tendu par la cruelle sensualité de Catherine, est orientée vers sa

disparition ou un suicide à deux, seule satisfaction possible de cette faim insatiable à laquelle David finit par s’identifier.21 Il a été question un moment d’envoyer Catherine en Suisse pour être soignée, mais aucune suite n’est donnée à la proposition. Chez Hemingway (comme chez Toni Morrison) ni la folie ni la jouissance ne peuvent être enfermées ! elles peuvent tout juste être enfermées dehors (« locked out »), là où elles se maintiennent devant le seuil. Ainsi, si Catherine disparaît du champ narratif elle reste dans le hors-champ. D’ailleurs, l’on aurait pu faire en sorte qu’elle meurt, puisqu’elle tenait à rentrer à Paris en voiture, empruntant ainsi la voie suicidaire de son propre père mort par suicide dans un accident de voiture. Mais David l’en empêche en veillant à ce qu’elle prenne le train. En quoi il s’agit d’une vraie conclusion.

En effet, Catherine se retire de la scène non pour disparaître simplement, mais pour se transformer en l’Autre avec lequel toute relation est à présent médiatisée ; Catherine qui n’aime pas écrire, ne sait pas écrire, laisse, avant de partir, une lettre à David, c’est-à-dire un message codé, médiatisé, interprétable qui se substitue à l’immédiateté pulsionnelle. Catherine, comme l’enfant terrible et merveilleux chez T. Morrison,22 est oubliée au sens précis de l’expression ; elle passe de la parole magique performative à l’arbitraire du signe, mais domine le hors-champ pour continuer d’alimenter l’écriture.

Ainsi, la linéarité du récit, tendue par l’inflation de la jouissance, puis vers sa liquidation symbolique, révèle la vérité de la structure. R1 aboutit à la renonciation à la jouissance par la récupération de la position phallique perdue, par le truchement de Marita qui substitue un sein pour un autre. L’autonomie du sujet apparaît à la fin lorsque Marita prononce deux mots fondamentaux, qu’elle donne en français pour en souligner l’importance : « “We’ll really do it. Toi et moi” » (232). Contrairement à Catherine, Marita, elle, donne une expression structurée à la réalité affective : nous (« we »), c’est non plus la jouissance synchronique de l’androgyne mais la jouissance diachronique inscrite dans une histoire à deux. Le je émerge de cette articulation spéculaire constructive où la ligne temporelle est tendue vers le futur ; triomphe du désir et du sens inscrits dans le champ de l’anticipation.

Si le plaisir cède à la jouissance dans les premiers chapitres, ici, c’est le désir qui vient marquer la dernière partie, et surtout les dernières scènes. Cette autre parole donnée là encore en français, adressée cette fois-ci à Marita, montre jusqu’où la vérité s’inscrit dans le champ symbolique : « ”Elle est bonne la mer,” he said “toi aussi” » (241), puis embrassant ses seins il lui dit : « ”They taste like the sea,” » (241). Le sein a le goût de la mer mais surtout de la bonne 21 Dans un passage de grande lucidité, David comprend que Catherine a besoin d’un ennemi pour tenir, et que l’ennemi le plus proche d’elle c’est elle-même (193-194). 22 Pensons surtout à son roman Beloved (1987).

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mère. La métaphore animalisante, qui s’énonçait jusque-là du côté de Catherine, fait surface ici mais avec un déplacement radical : Marita est comparée à un phoque : « ”You look like a seal,” David said sitting down beside her on the sand ». « Seal » en anglais, c’est aussi le sceau, le cachet, autrement dit le contrat (242). La dynamique du signifiant fait ainsi entendre la parole pleine se libérant. D’ailleurs, dans le même passage Marita demande à David s’ils sont à présent unis par le nom Bourne—Le nom passe de la jouissance du feu avec laquelle le marquait Catherine (burn) à la naissance du je, qui ne survient qu’avec le retrait de Catherine : l’autre fascinant (you/[u]) ayant chuté, le je peut s’énoncer, et c’est telle naissance qui se fait entendre dans le signifiant : born. Pour mettre davantage en évidence l’accomplissement du sens symbolique, David répond à la question que Marita pose à propos du nom :

“Sure. We’re the Bournes. It may take a while to have the papers. But that’s what we are. Do you want me to write it out? I think I could write that.” “You don’t need to write it.” “I’ll write it in the sand,” David said. (243-244)

mais ce n’est pas cette parole ainsi donnée qui boucle le récit, mais la parole qui s’écrit. la dernière scène montre l’écrivain à l’œuvre, récrivant l’une des nouvelles détruites par Marita.

Conclusion

The Garden n’est pas un roman sur les secrets honteux d’Hemingway ni une

autobiographie déguisée. C’est un roman sur la création artistique prise dans l’entre-deux- jouissance de l’Autre. Contrairement à nombreux récits postmodernes où le savoir, souvent théorique, vient de l’extérieur, préexiste au récit, récit marqué par la prolifération jusqu’à la banalité des références artistiques, par la recherche de liens souvent affectés, voire infatués avec l’écriture, ici, l’écriture relève de l’idéalité puisqu’elle s’inscrit dans un processus d’élucidation (« understanding »), notamment l’élucidation de la jouissance du père. Le roman est par ailleurs important parce qu’il révèle de manière singulière le rapport entre jouissance et création chez Hemingway.

Dans le récit enchâssé, David bute sur la jouissance archaïque, originaire et indifférenciée du Père. Dans le récit enchâssant, la jouissance est également vécue sur le mode du mal—David subit la jouissance de Catherine. Ses cheveux à présent très courts et décolorés sont comparés à l’écorce d’un jeune bouleau : « the bark (of a young birch tree) » ne rime pas par hasard avec « dark », à savoir la manifestation épidermique de la jouissance épidémique (de l’être) à l’œuvre. Chez Hemingway, la vérité se donne à entendre. Bark, c’est le fouet, la verge. L’écriture, dans sa texture mais aussi dans sa structure diégétique, fait

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passer l’au-delà du principe de plaisir. Dans le même temps, cette jouissance est musiquée, pacifiée, inscrite par là même dans le désir de l’Autre. The Garden, comme les textes les plus originaux d’Hemingway, est construit sur un paradoxe productif : ce qui fait mal, ce qui brûle (burn) est cela même qui fait naître et libère. Le healing passe par le hell diabolique de la chose artistique qu’est en grande partie Catherine Hill—l’écriture, comme la salamandre de « Now I Lay Me », traverse le feu de la jouissance mortifère.

Il reste à préciser finalement que cette énergie jouissive entièrement tendue vers la mort était là d’emblée, dans le canal, dans le corps ; et active, elle le sera toujours. Et l’on comprend mieux pourquoi il est question de pêcher le poisson au tout début du récit, et pourquoi la violence tragique qui circule un moment dans la ligne doit chuter à la fin. C’est que la pêche se fait dans un canal qui fait passer quelque chose qui, de l’Autre côté, vient envahir ce côté-ci. Mais le canal ne fait pas passer l’eau uniquement, mais aussi l’air, c’est-à-dire la parole : ce loup de mer tout-puissant, c’est d’abord la voix animâle, parole sauvage que l’écriture tente d’apprivoiser (bass / bass), celle-là même qui se détache du corps de l’Autre primitif dans « Indian Camp ». Celle-ci concerne donc le nom dans R1 et dans R2 mais aussi dans la source créatrice même—Hem-ing-way, c’est d’abord hem and haw. L’écriture comme poétisation du souffle sauvage de la jouissance. De la lettre comme expectoration de l’autre.