“Jeux parodiques et jeux chevaleresques : les tournois dans les œuvres médiévalisantes”

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Jeux parodiques et jeux chevaleresques : les tournois dans les bandes dessinées médiévalisantes Pour commencer par une petite anecdote, lors de mon premier voyage à Toronto, qui n’est pourtant pas une ville marquée par l’Histoire, je suis tombée en arrêt devant un dépliant publicitaire proposant aux touristes de découvrir la chaude ambiance médiévale, en assistant à un somptueux tournoi offert par de valeureux chevaliers pour de belles dames, et de manger un menu typique à base de pommes de terre au four et de soupe de tomates. Le fantasme de la chevalerie fait rêver et consommer à peu près n’importe quoi jusque dans le Canada le plus moderne. Cette forte prégnance dans notre imaginaire collectif, assortie de quelques anachronismes, se manifeste dans la littérature, tout aussi bien que dans les fêtes médiévales qui animent nos villes de l’Ancien et du Nouveau Monde. Les reconstitutions médiévales sont à la mode, les tournois en constituent un passage obligé. Je voudrais ici examiner comment ils sonts en particulier dans la bande dessinée historique. On sait l’importance du Moyen Âge dans ce genre foisonnant. Il figure un monde sauvage, sans lois, mais avec trop de foi, où les filles sont faciles et les armes scintillantes. Dans ce western européen, le tournoi est notre rodéo. Mais au lieu d’opposer l’homme dit civilisé à l’animal sauvage, il fait lutter entre eux des hommes à peine sortis de leur barbarie originelle. Il offre une violence à l’état brut, mal domestiquée par les 1

Transcript of “Jeux parodiques et jeux chevaleresques : les tournois dans les œuvres médiévalisantes”

Jeux parodiques et jeux chevaleresques : les tournois dans les

bandes dessinées médiévalisantes

Pour commencer par une petite anecdote, lors de mon

premier voyage à Toronto, qui n’est pourtant pas une ville

marquée par l’Histoire, je suis tombée en arrêt devant un

dépliant publicitaire proposant aux touristes de découvrir

la chaude ambiance médiévale, en assistant à un somptueux

tournoi offert par de valeureux chevaliers pour de belles

dames, et de manger un menu typique à base de pommes de

terre au four et de soupe de tomates. Le fantasme de la

chevalerie fait rêver et consommer à peu près n’importe

quoi jusque dans le Canada le plus moderne.

Cette forte prégnance dans notre imaginaire collectif,

assortie de quelques anachronismes, se manifeste dans la

littérature, tout aussi bien que dans les fêtes médiévales

qui animent nos villes de l’Ancien et du Nouveau Monde.

Les reconstitutions médiévales sont à la mode, les

tournois en constituent un passage obligé. Je voudrais ici

examiner comment ils sontsen particulier dans la bande

dessinée historique. On sait l’importance du Moyen Âge

dans ce genre foisonnant. Il figure un monde sauvage, sans

lois, mais avec trop de foi, où les filles sont faciles et

les armes scintillantes. Dans ce western européen, le

tournoi est notre rodéo. Mais au lieu d’opposer l’homme

dit civilisé à l’animal sauvage, il fait lutter entre eux

des hommes à peine sortis de leur barbarie originelle. Il

offre une violence à l’état brut, mal domestiquée par les

1

rituels flamboyants qui l’entourent. B. Ribemont dans un

article programmatif proposé sur son site1, propose de

classer les bandes dessinées parlant du Moyen Âge en cinq

catégories : 1. la bande dessinée à destination des

enfants ; 2. celle à visée didactique ; 3. la bande

dessinée historique, plus ou moins épique, romanesque ou

onirique ; 4. la bande dessinée médio-fantasmatique qui

tend vers l’héroïc-fantasy ou enfin, 5. la bande dessinée

médio-dérisionelle qui offre une vision décalée, parfois

délirante du Moyen Âge. Cette typologie, qui serait à

affiner parce qu’elle mélange des critères de contenu à

des critères de réception, nous servira de point de repère

pour établir un corpus. Nous n’examinerons pas les

représentations les plus réalistes du Moyen Âge, nous

limitant au contraire à desœuvres qui l’utilisent comme un

simple prétexte à la plus libre fantaisie, qui se jouent

des décalages, des anachronismes et qui détournent les

clichés traditionnels loin de toute velléité pédagogique,

recherchant d’abord la connivence avec le lecteur2.

J’ajouterai à ce corpus qui touche de près ou de loin le1 Bernard Ribémont, « La Bande dessinée médiévalisante : Pour un chantierde recherche », http://bernard.ribemont.neuf.fr/chantierBD.htm2 Peyo, Johan et Pirlouit, La Flèche noire, Dupuis, 1959.

Arleston et Tarquin, Lanfeust, Le Paladin d’Eckmül, Soleil, 1996.

Ayroles et Maïorana, Garulfo, tomes 3, 4, 5 et 6, Delcourt, entre 1997 et2002.

Morvan et Munuera, Merlin, Tartine et Iseult, Dargaud, 2002.

Brrémaud et Donald, Aliénor, Le Bracelet de Malte, Soleil, 2003.

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Moyen Âge, une bande dessinée de science-fiction, Voltige et

Ratatouille, créée par deux jeunes dessinateurs rennais

talentueux, Pascal Jousselin et Brüno, qui présente, dans

un autre contexte, la plupart des lieux communs qui valent

pour le Moyen Âge. L’analyse que j’en fais ne présuppose

pas forcément la grande qualité narrative et artistique

des œuvres choisies, mais les poncifs qu’on y trouve sont

révélateurs de notre vision du Moyen Âge. Alors que les

œuvres réalistes essayeront de replacer le tournoi dans

une vérité contextuelle, et montreront les conditions de

réalisation de ces manifestations, la démarche parodique,

en revanche, le réduit à ses traits le plus saillants.

Transformé en cliché, le tournoi laisse voir ce qui le

caractérise à nos yeux contemporains : la violence ou,

plus précisément, la tension entre une volonté de contenir

cette violence dans des limites rituelles et son explosion

irrépressible.

Notons tout d’abord que les représentations modernes

assimilent totalement les tournois aux joutes équestres.

Seul l’album de Peyo, Johan et Pirlouit, la Flèche Noire présente

le jeu guerrier par équipes que nous rencontrons dans les

romans médiévaux classiques. Historiquement, la joute,

moins violente, valorisant les combattants individuels et

permettant des parades spectaculaires a commencé à

remplacer progressivement ce simulacre de guerre à la fin

du XIIIe, mais ne s’est imposée qu’à la fin du XIVe

siècle3, après que les tournois ont été condamnés àPascal Jousselin et Brüno, Voltige et Ratatouille, Le Tournoi, Treize étrange, 2004.3 Pour un témoignage médiéval de ces joutes équestres, voir Antoine de la

3

diverses reprises, quoiqueen vain, par plusieurs rois de

France ou d’Angleterre et par l’Église. Dans nos

représentations modernes, nous ne voyons que ces joutes

ordonnées au lieu de la mêlée confuse des tournois. Les

chevaliers s’affrontent deux à deux dans des lices

soigneusement délimitées, d’abord à la lance puis à

l’épée.

Les auteurs hésitent sur la fonction du tournoi : alors

que les bandes dessinées les plus informées retiennent sa

dimension ludique et sportive, la plupart se contentent

d’en faire un avatar du duel judiciaire.

Dans la série Garulfo, le tournoi annuel du Lambrusquet

a tous les aspects d’une de ces fêtes aristocratiques du

Moyen Âge finissant qui s’autocélébrait dans des

commémorations nostalgiques. D’ailleurs, le prince Romuald

quand il en entend parler pour la première fois dans le

tome 3 de la série, se moque ouvertement de ce qu’il

qualifie de « lubie médiévale ».Le tournoi est inséré dans

plusieurs manifestations et l’on suit son déroulement

depuis l’installation des chevaliers jusqu’aux jeux de

société (colin-maillard), aux cérémonies religieuses et

autres mondanités. C’est d’abord un événement social qui

est présenté. Dans le monde atemporel de Troy décrit par

la série Lanfeust, les tournois rassemblent tous les ans les

barons et les chevaliers des territoires féodaux des

Baronnies (LANFEUST P. 20. Ils constituent une trêve

pacifique qui met fin, pour un temps limité, à la violenceSale, Jehan de Saintré, 1456.

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désorganisée de la guerre au profit d’une violence et

d’une émulation ritualisées. Ils se déroulent sur

plusieurs jours et rassemblent une foule de badauds et de

petits commerces pittoresques. Il s’agit d’abord d’une

manifestation sociale qui contribue à l’animation

commerciale et touristique. Cependant dans ce cadre

ludique, des duels judiciaires ont lieu, comme celui qui

oppose le soi-disant chevalier Or-Azur à son rival,

l’affreux baron Averroès, qui l’a spolié de son domaine.

(LANFEUST P. 35)

Dans Merlin ou dans Aliénor, le tournoi est un moyen de

poursuivre une lutte d’influence amoureuse et politique

sur un autre terrain, plus socialement acceptable qu’une

vendetta . Le cruel Morholt de Merlin menace Iseut de

« percer la panse » de son rival, un gros ogre inoffensif

nommé Tartine. Il choisit de le faire dans le cadre d’un

tournoi plutôt que de l’attaquer dans sa demeure pour ne

pas encourir la haine de la jeune fille. Dans Aliénor,

c’est un stratagème du fourbe Aspic d’Anjou, inspiré par

son âme damnée, pour assassiner légalement Aliénor, la

dernière héritière du domaine d’Aquitaine. L’enjeu n’est

plus simplement sportif, la violence renvoie à un but

extérieur ; la médiation de l’épreuve ne lui apporte

qu’une légitimation sociale(ALI2NOR P. 20).. Le

déroulement festif de l’événement est complément ignoré.

Dans tous cas, les récits de tournois reposent sur une

organisation de l’espace spectaculaire en trois pôles,

5

affectés de diverses fonctions. Dans les gradins ou autour

des lices se trouve le public au premier rang duquel trône

l’inévitable princesse qui décore de ses couleurs son

champion au moment où il salue les tribunes. À côté, les

coulisses où se préparent les héros et où se trament de

nombreuses machinations et enfin les lices, le lieu du

spectacle lui-même.

Le public, foule toujours nombreuse qui se presse pour

assister au spectacle, est avide de combats et de sang.

Dans Voltige et Ratatouille, il court en masse vers le stade et

l’un des spectateurs, qui a sympathisé avec le héros se

délecte avec gourmandise du récit continuellement ressassé

des exploits sanguinaires des champions (VOLTIGE P. 17).

Les auteurs de Garulfo tirent un véritable effet comique

des exigences de la foule. Femmes, enfants, hommes,

vieillards, nobles ou vilains, tous réunis dans une même

communion, réclament les chevaliers, s’impatientent,

refusent les « interludes artistiques » qu’on leur propose

et exigent le sang. La violence du combat se voit reflétee

dans la violence de la foule. Celle-ci a les spectacles

qu’elle mérite. Le tournoi est un déchaînement de passion,

il fait ressortir les instincts les plus bestiaux et les

plus cruels. C’est la société toute entière qui se

reconnaît dans cette violence.

Les coulisses sont constituées par les pavillons dans

lesquels les chevaliers se préparent tant matériellement

et spirituellement. Mais c’est surtout l’invention de

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coups fourrés et de manigances qui les occupe, démarche

qui se poursuit jusque sur les bords du terrain : Garulfo

et Romuald évincent le chevalier Enguerrand de Ramponne et

prennent sa place ; Lanfeust se fait passer pour le

chevalier Or-Azur, alors que Thanos, son ennemi, se fait

passer pour le baron Averroès. Manœuvreset tricheries sont

un cliché récurrent dans toutes les œuvres de ce corpus :

dans Voltige, le méchant paye un sbire pour injecter un

narcotique à la monture du héros (VOLTIGE P.38). Dans

Merlin, chaque participant se voit proposer un philtre

magique, philtre d’amour pour le Morholt afin qu’Iseut

cède sans qu’il soit besoin de combattre, potion

d’agressivité pour le malheureux ogre Tartine incapable de

se battre. Les coulisses sont le lieu où se décide le

véritable sort du combat, toujours détourné d’une pure

épreuve d’adresse guerrière. C’est le règne de la triche,

de la ruse qui renforce la violence, ou qui détourne son

aspect sportif à des fins de vengeance personnelle. Loin

de la contenir en la légitimant, il exacerbe cette

violence par le recours à la ruse qui lui donne une

ampleur démesurée.

Les lices voient s’affronter les chevaliers selon un

rituel stéréotypé : ouverture du tournoi en musique,

chevaliers rassemblés devant les tribunes qui saluent les

dames et les autres personnages importants. Tout cela est

un thème avec lequel les auteurs s’amusent en jouant des

variations : deux femmes se disputent les faveurs d’un

chevalier ou, au contraire, plusieurs chevaliers se

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disputent une même princesse, celle-ci donne ses couleurs

au plus pitoyable au lieu de les donner au plus puissant…

Les chevaliers s’affrontent ensuite deux par deux dans une

joute à la lance. Rappelons qu’au Moyen Âge, la joute ne

vise pas à blesser son adversaire ni même à le désarçonner

mais à rompre le maximum de lances. Ainsi dans Jehan de

Saintré, deux adversaires s’affrontent en dix courses et

Saintré gagne par cinq lances brisées contre quatre pour

son adversaire. Il n’est pas question de blesser l’autre.

Dans les bandes dessinées, l’un des protagonistes, en

général le héros, tombe assez vite de sa monture. Le

combat reprend alors de plus bel à pied, à l’épée, ou avec

une autre arme(VOLTIGE P.14). Le but est de tuer. Là

encore, nous sommes loin du Moyen Âge où les combattants

cherchent à faire lâcher son arme à leur adversaire ou à

le faire tomber au sol. Dans toutes les œuvres, se trouve

un moment angoissant où tout est apparemment perdu pour le

gentil héros que le méchant tient sous la menace de son

arme, prêt à lui donner le coup de grâce ALIENOR HAUT P.

29. Commence alors en général une grande confusion : le

public intervient et envahit l’espace du combat (comme

dans Aliénor ALIENOR BAS PAGE 29, ou Lanfeust…LANFEUST P. 41) pour

remplacer éventuellement l’un des combattants (Merlin). Dans

Garulfo, c’est le héros qui tient son adversaire à sa

merci, mais conformément à ses valeurs de grenouille

humaniste, il renonce à le tuer et le combat s’achève dans

la débandade du public, frustré de son spectacle. (GARULFO

5, P. 45)

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Dans l’ensemble, les récits que j’ai choisis sont

destinés au jeune public et la violence qu’ils

représentent est stylisée : les plaies sont minimes et les

chocs métaphorisés par des onomatopées, des postures

incongrues, ou des bosses improbables. On voit les

personnages se relever avec de simples bandages. Les têtes

volent mais elles sont factices. Dans la série Garulfo

pourtant, une véritable violence existe en dehors des

tournois, visible tout au long des aventures des

personnages : des vies sont brisées, des innocents envoyés

à une mort certaine ; mais elle réside dans les moindres

rapports humains, dans l’incapacité des hommes à se parler

et à comprendre la beauté cachée de chaque être: l’ogre

qui se rue sur les chevaliers et les piétine est un poète

incompris qui collectionne les petites miniatures de

cristal. Garulfo, la grenouille transformée en prince,

déplacée dans un monde dont elle ne connaît pas les

règles, ne cesse d’appeler les hommes à se parler pour

résoudre leurs conflits. Tant que la force prime la

parole, dit ce joli conte de fées, la violence et la mort

enlaidissent les êtres. Dans la série Lanfeust, où l’aspect

parodique apporte simplement un contrepoint à une quête

épique, la violence éclate en longs jets sanguinolents qui

n’épargnent personne. LANFEUST P. 42 Cependant les

pouvoirs magiques des personnages leur permettent de

guérir ou de se régénérer très vite. Leur souffrance peut

être d’autant plus importante qu’elle est sans

conséquence. Elle apporte un élément réaliste et

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dramatique à un public un peu plus âgé, lassés des

conventions traditionnelles des œuvres pour la jeunesse

auxquelles nous sommes habitués depuis nos lectures

d’Astérix et Obélix. Cette série a eu un énorme succès et n’a

choqué personne. Cependant, à la différence des bandes

dessinées de Goscinny et d’Uderzo, la violence dans nos

tournois pour rire, bien que volontairement minorée, reste

un élément constituant du récit : elle n’est pas justifiée

par une légitime résistance à un envahisseur plus

puissant. Elle est mise en scène spectaculaire,

volontairement recherchée. Elle est le couronnement de

tout un système. (VOLTIGE P. 12°

Des règles cependant existent pour encadrer les joutes.

Les personnages y font constamment référence pour dire

quand, comment et jusqu’où on se bat. Dans Aliénor, quand

Aspic d’Anjou s’apprête à tuer la jeune fille évanouie à

terre, l’amoureux de celle-ci vient brutalement lui

reprocher ce manquement aux codes chevaleresques « Depuis

quand achève-t-on un adversaire à terre ? Vous vous croyez

au cirque, espèce de brute sanguinaire ! » Dans Lanfeust,

le baron Bugrenne préside le tournoi en se référant à la

coutume des baronnies. Des règles d’honneur implicites

jouent un rôle dans le combat : ainsi Averroès est-il

réprouvé pour ne pas laisser son adversaire ramasser son

arme tombée à terre.

Alors que le tournoi prétend être domestication de la

violence par sa ritualisation, les règles sont toujours

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enfreintes, et la violence, augmentée par la perfidie des

méchants, déborde le cadre étroit des lices pour reprendre

sa place dans la société toute entière. Dans Lanfeust, de

manière emblématique, Thanos, pirate et traître, profite

des combats pour fomenter un coup d’état et s’approprier

tout le pouvoir sur le pays. Le baron Bugrenne, qui

préside le conseil des Baronnies s’exclame alors,

offusqué : « Un acte de violence en plein tournoi, c’est

offensant ! ». Cette réplique amusante prétend séparer

ainsi la violence officielle, acceptée, du tournoi, de la

violence illégitime du coup d’état. Les lecteurs que nous

sommes sont incapables de les distinguer et ne voient que

coups répétés. Le tournoi est généralement un échec dans

cette domestication : même le loyal Voltige ne réussit pas

à affranchir la cité galactique, dans laquelle il a

atterri, de l’emprise de Mick, le magnat local qui

manipule toutes les compétitions4 (vOLTIGE P. 42); Aliénor

échappe à la mort, mais son adversaire lui déclare la

guerre. ALIENOR P. 31

Dans la plupart des cas, la violence contribue au

comique de la parodie. La scène de tournoi en effet,

derrière la progression dramatique qu’elle permet, a avant

tout une fonction comique, construite essentiellement sur

le décalage, les anachronismes, les parodies littéraires.

Les clichés sont sciemment choisis pour multiplier les

4 Le Chevalier Noir, le super champion qui gagnait toutes les joutes étaiten réalité un robot secrètement construit par Mick. Dès le départ du héroshonnête et valeureux, Mick remet en scène un nouveau robot, appelé cettefois le Chevalier Blanc.

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clins d’œil, pour donner au lecteur l’impression d’être

intelligent et de tout comprendre. À deux reprises par

exemple, on voit des personnages obligés d’arracher une

épée d’un socle de pierre. Ce comique renvoie à notre

vision moderne du tournoi ou plus précisément à notre

incapacité à comprendre le plaisir qu’ont pu y prendre des

générations d’hommes et de femmes. Soit nous l’assimilons

aux grands événements sportifs que nous connaissons, comme

dans Garulfo avec des sponsorings et des jolies jeunes

femmes (GARULFO P. 11), ou comme dans Voltige, où la parodie

médiévale est aussi une parodie du Superbowl américain.

Soit nous en exagérons la violence comme le montre le

surprenant langage de charretier du petit roi dans Merlin,

que le comique de la scène rend seul supportable « Bon,

c’est pas un peu fini, ce chantier ? Y en a qui veulent

voir du sang, d’la chique et des mollards ! Que le combat

débute sur le champ !! » Notons que tous les notables,

quel que soit leur titre, qui président un tournoi,

l’ouvrent officiellement en des termes qui appellent la

violence la plus sanguinaire : le baron Bugrenne

s’exclame : « Que le massacre commence ! » ; le roi du

Lambrusquet annonce avec enthousiasme « un combat qui se

soldera, quoiqu’il advienne, par un véritable bain de

sang ! » ; les commentateurs sportifs du Superfight dans

Voltige célèbrent « le spectacle sanguinaire que la galaxie

entière nous envie. » (VOLTIGE P10)

Le tournoi reste pour nous une incongruité dans

laquelle nous nous projetons sous les traits d’un

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personnage manifestement inadapté. Le héros auquel nous

nous identifions est un novice maladroit, déplacé dans un

monde brutal qui ne lui ressemble guère. Il est d’abord

une victime, le faible, le David qui est, selon toute

vraisemblance, appelé à perdre le combat et la vie face à

Goliath. Sa faiblesse est d’abord physique, c’est un nain,

une femme, un bon sauvage, un paysan, une grenouille… face

à des machines à tuer. Mais elle est aussi

intellectuelle : le héros répugne à faire souffrir, il est

inapte au maniement des armes(GARULFO P. 30). Pirlouit

s’élance au combat alors qu’il n’est manifestement pas

qualifié pour aller rencontrer des chevaliers : tel

Perceval, il doit commencer par emprunter son armement à

un chevalier arrogant. Dans Garulfo, la faiblesse du héros

est représentée par la mise en scène du dessin. D’un côté

son ennemi, le seigneur Sinistre de Malemort, toujours vu

en contre-plongée, dont la puissance est accentuée par les

traits de vitesse, les effets de flous, de l’autre le

triste équipage de Garulfo, en plongée, emprisonné dans

les limites des lices. (GARULFO P. 32) En revanche, les

adversaires, qui comprennent et maîtrisent parfaitement

les règles de ce jeu cruel sont des créatures diaboliques

qui semblent sorties des enfers et se délectent de la

souffrance d’autrui. Le Morholt, dans Merlin, par exemple,

a pour fonction officielle de tuer dans l’arène les

condamnés, il joue le rôle du fauve des arènes romaines.

Seul Lanfeust, parmi tous nos héros, possède toutes les

capacités requises pour accéder au statut de champion.

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Mais il lui manque la cruauté qui lui permettrait de

vaincre. Voltige aussi est un véritable super-héros,

« justicier au cœur pur, inaltérable défenseur de la veuve

et de l’orphelin » dit le texte, mais il se présente monté

sur un placide ruminant répondant au nom significatif de

Choumou et il n’est armé que d’un simple bâton (VOLTIGE P.

40). Cependantquelle que soit leur faiblesse, les héros la

compensent grâce à des adjuvants hors du commun : Dans la

Flèche Noire de Peyo, le héros chevaleresque est mis tout de

suite hors de combat : messire de Treville, qui a toutes

les apparences du jeune premier, a reçu un narcotique

l’empêchant d’attaquer et est attaqué par trois bandits

déguisés en chevalier. Ses qualités de combattant sont

réparties sur d’autres personnages, curieux mélange

d’animaux et de sages conseillers, qui prennent le relais,

rusent pour lui ou utilisent la magie. Les deux pages de

combat de cette petite bande dessinée un peu ancienne sont

intéressantes en ce que leur construction montre un

renversement des valeurs : le chevalier de Treville, celui

qui devrait combattre, est à terre ; Johan, qui n’est

qu’un écuyer et qui ne porte jamais d’armure, combat avec

acharnement et honnêteté, mais la mise en scène ne

s’intéresse guère à lui et on ne le voit que dans une

petite case ; Pirlouit (et sa chèvre) se taillent la part

du lion avec des techniques de combat peu orthodoxes. Ses

premiers assauts manifestent son inadaptation à cet

univers chevaleresque. Avec ses armes trop longues, trop

lourdes, il n’est pas à sa place ! Il réussit pourtant

14

mieux que les autres. Peut-être parce que justement, la

violence à laquelle il a recours n’est pas de la même

nature que celle des autres personnages. À la fois nain et

enfant, ce petit personnage puise dans des forces

primaires en harmonie avec la nature. Ce sont ses mains

nues, sa chèvre qui sont efficaces.

Le héros chevaleresque est aidé : il n’est pas celui

qui triche, ses alliés prennent sur eux la responsabilité

d’enfreindre les règles pour lui permettre de sauver sa

peau. Les méchants sont forts mais seuls, le héros est

toujours soutenu par un groupe d’amis, d’origines

diverses, montrant par là sa sociabilité. Garulfo est tout

tordu, certes, mais il est accompagné par un écuyer, un

prince-grenouille et un brave cheval ; Tartine est un ogre

inoffensif, mais il bénéficie du soutien du petit Merlin,

du cochon Jambon, et du chevalier Tristan qui deviendra

peu à peu courageux.

La situation des femmes est plus ambiguë ; ce sont

elles les destinateurs et destinataires de cet événement.

Elles le suscitent par coquetterie, elles n’hésitent pas à

envoyer à la mort leurs amants. Ce que disait Duby

s’applique encore : « La guerre ou le simulacre de la

guerre prend alors l’allure d’une compétition de mâles,

d’une de ces parades érotiques dont les ethnologues nous

persuadent qu’elles entrent en jeu au plus élémentaire des

mécanismes de la vie5. » Dans Merlin, les trois combattants

désirent la belle Iseut ; dans Garulfo, on a vu qu’Héphylie5 Georges Duby, Guillaume Le Maréchal, Folio Histoire, 1984, p. 52.

15

faisait tourner toutes les têtes sauf celle de Garulfo qui

est fidèle à sa rainette. Dans Lanfeust, les personnages

féminins sont elles-mêmes en rivalité pour les hommes, ce

qui fait de l’une d’elles, la brune Cixi, une compagne peu

fiable. Ensuite, inquiètes devant la tournure des

événements, les femmes ont beau jeu de regretter ce

qu’elles ont voulu, elles ne peuvent plus intervenir,

elles n’accèdent pas au statut d’adjuvant sur le champ de

bataille. Les amoureuses ne peuvent circuler d’un espace à

l’autre et sont cantonnées dans les tribunes : certes

C’ian, la fiancée de Lanfeust s’élance vers lui mais elle

se trouve mise hors de combat très vite. Seul un homme, le

jongleur amoureux d’Aliénor peut aller à sa rescousse dans

les lices, sans aucun succès là encore.

Ces œuvres ne prétendent pas montrer le Moyen Âge ;

cependant, le choix qu’elles ont fait de mettre en scène

une manifestation typiquement médiévale dit quelque chose

sur notre conception de cette époque. Notons d’ailleurs

que les joutes ont quasiment disparu de la littérature

historique de jeunesse qui a actuellement délaissé

l’univers chevaleresque pour se recentrer sur les pôles

urbains et artisanaux. La bande dessinée en revanche

privilégie toujours le souffle épique de l’aventure, même

pour le parodier.

Le tournoi est exaltant, spectaculaire, mais bien digne

d’une civilisation obscurantiste. C’est ce qu’en disait

aussi Mark Twain dans Un Yankee à la cour du roi Arthur :

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Il y avait continuellement de grands tournois à Camelot.C’étaient des sortes de corridas humaines, trèspittoresques, un peu ridicules et profondémentémouvantes mais assez lassantes pour un esprit pratique.

« C’étaient chaque jour des combats ou des spectacleset, chaque soir jusqu’à minuit, des chants, des danseset des ripailles.

Les drôles de gens ! Ces belles dames alignées en rangsserrés étincelants de mille feux de leurs splendeursbarbares voyaient sans frémir un chevalier vidé de sesétriers, à demi transpercé par une lance aussi grosseque mon poing, se vidant de son sang, et au lieu des’évanouir, elles battaient des mains et se poussaientles unes les autres pour mieux voir. […] En tempsordinaire, ce tintamarre nocturne m’aurait dérangé,mais, dans les circonstances présentes, il ne me gênaitpas, car il m’empêchait d’entendre les charlatans couperles jambes et les bras des mutilés de la journée. Ilsm’abîmèrent de la sorte une excellente scie égoïne et medémolirent aussi un chevalet de sciage6. »

Le tournoi est un passage obligé que nous croyons

suffisamment connaître pour que les créateurs se plaisent

à en varier les motifs, à en dramatiser l’enjeu et en

amplifier la violence. Bien que nous ignorions en général

son véritable fonctionnement, il fascine par sa

ritualisation du conflit, par l’inscription de la violence

dans un ordre destiné, normalement, à la maintenir dans

des limites acceptables pour la société. Les joutes

représentées échouent totalement dans cette fonction et la

laissent toujours déborder. Son éruption dans le monde

extérieur provoque catastrophes pour rire ou crise

salutaire. Le tournoi continue de marquer profondément

notre imaginaire, mais nous n’avons plus les clés pour le

comprendre. Il est pour nous l’expression emblématique

6 Mark Twain, Un Yankee à la cour du roi Arthur, 1889, Terre de brume éditions,traduit par Odette Ferry, 1994, p. 70.

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d’un monde arriéré et barbare, qui se complait à la

souffrance d’autrui et qui n’a évolué depuis les jeux du

cirque qu’en attribuant cette activité à des chevaliers

nobles plutôt qu’à des esclaves et à des condamnés. C’est

une civilisation brutale face à laquelle l’homme moderne,

figuré par Garulfo ou par l’ogre Tartine, tous les deux

sensibles, amoureux, écologistes, n’a pas de moyen de

pression. Cependant, nous savons bien que le discours

idéaliste de Garulfo réclamant la paix et le respect entre

toutes les créatures vivantes reste encore aujourd’hui du

domaine de l’idéal. Le monde qu’il découvre, cloisonné par

différentes classes sociales, organisé par l’argent,

obnubilé par la compétition, nous le reconnaissons bien

comme le nôtre plus que comme une figureféerique ou

médiévale et c’est là que se mesure la différence entre

notre époque et celle où Mark Twain écrivait ces lignes.

Mark Twain croyait encore que l’homme moderne était

meilleur que son ancêtre moyenâgeux et son Yankee

essayait, en vain, d’apporter à la cour d’Arthur le

progrès matériel et moral. En revanche, les œuvres

actuelles nous disent que, nous qui nous croyons

civilisés, nous n’avons pas changé depuis six cents ans.

C’est là que la parodie nous touche en ce qu’elle nous

renvoie à nos propres compétitions et à nos propres

violences.

Corinne Denoyelle

Université de Toronto

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Bibliographie :

Peyo, Johan et Pirlouit, La Flèche noire, Dupuis, 1959.

Arleston et Tarquin, Lanfeust, Le Paladin d’Eckmül, Soleil, 1996.

Ayroles et Maïorana, Garulfo, tomes 3, 4, 5 et 6, Delcourt,

entre 1997 et 2002.

Morvan et Munuera, Merlin, Tartine et Iseult, Dargaud, 2002.

Brrémaud et Donald, Aliénor, Le Bracelet de Malte, Soleil, 2003.

Pascal Jousselin et Brüno, Voltige et Ratatouille, Le Tournoi, Treize

étrange, 2004.

Mark Twain, Un Yankee à la cour du roi Arthur, 1889, Terre de brume

éditions, traduit par Odette Ferry, 1994.

Antoine de la Sale, Jehan de Saintré, 1456, édition et

présentation de Joël Blanchard, Le Livre de Poche,

« Gothique », 1995.

Georges Duby, Guillaume Le Maréchal, Folio Histoire, 1984.

Bernard Ribémont, « La Bande dessinée médiévalisante : Pour un chantier de recherche »,

http://bernard.ribemont.neuf.fr/chantierBD.htm

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Mots clés : (auteurs) Ayrolle, Maïorana, Arleston, Tarquin,

Peyo, Morvan, Munuera,

(œuvres) Garulfo, Lanfeust, Johan et Pirlouit, Merlin,

(notions) bandes dessinées, tournois.

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