Une approche des ambiances urbaines : le parcours commenté

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1 Une approche des ambiances urbaines : le parcours commenté Jean-Paul Thibaud In Espaces publics et cultures urbaines. sous la direction de Michèle Jolé, Paris, Certu, 2002, pp. 257-270 Sociologue et chercheur, j’appartiens à un laboratoire qui a l’habitude de travailler de manière interdisciplinaire, c’est-à-dire que je suis amené à collaborer avec des architectes et des ingénieurs, ce qui me rapproche un peu de vous ; d’autre part, la sociologie que j’essaie de mettre en place est une sociologie pragmatique qui essaie de se rapprocher de l’action et de finalités opérationnelles. Je vais procéder en trois temps principaux : le premier temps sera celui du cadrage de la notion d’ambiance : d’où vient cette notion et que signifie-t-elle en ce moment ? Dans un second temps, je me poserai des questions plus méthodologiques : comment peut-on rendre compte de cette notion d’ambiance ? comment peut-on la saisir ? comment fonctionne-t-elle dans un espace public ? Et dans un troisième temps enfin, je dégagerai quelques enjeux pratiques et quelques pistes de réflexion qui pourraient vous aider dans l’aménagement des espaces publics. I - L’AMBIANCE URBAINE : LEMERGENCE DUNE NOTION Pour cadrer cette notion, je dirais qu’elle émerge d’un double mouvement : un mouvement thématique et un mouvement théorique. Cette notion ne vient pas de n’importe où et je trouve qu’il est important de montrer qu’elle vient de l’évolution de la pensée urbaine. Mouvement thématique : la ville à l’épreuve de l’environnement La première approche a été de poser la problématique de la ville et de son environnement sensible en termes de « gêne », de nuisance. Elle a surtout été posée en termes acoustique avec la question des tapages nocturnes, des bruits de voisinage, d’autoroutes, d’aéroports... Il s’agit d’une approche plutôt quantitative et normative, qui essaie d’une certaine manière de corréler des mesures de bruit avec des gênes ressenties par des citadins. Je crois que c’est une perspective très importante dans certains contextes, mais cette démarche pose deux questions : d’abord elle réduit le citadin à un sujet moyen qui est réactif à son environnement : on réagit à du bruit, on est gêné ou pas et d’autre part, d’un point de vue plus théorique, on se fonde sur une approche behavioriste de l’ordre « stimulus/ réponse ». La deuxième approche a été de penser l’environnement en termes de « fonctionnalité ». Par exemple, comment l’éclairage peut-il intervenir dans la relation entre un piéton et un automobiliste ? Il faut alors éclairer suffisamment pour éviter les risques d’accident, proposer des signalétiques qui permettent à l’automobiliste ou au piéton de s’orienter dans l’espace. Dans cette perspective, l’intérêt est de revenir à des situations quotidiennes, mais si on devait en fixer les limites, on pourrait se demander ce que devient l’imaginaire du citadin dans ce type d’approche. Il y a en effet beaucoup d’éclairagistes qui ont un discours mitigé sur les questions de

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Une approche des ambiances urbaines : le parcours commenté

Jean-Paul Thibaud

In Espaces publics et cultures urbaines. sous la direction de Michèle Jolé, Paris, Certu, 2002, pp. 257-270

Sociologue et chercheur, j’appartiens à un laboratoire qui a l’habitude de travailler de manière interdisciplinaire, c’est-à-dire que je suis amené à collaborer avec des architectes et des ingénieurs, ce qui me rapproche un peu de vous ; d’autre part, la sociologie que j’essaie de mettre en place est une sociologie pragmatique qui essaie de se rapprocher de l’action et de finalités opérationnelles. Je vais procéder en trois temps principaux : le premier temps sera celui du cadrage de la notion d’ambiance : d’où vient cette notion et que signifie-t-elle en ce moment ? Dans un second temps, je me poserai des questions plus méthodologiques : comment peut-on rendre compte de cette notion d’ambiance ? comment peut-on la saisir ? comment fonctionne-t-elle dans un espace public ? Et dans un troisième temps enfin, je dégagerai quelques enjeux pratiques et quelques pistes de réflexion qui pourraient vous aider dans l’aménagement des espaces publics. I - L’AMBIANCE URBAINE : L’EMERGENCE D’UNE NOTION Pour cadrer cette notion, je dirais qu’elle émerge d’un double mouvement : un mouvement thématique et un mouvement théorique. Cette notion ne vient pas de n’importe où et je trouve qu’il est important de montrer qu’elle vient de l’évolution de la pensée urbaine. Mouvement thématique : la ville à l’épreuve de l’environnement La première approche a été de poser la problématique de la ville et de son environnement sensible en termes de « gêne », de nuisance. Elle a surtout été posée en termes acoustique avec la question des tapages nocturnes, des bruits de voisinage, d’autoroutes, d’aéroports... Il s’agit d’une approche plutôt quantitative et normative, qui essaie d’une certaine manière de corréler des mesures de bruit avec des gênes ressenties par des citadins. Je crois que c’est une perspective très importante dans certains contextes, mais cette démarche pose deux questions : d’abord elle réduit le citadin à un sujet moyen qui est réactif à son environnement : on réagit à du bruit, on est gêné ou pas et d’autre part, d’un point de vue plus théorique, on se fonde sur une approche behavioriste de l’ordre « stimulus/ réponse ». La deuxième approche a été de penser l’environnement en termes de « fonctionnalité ». Par exemple, comment l’éclairage peut-il intervenir dans la relation entre un piéton et un automobiliste ? Il faut alors éclairer suffisamment pour éviter les risques d’accident, proposer des signalétiques qui permettent à l’automobiliste ou au piéton de s’orienter dans l’espace. Dans cette perspective, l’intérêt est de revenir à des situations quotidiennes, mais si on devait en fixer les limites, on pourrait se demander ce que devient l’imaginaire du citadin dans ce type d’approche. Il y a en effet beaucoup d’éclairagistes qui ont un discours mitigé sur les questions de

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fonctionnalité, du « tout lumière », d’une ville lisible pour tout le monde, et préfèrent travailler beaucoup plus finement en réfléchissant sur l’ombre et la lumière. Peut-être que la qualité d’un espace public n’est pas d’être éclairé au maximum... La troisième façon est d’approcher l’environnement en termes de « confort ». Cela correspond peut-être à vos préoccupations plus immédiates. On s’intéresse au bien-être du citadin. C’est donc un traitement plus qualitatif de l’environnement et de l’espace public. On peut traiter de l’environnement sonore, lumineux, olfactif ou thermique. Cette approche prend donc en compte plusieurs modalités sensorielles. La question que pose cette démarche est peut-être une tendance à la neutralisation. Or, là encore, comme je vous le disais tout à l’heure avec l’ombre et la lumière, l’une des qualités de l’espace public, c’est d’une part la diversité et non l’homogénéité de son environnement, et d’autre part, peut-être que certains espaces publics possèdent des qualités intéressantes du fait qu’ils soient hyper-stimulants. Peut-être que ce qu’on vient chercher dans un espace public, c’est aussi la foule, la présence de l’autre, l’animation... Le dernier élément de cadrage, c’est d’aborder la ville en termes de paysage, par sa dimension esthétique. Ce type de démarche propose de prendre l’espace public à partir de sa matière sensible. Par exemple, qu’est-ce que c’est que d’approcher un espace public du point de vue de sa qualité lumineuse ou sonore ? Là, on prend à bras le corps la question de la matérialité sensible. L’écueil, si on devait donner des limites à ce type de démarche, c’est que d’une part ces démarches peuvent se prêter à des arguments d’ordre commercial, c’est à dire que l’on va traiter l’image de la ville, pour attirer des activités économiques, touristiques ou tout simplement pour attirer des gens. Mais une autre difficulté, et c’est celle que je vais développer, c’est qu’une approche en terme de paysage, si elle a l’avantage de montrer qu’un espace public se construit à partir de ses composantes sensibles, à partir de ce que l’on voit, de ce que l’on entend ou de ce qu’on sent, s’intéresse peu à la question des pratiques sociales. C’est une des limites importantes de cette approche du paysage. Ce que je défends pour ma part, c’est que les ambiances peuvent être abordées d’un point de vue pragmatique et que, d’une certaine manière, leur intérêt est de combiner à la fois les dimensions esthétiques et pratiques de l’espace public. Mouvement théorique : problématisation de la notion d’ambiance Il y a deux domaines essentiels qui participent à la constitution des ambiances ; c’est d’une part, la prise en compte de l’esthétique du paysage : comment par le biais du paysage, peut-on travailler la matière sensible ? D’autre part, c’est l’utilisation de la sociologie de l’action (interactionniste) pour poser la question des activités sociales. La question est de savoir comment concilier ces deux approches. L’idée est de se dire qu’effectivement par les ambiances, on va essayer de se poser la question du paysage en terme pratique : un paysage urbain convoque des façons de faire, des actions, des interactions ; et d’autre part, si on part d’une sociologie plus pragmatique, c’est de se poser la question de la place du sentiment au sein même des situations sociales ? Dans toute situation, il y a une part d’affect qui est présente (l’euphorie ou la dysphorie) et cet affect est constitutif même des espaces publics. E. Goffman parle de l’indifférence polie ou civile : confronté à autrui, on doit prendre en compte sa présence sans lui prêter attention outre mesure. La notion d’ambiance pour moi se situe à la croisée des deux chemins, c’est-à-dire, du point de vue du paysage, réintroduire des notions pratiques et, du point de vue des situations quotidiennes, banales, réintroduire la question de l’affect et du sensible.

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Vous voyez bien que de mon point de vue, ce sont des choses qui peuvent avoir des conséquences opérationnelles. Parler des dimensions esthétiques, cela veut dire : quelles qualités sensibles donner à l’espace ? Du point de vue pratique : quels types d’actions permettre dans un espace public ? En ce qui concerne les apports théoriques, je pense au moins à quatre champs principaux qui se rapportent à la notion d’ambiance. Le premier est de revenir à la question du lieu et de se dire que cette dimension mérite plus de considération au détriment de la notion d’espace. L’espace est entendu comme une étendue abstraite, mesurable, celle qu’on peut saisir sur un plan par exemple, alors que le lieu engage au moins deux choses : l’orientation donnée par le sujet, par le corps même du sujet, et d’autre part, elle engage toujours une dimension expressive. Tout lieu possède un caractère, un style et plus précisément une ambiance. L’idée est donc de revenir à ce qu’est un lieu plutôt que de partir de l’aménagement de l’espace comme si celui-ci était abstrait, mesurable, comme s’il n’était pas déjà doté de qualités. Deuxième champ intéressant : c’est le fait de s’interroger de plus en plus sur des dimensions autres que le visuel. Dans notre culture, on a l’habitude de penser l’espace en terme visuel. On a hérité cela de la Renaissance, mais je pense que depuis quelques temps, on commence à s’interroger sur d’autres modalités sensorielles, le son bien sûr depuis 1980, mais aussi les odeurs, la chaleur, le thermique etc... C’est donc une autre piste théorique : quand on travaille sur un espace, comment travaille-t-on à partir de ces éléments sensoriels ? La question ici est de savoir comment s’articulent et se conjuguent ces différentes modalités de la perception. Le troisième point est de replacer le public au centre du questionnement avec une place importante accordée à la notion de contexte, donc de partir de démarches in situ, localisées, par la mise en avant de caractères situés de l’espace public, et plutôt que de chercher des causes ou des déterminations, c’est à dire à tel aménagement va correspondre tel ou tel type de conduite, travailler davantage sur la question des conditions, des formes, des modalités, des processus d’émergence des phénomènes. Ce serait une logique modale plutôt que causale. Comprendre comment les choses se passent dans l’espace public. Un quatrième élément, c’est de réhabiliter les compétences du citadin. Le citadin n’est pas dépourvu de savoir et de savoir-faire. On a eu peut-être dans les années 70 trop tendance à utiliser le discours de l’aliénation. Là, on se demande vraiment comment prendre en compte l’expérience des gens, la capacité des gens à dire leur expérience, à la comprendre et à en parler eux-mêmes. On va s’intéresser à l’espace public du point de vue des citadins, du point de vue de ceux qui s’y déplacent, y agissent ou y interagissent. Enfin, un dernier point de vue philosophique, c’est l’argument phénoménologique qui consiste à dire qu’un espace, public ou non, s’incarne dans du sensible et par des pratiques. Il n’est pas abstrait et n’est pas dépourvu de qualités. Pour conclure, il s’agit de se demander comment cette notion d’ambiance convoque 1) les formes construites, l’aménagement matériel de l’espace, 2) les formes et phénomènes sensibles qui relèvent du son, de la lumière, des odeurs... 3) et les formes sociales qui engagent nos modes de relation à autrui. Il faut donc tenir ensemble l’aménagement matériel, les phénomènes perceptibles et les façons d’agir et d’interagir.

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2) LA METHODE DU « PARCOURS COMMENTE » Je vais vous présenter une méthode que j’ai mise en place et qui s’appelle la méthode des « parcours commentés ». Il y en a beaucoup d’autres qui s’intéressent aussi aux cheminements, Jean-Yves Petiteau vous présentera une aussi. C’est une option qui consiste à se demander comment accéder à une expérience sensible, ordinaire, des passants. Comment peut-on savoir comment un espace public est vécu, appréhendé, ressenti ? Est-ce qu’on peut essayer d’évaluer sa pertinence et sa qualité ? Le principe de cette méthode est de mobiliser les compétences des passants, les compétences réflexives, c’est-à-dire la capacité des gens à rendre compte eux-mêmes de leur expérience. Il s’agit de demander à des gens de cheminer dans des espaces et de décrire au cours de leur cheminement, leur perception et leurs sensations. On a d’abord expérimenté cette méthode dans des espaces souterrains, au Louvre et aux Halles. Plutôt que de poser directement des questions, l’idée est que le lieu lui-même et le cheminement lui-même vont être l’embrayeur de parole, vont être ce qui va faire parler les gens de leur expérience. On demandait donc trois choses : à la fois marcher, percevoir, et décrire. Bref : mettre la parole en marche. Les hypothèses préalables Cette méthode repose sur trois hypothèses : - l’importance du contexte : toute perception engage à la fois l’environnement immédiat et la pratique qu’on en a. Le contexte peut ainsi être défini de deux façons : l’endroit où l’on se trouve (et selon les lieux, on mobilise telle ou telle compétence ou attention, contemplation, marche rapide...) et l’activité dans laquelle on est engagé (attendre, téléphoner, marcher, se promener ...) qui entraîne des attentions différentes à notre environnement. La perception d’un espace est intimement liée à l’usage qu’on en fait. -le lien étroit qui existe entre percevoir et dire, décrire les choses, en rendre compte : comment les gens disent leur expérience et comment à travers cette expérience on peut comprendre le lieu ? De nombreuses études ont montré que si on perçoit certaines choses et pas d’autres, c’est parce qu’on dispose d’un langage particulier qui nous permet de catégoriser et d’organiser les choses en question. -toute perception mobilise du mouvement. On ne perçoit pas en fixe. Le fait de proposer des cheminements aux gens, c’est de prendre de plein pied cette hypothèse et de dire que c’est le cheminement qui va permettre la description que l’on veut recueillir. Le travail de terrain L’objectif de la démarche est donc de recueillir des comptes rendus de perception en mouvement, par les citadins, dans le cadre d’un cheminement. On demande à des passants, dans tel espace, de faire tel parcours et de nous décrire au cours de leur cheminement ce qu’ils ressentent (vue, odeur, bruit…, toutes les impressions qui surgissent). Le cheminement se fait donc à deux : le passant et le chercheur qui enregistre ce que lui dit le passant. Décrire et raconter les impressions d’un parcours à un étranger au moment où les choses se passent n’est pas quelque chose de facile, contrairement à ce qu’on pourrait croire. On observe notamment des attitudes de doute : « est-ce que c’est bien ça qu’il faut dire ? »…. Nous sommes là pour

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conforter le passant. L’enregistrement permet de travailler sur la forme. Dans un deuxième temps, on s’arrête et on demande aux gens de reconstituer leurs parcours et puis on leur pose un certain nombre de questions comme : “ »est-ce que vous pouvez découper ce cheminement en un certain nombre de séquences ». Donc il y a un travail sur la mémoire immédiate de l’expérience. Cela nous donne des informations très complémentaires. On retranscrit ensuite les enregistrements. Puis nous analysons ces descriptions en essayant d’identifier certains phénomènes : à tel endroit, on s’aperçoit que plusieurs personnes nous parlent de la même chose (un bruit, une lumière) et en donnent une perception similaire. Ces phénomènes sont synthétisés dans des « traversées polyglottes » (textes qui synthétisent l’ensemble des phénomènes remarquables, en les replaçant dans le contexte, dans la configuration de l’espace traversé). Une fois que des hypothèses sont établies, on retourne sur le terrain pour les valider par d’autres démarches, des relevés architecturaux, des mesures, des mesures topographiques, des prises de vue ou de son. Bref, l’idée est de vérifier les hypothèses établies suite aux comptes rendus de la première phase. Dans tel contexte, tel phénomène apparaît. C’est pour nous le centre même de toute l’analyse. Par exemple, plusieurs personnes ont fait état d’un phénomène de réverbération à tel endroit. Nous y allons, et si le phénomène peut se mesurer scientifiquement, nous vérifions. Cela permet de savoir si le phénomène est récurrent ou s’il n’apparaît que dans certains conditions (forte luminosité, foule…), cela permet de recontextualiser les phénomènes. On peut ensuite questionner les lieux à partir de ce que l’on a dégagé.

Tableau synoptique de la démarche

Comptes rendus de perception en mouvement par les usagers du site Analyse des descriptions

Résultat intermédiaire :la traversée polyglotte

Hypothèses sur les phénomènes sensibles

Elaboration des protocoles d'observation

Retour sur le terrain :- relevés métrologiques- observations ethnographiques- prise de son et prise de vues- relevés architecturaux

Contextualisation des phénomènes sensibles

Synthèse finale

Pour le choix des personnes interrogées pour les Halles et Le Louvre, deux méthodes furent adoptées. Soit on passait par des réseaux de connaissances : « je connais quelqu’un qui connaît quelqu’un qui accepterait… ». C’est facile,

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économique et cela garantit des conditions maximales de réalisation de l’enquête puisqu’on s’assure que la personne est entièrement disponible, pendant une heure, quand on lui fixe le rendez-vous. Seulement cela suppose un type de population particulier. Donc il fallait aussi demander aux gens qui étaient sur place s’ils avaient du temps à consacrer à notre expérience. Entre les Halles et le Louvre, les conditions de disponibilité des passants n’étaient pas du tout les mêmes. Au Louvre, les gens, visiteurs, avaient le temps et se prêtaient plus facilement à l’expérience. Aux Halles, ils allaient prendre le métro ou travaillaient… donc ils n’acceptaient que pour le trajet qu’ils auraient de toute façon effectué. Mais justement, cela nous permettait d’enrichir nos données contextuelles, de savoir ce que faisaient les gens quand ils étaient dans tel espace. Car, d’autre part, ce qui nous intéressait, c’était vraiment partir de la question du lieu, c’est le lieu lui-même qu’on travaille. Qu’est-ce qu’offre le lieu au niveau des activités ? Qu'est-ce qu’il autorise ? Ce n’est donc pas partir des pratiques elles-mêmes pour dire que selon ce qu’on y fait on va percevoir l’espace de façon différente, mais plutôt partir des qualités sensibles de cet espace pour se demander qu’est-ce qu’on peut faire de ces qualités là ? Il y a des lieux qui se prêtent plus à la flânerie qu’à la traversée. Donc on peut aussi typifier les relations qu’on entretient avec l’espace et dresser une sorte de catalogue des figures : le flâneur, l’étranger, le visiteur ... On a essayé d’avoir la plus grande variété de passants interrogés : CSP, sexe, âge, diplômes, pratique du lieu, habitude de cheminement...Malgré cette diversité, des récurrences apparaissent. Au Louvre, on a fait une vingtaine de parcours, aux Halles, une trentaine. Mais on s’aperçoit que, même si on peut toujours en savoir plus, les informations que l’on recueille se stabilisent. On n’apprend quasiment plus de traits caractéristiques nouveaux. Alors on arrête : c’est trop de temps consacré pour peu d’informations supplémentaires. Les traversées polyglottes Que faire de tous ces corpus de description ? Une des façons de faire a été de travailler sur des traversées polyglottes : ce sont donc des reconstitutions de ce qu’on a recueilli, qui conduisent à identifier des hypothèses sur des configurations ou des phénomènes sensibles qui relèvent de tel ou tel espace. Il s’agit de procéder à une recomposition fictive de la parole des gens. Cela veut dire qu’on va faire la somme des informations que l’on a recueillies au cours des comptes-rendus de perception. On va voir dans quelle mesure ce que nous disent les gens se recoupe ; c’est à dire que bien évidemment selon les gens qu’on interrogeait, selon leurs âges, leurs pratiques culturelles, leurs CSP ..., les gens nous disaient des choses différentes. En même temps que d’avoir cette dimension subjective extrêmement spécifique à chacun, on avait un certain nombre de descriptions qui étaient partagées. Toute la part d’analyse consistait à travailler cette redondance des contenus et de se dire qu’il y a des éléments d’ordre subjectif, mais qu’il y a aussi des éléments d’ordre partagé, ce qu’il y a en commun, c’est-à-dire en fait les qualités de l’espace lui-même : « ici on ne peut pas s’entendre, c’est terrible », « ici si je veux vous parler, il faut que je hausse le ton », « ça résonne beaucoup ici », « un brouhaha confus où tout se brouille »… Il y a donc divers types de formulations mais qui nous disaient le même phénomène : la réverbération dans un espace très dense du point de vue sonore. Il fallait donc croiser les descriptions pour dire ce qu’il y avait de partagé dans tout cela et comment en rendre compte.

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On a donc identifié tous ces éléments redondants et on s’est dit qu’une façon de les exprimer était de reconstituer une description et de faire du copier/coller. L’avantage est de faire une synthèse de ces expériences mais en même temps cela nie complètement la temporalité de l’expérience. Ce sont deux personnes différentes qui peuvent être interrogées le matin à huit heures ou le soir quand il fait nuit. Le contexte temporel est totalement différent. L’idée est donc de reconstituer un parcours fictif. On a essayé d’identifier des phénomènes moteurs, visuels ou autres, en prenant appui sur les analyses précédentes. Ce sont pour nous des critères d’analyse de l’espace public d’un point de vue sensible, et en même temps, des critères de conception d’un espace, c’est-à-dire que si on a envie de créer un espace attractif, sur quoi peut-on jouer ? Est-ce qu’on a envie d’avoir des échappées ? Pour le Louvre, on a eu par exemple une focalisation sur un phénomène de surexposition dans le Hall Napoléon, sous la pyramide : quand on se trouve en bas, on est particulièrement visible par les gens qui se trouvent en haut, ces personnes en bas nous disent qu’elles ont l’impression de se trouver dans une arène, d’être au centre de quelque chose ; en haut les gens nous disent « on veut regarder ce qui ce passe ». Dans les deux cas, on a l’expression d’un phénomène de surexposition, le fait d’être vulnérable au regard de l’autre, et ce phénomène là peut s’expliquer du point de vue de l’aménagement, c’est ce qu’on essaie de faire…

Hall Napoléon Surexposition des passants Le belvédère : point de vue privilégié Je pourrais vous montrer comment ce phénomène relève des conditions matérielles de ce lieu : du fait qu’il y ait une différence de niveau, que le sol soit de teinte claire et uniforme, du fait qu’il n'y ait aucun mobilier qui ne vienne entraver la vue du dessus, les gens, du coup, se détachent du sol... La question est bien donc : comment est-ce que les phénomènes sensibles (odeurs, sons, lumière...) qu’on a pu identifier et vérifier sur place peuvent être analysés du point de vue de leurs conditions de production même ? Comment est-ce qu’on peut revenir à la question de l’aménagement à partir de ces critères transversaux des formes construites, sensibles et sociales ? La surexposition, c’est à la fois des qualités lumineuses particulières et un type de relation à autrui qui est de l’ordre d’une vulnérabilité des passants entre eux. On peut donc décrire l’articulation entre des formes construites, des formes sensibles et des formes sociales. 3) LES ENJEUX DE CETTE DEMARCHE Je vais terminer sur les enjeux de cette démarche. J’ai essayé tout à l’heure d’identifier certaines catégories qui étaient à la fois des éléments d’analyse et des catégories d’aide à la conception au sens où l’on peut arriver à remonter aux conditions matérielles de leur formation. Est-ce qu’on ne peut pas travailler des catégories qui sont à mi-chemin entre ce qu’on vit et ce qu’on conçoit ?

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Une première chose est de dire que les environnements sensibles ou les ambiances, enfin on peut appeler cela de plusieurs manières, possèdent un efficace. Selon les lieux dans lesquels on se trouve, on va avoir tendance à faire telle ou telle chose, à s’orienter de telle ou telle manière. Plus précisément, cela renvoie à la question de la signalétique urbaine. Par exemple, dans les espaces souterrains, comment sort-on rue de Rivoli ou place de la Concorde... Cette signalétique qui est très souvent posée en terme de signes, on s’est aperçu que l’on pouvait lui adjoindre un type de travail sur la matière sensible elle-même, c’est à dire que les phénomènes en question peuvent être des éléments d’orientation du passant. Par exemple, le puits de lumière qu’on peut percevoir, qui est issu de la pyramide inversée ; très souvent, les gens nous disaient : « on sait que l’on se rend à tel endroit ». On n’est pas orienté par un signe, on a des informations qui relèvent du traitement de l’espace lui-même.

Le puits de lumière de la pyramide inversée

Certaines configurations sensibles ne peuvent pas se substituer, mais accompagner des orientations ou les parasiter. C’est en ce sens qu’un espace sensible n’est pas dépourvu de dimensions pragmatiques, car il peut donner des informations pratiques comme l’accessibilité. Très souvent en terme de conception, d’un point de vue matériel, on pense en termes de « prothèse architecturale ». Par exemple, pour les personnes qui sont en fauteuil roulant, on va concevoir des trottoirs en bateau, pour celles qui sont malentendantes, on va mettre d’autres choses, pour les personnes malvoyantes, on va mettre des bornes sonores au niveau des carrefours...Donc là, on a affaire à des prothèses à chaque fois spécifiques au handicap considéré. En traitant des espaces globalement, à un niveau sensible, on peut peut-être remédier ou avoir d’autres types de propositions pour aider les gens à accéder à des espaces particuliers. On peut traiter la dimension matérielle : « sur quel trottoir je marche ? » mais on peut aussi traiter des qualités sensibles qui vont être des éléments de support d’une accessibilité. Cette idée a d’ailleurs été l’objet d’une thèse récente. Deuxième élément, c’est identifier des façons d’être ensemble ou des relations que l’on peut entretenir avec l’espace public : développer une typologie des figures du citadin. Certains espaces mobilisent plus la flânerie, d’autres le conflit, l’insécurité, l’étrangeté... les espaces ne sont pas neutres. Sans procéder à un déterminisme, on peut montrer le type de ressources mises en jeu pour appréhender l’espace, pour le vivre de certaines façons. Dernier point, c’est l’évaluation de l’espace public. Je vais vous donner l’exemple du travail sur l’espace souterrain qui consistait à dire sur quelles bases on pouvait évaluer le caractère hospitalier de ces espaces. Le Louvre ou les Halles sont-ils des espaces appropriables et dans quelle mesure ? On a dégagé quatre éléments d’évaluation qui ne sont pas les mêmes que dans d’autres espaces : ces espaces relèvent d’un milieu contraignant, problématique, enveloppant et hyperstimulant. Pourquoi contraignant ? Parce que d’une part, on s’aperçoit tout de suite du caractère réglementé et réglementaire de ces espaces ; on n’y accède pas quand on

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le désire ; d’autre part, il y a aussi des règles de conduites particulières ; par exemple, au Grand Louvre, on ne peut pas fumer, on ne peut pas s’asseoir par terre. Cela conduit à deux types d’investissement de l’espace : soit il est rempli, fréquenté, bondé et c’est plutôt un sentiment collectif qui va émerger, soit il est vide et là, c’est l’hypervisibilité réciproque des gens qui va émerger. L’espace souterrain exacerbe peut-être ces deux polarités de l’espace public. Pourquoi problématique ? C’est la difficulté de l’orientation spatiale : par rapport à la rue, où suis-je ? au-dessus, en-dessous. On assiste aussi à une sorte de reconstitution cognitive de l’espace, du fait qu’on a aussi du mal à identifier ce que l’on voit ou ce qu’on entend. Par exemple, les gens qui débouchent dans la pyramide inversée voient les passants qui se reflètent à l’envers. A plusieurs reprises, les gens qui étaient à vingt mètres de la pyramide inversée nous demandaient ce qui se passait. Alors évidemment ils se rapprochaient et disaient « oh bien oui c’est la pyramide, je comprends »… Il y avait donc une incertitude, une hésitation. Pourquoi enveloppant ? On s’est rendu compte que ces espaces favorisaient un sentiment d’immersion et généraient une réduction des échelles de perception. En présence du public, quand on est dans un espace bondé et confiné, ce que je vois, c’est la tête de la personne que j’ai devant moi, qui se trouve à cinquante centimètres, mais je ne peux pas voir plus loin ... et ce que je pourrais voir plus loin, c’est un mur et pas une ouverture. En terme de visibilité, la vue est bloquée par les parois ou le public. Du point de vue sonore, on peut aussi dire les mêmes choses. Peu de choses se détachent les unes des autres, les signaux sont assez brouillés, masqués. Pourquoi hyperstimulant ? Contrairement au discours ou aux hypothèses que l’on pouvait avoir, qui consistaient à dire que les espaces souterrains sont des espaces de maîtrise d’ambiance et donc assez peu variés ou homogènes, on s’est aperçu que ce n’était pas le cas du tout. Il y a énormément de transitions et de seuils d’un espace à un autre. Conclusion Pour revenir au thème d’aujourd’hui et parler des sciences sociales dans l’expertise, ce que je vous ai exposé là pose à mon avis deux questions : celle du partage de l’expérience : comment peut-on arriver à dépasser un point de vue purement subjectif qui renvoie à l’usage et à la fréquentation d’un espace, donc donner lieu et matière à un certain type d’expérience collective ? Et la deuxième question concerne le fait que l’espace public n’est pas donné une fois pour toute. Comment interagissent les éléments matériels de l’espace public et des éléments sociaux en sachant que ces deux éléments sont constitutifs de l’espace public ? Comment peut-on penser cette co-détermination, cette co-production du social, du sensible et du spatial ? Discussion Un stagiaire : Est-ce vous pouvez revenir sur les catégories que vous avez établies ? Jean-Paul Thibaud : Je pense que les catégories qu’on a essayées d’établir sont des catégories qui peuvent émerger plus ou moins fortement pour un même lieu à des intervalles de temps différents, mais ce sont des catégories qui sont opératoires, car elles permettent de qualifier et de d’opérer des positionnements au niveau des conceptions.

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Un stagiaire Est-ce qu’il y a eu un travail sur la déception ou l’attente des gens ? Jean-Paul Thibaud : Il n’y a pas eu de travail en tant que tel, mais il y a au moins deux éléments de réponse : d’une part, il y a une façon de dire son expérience et passer par des associations ou des métaphores : « par exemple on est comme dans un aéroport », parce que dire son expérience immédiate est très difficile, donc on a recours à d’autres références pour exprimer le lieu. La formulation métaphorique nous donne accès à l’imaginaire. Une deuxième chose sur les attentes : par exemple, dans l’un des espaces du Grand Louvre, le Fossé CharlesV, on parle de manière problématique : les gens arrivent et c’est l’émerveillement devant ce mur ancien, cette scénographie, cette mise en valeur du site par l’éclairage, mais en même temps, on entend les bruits de petites cuillères du restaurant qui est juste au-dessus. Il y a un paradoxe dans l’attente : les gens nous décrivent ça très bien en nous disant : « il y a une erreur dans le son », on entend des choses qui ne sont pas en adéquation avec ce que l’on voit. Un stagiaire : Est-ce que vous avez eu des choses contradictoires ? qu’est-ce que vous en avez fait dans votre scénario ? Jean-Paul Thibaud : Oui, alors précisément on a essayé de voir si c’était des choses liées aux conditions du lieu lui-même ou liées à la subjectivité des individus. Par exemple, si on est un samedi, à trois heures de l’après-midi au niveau – 3 des Halles, ou quand on est au même endroit le lundi matin à huit heures, les gens décrivent l’espace de façon très différente. A certains moments, on peut vous dire « là c’est désert », alors qu’à d’autres moments on peut vous dire « c’est infernal, on ne peut pas se déplacer ». Il y a contradiction complète mais on peut l’expliquer dans les conditions mêmes dans lesquelles a été faite l’enquête. En même temps c’est un élément d’analyse que de dire qu’un lieu peut se prêter à des variations temporelles plus ou moins importantes.