Arcà Andrea 2011. Les hommes en armes et les armes dans l’art rupestre du Second Âge du Fer dans...

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69 L ’art rupestre peut être défini comme des archives de pierre dont les pages offrent souvent des témoignages icono- graphiques uniques et irremplaçables sur les cultures et les peuples qui se sont succédés dans les vallées alpines au cours des millénaires. Deux capitales sont bien connues pour ce patrimoine qui, grâce aux conditions favorables des sur- faces rocheuses, recèle la grande majorité des signes figuratifs des Alpes : le Mont Bego dans les Alpes Maritimes et le Valcamonica dans les Alpes italiennes. Dès le Néolithique, on y trouve des images évoquant la naissance de l’agriculture. À partir du IV e millénaire av. J.-C., sont gravés sur les rochers des champs cultivés à la houe, puis labourés, et enfin des scènes détaillées d’atte- lages du Chalcolithique, datant du III e millénaire av. J.-C. À ce stade, que l’on peut nommer celui des « signes de la terre », suit une autre étape thématique importante, celle des « signes de la guerre » qui rassemble, à partir du III e millé- naire av J.-C. et jusqu’au début de la romanisa- tion, figures et compositions d’armes, de haches, de poignards et de hallebardes, scènes de duels et de démonstration de la force et de la prouesse masculines. Au-delà de ces deux pôles d’art rupestre, il existe d’autres zones importantes, parmi les- quelles les vallées dites du Mont Cenis jouent un rôle majeur. La Maurienne en France, la Val- cenischia et la basse Vallée de Suse en Italie sont réparties au pied du haut plateau qui flanque le Mont Cenis, une véritable porte reliant les deux côtés des Alpes par deux cols principaux, le Mont Cenis à 2083 m. et le Petit Mont Cenis à 2182 m. De nombreuses dalles de calcschistes, polies et transportées par les glaciers du Pléisto- cène, sont répandues dans ces vallées. Ces zones sont idéales pour recueillir les traces laissées par l’homme. Cet espace doit être envisagé comme l’un des plus pertinents pour la localisation de la route empruntée par Hannibal et son armée lors du franchissement des Alpes, grâce à sa proximité avec le col du Clapier (2482 m) et le col de Savine-Coche (2500 m), seuls passages, avec le col de la Traversette, à véritablement offrir une vue panoramique directe sur la plaine du Pô, telle que la décrit Tite-Live lorsque Han- nibal harangue ses troupes et leur montre les plaines d’Italie (« Italiam ostentat subiectosque alpinis montibus circumpadanos campos » Tite- Live, 21, 35). Les hommes en armes et les armes dans l’art rupestre du Second Âge du Fer dans le Val de Suse et la Valcenischia Andrea Arcà Extrait de : Jospin Jean-Pascal et Dalaine Laura (coord.). Hannibal et les Alpes : une traversée, un mythe. Gollion, In Folio, 2011, p. 69-80.

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L’art rupestre peut être défini comme

des archives de pierre dont les pages

offrent souvent des témoignages icono-

graphiques uniques et irremplaçables sur les

cultures et les peuples qui se sont succédés dans

les vallées alpines au cours des millénaires. Deux

capitales sont bien connues pour ce patrimoine

qui, grâce aux conditions favorables des sur-

faces rocheuses, recèle la grande majorité des

signes figuratifs des Alpes : le Mont Bego dans les

Alpes Maritimes et le Valcamonica dans les Alpes

italiennes. Dès le Néolithique, on y trouve des

images évoquant la naissance de l’agriculture.

À partir du IVe millénaire av. J.-C., sont gravés sur

les rochers des champs cultivés à la houe, puis

labourés, et enfin des scènes détaillées d’atte-

lages du Chalcolithique, datant du IIIe millénaire

av. J.-C. À ce stade, que l’on peut nommer celui

des « signes de la terre », suit une autre étape

thématique importante, celle des « signes de

la guerre » qui rassemble, à partir du IIIe millé-

naire av J.-C. et jusqu’au début de la romanisa-

tion, figures et compositions d’armes, de haches,

de poignards et de hallebardes, scènes de duels

et de démonstration de la force et de la prouesse

masculines.

Au-delà de ces deux pôles d’art rupestre, il

existe d’autres zones importantes, parmi les-

quelles les vallées dites du Mont Cenis jouent

un rôle majeur. La Maurienne en France, la Val-

cenischia et la basse Vallée de Suse en Italie sont

réparties au pied du haut plateau qui flanque

le Mont Cenis, une véritable porte reliant les

deux côtés des Alpes par deux cols principaux,

le Mont Cenis à 2083 m. et le Petit Mont Cenis à

2182 m. De nombreuses dalles de calcschistes,

polies et transportées par les glaciers du Pléisto-

cène, sont répandues dans ces vallées. Ces zones

sont idéales pour recueillir les traces laissées par

l’homme.

Cet espace doit être envisagé comme l’un

des plus pertinents pour la localisation de la

route empruntée par Hannibal et son armée

lors du franchissement des Alpes, grâce à sa

proximité avec le col du Clapier (2482 m) et le

col de Savine-Coche (2500 m), seuls passages,

avec le col de la Traversette, à véritablement

offrir une vue panoramique directe sur la plaine

du Pô, telle que la décrit Tite-Live lorsque Han-

nibal harangue ses troupes et leur montre les

plaines d’Italie (« Italiam ostentat subiectosque

alpinis montibus circumpadanos campos » Tite-

Live, 21, 35).

Les hommes en armes et les armes dans l’art rupestre du Second Âge du Fer dans le Val de Suse et la Valcenischia

Andrea Arcà

Extrait de : Jospin Jean-Pascal et Dalaine Laura (coord.). Hannibal et les Alpes : une traversée, un mythe. Gollion, In Folio, 2011, p. 69-80.

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Hannibal et les Alpes

Vue générale de la roche n° 4 de Dos Sottolajolo, Paspardo, Valcamonica (ci-dessus) et figure d’éléphant d’époque moderne (détail de la roche n° 4, à droite). © Photographie L. Jaffe - Orme dell’Uomo

À la recherche de références iconographiques sur le passage d’Hannibal

Il semble approprié d’étudier les archives

rupestres pour déterminer l’existence de réfé-

rences iconographiques liées à l’entreprise du

général carthaginois. D’un point de vue stric-

tement historique, la réponse semble néga-

tive : aucune image provenant de l’art rupestre

alpin ne peut être liée au passage de l’armée

carthaginoise. L’élément principal, qui proba-

blement aurait été capable de stimuler l’imagi-

nation populaire et la réalisation de gravures,

est incontestablement l’éléphant, dont l’ab-

sence est manifeste sur les roches gravées des

Alpes. Il existe cependant une exception pro-

venant de la zone de Paspardo, en Val Camo-

nica, où une figure probable d’éléphant a été

gravée sur la roche n° 4 du site de Dos Sotto-

lajolo. Il s’agit d’un unicum qui, autant pour le

sujet que pour le style, a été exécuté au cours

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Les hommes en armes et les armes dans l’art rupestre

Figure d’éléphant probablement paléolithique peinte dans la Grotte de l’Éléphant dans les gorges du Toulourenc, groupe du Mont Ventoux. © Photographie P. Bellin

de la période historique, peut-être au début du

XVIe siècle, lorsque le roi du Portugal a offert au

pape Léon X un éléphant blanc provenant de

Ceylan. Le pachyderme, nommé Hanno en l’hon-

neur de l’un des généraux d’Hannibal, est arrivé

à Rome le 12 mars 1514. La seule autre référence

possible a été donnée en 1821 par le docteur

François-Emmanuel Fodéré dans son Voyage

aux Alpes Maritimes. Il a alors cru reconnaître

dans le chaos de rochers de la Vallée des Mer-

veilles, au Mont Bego (massif du Mercantour,

Alpes Maritimes et Alpes de Haute Provence)

un monument d’origine carthaginoise : « Nous

avons le témoignage d’historiens dignes de foi

et des monuments qui attestent le passage des

Carthaginois par les Alpes Maritimes, non par

Annibal mais par des généraux qui sont venus

après lui » (Fodéré, 1821, p. 19).

L’origine carthaginoise a également été

invoquée pour des éléments inexpliqués,

comme le confirme le botaniste anglais. John

Moggridge, qui s’est occupé, avant même Cla-

rence Bicknell, de documenter certaines figures

gravées du Mont Bego. En effet, selon ses écrits

de 1868, cités par Clarence Bicknell en 1913 :

« d’après la tradition de la région, ces gravures

sont l’œuvre des soldats d’Hannibal, mais je suis

obligé de dire qu’Hannibal, dans cette région,

joue le même rôle que César, Oliver Cromwell

et sa majesté satanique en Angleterre, aux-

quels est populairement attribuée la paternité

d’événements qui ne peuvent être expliqués

autrement ».

Concernant le domaine périalpin, il convient

de mentionner le cas de la Grotte de l’Éléphant,

qui s’ouvre dans les gorges du Toulourenc

(Drôme). Il s’agit d’une galerie fossile creusée

dans la roche calcaire, profonde de 38 mètres.

À 19 mètres de l’entrée, l’on peut apercevoir le

contour noir d’une figure d’éléphant peinte,

d’environ 30 cm2 : on reconnaît les pattes anté-

rieures, les grandes oreilles et une partie de la

trompe, enroulée à l’extrémité. La figure n’est

pas récente, puisqu’elle est recouverte par un

voile de calcite. Paul Bellin y reconnaît la repré-

sentation d’un éléphant africain, en excluant

l’Elephas antiquus, peut-être à tort car il ne

disparaît que vers 11 500 avant notre ère. Cette

reproduction aurait pu remonter au Second Âge

du Fer et témoigner du passage des éléphants

d’Hannibal dans le territoire des Baronnies, si le

style n’avait pas été pleinement animalier, favo-

risant une datation beaucoup plus ancienne,

remontant au Paléolithique.

S’il est impossible de trouver des références

spécifiques qui permettraient de fournir des

preuves sur le parcours suivi par le général car-

thaginois, nous pouvons néanmoins étudier les

données iconographiques de la même époque

(fin du IIIe siècle av. J.-C.) qui peuvent devenir

des éléments utiles pour clarifier le cadre (his-

torique, archéologique, géographique…) dans

lequel Hannibal s’est déplacé.

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Hannibal et les Alpes

Scène de duel avec lance et bouclier, roche n° 20 de Redondo, Capo di Ponte, Valcamonica. Phase naturaliste de l’art rupestre camunnien de l’Âge du Fer, Ve-IVe siècles av. J.-C. © Photographie A. Arcà - Orme dell’Uomo

Le Valcamonica, une comparaison indispensable

Avant d’entrer dans les détails du complexe ico-

nographique rupestre de la Valcenischia et de

la basse Vallée de Suse, il convient de propo-

ser un aperçu concis de l’art rupestre du Valca-

monica à l’Âge du Fer, référence indispensable

pour toute la période et pour l’ensemble de la

région alpine. L’art rupestre du Ier millénaire

av. J.-C., en raison des sujets représentés, est

essentiellement masculin, favorisant l’image

du guerrier, toujours montré armé, aussi bien

dans les duels que dans des scènes d’ostenta-

tion d’armes. Debout, le guerrier parvient dans

certains cas à exhiber une véritable panoplie, en

s’armant dans le même temps d’une lance, par-

fois double, d’une épée et d’un poignard, tout en

se protégeant à l’aide d’un bouclier, d’un casque

et de protège-tibias. En ce qui concerne les com-

paraisons archéologiques, ce sont justement

ces figures d’armes qui permettent un ancrage

chronologique fiable, notamment grâce à la pré-

sence de figures de casques à crête de type vil-

lanovien (VIIIe siècle av. J.-C.), de haches à lame

carrée ou sub-trapézoïdale de type San Fran-

cesco (Bologne) ou de Borgo San Pietro (Val-

sugana-Trentin, VIIe-VIe siècles av. J.-C.), d’épées

à antennes ou de type hallstattien occiden-

tal (VIIe-VIe siècles av. J.-C.), de haches à lame

en demi-lune ou hellebardenaxt (IIIe siècle

av. J.-C - Ier siècle après. J.-C.), de couteaux de type

Benvenuti (VIe siècle av. J.-C.), Introbio (Ier siècle

av. J.-C.) ou Lovere (Ier siècle après. J.-C.). En s’ap-

puyant sur l’identification de ces éléments, sur

l’étude des superpositions et des évidentes

influences stylistiques de l’art schématique

hallstattien et de l’art naturaliste étrusque, on

peut établir un découpage en cinq phases de

l’art rupestre camunnien à l’Âge du Fer. Le qua-

trième style débute aux VIIIe-VIIe siècles av. J.-C.

par une phase schématique pour atteindre un

Extrait de : Jospin Jean-Pascal et Dalaine Laura (coord.). Hannibal et les Alpes : une traversée, un mythe. Gollion, In Folio, 2011, p. 69-80.

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Les hommes en armes et les armes dans l’art rupestre

Hommes armés à corps plein qui brandissent une hache à lame lunée et un bouclier rectangulaire, à gauche sur la roche n° 4 de Paspardo in Valle et à droite sur la roche n°1 du site de Dos Sottolajolo, Valcamonica. Phase tardive de l’art rupestre camunnien de l’Âge du Fer, IIIe-Ier siècles av. J.-C. © Photographie A. Arcà - Orme dell’Uomo

naturalisme descriptif puis finalement un style

décadent, contemporain de la romanisation aux

Ier siècle av. - Ier siècle apr. J.-C. La période com-

prenant la Deuxième Guerre punique, qui est

déjà une période historique pour Rome, mais

encore protohistorique pour les Alpes, corres-

pond chronologiquement au style IV4 qui suit

immédiatement la phase naturaliste.

Val de Suse et Valcenischia, armes et hommes armés

Grâce à cette évolution stylistique, il est éga-

lement possible de proposer une chronologie

fiable concernant les figures des Alpes occiden-

tales, en particulier pour les complexes d’art

rupestre de la Maurienne (Aussois, Sollières,

Lanslevillard, Roche des Bouquetins) et du Val

de Suse-Valcenischia (Mompantero et Carolei),

les seuls qui conservent des figures compa-

rables à celles du Valcamonica au cours du Ier

millénaire av. J.-C.

Extrait de : Jospin Jean-Pascal et Dalaine Laura (coord.). Hannibal et les Alpes : une traversée, un mythe. Gollion, In Folio, 2011, p. 69-80.

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Hannibal et les Alpes

d’autres sites rupestres de la Haute Maurienne

(Vallon de la Rocheure), et confirment leur exé-

cution protohistorique. Cependant, la donnée

qui nous interpelle n’est pas seulement archéo-

logique, mais aussi ethnographique : aujourd’hui

encore, dans les villages de Venaus et Giaglione,

situés au pied du versant gravé, la tradition de la

danse armée des Spadonari est encore respectée

et représentée lors de la fête du patron de Gia-

glione le 22 janvier et celle du patron de Venaus

le 3 février, c’est-à-dire à la fin de la période la plus

froide de l’hiver et précédant le carnaval. L’un des

éléments marquant est l’utilisation virtuose de

l’épée, avec des duels figurés, des lancements et

des échanges en l’air d’armes, des sauts, des mou-

vements de haut en bas, comme pour imiter le

geste de la récolte. C’est dans ce domaine, com-

prenant l’ensemble du Val de Suse, le Val Chisone

et la région de Briançon, que l’on trouve la plus

forte concentration de danses armées à l’épée de

toute l’Europe. La comparaison avec les figures

gravées permet de reconnaître certains éléments

chorégraphiques et ethnographiques typiques de

la danse traditionnelle, tels que le saut, le genou

plié, la représentation des rubans qui pendent du

couvre-chef, et favorise l’hypothèse d’une genèse

de la danse des Spadonari bien plus ancienne que

Le complexe Val de Suse-Valcenischia pré-

sente un remarquable ensemble de figures de

guerriers et d’armes. Il faut exclure, pour leur

datation trop ancienne (VIe-Ve siècles av. J.-C.), la

scène gravée sur la Roche des Bouquetins et les

peintures rupestres de Costa Seppa, qui montrent

des figures armées de lances, des archers, par-

fois à cheval, des figures aux « grandes mains » et

ornithomorphes. Il s’agit probablement de scènes

mythologiques comme le suggère Filippo Maria

Gambari. De même, doivent être exclues, en rai-

son de leur trop récente datation, les figures

d’hommes armés au corps carré avec décoration

sur la poitrine de l’Alpe Carolei en Valcenischia,

sans doute des gladiateurs dont la représenta-

tion est probablement liée aux jeux présentés

dans l’arène de Suse à l’époque romaine.

En revanche, il est possible d’envisager une

exécution autour des IVe-IIe siècles av. J.-C. pour

d’autres figures d’hommes armés à l’épée prove-

nant du site de l’Alpe Carolei. Elles sont gravées

à 2550 m d’altitude, au-dessus d’une grande dalle

de calcschiste polie par l’action glaciaire, qui

domine tout le côté italien du Mont Cenis et du

col du Clapier. Les épées, soit droites, soit légère-

ment incurvées, sont plus courtes et différentes

par rapport à celles du Moyen Âge, gravées dans

Figures armées à corps carré avec des décorations de poitrail. À gauche, à l’Alpe Carolei, Valcenischia. À droite, roche n° 1 à Dos Sottolajolo, Paspardo, Valcamonica. Phase décadente de l’art rupestre camunnien de l’Âge du Fer, Ier siècle av.-Ier siècle apr. J.-C. © Photographie A. Arcà - Orme dell’Uomo)

Extrait de : Jospin Jean-Pascal et Dalaine Laura (coord.). Hannibal et les Alpes : une traversée, un mythe. Gollion, In Folio, 2011, p. 69-80.

Les hommes en armes et les armes dans l’art rupestre

Roche gravée CEN-CRL13, Valcenischia et panorama sur les versants italiens du Mont Cenis et du col du Clapier. © Photographie A. Arcà - Orme dell’Uomo

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Hannibal et les Alpes

Figures d’hommes armés avec épées sur la roche CEN-CRL13, IVe-IIe siècles av. J.-C, Valcenischia (à gauche et au milieu) et figure d’homme armé avec épée sur la roche CEN-CRL8, VIe-Ve siècles av. J.-C, Valcenischia (à droite). © Photographies GRCM, relevés Orme dell’Uomo

Les archéologues relèvent sur des feuilles de plastique (PVC) transparentes les figures de la roche CEN-CRL8, Valcenischia (en bas à droite). © Photographie GRCM

(Naquane, roche 44, Paspardo In Valle, roche 4

entre autres), à présenter des figures de haches

au tranchant luné ou hellebardenaxt, pour les-

quelles il a été proposé une chronologie allant

du IIIe siècle av. J.-C. au Ier siècle apr. J.-C. Il n’est

donc pas à exclure, compte tenu de la datation

la plus ancienne, que de telles figures puissent

coïncider avec l’époque de la Deuxième Guerre

punique. Il est intéressant de notifier que ces

haches se divisent clairement en deux groupes,

l’un à manche plus long et tranchant droit,

l’autre à manche court et tranchant luné, ce qui

correspond pour le premier groupe à une arme

tranchante que l’on empoigne à deux mains, et

pour le second groupe à une arme de jet apte à

blesser, par exemple en vol après une série de

tours imprévisibles. Il s’agit de haches de guerre

probablement utilisées par des populations qui

ont intégré à l’époque romaine le royaume de

Cottius (13 av. J.-C.-13 apr. J.-C.), sorte de protec-

torat. Ces différentes nations alpines (civitates

pour les Romains), au nombre de quatorze, ins-

tallées sur les deux versants des Alpes, ont été

inscrites sur l’arc de Suse, comme celles des

ce qu’attestent les sources historiques que l’on

ne connaît pour l’instant pas avant les XVIe-XVIIe

siècles de notre ère. Cette danse regroupe pro-

bablement de manière syncrétique une origine

guerrière, celle des tribus celtes installées dans

la région, et des éléments liés à la renaissance de

la végétation et de la vie.

Au-delà des figures de guerriers, on peut

également citer les représentations de haches

provenant du complexe iconographique de

Mompantero, pour lesquelles, sur la base des

comparaisons archéologiques et stylistiques, il

est possible de proposer une attribution chro-

nologique qui couvre tout le dernier quart du

Ier millénaire av. J.-C. Une telle comparaison est

pertinente en particulier pour les lames pro-

venant des nécropoles de San Bernardo et de

In Persona, à Ornavasso (province de Verbano-

Cusio-Ossola, Piémont, Italie), où elles sont pré-

sentes soit sous la forme de « haches à tranchant

luné » soit sous la forme de « haches avec l’œil à

maillet », comme l’a défini en 1895 le découvreur

Enrico Bianchetti. Mompantero est le seul site

de toutes les Alpes, à l’exception du Valcamonica

Extrait de : Jospin Jean-Pascal et Dalaine Laura (coord.). Hannibal et les Alpes : une traversée, un mythe. Gollion, In Folio, 2011, p. 69-80.

Un instant de la danse tra-ditionnelle des Spadonari, Venaus, Valcenischia (ci-dessus). © Photographie A. Arcà - Orme dell’Uomo. Comparaison avec une figure gravée à l’Alpe Caro-lei, qui, comme les Spadonari, saute avec l’épée en main et porte un couvre-chef avec des rubans qui pendent (à gauche). © Relevé Orme dell’Uomo

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Hannibal et les Alpes

Figures de haches à lame lunée gravées sur les roches SUS-CHM2 et SUS-CHM3, IIIe siècle av.-Ier siècle apr. J.-C, Mompantero, Val de Suse. © Photographie GRCM.

Segusini, des Belaci ou des Medulli. Selon l’his-

torien romain Pline ( Histoire naturelle, 3, 136-

138), ces peuples sont considérés alors comme

non ennemis. Ils ne sont d’ailleurs pas men-

tionnés sur le trophée de La Turbie (Tropaeum

Alpium, Alpes maritimes) qui consacrait la sou-

mission d’un certain nombre de peuples alpins

à Rome en 7 av. J.-C. L’attribution la plus logique

de ces représentations de haches reviendrait à

ces Segusini, ou tout du moins à leurs ancêtres

du IIIe siècle av. J.-C., puisque leur ville centre,

Segusio (Suse) est située au pied du complexe

des pétroglyphes de Mompantero.

Conclusions

En considérant dans son ensemble le matériel

représenté, les figures d’épées et de lances sont

trop génériques pour fournir des informations

détaillées ; au contraire des figures de haches,

dont la forme particulière permet de proposer

de solides ancrages archéologiques et de vrai-

semblables hypothèses d’utilisation. Au-delà des

détails fonctionnels, il est important de souligner

la façon dont, au Second Âge du Fer, la thématique

des hommes armés et de la guerre est au cœur de

la représentation iconographique rupestre. Cette

donnée s’accorde bien avec les sources archéolo-

giques et historiques, en particulier avec ce que

nous connaissons de la spécialisation militaire

et mercenaire des tribus celtiques de la région.

Ce n’est sans doute pas un hasard si ce n’est qu’à

la fin du Ier siècle av. J.-C. que ces régions alpines

ont été placées dans la sphère de Rome en vertu

d’un accord et non suite à une conquête. Pour l’in-

terprétation de ces gravures, la représentation

de Spadonari sur les roches de l’Alpe Carolei est

fondamentale pour témoigner de l’origine pro-

tohistorique des danses armées traditionnelles,

coïncidence unique dans toutes les Alpes entre

donnée iconographique rupestre et tradition

ethnographique. Les figures de haches de Mom-

pantero peuvent également représenter un sym-

bole communautaire de la tribu qui les a gravées,

un avertissement probable et une signalisation,

peut-être à la façon de bornes frontalières de

défense territoriale.

Extrait de : Jospin Jean-Pascal et Dalaine Laura (coord.). Hannibal et les Alpes : une traversée, un mythe. Gollion, In Folio, 2011, p. 69-80.

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Les hommes en armes et les armes dans l’art rupestre

Curiosités contemporaines

À titre de curiosité, voici quelques témoignages

« rupestres » contemporains, inspirés par le pas-

sage d’Hannibal, un événement qui, plus de

vingt-deux siècles après, stimule continuelle-

ment l’intérêt des médias et l’imagination du

grand public.

Le lundi 21 août 1959, après une étude

topographique où il a répertorié quelques

passages dangereux, le dompteur Darix Togni

a réussi sa tentative de passer le col du Clapier.

Il l’a franchi avec trois éléphants de son fameux

cirque, les deux femelles Monia et Cora et le

Table synoptique des figures de haches de type A, B, et C du complexe pétroglyphique de Mompantero. © Relevés Orme dell’Uomo

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Hannibal et les Alpes

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mâle Ton, accompagnés de deux lamas et de

deux chameaux affectés au transport des ravi-

taillements. Au cours de cette expédition tran-

salpine, Darix Togni a fait le parcours inverse de

celui supposé d’Hannibal, en partant de Suse

et en affrontant la partie la plus raide en mon-

tée, pour rejoindre en huit heures la Vallée de la

Clarée où il a passé la nuit. Il lui a ensuite fallu

douze heures pour atteindre le col du Clapier

avant de redescendre par le Mont Cenis à Suse,

où il a fait passer les éléphants sous l’arc d’Au-

guste. Un film d’environ une demi-heure, en 8

mm, provenant des archives de la famille Togni,

montre Darix gravant sur une dalle de roche

une grande silhouette d’éléphant, peinte par

la suite, ainsi que la date du passage.

De même en 1985, l’expédition Annibale 85,

parrainée par le professeur Edoardo Garello et

l’écrivain Massimo Centini, a traversé plusieurs

cols entre le Val Argentiera et le Val de Suse,

à la recherche de « l’Itinéraire ». À cette occa-

sion, a été inauguré un parcours de randonnée

archéologique allant du col du Clapier au col

Mayt, signalé par dix plaques métalliques por-

tant l’inscription « En souvenir de l’expédition

Annibale 85 ». Des petites figures d’éléphants

ont également été gravées en bas-reliefs sur les

roches par le sculpteur Frans Fersini de Turin,

notamment au col de Savine-Coche et au col

Mayt.

Petites figures d’éléphants gravées ou sculptées en bas-relief sur la roche par le sculpteur Frans Ferzini au cours de l’expédition Annibale 85 : au col de Savine-Coche (à gauche), et au col d’Ambin (à droite), 1985. © Photothèque F. Ferzini.

Extrait de : Jospin Jean-Pascal et Dalaine Laura (coord.). Hannibal et les Alpes : une traversée, un mythe. Gollion, In Folio, 2011, p. 69-80.