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COMPTES RENDUS Presses de Sciences Po | Revue française de science politique 2011/2 - Vol. 61 pages 322 à 361 ISSN 0035-2950 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-francaise-de-science-politique-2011-2-page-322.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- « Comptes rendus », Revue française de science politique, 2011/2 Vol. 61, p. 322-361. DOI : 10.3917/rfsp.612.0322 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Presses de Sciences Po. © Presses de Sciences Po. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 92.132.204.166 - 13/12/2014 03h10. © Presses de Sciences Po Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 92.132.204.166 - 13/12/2014 03h10. © Presses de Sciences Po

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ISSN 0035-2950

Article disponible en ligne à l'adresse:--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-francaise-de-science-politique-2011-2-page-322.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Pour citer cet article :-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- « Comptes rendus », Revue française de science politique, 2011/2 Vol. 61, p. 322-361. DOI : 10.3917/rfsp.612.0322--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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COMPTES

RENDUS

Rouquié (Alain) – À l’ombre des dictatures.La démocratie en Amérique latine. –

Paris, Albin Michel, 2010. 384 p. Index.

Le dernier ouvrage d’Alain Rouquié s’inscritdans la continuité de ses travaux antérieurs :comprendre la nature et le fonctionnement

des régimes politiques d’Amérique latine. À côtéde nombreux travaux empiriques (forces politi-ques en Amérique centrale, partis militaires, pro-cessus électoraux, conflits centre-américains,Argentine, Brésil), il nous a livré deux ouvragesgénéralistes majeurs : L’État militaire en Amériquelatine et Amérique latine. Introduction à l’Extrême-Occident1. Le premier, à une époque ou les régimesdémocratiques se comptaient sur les doigts d’unemain, questionnait les racines et le fonctionne-ment des nombreux régimes militaires de larégion. Le second, publié au moment du retourde la démocratie (mais le processus n’était pasencore achevé), constituait une réflexion amplesur les systèmes politiques latino-américains, leursorigines historiques, leurs structures sociales, lesdiverses forces qui intervenaient dans le champpolitique, les problèmes auxquels étaientconfrontés ces sociétés, leur environnement inter-national. À l’ombre des dictatures est la poursuitede cette réflexion, quelque vingt ans après, alorsque partout existent désormais des régimes répon-dant aux critères dahliens de la démocratie, quedes compétitions électorales libres s’y déroulentde manière régulière, et que l’auteur – devenuambassadeur – a acquis une expérience de terrainconsidérable en exerçant cette fonction au Sal-vador, au Brésil et au Mexique. Le proposd’A. Rouquié est de comprendre pourquoi, alorsque depuis les indépendances, les régimes politi-ques – y compris les dictatures – ont toujoursfondé leur légitimité sur le principe de souverai-neté populaire et les élections, la « démocratie res-taurée » a tant de mal à se conjuguer avec État dedroit, avec institutions fortes, avec culture de latolérance et du respect des minorités, bref à

s’extraire de la gangue autoritaire. C’est, affirmel’auteur, parce que ces démocraties « sont les héri-tières des dictatures, quand elles n’en sont pas lesprisonnières », ce qu’il va tenter de démontrer parune analyse chrono-thématique, en remontantaux origines de l’instauration des nouveauxrégimes lors des indépendances il y a deux siècles.

Le deux premiers chapitres sont consacrés àune lecture historique des raisons pour lesquellesl’autoritarisme s’est généralisé dans la région. Lepremier rappelle que l’Amérique latine, bien avantl’Europe et peu de temps après les États-Unis, s’estdotée très tôt de régimes représentatifs. Partout (àl’exception de Cuba) dans l’Amérique hispanique,le modèle républicain s’est imposé (en dépit detentations monarchiques dans les provinces duRio de la Plata ou au Mexique), avec des gouver-nants désignés par les urnes. Mais dès l’origine, levote a été biaisé, car « les constituants des Indé-pendances (voulaient) bénéficier de la légitimitédu vote populaire sans courir le risque de l’égalitépolitique » (p. 20). La société coloniale inégali-taire et hiérarchisée sur une base raciale va doncperdurer, les nouvelles constitutions n’ayant fina-lement d’autre fonction que légitimer la domina-tion des élites créoles qui se sont affranchies de latutelle espagnole. On assiste alors à l’émergencede pouvoirs seigneuriaux dans toute l’Amériquelatine, sous des formes variées et dans un contextede grande précarité politique (chap. 2). La vio-lence imposée par les caudillos ou leurs partisrythme la vie politique de nombreux pays(Bolivie, Pérou, Équateur, Uruguay, Colombie,Venezuela, Argentine, Chili). Au Mexique, un sys-tème politique autoritaire va se construire contreles terratenientes. Au Nicaragua et en Républiquedominicaine, les États-Unis imposent une Gardenationale qui deviendra le bras armé du pouvoirdes dictateurs Somoza et Trujillo.

Nulle part, ces dirigeants, qui gouvernentdans des sociétés dépourvues d’État, ne permet-tent l’émergence de pouvoirs civils. Ils s’appuientgénéralement sur un système latifundiaire, véri-table matrice sociopolitique du continent, quiaccapare le pouvoir au profit d’une seule classepossédante et exclut du système politique tant lesIndiens que les ouvriers agricoles. C’est l’époqueoù se développe le clientélisme, relation d’échangeoù, en contrepartie de son vote, l’électeur

1. Alain Rouquié, L'État militaire en Amérique latine, Paris, Seuil, 1982, et Amérique latine. Introduction àl'Extrême-Occident, Paris, Seuil, 1987 (réédition : Paris, Points, 1998).

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bénéficie de biens matériels et immatériels. Lecaciquisme va s’installer et instaurer durablementune culture politique de l’autoritarisme qui esttoujours présente aujourd’hui. Les dirigeants quitentent de remettre en cause l’ordre social établi(Cardenas au Mexique, Vargas au Brésil, Péronen Argentine) le feront toujours sur des basesautoritaires. On est donc en présence d’une régionqui présente deux singularités : d’une part, le prin-cipe électoral n’a pas permis le développement dela citoyenneté, d’autre part, le régime représen-tatif n’a pas favorisé l’émergence de l’État de droit.

Le troisième chapitre, véritable charnièreentre les deux premiers et les deux derniers, estune longue réflexion sur les régimes autoritairesde la région et les questions qui se sont poséeslorsqu’ils ont cédé la place à des gouvernementsdémocratiques. A. Rouquié analyse leurs multi-ples variantes et esquisse une typologie de troistypes de régimes autoritaires. Certains, pourassurer le développement économique, réprimenttout débat et toute pression sociale (Brésil1964-1985, Argentine 1966-1970, Équateur, Hon-duras, Salvador dans les années 1970). D’autres« restructurent la société afin d’établir un ordrecontre-révolutionnaire permanent et une viesociale et politique sans risque pour le statu quo »(p. 118) : ce sont des États terroristes qui prati-quent la répression et la violence politique pourempêcher toute contestation, jusqu’à des degrésjusqu’alors jamais atteints. D’autres enfin, à la foisnationalistes et réformistes, sont inclassables etcherchent à opérer une révolution par le haut,comme le général Velasco Alvarado au Pérou, legénéral Rodriguez Larra en Équateur ou le généralTorrijos au Panama. Dans ces trois types derégimes, l’armée est un acteur central. La pre-mière grande série de questions, au moment duretour à la démocratie, a donc été celle de sa sou-mission au pouvoir civil, de son épuration, dupardon, du silence, de l’impunité ou du traite-ment judiciaire des atteintes aux droits humainscommises durant les dictatures. À cela s’ajouteque, presque partout, les nouveaux dirigeants ontdû compter avec les cadres des régimes antérieurs,sous peine d’entrer dans une ère d’ingouvernabi-lité. Le traitement de ces questions a été différentselon les pays, en fonction des conjonctures poli-tiques et du poids des diverses forces en présence.Mais pendant longtemps, la tutelle prétorienne apesé sur nombre de régimes, et il n’est pas certain– comme le montre la destitution du présidentZelaya par l’armée au Honduras en 2009 – que le

risque soit complètement éloigné. Surtout, insisteA. Rouquié, « les dictatures n’ont pas seulementlaissé des traces dans la vie politique et dansl’organisation de l’économie. Elles ont aussi pro-fondément marqué le tissu social [...] » (p. 187).La culture de la peur a dépolitisé les citoyens etprovoqué un repli sur la sphère privée (et indivi-duelle) au détriment de toute ambition collective.La culture politique, dans la plupart des pays, achangé de manière drastique, la recherche duconsensus, du compromis sur des enjeux limités,apparaissant toujours préférable à des affronte-ments sur des enjeux globaux.

Les deux derniers chapitres sont consacrésaux processus politiques des années 2000. Le cha-pitre 4 (« La tentation majoritaire ») analyse troisgouvernements « refondateurs », ceux de HugoChavez au Venezuela, de Evo Morales en Bolivieet de Rafael Correa en Équateur. Les trois sont lerésultat de dynamiques politiques totalement dis-tinctes. Nombre de commentateurs, peu au faitdes réalités de ces pays, ont le grand tort de consi-dérer les pratiques gouvernementales de leursdirigeants comme identiques, au motif qu’ils sonttous membres de l’ALBA (Alliance bolivariennepour les peuples de notre Amérique) de HugoChavez, et peu amènes, si ce n’est hostiles auxÉtats-Unis. Or, ces gouvernements sont issus deprocessus historiques bien distincts, les réalitéssociales et politiques y sont loin d’être proches.C’est en raison de la « refondation » qu’ils pro-meuvent qu’ils méritent cependant d’être com-parés. A. Rouquié montre la genèse de leur avè-nement, le changement radical en cours dans lechamp social et dans le champ politique, les rai-sons de la haine ou de l’enthousiasme que cesleaders provoquent. Tous trois, souligne-t-il, ris-quent de succomber à ce qu’il nomme une« dérive majoritaire » (p. 222, 229). Mais n’est-onpas en présence d’un risque de dérive autoritaire ?L’auteur ne s’attarde pas sur cette question, pour-tant aujourd’hui cruciale au Venezuela, et à undegré bien moindre en Bolivie, qu’il s’agisse desdroits reconnus à l’opposition, du non-respect oudu contrôle des institutions, des tentatives decontrôle des media, ou encore de la justice com-munautaire. Le cas équatorien, à l’examen, a pourl’heure évité cet écueil. Finalement, de manièrequelque peu surprenante, A. Rouquié relativise lediscours manichéen de ces chefs d’États (« onaboie sans mordre »), comme si leur pragmatismeet leur projet incluant ne pouvait se réaliser quede cette manière : « Le discours excluant vise en

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fait à intégrer. [...] Il est profondément démocra-tique – ou du moins démocratisant et porteur decitoyenneté. L’antipeuple construit le peuple »(p. 281). Le populisme est-il le prix à payer,s’interroge-t-il, pour qu’en Amérique latine puis-sent se construire des régimes démocratiques ?

Le dernier chapitre, enfin, revient sur les prin-cipales élections de la période passée. Après avoirsouligné que toutes se sont déroulées de manièresatisfaisante, que onze présidents ont démissionnésans que l’ordre républicain n’ait été altéré, quel’alternance a fonctionné, que les systèmes parti-sans ont partout connu de profondes transforma-tions, il pointe certaines faiblesses à côté de cesmanifestations de vigueur démocratique. Nombrede dirigeants ont changé les constitutions afin depouvoir se représenter : n’est-ce pas une réminis-cence du continuismo des caudillos ? Les « palino-dies politiciennes » (p. 336) de tant de présidents,les problèmes récurrents auxquels ils sontconfrontés (corruption, trafic de drogue, insécu-rité), la faiblesse des ressources étatiques, la défi-cience ou l’inexistence des médiations et descontrepoids aboutissent à des démocraties diffici-lement classables, mais en tout état de cause,« non schumpétériennes ». En effet, à leurs carac-téristiques propres, à « la perversion historiquedes régimes représentatifs », viennent s’ajouter lesévolutions que connaissent aussi les vielles démo-craties et qu’ont analysées B. Manin, P. Rosan-vallon ou J. Julliard, à savoir une « transformationglobale des pratiques politiques induites parl’individualisme, la médiatisation et l’omnipré-sence des techniques de communication demasse » (p. 341).

À l’ombre des dictatures est un essai riche maissouvent déroutant. Les détails sont abondants etpertinents, la connaissance de la région et la« culture latino-américaine » de l’auteur sontconsidérables, le recours à la littérature ou aucinéma pour étayer telle ou telle idée, les allers etretours du présent à l’histoire, le mélange del’anecdotique et de l’analyse, de l’observationempirique et de la réflexion théorique en font unlivre vivant, toujours intéressant et instructif. S’iln’a pas la rigueur de l’Introduction à l’Extrême-Occident, et si l’on pourra regretter – particuliè-rement dans les deux derniers chapitres – que cer-tains travaux récents sur les systèmes partisans etprocessus électoraux de la région soient ignorés,cet ouvrage d’A. Rouquié s’inscrit bien dans lapoursuite de ses travaux antérieurs et nous ouvreà la complexité et la diversité d’un continent en

mutation profonde, trop souvent pensé avec desschémas extraordinairement réducteurs. Cetouvrage vient enfin, et ce n’est pas son moindremérite, rappeler à une science politique françaisesouvent très (ou trop ?) hexagonale les richessesde l’analyse comparative et de l’étude des airesculturelles.

Georges Couffignal –Université Paris III-Sorbonne nouvelle, IHEAL

Guinaudeau (Isabelle), Kufer (Astrid),Premat (Christophe), dir. – Dictionnaire

des relations franco-allemandes. – Pessac,Presses Universitaires de Bordeaux, 2009. 302 p. Index.

Maurer (Catherine), textes réunis par –Les espaces de l’Allemagne au 19e siècle.

Frontières, centre et question nationale. –Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg,

2010. 272 p. Index.

Les histoires qui traversent les siècles d’inter-action entre la France et l’Allemagne pren-nent parfois des chemins tortueux et éva-

sifs. À travers deux publications remarquables,l’une d’orientation historique, l’autre davantaged’inspiration politiste, il nous est donné à perce-voir la richesse des travaux français sur l’outre-Rhin et plus concrètement sur le couple franco-allemand dans une dimension pluridisciplinaire etgénéraliste.

Catherine Maurer, dans son ouvrage réunis-sant 12 auteurs en 11 contributions, présentel’évolution de plus d’un siècle de façonnage desidentités franco-allemandes à travers l’identifica-tion par des espaces. La notion d’« espace »(« Raum » en allemand) est un des axes centrauxde la définition des États français et allemands eta fortiori de leurs frontières communes. C’est éga-lement devenu à la fois un objet et une approchescientifique dans l’étude des développements his-toriques, culturels et sociaux des derniers siècles(à ce titre, le terme de « géopolitique » tend par-fois à se confondre et/ou à être confondu dans ceprocessus d’analyse). L’espace (re)donne unedimension concrète et physique à la recherche ensciences de l’histoire et permet ainsi d’ancrerd’autres disciplines dans un champ scientifiqueélargi.

Les parallèles avec l’actualité franco-alle-mande confèrent une profondeur de champ

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particulière à certaines réflexions proposées ici. Ladescription de « la dernière visite de Guillaume Ier

à Strasbourg, en 1886, vue par deux journaux alsa-ciens » (chapitre rédigé par G. Buscot, p. 169-194)fait fortement écho à la présence de soldats alle-mands lors des dernières cérémonies de célébra-tion du 11 novembre. La perception des paradeset exercices militaires (p. 175) différera dès lorsen fonction de l’attachement, d’une part, à sapropre identité et, d’autre part, au degré de recon-naissance et d’acceptation de l’Autre.

Il en est de même avec « les récits de voya-geurs de langue allemande en [...] France autourde 1800 » (chapitre rédigé par B. Struck,p. 29-48). L’auteur s’interroge sur les formes etconceptions des frontières ainsi que sur lesenjeux que leur essence même implique pourl’individu national et son voisin (et réciproque-ment). Si la frontière n’est plus associée à l’idéede défense, de démarcation, de souveraineté dansune Union européenne à tendance fusionnelle, iln’en demeure pas moins que langue et civilisa-tion nécessitent des repères internes et externespour se construire. À la question « où commencela “véritable France” ? » (p. 36), il n’y avait déjàpas de claire réponse au début du 19e siècle, tantdes espaces comme l’Alsace et la Lorraine, laSavoie ou les Flandres sont le fruit d’une imbri-cation complexe de diverses influences suprana-tionales. Dans le même chapitre, il est notable deconstater qu’à différentes époques et selon laconfiguration politique dominante, l’accent seraplus ou moins porté soit sur les similitudes soitsur les divergences qui se manifestent des deuxcôtés du Rhin.

L’intérêt d’une perspective quasi-cartogra-phique mise en œuvre par C. Maurer est, de façonparadoxale, de « recentrer l’espace » franco-alle-mand dans sa multitude d’interstices et de recoinsqui façonnent les liens entre les deux pays, au-delàd’une seule histoire officielle des grandsévénements.

C’est dans une optique semblable que sontprésentées les relations franco-allemandes dans undictionnaire concentrant 88 entrées assembléespar Isabelle Guinaudeau et al. Prenant appui surdes thématiques variées – personnalités (Napo-léon, Heinrich Heine), périodes (Années folles,première guerre mondiale), culture (sport, uni-versités, religion), etc. –, la prépondérance didac-tique et pédagogique de cet ouvrage se traduit parde nombreux renvois thématiques à d’autres

entrées ainsi qu’un index alphabétique qui enapprofondissent la qualité d’utilisation.

L’espace joue également dans ce dictionnaired’essence culturelle et politique un rôle impor-tant, tant par la présence de l’Alsace et de la Sarreque par la mention des colonies ou bien encorela référence à la zone française d’occupation. Àcet égard, les « lieux de mémoire » (Erinnerung-sorte) sont exemplaires car ils présupposent l’exis-tence d’une mémoire commune qui ne découlepas automatiquement d’une histoire elle aussipourtant commune (chapitre rédigé par A. Man-dret-Degeilh, p. 128-130). Les célébrations fran-çaises du 11 Novembre, évoquées plus haut, netrouvent ainsi aucun écho en Allemagne et la plu-part des Allemands n’en connaissent même pasl’existence. C’est l’émergence d’une réconciliationqui permettra alors la formation d’une culturemémorielle partagée et parfois développée encommun.

Dans le cadre d’une (r)évolution des espacesqui, d’un côté, se dématérialisent – tel l’usage desnouvelles technologies d’information et de com-munication, dont Internet et Facebook sont desmots clés – et qui, de l’autre, se reconstruisent– exemple des actions transfrontalières de protes-tation politique à l’occasion du transport ferro-viaire de déchets nucléaires –, la lecture de cesdeux livres offre une complémentarité dans laprise en compte des caractéristiques endogènes etdynamiques qui produisent et alimentent les rela-tions franco-allemandes.

Pascal Décarpes –Ministère de la Justice de la Hesse

Ragaru (Nadège), Capelle-Pogacean (Antonela), dir.– Vie quotidienne et pouvoir sous le communisme.

Consommer à l’Est. – Paris, Karthala, 2010(Recherches internationales). 464 p.

La consommation sous le communisme estinvariablement associée aux files d’attentedevant des magasins gris offrant des biens

de piètre qualité, en quantité insuffisante, oudécalés par rapport aux besoins. La consomma-tion, étalon de mesure des systèmes économiquespendant la Guerre froide, constitue aujourd’huiune des principales explications de l’échec duprojet communiste, incapable de réaliser la pro-messe de Karl Marx : à chacun selon ses besoins.Elle pose ainsi une question fondamentale enscience politique : la capacité d’un système

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politique à fabriquer et à entretenir une concep-tion partagée de la justice où, pour aller vite,chacun a son dû.

Ce livre prend acte de la centralité politiquede la consommation, mais cherche à rompre avecune lecture téléologique et fonctionnaliste du lienentre la consommation et la légitimité politique.Réunissant des chercheurs de plusieurs pays, dotéd’une introduction charpentée, cet ouvrageconfirme les difficultés de l’économie planifiée àrépondre aux besoins et désirs de la population,l’importance des circuits parallèles et soulignel’attrait des biens et modes de vie occidentauxpendant la période du « socialisme tardif »(1960-1989). Plus fondamentalement, la consom-mation est considérée comme une catégorie àinterroger et à problématiser, un objet carrefourpermettant d’ausculter les rapports de domina-tion au quotidien, la production et les usages desnormes, et constitue un révélateur et un opérateurdes dynamiques de différenciation sociale.

Les chapitres de la 1re partie thématisent lesflottements du champ lexical (consommation,niveau de vie, style de vie, besoins, ravitaillement,demande...) qui témoigne d’une difficulté àconceptualiser et à mettre en place des catégoriesopératoires et de les articuler avec des revendica-tions idéologiques souvent contradictoires (égali-tarisme et épanouissement individuel ; sociétéd’abondance et promotion de besoins « raisonna-bles »...). Ce flottement traduit la tension, jamaisrésolue, entre les logiques de production, les misesen forme bureaucratiques et idéologiques desbesoins légitimes, parfois assurées par des groupesprofessionnels (sociologues, publicitaires, archi-tectes, cinéastes...), et l’activité stratégique desagents sociaux cherchant à marquer leur statut ouplus prosaïquement à améliorer leur quotidien.Chaque chapitre explore ainsi un dispositif visantà résoudre cette tension, que ce soit la publicitéanalysée par B. Abrams, les tensions induites parla conciliation de principes de répartition desbiens de consommation opposés en RDA(S. Kott), les tentatives d’instaurer un mouvementconsumériste pouvant exercer un contrôle surl’offre de biens pendant la période de Solidarnosc(M. Mazurek) ou encore les systèmes de régula-tion informels dans un contexte où l’argent nejoue plus un rôle de médiation entre l’offre et lademande (J. Zatlin).

La 2e partie, consacrée plus explicitement àune micro-analyse des dispositifs de pouvoir et

du rapport à la règle, mobilise trois terrains : larépression de l’offre illicite de biens de consom-mation en URSS dans les années 1970 et 1980(G. Favarel-Garrigues), le rôle des architectescomme prescripteurs de normes dans la construc-tion de maisons individuelles en Hongrie(V. Molnar) et le cinéma bulgare (N. Ragaru). Lestrois chapitres abordent, chacun à sa manière, lerapport fluctuant à la norme, le jeu avec les règleset, dans le cas des cinéastes étudiés par N. Ragaru,l’imbrication des ressources professionnelles etpolitiques. Au-delà de la diversité de contextes, lestrois cas montrent le fonctionnement partielle-ment autonome des logiques professionnelles etleurs incidences sur les stratégies de ceux qui sontchargés de réguler les comportements, qui pro-duisent ou qui consomment. Si les logiques dupouvoir se concrétisent dans des dispositifsbureaucratiques (politiques du chiffre pour lespoliciers, par exemple) et l’octroi sélectif de biensconvoités (financements, honoraires, visas, dis-tinctions, accès aux caméras les plus modernes...),leur application effective et leurs effets sociauxdépendent de l’interaction entre les ressources desacteurs et la gestion de contraintes multiples etcontradictoires.

La dernière partie du livre, consacrée plus spé-cifiquement à l’histoire sociale des consomma-teurs, a pour principal intérêt d’inscrire l’affirma-tion des goûts et la recherche de biens distinctifsdans une temporalité longue qui interroge lareprise des codes bourgeois et l’appropriation demodèles occidentaux. C’est le cas par exemple del’analyse des transformations du rapport entre lethéâtre et les publics roumains et hongrois sur unsiècle (A. Capelle-Pogacean) ou encore le chapitrede R. Hervouet sur les datchas, forme héritée del’époque tsariste qui se démocratise à partir desannées 1970. Les conditions d’accès ou deconstruction des datchas et leurs usages multiplesmatérialisent la différenciation des statuts et tra-jectoires sociales. Enfin, le chapitre passionnantde L. Zakharova sur la mode met l’accent sur ladiffusion des savoir-faire et des styles favorisantune différenciation sociale en fonction des res-sources économiques ou statutaires donnant accèsaux réseaux de production ou de vente, mais aussien fonction de la surface sociale ou des investis-sements de compensation (l’autoproduction).

Ce livre démontre la fécondité d’uneapproche qui privilégie à la fois l’historicité fine,la différenciation des contextes nationaux et ladiversité des objets analysés. Tournant le dos à

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une lecture trop mécanique du lien entre la légi-timité politique et l’accès aux biens, il contribueutilement au renouveau historiographique ducommunisme. Ce n’est ainsi pas uniquement lerapport vertical au pouvoir politique qui compte,mais la dynamique sociale elle-même et la diver-sité et la densité des relations qui s’avèrent toutaussi essentielles à l’intelligibilité de la consom-mation. Cependant, malgré les grandes qualités decet ouvrage, la volonté de dépasser des lectures« par le haut » et « par le bas » n’est que partiel-lement tenue. Si les contributions de L. Delianovaet L. Zakharova abordent la question de la miseen forme scientifique ou administrative desbesoins, aucune contribution ne s’attaque vérita-blement à l’analyse des processus d’allocation desressources productives et des formes de savoirmobilisées dans la détermination de l’offre.Malgré cette limite, il s’agit sans aucun doute d’unlivre important pour les spécialistes du mondecommuniste, mais aussi pour ceux qui s’intéres-sent à l’articulation entre des dispositifs de pou-voir, les stratégies individuelles et les dynamiquessociales.

Jay Rowell –CNRS, GSPE-PRISME

Goujon (Alexandra) – Révolutions politiqueset identitaires en Ukraine et en Biélorussie

(1988-2008). – Paris, Belin, 2009(Europes centrales). 272 p. Bibliogr.

Maître de conférences en science poli-tique, Alexandra Goujon livre dans cetouvrage une analyse des changements

politiques et institutionnels de la Biélorussie et del’Ukraine de 1988 à 2008. Ni juxtaposition niconfusion, la comparaison s’avère particulière-ment fructueuse pour décortiquer le processus deformation et de transformation du système poli-tique et de compétition partisane.

L’ouvrage est construit en symétrie autour dela date charnière de l’accession à l’indépendance :le chapitre 6 fait écho au premier sur les modalitésde l’action collective, depuis les mouvements dela fin de l’Union soviétique aux mobilisationscontestataires des années 2000 ; les chapitres 2 et4 décryptent l’idéologie nationaliste avant 1991puis ses prolongements et déclinaisons aprèsl’indépendance et le chapitre 5 répond au troi-sième à travers l’analyse des mécanismes institu-tionnels et de la compétition politique. Cette

charpente rigoureuse étaye l’affirmation selonlaquelle comprendre les événements récents sup-pose de les réinsérer dans « l’histoire longue de latransformation post-soviétique dont les originesse trouvent dans la perestroïka » (p. 14). Ainsi, loindes schémas simplistes d’une transitologie pri-maire, l’auteure donne notamment à voir que ladémocratisation n’a rien d’un processusinéluctable.

La première partie de l’ouvrage couvre laphase d’accession à l’indépendance (1988-1991).Le premier chapitre détaille les différents acteursdes mobilisations nationalistes à la fin de l’URSSet leurs répertoires d’action. L’auteure s’attacheplus particulièrement à l’histoire des Fronts popu-laires en éclairant notamment leur position àl’égard du pouvoir. Elle montre également en quoileur action combine des modalités empruntant àdes formes préexistantes (telles que la manifesta-tion de rue) et à des formes nouvelles (manifes-tation commémorative, meeting, grève). Le secondchapitre porte sur l’idéologie nationaliste quisous-tend les mobilisations collectives de la fin del’Union soviétique. L’auteure met l’accent sur lesruptures entre le nationalisme des Fronts popu-laires et le « nationalisme soviétique ». Elles’attache aussi à identifier les principaux thèmesde l’appel à une renaissance nationale qui fondele nationalisme indépendantiste. Le troisièmevolet de cette première partie analyse la démocra-tisation du système politique. L’introduction dela compétition politique conduit à une modifica-tion de la représentation : elle ne passe désormaisplus par un État-parti incarnant à lui seull’ensemble de la société mais par une compétitionentre des partis portant des choix politiquesconcurrents. Celle-ci se structure peu à peu dansun système partisan. L’indépendance ne débouchepas sur un réel renouvellement du personnel poli-tique, illustrant la capacité des anciennes élites àse reconvertir.

La seconde partie porte sur la constructionchaotique d’une démocratie en Ukraine et d’unautoritarisme de plus en plus marqué en Biélo-russie (1991-2008). Dans le quatrième chapitre,l’auteure revient sur les conceptions de la nationdans les deux pays, qui combinent composantesciviques et ethniques. Le maintien, plus ou moinsaffirmé, de l’idée selon laquelle la nation ukrai-nienne s’ancre dans la spécificité d’une ethnieukrainienne, d’une part, et la promotion d’uneconception panslaviste de la nation biélorusse,d’autre part, expliquent leurs différentes

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orientations en matière de politiques mémorielleet linguistique. Le cinquième chapitre se penchesur les dispositifs institutionnels des régimes etleurs usages. Il montre en quoi le poids de l’ins-titution présidentielle résulte au départ du rap-port de force entre communistes et non-commu-nistes, puis du degré de rivalité entre dirigeantspolitiques. Initialement dotée de compétencessimilaires de part et d’autre, l’évolution de l’ins-titution présidentielle traduit la mise en place d’unsystème politique autoritaire en Biélorussie et une« démocratisation accidentée » en Ukraine, dontrend également compte le rôle différencié despartis politiques et de l’opposition parlementaire.Le sixième chapitre étudie les modalités de lacontestation. Dérivées de l’expérience de la peres-troïka, les manifestations protestataires sont sys-tématiquement réprimées en Biélorussie tandisqu’elles deviennent un mode autorisé d’expres-sion en Ukraine. La fortune diverse de la Révolu-tion orange de 2004 (accession du candidatd’opposition à la présidence ukrainienne) et de laRévolution en jeans de 2006 (essoufflement avecl’arrestation de militants à Minsk) nous renseignesur l’état du système politique et institutionnel depart et d’autre : verrouillé mais stable en Biélo-russie, compétitif et pluraliste mais en proie à descrises répétées en Ukraine.

Rédigé dans un style clair et rigoureux,l’ouvrage intéressera aussi bien le spécialiste de larégion post-communiste attiré par une meilleurecompréhension de l’histoire politique de ces paysdepuis 1988 que le politiste intéressé par une ana-lyse des changements de régime et de la formationde systèmes partisan et institutionnel.

Pascal Bonnard –Institut d’études politiques de Paris

Université Paris Ouest-Nanterre, ISSP

Lassalle (Didier) – L’intégration au Royaume-Uni.Réussites et limites du multiculturalisme. –

Paris, Éditions Ophrys, 2009 (Angles vifs. Cultureset sociétés anglophones). 142 p. Bibliogr. Index.

Ce petit ouvrage vise à donner, ce qui n’estpas le moindre des défis, un aperçu syn-thétique des « politiques d’intégration »

en Grande-Bretagne depuis les années 1960.Après un chapitre consacré aux notions d’ethni-cité et de groupes ethniques en Grande-Bretagne,et un autre présentant un ensemble de statisti-ques démographiques et sociologiques sur les

communautés ethniques minoritaires, l’auteuraborde ensuite les « modèles de l’intégration auRoyaume Uni » et leurs résultats, avant de pré-senter les débats de la période récente autour desnotions de britannicité et de citoyenneté.

On ne peut certes pas attendre d’un ouvragede synthèse qu’il aborde avec minutie le détail desdébats, tant politiques que scientifiques, qui sesont développés, notamment en Grande-Bre-tagne, autour des questions de racisme, de mul-ticulturalisme et de relations ethniques depuismaintenant une cinquantaine d’années. Mais ladémarche adoptée ici se heurte rapidement auxlimites et aux risques d’un tel exercice : brosserun tableau à trop grands traits, forcément simpli-ficateurs et réducteurs.

Si on considère la littérature foisonnante surces enjeux en Grande-Bretagne – mais aussi enFrance, on y reviendra – on peut tout d’abordregretter la bibliographie très réduite (à peinedeux pages) proposée à la fin de l’ouvrage, lesréférences présentées au fil des pages renvoyantprincipalement à des articles de presse ou des rap-ports officiels. La présentation et la discussion decertaines notions, pourtant centrales à l’objet ana-lysé, laissent alors le lecteur quelque peu perplexe ;ainsi la « définition moderne de groupe eth-nique » proposée (p. 7) est-elle celle de MaxWeber... datant de 1922, sans aucune autre réfé-rence aux nombreux ouvrages théoriques sur cettenotion, ses usages et ses transformations, dans descontextes plus récents. Ainsi, l’auteur évoque àplusieurs reprises, généralement pour lacondamner, « l’ethnicisation » de la société bri-tannique, sans jamais définir ce terme ou le situerdans le champ actuel de recherche sur ces enjeux.Le terme même d’intégration, qui donne son titreà l’ouvrage, ne fait pas à proprement parler l’objetd’une contextualisation. Certes, l’auteur précise cequ’il entend par là dans une note en bas de lapage 64, tout en reconnaissant que le terme lui-même est très critiqué en Grande-Bretagne ; maisdans un champ scientifique et politique où lepoids des mots revêt une importance toute par-ticulière, « faire comme si » ce vocable avait tou-jours été utilisé en Grande-Bretagne (comme ill’est en France), alors qu’il n’est apparu dans lesdiscours gouvernementaux et universitairesque dans les toutes dernières années, resteproblématique.

Cet usage quasiment « français » du terme« intégration » doit alors être rapproché de la

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discussion de la notion de « race » ou de « rela-tions raciales » ; l’auteur regrette en effet à plu-sieurs reprises que « le terme n’ait toujours pasdisparu » en Grande-Bretagne, malgré le fait qu’ils’agisse d’un « concept complètement périmé,incomplet, profondément suspect... » (p. 121) ; làencore, c’est faire peu de cas des problématisa-tions contemporaines1, y compris en France, de« la question raciale »2 et surtout de la longue his-toire de politisation des Race relations outre-Manche. Le tableau proposé par D. Lassalle nementionne d’ailleurs aucune des très nombreusesluttes et mobilisations contre le racisme et les dis-criminations menées par les membres des mino-rités ethniques : les combats politiques et sociauxdes mouvements blacks dans les années 1960 et1970 sont présentés comme ayant eu pour objectif« la reconnaissance des besoins linguistiques,culturels et religieux », et c’est de cette mêmeépoque que l’auteur date « la montée des reven-dications communautaires » (p. 75), les émeutesracistes de 1958 à Notting Hill et Nottinghamdevenant, quant à elles, les premiers signes de« tensions intercommunautaires » (p. 73).L’émergence d’acteurs politiques issus des mino-rités est alors datée de l’affaire des Versets satani-ques de Salman Rushdie, période avant laquellel’auteur estime que « le débat avait surtout étéconduit parmi les Blancs » (p. 69), ce qui laissetout de même songeur. Là encore, les mots ontleur importance, et assigner les débats et mobili-sations d’une époque au vocabulaire d’une autre,ou à des notions « neutralisées », n’aide pas réel-lement à la compréhension des processus et à leurévolution au fil des transformations sociales etpolitiques.

On peut d’autant plus regretter ces impréci-sions, ou ces usages décontextualisés, que D. Las-salle laisse apparaître à plusieurs reprises uneconnaissance beaucoup plus fine et nuancée de lasituation britannique ; ainsi les pages consacréesaux « trois types » de multiculturalisme (p. 98-99)reflètent avec beaucoup plus de pertinence, mêmesi c’est brièvement, les grands enjeux des débats

britanniques contemporains, et la diversité despositions et projets politiques à l’œuvre. De lamême manière, le rappel des effets délétères duracisme et, dans le dernier chapitre, un ensemblede remarques sur le fait que la notion de « bri-tannicité » soit implicitement associée à l’idée de« Blanc », sur les dimensions positives de l’hybri-dité ou les effets néfastes de l’absence totale deprise en compte du passé impérial de la Grande-Bretagne (p. 109), sont autant de questions essen-tielles sur lesquelles on aurait aimé que l’auteurse penche plus longuement.

Catherine Neveu –CNRS-EHESS, IIAC-LAIOS

Lequesne (Christian) – La France dans la nouvelleEurope. – Paris, Presses de Sciences Po, 2008

(Nouveaux débats). 148 p.

Ce petit livre est écrit par quelqu’un qui« connait son affaire », y ayant consacré sathèse publiée en 1993, Comment se fait la

politique européenne de la France3, et n’ayant paschômé dans les quinze années suivantes. Il se veut,dans l’esprit de la collection qui le publie, uneprise de parti et une prescription aux élites et àl’opinion publique françaises. L’Europe à 27 neressemblera jamais plus à l’Europe à 12, les Fran-çais doivent l’admettre et puiser dans ce change-ment de bonnes raisons de renouveler leur enga-gement européen. Le développement est en partiechronologique (1/ la décennie 1980, 2/ l’ouvertureà l’Est, puis 3/ et 4/ la période 2005-2008) maistraité de façon thématique. 1/ le « fonctionnalismetranquille » de la décennie 1980 : projets concrets,coleadership avec l’Allemagne, intérêt national àconstruire un bien commun européen, bref la finnon aperçue de la construction européenne de1950, celle de Monnet, Schuman Gasperi et Spaak(j’imagine le sanglot discret des anciens maîtresde Ch. Lequesne). 2/ « L’acceptation sans convic-tion », « la Confédération plutôt que l’adhésion »,mais surtout, sans que Ch. Lequesne ne frappe de

1. On peut avoir le même type de regret concernant la littérature sur la globalisation et les circulations migra-toires, quand D. Lassalle considère que le développement de celles-ci et leur facilitation conduisent nécessai-rement à un « détachement émotionnel » croissant des minorités vis-à-vis de la société britannique. Un certainflou existe d'ailleurs dans l'ouvrage, car nombre de « minorités ethniques » ne sont plus à proprement parlerdes « populations immigrées ».

2. Didier Fassin, Éric Fassin (dir.), De la question raciale. Représenter la société française, Paris, La Découverte,2009.

3. Christian Lequesne, Comment se fait la politique européenne de la France, Paris, Presses de Sciences Po,1993.

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formule pour l’identifier, ce que j’appellerais « leretour de la géopolitique réaliste » ou encore « de1990 à 1935 », alors que, me semble-t-il de trèsnombreux intellectuels, plus sensibles auxcharmes de Lech Walesa, Adam Michnik, VaclavHavel et Bronislaw Geremek qu’aux spectres dePilsudsky et Bénès, y voient surtout l’effacementde 1945-1947 et justement pour cette raison lerefus du retour à 1935, ce qui prolonge le rêve desfondateurs dont Schuman au moins n’excluait pasl’élargissement vers l’Est. 3/ La crainte des « fédé-ralistes » devant « la fuite en avant de l’élargisse-ment » qui ne peut conduire qu’à un « stérileconcert des nations » (J.-L. Bourlanges en juin2004, contra M. Rocard qui, en novembre de lamême année, défend l’adhésion turque et soutientl’élargissement comme une chance de démocratieeuropéenne sans État fédéral), et symétriquement,un nouvel euroscepticisme autour de la directiveBolkenstein et l’adhésion de la Turquie. 4/ Lescraintes d’une Europe libérale dans la globalisa-tion mondiale, d’où l’échec cinglant du réfé-rendum, « refus du réel », à savoir que l’économiefrançaise profite du marché européen, et fin, nonacceptée, de l’exceptionnalisme français quicondamne la France soit à y renoncer, soit àopérer un repli identitaire (décidément, méfions-nous des référendums, les votants ne savent pasce qui est bon pour eux ; j’imagine que c’est lelangage que Brejnev tenait à Dubcek, maisLequesne n’a pas d’armée rouge à sa disposition,seulement l’armée bleue de l’irrésistible évidenceeuropéenne1).

Tout cela nous mène au dernier chapitre oùl’auteur appelle la France à trouver sa place dansl’Union européenne à partir du moment où le« fonctionnalisme tranquille » ne peut plus fonc-tionner et lui donne quelques conseils sur labonne façon d’y exercer un leadership. Je ne sache

pas de meilleur exemple de l’abandon du fédéra-lisme que cette constante préoccupation del’intérêt national et du « leadership »2. Il convientdonc d’abandonner le partenariat privilégié avecl’Allemagne ainsi que l’illusion du « noyau dur »,et de tenir compte de la méfiance incoercible despetits et des moyens envers tout ce qui pourraitressembler à une hégémonie. Ces sages prescrip-tions n’ont que l’inconvénient d’être contradic-toires, comme la Belgique, partenaire souffrantdepuis 1950, en est convaincue depuis bellelurette. L’Europe a besoin de leaders3, ce qui sup-pose un centre quelque part capable de concentrersuffisamment de force et susciter assez d’adhésionpour coordonner la production de biens collectifs.Mais comme le fédéralisme est désormais exclu,le centre, s’il y en a un, devra être tout autantinternational qu’européen : faute d’un ou plu-sieurs centres institutionnels intégrés, il faut bienleur équivalent diplomatique. Or, la France – toutcomme la Grande-Bretagne d’ailleurs, etaujourd’hui une Allemagne lassée d’être rigou-reuse et européenne pour tous les autres – n’est« européenne » que quand elle y trouve son intérêtsoit qu’elle en tire avantage, soit qu’elle y soitcontrainte, ce que les « petits » (qui raisonnent demême) ne peuvent que redouter tout en admet-tant qu’il faut bien que « cette horloge marche »et, à la différence du monde naturel, ne peut sepasser d’« horloger ». C’est seulement dans cecadre qu’il convient d’apprécier les sages conseilsdispensés à la présidence française (politique éner-gétique, immigration, défense, réforme de la PAC,avec une place disproportionnée consacrée à despropos généraux sur l’Union pour la Méditer-ranée), un cadre où le besoin de centre a été« satisfait » par l’entrecroisement de centresdivers, la Commission, le président permanent, leConseil, l’Assemblée, la Banque, la Cour.

1. Celle-ci n'est pas sans révéler quelque contradiction que l'auteur pointe sans le vouloir. Ainsi, comme on l'avu, les électeurs semblent moins « européens » que leurs élites, ne serait-ce que parce que celles-ci, échaudéespar les référendums, ou plutôt leurs appréhensions face à ceux-ci, font de leur mieux pour ne jamais placer unenjeu européen en haut de la hiérarchie des enjeux. Mais il est aussi tenu pour acquis que « la société britanniqueest européenne dans ses pratiques alors qu'une grande partie des élites politiques [...] restent au contraireattachées à la représentation d'une spécificité insulaire » (p. 126). Alors ? Qui au juste ne sait pas ce qu'il veut ?Le peuple ou ses élites ?

2. J'avoue ne pas comprendre dans ces conditions pourquoi l'auteur critique (p. 101) la « tendance des politistes »à distinguer la part du « national » de celle de « l'européen » (ce qui n'est plus d'ailleurs le cas des étudesd'auto-identification menées par Sophie Duchesne et André-Paul Frognier, entre autres), car c'est la pentenaturelle de leurs gouvernements, quitte pour ceux-ci, quand ils sont battus, à déclarer que l'intérêt national aété respecté, voire à croire un moment que ce qu'ils disent est vrai parce qu'ils ont été amenés à voir autrementcet intérêt, selon le mécanisme des « sour grapes », plus convaincant selon moi que celui de « l'inter-gouverne-mentalisme délibératif ».

3. Cf. Jack Hayward (ed.), Leaderless Europe, Oxford, Oxford University Press, 2008.

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Peut-être une Europe polycentrique est-elle unepolité viable mais il conviendrait peut-être de seposer la question, notamment à la sombre lumièrede la crise financière mondiale et de celle de lazone-Euro, du rôle de Père Fouettard que sembles’être attribué l’Allemagne et du remède de chevalque le gouvernement conservateur-libéral est entrain d’administrer à l’Angleterre. Je ne suis passûr que les problèmes de politique fiscale, de sta-bilité financière et de coordination macro-écono-mique (qui risqueraient de faire éclater l’UE entreune zone Euro à 17 et le reste des 27 si la Grande-Bretagne et la France n’ont pas la sagesse de réa-liser que cet éclatement leur serait préjudiciable àterme) puissent être traités uniquement grâce àl’exhortation vertueuse que la France abandonneun « passé nostalgique » et veuille bien entrer« dans la modernité » (p. 13), un rêve éveilléd’autant plus séduisant que son contenu est restévague dans le demi-siècle où ce mot valise a étéemployé à tout bout de champ.

Jean Leca –Sciences Po Paris

Beckmann (Matthew N.) – Pushing the Agenda.Presidential Leadership in US Lawmaking,

1953-2004. – New York, Cambridge University Press,2010. 194 p. Bibliogr. Index.

Cet ouvrage propose une étude quantitativedes relations entre le président américainet le Congrès pour le contrôle de l’agenda

législatif. Plus exactement, l’enquête porte sur lesmoyens utilisés par le président pour construireune coalition qui soutient son agenda. Elle révèleles stratégies utilisées par le président pourinfluencer le Congrès et les conditions qui per-mettent à ces stratégies de fonctionner oud’échouer. Un demi-siècle d’interactions(1953-2003) entre l’exécutif et le législatif est ana-lysé quantitativement et qualitativement pourexpliquer le pouvoir législatif du président. Cetteconstruction de coalition implique la mobilisa-tion d’alliés, la dissuasion des opposants et la miseen échec des obstructions finales en vue du vote.Le président doit affronter des contraintes consti-tutionnelles (un fort pouvoir négatif de vetoassorti d’un faible pouvoir positif de proposition),la contrainte des préférences partisanes, les diffé-rentes contraintes contextuelles, au nombre des-quelles figurent la conjoncture politique etl’actualité du monde, dont il ne maîtrise pas le

cours. L’auteur récuse l’explication du pouvoirlégislatif par des facteurs de capacité ou de com-pétence présidentielle. Les opportunités et les res-sources institutionnelles expliquent mieux lesrelations du président et du Congrès. En réalité,le président peut mettre en œuvre deux typesd’influence stratégique. La moins spectaculaire esttypique de la phase initiale du processus législatif,il s’agit de la mise à l’agenda, par exemple en pro-mouvant dans l’opinion publique l’objet de saproposition par une stratégie connue depuisS. Kernell sous le nom de « going public ». L’autreest typique de la phase finale du vote de la loi, ils’agit de la stratégie de lobbying auprès des mem-bres du congrès par tous les moyens à sa dispo-sition. Les éléments essentiels de ces stratégies quipermettent d’élaborer une théorie de l’influenceprésidentielle sont le statu quo, les préférences desleaders de soutien, les préférences des leaders del’opposition, les préférences des congressistes enposition charnière, et le capital politique du pré-sident. Le pouvoir présidentiel positif concerne lessituations dans lesquelles le président cherche àchanger un statu quo distant de ses préférences.Le modèle de fabrication de la loi qui intègrel’influence présidentielle fait donc intervenir lamise à l’agenda par le président qui précède saproposition, le lobbying présidentiel centré surl’agenda pour mobiliser les soutiens ou dissuaderles opposants, et le lobbying présidentiel finalcentré sur le vote. L’influence présidentielle estrendue possible par la diversité des objectifs descongressistes : se faire réélire, soutenir de « bonnespolitiques » et accroître leur influence au congrès.Le lobbying centré sur le vote est orienté en prio-rité vers les congressistes charnières, ceux qui vontassurer le soutien de 218 représentants et de60 sénateurs, et qui occupent des points pivotsdans la distribution des préférences. Pour réduirela motivation des opposants à défier la proposi-tion présidentielle, l’administration peut faire dulobbying auprès des congressistes fluctuants pouraffaiblir l’influence des leaders d’opposition, ellepeut persuader directement les leaders d’opposi-tion et elle peut aussi leur offrir une combinaisonde concessions internes ou externes à la politiqueconsidérée. En d’autres termes, l’essence du lea-dership présidentiel rejoint ici l’ordinaire de lapolitique législative avec des manœuvres, despressions directes, des intimidations et desnégociations.

M. N. Beckmann s’appuie sur un modèleformel assez simple qu’il associe à une grande

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quantité de données empiriques recueillies sur26 congrès successifs depuis Eisenhower, en 1953,jusqu’à G. W. Bush, en 2004 : un total de 769 pro-positions législatives qui couvrent sept domainesmajeurs de politique intérieure et 55 sous-thèmesémanant de dix présidents différents, qui donnentlieu à 113 votes de la Chambre des représentantset à 100 votes du Sénat. Il peut donc tester sathéorie quantitativement mais aussi qualitative-ment, puisqu’il étudie en détail le cas de la réduc-tion fiscale de Bush de 2001. Même s’il considèrela stratégie de « going public » utilisée alors parG. W. Bush, cet aspect du pouvoir présidentielaurait sans doute mérité une plus grande atten-tion globale dans les moyens dont dispose le pré-sident américain en permettant une meilleure éva-luation des facteurs internes et externes de larelation entre le président américain et le Congrès.

Jacques Gerstlé –Université Paris I-Panthéon Sorbonne, CESSP

Dobry (Michel) – Sociologie des crises politiques.La dynamique des mobilisations multisectorielles. –

Paris, Presses de Sciences Po, 2009 (3e édition revueet augmentée d’une préface inédite). 384 p.

Révolution bolivienne, russe, iranienne oufrançaise, 6 février 1934, mai 1958, mai 68 :croyant savoir ce que désignent ces événe-

ments, nous tentons souvent de leur faire corres-pondre une substance. Paru en 1986, Sociologiedes crises politiques a transformé notre manièred’envisager ces processus – mouvements sociaux,scandales, affaires, émeutes, révolutions, coupsd’État – en indiquant leur parenté en dépit desdifférences d’ampleur et de rythme des mobilisa-tions qui les constituent. La reconnaissance d’unair de famille entre ces phénomènes n’allait pour-tant pas de soi tant les cloisonnements entre sous-disciplines de la sociologie des mobilisations onttendu à enfermer les chercheurs dans des problé-matisations et des définitions restreintes et appau-vries de leurs objets. Dans la science politiqueanglo-saxonne, la redécouverte de cette parenté etl’inscription de ces divers phénomènes de poli-tique contestataire sur un continuum est encorerécente1.

Lors de sa parution, le livre participe à unmouvement de renouvellement des sciencessociales en langue française2, notamment parcequ’il refuse d’opposer les dimensions individuelleset structurelles de l’activité sociale, les calculs desacteurs et le contexte de leur activité. MichelDobry envisage dans le même mouvement la placedes structures dans l’action collective et les trans-formations que leur fait subir l’activité des acteurs.Dialoguant de façon constante et critique avec destravaux d’historiens (C. Tilly, P. Veyne,), desociologues (P. Bourdieu, E. Goffman), d’écono-mistes (T. Schelling), de politistes (T. Skokpol) oude philosophes des sciences (K. Popper), l’ouvrages’inscrit aussi dans un courant qui affirme l’unitéintellectuelle des sciences sociales en dépit de ladiversité de leurs appareillages conceptuels, deleurs styles d’écriture ou d’administration de lapreuve.

Illusion héroïque, conjonctures fluides,sociétés complexes, coups, secteurs et mobilisa-tions multisectorielles, transactions collusives : ona là les termes du lexique – du jargon disent leslecteurs agacés par cette entreprise ambitieuse quientend se doter d’un vocabulaire propre – duparadigme conceptuel et du système de proposi-tions qui ont fait le succès de ce livre. L’ouvrageest tout entier guidé par une décision deméthode : il n’y a aucune raison d’envisager lesmoments de crise – de « conjonctures fluides »entendues comme modification de l’état desstructures sociales – avec des outils différents deceux utilisés dans l’investigation des momentsroutiniers de l’activité politique. Ce qui signifieque ces moments de mobilisation – parfois suffi-samment amples pour concerner plusieursespaces d’activité à la fois – ne sont pas lesmoments par excellence des décisions indivi-duelles, contrairement à ce que porte à considérer« l’illusion héroïque » : les facteurs « subjectifs »n’y prennent pas le pas sur les facteurs « objec-tifs ». L’auteur met en garde contre la perspectiveétiologique qui réduit les crises à leurs causes,méconnaissant les processus qui constituent cesmoments critiques, et la tentation de vouloir leurfaire correspondre des cheminements particuliersqui relieraient de façon nécessaire des résultats oudes effets à des commencements.

1. Doug McAdam, Sidney Tarrow, Charles Tilly, Dynamics of Contention, Cambridge, Cambridge University Press,2001.

2. Les cadres. La formation d'un groupe social (Paris, Minuit, 1984) de Luc Boltanski paraît l'année où est sou-tenue la thèse d'État en science politique qui fournit la matière de l'ouvrage.

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Le raisonnement de l’auteur prend pour pointde départ l’idée – que l’on retrouve chez desauteurs aussi différents que Pierre Bourdieu etNiklas Luhman – selon laquelle les sociétésmodernes sont des sociétés complexes au sens oùelles sont constituées de sphères d’activitésdiverses partiellement autonomes, appelées ici« secteurs », qui entrent en relation les unes avecles autres1. S’il prend acte de cette différentiationdes sociétés, qui dépasse les distinctions entreleurs régimes politiques, c’est en dehors de toutfonctionnalisme : le fait que l’université constitueun monde social particulier ne signifie aucune-ment qu’elle contribue de façon spécifique aufonctionnement général de la société. Suivant lefil de cette hypothèse de continuité, l’auteurs’attache à suivre les transformations que subis-sent les secteurs sociaux, tout particulièrement ladimension institutionnalisée de leur différencia-tion, sous l’effet des mobilisations. En prenantappui sur une vaste littérature comparative,M. Dobry isole trois propriétés centrales desconjonctures de fluidité politique. Si les crises fontsortir les acteurs de leurs routines, c’est d’abordparce que les distinctions entre secteurs perdentde leur pertinence, au point de parfois s’effondrer.L’apparition de mobilisations multisectoriellesmet à mal l’autonomie des secteurs. Elle affecte lamanière dont les acteurs perçoivent la situationet calculent, les forçant à tenir compte de ce quise passe ailleurs dans l’espace social. La dispari-tion des frontières entre secteurs aboutit égale-ment à ce que les confrontations ne se jouent plusseulement à l’intérieur des secteurs mais entreplusieurs secteurs à la fois (phénomènes de« désenclavement », p. 128-129). Ensuite, cessituations ont pour effet de brouiller les repèresdes acteurs. Elles rendent inopérants les instru-ments grâce auxquels ils évaluent habituellementles situations. Ceci complique leur évaluation desforces en présence ou de la pertinence des res-sources en jeu. Enfin, les crises correspondent àdes moments où les aspects institutionnalisés etobjectivés de la vie sociale sont mis à mal : l’exté-riorité des secteurs par rapport aux acteurs etl’emprise qu’ils exercent sur eux est remise enquestion. Ces situations ont pour principaleconséquence de plonger les acteurs dans des

contextes « d’interdépendance tactique élargie »(p. 171) où sont mises en relation et confrontées,les ressources, les représentations et définitions dela situation et les lignes d’action des différentsprotagonistes. À ce niveau, l’auteur rappelle queles dimensions idéelles de l’action et les représen-tations des acteurs ne priment pas sur leur activitétactique.

À partir de cette exploration minutieuse desconjonctures critiques, M. Dobry revient sur cer-tains problèmes centraux pour la science poli-tique. Les pages consacrées aux phénomènes decharisme ou aux processus de délégitimation éla-borent une perspective novatrice sur ces ques-tions. Avec la distance que confère cette troisièmeédition, elles montrent également en quoi, lors desa parution, Sociologie des crises politiques faisaitfigure pour son auteur de programme derecherche. En matière de charisme, la perspectivedessinée ici s’écarte des notations de Max Weberpour se tourner vers une analyse située – on diraitaujourd’hui « pragmatique » – des phénomènesde domination charismatique. L’attestation ducharisme ne se situe pas dans l’émotion ressentiepar une communauté de suiveurs devant les qua-lités d’un homme, mais dans les calculs de cer-tains des protagonistes de la confrontation poli-tique. Le charisme est dès lors moins lié auxcaractéristiques d’un individu qu’il n’est le pro-duit de transactions et d’une situation. À partird’une lecture serrée des travaux de D. Easton,M. Dobry analyse le lien entre mobilisations mul-tisectorielles et processus de délégitimation. Lescaractérisations de ces processus qu’il proposerompent avec le paradigme « standard » de la légi-timation. Ce dernier considère que la légitimitéd’un système politique se situe dans les réservoirsde soutien alimentés par l’adéquation entre lescroyances, les valeurs des membres d’une sociétépolitique et l’activité des tenants du régime. Ladélégitimation est alors pensée comme un pro-cessus lent, intuitivement placé avant les situa-tions de crise au point de figurer au rang de cause.Prenant le contre-pied de l’idée d’une érosion delégitimité qui leur serait antérieure, M. Dobrymontre que les crises politiques peuvent être lethéâtre de phénomènes de délégitimation aussi

1. Si cette nouvelle recension est un indicateur sûr, « objectif », que l'on est en présence d'un « classique », onpermettra de rappeler, après Jacques Lagroye, que ce ne sont pas seulement les structures des sociétés com-plexes qui font état de plasticité mais aussi la définition que Michel Dobry donne de leurs « secteurs ». Cf.Jacques Lagroye, note bibliographique sur Sociologie des crises politiques, dans la Revue française de sciencepolitique, 37 (5), octobre 1987, p. 723-726.

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amples que brusques. Il en situe l’origine dans lesruptures que les transactions collusives établiesentre les secteurs stratégiques du régime peuventconnaître en conjonctures fluides. Le maintien desrégimes se joue moins dans le soutien « diffus »apporté par la population dans son ensemble quedans les relations nouées entre secteurs. Il résultede cela que la légitimation provient non pas del’adhésion aux valeurs que promouvrait le sys-tème politique que des calculs des acteurs « quicomptent ». À ce niveau, l’auteur formule unehypothèse qui s’est révélée féconde autant par laconfirmation que l’histoire réelle lui a apporté– notamment l’effondrement du bloc de l’Est –que par les nombreuses mises à l’épreuve empi-rique dont elle a fait l’objet dans des pays aussidivers que le Bénin, l’Égypte, le Maroc, la Russie,la Syrie, la Tunisie ou l’Ukraine. Les régimes auto-ritaires ne sont pas moins exposés que leurshomologues démocratiques à ces ruptures dansl’économie politique du consentement (p. 314),pas plus que leurs dirigeants ne sont à l’abri del’irruption de mobilisations massives en diverspoints des espaces sociaux qu’ils dominent(p. 324).

L’élucidation du fonctionnement desconjonctures de crise est indissociable d’unethéorie de l’action. Saisissant les pratiques encontexte et en situation, M. Dobry considère quec’est l’exploration fine de la composition de cescontextes qui rend possible l’explication de l’acti-vité des acteurs (p. 172). Le lien entre les mobi-lisations et leur contexte est l’une des énigmes lesplus ardues auxquelles la sociologie des mobilisa-tions s’est confrontée au cours des trente dernièresannées. Les réponses qui y ont été apportées pardivers auteurs, principalement anglo-saxons, sontloin d’être satisfaisantes. La tentation objectivisted’une définition des contextes que symbolise lanotion de structure des opportunités politiques entémoigne. Cet obscur phénix de la sociologie desmouvements sociaux ne cesse de renaître sous laplume de ses plus illustres promoteurs, en dépitd’abandons temporaires1, de reformulations et decritiques acérées2, ou de requiems joués en son

honneur3. Le caractère tout terrain de la notionexplique en partie la séduction qu’elle a puexercer. Il laisse dubitatif puisque, d’un cas àl’autre, rien n’empêche que des éléments nou-veaux entrent dans la définition de ces « oppor-tunités » ou viennent s’y substituer, rendantd’autant plus malaisée une utilisation compara-tive de la notion. Davantage peut-être que l’ima-gination des auteurs, la variation des définitionsest un reflet des contextes étudiés. En situantl’énigme à résoudre à l’extérieur des groupes, desemblables analyses passent sous silence toutes lesdifficultés pratiques du travail de mobilisation.Surtout, comme ce compte rendu s’est attaché àle rappeler, c’est oublier que, malgré sa dimensioncontraignante, le contexte est lui-même modifiépar l’action des groupes mobilisés. Ce n’est pro-bablement pas surestimer l’influence de cetouvrage que de rappeler combien il a pu – singu-lièrement dans cette attention pour la trame descontextes où se jouent les dilemmes pratiquesauxquels font face les acteurs – contribuer à laformation de l’esprit scientifique de plusieursgénérations de chercheurs. L’auteur de ces lignesn’y fait pas exception.

Frédéric Vairel –École d’études politiques, Université d’Ottawa

Lagroye (Jacques) – Appartenir à une institution.Catholiques en France aujourd’hui. – Paris,

Economica, 2009 (Études politiques). 184 p.

Il y a plus de 25 ans, l’auteur de la présenterecension, alors tout jeune chercheur, croisaitpar hasard Jacques Lagroye sur le boulevard

Saint-Germain. Saluts échangés, à l’origine d’unelongue conversation qui devait représenter, pourle jeune chercheur en question, l’un de cesmoments privilégiés où se fonde une démarche,se définit une posture, s’oriente une recherche.Bref, un moment majeur, susceptible de marquerune vie entière. Jacques achevait la rédaction del’article « légitimation » pour le Traité de sciencepolitique4. Il en parlait avec l’enthousiaste et la

1. D. Mc Adam, S. Tarrow, Ch. Tilly, Dynamics of Contention, op. cit., p. 43.2. Jeff Goodwin, James. M. Jasper, « Caught in a Winding, Snarling Vine : The Structural Bias of Political ProcessTheory », Sociological Forum, 14 (1), mars 1999, p. 27-54 ; Lilian Mathieu, « Rapport au politique, dimensionscognitives et perspectives pragmatiques dans l'analyse des mouvements sociaux », Revue française de sciencepolitique, 52 (1), février 2002, p. 75-100.

3. Olivier Fillieule, « Requiem pour un concept. Vie et mort de la notion de “structures des opportunités politi-ques” », dans Gilles Dorronsoro (dir.), La Turquie conteste, Paris, Éditions du CNRS, 2006, p. 201-241.

4. Madeleine Grawitz, Jean Leca (dir.), Traité de science politique, Paris, PUF, 1985.

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chaleureuse rigueur qui le caractérisait. Il avaitrelu pour l’occasion le splendide récit tiré desFrères Karamazov de Dostoïevski, où le GrandInquisiteur explique à Jésus, arrêté et détenu, enquoi son retour sur terre gêne une Église qui n’aplus besoin de lui. Jacques tenait ce texte pour laplus magistrale leçon de science politique jamaisprononcée et m’avait vivement incité à meplonger dans sa lecture.

Beaucoup plus récemment, à la suite de ladécision du Vatican de lever l’excommunicationdes quatre évêques intégristes de la FraternitéSaint-Pie X, Jacques avait publié dans Témoignagechrétien (5 février 2009) une réaction passionnée,pivotant autour de l’idée que la finalité de l’Église,« celle qu’elle aurait reçue du Christ, celle qu’ellene peut oublier sans se renier et renier Jésus, estla condamnation sans appel de ce qui se passenécessairement en elle, comme en touteinstitution ».

C’est dire que la réflexion conduite dansAppartenir à une institution, poursuivant et com-plétant celle de La vérité dans l’Église catholique1,apparaît comme durablement centrale dans lapensée et l’œuvre de Jacques Lagroye. L’avertisse-ment donné au début du livre, selon lequel l’Églisecatholique ne constituerait jamais ici qu’un « ter-rain de recherche » (auquel d’autres auraient puêtre préférés), met certes en évidence l’ancragerevendiqué dans une sociologie de l’institution.Mais le soin laissé au lecteur de découvrir par lui-même progressivement les raisons du choix decette institution particulière (p. V) manifestecombien l’auteur s’était impliqué dans le déchif-frement de « ce qu’une société a fait de la reli-gion : non plus le signe d’une vérité, mais le mytheambigu d’une énigme multiforme » – pourreprendre là une formule de Michel de Certeau2.

Appartenir à une institution s’intéresse doncaux transformations contemporaines du catholi-cisme, appréhendées à partir des modalitésd’appartenance des fidèles à l’Église, des modesd’exercice du pouvoir au sein de l’institution, desformes d’obtention de la « docilité » de ses mem-bres, des contestations de cet ordre et des rup-tures, enfin. L’ouvrage, richement et précisémentdocumenté, constitue une somme sur l’institution

catholique, et plus particulièrement sur la façondont celle-ci réagit à des processus sociaux degrande ampleur, dont elle est victime commetoutes les institutions, mais sans doute plus encoreque les autres.

Présenter l’ouvrage comme une importantecontribution à la compréhension des évolutionsrécentes et actuelles de l’Église n’épuise toutefoispas la richesse d’une analyse qui, à l’intersectiond’une sociologie des institutions, d’une sociologiedu religieux et d’une sociologie de la crise, vise àcerner ce qu’« appartenir » signifie. Dans cettesociologie de l’appartenance, construite et testéeà partir d’une institution catholique dont, dansune approche à l’évidence délibérément plus théo-logique que sociologique, le seul fonctionnementcontredirait la raison d’être, nulle surprise quel’accent soit mis sur ce que Certeau, s’appliquantà définir le croire, désignait comme l’embrayaged’un faire sur un dire. « Il existe – soulignait Jac-ques Lagroye lors du séminaire national surl’enseignement des sciences économiques etsociales organisé par la Direction générale del’Enseignement scolaire les 19 et 20 mars 2004 –une logique des pratiques distincte de la logiquede justification des pratiques. Il faut saisir com-ment, en chaque cas, s’articulent ces deux logi-ques. Je pourrais, de ce point de vue – ajoutait-il –définir la science politique comme la mesure desécarts ».

Il n’est pas neutre, dans cette perspective, quel’ouvrage s’achève sur une section intitulée « Dela distanciation à l’exit ? ». L’analyse de la situa-tion que connaît, face aux transformations dessociétés, l’institution simultanément comme lesautres et radicalement différente de toutes lesautres qu’est l’Église, ne pouvait conduire JacquesLagroye qu’à retrouver dans l’ouvrage de 2009 saconclusion de 2006.

« Face à une uniformisation qui enlève toute portéeà [la] “diversité”, c’est-à-dire aux conflits légitimes[...] la “sortie de crise” ne peut être que l’exclusionde fait, ou le départ sur la pointe des pieds, de celleset de ceux qui ne se croiront plus entendus et res-pectés. » (p. 263)

Patrick Michel –EHESS/ENS, Centre Maurice Halbwachs

1. Jacques Lagroye, La vérité dans l'Église catholique. Contestations et restauration d'un régime d'autorité, Paris,Belin, 2006. Voir la lecture critique qu'en a proposée Bernard Pudal dans la Revue française de science politique,57 (5), octobre 2007, p. 699-702.

2. Michel de Certeau, La faiblesse de croire, Paris, Seuil, 1987, p. 190.

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Fassin (Didier), dir. – Les nouvelles frontièresde la société française. – Paris, La Découverte, 2010

(Bibliothèque de l’Iris). 598 p.

Issu d’un programme de recherche éponyme,conduit pendant 4 ans par une quarantainede chercheurs et de doctorants, essentielle-

ment sociologues et anthropologues, cet ouvragecollectif dirigé par Didier Fassin rassemble lescontributions dont l’ambition principale est demettre en lumière les processus complexes àl’œuvre dans la société française de production del’« alterité nationale » et de mise à l’écart de cer-taines catégories de la population dites « issues del’immigration » en fonction de critères ethno-raciaux de phénotype et d’origine, de culture oude religion supposées.

Au cœur de la réflexion se situe la notionde « frontières », entendues autant comme bor-ders que boundaries en langue anglaise : autantcelles, territoriales, séparant les nationaux desétrangers, que celles plus implicites, construc-tions symboliques et idéologiques, « les limitesentre catégories sociales racialisées héritéesd’une double histoire de la colonisation et del’immigration » ayant une pertinence organisa-tionnelle pour les interactions sociales etinfluençant l’accès des individus à des res-sources telles que l’éducation, l’emploi, le loge-ment (p. 6). Partant d’un constat fort de dépla-cement progressif durant les 25 dernièresannées de la problématique de l’immigration àcelle de différenciation sociale en termes de« race », D. Fassin se propose donc d’aborderl’étude des inégalités et lignes de fracture struc-turant l’espace social français en recourant (entoute conscience des risques éthique et prag-matique encourus) au concept de racialisation,appréhendée à la fois comme processus de pro-duction des rapports sociaux et une probléma-tisation du monde social, fondés sur une label-lisation raciale des individus dans une logiquede domination et de marginalisation (p. 159-161).

S’appuyant sur une série d’enquêtes censéeséclairer chacune un aspect ou espace différent deconstruction quotidienne de frontières symboli-ques, dans l’objectif également d’articuler l’étudedes politiques et pratiques de contrôle de l’immi-gration avec celle des mesures spécifiques à des-tination des immigrés et leurs enfants vivant surle territoire national, l’ouvrage se découpe enquatre parties de cohérence interne inégale :

« Généalogies et fondations », « Politiques et pra-tiques », « Mobilisations et acteurs », et « Expé-riences et résistances ».

La première partie inscrit la problématiquesoulevée par les auteurs dans une perspective his-torique des transformations affectant la penséeraciale française et des évolutions des stratégiesdes pouvoirs publics à l’encontre des migrants,aussi bien sur le plan des procédures de natura-lisation que d’attribution de logement, ou encorede prise en charge psychiatrique ; elle se refermesur deux réflexions d’ordre épistémologique rela-tives à la portée heuristique du paradigme critiqueaméricain de la whiteness, « question blanche », etdu concept de racialisation en sciences sociales(B. Bosa, D. Fassin).

Dans les différentes contributions rassem-blées dans l’ouvrage, une place prépondéranteest réservée à l’étude des pratiques, discours etdocuments écrits des acteurs institutionnels, der-rière lesquels on découvre un appareil étatiquequi, malgré les principes républicains universa-listes affirmés, met en œuvre un traitement dif-férentiel des individus dans de nombreuxdomaines, que ce soit à travers le durcissementrécent des conditions de regroupement familial(C. Cournil, M. Recio), les dispositifs pratiquesmis en place dans le cadre de la lutte contre lesdiscriminations à l’emploi (O. Noël) ou par lebiais de certaines procédures instaurées à l’égarddes immigrés en situation irrégulière et deman-deurs d’asile (en particulier les perspectives com-plémentaires de F. Enjolras, C. Kobelinsky, S. LeCourant, C. Makaremi). Sur ce dernier point,dans la deuxième partie de l’ouvrage, FranckEnjolras nous livre une description fine du tra-vail quotidien des policiers dans un centre derétention administrative où se jouent des rap-ports complexes (marqués par l’ambiguïté fon-damentale du lieu au statut incertain entrel’administratif et le carcéral) entre les agentschargés de l’encadrement des étrangers et lesretenus en attente d’expulsion. Alexandre Tandé,quant à lui, du côté des politiques de lutte contreles discriminations, explore d’une manière pas-sionnante les évolutions de la conception mêmeet du vocabulaire du débat public associé à laquestion des « discriminations » faisant appa-raître le déplacement progressif des accents quis’est opéré à travers l’introduction des notionsconcurrentes d’« égalité de chances » et de« diversité », révélatrices d’une reformulation del’action publique.

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La troisième partie du livre s’intéresse en par-ticulier à la persistance paradoxale des catégori-sations et frontières invisibles jusque dans lesmobilisations sociales et activités associatives dedéfense des migrants, dont les acteurs participentmalgré eux du processus d’organisation sociale dedifférences (le cas le plus significatif du phéno-mène en question étant celui, décrit par GrégoryBeltran, d’une militante associative noire quitrouve des difficultés pour se fondre dans le col-lectif de soutien des demandeurs d’asile, sa cou-leur de peau la réduisant irrémédiablement, dansla perception des autres activistes, au statut debénéficiaire de l’action). Ce n’est cependant queles derniers chapitres qui permettent au lecteurintéressé à interroger l’autre facette des logiquesdécrites, dans l’optique des « minorités particu-lières »1 concernées, d’appréhender le phénomènede racialisation à partir du vécu concret des fillesnoires en formation d’aides-soignantes (L. Gai-gnard) ou de celui des enfants d’immigrés duMaghreb postulant à être naturalisés (F. Masure).

À la lecture de certains textes, on a parfois lesentiment que leurs auteurs (outre le ton engagépar instants) peinent à sortir d’une vision passiveet victimiste des immigrés, objets de discrimina-tions diverses, pour concevoir, au-delà d’un pro-cessus unidirectionnel de labellisation, des logi-ques complexes d’assignations identitairescroisées, un va-et-vient permanent entre l’attribu-tion et l’identification. Il reste également àregretter que la diversité des terrains d’enquête etle vaste matériau rassemblé ne donnent pas lieuà une analyse plus systématique et complète,l’ambition de cet ouvrage particulièrement richene pouvant qu’être saluée. Mais peut-être trouve-t-on là aussi le principal mérite du livre qui réussità nourrir le débat sur les paradoxes de la sociétéfrançaise actuelle, avec ses logiques d’exclusionsociales et ethno-raciales, et laisse ouvertes auxlecteurs de multiples pistes de réflexion promet-teuses. « Notre incapacité à nommer implique une

obligation de penser », écrivait D. Fassin en 20062,et ce postulat intellectuel, avec Les nouvelles fron-tières de la société française, nous semble pleine-ment réalisé.

Katarzyna Jaszczyk-El Guerouani –Université de Varsovie,

Institut de sciences sociales appliquées

Université Paris I-Panthéon Sorbonne, CESSP

Chakrabarty (Dipesh) – Provincialiser l’Europe.La pensée post-coloniale et la différence

historique. – Paris, Amsterdam éditions, 2009(1re éd. américaine : 2000). 382 p. Index nominatif.

Le livre dont la traduction, de très bonnequalité, est ici publiée, a acquis assez viteun statut icônique dans les études postco-

loniales3. Il est donc suffisamment connu pour nepas requérir un compte rendu très détaillé, bienqu’il incorpore une préface de 2007 et d’asseznombreux ajouts dans le texte et dans l’épilogue.

Professeur d’histoire, de civilisations et delangues sud-asiatiques, et auteur, entre autres,d’un remarquable Rethinking Working-Class His-tory4, D. Chakrabarty est connu pour ses travauxde « subaltern studies »5, rendant compte del’expérience de l’indigène dans sa vie quotidiennesans recourir à des catégories extérieures aux caté-gories pratiques de gens avec qui on doit entre-tenir « une relation vécue et pré-analytique » ense méfiant comme de la peste des « catégoriesobjectivantes de science sociale ». Être un « par-ticipant » plutôt qu’un « témoin », ne pas laisser« l’anthropologue » supplanter la phénoméno-logie du vécu. Reste à savoir si c’est possible autre-ment que par des récits singuliers d’expériencesincomparables. Mais en ce cas, comment « pro-vincialiser l’Europe » puisque celle-ci, avec sescatégories abstraites et objectivantes, devientincomparable ? Ce n’est plus une « province »,c’est une autre planète. L’ennui est que cette autre

1. « Particulières » au sens donné à ce terme par C. Guillaumin lorsqu'elle notait : « Le majoritaire n'est différentde rien, étant lui-même la référence [...]. Particularité et dépendance marquent donc le minoritaire » (ColetteGuillaumin, L'idéologie raciste, Paris/La Haye, Mouton, 1972, p. 87).

2. Obligation de penser des questions et catégories raciales. La citation provient de l'ouvrage codirigé par DidierFassin, De la question sociale à la question raciale ?, Paris, La Découverte, 2009 (1re éd. : 2006), p. 33.

3. Par exemple, Jacques Pouchepadass, « Pluralizing Reason », History and Theory, 40 (3), 2002, p. 67-80 ;Romain Bertrand, « Habermas au Bengale ou comment “provincialiser l'Europe” avec Dipesh Chakrabarty »,Université de Lausanne, Travaux de science politique, 40, 2008 (en ligne).

4. Dipesh Chakrabarty, Rethinking Working-Class History. Bengal 1890-1940, Princeton, Princeton UniversityPress, 1989.

5. Jacques Pouchepadass, « Que reste-t-il des Subaltern Studies ? », Critique internationale, 24, 2004, p. 67-80.

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planète offre d’intéressants postes de professeur(Chicago est la localisation de Chakrabarty) etsurtout une inépuisable source de discussions (surl’historicisme, sur la vision « orientaliste » d’unmonde colonisé marqué par l’incomplétudeessentielle, provisoire ou non, selon les idéolo-gies). Sommes-nous donc réduits à l’antienne dela critique de l’opposition tradition-modernité, del’évolutionnisme unilinéaire (« nous sommesvotre avenir, vous êtes notre passé ») et autresproblèmes sérieux qui occupent la professiondepuis plus d’un demi-siècle et n’ont pas attenduMichel Foucault pour être décelés ?

D. Chakrabarty se bat tant bien que mal, etplutôt bien que mal, avec ces problèmes. Il revisiteMarx dont il semble s’être enivré dans son jeunetemps et qui lui a laissé une forte gueule de bois(le chapitre 2 sur « les deux histoires du capital »,pour être plein de vues intéressantes, n’en est pasmoins un peu long). Marx est d’ailleurs traité parnotre auteur comme un moment de « la penséeeuropéenne » qui n’est pas un objet historique réelet donc multiple mais la perception qu’en avaientceux qui, comme lui, s’en enivraient (p. 22). Ilrecourt aux catégories d’« Histoire 1 », histoireanalytique objectivante, et d’« Histoire 2 », faitede récits affectifs d’appartenance humaine,l’incarnation-démonstration de l’Histoire 1 dansles Histoires 2 restant indécidable car l’Histoire 2modifie sans arrêt l’Histoire 1. Le chapitre 3(« Comment traduire des mondes vécus dans descatégories de travail et d’histoire ») est fort perti-nent à cet égard. Si donc il y a « mondialisation »du capital, son « universalisation » n’en est nulle-ment la conséquence. Réponses du côté de laChine, du Brésil ou de... l’Inde, mais aussi du côtéde la provinciale Europe qui a bien du mal à uni-versaliser le capital financier. On ne peut s’empê-cher de penser qu’une distinction simple entre « lefutur » obtenu par le prolongement des énoncéssur une situation actuelle, et « l’avenir », radica-lement imprévisible parce que fait de prolonge-ments multiples dont nul n’a la clé combinatoire,serait plus économique ; mais D. Chakrabartycourt un plus gros gibier.

C’est qu’en effet, le problème de l’universa-lisme et de l’universalité est le poil à gratter sur

lequel il est assis : il ne peut les rejeter et donc serefuse à « pluraliser la raison », mais il ne peutcomplètement admettre que la pensée européenneen est une figure éminente (il l’admet in extremis,p. 376). Faute d’avoir à sa disposition la catégoried’« universalisme réitératif » de Michael Walzer,qu’il ignore superbement et que Gil Delannoi arésumée avec concision dans cette Revue1, ilrecourt à des notions bizarres faisant de l’uni-versel une « figure instable », « un lieu vide néces-saire pour penser la modernité » dont les« contours ne deviennent perceptibles quelorsqu’un particulier usurpe sa place » (p. 21).Nul besoin d’être grand clerc pour trouver ici latrace de la théorie marxiste de l’idéologie bour-geoise sauf qu’en ce cas, l’universel dont Marx sesert n’est nullement un « lieu vide ». On voit mald’ailleurs comment un tel lieu, et de plus instable,permettrait de repérer une idéologie sans que ce« repérage » se réduise à un non sequitur. Nousavons besoin d’un universel authentique, et le faitque les humains en aient dessiné in situ des figuresbien différentes n’empêche pas son existence, ana-logue ici à celle de la vérité. À ce moment, la dif-férence que D. Chakrabarty établit entre l’uni-versel qui ne pourrait être qu’« abstrait » et le« concret » (apparemment calquée sur la distinc-tion de Marx entre le travail abstrait qui unifor-mise et permet l’économie politique bourgeoise,et le travail concret dans ses multiples pratiques)est fautive : toute prétention à incarner l’universelse heurte à des résistances et c’est très bien ainsi,mais l’universel concret n’en existe pas moins, touthumain soumis dans son corps à une torture dontil ne se serait pas persuadé qu’elle est pour lui un« honneur » (et encore...) vous le dira ou vous lefera sentir. Il suffit de, mais il faut rencontrer sonregard et j’admets que cette rencontre n’est pasfréquemment organisée ni pratiquée. La « com-passion » peut très bien ne pas faire partie pourcertains collectifs humains (et peut-être pour tousceux qui ne sont pas intoxiqués par le sentimen-talisme devenu une ressource politique dans biendes sociétés occidentales) de « l’ordre normal deschoses » (p. 221) mais la souffrance n’en est pasmoins réelle, concrète et universelle.

1. Celui-ci signale comme fondamentale chez Michael Walzer « l'inévitable réitération particulariste de tout prin-cipe universel dans son existence historique, parce que toute liberté entraîne la singularité des expériences. Ilest visible que même la volonté de répéter une expérience à l'identique produit de la singularité historique » :Gil Delannoi, « Une théorie politique vraiment politique », Revue française de science politique, 60 (5), octobre2010, p. 1033-1037, dont p. 1034.

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En fin de compte, l’auteur s’ancre dans la dis-tinction canonique entre l’histoire analytique etl’histoire herméneutique qu’il semble identifier àla distinction entre l’objectivation et le vécu, dontla discussion nous entraînerait loin (l’usage deGadamer semble assez maladroit), et dans l’appré-ciation réjouie que les scientifiques indiens ne sesentent pas incités à développer un tempéramentscientifique qui irait au-delà de la pratique de lascience elle-même (p. 373). Très saine positionantiscientiste qui horrifierait un Dawkins, mais laprovince euro-atlantique compte bien des gensdifférents des Dawkins, des Dennett, des Damasio,des Changeux, et il n’est peut-être pas nécessairede recourir à Heidegger, Paul de Man, GiorgioAgamben ou Slavoj Zizek pour tenir des positionsde solide et subtil bon sens dans un livre dont leprincipal mérite est de nous raconter de passion-nantes histoires (le long chapitre 5, « Cruautédomestique et naissance du sujet » est exemplaire)qui élargissent notre vue du sociopolitique sanspour autant que la théorisation qui en découlesoit entièrement convaincante.

Jean Leca –Sciences Po Paris

Abensour (Miguel) – Pour une philosophie politiquecritique. Itinéraires. – Paris, Sens & Tonka, 2009.

400 p.

L’œuvre de Miguel Abensour témoigne surune quarantaine d’années de la singularitéet de la richesse d’un parcours intellectuel

issu en grande partie d’une lecture critique deMarx. Celle-ci, dessinée par l’école de Francfortpuis développée en France autour du groupeSocialisme ou Barbarie, visait à défaire l’alliancetrop souvent considérée comme inévitable entrepouvoir et domination. On doit donc saluer laparution de cet ouvrage qui, recueillant une quin-zaine de textes publiés entre 1974 et 2006,témoigne de la continuité d’une ardente démarchepour penser le politique et en traquer les aban-dons. Deux foyers principaux organisent cetteréflexion.

Le premier s’attache, dans la ligne d’Arendtet de Lefort, à préciser et approfondir les ressortsde l’emprise totalitaire en s’interrogeant sur lecaractère politique ou non de cette domination.L’enjeu est évidemment de taille, qui dépasse laseule compréhension des régimes hitlérien et sta-linien, puisqu’il s’agit de décider si le totalitarisme

doit être conçu comme le politique porté à sonfaîte – ce qui implique que la dépolitisation estune issue au mal absolu – ou s’il peut au contraireêtre pensé comme la destruction du politique,comme une sortie de la condition politique del’homme – ce qui engage à chercher la restaura-tion d’une existence politique consistante et digne.Si le totalitarisme, comme le pense Abensouraprès Arendt, est une « expérience du désert »,une entreprise de désolation qui cherche à en finiravec la condition humaine, alors il ne peut êtreconçu comme un excès de politisation, sauf àmésinterpréter l’essence du politique en confon-dant pouvoir et domination, légalité et violence,action et mouvement.

Le second foyer arrime la question de l’éman-cipation à l’identité même de la philosophie poli-tique. Cette question de l’émancipation, c’estd’abord, dans la relecture de La Boétie et dans ladécouverte de Clastres, l’étrange et inquiétantsoupçon d’une complicité secrète entre le domi-nant et le dominé, d’un acquiescement de natureprojective et libidinale de l’assujetti à la contraintequi l’étreint. Mais c’est aussi, dans le sillage duMachiavel des Discorsi, la conviction que la liberténe s’ente pas sur l’unité et la concorde mais surle conflit et la division. Ces deux lignes théoriquesconcourent à replacer l’énigme de la servitudevolontaire dans la dynamique du champ politiqueet à lui donner sens au regard de la fragilité de lacondition ontologique de pluralité. C’est à partirde ce nœud conceptuel qu’Abensour déploie soninterrogation sur le destin de la philosophiepolitique.

Parti, il y a trente ans, d’une position favo-rable pour parvenir aujourd’hui à une positioncritique, Abensour rappelle que, dans les années1960-1970, sous le nom de « philosophie poli-tique » s’exprimait l’espérance de la réactivationd’une « pensée tumultueuse du politique » et larecherche d’une nouvelle pensée de l’émancipa-tion. Il fustige maintenant le retour, sous le mêmenom devenu trompeur, d’une discipline acadé-mique héritant des pesanteurs de la tradition etassumant sa justification de l’ordre établi. Si laphilosophie politique est devenue la pensée de « cequi va de soi » et la sacralisation acritique de ladémocratie libérale et représentative, alors ilconvient de quitter cette posture frileuse pourréveiller une pensée de la liberté et de l’utopie,une pensée de la contestation et de l’émancipa-tion, une pensée contre l’État, qui honore le poli-tique comme heurt d’expériences hétérogènes et

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rencontre de subjectivités rebelles. « Démocratieradicale », « démocratie sauvage », « démocratieinsurgeante », les termes se bousculent pour direcombien la vérité du politique à venir est à l’enversdes tentatives contemporaines de mêler la philo-sophie politique à la philosophie du droit ou à laphilosophie morale, de réduire la politique à lagestion des conflits et de l’identifier à la « gouver-nance », de négliger par là le ressort de l’intuitiondémocratique qui est de s’affirmer anarchique,indéterminée, sans fondation dérivée d’une phi-losophie première, sans principe de certitude.Retrouvant la définition de Rancière du politiquecomme « institution d’une part des sans-part »,c’est-à-dire comme une interruption de la domi-nation dans une dynamique de la mésentente etnon de l’union, Abensour fait écho ici – sans tou-tefois les mentionner – aux thèses de Negri sur lapolitique comme surgissement de la multitudepréexistant à l’unification étatique et « surexis-tant » à la séparation que lui impose le modèle dela représentation libérale. Mais, au contraired’Abensour, Negri pense le mouvement de l’his-toire comme une domestication indéfinie de lapuissance de la multitude et comme un échec per-pétuellement recommencé du processus consti-tuant. Car, pour lui, la démocratie s’évanouit dansl’instant même où elle s’institutionnalise : il n’y apas de démocratie, seulement des moments desurgissement démocratique qui dépérissent aus-sitôt qu’ils se pensent sous les espèces de l’État,de l’institution et du droit. C’est peut-être ce der-nier moment du raisonnement qui manque à ladémonstration d’Abensour alors qu’il est appelépar ses prémisses. Mais peut-être est-ce là ce quiséduit dans sa réflexion : le refus de laisser périrdans les rêts de la raison les rêves d’un inédit etla foi dans la puissance de l’insu.

Jean-Marie Donégani –Sciences Po Paris

Jayyusi (Lena) – Catégorisation et ordre moral. –Paris, Economica, 2010 (Études sociologiques).

Traduit de l’anglais par Michel Barthélémy(1re éd. américaine : 1984). 302 p.

On doit au travail de Michel Barthélémy latraduction d’un des ouvrages les plusremarquables de l’ethnométhodologie et

de sa contribution aussi bien à la compréhensionde l’ordre social que de la philosophie morale. Cen’était pas une mince affaire : malgré la cohérence

et la précision de sa pensée (et peut être, du reste,à cause de cela), Lena Jayyusi n’est pas facile àtraduire. Le faire implique préalablement uneintelligence de son œuvre et de la manière dontl’ethnométhodologie considère les phénomènessociaux. Le traducteur possède à l’évidence cettedouble compétence.

L’ouvrage de L. Jayyusi est particulièrementambitieux même si son propos apparaît d’unetotale simplicité : analyser la manière dont noscatégorisations – pour le dire vite, l’attribution decaractéristiques génériques à des personnes – met-tent en place un ordre moral conséquentiel, c’est-à-dire ayant des effets précis sur des personnesprécises. C’est en cela que l’ouvrage possède unedimension à la fois militante et politique, qui,pour une fois, ne nuit en rien à la rigueur. L’ana-lyse des catégorisations, au sens où l’entendl’auteur, est une analyse entièrement située. Ellene se fonde pas sur l’herméneutique des termesutilisés mais sur ce qu’ils notifient en situation eten contexte. Cela signifie que leur sens émerge dela situation dans laquelle ils sont employés. Cettebase est constituée par les échanges conversation-nels des interactants, puisque c’est à l’occasion deces échanges que s’opère le travail de catégorisa-tion. En parlant, nous utilisons des termes ; cestermes, lorsqu’ils portent sur des personnes, pro-cèdent à des opérations d’évaluation de ce qu’ellessont, de ce qu’elles font et de ce qu’elles pour-raient faire. Ils sont donc moralement implicatifs,puisqu’ils induisent telle ou telle attitude de notrepart ou de la part d’autrui vis-à-vis des personnedont nous parlons. C’est précisément ce caractèreimplicatif des catégorisations opérées au fil desinteractions qui met en place un ordre moral. Ilen découle deux choses : 1/ la morale n’est pasune production transcendante qui s’actualiseraitéventuellement dans des pratiques, mais émergede la logique même des jeux de catégorisationimpliqués par les échanges langagiers ordinaires ;2/ de ce fait, elle n’est pas nécessairement cohé-rente et objectivable selon une hiérarchie denormes. Au contraire, elle est fabriquée demanière contingente par la trame de nos pratiquesqui « engendre la possibilité de systèmes morauxdivergents, de l’accord et du désaccord. Cettetrame fonde la complexité et la diversité, aussibien que l’ordre et les conventions de la viesociale » (p. 62).

Il ne d’agit pas pour autant de relativismeéthique ; nous avons plutôt affaire à ce que l’onpourrait qualifier de relativisme épistémologique.

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Rapidement dit, l’évaluation des faits étant de parten part contingente, tout arbitrage entre deuxpositions concurrentes ne peut être rien d’autrequ’une évaluation elle-même contingente, c’est-à-dire le choix pratique de l’un des deux pointsde vue (p. 59). L. Jayyusi ne fait donc pas lathéorie de l’impératif relativiste mais soulignel’indépassable contingence de nos évaluations etde nos positions morales. Ce n’est pas pour autantqu’elles ne portent pas sur des faits. Pourl’auteure, les faits existent, bien sûr, indépendam-ment de leur évaluation. Que Démosthène ait étéassassiné par Créon ou soit mort par accident, iln’en demeure pas moins que Démosthène estmort. Le relativisme épistémologique ne consistedonc pas à nier les faits. L’investigation à laquellese livre L. Jayyusi cherche, au contraire, à montrercomment, à partir de faits donnés, on peut pro-poser des évaluations concurrentes avec des« suites conséquentielles » différentes, et qu’iln’est pas possible de choisir la bonne évaluationdepuis ce que Thomas Nagel nomme « le pointde vue de nulle part ». Aucune forme de raison-nement ne le permet jamais. Notre morale estentièrement enchâssée dans le monde. C’est de cepoint de vue qu’elle relève de l’investigation desphénomènes sociaux.

Pour L. Jayyusi, « l’analyse de la catégorisationouvre un horizon pour appréhender de plus largesréseaux et trajectoires de subjectivités, activités etconséquences qui participent à la productionendogène du monde social » (p. 11). Dans la pré-face qu’elle a donnée à l’édition française, elledécrit ce projet comme profondément politique.Elle justifie ce point de vue par le fait quel’approche qu’elle propose permet de mettre enrelief l’aspect contingent et « judicatoire » du rai-sonnement social. C’est dire autrement qu’il s’agitde montrer que les choses ne sont pas naturelle-ment et nécessairement ce qu’elles sont. On peutretrouver un tel projet dans nombre de théories,qu’elles portent sur la domination ou sur le bio-pouvoir. Mais ce qui distingue l’approche del’auteure, c’est qu’elle ne consiste pas à imputerdes soubassements à la réalité qui ne pourraientêtre connus que synthétiquement. C’est l’analysede l’interaction et des usages des catégorisationsdans les échanges langagiers qui permettent, aucontraire, d’accéder à la fabrique d’un ordre dontla principale caractéristique est qu’il est à la foiscontraignant et de texture ouverte, puisqu’il seréajuste dans le cours des échanges, et que les élé-ments qui entrent dans sa composition ne sont pas

nécessairement cohérents entre eux. Il n’émanepas d’une théorie projetée sur les faits, mais desfaits eux-mêmes. La différence est d’importance.

Jean-Noël Ferrié –CNRS, Centre Jacques Berque (Rabat)

Ogien (Albert), Laugier (Sandra) – Pourquoidésobéir en démocratie ? – Paris, La Découverte, 2010

(Textes à l’appui/philosophie pratique). 212 p.

Cet ouvrage part du constat de la recrudes-cence des actes de désobéissance civiledans la France des années 2000. Faucheurs

d’OGM, membres du Réseau Éducation sansfrontières ou agents de l’ANPE, nombreux sontceux qui préfèrent se mettre hors la loi plutôt quede laisser faire ce qu’ils jugent inacceptable. Pour-quoi désobéir en démocratie ? Derrière cette ques-tion se cache une double interrogation, sociolo-gique d’une part, philosophique de l’autre. Et c’estla richesse de cet ouvrage que d’associer et com-biner les voix d’un sociologue et d’une philo-sophe. À Albert Ogien, il revient de fournir uneexplication à l’engouement récent pour la déso-béissance civile : mis sous pression par l’imposi-tion d’une logique managériale du résultat et dela performance, les agents de l’État, entre autres,expérimentent un sentiment de dépossession quiconduit certains d’entre eux à résister à ce chan-gement via la désobéissance. Sandra Laugier com-plète le propos en élaborant une justification théo-rique de l’usage de cette forme de protestation endémocratie : toute démocratie véritable est indi-vidualiste et exige ainsi d’accueillir les revendica-tions des individus quelle que soit la forme danslaquelle elles sont formulées (pétition, manifesta-tion, mais aussi et surtout désobéissance civile).

Pour A. Ogien, la récente progression dunombre d’actes de désobéissance de la part desfonctionnaires (notamment de l’éducation, del’hôpital et de l’université) s’explique par lamodernisation de l’État français et le sentimentde dépossession expérimenté par ceux qui la subis-sent. Cette modernisation, engagée dans lesannées 1970, s’est traduite par l’imposition d’unelogique du résultat et de la performance dans tousles domaines de l’action publique. Ainsi émergeune nouvelle manière de gouverner, fondée sur le« principe d’efficacité ». Or, explique A. Ogien,soumettre l’État à un jugement d’efficacité– comme l’institue par exemple la Loi organiquerelative aux lois de finances (LOLF) votée en

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2001 – est une « démarche contestable » (p. 74).Le souci exclusif d’efficience plaide pour uneréduction du poids des citoyens dans les décisionspolitiques. C’est désormais aux experts qu’ilrevient, contre les errements de la multitude, dedécider. Mais cette imposition d’une logiquemanagériale au sein des instances étatiques ne vapas sans susciter des malaises et des réactions. Desagents de l’État, témoins privilégiés et premièresvictimes de ce changement radical, ont choisi derésister, via la désobéissance civile. C’est le cas,par exemple, des instituteurs-désobéisseurs qui,tels Alain Refalo1, refusent de mettre en applica-tion les nouveaux programmes scolaires, jugés« réducteurs et simplistes ». Mais ces actes sont-ilslégitimes ?

Nombreux sont ceux qui font remarquer quela désobéissance civile constitue un danger pourl’État démocratique. En effet, si chacun est libred’enfreindre une loi au seul motif qu’elle luisemble injuste, ne court-on pas au chaos social ?Qui plus est, à quel titre peut-on désobéir à la loialors que, en démocratie, d’autres moyens de lutteet d’expression (le vote, la pétition, l’oppositionpartisane, la manifestation, etc.) sont disponibles ?« La question n’est cependant pas si simple »,rétorque S. Laugier, pour qui la désobéissancecivile est constitutive de la démocratie.

La question de la démocratie, comme l’ontmontré Stanley Cavell et Ralph W. Emerson, estcelle de la voix. Un gouvernement n’est légitime– et ses lois ne méritent obéissance – que si tousy ont leur voix. Prenons l’exemple de l’Amériquede Henry-David Thoreau. Les Indiens comme lesesclaves sont exclus de la discussion démocra-tique devant fixer les règles de vie commune. Enconséquence, le jeune Thoreau, qui a lui sa voixau chapitre, peut légitimement refuser de payerl’impôt, pour se désolidariser d’un État qu’il nereconnaît pas comme le sien. Par ce geste, ilsignifie aux dirigeants et à ses concitoyens quela politique esclavagiste du gouvernement ne sefera pas « en son nom ». Là où il y a dissonance,où les représentés ne se reconnaissent pas dansla voix de leurs représentants, la désobéissancedevient une nécessité. Car, explique S. Laugier,lorsque le gouvernement agit de manière inac-ceptable, on a non seulement le droit, mais ledevoir de résister.

S. Laugier assume ici que sa défense de ladésobéissance civile relève d’un individualismeradical. Il s’agit par là d’accueillir toutes les reven-dications des individus, même les plus absolues.Contrairement à ce qu’affirme le libéralisme poli-tique, il n’y a pas de règles qui limitent l’accepta-bilité des revendications et leur forme. Aussi, pourpréserver la démocratie contre le conformismeambiant, il convient de réhabiliter l’individu, derevaloriser la confiance en soi et d’accueillir ladésobéissance comme une action politique entiè-rement légitime. Mais, précisent les auteurs, cetindividualisme radical n’est pas l’individualismeégoïste et dépourvu d’idéal du libéralisme poli-tique. Car ici, individualisme et solidarité vont depair : une société solidaire protège l’individu et,réciproquement, seul le souci de soi permet unsouci authentique de l’autre. Dans un contexte oùune large frange des intellectuels progressistesvoue aux gémonies l’individualisme, présumé res-ponsable des maux de la modernité, il est louableque ce livre tente de réhabiliter l’individu, en pro-cédant, à l’instar de Durkheim, à une distinctionentre un « mauvais » individualisme (celui égoïstedu libéralisme) et un individualisme « moral »(qui est au fondement de la démocratie et quilégitime la désobéissance).

Manuel Cervera-Marzal –Université Paris VII-Diderot

Duclos (Nathalie), dir. – L’adieu aux armes. Parcoursd’anciens combattants – Paris, Karthala, 2010

(Recherches internationales). 432 p.

Acteurs essentiels de toute transition de laguerre à la paix, les anciens combattantsont souvent mauvaise presse. Spoilers

potentiels, névrosés en puissance, criminels endevenir : pour les professionnels du peace-buil-ding, ces vétérans sont avant tout perçus commeun obstacle à la reconstruction des sociétés sor-tant de longs conflits armés. Cependant, les par-cours d’anciens combattants présentent unediversité bien plus grande que ne le suggère cesens commun pacificateur. Certains des casd’étude présentés ici confirment effectivement lacapacité de nuisance de ces vétérans – on se réfé-rera notamment à la contribution d’Aude Merlinsur la Tchétchénie, exemplaire à cet égard. L’un

1. Alain Refalo, En conscience je refuse d'obéir : résistance pédagogique pour l'avenir de l'école, Paris, Éditionsdes Îlots de résistance, 2010.

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des grands mérites de cet ouvrage collectif estpourtant d’aller au-delà des idées reçues pourmettre en lumière la diversité des cas, à travers letemps et l’espace.

Résolument pluridisciplinaire, ce recueil meten présence politistes, sociologues, historiens etcriminologues, réunis autour d’une probléma-tique commune. Alors que trop d’ouvrages col-lectifs se réduisent à des mélanges de contribu-tions disparates, sans grande homogénéitéthématique ni méthodologique, cet Adieu auxarmes présente au contraire une forte cohérence.Par-delà les singularités de la situation historiquetraitée et les idiosyncrasies des parcours indivi-duels, chaque auteur s’est astreint à une réflexiond’ordre plus général autour de notions partagées,faisant actuellement l’objet d’un réexamen cri-tique. C’est le cas, en particulier, des théories dela « brutalisation » ébauchées par George Mosseet popularisées en France par Stéphane Audoin-Rouzeau et Annette Becker.

Comme le rappelle Nathalie Duclos dans sonintroduction, la notion de « brutalisation » avaitinitialement un champ d’application restreint, fai-sant référence à l’émergence d’une « culture deguerre » dans l’Europe des années folles, et plusparticulièrement en Allemagne. En banalisant laviolence, cette « culture de guerre » auraitconstitué un levier essentiel des mobilisationsguerrières au cours du second conflit mondial.Ces thèses cognitivistes ont par la suite été éten-dues à d’autres périodes et aires culturelles, aupoint que le terme de « brutalisation » est désor-mais entré dans le langage courant des études surle conflit, toutes disciplines confondues. Ce succèsest-il pour autant mérité ? La popularité de cettenotion n’est-elle pas inversement proportionnelleà sa rigueur ? C’est ce que suggère N. Duclos eninsistant sur les présupposés anthropologiquesdouteux de ces thèses, assimilant la « brutalisa-tion » à une forme d’« ensauvagement » dessociétés, qui viendrait les débarrasser de leurcouche superficielle d’humanité pour révéler leurpart incompressible d’animalité.

Dans la lignée de ce chapitre introductif,toutes les contributions rassemblées ici portent unregard critique sur les thèses de la brutalisation,au moins dans leur dimension cognitiviste. Pourautant, N. Duclos et plusieurs contributeurs res-tent convaincus que la notion conserve une valeurheuristique, sous réserve de l’amender dans unsens plus empirique. N. Duclos propose ainsi

d’envisager la brutalisation comme « une trans-position d’un répertoire d’action propre au conflitqui a précédé » (p. 32). On pourra se demanderquel est l’intérêt de conserver une notion si mar-quée par son ancrage cognitiviste pour réfléchiren termes de répertoire d’action. Ce choix séman-tique, consistant à conserver le terme tout en entransformant en profondeur, voire en en inver-sant le sens, pourra sembler discutable. La pro-position théorique qui le sous-tend n’en est pasmoins séduisante. Elle conserve de la notion saprincipale sinon son unique valeur analytique, àsavoir la mise à jour des continuités sociales etdes transferts (de dispositions, de structures oud’organisations) entre les périodes de guerre et depaix. Dans le même temps, elle déplace la focaledes idées et des sentiments vers les dispositions etles pratiques, moins rétives à l’objectivation socio-logique. Cette démarche analytique conduit lesauteurs à s’interroger sur la formation d’« habitusguerriers » en contexte conflictuel, donnant corpsà des représentations et des régimes de pratiquesspécifiques à l’issue du conflit.

Plusieurs contributeurs à l’ouvrage affichentpourtant un certain scepticisme à cet égard. C’estle cas, en particulier, de Samuel Tanner, qui, dansson étude de la carrière de trois ex-miliciensserbes, insiste sur le caractère idiosyncrasique dela formation morale des anciens combattants.D’un point de vue pragmatique, l’hypothèse d’un« habitus guerrier » chez ces vétérans lui paraîttout aussi problématique, dans la mesure où cesderniers ont surtout transféré dans leur expérienceguerrière des connaissances pratiques acquisesdans la vie civile (en particulier, en matière desavoir-faire meurtrier) et non l’inverse. Plutôtqu’entre la guerre et la paix, c’est donc entre lapaix et la guerre qu’il faudrait réfléchir en termesde continuités, de transferts ou de reconversions.Hypothèse continuiste ailleurs défendue par cer-tains auteurs (Nicolas Mariot, Paul Richards...) etprenant à contre-pied les théories de la brutalisa-tion. Dans son étude de la « milicianisation »récente de l’État et de la société ivoirienne,Richard Banégas montre cependant que ces deuxtypes d’hypothèses continuistes ne sont pas exclu-sives l’une de l’autre. Il suggère d’une part que lesformes de vigilantisme rural qui se sont dévelop-pées au cours du conflit ont pu s’inscrire en conti-nuité (ou, de manière moins mécanique, entrer« en résonnance ») avec « l’économie morale dela protection lignagère » qui prévalait dans cetterégion avant la guerre. Mais, d’autre part, la

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guerre a contribué à l’émergence d’un système etd’un ethos miliciens qui sont venus battre enbrèche la domination politique et morale des élitestraditionnelles.

Sans dénier à la guerre son exceptionnalité,les contributeurs à cet ouvrage nous invitent doncà repenser les phénomènes de rupture et de conti-nuité entre ces séquences temporelles dont lalabellisation comme « guerre » ou « paix » ne vajamais de soi.

Laurent Gayer –CNRS-CURAPP, Université d’AmiensCentre de Sciences humaines, Delhi

Ramel (Frédéric), Holeindre (Jean-Vincent), dir.– La fin des guerres majeures ? –

Paris, Economica, 2010. 274 p.

Trop rares en France sont les ouvragesconsacrés à l’étude des transformations dela guerre1. Cet ouvrage collectif, dont

l’objectif est de réexaminer le devenir des« guerres majeures » qui ont marqué les relationsinternationales depuis la guerre de Trente ans, estdonc bienvenu. Issu d’un colloque organisé en2009, il croise en dix-huit chapitres les regards depolitistes, d’historiens, de philosophes et d’écono-mistes du milieu universitaire (et militaire). Lapremière partie de l’ouvrage replace la notion de« guerre majeure » dans le contexte de la théoriedes relations internationales (T. Meszaros restituenotamment les débats suscités par la thèse désor-mais classique de John Mueller sur l’obsolescencedes guerres majeures2), de la philosophie politique(chapitre de J.-V. Holeindre sur la « ruse » dansles formes contemporaines de la guerre) et de lapensée stratégique (chapitre de B. Heuser sur lapertinence des concepts clausewitziens de « guerreabsolue » et de « batailles d’anéantissement »,depuis la guerre franco-prussienne de 1870jusqu’à la guerre du Golfe de 1991). La deuxièmepartie du livre fait la part belle aux historiens qui,chacun à leur manière, discutent les modalités dela « guerre majeure » à propos de la guerre deTrente ans (G. Lasconjarias), des guerres de laRévolution et de l’Empire (P. Gueniffey), de la

Grande Guerre (Ch. Prochasson), de la secondeguerre mondiale (P. Grosser) et de la guerre froide(G.-H. Soutou). Ce rappel de la continuité histo-rique des guerres majeures montre la régularitéd’un bilan humain à chaque fois gigantesque (plusd’un million de victimes des guerres de la Révo-lution et de l’Empire pour la France seule), unemontée aux extrêmes fréquente dans la brutalisa-tion des populations civiles, et le « crescendo guer-rier » sous la forme des « guerres totales » du20e siècle (on lira avec profit le chapitre deP. Grosser consacré à la deuxième guerre mon-diale, pour constater à quel point celle-ci continuede susciter une historiographie florissante et demultiples débats, depuis la réappropriation duconflit par les discours officiels nationaux– « Grande guerre patriotique » pour la Russie,« guerre anti-japonaise » pour la Chine – à ladimension raciale de la guerre des États-Unis enAsie, en passant par le bilan humain sans cesseréévalué à la hausse pour l’URSS, qui oscilleaujourd’hui entre 27 et... 40 millions de victimes).Les troisième et quatrième parties du livre pro-posent une réflexion sur l’applicabilité de lanotion de « guerre majeure » à quelques enjeux etconflits contemporains : « guerre » contre le ter-rorisme (O. Chopin), dialectique guerre majeure/arme nucléaire (L. Gautier), risques d’engagementdes puissances émergentes dans des guerresmajeures (Y. Prost), corrélation entre cycles éco-nomiques longs et occurrence des guerresmajeures (F. Coulomb), avènement de la « guerresans le peuple » (P. Vennesson teste l’hypothèseoriginale du déclin de la participation populaireaux conflits armés de l’après-guerre froide),guerre en Irak (M. Goya), « déni de reconnais-sance » comme explication symbolique desguerres contemporaines (approche constructivistede T. Lindemann), implications du déclin desguerres majeures sur les politiques militaires desÉtats européens (B. Irondelle). Se terminant surune postface stimulante de P. Hassner, l’ouvragemultiplie donc les angles d’approches du sujet,tant du point de la vue de la diversité des enjeuxévoqués que des points de vue conceptuelsadoptés et des disciplines convoquées.

1. Parmi quelques ouvrages marquants de ces dernières années, signalons tout de même : Pierre Hassner, RolandMarchal (dir.), Guerres et sociétés, État et violence après la guerre froide, Paris, Karthala, 2003 ; Gilles Andréani,Pierre Hassner (dir.), Justifier la guerre ? De l'humanitaire au contre-terrorisme, Paris, Presses de Sciences Po,2005 ; Dario Battistella, Retour de l'état de guerre, Paris, Armand Colin, 2006 ; Thomas Lindemann, Penser laguerre, l'apport constructiviste, Paris, L'Harmattan, 2008.

2. John Mueller, Retreat from Doomsday. The Obsolescence of Major Wars, New York, Basic Books, 1989.

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Sans grande surprise toutefois, l’ouvrage nerépond pas clairement à la question qu’il soulèvedans son titre, les auteurs s’autorisant d’ailleurssouvent une liberté de définition des « guerresmajeures » (malgré la définition donnée par lescodirecteurs de l’ouvrage en introduction commede « conflits interétatiques de grande ampleur ») :P. Grosser parle ainsi d’« affrontement organiséentre grandes puissances du monde développé »(p. 121) – ce qui semble exclure les « guerres duSud » – quand P. Hassner classe, lui, la guerrerégionale du Congo comme une « guerremajeure » en tant que « première guerre multina-tionale » du continent africain (p. 265). De cepoint de vue, si la typologie des guerres majeuresavancée par Peter Wallensteen et reprise ici parT. Meszaros (p. 25-28) est peut-être trop exten-sive (en incluant guerres de conquête, guerresentre grandes puissances, guerres entre pays déve-loppés, guerres régionales, guerres ayant unimpact global), B. Irondelle a certainement raisonde distinguer les guerres majeures à partir d’uneapproche par le système international (guerreentre grandes puissances) et à partir d’uneapproche stato-centrée (« guerre où l’État engagel’ensemble de ses moyens militaires »), tout ensoulignant la « dissipation des frontières entre dif-férents types de conflits » (p. 243). Les politistesse consoleront en voyant que la notion de « guerretotale » ne fait pas plus l’unanimité entre les his-toriens présents dans l’ouvrage : si Ch. Pro-chasson se range parmi les historiens qui assimi-lent la Grande Guerre à une « guerre totale »(p. 108), B. Heuser préfère qualifier celle-ci de« guerre absolue » et réserver la notion de « guerretotale » à la seconde guerre mondiale (p. 33),tandis que P. Grosser estime, lui, que « la secondeguerre mondiale ne correspond pas vraiment àl’idéal-type de la guerre totale » (p. 119), en raisondes limites de la mobilisation des populationsciviles allemande et japonaise dans l’effort deguerre. Tout ceci montre que le débat reste vivace,et que l’ouvrage est riche de la diversité des pointsde vue.

On exprimera quand même deux regrets : queles arguments opposés depuis vingt ans aux thèsesde J. Mueller sur la dévaluation normative de laguerre et sur la « hollandisation » de la sociétéinternationale n’aient pas fait l’objet d’un traite-ment plus approfondi (le chapitre de T. Meszaros

n’y suffit pas) et que deux des guerres les plusimportantes de l’après-guerre froide, la guerre enIrak et la guerre d’Afghanistan, n’aient pas eu uneplus grande place dans le livre (la première faitl’objet d’un seul chapitre et la seconde est à peineévoquée), alors qu’il y avait évidemment beau-coup à dire de conflits commencés comme desguerres interétatiques conventionnelles (notam-ment l’Irak) et qui se sont transformés en guerrescontre-insurrectionnelles à composante intercon-fessionnelle et djihadiste, guerres hybrides ensomme, en forme de « guerres majeureslocalisées »1.

Franck Petiteville –Institut d’études politiques de Grenoble

Reus-Smit (Christian), Snidal (Duncan), eds. – TheOxford Handbook of International Relations. –

Oxford, Oxford University Press, 2008 (Oxford Handbookof Political Science). XIV-772 p. Index.

Les manuels de relations internationales sonttrès nombreux dans le monde anglo-amé-ricain et très souvent de grande qualité. La

première question que nous pouvons donc poseraux auteurs est de savoir quelle est la valeurajoutée de ce nouvel ouvrage de plus de 750 pages.Sa première qualité est la réunion des principauxprotagonistes des courants les plus divers desthéories des relations internationales, tels queRobert W. Cox, Peter Katzenstein, William Wol-forth, Andrew Moravcsik, Joseph Nye, RobertKeohane ou Richard Rosecrance, pour ne citerque quelques noms parmi les quarante-quatrecontributions.

L’innovation majeure de l’ouvrage par rap-port aux manuels existants nous semble cepen-dant être l’introduction des questions éthiquesdans les courants théoriques majeurs. Danschaque partie, la présentation des théories estcomplétée par une interrogation souvent cachéedes prémisses « moraux » d’une approche. Ainsi,dans une contribution remarquable, Jack Donellyexplicite l’éthique du « réalisme » qui est fondéesur un relativisme moral, la prudence et la raisond’État. Encore plus surprenant sera, pour certains,la découverte d’une éthique post-moderne qui nese laisse pas résumer à une attitude « relativiste ».Anthony Burke démontre tout au contraire que

1. Sur la morphologie évolutive de la violence dans l'Irak occupé, voir le dossier coordonné par Hamit Bozarslandans Critique internationale, 34, janvier-mars 2007.

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le postmodernisme repose sur une éthique « plu-raliste » et ouverte, attentive à la déconstructiondes discours dominants sur l’anarchie, l’État oula sécurité. Il défend la thèse selon laquelle le post-modernisme est un « humanisme » car les auteursles plus représentatifs de ce courant, commeJudith Butler, Giorgio Agamben, ou encore dansla discipline des relations internationales, DerDerian, mettent une grande partie de leur énergieà révéler et déconstruire les rhétoriques « sécuri-taires » qui légitiment la torture ou la violencearmée au nom des « victimes légitimes ».

Un autre apport du livre réside dans l’intro-duction des méthodes des relations internatio-nales avec un point de vue « interdisciplinaire »– aussi bien sociologique, psychologique, quanti-tatif, qualitatif qu’historique. Les contributions decette partie IV du livre sont cependant quelquepeu inégales. Certaines – comme celle d’AndrewBennett et Colin Elman – méritent absolumentune lecture approfondie. Elles permettent à l’étu-diant en relations internationales de se familia-riser avec les méthodes les plus courantes etd’avoir une présentation de la panoplie des outilsdisponibles pour une étude empirique rigoureuse.Toutefois, certaines contributions, comme cellesrelatives aux approches psychologiques et histori-ques, sont moins profitables car elles sont centréessur des questions épistémologiques et ontologi-ques, et ne permettent pas de savoir commentconcrètement étudier les phénomènes empiriquesqui intéressent les néophytes. Cette hétérogénéitéest une limite de l’ouvrage, qui aurait gagné àaborder les méthodes « historiques » commel’étude des sources ou l’établissement des chrono-« logiques », ou encore des simulations ou desexpériences psychologiques, éléments extrême-ment intéressants pour un chercheur en relationsinternationales. Néanmoins, l’idée d’une présen-tation « plurielle » des méthodes pluridiscipli-naires est judicieuse, même si les chapitres sontgénéralement trop courts pour donner une idéeprécise des outils analytiques employés.

L’ouvrage aborde aussi des questions peu trai-tées dans les autres manuels disponibles, telles queles relations entre les chercheurs et les responsablespolitiques, l’innovation théorique ou l’avenir dis-ciplinaire. Steven Smith développe ainsi dans unchapitre conclusif la manière dont le domaine desrelations internationales doit se développer pourdevenir encore plus pertinent. Il plaide à raisonpour une discipline moins américano-centrée, carl’immense majorité des travaux et des revues de

référence relève de cette aire, la discipline étantparadoxalement assez peu « internationalisée »(Ole Waever).

Quant aux chapitres plus classiques consacrésaux grands courants de ce champ disciplinaire, ilssont généralement très pédagogiques et permet-tent au lecteur de se tenir au courant des dernièresinnovations théoriques. À la différence d’un grandnombre d’autres manuels, celui-ci est très com-plet et comporte, par exemple, des contributionssur la théorie critique, le postmodernisme ou leféminisme. Il est toutefois dommage que ces cha-pitres, par manque de place, présentent unique-ment les fondamentaux de la discipline et doiventdonc être complétés par d’autres lectures. Il eutété peut-être aussi judicieux d’introduire unepartie plus empirique afin d’illustrer l’applicationdes « grandes » théories trop souvent encore maldigérées par l’étudiant.

En somme, il s’agit là d’un ouvrage de réfé-rence qui réunit des auteurs éminents et donneun bon aperçu de la richesse et de la rigueur destravaux qui existent dans le domaine de l’analysesavante des relations internationales.

Thomas Lindemann –Université d’Artois

Krahmann (Elke) – States, Citizens and thePrivatization of Security. – Cambridge, Cambridge

University Press, 2010. 306 p. Bibliogr. Index.

Centré sur l’un des sujets à la mode dumoment, la privatisation de la sécurité, lelivre de Elke Krahmann a l’intérêt de pro-

poser une synthèse des travaux sur la questiontout en en offrant une lecture originale à la foisen termes d’histoire et de théorie politiques. Encomparant trois trajectoires nationales différentes(États-Unis, Grande-Bretagne, Allemagne), leprincipal apport de States, Citizens and the Priva-tization of Security est de mettre en évidencel’hétérogénéité des transformations en cours– transformations que, généralement, l’onnomme de façon générique « privatisation » etque l’on présente de façon uniforme comme uneexpression « du » néolibéralisme. À travers l’ana-lyse de ces trois cas nationaux mais aussi d’uneexpérience d’intervention internationale àl’étranger par ces trois pays (en l’occurrence,l’intervention en Irak), E. Krahmann montre defaçon convaincante comment le néolibéralismeprend des formes différentes, fonction de ces

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histoires nationales différentes et de la conceptiondifférente de l’État, de l’armée, du soldat et de larelation État-société dans chacune de ces sociétés.Un autre apport du livre est de suggérer que lesréformes au concret, quelles que soient leursorientations et leurs spécificités, sont contradic-toires et incohérentes précisément parce que lenéolibéralisme auquel les acteurs se réfèrent esttoujours imparfait et inachevé par rapport auxschémas idéaux sur lesquels la conception de cesréformes repose. Ceci explique également la géné-ralité des insatisfactions, la permanence des trans-formations des rapports entre public et privé dansl’armée (comme dans beaucoup d’autresdomaines) et pour tout dire, l’instabilité de la ges-tion de la sécurité.

Pour autant, l’accent mis sur l’importance desfacteurs idéologiques dans la privatisation desarmées, qui est l’argument central du livre sans cesserépété au point d’en devenir répétitif, est à la foisimportant et banal. Ce que E. Krahmann présentecomme un apport fondamental de sa recherche mesemble avoir été démontré de multiples manières,même si la façon de le problématiser lui est propre.Mais il ne fait désormais aucun doute que le néo-libéralisme comme pensée politique, voire idéologiede pouvoir a joué un rôle fondamental dans lesprocessus en cours de privatisation et de marchan-disation de la sécurité. Certes, l’originalité de l’ana-lyse proposée est de remonter dans l’histoire, celledes conceptions de l’État dans chacun des cas étu-diés et celle des idées politiques, ce qui est a prioriintéressant et rarement fait. Mais on regrettera alorsque le cadre théorique présenté soit extrêmementschématique et simple (républicanisme versus libé-ralisme) et que les spécificités historiques nationalessoient à peine effleurées, créant un décalage entrele projet annoncé (analyser ces idéologies et cesconceptions de l’État, de l’armée, de la sécurité surdeux, voire trois siècles) et l’analyse proposée(examen des processus de privatisation sur les 20ou 30 dernières années).

La vision du néolibéralisme que véhicule lelivre est en outre assez réductrice et évasive. Quesignifie un « small state » ? Peut-on réduire le néo-libéralisme à la concurrence entre État et marché,entre public et privé, au libre marché, à la seg-mentation et à la dispersion ? Peut-on opposeraussi facilement analyse de l’idéologie (i.e. analysedu néolibéralisme) et analyses fonctionnalistes(i.e. analyse du contexte et des réponses qui luisont apportées) ? La façon de problématiser lasécurité, les réponses aux nouvelles demandes de

sécurité ne sont-elles pas aussi directement liées àla façon de concevoir l’État et donc à l’hégémoniepolitique et culturelle du moment ? En évitant derentrer dans le détail des transformations desmodes de gouvernement et d’approfondir l’ana-lyse de la signification même du néolibéralisme,E. Krahmann s’empêche en outre, me semble-t-il,d’avancer dans une autre dimension revendiquéede son travail, à savoir décortiquer les effets decette privatisation sur le contrôle citoyen, ladémocratie et la responsabilisation (accountabi-lity) des forces armées. C’est un sujet effective-ment fondamental que l’auteur prend à bras-le-corps. Mais en restant dans une vision formelle,principielle, légaliste et philosophique du néolibé-ralisme, elle ne se donne pas les moyens de rentrerdans le détail et le concret des partenariats entrepublic et privé, des processus de délégation etd’externalisation, des contrats de concession, desprocédures de privatisation... qui seuls lui auraientpermis d’évaluer les transformations réelles desmécanismes de contrôle et d’accountability.

Alors qu’on s’accorde avec E. Krahmann surl’intérêt et le rôle fondamental (tant scientifique-ment que politiquement) d’une telle analyse, onregrettera que celle proposée reste à un niveau trèsgénéral, macro et formel, sans entrer dans l’éco-nomie politique de ces pratiques, le détail descahiers des charges et de leur mise en œuvre, lesjeux d’acteurs sur le terrain, la réalité et la vola-tilité des avenants aux contrats, etc. Ce n’est qu’àtravers une telle analyse que l’auteur de States,Citizens and the Privatization of Security aurait purépondre au défi qu’elle s’était elle-même lancée.

Béatrice Hibou –CNRS-CERI, Sciences Po Paris

Warnier (Jean-Pierre) – Régner au Cameroun.Le Roi-Pot. – Paris, CERI/Karthala, 2009

(Recherches internationales). 344 p. Bibliogr. Index.

L’objet de ce livre est double : en premierlieu, il analyse un royaume africain fonc-tionnant sur le modèle de la royauté sacrée,

engagée dans une invention de la traditionmonarchique et d’une modernité africaine. Ensecond lieu, il développe un paradigme théoriquefondé sur une prise en compte de la culture maté-rielle et motrice comme technologie du pouvoiret comme médiation de la subjectivation politique(p. 279).

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On sait depuis Michel Foucault et ses analysesdu biopouvoir élaborées à partir des gouverne-mentalités d’Europe contemporaine que toutpouvoir s’adresse aux corps à travers des disci-plines intériorisées par le biais de dispositifs maté-riels (hygiénisme, asile, prison, entre autres). Ledernier ouvrage de Jean-Pierre Warnier confirmequ’il en va de même dans un royaume traditionnelafricain : le petit royaume très hiérarchisé deMankon au Cameroun fonctionne quant à lui àla « gouvernementalité des récipients », sous lerègne d’un « Roi-pot ».

Arrivé au pouvoir en 1959, le roi Ngwa’fo desMankon est le dépositaire des substances vitalesdu royaume transmises par ses ancêtres. Son corpsen est le réceptacle : « Il est une tirelire vitale »,résume J.-P. Warnier en reprenant la formulationde deux prêtres catholiques camerounais. Le pou-voir circule dans le royaume à mesure que le roidisperse les fluides qui sortent de son corps royalparmi ses sujets (au premier rang desquels sesépouses, les notables du royaume et jusqu’auxcadets sociaux que sont les célibataires asexués,auxquels l’auteur consacre un chapitre entier).Lors de grandes fêtes, on voit ainsi le roi cracherle vin de raphia mêlé à sa salive sur la foule réunieautour de lui dans un geste de pulvérisationappelé fama. Plus quotidiennement, tout ce quisort de son corps (son souffle, sa salive, sonsperme) est bon à être recueilli par ses« sujets-peaux ».

L’originalité de la démonstration tient au faitque l’auteur, formé à l’anthropologie sociale, faitici le pari d’une analyse exclusivement praxéolo-gique du royaume mankon et des processus desubjectivation politique, en rompant définitive-ment avec le paradigme de la croyance ou de lasymbolique politique. L’attention est d’ailleursportée au sujet plutôt qu’à l’individu, auxconduites sensori-motrices plutôt qu’au corps(une manière supplémentaire de se défaire dubiais subjectiviste). L’espace de la gouvernemen-talité des récipients qu’il décrit est composé dechoses, d’objets, de peaux, de gestes et de mou-vements. Des substances bien réelles, matérielles,circulent et se diffusent dans le royaume par lebiais de flux, de transits, de stocks, d’absorptionsou d’expulsions.

L’auteur place ainsi la culture matérielle et lecorps (ou plutôt les conduites sensori-motrices)au cœur de la construction des subjectivités enfaisant appel aux techniques du corps de MarcelMauss (« ces manières qu’ont les humains de seservir de leur corps »). Un grand nombre desconduites de la vie quotidienne à Mankon, qu’ildécrit méticuleusement (onctions, massages, pul-vérisations), sont des pratiques muettes, difficile-ment verbalisables et qui s’effectuent en pilotageautomatique (dans le cadre d’un savoir procé-dural, comme conduire un vélo ou apprendre ànager), sans que le sujet en ait conscience et afortiori sans qu’il y ait besoin d’une croyance der-rière qui motive ses actions.

Un point méthodologique important découlede ces intuitions : c’est dans l’observation des pra-tiques, des conduites motrices et des culturesmatérielles qu’il convient de tracer les modes degouvernement et la formation des subjectivités.Seule une pratique ethnographique de terrain surla longue durée est à même de révéler ces gou-vernementalités subjectivantes théorisées parM. Foucault. Aboutissement de plus de 35 ans defréquentation du terrain mankon, Le Roi-Pot estbien davantage que la monographie commandéepar le roi à l’ethnologue en 1971 ; il fournit unnouveau paradigme pour l’approche des matéria-lités par les sciences sociales. Son auteur, qui citeabondamment M. Mauss, s’inscrit ainsi dans laméthode sociologique formulée par celui-ci dansles dernières lignes de son « Essai sur les variationssaisonnières des sociétés eskimo »1 : « [...] le pré-sent travail aura tout au moins ce profit métho-dologique d’avoir indiqué comment l’analyse d’uncas défini peut, mieux que des observations accu-mulées ou des déductions sans fin, suffire àprouver une loi d’une extrême généralité ».

Mathilde Debain –Université Paris I-Panthéon Sorbonne, CEMAF

Park (Robert Ezra) – Le journaliste et le sociologue.Textes présentés et commentés par Géraldine

Muhlmann et Edwy Plénel. – Paris, Seuil/Presses deSciences Po, 2008 (Médiathèque). 124 p.

Géraldine Mulhmann et Edwy Plénel ras-semblent ici quatre textes de Robert EzraPark parus en 1923, puis 1940-1941, pour

1. Marcel Mauss, avec la collaboration de Henri Beuchat, « Essai sur les variations saisonnières des sociétéseskimo. Étude de morphologie sociale », L'Année sociologique, 9, 1906, p. 39-132.

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l’essentiel dans l’American Journal of Sociology,ainsi qu’une belle « Note autobiographique »,retrouvée après sa mort en 1944. Ce travail detraduction nous donne la possibilité de lire, pourla première fois en français, ces textes portant surtrois notions imbriquées : le journalisme, la poli-tique et l’opinion publique. Ces traductions com-plètent fort utilement celle récente de la thèse dumême auteur1.

Dans « Histoire naturelle de la presse »(1923), Park y dresse un portrait de la presse amé-ricaine, qui a l’immense mérite de rappeler que lejournalisme américain est un modèle pluscontrasté que ne le suggère un sens communsavant. Oublier que ce journalisme américain futaussi politique et engagé, c’est réécrire l’histoiredu point de vue des vainqueurs2. Même si Park,lui-même, valorise la presse indépendante et ladécouverte des faits et du reportage comme nou-velle forme d’écriture d’informations, non dog-matiques et par là éducatrices de la population(p. 62). Cette attention à l’éducation par l’infor-mation est la problématique du recueil. Opti-miste, Park conclut ainsi un article de 1940 :« Nous vivons, semble-t-il, à l’ère de l’informa-tion et l’un des événements les plus marquants del’histoire de la civilisation américaine aura étél’ascension du reporter » (p. 89). Ce prisme nor-matif de Park est surtout explicite dans les troistextes de 1940 et 1941, à un moment où, hommede son époque, il ne cache pas son engagementpour défendre la démocratie et le journalismecomme vecteur d’une arène publique libre faceaux menaces fascistes (p. 119). Il s’en prend auxmanipulateurs de l’opinion publique (ainsi qu’àla presse à sensation), éditorialistes-idéologues,masquant certains éléments de la réalité au publicpour mieux tenter de l’orienter. Il défend aussiune vision dominante du métier de journaliste.Dans « Quand l’humain est au cœur de l’infor-mation » (1940), le journaliste Park substantialiseà l’extrême la figure du journaliste : « On naîtjournaliste comme on naît poète. [...] Une foisque le reporter connaît les règles du jeu et lesapprécie, il traque l’information avec la mêmeardeur impersonnelle qu’un chien de chasse unlapin. Pour lui, le journalisme n’est pas unmétier » (p. 95 et 98). On comprend alors mieux

l’intention des deux coordinateurs. Cet ouvrageest une entreprise de légitimation du métier dejournaliste-sociologue, le leur.

« Lire Park et, après avoir lu, visiter la tradi-tion dont il témoigne, c’est ainsi retrouver debonnes raisons de se battre pour un journalismelibre qui sache associer la rigueur des faits à larichesse de l’analyse » (p. 18), nous dit E. Plénel,quand G. Mulhmann regrette, à juste titre, quel’analyse des médias comme « formes culturelles,qui s’inscrivent dans un certain état de la culturedémocratique tout en contribuant à son évolu-tion, a du mal à s’imposer chez nous » (p. 21).Mais ce constat est immédiatement suivi de coupsde griffes contre les sciences sociales et en parti-culier la sociologie de Durkheim et « sa descen-dance », qualifiée de « normative et scientiste »(p. 11). Park sert alors aux auteurs à réhabiliterGabriel Tarde contre Émile Durkheim, les jour-nalistes-sociologues contemporains contre lessciences sociales... en clair, à dire ce que DanielSchneidermann expliquait à Pierre Bourdieu3 :seul un journaliste peut légitimement et justementanalyser le journalisme. Point de vue intéressantsi on le reproduit sur les autres domaines de lascience politique : seul un politique, seul un fonc-tionnaire, seul un militant, ou seule une femmepeut légitimement... Cette méconnaissance destravaux contemporains sur les médias dessert,selon nous, l’entreprise de redécouverte de RobertEzra Park, dont les textes ont une réelle « actua-lité » (pour citer E. Plénel).

L’essentiel des textes de Park n’est pas danscette lecture politique suggérée par les coordi-nateurs. Leur intérêt est avant tout épistémolo-gique et programmatique. En paraphrasant leMarx sociologue du 18 Brumaire de Louis Bona-parte, Park débute son texte de 1923 ainsi :

« La presse a une histoire [...]. Telle qu’elle existe,et contrairement à ce que nos moralistes semblentparfois supposer, la presse n’est pas le produit déli-béré d’un quelconque petit groupe de nos contem-porains. Au contraire, elle est le fruit d’un processushistorique auquel de nombreux individus prirentpart sans prévoir quel serait le résultat final de leurtravail. » (p. 41)

L’histoire culturelle de la presse et son rôledans la construction des États nations et des

1. Robert Ezra Park, La Foule et le public, Lyon, Parangon/Vs, 2007 (1re éd. allemande : 1903).2. Érik Neveu, Sociologie du journalisme, Paris, La Découverte, 2009 (Repères), p. 9-18 ; ouvrage dont a renducompte Pascal Décarpes, Revue française de science politique, 60 (4), août 2010, p. 838-839.

3. Daniel Scheidermann, Du journalisme après Bourdieu, Paris, Fayard, 1999.

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espaces publics ne doit donc pas passer par l’his-toire des grandes figures comme elle est trop sou-vent pratiquée. Elle doit au contraire observer etcomprendre les cheminements et les errements dela pratique journalistique, la configuration socio-politique dans laquelle évoluent les acteurs dumonde politique. Park rappelle que, dès le débutdu 20e siècle, l’activité politique est une activitésous contrainte médiatique. En cela, il rejoint MaxWeber dans Le savant et le politique (1919), quecitent justement les deux coordinateurs. On nepeut dès lors qu’abonder l’incitation de Park(citant Lippmann) à mener des recherches sur la« collecte d’informations » (p. 62).

Le second apport est l’approche de sociologiepolitique de l’opinion, s’inscrivant dans la conti-nuité de la thèse de l’auteur. Plutôt que de laprendre, elle et ses mesures, pour argentcomptant, l’opinion publique « est un phénomènecomplexe » dont il faut se méfier : elle « n’estjamais purement théorique. Elle est toujours prag-matique, toujours politique, toujours relative àune action en particulier » (p. 110). Sa mesurecomme le commanditaire de sa mesure suiventdes principes politiques. L’opinion publique est lerésultat d’une mobilisation et d’une instrumenta-tion qui a des effets sur les politiques menées enles légitimant (p. 112). Le journalisme contribueà l’ordonnancement du discours politique et, parlà, à la construction sociale de la réalité. « Toutpublic possède son propre univers discursif et [...]les faits n’existent que dans un univers discursifdonné » (p. 80). C’est sous cet angle qu’il fautl’analyser.

Ces deux rappels transversaux de RobertE. Park sont d’utiles points de méthode pour quine veut pas perdre de vue une analyse de sciencepolitique de l’objet médiatique.

Nicolas Hubé –Université Paris I-Panthéon Sorbonne, CESSP

Sedel (Julie) – Les médias et la banlieue. – Paris,Le Bord de l’eau/INA, 2009 (Penser les médias). 250 p.

Ce livre de Julie Sedel, tiré de sa thèse dedoctorat en sociologie, primée par l’INA,interroge le processus de construction

médiatique d’une représentation simpliste et vio-lente des « banlieues ». Pour l’auteure, cette

construction s’appuie d’une part sur une réalitésociale qu’il s’agit d’étudier et constitue d’autrepart le produit de luttes symboliques entre demultiples acteurs, dont les journalistes sont lecœur.

Une première partie propose une périodisa-tion des modes de traitement des « banlieues »,analysant l’amalgame progressif entre les grandsensembles d’habitat social, leur population, les« questions » des jeunes, de la délinquance puisde l’immigration, voire de l’islamisme, à la faveurd’une focalisation sur quelques faits divers vio-lents notamment. La deuxième partie de l’ouvrageporte ensuite sur les transformations structurellesdes quartiers populaires de la périphérie desgrandes villes. Elle dégage les facteurs successifsde leur paupérisation et de leur disqualification :hiérarchisation sociale et ethnique de l’espace rési-dentiel, chômage et sentiment de « dégradation »sociale, désaffection politique, stigmatisation desjeunes, notamment immigrés, tensions autour del’école, spirale de la violence avec la police. Paral-lèlement, les politiques publiques opèrent un glis-sement vers la lutte contre les « ghettos » ou« l’explosion » et vers une approche répressive,qui occulte les « mécanismes sociaux invisibles »à l’origine de ces transformations. Cela contribueà une « dépolitisation » des quartiers et, in fine,accrédite les amalgames autour de la « banlieue ».Cette partie du livre, salutaire pour déplacer leregard sur la question, s’appuie sur l’argumentselon lequel « le caractère “fabriqué” de la réaliténe devrait pas faire oublier les situations bienréelles qui sont au principe de son existence »(p. 57)1. Si cette remarque est pertinente, est-cebien cependant à cette réalité sociale que renvoiesociologiquement la construction médiatique desbanlieues ? N’est-ce pas la réalité sociale du travailjournalistique qui en constitue le cœur ? L’impres-sion d’un éclatement entre des modes d’approchedifférents, tout en faisant la richesse de l’ouvrage,provient probablement de la nécessité de mieuxarticuler ces niveaux de réalité.

La troisième et principale partie du livre traitedu fonctionnement et des transformations duchamp journalistique, et de leur contribution à laconstruction du thème des « banlieues ». J. Sedely expose les caractéristiques du travail journalis-tique qui favorisent cette approche – dans des

1. Phrase empruntée à Ian Haking, Entre science et réalité. La construction sociale de quoi ?, Paris, La Découverte,2001 (1999 pour l'édition originale).

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analyses synthétiques et critiques mais non sim-plistes, attentives aux modalités et conditions detravail concrètes des acteurs. Elle souligne la poly-valence et la déspécialisation, l’emprise croissantede l’encadrement « assis », la primauté des ser-vices « faits divers » selon une approche factuelleet de « divertissement », l’absence de relations delong terme de la presse nationale avec les acteurslocaux, le débat stérilisant entre « angélisme etréalisme » sur la question de la sécurité. Ces ten-dances vont de pair avec des évolutions plus struc-turelles : montée des logiques commerciales etmanagériales et de la place de la télévision, « dépo-litisation » du journalisme vis-à-vis des partis etdes grilles de lecture idéologiques, résistance, voirehostilité croissante des acteurs locaux vis-à-vis desjournalistes. Ces développements, toujours sug-gestifs, mériteraient parfois d’être approfondis ouarticulés à la démonstration principale, en déga-geant les mécanismes successifs qui relient cestransformations globales aux conditions de travaildes journalistes concernés et à leur mode de trai-tement de la « banlieue ».

La quatrième et dernière partie présente lesstratégies médiatiques des acteurs des cités HLM,à travers trois études de cas, l’émission « Ban-lieue » sur Gennevilliers, les stratégies de commu-nication que la ville développera en retour, et letravail médiatique d’une association de quartier àPantin. Il s’agit donc d’étudier, grâce à des entre-tiens et des observations ethnographiques fouil-lées, les réactions et stratégies de certains acteursvis-à-vis des médias – tout en soulignant leurfaible efficacité et l’échec des tentatives de subver-sion des représentations dominantes des quartierset de leurs populations. Or, même si la distinctionavait bien été préalablement posée entre les défi-nisseurs « primaires » de l’information, sourcesinstitutionnelles accréditée du fait de leur statutinstitutionnel, en l’occurrence de plus en plus lapolice, et les définisseurs secondaires, sources noninstitutionnelles s’efforçant de promouvoir uneautre définition de l’événement – associations,chercheurs, militants (p. 173)1, par la suite, ce nesont que les réactions de ces seconds – et des élusdans une position intermédiaire dans cette

configuration – qui sont décrites. Une analyse desstratégies de communication de la police et de lagendarmerie, aux différents échelons d’interven-tion et de décision (de terrain, intermédiaire,national, syndicats...), et de leur articulation avecles prises de position politiques des différentsministres concernés, et des élus et intervenantspartisans constituerait ainsi un complément utileà l’important travail réalisé, grâce à des matériauxmultiples et riches pour les acteurs « de terrain ».

Au final, quel est le poids des journalistes dansla construction du thème de la « banlieue » ? Danscette configuration complexe d’acteurs, quelle estleur place ? Quel est leur degré d’autonomie/hété-ronomie dans la production de l’information ?J. Sedel place les journalistes au « centre » de ceprocessus : « Parmi l’ensemble des agents en luttepour l’imposition d’une vision du monde social,et plus précisément, de la fraction la plus démuniedes classes populaires, les journalistes ont unpoids particulièrement important » (p. 25). Enmême temps, elle souligne le « paradoxe média-tique » selon lequel « plus un domaine est média-tisé, moins les journalistes sont les producteursréels de l’information ». Ce paradoxe mériteraitplus d’explications, car il pose la question délicatedes formes d’interdépendance des journalistesavec les sources, des médias avec les différentssociaux, de leur position à la fois centrale etdépendante, des marges de jeux et dynamiquesrelationnelles entre les acteurs, et des rapportsplus structurels entre les organisations etinstitutions.

Cégolène Frisque –Sciences Po Rennes, CRAPE

Université de Nantes, Centre nantais de sociologie

Martin (Denis-Constant) – Quand le rap sortde sa bulle. Sociologie politique d’un succès

populaire. – Bordeaux, Mélanie Seteun/Paris, Irma, 2010 (Musique et société). 188 p.

Dans Sur la piste des OPNI 2, Denis-Constant Martin invitait les spécialistes dela politique à mesurer l’intérêt qu’il peut y

avoir à étudier des « objets politiques non

1. Citant Stuart Hall, Chas Crichter, Tony Jefferson, John Clarke, Brian Roberts, Policing the Crisis. Mugging theState and Law and Order, Londres, Macmillan, 1978, p. 25. L'auteure cite également Harvey Molotch, MarilynLester, « Informer : une conduite délibérée. De l'usage stratégique des événements », Réseaux, 14 (75), 1996(1re éd. américaine : 1974), p. 23-41.

2. Denis-Constant Martin (dir.), Sur la piste des OPNI (Objets politiques non identifiés), Paris, Karthala, 2002(Recherches internationales).

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identifiés », c’est-à-dire des pratiques culturellesqui, en dépit de leur distance apparente à la poli-tique officielle, constituent un poste d’observationprivilégié pour interroger les processus, les repré-sentations et valeurs sous-jacentes aux phénomènesqui préoccupent la science politique. Du haut deleur tour de contrôle, les gardiens de l’espace aériende la discipline pourraient aisément s’inquiéter dela nature et de la focalisation a priori très singulièredu dernier ouvrage de D.-C. Martin. Celui-ci, eneffet, est principalement centré sur l’album de lachanteuse de Rap Diam’s Dans ma bulle (Hostile/EMI) qui rencontre, en 2006, un succès commer-cial et populaire exceptionnel. Cependant, dèsl’introduction de l’ouvrage, l’auteur justifie lecaractère hautement significatif qu’il accorde à cetobjet culturel en proposant de l’envisager commeun « phénomène sociomusical total » autourduquel s’agrègent « des représentations sociales etdes systèmes de valeurs répandus dans un segmentde la population française, représentations et sys-tèmes restitués dans leur complexité et rendusémouvants par leur mise en forme dans un genreartistique particulier » (p. 17). Loin de se résumerà une simple évocation à la figure tutélaire deMarcel Mauss, l’expression annonce une démarchequi, d’un point de vue méthodologique, présenteun remarquable exemple d’une analyse à échellesmultiples consistant à recouper les éléments d’intel-ligibilité perçus à des niveaux allant du plus microau plus macro. De fait, les chapitres successifs repo-sent sur des focales d’analyse diverses qui, pourainsi dire, s’emboîtent l’une dans l’autre afin demieux se compléter. Les trois premiers chapitress’appliquent à rendre compte de l’histoire, descaractéristiques et de la diffusion sociale (plus par-ticulièrement en France) de ce style musical dontles adeptes du rap se revendiquent. Le quatrièmechapitre analyse les différents traits qui, au momentde la sortie de Dans ma bulle, caractérisent la per-sonne publique que constitue Diam’s, pseudonymede Mélanie Georgiades. Les deux chapitres qui sui-vent résultent du travail de six étudiants ayant suivil’un des séminaires de l’auteur, et s’attachent à uneanalyse des caractéristiques sonores et des paroles,non seulement de certaines chansons emblémati-ques, mais encore de la structure générale del’album. Après avoir consacré un chapitre à l’ana-lyse des valeurs s’exprimant généralement à traversles chansons du rap, Denis-Constant Martin relève

comment Diam’s, à travers ses chansons, prolonge,combine et amende un système de valeur qui appa-raît, par là même, en constante recomposition. Aufinal, le dixième et dernier chapitre apparaît biencomme le point culminant de l’ouvrage puisquel’auteur y développe la thèse forte selon laquellel’analyse de « la bulle » de Diam’s permet de rendrecompte « des évolutions qui se sont produitesdepuis une trentaine d’années dans le domaineéthique au sein de la société française, et surtoutchez les jeunes » (p. 153). Pour ce faire,D.-C. Martin confronte les éléments d’intelligibilitédégagés au fil des chapitres précédents aux princi-paux enseignements des travaux consacrés à l’évo-lution des représentations et des valeurs des fran-çais en matière de réussite sociale, de rapport autravail, à l’ordre et à la permissivité, mais égalementà la politique la plus institutionnalisée. À ce propos,l’auteur apporte un éclairage inattendu sur l’élec-tion présidentielle de 2007. D’une part, plusieurspassages de l’ouvrage rappellent dans quelle mesurela chanteuse de rap a largement contribué à la cam-pagne invitant les jeunes à s’inscrire sur les listesélectorales. D’autre part, D.-C. Martin remarqueque « les glissements et recompositions de valeursmis en musique par Diam’s dans ses enregistre-ments et ses tournées se sont retrouvés dans la cam-pagne électorale, au point parfois de constituer cer-tains des enjeux sur lesquels elle s’est jouée »(p. 167).

Par-delà cette seule thèse, le livre Quand lerap sort de sa bulle, compte tenu de la démarchedont il résulte, présente l’avantage d’offrir biend’autres niveaux de lecture. Vu, entre autres, lachronologie du rap en France présentée enannexe, l’ouvrage peut être appréhendé commeune excellente introduction pour connaître lescaractéristiques et l’histoire d’un style musicalsouvent rabattu sur quelques figures réductrices.Bien plus encore, à l’instar d’un ouvrage antérieurde D.-C. Martin, Aux sources du Reggae1, cettenouvelle publication consacrée à la production, ladiffusion et la réception d’une musique populairetémoigne à quel point les œuvres artistiquesconstituent souvent un poste d’observation privi-légié pour examiner les processus sociopolitiquesqui travaillent et façonnent les sociétés.

Christophe Traïni –Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence, IUF

1. Denis Constant, Aux sources du Reggae. Musique, société et politique en Jamaïque, Marseille, Parenthèse,1982.

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Steiner (Philippe) – La transplantation d’organes.Un commerce nouveau entre les êtres humains. –Paris, Gallimard, 2010 (Nrf. Bibliothèque des sciences

humaines). 342 p. Index.

En cette période de révision des lois de bioé-thique, voici un livre majeur qui devraitêtre lu, diffusé, exploité, non pas seulement

par les spécialistes du prélèvement d’organes ou,plus généralement, des problèmes éthiques et juri-diques suscités par l’utilisation des éléments etproduits du corps humain – ressources corpo-relles socialement construites, comme le relèvepertinemment l’auteur – mais par tous ceux quepassionne la subtile interaction du marchand etdu non-marchand dans nos sociétés contempo-raines technicisées et ouvertes à la mondialisation.

Ce sont moins les conclusions auxquelles par-vient l’auteur qui sont remarquables que la forcedu dispositif intellectuel mobilisé pour y arriver.Les conclusions sont en effet simples – maisjamais simplistes – dans un domaine qui, malheu-reusement, est marqué par une bipolarisationexcessive du débat entre partisans d’un marchédes organes voué à sauver de la mort des maladesen détresse et défenseurs implacables d’une visionabstraite de la personne humaine fondée sur leconcept de dignité, à laquelle ils n’hésiteraient pasà sacrifier la santé d’êtres concrets. À ce mani-chéisme, l’auteur oppose une vision politique deschoses introduisant des catégories tierces, tel lecommerce social non marchand, qui permettentde trouver les moyens d’accroître la quantité degreffons à prélever, tout en évitant les effets dedomination des riches sur les pauvres que l’ins-tauration d’un marché légal des organes suscite-rait quasi immanquablement. Ainsi est-il parfai-tement possible de résister au chant de sirène desthuriféraires du marché des organes, tout enreconnaissant que la conservation hors corps desressources peut être effectuée par des entreprisesprivées, à moindre coût sans que la qualité desgreffons en pâtisse, voire en suggérant que lesdonneurs reçoivent une forme de compensation,les modalités de celle-ci pouvant, elles, être dis-cutées à l’envi. En effet, « le commerce marchandse prête à différents degrés d’encastrement socialet n’est pas seulement redevable de l’alternativeentre le bannissement et le développement sansentraves » (p. 315).

Pour que la troisième voie se renforce,Ph. Steiner compte non pas sur le discours agressifdes partisans du tout-marché qui présente ce

dernier comme la seule alternative à la pénuried’organes, mais sur le temps, celui qui aidera lesgénérations futures à fabriquer un rapport socialde l’individu à son corps, à celui d’autrui, à lafamille, aux médecins, aux autorités publiques,qui imprègne le don d’éléments et produits ducorps humain d’une solidarité d’un nouveau type,laquelle n’exclurait pas forcément l’argent danscertains segments de cette chaîne du vivant quiconduit d’un donneur à un receveur. Quoiqu’ellessoient exposées avec subtilité, ces conclusionsn’auraient sans doute pas à elles seules enthou-siasmé une juriste, tant la réflexion sur le droit dela bioéthique ces vingt dernières années est mar-quée par l’émergence des catégories tierces et parla recommandation d’une attitude de prudencedans les choix politiques relatifs au corps humain.

Non, ce qui a suscité notre lecture avide del’ouvrage, c’est d’une part la remarquable érudi-tion de son auteur qui, en outre, sait la rendrepresque toujours accessible, d’autre part sa pos-ture intellectuelle. En premier lieu, la question dela transplantation d’organes est pour l’auteurl’occasion d’une plongée dans des domaines aussivariés que la distinction des solidarités mécaniqueet organique par Durkheim, la vision schumpété-rienne de l’entrepreneur, l’assurance-décès etl’héritage, la bourse des valeurs de Paris, la traitenégrière, etc. Une occasion, non un prétexte : àchaque fois, les détours auxquels nous invitel’auteur sont un moyen de comprendre et derévéler une facette de son objet : les rôles respec-tifs de l’État, de l’individu et de la famille dans ledon et la greffe ; l’évolution du rôle des transplan-teurs au long de cette histoire récente d’une tech-nique chirurgicale qui transforma la vie de mil-liers de patients, notamment ceux sous dialyse ; lerapport particulier à l’anticipation de la mort quenécessite et met en place le prélèvement d’organespost mortem ; les fonctions respectives de l’ordi-nateur et de la décision humaine dans l’allocationdes greffons ; l’existence d’une « traite de la trans-plantation », occultée par l’expression euphémis-tique de « tourisme de la transplantation ».L’ouvrage est ainsi un modèle de transdisciplina-rité bien conçue et maîtrisée, au service de l’élu-cidation d’un problème (comment se procurertoujours plus de greffons sans porter atteinte ausocle culturel d’une société donnée). En secondlieu, et sans doute par voie de conséquence, laposture de l’auteur nous plaît. Loin de tout ver-biage creux sur la neutralité axiologique du socio-logue qui devrait observer sans prendre parti

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– règle de bon sens qui ne devrait jamais consti-tuer qu’une méthode scientifique et non un pré-texte à ne pas penser ou agir –, Ph. Steiner se sertde son érudition pour faire avancer, avec une pro-gressivité remarquable, une thèse à la fois sur sonobjet (non à un biomarché, oui à l’augmentationet à l’utilisation des ressources corporelles) et surla sociologie qui « aujourd’hui comme hier [....]a vocation à proposer un contre-discours au dis-cours politique que diffuse la théorie écono-mique » (p. 329). Souhaitons de nombreuxouvrages du même souffle et de cette facture surl’utilisation des autres éléments et produits ducorps humain que les organes.

Florence Bellivier –Université Paris Ouest-Nanterre La Défense

Crawford (Matthew B.) – Éloge du carburateur.Essai sur le sens et la valeur du travail. –

Paris, La Découverte, 2010 (Cahiers libres). 250 p.

« Qu’est-ce qu’un “bon” travail,qu’est-ce qu’un travail susceptiblede nous apporter tout à la fois

sécurité et dignité ? » (p. 16) : c’est une préoccu-pation originale que celle exprimée ainsi par lephilosophe étasunien Matthew B. Crawford. Cequ’on a appelé, en France, pendant la campagneprésidentielle de 2007, la « valeur travail » n’a pasmanqué de susciter débats et clivages. Mais peude clarté analytique en a résulté. Présentée commele pivot de la « réalisation de soi », la notion estrestée paresseusement assimilée à ce qui garantitl’indépendance financière et prouve les « efforts »réalisés pour « s’insérer » dans la société. Laréflexion de M. B. Crawford, devenu réparateurde motos tout en continuant à explorer les liensentre technique et société1, tombe donc à pointnommé.

L’ouvrage se veut « une tentative de cartogra-phier les territoires imbriqués où se côtoient l’idéed’un travail “doté de sens” et celle de l’“indépen-dance” (self-reliance). Ces idéaux sont tous deuxliés à la lutte pour l’expression active de l’individu(individual agency) qui est au centre même de lavie moderne » (p. 13, souligné par l’auteur).M. B. Crawford déplore, d’abord, la baissed’estime générale que subit le travail manuel.Dans une société de plus en plus différenciée, les

métiers tendent à se dématérialiser. Ils se confi-nent à des chaînes de relations de plus en plusabstraites. Appliqué aux professions intellec-tuelles, ce raisonnement mène à une critique :celle d’une abstraction excessive qui ferait perdreson fondement empirique à l’exercice de lapensée. Le trait n’est pas sans résonance politique.M. B. Crawford reproche aux « libéraux », c’est-à-dire à la gauche démocrate, de faire l’éloge del’ouvriérisme tout en méprisant le travail manuel,et aux républicains, de pratiquer un individua-lisme entrepreneurial à tout crin au point de pré-férer la liberté d’un marché abstrait à celle desêtres humains.

Le premier des remèdes serait donc de récon-cilier les travaux manuels et intellectuels, qui, tousdeux, contiendraient une part de façonnage arti-sanal et de questionnement abstrait. Richard Sen-nett, dans Ce que sait la main2, ne dit pas autrechose. L’inspiration marxienne est toutefois plusprésente dans ce propos.

« Contre les espoirs confus d’une transformationémancipatrice du travail, nous sommes ramenés auxcontradictions fondamentales de la vie écono-mique : travailler est pénible et sert nécessairementles intérêts de quelqu’un d’autre. C’est même pourça que le travail est rémunéré. » (p. 64)

D’où la remise en question d’une catégorietrès usitée en science économique, notammentaux États-Unis : la notion de « coûts d’opportu-nité ». Celle-ci repose sur « l’hypothèse d’unetotale homogénéité de l’expérience humaine : unefois qu’elles sont réduites à une quantité abstraitede temps et de valeur monétaire, toutes nos acti-vités sont censées être commensurables ou inter-changeables. Mais contre l’impérialisme expan-sionniste de la science économique, il convientd’insister sur notre perception primordiale del’hétérogénéité concrète de l’expériencehumaine » (p. 68). Une ligne directrice qui inviteà rompre avec une forme d’économisme devenuemonnaie courante et dont le résultat est de sim-plifier à l’extrême le ressort des actions humaines.

L’un des intérêts de l’Éloge du carburateur estde proposer une analyse articulée de l’hégémoniedu savoir économique, du rôle du travail et del’idéal entrepreneurial ou managérial. Le manage-ment n’est pas affaire de technique ou de logis-tique, sorte d’« univers amoral uniquement régi

1. L'auteur contribue ainsi régulièrement à The New Atlantis. A Journal of Technology and Society.2. Richard Sennett, Ce que sait la main. La culture de l'artisanat, Paris, Albin Michel, 2010 (1re éd. anglaise : 2008).

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par la recherche du profit » : il est aussi le « vec-teur d’une forme d’éducation morale ». Ainsi, lesmanagers sont de véritables « ingénieurs des âmeshumaines et l’entreprise promeut un idéal spéci-fique de la vie bonne » (p. 145). M. B. Crawfordrelie cette revendication managériale à la problé-matique de la (dé)matérialisation du travail et enpointe une limite importante.

« Les entreprises souhaitent généralement projeterl’image d’institutions axées sur l’efficacité de leursperformances et l’obtention de résultats concrets.Mais quand aucune véritable production matériellen’est en jeu, quels sont les critères objectifs de laperformance ? » (p. 146)

Thématique sœur de la performance :l’excellence.

« L’admiration de l’excellence humaine relève d’unéthos aristocratique. Il est peut-être un peu excen-trique de parler d’aristocratie à notre époque, maisil convient de tenir compte de cette vérité para-doxale : l’égalité elle-même est un idéal aristocra-tique. C’est l’idéal de l’amitié entre ceux qui se tien-nent à distance de la masse et se reconnaissent entreeux comme des pairs. [...] En revanche, l’idéal bour-geois ne repose pas sur un principe d’égalité, maissur un principe d’équivalence – sur l’idée d’uneinterchangeabilité qui efface les différences derang. » (p. 232-233)

On sait combien il est difficile de transposerdes catégories liées à la stratification sociale d’unpays à l’autre, et notamment des États-Unis versla France. À moins qu’il ne s’agisse d’une diffi-culté de la traduction, mais dans la bourgeoisiefrançaise, l’idéal de l’égalité cohabite avec celui del’équité et du mérite. L’aristocratie y demeureassociée à son terreau nobiliaire, celui d’une dis-tinction de naissance. Nul besoin véritable decompétition dans l’ancien régime, puisque tout yest joué d’avance. Pour M. B. Crawford, l’excel-lence trahit aux États-Unis l’héritage grec d’unedémocratie d’hommes réputés libres puisque tousne le sont pas. Une notion dont il revendique tou-tefois la possible polysémie.

L’auteur ne se détourne pas entièrement desantiennes propres à cet univers culturel telles quel’indépendance (self-reliance), l’opportunité,l’entrepreunariat. Simplement, il leur associed’autres coordonnées. « Ce qui nous importe vrai-ment, c’est la liberté des hommes » (p. 240),écrit-il. Plus encore, le philosophe-mécanicienprône « une approche républicaine progressiste dela question du travail ». Si la définition d’untel engagement reste vague (« mon idée du

républicanisme relève d’un esprit tribunitien quiperçoit avec hostilité tout ce qui érode la dignitéde l’être humain. Le progressisme, quant à lui,alimente la vision d’un monde meilleur. Unedisposition républicaine progressiste mettraitl’accent sur notre capacité collective à réaliser cequ’il y a de meilleur dans la condition humaine »,p. 241), son apport est réel. Il tient à sa manièrede lier idéal de perfectibilité et renouvellement denotre façon d’analyser le travail.

Élisa Chelle –Institut d’études politiques de Grenoble, PACTE

Leresche (Jean-Philippe), Larédo (Philippe), Weber(Karl), dir. – Recherche et enseignement supérieur

face à l’internationalisation. France, Suisse et Unioneuropéenne. – Lausanne, Presses polytechniques

et universitaires romandes, 2009. 408 p.

Fruit d’un colloque franco-suisse qui s’estdéroulé en novembre 2007, Recherche etenseignement supérieur face à l’internationa-

lisation est un ouvrage pluridisciplinaire, quiréunit dans dix-sept chapitres les contributions depolitologues, sociologues, historiens, économisteset gestionnaires.

Disons d’emblée que le propos du livre dépassece qui est annoncé dans son titre. L’analyse duphénomène d’internationalisation et d’européani-sation des systèmes d’enseignement supérieur et derecherche (ESR) n’est en effet restreinte ni aux casfrançais et suisse, ni même aux seuls pays euro-péens : plusieurs chapitres (1, 9, 13, 15 et 16), sou-vent comparatifs, débordent largement le cadre del’UE. On notera cependant la présence, dansl’introduction, d’une comparaison instructive dessystèmes d’ESR français et suisse (p. 12-16). Autresabsents du titre : les « politiques » (acteurs, sys-tèmes, discours, projets), qui sont pourtant aucœur du propos du lire, j’y reviendrai.

Au fond, le véritable fil rouge, c’est l’internatio-nalisation de l’ESR, et, sur cette question, le lecteurne sera pas déçu. L’opus refuse en effet de prendrel’internationalisation pour argent comptant pourau contraire en démonter la construction, en ana-lyser les effets, et surtout, les limites.

Ainsi le premier objet de questionnement quitraverse l’ouvrage est celui de la convergence :l’internationalisation de l’ESR déboucherait-ellesur une uniformisation des discours, des politi-ques, des instruments de régulation, voire des

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systèmes eux-mêmes ? Rien n’est moins sûr.Comme le rappellent Gaëlle Goastellec et Cathe-rine Paradeise (chapitre 9), si les systèmes d’ensei-gnement supérieur dans le monde sont percutéspar des problèmes similaires conduisant lesréformes à se fonder sur des valeurs communes,les réponses formulées demeurent singulières, dufait de leur imbrication dans des arrangementsinstitutionnels nationaux. Ces auteures nousmontrent par exemple que, si la rationalisationdes systèmes nationaux d’ESR (p. 208) est obser-vable presque partout dans le monde, le NewPublic Management est loin d’avoir été l’uniquerecette de cette rationalisation. Autre objet deconvergence : l’importance croissante des finan-cements de la recherche sur projets dans les payseuropéens. Benedetto Lepori (chapitre 14) nousmontre que, d’un pays à l’autre, les rythmesd’adoption comme les fonctions de ces finance-ments sont distincts (en Italie par exemple, ilsprofitent plutôt aux entreprises privées, alorsqu’en Suisse, ils soutiennent prioritairement larecherche académique). Si les instruments politi-ques ne se diffusent donc pas mécaniquement, lessystèmes nationaux sont encore plus robustes.Ainsi, l’hypothèse d’une gouvernance multini-veaux de la science où l’État s’effacerait progres-sivement au profit de régions plus fortes n’est pasun modèle homogène en Europe. La France,notamment, où « l’État reste l’acteur majeur quifixe les règles du jeu et délimite les espaces denégociation » (p. 277), résiste à cette thèse. MêmeDietmar Braun (chapitre 8), qui plaide pour uneadaptation de la gouvernance politique aux nou-velles dynamiques du savoir, est obligé deconstater qu’il existe au sein de l’Europe unegrande diversité d’appareils gouvernementaux quiorganisent les « politiques du savoir ».

Second sujet d’interrogation majeur del’ouvrage : l’internationalisation de la productionscientifique serait-elle un phénomène global enessor constant ? Là encore, quelques idées reçuessont bousculées. Tout d’abord, nous disent KarlWeber et Thérèse Zimmermann (chapitre 7),l’internationalisation ne croît pas de manièrelinéaire dans toutes les disciplines scientifiques :ainsi en Suisse, l’internationalité s’est accrue engestion, mais elle a diminué en histoire et elle estrestée stable en chimie. Les auteurs vont mêmeplus loin, avançant que « la position occupée parces disciplines dans la politique de rechercheinternationale s’est détériorée dans les trois cas »(p. 170). Sur la question de la distribution de la

production scientifique à travers les différentesrégions du monde, Philippe Larédo et al. mon-trent que, dans le champ des nanotechnologies, àl’inverse du modèle de développement industrieldes biotechnologies et de la micro-électronique,les sites sont inégalement répartis dans le monde :« 200 nanodistricts représentent les trois quartsdes adresses et plus de 80 % des publications »(p. 362). Contrepoint plutôt optimiste, l’étude deMichel Grossetti et al. sur la répartition spatialedes productions scientifiques dans cinq pays(Afrique du sud, Espagne, France, Portugal etRussie) révèle que les grandes villes et capitales,loin de détenir le monopole de production de larecherche universitaire, voient leur poids régresserau profit des villes moyennes. Ce dynamismes’explique à la fois par l’essor des technologies decommunication qui permet aux chercheursd’avoir une activité scientifique internationalesans en passer par leurs capitales, mais aussi parla massification étudiante qui a conduit à unerépartition plus équitable des enseignants-cher-cheurs sur les territoires.

De tels résultats sont évidemment de nature àinterpeller le politique. La territorialisation de laproduction scientifique oblige à interroger la per-tinence de choix visant à concentrer les moyensvers de grands centres qui visent à renforcer la« masse critique » des établissements d’enseigne-ment supérieur et de recherche (M. Grossetti et al.).De même, le développement industriel singulierdes « nanos » sonne comme un avertissement àl’attention de réformateurs tentés de reproduire desrecettes ayant fait leurs preuves dans d’autres sec-teurs en apparence similaires. Outre soulever desquestions sur les contenus des politiques publiques,l’ouvrage amène aussi à interroger le « bon » niveaude définition des politiques universitaires et scien-tifiques. Les institutions européennes font ici l’objetd’une attention particulière. Pauline Ravinetmontre ainsi que le processus de Bologne, politiqueeuropéenne dont le retentissement est considérableau-delà même des frontières de l’UE, n’a pas étéinitié par la commission européenne mais par uneaction coordonnée intergouvernementale. PhilippeLarédo (chapitre 1), quant à lui, met directementen cause l’incapacité actuelle de la commissioneuropéenne à faire prospérer des innovations, unelimite qu’il impute à la normalisation des règles etdes procédures qu’elle impose à toutes les activitésde recherche. La démonstration empirique du phé-nomène est d’ailleurs corroborée par l’opinionqu’ont les Européens des politiques de la science :

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l’étude de Daniel Boy et Fabienne Crettaz VanRotten révèle notamment que plus le niveau deconnaissances scientifiques est élevé dans un pays,plus celui-ci met en doute l’efficacité de larecherche européenne, et moins « il fait confianceà la commission européenne » (p. 117).

Le principal mérite de l’ouvrage est donc decollectionner une variété d’observations contre-intuitives fondées sur des bases empiriques solidesqui soulignent bien la complexité du mouvementd’internationalisation de la science et de l’ensei-gnement supérieur.

Pour terminer, on formulera néanmoins deuxregrets. D’abord, la quasi-absence des scienceshumaines et sociales dans les études proposées.Elles mériteraient pourtant d’être intégrées à laréflexion sur la juridicisation de la productionscientifique conduite par Maurice Cassier dans lessciences de la vie (chapitre 15), ainsi que le suggèreune recherche récente sur la diffusion internatio-nale de règles éthiques encadrant la productionscientifique dans les sciences herméneutiques1. Lesrapports de force entre les sciences exactes et lessciences humaines et sociales dans un contexteinternationalisé ne sont pas non plus interrogés. Eneffet, et c’est notre deuxième regret, la questiongénérale des effets de l’internationalisation sur les« hiérarchies » (entre activités universitaires, disci-plines scientifiques, établissements, universi-taires...) n’est pas traitée dans l’ouvrage, et pourcause : les études présentées prennent trop rare-ment pour focale les « universités » ou les « uni-versitaires », des acteurs pourtant majeurs dans laconstruction des nouveaux équilibres en train dese jouer sur la scène internationale.

Stéphanie Mignot-Gérard –Université Paris Est-Créteil,

Institut de recherche en gestion

Favarel-Garrigues (Gilles), Godefroy (Thierry),Lascoumes (Pierre) – Les sentinelles de l’argent

sale. Les banques aux prises avecl’antiblanchiment. – Paris, La Découverte,

2009 (Cahiers libres). 312 p. Annexes bibliogr. Index.

Les sentinelles de l’argent sale analyse l’émer-gence d’un régime mondial de lutteantiblanchiment. Les auteurs montrent

comment ce nouveau régime s’est progressive-ment institutionnalisé, malgré des demandes deplus en plus exigeantes des pouvoirs publics àl’égard des acteurs privés et une réticence forte deces derniers au départ. À ce titre, ce travail pré-sente une étude de cas d’une forme de politiquequelque peu nouvelle, mais qui peut sans doutecontribuer à la compréhension de l’évolutioncontemporaine du politique et des politiques.

L’étude s’appuie sur une enquête de terrainimpressionnante combinant la recherche de docu-ments et pas loin de quatre-vingt entretiens avecdes praticiens, des policiers, des magistrats et desreprésentants d’organisations internationales dansplusieurs pays. Cette étude est divisée en cinqgrandes parties retraçant successivement l’histoirerécente de lutte antiblanchiment, sa mise en placeen France, la mise en place du dispositif à l’inté-rieur des réseaux bancaires, la gestion au jour lejour de ce dispositif, et enfin, la coopération entreles différents acteurs publics et privés. Il s’agitdonc d’un travail systématique qui examine lalutte antiblanchiment dans toutes ses dimensionset à tous les niveaux : historique, international,national, organisationnel, judiciaire, etc. L’analysecircule aisément entre plusieurs disciplines,devant mobiliser des éléments explicatifs en pro-venance du droit, des relations internationales, dela sociologie des organisations ou des politiquespubliques.

Le régime de lutte antiblanchiment qui aémergé au cours des années 1990 et qui s’est ins-titutionnalisé au cours de la décennie suivanteprésente une série de particularités intéressantes.Longtemps une série de déclarations d’intention,la lutte antiblanchiment a connu un coup d’accé-lérateur à la suite du 11 septembre 2001. La focaleest alors passée de l’argent de la drogue au finan-cement du terrorisme. La pression pour l’émer-gence d’un régime international de lutte antiblan-chiment s’est accrue, mais il est vrai égalementque cette vision des choses a arrangé certains paysjusque-là montrés du doigt, comme l’illustrela très intéressante discussion du cas russe(p. 71-77). L’analyse détaillée du cas françaiséclaire les débats et les confrontations auxquels lamise en œuvre des normes internationales – sou-vent adoptées d’abord par l’Union européenne –a donné lieu. La mise en œuvre au sein des

1. Philippe Robert-Demontrond, Anne Joyeau, « Les méthodes herméneutiques face à la formalisation de l'éthiquede la recherche : la nécessité de construire un modèle adapté », communication présentée au 20e congrès duréseau des IAE, Strasbourg, 31 août, 1er et 2 septembre 2010.

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banques a été caractérisée à ses débuts par destâtonnements et des cahiers de charge parfoiscontradictoires, tant les banques avaient du mal àassimiler leurs nouvelles obligations.

C’est l’émergence du métier de « déonto-logue » et, plus tard, de « compliance officer » quia permis un début de convergence entre cesdiverses pratiques. Notamment, les banques com-mencent alors à recruter d’anciens policiers, voiredes anciens des services de renseignement. Maisc’est avant tout la redéfinition progressive de lalutte antiblanchiment dans des termes plus pro-pres aux banques, qui a permis sa « normalisa-tion », voire sa banalisation. Progressivement, lesbanques intègrent le contrôle des flux d’argentdans le domaine de la « gestion des risques opé-rationnels », facilitée par la diffusion d’outilsinformatiques émettant des alertes automatiques,similaires à ceux utilisés – avec plus ou moins debonheur, comme nous le rappelle l’histoirerécente – pour signaler des positions dangereusesprises par des traders. « Désormais, le risque pénalet le risque opérationnel convergent » (p. 159),expliquent les auteurs. Et alors que le premiersemblait difficile à appréhender dans le langagedes banquiers, le second est davantage courant etpermettra l’intégration du premier.

Malgré ces avancées indéniables et parmoment même étonnantes, l’attitude adoptée parles grands réseaux bancaires est le plus souventdéfensive, plutôt que « proactive ». Il s’agit demontrer et de pouvoir démontrer vis-à-vis desrégulateurs et du monde extérieur qu’on fait lenécessaire, afin « d’éviter le blâme » (blame-avoi-dance) des autorités réglementaires ou du public.Ensuite, les banquiers rechignent le plus souventà dénoncer leurs clients, surtout dans un contexteoù le délit de blanchiment s’étend de plus en plus.Les compliance officers tendent à naviguer à vue,souvent partagés entre leur mission, leurs faiblesmoyens et les intérêts commerciaux de leursemployeurs.

Enfin, l’ouvrage montre comment l’institu-tionnalisation progressive de ce régime de lutteantiblanchiment est finalement le résultat de la« coproduction » de normes et pratiques entre lesacteurs privés et leurs interlocuteurs auprès despouvoirs publics et, notamment, l’agence Tracfin.Le régime produit finalement très peu d’instruc-tions judiciaires de dossiers. Parmi toutes lesaffaires de blanchiment ouvertes, les déclarationsdes banques ne représentent finalement qu’une

part relativement faible au vu de l’effort et del’investissement (p. 259). En même temps, tousles acteurs y trouvent leur compte, malgré un cer-tain nombre de frustrations exprimées de part etd’autre. Les banques se conforment aux exigenceslégales, sans encourir un risque sérieux de voirleurs clients (et elles-mêmes) poursuivis pourfraude fiscale. Les acteurs publics, de plus en plustournés vers le renseignement, ont ainsi accès àune source d’information très importante, mêmesi l’objectif initial – la lutte antiblanchiment –semble désormais se subordonner à d’autresobjectifs, comme la lutte antiterroriste.

Cet ouvrage présente ainsi un tour d’horizontrès complet des enjeux et de la réalité de la lutteantiblanchiment de nos jours. Si on doit formulerune critique, celle-ci concerne surtout les pisteslaissées inexplorées. Sont ainsi soulevées quelques« grandes » questions qu’on pourrait pousser plusloin. Les plus intéressantes concernent la manièredont cette étude de cas nous éclaire sur l’évolutiondes politiques publiques en général. Une questionannexe concerne les modalités des processus poli-tiques dans des contextes multiniveaux. Enfin, lesauteurs s’interrogent à plusieurs endroits sur lasincérité des démarches entreprises et sur le carac-tère très largement « symbolique » de ce type depolitique. Pour ce qui est du premier point, laquestion aurait sans doute ouvert trop de chan-tiers nouveaux dans la perspective du présentouvrage, mais aurait tout de même mérité unemise en perspective dans la conclusion. Tout ceque cette politique a de nouveau – le partenariatpublic-privé, la « privatisation » de certaines fonc-tions policières, voire du renseignement – repré-sente certainement un fait remarquable. Celatouche sans équivoque aux fonctions dites réga-liennes de l’État et pourtant cette privatisations’est clairement faite à l’instigation des pouvoirspublics.

Une question annexe concerne une autre spé-cificité de cette politique : son caractère multini-veaux. Ainsi, un début d’explication du premierpoint pourrait être le caractère profondémenttransnational des flux financiers visés par cettepolitique. Le concours des acteurs privés est danscette perspective indispensable. Or, cela imposeainsi des nouveaux modes de gouvernance – pourutiliser une expression trop souvent usitée –contrastant très fortement avec d’autres domainesde la sécurité, qui reste l’un des enjeux électora-lement saillants et, de ce fait, les plus jalousementgardés par les gouvernants. À ce titre, on évoquera

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d’autres enjeux similaires, comme la gestion ducyberespace ou la protection des données privées,pour lesquels il a fallu inventer de nouvellesformes de gouvernance également1. Quant à laquestion de la sincérité et du caractère symboliquede cette politique, elle semble centrale. Les auteursmentionnent à plusieurs reprises la tendance desdifférents acteurs à vouloir éviter le blâme, sanspour autant montrer du zèle dans la poursuite desfraudeurs et blanchisseurs. La question quis’impose est celle du « public » : qui sont ceux àqui on veut faire croire qu’on fait tout ce quinécessaire ? Est-ce l’opinion publique ? S’agit-ildes puissances partenaires, des autorités régle-mentaires ? La question mérite réflexion, mais ilest certain qu’au-delà des symboles, ce type depolitiques crée des institutions et des flux d’infor-mation bien réels et durables qui seront ensuitepotentiellement réutilisables à d’autres fins.

En somme, cet ouvrage décrit un phénomèneoriginal, mais qui pourrait être le présage ou por-teur d’autres évolutions. La richesse de l’enquêtedevrait en faire une source d’anecdotes et deréflexions pour l’enseignement et des travauxthéoriques sur l’avenir de l’État et des politiquespubliques.

Emiliano Grossman –Sciences Po Paris, CEE

Zielinski (Bernd), dir. – Penser le service public.Histoire et perspectives en France, en Allemagne

et en Russie. – Québec, Presses de l’Université Laval,2010 (Inter-Sophia). 236 p.

Issu d’un colloque international organisé àNanterre en 2008, cet ouvrage rassembledouze contributions émanant d’un large

spectre de disciplines (droit, histoire, sociologie,science politique, économie, lexicologie), quiéclairent l’histoire bicentenaire et les transforma-tions contemporaines du service public (et de seséquivalents étrangers). « Faux amis » en lamatière, la France et l’Allemagne font l’objet desdéveloppements les plus conséquents et les plusdirectement comparatistes. L’ouvrage prend aussien compte des pays (re)découvrant le conceptdans le sillage du libéralisme postcommuniste,principalement la Russie, mais aussi huit

anciennes « démocraties populaires ». Il s’inter-roge enfin sur son avenir dans le cadre de l’Unioneuropéenne, qui élabore ses propres catégories(services d’intérêt général). S’il n’a pas le systé-matisme des ouvrages de synthèse (dont celui deJacques Chevallier plusieurs fois cité), il en adoptela largeur de vue, s’intéressant au(x) service(s)public(s) en tant que champ sémantique, idéepolitique, catégorie juridique et organisations.Dans ce dernier ensemble, les administrations (etle statut de leurs personnels), les services sociauxet les entreprises publiques sont particulièrementétudiés. Maniant les jeux d’échelle chronologiqueset territoriaux (entre États, mais aussi entre lesniveaux supranational, national et local), le livreest attentif aux variations diachroniques et syn-chroniques des termes, sens et institutions asso-ciés au concept, ainsi qu’aux débats suscités parleur définition.

La question de la porosité des frontières entrepublic et privé dans l’accomplissement des acti-vités de service public figure parmi les plus sti-mulantes voies empruntées. Si, de manière géné-rale, la construction du concept s’accompagne del’autonomisation, juridique, financière et organi-sationnelle, d’une sphère dévolue à l’actionpublique, les auteurs montrent bien que l’État estloin d’assumer seul celle-ci : le poids des collecti-vités locales (socialisme municipal dans la Francede la Troisième République, administrations com-munales dans l’Allemagne actuelle), comme celuides entreprises (délégataires de service publicaujourd’hui, concessionnaires autrefois), a été etdemeure majeur. En sortant la notion de servicepublic de son identité avec l’État (français), la réu-nion de contributions portant sur le passé et dechapitres centrés sur les appropriations du Nou-veau management public permet de spécifier lecaractère novateur de ce dernier. Les réformes(fort variables) menées en son nom reposent surun basculement de légitimité : pour le dire rapi-dement, ce n’est plus l’État qui diffuse, au-delà delui-même, ses règles et ses pratiques (telle que laforme bureaucratique), mais ce sont les normesentrepreneuriales qui entrent en force dans le sec-teur public. Toutefois, à la suite d’autres travaux,le livre montre aussi que les réformes en cours nesauraient être analysées comme un retrait unila-téral de l’État. Pour ces « organisations hybrides »

1. Henry Farrell, « Constructing the International Foundations of E-Commerce : The EU-U.S. Safe Harbor Arran-gement », International Organization, 57 (2), 2003, p. 277-306 ; Abraham L. Newman, Protectors of Privacy.Regulating Personal Data in the Global Economy, Ithaca, Cornell University Press, 2008.

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(p. 114), autonomes vis-à-vis de l’État sans êtreprivées, que sont les organismes de Sécuritésociale, les restructurations contemporaines setraduisent par un contrôle renforcé de l’État,particulièrement en France (Ph. Weyrauch etT. Klenck). En d’autres termes, la délimitation dupérimètre des services publics est l’objet de luttesrécurrentes depuis le 19e siècle. Au cours de cedernier, et jusqu’au début du 20e siècle, le conceptémerge et se consolide, à partir de l’oppositionentre le libéralisme orléaniste et le solidarismerépublicain d’abord (F. Demier), puis au coursd’une confrontation entre professionnels du droit(le conflit Duguit/Hauriou étant mentionné parB. Krulic et B. Zielinski). La période contempo-raine ne peut, quant à elle, être réduite à l’oppo-sition entre ceux qui défendent une conceptionhéritière de cette première période et ceux qui lapourfendent. Elle requiert une attention aux ten-sions internes au « camp » réformateur : les dis-sensions, soulignées par L. Kißler, entre deux cou-rants réformateurs allemands, décentralisateur etparticipatif d’une part, centré sur les privatisa-tions et les critères budgétaires de l’autre, sont àcet égard éclairantes. La situation décrite parC. Sigman, en revanche, invite à penser la variétédes dénominations comme une stratégie poli-tique : l’État-minimal du début des années 2000comme l’État-entrepreneur de la fin de ladécennie manifestent la fragile et limitée institu-tionnalisation des services publics en Russie.

Dans les contributions centrées sur lecontemporain est aussi manifeste l’ouverturecroissante des modèles nationaux aux influencestransnationales. Dans les grandes villes alle-mandes, comme dans la Russie de Poutine, l’exis-tence de think tanks proches des organisationsinternationales (OCDE, Banque mondiale) estmentionnée. Sans aboutir à un examen généraldes circulations et des interdépendances entre ins-titutions, penseurs et secteurs, l’ouvrage donneplusieurs exemples de celles-ci. Il montre d’abord,à l’instar de la sociohistoire des gouvernementslocaux, que l’existence d’un espace transnationalde circulation des idées et des acteurs (en parti-culier juristes) n’est pas chose nouvelle.L’influence du droit administratif français dans laconstruction juridique roumaine, au début du20e siècle et à nouveau depuis la chute deCeausescu, est particulièrement intéressante danscette perspective (S. Sodev). De manière complé-mentaire, la plasticité idéologique des théoriesprônant une intervention accrue de l’État (décrite

par B. Zielinski, dans sa présentation de Wagner,Duguit et Forsthoff) mérite d’être rappelée aumoment où la contestation des servicespublics figure sur la plupart des agendasgouvernementaux.

Émilie Biland –Université Laval, Centre Maurice Halbwachs

Gabin (Jean-Louis) – L’hindouisme traditionnel etl’interprétation d’Alain Daniélou. – Paris, Cerf, 2010

(L’histoire à vif). 590 p. Illustrations. Annexes. Index.

Le titre de cette publication annonce un essaicritique sur l’interprétation de l’hindouismeselon le musicologue et indianiste Alain

Daniélou (1907-1994), auteur de nombreuxouvrages et articles consacrés à la cultureindienne, la religion hindoue et la musique.L’influence de son œuvre sur la perception del’Inde et de l’hindouisme et sa contribution audébat sur la valorisation des cultures des pays alorsdits « d’Orient » justifieraient une étude critique.

La notion d’hindouisme traditionnel nécessi-terait certaines clarifications préalables, le termetraditionnel lui-même appartenant à la dialec-tique moderne, la notion d’hindouisme recou-vrant un ensemble vaste et divers de textes et depratiques (voir notamment les étudesd’A. K. Ramanujan). J.-L. Gabin se situe-t-il dansune perspective historiographique, philologique,littéraire, ou s’agit-il d’une étude post-moderne ?Traite-t-il de la production du savoir, de la récep-tion de l’hindouisme, de l’histoire des mouve-ments hindous à l’époque contemporaine ? Aprèsdes appels en introduction à la protection divineet au primat de la vérité sur le mensonge, l’auteurpropose une présentation plus qu’expéditive de laréception de l’œuvre d’Alain Daniélou qui seconclut par ses mots : « L’argumentation deDaniélou semblait convaincante [...], j’ai long-temps cru à l’honnêteté intellectuelle de ce per-sonnage brillant, stimulant, qui semblait porteurd’un message de liberté ». Commence une séried’anecdotes liées à ses rapports avec l’indianistedans ce qui ressemble à un règlement de comptepersonnel.

J.-L. Gabin ne donne aucune indication sur laperspective qu’il adopte et l’ouvrage n’inclut pasde présentation du corpus des écrits d’AlainDaniélou, ni de bibliographie d’ouvrages criti-ques, et cite seulement ses propres écrits, d’ailleurspour les désavouer. La tradition, ses représentants

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ou les maharajas sont abordés comme des réalitésimmuables. L’auteur se place dans la perspectivedes adeptes de René Guénon, critique à l’extrêmede la modernité et partisan d’une tradition inin-terrompue. Il reproche une traduction défec-tueuse des écrits en sanscrit d’un haut dignitairede l’hindouisme dont Alain Daniélou avait suivil’enseignement. Ces objections seraient plusconvaincantes de la part d’une personne qualifiéeen études sanscrites ou en indologie. Il aurait puse reporter aux ouvrages de Stella Kramrisch,autorité sur l’hindouisme shivaïte, publiés par lamême maison d’édition, dont Alain Daniéloureprend la terminologie, ou à l’ouvrage de réfé-rence de ces années, L’Inde classique de LouisRenou et Jean Filliozat. L’auteur reprend despoints de traduction qu’il juge litigieux sansreproduire le texte de référence auquel il n’a paslui-même un accès direct.

En dehors de ces points d’interprétation surlesquels J.-L. Gabin n’apporte aucune informa-tion nouvelle ou étayée, la plupart des argu-ments reposent sur une lecture partielle et par-tiale des faits. L’auteur évoque par exemplel’idée d’un départ définitif de France vers l’Inde,après sept ans d’allers-retours, qui aurait étédécidé en 1939 pour échapper à la mobilisation.Cette allégation ne résiste pas à l’analyse dessources, la correspondance publiée d’AliceBoner attestant dès 1936 de la location du lieude résidence dans lequel Alain Daniélou et Ray-mond Burnier s’installèrent à partir de l’annéesuivante. En dehors de la correspondance deRené Guénon, on ne trouve aucune trace desnombreuses archives, récits ou correspondancesdisponibles qui permettraient une mise encontexte et une analyse factuelle. Ceci permet àl’auteur de laisser libre cours à ses interpréta-tions et à une théorie du complot d’AlainDaniélou contre l’hindouisme et les religions engénéral, peu convaincante.

Les références à une sélection limitée d’écritsd’A. Daniélou – essentiellement son autobiogra-phie –, du dignitaire hindou précité, de RenéGuénon et de rares études non critiques qui serapportent à ces deux derniers se mêlent aux arti-cles de presse, à des extraits du Lonely Planet, voireà de simples propos rapportés, tous confirmantles soupçons de l’auteur. Les positions présentéessur certains sujets historiques, tels que la mosquéed’Ayodhya, sont difficiles à cerner. On préfèrerase référer aux études originales, comme celle deChristophe Jaffrelot sur Les nationalistes hindous1

citée de manière confuse. L’absence de rigueurméthodologique est poussée à l’extrême à l’occa-sion d’une citation d’un ouvrage dont l’auteursignale qu’il « est loin d’être par ailleurs sansmérites » et dont la note de bas de page préciseque c’est la « raison pour laquelle je ne nommepas ici l’auteur de cette erreur ». La croyance reli-gieuse semble avoir affranchie l’auteur de touterigueur scientifique.

La conclusion confirme d’ailleurs ce dernierpoint : « La foi n’est pas opposée à la connaissancecomme l’affirmait Daniélou. Il n’y a pas deconnaissance digne de ce nom sans foi [...]. Onpeut être athée au début de la quête ; mais si onest honnête et quand on a le privilège de vivredans une société traditionnelle, il n’est pas pos-sible de le rester ». Cet anathème lancé à la penséeathée s’apparente à un anathème à la liberté depensée tout court, et l’ouvrage à un éloge de l’obs-curantisme. Les acquis de la pensée post-colonialeet post-moderne n’ont trouvé aucun écho chezJ.-L. Gabin qui lance ici un appel à un retour plu-sieurs siècles en arrière, avant la philosophie desLumières. Malraux avait annoncé le retour dureligieux au 21e siècle. Avait-il prévu celui del’obscurantisme qui semble l’accompagner ? Enhistoire des idées, rien n’est jamais acquis.

Samuel Berthet –Université de Nantes, Centre de recherche

d’histoire du monde atlantique

1. Christophe Jaffrelot, Les nationalistes hindous. Idéologie, implantation et mobilisation des années vingt auxannées quatre-vingt-dix, Paris, Presses de Sciences Po, 1993.

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