Le tort d'être noir dans l'autre République de Kiskéia par Savannah Savary publié au journal Le...

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Le tort d’être noir dans l’autre République de Kiskéia. Le Nouvelliste | Publié le : 19 décembre 2013 Makòn d’enfants. Miroirs de notre société. Zone frontalière de Savanette. Quel avenir leur prépare toutes les élites et classes possédantes haïtiennes ? Par Savannah SAVARY Si l’histoire des peuples et des nations est transmise par la connaissance universelle acquise grâce à la mémoire collective et l’écriture, il demeure qu’elle devient souvent biaisée et désinformatrice au fil du temps, suite à une pitoyable passation des élites en charge de sa rédaction et de sa diffusion. Une écriture juste et vraie de l’histoire d’Haïti s’impose chaque jour un peu plus sur l’isle de tous les paradoxes. Les filles et fils de notre terre seraient alors mieux pourvus pour apprécier notre passé à sa vraie valeur, aussi comprendre les raisons de l’inimitié latente existant entre les peuples des républiques dominicaine et haïtienne. Une séparation géographique et une approche banalisée, superficielle de leur histoire, ne suffit pas pour dégager les destins des peuples de Kiskéia et dire la complexité de leur évolution parallèle. Nous semblons avoir des

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Le tort d’être noir dans l’autre République de Kiskéia.

Le Nouvelliste | Publié le : 19 décembre 2013

Makòn d’enfants. Miroirs de notre société. Zone frontalière deSavanette. Quel avenir leur prépare toutes les élites et classespossédantes haïtiennes ?

Par Savannah SAVARY Si l’histoire des peuples et des nations est transmise parla connaissance universelle acquise grâce à la mémoire collective et l’écriture, ildemeure qu’elle devient souvent biaisée et désinformatrice au fil du temps, suiteà une pitoyable passation des élites en charge de sa rédaction et de sa diffusion.

Une écriture juste et vraie de l’histoire d’Haïti s’impose chaquejour un peu plus sur l’isle de tous les paradoxes. Les filles etfils de notre terre seraient alors mieux pourvus pour appréciernotre passé à sa vraie valeur, aussi comprendre les raisons del’inimitié latente existant entre les peuples des républiquesdominicaine et haïtienne. Une séparation géographique et uneapproche banalisée, superficielle de leur histoire, ne suffit paspour dégager les destins des peuples de Kiskéia et dire lacomplexité de leur évolution parallèle. Nous semblons avoir des

torts immenses que le voisin n’arrive pas à pardonner. Une listeexhaustive inclurait l’envahissement de l’espace international àgrand renfort d’histoires puissantes, notre caractère quasiunique dans les annales de conquête de liberté, nos importantsbrassages ethniques, un héritage culturel immense, un patrimoinehistorique exceptionnel, un talent créateur qui émerveille, desbouleversements sociopolitiques interminables. Nous sommes lamoitié forte et dominatrice par notre résistance et le refuscoriace de s’aligner sur une conformité imposée par la grandefamille des nations. Haïti, d’une manière ou d’une autre,continue à occuper le devant de la scène caribéenne. Par lacomplexité de son tissu social, sa structure étatique nonconformiste, ses malheurs, sa pauvreté économique, ses richessescachées et non exploitées.

Si les Haïtiens dans la grande majorité ne connaissent l’histoire liant les deuxrépubliques que de manière assez floue, les Dominicains, eux, sont bien imbus denotre passé commun. Ce parcours de deux peuples foncièrement différents n’estpas jonché de fleurs mais certainement d’épines.

1605. Sous les instructions du roi d’Espagne, ses sujets del’isle Hispaniola, pour éviter le contact des catholiques avecles contrebandiers hollandais protestants, ont dépeuplé de forceles parties ouest et nord. Des aventuriers Français arrivèrent en1635 et profitèrent du vide pour s’installer sur la partie ouestsans administration et garnisons militaires espagnoles, sur unterritoire retourné à l’état sauvage foisonnant de bœufs et deporcs. Les anciens propriétaires tentèrent de chasser lesfrançais intéressés par les régions côtières et après soixanteans de luttes durent reconnaître leur présence dans le tiersoccidental de l’isle. La rivière du Massacre prit son nom par unmassacre perpétré sur les colons français en 1691. Le traité deRyswick de 1697, terminant la Guerre de la Ligue d’Augsbourg,reconnut la possession française sans délimiter la frontière etconsacrera la division politique de l’isle. Les deux puissancesarrêtèrent les limites de leurs possessions dans l’isle par letraité d’Aranjuez du 3 juin 1777 au palais royal d’Aranjuez end'Espagne. De cette situation particulière sont nés deux États,la République dominicaine à l’est succédant à sa colonie

espagnole et la République d’Haïti à l’Ouest issue de lacolonisation française. Deux États souverains issus d’unedomination coloniale avec des peuples différents vivant unesituation unique au monde.

Les Espagnols tentèrent de limiter les dégâts dans les années1700 et récupérèrent le Plateau central. Ils mirent troisarchanges sur la frontière pour surveiller les « méchantsFrançais de l’Ouest, voleurs de terre » comme pour exorciserl’engouement des sujets de sa Majesté Louis XIV de s’installerchez eux. San Rafael de Las Angustias (des passages) au Nord. SanMiguel de Atalaya (de la Tour de garde) le patron des archanges /Saint-Michel de l’Attalaye à l’ouest, point extrême du territoireespagnol et San Gabriel de Lascahobas au centre. Par le traité deBâle de 1795, la cour d’Espagne cède à la France la partieespagnole plutôt que la Louisiane réclamée par les négociateurs,et cette mesure contre nature déplaît foncièrement à ses sujets.Suite à ce traité, les Haïtiens développèrent la convictionprofonde d’avoir des droits sur l’ancienne partie espagnole.Toussaint Louverture l’applique en 1800 et le général Ferrandcommande la partie orientale alors que les Français sont chassésde la partie occidentale indépendante en 1804. L’année d’après,les troupes haïtiennes tentent de chasser entièrement lesFrançais de l’isle et commet moult exactions sur la populationespagnole et ses biens. Pendant les guerres napoléoniennes, en1809, l’Est redevient Espagnole par la conquête d’espagnolsdébarqués de Porto Rico avec Santiago Ramirez. La populationvivant au nord, zone du Cibao, chassent en 1821 les représentantsde l’Espagne qui faisaient affaire avec Haïti. L’unificationpolitique se fera sous Jean-Pierre Boyer et Charles Hérard de1822 à 1844. Elle a été possible par la demande des commerçantsdu Cibao en particulier et des Dominicains de manière générale.

L’historien haïtien Thomas Madiou rapporte que seulement quelquesmois après l’annexion, certains des plus ardents Dominicainspartisans de l’union l’ont amèrement regretté. Grâce à Juan PabloDuarte, ils vont combattre le régime autoritaire de Boyer maisaussi pour leur indépendance. Pendant 22 années, ils ont connules affres inhérentes à l’envahissement d’un espace par

l’étranger. Imposition de la rigueur de l’administrationmilitaire colonisatrice héritée de la France alors que lescolonies espagnoles étaient gouvernées démocratiquement par lesystème de cabildo, réunion de citoyens et notables qui, deconcert avec le gouverneur dirigeait la colonie. Persécution deleurs intellectuels et clergé. L’archevêque de Saint-DominguePedro Valero a dû s’exiler à La Havane, Cuba. Fermeture de leuruniversité. Abus sociaux. L’inimitié entre les deux peuplesdifférents composant alors la nation haïtienne est telle queRivière Hérard, président du gouvernement provisoire d’Haïti en1843, est obligé de parler espagnol et recourir aux services d’untraducteur aussitôt qu’il traverse la rivière du Massacre. Iltrouve la ville de Santo Domingo quasi fermée. Les familleshaïtiennes ont laissé portes et fenêtres ouvertes alors que lesfamilles dominicaines les gardent closes pendant tout son séjour.L’inimitié entre les deux peuples est palpable, le divorcekiskéien consumé et l’indépendance dominicaine déclarée le 27février 1844.Nous devons mentionner l’essor économique sansprécédent de la République dominicaine pendant l’occupationhaïtienne.

Les historiens dominicains, pour la plupart, se chargent de relater l’horreur liéeaux guerres haïtiano-dominicaines, en exagérant les récits pouvant transmettreet entretenir la haine de leur peuple pour l’Haïtien.

Les rapports entre les deux États furent conflictuels, résultatd’une amertume accumulée et alimentée par quatre guerres quivinrent obscurcir le ciel de Kiskéia. La reconquête du territoirede l’Est n’intéressait pas certains secteurs haïtiens et lesdominicains étaient décidés à défendre leur acquis. 1844.Tentative de Charles Hérard de reprendre possession.1845. 1849.1855. Faustin Soulouque, deuxième tentative sans succès. Nousgardons certains territoires espagnols. Les villes de Saint-Michel, Hinche et Saint-Raphaël. Les controverses des frontièressont rouvertes avec l’armistice de 1856.

L’Espagne se réinstalle en 1861 pour 4 ans, car le général PédroSantana souhaite que son pays redevienne une colonie. L’attitudehaïtienne change, car nous y percevons une menace et le présidentFabre Nicolas Geffrard soutient les patriotes dominicains dans la

lutte pour chasser les Espagnols de leur territoire. Il s’attireainsi les courroux de l’Espagne qui le somma sous la menace d’uncanonnier dans la rade de Port-au-Prince de ne pas s’immiscerdans le conflit. Le 16 août 1865, le général Gregorio Luperóng(déformation de Duperron) rétablit le statu quo ante. Puis, en1868, le président Andrew Johnson tenta d’annexer la Républiquedominicaine dans un premier temps et la République d’Haïtiviendrait ensuite.

Dans ce contexte, les présidents Michel Domingue et IgnacioGonzález signèrent le traité du 9 novembre 1874, dit document dela Très Sainte-Trinité, traité d’amitié, de paix, frontières,commerce, navigation et extradition. Ce traité exceptionnel, l’undes premiers traités d’intégration entre deux pays souverains,marquant le début de relations normales, a été révoqué par legouvernement de Boisrond Canal. La reconnaissance de l’Étatdominicain a cependant demeuré et une négociation menée pourfixer les frontières. L’incident des Pédernales survint en 1910pour des territoires contestés à l’est de la rivière desPédernales et faillit dégénérer en choc militaire. Al’instigation des États kiskéyens recourant à l’arbitrage desÉtats-Unis, une carte utilisée dans la US Navy est déployée en1912 et Papa Mériken impose une frontière.

Les interventions militaires des États-Unis de 1915 en Haïti et1916 en République dominicaine virent Haïtiens et Dominicainsliés par une fratrie, repoussant l’occupant par les armes, maisayant surtout recours à la politique. Les Dominicains surentrejeter en bloc les promesses, trompeuses alors que nousassistions l’envahisseur avec un gouvernement guignol etsubordonné. De 1916 à 1922 la République dominicaine connut lasoumission au régime administratif militaire direct. L’occupationfut plus dure pour les Dominicains mais aussi plus désagréablepour les Américains à cause du refus de collaborer des nationaux.Ils furent unanimes, sous la conduite de monseigneur AdolfoNouel, à réfuter l’occupation et obtinrent en 1922 l’installationd’un gouvernement provisoire dominicain dirigé par Juan BatistaVicini Burgos. Les territoires dominicains furent évacuésentièrement en juillet 1924. Les Haïtiens ne surent pas

constituer un front commun contre la désoccupation et réclamerleur souveraineté par un langage concordant devant la CommissionMc Cormick. L’occupation sera maintenue et aggravée. Le haut-commissaire américain, le brigadier général John H. Russel,ambassadeur américain et commandant des troupes d’occupation,assuma l’autorité de fait.

Le protocole de 1936 révise légèrement la frontière au profitd’Haïti. Elle s’arrêtait à Saltadère. Nous perdîmes Tilory,Castilleur, Mont-Organisé et récupérèrent la rive est du lacAzuéï. Rafaël Léonidas Trujillo Molina demande à Sténio Vincentde déménager les Haïtiens vivant depuis des générations à l’estde la nouvelle frontière. Selon le droit international, ceshommes, femmes et enfants sont devenus citoyens dominicains parannexion. Le droit international public permettait alors ledéplacement des populations. Le président haïtien fait la sourdeoreille. Trujillo perd patience et décide de solutionner sonproblème. L’histoire retiendra une version selon laquelle, sousprétexte de redressement foncier, Trujillo a voulu procéder à unnettoyage ethnique, homogénéiser la population dans cette zonefrontalière et détruire cet embryon de « République haïtienne ».Aux fins de blanchir ses sujets, il fit venir par la suite desEuropéens pour un brassage ethnique des populations. Dans la nuitdu 2 octobre 1937, s'organise un massacre à la machette, desfusils Krag-Jorgensen, des gourdins et couteaux, par les troupes,civils, membres des autorités politiques locales. Pour optimiserles tueries de l’ «opération perejil», le pont principal entre laRépublique dominicaine et Haïti, sur la rivière Dajabon, a étéfermé.

La mémoire chiffre le ratiboisage perpétré par Trujillo entre 15000 et 30 000 morts, la majorité était née en Républiquedominicaine. Les réchappés abandonnèrent toute possession,maison, bétail, plantations. Le gouvernement dominicain s’enappropria et le donna à des colons dominicains. Vincent capituleet s’attire mépris, indignation et colère de ses pairs et desDominicains. L’Internationale condamna la tuerie massive du 2 au8 octobre 1937. En fin de compte, le président américain FranklinD. Roosevelt et le président haïtien Sténio Vincent demandèrent

des indemnités à hauteur de 750 000 dollars, seulement 525 000dollars (8 031 279 dollars en 2011) ont été payés; soit 30dollars par victime, 2 centimes furent donnés aux survivants enraison de la corruption de la bureaucratie haïtienne.

À la demande des sociétés sucrières américano-dominicaines, legouvernement dominicain autorise après filtrage l'arrivée detravailleurs haïtiens. Bernardo Vega, historien dominicain,souligne que les ouvriers haïtiens, les braceros des plantationsde canne à sucre, ne furent pas inquiétés. D'autres massacresseront perpétrés au cours des années suivantes sur les Haïtiensvivant de l’autre côté de la nouvelle frontière depuis desgénérations (zone Dajabon / Banica). Les travailleurs haïtiensmourront également de faim, de froid et du paludisme.

Condamnés à se fréquenter, Haïtiens et Dominicains reprirent deséchanges. François Duvalier et Trujillo étant de la même veinedictatoriale et criminelle, les relations entre les deux pays sedétériorèrent. Incursions dans le territoire dominicain. Viol del’ambassade dominicaine à Port-au-Prince le 26 avril 1963,abritant des exilés haïtiens qui, dit-on, profitaient de lacouverture de cette ambassade pour continuer à mener des actionsdéstabilisatrices contre le gouvernement. Relations diplomatiquesrompues et frontière fermée. Le rétablissement formel desrelations correctes en 1966 trouva indifférence et inimitié entreles deux peuples.

Sous le gouvernement de Jean-Claude Duvalier, les liens seresserrèrent. Duvalier et Guzman signèrent des accords pour unmeilleur voisinage et annonçaient la création de la premièreCommission mixte haïtiano-dominicaine. En 1986 Salvador JorgeBlanco et le général Henri Namphy, chef du Conseil national degouvernement, font des déclarations d’engagement formel à œuvrerau renforcement de l’amitié entre les deux nations. L’embargointernational appliqué à la suite du coup d’État militaire du 30septembre 1991 a été une opportunité économique pour laRépublique dominicaine qui a gardé ses frontières ouvertes. Sousle régime de René Préval, le 18 juin 2000, dans la régionseptentrionale de la République dominicaine, des militairesouvrirent le feu sur un camion transportant des Haïtiens. Six

compatriotes et un Dominicain furent tués et plusieurs autresgrièvement blessés. Selon des témoignages, ces militairescontinuèrent à faire feu sur les survivants. Plus de douze ansaprès le « Massacre de Guayubin», la Cour interaméricaine desdroits de l’homme a rendu public le 29 novembre 2012 un verdictcondamnant l’État dominicain pour avoir attaqué, exécuté etblessé arbitrairement une trentaine de migrants haïtiens en juin2000, dans la célèbre affaire Nadège Dorzema et autres contre laRépublique dominicaine. De plus, la Cour ordonne à l’Etatdominicain de verser 927 000 dollars américains en réparationsaux victimes et à leurs représentants.

Les peuples haïtien et dominicain se fréquentent en bons voisins,mis à part les incidents relatifs aux chocs dus à l’anti-haïtianisme qui ressurgit de manière violente et impromptue enRépublique dominicaine. Le dossier haïtiano-dominicain, sous lapression nationaliste, a connu des dégradations sous laprésidence de Leonel Fernández.

La connaissance des antécédents permettra une approche plusobjective des problèmes sociaux, un traitement plus efficace dessituations conflictuelles.

La susceptibilité des Haïtiens et des Dominicains est issue de leurs différenceshistoriques, culturelles et caractérielles. Elle est la résultante des chocs entre lesdeux peuples de Kiskéia. Les blessures d’amour-propre datent de l’époquecoloniale.

Une compréhension de la cohabitation et l’attitude générale desHaïtiens et Dominicains demande une certaine sensibilité et desrétrospectives d’une nature particulière. En 1802, le Premierconsul commet la bêtise de séparer la colonie française de Saint-Domingue en deux. Il confie le gouvernement de la partieoccidentale aux généraux Leclerc et Rochambeau et la partieorientale aux généraux Jean-Louis Ferrand et François-MariePerichou de Kerverseau. Suite à la défaite de Palo Hincado,Ferrand commet le suicide le 18 novembre 1808 et est remplacé parle général Barquier qui livre la colonie aux miliciens espagnolsaidés des Anglais, débarqués de Porto Rico. En 1809, NapoléonBonaparte renverse Charles IV le Chasseur, roi d’Espagne, et le

remplace par son frère Joseph Bonaparte. Les espagnols d’Amériquealliés de la France devinrent furieux et chassèrent les Françaisde Saint-Domingue.

Dans leur subconscient collectif, les Espagnols n’ont jamaisaccepté le fait français et ses conséquences dans l’Ouest. Ilsnous perçoivent à la manière des palestiniens qui considèrent lesIsraéliens accapareurs de leurs terres après l’installation del’État d’Israël sur plus de la moitié du territoire de laPalestine mandataire (l’État d’Israël actuel plus l’ensemble duterritoire palestinien). Une réalité est incontournable, Haïti etla République Dominicaine sont dans la même situation que leMexique et les États-Unis où les Mexicains traversent lafrontière pour chercher un lavi miyò.

L’Espagnol est solidaire malgré les appartenances à différentesidéologies politiques. Les peuples d’origine espagnole et leursdirigeants ont le mérite de se regrouper et rester unis même dansla diversité. Sectaires, ils perçoivent la présence haïtiennecomme l’éternelle menace à leur barbe et l’épine à leurs pieds.La menace d’invasion haïtienne par les armes a fait placeaujourd’hui à une invasion pacifique d’une force de travail dontle sceptre sert à sceller l’unité dominicaine.

L’ethnocentrisme des Espagnols est une caractéristique dominantedans l’héritage des Dominicains. La perte de la partieoccidentale et l’occupation de leur territoire par la France etla République d’Haïti demeure inscrits en rouge dans leurmémoire. Vers 1890, les Dominicains ont préféré renoncer à desterritoires qu’Haïti aurait annexés de fait, le Plateau centralessentiellement, plutôt que de les reprendre, car les populationsétaient déjà majoritairement haïtiennes. Le fait d’avoir cettepopulation haïtienne noire, allogène, différente, nonhispanophone, vodouisante, en plein pays dominicain, les dérange.

Même si la majorité du peuple dominicain nous considère comme unenation sœur, une part importante de l’élite dominicaine pense queles Haïtiens sont des êtres inférieurs. Obscurantisme. Racisme.Hypocrisie. Rejet de leur appartenance à la race nègre. L’exemplecité par Geneviève Douyon dans son article, Cacher le Nègre,

Eviter l'Haïtien, est explicite : « Du musée de Christoph Colombà Santo Domingo au Centre E. Leon Jimenez à Santiago, les centresde culture et d'histoire dominicaine expriment un inconfort avecun héritage venu directement de l'Afrique ou venu via laRépublique voisine. Dans le musée de la vielle ville,l'importance de la traite des noirs était réduite à sa plussimple expression. Dans le nouveau musée du Cibao, l'on cachesymboliquement les apports reconnus dans une boîte, pour ne lesregarder que par les trous. »

À l’instar de notre culture populaire qui menace leurs rejetonsrécalcitrants d’un dyab la a manjew, les Dominicains inculquent àleurs enfants que les Haïtiens sont des diables déshonorants,maudits, malpropres, analphabètes, et pour leur faire peur,n’hésitent pas à lancer un : « Te llamo un maldito haitiano paracomerte ! Es un brujo, te come ! »

La mémoire d’un peuple se construit par son vécu.

L’histoire moderne de l’Isle Kiskéia (écriture phénicienne pourdire délices de la vie) semble débuter avec l’arrivée desEspagnols en 1492. Les rivalités entre les grandes puissancespour s’approprier, occuper et garder Hispaniola s’étalèrent enturbulences, complètes destructions, euphories et heures degloire. Deux dominations coloniales différentes ont existé pourforger deux États distincts habités par deux peuples absolumentdissemblables possédant chacun une culture, une mentalité et destraditions particulières. L’intelligence recommande de ne pass’aventurer à comparer ces deux États, car ils n’ont derapprochement que celui de partager la même terre.

La colonie française de Saint-Domingue, plus jeune que la colonieespagnole, fut une colonie d’exploitation par excellence. Lamétropole française, par l’entremise de ses poignées, de colonspossédait dans le bassin caraïbe une source extrême de richesses.La Perle des Antilles, assujettie au système de l’exclusif avecpour moteur les bras d’une grande masse d’esclaves importésd’Afrique, produisait des denrées tropicales prisées etappréciées sur le marché européen. La mentalité françaiseesclavagiste, ses visées de domination sur la nature et sa

volonté d’hégémonie absolue sur son entourage social, son espritde créativité et d’organisation, de réalisation, ont forgé unéchantillonnage colonial composé de rigueurs virulentes pour laréussite d’un système érigé sur l’exploitation. Par contre, lacolonie espagnole d’installation plus ancienne, fondée sur ledésir d’installation définitive, d’appropriation paternelle et desymbiose avec la terre, avait dès l’origine constituée une desfondations de l’édifice espagnol réinventé pour l’Amérique. Unepopulation en majorité libre tournée vers la production agricole,l’élevage sur grande échelle, adoptant une nouvelle terre. Unpeuple déterminé à protéger, apprécier, chérir, mettre en valeurcette patrie caribéenne, ce prolongement antillais de l’Espagnepour la création de richesses.

Le temps des colonies a vu ces deux parties vivre une symbiose,une coexistence pacifique pendant tout le XVIIIe siècle. Parl’orientation et la nature de sa production, la colonie françaisene pouvait subvenir à ses besoins alimentaires. La colonieespagnole trouvait un débouché naturel dans la partie françaiseet y vendait régulièrement ses produits.

Après l’indépendance, la masse hétérogène de nouveaux libresn’eut pas la chance de profiter de la clairvoyance,l’intelligence, la sagesse, les talents de gouvernance du Premierdes Noirs. Nous accédions à l’indépendance. Mais la mort del’empereur Jean-Jacques Dessalines atrophia l’opportunité deconstruire une nation productive. Le Nord connut sous la houlettedu Roi Henry Christophe une poussée économique appréciable etsuivit avec sa mort le cours funeste d’autodestruction enclenchéesur le reste du territoire. Alors que les Dominicains par leurculture se préoccupaient d’augmenter la production et favoriserle développement à tous les niveaux, nous nous gorgions de luttesintestines interminables accompagnées d’intarissables discourspolitiques vains et creux. Nous préférons idiotement reproduireles horreurs et les aberrations hérités du système colonialfrançais. Notre attitude semble être calquée sur celle des colonsqui nourrirent un faux sentiment de supériorité par rapport auxhabitants de la partie est, se moquant des ateros, conducteurs de

troupeaux bovins, gens de condition et d’apparence modestes quitraversaient la frontière avec leurs bêtes pour les vendre.

Dans son « Dictionnaire Géographique et Administratif Universeld’Haïti », Tome II, Semexant Rouzier prévoit en 1894 unavancement économique plus important de la République dominicaineen comparaison à Haïti : « Avec le droit de propriété qu’ont lesétrangers, la population s’accroîtra rapidement et sans êtreprophète, on peut prédire que dans un avenir peu éloigné lesDominicains réaliseront beaucoup de progrès. » Haïti achetaitalors pour 140 000 dollars américains par an de la Républiquedominicaine et nous exportions pour seulement 7 000 dollarsaméricains de produits. Suite à l’occupation militaire des États-Unis d’Amérique, les Dominicains entreprirent des effortscontinus pour l’avancement économique et maintinrent uneconstance cohérente dans la conduite de leur diplomatie. Pendantce temps, nous nous enlisions dans la boue de l’occupationmilitaire. Il demeure une réalité certaine: la Républiquedominicaine a mieux mené sa barque pendant ce dernier siècle.Elle est définitivement plus pourvue que nous en richessespalpables.

Savannah Savary

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Deuxième partie

Le tort d'être noir dans l'autre République de Kiskéia

Le Nouvelliste | Publié le : 23 décembre 2013

Si nos élites savaient comment mener le peuple et l’amener àproduire, les Haïtiens seraient aujourd’hui debout et dignes.

L’apport haïtien en République dominicaine, un « mèsi chen, se kout baton ».

Les plantations sucrières américaines nécessitant une main-d’œuvre abondante permirent et encouragèrent la migrationautorisée et clandestine des bras haïtiens plus aptes à manier lamachette. La vanne s’ouvrit lors de l’occupation américaine de1916 pour ne jamais se refermer. La première vague migratoire destravailleurs haïtiens s’effectue en 1918 par l’embauchage légalet illégal des Haïtiens pour l’avancement de l’industrie dusucre. Le massacre de 1937 n’a pas freiné l’emploi des Haïtienspour la fabrication du sucre amer.

Le contrat bilatéral d’embauchage de travailleurs, sous Balaguerautorisant l’immigration des Haïtiens, n’empêchera pas uneimmigration illégale permettant de disposer d’une main-d’œuvredisponible, abondante, bon marché, dans l’impossibilité de sedéfendre. La haine de l’Haïtien est alors mise en veilleuse pourles besoins économiques de la République dominicaine. Uneinvasion bénéfique, car les travailleurs haïtiens remplissent les

tâches ingrates que les Dominicains boudent et contribuent ainsidepuis plus d’un siècle à bâtir la prospérité du voisin. La main-d’œuvre haïtienne est indispensable dans les plus importantsdomaines de l’économie dominicaine. Construction. Plantations.Industrie touristique. Autres branches de l’activitééconomique.L’hypocrisie des nationalistes et de l’État dominicainne reconnaîtra jamais la capacité ouvrière hors norme del’Haïtien et sa supériorité productrice face au Dominicain.

Malgré moult conventions, accords et mécanismes de coopérationentre les deux Républiques, la situation anormale de la force detravail haïtienne en République dominicaine demeure. La dernièredatant de 1996, Commission Mixte haïtiano-dominicaine, lancée parle Premier ministre Robert Malval en 1993, n’a pas réussi àdétrôner l’informel tenace, pour le bien des travailleurshaïtiens émigrés. La présidence de Balaguer verra l’organisationde l’arrivée clandestine des travailleurs haïtiens comme main-d’œuvre dans les entreprises du Conseil d’État du sucre et lescentrales sucrières privées. La situation irrégulière de noscompatriotes permettra des rapatriements arbitraires, violents,abusifs, par l’armée et la police, toutes les fois que lapression de la présence haïtienne dérange et provoque deséruptions de l’opinion publique.

La présidence de Leonel Fernandez a traité la présence haïtienneen République dominicaine avec un excès dépassantl’antihaïtianisme flagrant de Balaguer.

Détournons un instant nos regards de la scène haïtiano-dominicaine pour uneévaluation de la situation générale haïtienne. Toutes les élites portent laresponsabilité du devenir de leur pays. Les élites haïtiennes ont toujours honoréle « je » égoïste et suicidaire au lieu de conjuguer le « nous » progressiste etlibérateur.

Nos « golden years » s’étalent de 1946 à 1957 avec un mouvementde développement économique extraordinaire qui nous auraitprojetés au même niveau que la République dominicaine s’il avaitcontinué. Les journaux de l’époque peuvent en témoigner. L’élitehaïtienne instruite et patriote n’est plus aux affaires depuis1957. Duvalier a brisé cet élan. Le PNB est passé de $77 à $70 de

1957 à 1960. Les années soixante ont vu l'accélération de l'exoderural et des mutations désastreuses qui mèneront à la situationsociale, économique et politique actuelle, dominée par la baissede la production nationale et la surpopulation urbaine audétriment de l'arrière-pays. L'Etat a aussi entamé sa lugubredescente dans le royaume des fantômes au cours des annéessoixante. L'Etat s'effritait de plus en plus sous les pasombrageusement lourds de la dictature et du pouvoir personnel. Lafuite des capitaux, des connaissances, la perte des ressourceshumaines et des opportunités économiques sous la dictature est enpartie responsable de nos déboires.

La misère d’un peuple est due à l’échec et à la démission de sesélites. Cessons de chercher ailleurs les raisons etjustifications de nos tares. Première puissance économique de laCaraïbe au XVIIIe siècle, nous avons rédigé à l’encre d’or despages exceptionnelles de l’histoire. Nous sommes réduitsaujourd’hui au rang de meilleurs clients de La Misère.

Comment est arrivé le déclin ? Le déclin n’est pas venu par lesexactions de la République dominicaine. Le déclin est venu parnous. La vérité ne nécessite ni grands mots, ni analysespointues. Toutes nos élites sont responsables. Nos élites onthérité d’un peuple vaillant. Nos élites n’assument pas lesresponsabilités qui incombent aux élites. Si nos élites savaientcomment mener le peuple et l’amener à produire, les Haïtiensseraient aujourd’hui debout et dignes. Nos élites politiquestraditionnelles, rat do kale totalement dépourvues de conscience,porteuses de toutes les tares mentales des colonisateurs, sansvergogne, s’en vont, dans une sorte de vente au rabais de leurpatrie, quérir aux élections des moyens de financement pour leurcampagne électorale en République dominicaine. Au lieu de créerdes industries, le secteur économique haïtien préfère être lecourtier des Dominicains. Hasco. Cimenterie nationale. Minoterie.Aciérie d’Haïti. Nos entreprises nationales sont liquidées, lesusines transformées en dépôt et le marché ouvert auximportations. Nous importons du sucre et de l’alcool éthyliquealors que nos bras vont chercher un exutoire à la misère enRépublique dominicaine. Nous produisions du textile, nous sommes

vêtus de pèpè. Nous devons habiller dix millions d’Haïtiens.Combien d’emplois pourrions-nous créer seulement dans ce domained’activité ? Combien de tailleurs et couturières seraient à mêmede nourrir leurs familles ? Pourquoi faire venir de l’étrangerdes techniciens de base pendant que nos élites politiques donnentdes armes aux jeunes en lieu et place d’un enseignement leurpermettant d’être utiles au pays ?

L’inconscience de toutes nos élites porte la charge desréactions dominicaines avilissantes et foncièrement racistes surnotre peuple vivant nan panyòl. Nos cris et fausses larmes neramèneront pas les balances de notre dignité aux jours de gloire.Nous aurons beau pleurnicher et piaffer contre les abus etavilissements, rien ne changera la situation de nos sœurs etfrères pas avant que nos élites ne se regardent dans les miroirsde l’humanité et se trouvent laids.Pas avant que nous ayonsl’humanisme et l’intelligence de nous pencher sur cette majoritéen souffrance et livrée au bondieubonisme. L’attitude de nosélites individualists, agrippées à leur petite lampe personnelle,cloîtrées dans une vision définie autour de leur nombrilténébreux où s’accumulent de sordides intérêts personnels enputréfaction, doit laisser la place à une vision constructive.

La responsabilité de l’état miséreux de notre peuple et ladégradation du sol est l’œuvre de nos élites prédatrices qui,depuis plus de 200 ans, n’ont pas su cracher sur les pratiquesancestrales accaparatrices menant à une destruction certaine del’espace et de la société. Les élites haïtiennes et dominicainesn’ont pas su établir les rapports équilibrés souhaitables entrepeuples voisins. Si l’élite dominicaine foncièrement nationalistesemble parfois en désaccord avec l’élite haïtienne, les deux serejoignent dans la prédation et un racisme sélectif pour trouverles chemins d’entente favorable à l’enrichissement de leurscomptes en banque. Leur complicité n’est malheureusement pasorientée vers le progrès de la nation haïtienne, et l’absenced’une prise en charge réelle de la République occidentale par sesélus ne semble pas constituer une inquiétude pour les élites desdeux pays.

Si les conditions d’existence des Haïtiens en Républiquedominicaine sont infâmes et dégradantes, elles permettent demesurer l’horreur qui pousse nos compatriotes à rechercher unmieux-être infime en territoire dominicain. Notre force detravail orpheline est acculée pour le primum vivere à s’exposer àtoutes les maltraitances caractéristiques encourus par une main-d’œuvre pauvre en pays étranger. Nos élites et classespossédantes n’ont pris aucune mesure pour éviter l’hémorragie denos forces vitales. Encadrement de la paysannerie.Investissements dans le domaine éducatif, agro-industriel.Modernisation des structures de production. Des mesures quicontribueraient à reprendre la clé de nos ventres et nous éleverdéfinitivement au rang de nation autonome par l’autosuffisancealimentaire. Aucun changement en profondeur des conditions de viede l’Haïtien ne se fera sans la prise en charge de la productionnationale par les mieux nantis. Par l’agriculture comme secteurde production et de transformation industrielle à grandeabsorption de main-d’œuvre, viendrait la création de richesses etune diminution de la pression migratoire sur la Républiquedominicaine.

Alors que les politiciens traditionnels continuent d' alimenternos luttes intestines au détriment du pays, La Misère avance àgrands pas. La division fait l’affaire des autres, etparticulièrement celle du voisin selon le principe fondamental :« Tout royaume divisé contre lui-même court à sa ruine… »(Mathieu12, 25).La République d’Haïti est devenue une vulgaire provincede la République dominicaine, avec un chiffre d’importations deplus d’un milliard de dollars américains. Une province dépotoir.Une province poubelle. Une province de déchets et de rejets. Uneprovince miséreuse, un marché dernier recours où souvent lesproduits périmés sont posément écoulés avec la déloyale collusionde certains haïtiens. La dégradation des conditions de vie de lapopulation haïtienne constitue une menace de déstabilisation pourla République dominicaine avec ses conséquences.

Le Centre d’Enseignement Supérieur Henri Christophe de Limonade,financé par le gouvernement dominicain à hauteur de 50 millionsde dollars américains, selon les Dominicains, est l’emblème de la

démission de nos élites et classes possédantes. Les étudiantshaïtiens au nombre de 20 500 répartis dans les universités etécoles professionnelles, représentent presque les trois quarts(73,5%) du total des étudiants étrangers en Républiquedominicaine et leurs dépenses annuelles s’élèvent à plus de 220millions de dollars américains. L’inconscience collective et lemanque de vision des Haïtiens fait l’affaire de la Républiquedominicaine. Peu d’écoles valables et d’universités. Un nombreinfime d’hôpitaux. Les élites préfèrent envoyer leur enfantsétudier chez le plus proche voisin au lieu d’investir chez euxdans l’éducation. Encore cet héritage incrusté dans nos cellules,reliquats de la colonisation esclavagiste, colonie d’exploitationà mentalité « yonpyeanndan, yonpyedeyò ». La gifle du don del’Université de Limonade devrait forger chez l’Haïtien un débutde conscience quant à l’urgence de se redéfinir en tant quecitoyen. Les contrats alloués aux compagnies de constructiondominicaines se chiffrent à des millions de dollars puisés dansles fonds Petro Caribe. Scandales et pots-de-vin impliquant dehautes personnalités dominicaines et haïtiennes entourentl’utilisation de ces fonds. Il est pitoyable que nous soyonsrendus au stade de mendiants notoires, au point de recevoir, enretour de nos gros contrats passés avec les firmes dominicaines,cette ristourne « pedyòl » larguée dans nos sempiternels bolstendus. La République d’Haïti dispose de neuf banques uniquementau service des élites économiques de la République de Port-au-Prince.

La République dominicaine dispose de plus de quarante banques etplus d’une trentaine d’institutions financières pour la mêmepopulation, favorisant la circulation des capitaux et la créationde richesses. Le comportement de la majorité des élitesdominicaines nationalistes doit fouetter nos habitudes féodalesréfractaires et apatrides, nous insuffler un moignon d’orgueil,réorienter notre intelligence pour un minimum de dignité et lebien des Haïtiens sans exclusion.

Les Haïtiens jouissant d’une certaine aisance économique et seprétendant de l’élite patati patata ont longtemps associé laRépublique dominicaine à un substitut sur les moyen et long

terme, un dépannage pour affaires, une alternative week-ends, unlieu de réunion pour les grands évènements familiaux ou entreamis, à l’atmosphère pauvre de leur soi-disant lakay, avec lafausse bénédiction de leurs tokay dominicains. Mais la laideurque nous avons créée et entretenue nous a aujourd’hui rattrapés,car nous appartenons tous au maudit panier de crabes. Il n’y apas longtemps, les attaques racistes contre le plus petit d’entrenous n’inquiétait pas celui qui traversait les espaces vides envoiture blindée s’étendant de Jimanà Neiba. Aujourd’huil’atmosphère a changé. L’Haïtien indistinctement est devenu laproie facile en territoire dominicain et nos protestations nechangeront pas grand-chose. Pourquoi serait-ce différent alorsque nous n’avons aucun respect pour nous-mêmes ?

Sainte-Marie des Misères, béatifiée, coiffée, couronnée Miséréré Nobis, après laVierge de Saut-d'Eau, la Vièj Mirak, vous êtes la plus adulée des saintes quiprotègent Haïti et toute la cohorte de nos bienfaiteurs qui ont investi leurhumanisme dans notre perpétuelle déchéance!

La profusion d’organisations non gouvernementales et la quasi-démission de l’État ont contribué à nous transformer en zombis,totalement en attente de l’assistanat distillé intelligemment etdiffusé à grand renfort de milliards après le séisme du 12janvier 2010. Le programme « food for work /manje pou travay »des ONG a causé des dégâts considérables dans notre mental. Leproblème haïtien ne sera pas résolu par l’assistanat. Il ne serapas amélioré par un quelconque arrangement avec la Républiquedominicaine ou d’autres pays. Le redressement et la solution àl’incommensurable crise haïtienne devra venir des Haïtiens. Notrepays a besoin d’une élite imbue de ses responsabilités etdéterminée à construire un avenir certain pour tous et toutes.Seule une remise en question fondamentale de nous-mêmes, nourriepar l'émergence de la conscience lumineuse, axée sur la symbiosede nos traditions et des acquis positifs de la modernité, mèneraau salut collectif. Par une mise en chantier de notreorganisation sociale, économique.Par une redéfinition de lamentalité haïtienne élaguée des relents du colonialisme français,pratiquant le « yon pye anndan, yon pye deyò », affranchie dumépris des autres et de nous-mêmes. La nouvelle libération doit

naître au plus profond de notre conscience individuelle patriotepour croître en conscience collective capable de poser les vraisproblèmes, recourir à nos forces mentales, spirituelles pourrejeter l’obscurantisme et se défaire des serres de La Misère.

La désintégration des structures étatiques a entraîné lagénéralisation de l’individualisme, de l’égocentrisme, du «chakkoukouyklere pou twou je l », la prolifération desorganisations non gouvernementales, l’anéantissement de lasouveraineté nationale, le total délabrement de l’environnementet finalement l’évaporation de l’âme haïtienne dans le champ dunéant. L’expression «atteindre le fond du trou » semble vide desens en Haiti, car notre mental consiste en une vasque sans formeni contour, accoutumée à La Misère et entièrement amorphe à notrechute libre sous les applaudissements de l’Internationale. Le mot« aide » est à proscrire de notre conception de développement,car nul ne peut aider de manière durable et efficace celui qui nefait pas le premier pas avec le désir réel d’avancer. Si lespratiques post- séisme ont ratiboisé le peu de dignité subsistantdans les populations assistées, si les enfants de cettegénération, pour la plupart, sont des dégénérés, le cœur enattente d’un billet non-retour pour les États-Unis, le Canada, leBrésil, avec seulement les deux extrémités de leur tube digestifen Ayiti, une branche saine subsiste encore dans le « pays en-dehors », les zones rurales, avec toute la détermination et lecourage caractériels du peuple vrai. Ce potentiel humain est parcontre livré aux vagues de nos turbulences sociopolitiques,abandonné aux fortes pluies de l’acculturation et l’envahissementdes fausses valeurs. Des échanges avec ces poches de résistanceet une analyse de leur substance permet d’affirmer que lesracines de l’idéal haïtien gardent encore, malgré lapaupérisation des esprits, les projections des géants de 1804.

Une analyse de la réalité des populations vivant sur la frontière entre les deuxRépubliques provoque de fortes inquiétudes chez le citoyen haïtien soucieux d’unpays où il ferait bon vivre.

Ces dix dernières années, des situations de conflits sedéveloppent presque chaque semaine sur la frontière entre lesdeux pays pour créer une tension quasi permanente. Tantôt sur les

axes nord-est (Ouanaminthe), sud-est ( Anse-à-Pitres,Pédernales), Centre (Belladère et Elias Pinas), Ouest (Jimani,Malpasse).Ces antagonismes sont dus en grande partie au manque decontrôle sécuritaire, à la faiblesse de la présence de l’État, lapression continue exercée par les migrants haïtiens, l’état depauvreté et le sous-développement économique dans ce terrain minéque représente la zone frontalière. La population de ces zonescouvrant une vingtaine de communes est estimée à 650 000habitants (65% de la population a moins de 25 ans et provient dela classe paysanne). Ils disposent d’un lit d’hôpital et de 1,82policier pour 10 000 habitants. Ils dépendent en grande partiedes communes frontalières côté République Dominicaine pour lessoins de santé, l’eau potable, un travail. Les gangs opérant surces axes sont composés d’Haïtiens et de Dominicains. Des conflitspermanents s’étalent pour s’approprier une part du marchéalléchant de 53 millions de dollars américains. Ils sont dus autrafic illicite de charbon transporté par corallins sur le lacAzuëi. Ces marginaux ne possédant pas d’acte de naissance sontdépourvus d’un quelconque sentiment d’appartenance.

La création d’un sentiment d’appartenance par l’inculcation des notions decitoyenneté et de civisme est le premier pas vers la construction d’une nation.

L’Haïtien n’appartient pas à cette terre. Il n’est finalementd’aucune terre. Il n’a ni l’instinct ni l’intelligence de flairerla source d’eau fraîche. Et quand ce miracle se produit demanière individuelle, son nombril se gonfle à la démesure d’unemontagne qui l’empêche de voir au-delà de sa bedaine nid’entendre les gémissements, les plaintes et les cris de sesfrères pourtant si proches de sa gargote. Cette attitude prouvemalheureusement au reste du monde que nous n’arrivons pas encoreà nous gouverner intelligemment et sommes d’indignesrécipiendaires de l’indépendance acquise pourtant au prix desacrifices surhumains.

Citoyenneté. Civisme. Des notions vides ou vagues pour une grandemajorité d’Haïtiens. Le manuel d’instruction civique dit : «Uncitoyen est une personne qui relève de la protection et del’autorité d’un État, dont il est un ressortissant. Il bénéficiedes droits civiques et politiques. Il doit accomplir des devoirs

envers l’État. Payer les impôts, respecter les lois, remplir sesdevoirs militaires, être juré, voter… » Nous sommes unecollectivité dépourvue du sens de ces préceptes. Notrecompréhension de Liberté, Égalité, Fraternité se limite au cercleimmédiat du « Je ». La destinée de Ayiti livrée aux ventspoussiéreux de nos malversations citoyennes file vers de sombresrécifs. Tant que nous n’aurons pas rompu avec cette pratique dusauvetage individuel, tant que nous n’aurons pas rompu avec laculture de la fragmentation yon pye andan yon pye deyò, lamoribonde flamme de nos lampes gridapes est condamnée às’éteindre. Et nous continuerons à nous égarer dans la valléefuneste du Ki mele m, zafè kabrit pa zafè mouton, à nousdisperser dans les dédales du Zafe gade zòt, à nous éparpillerloin de Lakay dans la déchéance mortifère.

La résurgence de notre nationalisme de grenn gòch passager ettemporaire lors des abus flagrants faits à nos ressortissants enRépublique dominicaine ressemble bizarrement à l’attitudepostséisme 12 janvier 2010, lorsque nous nous sommes rappeléspour un temps relativement court que nous vivions sur une isle etétions supposément enfants d’une patrie meurtrie. Ces pieusesconstatations n’ont pas survécu aux relances de notre mentalégoïste et nombriliste. Les réactions de l’Haïtien s’insurgeantcontre l’horreur faite à nos compatriotes sont d’une sauce fade,hypocrite, avec un zeste d’indignation. Solutions simplistes.Réactions émotionnelles. Tort jeté aux dirigeants. Expulsions desDominicains du territoire national. Blocus commercial. Plaçons unmiroir en face de nous. En quoi notre pays est-il plus convivial pourla grande majorité nationale, particulièrement ceux qualifiés depetit peuple par les mieux pourvus ? Cesselesse Corail avec sacohorte de camps. Canaan. Jérusalem. Mozaïk… Cité-Soleil. LaFossette. Grand ravine. Fonds Verrettes. Anse-à-Pitres. Forêt despins. Mombin Crochu…La Misère ! À force de la côtoyer, notreesprit veut croire en sa normalité. Nous éprouvons une certaineconsolation, dosée de mauvaise conscience, en admettant notreincapacité de ne pouvoir rien y changer. Par impuissance,ignorance et supercherie, nous arrivons même à penser que cestatu quo est inscrit dans les évangiles pour l’éternité. Ouencore, par ignorance suprême nous l’attribuons au culte Vaudou

de nos ancêtres. Notre mentalité, notre image miséreuse sontdevenues refuge, assez pour fustiger les Dominicains, assez pourne pas vouloir assumer le risque d’affronter l’inconnu et deconcevoir un projet collectif durable.

La Corée du Sud et la Chine populaire ont connu cette misère sansnom qui ne reçoit ni prière ni supplique. Il y a cinquante ans,leurs dirigeants ont invité les peuples à sortir de La Misère.Aujourd’hui, après sacrifices et travail acharné, ils ont accédéà la gloire des Grands. Comment un petit territoire aussi richeque le nôtre, avec un peuple qui n’a plus à prouver son caractèrefort et déterminé, courageux et travailleur, foisonnant detalents et de ressources naturelles, ne peut-il faire son miracle? La matrice haïtienne qui a porté des géants plus grands que lavie et au-delà de la mort se serait-elle tarie ? Hommes debout dema patrie, réveillez-vous ! Aucun peuple n’arrive à marquerl’histoire sans rêve. La charité ne mène nulle part. Le systèmeadopté n’a pas d’importance. L’objectif seul doit demeurer. Lacréation de richesses afin que le peuple haïtien vive dans ladignité.

Le Tribunal constitutionnel dominicain, la plus haute juridiction dominicaine, adécidé que les enfants nés de parents étrangers depuis 1929 ne pouvaient plusprétendre à la nationalité dominicaine. Une disposition qui touche plus de 250 000descendants d'Haïtiens.

Le jus soli, le droit du sol, était en vigueur en Républiquedominicaine jusqu'à la Constitution de 2010 : Tous les enfantsnés sur le sol dominicain avaient droit à la nationalité, àl'exception des enfants de diplomates et d'étrangers "entransit", d'une durée ne pouvant excéder dix jours. En droit l’onne peut appliquer un texte de loi et son contraire. LesDominicains, par leur souveraineté, étaient libres d’accorder ounon la nationalité aux enfants d’étrangers nés sur sonterritoire, selon le jus soli. Ils sont aujourd’hui tenus desupporter les conséquences de leurs décisions antérieures.

Le tort d’être noir dans l’autre République de Kiskéia.

C’est dans ce contexte qu’intervient l’arrêt du Tribunalconstitutionnel dominicain. Mesure raciste. Condamnée par laCommission interaméricaine des droits de l’homme, organe del’OEA, les Nations unies, la Caricom, le Sénat américain, leBlack Caucus, des gouvernements étrangers, des associationscitoyennes, des milliers de "diasporas" dominicains. Le Haut-Commissariat de l'ONU aux droits de l'homme souligne : « Ladécision pourrait avoir des conséquences désastreuses pour lesdescendants d'Haïtiens en République dominicaine, plongeant desdizaines de milliers d'entre eux dans un vide constitutionnel quien feraient des apatrides privés d'accès aux services de base. »L’acte n’étonne, pas car le caractère raciste de la Républiquevoisine n’est plus à prouver et entièrement affirmée. Le tolléprovoqué par l’affaire est dû au fait que cet arrêt viole lesprincipes actuels gouvernant l’ordre public international. Cettemesure a ravivé la problématique haïtiano-dominicaine et faitressortir les vieux démons racistes, l’anti-haïtianisme, laségrégation, la discrimination et l’anti-dominicanisme pratiquéen Haïti du haut jusqu’au bas de l’échelle sociale. L’intensitédes divergences d’opinions entre les deux pays rend cettesituation extrêmement délicate et volatile.

L’arrêt a été pris pour des raisons de politique interne parcertaines instances dominicaines suite aux préoccupationssuscitées par une éventuelle influence étrangère dans leprocessus politique. Il se trouve que parmi ces étrangers il y a210 000 Dominicains d’origine haïtienne considérés commeétrangers et 15 000 autres Dominicains d’origines étrangèresdiverses. Il subsiste toujours une sensibilité et des chicaneriesentre les deux Républiques et leur problématique est remontée àla surface. D’autant plus que récemment un conflit commercialsurgissait et résultait en une interdiction de l’État haïtiend’importer des produits carnés à cause de la présence dénoncée dela grippe aviaire en République dominicaine.

Les Espagnols d’Espagne arrivés après la guerre de 1936-1939 nesont pas en principe visés par la disposition. Ils ne sont pasinquiétés par l’application de la mesure. Aussi les Cocolos (Ilssont descendants des Noirs libres anglophones venus des colonies

de la Caraïbe orientale et arrivent en République dominicaine, àCuba et dans certains Etats d’Amérique central, dont le CostaRica et le Honduras, vers la fin du XIXe et début XXe sièclespour travailler dans les plantations et les chemins de fer.)Cubains, Portoricains, Vénézuéliens et les autres minoritésd’étrangers. Les gouvernants et l’élite ultranationalistedominicains, dans leur obsession de régler le problème haïtienpar une sorte de nettoyage ethnique de type légal, ne se sont pasrendu compte des limites de la souveraineté des Etats ni du faitque, par cette décision, ils violaient carrément à la face dumonde les principes fondamentaux régissant l’ordre internationalactuel.

Quand les Haïtiens connaîtront-ils la délivrance ?

Le Nouvelliste publiait le 22 septembre 2010 O Sainte Misère Miséréré! Délivrez-nous ! La société haïtienne, évoluant alors en pleinchantier post séisme,osait croire aux promesses d’uneintervention internationale cousue sur la toile fissurée de nosmalversations, lacérée des dégâts du tremblement de terre, montéeavec l’expertise macabre des organisations non gouvernementaleset l’assentiment du gouvernement. Le questionnement de l’articledemeure sans réponse et à part quelques infimes détails, ceslignes pourraient aujourd’hui encore être proposées à votrebienveillante lecture.

Cela fait trois ans depuis qu’ils sont venus avec leur thèse deredressement pour le pays le plus pauvre, le pays le plus riche.La spirale de fausse évolution de la chose haïtienne, alimentéepar l’énergie de l’Internationale, est passée en mode « slowmotion ». Elle attend, à l’instar des charognards, un évènementnouveau qui justifiera l’injection de gras capitaux par sesbailleurs de fonds. L’impression artificielle d’une économie enpleine croissance, distillée par les miettes restantes de l’aideaprès payrolls, frais du personnel des ONG et les innombrablesprojets poudre aux yeux, s’estompe. Aucun pays étranger n’a ni lacapacité, ni le pouvoir, ni la détermination d'éliminer la misèred’un autre pays. Nous croyons encore aux miracles, comme lespetits enfants ont la certitude aveugle que Petit Papa Noël leurapportera des cadeaux. Beau cadeau en vérité que cet arrêt du

Tribunal constitutionnel dominicain ! Il a fallu ce coup desifflet pour arrêter les contorsions stériles des Haïtiens.L’énergie qui sommeille en chacun de nous et qui se manifestejusque dans nos gesticulations en bandes de rara doit cesser detourner à vide.

Ayiti, la cendrillon emmerdeuse, rate coup sur coup le gong deminuit, car elle pense qu’un pays ne peut pas mourir. Lepersonnage Délira, du roman Gouverneurs de la rosée de JacquesRoumain, semblait décrire notre pitoyable aboutissement : « Nousmourrons tous. Les bêtes. Les plantes. Les chrétiens vivants».Notre inconscience collective a remplacé notre bon zanj.Analphabètes ! nous le sommes dans un sens. Car nous ne savonspas lire notre Acte d’Indépendance. Tout y est ! Il ne manque quedes leaders avec la dimension des visionnaires de 1804.

La délivrance des Haïtiens viendra par la résurgence de laconscience citoyenne patriotique pour constituer le faisceaucollectif de lumière libératrice, reprendre les idéaux de nospères fondateurs, pour la régénérescence de notre terre, ladignité de notre peuple et la création de richesses pour tous lesfils et filles du pays.

* Des éléments ayant servi à écrire cet article m’ont été aimablement donnés par monexcellent ami l’historien, et journaliste Georges Michel, spécialiste des relationshaïtiano-dominicaines.

Savannah Savary

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