Un parcours inattendu du Tarn aux rivages du Bosphore ou la vie de Régis Delbeuf (1854-1911)

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COLLECTION TURCICA VOL. XIX Penser, agir et vivre dans l'Empire ottoman et en Turquie Études réunies pour François Georgeon Nathalie CLAYER et Erdal KAYNAR PEETERS PARIS - LOUVAIN - WALPOLE, MA 2013

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COLLECTION TURCICA

VOL. XIX

Penser, agir et vivredans l'Empire ottoman

et en TurquieÉtudes réunies pour François Georgeon

Nathalie CLAYER et Erdal KAYNAR

PEETERSPARIS - LOUVAIN - WALPOLE, MA

2013

TABLE DES MATIÈRES

Nathalie CLAYER et Erdal KAYNAR

Avant-propos . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . XI

Bibliographie de François Georgeon . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . XIII

PREMIÈRE PARTIE

Idéologies et politiques au tournant des XIXe et XXe siècles

Masami ARAI

Citizen, Liberty and Equality in Late Ottoman Discourse . . 3

Hamit BOZARSLAN

Parcours kurdes sous le règne hamidien . . . . . . . . . . . . . . . . 15

Wajda SENDESNI

The Young Turks and the Arabs in Egypt between Ottoma-nism, Pan-Islamism and Nationalism . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31

Anne-Laure DUPONT

De la demeure du califat aux « découvertes parisiennes » : Muhammad al-Sanûsî (1851-1900), un lettré réformiste tuni-sien à l’épreuve du Protectorat français . . . . . . . . . . . . . . . . . 47

Nathalie CLAYER

The Young Turks and the Albanians or Young Turkism and Albanianism? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 67

Dorothée GUILLEMARRE

Les temps de la révolution de 1908 chez Hüseyin Cahid Yalçın. Quelques perspectives de recherche . . . . . . . . . . . . . 83

DEUXIÈME PARTIE

Presse et intellectuels au temps d’Abdülhamid et après

Bernard LORY

Une cornemuse sur la Corne d’or : Gajda, journal satiriquebulgare (1863-1867) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 93

VIII TABLE DES MATIÈRES

Özgür TÜRESAY

Les publications en série dans les premières années du règne hamidien . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 103

Anahide TER MINASSIAN

Tigrane Zaven et son périodique Yerkri Tzaïne (1906-1908) ou l’attente de la révolution . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 125

Erdal KAYNAR

The Almighty Power of the Written Word: Political Concep-tions of the Press at the Turn of the Twentieth Century . . . . 151

Johann STRAUSS

Ottomanisme et activité littéraire chez les non-musulmans à Istanbul après la révolution jeune-turque . . . . . . . . . . . . . . . . 171

Frédéric HITZEL

Un parcours inattendu du Tarn aux rivages du Bosphore ou la vie de Régis Delbeuf (1854-1911) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 199

Alexandre PAPAS

Voyageurs ottomans et tatars en Extrême-Orient : un dia-logue entre islam, confucianisme et lamaïsme . . . . . . . . . . . 217

TROISIÈME PARTIE

Société d’Empire

Nicolas VATIN et Gilles VEINSTEIN

Roi, pirate ou esclave ? L’image de Hayrü-d-dîn Barberousse 233

Marc AYMES

Changeur d’Empire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 261

Olivier BOUQUET

Onomasticon Ottomanicum II : le voile de l’identité . . . . . . 283

Thierry ZARCONE

Mevlid Kandili. La fête de la naissance du Prophète enTurquie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 307

Noémi LÉVY-AKSU

Troubles fêtes. Les perceptions policières de Pâques et du ramadan à Istanbul au tournant des XIXe et XXe siècles . . . . . 321

TABLE DES MATIÈRES IX

Özge SAMANCI

À la table du sultan Abdülhamid (1876-1908) . . . . . . . . . . . 339

Méropi ANASTASSIADOU

Nés à Salonique en 1863 : profil démographique et socio-économique d’une génération « fin de siècle » . . . . . . . . . . . 353

Edhem ELDEM

Un bourgeois d’Istanbul au milieu du XIXe siècle : le livre de raison de Mehmed Cemal Bey, 1855-1864 . . . . . . . . . . . . . . 373

QUATRIÈME PARTIE

Héritages

David KUSHNER

National Identity among Present Day Turks . . . . . . . . . . . . . 409

Carter Vaughn FINDLEY

Essai sur les déterminants de l’identité des Turcs . . . . . . . . . 427

Donald QUATAERT†

Legacies of the Ottoman Empire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 443

Jérôme CLER

Les chemins d’un ethnomusicologue en Turquie rurale… . . 451

Paul DUMONT

Les juifs de Salonique. Une quête identitaire à l’âge des bouleversements balkaniques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 461

Klaus KREISER

Hamit Zübeyr Ko≥ay et son « roman paysan » Yuvakta≥ı de 1947 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 483

Emmanuel SZUREK

Dil Bayramı. Une lecture somatique de la fête politique dans la Turquie du Parti unique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 497

Erik-Jan ZÜRCHER

A Miracle in Amsterdam? The Turkish Collection of the International Institute of Social History . . . . . . . . . . . . . . . . . 525

UN PARCOURS INATTENDU DU TARN AUX RIVAGES DU BOSPHORE OU LA VIE DE

RÉGIS DELBEUF (1854-1911)

Frédéric HITZEL

Sous les pseudonymes de Grésy (anagramme de Régis), Viator et cer-tainement bien d’autres encore — que l’on découvre respectivement dans les colonnes du journal Stamboul et du Figaro —, se cache l’un des plus importants journalistes de la capitale ottomane : Régis Delbeuf. Ce per-sonnage est une plume reconnue, respectée par les milieux diplomatiques, rédacteur en chef et directeur depuis 1901 du Stamboul, prestigieux quo-tidien qui fit la gloire de la presse d’expression française en Turquie entre 1875 et 1914.

La vie de Régis Delbeuf sur le Bosphore, où il finira brutalement ses jours à l’hôpital français de la place Taksim (l’actuel consulat de France) le 12 novembre 1911, à l’âge de 57 ans, n’est pourtant qu’une succession d’événements, parfois rocambolesques, qui l’ont conduit à un exil forcé loin de la France. Jusqu’à présent, la plupart des travaux sur cet intellec-tuel qui fut tout à la fois enseignant, écrivain, secrétaire particulier, pro-viseur de lycée, journaliste, secrétaire de rédaction, étaient davantage consacrés à l’œuvre de sa vie, le Stamboul, journal auquel il a réussi à associer son nom. Et faute d’informations, on passait sous silence ses origines, ses années de formation et ses premières activités en France1. C’est grâce à un concours de circonstances, comme il en arrive parfois dans notre carrière de chercheur, que j’ai eu la chance de retrouver la trace de cet intellectuel. Tout commence et s’achève à Ambialet, char-

Frédéric Hitzel, CNRS (Paris)

1 Korkmaz Alemdar, Istanbul : 1875-1964, histoire d’un journal d’expression fran-çaise publié en Turquie, Strasbourg, université de Strasbourg, 1975, thèse traduite et publiée en turc sous le titre Istanbul (1875-1964). Türkiye’de Yayınlanan Fransızca bir Gazetenin Tarihi, Ankara, Iktisadi ve Idari Bilimler Akademisi Yay., 1978 ; Orhan Kolo-glu, « Stamboul », Dünden Bugüne Istanbul Ansiklopedisi, Istanbul, Kültür Bak./Tarih Vakf., 1994, VII, p. 43-44.

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mant petit village de 300 habitants situé sur les bords du Tarn dans la région Midi-Pyrénées, là même où naquit Régis Delbeuf le 20 mai 1854 et où son corps repose depuis 1912 dans le caveau familial2. Située dans la haute vallée du Tarn, à une vingtaine de kilomètres d’Albi, cette com-mune est de nos jours surtout connue pour la beauté de sa vallée, sa spectaculaire presqu’île, le Prieuré, où se dressent un monastère et une église romane du XIe siècle, l’hospitalité de ses habitants et son imposante centrale hydroélectrique.

Dans ce texte, il ne sera pas directement question de turcologie au sens où l’on entend ce terme, mais davantage de la biographie d’un person-nage dont la vie mouvementée est digne d’un roman. Pour fragmentaires qu’elles soient, ces informations nous ont en effet paru dignes d’être présentées au plus grand nombre et plus spécialement à notre collègue et ami François Georgeon. Si par certains aspects, l’activité de Régis Del-beuf peut s’apparenter à celle d’autres journalistes de son temps, à com-mencer par celle de Charles Mismer que François Georgeon a étudié3, nous verrons que les quarante premières années de sa vie sont des plus étonnantes.

Les années de formation

Pour connaître la vie de Régis Delbeuf, il faut d’abord noter que, avant 1891 et son célèbre procès, sur lequel nous aurons l’occasion de revenir, son nom était le plus souvent orthographié Delboeuf. Il ne faut pas y voir une forme de snobisme de sa part, ni une quelconque erreur d’état-civil, mais une volonté manifeste de faire table rase d’un passé devenu encom-brant au fil du temps.

Tout commence donc dans le village d’Ambialet où la famille a ses racines depuis le XVIe siècle. Jean-Baptiste-Auguste-Benjamin Delboeuf,

2 À cette occasion, je tiens à remercier la famille Daures, arrière-petits-enfants de Reine Delbeuf (1849-1931), sœur de Régis Delbeuf, et la famille Breton, descendants de Raymonde Delbeuf (1902-1977), fille de Régis Delbeuf, qui nous ont ouvert leurs archives, ainsi que notre collègue Marie-Hélène Sauner-Leroy, maître de conférences à l’université d’Aix-en-Provence, qui m’a chaleureusement accueilli à Ambialet au cours de l’été 2010. La présente étude repose en grande partie sur l’analyse de ces archives.

3 François Georgeon, « Un journaliste français en Turquie à l’époque des Tanzimat : Charles Mismer », dans Nathalie Clayer, Alexandre Popovic et Thierry Zarcone éds., Presse turque et presse de Turquie, Varia Turcica XXIII, Istanbul-Paris, Isis Press, 1992, p. 93-121 et Idem, « Un positiviste en Orient au XIXe siècle : Charles Mismer, la Turquie et l’Islam », dans F. Georgeon éd., Des Ottomans aux Turcs, naissance d’une nation, Istanbul, Isis Press, 1995, p. 125-157.

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dit Régis, y naquit le 20 mai 1854, l’année même où débuta la guerre de Crimée, au sein d’une vieille famille de condition modeste. Les Delboeuf étaient de père en fils des paysans-cultivateurs, mais au cours du XIXe siècle certains membres de la famille surent accéder à des charges plus importantes : le père de Régis, Jean-Baptiste Delboeuf (1810-1889), siègera à plusieurs reprises au conseil municipal de la ville, tandis que ses oncles seront notaire et curé de la paroisse. Il est probable que le jeune Régis débuta sa scolarité au prieuré d’Ambialet et, sur les conseils d’un de ses oncles, avec une première intention d’entrer dans les ordres. Sans être de fervents républicains et anti-cléricaux, ses parents le pous-seront toutefois à poursuivre ses études dans un lycée parisien et, par la suite, à préparer l’agrégation de lettres.

C’est au cours de ses années parisiennes qu’il se lia d’amitié avec d’autres étudiants originaires de Catalogne et du Languedoc, à commen-cer par François Sauvy (1861-1906), qui deviendra par la suite écrivain, les frères Henri et Joseph Malpas, Eugène Molinié, plus tard professeur de mathématiques, et un certain Daudin. Ils ont l’habitude de se retrouver au café La Source dans le Quartier Latin ou dans le studio de l’artiste Aristide Maillol (1861-1944), lui aussi catalan, qui venait d’arriver à Paris et d’entrer dans l’atelier du sculpteur Antoine Bourdelle.

À l’automne 1883, après deux échecs au concours d’agrégation de lettres, Régis Delboeuf hésite à regagner sa ville natale. Il est subjugué par Paris, la « ville lumière », dont il apprécie l’ambiance, surtout l’hi-ver, comme il l’écrit à son ami François Sauvy dans une lettre dans laquelle se laissent entrevoir ses premiers talents littéraires :

« Oui mon vieux, vous allez retrouver le Paris de l’hiver que vous aimez sans doute, ce Paris où les omnibus cornent dans la presse, à travers les rues brumeuses, ce Paris des flâneurs et des vrais Parisiens où la lumière des becs de gaz fait oublier les clartés du soleil et des étoiles. Il en est, même ici, que j’entends se plaindre des retours du mauvais temps ! Les misé-rables : comme si tout le printemps et tout l’été valaient une soirée d’au-tomne bien jaunie ou un jour d’hiver bien sombre et bien pluvieux. J’espère que vous n’avez jamais été assez provincial, assez profane, pour ne pas adorer nos brouillards4. »

Bien qu’il occupe une modeste chambre au fond d’un corridor au 18 rue de la Sorbonne, Régis Delboeuf se plaît dans la capitale. Il a l’habi-tude d’aller au théâtre écouter les dernières pièces à la mode, Froufrou

4 Lettre à François Sauvy, le 3 octobre 1883, archives privées de François Sauvy conservées dans la famille de Paul Rendu à Bry-sur-Marne.

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d’Henri Mailhac et Ludovic Halévy, et La dame aux camélias de Dumas fils, toutes deux interprétées par Sarah Bernhardt (1844-1923), de prendre ses repas avec ses amis catalans au restaurant Darau et de se rendre tous les week-ends aux champs de courses (Auteuil, Longchamp, Chantilly).

C’est probablement à cette époque que Régis Delboeuf, qui a alors 29 ans, entre comme enseignant au collège Sainte-Barbe, le plus vieux col-lège parisien situé sur la Montagne Sainte-Geneviève. Peu après il fait la connaissance d’Hélène-Baptiste Daudé, une riche héritière dont les parents possèdent des haras, qu’il épouse en 1887. De cette brève union naîtra quelques mois plus tard un garçon, Jean, qui décèdera en bas-âge. Dès l’année qui suit son mariage, Régis Delboeuf est aux prises avec de graves problèmes financiers causés par ses pertes au jeu et peut-être consécutifs au scandale du canal de Panama qui éclate en 1888. Comme des milliers de souscripteurs, il a, par le moyen d'emprunts, souscrit des actions qui ne valent plus rien après la liquidation judiciaire de la Com-pagnie (4 février 1889). Sa belle famille refusant de l’aider, il est obligé de quitter la France pour fuir ses créanciers comme il s’en explique à son ami François Sauvy :

« Vous comprenez ce qui a été la cause de mes premiers ennuis. De petites questions d’argent ont commencé par me causer des soucis. Talonné par les difficultés, j’ai eu le tort de ne pas prendre une mesure radicale, quand il était facile d’y avoir recours. Je me suis laissé entraîner dans ce terrible engrenage du jeu sous la forme la plus dangereuse peut-être. D’épreuve en épreuve, de chute en chute, je suis tombé bien bas. Si bas que je me demande parfois, de sang froid, si c’est bien moi qui ai pu ainsi me laisser aller […]. J’ai perdu la tête et j’ai fait la plus grande sottise qu’on puisse commettre. Je suis parti en laissant derrière moi des créanciers qui ont eu le droit de me regarder comme un escroc5. »

Après avoir installé sa femme Hélène dans son village natal d’Ambialet, il quitte la France pour Barcelone, prend un bateau de la compagnie de navigation Chargeurs réunis, et débarque à Lisbonne. Installé au 224 rue de l’Espérance, il tente tant bien que mal de s’habituer à sa nouvelle vie d’exilé :

« Au point de vue matériel (il faut vivre, hélas ! Et si j’ai été canaille, je l’ai été d’une bien étrange manière puisque je me suis sauvé sans aucune caisse) au point de vue matériel, donc, j’ai fini par arranger un semblant de présent sortable et par préparer un avenir qui peut être facilement très com-mode. Si le destin contraire se lasse, si j’arrive à réaliser quelques-unes de

5 Lettre à François Sauvy, Lisbonne, le 23 février 1890 (archives privées de François Sauvy).

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mes espérances et si je plante une petite tente sur les bords du Tage […]. Il y a bien ici le plus beau ciel, le plus beau fleuve, le soleil le plus radieux et la végétation la plus enivrante que puisse rêver un artiste ou un poète. Par la fenêtre de la chambre […] un grand et chaud soleil entre et illumine tout. Devant moi, le plus beau port que la nature ait fait m’offre un horizon de mâts et de voiles, et je n’ai pas grand chemin à faire pour trouver au pen-chant des coteaux, de grands bois d’orangers jaunes d’oranges6. »

C’est probablement à cette époque que naît au bord du Tage la voca-tion journalistique de Régis Delboeuf. Pour gagner sa vie, il devient cor-respondant officiel, bien entendu sous divers pseudonymes, de plusieurs journaux français, notamment La France, Le National, La Paix, L’Esta-fette. Ses nouvelles responsabilités l’obligent à s’intéresser à l’actualité et à la politique internationale du Portugal au moment où les traités rela-tifs au partage et à la division de l’Afrique sont violés par la Grande-Bretagne (1891)7, mais également à toutes sortes de sujets, à commencer par la littérature portugaise et les romanciers portugais qu’il rencontre8, ainsi que les arts décoratifs. En février 1890, il fait ainsi la connaissance du sculpteur roussillonnais Gabriel Faraill (1837-1892) qui se rend à Lis-bonne pour inaugurer une statue du roi Sébastien Ier de Portugal, œuvre réalisée pour l’inauguration de la nouvelle gare centrale du Rossio. Le séjour de Delboeuf au Portugal sera cependant de courte durée en raison d’événements dramatiques qui vont se précipiter.

Le 7 mars, il apprend par un télégramme que sa femme Hélène, qui a été ramenée de force à Paris par ses parents, est décédée. Il est probable que face à l’exil de son mari et le refus de sa famille d’accepter l’homme qu’elle aime, celle-ci ait préféré mettre fin à ses jours. L’année suivante c’est son fils Jean qui disparaît. Désormais, Régis Delboeuf n’a plus de raison de rentrer en France. C’est au cours de l’automne 1890 qu’il fait la connaissance à Madrid de Marie-Laetitia Bonaparte Wyse et entre à son service en qualité de secrétaire. Cette rencontre va marquer un tour-nant dans sa vie.

6 Lettre à François Sauvy, Lisbonne, le 23 février 1890 (archives privées de François Sauvy).

7 Connu sous le nom de « Carte rose », le gouvernement portugais avait proposé que les colonies de l’Angola et du Mozambique soient réunies sur un axe est-ouest. En 1890, le gouvernement britannique lance un ultimatum qui pousse les Portugais à se retirer de la zone entre les deux colonies. Cet espace sera une dizaine d’années plus tard occupé et administré par la Rhodésie de la British South Africa Company.

8 Il réalise à cette époque une étude sur l’enseignement du grec au Portugal, voir Régis Delboeuf, « Études et enseignement du grec en Portugal », Revista de Educaçao e Ensino 5, 1890, p. 186-192, 535-540.

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Le procès Boulin de Lesdain

Petite-fille par sa mère de Lucien Bonaparte, frère de Napoléon Ier, et fille de Sir Thomas Wyse, membre du Parlement d’Angleterre et ministre plénipotentiaire à Athènes, Marie-Laetitia Bonaparte-Wyse (1831-1902) est plus qu’une personnalité, c’est une figure9. En 1849, à l’âge de 18 ans, sur un coup de tête, elle a épousé Frédéric de Solms, un riche alsa-cien qui l’a rapidement quittée pour se rendre aux Amériques, mais dont elle conserva le nom, se présentant comme « Princesse de Solm ».

Considérée comme l’une des plus belles femmes de son époque, elle multiplie les amants. Elle vit alors avec sa mère qui tient un brillant salon littéraire à Paris où se croisent des personnalités du monde artistique, littéraire et politique, entre autres Victor Hugo, Eugène Süe ou Alexandre Dumas fils.

Surnommée par Alphonse Karr « Princesse brouhaha », elle est provi-soirement expulsée de France par Napoléon III en 1853 pour avoir distri-bué Les châtiments de Victor Hugo dans son salon. Certains diront surtout qu’elle est ostracisée à la demande de l’impératrice Eugénie jalouse des visites secrètes de son mari à sa jeune et belle cousine… Elle s’installe donc à Aix-les-Bains, sur les bords du lac du Bourget, au pied des Alpes de Savoie, alors partie du royaume de Piémont-Sardaigne, où elle ouvre un salon littéraire dans une villa, « le chalet », qu’elle fait construire en même temps qu’un petit théâtre10. Elle continue à communiquer avec ses anciennes connaissances de tendances démocratiques ou républicaines (Hugo, Béranger, Lajos Kossuth, etc.), ce qui ne l’empêche pas d’écrire des articles pour le journal Le Constitutionnel, un des principaux journaux gouvernementaux français, sous le nom de plume de « Baron Stock »11. Après l’annexion de la Savoie par la France en 1860, elle rentre à Paris où elle épouse en 1863 Urbano Rattazzi, homme politique italien qu’elle

9 Sur cette figure du Second Empire, voir M. Berthelot éd., La Grande Encyclopédie ; inventaire raisonné des sciences, des lettres et des arts, Paris, Société anonyme de la Grande Encyclopédie, 1885-1902, vol. 28, p. 1229-1230 ; James de Chambrier, La Cour et la société du Second Empire, Neuchatel, Delachaux et Niestlé, 1904, p. 85-87.

10 Construit entre 1854-1855, le « Chalet de Solms », avenue Marie de Solms, existe toujours à Aix-les-Bains. Pour en savoir plus, voir Jean Secret, « Une Savoyarde d’adop-tion, Mme de Solms-Rattazi et son salon littéraire à Aix-les-Bains », Mémoires et docu-ments publiés par la Société Savoisienne d’histoire et d’archéologie, Chambéry, 1935, t. LXXII, p. 17-70.

11 C. A. Sainte-Beuve, Correspondance (1822-1865), Paris, Calmann Lévy, 1877, p. 297-298 ; Ernest Glaeser, Biographie nationale des contemporains, Paris, Glaeser et Cie, 1878, p. 633.

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suit dans la Péninsule. Elle se pique à ce moment d’écriture (on soupçonne l’emploi de prête-plume), multiplie les ouvrages de poésie, romans, études historiques, pamphlets qui mettent parfois son mari en porte-à-faux vis-à-vis de la société napolitaine. À la mort de son deuxième mari, elle épouse en 1877, en troisièmes noces, un grand d’Espagne, bien plus jeune qu’elle, le Señor Luiz de Rute y Giñez, ancien député et sous-secrétaire d’État aux Cortes (Navarre) avec lequel elle s’installe à Madrid.

Comparée par certains à Mme de Staël ou Mme Récamier12, Marie-Laetitia Bonaparte-Wyse fonda tout au long de sa vie de nombreuses revues qui lui servirent à publier ses poèmes et à organiser ses salons de lecture. En Savoie, elle créa Le Journal du Chalet, puis une revue heb-domadaire Les matinées d’Aix-les-Bains, devenue au fil du temps Les matinées italiennes, Le Courrier de Florence (1865). La « Princesse de Solms » était évidemment directrice, rédactrice en chef et elle choisissait ses collaborateurs qui étaient nombreux : Tony Revillon, Alexandre Dumas, Gérard de Nerval, Alfred de Musset, Victor Hugo, Arsène Hous-saye, Eugène Süe… pour ne citer que les plus connus.

Installée à Madrid après son troisième mariage, la « Princesse de Solms », désormais Marie de Rute, lança en 1883 une nouvelle revue : Les matinées espagnoles, dont elle était, une fois de plus, la directrice et rédactrice en chef cette fois sous le nom de « Baron Stock ». Cette revue, malgré son titre, n’était guère hispanisante ; elle s’intitulait d’ailleurs Nouvelle revue internationale européenne et contenait en germe la revue que lancera bientôt à Paris la princesse : La Revue internationale. Elle s’éditait à Madrid, chez le « Baron Stock », et à Paris, chez Jouaust. À des rubriques consacrées à la politique et à la diplomatie s’ajoutait un tableau de la vie littéraire, artistique et mondaine à Paris, Madrid, Rome, Lisbonne, Saint-Pétersbourg, etc. Comme pour les précédentes revues, elle bénéficia de la collaboration de nombreuses personnalités : Victor Hugo, Arsène Houdaye, Sarah Bernhardt…. et Régis Delboeuf.

Plutôt que de regagner la France, Delboeuf a en effet préféré s’instal-ler à Madrid où il a été présenté à Mme de Rute comme un professeur laborieux qui a mené de brillantes recherches sur la littérature portugaise. Nommé secrétaire de rédaction, il est chargé de rédiger des articles pour la revue Les matinées espagnoles, tout en exerçant la fonction de secré-taire particulier de Mme de Rute.

12 Michael de Pakenham, Portraits littéraires, Exeter, University of Exeter Press, 1979, p. 72.

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De son côté, Mme de Rute, qui continuait à séjourner fréquemment à Aix-les-Bains, s’était attachée les services d’une dame de compagnie, Charlotte Mortier, qui rédigeait également quelques articles pour Les matinées espagnoles. Le père de cette dernière, officier mort à Nice en 1882, avait expressément recommandé sa fille à Mme de Rute afin de la marier honnêtement. De fait, celle-ci lui trouva un mari en la personne du baron Edmond Bouly de Lesdain.

En 1890, frappée par le deuil de son deuxième enfant, loin de son mari qui préférait rester à Lille et se désintéressait de ses talents littéraires, Charlotte Bouly de Lesdain trouva écoute et réconfort auprès de Régis Delboeuf. Rappelons que celui-ci était également en deuil après le décès tragique de sa femme et de son fils Jean.

Le brillant professeur de 37 ans, à peu près du même âge que la baronne, a de quoi la séduire par ses qualités intellectuelles. Mais Mme de Rute, leur maîtresse, très liée à sa protégée et confidente dont elle était l’amante13, ne l’entend pas ainsi. Pour mettre fin à leur relation, elle accusa Régis Delboeuf de lui avoir volé des lettres et d’avoir manqué d’égards à son frère Lucien Napoléon Bonaparte-Wyse14. Disgracié, le secrétaire est conduit en prison puis reconduit à la frontière française, en vertu d’un arrêté d’expulsion. Mme de Rute s’empresse aussitôt de télé-graphier au mari de sa dame de compagnie, que Mr Delboeuf attend Charlotte à la frontière et qu’il veut l’enlever.

Le soir même, Mr Bouly de Lesdain quittait Lille et retrouvait sa femme en gare d’Irun. Contre toute attente, Charlotte se répandit en récri-minations contre Mme de Rute, présenta l’ancien professeur comme un compagnon de misère, rien de plus. À Hendaye, le couple retrouva d’ail-leurs Delboeuf qui conforta les dires de Charlotte. Tout ce petit monde partagea le même compartiment jusqu’à Bordeaux où ils arrivèrent le 27 avril. Mais, cette nuit-là, alors que l’express pour Paris s’apprêtait à entrer en gare de Montmoreau, le drame arriva. En pleine nuit, le mari jaloux, réveillé par un bruit de baisers, tira un revolver de sa poche et fit

13 Son homosexualité sera évoquée à la suite du procès de 1891, voir Scipio Sighele, Le crime à deux : essai de psychologie morbide, trad. de l’italien par Vincent Palmet, Lyon-Paris, Storck-Masson, 1893, p. 185-191.

14 Lucien Napoléon Bonaparte-Wyse (1845-1909), en qualité d’ingénieur, fut chargé d’étudier les différentes voies possibles pour le percement du futur canal de Panama. En 1878, il obtient du président colombien un contrat officiel appelé « Concession Wyse » valable 99 ans, qui autorisait la compagnie d’excaver et d’en avoir la jouissance. Il est probable que Delboeuf lui reprocha sa gestion désastreuse. Voir L. N. Bonaparte-Wyse, Le Canal de Panama, Paris, Hachette et Cie, 1886.

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feu à quatre reprises. Mme Bouly de Lesdain fut légèrement blessée à la joue gauche, mais Régis Delboeuf reçut deux balles dans la tête, l’une qui effleura le front, l’autre qui pénétra profondément derrière l’oreille.

L’événement fut à la hauteur des protagonistes. Aussitôt, la presse natio-nale s’empara du scandale et fit la une de tous les journaux. Le Petit Jour-nal du 16 mai 1891 affiche en première page un dessin avec le titre « Un drame en chemin de fer (l’affaire de Montmoreau) ». De son côté, Le Progrès illustré, supplément littéraire du Progrès de Lyon, en couverture du dimanche 10 mai 1891, annonce « Un drame dans un vagon » (ill. 1).

Ill. 1 : Le Progrès illustré, supplément littéraire du Progrès de Lyon, 10 mai 1891

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L’épisode est suivi d’un procès qui se déroule devant la cour d’assises d’Angoulême du 17 au 19 décembre 189115. Défendu par Mtre Félix Décari, Régis Delboeuf se porte partie civile pour cette double tentative d’homicide. À travers ce procès, il espère surtout faire condamner Mme de Rute. Tout le monde est conscient que dans cette affaire, Edmond Bouly de Lesdain, le mari, n’est que le bras armé de Mme de Rute qui s’est arrangée pour le rendre jaloux.

Après trois jours d’audience, faute d’intention avérée, le mari sera acquitté, Régis Delboeuf condamné aux frais envers l’État, n’obtenant symboliquement, sur sa demande, qu’un franc de dommages-intérêts. Furieux de ce verdict, Delboeuf intentera quelques mois plus tard une action au civil contre Mme de Rute qu’il continue d’accuser d’être l’ins-tigatrice du crime et prétend faire la preuve des faits16.

Régis Delboeuf est très éprouvé, d’une part diminué physiquement, notamment par ses séjours à répétition dans les hôpitaux à cause des douleurs causées par la balle que les chirurgiens sont dans l’incapacité d’extraire, d’autre part endetté par les frais d’avocat. De retour dans son village natal d’Ambialet au printemps 1892, il décrit à son ami François Sauvy toute l’amertume qu’il tire de cette affaire :

« Je ne vais pas vous refaire le récit de mes tristesses. Vous les sentez, sans que je vous les dise. Je ne vous conterai pas non plus les détails de mon procès. Vous avez su comment et avec qui j’étais intervenu devant les assises. Je ne me faisais pas d’illusion sur le résultat, au point de vue de la condamnation du coupable. Les verdicts des jurys sont rendus d’avance, en ces occasions, quelle que soit la culpabilité des mis en cause. Mais il fallait que la lumière fût faite devant le public sur la véritable coupable en cette affaire [Mme de Rute]. J’eus la chance de gagner peu à peu le dévouement et l’amitié d’un “ garçon de talent ”, comme disait Lartet en parlant de Démosthène. Décari [l’avocat] prit à cœur cette tâche. Je serais difficile si je n’étais pas satisfait.Depuis lors, je suis revenu me reposer ici, loin de tout. J’avais besoin de cette solitude ; elle m’a fait du bien. Manifestement je suis à peu près guéri de toutes façons (sauf de légères infirmités). Il ne me reste plus qu’à me

15 Sur ce procès, voir la presse de l’époque, notamment Le Gaulois 3398 (18 déc. 1891) et 3399 (19 déc. 1891) ; La Presse 1063 (4 mai 1891), 1065 (6 mai 1891), 1071 (12 mai 1891), 1072 (13 mai 1891), 1186 (6 sept. 1891), 1187 (7 sept. 1891), 1288 (17 déc. 1891), 1290 (19 déc. 1891), 1291 (20 déc. 1891), 1305-1306 (3-4 janv. 1892) ; L’Écho de Lyon 881-882 (18-19 déc. 1891). Albert Bataille, Causes criminelles et mon-daines, Paris, E. Dentu, 1891, p. 365-402, chap. XVI : « Affaire Bouly de Lesdain » ; Dr Émile Laurent, L’année criminelle, Lyon-Paris, Storck-Flammarion, 1891, p. 325-332 : « Le mari, l’amant et la proxénète. L’affaire Bouly de Lesdain ».

16 Le Gaulois 3400, 20 déc. 1891, p. 3.

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créer, ici ou là, une nouvelle vie, bien calme, pour oublier cette effroyable aventure. C’est à quoi je travaille, avec le dévouement de quelques amis restés fidèles. S’il est vrai que le calme revient après la tempête, j’ai droit à une série de jours heureux17. »

De retour à Paris à l’automne 1892, Delboeuf cherche désespérément du travail. Mais ses projets dans la presse sont fortement compromis après le scandale de Montmoreau et son procès dans lequel le nom de Mme de Rute a été maintes fois prononcé ne lui ouvre aucune porte. Faute d’ar-gent, il est obligé de changer plusieurs fois de domicile, tout en restant à proximité de l’hôpital Lariboisière où il se fait soigner18. Le 13 décembre 1893, il adresse une dernière lettre à son ami François Sauvy. Après cette date, Régis Delboeuf, qui va désormais orthographier son nom sous la forme Delbeuf, quitte définitivement la France pour Constantinople.

Un exil en Turquie (1895-1911)

À son arrivée en Turquie, probablement en 1894, Régis Delbeuf occupe le poste de proviseur du lycée gréco-français de Constantinople, institution créée et encouragée par l’Alliance française. Cette dernière, fondée en 1883, s’était fixée pour mission de renforcer le rayonnement culturel français à l’étranger, notamment en distillant la philosophie des Lumières dans l’empire colonial naissant. En Turquie, l’Alliance fran-çaise bénéficiait d’autant plus du soutien de l’ambassadeur Paul Cambon (1891-1898), que celui-ci en avait été l’initiateur lorsqu’il occupait le poste de chef de cabinet de Jules Ferry19.

C’est peut-être dans ce lycée qu’il fit la connaissance d’une suissesse originaire de Genève, Maria-Alphonsine Wiest (1870-1943), qu’il épousa en 1896 et avec qui il aura trois enfants : René (1898- ?), Robert (1900-1903) et Raymonde (1902-1977). Cependant, Régis Delbeuf n’occupa le poste de proviseur que deux ans. Après la grave crise qu’allait connaître cette institution en 1897, il préféra s’éloigner de l’enseignement pour se consacrer au journalisme en entrant au journal Stamboul en qualité de rédacteur en chef.

17 Lettre de Régis Delbeuf à François Sauvy, Ambialet, le 21 mars 1892 (archives privées de François Sauvy).

18 Il habite successivement au 74 rue de Dunkerque, puis 67 boulevard Beaumarchais et 73 boulevard Voltaire.

19 François Chaubet, La politique culturelle française et la diplomatie de la langue. L’Alliance française (1883-1940), Paris, L’Harmattan, 2006, p. 89.

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Ill. 2 : Régis Delbeuf en costume oriental, photographie de l’atelier Phébus, Constantinople, c. 1890

Le Stamboul (devenu Istanbul en 1934) est à cette époque l’un des plus anciens quotidiens de Constantinople. Fondé en 1874 par un Irlandais, John Laffan Hanly, ce journal porte à l’origine le titre Progrès d’Orient. Il est considéré comme une émanation d’un journal anglais plus ancien, créé en 1868, le Levant Times and Shipping Gazette, quotidien bilingue (anglais-français) qui a essentiellement une vocation commerciale20. C’est

20 Korkmaz Alemdar, « Le Progrès d’Orient, prédécesseur du journal Stamboul et organe des intérêts anglais », dans Nathalie Clayer, Alexandre Popovic et Thierry Zarcone éds, Presse turque et presse de Turquie, op. cit., p. 35-41.

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seulement à partir du 16 août 1875 que le Progrès d’Orient, après seule-ment trois numéros, prend le titre Stamboul. Il passe alors sous la direc-tion du baron Henry Hanly, le frère de Laffan Hanly, qui en restera propriétaire jusqu’en 1895, date à laquelle il le vendra à un autre britan-nique, E. Chester qui, à son tour, le cèdera deux ans plus tard à un fran-çais René Baudouy, concessionnaire du chemin de fer Istanbul-Salonique et banquier de l’ambassade de France21.

Le Stamboul, qui tire à 6 000 exemplaires dans les années 1890, est alors à son apogée en dépit de nombreuses difficultés. Étroitement sur-veillé par le gouvernement ottoman, il est régulièrement suspendu ou interrompu ; aussi, pour éviter la censure, se cantonne-t-il de plus en plus souvent aux nouvelles économiques ou purement culturelles, évitant de prendre parti sur les questions internationales ou sur les innombrables projets de réformes de l’Empire ottoman22. Rien d’étonnant à ce que Régis Delbeuf, qui possède un savoir encyclopédique, consacre la plupart de ses colonnes aux activités culturelles de Constantinople.

Il se fait notamment remarquer en 1900, lors de l’Exposition univer-selle de Paris, dont il couvre l’événement. À cette occasion, il signe pour le Stamboul neuf chroniques sous le titre « L’Orient à l’Exposition », publiées dans le Stamboul entre le 6 et le 21 août 1900. Celles-ci sont consacrées au pavillon ottoman installé en bordure de Seine, entre le quai d’Orsay et le pont des Invalides, ainsi qu’aux divers objets et œuvres d’artistes turcs exposés.

Régis Delbeuf poursuit cette passion pour l’art à son retour de Paris, au moment même où il succède à René Baudouy à la direction du journal Stamboul. Quelques mois plus tard, il apporte son soutien à son ami Alexandre Vallauri (1850-1921), professeur d’architecture à l’École des beaux-arts de Constantinople, pour inaugurer le premier Salon de Constantinople23. Ouvert au public le 1er mai 1901, l’exposition se tenait

21 Gérard Groc, Ibrahim Çaglar, La presse française de Turquie de 1795 à nos jours : histoire et catalogue, Varia Turcica II, Istanbul, Isis Press, 1985, p. 14, 153, 172.

22 Sur les difficultés de la presse en Turquie, voir Paul Fesch, Constantinople aux derniers jours d’Abdül Hamid, Paris, M. Rivière, 1907, p. 52-53 et A. Djivéléguian, Le régime de la presse en Turquie, comparaison avec le régime français, Paris, Émile Larose, 1912.

23 Sur les premiers salons de peinture d’Istanbul, voir Adolphe Thalasso, « Les Pre-miers Salons de Constantinople. Le Premier Salon de Stamboul », L’Art et les artistes 3, 1906, p. 172-181 ; Seza Sinanlar-Uslu, Pera Ressamları – Pera Sergileri : 1845-1916, Istanbul, Norgunt Yay., 2010, catalogue de l’exposition organisée au Centre culturel fran-çais d’Istanbul, 13 avril-8 mai 2010.

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à la Maison Bourdon située dans le passage oriental (≤ark Aynalı Pasajı), où se dresse l’actuel café Markiz. On dénombre 160 œuvres de 25 artistes parmi lesquels figurent, à l’image de la population cosmopolite du quar-tier de Péra, des Levantins, des étrangers et quelques peintres turcs nou-vellement formés à l’École des beaux-arts de la capitale qui a ouvert ses portes en 188324.

Les journaux turcs de la capitale ottomane ne tarirent pas d’éloge sur l’innovation. Depuis Paris, son ami Adolphe Thalasso (1855-1919), lui écrit une longue lettre d’encouragement :

« […] C’est de tout cœur que j’applaudis les efforts que vous faites pour que ce Premier Salon ait de beaux lendemains et pour créer à Constanti-nople une ambiance, un milieu artistique. Cela manquait à la ville poétique par excellence, où tout est couleurs, musique et parfums. Il faut avoir vécu loin d’elle pendant longtemps pour en apprécier à sa juste valeur le charme indéfinissable. Mais les Pérotes ressemblent à ces maris heureux, posses-seurs d’une jolie femme, qu’ils ne regardent jamais, justement parce qu’elle est leur femme25. »

Il encourage Delbeuf à lui procurer tous les éléments nécessaires, à commencer par des photographies des tableaux et des notices biogra-phiques, pour pouvoir mener une étude plus poussée. Celle-ci verra le jour quelques mois plus tard sous le titre Les Premiers Salons de peinture de Constantinople. De son côté, Régis Delbeuf « mit sa plume enthou-siaste au service de l’heureuse idée sans autre désir que d’initier peu à peu le pays aux choses du Beau et de voir le goût soutenir les artistes26 ».

Un second Salon voit le jour en 1902 dans le magasin de photographie des frères Abdullah. Cette fois-ci, on dénombre 327 œuvres de 36 peintres dont 6 femmes. Mais Delbeuf est beaucoup moins enthousiaste, affirmant même que cette exposition ressemble davantage à un marché aux légumes. Ses craintes allaient être justifiées l’année suivante lors de l’ou-verture du troisième Salon. Bien que celui-ci comptât 17 nouveaux expo-sants, les plus grands noms de la peinture d’Istanbul n’y figuraient pas.

24 Sur cette École des beaux-arts, voir Adolphe Thalasso, « École impériale des Beaux-Arts de Constantinople », L’Art et les artistes 5, 1907, p. 220-221 ; Mustafa Cezar, Sanatta Batı’ya Açılı≥ ve Osman Hamdi Bey, Istanbul, Erol Kerim Aksoy Kültür, Egitim, Spor ve Saglık Vakfı Yay., 1995 ; Sophie Basch, « A la Turca ou la question de l’Orient », Romantisme, revue du dix-neuvième siècle 131/1, 2006/1, p. 39-49.

25 Stamboul, 29 mai 1901. 26 Adolphe Thalasso, « Les Premiers Salons de Constantinople », art. cit., p. 172 et

Sophie Basch, « Osman Hamdi Bey et la chronique “ Orient ” d’Adolphe Thalasso dans L’Art et les artistes (1906-1914) », Turcica 42, 2010, p. 191-219.

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Faute de public suffisant et face aux multiples critiques, intrigues et jalousies, ce fut le dernier Salon.

Les « causeries » de Delbeuf dans les colonnes du Stamboul, mar-quèrent cependant la naissance d’une critique d’art française en Tur-quie27. En l’espace de deux ans, de 1901 à 1903, plus d’une trentaine d’articles paraîtront sous son nom de plume Grésy, permettant ainsi au public de se familiariser avec les premiers Salons de peinture, les œuvres exposées, la diversité des techniques employées, la question de la repré-sentation du nu (systématiquement écartée), la vie des artistes et leur relation plus ou moins étroite et fusionnelle avec la capitale ottomane. Ce travail journalistique, riche de précisions et d’informations, témoigne du travail d’investigations effectué par Delbeuf auprès des artistes qu’il côtoya tout au long de ces années.

C’est ce même souci de la précision qui l’encouragea à rassembler certains de ses articles parus dans le Stamboul pour les publier sous forme de livres.

De 1900 à 1911, sortiront successivement : La Turquie et l’Orient, Constantinople, 1900 ; Deux excursions en Anatolie, Constantinople, 1902 ; De Stamboul à Rome, de Rome à Stamboul : le conclave de 1903, Constantinople, 1903 ; De Constantinople à Brousse et à Nicée, Constan-tinople, 1906 ; Ambassadeurs de France morts à Constantinople, Constantinople, 1911. Il est aussi l’auteur de plusieurs brochures, plus ou moins importantes, comme : Son Altesse royale le prince Ferdinand à Constantinople (1897) ; Voyage de Son Altesse royale le prince Ferdi-nand en Europe (1897) ; Les origines d’André Chénier (1908).

Tout en publiant dans Stamboul, Régis Delbeuf devient correspondant du Figaro en Turquie à partir de 1908. Signant ses articles sous le pseu-donyme de Viator, il suit de près les événements qui se précipitent à Istanbul : restauration par le sultan Abdülhamid II de la Constitution sous la menace d’un coup de force militaire, contre-révolution du 13 avril 1909 à Istanbul qui entraîne la déposition du sultan Abdülhamid II (27 avril) et son envoi en exil, intronisation de Mehmed V Re≥ad.

Mais l’état de santé de Régis Delbeuf va brusquement se détériorer au début du mois de novembre 1911. Il meurt à l’hôpital français de Taksim, à l’âge de 57 ans, le 12 novembre 1911, officiellement des suites d’une

27 Xavier du Crest, De Paris à Istanbul, 1851-1949. Un siècle de relations artistiques entre la France et la Turquie, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2009, p. 103-137, chap. : « Naissance d’une critique d’art française en Turquie ».

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otite, mais en fait à cause de la balle de Bouly de Lesdain qui, malgré plusieurs tentatives d’opération, est restée figée dans sa nuque. Lors de ses obsèques qui se déroulent le 15 novembre, tous les membres de la communauté française sont présents, à commencer par l’ambassadeur Bompard, le conseiller de l’ambassade Mr Boppe et l’ami de Delbeuf, Alphonse Ledoulx, premier drogman de l’ambassade de France. Ils suivent silencieusement le cercueil depuis l’hôpital français de Taksim jusqu’au cimetière de Feriköy. Les grands quotidiens d’Istanbul (Yeni Gazéta, Ikdam, Jeune Turc, Osmanischer Lloyd, Liberté, Améroliptos, Patris, Pazantion, Azadamart, Jamanak, etc.) lui rendent un dernier hom-mage. Un an plus tard, en septembre 1912, son cercueil et celui de son fils Robert, mort accidentellement à l’âge de trois ans, sont rapatriés en France à bord du navire à vapeur le Niger, puis jusqu’à Ambialet.

Conclusion

Au terme de cette brève étude, il faut souligner que la présence d’un personnage comme Régis Delbeuf dans la capitale ottomane est due à des concours de circonstances particuliers et s’apparente plus à un exil per-sonnel qu’à un séjour répondant à un but ou un intérêt lié à la question turque. Delbeuf représente en effet l’archétype de ces personnages dont l’arrivée à Istanbul est une échappatoire, une porte de sortie après un échec personnel et professionnel. En particulier, pour un francophone à la plume exercée, le large usage de la langue française dans des institu-tions culturelles et dans les médias ottomans offre un champ de possibi-lités à saisir, au prix d’une certaine adaptation. Devenir proviseur, jour-naliste et critique d’art sur les rives du Bosphore n’est pas insurmontable pour un homme qui a rempli les colonnes de divers journaux et revues en Europe occidentale et qui ne peut plus y trouver directement d’emploi. Affublé d’un nouveau nom, tissant de nouveaux réseaux y compris avec l’Europe occidentale, le stambouliote d’adoption trouve dans l’Empire du sultan le moyen de se régénérer, ce qu’il aurait pu certainement moins facilement faire ailleurs.

Mais quelle a été exactement la position de Régis Delbeuf dans la société stambouliote de l’époque, qu’il a choisie par défaut ? Certes, il nous reste ses articles de presse dans le Stamboul et le Figaro, mais qu’en est-il de ses rapports avec les autorités françaises ? Et qu’en est-il de ses contacts personnels auprès des hommes d’État ottomans dont on retrouve les noms le jour de ses obsèques ? On sait que ces derniers aimaient

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s’entretenir et s’entourer de collaborateurs européens. Cela représentait pour eux une nécessité : ils avaient besoin d’intermédiaires entre l’État ottoman et le concert des puissances européennes. Régis Delbeuf a-t-il eu l’influence d’un Mismer ou a-t-il évolué surtout dans les milieux artis-tiques ? Autant de questions auxquelles il est pour l’instant impossible de répondre.

Les archives diplomatiques qui viennent de s’installer à La Courneuve nous ont livré peu d’éléments pour le moment. Quant aux archives pri-vées que nous avons pu consulter à Ambialet, elles se résument à très peu de choses car les papiers de Delbeuf ont été détruits à deux reprises par les caprices du Tarn. Nous savons pourtant qu’ils étaient importants car Delbeuf, qui avait le souhait de revenir en France pour y finir ses jours, expédiait régulièrement les archives de sa correspondance à Ambialet.

À travers ce texte, nous avons surtout voulu mettre en lumière ce par-cours tout en rupture, en éclairant particulièrement la vie de Delbeuf avant son exil en Turquie, pour ne retracer que brièvement sa carrière journalistique sur les rives du Bosphore. Si nous avons surtout insisté sur son rôle dans le développement d’une certaine critique d’art, nous sommes évidemment très loin d’avoir exploré toutes les facettes du personnage, et notamment ses idées, que de futures études devront considérer plus en détail.