Retour au pays d’Agoun’chich (Processus de patrimonialisation en territoire tachelhit)
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REVUE AWAL (Cahiers d'études berbères), laboratoire d’anthropologie sociale de l’EHESS, MSH, Paris, 2007, n°36.
RETOUR AU PAYS D’AGOUN’CHICH
PROCESSUS DE PATRIMONIALISATION EN TERRITOIRE TACHELHIT
Salima Naji
« C’était une philosophie que les ancêtres avaient âprement défendue contre les envahisseurs qui empiétèrent tout au long de l’histoire sur leur patrimoine. (…). Instinctivement, le Berbère se souvenait d’avoir été une grande nation, bâti une civilisation prodigieuse annulée brutalement par quelque cataclysme oublié. Pour lui, sa léthargie actuelle n’était qu’un cycle défavorable. C’est pourquoi il ne voulait rien perdre de lui-même, il avait échappé à une catastrophe et il se reconstituerait, dût-il y mettre des millénaires. »
Mohammed Khair-Eddine (Khair-Eddine, 1984 : 125)
Territoires arides du Souss, sédiments de souvenirs, mémoire ancrée
dans le local, multiples références, un passé qui n’est plus cependant. Une
géographie particulière est donnée au lecteur de Vie et légende
d’Agoun’chich, les changements sont décrits comme des pertes au point
que, revenir en ces lieux deux décennies après, sous-tendrait de ne
rencontrer qu’un cimetière d’objets littéraires. Le livre déroule un
palimpseste « sudique » qui propose une synthèse de lieux mythiques, mais
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aussi de lieux réels, synthèse mêlée à des représentations et à des
perceptions très contemporaines.
L’objectif de cette communication est de replacer l’œuvre dans son
groupe social au regard de notre contemporanéité. La dimension
anthropologique de ce texte intéresse à plus d’un titre. Lorsque nous
parcourons aujourd’hui les territoires décrits dans le livre, lorsque nous
allons à la rencontre des doyens et des plus jeunes, que voyons-nous,
qu’entendons-nous aujourd’hui, plus de vingt ans après la parution du
roman ? Retrouvons-nous les récits qui traversent ce texte ? La profondeur
du temps et des héros dans la mémoire locale a-t-elle changé, un peu plus
de deux décennies après ? Quel est aujourd’hui l’écho de cette mémoire
chez nos contemporains sur place, ceux qui restent, ceux qui fondent la
mémoire collective ?
Nous examinerons d’abord comment Mohammed Khair-Eddine
construit une époque héroïque et brosse le portrait d’un héros ancré dans la
tradition berbère. À travers le cheminement de cet irréductible, nous nous
arrêterons, sur les lieux de mémoire de son territoire pour en dresser la
carte toute symbolique.
Mais, en même temps qu’il s’ancre dans cette tradition, éminemment
orale du rais, le poète marque également une rupture, par les médias, le
support du livre, et la langue française. Il prolonge ainsi son appartenance à
cette culture et inaugure dans le même temps un mouvement d’ouverture
qui se perçoit aujourd’hui en divers lieux des villes du Souss aux
montagnes, du Souss el’adna au plus lointain Jbel Bani. Dans un deuxième
temps, nous essaierons donc de pointer la spécificité de certaines actions de
patrimonialisation que nous avons pu observer dans le Sud marocain lors
de terrains éclatés, ces cinq dernières années. Nous verrons comment M.
Retour au pays d’Agoun’chich
Khair-Eddine a inauguré un procédé pour la littérature qui est actuellement
utilisée pour « fabriquer » du patrimoine.
LA CONSTRUCTION D’UN HEROS ANCREE DANS LA
TRADITION BERBERE
Face à la Destinée, Achille choisit une vie courte et glorieuse, plutôt
qu’une vie longue et monotone. C’est le même pacte qui faisait vivre
Agoun’chich jusqu’à ce qu’il perde sa mule et qu’il enterre alors
littéralement ses valeurs à Tiznit pour se distiller dans la masse : « Mon
monde à moi est enterré comme ma mule. Dieu ! Faut-il que je devienne
comme les autres, un homme ORDINAIRE …» déclare-t-il (Khair-Eddine,
1984 : 159). On connaît la suite, sans ses armes, il n’est plus le même, il se
dilue dans l’anonymat de la grande ville. Il a abandonné ses attributs,
Agun’chich est mort. La « modernité » l’a absorbé, c’est le néant.
Le titre du livre, associant « légende » et « vie », indique bien la
dualité narrative qui mêle dans le texte la réalité et les mythes, donnant lieu
à une création littéraire à part entière. Le roman s’ouvre sur une longue
description quasi-ethnographique et pourtant Agoun’chich aura le destin
tragique de tout héros classique : homme hors du commun, il mourra et sa
mort le hissera au rang de héros. Achille est tué à Troie, Philippidès est
mort d’épuisement à Athènes une fois son message délivré, Ali Amensag
n’est pas revenu de Tamdoult, dit-on dans les montagnes, Agun’chich n’est
plus. Mais, le héros, comme Achille, comme Philippidès après la bataille de
Marathon, comme Ali Amensag que la chanson retient1, devient immortel
1. Nous faisons référence ici à l’un des protagonistes de la fameuse geste de Tamdult
n’Waqqa, geste qui raconte la fin de cette ville anéantie grâce à la pugnacité d’un très grand chef, Ali Amensag. Voir notamment la version recueillie par Léopold Justinard en 1925. Voir aussi notre ouvrage, Greniers collectifs de l’Atlas (Patrimoines berbères). Edisud, La
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par la mémoire locale qui sait se souvenir. On commémore une vie intense
où l’on s’est donné à la cité. L’héroïsation permet aux trépassés de vivre
éternellement dans la mémoire des hommes.
M. Khair-Eddine construit la figure d’Agun’chich comme celle d’un
héros mythique dont on ne retient que le surnom révélateur d’une identité.
Agun’chich est un guerrier et un homme d’honneur, cependant M. Khair-
Eddine n’a pas choisi un chef connu, identifiable dans l’histoire pré-
coloniale ou coloniale, il a voulu qu’il appartienne au champ culturel de sa
région, plutôt que de le figer dans une période précise. Ainsi seulement,
Agoun’chich peut représenter le symbole de tout le monde tachelhit, et
héroïser le groupe de la sorte sans le réduire à la personnalité de tel chef de
telle tribu ou de tel clan. M. Khair-Eddine ne veut pas faire de l’histoire
avec des héros qui laissent des traces officielles, il préfère s’intéresser au
sort des individus. Il s’inscrit en cela dans une tradition du conte ou de la
geste chantée éminemment berbère qui fait d’un individu un mythe.
Les attributs de Agun’chich sont, comme tous les héros amazigh
(imazighen), les qualités intellectuelles de la ruse, de l’intelligence, de la
patience du stratège ; les qualités physiques évidemment, de la résistance,
de l’endurance, de la force et surtout de l’adresse dans le maniement des
armes ; enfin les qualités morales de l’homme d’honneur et non du vulgaire
bandit. L’honneur incarne le groupe, derrière Agun’chich, il y a les autres,
leur respect, leur assentiment tacite, l’engagement du côté des opprimés.
Agun’chich incarne aussi ce trait fondamental de tout récit entendu dans les
montagnes : la ruse, figure de chacal par excellence (Yacine, 2001). Ainsi
de l’écorce de l’arbre, de la fuite ou de la pénétration chez les ennemis, il
est cette ruse qui le rend insaisissable et qui lui permet, seul, de résister et
Croisée des Chemins, Aix-en-Provence, Casablanca, 308 pages, 392 photographies, dessins et plans de l’auteur, 2006, « La geste de Tamdoult », pp. 236-241.
Retour au pays d’Agoun’chich
surtout de défier des forces toujours supérieures. Tous les récits possèdent
cet élément savoureux pour l’auditoire qui lui permet ensuite de fixer
l’histoire pour savoir la redire. Au point que parfois, les mémoires ne
retiennent que la ruse, vestige résistant à l’oubli, tels les fers retournés des
chevaux de la légende de Tamdoult. Dans le roman, la ruse garantit sa
liberté d’individu face à l’oppression. Elle est encore l’attribut de la figure
du résistant dans lequel le groupe dominé se reconnaît.
Par contre, curieusement, l’aura, la baraka, cette force surnaturelle,
qualité qui apparaît dans tout récit de doyens racontant l’action de telle
figure exceptionnelle, est écartée du texte de M. Khair-Eddine. Au-delà du
détachement vis-à-vis de la dimension sacrée2 du héros dont les hauts faits
sont souvent associés à une énergie divine, Agun’chich doit rester cet
homme auquel tout un chacun peut s’identifier. Il rejoint les descriptions
brossées dans le Sud en général d’un homme exceptionnel – d’un guerrier
comme d’un poète ou d’un homme doté d’un savoir-faire hors du commun
– qui se réduisent à un trait, une phrase qui résume le grand personnage
légendaire qui souvent n’est plus3. Car dans le contexte colonial, les doyens
évoquent des guerriers ou des résistants qui sont de vrais héros dont la force
est toujours associée à la baraka. Le Caïd Abdellah Kaddour par exemple,
dont la légende prétend qu’aucune balle ne pouvait l’atteindre, une sorte de
bouclier surnaturel arrêtant les mitrailles :
« Les balles ne le touchaient pas, quand par malheur elles rentraient, elles ressortaient
de l’autre côté. Après le combat, il secouait ses vêtements, et des balles tombaient, intactes !
2. Voir la communication dans ce même colloque de Annie Devergnas « La question
du sacré chez Khair-Eddine ». 3. Ainsi de nombreux poètes fameux, comme de nombreux maalmine, dont Si Bou
Souksou du Dadès : réputé pour sa « force égale à celle de six hommes, d’une main il saisissait la brique lancée tandis que de l’autre, il attrapait le morceau de viande ». Cf. notre analyse iconologique de l’œuvre de cet artisan et de ses pairs : « Un précurseur et des émules, trois générations d’artisans fameux » (2001 : 96-105).
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Ils l’ont attrapé par surprise, les Français, sans le laisser se battre. Sinon, jamais ils ne
l’auraient eu ! Ça c’était un guerrier, un vrai !4»
Ces héros doivent leur prestige quasi-magique, leur aura, à leur force,
mais aussi à leur niya (un concept qui reste à approfondir), en un mot à leur
pugnacité, leur longévité fortifiant la baraka. On se souvient par exemple de
Sidi Lmikki, le chef des Ayt Khouya (Ayt Abdi, Ayt Sokhmane) qui, avant
chaque assaut, avait l’habitude de crier :
« Avec cette seule cartouche, mon fusil va tous les anéantir !5 »
La phrase est restée et de nombreux résistants à la « pacification »
française la lui empruntèrent. On dit encore que lui-même la tenait de son
propre père qui la tenait de son grand-père. Le héros est donc cet archétype
social que n’ont pas manqué de relever (et d’exploiter) les militaires de la
« pacification » et que les archives diplomatiques de Nantes exposent dans
de nombreux rapports ou notices de tribus :
« …Toujours occupée par des querelles intestines, [la tribu fait] bloc dès qu’il s’agi[t]
de défendre les frontières et [elle a] la réputation de fournir les meilleurs guerriers6 de
l’Anti-Atlas. » (Magrou : 11.)
4. Entretien avec Abdallah Choukri, Douar Zghanghîn (Anti-Atlas central), mars 2003. 5. Entretien avec le grand résistant Dada Ikhlef Moh, Ayt Khouya, (Haut-Atlas
central), août 2004. 6. Les risques pris par ces guerriers furent considérables, insensés aux yeux d’un
militaire de carrière. Face aux armes de guerre modernes et sans protection, ils gardaient une témérité invraisemblable. L’exemple le plus tragique de baraka que l’histoire ait retenu est la montée des innocents alliés autour de El Hiba, fils de Ma El Ynîne, en 1912, dans la plaine de Marrakech (Sidi Bou Othman). Femmes et enfants, des filets dans les mains, s’étaient placés sur ce qu’on appelle en jargon militaire « les premières lignes » : persuadés en effet qu’à la vue du Chérif, les soldats français allaient se figer pour être aisément capturés, brandissant leurs nasses, ils se jetèrent vers les colonnes du Lt Mangin, futur général. On
Retour au pays d’Agoun’chich
Mais Agun’chich est surtout un homme des temps anciens qui
s’oppose à ceux d’aujourd’hui, l’marka jdida (la nouvelle marque) qui « ne
connaissent plus » la valeur des choses. C’est ce que de nombreux doyens
expliquent désormais devant ce qu’eux-mêmes décrivent comme des
méfaits de la facilité, de la modernité :
« Mais maintenant tout le monde va à l’école et [les histoires du passé] n’intéressent plus
personne. C’est comme cela. Dieu nous a donné la sécurité, et eux [les jeunes], n’accordent
aucune importance au grenier. Les grands-pères sont passés, les pères sont passés, et nous qui
venons, nous voyons le grenier tel qu’il est. Il va en se ruinant. Comme nous7. »
Ahmed Bouzid, un ancien combattant du Sirwa explique cette rupture
dans les mentalités. Son propos n’est pas sans rappeler le contenu de
certaines pages du roman :
« Alors, il n’y avait pas de chef, on avait l’opinion libre, tout dans la tête, si on a
décidé quelque chose entre nous on le fait. Si on est tous d’accord on le fait. Tu vois, entre
les anciens et la jeune génération, il y a une différence, autrefois tout le monde participait,
aujourd’hui ils ont sélectionné un homme responsable. Les hommes d’aujourd’hui sont
takabourt, ils ont la grosse tête, ils se prennent au sérieux, ils ne veulent plus [rien faire eux-
mêmes]… Aujourd’hui [les jeunes] discutaillent, ils résistent, la parole pour rien. Il a parlé,
il aurait enlevé la pierre, elle est toujours au même endroit. C’est ça la nouvelle marque, rien
de bon… Ils ne savent pas reconnaître les bonnes choses et accomplir le bon travail. Cette
génération se fiche de tout. Regarde, chacun faisait du bon travail autrefois et aujourd’hui on
a la somme de ces bonnes choses… La parole (awal) comptait. Tu trouvais du vrai miel, du
imagine aisément la boucherie. Khair-Eddine (1984 : 155)évoque d’ailleurs événement et personnages dans ce même texte.
7. Entretien avec Haj Abdellah Bel Lahcen Imhil, Taguyemt, Ayt Ubiâl (Sirwa), février 2002.
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vrai beurre fondu, maintenant plus rien. Il n’y a plus de parole. On est dans les ténèbres…
Chacun ne pense qu’à lui8. »
Nous pouvons conserver cette formule « de parole pour rien » et ce
passé qui va en se ruinant. Ainsi, là où la critique vit dans l’œuvre du
romancier, un tour picaresque – « Le Quichotte n’est jamais bien loin » dit
le quatrième de couverture de la première édition – ne faut-il pas surtout
discerner un imaginaire encore actif, volontiers restitué (quand l’auditoire
est jugé digne), et qui correspond bien à cet âge héroïque, précolonial, qui
bien sûr s’effrite à mesure que meurent les vieilles personnes. L’histoire
commence, dit le grand sociologue Maurice Halwbachs, au point où finit la
tradition9. Il montre ainsi qu’elle est un mouvement continu et que par
définition la mémoire d’un groupe ne dépasse pas le souvenir de ce
groupe :
« La mémoire collective se distingue de l’histoire sous deux rapports, c’est un courant
de pensée continu, d’une continuité qui n’a rien d’artificiel, puisqu’elle ne retient du passé
que ce qui est encore vivant ou capable de vivre dans les consciences du groupe qui
l’entretient. » (Halbwachs, 1997 : 130-131.)
M. Khair-Eddine en avait sans doute conscience. Il a vécu longtemps
loin de son groupe, dans ce qu’il nomme une « diaspora ». Lorsqu’il
revient, il ne peut que constater une évolution qui l’affole, il est prêt plus
8. Entretien avec Ahmed Bouzid, Atogha, Ayt Atman (Sirwa), février 2002. 9 « C’est qu’en général l’histoire ne commence qu’au point où finit la tradition, au
moment où s’éteint ou se décompose la mémoire sociale. Tant qu’un souvenir subsiste, il est inutile de le fixer par écrit, ni même de le fixer purement et simplement. » (Halbwachs, 1997 : 130-131).
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que jamais à reconstruire son univers qu’il sent menacé10 par de nouvelles
valeurs.
Agun’chich transporte avec lui tout un monde dont il est le produit.
C’est pour cette raison que l’exil à Tiznit, puis à Casablanca, est plus
qu’une rupture avec son monde, c’est la fin d’une longue agonie, celle de
son univers qui peu à peu s’éteint dans une modernité de pacotille.
Agun’chich ne peut donc plus vivre, il doit mourir, non comme tous les
héros que les récits de légende font disparaître une fois leurs hauts faits
accomplis, mais parce que son monde n’est plus. Il se suicide, l’homme
ordinaire tue Agun’chich dans un anéantissement culturel. Il faut donc
s’intéresser aux lieux convoqués dans le roman pour saisir l’étendue d’un
véritable territoire mythique, un territoire-conservatoire.
LES LIEUX ET LES LIEUX DE MEMOIRE DU TERRITOIRE
D’AGUN’CHICH
Dans la géographie que nous donne le livre, se confondent lieux réels
et lieux mythiques. L’écrivain trace ainsi, dans ce territoire qui ne peut être
celui d’une carte (surtout pas une carte d’état-major, même si nous
identifions aisément la plupart des localités), une carte mentale. Car à côté
10. Fameux passage prophétique : « La montagne y perdrait à coup sûr jusqu’à son
identité, ce que les vieux refusaient obstinément. (…) C’était une philosophie que les ancêtres avaient âprement défendue contre les envahisseurs qui empiétèrent tout au long de l’histoire sur leur patrimoine. Le Berbère oublia son écriture et une grande partie de son vocabulaire, car le premier soin des colonisateurs fut à tous les coups de le dépersonnaliser, de le déposséder de ses racines ; autrement dit, il tenta toujours de transformer radicalement le berbère en un homme d’une race qu’il n’était pas, comme si l’on pouvait changer un pygargue en serpent de mer. Instinctivement, le Berbère se souvenait d’avoir été une grande nation, bâti une civilisation prodigieuse annulée brutalement par quelque cataclysme oublié. Pour lui, sa léthargie actuelle n’était qu’un cycle défavorable. C’est pourquoi il ne voulait rien perdre de lui-même, il avait échappé à une catastrophe et il se reconstituerait, dût-il y mettre des millénaires » (Khair-Eddine, 1984 : 124-125).
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de ces points connus de l’histoire – qu’on pourrait appeler « les points
vrais » – il y a surtout les lieux communs de la culture berbère. Or ce
territoire, cette géographie mythique dont M. Khair-Eddine trace les limites
intérieures, renvoie non seulement à des pratiques, mais surtout à une
culture, encore vive aujourd’hui. Ce territoire vécu, arpenté par
Agun’chich, s’est profondément modifié par le jeu des routes et des
découpages administratifs. Cependant, ce territoire réel d’antan perdure
dans la tradition orale, entretenue par les doyens d’âge, héroïques
survivants de l’époque d’avant la « modernité ».
Les héros ne peuvent dépasser Taroudant, la paradisiaque. Elle est une
frontière symbolique. A la fois plaine, ville, abondance, Makhzen, elle
n’appartient pas à l’espace vécu de la montagne hostile, du quotidien de la
vallée d’Ameln. Agun’chich s’est forgé dans l’environnement rude des
pentes arides, des vallées étroites, des hameaux isolés, des villages
dispersés. M. Khair-Eddine multiplie les lieux communs évoqués par les
Anciens dans presque toutes les localités importantes de l’Anti-Atlas
occidental, points d’ancrage dans cet espace mémoire où naviguent les
héros : les sources, les ruines, les grottes, les arbres centenaires, les souks,
les forteresses immémoriales (agadir, iguder). Cet espace originel garantit
sa liberté là où la ville l’oppresse, l’absorbe et finalement l’anéantit.
Tafraout est évidemment évoqué, pôle ambigu, prêt à basculer.
En même temps, le périple traverse divers lieux de la colonisation,
présentée comme un processus de conquête physique et symbolique qui se
déploie et s’infiltre, inexorablement, partout. Les points connus
d’affrontements coloniaux – Ighrem, les Ayt Abdellah, le fameux
bombardement du souk Ljma’ aqdim des Idaw Ugnidif, et Ayt baha la
soumise – sont associés aux souvenirs plus diffus de la lutte.
Retour au pays d’Agoun’chich
A ces espaces physiques répondent d’autres lieux emblématiques. Nés
des gestes locales, ils existent dans la mémoire du groupe tachelhit.
Références incontournables, toujours évoquées par bribes, que ce soit dans
les joutes oratoires des poètes ou dans le jeu des enfants, elles forment le
socle d’une identité culturelle. Convoquées dans le texte, elles mettent en
abîme le destin du héros, échos d’un territoire légendaire dont les
résonances traversent l’œuvre :
– la légende de Hamu Unamir qui anime les veillées, racontée par les
grands-mères, relayée depuis quelques années par les films11 ;
– celle de Tamdoult n’waqqa, légende toujours véhiculée par les tribus
installées aujourd’hui dans tout l’Anti-Atlas, des zones très sèches entre
Tiznit et Taghjist jusqu’à l’Anti-Atlas central (Idaw Ukensous, Idaw
Martini, Iduska Ufella, etc., jusqu’aux contreforts du Bani). Pour toutes ces
tribus, la geste de Tamdult est un récit des origines. Elles font toutes
référence à la destruction de la ville et à sa conséquence : leur exode12.
Chez toutes ces tribus, la geste est donnée à entendre, soit par bribes (une
strophe, une phrase, un nom) ; soit plus consistante, comme chez les
doyens ou doyennes13. Parfois le récit perdure en prose comme un conte ;
– d’autres lieux encore : l’arbre aux mariés du Tazerwalt qui renvoie à
de nombreuses descriptions ethnographiques, celle d’Henri Basset dans le
culte des grottes au Maroc (1920), mais aussi celle de l’équipe que
conduisit Paul Pascon autour de la figure de Sidi Ahmed U Mussa et sa
11. La légende de Hamu Unamir a fait l’objet de deux versions différentes en langues
Tachelhit. La première, lancée en trois parties (Warda Productions, Casablanca), a été à chaque épisode très attendue.
12. La destruction de la ville remonterait, selon les historiens, vraisemblablement au milieu du XIVe siècle. Il n’est pas exclu qu’il y ait eu des vagues d’exodes, N. El Alaoui pense que cet exode était entamé au XIIe siècle. Elle note qu’après la destruction, les habitants se réfugient chez des parents, ce qui prouverait que l’émigration fut « pacifique [et] semble indiquer une communauté de foi et d’alliance » (El Alaoui, 2001 : 18).
13. Témoignages oraux recueillis chez les Ayt Herbil, les Oumribète, chez les Idaw Ukensous, les Iduska, les Ayt Abdellah, dans le Sirwa, etc. (1999-2004).
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descendance dans le magistral La maison d’Iligh et l’histoire sociale du
Tazerwalt (1984), dont les études sur place sont contemporaines (1981) de
l’écriture du roman ;
– le boujloud,ou bilmaun observés de même par Abdallah Hammoudi
dans la décennie où est écrit Vie et légende d’Agoun’chich, et toujours mis
en scène dans les montagnes malgré les critiques habituelles de
l’orthodoxie. Désormais, elles passent même au journal télévisé pour
évoquer, après ’Id Lkbir « les traditions des jeunes d’Inezgane »
(reportages sur la chaîne nationale 2M en 2005).
A cette catégorie de lieux mythiques que le roman convoque dans sa
traversée, vont violemment s’opposer ceux de la modernité, et on ne sait
plus alors s’il s’agit d’une description de villes satellitaires autour des
capitales régionales contemporaines (Inezgane, Ouled Taïma, Ouled Berhil,
Askaoun, etc.) ou de Derb Omar, à Casa. Les lieux n’ont effectivement plus
d’identité, ni de beauté bien sûr, les objets y sont souvent œuvre du diable
et relèveraient de la catégorie de lieu que Khair-Eddine appelle « le
nouveau monde » et qui aujourd’hui est ô combien puissante, celui de la
« dégradation des valeurs » au contact de l’Occident, celui de la violation
consentie, de l’effacement de soi, de la destruction.
UNE NOUVELLE POÏETIQUE
Vingt ans après, la question n’est pas tant de regarder ce que sont
aujourd’hui devenus ces lieux, mais de considérer ici et là divers processus
de patrimonialisation de ces mêmes lieux11 à l’aune de la stylistique de M.
Khair-Eddine dans ce livre. Il a reconstruit à sa manière, et dans la tradition
des anciens, une trame mythique rejaillissant sur le contemporain. Cette
dimension anthropologique, consciente et inconsciente, de fabrique aussi
Retour au pays d’Agoun’chich
du « roman », livre la poïètique (chère à Paul Valery14), le faire d’un auteur,
les lieux qu’il investit et l’écriture qui en découle.
Car actuellement, beaucoup de personnes se dévouent autour du
patrimoine tangible et intangible, œuvrent pour que cette culture, cette
« civilisation », ne disparaissent pas, avec des moyens de diffusion actuels.
Il y aurait beaucoup de portraits à faire et d’actions à énumérer. J’ai choisi
de parler de trois types d’actions différentes orchestrées par une nouvelle
génération, se plaçant, comme M. Khair-Eddine, à la fois dans la
contemporanéité et dans la continuité de cette tradition.
DE CULTE EN INDUSTRIE CINEMATOGRAPHIQUE
D’abord le film. Entre la fiction et le documentaire, le film dit
« berbère » réinvestit le socle culturel commun.
Pour construire leurs films, les équipes s’improvisent ethnographes :
elles vont recueillir la « juste » parole chez l’Ancien qui détient la « vérité,
la parole la plus pure, la moins trafiquée, la plus complète15 ». Puis elles
comparent, enrichissent les versions et reconstruisent une trame qui leur
parait cohérente. Elles n’hésitent pas à prendre l’avis de « spécialistes », de
passionnés, à consulter des ouvrages. Enfin un « vrai » scénario
s’accompagne de « vrais » acteurs placés dans les « vrais » sites, lesquels
donnent la « vraie » version de Uhamu Unamir ou de Tamdult.
14. Après Aristote pour sa « poïétique », son projet d’art poétique ; après Platon qui
distingue dans le Banquet, la technè (manière de faire artisanale) et la poiesis (production) comme les deux modalités de la fabrication des choses, P. Valery utilisera ce mot pour renvoyer au processus de la création, à la fabrication de l’œuvre, au faire.
15 C’est ainsi que Hassan Omari, le scénariste des Productions documentaires Faouzi Visions à Agadir explique comment il recueille ce qui sert de trame à sa narration et comment ensuite il « vérifie » la version recueillie auprès d’autres sources (souvent coloniales) pour construire au final, la « vraie » histoire de tel héros tachelhit.
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Elles profitent d’un même lieu pour tourner à la fois un documentaire
et un long métrage. Le premier, en langue arabe standard (et non en arabe
dialectal), ne décrit qu’un seul site pour être projeté sur les chaînes
nationales. Il participe de la construction et de la promotion du patrimoine
« sudique » à l’échelle marocaine. Par contre, le long métrage, en langue
tachelhit, est destiné à un public qui se reconnaît dans le récit ; il compile
les sites et les lieux mythiques.
Reprenant la méthode de M. Khair-Eddine, les équipes reconstruisent
un conservatoire d’images. Elles s’en éloignent toutefois par une différence
fondamentale : elles ont une démarche historienne (la vérité) ou
archéologique (la restitution hypothétique), là où M. Khair-Eddine a une
démarche mémorielle :
« Mais entre la théorie et la légende, que choisir ? Il reste une légère fissure pour le
mirage. Il faut donc écarter la légende sans dédaigner certains repères historiques qui
peuvent donner un sens à cette zone d’ombre investie par l’imaginaire. » (Khair-Eddine :
1984 : 24-25.)
Ce commentaire soulève la question essentielle des sociétés dites
orales. Le statut de cette mémoire et de la tradition comme forme narrative
à investir la place encore aujourd’hui entre histoire et légende, entre mythe
et vérité.
Ainsi, depuis quelques mois, un feuilleton-documentaire, élaboré par
Faouzi Vision16, retrace sur la première chaîne télévisée nationale (RTM) le
16. Faouzi Vision est une maison de production audiovisuelle installée à Agadir depuis
sa création en 1999. Créée par L. Faouzi et A. Dari, leur première production est un téléfilm en langue amazigh (Imouran). Ils ont reçu le Prix de « la Meilleure Réalisation », décerné par la Radio et Télévision du Monde Arabe au Caire en 2002. Coproduit par la RTM, première chaîne nationale, Amouddou propose actuellement une série de 20 épisodes
Retour au pays d’Agoun’chich
récit d’un voyageur à la charnière entre le Sud marocain sous
commandement français et l’enclave espagnole de Rio del Oro : Michel
Vieuchange, déguisé en femme pour mieux traverser ces zones « non
pacifiées » en 1930. Ce personnage sert de prétexte au déroulement d’un
conservatoire-mémoire à la manière de M. Khair-Eddine. Chaque étape du
périple entre Agadir et Smara, est l’occasion de montrer un élément de la
culture locale. Les doyens émouvants racontent le passé, on égorge un
poulet pour recréer le climat d’un rite sacrificiel, l’époque troublée est
évoquée au détour des fortins de guerre, etc.
Ces films ont un impact réel sur les communautés tachelhit. La
diffusion de la série sur les greniers de Tagmout n’Ya’qub à la télévision
est attendue, les gens bloquent la soirée, préparent des cassettes vidéo et
ensuite en parlent, commentent. Les documentaires permettent une prise de
conscience des anonymes et grâce à eux un respect nouveau et une image
méliorative de ce patrimoine ont émergé. Les populations en sont très fières
et le montrent. Elles sont heureuses de partager une culture restaurée.
Pourtant, ce média risque d’uniformiser malgré lui les mémoires
locales. Ainsi, dans certains lieux, l’histoire locale a évolué une fois le film
diffusé : certains anciens modifient certains éléments de leur récit, rajoutent
des détails tirés du film. Au final, certaines communautés préfèrent nier
leur propre spécificité, qu’elles jugent mineure, pour progressivement la
remplacer par ce qui leur apparaît plus noble et dont il est si facile de
parler, puisque tout le monde l’a vu et peut le comprendre.
Le même sentiment se rencontre également dans de nombreuses
régions en la figure d’un historien local. Parfois vétéran de l’administration,
parfois professeur, tout le monde le connaît et sait qu’il détient des écrits,
c’est-à-dire des preuves aux yeux d’une communauté de l’oral. Et même si
consacrés à Michel Vieuchange, l’auteur de Smara chez les dissidents du Sud marocain et de Rio del Oro (carnets de route) (œuvre posthume, 1932).
Salima Naji
REVUE AWAL (Cahiers d'études berbères), laboratoire d’anthropologie sociale de l’EHESS, MSH, Paris, 2007, n°36.
ces écrits sont lacunaires (comme les rapports établis par des militaires à la
colonisation), dès que les questions sont trop pointues ou les réponses trop
complexes, trop longues, on renvoie à cette figure-mémoire du groupe :
« Demande-le-lui, il sait tout, moi je ne sais plus rien, je suis trop vieux
maintenant. »
Les références écrites ou audiovisuelles tuent ainsi le verbe. Une fois
parus un livre, un film, il y a refonte de la mémoire locale, en une vulgate
que peu de personnes sont en mesure de remettre en question de peur d’être
décrédibilisées. En effet, les productions sont encore trop peu nombreuses
pour créer le débat. Cependant, participant du mouvement amazigh, de
nouveaux acteurs émergent et multiplient les versions, les enquêtes ; ils
entreprennent de reconstruire les mémoires locales préparant une histoire
qui fait trop souvent défaut.
REFABRIQUER DU PATRIMOINE
L’agadir, le grenier collectif, à la fois architecture et institution,
focalise la mémoire de cette patrie « sudique ». Tel qu’il est décrit dans le
livre, l’agadir est effectivement, nous l’avons vu, un lieu de mémoire car
lorsque sa valeur d’usage n’est plus, le lieu change de statut, il devient
emblématique :
« Tout en haut et en retrait des habitations, une forteresse surmontée de quatre bordjs
crénelés dressait sa silhouette massive. C’était l’agadir immémorial, plus ancien que les plus
vieilles constructions : un immense magasin fortifié où chaque famille possédait une chambre
où elle entreposait orge, huile, bijoux, vêtements de cérémonie, reliques, actes de toute sorte, et
dont la clef ne quittait jamais l’aïeule la plus âgée du clan. » (Khair-Eddine, 1984 : 110.)
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Ce monument a concentré toute l’énergie d’un groupe en des temps
héroïques. Il est le symbole de l’indépendance et de la capacité de la
communauté à s’organiser. Refuge et lieu de la solidarité face à toutes les
hostilités, il proclame le génie amazigh architectural et juridique.
De ce fait, les greniers collectifs nés de la nécessité de la guerre et de la
faim, n’ont pas vocation aujourd’hui à mourir ou à rejoindre les ruines.
Lorsque des communautés vaillantes, solides, unies, sont à même en effet
d’en maintenir quelques usages, quand les greniers de village continuent à
être entretenus, pour de multiples raisons souvent symboliques, l’institution
certes évolue, mais cependant perdure. Si toutefois, l’agadir est mis en
concurrence avec d’autres structures, s’il est déconsidéré par les nantis ou
par ceux qui espèrent retirer quelque bénéfice de sa disparition, alors
destitué, il peut véritablement être menacé. L’architecture devient ruine, la
ruine devient souvenir et parfois le souvenir lui-même disparaît. Face à ces
périls, un certain nombre d’associations s’emploient donc à œuvrer pour et
autour de ce repère communautaire. Le grenier acquiert ce statut, décrit par
l’écrivain, de monument patrimonial, emblème de l’amazighité par
excellence.
Dans cette perspective, beaucoup de communautés transforment leurs
greniers en espace-musée, avec de vieux objets chargés de la mémoire
locale. Ainsi en est-il de Ighrem n’Sidi Moussa, le grenier-sanctuaire des
Ayt Bou Guemmez, ou du musée vivant des Ikhuzamen d’Amassine qui,
grâce aux fonds récoltés lors des visites de touristes dans leur grenier,
peuvent poursuivre les réhabilitations traditionnelles mais aussi à
poursuivre leur extension, puisque les cases sont insuffisantes pour toute la
communauté.
De ce fait, lorsqu’un grenier ne tombe pas en déliquescence, d’autres
usages peuvent être créés : un projet associatif qui canalise les
communautés et s’appuie sur des logiques politiques (logiques de clan ou
logiques basées sur les autorités étatiques). On espère compléter la
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réhabilitation des murs par de nouveaux usages ou tout au moins la reprise
des anciennes habitudes dans des actions nouvelles génératrices de revenus.
Après l’électricité (1986), puis l’eau (1994), toute la communauté de
Tamazirt (Ayt Naltan, Haut-Atlas) s’active depuis quelques années pour
réhabiliter le grenier, comme cela se faisait jadis entre sociétaires. Cette
communauté s’est prise en main et a, en quelques mois, en 2004, avec ses
fonds propres, réussi à remettre son grenier en activité, grâce à la
participation de tous et à une dynamique impulsée par un natif habile
politicien. L’objectif premier était de rétablir le grenier dans son usage, car
bien des sociétaires en ce pays de neige et de transhumance espèrent
rapidement en bénéficier. Mais le projet va plus loin : séduits par le succès
du grenier voisin d’Amassine (Ikhuzamen), les sociétaires comptent y
installer un musée et développer l’accueil touristique par la création de
chambres d’hôtes dans les nouvelles tours reconstruites dans l’enceinte du
grenier, dans un circuit en plein développement.
INVENTER DE NOUVEAUX USAGES
Symbole fort, le grenier peut également être investi pour des actions
tournées vers les communautés elles-mêmes. Pendant quatre ans, le grenier
d’Ighrem n’Ougdal (Glawa, Haut-Atlas) restauré en 1999 par les lignages
propriétaires et quelques aides extérieures, a été géré par l’association du
village qui multiplie des actions sociales (alphabétisation, sensibilisation à
l’environnement, mise en valeur des savoir-faire locaux) ; bientôt des
dissensions internes l’obligeront à quitter les lieux. Le grenier est alors tenu
pour mort, plus personne ne vient, pas même entreposer les récoltes.
Depuis peu, la communauté villageoise a pensé y installer un lieu
d’échanges de céréales et de fourrage, permettant d’offrir aux villageois la
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possibilité d’éviter l’inflation des prix, notamment lors de la soudure entre
l’hiver rigoureux et le printemps, qui oblige parfois certaines personnes à
vendre leurs vaches ou leurs ovins pour une poignée de dirhams. En ayant
anticipé les besoins l’été, et en rendant au lieu son usage d’entrepôt, les
villageois introduisent l’idée de l’échange et du crédit qui existait jadis dans
certaines formes locales de régulations sociales17. L’association envisage
même une caisse commune permettant d’effectuer des achats de gros en cas
de difficultés soudaines liées à des aléas climatiques. Une fois l’intérêt
économique recouvré, il n’est pas impossible que les sociétaires puissent
améliorer encore l’idée dans une logique de bien commun.
Ainsi, le grenier, trouvant une nouvelle destination adaptée aux besoins
de ses sociétaires pourrait recouvrer une vie nouvelle et n’être pas
seulement le témoin remarquable d’une architecture de pisé et de pierre très
bien conservée destinée au seul tourisme. L’objet architectural devient un
patrimoine traversé par une mémoire d’avenir. Il conjugue souvenirs et
actions communautaires dans une même revendication de la solidarité
comme héritage.
PARTAGER LE PATRIMOINE
Aussi, pour rester dans le registre de ce phénomène de
patrimonialisation sur d’autres supports inauguré par M. Khair-Eddine,
retenons, pour finir, une action globale qui vise à reconstruire la mémoire
des ancêtres.
Sur une petite butte du pays Achtouken s’élève un ensemble de
constructions à typologie peu commune, comprenant, autour d’un grenier
17. Se refusant à laisser le lieu devenir un restaurant de plus avec objets de bazar à
l’intérieur proposés à la vente, B. Ayt Boutaferdan a proposé aux villageois cette forme de gestion qui permet que le lieu, sinon rapporte, du moins facilite le quotidien des montagnards.
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ancien, un village, une mosquée, et des dépendances. Pendant sept ans18, le
site a fait l’objet d’une réhabilitation d’envergure pour être converti en lieu
d’accueil touristique. Basée sur le respect du site et des procédés
constructifs locaux, la reprise des lieux a été progressive. Car si l’initiateur
entend sauver les murs il compte également introduire un développement
cohérent pour une région déshéritée.
Limitant les bénéfices et investie d’une volonté de sauvetage du
patrimoine local, attentive à recueillir des éléments de l’histoire régionale,
l’association œuvre également à des actions de sensibilisation des
populations des environs. Parmi ces actions intéressant le groupe, on peut
retenir notamment la découverte, presque par hasard, des victimes du souk
des Idaw Ugnidif19, civils bombardés par l’aviation française pendant les
années 1930. Une recherche alors est entreprise pour dresser une version
locale des faits à partir des témoignages oraux, des archives militaires ou
privées, et pour constituer également une liste (qui n’est pas encore close)
des victimes. J. Moussali dessine un monument aux morts, les références
induites y sont évidemment les tombeaux de Sidna Daniel au pays de
Tagmout n’Ya’qub ou l’Oratoire du Sidi Walkiness des Issafen (Sidi
Hazqin), tombeaux appartenant au patrimoine architectural religieux de ces
régions et qui n’ont heureusement pas été défigurés comme l’a été celui,
trop connu, de Sidi Ahmed U Mussa du Tazerwalt. En 2001, les morts ont
donc enfin reçu leur sépulture, le nom de chaque victime retrouvée a été
gravé ; l’anniversaire commémoratif est l’occasion de faire une journée
historique auprès des écoles.
18. L’association, créée en 1999, assure la sauvegarde et la mise en valeur du site
Kasba Tizurgan. 19. R. Aspinion donne la traduction en 1954 de son leuh (règlement coutumier du
Souk), ce qui lui permet de retracer l’historique du lieu (avant le bombardement), plusieurs fois déplacé.
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CONCLUSION
En guise de conclusion, on peut dire qu’au fond, ce que met en œuvre
« Le pays » de Légende et vie d’Agounchich, ce sont les lieux de la
mémoire tachelhit. L’auteur nous propose une synthèse, celle d’un
territoire-mémoire, il nous invite à faire le tour des lieux (physiques et
symboliques) éminemment existentiels de la « civilisation berbère », cette
figure selon lui, immémoriale et rescapée. Il en dresse une carte mentale,
qui se construit peu à peu, au fil des pages, et qui est aujourd’hui réinvestie
par d’autres médias qui la tordent et la refondent pour lui imprimer la
marque de la contemporanéité. Pour la rendre vivante. Ces processus de
patrimonialisation sont encore balbutiants, mais tous se placent en héritiers
d’une mémoire encore vivante, qui, même mise en défaut de licité par des
semi-lettrés en quête d’orthodoxie, est continuellement réinvestie,
entretenue.
Lorsque le fil se rompt entre passé et présent, comment s’installer dans
cette « brèche » creusée ? Telle est la question que pose M. Khair-Eddine
dans son livre : la modernité a fait de nous des orphelins, mais nous devons
nous placer dans une position d’héritiers et le revendiquer. Son combat fut
d’empêcher cette dépossession, dans le contexte politique que l’on sait,
contre cette perte des îlots de liberté. La culture amazigh constitua pour lui
ce refuge ; espace de l’utopie éternelle de la « civilisation berbère » et de la
liberté recouvrée dans le réinvestissement du patrimoine tachelhit.
Dans l’un de ses « exercices de pensée politique », Hannah Arendt, qui
a longuement réfléchi sur « la tradition à l’âge moderne », s’appuie
notamment sur l’aphorisme fameux de René Char : « Notre héritage n’est
précédé d’aucun testament. » Lorsqu’on a perdu le trésor de la liberté, dit-
elle, d’être et de faire, on ne sait plus en effet quel avenir nous assigne le
passé. Sans tradition, revisitée, sans passé, nous sommes condamnés « au
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devenir éternel du monde et en lui, le cycle biologique des êtres vivants20 »
(Arendt, 1972 : 14), la vacuité. Contre l’acculturation, contre la « culture
d’importation », l’idéologie ou le révisionnisme, contre la perdition, contre
la « trahison et la dégénérescence », M. Khair-Eddine affirme qu’il reste
l’expérience du combat quotidien dans le faire (Khair-Eddine, 1984 : 125,
134.). M. Khair-Eddine incarne par conséquent un modèle, pour plusieurs
générations déjà.
20. L’aphorisme de Char répond à la citation célèbre de Tocqueville : « Le passé
n’éclairant plus l’avenir, l’esprit marche dans les ténèbres », in La Démocratie en Amérique, Paris, 1951, T. II, p. 336, H. Arendt donne et commente la citation complète (Arendt, 1972 : 359).
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